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* * *
À la fin des cours, je n’avais qu’une seule envie : rentrer chez moi.
Même si je commençais un peu à m’habituer à ce lycée très « original »,
certains événements dont j’avais été témoin ne cesseraient jamais de me
sidérer et resteraient gravés dans ma mémoire. Comme les combats dans les
couloirs pouvant se terminer en K-O, les persécutions, ou bien encore les
cours que personne ne suivait et durant lesquels chaque professeur préférait
rester caché derrière son bureau, n’intervenant jamais pour réclamer le
silence…
Mon ventre gargouilla. Ce qui me rappela que je n’avais rien mangé à
midi. Les seuls aliments qu’ils servaient à la cafétéria étaient de vieux
sandwichs datant de plusieurs jours, dont les croûtes sèches avaient attiré
des hordes de mouches qui virevoltaient au-dessus. Pas très appétissant,
hein ?
Enfin, cela n’avait pas empêché Vic d’en engloutir trois en seulement
quelques minutes. L’habitude à mon avis. Bien que cette fille ne cesse de
me surprendre d’heure en heure.
— Tu rentres comment ? m’interrogea-t-elle tandis que nous sortions
sur le parking.
— À pied.
Elle haussa les sourcils.
— La petite bourge n’a même pas le permis ?
— Parce que tu l’as, toi, peut-être ? rétorquai-je.
Elle me brandit fièrement un trousseau de clés devant les yeux.
— Non, je rigole, ce sont les clés de chez moi…
J’eus un petit rire moqueur.
— Ma mère a essayé de m’apprendre à conduire en début d’année, mais
je suis rentrée dans un lampadaire. Résultat, les deux feux avant ont dû être
changés, m’expliqua-t-elle avec une once d’amertume.
— Ça aurait pu être pire ! m’esclaffai-je.
— Ouais… M’enfin, c’était suffisant pour qu’elle refuse de m’inscrire
cette année, je suis un cas désespéré d’après elle.
Vic s’arrêta devant un arrêt de bus.
— Bon, eh bien on se voit demain ! Enfin, si tu as le courage de revenir,
bien sûr…
— Tu crois vraiment que je suis du genre à abandonner aussi
facilement, hein ?
Elle sourit bêtement. Mais pas à moi.
Je tournai la tête pour savoir ce qu’elle observait, et mon regard croisa
aussitôt celui de Yeux Bleus.
— Dis, Vic… C’est qui ce mec là-bas ? demandai-je avec curiosité.
— Lequel ?
— Celui qui est en train de nous fixer bizarrement.
Elle pencha la tête vers moi.
— Pourquoi ? Il te plaît ?
— Non… C’est juste…
— Qu’il est incroyablement sexy ?
Je ne répondis pas.
— Pourtant, c’est ton pire cauchemar, trésor… Élodie, je te présente
enfin le beau et terrifiant Zach Menser.
Eh merde.
Chapitre 5
Je mis plus d’une heure à rentrer enfin chez moi. Comme par hasard, le
GPS que j’avais installé sur mon téléphone ne fonctionnait pas, et je me
perdis à maintes reprises dans les rues de Saint-Louis.
Bien que cela me permît de visiter un peu les alentours, j’étais tout de
même heureuse qu’il fasse encore jour à 18 heures. Je me voyais vraiment
mal traîner dehors en pleine nuit, étant donné les élèves qui fréquentaient
mon lycée !
À mon arrivée, la maison était vide. Bon, d’accord, mon père devait très
certainement être toujours au travail, mais où étaient passées les deux
autres ?
Je montai dans ma chambre et posai, ou plutôt jetai mon sac sur le lit
avant de m’y asseoir en tailleur, mon ordinateur portable posé sur mes
genoux. Une fois connectée au wi-fi, j’ouvris ma messagerie et découvris
de nouveaux mails de certains de mes amis de Londres. Je pris quelques
minutes pour leur répondre que j’étais bien arrivée, que la maison était
convenable et les gens dans l’ensemble « plutôt sympas ». C’était beaucoup
plus facile de leur mentir par écrit. Mais il suffisait qu’ils demandent des
photos et je serais grillée.
Je reçus soudain un appel vidéo de Tom sur Skype. Pourquoi ne
m’étais-je pas mise en hors-ligne ? !
Je soupirai en sachant très bien ce que j’avais à faire. Sara avait raison,
je devais mettre les choses au clair avec lui, quitte à le blesser.
Je décrochai sans plus attendre et son visage innocent apparut sur
l’écran.
— Oh ! mon amour, je suis tellement content de pouvoir te revoir
enfin ! s’exclama-t-il. Tu es encore plus jolie qu’avant, tu sais ?
Je me contentai de hausser les épaules, embarrassée non pas à cause de
son compliment, mais par ce que je m’apprêtais à lui dire.
— Écoute, Tom, il faut qu’on parle d’un truc…
— De plein de trucs, tu veux dire ! m’interrompit-il d’un air
bienheureux. Comment s’est passée ta première journée au lycée ? Tu t’es
fait des amis ? Tu n’as pas eu trop de mal à suivre en cours ? J’espère que
personne ne t’a embêtée, hein !
Sinon quoi ? Il allait venir en Amérique leur casser la gueule ?
Vu les mecs qu’il y avait ici, le pauvre petit Tom avec sa silhouette toute
menue ne tiendrait même pas quelques secondes ! Et c’était quoi ces
questions ? On aurait dit qu’il se prenait pour mon père !
— Je crois qu’on devrait rompre, déclarai-je doucement.
Il resta perplexe quelques secondes, avant de bégayer :
— C’est… c’est à cause de la distance ?
Je secouai la tête, autant être directe et honnête sur ce point-là.
— Je ne pense plus avoir de sentiments pour toi.
— Tu veux dire… que… que tu ne m’aimes plus ? Depuis quand ?
Bonne question. Certes, je l’avais réalisé dans l’avion, mais peut-être
cela remontait-il à avant. J’étais sortie avec lui à cause de toutes ses
qualités, mais aussi parce que je ressentais quelque chose pour lui, une
certaine attirance… Mais cela avait-il jamais été de l’amour ?
Dans tous les cas, n’ayant pas de réponse précise à lui donner, je
préférais m’en tenir à ce que j’avais prévu.
— Il y a quelques jours…
— Tu as rencontré quelqu’un d’autre, c’est ça ? ! s’écria-t-il.
Je crus une minute qu’il allait balancer son ordinateur par terre. Il avait
l’air horriblement triste et… en colère.
— Non, je t’assure que ce n’est pas ça ! m’empressai-je de rétorquer.
Mais après tout, cela faisait-il une différence ?
— Alors pourquoi ? ! On était heureux tous les deux ! On s’aimait,
Élodie ! Tes sentiments ne peuvent pas disparaître aussi vite… C’est
impossible !
Sa voix était pleine de déception et d’incompréhension. Je me massai la
nuque, bien plus préoccupée par la façon de mettre fin à cette discussion
que par la douleur qu’il devait ressentir. Sans doute étais-je horrible de
réagir ainsi, mais ce qui m’importait était qu’on se sépare une bonne fois
pour toutes.
— Écoute, Tom, les sentiments, ça ne se contrôle pas… Mais sache que
durant tous ces mois passés ensemble tu m’as rendue très heureuse,
sincèrement. Et je suis certaine que tu sauras rendre une autre fille tout
aussi heureuse, une fille qui te méritera, qui sera à ta hauteur et…
— Cette fille… C’est toi, Élodie. Il n’y en aura jamais d’autre.
Je frémis en entendant cette déclaration touchante et inattendue.
— Je suis désolée, Tom, je ne te demanderai jamais de me pardonner
pour ce que je viens de te faire, mais tu dois l’accepter, que tu le veuilles ou
non. Prends soin de toi et j’espère de tout cœur que tu rencontreras un jour
la personne avec qui tu pourras construire la vie que tu souhaites… Sois
fort.
Je mis subitement fin à la conversation avec une certaine sensation de
mal-être.
Quelques secondes plus tard, Tom essaya de me rappeler, mais je ne pris
pas la communication et éteignis mon ordinateur.
À quoi bon répondre ? Aucun de ses arguments ne me ferait changer
d’avis. Il ne pouvait pas m’obliger à rester avec lui contre ma volonté. La
seule chose que je trouvai à faire pour me vider la tête fut d’aller prendre
une bonne douche ! Enfin… une bonne douche d’eau froide apparemment.
Alors que je sortais tout juste de la salle de bains, une petite serviette
enroulée autour de moi, le claquement d’une porte au rez-de-chaussée attira
mon attention. Je me glissai prestement dans ma chambre tout en attachant
mes cheveux blonds en un rapide chignon. J’enfilai ensuite en guise de
pyjama un long pull gris sur lequel figurait un gros smiley joyeux et
descendis. Ma mère et ma sœur rigolaient toutes les deux dans la cuisine en
vidant de gros sacs en kraft. Elles étaient donc parties faire les courses…
— Qu’est-ce que vous avez acheté ? m’enquis-je en m’asseyant à table.
J’attrapai un paquet de chips, mais Sara me l’arracha des mains avant
même que j’aie le temps de l’ouvrir.
— Tu ne peux pas attendre le repas ? À croire que tu n’as rien mangé à
midi, marmonna-t-elle, agacée, en secouant la tête.
Eh bien, c’était effectivement le cas. Je la regardai ranger le paquet afin
de me souvenir dans quel placard il se trouvait. Ce soir, un rendez-vous
nocturne s’annonçait. Le paquet de chips, la cuisine et moi.
— Je t’avais bien dit que ta sœur allait descendre, elle sent l’odeur de la
nourriture à des kilomètres, plaisanta ma mère en jetant les sacs vides dans
la poubelle.
Je levai les yeux au ciel.
— Bon, et sinon, comment s’est passée ta journée, Élodie ?
m’interrogea-t-elle en mettant la table.
— Surtout, ne nous aide pas, me chuchota froidement Sara en posant
une assiette vide devant moi.
Je lui jetai un regard hébété. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien avoir
aujourd’hui pour se montrer aussi désagréable envers moi ? Je ne lui avais
pourtant encore rien fait à ce que je sache ! En tout cas, son comportement
me fit immédiatement regretter de lui avoir prêté l’une de mes robes
préférées !
Je repensai ensuite à ma magnifique journée de cours, à ce lycée en
merveilleux état, aux professeurs et à leurs cours très intéressants, à la
gentillesse des gens et à la « petite conversation » que j’avais eue avec Zach
et ses amis… Je portai instinctivement une main à ma bouche.
Heureusement que ça ne se voit pas…, songeai-je avant de baisser la
tête.
— Ça peut aller. Et toi, Sara ? demandai-je à mon tour afin d’éviter
qu’elle ne me pose des questions supplémentaires.
Elle se contenta de hausser les épaules. Je fronçai les sourcils. Sa non-
réponse me permit de confirmer que son comportement était étrange.
Ma sœur étant de nature bavarde, elle aurait dû, en temps normal, ouvrir
son bec tel un oiseau en plein chant et nous raconter avec exaltation toute sa
première journée de cours sans omettre le moindre détail !
Quelque chose n’allait pas… Alors, je compris. Si mon lycée était aussi
horrible, épouvantable, terrifiant, catastrophique, même apocalyptique, il
était fort probable que le collège de Sara soit pareil. Qu’avait-il bien pu lui
arriver aujourd’hui ?
Elle avait beau afficher un charmant petit sourire, celui-ci ne
correspondait définitivement pas à son attitude. Il fallait que je lui parle,
mais seule à seule. Ce qui s’était passé devait être grave, du moins
suffisamment pour qu’elle n’ait pas le courage d’en parler à notre mère.
C’était en fait dommage, car avec les aveux de Sara combinés aux miens,
sans oublier notre maison actuelle sur le point de s’effondrer, nous aurions
eu des arguments convaincants pour pouvoir rentrer chez nous, à Londres.
Cependant, à cet instant même, je n’avais presque plus envie d’y
retourner. Ce qui venait de m’arriver à Saint-Louis aurait dû me donner
envie de fuir au plus vite… Pourtant, ce n’était pas le cas.
Peut-être avais-je, quelque part au fond de moi, peur de ne jamais
retrouver ma vie d’avant en Angleterre. Après tout, ma toute récente rupture
avec Tom compliquait les choses. Et en repensant à mon ancien
établissement scolaire, où chaque élève devait se tenir bien droit et
correctement assis sur sa chaise, rester poli en toutes circonstances sous
peine de renvoi, je trouvais tout ça complètement insipide comparé au lycée
Layton.
En fait, j’étais curieuse, curieuse d’en savoir davantage sur cette
nouvelle vie qui se profilait devant moi. Ou peut-être étais-je simplement
suicidaire…
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Cela faisait une bonne demi-heure que mes yeux fixaient cette immonde
feuille blanche où seule une phrase était inscrite : « Mon sujet d’histoire ».
Je poussai un soupir avant de prendre le papier, de le broyer dans mes mains
et de le déchirer en petits morceaux au-dessus de ma poubelle de bureau.
— Zach, tu vas me le payer, grognai-je en me levant de ma chaise.
J’aperçus Sara dans l’entrebâillement de ma porte et lui fis signe
d’entrer. Elle me rejoignit et s’assit sur mon lit.
— Qu’est-ce que tu veux ? demandai-je en essayant de masquer mon
énervement contre Zach.
— Aujourd’hui… ça a été, m’avoua-t-elle en entremêlant ses doigts. Ils
m’ont… ils m’ont seulement dit que je devais me préparer pour demain…
Toute ma colère disparut en un instant. Je m’approchai d’elle et la pris
dans mes bras.
— Sara… pourquoi est-ce que tu fais ça ? l’interrogeai-je doucement.
Elle se serra davantage contre moi.
— Je ne veux pas qu’on parte à cause de moi, je ne veux pas que papa
perde son boulot par ma faute, et puis maman… maman a l’air tellement
heureuse d’être ici ! Ça a toujours été son rêve de venir vivre en Amérique,
et… je l’ai même entendue dire qu’elle avait trouvé un poste de rédactrice
au journal local, alors tu vois…
— Tu crois vraiment qu’ils vont t’en vouloir si tu leur racontais ce que
tes camarades te font subir au collège ? ! Ta santé est bien plus importante
que ça, Sara ! Ta vie est bien plus importante que…
Ma sœur secoua la tête. C’était toujours un non définitif pour en parler
aux parents.
— Ne t’inquiète pas, ils ne vont pas me tuer, tenta-t-elle de me rassurer.
Je la regardai droit dans les yeux. Peut-être pas eux, mais il n’était pas
rare que les persécutions mènent au suicide…
— Je t’ai promis que je me tairais, mais toi, jure-moi que s’ils vont trop
loin, tu diras tout à maman sur-le-champ, c’est clair ?
Elle hocha la tête, puis se leva et sortit dans le couloir.
J’aurais dû me montrer plus convaincante, songeai-je en me massant la
nuque.
Peut-être était-ce dû au fait qu’une partie de moi s’était déjà habituée à
notre nouvelle vie ici, dans cette ville tout aussi intéressante
qu’effrayante…
Je m’allongeai sur mon lit pour réfléchir à tout ça. À la situation de ma
sœur, à la mienne, à cette saleté d’exposé que je devais faire, puis je finis
par m’endormir.
Chapitre 8
Comme je n’avais pas pu tout lui raconter durant les heures de cours,
Vic ramena le sujet sur la table au déjeuner.
— Pourquoi tu ne m’as pas dit que Zach était dans ton cours d’histoire ?
me reprocha-t-elle.
— Désolée, c’est juste que… Je ne sais pas, je n’y ai pas pensé.
— « Pas pensé » ? Tu te fous de moi ? T’aurais pu trouver mieux
comme excuse…
— Vic, c’est pas la fin du monde !
— En tout cas, toi, tu cherches à mourir ! Provoquer Zach comme ça,
j’ai vraiment cru qu’il allait t’en coller une ! Mais je pense que s’il ne l’a
pas fait, c’était simplement parce qu’il risquait gros. Quand tu sors de
prison, vaut mieux se tenir à carreau.
Je me contentai de hausser les épaules en faisant la moue, avant de
baisser la tête comme une enfant qu’on venait de gronder. Elle soupira et
me lança un petit pois avec sa cuillère. Je redressai la tête.
— Depuis quand manges-tu équilibré ? m’étonnai-je en regardant les
petits pois-carottes et le filet de poisson dans son assiette.
— Rupture de frites, râla-t-elle en jouant avec sa nourriture.
— Je ne savais pas qu’ils pouvaient être en rupture de frites…
— Moi non plus, jusqu’à aujourd’hui. Et ce n’est pas parce que tu
changes de sujet que je ne suis plus en colère contre toi !
Honnêtement, elle n’avait aucune raison de l’être. Mais Vic avait
toujours été une fille un peu étrange depuis que je la connaissais, c’était
d’ailleurs peut-être pour cela que je l’aimais bien. Je soupirai à mon tour et
terminai rapidement mon repas avant la reprise des cours.
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Les jours suivants, il n’y eut toujours aucun signe de Zach au lycée. Je
retournai même au club d’Eric dans l’espoir de l’y croiser, mais d’après les
autres membres, personne ne l’avait vu revenir s’entraîner ici depuis notre
combat. Nous étions déjà jeudi, j’étais fichue.
— Tu as l’air bien pensive, me fit remarquer Eric en mâchant
bruyamment son chewing-gum.
Je ne répondis pas.
— Je peux peut-être t’aider, ajouta-t-il.
Ouais, si seulement c’était po… Je m’arrêtai devant lui.
— En fait, il y a peut-être un moyen !
Il me regarda, dubitatif. Il était vrai qu’avec moi il valait mieux
s’attendre au pire.
— Je t’écoute.
— Je suppose que tous ceux qui viennent dans votre club ont dû remplir
une fiche d’inscription, n’est-ce pas ?
Il fronça les sourcils, se demandant probablement où je voulais en venir.
— Fiche sur laquelle doit figurer leur adresse, terminai-je lentement.
— De qui veux-tu l’adresse, Élodie ?
— De Zach. J’ai besoin de l’adresse de Zach Menser.
Eric soupira, puis se gratta le menton.
— Je suis désolé, je crains que ce ne soit pas possible.
— S’il vous plaît ! l’implorai-je. Vous disiez que vous pouviez m’aider !
C’est vraiment important ! Je dirais même que ma survie scolaire dépend de
ça !
— Et divulguer une information personnelle peut mettre en péril la
survie de mon club de sport. Je suis navré, jeune fille, mais tu devras
trouver un autre moyen. D’ailleurs, pourquoi tiens-tu tant à avoir son
adresse ? Tu comptes aller le harceler chez lui ?
En quelque sorte…
— Non, c’est juste qu’on a un travail à faire ensemble et qu’il est absent
depuis le début de la semaine, marmonnai-je. Je ne sais pas où le trouver.
Eric ne répondit pas, ce qui me laissa à mon tour perplexe.
— Vous n’auriez pas une idée par hasard ?
— Je… Non, aucune.
Je pinçai les lèvres. J’étais désormais certaine qu’Eric en savait bien
plus qu’il ne voulait bien le dire. Malheureusement pour moi, il était
évident que même si j’insistais il ne parlerait jamais.
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* * *
Durant les cours de l’après-midi, j’envoyai une multitude de messages à
Vic, messages qui restèrent sans réponse. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien
faire, sérieusement ? Sa mission était de distraire sa tante pendant
seulement quelques minutes, pas de sécher tous les cours du reste de la
journée ! Je commençais à m’inquiéter et me décidai à l’appeler durant
l’intercours.
Heureusement, elle finit par décrocher.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Tu as réussi ?
— Oui, c’est bon, et toi, tout va bien ? Pourquoi est-ce que tu ne
répondais pas ?
— Désolée, les médecins m’ont fait passer toute une série de tests à
mon arrivée à l’hôpital : prise de sang, échographie, scanner, je n’ai pas eu
le temps de regarder mon téléphone un seul instant !
— Tu es rentrée chez toi ?
— Pas encore, on attend les résultats du scanner, mais je suppose
qu’une fois qu’on les aura et que les médecins constateront que je n’ai
absolument rien, ils me renverront chez moi. Bon, je vais te laisser, ma tante
est allée se chercher un café et, à mon avis, elle ne va pas tarder à revenir
dans la chambre.
— Mais pourquoi as-tu continué de simuler ton mal de ventre jusqu’à
l’hôpital ? Je n’avais besoin que de quelques minutes pour aller dans le
bureau de ta tante, tu sais…
— Bah… Je me voyais mal avouer à ma tante pendant le trajet que
c’était une blague, et lui dire que j’allais soudain mieux après m’être roulée
par terre comme un ver de terre en gémissant, ça me paraissait peu crédible.
Mais ne t’en fais pas, Élo, je préfère largement passer le reste de ma journée
allongée dans un lit d’hôpital à regarder la télé plutôt qu’en cours. Allez, je
te laisse, passe le bonjour à Zach de ma part ce soir !
Et elle raccrocha la première. Je souris en secouant la tête. Vic était
incontestablement la fille la plus surprenante que je connaissais, et je lui
étais vraiment redevable sur ce coup-là. D’ailleurs, je me sentais désormais
un peu coupable de ne pas lui avoir tout avoué un peu plus tôt.
Que se passait-il réellement entre Zach et moi ? Strictement rien du côté
de Zach, qui m’ignorait complètement, mais du mien, je ne pouvais pas en
dire autant.
* * *
Les cours se terminèrent bien plus vite que prévu. Tout en attendant le
bus pour me rendre dans le sud de la ville, je rentrai le nom de l’avenue de
Zach dans mon GPS.
Quand le bus arriva, je montai dedans, et plusieurs élèves du lycée me
dévisagèrent. Beaucoup devaient se demander pourquoi j’étais là. J’attrapai
ma paire d’écouteurs dans mon sac et les mis dans mes oreilles, augmentant
le son au maximum pour ne plus entendre leurs chuchotements derrière
mon dos.
Après une bonne vingtaine de minutes de trajet, et selon les indications
de mon GPS, je descendis au terminus. L’avenue Freadon se trouvait juste
en face de moi. Maintenant, il ne me restait plus qu’à trouver le numéro
176…
Je rangeai mon téléphone dans ma poche et avançai tranquillement tout
en observant les numéros inscrits sur les boîtes aux lettres de chaque
maison. Pour la plupart, les chiffres s’étaient effacés avec le temps. Parfois,
j’avais même l’impression que l’on ne leur en avait jamais assigné un.
Ce fut loin d’être le seul problème de repérage auquel je fus confrontée.
Les maisons avaient tendance à s’entasser, comme les moutons d’un
troupeau, et il arrivait que deux numéros soient attribués à une seule
maison. Peut-être s’agissait-il d’un duplex, ou alors deux familles vivaient
sous le même toit.
Par chance, au bout d’une dizaine de minutes de marche, je tombai
finalement sur le numéro 176. La maison de Zach était dans le même état
déplorable que les autres. Le toit avait l’air sur le point de s’effondrer, l’une
des fenêtres cassées semblait avoir été barricadée de l’intérieur. Et mieux ne
valait pas regarder l’espèce de petit jardin extérieur rempli de mauvaises
herbes et très mal entretenu.
À seulement quelques mètres de mon but, je me sentis soudain mal à
l’aise. Qu’est-ce que je foutais là, bon sang ? À aller harceler un gars chez
lui alors que je ne le connaissais pratiquement pas, et en plus pour un
simple exposé ? !
J’étais tarée. Complètement tarée. Et cela ne me ressemblait pas du
tout ! Enfin, je n’avais jamais fait de choses aussi invraisemblables à
Londres.
J’inspirai profondément avant de pousser du pied la grille métallique
qui faisait office de portillon. Elle s’ouvrit difficilement en grinçant.
Une fois devant la porte d’entrée, je cherchai des yeux une quelconque
sonnette, mais il n’y en avait pas. J’optai pour la vieille méthode, toujours
très efficace, et toquai un bon coup sur la porte.
Après une longue minute d’attente, une femme d’une quarantaine
d’années m’ouvrit. Ses cheveux bruns étaient parfaitement coiffés en un
chignon raffiné, ses yeux étaient d’un bleu scintillant comme ceux de Zach,
mais ce qui retint mon attention fut l’immense cicatrice sur la partie droite
de son visage.
Je me demandai un instant ce qui avait bien pu lui arriver. Mais malgré
sa blessure, Mme Menser restait une très belle femme, elle ne semblait pas
gênée ou complexée par cette affreuse marque. Elle s’aperçut de mon
regard dirigé sur sa joue et sourit.
— Je peux vous aider, jeune fille ?
Je baissai rapidement les yeux, embarrassée de l’avoir autant dévisagée.
— Je suis désolée, je m’appelle Élodie Winston et je suis dans la même
classe que votre fils, serait-il ici par hasard ?
Elle fut étonnée.
— Tu es une amie de Zach ?
— Euh… J’opterais plutôt pour « camarade de classe », répondis-je
d’une voix incertaine.
— Peu importe, entre, entre, je t’en prie !
Elle se poussa pour me laisser pénétrer dans un salon d’une quinzaine
de mètres carrés. La pièce était petite mais chaleureuse. Plusieurs cadres
photo étaient accrochés au mur, d’autres étaient posés sur des meubles en
bois. Malheureusement, j’étais trop loin pour pouvoir les examiner.
Je remarquai alors un jeune garçon, d’une dizaine d’années, assis sur le
canapé, qui s’était soudain redressé pour m’observer.
C’était certainement le frère de Zach. Il avait le même visage ovale, ses
traits parfaitement dessinés et ses cheveux courts et sombres. Seuls ses yeux
étaient différents. À l’opposé de sa mère et de Zach, il les avait d’un vert
clair, presque translucide. Il devait sûrement les tenir de son père.
— Je vais aller le prévenir, déclara Mme Menser en me faisant signe de
m’asseoir et de me mettre à l’aise. Tu veux boire quelque chose ?
— Non, merci, m’empressai-je de répondre, inutile de vous déranger
pour moi…
— Oh ! voyons, ce n’est rien. Lyam, tu veux bien aller lui chercher…
un jus de fruits ?
J’esquissai un léger sourire, qu’elle prit pour un « oui », avant de quitter
le salon.
La mère de Zach m’avait l’air d’une personne tout à fait charmante et
très agréable. J’étais certaine que si j’avais l’occasion de passer plus de
temps avec elle nous nous entendrions parfaitement toutes les deux ! Mais
je n’étais pas venue ici pour sympathiser avec sa famille.
Lyam obéit à sa mère tandis que cette dernière montait à l’étage. À
chaque marche qu’elle grimpait, j’avais l’impression que l’escalier allait
s’écrouler sur nos têtes. Mais par je ne sais quel miracle, il tint le coup
jusqu’au bout.
J’attendis patiemment quelques secondes, puis décidai de m’avancer
vers un petit buffet bas en bois massif sur lequel figurait l’un des cadres
photo que j’avais repérés un peu plus tôt.
Étrangement ne figuraient que Zach, Lyam et leur mère sur celui-ci.
Leur père avait-il été absent ce jour-là ?
La photographie m’avait l’air récente. Elle avait été prise à l’extérieur
devant un stade de base-ball. Au centre, Zach portait son petit frère sur ses
épaules. Ce dernier semblait très heureux, il levait les bras en l’air, une batte
dans une main et une balle blanche dans l’autre. En arrière-plan, leur mère
contemplait ses deux fils, les yeux emplis de bonheur.
Je reportai à nouveau mon regard sur Zach. Il était très beau. Était-ce à
cause de l’effet de lumière ? Ou parce que cette photographie le représentait
tel qu’il était vraiment ? Un sourire profond et sincère sur les lèvres. Si
j’avais montré cette photo à toutes les filles du lycée, plus de la moitié
d’entre elles auraient changé d’avis sur Zach. Comment le trouver effrayant
en le voyant ainsi ?
J’imaginais bien que s’il agissait différemment au lycée qu’avec sa
famille il devait y avoir une bonne raison. Il ne me restait qu’à découvrir
laquelle.
— C’était l’année dernière, lorsque j’ai gagné mon premier match de
base-ball, déclara une petite voix.
Je me retournai face à Lyam. Celui-ci me tendit un verre de jus de
pomme.
— Merci. J’aime beaucoup le base-ball, ajoutai-je avant de siroter mon
verre.
Il fronça les sourcils d’un air dubitatif.
— Vraiment ?
— « Vraiment ». Je suis même assez fan de Mike Trout. Bon, d’accord,
je ne l’ai jamais vu jouer en vrai, mais je peux te dire que sur l’écran de ma
télévision il était vachement impressionnant !
Lyam eut un grand sourire.
— Tu as regardé son match contre les Mariners de Seattle ?
— Lorsqu’il a réussi un cycle ? Bien sûr, c’était incroyable !
Un cycle est la réussite, par un frappeur, des quatre types de coups
possibles (un coup d’un but, de deux, de trois et de quatre buts) dans un
même match.
— Waouh, je n’avais jamais rencontré une fille qui s’y connaît aussi
bien en base-ball ! Ça te dirait de venir voir un de mes matchs un jour ?
« Voir un de ses matchs ? » Si Zach l’apprenait, il allait certainement me
tuer… mais Lyam était tellement mignon !
— Euh… Pourquoi pas ! cédai-je devant son air attendrissant.
— Cool ! Au fait, tu es la copine de mon frère ?
— Lyam, ne dis pas de bêtises, répondit Zach à ma place.
Nous tournâmes tous les deux la tête dans sa direction. Alors qu’il
s’avançait vers moi, je pus constater qu’il ne semblait guère ravi. Chose que
je pouvais d’ailleurs très bien comprendre.
Il portait un simple bas de jogging gris et un T-shirt blanc à manches
courtes. Mais quoi qu’il puisse porter, cela lui allait toujours parfaitement.
J’essayai un instant de l’imaginer vêtu d’un élégant costume noir lors
d’une grande réception ou d’un gala, il serait certainement l’un des plus
beaux hommes de la soirée. Mais cette idée était complètement absurde,
puisque Zach n’irait jamais dans ce genre d’endroit.
— Tu devrais, lui chuchota Lyam, elle est super jolie et en plus elle s’y
connaît en base-ball !
Sur ces mots, le petit garçon s’éclipsa discrètement à l’étage. Alors que
je déposais mon verre sur la table basse, Zach m’attrapa par le bras et
m’entraîna dehors en claquant la porte derrière nous. Il semblait vraiment
furieux…
— Qui t’a dit où j’habitais ? Et pourquoi es-tu venue ici ? m’interrogea-
t-il en essayant de rester calme.
— L’exposé…
— Tu te fous de moi ?
— Pas vraiment.
Il resta muet quelques secondes, avant de donner un spectaculaire coup
de pied dans une boîte de conserve qui gisait sur le sol. Celle-ci vola dans
les airs, puis atterrit quelques mètres plus loin sur le trottoir.
— Tu ne peux pas me laisser tranquille, putain ? ! s’emporta-t-il. T’es
vraiment insupportable ! Sérieusement, t’es… mais t’es carrément venue
chez moi, j’y crois pas ! C’est quoi ton problème au juste ? ! Tu…
Il semblait complètement déconcerté. Et c’était moi, la petite nouvelle,
qui lui faisais cet effet.
Je profitai de cet instant pour envoyer la pâtée.
— Écoute-moi bien, Zach, l’interrompis-je froidement, t’es peut-être le
genre de mec qui se fout de tout, du lycée, des cours, d’avoir un bon dossier
scolaire pour pouvoir aller dans l’université de ton choix et avoir un bel
avenir, mais pas moi. Et crois-moi, je ne vais pas abandonner simplement
parce que tu n’as pas envie de travailler ! D’accord, tu ne sais sûrement pas
ce que c’est de travailler, mais ça m’est égal, et je peux te promettre une
chose, avec moi, tu vas bosser et tu vas en chier. Que tu le veuilles ou non,
on fera ce « putain » d’exposé ensemble, est-ce que je suis assez claire pour
toi ?
Ma patience avait des limites et j’espérais m’être montrée assez
persuasive.
Pour toute réponse, Zach haussa un sourcil, un peu surpris de voir la « si
douce et calme » Blanche-Neige parler de cette façon. Quoique, il avait déjà
eu un léger aperçu de mon « côté obscur » le jour où je lui avais donné une
petite leçon sur le ring de boxe…
Je soutins son regard un instant tout en reprenant mon souffle.
— On se voit demain au lycée, lui dis-je d’un ton sec avant de tourner
les talons et d’ouvrir furieusement la grille métallique.
— Élodie.
Je m’arrêtai sans me retourner.
— Quoi encore ?
— C’est la première et dernière fois que tu mets les pieds ici, est-ce que
je suis assez clair pour toi moi aussi ? Et je passerai demain soir chez toi
pour l’exposé, conclut-il.
Quelques secondes plus tard, j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir et se
refermer. Ma colère s’atténua en un clin d’œil, mais je ne pouvais pas en
dire autant des battements de mon cœur. J’étais en pleine tachycardie, là !
Avais-je réussi ? Avais-je vraiment convaincu Zach de faire cet exposé
avec moi ? Non… c’était tout bonnement impossible !
J’eus beau me repasser notre conversation en boucle, je ne comprenais
toujours pas. Avait-il accepté parce que je lui avais crié dessus comme sur
un gamin de dix ans refusant de faire ses devoirs ou était-ce parce qu’il
avait peur que je revienne à l’improviste chez lui ?
Au bout de plusieurs minutes de réflexion, j’éclatai de rire et me mis à
sauter dans la rue. Je n’en revenais toujours pas ! J’étais si heureuse et fière
de moi que ce fut seulement une fois couchée dans mon lit que je réalisai
qu’il ne connaissait pas mon adresse.
D’un autre côté, si j’avais réussi à avoir la sienne, il n’aurait
certainement aucun problème à trouver la mienne. D’autant plus que, s’il
l’avait voulu, il me l’aurait demandé.
Je fermai les yeux, pensive.
Cette nuit fut la première où je m’endormis le sourire aux lèvres.
J’avais gagné. J’avais gagné contre Zach Menser !
Chapitre 12
— Mademoiselle Winston ?
Je lâchai instantanément le stylo que j’étais en train de mordiller.
— Euh… oui, répondis-je en bredouillant.
Mon professeur de sport, M. Payton, me fit signe d’approcher. Je me
levai et descendis à contrecœur du gradin sur lequel j’étais sereinement
assise, comme ça avait été le cas lors du cours précédent.
J’étais arrivée en plein milieu du cycle de course alors qu’il ne restait
plus que deux cours avant l’évaluation finale, M. Payton avait estimé qu’il
était préférable de ne pas me faire participer avant le prochain cycle, bien
que ma présence à son cours soit tout de même obligatoire. Mais
« obligatoire » était un grand mot dans ce lycée, les élèves venaient quand
ça leur chantait.
Cependant, je remarquai que la classe était quasiment complète
aujourd’hui, comme lors du cours de sport de la semaine précédente. Mes
camarades semblaient considérer cette matière comme importante.
Évidemment, à cette période de l’année, il faisait encore chaud, les filles
n’hésitaient donc pas à courir en short et les garçons à retirer leur T-shirt
devant elles pour les impressionner… Cette technique de drague paraissait
plus ou moins marcher. D’après moi, lorsqu’il s’agissait de dévoiler un
torse aussi poilu que celui de King Kong ou des abdominaux enrobés de
trois couches de graisse, mieux valait garder son haut, non ?
— Puisque tu n’as rien à faire, va chercher le mètre et les quilles de
couleur qui se trouvent dans le local pour qu’on puisse délimiter le terrain,
m’ordonna M. Payton sans quitter des yeux les feuilles qu’il tenait dans les
mains.
— Euh… d’accord… Où se trouve le local ?
— Juste derrière les gradins, me répondit-il sans même relever la tête.
Je pinçai les lèvres et fis demi-tour. Ce prof commençait à m’agacer.
Certes, je n’avais rien à faire, mais il pouvait au moins s’adresser à moi
avec un minimum de respect, non ? D’autant plus que c’était sa décision de
ne pas me faire participer, et qu’il l’avait prise sans me demander mon avis.
Sans parler de sa méthode de notation… Car même si je ne courais pas,
M. Payton avait l’obligation de me noter comme n’importe quel autre élève
pour ce trimestre.
« Eh bien, concernant ta note, celle-ci variera en fonction de mon
humeur et de tes services rendus », m’avait-il expliqué.
De son humeur et de mes services rendus ? Je n’étais pas certaine qu’il
s’agisse d’une méthode de notation très correcte, mais que pouvais-je y
faire ?
Je tournai la poignée de la porte du local, mais celle-ci semblait
verrouillée.
Les clés…, songeai-je en poussant un long soupir exaspéré.
— Tiens, tiens, ricana une voix que je reconnus illico.
Je sentis une main m’effleurer le dos et sursautai.
— Ne me touche pas, l’avertis-je en me retournant aussitôt.
— Désolé, princesse, je ne voulais pas t’effrayer, déclara Ryan en levant
les mains en l’air comme pour paraître innocent.
Que faisait-il là ? M’avait-il suivie ?
Je baissai les yeux sur le short et les baskets noirs qu’il portait. Pourquoi
était-il aussi en tenue de sport ?
— Ne me dis pas que tu as été transféré dans ma classe ? !
Cela aurait été le comble du siècle…
Il s’avança d’un pas vers moi.
— Ne me dis pas que tu le penses vraiment ? rétorqua-t-il, amusé.
Franchement, avec lui, tout était possible.
— Hé, Ryan, qu’est-ce que tu fous ? Je te rappelle que y a plus d’une
dizaine de filles qui courent à moitié nues sur le terrain ! siffla un gars
derrière lui.
Ryan sourit.
— Dommage que tu ne sois pas avec les autres, chuchota-t-il, si près de
mon oreille qu’un frisson me parcourut, j’aurais bien aimé te voir courir en
petit short moulant, tu aurais été… a-do-rable.
Il glissa les doigts dans mes cheveux.
— Tu me dégoûtes, murmurai-je en serrant les poings.
— Et toi, tu me plais. Mais bon, tant pis, ça sera pour une autre fois,
Winston ! ajouta-t-il en s’écartant rapidement pour rejoindre son groupe
d’amis.
Ces derniers furent d’ailleurs étonnés en me voyant.
— Oh ! mais tu ne nous as pas dit que tu en avais déjà dompté une ! le
gronda l’un de ses potes en lui donnant une tape amicale dans le dos.
« Dompté » ? ! Mais pour qui ils se prenaient ceux-là ? ! À croire que
j’étais une bête sauvage ! Quelle bande d’abrutis !
Je fermai les yeux pour essayer de garder mon sang-froid, et restai
quelques minutes supplémentaires adossée à la porte du local, me
concentrant sur ma respiration. Mieux valait attendre qu’ils s’éloignent
complètement si je voulais retourner au stade sans être une nouvelle fois
embêtée.
— Tu peux te pousser ?
J’ouvris les yeux et clignai plusieurs fois des paupières pour m’assurer
que je n’étais pas en train de rêver.
— Zach ? ! m’étonnai-je. Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
Il brandit devant moi un trousseau de clés.
— J’attends que tu dégages de là pour pouvoir ouvrir cette porte,
répondit-il simplement.
Je me décalai sur le côté.
— Hum, non, je veux dire… Tu es revenu en cours ?
Il pencha la tête vers moi, me regardant comme si j’étais complètement
stupide.
— Ça ne se voit pas ?
Effectivement. Et à mieux le regarder, il portait lui aussi un short et une
paire de baskets, tout comme les autres élèves de sa classe.
Il ouvrit le local et y entra le premier. Je le suivis et m’empressai de
récupérer le mètre et les quilles que j’étais venue chercher.
Zach avait pour sa part déjà emporté ce qu’il lui fallait et manqua de
m’enfermer à l’intérieur.
— Att… !
Je sautai hors du local avant que la porte ne se referme. C’était moins
une…
— Hé ! Tu peux faire attention quand même, marmonnai-je.
Il verrouilla la porte et partit en direction du stade sans même me
répondre. J’accélérai l’allure pour être à sa hauteur.
— Comment ça se fait que vous ayez sport maintenant ?
— On a toujours eu sport à cette heure-là, sauf que d’habitude on est
dans le gymnase. Aujourd’hui, il y avait exceptionnellement un tournoi
professionnel de basket-ball, alors on s’est fait jeter dehors, m’expliqua-t-il.
C’était bien la première fois que Zach me parlait autant, même s’il
s’agissait d’un sujet sans importance.
— Je vois, répondis-je. Alors, vous allez courir avec notre classe ?
Il me désigna d’un signe de tête deux élèves de sa classe en train de
s’échauffer sur le terrain.
— Il faut croire…
Puis il m’abandonna pour rejoindre ses camarades.
Quant à moi, après avoir placé une dizaine de quilles à intervalles
réguliers sur le terrain, je retournai finalement m’asseoir sur les gradins.
J’attrapai mon stylo, que j’avais laissé à ma place un peu plus tôt, et
m’amusai à le faire tourner entre mes doigts tout en regardant les élèves
courir sur le terrain.
Enfin, courir était un grand mot. La plupart des mecs se contentaient de
trottiner avec les filles pour bavarder avec elles. Certes, ils piquaient
quelquefois une ou deux accélérations pour tenter de les impressionner,
mais ils étaient loin d’être appliqués à ce qu’ils faisaient.
Je jetai un coup d’œil à Zach. Il courait également, seul et loin devant sa
bande de fêlés. À mieux le regarder, je n’avais pas l’impression qu’il faisait
partie de la catégorie des prétentieux. En fait, j’avais plus la sensation qu’il
courait vraiment et pour lui-même, comme s’il voulait échapper à quelque
chose. Pourtant, personne ne semblait le poursuivre. Ou peut-être ne
voulais-je juste pas le considérer comme tous les autres garçons
complètement débiles et puérils…
« Je passerai demain soir chez toi pour l’exposé. » Cette phrase n’avait
pas quitté mon esprit depuis la veille.
Ce soir, il allait venir chez moi. Plus que quelques heures à attendre…
Et d’ailleurs, pourquoi chez moi au juste ? !
Il aurait très bien pu me donner rendez-vous au lycée, ou même dans un
cybercafé ! À moins qu’il ne veuille pas que l’on nous voie ensemble…
Je me massai le front. Trop réfléchir me donnait mal à la tête.
Heureusement le cours de sport ne durait que deux heures, et celui-ci
touchait enfin à sa fin.
Je ramassai rapidement toutes les quilles et, après avoir récupéré la clé
auprès de mon professeur, partis les ranger dans le local.
À mon retour, le stade était pratiquement désert, et je remis son bien à
mon professeur. Tous les élèves étaient certainement partis se changer aux
vestiaires, à l’exception de Zach. Il se rinçait le visage aux lavabos publics.
Évidemment, il faut toujours qu’il y en ait un qui ne fasse pas comme
les autres, pensai-je en m’avançant vers lui.
Je remarquai qu’il avait bien transpiré, contrairement à la plupart des
autres élèves. J’ouvris mon sac et lui tendis un paquet de mouchoirs.
— Tiens, fis-je tandis qu’il se redressait.
Il fronça les sourcils en me voyant.
— Tu me suis ou quoi ?
J’allais répondre que non, mais si ça n’avait pas été le cas, j’aurais dû
me contenter de rentrer au lycée comme tout le monde.
— Garde-les, ajouta-t-il en refusant mes mouchoirs.
Il s’essuya le visage d’un revers de la main et me contourna pour s’en
aller.
— Zach, l’appelai-je en me retournant. Euh, au fait…
— Si c’est à propos de ce soir, me coupa-t-il, je t’ai déjà dit que je
viendrais, non ? Alors, arrête de t’inquiéter et de… me harceler comme une
névrosée.
À l’entendre, j’avais l’impression qu’il était une pauvre victime que je
m’amusais à persécuter.
Enfin… Le chercher partout dans les couloirs, l’humilier sur le ring de
boxe, voler son adresse et aller chez lui… Tout ce que j’avais fait pour le
convaincre de faire cet exposé avec moi, il s’agissait effectivement d’une
forme de harcèlement, je ne pouvais pas le nier. Était-ce pour cette raison
qu’il avait finalement cédé ? Car je le poursuivais sans relâche comme une
cinglée ?
— Une… « une névrosée » ? répétai-je tout en me forçant à éclater d’un
faux rire gêné.
Il sembla réfléchir un court instant, comme pour s’assurer que le mot
qu’il venait d’employer était bien approprié.
— Non, mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! ajoutai-je avant de
m’éloigner tout en continuant de rire.
Je m’arrêtai lorsque je fus suffisamment loin et poussai un long soupir
en me donnant un petit coup sur la tête. J’étais vraiment une psychopathe.
* * *
Je sursautai. Mon père venait de surgir devant moi tel un fantôme sorti
de nulle part. Depuis quand était-il là ? Avait-il entendu toute notre
conversation ?
— Euh… personne, enfin… juste un ami.
— On devrait rentrer.
Je hochai la tête et pénétrai la première à l’intérieur en me mordant la
lèvre. Bon, même s’il avait tout entendu, ce n’était pas comme s’il nous
avait vus en train de nous embrasser. On s’était contentés de parler comme
deux personnes normales, je n’avais donc aucune raison d’être mal à l’aise.
Pourtant, j’avançai jusqu’à la cuisine, les yeux rivés sur mes pieds, comme
si j’étais une enfant ayant fait une grosse bêtise et s’attendant à être
grondée.
Je relevai tout de même la tête en remarquant que ma sœur était
étrangement en train de faire la vaisselle. Cela devait lui arriver une fois par
an et j’eus presque envie de prendre une photo pour immortaliser ce
moment si rare. Que s’était-il passé pour qu’elle s’y mette ? Cette soirée
était décidément la plus anormale de toute mon existence.
— Ah, Mark, tu es enfin rentré ! s’exclama ma mère d’un air ravi. Tu as
déjà mangé ?
— Hum, oui, ne t’en fais pas pour moi. Par contre, pourrais-tu me dire
qui était le jeune homme que j’ai vu à l’instant dehors avec notre fille ?
Je soupirai. Mon père et les garçons, c’était toujours la même chose.
Dès qu’il me voyait seule en compagnie d’un individu de sexe masculin, il
s’imaginait tout de suite le pire ! Il avait mis plus d’un mois pour accepter
que je sorte officiellement avec Tom. Et uniquement parce que mon petit
ami de l’époque était un honnête et un bon chrétien qui s’entêtait à respecter
son anneau de pureté, c’est-à-dire à ne vouloir coucher qu’après le mariage.
C’était d’ailleurs pour ça que j’étais encore et toujours vierge !
— C’était un ami, papa, il est venu à la maison parce qu’on avait un
exposé à faire et c’est tout, tentai-je de lui expliquer.
— Et c’est seulement à cette heure-là qu’il part ?
— C’est ma faute, lui répondit ma mère pour prendre ma défense. Je
l’ai invité à dîner et tu me connais, Mark, à table, je suis toujours une
grande bavarde.
Mon père ne semblait pas du tout convaincu.
— Et puis, c’est quoi cette tenue, Élodie ? s’écria-t-il tout à coup.
Oups, j’avais oublié ce petit détail.
— C’est… c’est juste pour traîner à la maison, bredouillai-je comme
seule excuse.
— Encore heureux ! Que je ne te voie jamais porter ce genre
d’accoutrement pour te rendre au lycée !
Ma mère me fit signe de filer dans ma chambre avant qu’il n’en rajoute
une couche, mais je n’eus pas le temps de mettre un seul pied hors de la
cuisine, car Sara déclara :
— C’est peut-être un ami pour l’instant, mais je suis sûre que bientôt il
sera bien plus que ça !
— Comment ça ? reprit mon père en fronçant les sourcils. Élodie,
reviens là tout de suite !
Je serrai les dents. Sara, je vais te tuer ! grognai-je mentalement en
faisant demi-tour.
— Tu es avec Tom, pourquoi a-t-elle dit ça ?
— Elle n’est plus avec Tom, répondit ma peste de sœur à ma place.
— Sara ! m’énervai-je. Tu ne peux pas te la fermer deux minutes ?
— Élodie ! Surveille un peu ton langage ! me gronda mon père avant
d’ajouter : Est-ce que c’est vrai ? Tu n’es plus avec Tom ?
Je baissai une nouvelle fois la tête, coupable. Je détestais les
conversations de famille, notamment lorsque je devais parler de mes
relations de couple avec mes parents. Et j’en voulais terriblement à Sara sur
ce coup-là !
— C’est vrai, avouai-je finalement. J’ai rompu avec lui lorsque nous
sommes arrivés ici.
— Mais pourquoi as-tu fait une chose pareille ? Tu étais si heureuse
avec lui ! s’étonna ma mère en s’asseyant à table.
Ce simple geste me fit comprendre que la discussion allait certainement
durer encore un bon moment. Je n’étais pas sortie de l’auberge, moi !
J’hésitai un instant à leur répondre que ça ne les regardait pas, que
c’était ma vie privée et ma décision personnelle, mais cela n’aurait fait
qu’aggraver les choses. Et puis, au point où j’en étais, autant déballer toute
la vérité…
— Je ne l’aimais plus. D’ailleurs, je ne sais même pas si je l’ai
réellement aimé un jour. Enfin, je veux dire que j’avais des sentiments pour
lui, mais je n’ai jamais réussi à savoir si c’était vraiment de l’amour. Enfin
bref, de toute façon, la relation à distance, ça n’aurait pas marché.
À voir la tête de mon père, j’avais l’impression qu’il était complètement
dépité. Et tel que je le connaissais, ça devait être encore pire à l’intérieur.
Vous savez, l’amour paternel… Les pères sont toujours très protecteurs
avec leurs enfants, et souvent davantage avec les filles. Notamment
lorsqu’il s’agit d’adolescentes célibataires susceptibles d’être convoitées
comme des proies par la gent masculine. Mon père devait vraiment flipper
et se demander à quoi ressemblerait le prochain mâle qui entrerait dans ma
vie.
— Tu dis ça avant même d’avoir essayé ! Et Tom…, ajouta mon père
d’une voix tendue.
Évidemment, en me sachant en couple avec un croyant, qui plus est
dans une relation à distance, il ne se serait pas inquiété, certain que ma
virginité était protégée à 100 %. Après tout, ce n’est pas comme si on
pouvait coucher par webcam…
— Papa, il n’y a plus de Tom, c’est fini. D’ailleurs, je ne veux plus
entendre son nom dans cette maison et je ne veux plus que personne parle à
nouveau de lui, d’accord ? Je ne le reverrai jamais !
J’espérais avoir été assez claire sur ce point-là.
— Et donc, ce garçon ? poursuivit mon père.
Moi qui pensais que la discussion arrivait enfin à son terme… D’un
autre côté, je savais que je tenais mon caractère obstiné de mon père. Il
n’abandonnait jamais, peu importent les obstacles qui se dressaient devant
lui.
— Il s’appelle Zach Menser, répondit Sara.
Je la regardai, surprise.
— Comment est-ce que tu connais son nom de famille ?
Elle esquissa un petit sourire malicieux.
— Voyons, Élodie, tout le monde connaît le beau Zach et sa magnifique
réputation.
— « Magnifique réputation » ? Comment ça ? répéta mon père en nous
jetant un regard à l’une puis à l’autre.
Si elle disait un mot de plus… j’allais sérieusement l’étriper ! Elle avait
une dent contre moi ou quoi ?
Sara finit par lâcher le morceau :
— Bah, tu sais, papa, dans la plupart des séries américaines, y a
toujours un bad boy, le genre de mec qui plaît à toutes les filles, car il est
ultra-canon, mystérieux et audacieux. Bah, Zach c’est un peu ce genre de
mec dans la réalité. Il a fait de la prison et personne ne sait pourquoi,
d’ailleurs, c’est encore plus palpitant de ne pas en connaître la raison, tu ne
trouves pas, Élo ?
Je fermai les yeux un instant pour essayer de rester zen. Lorsque je les
rouvris, le visage de mon père semblait se décomposer. Quant à ma mère,
elle était devenue aussi pâle qu’un linge.
Petit conseil du jour : si vous voulez surprendre vos parents, dites-leur
que vous venez d’inviter un ex-taulard chez vous, ça marchera à tous les
coups.
Bien joué, Sara, songeai-je en me grattant la nuque, agitée.
Mon père se tourna alors vers ma mère.
— Tu… tu as laissé un délinquant venir chez nous ? lui reprocha-t-il
d’un air furieux.
— Je ne le savais pas, Mark ! répondit-elle, encore sous le choc de la
nouvelle. Et puis, il était tellement sympathique et charmant…
Mon père reporta son attention sur moi et son regard austère me glaça le
sang.
— Je ne veux plus jamais que tu revoies ce garçon, Élodie, m’ordonna-
t-il d’un ton sans appel. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
Ne plus revoir Zach alors qu’on était dans le même lycée ? Ça me
semblait assez difficile… Mais n’étant pas en état de me lancer dans une
plaidoirie face à mon père, je me contentai de hocher la tête.
— Bien. Maintenant, les filles, filez dans vos chambres, il se fait tard.
Je ne me fis pas prier et montai la première presque en courant.
Cependant, je ne me rendis pas dans ma chambre, mais dans celle de Sara.
— T’étais obligée de leur dire tout ça ? la grondai-je tout en m’asseyant
sur son lit. Et ne me dis pas que tu ne savais pas qu’ils allaient réagir de
cette façon, parce que tu le savais très bien !
— Tu ne penses pas qu’il était préférable que les parents soient au
courant ? C’est mieux qu’ils l’apprennent maintenant plutôt qu’au moment
de votre mariage…
— Qu’ils soient au courant de quoi au juste ? Ni toi ni moi n’avons idée
de ce que Zach a fait pour aller en prison ! Alors, quand on ne sait pas de
quoi on parle, on se tait ! À cause de toi, les parents doivent penser que
c’est un psychopathe meurtrier dangereux ! Alors non, tu aurais dû attendre
qu’ils fassent plus ample connaissance avec lui avant de le leur mentionner.
Et je t’ai déjà dit que je ne sortais pas avec lui. On avait seulement un
exposé à faire ensemble, combien de fois je vais…
— Pourquoi t’es autant énervée ? Si ce mec était si peu important pour
toi, tu te moquerais bien de ce que les parents pensent de lui.
Je serrai les dents face à son petit sourire victorieux.
— Tu m’exaspères, Sara, soupirai-je en me dirigeant vers la porte.
— Et puis, ça m’étonnerait fortement que Zach soit réellement venu
pour travailler, c’est clair que tu lui as tapé dans l’œil ! T’en as de la chance
quand même, il est super beau, je suis jalouse… En tout cas, j’ai hâte de
voir la tête de mes potes quand je vais leur dire que ma sœur sort avec…
— Sara ! grognai-je.
Elle n’ajouta rien, mais me regarda, irritée que je la coupe dans son
discours extravagant.
— Tu ne diras rien du tout, c’est compris ? Zach n’est pas venu ici de
son plein gré, d’accord ? J’ai dû le supplier plusieurs fois avant qu’il
n’accepte à contrecœur de bosser avec moi. Ce mec me déteste et…
— C’est vrai qu’un mec qui vient chez toi et qui accepte de rester dîner
avec ta famille, c’est logique qu’il te déteste. Tu es tellement sensée, grande
sœur. En attendant, j’aimerais bien me changer si tu veux bien quitter ma
chambre…
Au lieu de l’écouter, je fis demi-tour et m’arrêtai à sa hauteur.
— Écoute, je ne sais pas ce qui t’arrive en ce moment, mais t’es
vraiment désagréable. N’oublie pas que je garde tes petits secrets, alors si tu
ne veux pas que papa et maman soient au courant, tu ferais mieux de tenir
ta langue toi aussi.
— Tu m’as promis de ne rien dire, me rappela-t-elle. Donc si tu
l’ouvres, je te jure que je ne t’adresserai plus jamais la parole.
— Ça vaut aussi pour toi, petite sœur.
Je quittai sa chambre en croisant les doigts pour que mon chantage
suffise à lui clouer le bec sur ce sujet.
* * *
— T’as l’air fatiguée aujourd’hui, remarqua Vic tandis que je bâillais
pour la centième fois de la matinée.
Et je pouvais l’être. Je m’étais couchée à pas d’heure. Je sortis mon
portable de mon sac et regardai l’écran. Aucun nouveau message. Et dire
que je lui avais envoyé toute la conclusion dans la nuit, il aurait quand
même pu avoir la gentillesse de me répondre au moins un « merci ».
Mais à mieux y réfléchir, je savais que Zach n’était pas le genre de mec
à communiquer par messages. Il était même plutôt du genre à me donner un
faux numéro pour se moquer de moi. Sauf que je ne pouvais pas vérifier,
puisqu’il n’était pas venu en cours aujourd’hui.
— Je me demande bien ce qu’il peut faire, marmonnai-je en posant la
tête contre un casier.
Vic devina immédiatement à qui je faisais allusion. Je lui avais raconté
un peu plus tôt ma soirée, en omettant certains détails comme la chute dans
ma chambre ou le compliment qu’il m’avait fait. Résultat, elle était déçue
qu’aucun de nous deux n’ait rien tenté avec l’autre. Des fois, j’avais
vraiment l’impression de discuter avec ma sœur. Sara, sors de ce corps !
D’ailleurs, comment se faisait-il que toutes deux soient plus confiantes que
moi en la possibilité qu’il se passe quelque chose entre Zach et moi ?
— Au fait, Wade m’a dit un truc à propos de Zach…
Je tournai la tête vers elle, surprise.
— Wade ? Pourquoi tu me parles de lui tout à coup ?
Elle prit une grande inspiration.
— C’est de lui qu’il fallait que je te parle…
— Ne me dis pas qu’il va revenir au lycée ! suppliai-je en croisant les
doigts.
— Non, mais je pense que c’est tout aussi pire… Tu devrais te préparer
mentalement.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne vois pas ce qui peut être…
Je m’arrêtai en voyant le visage de Vic virer au rouge tomate.
— Oh non ! Non ! Non, non, non ! m’écriai-je en reculant de quelques
pas dans le couloir central.
— Écoute-moi au moins ! Ce n’est pas ce que tu crois !
Je soupirai.
— Vic, ce gars est un vrai connard ! Comment est-ce que tu peux…
— S’il a été renvoyé du lycée, c’est ma faute. Tu sais, je t’avais parlé de
ce professeur dont j’étais tombée amoureuse au collège… L’autre jour, ce
même professeur m’attendait à la sortie du lycée. Nous avons un peu
discuté et, là, il m’a dit qu’il n’arrivait pas à m’oublier et qu’il voulait que
tout redevienne comme avant, qu’on sorte à nouveau ensemble. C’était
tellement… bizarre, même flippant qu’il soit là et qu’il me dise ça comme
si tout était aussi simple ! Je n’ai pas su quoi répondre et j’ai pris la fuite.
Elle s’arrêta un instant, se remémorant certainement ce moment.
— En tout cas, il n’avait pas l’intention d’abandonner, reprit-elle.
Chaque fois que nous terminions les cours, il était là. Il m’attendait dehors
pour essayer de me convaincre de me remettre avec lui. D’un côté, je
trouvais ses efforts plutôt mignons, mais d’un autre, c’était trop étrange.
Pourquoi maintenant ? Je veux dire, s’il tenait réellement à moi, pourquoi
avoir laissé passer tout ce temps pour venir me le dire ? Et puis, le fait qu’il
soit là chaque après-midi… Est-ce qu’il n’avait rien d’autre à faire dans la
vie ? Était-il au chômage ? Avait-il eu une autre relation prof-élève pour
laquelle il avait été viré une bonne fois pour toutes ? Je n’arrêtais pas de me
poser des questions et, à force, j’ai réalisé qu’on ne pouvait pas se remettre
ensemble, même s’il était vraiment honnête avec ses sentiments. Alors…
J’attendis qu’elle poursuive.
— … j’ai accepté d’aller boire un verre avec lui, et j’en ai profité pour
lui dire ce que je pensais, mais ça n’a rien changé. Il m’a simplement
répondu qu’il m’attendrait, que si je l’avais aimé auparavant, mes
sentiments pour lui étaient certainement encore là, alors que ce n’est plus le
cas. À la façon dont il me parlait, j’ai eu la sensation que je l’obsédais et
qu’il ne me lâcherait jamais. Et j’ai eu raison de le penser. Quelques jours
plus tard, il s’est mis à m’appeler. Je ne sais pas comment il a eu mon
numéro, mais il n’arrêtait pas de me harceler. Ça devenait à la fois lourd et
très flippant. Je commençais même à devenir parano, j’avais l’impression
qu’il me suivait en permanence et… je ne savais plus quoi faire pour qu’il
me laisse tranquille.
Tiens, il y avait finalement pire que moi comme harceleur…
— Et qu’est-ce que Wade vient faire là-dedans ? m’enquis-je.
— Il l’a envoyé à l’hôpital, répondit-elle fièrement en souriant.
— Quoi ? ! Comment ça ?
— Wade avait remarqué que je n’étais pas dans mon état normal. Un
soir après les cours, il a décidé de me suivre discrètement jusqu’à chez moi
et il est tombé nez à nez avec M. Randall, qui lui aussi m’avait suivie. Je
n’imagine même pas dans quel état Wade était en le reconnaissant, mais il
était suffisamment en colère pour lui briser deux côtes et lui casser la
mâchoire. Sauf que ce bâtard de prof a signalé son agression au directeur de
notre lycée et, vu que ce n’était évidemment pas la première fois que Wade
se battait, d’autant plus que cette fois-ci c’était contre un adulte et sans
aucune raison valable, il a été renvoyé.
Tout devenait plus clair dans mon esprit. Je comprenais enfin ce que
Wade m’avait lancé à la salle d’entraînement d’Eric : « Tu pourras lui dire
qu’elle n’a pas besoin de me remercier, j’ai fait ça parce que je lui en devais
une. » Mais quelque chose m’intriguait toujours.
— Même si Wade lui a cassé la gueule, ça ne l’a pas arrêté, pas vrai ?
— Comment tu le sais ? s’étonna-t-elle en sortant un paquet de
chewing-gums de son sac.
Elle m’en tendit un que j’acceptai volontiers.
— La conversation que tu as eue avec ton soi-disant dentiste, je suppose
qu’il s’agissait de ce prof.
Je repensai à cette conversation en question, où elle avait répété à
quelqu’un qu’elle ne voulait plus le voir.
— Tu as une bonne mémoire, fit-elle.
La sonnerie annonçant la reprise de la dernière heure de la matinée nous
fit sursauter. Vic m’attrapa le bras et m’entraîna en direction de l’escalier
pour monter au second étage.
— Il voulait que je vienne lui rendre visite à l’hôpital, reprit-elle, et puis
quoi encore ? Que je lui envoie des fleurs ? Malheureusement pour lui,
Wade est passé lui dire bonjour à ma place, et depuis je n’ai plus reçu aucun
appel de lui. Je pense qu’il a saisi le message cette fois-ci.
— Je suis contente que tout se soit bien fini pour toi, mais je ne
comprends vraiment pas comment tu as pu réellement craquer pour Wade !
Elle fit mine de réfléchir tandis que nous entrions dans la classe.
— À vrai dire, moi non plus, répondit-elle en s’asseyant, tout sourires.
Il faut croire que j’aime les hommes capables de se battre pour une fille et
qui se foutent des conséquences que ça aura sur leur avenir.
Je n’en revenais pas… Ce gars était pire qu’un psychopathe ! Il lui avait
pourri toute sa scolarité en lui faisant une réputation de chienne,
simplement pour se venger car elle l’avait largué, et résultat, elle se
remettait avec lui ? !
Je poussai un long soupir et sortis mes affaires sur la table.
— Et Vic, au fait, qu’est-ce que Wade t’a dit à propos de Zach ?
Elle se pencha vers moi et me fixa droit dans les yeux.
— Si je te le répète, tu me promets de la fermer, OK ?
Je hochai la tête sans la quitter du regard.
— Wade bosse comme dealer depuis qu’il a été viré du lycée.
— Dealer… de drogue ? !
— Non, de cacahuètes, imbécile, marmonna-t-elle. Il ne m’a pas dit
grand-chose, les affaires sont censées rester secrètes, mais il m’a assuré que
ce ne sont que des petits deals de rien du tout et que son boss lui donne
seulement quelques grammes à vendre, ce qui veut dire que les risques de
se faire prendre sont quasi inexistants !
— Quasi mais pas impossibles. En plus, il pourrait terminer en prison,
même pour une petite quantité…
— Je sais, mais sa mère voulait absolument qu’il se trouve un travail,
comme il ne peut plus réintégrer le lycée avant l’année prochaine, sauf
qu’aucun employeur de la ville n’a voulu de lui, ce qui ne m’étonne pas vu
son sale caractère. Enfin, bref, accepter ce job n’était certainement pas la
meilleure des solutions, mais c’était la seule qui s’offrait à lui. En plus, je
suis sûre qu’il gagne plus que s’il avait bossé comme serveur ou livreur !
Vic avait une étrange façon de voir les choses, mais c’était sans doute
comme ça pour la plupart des élèves du lycée…
— Et donc, qu’est-ce que Zach a à voir avec ça ?
En plus d’écouter son histoire en large et en travers, je devais aussi lui
tirer les vers du nez !
— Eh bien… En parlant de deals, il y en a également des gros, de
plusieurs kilos. Wade n’a jamais assisté à ces échanges, il n’est qu’en bas de
la pyramide hiérarchique, donc les trafics de marchandises de ce niveau-là,
ça ne le regarde pas. Mais il m’a dit qu’une fois il avait entendu une
conversation téléphonique de son patron avec un certain Zach.
Je fronçai les sourcils.
— Et alors ? Y a sûrement plein de Zach dans cette ville ! Franchement,
je ne sais pas ce…
— Peut-être, reprit-elle sérieusement, mais il a ajouté en raccrochant :
« ¡Este Halcón es un bastardo ! »
Je me retins d’éclater de rire. Le faux accent espagnol qu’elle venait de
prendre était horrible à entendre ! Je réfléchis un instant à la signification de
sa phrase.
— Ce faucon est un bâtard ? suggérai-je, pratiquement sûre de moi.
— Ouais, c’est ce que m’a dit Wade après avoir regardé la traduction
sur Internet. Tu sais, nous et les langues étrangères…
— Et alors ?
Vic soupira, agacée par mon manque de compréhension.
— Tu as peut-être une bonne mémoire, mais t’as vraiment du mal à
assimiler tous les détails ! Y a peut-être plusieurs Zach dans la ville, mais à
ce que je sache, y en a qu’un seul avec un tatouage de faucon sur l’épaule
droite.
Chapitre 15
Je fronçai à nouveau les sourcils. À vrai dire, je savais que Zach avait
un tatouage sur l’épaule droite, mais je n’avais pas trop fait attention à ce
qu’il représentait. Mais si c’était vraiment le cas…
— Zach… un dealer ? m’étonnai-je.
— Parle moins fort, me gronda Vic. Franchement, ça ne me surprendrait
pas tant que ça. Après tout, il ne vient jamais en cours, il est arrogant,
antipathique, et passe son temps à se bagarrer, sans oublier qu’il a fait de la
prison. Il a le bon profil, non ?
Bien que j’aie tout de même du mal à y croire, elle n’avait pas tort. Si
Wade avait accepté un travail de dealer, il n’était certainement pas le seul
garçon de la ville à l’avoir fait pour gagner un peu d’argent.
— N’oublie pas, Élo, tu n’en parles à personne, OK ?
Je hochai la tête et essayai de me concentrer sur le cours qui venait de
débuter. Mais une tonne de questions m’empêchaient de rester attentive. Et
si tout le monde était dans le vrai ? Et si Zach était vraiment une personne
dangereuse, et un trafiquant qui plus est ? On dit toujours que les parents
savent ce qui est bon pour leurs enfants, peut-être mon père avait-il eu
raison de m’ordonner de ne plus le voir. Depuis le début, j’étais persuadée
que Zach était quelqu’un de bien. Mes sentiments m’avaient-ils aveuglée ?
M’étais-je trompée sur toute la ligne ?
* * *
Je laissai tomber mon sac de cours sur le sol avant d’aller me morfondre
sur le canapé du salon.
— Qu’est-ce que tu fais ? m’interrogea Sara en allumant la télé.
— Comme tu peux le voir… rien, répondis-je d’une voix monotone.
Je repliai les jambes pour lui laisser une place et, comme à son
habitude, ma sœur passa plus de temps à zapper entre les chaînes qu’à
regarder une émission. Au bout d’une dizaine de minutes, elle s’arrêta sur
une rediffusion d’un épisode d’Arrow.
— Au fait, Zach revient quand à la maison ?
Je tournai lentement la tête vers elle pour essayer de déterminer si sa
question était sérieuse. Apparemment, elle l’était.
— Tu as déjà oublié ce que papa m’a dit hier soir ? Je ne dois plus le
revoir.
— Et depuis quand tu écoutes ce que te dit papa ? Au cas où tu aurais
oublié, lorsque tu lui as présenté Tom, il t’avait ordonné de le quitter sur-le-
champ, chose que tu n’as jamais faite, tu as persévéré jusqu’à ce qu’il
l’accepte.
— Peut-être, mais Tom n’était pas Zach et il n’avait pas non plus fait de
la prison, chose que tu aurais pu éviter de préciser à papa.
Face à mon ton accusateur, elle leva les yeux au ciel en se redressant.
— Écoute, c’est vrai que j’aurais peut-être dû me taire sur ce coup-là,
mais…
— « Peut-être » ? répétai-je en haussant à la fois les sourcils et la voix.
— Je te l’ai dit, je pensais sincèrement qu’il valait mieux que les parents
soient au courant plutôt qu’ils l’apprennent plus tard…
— Eh bien, la prochaine fois, ne pense plus !
Elle soupira, puis disparut de mon champ de vision la seconde d’après
en sautant derrière le canapé. Au bout de plusieurs minutes, je l’entendis à
nouveau.
— Salut, c’est Sara, la sœur d’Élodie, tu vas bien ?
Je bondis et lui arrachai mon portable des mains.
— T’es complètement folle ! m’écriai-je furieusement.
Elle explosa de rire tandis que je regardais l’écran de mon téléphone,
éteint. Elle ne l’avait pas appelé, c’était seulement une mauvaise, même très
mauvaise blague, et heureusement.
— Par contre, laisse-moi te dire que ton message « Je t’ai envoyé
l’exposé par mail », ce n’était vraiment pas terrible ! se moqua-t-elle. Je
comprends qu’il ne t’ait pas répondu, et puis c’est quoi ce surnom, « le
détestable gentleman », ça craint un max !
— Fouille encore une fois dans mon téléphone et je te jure que tu ne
toucheras plus jamais à mes robes !
— Oh ! mon Dieu, non ! Pas les robes ! s’exclama-t-elle en prenant un
ton outré.
Elle m’adressa ensuite un grand sourire, me faisant comprendre qu’elle
n’était pas du tout impressionnée par mes menaces, puis monta à l’étage
sans plus attendre. Je soupirai, fatiguée par son comportement puéril.
Je jetai un coup d’œil par la fenêtre et remarquai qu’il faisait encore
jour en cette fin d’après-midi. Je montai rapidement dans ma chambre
enfiler un survêtement et mettre des baskets de course, puis retournai au
rez-de-chaussée et quittai la maison, écouteurs dans les oreilles. Rien de
mieux qu’un petit footing pour se changer les idées !
Je courus durant une bonne trentaine de minutes dans les rues de Saint-
Louis. Il y avait certainement meilleur endroit que le gravier des rues pour
ça, mais je ne connaissais pas assez bien la ville pour m’y aventurer, et je
n’avais pas envie de fréquenter les parcs à la tombée de la nuit.
À mon retour, ma mère était déjà rentrée. Elle me tendit une bouteille
d’eau alors que je finissais de m’étirer dans le salon.
— Bien couru ?
— Ça peut aller, répondis-je en buvant une gorgée.
— Au fait, Élodie, reprit-elle calmement, il faudrait qu’on parle au sujet
de… Zach.
Je manquai de m’étouffer avec mon eau. Pourquoi tout le monde
n’avait-il que son prénom à la bouche ? J’allais finir par croire que je
n’étais pas la seule à être complètement obsédée par ce mec !
— Quel est le problème ? Papa m’a dit que je ne devais plus le revoir,
j’ai compris le message.
— Justement, il est passé il y a tout juste deux minutes.
J’écarquillai grand les yeux.
— Passé… à la maison ? !
Elle hocha la tête avant de me désigner une pochette jaune posée sur la
table de la cuisine.
— Il m’a dit de te donner ça à ton retour.
J’ouvris la pochette et y trouvai deux feuilles de papier. L’une était la
conclusion que je lui avais envoyée la veille, l’autre, seulement quelques
lignes, correspondait très certainement à la sienne.
— C’est juste du travail, dis-je pour me justifier.
— Et il ne pouvait pas te donner ce « travail » au lycée, comme le font
normalement les camarades de classe ?
— Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à regarder toi-même, soupirai-je en
lui tendant les feuilles.
Elle secoua la tête.
— Peu importe ce que c’est, je voudrais juste que vous soyez plus
prudents à l’avenir. Car si ton père était déjà rentré à la maison, il n’aurait
certainement pas réagi de la même façon que moi en le voyant.
— OK, très bien.
Je la laissai seule dans la pièce et partis dans ma chambre en claquant la
porte derrière moi. Dire que la course m’avait détendue… À présent, grâce
à ma mère, j’étais de nouveau sur les nerfs.
Heureusement, en lisant les premières lignes de la conclusion de Zach,
assise sur mon lit, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire en reconnaissant
mes propres mots. C’était MA conclusion, exactement la même, cet idiot
avait simplement supprimé les deux tiers de son contenu !
— Quel crétin…, murmurai-je en esquissant un sourire.
Au moins, il s’était tout de même donné la peine de lire mon travail et
de m’apporter « sa version ». Maintenant, il ne me restait plus qu’à
patienter jusqu’à mardi.
* * *
Cela faisait déjà plus de quarante-cinq minutes que j’étais coincée dans
ma nouvelle prison.
— Tout va bien là-dedans ? demanda curieusement Nick.
— Super, répondis-je sur un ton sarcastique.
— Hé, tu as quand même deux avantages à être enfermée dans des
toilettes, lança-t-il. Au moins, tu peux pisser quand tu veux, et puis t’es sûre
de ne pas mourir de soif !
Nick avait un sens de l’humour… débordant ! À tel point que je
préférais ignorer ses petites blagues à faire rire un mort. Ce n’était pas la
première qu’il me faisait depuis le début de mon enfermement et je
commençais à me demander sérieusement si je n’allais pas mourir d’ennui
plutôt que de faim… Comment ses amis arrivaient-ils à le supporter ? ! Il
était encore pire que Sara !
Malgré tout, j’avais la nette impression que sa colère contre moi s’était
en quelque sorte apaisée. Mais peut-être se tenait-il juste derrière la porte,
prêt à m’égorger, un couteau à la main.
Je jetai un coup d’œil à mon téléphone. Quarante-six minutes.
Soudain, je reçus un message de Vic me demandant pourquoi je n’étais
pas venue manger à la cafétéria. Je lui répondis que j’étais actuellement à la
bibliothèque, occupée à réviser. J’avais peur que si je lui avouais la vérité
elle ne se mette en colère et ne décide de régler son compte à Nick à ma
place ; elle risquerait de se faire renvoyer. Et c’était mon problème, pas le
sien.
— Hé, Nick, tu vas me faire quoi si je sors ? demandai-je après un long
silence.
— Hum, tout d’abord, te rendre la belle bosse que tu m’as faite tout à
l’heure en t’explosant gentiment la tête contre le lavabo. Ensuite, je te
péterai deux côtes, ou peut-être trois… Du moins, suffisamment pour que tu
ne puisses plus te relever toute seule, et je finirai par…
— Ça va, j’ai compris, l’arrêtai-je en frémissant de dégoût.
— En tout cas, sache que plus tu me fais attendre, plus tu vas souffrir.
Je me massai le crâne. Dans quel merdier m’étais-je encore fourrée,
bordel ? Aucune de mes journées ne s’était déroulée de façon un tant soit
peu « normale » depuis mon arrivée à Saint-Louis !
— Au fait, Blanche-Neige, qu’est-ce que tu lui trouves à Zach ?
Je haussai les sourcils, surprise qu’il me pose cette question.
— Ne me dis pas que t’es jaloux…
— J’ai répondu à ta question, tu m’en dois une.
Nick était sûrement, et de loin, la dernière personne avec qui j’avais
envie de discuter. Pourtant, à cet instant précis, je n’avais rien de mieux à
faire, alors…
— Il est intéressant, répondis-je après quelques secondes. J’aimerais le
connaître davantage pour essayer de mieux le comprendre…
— Qu’est-ce que tu veux savoir sur lui ?
— Ce qu’il cache. Pourquoi il est allé en prison et…
— Ouais ?
J’hésitai à nouveau. Et si Nick n’était pas au courant ? Il s’agissait de
son meilleur ami, mais peut-être ne parlait-il à personne de ses problèmes
personnels.
— Je veux découvrir ce qu’il s’est passé avec son père, conclus-je d’une
voix un peu tremblante.
Nick ne me répondit pas tout de suite, mais lorsqu’il reprit la parole,
j’eus le sentiment qu’il savait exactement de quoi je voulais parler.
— Pourquoi tu veux savoir ça ?
— Parce que j’ai l’impression qu’il souffre à cause de lui, que c’est
peut-être pour cette raison qu’il se cache derrière cette attitude détestable, et
j’aimerais l’aider…
— Bon, tu as fini de t’amuser ?
Ma respiration se figea. C’était la voix de Zach. Mais qu’est-ce qu’il
foutait là au juste ? ! Nick m’avait-il posé cette question uniquement parce
qu’il était ici ? ! Eh merde.
— Ouais, j’ai fini, répondit Nick. Je te la laisse…
J’entendis la porte des toilettes s’ouvrir puis se refermer.
— Tu peux sortir, Élodie.
Mais je n’en fis rien. Il soupira, agacé.
— Je suis désolée, murmurai-je, au bout d’une longue minute de
silence.
— Écoute, je m’en fous de tes excuses, je veux juste que tu sortes de là,
OK ?
Je me levai à contrecœur et ouvris brusquement la porte, me retrouvant
nez à nez avec lui. Je sentis une larme rouler le long de ma joue.
— Qu’est… Pourquoi est-ce que tu pleures ? s’étonna-t-il.
À vrai dire, je ne le savais pas moi-même. Était-ce parce qu’il venait
d’entendre ce que je pensais de lui et que je me sentais mal à l’aise par
rapport à ça ? Non, il y avait autre chose, tellement de choses… Tout ce qui
s’était passé depuis mon arrivée ici, le lycée, Nick, Ryan, les problèmes de
Sara et surtout lui… Ce qui venait de se produire à l’instant n’était pas
grand-chose, mais c’était sûrement la goutte d’eau qui avait fait déborder le
vase.
J’étais forte, mais pas surhumaine. J’avais des limites et, aujourd’hui,
j’avais craqué. J’essuyai ma larme d’un revers de la main. Impossible pour
moi de pleurer devant Zach, ou il penserait que l’image de la fille
courageuse et solide que je m’étais donné tant mal à lui montrer n’était
qu’une façade.
— Tu rigoles ? J’avais une poussière dans l’œil, mentis-je en le
poussant sur le côté.
Mais il m’attrapa le bras, me forçant à me retourner.
— Élodie…
— Lâche-moi, l’interrompis-je froidement.
— Je…
— Je t’ai dit de me lâcher, t’es sourd ou quoi ? ! m’énervai-je en
haussant la voix.
Il finit par obtempérer et je quittai les toilettes sans plus attendre. À cet
instant, je n’avais qu’une seule envie : rentrer chez moi et m’enfouir sous la
couette.
Chapitre 17
* * *
La nuit était tombée durant le trajet, et je fus bien contente, une fois
descendue au terminus, d’avoir bien repéré l’emplacement de sa maison.
Après cinq minutes de marche, je réalisai qu’on me suivait depuis ma sortie
du bus. À entendre les bruits de pas résonner sur le trottoir derrière moi,
j’estimais qu’ils étaient au moins deux. Mais je ne voulais pas me retourner
pour vérifier, par peur qu’ils comprennent que je les avais repérés.
Je pressai le pas. La maison de Zach se trouvait à deux ou trois cents
mètres devant moi tout au plus.
Soudain, l’un de mes poursuivants sauta devant moi, ce qui me fit
tressaillir.
— Salut, ma belle, comment tu t’appelles ? lança-t-il en souriant de
toutes ses dents.
Et autant vous dire que son sourire n’avait vraiment rien d’un sourire
Colgate. Ses dents étaient pour la plupart tordues ou manquantes. Il ne
devait pas connaître le dentiste celui-là…
Quant à sa question, je préférai ne pas y répondre. De toute façon, il
s’en foutait clairement, car à sa manière de me dévisager, il semblait trouver
d’autres choses bien plus intéressantes chez moi que mon prénom.
La seconde d’après, ses deux compagnons nous rejoignirent et
m’encerclèrent de part et d’autre.
— C’est une timide, je n’arrive pas à la faire parler, soupira le premier
tandis que je les détaillais tour à tour.
Étant une grande fan du film Taken, même si j’avais du mal à discerner
leurs visages, la couleur exacte de leurs yeux ou celle de leurs cheveux dans
l’obscurité, j’essayais de me focaliser sur leurs voix et n’importe quel signe
distinctif me permettant de les identifier plus tard, s’ils tentaient quoi que ce
soit. Ils semblaient avoir la vingtaine, mesurer tous entre un mètre soixante-
dix et un mètre soixante-quinze.
Je constatai que le deuxième avait un menton beaucoup trop prononcé,
quant au dernier, une magnifique balafre traversait le côté gauche de son
visage. En parlant de signes distinctifs, deux d’entre eux avaient exactement
le même tatouage sur le poignet, mais je n’arrivais pas à savoir ce qu’il
représentait précisément.
— C’est une tête de loup, lança le deuxième, comme s’il avait lu dans
mon esprit.
L’homme à la balafre lui donna un coup de coude dans les côtes.
— À quoi tu joues ? maugréa-t-il avant de reporter son attention sur
moi. De toute façon, on s’en fout qu’elle parle ou non. D’ailleurs, si tu
pouvais même rester muette pendant qu’on s’occupe de toi, ça nous
arrangerait vachement, ma jolie !
Il ricana et posa une main sur mon épaule. Je m’écartai vivement.
— Touche-moi encore une fois et tu vas le regretter, déclarai-je sur un
ton qui se voulait menaçant.
Ils eurent tous un moment de stupéfaction avant d’éclater de rire.
— Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai peur ! s’esclaffa l’homme à la balafre
tout en posant à nouveau les doigts sur moi.
Je n’hésitai pas un seul instant, je passai une main dans son dos pour
l’attirer vers moi, avant de pivoter sur le côté et de le faire basculer par-
dessus mon corps. Il s’écroula par terre en un instant.
Ses compagnons en restèrent pétrifiés, se demandant certainement
comment un corps aussi menu avait pu soulever bien plus lourd que son
poids… Eh bien, la réponse était simple : faites du judo et vous le saurez.
Je voulus saisir cette opportunité pour m’enfuir, mais l’homme aux
dents immondes m’attrapa par les épaules pour m’en empêcher. Me
débattant, je réussis à lui assener un magnifique coup de pied dans
l’entrejambe. Contre toute attente, il ne bougea pas d’un pouce ; cet homme
avait incontestablement des couilles en acier !
Surprise, je ne vis que trop tard la belle droite envoyée par le balafré,
qui s’était déjà relevé, et que je ne parvins pas à esquiver. Le coup me
frappa de plein fouet au milieu du visage. Ma tête fut propulsée en arrière,
mais par chance, je ne vacillai pas, certainement parce que Dents Immondes
me tenait toujours fermement. Il me fallut une bonne dizaine de secondes
pour m’en remettre et porter doucement une main à mon nez. Bien qu’un
liquide chaud s’en écoule, il ne semblait pas cassé et la douleur du choc
s’estompait petit à petit.
Je regardai tour à tour les deux hommes face à moi et commençai très
sérieusement à douter de pouvoir m’échapper vivante et chaste de ce plan à
quatre.
— Ne l’abîme pas trop quand même, je déteste baiser des moches, lança
Grand Menton.
— Ne t’inquiète pas, tu l’auras comme tu les aimes, lui répondit le
balafré en sortant un cutter de la poche de son jean.
En un mouvement, il déchira une partie de mon haut et, ne voyant pas
d’autre solution, je me mis à crier à l’aide tout en me débattant comme une
hystérique.
— Tu peux hurler tant que tu veux, personne ne viendra à ton secours
ici. Tu n’es pas la première qu’on attrape dans le coin et tu ne seras pas la
dernière, déclara-t-il froidement.
— Vous allez le regretter ! rugis-je.
Par chance, l’un de mes coups à l’aveugle réussit à toucher une
deuxième fois l’homme derrière moi. Cette fois-ci, il desserra suffisamment
sa prise pour me permettre de sauter sur le balafré, de le faire tomber par
terre avec moi et de le rouer de coups de poing et d’injures.
Malheureusement, cela ne dura pas longtemps, deux bras m’arrachèrent à
lui aussi vite que je l’avais attaqué.
— Espèce de sale petite garce ! grogna le balafré en s’essuyant la lèvre
d’un revers de la main.
Je souris fièrement. Au moins, j’avais réussi à le faire saigner, c’était
déjà ça.
— Je veux qu’elle souffre celle-là, ordonna-t-il aux deux autres tout en
me regardant hargneusement.
Ses complices comprirent le message, puisque Dents Immondes me
plaqua aussitôt contre le sol, assez fort pour que je sente les graviers de la
route s’enfoncer dans la chair de mon dos. Grand Menton m’attrapa les
mains et les maintint solidement au-dessus de ma tête ; je ne pouvais plus
rien faire hormis gigoter tel un ver de terre complètement inoffensif.
La panique me gagna peu à peu, et la réalité ne tarda pas à me frapper
aussi fort qu’un autre coup de poing : prise au piège, je ne pourrais pas
échapper au viol. Il était trop tard.
Le moment que je redoutais le plus dans ma vie était enfin arrivé :
J’allais perdre ma virginité ce soir. Je ne m’étais jamais attendue à un truc
extraordinaire, mais j’avais au moins espéré le faire dans un lit ! En tout
cas, il était sûr que ce moment serait sans aucun doute inoubliable…
Je n’avais pas envie que cela se passe de cette façon ! Je me maudis
intérieurement, avant de maudire Zach. C’était sa faute ! Il me punissait
pour ne pas l’avoir écouté, et pour être revenue chez lui alors qu’il me
l’avait interdit !
Le balafré s’allongea brusquement sur moi sans délicatesse. Je fermai
les yeux un instant et priai de tout mon être pour que cet épouvantable
moment se termine le plus vite possible.
— Lâchez-la tout de suite.
Je ne savais pas qui venait de parler, mais mon tortionnaire me libéra
aussitôt et se releva pour identifier le nouveau venu.
— Za… Zach, bafouilla Grand Menton en relâchant mes mains.
Dents Immondes en fit autant. Je fronçai les sourcils et m’assis. Je dus
plisser les yeux pour le distinguer dans l’obscurité, mais oui, c’était lui.
— Zach ? répétai-je d’une voix mal assurée et tremblotante.
Le concerné tourna la tête dans ma direction. Il parut tout aussi stupéfait
que moi.
— Élodie ? C’est toi ? ! Bordel, mais qu’est-ce que…
Ce que je fais ? Oh ! eh bien, je prends juste un peu de bon temps, ça ne
se voit pas ?
Sans attendre une quelconque réponse de ma part, il pivota aussitôt vers
le balafré.
— Tu… tu la connais ? s’étonna ce dernier en reculant, visiblement
apeuré. On savait pas… Je te jure qu’on le savait pas. Pas vrai, les gars ? !
— Vous êtes morts, répondit Zach en s’approchant d’eux.
— Hein ? Non, attends ! On… on voulait juste s’amuser, on allait rien
lui faire, je te jure ! Et on en veut plus de toute façon, elle est pas
marrante…
— « Marrante » ? répéta Zach d’une voix dure comme de l’acier.
Marrante…
— Elle… Elle…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’un énorme coup de poing le
percuta, coup de poing qu’il ne serait pas près d’oublier, puisque deux de
ses dents venaient de me tomber dessus. Eh bien, maintenant, ils étaient
deux à devoir aller chez le dentiste…
Je frissonnai de dégoût en chassant les deux incisives de mon ventre.
De son côté, Zach s’avança vers sa deuxième victime qui n’avait pas
bougé d’un centimètre. Dents Immondes tout comme Grand Menton étaient
restés tétanisés à leur place.
Quand il était dans cet état-là, il y avait de quoi avoir peur de Zach.
Déjà qu’en temps normal beaucoup le craignaient, mais alors là, apercevoir
son regard noir de colère suffit à me faire comprendre que ce qu’il comptait
leur faire subir serait terrible.
Je venais d’avoir la confirmation que mon ancien adversaire avait bel et
bien retenu ses coups lors de notre petit match de boxe, et j’en étais à la fois
heureuse et soulagée… Dans quel état aurais-je fini, sinon ? Mes parents
m’auraient très certainement retrouvée aux urgences… ou bien à la morgue.
Je regardai Dents Immondes partir valser à plusieurs mètres avant de
s’effondrer sur le trottoir, la tête la première. Aïe, cela devait être
douloureux…
Zach venait à présent de saisir la dernière racaille par l'encolure de son
T-shirt et se préparait à la frapper, mais je l’arrêtai en posant une main sur
son bras. Honnêtement, je ne savais pas quand je m’étais relevée ni
comment je faisais pour tenir debout, car je tremblais encore comme une
feuille.
— Il est pour moi, lui dis-je seulement.
Zach me regarda, étonné.
— Sérieusement, Élodie ?
— Sérieusement.
Il soupira, mais le lâcha avant de reculer de quelques pas derrière moi.
Grand Menton resta immobile, se demandant visiblement ce qui était en
train de se passer.
— Vas-y, frappe-moi, ordure, lui lançai-je, prête à combattre.
Il me regarda, déconcerté, avant de jeter un rapide coup d’œil soucieux
derrière moi.
— Zach n’interviendra pas, déclarai-je. C’est entre nous deux, alors
vas-y, fais-toi plaisir.
Rassuré, il ne se fit pas prier et me balança un coup de poing. J’eus le
temps d’esquiver, mais me sentis perdre l’équilibre et basculer légèrement
en arrière. Deux mains se posèrent sur mes hanches pour me rattraper.
— Tu es sûre de vouloir faire ça ? me demanda Zach d’une voix à la
fois douce et inquiète.
Sentant son souffle m’effleurer l’oreille, je fermai les yeux un instant et
respirai un grand coup d’air frais, avant de me redresser. Oui, j’étais sûre de
moi. Si je ne me vengeais pas de cette façon, alors jamais je ne pourrais
oublier cet horrible moment.
Grand Menton attendait patiemment, nullement impressionné par une
adolescente chancelante et instable.
Tu peux le faire, Élodie. Tu peux le faire, me persuadai-je en serrant les
poings pour essayer de ne plus trembler.
Sur mes gardes, je m’approchai de lui. Grand Menton m’attaqua encore,
mais cette fois-ci j’esquivai réellement et lui envoyai un beau crochet du
droit ! Ne me sentant pas fléchir, j’enchaînai avec un gauche-droite, un
coup de pied avant dans l’estomac et un coup de pied arrière dans les côtes.
Bien que mes coups ne soient pas aussi puissants que je l’aurais voulu,
Grand Menton se courba en deux et j’en profitai pour passer les mains
autour de sa nuque et lui offrir un gracieux coup de genou au visage.
— Tu ne seras pas le premier, t’as compris ? ! criai-je en le repoussant
brutalement.
Il s’effondra par terre en gémissant de douleur. Je reculai de quelques
pas, essoufflée mais fière de moi.
Je me retournai à nouveau vers Zach, qui me détaillait de toute sa
hauteur. Nous nous regardâmes silencieusement pendant de longues
secondes.
— Je t’ai tellement impressionné que t’en as perdu la voix ou quoi ?
ironisai-je lorsque la situation me parut devenir gênante.
— Élodie, tu…
La seconde suivante, ma vision se brouilla. Tout se mit à tourner autour
de moi, je titubai et sentis soudain les bras de Zach m’entourer la taille,
avant de perdre connaissance…
Chapitre 18
* * *
Une bonne heure plus tard, je saluai Lyam et sa mère sur le parking.
Cette dernière m’enlaça amicalement.
— Ne tarde pas trop à soigner cette vilaine blessure, me conseilla-t-elle
gentiment.
Elle s’écarta et monta dans une vieille Toyota rouge, suivie de son fils
cadet à l’arrière. Elle baissa la vitre et fit signe à Zach de s’approcher.
— Raccompagne-la chez elle et fais attention à ce que cette jeune fille
ne se prenne plus de porte dorénavant ! lui ordonna-t-elle avant de
démarrer.
— J’ai comme l’impression qu’elle ne m’a pas crue du tout, soupirai-je.
— Ce n’est pas qu’une impression, confirma-t-il.
Une fois qu’ils furent partis, nous nous dirigeâmes vers sa moto. Il me
tendit son casque, mais ne le lâcha pas tout de suite. Je levai vers lui un
regard interrogateur.
— Quand que je t’aurai ramenée chez toi, Élodie, tout sera terminé,
c’est clair ?
— De quoi est-ce que tu parles ? demandai-je, intriguée.
— De toi et moi. J’ai fait cet exposé et je t’ai emmenée voir le match de
mon frère, comme tu le lui avais promis. Mais maintenant, c’est fini. Je ne
te dois plus rien, nous n’avons plus aucune raison de nous revoir comme ça.
Si on se croise à nouveau dans les couloirs, ou même en cours d’histoire
ancienne, ignore-moi et ne m’adresse plus la parole, c’est clair ?
— Alors, tu… tu m’as emmenée ici pour ne plus m’être redevable de
rien ? Seulement… seulement pour ça ? bredouillai-je.
Je sentis mon estomac se serrer.
— À quoi est-ce que tu pensais ? s’étonna-t-il avant de visiblement se
souvenir de ma déclaration. Sérieusement, Élodie, tu croyais vraiment
que… moi ?
Il éclata de rire.
— Tu es sûrement la pire des filles que j’ai pu rencontrer ! La plus
chiante, la plus collante, la plus désagréable, et je pense que la liste est
encore longue ! Tu es loin d’être la première à être tombée folle de moi,
mais t’es bien la seule qui se soit autant acharnée à me pourrir la vie !
Combien de fois j’ai dû t’aider alors que tu t’étais mise dans des situations
pas possibles ? D’ailleurs, si je l’ai fait, c’est pour la seule et unique raison
que je suis de nature altruiste, mais je te jure que ça en devenait pénible à la
longue, c’est d’ailleurs pourquoi j’ai hésité hier. Je savais que je devais agir,
mais je l’ai tout de suite regretté après t’avoir ramenée chez moi. Alors je te
le dis tout de suite, tu vas devoir calmer ton obsession pour moi et, si tu
débarques encore une fois à la maison, j’appelle immédiatement les flics.
Je baissai les yeux et fixai mes bottes. Si je le regardais, j’étais sûre de
m’effondrer en larmes sur-le-champ.
— Et dépêche-toi de monter, j’ai envie de rentrer à la maison, soupira-t-
il en grimpant sur sa moto.
Je serrai les poings et relevai la tête en évitant de croiser son regard.
— Pas la peine, répondis-je en lui lançant son casque.
— T’es sûre ? Y a plus de dix kilomètres jusqu’à chez toi.
— Ouais, franchement, c’est inutile de faire le mec sympathique après
tout ce que tu viens de me balancer dans la gueule. Et puis, mon père a une
mauvaise opinion de toi, s’il te voit, il pensera certainement que c’est toi
qui m’as fait ça, expliquai-je en désignant mon visage.
Il haussa les épaules.
— Comme tu voudras.
Puis il démarra et me laissa seule comme une idiote sur le parking… à
plus de dix kilomètres de chez moi.
Chapitre 20
Une fois douchée, je troquai les vêtements de Zach contre un haut noir
échancré sur les côtés et un short en jean, puis je rejoignis ma famille et les
invités dans le salon.
Mes parents étaient tous deux assis sur des chaises autour de la table
basse du salon, Sara était restée debout, accoudée à un meuble, tandis qu’un
homme, qui devait avoir la quarantaine passée, était confortablement
installé au côté de son fils sur le canapé.
Leur ressemblance était flagrante, on aurait presque dit Alex, avec
quelques cheveux grisonnants et une bonne vingtaine d’années en plus.
Leur seule réelle différence me semblait être la couleur de leurs yeux. Alex
les avait d’un vert proche du mien, ceux de son père étaient d’un noir
obscur.
À mon arrivée, tout le monde s’était tu. Mon père avait cessé de rire en
m’apercevant, ou plutôt en découvrant mon visage « légèrement »
défiguré… Quant au père d’Alex, il s’était contenté d’esquisser un sourire,
ce qui me laissait perplexe. Qu’y avait-il de drôle à être blessée ? Je
remarquai un revolver suspendu à sa ceinture.
— Que t’est-il arrivé ? me questionna mon père.
Je tournai la tête dans sa direction.
— Un mauvais coup à la boxe, expliquai-je avant d’aller saluer notre
invité du jour.
— Eh bien, Mark, je ne pensais pas que tu avais une petite guerrière
dans la famille ! s’esclaffa le père d’Alex en me serrant la main.
Le mien soupira.
— Les enfants sont tellement… imprudents de nos jours !
— Papa, je te rappelle que ton adorable petite fille va bientôt avoir dix-
huit ans, râlai-je en rejoignant Sara.
— Eh bien, elle n’est plus si adorable que ça quand elle revient à la
maison avec un œil au beurre noir, rétorqua-t-il.
— Honnêtement, je trouve que c’est une bonne chose que tes filles
apprennent à se défendre. Cette ville est tout sauf tranquille, lui répondit le
père d’Alex avant d’ajouter à mon intention : Oh ! j’oubliais mes bonnes
manières, je suis Waylon, le chef de la police de Saint-Louis.
Ce qui expliquait le port d’arme…
— Élodie, ravie de vous rencontrer, monsieur.
— Combattante et en plus très charmante, me dit-il avec un petit clin
d’œil.
— Papa, je pense que t’es un peu vieux pour elle, lui chuchota Alex à
ses côtés.
Son père lui jeta un regard mauvais.
— Toi qui étudies la philosophie, tu devrais savoir que « L’amour n’a
point d’âge, il est toujours naissant. Les poètes nous l’ont dit. »
— Et toi qui es mon père, tu devrais savoir que tu m’as inscrit en lettres
et non en philosophie, répondit Alex en levant les yeux au ciel.
— C’est ça, c’est ça, tout le monde connaît Blaise Pascal ! Fais encore
le malin avec moi, et ce soir tu passes la nuit en cellule.
Je ne pus m’empêcher de rire en imaginant Alex menotté par son père et
enfermé dans une cellule au poste de police.
Ma mère s’approcha de moi et me murmura d’aller dans la cuisine
chercher de quoi boire pour les hommes. Je hochai la tête et me hâtai à la
tâche.
Tandis que j’ouvrais le frigo pour prendre deux bouteilles de bière, je
remarquai qu’Alex m’avait emboîté le pas.
— Tu as besoin d’aide ? m’interrogea-t-il.
— Non, merci.
Mais il me devança et les saisit avant moi. Ce mec n’avait pas l’air de
comprendre ce que voulait dire « Non, merci ».
— Au fait, tu n’as pas froid dans cette tenue légère ? On est bientôt en
novembre, tu sais, me rappela-t-il comme si je ne savais pas quel mois nous
étions.
Il me prenait vraiment pour une débile ou quoi ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
J’avais bien le droit de porter ce que je voulais, non ? En plus, ce n’est
pas comme si on était dehors…
— Disons qu’habillée comme ça tu me fais penser à toutes ces filles
superficielles qui n’ont qu’une envie, celle de se faire sauter par n’importe
qui.
— Pardon ? ! m’exclamai-je, furieuse. Non mais de quel droit tu te
permets de me juger sans me connaître ?
Il haussa les épaules.
— C’est seulement l’impression que j’ai, répondit-il avec un air hautain.
J’en restai stupéfaite. Ce mec était une belle ordure ! Monsieur se
croyait mieux que tout le monde et puis quoi encore ? ! Il me traitait de
salope ?
— Eh bien, garde tes fausses impressions pour toi ou je te jure qu’invité
ou pas je te fous dehors ! m’emportai-je.
Je lui arrachai les bouteilles des mains et quittai la cuisine en le
bousculant au passage.
De nouveau dans le salon, j’essayai de paraître calme, mais ne pus
m’empêcher de poser les boissons de façon assez brutale sur la table.
Lorsqu’une personne m’énervait vraiment, j’avais du mal à me contrôler…
Waylon me gratifia d’un sourire aimable, mais lorsque Alex réapparut
dans mon champ de vision, je préférai laisser les « adultes » entre eux et
partis me réfugier dans ma chambre.
* * *
Une fois chez moi, je n’avais qu’une envie, mettre les choses au clair
avec mon père. Mais il n’était que 18 heures et il n’allait certainement pas
rentrer du travail avant le dîner. Je me laissai tomber sur le canapé et
allumai la télévision.
22 h 45. Ma sœur n’était toujours pas rentrée et elle n’avait donné aucun
signe de vie.
— Élodie, nous sommes en plein repas, range-moi ce téléphone,
m’ordonna mon père sur un ton de reproche.
J’obéis et me resservis une part de tarte à la citrouille. Manger était le
seul moyen de m’occuper l’esprit et d’arrêter de harceler ma petite sœur de
messages.
— Au fait, Élodie, est-ce que tu sais ce que tu veux faire plus tard ?
demanda Waylon.
Mieux valait avoir une idée lorsqu’on se trouvait à quelques mois de la
fin du lycée, pensai-je en terminant de mâcher.
— Ma fille est passionnée par l’histoire, répondit mon père à ma place.
— Hum, il me semble que cette matière est justement enseignée à
l’université d’Alex…
— Vraiment ? Cela serait formidable si nos enfants allaient dans le
même établissement ! s’exclama ma mère.
Je serrai les dents.
Aucune chance pour que je me retrouve dans la même université que cet
abruti, songeai-je en croquant dans ma tarte.
— En plus, cela serait pratique pour Élodie, puisque Alex a déjà le
permis, ajouta Waylon. Il pourrait la ramener de temps en temps, cela lui
éviterait de prendre chaque fois le bus.
Cause toujours !
Je commençais à être sérieusement agacée par la tournure que prenait
leur conversation sur MON avenir. Et je m’en voulais affreusement d’avoir
forcé Sara à m’abandonner à cette soirée de torture…
Soudain, mon portable se mit à vibrer contre mes jambes. Je le sortis de
sous la table en espérant que c’était Sara et qu’il ne lui était rien arrivé,
mais à ma plus grande surprise, il s’agissait de… Zach. Pourquoi
m’appelait-il ? Avait-il fait une erreur de numéro ?
— Élodie, éteins-moi tout de suite ce portable ! me sermonna une
nouvelle fois mon père.
— Il faut que je réponde, c’est important ! insistai-je malgré son regard
noir.
— Nous sommes en plein repas, tu n’auras qu’à rappeler cette personne
après.
J’allais décrocher malgré tout, mais mon téléphone cessa de vibrer. Trop
tard. Après un soupir, je le rangeai à nouveau, puis terminai de manger ma
part de tarte sans un mot.
— Qu’est-ce qui t’intéresse le plus dans l’histoire ?
Je mis plusieurs secondes à réaliser que cette question m’était destinée
et fus étonnée que mon père n’ait pas encore répondu à ma place comme à
son habitude.
J’avalai ma dernière bouchée et adressai un large sourire à la mère
d’Alex, avant de lui expliquer d’un ton ironique :
— L’archéologie. Oui, je suis vraiment passionnée par ça. Vous savez,
retrouver des civilisations enfouies, des fossiles, des squelettes, des corps en
décomposition, tout cela m’excite beaucoup !
Tous me regardèrent, choqués. Excepté Alex, qui semblait se retenir
d’éclater de rire.
Mon portable vibra une nouvelle fois. Et cette fois-ci, je comptais bel et
bien prendre cet appel.
— Si vous voulez bien m’excuser un instant, je vais aller voir comment
se porte ma sœur souffrante et en quarantaine à l’étage, ajoutai-je à leur
intention.
Sur ce, je me levai rapidement et quittai le salon pour me réfugier seule
dans le hall. Par chance, je décrochai avant la dernière sonnerie.
— Élodie ?
— En personne. Qu’est-ce que tu veux, Zach ? Je doute que tu
m’appelles pour me souhaiter de passer un bon Thanksgiving…
— Non, en effet, il se trouve que ta sœur est chez moi.
— Sara… Chez toi ? !
— Hé ho ! Ne me crie pas dans les oreilles, je dois déjà supporter les
pleurs de ta sœur et c’est amplement suffisant.
— J’arrive immédiatement.
— OK, je t’attends.
Je raccrochai la première et retournai dans le salon au pas de course.
— Comment va ta sœur ? s’enquit mon père.
Le son de sa voix me fit comprendre qu’il n’était guère satisfait du
comportement « exemplaire » que j’avais ce soir. Malheureusement pour
lui, ça n’allait pas s’améliorer.
— Alex, j’ai besoin de toi, dis-je.
L’intéressé me regarda, surpris.
— De moi ?
— Ouais, j’ai… envie d’aller prendre un peu l’air, tu viens avec moi ?
Cela sonnait plus comme un ordre qu’une question. Dans tous les cas,
cet idiot m’était indispensable puisque, à cette heure, il n’y avait presque
aucun bus en circulation et que je n’avais pas l’intention de prendre un taxi.
C’était bien trop cher, et il aurait été trop long d’en attendre un. Alors mon
seul et unique moyen de me rendre chez Zach, c’était Alex.
Celui-ci quitta la table à son tour et me suivit dans le hall.
— Prends les clés de ta voiture, lui intimai-je.
— C’est la voiture de mon père…
— Tant pis, l’important c’est que tu saches la conduire.
Il sembla hésiter.
— Et puis on ne partira pas assez longtemps pour qu’il s’en aperçoive,
ajoutai-je pour le convaincre.
Il fouilla les poches du blouson de Waylon et nous sortîmes. Le fait
qu’il fasse tout ce que je lui ordonnais était à la fois adorable et désolant…
* * *
Vingt minutes plus tard, Sara me laissa enfin la place dans la salle de
bains et je manquai de hurler en voyant mon visage dévasté par une coulée
de mascara noir… Voilà ce qui arrivait lorsqu’on ne se démaquillait pas le
soir avant de se coucher, sans parler des horribles cernes sous mes yeux.
Naturellement, je ne ressemblais pas à toutes ces actrices de série
télévisée qui semblent se réveiller le matin déjà parfaitement bien
maquillées et en pleine forme ! Et dire que Zach m’avait vue ainsi… Enfin,
il fallait considérer le bon côté des choses, au moins, il ne m’avait pas
foutue à la porte ce matin en me découvrant sous mon plus mauvais jour.
Avant de quitter ma tenue de la veille, c’est-à-dire ma ravissante robe
blanche désormais très froissée et plus tout à fait blanche, je me décidai à
regarder l’écran de mon portable et grimaçai en remarquant la vingtaine
d’appels manqués de mes parents. Je jetai ensuite un coup d’œil à mes
messages et compris que nous allions passer un mauvais quart d’heure ce
soir…
Sans plus attendre, je me glissai sous l’eau, qui s’avéra être froide,
même très froide. Comme à son habitude, Sara avait dû utiliser tout le
contenu du ballon d’eau chaude.
À peine venais-je de terminer de me laver que quelqu’un frappa à la
porte.
— Deux secondes ! criai-je en coupant l’eau et en m’enveloppant dans
une serviette.
J’ouvris la porte et me retrouvai nez à nez avec Zach.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’enquis-je en fronçant les sourcils.
Au moins, l’eau froide m’avait rafraîchi le cerveau ! Enfin,
suffisamment pour calmer mes envies de ce matin…
— Il faut qu’on parle tous les deux, répondit-il sans me quitter du
regard.
— Euh… Là, tout de suite ?
Je baissai les yeux sur ma petite tenue pour lui faire comprendre que ce
n’était pas le meilleur moment.
— Ça te pose un problème ?
Ce mec n’avait vraiment aucun tact ! J’étais certaine qu’il n’aurait pas
été embarrassé une seule seconde si je n'avais pas porté cette serviette !
— Oui, ça m’en pose un ! protestai-je, un peu irritée.
Il se contenta de hausser les épaules.
— Rejoins-moi dans ma chambre quand tu auras fini. Est-ce que tu as
encore besoin que je te prête des vêtements ? Vêtements que je ne reverrai
sûrement plus jamais, précisa-t-il d’un ton ironique.
Je lui jetai un regard noir et lui claquai la porte au nez. Comme si c’était
ma faute si ma mère avait malencontreusement voulu rendre ses vêtements
à la mauvaise personne, avant de les jeter… Dans tous les cas, je ne pouvais
pas prendre le risque qu’elle retombe sur des habits qui ne m’appartenaient
pas. On pouvait piéger ma mère une fois, mais pas deux.
Je soupirai et renfilai ma robe, ce qui me donna l’horrible sensation
d’être à nouveau sale et une énorme envie de retourner me doucher une
seconde fois. Mais la curiosité quant à ma prochaine discussion avec Zach
me força à y renoncer.
J’attrapai son déodorant et en pulvérisai presque l’intégralité sur ma
robe. Mieux vaut prévenir que guérir, non ?
Une fois assurée d’être enfin présentable, je sortis précipitamment dans
le couloir en direction de sa chambre.
Chapitre 26
Je refermai la porte derrière moi et m’adossai contre elle. Zach posa sur
son bureau l’appareil photo qu’il tenait dans les mains. Je compris qu’il
aurait voulu que je ne le voie pas, mais malheureusement pour lui, je ne
comptais pas en rester là.
Je m’en saisis et restai complètement hébétée lorsque mes yeux se
posèrent sur la première photo. Bien qu’elle ne soit pas d’une très bonne
qualité, Zach n’ayant de toute évidence pas les moyens de se payer un
appareil de professionnel, l’angle duquel elle avait été prise, le contraste et
les jeux de lumière donnaient un effet vraiment magnifique. C’était comme
si elle avait été retouchée alors qu’elle était parfaitement naturelle, et je pus
le confirmer en remarquant le ravissant hématome sur ma joue gauche. Ce
qui eut le malheur de me rappeler mon agression…
Heureusement, Zach m’arracha l’appareil des mains sans crier gare, ce
qui chassa rapidement ce souvenir.
— Tu es toujours obligée de toucher à tout ? me reprocha-t-il en le
reposant sur son bureau.
Je croisai les bras sur ma poitrine.
— Franchement, après que tu m’as prise en photo sans mon
consentement, pendant que je dormais et avec… (Je ne pus m’empêcher de
grimacer en repensant à l’état de ma pauvre joue.) C’est plutôt à moi de me
plaindre, tu ne crois pas ?
— Pourquoi ?
Je le fixai un instant, mais son visage n’affichait qu’un air
d’incompréhension.
— Pourquoi ? répétai-je, dubitative. Sérieusement, tu n’aurais pas pu
prendre pire photo de moi ! J’ai une tête de mort-vivante et de la bave au
coin des lèvres ! Si tu avais tant envie que ça d’avoir une photo de moi, il
suffisait de me demander ! Et puis… tu ne connais pas le droit à l’image ? !
— Tu n’as pas l’impression d’en faire un peu trop ? m’interrompit-il
dans mon discours de victime. Et puis je te trouve bien plus jolie sans tout
ce maquillage…
Mon peu de colère s’estompa en un instant. Mais je n’allais
certainement pas le laisser s’en tirer avec un simple compliment.
— En tout cas, je te jure que plus jamais je ne m’endormirai chez toi !
— Tant mieux, si j’avais su qu’il fallait te prendre en photo au naturel
pour que tu ne reviennes plus ici, je l’aurais fait bien plus tôt, me taquina-t-
il en esquissant un sourire narquois.
— Fais attention à ce que tu dis, ou je peux t’assurer que ton petit trésor
va finir par passer par la fenêtre, le provoquai-je en jetant un coup d’œil à
son appareil photo.
— Si tu fais ça, je peux t’affirmer que tu sauteras avec lui, renchérit-il
en s’approchant de moi.
Il posa les mains sur la porte, de chaque côté de mon visage, et plongea
ses yeux dans les miens.
— Tu fais quelque chose demain après-midi ? m’interrogea-t-il avant de
plisser soudain le nez.
Il recula hâtivement et se boucha les narines.
— Je pense que tu as un peu trop forcé sur le déo, Élo, marmonna-t-il
avec une voix de canard.
Je me mordis la joue droite, un peu gênée d’avoir gâché ce moment,
tandis qu’il ouvrait adroitement la fenêtre.
— Bref, reprit-il, pour samedi, tu es dispo ?
— C’est un rendez-vous ? demandai-je, le sourire aux lèvres.
Il haussa les épaules. Question idiote, évidemment…
Je fis mine de réfléchir.
— Hum, j’ai peut-être quelque chose de prévu, mais je m’arrangerai.
Disons, vers 14 heures ?
— À vrai dire, je m’étais déjà assuré auprès de ta sœur que tu serais à la
maison, m’avoua-t-il d’un air malicieux. Et d’accord pour 14 heures, je
passerai te chercher.
Je levai les yeux au ciel, exaspérée. Pourquoi poser la question
lorsqu’on connaît déjà la réponse ?…
— Sara n’est pas toujours au courant de tout, tu sais. Et d’ailleurs, où
est-elle ?
— Sûrement avec ma mère dans le salon.
Il referma la fenêtre, mais resta à bonne distance. Vu qu’il s’agissait
d’un déodorant longue durée, l’odeur ne me quitterait pas avant un moment.
Si elle lui déplaisait à ce point, peut-être que je pourrais un jour m’en servir
pour le menacer et lui soutirer des informations… Oui, cela me semblait un
excellent moyen de pression !
— Au fait, repris-je avec naturel, ta mère ne travaille pas aujourd’hui ?
Je suppose que si elle était absente ce matin, c’était seulement pour
emmener ton frère à l’école…
— Tu supposes bien, elle est infirmière et ses heures de travail sont
assez variées.
— Je vois… Et alors, de quoi voulais-tu me parler au fait ? Je doute que
ce soit juste à propos de notre petite sortie de demain.
Après avoir soupiré, il s’installa sur son lit en croisant les jambes. Cela
me fit sourire, j’avais l’impression qu’il se prenait pour un chef d’entreprise
assis à son bureau. D’ailleurs, je ne pus m’empêcher de l’imaginer en
costume-cravate noir et bien coiffé. Zach aurait tout d’un grand homme
d’affaires…
— Je veux établir certaines règles, annonça-t-il d’un ton bien trop
solennel.
Je haussai un sourcil.
— À quel propos, monsieur Menser ? l’interrogeai-je en prenant une
voix sérieuse à mon tour.
— À propos de nous, de toi. Premièrement, je pense qu’il vaut mieux
qu’on ne s’adresse pas la parole au lycée…
Oulà… Cela commençait à sentir bien plus mauvais que mon odeur…
— Tu veux dire, pour le peu de fois où tu y vas, fis-je remarquer, un peu
agacée par cette prétendue « règle ».
— Deuxièmement, poursuivit-il en ignorant mon commentaire, ne viens
plus chez moi sans m’en informer au préalable et…
— Stop, le coupai-je en levant la main devant lui. Je ne sais pas
combien tu as de conditions en tête, mais rédige-moi un contrat par écrit, ça
ira plus vite. Contrat que je vais certainement brûler, car il est hors de
question qu’on ait ce genre de relation ! Ou plutôt, pas de relation, si tu vas
par là…
Il se massa la nuque.
— J’essaie simplement de trouver un compromis.
— Un compromis pour quoi ?
— Pour pouvoir rester avec toi.
Il quitta son siège de P-DG et s’avança vers moi. Je compris à sa légère
grimace qu’il se retenait de ne pas s’enfuir en courant à cause de mon
délicieux parfum… Heureusement, l’amour est plus fort que la puanteur !
Sa main droite effleura doucement ma joue.
— Zach, j’ai l’impression qu’on ressemble à ces couples dans les films.
Tu sais, ceux qui ont envie d’être ensemble, mais qui ne peuvent pas, car il
y a toujours quelque chose ou quelqu’un qui les en empêche… Alors dis-
moi, c’est quoi le problème ?
— Le problème, c’est moi, Élodie, et je ne comprends même pas
pourquoi… pourquoi t’es ici avec moi. Pourquoi tu me laisses te toucher,
pourquoi tu m’as laissé t’embrasser hier soir, pourquoi…
— Je pensais que la raison t’avait paru assez évidente, soufflai-je en
posant une main sur sa joue.
— Tu ne sais rien de moi…
— Je crois que c’est justement ce qui m’attire… Peut-être que tu
devrais me parler de toi pour me faire fuir, plaisantai-je.
— Et je pense que cela marcherait, répondit-il avant de m’embrasser
délicatement.
Je fermai les yeux et m’abandonnai à cette douce sensation, jusqu’à ce
que Zach y mette fin en s’écartant, visiblement à contrecœur.
— Réfléchis-y, Élodie, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te
protéger.
— Me protéger de quoi ? Dis-moi au moins pourquoi je t’obéirais,
pourquoi j’accepterais de faire ça pour toi… Si la raison en vaut la peine,
alors je le ferai, mais explique-moi ! Parle-moi, Zach, je t’en prie !
Il soupira et plongea son regard envoûtant dans le mien.
— Parce que… je suis un vampire, murmura-t-il avant d’ouvrir la porte
derrière moi et de sortir dans le couloir.
Quel crétin.
* * *
* * *
— Élo, Élo…
Je remuai sous ma couette, agacée par cette voix venant me déranger
dans mon profond sommeil.
— Élodish… Révesh-toi.
J’entrouvris un œil et aperçus le visage de ma petite sœur. Ses longs
cheveux bruns étaient relevés en une sorte de plumeau sur sa tête tandis que
de sa bouche dépassait le manche de sa brosse à dents.
— Quoi encore ? ! râlai-je en prenant mon oreiller pour enfouir ma tête
dessous.
— Est djà plus d’midi. Man é moa, on vient de finir d’déjner, on t’a
laishée dormir…
— Et alors ? ! Je te préviens, si je retrouve une seule et infime trace de
dentifrice sur ma couette, t’es morte !
— Cé bon, cé bon, ta jush deux heures pour te prépasher, marmonna-t-
elle en faisant des efforts pour se faire comprendre.
Je dus tout de même me répéter deux fois sa phrase dans la tête pour
saisir ce qu’elle tentait vainement de me dire.
— Me prépa…
Je me redressai aussitôt. On était samedi, et j’avais rendez-vous avec
Zach dans deux heures !
Eh merde.
— Mais pourquoi tu ne m’as pas réveillée plus tôt ? ! m’énervai-je en
sautant du lit illico presto.
— Jé essayé, mé tu voulais pas te lever.
— Eh bien, tu aurais dû insister !
J’ouvris brutalement mon placard à la recherche d’une tenue adéquate.
— Cé ça, la prochaine fois, je te giflerai, au moins j’suis sûre que ça, ça
marche ! soupira-t-elle en quittant ma chambre.
Complètement absorbée dans mes pensées, je ne lui répondis pas. Je
n’avais aucune idée de l’endroit où Zach voulait m’emmener… Il serait trop
tôt, ou plutôt trop tard, pour aller au restaurant, et il ne me semblait pas le
genre de mec à emmener sa copine dans ce type d’endroit. Au pire du pire,
s’il avait vraiment faim, je le voyais bien s’arrêter manger un truc à Burger
King, et encore.
Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Le temps paraissait assez couvert,
et il commençait à faire froid, car décembre approchait. D’un autre côté, je
n’étais pas spécialement frileuse et je ne tombais pas malade facilement.
J’optai donc pour une jupe patineuse noire avec des collants transparents,
un débardeur blanc simple par-dessus lequel j’enfilerais ma veste en cuir.
Pour compléter le tout, je mettrais mes bottines noires à talons plats et
quelques accessoires comme des boucles d’oreilles et un bracelet en argent.
Tenue simple mais féminine, elle ferait largement l’affaire !
Je me précipitai ensuite sous la douche en lançant le chrono dans ma
tête. Il était déjà 12 h 30, il fallait vraiment que je me dépêche.
Après avoir lavé chaque recoin de mon corps, je m’essorai les cheveux
avant de crier :
— Sara, viens ici tout de suite ! Urgent ! Besoin de toi !
Je n’eus à attendre que quelques secondes avant de la voir débouler
dans la salle de bains tel un mammouth enragé, sa trousse de maquillage et
son sèche-cheveux dans une main, un petit tabouret dans l’autre.
— Suis là, suis là ! répondit-elle en posant lourdement ses affaires sur le
sol.
— Parfait ! Je veux que tu me coiffes comme tu n’as jamais coiffé
personne !
Elle roula des yeux en me faisant asseoir pour se concentrer sur sa
mission.
— Une tresse ? suggéra-t-elle en remuant avec légèreté mes cheveux
encore mouillés.
— Ce que tu veux, tant que c’est beau !
— Est-ce que tu m’as déjà vu faire quelque chose d’horrible ? demanda-
t-elle alors qu’elle branchait le séchoir.
Je secouai la tête.
— Non, mais tu n’as pas intérêt à commencer aujourd’hui.
Elle soupira et se mit au boulot.
13 h 50.
J’étais enfin parée. Jamais je ne m’étais préparée aussi vite lors de mes
rendez-vous passés. D’ailleurs, j’avais même réussi à grignoter un paquet
de chips tout en enfilant ma tenue.
Mais à présent, je me demandais comment quitter en douce cette
maison. En prenant l'escalier ? J’avais alors 70 % de chances de me faire
prendre sur le fait par ma mère. En sautant par la fenêtre ? Très mauvaise
idée, étant donné qu’il y avait au moins quatre mètres de hauteur. Ou alors
j’aurais dû prévenir Zach que j’allais certainement passer notre rendez-vous
à l’hôpital à me faire plâtrer la jambe… Charmant. D’un autre côté, mon
très cher ami Alex serait probablement content d’avoir un peu de
compagnie. D’après ma mère, il n’était toujours pas rentré chez lui, quelle
petite nature celui-là !
Je soupirai. Alors que je me trouvais dans ma chambre, j’avais
l’impression d’être coincée dans une cellule de prison, c’était vraiment
ridicule.
13 h 52.
Déjà ? ! J’allais être en retard, mais après tout, n’était-ce pas mieux de
se faire un peu désirer lors d’un rendez-vous ?
Finalement, je me rendis dans la chambre de Sara. Cette dernière était
couchée sur son lit, les pieds en l’air, et lisait un magazine people en
fredonnant un air que je reconnus immédiatement comme étant Best Thing
d’Anthem Lights.
— Est-ce que tu pourrais me rendre un tout petit service ? lançai-je.
Elle tourna brusquement la tête vers moi.
— Tu n’as pas l’impression d’abuser de ma gentillesse, là ? rétorqua-t-
elle en faisant sans conteste allusion à son aide pour ma préparation et à son
prêt de téléphone.
— Vraiment tout petit, petit…, insistai-je avec un regard implorant.
— C’est bon, j’y vais.
Elle posa son magazine et partit en direction du couloir.
— Euh, tu vas où en fait ? demandai-je en me rendant compte que je ne
lui avais encore rien dit de mon plan.
— Distraire maman, c’est bien ce que tu veux que je fasse, non ?
Un frisson me parcourut l’échine. Ma sœur avait-elle des dons de
télépathie ou de voyance ?
— Comment as-tu deviné ?
Elle haussa les épaules.
— Ben, pour sortir d’ici, il n’y a pas cinquante solutions. Puisque tu
n’es pas assez folle pour passer par la fenêtre, tu prendras forcément la
porte d’entrée.
Bon raisonnement.
— Par contre, tu m’en devras une, ajouta-t-elle, et sache que si Cerbère
découvre que tu as réussi à t’enfuir, elle saura aussitôt que j’étais ta
complice et me forcera à tout avouer…
— Ne t’inquiète pas, je rentrerai avant le dîner, promis ! Et pour
Cerbère, enferme-toi à clé dans ta chambre. Et si elle me cherche, dis-lui
que je suis avec toi et qu’on est occupées à… je ne sais pas, faire des
essayages !
— Bien, chef.
Elle partit dans le couloir en sifflotant à nouveau sa musique, et je la
regardai dévaler deux à deux les marches avant d’entrer dans le salon où
rôdait la bête.
J’attendis quelques secondes, puis descendis à mon tour le plus
discrètement possible, ma paire de bottes à la main. Arrivée dans le petit
hall d’entrée, duquel je pouvais entendre des bribes de conversation entre
Sara et ma mère, j’enfilai mes chaussures à la hâte et ouvris la porte. Celle-
ci grinça, mais pas assez fort pour que quelqu’un d’autre l’entende. Une
fois dehors, je la refermai doucement, réajustai mon écharpe et me mis en
route pour aller retrouver Zach.
Je marchais déjà depuis plusieurs minutes, longeant les maisons du
quartier, sans apercevoir Zach. M’avait-il oubliée, ou était-il en retard lui
aussi ? Peut-être avait-il eu un empêchement dont, n’ayant pas mon
téléphone, je n’avais pas été informée… Ce serait le comble ! J’avais une
fois de plus désobéi à ma mère pour lui, et ce crétin n’était même pas là !
— Élodie.
Je me retournai en sursaut.
— Tu m’as fait peur ! m’écriai-je en le regardant attentivement.
Ses cheveux sombres en bataille, son regard bleu pénétrant et intense, et
ses lèvres… S’il savait à quel point j’avais envie de l’embrasser. Est-ce que
je pouvais ? Après tout, nous n’étions pas encore officiellement un couple.
— Je suis garé un peu plus loin, viens.
Il se retourna et marcha devant moi à bonne allure. Son dos était large et
musclé à travers son perfecto, son jean bleu foncé moulait parfaitement son
beau petit derrière !
Euh… Je venais vraiment de penser à ça ? Je ne pus m’empêcher de
rougir en me demandant si j’étais la seule sur laquelle il produisait cet effet.
Je m’arrêtai devant sa moto. Zach me tendit un casque et je regrettai
d’avoir complètement oublié que j’allais y avoir droit moi aussi. Je l’enfilai
en faisant attention à ne pas abîmer la ravissante tresse que m’avait faite
Sara.
— Où est-ce que tu m’emmènes ? m’enquis-je tout en montant derrière
lui.
Pour toute réponse, j’entendis le moteur démarrer. Je passai les mains
autour de sa taille et posai la tête contre son dos, avant de me laisser bercer
par les mouvements du véhicule prenant la route.
Au bout d’une dizaine de minutes, je compris que nous venions de
quitter la ville, et bien que je lui fasse entièrement confiance, j’étais tout de
même un peu anxieuse quant à l’endroit de notre rendez-vous mystère.
Après un certain laps de temps, nous nous engageâmes dans un petit
chemin sinueux de campagne, et Zach gara sa moto derrière un vieil arrêt
de bus en mauvais état. Il descendit le premier et m’aida à faire de même.
J’eus beau regarder autour de nous, il n’y avait strictement rien ! Nous
nous trouvions en bordure de forêt, et de grands arbres, parmi lesquels je
pus reconnaître des chênes et des pins, s’étendaient à perte de vue devant
moi.
Cet endroit complètement désert me rendait nerveuse. Et si Zach était
effectivement un violeur ou un assassin ? Parce que là, ç’aurait été pour lui
le lieu parfait pour commettre un crime, dans les deux hypothèses…
Je chassai cette dernière pensée déplaisante de mon esprit.
— On est où au juste ? demandai-je en essayant tant bien que mal de
retirer mon casque.
Comme je n’y parvenais pas, Zach le fit à ma place et je le remerciai
d’un petit sourire gêné.
— Ne t’inquiète pas, je suis sûr que ça va te plaire, me dit-il avant de
s’engager dans les bois le premier.
— Euh… je te préviens tout de suite, je déteste les pique-niques en
forêt ! J’ai horreur des insectes et de tout ce qui y grouille… En plus, j’ai
déjà mangé !
— Tais-toi et suis-moi, m’ordonna-t-il.
Je me mordis l’intérieur de la joue et lui emboîtai le pas en silence.
Nous étions arrivés. Zach s’était garé à l’endroit même où il était venu
me chercher en début d’après-midi. Je devais à présent rentrer chez moi, au
pas de course d’ailleurs, car Sara allait certainement m’égorger comme un
mouton.
Mais je n’en avais pas envie. Je ne voulais pas quitter Zach, surtout pas
après ce qu’il venait de me raconter sur son passé. J’avais peur de ne pas en
avoir fait suffisamment pour lui, de ne pas lui avoir assez montré que j’étais
désormais là, qu’il avait quelqu’un avec qui il pouvait parler… être lui-
même.
D’un autre côté, il s’agissait d’un mec, et il était fort possible que Zach
aurait préféré que je me la ferme. Et puis, j’étais déjà l’opposé de la copine
idéale, celle qui est indépendante, confiante, tolérante… Je ne comprenais
d’ailleurs toujours pas comment Zach arrivait à me supporter !
— Euh… Merci pour aujourd’hui, dis-je simplement en lui rendant son
casque.
Il haussa un sourcil.
— Je pense que tu me l’as assez répété un peu plus tôt.
Pas faux. Mais quelques mots de politesse n’étaient pas une raison
suffisante pour que « monsieur » fasse son modeste avec moi.
— Et alors ? Ça ne va pas te tuer que je te remercie une fois de plus,
rétorquai-je en croisant les bras sur ma poitrine.
Soudain, quelque chose de blanc vint se poser devant mon œil droit, me
cachant la vue.
— Qu’est-ce que…
Je chassai ce qui me semblait être une poussière, puis levai la tête vers
le ciel. Il neigeait. Nous n’étions que fin novembre, mais il neigeait déjà.
C’était vraiment beau.
— Dommage que tu n’aies pas pris ton appareil photo, murmurai-je à
l’intention de Zach avant de pousser un léger soupir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en tendant la main pour essayer
d’attraper un flocon comme un enfant de cinq ans.
— Hein ?
— Tu viens de soupirer, pourquoi ?
— Ah, rien du tout, je pensais juste à un truc stupide…
— Qu’est-ce que c’était ?
— C’est stupide, je t’ai dit…
— Et alors, ça ne changera pas de d’habitude.
Je roulai des yeux devant cet adorable compliment.
— D’accord, mais je te préviens tout de suite, si tu te prends un coup
parce que tu auras rigolé, tu ne pourras pas me le reprocher. En fait… je me
disais juste qu’aujourd’hui était mon premier rendez-vous avec toi, la
première fois que tu m’as parlé de ton passé et aussi la première neige. Mais
ce ne sera pas notre premier baiser.
Ni notre première fois au sens propre du terme. Mais je préférai garder
cette pensée pour moi, après tout, nous n’en étions pas encore là tous les
deux… Enfin, Zach n’avait fait aucune allusion au sexe. Peut-être qu’il
n’avait pas l’intention d’aborder le sujet et qu’il attendait tout simplement le
moment venu. J’aurais tout donné pour pouvoir lire dans son esprit durant
quelques secondes…
Pourquoi ne suis-je pas télépathe ? regrettai-je amèrement avant de
reporter mon attention sur Zach.
Ce dernier se mit soudain à me rire au nez.
— Excuse-moi ! dit-il en brandissant les mains devant son visage pour
m’empêcher de le frapper. C’était plus fort que moi… Et j’avoue que c’était
complètement stupide ! Franchement, je me demanderai toujours ce qui te
passe par la tête des fois… D’ailleurs, je n’aurais jamais cru que tu pouvais
avoir des pensées romantiques aussi niaises que ça !
Il porta une main à sa bouche pour se retenir de rire, mais cela ne
fonctionna pas. Il était carrément hilare.
— Sympa, grognai-je, avant de tourner les talons en direction de la
maison.
— Élodie, attends.
Il me rattrapa et me força à pivoter vers lui.
— T’es vraiment une râleuse, hein, soupira-t-il en portant la main à mes
cheveux pour retirer doucement un flocon qui s’y était posé.
— Écoute, on s’est peut-être déjà embrassés, mais on n'a qu’à faire
comme si c’était la première fois en tant que couple, non ?
Je haussai les épaules avant d’ajouter :
— Ce n’est pas vraiment la même chose et puis…
Zach me fit taire en plaquant sa bouche sur la mienne quelques
secondes.
La façon dont ce mec embrassait me laissait l’impression qu’il suffirait
d’un seul de ses baisers pour que je lui pardonne toutes ses fautes… ce qui
était assez frustrant d’ailleurs.
— Mais qui t’a dit que j’avais accepté d’être ta copine ? murmurai-je
contre ses lèvres.
— Tu n’as pas le choix, j’ai rempli ta condition en te parlant de mon
passé, à toi de remplir les miennes, argumenta-t-il, avant de reprendre ce
qu’il avait commencé.
Je fermai les yeux et me laissai à nouveau envahir par la chaleur de sa
bouche. Tandis que nous nous embrassions, un immense sentiment de joie
me submergea. J’étais heureuse. Incroyablement heureuse.
Nous profitâmes tous deux de ce baiser pendant de longues secondes
avant que je ne décide de m’écarter.
— Passe-moi ton portable deux secondes, demandai-je tout en essayant
de reprendre mes esprits.
Il obéit sans poser de questions. Au moins, j’étais sûre qu’il n’avait rien
à cacher là-dedans.
J’activai le mode photo et dirigeai la petite caméra dans notre direction.
Comprenant ce que je comptais faire, il passa une main autour de mes
épaules et m’attira contre lui.
— Un mec qui aime prendre des photos, c’est plutôt rare de nos jours,
déclarai-je avant de sourire et de prendre le cliché.
— Tant que la photo reste sur mon portable, il n’y a aucun problème…
— Hors de question que tu la gardes pour toi tout seul, si tu ne me
l’envoies pas avant ce soir sur mon mail, je t’attaque en justice pour non-
respect du droit à l’image !
— Tu crois vraiment que tu aurais une chance de gagner ? Tu es en
premier plan sur l’image, le regard rivé sur l’objectif et un énorme sourire
niais sur le visage, ce qui prouve que tu as conscience que l’appareil te
prend en photo, et que tu es consentante. En plus, on arrive même à
distinguer un bout de ta main, celle qui appuie sur le déclencheur. Je crois
que cela serait un bel échec et mat pour toi, ma jolie…
J’en restai muette un instant.
— Dis-moi, tu ne voudrais pas faire du droit l’année prochaine, par
hasard ? En plus, je suis sûre que la robe de magistrat t’irait parfaitement, le
taquinai-je, elle mettrait tes jolies formes en valeur et…
Il m’attrapa dans ses bras en rigolant.
— Non, ça ne m’intéresse pas vraiment…
Sa bouche effleura mes lèvres. Son geste me fit frémir de désir, mais je
repris malgré tout la parole :
— Hum, et la photographie alors ? Tu es vraiment doué…
Il secoua la tête négativement.
— C’est assez rare de pouvoir vivre de sa passion, tu sais ?
— Qui ne tente rien n’a rien, rétorquai-je simplement.
Zach secoua une nouvelle fois la tête. Certes, nous avions encore un peu
de temps pour nous décider concernant nos études l’année prochaine, mais
le temps filait tout de même très vite… Moi, je savais déjà que je choisirais
la fac d’histoire. Je comptais vivre de ma passion et, même si je n’avais pas
encore d’idée fixe sur le métier que j’aimerais exercer plus tard, professeur
d’histoire ou guide touristique me semblaient de bonnes options.
— Hum, repris-je d’un air pensif, qu’est-ce qui t’intéresse alors ?
Il me regarda droit dans les yeux, avant de me répondre très, même trop
sérieusement :
— Toi.
Il joignit brusquement ses lèvres aux miennes, me laissant à peine le
temps de respirer. C’était ce qu’on peut appeler un baiser à couper le
souffle, non ?
Malheureusement, je dus une nouvelle fois y mettre un terme en me
souvenant d’une chose très importante… Il fallait que je rentre chez moi
sur-le-champ !
— Dé-so-lée, murmurai-je en me dégageant. On se voit… lundi ?
Il hocha lentement la tête. Et je compris à son expression que ce jour-là
serait bizarre pour nous deux. Être ensemble mais ne pas le montrer, avoir
des envies mais les cacher… Je ne savais vraiment pas si j’allais tenir le
coup. Rien que de devoir le quitter après cet après-midi passé tous les deux
m’était extrêmement difficile.
Je me détournai de son regard bleu envoûtant et me hâtai de rentrer chez
moi avant que mon cœur ne m’oblige à faire demi-tour et à lui sauter dessus
pour l’embrasser une dernière fois.
* * *
Zach fit bouger ses mains devant mon visage afin de me faire revenir
sur terre.
— Tu allais me dire quelque chose, me rappela-t-il.
Je secouai rapidement la tête et chassai toutes ces pensées. Ce n’était
pas le moment.
— J’ai oublié, ça ne devait pas être très important, mentis-je en faisant
mine de me gratter la tête, embarrassée.
J’aperçus soudain un groupe de personnes avancer vers nous dans le
couloir. Même s’ils étaient encore loin et semblaient occupés par leur
conversation, ils ne tarderaient pas à lever les yeux dans notre direction.
Zach n’eut pas besoin de se retourner pour comprendre le problème. Il
m’attrapa la main et je le suivis au pas de course.
Brusquement, il s’arrêta, et je manquai de lui rentrer dedans tandis qu’il
entrouvrait la porte d’une salle de classe, apparemment vide. Nous y
entrâmes, et il referma le battant tandis que je reprenais mon souffle. Nous
venions juste de parcourir une centaine de mètres à pied, mais j’avais
l’impression d’avoir couru un marathon.
— Il va falloir que tu travailles ton endurance, se moqua-t-il en se
promenant dans la salle.
Je le regardai slalomer à pas lents entre les bureaux vides, puis il s’assit
sur l’un d’entre eux en plein milieu de la salle.
— Pourquoi tu m’as emmenée ici ? demandai-je, curieuse.
— Doit-il forcément y avoir une raison ?
Je soupirai et m’avançai vers le grand bureau noir, réservé d’habitude
aux professeurs, avant de prendre place sur la chaise à roulettes qui lui était
attribuée.
— Hé, ce n’est vraiment pas juste ! m’exclamai-je en tournant sur moi-
même. Pourquoi les profs ont-ils des chaises aussi agréables alors qu’on a
droit à de vieux dossiers en bois ?
Il haussa les épaules.
— Peut-être parce que les élèves sont beaucoup plus nombreux que les
professeurs… Et je pense que leurs chaises sont plus chères que les nôtres.
— Justement, renchéris-je en croisant les jambes, ils ne connaissent pas
le principe de l’égalité ?
— Dans tous les cas, vu comment les meubles finissent ici, mieux vaut
qu’il y ait le moins d’objets de valeur possible. Je crois d’ailleurs que cette
chaise est l’une des seules rescapées du massacre continu des lycéens… du
moins pour l’instant.
Je pris un faux ton profond et sincère :
— Tu crois que je devrais l’interviewer ? Après tout, c’est l’une des
seules survivantes… D’ailleurs, je crois que je devrais la rapporter chez moi
en lieu sûr. En plus, je pourrais même lui présenter une copine de bureau !
Zach me fixa un instant pour être sûr que je n’étais pas sérieuse. Puis il
se leva et s’avança vers moi, les mains dans les poches de son jean, pour
finalement s’arrêter devant « mon » bureau.
— Je crois que tu as vraiment de graves problèmes, Élodie, déclara-t-il
sans broncher.
Je souris, amusée.
— Possible… Pensez-vous qu’on peut me soigner, docteur ?
— Hum, pas sûr, mais je peux tout de même essayer.
Il pencha la tête au-dessus du bureau et commença à m’embrasser. Mon
corps s’embrasa aussitôt et j’entrouvris les lèvres pour laisser sa langue
venir caresser la mienne. Zach dut ressentir mon désir et mon impatience,
car la seconde suivante, ses mains se posèrent sur mes côtes, puis il me
souleva un instant du siège pour me reposer presque en douceur sur le
bureau.
— Tu n’es vraiment pas légère, murmura-t-il contre mes lèvres.
Je lui pinçai le bras et il me regarda avec un air renfrogné.
— Il faut que tu retiennes deux choses, mon garçon, le prévins-je en
adoptant le ton qu’aurait un adulte pour sermonner un enfant. La première,
c’est qu’il ne faut jamais, jamais, tu m’entends, dire à une fille qu’elle est
grosse, même si elle l’est réellement. Il n’y a rien de plus blessant, tu m’as
comprise ?
Il acquiesça avant de demander :
— Et la seconde ?
Un large sourire s’étendit sur mes lèvres.
— La seconde est que tu ne dois jamais arrêter ce que tu as
commencé…
Il sourit à son tour et m’embrassa à nouveau, mais cette fois-ci avec
bien plus de fougue et de passion. Je gémis et répondis à son baiser avec
autant d’ardeur. Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine, mais pour
rien au monde je ne voulais le freiner. Je fis lentement remonter mes doigts
sur ses bras, m’arrêtant sur ses larges épaules et notamment sur son
tatouage.
— Zach…, soufflai-je entre deux baisers, il représente quoi ?
Il s’arrêta et suivit mon regard.
— Tu ne m’as pas dit à l’instant que je ne devais jamais m’arrêter ?
Il rapprocha son visage du mien, mais je tournai la tête au dernier
moment.
Eh merde, pensai-je en me mordant la joue. Mes frustrations de tout à
l’heure étaient revenues hanter mon esprit. Le tatouage, le trafic de
drogue… Qui était réellement la personne que j’étais en train d’embrasser ?
Ces seules pensées suffirent à chasser toutes mes envies du moment.
Zach soupira, comprenant que c’était fini, et je m’en voulus.
— C’est quoi le problème cette fois, Élodie ? demanda-t-il plus
froidement que je ne l’aurais pensé.
Bon, d’accord, ce que je venais de faire n’était pas très sympa, mais ce
n’était pas une raison pour me parler sur ce ton.
Je ne répondis pas. Tout simplement car je ne savais pas quoi lui dire. Si
je lui mentais, il le saurait immédiatement. Lui dire la vérité ? Impossible
pour l’instant. Bref, le seul moyen de pouvoir échapper à ça…
— Il faut que j’y aille, Vic doit m’atten…
Avant même que je ne puisse quitter le bureau, il posa les mains de
chaque côté de moi, bloquant ma seule voie d’issue. Enfin, j’aurais pu faire
une sorte de roulade arrière, mais il y avait plus de chances que je tombe à
la renverse sur les fesses que sur mes deux pieds…
— Pas avant que tu n’aies craché le morceau.
— Très bien, très bien, lâchai-je, mais tu le sais déjà. C’est juste que je
n’aime pas ce genre de relation. Enfin, c’est très palpitant de s’embrasser
dans une salle de classe déserte alors qu’il est possible que quelqu’un
surgisse à tout moment, mais devoir nous cacher… Enfin, je n’arrive pas à
m’empêcher de penser que c’est peut-être parce que je ne représente rien
pour toi, ou que tu as honte de t’afficher avec « la nouvelle », « Blanche-
Neige », car ne nous sommes pas de la même…
— Arrête, me coupa-t-il. Arrête avec ton baratin, je sais très bien que ce
n’est pas la vraie raison.
Il était bien plus futé que je ne le pensais… Mais mon petit discours lui
fit suffisamment baisser sa garde pour que je puisse le repousser, sauter du
bureau et m’enfuir de la salle avant même qu’il n’ait le temps d’ajouter
quelque chose.
Ayant besoin de m’aérer un peu l’esprit, je sortis à l’extérieur du
bâtiment. J’observai les alentours, à la recherche d’un vieux banc en bois
disponible. Lorsque mes yeux en dénichèrent un, je me précipitai dessus de
peur que quelqu’un d’autre ne me vole ma place. Je m’y laissai tomber
comme s’il s’agissait d’un canapé et le regrettai à l’instant où mon derrière
toucha le bois rugueux. Je croisai les bras sur ma veste en cuir pour me
réchauffer et fermai les yeux, laissant l’air frais me rafraîchir le visage.
— Ah, tu es là ! Je t’ai cherchée partout !
Je n’eus pas besoin d’ouvrir les paupières pour savoir qu’il s’agissait de
Vic. Je l’entendis prendre place à côté de moi.
— Écoute, je suis désolée, sincèrement, déclara-t-elle. J’ai dit des trucs
pas très sympas tout à l’heure et…
— Tu as raison, l’interrompis-je en la regardant enfin.
Elle fronça les sourcils, un peu perplexe.
— Hein ?
— J’ai dit que tu avais raison, répétai-je en plantant mon regard droit
dans le sien. C’est moi qui suis désolée, d’accord ? Je n’aurais pas dû partir
comme ça, c’était complètement stupide et enfantin. Après tout, tu n’as rien
dit de mal, tu as juste dit le fond de ta pensée, et c’est probablement vrai.
Elle plissa davantage les yeux, ne comprenant visiblement pas ce qui
m’avait fait changer d’avis aussi vite.
— J’ai réfléchi, lançai-je pour répondre à ses interrogations muettes. Je
sais qu’il me cache encore quelque chose, mais… J’ai aussi peur de la
vérité.
— Je vois…
En effet, moi qui pensais avoir traversé le pire lorsqu’il m’avait révélé
la raison de son passage en prison, je savais à présent que ce ne serait rien
comparé à son autre secret. Et je n’étais pas encore très certaine de pouvoir
l’affronter…
— Tu veux rompre ?
Vic avait lu une fois de plus dans mes pensées.
— Après tout ce que j’ai fait pour être enfin avec lui, hors de question !
m’exclamai-je en tentant d’esquisser un petit sourire outré.
Mais mes paroles n’étaient qu’à demi exactes. Serais-je capable de
continuer cette relation fondée sur des secrets ? Et s’il acceptait enfin de me
parler, quelle garantie aurais-je que ce ne soit pas un mensonge ? Jusqu’à
quel point pouvais-je faire confiance à Zach ?
Oui, j’avais la certitude qu’il était quelqu’un de bien, mais peut-être que
je me trompais depuis le début. Tout simplement car j’aimais Zach. Je
l’aimais comme je n’avais jamais aimé auparavant. Mais, à cause du
mystère qui l’entourait, j’avais comme l’impression que notre relation était
vouée à l’échec, que je m’étais voilé la face pour pouvoir vivre le genre
d’histoire d’amour parfaite dont rêvent toutes les adolescentes ! Mais la
mienne était loin d’être parfaite, c’était même tout le contraire.
— Je veux savoir, déclarai-je alors soudain en me levant. Lorsque je
l’aurai entendu m’expliquer sa version des choses… alors, je prendrai une
décision.
Et pour qu’il me la donne, j’avais l’intention de lui lancer un ultimatum.
© 2018, HarperCollins France.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Image : FOTOLIA/THEARTOFPHOTO/ROYALTY FREE
Réalisation graphique couverture : ALICE NUSSBAUM.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-8990-7
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Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
Chapitre 33
Une semaine s’était déjà écoulée. Seulement sept jours, oui, rien que
cent soixante-huit heures, et pourtant j’avais l’impression que cela faisait
des mois !
Ne pas adresser la parole à Zach lorsque je le croisais dans les couloirs
du lycée devenait de plus en plus difficile, j’étais quasiment sûre que je
finirais par craquer. Si je réussissais à tenir le coup pour le moment, c’était
simplement parce que la balle était dans son camp depuis que j’avais laissé
dans son casier un petit bout de feuille sur lequel j’avais écrit :
* * *
* * *
* * *
Finalement, elle qui pensait que nous allions être en avance, ce fut tout
le contraire. Nous arrivâmes devant le Helton, un cinq étoiles, à 18 h 04. Et
je compris, rien qu’à voir les voituriers et les deux vigiles placés devant
l’entrée, que ce n’était effectivement pas qu’un simple hôtel.
— Tu crois qu’on les a ratés ? demandai-je tandis que nous entrions
avec grâce dans le hall.
Celui-ci était très spacieux, classe et lumineux. D’immenses lustres
l’éclairaient dans ses moindres recoins, il y avait diverses décorations,
comme une fontaine d’intérieur au centre de la pièce, et des arbustes devant
chaque baie vitrée donnant sur l’extérieur.
Vic haussa les épaules et se dirigea vers le petit salon près de la
réception.
— Tu es sûre qu’on a le droit d’être ici ? Je veux dire, vu qu’on n’est
pas clientes de l’hôtel…
— Fais-moi confiance et détends-toi, me rassura-t-elle en s’asseyant sur
un canapé en simili-cuir et en m’invitant à faire de même.
Je lui obéis et, après avoir déposé mes sacs, remarquai qu’elle avait
vraiment choisi la meilleure place. De là où nous étions, nous avions vue
sur l’entrée, mais aussi sur l'escalier et les ascenseurs.
Un instant plus tard, un jeune serveur aux cheveux bien coiffés et au
smoking élégant s’approcha de nous, deux cartes dans les mains. Je tournai
la tête pour voir d’où il venait et découvris un bar à quelques mètres. Si je
n’avais pas été aussi stressée, je l’aurais aperçu plus tôt.
— Bonjour, mesdames, puis-je vous proposer un apéritif ? s’enquit-il
d’une voix suave.
Vic abaissa légèrement ses lunettes pour le détailler.
— Hum, qu’avez-vous de bon à nous suggérer ? l’interrogea-t-elle avec
un demi-sourire charmeur.
— Eh bien, sachez que nous avons de merveilleux vins d’une très
grande qualité, mais, si vous préférez les cocktails, je peux vous conseiller
notre spécialité maison qu’est le Pink Heavy.
Vic allait accepter, mais je lui donnai un discret coup de pied sous la
table pour rappeler l’état actuel de nos porte-monnaie, vides.
— Je pense que nous allons un peu réfléchir, finit-elle par répondre.
Nous attendons une amie, alors nous ne sommes pas pressées.
— Naturellement, mesdames, prenez tout votre temps. N’hésitez pas à
me faire signe lorsque vous aurez fait votre choix.
Il nous fit une légère révérence, avant d’ouvrir avec agilité les cartes et
de nous les tendre. La seconde d’après, il nous quitta pour retourner derrière
son bar.
— J’ai l’impression d’être dans un autre monde, dis-je en grimaçant.
Je retins un hurlement en voyant le prix des cocktails. « Pink Heavy, 45
dollars. »
— C’est vrai que, même si c’est amusant de se faire passer pour des
privilégiées, je ne pourrais jamais vivre comme ça… Enfin, c’est surtout le
fait de devoir parler avec un langage aussi courtois et distingué, beurk, ça
me donne envie de gerber !
— Mais je suis sûre que si tu avais de l’argent à volonté tu n’hésiterais
pas à faire quelques sacrifices, hein…
— C’est vrai, concéda-t-elle, l’argent est une solution à presque tous les
problèmes…
Nous continuâmes à débattre de ce sujet un bon quart d’heure, avant
que je ne commence de nouveau à paniquer.
Seulement deux personnes étaient entrées dans l’hôtel, et elles ne
ressemblaient pas du tout à des dealers. Tout d’abord, il y avait eu une
vieille femme couverte de bijoux en argent et portant son petit chihuahua
dans les bras comme s’il s’agissait de son bébé. Elle lui avait d’ailleurs
enfilé une petite salopette, ce qui nous avait fait bien rire, Vic et moi. La
seconde personne était également une femme très chic, vêtue d’un tailleur
et d’escarpins d’une bonne dizaine de centimètres. Elle s’était énervée
contre une réceptionniste qui avait tardé à lui remettre la clé de sa chambre,
car elle était occupée au téléphone. Elle non plus n’appartenait pas à notre
liste de suspects potentiels.
Je finis par faire part de mes craintes à Vic.
— Je suis sûre qu’ils ne vont pas venir, ou alors on a dû les rater…
— Si on les a ratés, ils finiront bien par ressortir un jour ! À moins
qu’ils ne sautent par les fenêtres ou ne passent par…
— Les issues de secours, conclus-je.
Tout comme Vic, je levai les yeux au plafond et repérai les quatre
caméras de surveillance placées dans chaque angle de la grande pièce. Elle
lâcha un profond soupir.
— Dire que je croyais avoir pensé à tout, marmonna-t-elle. C’est
fichu…
— Peut-être pas ! Logiquement, l’un des dealers a dû passer par l’entrée
principale pour récupérer la clé de la chambre, ce qui veut dire qu’il va
aussi devoir repasser ici pour la rendre…
— Sauf qu’ils pourront très bien sortir par-derrière et ne rendre la clé
que demain, ou d’ici plusieurs jours. Alors, à moins qu’on négocie avec le
serveur pour passer la nuit ici sans consommer quoi que ce soit…
— Surtout qu’il va bientôt commencer à se poser des questions, ajoutai-
je en croisant son regard impatient.
— On ferait mieux d’y aller alors… Je suis désolée que les choses se
soient passées comme ça, et j’aurais vraiment aimé qu’on découvre la
vérité, enfin, que tu saches s’il s’agissait de Zach ou non… Désolée.
Elle se leva à contrecœur et je fis de même. Mais chaque pas
m’entraînant vers la sortie provoquait chez moi une certaine culpabilité.
Avait-on fait tout ça pour rien ? Je ne connaîtrais donc jamais la vérité sur
mon copain ?
Je m’arrêtai.
— Vic… Je ne peux pas abandonner.
Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas où je voulais en venir.
— Moi non plus, Élo. Je te jure que je voulais aller jusqu’au bout, mais,
là, on n’a pas d’autre choix. Si on reste encore assises sans commander une
de ces boissons hors de prix, le serveur va finir par nous prendre pour des
profiteuses et nous mettre à la porte. Et si on commande un truc, on n’aura
tout simplement pas assez d’argent pour payer, et là on aura les flics aux
fesses… Alors, je ne vois vraiment pas comment…
— Je vais y aller, déclarai-je en prenant une grande inspiration. Je vais
aller voir par moi-même s’il s’agit bien de Zach ou non.
Après quelques secondes de silence, Vic éclata de rire.
— Pardon, tu peux répéter ? Est-ce que tu serais devenue complètement
folle ? T’es en train de me dire que tu veux carrément aller voir dans la
chambre ce qui s’y passe ? Mais ma pauvre, ça ne va plus dans ta petite
cervelle ! Je sais que mon degré de folie est supérieur à la moyenne, mais
sur ce coup-là… tu me dépasses largement !
— Écoute, c’est le seul moyen…
— Le seul moyen de te faire descendre, ouais, me coupa-t-elle en
secouant la tête. Et puis comment tu veux t’y prendre d’abord ? Tu vas aller
demander à la réception : « Excusez-moi, pourrais-je avoir le numéro de la
chambre où se déroule actuellement un échange de drogue ? » Mon Dieu,
mais Élodie, je ne sais vraiment pas ce qui te passe par la tête ! Et puis
même… Même si tu arrivais à avoir ce numéro de chambre, tu comptes
faire quoi après ? Je suis quasiment sûre qu’il y aura des vigiles armés dans
le couloir et devant la porte…
— Si c’est le cas, alors je n’aurai pas besoin de demander le numéro de
chambre.
Elle réfléchit un instant et réalisa que j’avais peut-être raison.
— OK, imaginons… Imaginons qu’on la trouve, cette putain de
chambre, dans la mesure où l’échange n’est pas encore terminé, car ça on
n’en sait strictement rien ! Bref, tu veux faire quoi après ? Tu crois qu’ils
vont te laisser entrer comme ça ?
— Bien sûr que non… Il va falloir que je trouve un moyen, même si je
ne suis pas très douée pour jouer la comédie…
— Et une fois dedans, tu comptes leur dire quoi ? « Oh ! désolée, je me
suis trompée de chambre ? » Tu crois sérieusement qu’ils vont te laisser
repartir comme ça ? Si tu rentres, tu ressortiras avec une balle dans la tête…
Jamais des dealers ne te laisseront en vie…
— Si… Si Zach y est, alors il m’aidera.
— T’es tellement naïve ! Ce mec ne t’a même pas dit ce qu’il faisait et,
si ça se trouve, il ne compte jamais le faire. Pour lui, tu n’es qu’une simple
fille, et tu es remplaçable, il n’aura certainement pas de mal à sortir avec
quelqu’un d’autre. Assimile-le bien une bonne fois pour toutes, tu n’es pas
particulière à ses yeux, ou du moins pas assez pour qu’il te confie tous ses
secrets. Alors pourquoi il se sacrifierait pour toi ? Et d’ailleurs, si je me suis
trompée, si ce n’est pas Zach, tu n’auras aucune chance de t’en tirer
vivante, ma vieille. Sinon, après tout ce que je viens de te dire, tu as
toujours envie d’aller te suicider ?
Si j’avais pu crier, là tout de suite, dans ce hall d’entrée luxueux, je
l’aurais fait. Mais au lieu de me ridiculiser et de me faire jeter dehors par la
sécurité, je me contentai de baisser les yeux sur mes mains et de remarquer
qu’elles tremblaient. J’étais terrorisée par ce que je comptais faire, Vic avait
raison. Mais j’avais aussi cet élan d’adrénaline qui bouillait depuis plusieurs
minutes dans mes veines et n’attendait qu’une chose, que je fasse le truc le
plus stupide de ma vie, quitte à me mettre en danger.
— J’y vais, déclarai-je contre toute attente, avant de m’élancer vers
l'escalier.
— Bordel, Élodie ! s’écria Vic en me rattrapant.
Elle se plaça devant moi et me fixa droit dans les yeux, tout en se
passant nerveusement les mains dans les cheveux, les ébouriffant.
— Quoi… quoi que je puisse te dire, ça n’aura aucune importance, pas
vrai ?
J’acquiesçai d’un hochement de tête. J’avais pris ma décision et ne
reviendrais pas dessus. Vic le savait. Elle jeta des regards angoissés autour
de nous, puis serra les poings et se retourna face aux premières marches.
— Très bien, mais je viens avec toi.
Chapitre 37
2. S’il vous plaît, messieurs, est-ce que je peux voir le Faucon un moment ?
3. Qui êtes-vous ?
7. Merci, messieurs.
9. D’accord.
1. Ta petite amie.
Chapitre 39
Après que j’eus passé plus d’une dizaine de minutes à inventer les traits
d’un certain « Faucon » imaginaire tout en restant le plus floue possible, le
jeune blond décida finalement de me laisser partir. Et franchement, moi qui
n’attendais que ça depuis mon arrivée au poste de police, je changeai
aussitôt d’avis en croisant le regard glacial de mon père, assis sur un banc
dans le hall principal.
Je déglutis et m’approchai de lui à pas lents.
— Euh… coucou, dis-je, extrêmement embarrassée.
Sans même me répondre, il secoua la tête, se leva et se dirigea vers la
sortie. Cela sentait vraiment mauvais pour moi…
— Papa, attends ! l’interpellai-je en courant pour le rattraper. S’il te
plaît, laisse-moi t’expli…
— Qu’est-ce que tu veux m’expliquer au juste ? me coupa-t-il
sèchement. Waylon m’a déjà tout raconté, tu n’as plus besoin de mentir
encore une fois.
— Men… mentir ?
— Arrête de nous prendre pour des idiots. Ta mère et moi savons très
bien que tu ne fais que ça depuis notre arrivée ici. Mais pourquoi ?
Pourquoi es-tu devenue comme ça, Élodie ? Un trafic de drogue ? ! Non,
mais tu te rends compte ! Tu ne peux pas tomber plus bas ! Est-ce que c’est
pour te venger du fait qu’on ait dû quitter Londres ? Parce que…
— Non… Non, papa, ce n’est pas ça, c’est juste…
Je comptais lui dire que c’était cette ville qui avait fait de moi ce que
j’étais devenue… mais c’était faux. Au fond de moi, je savais que j’avais
toujours été comme ça.
À Londres, je n’avais fait que me cacher sous l’image d’une gentille et
parfaite adolescente. Celle que tous les parents aimeraient avoir, qui est
sérieuse et qui obtient de bonnes notes, ne fait pas de bêtises, a un bon et
respectable petit ami qui la traite correctement… Mais à mon arrivée à
Saint-Louis, les choses avaient effectivement changé. Désormais, mes
résultats scolaires étaient en baisse, mon petit ami était un dealer et je me
retrouvais impliquée dans un trafic de drogue !
J’avais touché le fond, là… mais cette ville n’avait fait que révéler ma
véritable personnalité. Ici, j’étais enfin moi-même, l’Élodie Winston que
j’aurais dû être dès le départ. À la fois docile et rebelle, intelligente et
bornée, sensée et inconsciente.
Voyant que je n’ajoutais rien, mon père lâcha un profond soupir. Je
l’avais déçu, je lui avais menti, je l’avais trahi.
— Il va falloir qu’on parle, ta mère et moi, déclara-t-il. Je ne sais
vraiment pas ce qu’on va faire de toi, Élodie. Doit-on réellement utiliser les
grands moyens, te désinscrire de l’école et te faire suivre des cours par
correspondance pour que tu restes à la maison et que tu ne voies plus ce
garçon ? C’est ça que tu souhaites ?
Je n’aurais pas pensé que mon père pouvait avoir en tête ce genre de
mesures extrêmes me concernant. Ne plus aller au lycée et passer le reste de
ma vie enfermée à la maison uniquement pour m’empêcher de voir Zach ?
Tout ça pour un simple garçon ? Non, il n’était pas qu’un simple garçon. Ce
que Zach représentait pour moi était… indéfinissable. Si quelqu’un m’avait
dit un jour qu’aimer une personne à ce point-là était possible, je lui aurais
probablement ri au nez.
Nous sortîmes sur le parking sans un mot et, alors que je m’apprêtais à
ouvrir la portière de la voiture, un coup de klaxon résonna derrière moi. Je
me retournai et des phares m’éblouirent un instant, avant que je puisse
distinguer le conducteur de la moto arrêtée à quelques mètres de moi. Zach.
Mon père grogna quelque chose en le reconnaissant à son tour.
— Élodie, monte immédiatement dans la voiture, m’ordonna-t-il.
Voyant que je restais immobile, il ajouta plus froidement :
— Élodie, ce garçon a tué quelqu’un, est-ce que tu le sais au moins ? !
Je me retournai dans sa direction, hébétée qu’il le sache. Mais après
tout, Waylon avait dû le mettre au courant et lui recommander de ne plus
laisser Zach m’approcher.
— Je sais, répondis-je après quelques secondes.
Mon père parut scandalisé que cette information ne me fasse ni chaud ni
froid.
— Et tu veux tout de même…
« Aller avec lui », compris-je, bien qu’il ne finisse pas sa phrase.
J’aurais aimé pouvoir lui dire que Zach n’était pas quelqu’un de mauvais…
Mais comment le lui faire comprendre alors que j’avais, par ma faute, perdu
toute sa confiance ? Et puis, je ne pouvais pas trahir le secret de Zach.
Mon père n’ajouta rien, attendant que je me décide à choisir entre lui et
Zach.
Si je rentrais chez moi, Zach ne m’en tiendrait sûrement pas rigueur,
mais une fois à la maison j’allais devoir à nouveau subir les reproches de
ma mère, puis attendre sagement dans ma chambre que mes parents se
mettent d’accord sur un verdict commun à mon sujet. Ce jugement serait
certainement sans appel. De plus, si mon père était sérieux concernant les
cours par correspondance, je ne pourrais probablement plus quitter la
maison avant un bon moment… Autant dire que Zach et moi, ce serait fini.
Or je n’avais pas envie que cela se termine ainsi, pas avant d’avoir eu les
réponses à mes questions. Et après tout ce qui s’était passé, Zach était bien
le seul à pouvoir m’apaiser.
Alors que mes pieds se dirigeaient d’eux-mêmes vers la moto,
j’entendis la portière de la voiture s’ouvrir, et je compris que mon père
venait de s’installer à l’intérieur. Il ne m’avait pas empêchée de partir, mais
je savais que je devrais assumer les conséquences de mon choix, mon retour
à la maison risquait d’être difficile.
Je montai rapidement derrière Zach et enfilai le casque qu’il me tenait.
Il démarra le moteur de sa moto, puis nous partîmes sans plus attendre.
* * *
À mon retour dans la chambre, après avoir passé plus d’une quinzaine
de minutes sous l’eau chaude et une dizaine d’autres à me sécher les
cheveux, je remarquai que Zach s’était couché. Pensant qu’il s’était
endormi, je ne fis aucun bruit et m’allongeai discrètement à ses côtés.
Brusquement, il m’attrapa par la taille, me forçant à me tourner pour lui
faire face. Il me serra contre lui. Et c’est ainsi que je constatai qu’il était
torse nu. Cela ne me gênait pas, bien au contraire, je regrettais presque
d’avoir refusé qu’on aille plus loin tous les deux…
J’entrelaçai mes jambes nues aux siennes et posai la tête dans le creux
de son cou. L’odeur chaude et mielleuse qui émanait de son corps suffit à
me détendre, et je me sentis enfin en sécurité, dans ses bras.
— Au fait, l’entendis-je murmurer, sa bouche contre mon front, c’est
qui, cet Alex ?
Ah, flûte… J’avais complètement oublié le fait que je ne lui en avais
jamais parlé.
— Euh… c’est le fils d’un ami de mon père… Mes parents ont essayé
de me caser avec, mais sans succès.
— Hum, marmonna-t-il simplement.
Cela ne semblait pas l’inquiéter plus que cela, et il avait bien raison.
Alex ne représentait strictement rien pour moi. Mais j’aurais sans doute dû
préciser que je représentais quelque chose pour lui…
Complètement épuisée par cette journée pleine de péripéties, je fermai
les yeux. Avant que je ne sombre dans le sommeil, quatre petits mots à
peine audibles parvinrent à mon cerveau, mais peut-être était-ce seulement
mon imagination…
— Je t’aime, Élodie.
Chapitre 41
* * *
Assise devant mon lycée, sur le bord d’un trottoir, depuis plusieurs
minutes, je réfléchissais à ce que j’allais faire, la tête entre les mains.
Je n’avais pas d’amis chez qui aller, hormis Zach. Quant à Vic, après
tout ce qu’il venait de se passer, j’étais certaine d’être la dernière personne
qu’elle avait envie de voir. D’ailleurs, je ne savais même pas si elle me
considérait encore comme son amie. Et puis elle vivait dans un appartement
en centre-ville avec sa tante pendant l’année scolaire, car ses parents et sa
grande sœur Gabriella habitaient à la campagne, à plus d’une cinquantaine
de kilomètres de Saint-Louis. Or je ne connaissais Mme Verden que de vue
et à cause de sa très belle réputation de « secrétaire désagréable », alors je
ne m’imaginais pas du tout lui demander de m’héberger quelques jours…
Je poussai un profond soupir. Comment en étais-je arrivée là déjà ? Ah,
oui… Zach et mon comportement suicidaire.
Soudain, un bruit de tonnerre retentit. En levant les yeux, je constatai
que le ciel s’était couvert. Vu la couleur sombre des nuages, il n’allait pas
tarder à pleuvoir. Il fallait que je me remue.
Sans savoir où j’allais, je me mis à marcher. Alors que de fines gouttes
commençaient à tomber, que des éclairs illuminaient le ciel à intervalles
réguliers, je remarquai que mes pieds m’avaient conduite jusqu’au club
d’Eric. Par chance, il était encore ouvert. Je poussai le vieux portail gris et
m’empressai de rentrer.
Je m’étais attendue à entendre de la musique à fond, le bruit de la corde
à sauter claquant sur le sol ou des coups contre les sacs de boxe, mais tout
était silencieux. Du couloir, je pouvais voir que la grande salle était déserte.
— Euh… Il y a quelqu’un ? demandai-je en regardant autour de moi.
Question stupide. Si la porte était ouverte, il y avait forcément
quelqu’un. Mais peut-être qu’il s’agissait de cambrioleurs, ou bien… Je
tressaillis lorsque la porte à ma droite s’ouvrit brusquement. Eric se tenait
dans l’embrasure, visiblement étonné de me trouver là.
Avec sa barbe de quelques jours, son teint pâle et les énormes cernes
sous ses yeux, il paraissait presque malade, mais je le connaissais, et il avait
toujours cette tête-là.
Alors qu’il regardait désormais ma valise, j’eus le temps de distinguer
derrière lui un petit bureau en verre avec dessus un vieil ordinateur en
piteux état, une cafetière et un mug violet.
Eric se massa le menton un instant. Il avait sûrement compris que je
n’étais pas là pour lui annoncer que je partais en séjour à la montagne.
— Viens, rentre, lâcha-t-il en poussant la porte d’un coup de pied.
— Merci…
Tandis qu’il prenait place à son bureau, je restai debout, observant un
peu plus la pièce. Il n’y avait pas grand-chose, à part un grand poster
dédicacé représentant Mike Tyson debout sur un ring, le regard victorieux
et le visage en sueur.
— Alors… Que s’est-il passé ? s’enquit Eric en se servant une tasse de
café.
Je compris que la caféine devait lui causer des insomnies.
— Je… je n’avais nulle part où aller, bredouillai-je. Je ne pouvais pas
me rendre chez Vic ni chez Zach et…
— Stop, m’interrompit-il en faisant une croix avec ses mains. Est-ce
que tu peux au moins commencer par le début ?
Je hochai la tête et lui racontai alors tout ce qu’il m’était arrivé depuis la
veille. Le plan de Victoria pour enquêter sur Zach, mon idée suicidaire, le
trafic de drogue, le poste de police, le fait que j’avais choisi mon petit ami
plutôt que mon père, et mon retour à la maison, qui s’était assez mal
terminé.
À la fin de mon récit, Eric semblait contrarié.
— Comment tes parents ont-ils pu te faire une chose pareille ? !
s’indigna-t-il en se levant tout à coup.
— J’en sais rien…
Il réfléchit un instant.
— Bon, on peut dire que tu ne leur as pas rendu les choses faciles. Te
retrouver mêlée à un trafic de drogue, ce n’est pas rien. Mais s’ils pensent
qu’en te foutant dehors tu retrouveras la raison, ils ont vraiment tort. Rejeter
son enfant avant même de l’avoir écouté est une très grosse erreur. Souvent,
les adolescents s’enfuient et ne remettent plus les pieds chez eux, beaucoup
ne revoient jamais leurs parents.
Je frémis.
— Bien sûr, je sais que ce ne sera pas ton cas, poursuivit-il. Même si tu
leur en veux énormément aujourd’hui, tu sauras leur pardonner, comme ils
le feront aussi.
— Comment vous pouvez en être aussi sûr ? Ils ont pourtant été clairs,
tant que je ne quitterai pas Zach, ils ne me laisseront pas rentrer. Et je ne
compte pas rompre avec lui.
— Élodie, tu es quelqu’un de bien et tes parents sont également des
gens bien, je le sais. C’est pour ça qu’ils n’ont pas su comment réagir face à
tes actes. Jamais tu n’avais agi de cette façon auparavant, ils ont sûrement
été désemparés. Laisse-leur le temps de réaliser qu’ils ont pris la mauvaise
décision, je suis certain que, d’ici quelques jours, ils t’appelleront pour te
demander de rentrer.
Si les mots d’Eric me réconfortèrent un peu, je n’étais pas aussi
confiante que lui. Et s’ils choisissaient de ne plus jamais m’adresser la
parole ? Et s’ils m’avaient vraiment bannie de chez eux ?
— Bon, ajouta Eric en attrapant ma valise d’une main, j’ai cru
comprendre que tu n’avais pas d’endroit où dormir. Tu as de la chance, je
viens juste de recevoir un canapé ultra-confortable à l’appart !
Il m’offrit un sourire chaleureux et sortit dans le couloir sans que j’aie
eu le temps de répondre.
— Att… attendez ! m’écriai-je en le rattrapant, je ne veux pas vous
déranger…
— Jeune fille, je ne vais tout de même pas te laisser passer la nuit
dehors avec le temps de chien qu’il fait. D’autant plus que j’ai de la place
chez moi. Et puis, si ça me dérangeait, je ne te l’aurais pas proposé. Allez,
viens.
Je fermai les yeux quelques secondes et soupirai de soulagement. Au
moins, j’allais pouvoir passer la nuit au chaud et en sécurité.
— Bon, Élodie, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? ! lança Eric
depuis l’extérieur du club.
— J’arrive ! répondis-je en rejoignant mon nouveau taulier.
Chapitre 43
Eric gara son énorme Ford Ranger orange sur le parking du bar où je
l’avais croisé par chance en rentrant chez moi le jour du match de Lyam.
Zach m’avait plantée devant le stade et j’avais dû marcher je ne sais
combien de bornes.
Alors que la pluie tombait toujours à verse, Eric se pencha vers la
banquette arrière pour attraper un vieux papier journal qui y traînait.
— J’habite dans l’immeuble en face, déclara-t-il en ouvrant sa portière.
Il me semble que j’ai un parapluie à l’appart, je vais aller te le chercher, je
reviens tout de suite !
— Eric, ce n’est franchement pas la peine ! répondis-je, gênée, en
mettant un pied dehors. Ce ne sont que des gouttes d’eau, vous savez, pas
des grêlons.
— Peut-être, mais quelques gouttelettes suffisent amplement pour
tomber malade et…
Déjà sortie, je m’empressai de récupérer mes sacs de vêtements dans le
coffre.
— T’es vraiment têtue comme une mule, toi, marmonna-t-il en attrapant
ma valise.
Je souris, prenant conscience que ma « cohabitation » avec mon ancien
voisin allait probablement s’avérer amusante ! Peut-être même allais-je le
préférer à ma peste de petite sœur !
Nous marchâmes rapidement en direction de l’immeuble, et montâmes
dans l’ascenseur.
— Sixième étage, m’annonça-t-il.
Je baissai les yeux sur sa seconde main pourtant libre.
— Vous avez déjà des douleurs aux bras, vieil homme ? plaisantai-je en
appuyant tout de même sur le bouton.
Il me donna une petite tape sur le crâne en rigolant.
— Tu vois bien que non.
Je secouai la tête, et nous sortîmes dans le couloir pour finalement nous
arrêter devant la porte numéro 24.
— Je dois aussi vous ouvrir la porte ? m’enquis-je sur un ton ironique
alors qu’il sortait les clés de sa poche.
— Non, par contre, je préférerais que tu me tutoies, déjà que tu me
traites comme un vieux, j’aimerais au moins avoir ce privilège.
— Message reçu, grand-père…
Il soupira et me laissa entrer dans l’appartement.
— Je crois que je vais très vite regretter de t’avoir emmenée ici,
l’entendis-je marmonner tout bas alors que je parcourais les lieux du regard.
La pièce principale était un salon dans lequel était installé le canapé
censé être « ultra-confortable » d’Eric, un petit écran de télévision près des
fenêtres donnant sur la rue, et une bibliothèque en bois vide. Il y avait un
coin-cuisine avec tout le nécessaire, réfrigérateur, plaques de cuisson, et un
plan de travail sur lequel était posé un carton contenant visiblement un
micro-ondes, bien que ce dernier ne semble pas avoir encore été utilisé. Son
appartement avait l’air parfaitement propre et une légère odeur de neuf et de
renfermé me parvenait jusqu’aux narines.
Eric vivait-il réellement ici ? Parce que l’endroit paraissait presque
inhabité. Il n’y avait aucun objet personnel, aucun objet tout court, hormis
les meubles qui semblaient tout neufs. Peut-être passait-il le plus clair de
son temps à son club.
Il toussota, ce qui me tira de mes pensées.
— Hum, j’espère que l’endroit te convient… Enfin, ça me paraît mieux
que de dormir à la belle étoile.
Chose que j’aurais pu nuancer si nous n’étions pas en hiver.
— Je ne vous remercierais jamais assez…
— Hé, je t’ai déjà dit de me tutoyer, rouspéta-t-il en s’avançant vers la
première porte. Ah, et je t’avais dit que je te laisserais le canapé, mais
finalement je l’aime trop pour te le prêter, alors tu auras la chambre. Les
draps sont propres, je n’ai jamais dormi dedans, et tu as même un placard
pour ranger tes affaires. Sympa, non ?
Je clignai plusieurs fois des yeux, un peu surprise qu’il n’ait jamais
dormi dans sa chambre et embarrassée qu’il se montre aussi gentil.
— Eric, vous… Enfin, tu… tu n’es pas obligé d’en faire autant pour
moi, répondis-je, confuse.
Il chassa ma réponse d’un geste de la main.
— Arrête un peu de me remercier, tu es mon invitée, alors tu feras ce
que je te dis. Maintenant, va ranger tes affaires et prends aussi une bonne
douche, tu sens le chien mouillé.
Très aimable.
— Et les pizzas ?
Il haussa les épaules.
— T’es un vrai estomac sur pattes, ma parole ! s’étonna-t-il en rigolant.
On mangera après, dépêche-toi.
— Bien, chef !
Je me hâtai et entrai dans ma « nouvelle chambre » pour quelques jours.
Les murs étaient comme ceux du salon, peints d’un blanc classique,
tandis que des lattes de bois faisaient office de plancher. La chambre n’était
pas très grande, un lit et un placard y trouvaient tout juste une place.
D’ailleurs, je dus même ouvrir ma valise sur le lit. Et franchement, j’aurais
peut-être mieux fait de la garder fermée. D’un autre côté, je reconnus
immédiatement l’identité de la personne qui me l’avait remplie. Soit Sara
avait complètement oublié que nous étions désormais en plein hiver, soit
elle s’était persuadée que j’irais à coup sûr chez Zach et qu’il me faudrait
des vêtements adaptés à ce genre de situation, c’est-à-dire des tenues ultra-
courtes, moulantes et légères. Je retrouvai même certaines de mes robes
d’été et un maillot de bain, mais aucun pyjama convenable, j’allais donc
devoir garder mes pantalons en compagnie d’Eric. Même si je le voyais un
peu comme un grand-oncle chaleureux, nous n’étions pas de la même
famille et il restait un homme, quel que soit son âge.
Par pure curiosité, je jetai un coup d’œil à mes autres sacs de vêtements
et remarquai que la plus grande partie avait été remplacée par mes affaires
de cours et par mon sac… Évidemment.
Après avoir soulevé quelques habits dans ma valise, j’y aperçus mon
ordinateur portable et une petite enveloppe que je m’empressai d’ouvrir. Il
y avait dedans environ trois cents dollars ainsi qu’un message de quelques
lignes.
Élodie, sache tout d’abord que je ne suis pas désolée pour ce qui
s’est passé. Nous avons longuement discuté ton père et moi avant de
prendre cette décision ensemble et, même si cela me peine
beaucoup, et je sais que tu dois te sentir blessée en ce moment
même, nous l’avons fait pour ton bien.
J’espère que cela te permettra de prendre du recul sur tes actes,
mais aussi de te souvenir de qui tu es vraiment, tu n’es pas la jeune
fille téméraire et imprudente qui agit contre les interdits que tu
crois être devenue.
Toutefois, je ne suis pas d’accord avec ton père quant au fait que tu
doives choisir entre ce garçon et notre famille. Je sais pertinemment
que tu ne peux pas lutter contre tes sentiments pour lui.
Malheureusement, ton père est aussi têtu que toi ! Mais peut-être
que l’amour qu’il a pour toi le fera changer d’avis d’ici à quelques
jours, du moins je l’espère vraiment.
Ta maman qui t’aime énormément.
P-S : Je t’ai laissé un peu d’argent pour ces quelques jours…
Après qu’Eric m’eut grondé pour être restée plus d’une vingtaine de
minutes sous l’eau chaude, il m’ordonna d’aller faire réchauffer les pizzas
tandis que monsieur regardait un match de boxe à la télé.
— J’y crois pas, râlai-je en ouvrant le frigo, je n’ai jamais vu un prof de
sport aussi feignant !
Mon regard se posa sur la boîte de pizza, la seule chose à manger dans
le grand réfrigérateur. Incontestablement, Eric ne vivait pas à temps plein
ici. Peut-être aurais-je dû aller à l’hôtel finalement. D’un autre côté, j’étais
sûre qu’après trois nuits je n’aurais plus eu d’argent, sans compter les repas.
Au moins, tant que je vivais ici, mon argent me servirait à faire des courses
pour remplir le frigo…
— Et en plus, t’es un menteur ! ajoutai-je en me souvenant qu’Eric avait
parlé de deux pizzas restantes.
— Non, il y en a bien deux, rétorqua-t-il. Oh ! purée, tu as raté un
magnifique coup de coude retourné !
En ouvrant la boîte, je remarquai qu’effectivement deux morceaux de
pizza se superposaient l’un sur l’autre. Je branchai le micro-ondes, fouillai
les placards pour en sortir une assiette et y posai les pizzas.
Tandis que notre dîner réchauffait, je m’accoudai au plan de travail et
observai Eric du coin de l’œil. Avachi sur son canapé dans son survêtement
gris et ses baskets de course usées, il semblait complètement passionné par
son match. Je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait tout d’un vieux
quadragénaire encore célibataire.
J’attrapai l’assiette de pizza et le rejoignis sur le canapé.
— Regarde-moi ça, Élodie ! s’exclama-t-il en se penchant vers l’écran.
L’autre ne monte pas assez ses gants, s’il lui met une droite… Waouuuh,
elle est passée ! Tu l’as vu ? ! Ça lui apprendra à ne pas faire attention à sa
garde !
Je souris et, tout en me concentrant sur le combat, croquai dans un
morceau de pizza que je reconnus comme étant une quatre fromages.
— Alors, comment elle est ? s’enquit-il en prenant le deuxième
morceau.
— Pas mal, admis-je. Elaine vous… enfin, ta femme ne te manque pas ?
— Ex-femme, rectifia-t-il en quittant l’écran des yeux pour me regarder.
Pourquoi cette question tout à coup ?
Je haussai les épaules.
— Ton appart me paraît vraiment… délaissé. Et puis, je suppose que tu
as des insomnies, enfin, c’est même certain.
Il reporta à moitié son attention sur le combat.
— Vous, les femmes, vous pensez toujours que vous êtes les seules à
souffrir après une rupture et que l’homme s’en remet immédiatement
comme s’il s’en moquait royalement. Eh bien, sache, gamine, que c’est
totalement faux ! Bien sûr, je ne vais pas me laisser abattre parce que ma
femme m’a quitté, et je ne vais pas passer le reste de ma vie à m’apitoyer
sur mon sort. Mais tu as raison, chaque fois que je ferme les yeux, son
visage revient hanter mes pensées, impossible de trouver le sommeil.
— Alors, tu te dopes au café et tu passes tes soirées à t’entraîner au club
où tu finis par t’endormir, mort de fatigue, jusqu’au lendemain ?
Il sourit tristement.
— C’est un peu ça. Mais si on parlait plutôt de toi, tu l’aimes vraiment
ce garçon, pas vrai ?
— À ton avis ? répondis-je en souriant, amusée qu’il change si
rapidement de sujet.
— Ah, l’amour !… déplora-t-il d’un ton las. De toute façon, ça n’amène
que des problèmes !
Pour une fois, j’étais complètement d’accord. Mais ce sentiment nous
apporte tellement plus… Il rend notre quotidien incroyable et exceptionnel.
Grâce à lui, nous nous sentons vivants, nous apprenons de nouvelles choses.
C’était sans aucun doute la chose la plus merveilleuse au monde.
— D’ailleurs, à cause d’une certaine femme, il n’y a plus d’eau chaude
et je vais devoir attendre demain pour me doucher ! râla Eric.
Je levai les yeux au ciel.
— Ce n’est pas ma faute ! Si tu m’avais dit plus tôt qu’il y avait un
ballon d’eau chaude aussi… Et puis, grâce à moi, demain soir, tu mangeras
un vrai repas sain !
— Tu vas cuisiner ?
Je hochai la tête, déterminée à lui vanter mes talents culinaires, que je
ne connaissais pas encore moi-même.
— Je ne compte pas m’empiffrer de pizzas tous les soirs, et puisque j’ai
du mal à t’imaginer aux fourneaux…
— Très bien. Tu n’auras qu’à me faire une liste des choses dont tu as
besoin et j’irai les acheter demain.
— En fait, je comptais y aller moi-même après les cours, lui avouai-je
en me levant, l’assiette de pizza vide à la main. Déjà que tu me laisses
dormir ici gratuitement, c’est la moindre des choses…
Il secoua la tête.
— Pas question. Tu as déjà vu un restaurant sans denrées ? C’est mon
appartement, alors je fournis la nourriture. En contrepartie, tu me feras de
bons plats, c’est largement suffisant, jeune fille.
Bien que je ne sois pas aussi sûre que lui concernant ma part du marché
à remplir, qui me paraissait franchement inégale, si Eric en avait décidé
ainsi, je n’allais pas le contredire.
D’un autre côté, peut-être que je pouvais le remercier autrement. Et si je
l’inscrivais sur un site de rencontre ? Jouer l’entremetteuse pour l’aider à
trouver une nouvelle femme pouvait être pas mal ! Ou bien était-ce encore
trop tôt ? Mais j’étais certaine que fréquenter quelqu’un lui permettrait de
ne plus se focaliser sur son ex-femme.
Dans tous les cas, cet appartement manquait clairement de vie et, même
si ma présence allait un peu dynamiser Eric et lui changer les idées, lorsque
je partirais, je n’avais pas envie que mon vieil ami retombe dans son
gouffre de solitude et d’insomnie. Oui, il fallait que je lui trouve
quelqu’un !
Je lavai rapidement l’assiette et allai au pas de course dans ma chambre
en lançant un bref « Bonne nuit, à demain ! », puis fermai la porte. Je
l’entendis répondre quelque chose du genre « Déjà ? Alors qu’il n’est que
19 heures ? », mais j’étais bien trop concentrée sur mon nouvel objectif, qui
d’ailleurs me changerait sûrement les idées à moi aussi.
Grossière erreur… Après avoir allumé mon ordinateur, je remarquai
qu’il n’y avait pas de wi-fi. Ma fin de soirée fut alors fascinante, puisqu’elle
se résuma à jouer au solitaire et à faire de « passionnantes » parties
d’échecs contre une machine !
* * *
* * *
— Salut…
Son regard bleu me fixa avec dureté. Zach me poussa sur le côté pour
entrer dans la pièce sans un mot.
— Ça va, gamin ? lança Eric, toujours assis sur son canapé.
Zach s’approcha de lui d’un pas vif et déterminé.
— Comment avez-vous pu la laisser habiter avec vous ? ! Qu’est-ce qui
vous a pris, Eric ? Pourquoi ne l’avez-vous pas convaincue de retourner
chez elle ?
— Zach, je…
— Ce n’est pas à toi que je m’adresse, Élodie, m’interrompit-il
froidement.
OK, je voulais bien qu’il soit en colère, mais de quel droit se permettait-
il de me parler de cette façon ?
— Eh bien, figure-toi que moi, si ! rétorquai-je en m’avançant vers lui.
Je lui attrapai le bras et l’obligeai à se retourner pour me faire face.
— Eric n’a rien à voir là…
— S’il n’avait rien à voir là-dedans, comme tu dis, alors tu n’habiterais
pas chez lui depuis deux jours.
— C’est moi qui ai accepté de rester ici, il ne m’a pas forcée, tu sais.
— Encore heureux, sinon…
— « Sinon » quoi ? Tu m’aurais frappé peut-être ? ironisa Eric derrière
nous.
Zach lui lança un regard noir.
— Non, j’aurais sûrement fait pire.
Ça, je n’en doutais pas. Si tel avait été le cas, Eric aurait certainement
fait un saut dans le vide depuis le sixième étage à l’heure qu’il était, et, à
mon avis, l’atterrissage n’aurait pas été très agréable…
Je soupirai.
— Bon, viens, il faut qu’on parle.
Je saisis sa main et l’entraînai dans ma chambre en refermant la porte
derrière nous.
— Maintenant, tu vas te calmer et me laisser te raconter ce qu’il s’est
passé, déclarai-je en lui faisant signe de s’asseoir sur le lit.
Il secoua la tête et resta appuyé contre la porte. Quelle tête de mule.
— Ta sœur m’a déjà tout dit. Tes parents t’ont mise à la porte, car tu
refuses de me quitter, alors que je ne suis qu’une source de problèmes pour
toi, ce qui explique aussi pourquoi ils ne m’apprécient pas le moins du
monde.
Au moins, il avait résumé la situation en une phrase claire et précise.
Bon, et maintenant, qu’étais-je censée lui dire ?
— Écoute, Zach, je n’ai jamais voulu te mentir. Si je te l’ai caché, c’est
juste…
— Que tu avais peur de ma réaction, lâcha-t-il en soupirant.
— Ouais… Et je te préviens tout de suite, il est hors de question que tu
me parles d’une quelconque « rupture potentielle » ou de « séparation » !
— Ce n’était pas mon intention.
Une vague de soulagement me parcourut aussitôt.
— Mais ça ne veut pas dire pour autant que tu ne dois pas rentrer chez
toi.
— Zach, je crois que tu n’as pas très bien compris ma situation…
— Tu ne peux pas rester ici. Je ne dis pas qu’Eric est quelqu’un de
mauvais, mais plus tu attends, plus les tensions entre tes parents et toi
s’accentueront. La famille, c’est la chose la plus importante au monde, on
n’en a qu’une et elle n’est pas éternelle. Je ne veux pas que tu perdes à
jamais la relation que tu as avec tes parents. Tu as la chance d’avoir une
belle famille, Élodie, deux parents qui t’aiment et…
— Qui m’aiment ? Oh ! eh bien, ils me le prouvent bien en me jetant
dehors !
— Personne n’est parfait, ils ont fait une erreur…
— Et c’est à moi de la réparer ? Hors de question ! S’ils veulent un jour
que je revienne, ils n’auront qu’à me le faire savoir ! Pour l’instant, je n’ai
reçu aucun message d’eux ni aucun appel, ce qui montre à quel point ils
sont inquiets à mon sujet. Tu ne connais pas ma famille, Zach, tu ne connais
pas mes parents, alors ne me dis pas ce que je dois faire. Je sais que tu te
sens coupable, mais tout ce qui est arrivé n’est en rien ta faute. Ce sont mes
choix, mes actes et, que tu le veuilles ou non, j’ai pris ma décision.
J’essayai de me montrer persuasive. Il fallait que Zach comprenne que
je ne ferais rien, que je ne pouvais rien faire pour arranger les choses, et
que, même si j’avais eu la possibilité de revenir en arrière, je n’aurais rien
changé aux événements. Je l’aurais toujours choisi, lui.
Je ne voulais pas non plus que mes liens familiaux se rompent
définitivement, mais à mon avis, la seule solution était d’attendre. Attendre
que mes parents reconnaissent leur erreur et me proposent de revenir. Je ne
leur demanderais même pas d’excuses, mais c’était à eux de faire le premier
pas. À cause de mon caractère d’entêtée, ils devaient savoir que je ne
céderais pas à leurs exigences. Jamais je ne quitterais Zach sous leurs
menaces. Jamais.
Zach secoua lentement la tête, l’air pensif.
— Si tu ne m’avais pas rencontré, si je ne t’avais pas laissée entrer dans
ma vie, alors…
— Tu n’aurais rien pu faire pour m’en empêcher, je suis pire qu’une
sangsue, tu sais…
— Ah, ça oui ! concéda-t-il. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi acharné
et d’aussi obstiné que toi !
Il quitta son appui pour venir prendre mon visage entre ses mains, et je
perdis le fil de la conversation pendant un court instant, envoûtée par
l’intensité de son regard.
— Mais sache que ta persévérance est aussi une de tes qualités. Ne
jamais abandonner te permet d’obtenir ce que tu désires, et puis… Je suis
heureux que tu aies réussi à entrer dans ma vie, Élodie. J’avais besoin de
quelqu’un, non, j’avais besoin de toi.
Ses mots me réchauffèrent autant le cœur que les joues.
Moi aussi, Zach… C’est pour cette raison que je ferai tout pour ne pas
te perdre, songeai-je.
— Laisse-moi régler les choses à ma façon, murmurai-je tandis que son
doigt effleurait mes lèvres. S’il te plaît.
— Très bien, répondit-il contre toute attente.
Je plissai les yeux. C’était bizarre. J’étais pourtant convaincue que
même me mettre à genoux, ou l’implorer pendant des heures, n’aurait pas
suffi à le faire céder. C’était si facile que cela me paraissait louche. Il devait
forcément mijoter quelque chose derrière mon dos… Que pouvait-il bien
avoir en tête ?
Alors qu’il s’apprêtait à m’embrasser, j’ajoutai hâtivement contre sa
bouche :
— Promets-moi aussi que tu ne feras rien…
— Hum, faire quoi ?
Je le regardai droit dans les yeux. Voilà qu’il faisait semblant de ne pas
comprendre.
— Que tu n’iras pas parler à mes parents. Que tu n’iras pas essayer de
régler mes problèmes à ma place et que tu resteras en dehors de tout ça.
Il était pris au piège, comme un rat. Deux possibilités s’offraient à lui :
m’avouer la vérité, ou détourner le regard en me répondant et, dans ce cas-
là, je saurais immédiatement qu’il venait de me mentir.
— D’accord, me promit-il sans me quitter des yeux.
« D’accord » ? Alors Zach le fourbe ne prévoyait aucun stratagème en
douce ? M’étais-je vraiment trompée ?
Eric ouvrit brutalement la porte de la chambre, nous faisant tous deux
sursauter.
— Désolé de vous déranger dans vos querelles d’amoureux, mais le
repas vient d’être livré ! déclara-t-il en brandissant devant nous un énorme
sac rempli de nourriture asiatique. Tu aimes manger du chien, Zach ?
Ce dernier me lança un regard surpris, et je secouai la tête en levant les
yeux au ciel, lui faisant comprendre qu’il s’agissait d’une mauvaise blague.
— Peu importe, reprit Eric. Dans tous les cas, tu restes manger et ma
décision est sans appel !
— Tu as entendu le maître de maison, fis-je en poussant Zach en
direction du salon.
* * *
Après le repas, je laissai les deux hommes devant la télévision et partis
prendre une douche, car l’odeur du poisson cru avait envahi la pièce et me
collait désormais à la peau.
Quand je fus lavée et consciente que j’avais dû une fois de plus passer
beaucoup trop de temps sous l’eau chaude, chose qu’Eric n’allait
certainement pas apprécier, je m’habillai en enfilant un short de sport noir
en coton et un long débardeur violet qui dissimulait complètement le
premier.
Zach débarqua dans la chambre quelques minutes plus tard en fermant
la porte derrière lui. Il m’attrapa aussitôt par la taille et m’entraîna jusqu’au
lit sur lequel il me fit tomber en arrière. Une vague d’excitation me
parcourut. Bien que son corps soit déjà au-dessus du mien et m’empêchait
de me relever, Zach posa les coudes de chaque côté de moi pour me retenir
totalement prisonnière.
Il contempla mon visage avec attention, tandis que je fixais ses
magnifiques lèvres en n’attendant qu’une chose, qu’il m’embrasse avec
fougue. Mais cela n’était visiblement pas son intention pour le moment
puisqu’il n’en fit rien.
Monsieur avait envie de se faire désirer aujourd’hui…
— Laisse-moi te regarder encore un peu, me dit-il soudain.
Il caressa ma joue avec douceur, puis fit lentement descendre ses doigts
le long de mon visage, de mon cou, pour s’arrêter sur ma poitrine. Mon
corps frissonna de désir et d’impatience.
— C’est bon ? T’as fini ton inspection ?
Il sourit, amusé, avant de secouer la tête.
Bien que j’adore voir son regard rempli de convoitise se poser sur moi,
cela me gênait un peu de devoir rester immobile sous ses douces caresses.
Cela me donnait l’impression qu’il s’agissait d’une scène d’adieux, de notre
dernier moment ensemble avant qu’il ne me quitte pour toujours… alors
que c’était loin d’être le cas !
Tant pis pour lui…
Je passai les bras autour de sa nuque et relevai le buste pour l’embrasser
avec passion.
— Élodie, souffla-t-il contre ma bouche.
Je laissai mes mains descendre le long de son dos et glisser sous son T-
shirt gris foncé.
— Tu es sûre de vouloir rester ici plutôt que de venir chez moi ?
demanda-t-il avant de déposer des baisers dans mon cou.
Je lui fis redresser la tête pour le regarder droit dans les yeux.
— À quoi tu viens de penser, petit pervers ? l’interrogeai-je avec un
sourire malicieux.
Il ne put s’empêcher de s’esclaffer.
— Eh bien, pour commencer, on pourrait faire ça plus souvent.
C’était un très bon argument, en effet…
— Mouais, répondis-je en faisant semblant de faire la moue.
Zach haussa les sourcils.
— Je ne suis peut-être pas assez convaincant finalement, soupira-t-il
avant de se remettre à l’action.
Je fermai les yeux pour profiter de la douceur de ses gestes, de son
souffle chaud contre ma peau, de son corps pressé contre le mien et de ses
mains parcourant chaque courbe de mon corps. C’était si agréable !
Je dus me mordre plusieurs fois la lèvre afin de ne pas gémir. Il y avait
tout de même Eric à côté et, bien qu’il doive se douter de ce que deux
adolescents amoureux pouvaient faire dans une chambre fermée, je n’avais
pas envie qu’il nous entende.
— Alors ? me demanda à nouveau Zach en regardant d’un air satisfait
mon visage probablement écarlate. Tu sais, ma mère t’adore, elle serait
ravie que tu viennes passer quelques jours à la maison.
Je m’écartai de lui, avant de me redresser et de m’asseoir en tailleur sur
le lit pour reprendre mes esprits.
— Je pense qu’Eric a besoin de quelqu’un en ce moment.
— Eh bien, il n’a qu’à se trouver quelqu’un d’autre. Moi aussi, j’ai
besoin que tu t’occupes de moi.
— Pauvre trésor, ta mère ne te porte pas assez d’attention ? le taquinai-
je.
Il m’adressa un regard d’orphelin attristé.
— Ouais, elle m’a abandonné pour ne s’occuper que de Lyam, je suis
jaloux… Allez, viens chez moi, insista-t-il.
Il était vraiment pire qu’un gamin !
Il fit glisser ses doigts sur ma cuisse et s’amusa à y dessiner des cercles
pour me faire céder. Malgré les frissons de plaisir que cela me procurait, je
ne comptais pas revenir sur ma décision.
Si je partais, j’avais peur qu’Eric ne retrouve son ex-meilleure amie la
machine à café et ne retombe dans la solitude. Je devais rester encore un
peu, juste pour m’assurer qu’il aille bien…
— Désolée, tu vas devoir patienter un tout petit peu avant de m’avoir
pour toi tout seul, finis-je par dire à Zach en posant ma main sur la sienne.
Il mêla ses doigts aux miens et hocha la tête en guise de capitulation.
Alors qu’il se penchait de nouveau vers moi pour m’embrasser, mon
regard se posa sur son tatouage et je pus finalement lui poser la question qui
me brûlait la langue depuis un bon moment.
— Pourquoi un faucon ? Qu’est-ce qu’il représente pour toi au juste ?
Il soupira, et je m’en voulus d’avoir encore une fois gâché un instant
agréable.
— Eh bien, depuis tout petit, je suis fasciné par ces grands oiseaux
solitaires. Je les ai toujours admirés, peut-être parce que j’avais
l’impression qu’ils étaient les rois du ciel, les plus forts, les plus puissants,
mais aussi les plus libres et les plus nobles.
J’attrapai son bras pour examiner le dessin de plus près.
— Les traits ne sont pas très nets, remarquai-je.
— C’est normal, je me le suis fait faire en prison.
— « En prison » ? m’étonnai-je. Ce n’est pas interdit ?
— Beaucoup de choses sont interdites, mais certaines peuvent quand
même être réalisées. Il n’y avait peut-être pas les mêmes outils que chez un
tatoueur professionnel et, crois-moi, tu n’as pas envie de savoir avec quoi
on m’a tatoué, mais dans l’ensemble les conditions sanitaires ont été plutôt
respectées. Même si j’ai eu quelques problèmes à la cicatrisation. Je me
souviens que le gars qui m’a tatoué s’appelait Jamie. C’était un Écossais
bien sympa, il me semble qu’avant d’aller en prison il était charcutier. Enfin
bref, il avait même fabriqué des gants avec un sac-poubelle, pratique, hein ?
Je secouai la tête, pas vraiment de son avis. Se faire tatouer en prison
craignait un max ! Et encore plus par un homme qui ne s’était jamais servi
d’une aiguille de sa vie ! Il avait vraiment eu de la chance de ne pas avoir
attrapé un virus comme l’hépatite ou le sida ! Zach avait raison sur un point,
je préférais ne pas imaginer comment ça s’était passé !
— Pourquoi tu n’as pas attendu d’être sorti pour le faire ?
— Après, ça aurait été trop tard. J’avais besoin de cette force. J’avais
besoin de me sentir comme ces oiseaux à ce moment précis de ma vie. Je
me sentais oppressé derrière les barreaux de ma cellule, j’étais prisonnier et
je n’avais qu’une envie… sortir et retrouver ma liberté. Faire ce tatouage
m’a apporté une sorte de motivation, de l’espoir. Cela m’a aidé à affronter
chaque jour, chaque épreuve, même les plus dures, et à me relever dans les
moments difficiles. Je ne le regrette pas le moins du monde.
Une soudaine envie de m’en faire un s’insinua dans mon esprit.
— Tu as eu mal ?
Il secoua la tête.
— Pas vraiment… En fait, la douleur varie d’une personne à l’autre.
Chacun la ressent d’une manière différente et peut avoir plus ou moins de
mal à l’endurer. Et il y a aussi des endroits plus sensibles que d’autres. Moi,
je m’y suis très vite habitué, c’était supportable, et puis l’épaule n’est pas la
partie du corps la plus sensible.
— Où est-ce que ça fait le plus mal ?
Il haussa les sourcils, surpris que je lui pose cette question.
Puis il glissa la main sous mon haut et le remonta jusqu’à ma poitrine
avant de m’effleurer les côtes.
— Ici, la poitrine… Mais aussi le long de la colonne, le cou et bien
d’autres endroits. Mais je te l’ai dit, tout dépend de la résistance de la
personne.
Je désignai mes côtes, puis longeai le contour de mon soutien-gorge.
— Là, j’en veux un.
— Hein ?
— Je veux un tatouage à cet endroit, répétai-je plus fort.
Zach se releva.
— C’est hors de question !
— Pourquoi ? J’en ai envie.
— On ne fait pas un tatouage comme ça sur un coup de tête, Élodie.
Même si tu en as envie maintenant, qui te dit que d’ici deux jours, deux
mois ou deux ans, tu ne le regretteras pas ? Un tatouage, ça se réfléchit,
c’est un acte qu’on ne peut pas prendre à la légère. C’est très sérieux et
surtout, une fois que tu l’as, tu le gardes à vie.
— Je ne le regretterai pas, lui assurai-je, bien déterminée à le faire
changer d’avis.
— Ça, je n’en suis pas certain, tu vois.
— Peu importe ce que tu penses, ça m’est égal, j’ai pris ma décision. Et
puis j’ai envie de faire quelque chose qui corresponde à ce que je suis en
train de vivre, à ce que j’ai vécu, à toutes ces épreuves que j’ai dû traverser
depuis mon arrivée dans cette ville et à cette force qui me pousse à
continuer d’avancer et à ne jamais abandonner. N’est-ce pas toi qui as dit
qu’attendre pour le faire aurait été trop tard ?
Zach se massa la nuque.
— Arrête, Élodie. Arrête d’être aussi entêtée et réfléchis un peu à ce
que tu dis. Je suis certain que d’ici demain tu auras changé d’avis. Un
tatouage… Non mais tu as pensé à ce qu’allaient dire tes parents ? !
Mes parents… Je me moquais bien de ce qu’ils pouvaient en penser, et
de leur réaction !
— Ce corps, c’est le mien, j’en fais ce que je veux.
— Sauf que tu es mineure et que, sans autorisation parentale, aucun
tatoueur n’acceptera de t’en faire un. Problème résolu.
Je le fusillai du regard.
— Je sais très bien que ce ne sont pas les tatoueurs illégaux qui
manquent ici à Saint-Louis, tu dois sûrement en connaître et…
— Ça suffit, la discussion est close.
Je serrai les poings.
— Zach !
Il fit mine de regarder l’heure de son portable.
— Il se fait tard, je vais rentrer.
— J’ai pris ma décision ! insistai-je alors qu’il sortait dans le salon.
Il m’ignora complètement tandis que je lui emboîtais le pas.
— À la prochaine, Eric ! lança-t-il à ce dernier, qui n’avait pas bougé
d’un poil de sa place habituelle.
— Tu t’en vas déjà, gamin ?
— Ouais, votre colocataire est vraiment insupportable quand elle s’y
met, je préfère prendre la fuite !
Eric éclata de rire.
— Ah, les femmes ! Toutes les mêmes, hein !
S’il ne s’agissait pas d’Eric, je lui aurais déjà levé mon majeur en guise
de réponse !
Je suivis Zach jusqu’à la porte d’entrée.
— C’est ça, dégage, rentre chez toi ! criai-je, désormais énervée.
— Je t’appellerai demain, en espérant que tu auras de nouveau le
cerveau en place.
Je roulai des yeux.
— Dans ce cas-là, tu parleras avec mon répondeur ! Allez, salut !
Je finis par le pousser dans le couloir et claquai la porte derrière lui.
Eric toussota.
— Aucun commentaire, lui ordonnai-je en me dirigeant furieusement
vers ma chambre.
— Comme tu voudras, mais si tu décides de l’inviter demain pour
arranger les choses, on commandera chinois cette fois-là !
— J’ai dit « aucun commentaire » ! m’écriai-je en fermant la porte une
fois dans la pièce.
Je me laissai tomber sur le lit, pensive. Je voulais ce tatouage. Je ne
regrettais aucun de mes choix, alors pourquoi regretterais-je celui-là ?
J’avais besoin moi aussi de me sentir forte, car j’étais certaine que
beaucoup d’autres épreuves m’attendaient encore. Je désirais quelque chose
de symbolique, pouvant me rappeler constamment, chaque jour, chaque
heure, chaque minute, à chacun de mes moments de faiblesse, que je devais
toujours avancer et ne jamais baisser les bras.
Je voulais ce tatouage et je l’aurais.
Chapitre 47
* * *
* * *
À la sortie des cours, alors que nous nous dirigions vers l’arrêt de bus
pour les quartiers sud, Vic s’arrêta soudain pour me désigner quelqu’un
d’un geste de la tête. Debout devant sa moto, son casque à la main, Zach me
fixait droit dans les yeux.
— Tu veux peut-être aller lui parler ? s’enquit-elle alors que je me
remettais de ma surprise.
Vu les circonstances de notre dernier tête-à-tête, je ne savais pas quoi
penser de cette situation. Je n’étais plus énervée contre lui. Lorsque j’en
voulais à Zach pour quelque chose, la colère s’estompait très vite d’elle-
même… Je l’aimais beaucoup trop pour rester plus d’une heure furieuse
contre lui. Devais-je tout de même l’ignorer ? Mon petit côté machiavélique
et enfantin en mourait d’envie, juste pour irriter un peu les poils de la bête !
Mais ça aurait été un comportement stupide.
Je soupirai. Le bus n’était censé arriver que d’ici à dix minutes, et
j’étais certaine qu’il ne bougerait pas d’un pouce tant que je n’irais pas le
voir.
— Ouais… Je fais vite.
Vic hocha la tête et je m’avançai dans sa direction. Une fois à sa
hauteur, je croisai les bras sur ma poitrine et pris un air peu amène.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Il me lança son casque de moto et je l’attrapai au vol de justesse.
Qu’est-ce qu’il lui prenait tout à coup ?
— Pourquoi…
— Monte, m’ordonna-t-il seulement en grimpant sur sa moto.
Je jetai un coup d’œil hésitant à Vic derrière moi. Monter… pour aller
où ? Bien que je meure d’envie de lui balancer son casque à la figure et de
rejoindre mon amie au pas de course, la curiosité l’emporta. Comme
toujours.
Je me retournai et fis comprendre à Vic par une rapide série de gestes
que je devais y aller et que j’étais désolée. Elle se contenta de hausser les
épaules. Après tout, cela lui était complètement égal que je me fasse
tatouer.
À peine eus-je le temps de m’installer derrière Zach que nous prenions
déjà la route.
Après plusieurs minutes de trajet, nous entrâmes dans une ruelle entre
deux immeubles des quartiers sud. Il faisait sombre, mais je pouvais tout de
même distinguer un groupe de cinq ou six personnes en train de fumer au
fond. Et j’étais certaine qu’il ne s’agissait pas de simples cigarettes.
Après être descendue du véhicule et avoir retiré mon casque, je sentis
une ignoble odeur parvenir jusqu’à mes narines. Un mélange de vomi, de
moisissure et de la fumée qu’expiraient ces types.
Un frisson me parcourut alors que mes yeux venaient de se poser sur le
cadavre d’un pauvre chaton près d’un sac-poubelle à quelques mètres de
nous. Je me promis de ne jamais remettre les pieds dans cet endroit glauque
et sordide, ou du moins jamais seule.
— Zach, on est où au juste ? l’interrogeai-je en me rapprochant de lui
tandis que le groupe de mecs nous regardait désormais avec insistance.
L’un des gars leva soudain la main en l’air, nous faisant signe de les
rejoindre.
— Tu les connais ? m’enquis-je, un peu inquiète.
— Non, mais eux me connaissent. Allez, viens.
Je levai les yeux au ciel. Évidemment, tout le monde connaissait le
célèbre « Zach Menser » dans cette ville !
Il m’attrapa la main et nous avançâmes à pas rapides vers eux. Je ne
comprenais pas, je ne comprenais rien. Pourquoi Zach m’avait-il emmenée
ici, bon sang ? Et puis je n’avais vraiment pas envie d’aller parler à ces
gars, que même lui ne connaissait pas !
Mais une fois que nous fûmes arrivés à leur niveau, Zach ne s’arrêta pas
et je compris pourquoi. À quelques mètres du groupe se trouvait une porte
en métal ancrée dans l’immeuble de gauche. Deux des gars qui nous
bloquaient la route s’écartèrent vivement à notre arrivée, mais pas le
troisième.
C’était celui qui nous avait fait signe de venir. Il faisait quelques
centimètres de plus que Zach et semblait plus jeune, sûrement un ou deux
ans de moins que moi. Les traits de son visage étaient encore enfantins, et il
avait des boutons d’acné sur le front. Sa carrure n’avait rien d’imposant, il
était menu et fin. Quant à son style vestimentaire, il le rendait
complètement ridicule. Il portait un débardeur moulant alors qu’il n’était
pas du tout musclé. Ses abdos tout comme ses pectoraux étaient inexistants.
Le piercing à son arcade sourcilière et le bandeau rouge noué autour de sa
tête semblaient destinés à affirmer son rôle de « chef de gang », mais le
faisaient paraître plus efféminé qu’autre chose.
Qu’il soit le total opposé d’un de ses amis qui nous entouraient me fit
sourire. Très costaud, avec un visage carré et un nez droit, l’autre gars avait
des muscles saillants et des biceps énormes. Bien qu’ayant trop forcé sur les
stéroïdes à mon goût, il avait bien plus le physique d’un leader que l’autre
petite princesse.
— Zach, lança-t-il en souriant, j’ai beaucoup entendu parler de toi.
Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
— En quoi ça te regarde ? rétorqua mon copain d’une voix sèche.
Le gars se contenta de sourire à nouveau.
— Tu fais le mec froid et sans cœur pour impressionner ta copine, c’est
ça ?
Il tourna la tête dans ma direction avant de poursuivre :
— C’est vrai que les femmes adorent ça… Lorsqu’on est méchant avec
elle, lorsqu’on les fait souffrir, pas vrai, ma jolie ? Une fois que tu seras
tombée folle amoureuse de lui, il te jettera comme de la merde. Ensuite tu
vas pleurer, le supplier de ne pas te quitter, mais ce sera trop tard. Le jeu
sera fini. Lorsque la poupée est usée, il ne reste plus qu’à s’en débarrasser
et à en trouver une neuve… Tu n’es qu’un simple jouet, ma belle, profites-
en parce que…
— Bon, tu as fini ton petit discours ? l’interrompit Zach, agacé. Je n’ai
pas que ça à faire.
La petite princesse reporta son attention sur lui.
— Tu viens voir Michael ?
— Ouais, alors dégage de là.
— Hé, ho, du calme, mec !
— Je suis très calme. D’ailleurs, tu devrais même t’estimer heureux
d’être tombé sur moi, parce que, si t’avais fait ton petit numéro à un autre
gars accompagné de sa copine, je peux t’assurer qu’à l’heure qu’il est tu
serais déjà sur le sol, le visage en sang. Maintenant, si tu ne veux pas que je
devienne cet autre gars, tu ferais mieux de bouger de là.
La princesse serra les dents. Les paroles de Zach ne lui avaient pas plu
apparemment.
— Mais tu vois… je n’ai pas vraiment envie de « bouger de là »,
soupira-t-il en nous regardant avec une moue.
Alors que je sentais les muscles du bras de Zach se tendre contre le
mien, je serrai légèrement sa main pour qu’il se tourne vers moi et secouai
la tête. Mieux valait qu’il ne le frappe pas. Ce type m’avait l’air d’être du
genre à faire le beau devant ses amis, mais aussi à être capable de pleurer
devant ses parents et d’aller porter plainte pour coups et blessures. Si
quelqu’un devait se battre aujourd’hui, c’était moi. Le combat serait ainsi
plus équitable et puis… ce gamin n’irait probablement pas raconter à la
police qu’une fille lui avait rectifié le portrait, ou bien sa fierté de petit chef
en prendrait un coup.
Je lâchai la main de Zach et m’avançai vers lui, déterminée à lui coller
un beau direct du droit au visage. Un peu surpris, il recula de quelques pas
tandis que ses amis nous encerclaient. Tous avaient l’air prêts à le défendre.
Mais avant que la situation ne dégénère, la porte de l’immeuble s’ouvrit
brusquement et tout le monde s’arrêta. Un grand métis aux cheveux rasés et
au regard sombre se dressait dans l’encadrement.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? s’étonna-t-il avant de nous observer
tour à tour.
Lorsqu’il aperçut Zach, un large sourire s’afficha sur son visage.
— Mais dis-moi que je rêve ! s’exclama-t-il avant de s’approcher de lui,
les bras grands ouverts.
Zach lui rendit son sourire et les deux hommes se donnèrent l’accolade
un bon moment sans aucune gêne. J’en fus presque jalouse.
— Qu’est-ce que tu fais là, mon pote ?
Zach me désigna d’un hochement de tête, et je fronçai les sourcils.
— Ta copine ? demanda-t-il en me regardant de haut en bas. Vraiment
très mignonne, j’approuve totalement !
Zach lui donna une petite tape dans le dos en rigolant.
— Au fait, Michael, tu as engagé des gardes du corps ou quoi ? s’enquit
Zach en jetant un coup d’œil à la petite princesse et à son groupe.
Michael s’esclaffa.
— Eux, « des gardes du corps » ? Tu parles ! Je les mets tous à terre en
soixante secondes !
Il s’approcha de la petite princesse qui parut soudain un peu mal à
l’aise. Michael l’attrapa par la nuque et la tira vers lui.
— T’as encore cherché la merde, Daryl ? demanda-t-il avec sévérité.
Le gamin secoua vivement la tête.
— Disons juste qu’avant que tu interviennes, ma copine s’apprêtait à lui
casser la gueule, soupira Zach.
Michael éclata de rire.
— Je suis navré de vous avoir interrompus alors ! Ce petit con ne mérite
que ça. Il s’amuse toujours à faire son malin et à provoquer les autres avec
son gang de tapettes. J’ai hâte qu’un jour quelqu’un lui donne une bonne
raclée et le remette à sa place !
— Je sais très bien me battre ! se défendit Daryl en essayant de se
libérer des mains de Michael.
— C’est ça, c’est ça, répondit ce dernier avant de le relâcher en le
faisant tomber sur le sol. Maintenant, va jouer ailleurs, gamin, je t’ai déjà
dit d’arrêter de traîner vers mon salon.
Daryl lui jeta un regard noir en se relevant, puis, d’un signe de tête, fit
comprendre aux membres de son groupe qu’ils partaient d’ici.
— Bon, allez, venez tous les deux, nous lança Michael en rouvrant la
grande porte. Et je vous prie d’excuser le comportement de mon crétin de
frère.
Zach paraissait aussi stupéfait que moi. Daryl était son frère et il voulait
que quelqu’un lui casse la gueule ? Quelle belle preuve d’amour !
Nous suivîmes Michael en silence et pénétrâmes dans un long couloir
sombre, seulement éclairé par la lumière d’une issue de secours. Je
trébuchai à maintes reprises dans ce qui semblait être des canettes de bière
ou des débris de ce genre. Heureusement, Zach me rattrapa chaque fois et,
quand nous fûmes arrivés au bout du passage, nous entrâmes dans une pièce
beaucoup plus lumineuse.
À peine Michael eut-il ouvert l’accès que du « hardcore », un style de
musique plus rapide que de l’électro et avec une intensité des basses et du
rythme, me parvint aux oreilles. Je m’arrêtai net en comprenant le type de
salon dans lequel je me trouvais. Les murs d’un rouge vif étaient remplis de
tableaux et de dessins en tout genre, certains plutôt réalistes, d’autres au
contraire abstraits. La plupart représentaient des têtes de mort, des
poignards, ou encore des femmes nues… Il y avait des motifs très variés,
mais aussi de toutes les couleurs. Ce qui confirma mes doutes fut le long
fauteuil situé près d’une table remplie d’instruments médicaux.
Je regardai Zach, perplexe.
— Pourquoi… tu as changé d’avis ?
Il secoua la tête.
— Non, je suis toujours contre. Mais je te connais, Élodie, tu es
tellement entêtée que tu feras toujours ce qui te plaira, et encore plus si
quelqu’un te dit de ne pas le faire. Je savais très bien où tu comptais aller
avec Vic après les cours, et il est hors de question que tu te fasses faire un
tatouage n’importe où et par n’importe qui.
Je me mordis la joue, un peu honteuse qu’il ait découvert mes intentions
aussi rapidement. Cela ne servirait à rien de nier, il verrait sur mon visage
que je mentais.
— Désolée, dis-je simplement.
— Je ne voudrais pas vous déranger tous les deux, mais je n’ai pas toute
ma soirée de libre, hein, nous interrompit Michael. Alors, qu’est-ce que tu
veux, ma belle ?
Je lui expliquai rapidement mon idée ; Zach ne fit aucun commentaire.
Est-ce que ça lui plaisait ?
Michael me donna un livre rempli de calligraphies différentes pour que
je choisisse celle que je préférais. Il me demanda ensuite s’il pouvait rendre
l’écriture plus originale à sa manière, en jouant sur les effets d’ombre et les
nuances de couleur tout en restant sur du noir. Je lui répondis que je n’y
voyais aucun inconvénient et que c’était même mieux. Après tout, je
voulais que ce tatouage soit unique et qu’il n’appartienne qu’à moi. Peu de
temps après, Michael s’éclipsa dans une pièce voisine afin de réaliser un
modèle.
Zach et moi patientâmes plus d’une bonne heure en silence, assis sur un
canapé en simili-cuir noir jusqu’au retour de Michael. Et c’était mieux
comme ça. Zach avait l’air à la fois contrarié et inquiet pour moi.
Lorsque Michael me montra le résultat, celui-ci me plut
immédiatement. Il était magnifique, encore plus beau que dans mon
imagination. J’étais aux anges !
— Tu es bien sûre que c’est ce que tu veux ? demanda alors Zach en
m’accompagnant près du fauteuil.
— Certaine, répondis-je, résolue.
— Même si tu n’en as pas l’air, s’enquit Michael d’un ton sérieux, est-
ce que tu aurais bu de l’alcool, pris de la drogue ou de l’aspirine depuis
hier ?
— Non, lui assurai-je en retirant mon pull.
— Bien. Enlève aussi ton soutien-gorge ou il risque de me gêner.
Je jetai un rapide coup d’œil à Zach, légèrement embarrassée par le fait
qu’un autre homme allait me voir à moitié nue, et en plus devant lui, mais
cela ne semblait pas vraiment le déranger. J’obéis simplement et
m’allongeai de côté dans le fauteuil tout en gardant mon T-shirt contre ma
poitrine.
Michael respecta toutes les mesures d’hygiène, telles que le port de
gants, masque, et il désinfecta bien ma peau avant de décalquer le motif
dessus.
— C’est un calque en carbone, m’expliqua-t-il. Beaucoup réalisent le
tatouage à main levée, mais je pense qu’avoir une bonne base permet de
garantir au client un tatouage qui reste fidèle au motif de départ.
Il me recommanda ensuite de regarder ce que cela donnait sur moi pour
être sûre qu’il me plaisait. Dans le cas contraire, il était encore possible de
faire marche arrière ou de rectifier le dessin. Mais plus je le contemplais,
plus je le trouvais parfait.
Je dus ensuite attendre une bonne demi-heure supplémentaire afin que
le motif soit bien posé sur ma peau. Durant ce laps de temps, Michael
prépara tout le matériel nécessaire, et pour ma part je devenais de plus en
plus impatiente de découvrir le résultat final.
Bientôt, je serai tatouée. Bientôt, cette phrase sera gravée en moi, pour
toujours. Mais à quel point vais-je ressentir la douleur ?
La réponse à cette question arriva plus vite que prévu.
— Je vais commencer par réaliser les grandes lignes du tatoo, d’abord
les contours et ensuite le remplissage des caractères. Si tu as mal, c’est
normal, m’annonça-t-il en souriant derrière son masque blanc.
J’inspirai profondément avant que l’aiguille ne s’enfonce dans ma peau.
Je fermai les yeux et serrai les dents.
Effectivement, cela faisait mal, très mal. Cette douleur était
indescriptible, tout simplement car je n’avais jamais éprouvé quelque chose
de semblable auparavant. Oui, c’était une sensation vraiment inexplicable.
— Comment tu te sens ? demanda Zach, debout près de moi.
J’allais lui rétorquer que je n’avais jamais eu aussi mal de ma vie, que
c’était horrible, comme si quelqu’un m’enfonçait des dizaines de coups de
couteau dans la peau, puis je repensai à son propre tatouage, aux conditions
dans lesquelles il l’avait fait… Ça avait dû être bien pire que ça. En plus,
j’étais censée être devenue forte, il était donc préférable que je ne me
plaigne pas dès le début.
— C’est supportable, répondis-je, le corps ultra-tendu.
Je fermai de nouveau les yeux et me concentrai sur autre chose. Il ne
fallait pas que je pense à la douleur, bien qu’il s’agisse d’une bonne
douleur, une douleur qui en valait la peine, je préférais plutôt imaginer le
résultat. J’avais hâte, tellement hâte !
1. Zach, je t’aime.
3. Équivalent du Carambar.
Chapitre 48
* * *
— Élodie ?
La petite voix encore à moitié endormie de Sara me ramena à la réalité.
Des bruits de pas s’approchèrent de moi, puis ma sœur s’agenouilla pour
être à ma hauteur.
— Tout va bien ? s’enquit-elle.
Est-ce que j’avais l’air d’aller bien ? Je me relevai en chancelant.
Il fallait que je fasse quelque chose, que j’aille le voir.
J’ouvris en tremblant mon placard, puis attrapai les premiers vêtements
qui me tombaient sous la main et m’habillai en sentant mes yeux se remplir
de larmes.
Non, je ne devais pas pleurer. Pas encore. Avoir versé des larmes une
fois dans la journée était déjà bien suffisant.
Je jetai un rapide coup d’œil à mon tatouage. J’étais forte… Je devais
l’être, au moins pour lui.
Par chance, je venais tout juste d’enfiler mon pull lorsque Sara éclaira la
pièce.
— Qu’est-ce que tu fais ? Et pourquoi est-ce que tu es dans cet état ?
s’étonna-t-elle.
J’essayais de calmer les palpitations dans ma poitrine en respirant
doucement, mais rien n’y faisait. J’étais bien trop paniquée à l’idée de ce
qu’il pouvait lui arriver.
— Zach a… Il a été arrêté, il faut que j’y aille, bredouillai-je en mettant
une paire de bottes.
— « Arrêté » ? Comment ça ? Et tu comptes sortir maintenant ? En
pleine nuit ?
— Je ne peux pas rester ici, Sara !
Si j’attendais le matin, je finirais très certainement par mourir d’une
crise d’angoisse avant même que le soleil se lève !
Je quittai ma chambre au pas de course et descendis l'escalier en
trombe. La lumière du couloir de l’étage s’alluma et mon père, vêtu d’un
peignoir beige, apparut en haut des marches.
— Élodie ? Mais où est-ce que tu comptes aller comme ça ?
m’interrogea-t-il en plissant les yeux.
Je n’avais pas de temps à perdre à trouver encore une énième excuse
bidon.
— Zach… Il a été arrêté par la police pour possession de drogue.
Mon père fronça les sourcils.
— De la drogue ? répéta-t-il, visiblement abasourdi par la nouvelle.
J’acquiesçai.
— Je dois y aller, tout de suite.
Je me retournai, prête à sortir.
— Attends, m’arrêta-t-il, il est tard et le poste de police ne se trouve pas
à côté, je vais t’emmener.
Je haussai les sourcils et regardai mon père se précipiter dans sa
chambre, sûrement pour s’habiller. Était-ce réellement mon père ou une
tout autre personne qui avait pris son apparence ? Parce que là,
franchement… ça ne lui ressemblait pas, mais alors pas du tout !
Le père que je connaissais aurait sans aucun doute éclaté de rire en
apprenant la nouvelle. Il m’aurait ensuite humiliée et rabaissée en me
crachant à la figure que ce garçon n’était qu’un pourri, un malfrat retardé,
que ce qui lui arrivait était bien fait pour sa poire et que je n’avais
strictement rien à faire avec quelqu’un comme lui. Et voilà qu’aujourd’hui
il proposait de m’accompagner.
Je me pinçai l’avant-bras afin d’être à nouveau sûre que je ne rêvais pas,
mais la petite douleur que je ressentis m’assura que c’était bien le cas.
Quelques secondes plus tard, mon père me rejoignit au rez-de-chaussée,
vêtu, tout comme moi, de vêtements choisis à la va-vite et d’un gros
blouson en daim couleur taupe.
— Qu’as-tu dit à maman ? demandai-je tandis que nous sortions de la
maison.
— Que Zach avait fait un malaise et qu’il était à l’hôpital.
Je le regardai, stupéfaite.
— Tu lui as menti ?
— Tu aurais préféré qu’elle sache la vérité ? Et puis je pense que mon
petit mensonge ne rattrapera pas tous les tiens.
Ça, c’était un coup bas…
Nous montâmes dans la voiture et mon père démarra sur-le-champ.
— Pourquoi est-ce que tu fais tout ça pour moi ? le questionnai-je
durant le trajet.
— Je te l’ai dit, Élodie, je ne veux pas te perdre. Peu importe ce que tu
deviendras en grandissant, peu importe avec qui tu es, peu importe tes
décisions, j’ai pris le parti de changer et de les accepter. Après tout, tu auras
bientôt dix-huit ans, tu es suffisamment grande pour choisir ce que tu veux,
même si, de mon point de vue, ce n’est pas toujours le mieux pour toi.
Une minute de silence s’écoula avant qu’il n’ajoute :
— Cette drogue… tu étais au courant ?
Je croisai les mains sur mes cuisses, ne sachant pas vraiment quoi lui
répondre.
— Je vois, reprit mon père d’une voix lasse.
— Ce n’est pas ce que tu crois, murmurai-je, embarrassée. Zach ne se
drogue pas, il…
Je m’arrêtai un instant, me préparant mentalement à ce que je comptais
lui avouer. Il avait le droit de savoir la vérité.
— C’est un dealer, conclus-je en guettant sa réaction.
Mon père me jeta un rapide coup d’œil afin de voir si j’étais bel et bien
sérieuse.
— « Un dealer », répéta-t-il avant de soupirer, alors ton petit ami est un
trafiquant de drogue…
Il devrait se réjouir, c’était mieux que d’être un tueur, non ?
— Papa…, repris-je d’une petite voix.
— Tu sais, m’interrompit-il, j’avais déjà imaginé cette possibilité
lorsque j’ai appris ton implication dans ce trafic à l’hôtel, je savais qu’il…
— Il m’a sauvé la vie.
Mon père attendit que je poursuive. À vrai dire, il n’avait aucune idée
de ce qui s’était passé ce jour-là puisque nous n’avions jamais eu l’occasion
d’en parler.
— Si Zach n’avait pas été présent, je ne pense pas que je serais encore
vivante aujourd’hui, ajoutai-je simplement.
— Et je devrais lui en être reconnaissant, Élodie ? Si tu ne l’avais pas
rencontré, jamais tu n’aurais été mêlée à ce genre de choses ! Mon Dieu, je
ne sais pas ce qui m’a pris d’avoir changé d’avis, je n’aurais jamais dû… Je
crois… je crois qu’il vaudrait mieux qu’on rentre à la maison. J’ai besoin
de… réfléchir.
Il s’arrêta au bord de la route afin de faire demi-tour.
— Non, papa, s’il te plaît, ne me fais pas ça ! Tu m’as dit que tu
m’emmènerais au poste de police !
— Je suis désolé, Élodie. Tout ça, c’est beaucoup trop pour moi !
Il était vrai que s’excuser auprès d’une personne pour l’avoir mal jugé
et apprendre le même jour que cette personne était effectivement quelqu’un
de malhonnête ne devait pas être facile à encaisser.
— Je sais… je sais ce que tu penses, mais je t’en prie, papa, crois-moi !
l’implorai-je. Zach n’est pas quelqu’un de mauvais, il est la meilleure
personne que je connaisse !
Mon père me regarda d’un air hésitant.
— La prison… il a tué quelqu’un lors d’un échange de drogue, c’est
ça ?
Je secouai négativement la tête.
— Alors, pourquoi ?
Je ne pouvais pas lui en parler. Ce secret de Zach était bien trop
personnel.
— Je t’en supplie, fais-moi confiance, Zach est quelqu’un de bien,
insistai-je.
Mon père ferma les yeux un instant avant de me répondre :
— Très bien.
Nous reprîmes la route sans un mot, jusqu’à ce qu’il se gare sur le
parking du poste de police cinq minutes plus tard.
Je détachai ma ceinture et ouvris la portière.
— Élodie, je ne veux pas t’affoler davantage, mais… Tu sais ce qu’il
risque pour possession de stupéfiants, n’est-ce pas ? Surtout en ayant déjà
un casier judiciaire…
— Je sais, répondis-je avant de partir la première en direction du
bâtiment.
Une fois à l’intérieur, je m’approchai de l’accueil où était paisiblement
assis un jeune policier.
— Excusez-moi, déclarai-je en attendant qu’il relève la tête vers moi,
on m’a dit que Zach Menser était ici, j’aimerais le voir, s’il vous plaît.
— Et vous êtes ?
— Une amie.
Ma réponse ne parut pas suffisante, puisqu’il secoua négativement la
tête.
— Je suis navré, mademoiselle, mais M. Menser a été placé en garde à
vue. Personne n’est autorisé à aller lui rendre visite à l’exception de son
avocat.
Eh merde.
— Je vous en prie, insistai-je, il faut vraiment que je le voie…
— C’est impossible, vous feriez mieux de rentrer chez vous.
Je ne voulais pas baisser les bras comme ça, mais que pouvais-je bien
faire d’autre face aux lois ?
— J’aimerais voir votre chef, l’interpella mon père.
Son interlocuteur fronça les sourcils.
— Je suis désolé, monsieur, mais notre chef est actuellement occupé
dans son bureau et a demandé à ce qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.
— C’est une urgence, insista mon père.
Mais le policier s’obstina et nous tint tête une nouvelle fois. Mon père
soupira et m’attrapa la main.
— Je ne partirai pas, le prévins-je. Il est hors de question que je
l’abandonne…
— Je ne comptais pas te forcer à partir, chérie, viens.
Il m’entraîna dans le long couloir menant aux bureaux privés sous le
regard outré du jeune policier, qui bondit de sa chaise.
— Mais que faites-vous ? ! s’écria-t-il en se lançant à notre poursuite.
J’ai besoin de renforts ! Deux individus sont entrés dans les bureaux sans
autorisation, arrêtez-les !
— Arrêtez-vous immédiatement ! nous cria quelqu’un derrière nous.
Je me retournai et remarquai que deux autres policiers venaient de
brandir leurs armes dans notre direction.
— Nous ne sommes pas armés, me souffla mon père, ils n’ont pas le
droit de nous tirer dessus. Va chercher Waylon, je vais les retenir ici.
— Quoi, tu vas te battre ?
Mon père me regarda comme si cette question était complètement
stupide. Pourtant, il n’avait rien d’un pacifiste. Je me contentai alors de
piquer un sprint à en perdre haleine jusqu’au fond du couloir et de frapper
lourdement à la porte de Waylon.
— J’ai demandé à ce que personne ne me dérange ! grogna la voix du
chef de la police à l’intérieur.
Dommage pour lui, j’allais mettre fin à sa petite sieste !
— Désolée de vous interrompre dans votre moment de tranquillité,
monsieur, mais c’est vraiment important ! répondis-je en frappant une
nouvelle fois.
J’entendis de nouveaux grognements, puis plus rien, jusqu’à ce que le
visage de Waylon apparaisse devant moi.
Il parut étonné de me trouver là, mais sa surprise s’estompa après
quelques secondes puisqu’il dut faire le lien entre Zach et moi. Il jeta alors
un bref coup d’œil derrière moi et remarqua mon père en train de bloquer la
route aux policiers dans le couloir.
— Mais qu’est-ce que… Ça suffit, laissez-le ! s’écria-t-il à l’intention
de ses hommes.
Ces derniers lui obéirent et s’écartèrent sur-le-champ.
— Mark, mais à quoi est-ce que tu joues, bon sang ? râla Waylon en
allant le saluer.
— J’avais, disons, envie de faire plus ample connaissance avec tes
adjoints, ironisa mon père, avant d’ajouter plus sérieusement : Nous avons
besoin de toi, mon ami.
— Tu veux dire, ta fille, le corrigea Waylon en se retournant vers moi.
Mais je suis désolé, je ne peux pas te laisser le voir, Élodie, les règles sont
les mêmes pour tout le monde. Aucune visite n’est admise pendant sa garde
à vue, les faits qui lui sont reprochés sont bien trop graves pour qu’on
prenne le risque de le laisser parler à qui que ce soit. Même à toi.
— Écoute, Waylon, je sais que tu es un chef exemplaire, mais si tu me
fais cette petite faveur, sache que tu y gagneras aussi quelque chose.
Le policier haussa les sourcils.
— Comment ça ?
— Eh bien, je suppose que Zach a dû s’entêter à vous dire que la drogue
ne lui appartenait pas et qu’il n’était pas coupable, n’est-ce pas ? affirma
mon père.
— C’est exact. Même avec la preuve que nous avons contre lui, il
s’obstine à se déclarer innocent. Enfin, je ne vois toujours pas où tu veux en
venir, maugréa-t-il.
— Ma fille, elle, pourra le faire parler. Ces deux enfants s’aiment,
Élodie s’inquiète pour lui, elle réussira à le convaincre de se dénoncer afin
que sa peine soit plus légère.
Waylon me lança un regard interrogateur.
— Tu penses y arriver ?
Je savais qu’il s’agissait de ma seule opportunité, bien que je sois sûre
que je ne pourrais jamais avoir une quelconque influence sur ce
qu’avouerait Zach.
— Oui, sans problème, mentis-je avec aisance, il le fera pour moi.
Waylon soupira.
— Bon, eh bien, je crois que notre suspect aura exceptionnellement le
droit à une visite !
J’adressai discrètement à mon père un regard reconnaissant. Ce soir, il
en avait vraiment fait beaucoup pour moi. Et même si cela ne suffirait pas à
ce que je lui pardonne entièrement ses actes passés, je ne l’oublierais pas.
Waylon pria mon père d’aller l’attendre dans son bureau le temps de me
guider jusqu’à la cellule où était enfermé Zach. Lorsqu’il m’aperçut, ce
dernier se leva immédiatement du banc sur lequel il était assis.
— Élodie ! Mais qu’est-ce que tu fais là, bon sang ? ! s’écria-t-il,
furieux.
— Vous avez cinq minutes, annonça Waylon en ouvrant la cellule.
Je hochai la tête et pénétrai à l’intérieur. J’attendis que Waylon nous
laisse seuls avant de courir vers Zach pour le serrer dans mes bras.
— Qu’est-ce que tu fais là ? répéta-t-il plus calmement en enfouissant
son visage dans mon cou.
— À ton avis, crétin ?
Je m’écartai à contrecœur, nous n’avions pas beaucoup de temps. Il
fallait que je me dépêche de lui demander comment tout ça avait bien pu
arriver…
— Ta mère m’a immédiatement appelée après que les flics t’ont
emmené, repris-je nerveusement. Elle m’a dit qu’ils avaient trouvé de la
drogue dans ta chambre et…
— Ce n’est pas à moi. Tu sais très bien que je n’en consomme pas et
que je ne suis pas une nourrice.
— « Une nourrice » ?
— Ce sont des personnes qui cachent de la drogue chez elles en
contrepartie d’une rémunération, mais je ne l’ai jamais fait. Ce n’est pas
mon boulot, crois-moi, Élodie.
Je le dévisageai, indécise. Était-ce la vérité ? D’un côté, je ne voyais
aucune raison pour que Zach me mente, mais de l’autre…
— Si cette drogue n’est pas à toi, alors comment a-t-elle bien pu atterrir
dans ta chambre ?
Il me regarda, tout aussi déconcerté que moi.
— Aucune idée. Je ne sais pas comment, je ne sais pas qui ni
pourquoi… Mais une chose est sûre, quelqu’un m’a piégé. On a monté un
coup contre moi, Élodie. Je t’en supplie, fais-moi confiance…
Je pris son visage entre mes mains et plongeai mon regard dans le sien.
Je n’étais peut-être pas une pro dans ce domaine, mais je n’y discernai
aucune trace de tromperie. Zach disait la vérité. Quelqu’un l’avait bel et
bien piégé, mais qui ? Et pourquoi ?
— Tu as une idée ?
Il soupira et esquissa un triste sourire.
— Malheureusement, je pense que beaucoup de monde serait ravi de me
voir à nouveau derrière les barreaux, Élodie. Même si cette drogue n’était
pas à moi, je reste tout de même un dealer et l’une des premières choses que
l’on m’a dites lorsque j’ai commencé ce « travail » était que je ne devais
jamais faire confiance à qui que ce soit, et seulement compter sur moi-
même. Dans ce milieu, on peut dire que nous sommes tous des ennemis et
que n’importe qui peut s’en prendre à nous sans prévenir.
Zach avait beaucoup trop d’ennemis potentiels, trouver le véritable
coupable s’avérerait certainement difficile.
— Tu n’aurais pas quelqu’un en tête ? Une personne qui aurait une dent
contre toi ? Quelqu’un à qui tu aurais fait du mal par le passé et qui serait
capable de se venger ?
Il réfléchit un instant.
— J’ai peut-être une idée, mais tu risques de ne pas être d’accord avec
moi.
— À qui penses-tu ?
— Ton père.
Je haussai les sourcils, stupéfaite.
— Mon père ?
Comment diable pouvait-il penser une telle chose ? !
— Ton père me déteste, Élodie. Il me hait depuis toujours et… tout
concorde parfaitement ! Il vient soudain chez moi pour soi-disant réparer
ses erreurs, il va carrément jusqu’à s’excuser, c’était trop beau pour être
vrai, tout comme le fait qu’il ait changé d’avis du jour au lendemain. Puis,
comme par hasard, peu de temps après votre départ, les flics débarquent
chez moi !
Zach avait l’air hors de lui et je compris à son ton enragé qu’il
soupçonnait mon père depuis le début, mais qu’il avait simplement hésité à
m’en parler pour ne pas me blesser.
Si j’y réfléchissais davantage, mon père aurait en effet parfaitement pu
être le suspect numéro 1. D’autant plus que je me rappelais à présent l’avoir
surpris en train de descendre l'escalier avant notre départ de chez Zach. Il
avait prétendu chercher les toilettes. Et si c’était seulement un mensonge ?
Avait-il réellement pu cacher de la drogue dans la chambre de mon copain ?
Une vague de doute me submergea, mais je pris sur moi pour ne rien
laisser paraître.
— Pourtant, c’est grâce à lui que je suis là, lui révélai-je en croisant les
bras sur ma poitrine.
— Justement ! insista-t-il. Il essaie de te convaincre qu’il n’est plus le
grand méchant loup, qu’il a changé et qu’il sera toujours prêt à tout pour
toi. Mais rien de tout ça n’est vrai ! Il essaie de te mener en bateau, et toi…
Et toi, tu lui fais aveuglément confiance, car c’est ton père et que tu ne veux
pas le perdre !
— Arrête…
— Que j’arrête quoi, Élodie ? D’essayer de te faire comprendre que ton
père n’est qu’un hypocrite ? Un tordu qui va réussir à me faire retourner en
prison pendant plusieurs années, juste parce qu’il ne voulait pas que je
fréquente sa fille ? !
— Mon père ne serait jamais capable d’une telle chose ! m’écriai-je sur
le même ton.
— Ah bon ? As-tu oublié ce qu’il t’a fait ? As-tu oublié de quelle façon
il t’a mise dehors ? Sans aucune pitié, sans aucune compassion !
— Ce n’est pas toi qui disais qu’il avait fait une erreur ? ! Et puis, si
c’était vraiment lui, comment et où aurait-il pu se procurer une aussi grosse
quantité de drogue ?
— Facile ! Tu m’as déjà dit qu’il était plutôt proche de quelqu’un de la
police, or il se trouve que les policiers ramassent une quantité étonnante de
drogue par semaine lors de leurs descentes… Son ami a sûrement dû lui en
fournir afin de l’aider à me faire inculper !
Je secouai la tête, scandalisée par ses propos.
— Tu délires complètement !
— Non, Élodie, c’est toi qui ne veux pas voir la vérité en face. Je
comprends que ça soit dur à entendre et que tu veuilles le défendre parce
qu’il s’agit de ton père et que tu l’aimes malgré tout, mais c’est lui qui m’a
fait enfermer ! C’est à cause de lui que je suis là, bon sang !
Désemparée, je reculai de quelques pas et m’appuyai contre les
barreaux de la cellule pour réfléchir à son accusation. Non… Impossible.
Pourquoi mon père prétendrait-il vouloir arranger les choses entre nous
pour ensuite piéger Zach ? Mon père était bien plus futé. S’il avait fait ça, il
aurait su que je le suspecterais et que, cette fois-ci, il n’y aurait plus aucune
chance de réconciliation entre nous. Tout ce qu’avait dit Zach semblait
pourtant totalement cohérent.
Celui-ci s’approcha de moi et releva mon menton d’une main pour que
je le regarde dans les yeux.
— De plus, reprit-il plus calmement, ton père ne risque rien. La seule
preuve irréfutable que la police détient est contre moi. Quoi que je dise,
personne ne m’écoutera, Élodie, personne ne me croira. Et je ne te
demanderai jamais d’essayer de coincer ton père pour me sauver, tu en
serais incapable et, de toute façon, jamais il n’avouera.
Il avait raison. Même si mon père était à l’origine de cet énorme coup
monté, jamais je ne réussirais à le prouver. Et puis, si mon père devait finir
dans cette cellule à sa place, ma douleur serait tout aussi atroce. Je le
perdrais pour toujours, mais pas seulement lui. Ma mère m’en voudrait
éternellement de lui avoir fait ça, quant à Sara… Mon père et elle avaient
toujours été très proches, je ne pouvais pas envisager de lui faire un coup
pareil.
— Alors… on ne peut rien faire ? C’est ce que tu es en train de me
dire ? soufflai-je.
Il hocha lentement la tête alors que je me décomposais. Je titubai sur
mes jambes, sentant que mon corps allait me lâcher d’une seconde à l’autre.
Par chance, Zach me retint par les hanches.
— J’ai su que j’étais foutu dès l’instant où j’ai vu la drogue en même
temps que les flics, m’avoua-t-il.
— Non… Non, il y a forcément quelque chose à faire, insistai-je en
essayant de garder espoir. On ne peut pas abandonner comme ça, Zach ! Pas
aussi facilement ! Je ne baisserai pas les bras, je ne te laisserai pas aller en
prison, tu m’entends ? ! Je sais à quel point tu as souffert là-bas et il est hors
de question que tu y retournes… Il faut juste… Il faut juste que tu me dises
quoi faire…
Il posa une main sur ma joue et caressa doucement mon visage.
— Il n’y a rien que tu puisses faire, Élodie, c’est trop tard.
Il essuya avec légèreté une larme que je n’avais pu empêcher de couler.
Je me retenais depuis le début du mieux que je pouvais, mais l’émotion était
bien trop forte… Je n’allais pas tarder à éclater en sanglots.
— Tu… Combien risques-tu ?
— Eh bien… Si je m’étais fait prendre lors d’un échange et que la
police avait découvert que j’étais le Faucon, j’aurais certainement encouru
une peine de dix ans de prison minimum, ainsi qu’une amende que je
n’aurais jamais fini de rembourser, même après ma mort.
Je déglutis.
— Mais, étant donné que c’est la première fois que je me fais prendre
avec de la drogue… malgré la belle quantité de stupéfiants, je pense en
avoir pour… cinq ans. Encore faut-il que je laisse ma fierté de côté et que je
me dénonce pour un acte que je n’ai pas commis. Enfin, je commence à
avoir l’habitude de payer pour les autres.
Cinq… cinq ans ? Alors, j’allais devoir attendre l’homme que j’aimais
durant cinq années de ma vie ? !
— Zach, je ne pourrai pas… Je ne pourrai pas tenir le coup, bredouillai-
je alors qu’il essuyait une deuxième larme.
— Je sais, mais on en reparlera quand…
« Quand je serai en prison et que tu pourras légalement venir me voir »,
compris-je en m’écartant de lui alors que Waylon venait à nouveau d’entrer
dans la pièce.
— Élodie, dit-il.
La petite visite était terminée. Zach m’attrapa la main avant que je ne
sorte de sa cellule, il me tira vers lui et m’embrassa avec tendresse. Ce
baiser me redonna un peu d’énergie…
— Je t’aime, soufflai-je en me détachant. Je t’aime, Zach Menser, ne
l’oublie jamais.
Il hocha tristement la tête, puis me regarda partir sans un mot.
Une fois dans le couloir avec Waylon, je lui demandai aussitôt :
— Que va-t-il se passer à la fin de sa garde à vue ? Est-il possible qu’il
soit relâché en liberté sous contrôle judiciaire jusqu’à son jugement ?
— Ce sera au procureur d’en décider. Il y a plusieurs possibilités, soit
l’abandon des poursuites envers le suspect, si les preuves sont insuffisantes,
soit il pourra effectivement être relâché en liberté provisoire avec la remise
d’une convocation à une audience à laquelle il devra obligatoirement se
rendre, soit il peut y avoir comparution immédiate. Dans le cas de Zach,
puisque nous avons une preuve incontestable et que l’affaire est assez
complexe, il est fort probable qu’il soit placé en détention provisoire
jusqu’à son jugement.
Dans ce cas-là, il serait bel et bien impossible pour moi de le revoir
avant son incarcération.
— J’aimerais vous demander autre chose…
— Tu sais que ça devrait être à moi de te poser les questions ? me fit-il
remarquer alors que nous nous arrêtions devant la porte de son bureau.
— Comment avez-vous su pour la drogue ? l’interrogeai-je malgré tout.
Waylon plissa les yeux.
— Je ne devrais pas te révéler des éléments de l’enquête, Élodie, mais
puisqu’il s’agit de toi…
Il soupira un instant avant de reprendre :
— Quelqu’un nous a appelés dans la soirée pour nous informer que
Zach Menser cachait de la drogue chez lui.
— « Quelqu’un » ? m’exclamai-je, indignée. C’est tout ce que vous
avez ? ! Pourquoi n’avez-vous pas tracé l’appel pour découvrir l’identité de
la personne qui vous a contactés ? ! Sa voix, comment était-elle ? Était-ce
une femme ou bien un homme ? Et…
— Élodie, me coupa-t-il d’un ton sec, nous sommes des policiers, pas
des agents de la CIA, tu sais. Et de toute façon le numéro qui nous a appelés
provenait d’un portable jetable. Il n’y avait aucun moyen de retrouver cette
personne.
Je soupirai, fatiguée d’essayer de chercher vainement ne serait-ce
qu’une piste qui permettrait à Zach de se sortir de là. Mais il fallait que je
me fasse une raison, il n’y en avait aucune.
Dans le bureau de Waylon, mon père m’attendait patiemment sur une
chaise, une tasse de café à la main.
— Alors ? me questionna-t-il. Comment ça s’est passé ? Il t’a dit
quelque chose ?
Waylon me fit signe de m’asseoir sur la chaise voisine tandis qu’il
prenait place de l’autre côté de la table.
— Il va parler, leur déclarai-je avant d’ajouter : Mais ce n’est pas lui
pour autant. La dénonciation anonyme le prouve, il s’agit d’un coup monté.
Quelqu’un l’a piégé.
— Ou alors quelqu’un était tout simplement au courant qu’il détenait de
la drogue et l’a dénoncé, en effet.
Je me mordis la joue, tout jouait en défaveur de Zach.
— Non, des choses ne collent pas ! Vous pensez vraiment que Zach
aurait caché de la drogue dans sa chambre ? À la vue de tous ? Si la drogue
était à lui, il l’aurait certainement mieux cachée que ça et surtout hors de sa
maison !
— C’est vrai que ce garçon s’est fait attraper un peu trop facilement à
mon goût, admit Waylon. Mais tu ne peux rien prouver avec des
hypothèses, Élodie. Les faits sont les faits et on ne peut rien y changer. Et
puis, si tu vas par là, peut-être qu’il venait tout simplement de recevoir une
livraison et qu’il n’a pas eu le temps d’aller la cacher avant qu’on
intervienne. En plus, je me souviens encore de ce que tu m’as dit lors de
notre dernière rencontre. Tu l’avais soupçonné d’être le Faucon, un grand
trafiquant de drogue, n’est-ce pas ? Et voilà qu’aujourd’hui il se fait coincer
pour possession de stupéfiants.
Un frisson me parcourut. Eh merde. Voilà que mes propres paroles
accusaient Zach. J’étais sûrement la pire petite amie du monde… Zach
croyait que mon père était le véritable coupable et moi, j’en rajoutais une
couche contre lui… Il allait me détester quand il le saurait…
— C’est… c’est vrai, répondis-je en essayant de garder mon assurance.
Mais j’ai aussi eu la certitude qu’il ne s’agissait pas de lui et qu’il n’avait
rien à voir avec tout ça.
Waylon croisa les bras sur son torse et me fixa droit dans les yeux.
— Et moi, j’ai aussi eu la certitude que tu es une très mauvaise
menteuse.
Je déglutis face à cette accusation totalement véridique.
— Je sais que tout ce que tu m’as raconté n’était que des affabulations
pour le protéger. D’ailleurs, tu es même allée jusqu’à dénoncer d’autres
malfrats et amadouer mon fils afin que nous n’arrêtions pas ta copine
Victoria, qui se trouvait pourtant avec toi et qui, étrangement, ne faisait pas
partie de ton beau roman.
Je sentis les battements de mon cœur s’accélérer. Il savait tout.
J’attendis le coup de grâce, mais Waylon se contenta de soupirer et de
détourner le regard.
— Ne t’en fais pas, je n’ai fait aucun lien entre cette histoire et
l’enquête actuelle, me rassura-t-il. Et je ne pense pas que sa peine de prison
excédera cinq ans. Sur ce, il se fait tard, vous feriez mieux de rentrer chez
vous.
Mon père acquiesça et se leva le premier en bâillant ; il devait avoir
besoin de dormir au moins quelques heures avant d’aller travailler. Et puis,
même si je n’avais absolument aucune envie de partir, rester serait inutile.
Je ne pouvais rien faire et j’étais complètement à bout de forces, comme si
je venais de courir un marathon… Il fallait que je me montre raisonnable.
— Allez, viens, il est temps de rentrer, me souffla mon père en m’aidant
à me lever.
J’avais l’impression que, s’il me lâchait, je pourrais m’effondrer par
terre à tout moment.
Avant de sortir du bureau, je me retournai pour demander à Waylon une
dernière faveur :
— S’il vous plaît… Lorsque vous aurez des nouvelles à son sujet,
faites-le savoir à mon père.
Il hocha la tête.
— Je le tiendrai informé, ne t’en fais pas.
— Merci.
Je suivis mon père sur le parking d’un pas lent. J’étais dans un si piteux
état qu’il dut m’aider à monter dans la voiture, et même m’attacher ma
ceinture de sécurité.
Alors qu’il passait la marche arrière pour quitter sa place, je lui posai
tout de même la question fatidique qui me rongeait l’esprit depuis que
j’étais sortie de la cellule de Zach :
— Ce n’était pas toi, hein ?
Il tourna la tête vers moi, ne semblant pas comprendre à quoi je faisais
allusion.
— Je sais que tu n’aimes pas Zach et que tu ne l’as jamais apprécié…
Mais je t’en prie, jure-moi que ce n’était pas toi. Jure-moi que tu n’as
jamais mis cette drogue dans sa chambre lorsque tu étais chez lui, jure-le-
moi !
Je le suppliai du regard, espérant de tout cœur que Zach s’était trompé.
— Élodie… Comment peux-tu penser une chose pareille ?
— Alors ce n’était pas toi, hein ?
— Non, ce n’était pas moi. Je te le jure, m’assura-t-il d’un ton sincère.
Soulagée, je poussai un long soupir.
Je le croyais. Peut-être n’était-ce pas la vérité, mais j’avais besoin de le
croire. J’avais besoin de pouvoir compter sur lui en ce moment, j’avais
besoin de mon père malgré la personne cruelle et sans cœur qu’il pouvait
parfois être.
Voilà au moins une chose de positive dans cette épouvantable soirée,
songeai-je en regardant le poste de police disparaître par la fenêtre tandis
que nous reprenions la route.
— Je ne t’abandonnerai pas, Zach, murmurai-je, jamais.
Chapitre 50
* * *
Une douce odeur de chocolat chaud vint m’emplir les narines. Cela
aurait sûrement été mon meilleur réveil depuis des semaines… si tout ce qui
s’était passé ne m’était pas aussitôt revenu en mémoire et que ma mère
n’était pas apparue devant moi dans un flot de lumière, une tasse à la main.
— Quelle heure est-il ? grommelai-je en recouvrant mon visage avec le
drap pour que le soleil ne m’aveugle pas.
— 11 heures.
Je rabaissai la couverture.
— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? Tu sais très bien que j’ai cours…
Je me redressai en position assise et pris la tasse de chocolat chaud
qu’elle me tendait.
— Tu avais besoin de dormir et je ne crois pas que tu sois vraiment en
état d’aller à l’école aujourd’hui.
Après avoir hoché la tête, je bus une gorgée ; cela me réchauffa et
m’apaisa instantanément.
— Écoute, Élodie, j’ai parlé avec ton père hier soir et…
— Vous pensez que je suis cinglée, c’est ça ? lançai-je d’un ton sec.
Elle me jeta un regard abasourdi.
— Chérie ! Bien sûr que non ! Écoute, on ne t’en veut pas pour l’oiseau,
on comprend que tu aies fait ça parce que tu étais en colère et furieuse pour
ce qui est arrivé à Zach. Cependant, on pense que… tu as peut-être besoin
d’un peu d’aide…
Je la fixai, bouche bée.
— Sérieusement ? finis-je par lâcher après plusieurs secondes de
silence. Tu es en train de me dire que vous croyez que, parce que Zach va
aller en prison, j’ai tué cet oiseau de mes propres mains afin d’évacuer ma
rage ? Mais ce n’est pas moi qui ai besoin d’aide ici, c’est vous !
Je me levai d’un bond et partis hâtivement vider le reste du contenu de
ma tasse dans l’évier. J’étais de nouveau furieuse. Ma journée s’annonçait
tout aussi merveilleuse que les précédentes !
Je montai au pas de course dans ma chambre, ouvris mon placard et
attrapai une valise, avant d’y jeter le reste de mes vêtements.
Ma mère me rejoignit quelques minutes plus tard, probablement
inquiète à cause du vacarme.
— Mais qu’est-ce que tu es en train de faire ? ! s’indigna-t-elle.
— Je pars ! répondis-je sur le même ton.
Et je comptais bien m’en aller définitivement cette fois-ci !
— Élodie, s’il te plaît, écoute-moi…
— T’écouter ? Mais la personne qui a besoin d’être écoutée en ce
moment, c’est moi, maman ! Tu ne m’écoutes pas, tu ne me crois pas, et tu
veux même m’envoyer voir un psy, car tu penses que je suis une cinglée
capable d’assassiner des animaux !
— Mais comment veux-tu que je te croie après tout ce que tu as fait,
Élodie ? ! Après tous tes mensonges ! Je ne sais plus qui tu es, chérie ! Je ne
sais même plus si tu es encore toi-même ou si tu es devenue quelqu’un
d’autre. J’ai l’impression de t’avoir perdue. J’ai l’impression que ma petite
fille chérie a disparu et que je ne la retrouverai jamais !
Elle éclata en sanglots devant moi, et je ne pus m’empêcher d’aller la
prendre dans mes bras pour la réconforter. C’était plus fort que moi…
Malgré tout ce qu’elle venait de me dire, elle restait ma mère et je l’aimais
énormément…
— Je suis là, maman, soufflai-je. J’ai toujours été moi-même. Je t’en
prie, fais-moi confiance…
Elle caressa mes cheveux en me regardant droit dans les yeux, puis
sécha rapidement ses larmes avant d’acquiescer.
— C’était moi, nous interrompit soudain une petite voix.
Nous nous retournâmes toutes deux face à… Sara.
— Mais pourquoi n’es-tu pas en cours ? ! s’écria ma mère en la fusillant
du regard.
— L’oiseau mort… c’était moi, répéta ma sœur en ignorant sa question
et en baissant honteusement la tête vers le sol.
— Toi ? Mais pourquoi aurais-tu fait une chose pareille ?
Je levai les yeux au ciel devant la réaction de ma mère. Alors, que ce
soit moi la responsable n’avait rien d’étonnant, mais Sara, elle, n’avait pas
été soupçonnée une seule seconde alors qu’elle avait effectivement bien eu
accès à ma chambre ! Et puis, ce n’était pas comme si ma sœur, qui laissait
à ses supposés « amis du collège » le droit de lui faire de magnifiques
scarifications sur le corps, n’avait aucun problème psychologique elle non
plus !
Cependant, malgré le fait qu’aucune de nous deux n’était vraiment saine
d’esprit, j’étais persuadée que ce n’était pas Sara. Mais, puisque cette
dernière voulait jouer la coupable, je décidai de la laisser faire jusqu’au
bout afin d’obtenir quelques explications.
— Je… je voulais lui faire une blague, marmonna-t-elle en se grattant la
tête d’un air gêné. Je ne pensais pas que les choses tourneraient comme ça.
— « Une blague » ? Parce que tu trouves que cacher un cadavre
d’oiseau sur mon lit est quelque chose d’amusant ? Peut-être aurais-je dû
exploser de rire en le découvrant au lieu de vider mon estomac par terre !
lançai-je sur un ton sarcastique.
— Désolée, Élodie. Je… je t’en voulais d’être partie, de nous avoir tous
abandonnés comme ça et de nous avoir fait souffrir juste pour un garçon…
— Alors, tu t’es dit : « Chouette, je vais aller lui cacher une petite bête
morte pour lui souhaiter un bon retour à la maison » ? Ce que tu as fait a
simplement failli me donner une nouvelle raison de me casser d’ici !
J’espère que tu te rends compte de la stupidité de ton acte !
Sans oublier que ma mère voulait m’envoyer chez un psy !
— C’était juste une petite vengeance… Je n’aurais pas dû.
— C’est un peu trop tard pour regretter, Sara. Mais je te jure que si tu
me refais un coup pareil, la prochaine fois, je te fais bouffer les restes de
l’oiseau, c’est clair ?
Ma sœur grimaça de dégoût tandis que ma mère soupirait, exaspérée par
l’évolution du « cas oiseau ».
— Bon, je vais aller appeler votre père pour le mettre au courant. Quant
à toi, Sara, dépêche-toi d’aller en cours ou je vais vraiment finir par
m’énerver !
— Mais maman, je reprends les cours qu’à 14 heures. Du coup, je peux
rester déjeuner à la maison avec vous ! D’ailleurs, est-ce que tu pourrais
faire ton moelleux au chocolat ? J’en ai rêvé cette nuit !
Ma mère la poussa sur le côté pour sortir dans le couloir.
— Après ce que tu as fait, tu ne mérites même pas de manger du pain,
jeune fille ! lança-t-elle d’un air contrarié, avant de descendre l'escalier.
Sara jeta un coup d’œil vers le rez-de-chaussée pour s’assurer que ma
mère n’était plus dans les parages, puis elle revint hâtivement dans ma
chambre.
— J’ai menti, m’avoua-t-elle doucement.
— Je sais.
Elle écarquilla les yeux.
— Comment ?
Je soupirai et me laissai tomber sur mon lit.
— Sara, tu es peut-être assez insensée quelquefois, mais jamais tu ne
m’aurais fait une chose pareille. Même si c’était pour soi-disant me donner
une bonne leçon. En revanche, je ne comprends pas pourquoi tu t’es
dénoncée…
Elle me regarda comme si cela paraissait évident.
— Parce que je ne voulais pas que tu partes encore ! Et puis au moins,
je t’ai évité la visite chez un psy.
— Jamais je n’y serais allée de toute façon.
— Ouais, je m’en doute bien ! Mais honnêtement, je pense qu’on en
aurait toutes les deux bien besoin après tout ce qui nous est arrivé dans cette
ville…
Elle n’avait pas tort. Et même si vider tout ce que j’avais sur le cœur à
un inconnu me ferait le plus grand bien, devoir me rendre chez un
psychologue me paraissait être une solution un peu trop extrême à mon
goût ! Je ne pensais pas être complètement névrosée, du moins pas
encore…
— Si tu veux, je peux être ta psychologue pour aujourd’hui, me
proposa-t-elle en s’asseyant à mes côtés.
Je secouai la tête en souriant légèrement.
— Allez ! insista-t-elle. Parle-moi de tes problèmes !
Mes problèmes ?
— Eh bien… Mon petit ami est en prison pour une infraction qu’il n’a
pas commise et, pour couronner le tout, mes parents n’ont plus aucune
confiance en moi et me prennent pour une folle capable de cacher un oiseau
mort sous son oreiller et de simuler sa découverte !
Elle posa la tête contre mon épaule et resta silencieuse un instant.
— Tu sais… J’ai peur, m’avoua-t-elle en frémissant. J’étais à l’étage et
je n’ai rien entendu…
J’avais peur moi aussi. Je n’avais pas la moindre idée de qui avait bien
pu mettre cet oiseau ici, ni comment. Mais une chose était sûre, quelqu’un
était bel et bien entré dans notre maison pendant que j’étais au poste de
police avec mon père.
Soudain, une idée m’effleura l’esprit. Et si… et si la personne qui avait
mis cet oiseau était la même qui avait caché la drogue chez Zach ? Après
tout, la seule différence qu’il y avait entre ces deux cas était ce qui avait été
caché… Mais pourquoi ? Qui s’en prendrait à nous ainsi et pour quelle
raison ?
— Tu crois que quelqu’un nous veut du mal ? me questionna alors ma
petite sœur.
Je caressai doucement ses cheveux.
— Ne t’en fais pas, Sara, tu ne risques rien.
— Comment peux-tu en être sûre ? rétorqua-t-elle en se redressant pour
me regarder droit dans les yeux.
Parce que la cible… c’était moi.
— Fais-moi confiance. Personne ne te fera du mal, je te le promets.
Mais je regrettai immédiatement ces mots quelques instants plus tard,
après que Sara eut quitté ma chambre. Lui promettre que personne ne lui
ferait du mal ? Ça, je ne pouvais pas en être certaine, même si je l’espérais
de tout cœur. Je savais qu’on s’en prenait actuellement à moi, mais rien ne
m’assurait qu’on ne s’en prendrait jamais à ma famille. Tout ce que j’aurais
dû promettre à Sara était que je ferais tout mon possible pour la protéger.
* * *
* * *
À la fin des cours, alors que je me rendais chez Eric afin de récupérer le
reste de mes affaires, je reçus l’appel d’un numéro inconnu dont le titulaire
n’était autre, à ma grande surprise, que Waylon. Ma première réaction fut
de lui demander comment il avait obtenu mon numéro, mais le visage de
mon père me vint aussitôt à l’esprit. Alors, je me contentai de lui poser la
seule question qui m’importait vraiment :
— Où est-il ?
Waylon toussota un instant avant de me répondre :
— Eh bien, malgré ses aveux comme quoi la drogue lui appartenait, il a
gardé le silence concernant le nom de son patron ainsi que ceux de ses
complices. C’est pourquoi le juge a décidé de le placer en détention
provisoire comme je le pensais. Il vient de partir pour le centre
correctionnel de Jefferson City.
Un léger vertige me saisit soudain et je dus m’appuyer contre le mur
d’un immeuble afin de reprendre mes esprits.
Après de longues secondes de silence, je demandai d’une voix tendue :
— Ce… ce n’est pas une prison de sécurité maximale, ça ?
— Hum, oui. Pourquoi cette question ?
Cela signifiait que les autres détenus s’y trouvant avaient pour la plupart
commis d’horribles atrocités telles que des meurtres, viols ou autres crimes
que je ne préférais pas imaginer.
Et dire qu’elle se situait un peu plus à l’ouest dans le Missouri, non loin
du centre correctionnel d’Algoa, qui au contraire était une prison de sécurité
minimale. Alors pourquoi avait-il fallu qu’il soit envoyé là-bas ? ! Dans un
endroit avec des prisonniers extrêmement dangereux, des fous, des
psychopathes détraqués qui… qui allaient sans aucun doute le torturer et le
faire à nouveau souffrir…
Cinq ans ? Cinq ans à tenir dans cet abominable endroit ? !
— Après son jugement, Zach sera transféré ailleurs, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais rien, ce sera aux juges d’en décider. Pour l’instant, il
restera là-bas jusqu’au jour de son procès d’ici à quelques mois. En
attendant, j’ai…
Je ne l’écoutais plus. « Quelques mois »… C’était déjà beaucoup trop.
Après autant de temps passé là-bas, Zach ne serait plus jamais le même
qu’auparavant et… et il me détesterait, tout comme il haïrait mon père qu’il
tiendrait toujours pour responsable.
La voix de Waylon me ramena à la réalité.
— Tu as entendu ce que je viens de te dire ?
— Pas vraiment… Désolée.
— Bon, je disais donc qu’il était possible que tu puisses aller lui rendre
visite dès la semaine prochaine.
— Sérieusement ? !
— Ça n’a pas été très simple de réussir à convaincre le procureur. Les
permis de visite sont accordés en priorité aux membres de la famille, mais
Mme Menser a soutenu ma demande et il sera donc possible que tu ailles
avec elle à Jefferson City, une fois que tu m’auras fourni toutes les pièces
nécessaires à l’obtention de ton permis, bien sûr. Il me faudra donc
plusieurs choses, une photocopie de ta carte d’identité ou de ton passeport,
deux photos d’identité récentes, et je t’enverrai par message le reste des
éléments requis.
— Bien sûr ! Je… je vous prépare tout ça ce soir et je vous l’apporte
demain matin ! Mais… n’y aurait-il pas un autre moyen de le joindre
avant ? Je veux dire, par téléphone ou…
J’avais besoin de lui parler. J’avais besoin d’entendre sa voix, de savoir
qu’il allait bien, de lui dire à quel point je l’aimais.
— Il n’y en a pas. Enfin, tu pourrais lui envoyer une lettre si ça te
chante, mais je doute qu’elle lui parvienne avant ta visite, si par chance elle
lui parvient. La majeure partie du courrier est jetée à la poubelle par les
gardiens sans être ouverte. Tu devrais simplement t’estimer heureuse de
pouvoir aller le voir d’ici à si peu de jours. D’habitude, les délais de droit de
visite sont bien plus longs.
— Vous avez raison. Merci, Waylon… Merci du fond du cœur pour
tout ce que vous avez fait.
— Hum, j’ai encore du boulot, à demain.
Il raccrocha le premier sans que j’aie le temps de lui répondre quoi que
ce soit. Je poussai un long soupir de soulagement et fermai un instant les
yeux, consciente de la chance que j’avais de pouvoir aller lui rendre visite.
Zach me manquait. Il me manquait tellement… Et cette sensation
d’angoisse permanente… C’était horrible et ça ne s’arrêtait jamais. Il fallait
que je le voie au plus vite et que je m’assure de son état, de sa santé…
Une semaine. Il me reste encore sept jours à souffrir en silence, songeai-
je en rangeant mon portable dans ma poche.
Soudain, ce dernier se remit à vibrer. Curieuse, je le sortis et découvris
un nouveau message.
Waylon m’avait-il déjà envoyé la liste des documents à fournir pour
mon permis de visite ? Dire que ça ne faisait pas plus d’une minute qu’il
avait raccroché, sa rapidité d’action était impressionnante.
J’ouvris le message et ce que je lus me pétrifia sur place.
J’espère que mon petit cadeau t’a plu. La prochaine fois, ça sera toi, piou-
piou.
Chapitre 51
* * *
— Élodie ?
Je relevai les yeux vers Meghan Menser, assise en face de moi dans le
train. Nous avions pris par chance un direct entre Saint-Louis et Jefferson
City, et le trajet allait durer à peine plus de deux heures, ce qui était déjà
suffisamment long.
— Tu devrais te reposer un peu avant qu’on arrive, tu m’as l’air de
manquer de sommeil…
Si elle savait… Je la regardai fouiller un instant dans son sac, puis en
sortir un masque de nuit qu’elle me tendit amicalement avec un léger
sourire.
— Merci, c’est très gentil.
Je le pris et l’enfilai sans plus attendre, avant de me laisser aller contre
le dossier du siège et de fermer les yeux. Malgré ma fatigue, il m’était
impossible de dormir. J’étais terriblement impatiente de revoir Zach, mais
toujours aussi angoissée à son sujet, ainsi qu’au mien.
De nombreuses hypothèses concernant cette maudite affaire de drogue
tournaient en permanence dans ma tête.
En premier lieu, je pouvais définitivement supprimer mon père de la
liste des suspects. Du moins si l’expéditeur du message était celui qui avait
caché la drogue chez Zach.
Que mon père en veuille à Zach restait envisageable, mais qu’il souhaite
ma mort ? Jamais mon père ne me menacerait de la sorte… Ou bien c’était
juste pour me faire peur et me tenir encore plus éloignée de Zach ?
Je soupirai. Si je commençais déjà à soupçonner mon père après lui
avoir accordé ma confiance quelques jours plus tôt, ne devrais-je pas aussi
me méfier de ma mère ? Après tout, elle l’avait dit elle-même, lorsque nous
étions partis au poste de police, elle était restée éveillée toute la nuit jusqu’à
notre retour. Peut-être était-ce elle qui avait caché cet oiseau. Sans oublier
que c’était aussi elle qui avait tenu à ce qu’Alex se rapproche de moi. Bien
qu’elle paraisse apprécier Zach, peut-être n’était-ce pas réellement le cas…
Mais pourquoi irait-elle jusqu’à essayer de me faire passer pour une folle ?
Mes parents étaient capables de tout et de n’importe quoi, et ça, je ne
pouvais le nier, mais ils n’étaient pas les seuls. Nous l’étions tous. Il fallait
donc que je me méfie de chaque personne m’entourant au quotidien, même
de ma sœur, qui sait… Après tout, je lui avais attiré tellement d’ennuis ! Par
ma faute, nos parents s’étaient disputés et tout le monde avait souffert. Elle
devait terriblement m’en vouloir. Et si toute ma famille s’était liguée et
avait comploté contre moi ? Et si…
Sans bruit, je relevai un instant le bandeau de mes yeux pour regarder
discrètement Mme Menser qui lisait sereinement un roman à l’eau de rose.
Et si c’était elle la véritable coupable ? Elle pouvait très bien me tenir pour
responsable de tout ce qui était arrivé à son fils et avoir envie de se venger.
Ou alors Alex ? Après tout, il m’aimait, et tout le monde sait que
l’amour rend fou, non ? Peut-être que sa jalousie envers Zach l’avait
conduit à cacher de la drogue chez lui et qu’il avait ensuite voulu me faire
souffrir en me faisant peur !
Et son père ? Waylon n’aimait clairement pas Zach, il semblait tout
juste le tolérer. J’avais fait souffrir le petit cœur tendre de son fils, il était
donc possible qu’il veuille se venger de Zach et moi. Mon petit ami pensait
d’ailleurs que Waylon pouvait se procurer de grandes quantités de drogue.
Il avait très bien pu obtenir l’adresse de Zach grâce à son travail, et il
connaissait déjà la mienne, car il était venu à la maison. Waylon me
semblait le suspect idéal. Étant chef de police, il avait accès à tous les
éléments de l’enquête. Il pouvait facilement falsifier des preuves et piéger
n’importe qui. J’avais d’ailleurs constaté que Waylon était quelqu’un de
rusé et de très futé, mais j’espérais de tout cœur me tromper, car s’il était
responsable, alors Zach et moi n’avions aucune chance contre lui. Son
influence était trop grande, il incarnait la loi.
Il pouvait aussi s’agir de n’importe qui ayant décidé pour je ne sais
quelles raisons de s’en prendre à notre couple. J’avais notamment envisagé
que Pedro, l’homme qui avait failli tous nous tuer lors du trafic de drogue,
soit derrière tout ça. Après tout, il m’avait très chaleureusement fait la
promesse de se venger… Cependant, bien qu’il prévoie très certainement de
m’enterrer vivante, six pieds sous terre, il était à l’heure actuelle en prison,
et je doutais fort qu’il envoie des hommes à sa place pour régler ses
comptes, ou qu’il soit du style à m’effrayer avec un oiseau mort. Je
l’imaginais plutôt venir me tuer en personne, m’étrangler tout en me
regardant droit dans les yeux pour que je n’oublie pas son visage même
dans l’au-delà. Mais peut-être me trompais-je aussi là-dessus.
Je sentis soudain une main tiède se poser sur ma cuisse et relevai mon
bandeau, prête à crier et à me débattre, mais je me ravisai sur-le-champ en
réalisant qu’il ne s’agissait que de Meghan.
— Je t’ai réveillée ? s’excusa-t-elle. Tu n’arrêtais pas de taper du pied,
j’ai cru que tu faisais un cauchemar…
À vrai dire, je n’avais pas besoin de dormir pour en faire. J’étais même
actuellement dans le pire cauchemar qui pouvait bien exister !
— Non, je suis juste… nerveuse, expliquai-je avant de lui rendre son
masque. Je ne pense pas que je réussirai à dormir.
Elle hocha la tête avec compréhension, puis se replongea dans son
roman.
Je la dévisageai un instant, me demandant bien comment elle pouvait
continuer à agir comme si tout allait bien. Je savais qu’elle devait souffrir
bien plus que moi. Après tout, il s’agissait de son fils et elle allait devoir
également l’attendre durant cinq ans. Comment parvenait-elle à cacher sa
douleur ? Où trouvait-elle cette force pour affronter tout ça ?
Elle releva brusquement les yeux vers moi et remarqua que je
l’observais avec curiosité.
— Je n’ai pas le choix, dit-elle comme si elle avait lu dans mes pensées.
J’ai un second fils dont je dois m’occuper, que je dois nourrir et élever
correctement. Je ne peux pas m’apitoyer sur mon sort et pleurer chaque jour
à cause de ce qui nous arrive, je n’ai pas le choix. Je dois continuer à vivre,
continuer à avancer pour mes deux enfants, pour notre famille, et tu devrais
en faire autant, Élodie.
Je secouai la tête.
— Je n’y arriverai pas, c’est… beaucoup trop dur.
— Bien sûr que si ! Rien n’est impossible, si tu en as la volonté ! Et
puis à quoi cela t’avancera-t-il de te morfondre ? En quoi cela peut-il aider
Zach de te savoir aussi faible ? Ça ne va pas l’aider à sortir plus vite de cet
endroit ! Tu ne peux rien faire pour l’instant, mais te laisser mourir à petit
feu ne te mènera nulle part. Tu ne dois pas te laisser abattre. Tu ne dois pas
t’empêcher de vivre comme tu le voudrais parce qu’il est coincé là-bas. Je
sais que c’est difficile, mais tu es forte, Élodie. Tu peux toi aussi surmonter
cette épreuve, tout comme Zach la surmontera, encore une fois.
— J’ai tellement peur de ce qui peut lui arriver là-bas, les prisons sont
vraiment…
— Je sais. Mais si Zach y a déjà survécu une première fois, il y arrivera.
J’ai confiance en mon fils, c’est un Menser après tout, nous sommes tous
capables d’affronter n’importe quelle épreuve dans la famille ! Et puis, s’il
sait que tu es là, à ses côtés, il n’abandonnera jamais.
Je hochai la tête et posai la main près de mon tatouage. Elle avait raison.
Si j’avais déjà eu du mal à survivre une semaine sans l’avoir à mes côtés,
comment allais-je tenir les cinq prochaines années en broyant du noir et
dans quel état Zach me retrouverait-il à sa sortie ? Allongée dans un lit
d’hôpital avec des perfusions de partout ?
Non, il ne fallait pas que Zach me voie comme ça. Je devais me montrer
forte moi aussi, pour lui et pour nous.
* * *
Deux heures plus tard, nous arrivâmes à Jefferson City sous la pluie.
— Quelle merveilleuse journée ! s’exclama Meghan d’un ton ironique
alors que je la suivais à l’extérieur de la gare.
Nous prîmes le premier taxi qui s’arrêta devant nous et le trajet se fit
dans le plus grand silence. Seuls le tonnerre et les gouttes d’eau venant
s’écraser contre le véhicule rompaient ce calme presque agréable.
Perdue dans mes pensées, je ne me rendis compte qu’une fois le taxi
arrêté que nous étions arrivés devant un immense bâtiment en pierre entouré
de grillages métalliques et de tours de contrôle.
À présent, je comprenais pourquoi Mme Menser avait préféré que Lyam
ne vienne pas avec nous. Rien que de l’extérieur, cet endroit me donnait
déjà des frissons. Mais j’étais certaine que ce n’était pas la seule raison de
son absence. Lorsque je m’étais rendue un peu plus tôt dans la journée chez
les Menser, Lyam semblait en vouloir terriblement à son frère de les avoir
abandonnés à nouveau. Il lui faudrait sûrement encore quelques jours avant
que sa rancune ne laisse place à la tristesse et au manque.
Nous descendîmes du taxi et, après avoir payé et remercié le chauffeur,
nous entrâmes dans le centre correctionnel. La pièce principale grouillait de
gardiens à chaque angle. Je remarquai des caméras de sécurité installées au-
dessus de chaque porte métallique. Si quelqu’un prévoyait de s’enfuir d’ici,
c’était peine perdue…
Meghan s’avança seule vers l’accueil, munie de nos permis de visite.
Tandis qu’elle discutait avec une jeune gardienne de prison et lui remettait
son sac à main avec mon téléphone portable soigneusement rangé à
l’intérieur — l’objet étant interdit dans la prison, comme beaucoup
d’autres —, je m’assis sur un des bancs avec d’autres personnes, qui,
comme nous, venaient voir un détenu.
À son retour, quelques minutes plus tard, Meghan prit place à mes
côtés, puis me tendit un badge de visiteur.
— Bon, il ne nous reste plus qu’à attendre, déclara-t-elle avant de sortir
à nouveau son roman.
Si elle s’était remise à lire, cela signifiait sûrement que nous en avions
pour un bon moment…
Je me contentai pour ma part d’observer ceux qui nous entouraient. À
ma gauche se trouvait un couple de personnes âgées, la vieille femme tenait
fermement un appareil photo entre les mains. Je me demandai pendant
plusieurs minutes quelles photos il pouvait bien contenir. Peut-être des
images d’enfants en train de s’amuser, de rigoler… les enfants d’une
personne ne pouvant pas les voir grandir, ni s’occuper d’eux. Si tel était le
cas, cela devait être difficile pour eux d’avoir leurs petits-enfants à
charge… Que se passerait-il lorsqu’ils ne seraient plus de ce monde ? Les
enfants avaient-ils déjà rencontré un jour leur parent enfermé ?
La femme croisa mon regard et je détournai la tête en direction d’un
jeune homme en face de moi. Les yeux perdus dans le vague, il avait les
yeux rouges et gonflés comme s’il avait trop pleuré et des cernes, sans
doute à cause de nuits blanches répétées. Il portait une alliance. Était-il
aussi venu voir une personne qu’il aimait, qui lui manquait terriblement ?
Cet homme me faisait de la peine, et il me faisait aussi beaucoup penser
à moi… Ou du moins à ce que je deviendrais si je continuais de me laisser
dépérir. Il était faible, beaucoup trop faible.
Je serrai les poings et me promis de ne jamais finir dans cet état. Jamais.
— Meghan Menser et Élodie Winston, annonça la jeune femme à
l’accueil. Zach Menser est arrivé à la salle des visites, veuillez suivre le
gardien Thompson.
Nous nous levâmes simultanément. Meghan prit une grande inspiration
avant de passer son bras autour du mien et de me dire d’une voix pleine
d’entrain :
— Allons-y !
Nous emboitâmes le pas à un jeune gardien à la carrure
impressionnante, ses larges épaules et ses muscles bien dessinés à travers
son uniforme. Il nous fit marcher dans un long couloir jusqu’à une porte en
métal qu’il ouvrit avec ses clés, puis nous entrâmes dans une petite salle où
d’autres gardiens ainsi que deux civils se trouvaient déjà.
— Nous allons procéder à une fouille, déclara notre accompagnateur.
Alors qu’un deuxième gardien nous avait rejoints afin de s’occuper de
Meghan, Thompson me fit écarter bras et jambes, puis chercha à tâtons tout
ce que j’aurais bien pu dissimuler sur moi. Cela me perturba légèrement,
mais la simple pensée que Zach avait dû pour sa part subir une fouille à nu
me permit de supporter les mains baladeuses du gardien.
Une fois que ce fut terminé, il continua son inspection en me faisant
passer sous un détecteur de métaux qui émit un petit son positif. Thompson
hocha la tête à l’intention d’un autre gardien près d’une seconde porte
métallique, cette dernière devant donner sur la salle des visites.
— Dans la salle, tout contact avec les détenus est absolument interdit à
l’exception d’une approche à l’entrée et à la sortie, nous expliqua
machinalement Thompson, avant de nous ouvrir la porte. Votre badge de
visiteur doit toujours être visible, et il est aussi interdit de fumer. Dirigez-
vous vers la table du fond sur votre gauche, vous avez une heure.
Nous lui obéîmes sans un mot et, une fois assises à notre place,
attendîmes silencieusement, dans le brouhaha des conversations de nos
voisins de table, l’arrivée de Zach.
Lorsqu’il entra dans la pièce quelques instants plus tard, sa mère bondit
presque de sa chaise pour aller se jeter à son cou.
— Oh ! mon chéri, tu m’as tellement manqué ! s’écria-t-elle en
l’enlaçant chaleureusement.
Il était vrai que sa mère n’avait pas pu, contrairement à moi, le voir lors
de sa garde à vue. Je lui avais d’ailleurs fait part de notre petite
conversation, lui expliquant que Zach n’y était pour rien, mais malgré tout,
sa réponse avait été presque semblable à celle de Vic : « Ce n’est peut-être
pas sa drogue, mais en travaillant dans ce milieu, cela ne le rend pas
innocent pour autant. Et puis il était fort probable que ce jour arrive tôt ou
tard, même si j’aurais préféré que cela n’arrive jamais… »
Meghan s’écarta après une longue minute pour que je puisse, à mon
tour, le prendre dans mes bras.
— Tu m’as manqué, soufflai-je près de son oreille.
— Toi aussi.
Mon regard croisa celui d’un des gardiens près de la porte d’entrée,
regard qui m’ordonnait de mettre fin à notre rapprochement
immédiatement. Je lâchai Zach à contrecœur, et nous prîmes tous trois place
autour de la petite table qu’on nous avait attribuée.
Durant les trente premières minutes de nos retrouvailles, Mme Menser
enchaîna les séries de questions du genre « Comment est-ce que ça va ? As-
tu reçu le chèque que je t’ai envoyé ? Est-ce qu’il te manque des choses ?
Comment sont les autres détenus ici ? Tes camarades de cellule t’ont bien
accueilli ? Ta chambre est acceptable ? Et les douches ? La nourriture est-
elle mangeable ? Peux-tu sortir dans la cour ? Quelles sont les activités
qu’ils proposent ici ? As-tu trouvé un travail dans la prison ? ». Questions
auxquelles son fils ne répondit que très vaguement.
Une fois qu’elle eut fait le tour, elle décida d’aller prendre un café au
distributeur pour nous laisser seuls quelques minutes. J’observai Zach un
instant. Il avait l’air fatigué et découragé. On aurait dit qu’il se trouvait en
prison depuis des mois, et cela me serra le cœur de le voir dans un état aussi
déplorable.
Je ne savais pas par où commencer, mais je savais que nous n’avions
pas beaucoup de temps, comme lors de sa garde à vue.
— Zach, il y a peut-être un moyen pour que tu sortes d’ici, dis-je en le
regardant droit dans les yeux.
Il soupira.
— Élodie, je t’ai déjà dit que c’était impossible, à moins que ton père…
— Ce n’est pas mon père, l’interrompis-je, ou bien mon père a tout
aussi envie de se venger de toi que de moi.
Il fronça les sourcils. Je lui relatai alors rapidement l’épisode de l’oiseau
mort trouvé sous mon oreiller et celui du message que j’avais reçu.
— Si tu penses encore qu’il s’agit de mon père, explique-moi pour
quelle raison il me menacerait de mort, marmonnai-je en croisant les bras
sur ma poitrine.
Zach sembla réfléchir un instant.
— OK, ce n’est peut-être pas ton père, finit-il par admettre d’un air
toujours concentré. Du moins, il est possible que ce ne soit pas lui si nos
deux affaires sont bel et bien liées, car il est aussi envisageable que ce soit
une personne totalement différente qui s’en prenne à toi.
— À croire que je suis un aimant à problèmes !
— C’est vrai que depuis que tu as déménagé ici tu n’as eu que des
ennuis, répondit-il avec un demi-sourire moqueur. Mais s’il s’agit de la
même personne, Élodie, si c’est celui qui a réussi à planquer de la drogue
dans ma chambre sans que je m’en rende compte, celui qui a réussi à me
faire enfermer ici, alors… je pense qu’on devrait prendre cette menace très
au sérieux.
— Qu’est-ce que tu proposes ? Que j’aille voir les flics ? Ils ne pourront
pas tracer le numéro du portable, il s’agit sûrement d’un jetable. Quant au
message, ils me diront que c’est une mauvaise blague et que je les ai
dérangés pour rien…
— C’est vrai, admit-il, alors il faut que tu partes.
Je le fixai un instant sans comprendre le sens de sa phrase.
— Partir ? Partir où ?
— À Londres, chez toi. Il faut que tu quittes Saint-Louis au plus vite.
Je continuai à le fixer avant d’éclater de rire, puis m’arrêtai en réalisant
qu’il ne plaisantait pas le moins du monde.
— Tu te fous de moi, là ? lançai-je. « Chez moi », c’est ici maintenant.
Je n’ai aucune intention de partir, et encore moins sans mes parents, et loin
de toi !
Zach se pencha vers moi et prit mes mains dans les siennes.
— Je suis très sérieux, Élodie. Tu sais de quoi cette personne est
capable, sinon je ne serais pas ici à l’heure qu’il est, et je suis certain qu’elle
n’est pas du genre à balancer des menaces en l’air. Elle est dangereuse et je
ne serai pas dehors pour te protéger s’il t’arrivait quelque chose. Je ne veux
pas que tu restes ici.
— Sauf que ce que « tu veux » n’est pas ce que « je veux » ni ce que
« je ferai », répondis-je sèchement. Je ne peux pas m’enfuir comme ça
parce qu’un cinglé s’est amusé à cacher un cadavre d’oiseau sous mon
oreiller et m’a envoyé une menace de mort par SMS ! Oui, ça me fait peur à
moi aussi, mais ce n’est pas en fuyant la menace qu’elle va disparaître ! Si
un fou veut effectivement me tuer, il me suivra où que j’aille, non ? Et puis,
s’il veut vraiment ma mort, pourquoi ne pas m’avoir déjà kidnappée,
torturée puis assassinée, au lieu de m’envoyer un message ? À croire que de
nous deux c’est lui qui a le plus peur. Ce taré n’ose même pas m’affronter
en face à face, c’est un lâche !
— Jusqu’au jour où il va réellement faire ce qu’il t’a dit et là, tu feras
moins la maligne, ajouta Zach en me jetant un regard noir.
— Eh bien, ce jour-là, c’est moi qui lui donnerai une bonne leçon !
Comme tu as pu le constater, je sais très bien me défendre.
— C’est fou ce que tu peux être entêtée ! Si ce gars mesure un mètre
quatre-vingt-dix et qu’il fait cent vingt kilos, crois-moi, ce n’est pas toi qui
vas le mettre par terre ! Et puis, s’il a réussi à se procurer de la drogue, il
n’aura certainement pas de mal à trouver un flingue pour te faire exploser la
tête.
Je savais que Zach avait raison et que la menace de ce type n’était pas à
prendre à la légère. Il y avait de grandes chances qu’il s’attaque
prochainement à moi et, seule, je ne pourrais peut-être pas m’en sortir.
Mais rentrer en Angleterre ? Jamais mes parents n’accepteraient de
quitter Saint-Louis. Et même si je leur montrais le message et que je leur
racontais tout ce qui avait pu m’arriver… le seul endroit où je partirais était
l’hôpital psychiatrique !
— Zach, repris-je doucement, jamais je ne t’abandonnerai, tu
m’entends ? Jamais je ne te quitterai. Et puis, c’est une opportunité pour toi
que cette personne s’en prenne à moi ! D’accord, je risque un peu ma vie,
mais tout le monde risque sa vie chaque jour ! Je pourrais très bien mourir
renversée par une voiture avant même que ce taré ne s’occupe de moi ! Je te
promets d’être encore plus prudente qu’avant, de faire en sorte de ne jamais
rester seule. Je prendrai toutes les mesures nécessaires, mais si je réussis à
le coincer, si on réussit à l’avoir alors… Il y aura peut-être une chance pour
que tu puisses sortir d’ici et tu le sais !
Zach sembla réfléchir de nouveau, puis hocha la tête à contrecœur.
— Très bien, lâcha-t-il, mais tu devras respecter chacune de mes
conditions, dont la première est que tu seras constamment surveillée par
mes potes.
— Tes… « potes » ?
— Tu m’as très bien compris. Je ferai en sorte qu’ils veillent sur toi à
tour de rôle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme des gardes du
corps. Alors ne t’étonne pas de voir, par exemple, Nick pisser dans ton
jardin à 3 heures du matin…
Waouh… Il allait vraiment très loin dans ma protection…
— Euh… Mais tu tiens franchement à demander à Nick de me
« protéger » ? Parce que, honnêtement, j’ai plus peur que ce soit lui qui me
tue dans mon sommeil plutôt que l’autre détraqué…
Zach esquissa un bref sourire alors que sa mère revenait vers notre
table, un paquet de bretzels à la main.
— Il y aussi autre chose, ajouta Zach. Si… si ce taré réussit à s’en
prendre à toi malgré tout et qu’il t’arrivait quelque chose, promets-moi que
tu quitteras la ville sans plus attendre. Promets-le-moi, Élodie.
J’hésitai un instant, puis finis par opiner.
— Très bien, on fait comme ça, conclus-je alors que Meghan s’asseyait
à côté de moi.
— De quoi parliez-vous ? s’enquit-elle en ouvrant le paquet.
Zach haussa les épaules.
— De pas grand-chose, je lui racontais comment j’ai battu un papy aux
échecs ! Apparemment, c’était le meilleur joueur de toute la prison, plus de
quarante ans d’expérience dans ce domaine, et je l’ai complètement
humilié ! se vanta-t-il.
Meghan eut le même réflexe que moi et leva les yeux au ciel. Son
mensonge bidon de dernière minute ne nous paraissait pas crédible une
seule seconde. Parce qu’à ma connaissance Zach n’avait jamais touché à un
échiquier de sa vie et que nous avions terriblement du mal à l’imaginer en
train de pratiquer cette activité. Mais ce n’était pas son premier mensonge
depuis le début de notre visite. Je savais très bien que derrière ses faux
sourires rassurants et son expression heureuse de nous voir se cachait une
tout autre vérité. Zach n’allait pas bien et cela continuerait certainement
jusqu’à sa sortie.
Quand arriva le moment des adieux, j’étais consciente que je n’aurais
pas le droit de le revoir avant la semaine prochaine, même jour, même
heure, et une tonne d’idées stupides me passèrent par la tête, comme de
commettre un acte illégal pour tenter de me retrouver en prison avec lui.
Ouais, c’était complètement puéril et saugrenu, cette prison n’accueillait
que des détenus hommes, et ce serait encore pire, je serais enfermée ailleurs
et ne pourrais plus du tout le voir.
— Sois prudente, me souffla Zach avant de m’embrasser rapidement sur
les lèvres.
Une vague de tristesse me traversa, mais je pris sur moi pour ne rien
laisser paraître.
— Toi aussi… Ne fais rien de dangereux, d’accord ? On sait tous les
deux que les échecs ne sont pas ton fort.
Il hocha la tête, ayant compris le message.
Sa mère l’enlaça une dernière fois, puis lui sourit en ébouriffant ses
cheveux noirs.
— Et dire que je ne suis plus là pour m’occuper de cette grosse touffe,
soupira-t-elle. Pense à les couper de temps à autre, même si le résultat n’est
pas très symétrique, d’accord ? Je ne veux pas que tu reviennes à la maison
avec une crinière de lion !
Zach lui sourit en retour, puis nous regarda partir silencieusement. Le
laisser retourner là-bas me donnait mal au cœur, à tel point qu’une fois sur
le parking je m’appuyai contre le grillage afin de respirer calmement tandis
que Meghan appelait un taxi pour nous ramener à la gare. J’avais envie de
pleurer. Encore. Mais il fallait que je me retienne, même si c’était dur.
Je levai les yeux vers le soleil, sur le point de se coucher. Nous
arriverons sûrement à Saint-Louis à la nuit tombée, supposai-je en sentant
mon portable vibrer dans la poche de ma veste. Je le sortis et déglutis en
réalisant que c’était encore un SMS provenant d’un numéro inconnu.
Alors ? Comment se porte notre petit prisonnier ? Dommage pour lui, il
n’aura certainement pas la chance d’assister à tes funérailles.
À peine eus-je fini de lire qu’un nouveau message s’afficha dans le fil
de discussion.
Sache qu’un chevalier servant ne t’est pas nécessaire. Je pourrais
t’atteindre par n’importe quel moyen juste en claquant des doigts. Mais cela
ne serait pas assez… divertissant ! Je veux que tu souffres, Élodie. Je veux
que tu endures une douleur si forte que tu finiras par m’implorer de te
donner la mort. Je veux te briser entièrement. Je veux te détruire petit à
petit jusqu’à ce que tu deviennes mon martyr préféré… Et je vais
commencer dès maintenant. Aurais-tu déjà entendu cette phrase :
« L’égoïsme consiste à faire son bonheur du malheur de tous » ?
Quatre mois… Cela faisait seulement quatre mois que nous avions
déménagé à Saint-Louis, et il s’était passé tellement de choses en si peu de
temps. Des choses que je n’aurais jamais imaginé connaître dans ma vie,
des choses que je n’aurais jamais pensé trouver ici, des sentiments que je
n’aurais jamais pensé éprouver pour quelqu’un. À cause de tous ces
événements et péripéties, notre départ venait déjà d’être planifié.
J’avais persuadé Sara de ne plus essayer d’acheter le silence de notre
mère et de la convaincre de rester ici, car cela ne nous apporterait que de la
douleur et des ennuis supplémentaires. Or ma famille avait déjà eu sa dose
de problèmes grâce à moi !
Lorsque mon père apprit toute la vérité, il demanda aussitôt une
nouvelle mutation à Londres, et celle-ci lui fut immédiatement accordée.
Après tout, venir travailler dans cette ville avait été une sorte de promotion
concédée par son patron. Promotion que n’importe quel autre employé
londonien serait ravi d’obtenir… Mon père avait retrouvé sans problème
une place parmi ses anciens collaborateurs à Londres. N’ayant pas encore
acheté de maison, nous pouvions rentrer quand nous le souhaitions, et mes
parents voulaient que ce soit au plus tôt.
Deux jours après l’accident de Sara, ma mère avait déjà réservé les
billets d’avion pour le week-end suivant. Elle s’était aussi occupée de nous
transférer dans nos anciennes écoles respectives. Quelle joie de penser à
toutes les jolies têtes que j’allais revoir… notamment à celle de mon ex !
Enfin, pour l’instant, je pensais plus à mon copain actuel qu’à Tom ; je
me trouvais de nouveau avec Mme Menser dans le train en direction de
Jefferson City. J’avais réussi à négocier avec mes parents une dernière
visite. De toute façon, je ne serais jamais partie sans l’avoir revu, et ils le
savaient tous les deux.
J’étais extrêmement angoissée à l’idée de la conversation qui
m’attendait avec Zach. Comment allait-il réagir en apprenant la nouvelle ?
Il m’avait déjà fait promettre de partir si ma vie était en danger, mais il
m’avait seulement dit ça parce qu’il avait peur pour moi, il ne le pensait
pas. Du moins, je l’espérais sincèrement, car moi, je n’en avais pas du tout
envie. Mais, à l’heure actuelle, peu importaient nos désirs, je n’avais plus le
choix.
On a toujours le choix, me murmura la voix de ma conscience
intérieure.
Évidemment… Mais à quel prix ? Si je décidais de rester ici contre
l’avis de mes parents, ils m’obligeraient sûrement à partir avec eux, et par la
force si nécessaire. Puisque j’étais encore mineure, je devais leur obéir.
Bien sûr, je pouvais très bien revenir m’installer ici à ma majorité, mais
pour quoi faire ? Attendre chaque semaine le jour des visites pour voir
pendant seulement une heure l’homme que j’aimais ? Mais que ferais-je le
reste de la semaine ? Je me lamenterais certainement sur mon sort en me
rappelant chacun de nos moments passés ensemble, son regard envoûtant, la
douceur de sa peau et le goût de ses lèvres… L’attendre seule pendant cinq
ans n’était-il pas pire que de devoir partir ?
Bien sûr, peut-être que Vic ou Meghan accepteraient de m’héberger
pendant quelque temps, car mes parents refuseraient sûrement de m’aider
sur le plan financier si je revenais ici. Mais cela ne pourrait pas durer
indéfiniment. Il me faudrait alors arrêter l’école et, même si j’obtenais mon
diplôme de fin d’année, je ne pourrais plus envisager l’université, je n’en
aurais pas les moyens. Je devrais trouver un piètre travail pour subvenir à
mes besoins primaires et réussir à me payer un lamentable studio dans les
quartiers sud. C’était ça, l’avenir qui m’attendait si je restais ici, et celui-ci
ne m’enchantait pas vraiment…
Toute ma vie serait foutue en l’air, et j’étais certaine de le regretter plus
tard. Et encore, ce petit scénario fonctionnait seulement et seulement si ce
taré de psychopathe ne me tuait pas avant ! J’aimais Zach comme je n’avais
jamais aimé aucun homme auparavant, mais aujourd’hui il fallait aussi que
je pense à ce qui était le mieux pour moi.
Je fermai les yeux, essayant de retenir le flot de larmes qui menaçait de
me submerger. Je n’avais jamais eu aussi mal de ma vie. Et encore, le mot
était faible.
— Tiens…
J’ouvris les yeux et regardai le petit paquet de mouchoirs que Meghan
me tendait d’un air triste et plein de compassion.
Au courant de mon départ prochain, elle savait ce que j’étais en train de
traverser, ce que je m’apprêtais à faire aujourd’hui : des adieux.
Pourquoi la vie était-elle aussi compliquée et injuste parfois ? Le
malheur s’était acharné de bon cœur sur moi depuis quatre mois ! À croire
que j’avais provoqué le « saint Louis » en question et qu’il faisait tout pour
me faire déguerpir d’ici depuis le début.
Et pour couronner le tout, en cette magnifique journée, je remarquai une
fois à la prison que les décorations de Noël avaient déjà été installées. Et
moi, j’allais offrir à Zach un superbe cadeau en lui annonçant la rupture de
notre couple.
— Je ne vais pas y arriver, murmurai-je à Meghan alors que nous
patientions dans le hall d’entrée.
Elle prit mes mains dans les siennes et les serra un instant.
— Élodie, tu n’as pas cessé de me le répéter, rester ici ne t’apportera
que de la douleur, et pas seulement à toi. Le seul moyen pour toi d’avancer
est de retourner en Angleterre. Tu le sais, et Zach aussi, il sera même le
premier à t’encourager à partir, parce que tout ce qu’il souhaite, c’est que tu
sois heureuse, même si tu n’es plus là.
— Vous ne pouvez pas comprendre… Je vais l’abandonner ! Peut-être
que je réussirai à continuer de vivre, mais ce ne sera plus jamais pareil. Je
ne pourrai jamais l’oublier, ni lui ni tout ce qu’il m’est arrivé ici…
Un gardien nous appela, ce qui mit fin à notre discussion, et tant mieux.
Nous dûmes à nouveau tolérer les mêmes conditions que lors de la
semaine précédente, c’est-à-dire passer au détecteur de métaux et subir une
fouille au corps un peu trop poussée à mon goût. Cependant, cela fut rapide,
car nous n’étions pas les seules à venir rendre visite à un prisonnier.
Nous pénétrâmes toutes les deux dans la salle des visites et nous
assîmes à la table que nous avait attribuée l’un des gardiens.
Lorsque Zach entra, je me sentis de nouveau faiblir. Il salua tout
d’abord chaleureusement sa mère, puis, lorsque ce fut mon tour, il s’arrêta,
comme s’il avait compris que quelque chose n’allait pas, et s’assit sans un
mot.
Meghan et moi fîmes de même. Je m’empressai de croiser les mains
sous la table pour que personne ne puisse les voir trembler.
Sa mère enchaîna avec toute une série de questions anodines. Zach nous
raconta quelques potins insolites qui circulaient dans la prison, comme
l’histoire d’un jeune délinquant qui aurait réussi à faire entrer dans la prison
un tournevis dans le seul but de réparer son lavabo cassé. Résultat : le
pauvre avait dû passer plus de deux semaines à l' isolement…
— C’est si horrible qu’on le dit, l’isolement ? l’interrogea sa mère avec
curiosité.
— Tu devrais regarder la série Orange Is the New Black, ça te donnera
une petite idée, répondit-il en souriant.
Sa mère lui rendit son sourire avant de lui déclarer fièrement :
— Chéri, ne me prends pas pour une idiote. Dans cette série, il s’agit
d’une prison exclusivement pour femmes et de sécurité minimale,
contrairement à la tienne.
Zach haussa les sourcils, surpris que sa mère connaisse la série en
question.
— … Quoi ? Tu ne pensais tout de même pas que j’allais te laisser aller
en prison sans me documenter sur les établissements pénitenciaires en
général ? s’offusqua-t-elle.
Pour moi, se documenter signifiait regarder dans les livres et lire tous
les articles et pages web correspondant au sujet en question. Pour Meghan,
cela consistait à regarder toutes sortes de films ou séries avec des
prisonniers…
— En tout cas, ce n’est pas parce que tu t’es renseignée là-dessus que ça
aurait pu changer quelque chose, répliqua Zach, à moins que tu aies aussi
regardé Prison Break et qu’Élodie se soit fait tatouer le plan de la prison sur
le dos… Bien que j’aurais préféré sur la poitrine… m’enfin, on ne peut pas
tout avoir.
Il oubliait également que soit je devais me faire embaucher comme
infirmière ou gardien de la paix, soit je devais devenir un transsexuel et me
faire implanter un pénis pour être incarcérée dans la prison et notamment
dans sa cellule… Conclusion : aucune de ces deux possibilités n’était
envisageable.
— Zach ! s’exclama sa mère, aussi éberluée que moi par sa remarque
inappropriée.
— Oh ! ça va, c’était une blague ! se défendit-il. Mais puisque vous
n’avez pas l’air d’être très réceptives à mon humour aujourd’hui, je vais
vous répondre plus sérieusement.
Il croisa les bras sur la table et pencha la tête dans notre direction avant
de reprendre.
— Peu importe le degré de sécurité ou le sexe des prisonniers,
l’isolement est partout pareil. On est enfermé dans une pièce dans laquelle il
n’y a qu’un banc pour dormir et un urinoir, puis on attend… On attend
indéfiniment sans avoir aucune notion du temps. On ne peut même pas se
référer aux plateaux-repas qu’ils nous distribuent, car ils nous sont donnés
aléatoirement… La bouffe est immonde, dix fois pire que celle du
réfectoire. On y trouve même des bouts d’insecte et chaque bouchée te
donne envie de vomir toutes tes tripes. Mais non. Tu te forces à avaler et à
ne rien recracher. Tu n’as pas le choix. Tu as faim et tu as besoin de ça pour
tenir le coup. Franchement, même la pâtée pour chien doit être bien plus
mangeable. Quand t’es là-bas, tu pries chaque soir en espérant qu’il s’agisse
du dernier et tu te promets à toi-même, chaque seconde de plus passée dans
ce fichu trou, que tu ne referas plus jamais de conneries et que tu ne
remettras plus jamais les pieds dans ce foutu endroit duquel tu risques de
sortir psychologiquement instable. Est-ce que ma réponse te convient,
maman ? Ou préfères-tu t’en tenir aux films et séries que tu as vus ?
Meghan et moi-même restâmes bouche bée suite à sa déclaration
prononcée sans aucune autre émotion que de la pitié et du dégoût.
— Enfin, bref, reprit-il en toussotant face à nos visages probablement
devenus pâles et livides.
— Euh… je vais aller me prendre un petit remontant, si vous voulez
bien m’excuser, annonça Mme Menser en se levant.
Elle nous laissa seuls et partit vers la machine à café.
— Et toi… Tu y es déjà allé ? demandai-je alors en fronçant les
sourcils.
Zach planta son regard dans le mien avant de hocher la tête.
— On m’a dit que j’y étais resté deux jours… Et pour répondre à ta
prochaine question, c’était pour m’être battu avec un autre détenu. Réponse
suivante, je vais bien, je n’ai pas été blessé, lui oui par contre…
J’acquiesçai et restai silencieuse quelques secondes, les yeux rivés sur
la table. Il fallait que je me lance.
— Zach, je…
Ma gorge se noua d’elle-même, m’empêchant d’ajouter quoi que ce
soit.
— Je sais, Élodie.
Je relevai la tête vers lui, inquiète.
— Nick est passé me voir avant vous. Il m’a dit que tu allais bientôt…
partir.
Cela me laissa de nouveau sans voix. J’étais à la fois soulagée qu’il soit
déjà au courant et furieuse que Nick le lui ait annoncé à ma place.
— Élodie, respire ou tu vas finir par t’asphyxier, me conseilla-t-il en
souriant légèrement.
Je pris une grande bouffée d’air, ce qui me permit d’avoir à nouveau les
idées claires.
— Et c’est tout ? demandai-je en sentant mon pouls s’accélérer.
Il haussa un sourcil.
— C’est tout ce que ça te fait ? Je vais partir, quitter cette ville et rentrer
chez moi à Londres. Tu imagines bien que je ne vais pas prendre l’avion
toutes les semaines pour venir te rendre visite et…
Je m’arrêtai pour tenter de refouler mes sanglots, mais mes émotions me
dépassèrent… c’était plus fort que moi.
— Je… je sais que tu ne me demanderas jamais de rester, Zach,
bredouillai-je. Je le sais parce que tu… tu as peur qu’il ne m’arrive quelque
chose et parce que tu tiens à moi. Mais… pourquoi… pourquoi es-tu aussi
calme ? Je tremble depuis que je suis arrivée dans cette pièce. J’essaie de
me contrôler du mieux que je peux pour ne pas m’effondrer en larmes et
toi… C’est comme si tu étais complètement indifférent ! À croire que c’est
une bonne nouvelle et que l’annonce de mon départ te rend presque
heureux…
Il ne répondit pas tout de suite, méditant mes paroles.
— Là, tout de suite, tu sais de quoi j’ai envie au plus profond de moi ?
Je le regardai, attendant sa réponse.
— De t’embrasser. J’en meurs d’envie depuis l’instant où je t’ai
aperçue. J’aimerais tellement te toucher, Élodie… Te prendre dans mes
bras, te serrer contre moi, te caresser la joue pour te rassurer, te dire
sincèrement que je vais bien et que tout ira bien, essuyer les larmes qui
roulent sur tes joues… Te dire que je t’aime tellement. Tu ne peux pas
savoir à quel point tu me manques… Je pense à toi tous les jours, et chaque
nuit je vois ton visage devant mes yeux et…
Il ferma les paupières un instant, comme s’il cherchait à refouler tous
ces désirs.
— Et alors je ferme les yeux et je prie pour que tu disparaisses de mon
esprit.
Je me figeai, complètement médusée face à ses mots durs et secs.
— Tu es mon pire cauchemar, Élodie. Quand je te vois… Quand je sais
que tu viens me rendre visite, je ne souhaite qu’une seule chose, que tu
partes. Que notre temps de visite soit écoulé, que tu t’en ailles le plus vite
possible et que tu ne reviennes plus jamais me voir. Je ne peux pas me
permettre de penser à tout ce que je t’ai dit. Je ne peux pas me permettre de
penser à toi ni à mes sentiments pour toi… Ces pensées me font plus de mal
que de bien et ça me rend… faible. Beaucoup trop faible.
J’avais pensé que mes visites lui remontaient le moral, l’aidaient à tenir
le coup, mais en réalité il souffrait tout autant que moi de notre séparation.
Sa douleur devait même être bien pire. Il était seul, enfermé à longueur de
journée, et me voir devait lui rappeler tout ce qu’il avait perdu. Sa vie, sa
famille, ses amis, la fille qu’il aimait, mais aussi sa liberté… Tout. Tout lui
avait été enlevé.
Je m’essuyai rapidement les yeux d’un revers de la main.
— Je vois, murmurai-je. Au moins, on est d’accord sur mon départ.
Il hocha la tête.
— Bien sûr, par simple précaution… Dès que tu quitteras cette salle,
j’irai demander la suppression de ton nom sur ma liste de visites.
Je frémis. C’était la meilleure chose à faire, mais… supprimer mon nom
signifiait aussi que je ne pourrais plus jamais le revoir. Qu’il s’agissait de
notre dernière conversation. De notre dernier tête-à-tête… C’était ce qui
était prévu, oui, mais jamais je n’aurais pensé que ces adieux seraient aussi
difficiles.
Je serrai les poings et me mordis la langue à plusieurs reprises pour ne
pas craquer. Si je cédais… Non. Il était trop tard pour changer d’avis, trop
tard pour l’implorer de ne pas me faire ça, de ne pas accepter cette rupture,
de ne pas me laisser l’abandonner parce qu’il représentait tout pour moi.
— Tu as raison, mieux vaut prévenir que guérir, admis-je d’une voix
légèrement tremblante.
Durant les secondes qui suivirent, aucun de nous deux ne pipa mot.
Nous restâmes ainsi, à nous observer en silence.
Puis, lorsque Zach se décida à détourner le regard, je compris qu’il était
temps pour moi de partir. Il ne céderait jamais. Quitte à me blesser
davantage, il était prêt à tout pour que je foute le camp de cette ville au plus
vite. Mais moi en revanche, si je restais ne serait-ce qu’une minute de plus
assise en face de lui…
Je me redressai d’un bond et fis signe à Meghan de revenir à la table.
— Pas la peine de te lever, déclarai-je à Zach alors qu’il reculait sa
chaise. Je pense qu’il est préférable… qu’il n’y ait aucun contact.
Rien que de m’imaginer en train d’effleurer sa peau… Non. J’essayais
de respirer calmement, mais j’étais de nouveau au bord des larmes. Dès que
je quitterais cette pièce… ce serait fini. Notre histoire… Zach et moi… Il
n’y aurait plus rien à l’exception de souvenirs, qui seraient douloureux
pendant un certain temps…
Je le dévisageai quelques secondes supplémentaires, jusqu’à ce que sa
mère reprenne sa place à la table.
— Pourquoi t’es-tu déjà levée ? s’étonna-t-elle. Il reste encore une
bonne quinzaine de minutes avant la fin…
— Je… Il faut que j’y aille, je ne me sens pas bien, je vous attendrai
dehors.
Je jetai un dernier regard à Zach en essayant d’y intégrer une foule de
sentiments et d’émotions : de la tristesse, de l’amour, de l’amertume, de la
souffrance, de la peine, de l’abandon… J’espérais aussi que ce regard me
permettrait de graver à jamais dans ma mémoire son visage, de ne pas
oublier un seul détail.
Puis je tournai les talons une bonne fois pour toutes et marchai vers la
sortie sans me retourner. Chaque pas provoqua une sorte de déchirure dans
ma poitrine, mes larmes s’étaient remises à couler sans crier gare et, une
fois de l’autre côté de la porte, dans le couloir, je m’effondrai sur le sol.
L’un des gardiens vint m’aider à me relever et je dus m’appuyer sur lui
tandis qu’il me raccompagnait dans le hall d’entrée.
Je sortis à la hâte de la prison pour respirer de l’air frais. Je n’aurais pas
pu rester une minute de plus dans cet endroit. Mais cette sensation
d’étouffement ne se dissipa pas pour autant. Pleurant sans aucune retenue,
je m’accroupis contre un mur en pierre et me surpris même à frapper dessus
tout en criant à plusieurs reprises. Mais rien de ce que je pouvais faire ne
réussissait à arrêter mes sanglots, encore moins à diminuer cette douleur qui
me comprimait la poitrine. C’était impossible… C’était pire qu’une brûlure,
pire que n’importe quelle plaie ouverte. C’était une blessure dont la
cicatrice, bien qu’invisible aux yeux des autres, resterait, ne disparaîtrait
jamais entièrement.
— Adieu, Zach, soufflai-je en prenant ma tête entre mes mains.
Chapitre 55
* * *
Seule Sara était à la maison. Tout comme moi, elle profitait de ses
vacances universitaires, mais… d’une tout autre manière. Alors que je
passais pour la fille sérieuse qui s’était trouvé un stage pendant les
vacances, ma sœur était devenue une « visionneuse de films » à plein
temps.
— Tu ne ferais pas mieux de t’entraîner sur tes mannequins ? lançai-je
en retirant ma veste depuis l’entrée, je te rappelle que tu as un examen à la
reprise des cours !
Bien que Sara ait réussi à intégrer une célèbre école d’esthétique cette
année grâce à ses bons résultats scolaires, je trouvais qu’elle se reposait un
peu trop sur ses lauriers…
— Merci, maman ! l’entendis-je me répondre d’un ton peu amène.
Oui, je n’étais pas sa mère et ne pouvais pas exiger d’elle quoi que ce
soit, mais je souhaitais seulement qu’elle réussisse aussi bien que moi dans
les études.
Je la rejoignis dans notre salon. Grand, spacieux, celui-ci donnait sur un
splendide jardin de style japonais. Nous avions même un petit bassin
naturel avec quelques carpes koï.
Ma sœur était assise sur l’un des deux sofas disposés en face de l’écran
plat. Elle avait relevé ses longs cheveux bruns en un chignon négligé et
portait son pyjama favori, blanc avec des petits cœurs rouges.
— N’oublie jamais ? fis-je en reconnaissant mes deux acteurs préférés,
Rachel McAdams et Ryan Gosling, à bord d’une barque sous la pluie.
— Vite, c’est le meilleur moment ! s’écria-t-elle en me faisant signe de
venir.
Et elle avait raison. Je me joignis donc à elle et regardai pour la énième
fois cette scène qui m’émouvait à chaque fois.
Ma sœur en avait toujours les larmes aux yeux.
— « Noah, pourquoi tu ne m’as pas écrit ? ! souffla-t-elle d’une voix
pleine d’émotion en même temps que l’actrice. Pourquoi ? C’était pas fini
pour moi, je t’ai attendu pendant sept longues années, maintenant c’est trop
tard ! »
— « Je t’ai écrit trois cent soixante-cinq lettres, une par jour pendant un
an », murmurai-je à mon tour, prise par le jeu des acteurs et par la scène
poignante.
— « Tu m’as écrit ? »
— « Oui. Ce n’était pas fini… Et ça ne l’est toujours pas. »
— Oooh, ne sont-ils pas juste trop mignons ? ! s’exclama ma sœur alors
que les deux acteurs s’embrassaient. J’aimerais tellement être à la place
d’Allie !
Je levai les yeux au ciel.
— Sara, dois-je te rappeler que tu as déjà vingt ans ?
— Et alors ? Ce n’est pas parce que je ne suis plus une gamine que je
n’ai plus le droit de fantasmer ! Et puis franchement, tu ne vas pas me faire
croire que tu n’aimerais pas vivre une histoire d’amour semblable à la leur,
passionnée et déchirante à la fois ! En fait, en réfléchissant, ça me fait un
peu penser à…
— Non, la coupai-je immédiatement en réalisant ce à quoi elle comptait
faire allusion.
Elle soupira.
— Je ne comprends pas pourquoi ça t’affecte encore autant. C’était il y
a cinq ans, Élodie ! Tu as eu vingt-trois ans il y a deux mois, et tu vas
bientôt te marier ! Il serait peut-être temps de tourner la page une bonne fois
pour toutes !
Oui, j’allais bientôt me marier.
J’aurais dû être heureuse, et pourtant… Pourtant, un petit sentiment
d’appréhension me collait à la peau dès que je pensais à mon avenir avec
Nathan. Mais peut-être était-ce quelque chose de normal chez les futures
mariées… Après tout, ce genre d’engagement signifiait que nous allions
passer le reste de notre vie ensemble.
Non pas que je n’en avais pas envie, loin de là. J’aimais Nathan. Mais je
ne m’étais sûrement pas encore faite à l’idée du mariage. Quitter cette
maison, emménager avec lui, fonder une famille… Peut-être aurais-je dû lui
dire que je désirais attendre encore un peu, au moins jusqu’à la fin de
l’année universitaire. D’un autre côté, Nathan avait déjà vingt-sept ans, je
pouvais donc comprendre qu’il soit désireux d’officialiser notre relation dès
que possible. Cependant, j’aurais préféré être indépendante financièrement
avant de m’installer avec lui.
— Je vais aller prendre une douche, déclarai-je en me levant du canapé.
— T’es sûre de ne pas vouloir regarder jusqu’à la fin ? Ne t’inquiète
pas, je te laisserai pleurer à côté de moi si tu fais ça en silence.
— Non, je la connais par cœur et toi aussi. D’ailleurs, je ne comprends
pas pourquoi tu choisis à chaque fois les mêmes films ! Y a plein de
nouveautés, tu sais…
— Je sais, mais les films classiques sont et resteront toujours les
meilleurs ! Au moins, je suis sûre de ne pas m’ennuyer une seule seconde.
Bonne douche, alors !
J’acquiesçai et quittai le salon pour monter à l’étage où se trouvait ma
chambre. Cette dernière comprenait une petite salle de bains personnelle
dans laquelle je me réfugiai rapidement. M’appuyant contre le lavabo, je
regardai mon visage dans la glace fixée sur le mur au-dessus.
Sara m’avait fait repenser à notre séjour à Saint-Louis. Je n’avais pas
changé d’un poil en cinq ans. Certes, mes cheveux blond foncé étaient
désormais beaucoup plus longs et m’arrivaient au milieu du dos, mais
c’était tout. Mes yeux étaient toujours verts, je n’avais pas pris un
centimètre et je m’appelais toujours Élodie Winston, du moins pour
l’instant.
Je posai lentement une main sur mon pull beige, à l’endroit où se
trouvait mon tatouage. « Love makes me strong.2 » Nathan m’avait souvent
demandé pourquoi je m’étais fait tatouer des caractères chinois et ce qu’ils
signifiaient, mais je trouvais toujours un moyen d’esquiver le sujet. Tout ce
qu’il savait pour l’instant était l’âge auquel je me l’étais fait faire : dix-sept
ans.
Je ne cessais de repenser aux paroles de ma sœur en ressentant un petit
pincement au cœur : « Vivre une histoire d’amour semblable à la leur,
passionnée et déchirante à la fois. » Leur relation, leur amour… Il était
plein de douleurs et de souffrances. Pourquoi espérer connaître une histoire
comme la leur, une histoire similaire à celle que j’avais vécue ?
Sara avait beau être devenue physiquement adulte, elle gardait toujours
cet esprit d’adolescente naïve. D’ailleurs, elle souhaitait tellement vivre un
amour passionné et plein d’aventures que ses relations n’avaient jamais
duré plus que quelques semaines. Soit elle se lassait de la monotonie de son
couple, soit elle se rendait compte que son petit ami ne lui correspondait pas
du tout.
Alors que je commençais à me déshabiller, j’entendis la sonnerie de
mon portable résonner dans l’autre pièce.
Peut-être est-ce M. Thomas, songeai-je en m’y rendant.
Mais si ce vieux grincheux comptait m’obliger à venir travailler
aujourd’hui, alors que ce n’était pas prévu dans notre contrat de stage, il
risquait d’être déçu par ma réponse !
Je sortis mon téléphone de mon sac à main et fronçai les sourcils en
remarquant qu’il s’agissait d’un numéro inconnu et que l’appel provenait de
l’étranger. J’hésitai un instant à décrocher, mais ma curiosité l’emporta,
comme toujours.
— Allô ? fis-je en m’asseyant sur mon lit.
Mon interlocuteur poussa un petit cri de victoire.
— J’étais sûr que tu n’aurais pas changé de numéro !
C’était un homme, et il avait un accent américain.
— Est-ce que l’on se connaît ?
— Sérieusement, Élodie ? ! s’étonna-t-il. Tu ne reconnais même pas ma
voix ?
— Euh… pas vraiment.
— C’est Wade Deverson, tu sais, le beau gosse que tu as dénoncé aux
flics pour sauver ta peau il y a cinq ans ! Tu t’en souviens maintenant ?
J’écarquillai grand les yeux, ne sachant quoi répondre pendant quelques
secondes.
— Wa… Wade, bredouillai-je, mais… pourquoi est-ce que tu
m’appelles ? ! Et comment as-tu eu mon numéro ? !
— Je l’ai trouvé sur le portable de Vic, et disons qu’il s’est passé pas
mal de choses à Saint-Louis depuis que tu es partie…
Je me raidis, le souffle court.
— Qu’est… qu’est-ce que tu entends par là ?
Une seule personne me traversa l’esprit : Zach. Lui était-il arrivé
quelque chose ? Je déglutis, attendant impatiemment sa réponse.
— Je ne sais pas vraiment comment te l’annoncer… Je n’ai jamais été
très doué pour dire ce genre de choses…
— Bon sang, Wade, dis-moi immédiatement ce qu’il y a !
Et voilà que je commençais à perdre mon sang-froid.
Contrôle-toi, Élodie, contrôle-toi, me répétai-je mentalement tandis
qu’il reprenait :
— Vic… Victoria est décédée… il y a deux jours.
Je dus prendre sur moi pour ne pas lâcher mon téléphone et continuer à
respirer normalement.
Vic… Vic… était… morte ? Non… Non, c’était impossible !
— Co… comment ça ?
Je serrai les poings pour ne pas pleurer, ou du moins pas encore.
— Elle a fait une overdose, je suis désolé…
— Elle prenait de la drogue ? !
— En fait, l’année suivant ton départ, Vic a un peu mal tourné… Elle a
commencé à prendre de la drogue dès la fin du lycée, j’étais contre, et c’est
l’une des principales raisons pour lesquelles on s’est séparés. Mais Vic ne
s’est pas suicidée, Élodie, c’était un meurtre avec préméditation. On l’a
assassinée.
« Un meurtre » ?
Vic était la meilleure fille que je connaissais. Elle n’était pas très
intelligente, ni très futée, mais elle avait un humour débordant qui faisait
rire tout le monde sans exception ! Et c’était une amie en or, toujours prête
à tout pour moi, elle avait risqué sa vie en me suivant dans un échange de
drogue complètement dingue. C’était une fille géniale. Alors, non, je ne
comprenais pas. Pourquoi quelqu’un aurait-il voulu la tuer ?
D’une main, j’essuyai mes larmes.
Retiens-toi encore un peu, Élodie. Tu es forte.
— Qui est l’enfoiré qui lui a fait ça ?
— Le truc, c’est que c’est une histoire assez compliquée. Les flics ont
fait passer son meurtre pour un suicide. Ces bâtards ne se sont même pas
donné la peine d’ouvrir une enquête, ils ont direct classé l’affaire avec ce
motif bidon. Puis faut dire que ça arrange tout le monde que ce soit un
suicide, déjà parce qu’il n’y avait aucune preuve sur les lieux du crime,
alors ça allait être vraiment la merde pour les flics de trouver le
responsable, et aussi parce qu’un suicide permet de ne pas effrayer les gens.
— Tu es sûr qu’elle ne s’est pas donné la mort ?
— Ouais, sûr à 100 %. C’est moi qui ai découvert son corps. Tu risques
de ne pas aimer ce que je vais te dire, mais… je venais lui apporter sa
drogue ce jour-là…
— Qu… quoi ? Mais je ne comprends pas, tu m’as dit que tu étais
contre et…
— Je sais. J’étais contre, mais je ne l’en ai pas empêchée pour autant. Si
elle voulait se droguer, c’était son choix. Même si aujourd’hui je me sens
coupable de ne pas l’avoir empêchée de consommer cette merde. Bref, on
devait se voir ce jour-là, elle m’attendait dans son appart, mais quand je suis
arrivé, c’était trop tard. Elle était déjà… Elle n’aurait jamais fait ça. De un,
parce que je la connaissais très bien et qu’elle n’avait aucune raison de le
faire. De deux, parce qu’elle n’avait plus de drogue justement. Mais ça, je
n’ai pas pu le dire aux flics sinon… j’allais être dans la merde.
Malgré mon esprit agité, j’essayai de réfléchir un instant. Vic n’aurait
en effet pas pu faire d’overdose sans drogue, mais peut-être en avait-elle.
Peut-être qu’elle avait simplement menti à Wade et lui avait demandé
d’apporter de la drogue pour qu’il soit celui qui découvrirait son corps.
Pourquoi lui ? Avait-elle voulu se venger de leur rupture, lui montrer
qu’elle souffrait ? Ou peut-être était-ce simplement un appel à l’aide, mais
Wade était malheureusement arrivé trop tard.
Tout était possible. Le suicide pouvait très bien être envisageable, quant
au meurtre prémédité…
— Quand tu l’as vue, il n’y avait rien d’autre qui aurait pu te faire
penser à un assassinat ? Rien d’autre que le fait qu’elle n’avait normalement
plus de drogue à sa disposition ?
— J’ai trouvé que tout était trop… trop beau, trop parfait. Vic était
allongée sur son lit, elle donnait l’impression de dormir paisiblement, et
puis la seringue avec laquelle elle s’était soi-disant piquée était posée bien
en évidence sur sa table de nuit. C’était trop gros pour être vrai. Si elle
s’était vraiment suicidée, je suis sûr que Vic ne se serait pas donné la peine
de se coucher sous ses draps comme si elle allait dormir. Et puis merde, Vic
allait très bien !
— Quand on se drogue, on ne va pas bien, Wade.
— Elle savait ce qu’elle faisait. Elle savait très bien doser ses injections
et quand les prendre, elle se droguait mais raisonnablement, OK ? Ce n’était
pas une junkie accro au crack.
Il avait l’air énervé.
— Et tu n’as rien trouvé d’autre ? Pas de traces d’effraction ? De
blessures ou de marques sur son corps pouvant prouver qu’elle s’est
défendue ?
— Non… Pour tout te dire, lorsque je l’ai vue allongée comme ça… j’ai
tout de suite compris qu’elle n’était plus… de ce monde. J’ai flippé grave
sur le coup et je me suis enfui immédiatement. Ce n’est même pas moi qui
ai prévenu les flics, mais ses parents, lorsqu’ils ont découvert le corps en
rentrant de leur travail quelques heures plus tard… Je m’en veux de ne pas
être resté auprès d’elle, peut-être que j’aurais pu trouver une preuve si
j’étais resté, mais je pense que j’ai bien fait de ne toucher à rien, sinon la
police aurait retrouvé mes empreintes sur les lieux et alors là, ils auraient
vraiment envisagé qu’il s’agissait d’un meurtre… commis par moi.
Malheureusement, si ni Wade ni la police n’avaient trouvé de preuves
laissant supposer qu’il pouvait y avoir eu un meurtre, cette possibilité ne me
paraissait pas envisageable à moi non plus. Wade avait certainement du mal
à accepter que son ex-petite amie se soit suicidée, ou accidentellement tuée
avec une surdose de drogue.
— Enfin… Voilà… Vous avez beau avoir passé seulement quelques
mois ensemble, vous étiez vraiment proches toutes les deux, alors j’ai pensé
que tu aurais aimé être au courant.
J’aurais surtout préféré qu’il m’annonce une meilleure nouvelle que
celle-ci.
— Quand aura lieu l’enterrement ?
— Demain, pourquoi ? Tu comptes venir assister à ses funérailles ?
Je me devais d’y aller. Pour elle, au nom de notre amitié.
— Tu l’as dit toi-même, nous étions proches. C’était ma meilleure amie,
alors oui, je vais faire le déplacement. Tu peux m’envoyer l’adresse et
l’heure par message, s’il te plaît ?
— Ouais, bien sûr… Tu aimerais peut-être que je vienne te chercher à
l’aéroport, non ? À moins que…
— Que quoi ?
— Non, rien. Envoie-moi un SMS lorsque tu arriveras à Saint-Louis, si
tu as besoin de quoi que ce soit.
— Merci, Wade.
Nous mîmes simultanément fin à la conversation.
Après de longues secondes de silence, je pris ma tête entre mes mains et
fermai les yeux. Si Wade se sentait coupable, il n’était pas le seul. Peut-être
que si j’avais été là, si j’étais restée à Saint-Louis, j’aurais pu aider Vic.
Peut-être que j’aurais pu l’empêcher de mettre fin à ses jours, j’aurais pu la
sauver.
Je me laissai glisser sur le sol contre le bord de mon lit, remontai les
genoux contre ma poitrine et laissai les larmes couler sur mon visage.
Une vingtaine de minutes plus tard, je me garai sur le parking d’un petit
café situé à une cinquantaine de mètres de la caserne des pompiers.
J’informai Nathan de mon arrivée par message et lui proposai de m’y
retrouver.
J’en profitai pour nous commander deux cappuccinos accompagnés de
muffins aux myrtilles, mon petit péché mignon. Ceux de cet endroit étaient
un pur délice !
Alors que j’étais perdue dans mes pensées, le grincement de la chaise
voisine me fit lever les yeux sur la personne qui venait de s’y asseoir :
Nathan.
* * *
Présent
* * *
* * *
* * *
* * *
Non, non, non… Pourquoi ? ! Pourquoi avait-il fallu que ce soit lui qui
vienne ? !
Peut-être parce qu’il est le chef de la police…
Sans blague !
— Ça fait longtemps, ajouta-t-il en me dévisageant de ses yeux noirs. Et
je t’avoue que je ne m’attendais pas à te voir ici, une fois de plus mêlée à
une mésaventure qui plus est.
Moi aussi, j’aurais préféré ne jamais vous revoir, Waylon, songeai-je en
soupirant.
— Vous êtes toujours aussi agréable, dis-je d’un ton sarcastique avant
de me lever.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquit-il en passant une main dans ses
courts cheveux grisonnants.
— Je m’en vais, je n’ai pas envie de vous parler. De toute façon, je n’ai
pas à porter plainte, puisque rien ne m’a été volé. Et, si vous tenez
impérativement à me poser des questions, vous n’avez qu’à m’envoyer un
de vos subalternes.
Je le contournai rapidement, ne voulant pas rester une seconde de plus
en sa compagnie.
— Ton père te l’a appris, n’est-ce pas ? m’interpella-t-il avec
conviction.
Je me retournai.
— Il ne m’a rien dit vous concernant, mais je suppose que le paquet de
drogue ne lui est pas tombé dans les mains tout seul.
— Tu ne veux pas savoir pourquoi ?
Pourquoi il avait aidé mon père à arrêter un innocent ? La folie, très
certainement…
— Parce que mon père est votre ami ? Parce que votre fils était
amoureux de moi ? Et que, pour couronner le tout, vous saviez que Zach
était bel et bien le Faucon, mais que vous n’aviez aucune preuve contre lui,
n’est-ce pas ?
Il haussa les sourcils, surpris. J’avais finalement vu tout à fait clair dans
son jeu.
— Vous savez quoi… Vous me dégoûtez. Comment êtes-vous devenu
chef de la police ? Vous avez certainement grimpé les échelons en montant
d’autres coups de ce genre. Combien d’innocents avez-vous arrêtés au juste,
Waylon ? Combien d’autres affaires avez-vous détournées à votre
avantage ? Vous êtes peut-être un flic, mais un flic corrompu, une
pourriture, une…
— Tu ferais mieux d’arrêter, jeune fille, m’avertit-il avec sévérité.
Dois-je te rappeler qui de nous deux détient les menottes ?
— C’est ça ! m’exclamai-je en brandissant les mains devant lui. Allez-
y, arrêtez-moi pour vous avoir dit la vérité !
— Élodie, m’appela une voix derrière moi.
Zach arrivait pile au bon moment. Je me retournai et m’avançai vers lui.
— On s’en va, lui dis-je en attrapant son bras. Je ne veux plus voir une
seconde supplémentaire sa tête de vicieux.
— Tiens, tiens, qui voilà… Je suppose que ton père doit être ravi de
vous savoir à nouveau ensemble tous les deux ! entendis-je Waylon
s’exclamer. Devrais-je encore lui proposer mon aide ?
Je lâchai subitement Zach et me retournai, les poings serrés.
— Espèce d’ordure, vous êtes encore pire que mon père ! Vous avez
vraiment de la chance d’être protégé par votre insigne, parce que sinon…
— Sinon quoi ? Tu m’aurais frappé peut-être ? riposta Waylon en
ricanant.
— C’est ça, rigolez autant que vous voulez ! Moi, je sais de quoi vous
êtes capable, Waylon. Vous, en revanche, vous n’avez aucune idée de ce
que je peux faire.
— Élodie, calme-toi, me souffla Zach derrière moi.
— Me calmer ? Cette ordure a aidé mon père à te mettre en taule et tu
voudrais que je me calme ! me révoltai-je.
— Quoi ? ! s’écria Zach, complètement abasourdi. Mais… ce n’est pas
lui qui t’a laissée me parler lorsque j’étais en garde à vue ?
— Ouais, tout comme il a fourni la drogue à mon père et t’a arrêté !
C’est fou à quel point les gens ont une double personnalité. On croit les
connaître, mais, au final, on se fait plumer comme des pigeons.
Alors que je m’attendais à ce que Zach en remette une couche et lui
saute à la gorge, il se contenta de me prendre la main.
— On s’en va, dit-il en me tirant vers la sortie.
J’étais tellement choquée par son comportement que je me laissai
entraîner sans un mot. Waylon nous interpella à deux reprises, mais je ne
l’écoutais déjà plus.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? m’étonnai-je, une fois à l’extérieur de l’hôtel.
Je t’ai dit que cet homme y était pour quelque chose et…
— Et quoi ? Tu aurais voulu que je lui casse la gueule et que je retourne
faire un séjour en prison ? Oh ! c’est vrai que j’en meurs d’envie ! s’écria-t-
il d’un ton ironique avant de reprendre plus sérieusement : J’ai déjà eu ma
dose, Élodie. Je n’ai plus envie de me faire arrêter encore une fois et encore
moins pour avoir frappé un flic. Et puis tu sais… comme ma mère me l’a
dit plusieurs fois lorsqu’elle venait me rendre visite, ce n’était pas comme si
j’étais complètement innocent. Après tout, j’étais vraiment un trafiquant
autrefois.
— Mais tu exerçais cette profession contre ton gré, protestai-je. Tu
n’avais pas le choix, tu ne pouvais pas laisser tomber…
— Et alors ? De la drogue circulait dans la ville à cause de moi et des
gens en consommaient. Je ne suis pas irréprochable pour autant. Bon, ce
n’est ni le moment ni l’endroit pour débattre de ce sujet. Viens, on rentre.
— Attends, mes affaires sont restées à l’intérieur…
Il soupira.
— Quelle chambre ?
— La 13.
Note à moi-même : Éviter ce chiffre à l’avenir, car il ne m’était
apparemment pas très bénéfique.
— OK, ne bouge pas, je reviens.
Je l’attendis durant une bonne dizaine de minutes, et commençais à me
frigorifier sur place lorsqu’il réapparut, ma valise sous le bras.
— Waylon t’a laissé récupérer mes bagages sans rien dire ? m’étonnai-
je.
Il aurait tout de même pu vouloir conserver certaines choses pour
vérifier s’il n’y avait pas des empreintes du voleur-qui-n’a-rien-volé dessus.
Car, même si je ne souhaitais pas porter plainte, l’hôtel avait lui aussi subi
un préjudice.
— Non, mais il était occupé à discuter avec un de ses officiers dans le
couloir. Alors, j’en ai profité pour ramasser tes vêtements dans la pièce et
filer en douce. D’ailleurs, j’aimerais bien savoir ce qu’il s’est passé au juste,
ta chambre était sens dessus dessous quand j’y suis entré, on t’a volé
quelque chose ?
Je secouai la tête.
— Non, et c’est bien ça le problème. Quelqu’un a fouillé dans mes
affaires, mais n’a absolument rien pris. Je n’arrive pas à comprendre…
Quel était son but au juste ? Pourquoi moi ?
Zach sembla réfléchir un instant avant de me regarder d’un air
déconcerté. Cette histoire lui paraissait tout aussi invraisemblable qu’à moi.
— Le principal, c’est que tu n’aies rien, finit-il par me dire d’un ton
soulagé. Allez, viens, ne restons pas là, on dirait que tu trembles de froid.
Quelle idée de porter une robe sans collant en plein hiver…
— Mais il faisait chaud cet après-midi ! protestai-je en le suivant
rapidement jusqu’au parking de l’hôtel.
Il accrocha ma valise au porte-bagages de sa moto, qu’il avait
visiblement installé avant de venir me chercher.
— Si, pour toi, à dix degrés il fait chaud, je n’ose pas imaginer ce que
ça doit être l’été, se moqua-t-il en montant le premier sur son véhicule.
Je levai les yeux au ciel, agacée, et grimpai derrière lui.
— On va chez toi ? demandai-je.
— Non, je n’ai pas la tête à me faire harceler de questions par ma mère
en rentrant. On retourne au studio.
J’en fus soulagée. D’autant plus que Meghan croirait très certainement
que nous nous étions remis ensemble, ce qui était loin d’être le cas…
J’opinai et il démarra immédiatement.
* * *
— Il n’y a pas de douche ici, mais il y a des toilettes avec lavabo si tu
veux te rafraîchir un peu, déclara Zach en posant son trousseau de clés sur
son bureau.
— Euh… parce qu’il y a une autre pièce ici ? m’étonnai-je en cherchant
une seconde porte invisible dans la pièce.
— Dans le couloir, précisa-t-il en me regardant comme si j’étais une
idiote.
Super…
Je sortis et me rendis dans les toilettes « publiques » de l’immeuble, qui
n’avaient rien de très charmant. Une odeur ressemblant à celle des
remontées d’égouts me remplit les narines. Je m’aspergeai rapidement le
visage, mais préférai ne pas utiliser le papier-toilette des lieux, qui ne
semblait pas très hygiénique, pour m’essuyer.
De retour dans le studio, je remarquai que Zach avait déplié le drap sur
le canapé et qu’il y avait également ajouté un coussin.
— Ce n’est pas mieux qu’à l’hôtel, mais ça devrait faire l’affaire, dit-il
en me faisant signe d’approcher.
Je m’assis sur le sofa, un peu embarrassée.
— Merci… Mais toi, où vas-tu dormir ?
— Je ne suis pas fatigué et… j’ai encore un peu de travail. Je
récupérerai ma nuit de sommeil demain, ne t’en fais pas.
J’acquiesçai avant de bâiller comme une carpe. Et dire qu’il n’était que
22 heures.
Zach partit s’asseoir à son bureau tandis que je m’allongeais sur le dos
en fermant les yeux.
— Dis, Zach… Tu crois que quelqu’un en a encore après moi ?
demandai-je soudain en repensant à l’état de ma chambre d’hôtel.
Et si le psychopathe d’il y a cinq ans avait appris mon retour ? Et s’il
voulait toujours se venger ? Cette pensée me fit froid dans le dos.
Zach réfléchit quelques instants avant de me répondre :
— Lorsque tu es rentrée tout à l’heure, tu n’as rien vu de bizarre ? Tu
n’as pas croisé quelqu’un sur la route qui t’a paru étrange ou remarqué
qu’une voiture te suivait ? Tu n’as pas non plus reçu de messages ?
— Non, rien de tout ça…
Tout m’avait semblé plutôt normal, mais je n’y avais pas vraiment fait
attention.
— Alors, ne t’inquiète pas, tu es en sécurité ici, me dit-il.
J’étais allongée sur le sofa où il s’était peut-être passé des choses
indécentes avec certaines de ses mannequins… Ce n’était pas très rassurant.
Après quelques secondes de silence, mon estomac se mit à gargouiller
et me rappela que je n’avais toujours rien mangé de la journée.
— J’ai commandé japonais avant de venir te chercher, m’informa Zach
sans quitter des yeux l’écran de son ordinateur, sur lequel il faisait défiler
des photographies. Le livreur ne devrait pas tarder.
— Sérieusement ? m’étonnai-je en me relevant sur les coudes.
Hum, rien que de m’imaginer un plateau de sushis, cela me faisait
saliver d’avance ! J’étais surprise que Zach se souvienne encore de mon
petit penchant pour la nourriture asiatique.
Je quittai le canapé et marchai dans la pièce, désormais bien réveillée et
impatiente de manger. Je finis par m’arrêter derrière Zach et jetai un coup
d’œil à ses photos par-dessus son épaule. Il s’agissait de jeunes femmes,
toutes vêtues et coiffées dans un style des années 1980. Les clichés avaient
été pris devant la vitrine d’un magasin de vêtements à la mode, alors autant
dire que l’apparence des aspirantes mannequins contrastait vraiment avec le
cadre du XXIe siècle qui les entourait. L’originalité de ces photographies
était incontestable.
— Élodie, tu me déranges, marmonna-t-il.
— Mais tu ne fais que regarder des images ! protestai-je en reculant.
— Sauf que je visualise ton visage dans mon esprit plutôt que celui du
modèle.
Hum, bon…
— Désolée, dis-je en retournant m’asseoir à ma place.
Déjà que Zach avait accepté de m’héberger alors que notre dernière
conversation s’était terminée en beauté, et qu’en plus il avait commandé
mon plat préféré, mieux valait que je me montre un peu plus… docile.
Après quelques minutes, quelqu’un frappa à la porte.
— J’arrive ! m’écriai-je en courant jusqu’à l’entrée.
J’entendis Zach soupirer : « On dirait une enfant affamée. »
Je récupérai la livraison en l’ignorant et remerciai chaleureusement le
jeune livreur aux traits asiatiques, plutôt mignon d’ailleurs.
— Ça fera trente-cinq dollars, dit-il.
Ah, c’est vrai… L’argent.
Une troisième main apparut comme par magie à ma droite, donnant son
dû au livreur.
— Gardez la monnaie, lui lança Zach derrière moi.
Le jeune homme le remercia puis s’en alla en sifflotant, ravi de son petit
pourboire.
Nous rentrâmes dans la pièce et je partis m’asseoir sur le sofa, un large
sourire aux lèvres devant mon repas qui s’annonçait délicieux ! Inutile d’en
proposer à mon hôte, qui était retourné devant son ordinateur, il avait
horreur de ça…
J’ouvris la boîte et m’enfournai sans plus attendre un premier sushi dans
la bouche.
— Aaaaahhhh ! m’exclamai-je.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Zach en me regardant comme
s’il y avait un problème.
— C’est trop, trop bon !
J’en avalai un deuxième rapidement.
— Tu n’en fais pas un peu trop pour de la nourriture, toi ? ironisa-t-il
sans me quitter des yeux.
Je secouai la tête.
— Ça, fis-je en désignant le sushi, ce n’est pas que de la simple
nourriture ! C’est un délice suprême !
Il leva les yeux au ciel, puis se concentra à nouveau sur ses photos.
Manger japonais me rappelait à chaque bouchée le repas que j’avais
partagé un jour avec Zach et Eric dans l’appartement de ce dernier. Je
souris tristement à ce souvenir.
— Hé, Zach, tu…
— Quoi encore ? grogna-t-il.
Je secouai la tête, ayant déjà trouvé la réponse à ma question.
— Je voulais te demander si tu avais eu des nouvelles d’Eric, mais étant
donné que tu n’étais pas non plus à Saint-Louis durant ces cinq années…
— Je l’ai vu, objecta-t-il d’un air soudain enjoué.
Je manquai de m’étouffer en le regardant sourire bêtement.
— Qu’est-ce qui te prend ? l’interrogeai-je en me retenant de rire.
— Je crois que tu risques d’être très étonnée en découvrant ce qui lui est
arrivé, répondit-il, toujours aussi réjoui.
Pour l’instant, j’étais surtout surprise, mais également contente de le
voir aussi joyeux.
— Je t’emmènerai le voir demain, ajouta-t-il.
— Je ne crois pas que ça soit une très bonne idée…
— Élodie, je pense que tu as été parfaitement claire lorsque tu m’as
annoncé que tu étais fiancée. Je ne vais rien tenter à nouveau si ça peut te
rassurer.
Je ressentis malgré moi une petite pointe de déception.
— Non, je ne parlais pas de ça, même si je suis soulagée de l’entendre.
Je ne sais juste pas comment Eric va réagir en me voyant…
— Eh bien, tu auras ta réponse demain matin. À quelle heure est ton
vol ?
Mince !
Zach dut lire la panique sur mon visage, puisqu’il se tourna de nouveau
vers son écran et pianota sur le clavier.
— Il reste encore des places pour celui de 16 h 30, m’informa-t-il
quelques minutes plus tard. Ça te convient ?
— Oui, c’est parfait. Attends, il te faut le numéro de ma carte pour…
— Pas la peine, me coupa-t-il sans se retourner.
« Pas la peine ? »
— Zach, tu m’as déjà emmenée ici, tu m’as offert mon repas et
maintenant tu veux payer mon vol ? T’es sûr que ça tourne rond dans ta
tête ? Franchement, quel genre de personne aurait fait ça pour son ex, alors
que, ne l’oublions pas, je t’ai repoussée il y a quelques heures ?
D’autant plus qu’il ne devait pas avoir des masses d’argent…
— Tu ne m’as pas repoussé, tu es déjà prise, nuance, rétorqua-t-il en
tournant enfin la tête vers moi.
Je posai mon plateau-repas sur le sol et croisai les bras sur ma poitrine.
— Alors quoi ? Tu joues au mec bien pour essayer de me reconquérir ?
— Peut-être bien, répondit-il avec un air amusé.
Je soupirai, contrariée. Même si cela me touchait malgré moi, ne venait-
il pas de dire à l’instant qu’il ne tenterait plus rien ?
— Eh bien, autant te dire que c’est mort, trésor ! Et puis, au cas où tu
aurais oublié, je suis tombée amoureuse de ton sale caractère de mauvais
garçon !
— « De mauvais garçon », répéta-t-il avec dérision. Alors, comme ça, je
suis un mauvais garçon ? Et ton fiancé, c’en est un aussi ? Est-il encore plus
dur et froid que je ne l’étais avec toi ?
Je fronçai les sourcils, hésitante. Était-ce vraiment une bonne idée de
parler à son ex de son fiancé ? En tout cas, c’était franchement bizarre…
— Alors ? insista-t-il avec intérêt. Il est comment ? Est-ce qu’il me
ressemble ou…
— Pas du tout, finis-je par répondre, c’est tout le contraire de toi.
Nathan est… euh…
Loin d’être aussi beau, aussi attirant, aussi séduisant et aussi parfait que
toi ?
— Il est très gentil.
Une longue minute de silence s’écoula avant que Zach n’explose de
rire.
— G… gentil ? répéta-t-il, complètement hilare.
Bravo, Élodie… Tu essaies de défendre l’honneur de ton fiancé et c’est
tout ce que tu trouves à dire ? Qu’il est « gentil » ?
Bien sûr que Nathan avait de multiples qualités, mais la présence de
Zach m’avait suffisamment perturbée pour que je ne sache pas quoi dire sur
le coup.
— Et je l’aime, lâchai-je pour faire taire ce crétin qui manqua de tomber
de sa chaise, déstabilisé par mon aveu.
En fait, cela marcha plutôt bien, puisqu’il se tut enfin.
Bravo, Élodie… Tu viens encore de le poignarder en plein cœur.
Et alors ? Il n’avait qu’à pas se moquer de cette façon !
Malgré tout, je me sentis tout de même assez mal ; une tension négative
et embarrassante s’était installée entre nous.
— Bref… En tout cas, c’est bien pour toi, me félicita-t-il soudain en se
levant. Regarde-toi, tu as une belle vie à Londres ! Tu es en master, tu
étudies même dans la prestigieuse université d’« Oxford » et tu as un super
fiancé qui est « gentil » et que tu aimes ! N’est-ce pas merveilleux ?
Son ton semblait à la fois rempli de sarcasme et d’amertume.
Je me levai et m’avançai vers lui pour m’arrêter à une distance
raisonnable.
— Excuse-moi ? Ça veut dire quoi, ça ?
— Oh ! rien du tout, je suis simplement heureux que tu aies pu autant
profiter de ces cinq années !
Pourtant, à l’entendre, je pensais exactement le contraire ! Il me faisait
quoi là, une crise de jalousie ?
— Non, t’es plutôt en train de me reprocher d’avoir refait ma vie là-bas.
Je comprends que tu puisses m’envier d’une certaine façon. Après tout, tu
n’as pas pu en faire autant. Mais n’oublie pas que toi aussi, tu as tenu à ce
que je parte ! Toi aussi, tu as souhaité que je quitte Saint-Louis et toutes les
merdes qui allaient avec ! Toi aussi, tu as voulu que nous nous séparions
pour me protéger ! Tu ne m’as pas retenue… Pas une seule fois…
Il ouvrit la bouche un instant, puis la referma, ne sachant visiblement
plus quoi dire.
— Alors… Alors, tu n’as aucun droit de me reprocher quoi que ce soit,
poursuivis-je, désormais bouleversée. Tout ce qui m’est arrivé… Tout ce
qui s’est passé durant ces cinq ans… c’est ta faute ! Si j’ai continué mes
études, si j’ai rencontré Nathan, si je me suis fiancée avec lui… tout ça,
c’est à cause de toi, Zach ! Si seulement tu m’avais dit de rester…
Je sentis des larmes me monter aux yeux.
— Non, non, répéta-t-il comme pour se convaincre lui-même, tu avais
déjà pris ta décision ce jour-là. Je voulais simplement faciliter notre rupture
et…
— Tu te trompes, le coupai-je froidement, tu te trompes complètement.
Si tu m’avais dit de rester, je ne serais jamais partie. Je ne t’aurais jamais
quitté, Zach, parce que… je t’aimais comme une folle et que j’étais prête à
tout pour toi ! Mais pourquoi ne m’as-tu pas retenue, bon sang ? !
Pourquoi…
— Parce qu’on savait tous les deux ce qui t’attendait si tu restais à
Saint-Louis, Élodie… Une vie de merde, une vie pleine d’insécurité et de
misère. Tu ne méritais pas cette vie-là… Je voulais que tu sois heureuse.
Mon cœur se serra.
J’aurais été heureuse en restant ici, avec toi.
— Parce que tu crois que je n’ai pas souffert à mon retour à Londres ?
Tu crois qu’en arrivant je me suis remise avec mon ex catholique et que j’ai
fait la fête tous les soirs avec mes amies ? ! Non, Zach, j’étais
complètement déprimée à longueur de journée ! Je n’avais même plus envie
de manger, mais ma mère me forçait toujours à avaler quelque chose pour
que je tienne debout… Malgré son attention, j’ai fini par faire un malaise
parce que je faisais de l’anémie et je me suis retrouvée à l’hôpital. Les
médecins ont même dû me garder plusieurs jours, car j’étais dans un état
déplorable.
Zach sembla hésiter un instant à s’approcher davantage de moi, mais il
n’en fit rien et se contenta de me dire :
— Et puis tu l’as rencontré et il a su te rendre heureuse à nouveau, pas
vrai ?
Je soupirai en baissant les yeux.
— Nathan a su me rendre heureuse, c’est vrai, mais nous sommes
ensemble seulement depuis un an et demi. J’ai réussi à avancer toute
seule… Même si c’était dur au début, je préférais ça plutôt que de devoir
retourner à l’hôpital. Et puis, même si j’essayais à tout prix d’éviter de
penser à toi le plus possible, je me disais que si je t’avais abandonné, il
fallait au moins que ce soit pour une bonne raison. Alors, je me suis fixé des
objectifs, réussir mes études, me faire de nouveaux amis, me trouver un
nouveau copain… être heureuse comme tu aurais voulu que je le sois.
Il se rapprocha finalement d’un pas déterminé et prit mon menton dans
sa main, me faisant relever la tête pour que je croise son regard.
— Et maintenant ? m’interrogea-t-il avec sérieux.
— Quoi ? murmurai-je sans le quitter des yeux.
— Tu m’aimes encore, n’est-ce pas ?
Je déglutis.
Bien sûr que je t’aime encore, et je ne cesserai jamais de t’aimer, Zach !
Tout simplement parce que tu es mon premier vrai amour et très
certainement le dernier…
Mais je ne pouvais pas lui dire ça.
— Je suis avec Nathan. Peu importe ce que je ressens pour toi, c’est
trop tard maintenant…
— Non, Élodie, rien n’est jamais trop tard. Je ne vais pas essayer de te
convaincre de rester et je ne vais pas non plus tenter de t’embrasser, bien
que j’en meure d’envie. Mais je pense que si tu as décidé de m’appeler tout
à l’heure et de me suivre ici, ce n’est pas pour rien, n’est-ce pas ? Si tu n’es
toujours pas rentrée à Londres, c’est que tu hésites très certainement entre ta
raison et ton cœur. Entre la belle vie qui t’attend là-bas et celle que tu
pourrais avoir si tu restais ici avec moi…
— Zach, s’il te plaît, arrête de lire dans mes pensées ou je vais vraiment
finir par croire que tu es un vampire.
Il sourit, amusé.
— Pas besoin d’être un vampire pour être télépathe, tu sais ?
Je détournai le regard. Il avait parfaitement raison.
Reprendre avec Zach là où nous nous en étions arrêtés, m’installer avec
lui à Saint-Louis, et me trouver un petit job de bibliothécaire… Bien que ce
ne soit pas le métier de mes rêves et qu’il me faille obtenir un permis de
travail, cela me semblait tout de même être une chouette opportunité pour
continuer à mener une vie heureuse ici… Tout comme celle de retourner à
Londres auprès de mon fiancé, d’emménager avec lui, de décrocher un
diplôme spécialisé en éducation après avoir réussi mon master, et d’avoir
des enfants…
Bien sûr, la seule différence entre ces deux possibilités était Zach.
Ce serait une erreur. Vous ne vous êtes pas séparés pour finalement
vous remettre ensemble cinq ans plus tard. Est-ce que tu veux vraiment
souffrir à nouveau ? Quitter ton merveilleux fiancé et détruire un an et demi
de relation pour te remettre avec lui, c’est ça que tu souhaites ?
— Zach, je…
La sonnerie de mon portable m’interrompit. Je le sortis et regardai le
nom affiché : Nathan.
Il appelle au bon moment, tiens, songeai-je, mal à l’aise.
Devais-je décrocher ?
— Tu ferais mieux de répondre, me conseilla Zach d’un ton ennuyé en
s’éloignant vers son bureau.
Je me retournai en soupirant et pris donc l’appel.
— Allô…
— Ah, chérie ! Je suis content d’entendre ta voix ! Comment vas-tu ? Je
suppose que tu dois être à l’aéroport ?
— En fait, Nathan… pas exactement.
— Dans un taxi ?
— Non, mentis-je avec regret, je suis toujours à l’hôtel et je ne sais pas
encore quand je vais rentrer.
— Comment ça ? Pourquoi resterais-tu là-bas ? L’enterrement se
déroulait bien aujourd’hui, non ?
— Oui, oui… mais j’ai besoin d’un peu de temps pour… tu sais… faire
mon deuil. Je pense que je vais encore rester ici quelque temps. S’il te plaît,
ne m’en veux pas…
— Bien sûr que non, je peux comprendre que cela soit difficile pour toi.
Ma future femme va juste terriblement me manquer ce week-end ! Et dire
que j’avais réservé une table dans ton restaurant préféré pour demain soir…
— À l’Hemeraud ? Sérieusement ? !
— Ouais, bon, ce n’est pas grave, j’appellerai pour annuler.
— Oh…
J’allais m’en mordre les doigts. Leurs plats étaient tout simplement à
tomber par terre !
— Sinon, comment s’est passée ta formation hier ?
— Longue journée, mais ça a été. Là, je viens de me réveiller et je
compte prendre une bonne douche avant d’aller au travail.
— S’il te plaît, ne me parle pas de douche, gémis-je.
— Pourquoi ça ? Il n’y en avait pas dans ta chambre ?
Oh si… Il y en avait une… Il y en avait…
— Eau froide et de mauvaise qualité, je n’y suis pas restée longtemps.
— Eh bien, lança-t-il en ricanant, raison de plus pour que tu te dépêches
de rentrer à Londres et d’emménager chez moi ! Je ferai de toi la femme la
plus heureuse du monde et te comblerai de bonheur avec ma superbe
douche de luxe, eau chaude à volonté !
— C’est vrai que c’est un argument plutôt convaincant !
Je sursautai soudain en entendant le bruit d’un objet s’écrasant sur le
sol.
— Merde ! grogna Zach, suffisamment fort pour que Nathan l’entende.
Ce crétin venait de faire tomber l’un de ses appareils photo. L’avait-il
fait exprès ?
— Il y a quelqu’un avec toi ?
— Euh… non, oui… Enfin, je suis sortie dans le couloir et j’ai croisé
quelqu’un.
— Et pourquoi sors-tu dans le couloir à une heure si tardive ? Ne me dis
pas que tu n’as pas encore mangé !
— Oh ! si, j’ai même mangé japonais, figure-toi ! Si je suis sortie, c’est
juste que…
Eh mince… Trouve une excuse, trouve une excuse, dépêche-toi…
Je balayai rapidement la pièce des yeux à la recherche d’une idée, et
remarquai que Zach me pointait la fenêtre du doigt.
Ah !
— … J’avais envie d’aller prendre un peu l’air, conclus-je en essayant
de prendre un ton convaincant. Ma chambre est vraiment petite et elle n’a
pas de balcon, on s’y sent franchement oppressé !
Je remerciai Zach d’un petit signe de tête, mais il m’ignora. Peut-être
était-il contrarié que je mente à mon fiancé, mais je me voyais mal avouer à
ce dernier que je me trouvais actuellement chez mon ex-petit ami, un
homme dont j’avais été folle amoureuse et que j’aimais toujours malgré
moi, alors qu’il n’en connaissait même pas l’existence.
— D’accord. Sois prudente dehors et n’oublie pas de mettre une veste.
L’hiver touche peut-être à sa fin, mais il fait encore froid. Je ne voudrais
pas que ma future épouse me revienne malade, même si je t’aimerais
toujours avec le nez rouge et irrité à force de te moucher !
— Hum, c’est très charmant ce que tu me dis. Mais ne t’inquiète pas, ta
future femme est bien plus résistante qu’elle n’en a l’air.
— Je suis ravi de l’apprendre. Bon, allez, je raccroche parce que sinon
je vais finir par être en retard au boulot. Ne te couche pas trop tard,
d’accord ? Je t’aime.
— Je t’aime aussi… Bisous.
Alors que je rangeais mon portable dans mon sac, j’entendis
l’imprimante se mettre en marche. Bientôt, Zach se tourna vers moi et me
tendit une feuille, le visage impassible.
— Qu’est-ce que c’est ? dis-je en la prenant.
— Ton billet d’avion pour Londres.
Il n’était pas croyable… Afin d’éviter une dispute inutile, je rangeai le
billet dans mon sac sans un mot et allai me coucher sur le canapé.
— Bonne nuit, murmurai-je tout de même en m’enveloppant dans la
couverture.
Et je m’endormis sans obtenir aucune réponse…
* * *
Au petit matin, je fus la première debout. Très certainement parce que
j’avais été la première à me coucher…
Je m’étirai sur le sofa avant de regarder Zach. Je ne savais pas à quelle
heure, ni comment il avait fini par s’endormir, assis sur sa chaise, mais en
tout cas sa position était assez marrante. Il avait les bras croisés sur le torse,
la tête penchée en avant et quelques mèches noires lui tombant sur le
visage. Il était vraiment trop mignon…
Élodie…
Je me levai, pris la couverture avec moi et la déposai doucement sur ses
épaules. Je l’observai un instant, m’attardant sur son beau visage ovale,
notamment sur ses lèvres captivantes. J’aurais menti si j’avais dit ne pas
avoir envie de l’embrasser, là tout de suite, mais c’était impossible.
Mon cœur se serra à cette pensée, et je m’écartai aussitôt pour arrêter de
me faire du mal. Je marchai sur la pointe des pieds jusqu’à ma valise et
l’ouvris doucement pour en sortir quelques vêtements. Je profitai du
sommeil de Zach pour troquer mes habits actuels contre un jean skinny et
une chemise blanche que je rentrai rapidement à l’intérieur de mon
pantalon. Je refermai ma valise et me retournai en sursautant.
— Depuis quand est-ce que t’es réveillé ? ! m’écriai-je, complètement
gênée.
Il me regarda avec amusement, les bras croisés sur son torse.
— Hum… Tu aurais quand même pu changer tes sous-vêtements, petite
crasseuse !
— C’est ça ! répliquai-je froidement. Encore heureux que je ne l’aie pas
fait ! T’es vraiment qu’un pervers !
— Et toi qu’une allumeuse à te changer dans la même pièce qu’un
homme à moitié endormi sans aucune pudeur !
Je levai les yeux au ciel, agacée.
— Je ne risquais certainement pas de retourner dans tes superbes
toilettes parfumées aux excréments.
Il haussa les épaules.
— Ah bon ? Pourtant, toi qui sens le fennec, je pensais que tu y serais
comme chez toi…
Je le fusillai du regard.
— Espèce de…
Il rigola en se levant et me poussa vers la porte d’entrée.
— Allez, viens, on va passer chez moi pour que tu puisses te décrasser
un peu, madame la malpropre.
* * *
* * *
Cette douche fut le meilleur moment que je passai depuis mon arrivée à
Saint-Louis… Un pur bonheur !
Une fois de nouveau habillée, je sortis dans le couloir et une douce
odeur de pancake me guida jusqu’à la cuisine. Tout était… parfait. Un petit
déjeuner était dressé sur la table et n’attendait plus que moi…
— Je vais aller prendre ma douche, profites-en pour manger un truc
avant qu’on s’en aille.
Je m’assis sans plus attendre à table, le sourire aux lèvres. Du jus
d’orange fraîchement pressé, une tasse de café au lait, deux grandes
assiettes creuses dont l’une remplie de pancakes à la myrtille et l’autre de
fruits de saison, du pain grillé, des œufs et deux tranches de bacon grillé à
point… C’était clairement un petit déjeuner de roi, ça !
Au retour de Zach dans la cuisine, j’avais l’estomac qui allait exploser.
— Waouh… Je ne pensais pas que tu allais tout manger, s’exclama-t-il
en découvrant les plats désormais vides.
— Peux… plus… bouger… trop bon, marmonnai-je en me massant le
ventre.
L’expression « Avoir les yeux plus gros que le ventre » prenait
actuellement tout son sens. Je ne m’étais jamais sentie aussi « pleine » de
toute ma vie.
Bon, je m’en voulais un peu de ne lui avoir rien laissé, il fallait que je
rattrape le coup.
— Tu sais, déclarai-je, ce n’est pas dans la photographie que t’aurais dû
faire carrière, Zach… mais dans la cuisine. C’était presque aussi bon qu’à
l’Hemeraud !
— « L’Hemeraud » ? m’interrogea-t-il en débarrassant rapidement les
couverts.
N’avait-il pas écouté toute ma conversation avec Nathan la veille ?
— C’est un prestigieux restaurant anglais que j’adore. Bon, c’est un peu
cher, je te l’accorde, mais la qualité en vaut le prix.
Il sourit.
— Alors, tu peux t’estimer heureuse d’avoir mangé un repas égalant son
excellence, qui plus est gratuitement.
En effet…
Zach passa un coup d’éponge express sur la table, puis me fit signe de
me lever.
— Allez, la gloutonne, j’ai prévenu Eric qu’on arrivait. Dépêche-toi, il
nous attend.
Je soupirai et me levai à contrecœur. Chaque pas que je faisais me
rappelait chaque bouchée de nourriture que j’avais avalée. Je craignais
même un instant que la moto de Zach ne démarre pas à cause des kilos
supplémentaires que j’avais dû prendre.
Heureusement, les quinze minutes de trajet jusqu’à l’immeuble d’Eric
me laissèrent le temps de digérer un peu, bien qu’un sentiment
d’appréhension à l’idée de revoir Eric m’envahisse désormais.
Zach frappa le premier à la porte de l’appartement.
— T’es sûr qu’il ne va pas m’en vouloir ? Je me sens coupable de ne
pas…
La porte d’entrée s’ouvrit sur une minuscule bouille d’enfant m’arrivant
tout juste à mi-cuisse. Avec son visage rond, son regard angélique, ses joues
roses et ses boucles blondes, cette petite fille était tout simplement a-do-
rable !
Je fronçai les sourcils, surprise. Eric était-il devenu nourrice
maintenant… ?
— Pa… Papa ! appela soudain la fillette.
Je lançai un regard en coin à Zach, son visage était radieux.
Nourrice… ou bien… père ?
Chapitre 62
* * *
Après notre passage sur la tombe de Vic pour déposer des fleurs, Zach
me conduisit jusqu’à l’endroit que je considérais comme son « repère ». Je
courus jusqu’au buisson derrière lequel j’avais caché ma robe ainsi que ma
paire de talons.
— Eh merde ! lâchai-je, suffisamment fort pour que Zach m’entende.
— Qu’y a-t-il ?
Je brandis devant lui ma robe, ou plutôt ce qu’il en restait. Quant à mes
chaussures, il n’y en avait plus qu’une. Super !
Zach regarda mes affaires, moi, puis à nouveau mes affaires, avant
d’éclater de rire.
— Dé… désolé, mais tu verrais ton air abattu ! À croire que ce bout de
tissu était toute ta vie !
— Tu n’as aucune idée du prix que ce « bout de tissu » m’a coûté !
grognai-je en le balançant dans les broussailles.
— Hé, ramasse-le, il y a des animaux dans la forêt, tu sais ! dit-il avec
sérieux.
Sans blague !
Je lui jetai un regard noir, mais lui obéis tout de même, sachant que
j’aurais très certainement regretté plus tard d’avoir pollué la nature, lorsque
ma colère serait redescendue.
— J’espère qu’aucun petit lapin ne s’est étouffé en grignotant tes
affaires, déplora-t-il en grimpant sur sa moto.
Honnêtement, vu ce que ces vilaines bêtes m’avaient fait, je me foutais
bien de ce qui avait pu leur arriver !
Je le rejoignis, mais détachai ma valise du porte-bagages.
— Qu’est-ce que tu me fais ? m’interrogea Zach en me regardant faire.
— Je vais appeler un taxi.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi appellerais-tu un taxi alors que tu en as un juste en face de
toi ? Es-tu devenue encore plus blonde qu’auparavant, Élodie ?
Je soupirai. Si je montais avec lui, si Zach me conduisait à l’aéroport…
il y avait de fortes chances pour que je refuse de partir.
Voilà ce qui risquait de se produire : exactement le même genre de
scène que l’on retrouve souvent à la fin des films romantiques. Celle où, au
dernier moment, la fille qui est sur le point de partir réalise que ce serait une
erreur. Elle décide alors de faire demi-tour et court vers son bien-aimé qui
l’attend dans le hall de l’aéroport, comme s’il savait qu’elle allait revenir…
Bref, je serais capable de changer d’avis.
Je levai les yeux vers le ciel. Qu’est-ce que tu ferais à ma place, Vic ?
Me dirait-elle de rester avec l’homme pour qui autrefois j’aurais tout donné,
ou alors de retourner vers celui qui m’attendait et à qui j’allais, d’ici à
quelques mois, jurer fidélité ?
Zach agita les mains devant mes yeux.
— Reviens sur terre et réponds-moi, s’il te plaît, soupira-t-il d’un ton
agacé.
Désolé, Zach…
— Tu as raison, je suis encore plus blonde qu’auparavant, dis-je
seulement.
Je sortis mon portable et cherchai rapidement le numéro d’une agence
de taxis sur Internet.
Zach ne fit rien pour m’en empêcher, et resta même silencieux durant
tout le temps de l’appel.
— Tu… tu peux y aller, déclarai-je une fois que j’eus raccroché. Je suis
une grande fille, tu sais. Je n’ai pas besoin que quelqu’un attende avec moi.
Il plongea ses magnifiques yeux bleus dans les miens.
— Tu tiens vraiment à ce que je parte ?
Non, mais il le faut.
Il descendit soudain de sa moto et s’approcha de moi sans me quitter du
regard.
— Écoute, je sais que je t’ai dit que je ne tenterais rien mais…
Il s’arrêta et inspira profondément.
— Mais quoi ? repris-je d’une petite voix.
Il secoua la tête.
— Désolé, Élodie, je ne peux pas… Je ne peux pas ne rien faire.
Il s’avança d’un pas, un pas de trop, m’attrapa par la nuque et
m’embrassa brusquement. Mon cœur s’embrasa aussitôt.
Mes mains auraient dû rester immobiles le long de mon corps, mais…
« C’est plus fort que nous, Élodie. » Il avait parfaitement raison. Je nouai
les bras autour de son cou et me serrai contre lui tandis que notre baiser
s’intensifiait et que mon rythme cardiaque s’accélérait davantage.
Ça, c’était du vrai baiser ! Torride, ardent, rempli de passion. Jamais
Nathan ne m’avait embrassée de cette façon. Avec lui, c’était plutôt la
douceur, l’affection, on profitait de chaque instant, alors qu’avec Zach…
c’était bien plus fougueux, plus enflammé. Presque corrosif. Il ne me
laissait même pas le temps de respirer, ni celui de prendre conscience de ce
que nous étions en train de faire.
Sa main sur ma joue était brûlante. Ou peut-être mon corps était-il en
surchauffe, allez savoir…
Arrête… Arrête maintenant. Stop, ça suffit.
Nathan.
Je le repoussai brusquement, essoufflée, fiévreuse et probablement
rouge de honte.
— Il… il ne s’est rien passé, murmurai-je comme pour me rassurer.
C’était Zach qui m’avait embrassée le premier, pas moi. Jamais je
n’avais voulu tromper Nathan…
Sauf que tu en as très bien profité, petite coquine.
— Oh que si, il s’est passé quelque chose, rétorqua Zach en me
regardant avec intensité.
Et allez, voilà qu’il en rajoutait une couche ! Comme si je ne me sentais
pas suffisamment coupable…
— Putain, Élodie, mais sérieusement, tu sais très bien que tu n’as pas
envie de partir. Pourquoi est-ce que tu te fais autant de mal, bon sang ? !
Je détournai la tête, gênée, avant de lancer d’une petite voix :
— Je lui ai fait une promesse, Zach…
— Et alors ? s’emporta-t-il. Tu m’avais également fait la promesse de
ne jamais m’abandonner, que tu serais avec moi quoi qu’il arrive, et
pourtant tu ne l’as pas tenue. Ne me dis pas que tu refuses de rester à cause
d’une stupide promesse !
Et prends ça dans ta face, Élodie…
— Je suis heureuse avec lui…
Il secoua la tête.
— Tu mens. Si tu l’étais vraiment, ce qui vient de se passer ne serait
jamais arrivé et tu ne serais plus à Saint-Louis. Tu te voiles la face, Élodie.
Tout simplement car tu as peur de prendre la mauvaise décision. Tu as peur
de tout plaquer pour rester avec moi, parce que c’est ce que tu veux, n’est-
ce pas ?
Oui… J’avais peur de l’inconnu, de ce qui m’attendait si je le
choisissais lui. Avec Zach à mes côtés, ma vie serait pleine d’incertitudes,
tandis qu’à Londres elle était toute tracée. Alors, abandonner la sécurité
pour l’imprévisibilité et la précarité, était-ce vraiment la meilleure chose à
faire ? Et puis, quoi que je décide, une personne allait forcément en souffrir,
Zach ou Nathan.
Il m’observa, déconcerté.
— Et dis-moi, arriveras-tu à le regarder droit dans les yeux tout en
sachant ce que tu as fait ici ? Que ressentiras-tu en l’embrassant après
m’avoir embrassé moi ? Pourras-tu vivre avec ça sur ta conscience ?
— Je lui dirai la vérité, répondis-je froidement.
— Ah, vraiment ? Je suis certain que tu ne lui as jamais parlé de nous,
n’est-ce pas ?
Je serrai les mâchoires.
— J’en étais sûr, ajouta-t-il face à mon air probablement contrarié.
— Tais-toi.
Il soupira.
— Je croyais que l’amour te rendait forte, non ? Pourtant, tu n’as
toujours pas assez confiance en toi ni en tes sentiments, et encore moins en
nous, à ce que je vois.
Un bruit de klaxon nous fit tous les deux sursauter. Mon taxi était
arrivé.
— Il… il faut que j’y aille, bredouillai-je en attrapant ma valise.
— C’est ça, fuis, c’est ce que tu sais faire le mieux de toute façon !
l’entendis-je crier avec colère dans mon dos.
Mon cœur se serra. Il avait raison.
Les larmes aux yeux, je grimpai dans le taxi et demandai au chauffeur
de démarrer sur-le-champ. Rester ici, ne serait-ce qu’une seconde de plus,
ne me ferait que souffrir davantage.
* * *
* * *
* * *
Une forte odeur de friture emplit mes narines avant de me faire ouvrir
les yeux.
— Merci… Bonne soirée à toi aussi, ma beauté.
J’étais dans une voiture. Nick se trouvait au volant tandis que Tyler
venait de poser sur ses genoux un énorme sac en papier d’où émanait
visiblement l’odeur. Mon ventre gargouilla soudain, ce qui fit ricaner Wade
à ma droite. Je me penchai légèrement en avant et remarquai que Zach était
aussi présent, assis à l’autre bout de la banquette, la tête appuyée contre la
vitre.
Alors que je retrouvais petit à petit mes esprits, je me retins de hurler, le
temps que Tyler cesse de draguer la serveuse, referme sa vitre et quitte le
drive du McDonald’s.
— Putain, mais dites-moi que c’est une blague ? ! m’écriai-je
furieusement.
Si je n’avais pas été attachée sur mon siège, j’aurais bondi de ma place !
— Quoi ? T’aimes pas McDo ? m’interrogea Tyler en sortant un Big
Mac de son sac. De toute façon, on t’a rien pris.
Reste zen, Élodie, reste zen, tout va bien, tu es en vie, Zach est en vie,
tout le monde est en vie, personne n’est mort… Enfin, personne à
l’exception de Pedro…
Je pris une profonde inspiration pour garder mon calme et chasser ce
mauvais souvenir de mon esprit. Lorsque deux hommes sont tués sans
aucun regret sous vos yeux, cela vous laisse d’indéniables séquelles
psychologiques.
— Zach a été torturé, j’ai un poignet cassé et je suis très certainement
encore sous le choc post-traumatique des événements, et vous… vous… Au
lieu de nous emmener en urgence à l’hôpital, tout ce que vous trouvez
d’intelligent à faire est d’aller vous acheter un putain de McDo ? ! m’écriai-
je, hors de moi.
Nick soupira bruyamment, agacé.
— Si tu pouvais éviter de me crier dans les oreilles, princesse, ça serait
gentil de ta part… Au passage, au lieu de te plaindre, tu devrais t’estimer
heureuse que l’on soit venus à ta rescousse. Sans nous, tu ne serais plus de
ce monde à l’heure qu’il est… et ton petit ami non plus.
J’allais rétorquer que Zach n’était plus mon petit ami, mais c’était la
chose la plus stupide que je pouvais répondre, bien qu’elle soit vraie, à
l’inverse du reste de sa phrase.
— Tu veux tes frites, Nick ? demanda Tyler comme si de rien n’était.
Je serrai les dents face à leur comportement plus que déplacé.
— Non, donne-les plutôt à l’aboyeuse de derrière pour la faire taire. Au
passage, Zach va plus ou moins bien, disons que vous vous ratez chaque
fois. Il a repris connaissance quand on est arrivés à la voiture alors que tu
faisais un petit somme à ton tour, puis s’est de nouveau endormi durant le
trajet.
Tyler se retourna sur son siège pour me tendre, non sans amertume, les
frites en question, que je refusai aussitôt malgré ma faim. Ce n’était ni le
moment ni l’endroit. Tout ce que je désirais était que l’on nous emmène à
l’hôpital le plus vite possible, que l’on s’occupe de Zach et de moi, même si
les paroles de Nick m’avaient légèrement apaisée.
Mais plus nous roulions, plus j’avais l’impression que nous ne nous
dirigions pas du tout dans la bonne direction.
— Où est-ce que l’on va ? demandai-je, une fois mon doute confirmé.
— Chez Zach, répondit Tyler. Vu que sa mère est infirmière, elle saura
s’occuper de lui.
J’allais ouvrir la bouche pour leur crier dessus une nouvelle fois que,
comme il venait de le dire, elle n’était qu’infirmière et pas médecin
urgentiste, que chez elle il n’y aurait jamais tout le matériel nécessaire pour
nous soigner, mais à quoi bon ? Ses mecs se fichaient complètement de ce
que je pouvais bien penser et de l’état de santé alarmant de Zach. J’espérais
au moins que Meghan saurait leur faire entendre raison.
Wade remarqua mon air inquiet, et s’empressa de me rassurer :
— Ne t’en fais pas, il respire encore !
Je lui adressai un regard noir en guise de réponse. Le moment était
vraiment mal choisi pour faire des plaisanteries. Et la mort de Pedro, tout
comme celle du chauffeur de taxi, ne cessait de me revenir à l’esprit.
— Nick… Les autres… Les autres hommes de l’usine…
Je n’arrivais pas à finir ma phrase. Le mot « tuer » restait coincé dans
ma gorge.
— On les a neutralisés pour entrer dans l’usine, nous n’avions pas
vraiment d’autre choix, c’était soit eux, soit nous, répondit Tyler en me
jetant un rapide coup d’œil.
— Mais ne t’inquiète pas, princesse, ajouta Nick, aucun n’est m…
— Pedro l’est, le coupai-je immédiatement.
Tout comme le chauffeur.
— C’était nécessaire, précisa-t-il, tu aurais peut-être préféré le laisser en
vie, puis attendre gentiment qu’il s’en prenne une nouvelle fois à toi pour se
venger ? Il ne se serait jamais arrêté, Élodie. Le tuer était la seule issue
possible, crois-moi.
— Et la prison ? fis-je. Ce n’était pas envisageable ?
Nick soupira.
— Les flics de la ville sont corrompus, Élodie, je pensais pourtant que
tu le savais après le mauvais coup joué par ton père et ce putain de chef de
la police qui a envoyé Zach derrière les barreaux.
Je me raidis. Ils étaient tous au courant… ce qui expliquait leur
comportement froid et agressif. Sans oublier que j’étais celle qui avait
« abandonné Zach ». Ils devaient très certainement me détester.
— Et puis, qu’est-ce que tu aurais dit aux flics ? reprit Nick. « Ce type
m’a séquestrée, m’a cassé le bras et il a torturé mon copain pour se venger
parce qu’on l’a foutu en taule ? » Au passage, on a tout de même tiré sur
pas mal d’hommes dans l’usine, alors je pense qu’on aurait eu plus de
chances que lui d’aller en prison. Et puis je suis certain qu’une fois de
nouveau en liberté il aurait recommencé. Comme je te l’ai dit, rien ne
pouvait l’arrêter.
— Et si ses hommes…
— Pas après ce qu’on leur a fait, m’interrompit-il d’un ton grave. Crois-
moi, ils ne vous causeront plus de soucis. Et puis leur chef est mort, ils ne
reçoivent désormais plus aucun ordre et n’ont donc plus aucune obligation,
ni aucun intérêt de poursuivre une vengeance qui n’est pas la leur.
Je soupirai.
— En tout cas… Merci, finis-je par lâcher d’une faible voix.
Je leur étais tout de même reconnaissante de nous avoir sortis de là, car
s’ils n’étaient pas intervenus, alors…
— On ne l’a pas fait pour toi, Élodie, mais pour Zach, répondit Tyler.
Lorsqu’il a su que tu étais en danger à cause de Pedro, il nous a
immédiatement appelés pour nous mettre au courant de son plan ou, du
moins, du fait qu’il n’en avait justement aucun. Il nous a simplement dit où
il se rendait et que si, dans l’heure suivante, il ne nous avait pas recontactés,
nous devions alors appeler la police.
— « La police », répéta Nick d’un ton amusé, comme si on allait
demander de l’aide à ces enfoirés de flics.
— On savait que cette histoire allait mal tourner, reprit Tyler, donc on y
est allés aussi. Ensuite, ben… Nick a fumé sa cigarette alors que je faisais le
tour de l’usine pour trouver un autre moyen d’entrer plutôt que de passer
par la porte principale et de nous faire repérer dès le début. Disons que si
Pedro était alerté il risquait de vous buter avant notre arrivée. Finalement, je
trouve qu’on s’est pas mal débrouillés !
— Ouais, enfin, si je ne m’étais pas occupé de Pedro la minute
précédant votre arrivée, il nous aurait très certainement tués, comme tu dis,
marmonna Wade.
Tyler haussa les épaules et personne n’ajouta quoi que ce soit.
1. Ma beauté.
Chapitre 66
J’eus beau cligner des yeux plus d’une dizaine de fois, me mordre la
lèvre et me pincer le bras, rien ne faisait disparaître son image. Nathan était
bel et bien là. À Saint-Louis.
— Qu’est-ce que…
La voix de Meghan, surgissant derrière mon dos, me sortit de ma
stupeur. Elle nous regarda tour à tour, fronça les sourcils, puis s’adressa
directement à Nathan :
— Excusez-moi, mais vous êtes ?
— Nathan, se présenta-t-il en toute simplicité avant d’ajouter en lui
offrant son sourire le plus charmant : Le fiancé d’Élodie.
Meghan manqua de s’étouffer.
— Fi… fiancé ? ! répéta-t-elle d’un air surpris.
Après avoir acquiescé, Nathan reporta son attention sur mon bras. Une
lueur d’affolement traversa son regard.
— Élodie, mais que t’est-il arrivé, bon sang ? !
Je ne l’avais jamais vu autant paniquer.
— Ce… ce n’est rien, tentai-je de le rassurer.
— Tu te fous de moi ? ! Ton bras est dans un état catastrophique, et tu
es pâle comme la mort !
Je frémis tandis que ces derniers mots me rappelaient les pires moments
de ma journée.
Quant à ma pâleur, certes, l’état de mon bras y était bel et bien pour
quelque chose, mais elle était aussi due à la présence inattendue de mon
fiancé chez mon ex. Pourquoi Nathan se trouvait-il à Saint-Louis ? !
Je déglutis en essayant de déchiffrer son expression impassible et de
deviner ses pensées.
Bien qu’une discussion s’impose dans les plus brefs délais, ce n’était ni
le lieu ni le moment.
— Il y a plus urgent, déclarai-je tandis que Nick et Tyler arrivaient
derrière nous à pas lents, tous deux soutenant Zach à nouveau.
Ce dernier semblait toujours inconscient. Nathan ouvrit grand les yeux
en découvrant qu’il y avait en effet plus urgent que mon bras.
— Attendez, lança-t-il en s’avançant vers eux. Laissez-moi voir son…
Nick l’arrêta brusquement.
— Reste à ta place, toi.
Au ton froid qu’il employa, je devinai immédiatement que Mme Menser
n’était désormais plus la seule au courant de ma situation amoureuse…
— Je suis pompier, je peux…
— Hé, Tyler, t’as déjà vu un pompier en costard avec une valise au lieu
d’une lance à la main ? le coupa-t-il une seconde fois.
Tyler secoua la tête.
— Tu vois, mon vieux, t’es peut-être pompier à Londres, mais sache
qu’ici tu n’es rien du tout. Alors, tu ferais mieux de rentrer chez toi et, au
passage, d’emmener ta petite salope.
J’eus l’impression de recevoir une gifle astronomique en pleine face.
— Excuse-moi, tu peux répéter ? répondit Nathan en haussant la voix.
Nick soupira, agacé.
— Je t’ai dit de dégager, toi et ta fiancée, foutez le camp de cette ville
ou je vous jure que…
— Nick, bredouillai-je en essayant de trouver une quelconque réponse
susceptible de le calmer.
— Non, déclara-t-il, non, Élodie, tu n’as pas à t’expliquer. C’est inutile.
Il semblait à la fois scandalisé, furieux et déçu. Je savais qu’il ne m’en
voulait pas directement ; après tout, cela lui était complètement égal que je
sois fiancée. En revanche, que son meilleur ami ait risqué sa vie pour sauver
une femme bientôt mariée avec un autre était une raison suffisante pour le
mettre hors de lui. S’il avait été au courant plus tôt, il aurait très
certainement essayé de dissuader Zach de venir à mon secours…
— Retourne chez toi, Élodie, ajouta-t-il finalement, tu n’aurais jamais
dû revenir ici.
Tyler et lui passèrent devant nous et installèrent Zach à l’arrière de leur
voiture.
— Meghan, vous venez, oui ou non ? ! lança Nick à l’intention de cette
dernière, toujours devant la maison.
Je commençai à avancer vers la voiture, bien décidée à les accompagner
à l’hôpital. Peu m’importait les paroles de Nick, il était hors de question que
j’abandonne Zach. Mais la main de Meghan se posa fermement sur mon
bras valide. Je levai les yeux vers elle et compris dans quel camp elle s’était
rangée.
— Je… je pense qu’il est préférable que vous alliez aux urgences de
votre côté, annonça-t-elle, et je pense également qu’il a raison. Vous feriez
mieux de rentrer chez vous tous les deux.
Ses mots eurent l’effet d’une seconde et majestueuse gifle. Jamais je
n’aurais cru qu’un jour Meghan me rejetterait de cette façon. Après la
réaction de Nick, elle devait me croire responsable de l’état de son fils, et je
l’étais effectivement. Tout était ma faute. Tout…
Les larmes me montèrent aux yeux. Je baissai rapidement la tête afin
que Meghan ne le remarque pas. J’avais envie de pleurer, de m’effondrer
sur le sol et, d’ailleurs, cela allait bientôt arriver, car je sentais mes jambes
commencer à fléchir. Malgré tout, je ne désirais qu’une chose, courir
rejoindre Zach, le prendre dans mes bras, le rassurer, lui dire que tout irait
bien et rester avec lui jusqu’à son réveil.
— Élodie, murmura Nathan près de moi.
Mais je ne pouvais pas faire ça alors que mon fiancé était là, alors que je
n’étais plus la bienvenue à Saint-Louis. Quelqu’un toussota derrière nous.
Wade sortit de la maison, l’air de rien, avant que Meghan ne ferme à clé
la porte d’entrée. Elle n’ajouta rien à mon intention et rejoignit son fils et
ses amis dans la voiture sans même se retourner.
Personne ne pipa mot tandis que la voiture démarrait, Nick au volant,
Tyler à sa droite, Meghan et son fils à l’arrière. Nous les regardâmes
prendre la route jusqu’à ce que Wade vienne rompre le silence.
— Hum… Dites, est-ce que ça vous dérangerait de me ramener chez
moi ?
— De un, je ne sais pas qui tu es, répondit Nathan, et de deux, je suis
venu ici en taxi.
— Génial ! s’exclama Wade avec ironie en levant les bras en l’air. Bon,
je vais rentrer à pied alors.
Il descendit les marches du perron.
— Toi… toi aussi, tu m’abandonnes ? m’entendis-je prononcer d’une
petite voix tremblante.
Troublé, il se retourna vers moi, avant de me lancer un regard mauvais.
— Tu veux peut-être que je vous tienne la chandelle ?
Après m’avoir dévisagée un instant, il reprit plus doucement :
— Je pense que vous devez avoir pas mal de choses à vous dire tous les
deux, des choses qui ne me regardent pas. Et dépêche-toi d’aller faire
soigner ton poignet, ça serait bête qu’on finisse par t’amputer le bras, non ?
Je lui retournai son regard noir. Un si gentil conseil venant de celui qui
me l’avait cassé… ou devrais-je plutôt dire « broyer ».
— Merci, répondis-je seulement.
Il hocha la tête, comprenant que ce merci englobait également ce qu’il
avait fait pour moi dans l’usine, puis il continua son chemin.
Je me tournai vers Nathan maintenant que nous étions seuls.
— Est-ce que… tu pourrais appeler un taxi ? demandai-je.
— Pas la peine, j’ai garé ma voiture un peu plus loin dans la rue.
Je fronçai les sourcils.
— Mais…
— J’ai loué une voiture en arrivant ici, je ne voulais tout simplement
pas ramener cet inconnu bizarroïde chez lui, lança-t-il d’un ton un peu
méprisant.
— Wade n’est pas un inconnu ! protestai-je.
Mais l’adjectif « bizarroïde » lui correspondait parfaitement…
— Pour moi, il l’est. Tout comme ces gens désagréables chez qui tu te
trouvais. Je suppose que le blessé est Zach, n’est-ce pas ?
Un frisson me parcourut alors qu’il prononçait son prénom. Comment le
savait-il ? Jamais je ne lui avais parlé de Zach et de notre histoire, alors…
c’était forcément mon père. Bon sang, j’aurais dû me douter que ce monstre
allait lui parler de mon ex après notre dispute ! C’était sûrement pour cette
raison que Nathan était venu ici, mais de quoi était-il au courant au juste ?
— Oui… C’était bien Zach, répondis-je d’une voix tendue, mais…
— Tu sais, me coupa-t-il, lorsque je t’ai vue sortir de cette maison, tu ne
peux pas imaginer toutes les émotions que j’ai pu ressentir. La surprise, la
colère, la tristesse, la déception, la douleur… J’étais tellement consterné de
te trouver chez ton ex, je n’en revenais pas ! Bon sang, Élodie, comment as-
tu pu me faire une chose pareille, comment as-tu pu me trahir, me blesser
de cette façon, la tromperie…
— Je ne t’ai pas trompé ! protestai-je.
Du moins si on oubliait le baiser…
— Ça, je n’en sais rien, Élodie… Tout ce que je peux constater, c’est
que tu étais bien chez ton ancien petit ami comme l’avait prédit ton père…
Ce qui me fait beaucoup de peine…
— Qu’est-ce que mon père t’a raconté exactement ? l’interrogeai-je en
retenant ma colère envers mon géniteur.
Il soupira, visiblement fatigué par toute cette histoire.
— Il est venu me voir au travail et m’a annoncé que tu étais retournée à
Saint-Louis dans le seul but de revoir ton ex, un trafiquant de drogue qui
était sorti de prison. Je ne l’ai pas cru au début, mais quand il m’a demandé
ce que tu m’avais raconté sur ton passé à Saint-Louis, je me suis rappelé
que tu n’avais jamais rien voulu me dire à propos de cette période de ta
vie…
Il s’arrêta un instant, et je fus déstabilisée par son regard fixé sur mes
côtes, à l’endroit même où se trouvait mon tatouage.
— Je n’ai jamais su ce qu’il représentait pour toi, ajouta-t-il avec un
petit sourire triste, mais je pense avoir compris à présent. Ça a un rapport
avec lui, n’est-ce pas ?
Devant mon silence, Nathan reprit :
— Je ne pensais pas avoir un jour à douter de toi, Élodie, mais ton père
avait l’air si sûr de lui et je savais que tu me cachais des choses, alors…
Lorsqu’il m’a conseillé de venir constater la vérité par moi-même avant de
m’engager pour la vie avec toi, j’ai pris le premier avion. Pourquoi,
Élodie ? Tu n’étais pas heureuse avec moi ?
Je secouai la tête, complètement affligée par ses propos.
— Ce n’est pas vrai, Nathan… Je suis vraiment venue pour
l’enterrement de mon amie et…
— Admettons que tu ne sois pas revenue pour lui, comment expliques-
tu la situation actuelle ? m’interrogea-t-il d’un air confus.
Même si je ne me sentais pas prête à lui révéler la vérité et tous mes
secrets du passé, je n’avais pas vraiment le choix si je voulais espérer
rattraper mes erreurs. Mais par où commencer ?
— À… à l’époque où je sortais avec Zach, on a tous les deux été mêlés
à une affaire de drogue. Affaire dont le second trafiquant a été arrêté et
condamné à plusieurs années de prison, expliquai-je d’une voix mal
assurée. Ce même trafiquant a appris mon retour à Saint-Louis et il m’a
enlevée afin de se venger et…
— Élodie, m’interrompit-il en soupirant, tu penses vraiment que je vais
croire un seul mot de cette histoire de vengeance et d’enlèvement ?
Je le regardai, stupéfaite. Pensait-il que les enlèvements n’arrivaient que
dans les films ? Comment un pompier pouvait-il vivre dans un monde
parallèle où la délinquance n’existait pas ? ! Et puis, si tout ce que je venais
de lui dire n’était que mensonges, comment expliquait-il l’état de Zach et le
mien ?
— Tu as bien cru mon père, alors pourquoi tu ne me croirais pas moi ?
En plus, je suis sûre qu’il ne t’a pas raconté toute l’histoire. Il ne t’a pas dit
que Zach avait été mis en prison par sa faute. Parce que oui, mon père a
caché de la drogue dans sa maison et l’a ensuite dénoncé aux flics et…
— Élodie, s’il te plaît, me coupa-t-il de nouveau en secouant la tête. Il y
a tout de même une différence entre sortir avec un trafiquant de drogue et
tes propos complètement grotesques.
— Mais c’est la vérité, Nathan ! m’emportai-je malgré moi. Mon père a
réellement fait ça et je me suis vraiment fait enlever alors que je me rendais
à l’aéroport !
— Et ensuite, tu vas me dire que Zach et ses amis sont venus à ta
rescousse et ont tué le méchant dealer ?
J’acquiesçai lentement, et Nathan me regarda comme si toute cette
histoire était de la pure folie.
— Non, mais sérieusement, on dirait un scénario tout droit sorti d’un
film d’action, lança-t-il en ricanant. Tu aurais pu trouver mieux comme
excuse, ou alors te contenter de garder le silence, car niveau crédibilité,
c’est zéro.
Je le dévisageai, déçue et attristée. Peu importe ce que je pouvais dire, il
ne me croirait jamais.
Nathan parut se rendre compte qu’il avait été un peu trop dur avec moi,
car il reprit d’une voix plus calme :
— Écoute, je pense que pour l’instant le principal est d’aller à l’hôpital
faire soigner ton poignet… On reparlera de tout ça plus tard, OK ?
Qu’il m’accompagne aux urgences ne me semblait pas être la meilleure
idée. À mon avis, nous avions besoin de réfléchir à tout ça chacun de son
côté.
Cependant, j’étais trop fatiguée pour protester et attendre un taxi dehors
dans le froid. Je refoulai mes émotions au plus profond de moi et le suivis
silencieusement jusqu’à la belle Ford Mustang blanche qu’il avait louée.
Une fois que nous fûmes installés à bord, Nathan démarra aussitôt. Je ne
pris la parole qu’à un seul moment, pour lui demander de ne pas nous
conduire à St. Alexius, car je me rappelai que Meghan y travaillait et pensai
qu’elle y emmènerait donc son fils.
* * *
Zach se laissa retomber à côté de moi sur le matelas en respirant
lourdement. Je tournai la tête vers lui et souris, à la fois amusée et heureuse.
Malgré nos blessures respectives, cela avait été encore mieux que je me
l’étais maintes fois imaginé. Les sentiments que j’éprouvais pour Zach
étaient si forts que faire l’amour avec lui, quelles que soient les
circonstances, n’aurait jamais pu me décevoir.
— Tu penses que ta mère nous a entendus ? demandai-je, sans vraiment
être mal à l’aise.
Il grimaça.
— En tout cas, j’espère que non, sinon elle risque de nous charrier avec
ça toute notre vie… Mais sinon… c’était carrément le pied.
J’approuvai en souriant davantage, puis roulai sur le flanc pour mieux le
regarder. Nous étions encore nus, et Zach en profita pour m’observer
également. Il tendit son bras vers mes côtes et caressa mon tatouage du bout
des doigts. Cela suffit à me faire frissonner de plaisir.
— Finalement, je suis content que tu l’aies fait, murmura-t-il en
plongeant son regard dans le mien.
Je haussai les sourcils, surprise.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Il fit remonter sa main vers ma poitrine et suivit la courbe de mon sein
avec son index. Je perdis pied durant quelques secondes, mais, sachant qu’il
allait répondre, je m’obligeai à rester concentrée.
— Parce que même quand tu étais avec lui je faisais déjà partie de toi.
Je compris qu’il faisait allusion à Nathan, et acquiesçai.
— Tu as toujours fait partie de moi, Zach. Depuis le jour où mon regard
a croisé tes magnifiques yeux bleus dans les couloirs du lycée Layton…
avant que tes charmants amis ne viennent m’emmerder.
Il sourit.
— J’ai su depuis cet instant que tu allais devenir une véritable source
d’ennuis pour moi. Et j’avais raison.
Je baissai les yeux, attristée par ces propos véridiques.
— Tu sais… Je n’ai jamais voulu te causer autant de problèmes,
confiai-je d’une petite voix.
Il prit mon menton dans sa main et releva ma tête pour que je puisse le
regarder à nouveau.
— Je sais. À cause de toi, j’ai vécu les pires années de ma vie, mais
pour t’avoir aujourd’hui, ça en valait la peine. Je t’aime, Élodie. Et je te
veux, toi, et tous les problèmes qui vont avec, pour le reste de ma vie.
Mon cœur rata un battement. Je le fixai d’un air perplexe durant de
longues secondes, avant de me redresser brusquement sur le lit.
— Attends, c’est une demande en mariage ou je rêve ? m’écriai-je en
n’en croyant toujours pas mes oreilles.
Zach eut un petit sourire en coin, puis il se releva difficilement à son
tour.
— Je sais que ce n’est pas le meilleur endroit pour faire une demande
et, en plus, je n’ai pas de bague, mais… Élodie Winston, veux-tu
m’épouser ?
J’ai connu pire comme demande en mariage… Je secouai la tête tandis
que mon cœur se remplissait de joie.
Zach fronça les sourcils.
— Non ?
Je secouai à nouveau la tête, comblée comme jamais.
— OUI ! m’exclamai-je, les larmes aux yeux. Bien sûr que c’est oui !
Son sourire s’élargit. Il allait dire quelque chose, mais je ne lui en
laissai pas le temps et l’embrassai à pleine bouche. Zach me rendit mon
baiser, puis s’écarta, un peu trop vite à mon goût.
— Je ne pensais pas que ça te mettrait dans tous tes états, fit-il en riant.
— Tu plaisantes ? C’est le plus beau jour de ma vie ! Mon Dieu, si tu
savais à quel point je suis heureuse !
Je m’approchai de lui pour continuer à l’embrasser et remarquai aussitôt
qu’il était de nouveau excité.
— Tu es déjà prêt pour qu’on recommence ? le taquinai-je.
— Avec toi, je suis toujours prêt, répliqua-t-il en regardant mon corps
avec avidité. Mais puisque tu as dit oui, j’aimerais te montrer quelque chose
avant.
Il s’écarta de moi et se leva.
— « Quelque chose » ? répétai-je.
— Oui, mais ce n’est pas ici. Habille-toi.
Je soupirai, légèrement contrariée que ce merveilleux moment de
bonheur prenne déjà fin.
— J’espère que ça en vaut la peine, marmonnai-je en me levant à mon
tour.
* * *
Après avoir pris deux bus et marché durant une bonne dizaine de
minutes, nous nous arrêtâmes finalement devant une maison assez originale
aux volets verts et au toit jaune foncé.
— Vivement que je puisse à nouveau conduire, soupira Zach en
regardant l’heure sur son téléphone portable.
Il est vrai que nous avions mis plus d’une heure pour arriver ici.
Je jetai un coup d’œil aux habitations voisines, qui étaient tout aussi
atypiques. La maison de l’autre côté de la rue, par exemple, était
entièrement bleue et ne disposait que d’une seule fenêtre, en forme de
hublot, qui plus est, sur sa façade avant.
Nous n’étions plus à Saint-Louis, mais à Fairview Heights, une ville
située juste à côté, beaucoup plus petite et surtout, d’après ce que je voyais,
très différente.
— Pourquoi est-ce que tu m’as emmenée ici ? demandai-je en reportant
à nouveau mon attention sur la maison devant nous.
Il se tourna vers moi d’un air curieux.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Je fronçais les sourcils.
— De la maison ? Euh… Elle a l’air spéciale.
Zach sourit.
— Elle l’est totalement, viens le voir par toi-même.
Il monta les deux petites marches en pierre menant à la porte d’entrée et
glissa quelque chose à l’intérieur de la serrure. S’agissait-il d’une épingle à
cheveux ?
— Attends, mais qu’est-ce que tu fais ? ! m’écriai-je en le rejoignant.
On ne va quand même pas entrer par effraction chez des…
Je m’interrompis lorsque Zach ressortit une clé de la serrure et que la
porte s’ouvrit.
— Rassure-toi, dit-il avec un petit sourire amusé, j’ai le droit d’entrer et
plus personne ne vit ici depuis un bon bout de temps.
Je le regardai, hésitante.
— Comment ça ? À qui appartient cette maison, Zach ? Je ne te suis pas
du tout, là.
Pour seule réponse, il me prit la main et m’entraîna à l’intérieur.
Le petit hall d’entrée donnait directement sur un long couloir qui
permettait d’accéder aux diverses pièces, salon, cuisine, chambres, salle de
bains et buanderie. Zach me montra chacune d’entre elles, et il ne me laissa
le questionner à nouveau qu’une fois notre petite visite terminée.
— Bon, maintenant qu’on a fait le tour, tu veux bien me dire ce qu’on
fait ici et pourquoi tu as les clés ? l’interrogeai-je, agacée.
— Tu vois cette chambre, déclara-t-il en me désignant d’un geste de la
tête la pièce dans laquelle nous nous trouvions, ça pourrait être la nôtre.
Mon souffle se fit court, et mon cœur s’emballa dans ma poitrine.
Notre chambre ? Notre maison ? !
— Qu… quoi ? bredouillai-je en écarquillant les yeux.
Zach sourit, amusé par mon air probablement abasourdi.
— La maison est en vente depuis des années, m’expliqua-t-il. Faut dire
que la couleur du toit et des volets doit pas mal dissuader les gens de venir
la visiter… Mais moi, j’ai tout de suite su qu’elle avait quelque chose que
les autres maisons n’ont pas… une âme.
Je haussai les sourcils. Les médecins étaient-ils certains que Zach
n’avait eu aucune lésion cérébrale ? Parce que là, je commençais à avoir des
doutes…
— « Une âme » ? répétai-je, dubitative.
Il hocha la tête et fit quelques pas dans la pièce.
— Elle est aussi chaleureuse que ses propriétaires, M. et Mme Jones. Ils
ont vécu ici plus de trente ans. Ils se sont mariés, ont eu trois enfants qui, à
l’âge adulte, ont tous quitté le domicile familial. Les deux plus jeunes sont
partis vivre à l’autre bout du pays, vers San Francisco, je crois, et leur fille
aînée s’est installée avec son petit ami à Kansas City, m’expliqua-t-il avec
entrain. Mais lorsque Katy…
— Je suppose que Katy est leur fille aînée, coupai-je tout en me
demandant comment il pouvait en savoir autant sur la vie de cette famille.
— Ouais… Donc, je disais, lorsque Katy a accouché d’une petite fille,
M. et Mme Jones ont décidé de vendre la maison et de déménager auprès
d’elle afin de pouvoir s’occuper de leur petite-fille. Certes, aujourd’hui, la
gamine est grande, et M. et Mme Jones auraient pu revenir s’installer ici,
surtout que la maison leur appartient toujours, mais ils m’ont dit qu’ils se
plaisaient vraiment à Kansas City et qu’ils préféraient rester auprès de leur
fille et de sa famille.
— Hum, d’accord, fis-je, toujours aussi perplexe. Mais quel est le
rapport entre toute cette histoire et l’âme de cette maison ?
Zach soupira et leva les yeux au ciel.
— Justement, cet endroit a une histoire, un passé. Et je trouve qu’il est
bien plus intéressant de vivre et de fonder une famille ici, avec toi, plutôt
que dans un appartement en centre-ville. En plus, Fairview Heights est un
village agréable et tranquille et, surtout, comme M. et Mme Jones sont
désespérés de ne pas réussir à vendre leur maison, ils me la laissent à un
prix très abordable.
Je respirai profondément, essayant de réfléchir à tout ça : le mariage,
cette habitation, notre future vie ensemble. Et si je n’avais pas rêvé, Zach
avait bien parlé de « fonder une famille ici » avec moi. Cela faisait quand
même beaucoup de choses dans la même journée. Et surtout, beaucoup de
choses après avoir quitté mon fiancé seulement deux jours auparavant.
Alors, même si l’idée me plaisait beaucoup, je ne pouvais pas me
décider maintenant. J’avais besoin de temps. On n’achetait pas une maison
comme ça, sur un coup de tête ! C’était un achat important, d’ailleurs…
— Comment as-tu trouvé cette maison ? Tu ne vas quand même pas me
dire que tu as passé la nuit à faire des recherches immobilières, que tu as eu
un coup de cœur pour cette maison, et qu’ensuite tu as appelé M. et
Mme Jones qui t’ont raconté leur incroyable vie familiale pendant une
heure ?
Je regrettai aussitôt mes stupidités en réalisant que, si Zach m’avait fait
visiter la maison, c’est qu’il était forcément venu ici auparavant. Et en plus,
il avait les clés, ce qui signifiait que sa rencontre avec M. et Mme Jones
s’était faite en personne.
Zach s’avança vers la fenêtre et regarda à travers.
— J’ai commencé à chercher une maison lorsque je suis sorti de prison.
— Pour toi ? m’étonnai-je.
Je ne voyais pas vraiment pour quelles raisons il aurait voulu quitter le
domicile familial. Meghan et Lyam étaient adorables avec lui et, après cinq
années de prison, n’était-il pas heureux de pouvoir passer du temps avec
eux ?
Il se retourna et secoua la tête.
— Non, pour nous, répondit-il en me fixant avec intensité.
Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas pourquoi il avait fait ça, alors
que je n’étais plus ici et qu’il y avait très peu de chances pour que je
revienne un jour à Saint-Louis.
— J’avais espoir, ajouta-t-il devant mon air probablement désorienté,
que tu reviendrais un jour et qu’on pourrait enfin vivre tous les deux. Je
n’allais pas acheter cette maison et t’attendre naïvement, bien sûr, mais
j’avais envie d’imaginer dans quel genre d’endroit on aurait pu vivre tous
les deux… Cette maison a été un vrai coup de cœur, oui, à tel point que
M. et Mme Jones ont fait trois heures et demie de route pour venir me la
faire visiter eux-mêmes.
Ses paroles me firent chaud au cœur. Curieuse à propos des
propriétaires, je demandai seulement :
— Pourquoi ne sont-ils pas passés par une agence immobilière ?
— Pour éviter de perdre de l’argent lors de la vente, je suppose. Mais ils
m’ont aussi dit qu’ils préféraient faire connaissance avec les potentiels
acheteurs. Même s’ils sont désespérés, ils ne veulent pas vendre cette
maison à n’importe qui. Enfin bref, je l’ai adorée, je les ai adorés eux, et j’ai
encore plus adoré le prix qu’ils m’ont fait, sauf que bien sûr il me manquait
la femme idéale.
Je lui adressai un petit sourire désolé.
— Quand tu es revenue, reprit-il, et surtout lorsque je t’ai vue sur le
pont dans mon endroit préféré, j’ai su que j’avais bien fait de garder espoir.
Et même si tu m’as avoué le même jour que tu étais fiancée, je savais qu’il
y avait toujours une chance pour que tu restes. Alors, le soir, avant que tu
m’appelles pour venir te chercher à l’hôtel, j’ai demandé à M. et
Mme Jones si c’était possible d’avoir droit à une nouvelle visite, car la
femme que j’attendais était revenue.
— Je suppose qu’ils n’ont pas voulu se déplacer cette fois-là et qu’ils
t’ont envoyé les clés ?
— Je te l’ai dit, ils sont adorables. Ils me considèrent même presque
comme leur quatrième enfant. D’ailleurs, si tu cherches de nouveaux
parents, je…
Je grimaçai et il s’arrêta aussitôt.
— Excuse-moi, c’était débile, dit-il en s’approchant de moi. En parlant
de ça… tu penses leur reparler un jour ?
Je haussai les épaules.
— Pour l’instant, non. Il s’est passé beaucoup de choses cette semaine,
et je ne veux pas me prendre la tête avec eux pour le moment. De toute
façon, j’ai annoncé hier à Sara que je comptais rester vivre à Saint-Louis, et
depuis ils ne m’ont pas appelée ni même envoyé un message. Et je n’ai pas
l’intention de faire le premier pas. Et, même si j’acceptais de leur adresser à
nouveau la parole, les choses ne seront plus jamais comme avant.
Zach glissa la main dans mes longs cheveux blonds.
— D’accord, dit-il simplement.
— Par contre, Zach, ce serait possible de se marier rapidement ? Ça me
permettrait d’obtenir une carte verte plus facilement.
Il me pinça l’oreille et s’écarta de moi.
— Aïe ! protestai-je en lui lançant un regard mauvais.
— C’est donc pour ça que t’as dit oui ! s’exclama-t-il, faussement
blessé. Je comprends mieux maintenant. Tu veux m’épouser juste pour
avoir les papiers ! T’es toujours aussi intéressée comme fille !
— Mais non ! C’est uniquement parce que je t’aime, voyons ! répondis-
je sur le ton de la plaisanterie.
Je passai un bras autour de sa taille et l’attirai contre moi.
— Tu as intérêt ! me prévint-il en plantant ses magnifiques yeux bleus
dans les miens.
Je me levai sur la pointe tes pieds et l’embrassai tendrement sur les
lèvres.
— Je t’aime, Zach, répétai-je avec sérieux.
Le petit sourire en coin qui apparut sur son visage suffit à faire accélérer
les battements de mon cœur.
— Alors, c’est oui aussi pour la maison ?
Je pinçai les lèvres, hésitante.
— C’est peut-être un peu trop tôt, tu ne crois pas ?
Il continua de sourire, comme s’il s’attendait déjà à cette réponse de ma
part.
— Naturellement, on ne l’achètera pas tout de suite. Je pourrais
m’arranger avec les Jones pour qu’ils retirent leur maison des sites de vente
en ligne et nous la réservent pour dans quelques mois. De toute façon,
même s’ils la laissaient en vente, je ne pense pas qu’ils trouveraient d’autres
acheteurs.
Cela me paraissait être une bonne idée.
— Et puis, reprit-il soudain, même si j’ai encore des sous de côté,
j’aimerais davantage me faire connaître dans le milieu de la photographie…
Histoire d’avoir des revenus corrects et de pouvoir subvenir à nos besoins
futurs. Et toi, tu comptes terminer tes études ici ?
Je réfléchis un instant. Étant donné que je n’allais pas rentrer à Londres
passer mes partiels de fin d’année, il me faudrait à nouveau recommencer
mon année universitaire à Saint-Louis… Et je n’avais pas vraiment envie de
dépendre entièrement de Zach pendant un an.
— Je pensais plutôt essayer de me trouver un travail, c’est d’ailleurs
pour ça qu’il faut qu’on se marie très rapidement ! répliquai-je d’un air à
demi sérieux.
Son sourire s’élargit, mais il me répondit toutefois :
— À mon avis, il est préférable qu’on ait tous les deux une vie
professionnelle stable et un vrai chez-nous avant de se marier, tu ne penses
pas ? Car sinon on risque de passer notre nuit de noces chez ma mère…
D’ailleurs, en parlant d’elle, on ne pourra pas rester éternellement dans sa
maison.
Il n’avait pas tort. Même si Meghan était très généreuse et bienveillante
envers moi, je ne pouvais pas profiter de son hospitalité pendant des
semaines. Quant au mariage, il était vrai que dans l’ordre logique des
choses il viendrait en dernier.
— Alors, c’est d’accord. Je me trouve un job, on emménage et ensuite
on se marie. Et si tu aimes tellement cette maison, c’est elle qu’on choisira.
Zach m’embrassa passionnément. Je lui rendis son baiser en me serrant
davantage contre lui, puis lui demandai, le cœur battant la chamade :
— On peut refaire un tour ?
Il acquiesça.
— À quelle heure tu dois aller à l’hôpital ce soir ?
Je m’écartai et lui pris la main.
— Je n’ai rendez-vous qu’à 18 heures, alors on a encore un peu de
temps devant nous, répondis-je en l’entraînant dans le couloir.
— Bien, madame Menser, je vous suis !
— Qui te dit que je vais accepter de changer mon nom de famille ?
répliquai-je en lui lançant un regard par-dessus mon épaule.
— Ah ! Pas de changement de nom, pas de papiers ! La belle Anglaise
va devoir retourner dans son pays ! ironisa-t-il.
Je rigolai de sa niaiserie, et nous fîmes à nouveau le tour de notre… très
certainement… future maison.
Zach avait raison. C’était l’endroit idéal pour construire notre vie
ensemble. Nous serions heureux ici, j’en étais convaincue. De toute façon,
avec Zach à mes côtés, peu importait le lieu où je me trouvais, je le serais
forcément.
Épilogue
Six mois plus tard