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Prologue

« Saint-Louis est une ville américaine située dans le Missouri, à environ


470 kilomètres au sud-ouest de Chicago, et composée de 79 quartiers. Sa
population est de 319 294 habitants. Le climat est de type continental : les
hivers sont plutôt froids et secs, les étés, chauds et humides. En 2010, une
étude nationale a classé Saint-Louis comme la ville la plus dangereuse des
États-Unis. »
D’après Wikipédia, Saint-Louis avait l’air tout à fait… charmante.
Évidemment, si l’on m’avait laissé le choix, jamais je n’aurais quitté
Londres. Malheureusement, ce n’était pas moi qui prenais les décisions,
mais mes parents.
Ma mère avait toujours rêvé de venir habiter en Amérique. Quand un
jour on avait proposé à mon père d’y être muté pour le travail, en lui
promettant une augmentation de salaire et un logement pour sa famille, mes
parents n’avaient pas pu refuser.
Comme disait ma mère, « Une opportunité comme celle-ci ne se
présente pas deux fois ! » Eh bien, j’aurais préféré qu’elle ne se soit jamais
présentée.
Tout était allé si vite. En une semaine, on avait mis notre maison en
vente, préparé nos valises, fait nos adieux à nos proches. Pour ma part,
j’avais laissé derrière moi mon copain.
Le temps que je prenne conscience de ce qui était en train de se passer,
j’étais déjà dans l’avion.
— Excusez-moi, jeune fille, pour des raisons de sécurité, vous devez
éteindre votre téléphone portable, nous allons bientôt décoller…
Je relevai la tête vers la jeune hôtesse de l’air qui me dévisageait sans
aucune gêne. Je l’imitai et remarquai que son uniforme la boudinait un peu
trop. En plus, ses cheveux blonds assemblés en un parfait chignon lui
donnaient l’air d’avoir un front bien plus large que la moyenne.
Elle devrait peut-être songer à arrêter les plateaux-repas, celle-là,
pensai-je en posant mon portable sur mes genoux.
— Éteignez-le, répéta-t-elle d’un ton plus âpre, comme si je l’avais mal
comprise la première fois.
— Écoutez… (Je me penchai pour lire le prénom inscrit sur le petit
badge accroché à sa veste.) Tania, comme vous venez de me le dire, nous
allons « bientôt » partir, alors je vous saurais gré de revenir me prévenir
quand nous partirons effectivement, d’accord ?
Je n’étais pas du genre arrogante, mais aujourd’hui il ne fallait pas
m’énerver. Or cette Tania s’amusait visiblement à me provoquer.
Je l’aperçus du coin de l’œil hausser les sourcils. Elle n’était pas prête à
se laisser marcher sur les pieds par une adolescente de dix-sept ans
exaspérante, ce que je pouvais absolument comprendre. Dommage, elle
risquait de le regretter.
— Très bien, puisque tu n’as pas l’air d’assimiler ce que je te dis…,
soupira-t-elle.
Elle attrapa mon téléphone avec rudesse et l’éteignit avant de le reposer
sur mes genoux. J’en restai abasourdie quelques secondes.
Dites-moi que je rêve !
— Tania, dois-je vous rappeler votre métier ?
Elle me regarda d’un air à la fois hautain et surpris.
— Hôtesse de l’air. Vous vous devez d’être souriante, sympathique,
charmante et serviable avec les passagers, quels que soient les problèmes.
Alors, s’il vous plaît, contentez-vous d’agir ainsi au lieu de vous montrer
grossière et d’avoir un comportement inapproprié envers une cliente,
mineure qui plus est, lui reprochai-je en haussant la voix.
Quelques voyageurs tournèrent la tête dans notre direction, intrigués par
l’ampleur que prenait notre conversation. Tania ne sut plus quoi répondre.
Une lueur de colère traversa son regard avant qu’elle ne finisse par faire
demi-tour. J’avoue que j’y étais allée un peu fort, mais je n’en étais pas
moins fière de lui avoir cloué le bec à celle-là.
Peu après, mes parents et ma sœur me rejoignirent à bord de l’appareil.
Heureusement que j’avais embarqué la première sans les attendre, car mon
petit accrochage avec l’hôtesse de l’air ne leur aurait certainement pas plu.
— Désolée, chérie, ton père a mis un temps fou pour enregistrer nos
bagages, et tu connais ta sœur, il lui faut plus d’une heure pour choisir un
magazine people ! Tout s’est bien passé ? me questionna ma mère en
s’asseyant sur le siège voisin.
— Oui, aucun souci, répondis-je en souriant.

Un quart d’heure plus tard, l’avion décollait, et nous nous retrouvâmes


bientôt à des kilomètres du sol. Le vol allait très certainement durer une
éternité ! Une éternité lors de laquelle j’allais prendre conscience que je
venais de tout quitter, d’abandonner à Londres une partie de ma vie.
Le visage de mon petit ami apparut soudain dans mon esprit. Malgré
mon départ à l’autre bout du monde, il avait tout de même voulu continuer
notre relation à distance. « Notre amour va au-delà des mers, Élodie. Et ce
n’est pas une étendue d’eau salée qui nous séparera ! » avait-il
solennellement décrété. Face à tant d’enthousiasme, je n’avais pas pu lui
annoncer que je souhaitais rompre.
Pourtant, Tom avait tout du petit ami idéal. Romantique, charmant,
riche, intelligent, fidèle, honnête, et la liste de ses nombreuses qualités était
encore longue.
J’allais passer pour une fille sans cœur, mais m’imaginer ne plus jamais
le revoir ne me posait aucun problème, il ne me manquerait probablement
pas… À croire que mes sentiments s’étaient envolés en même temps que
l’avion…
Je soupirai et fermai les yeux.
À nous deux, Saint-Louis, songeai-je avant de m’endormir.
Chapitre 1

« Mesdames, messieurs, nous arrivons bientôt à Saint-Louis. Veuillez


vous préparer à l’atterrissage et attachez vos ceintures. Nous vous
souhaitons un bon séjour aux États-Unis et espérons que vous avez passé un
vol agréable. »
Si je n’avais pas croisé à nouveau cette odieuse Tania en descendant de
l’Airbus, tout aurait été parfait.
— Merci, bon séjour à Saint-Louis, nous dit-elle, tout sourires, bien que
je discerne une pointe de rancœur dans sa voix.
Je levai les yeux au ciel et suivis mes parents pour aller récupérer nos
bagages.
— Honnêtement, je trouve que venir habiter ici était une bonne idée,
déclara Sara avec enthousiasme.
— Je suis content que ça te plaise, chérie, lui répondit mon père en
passant un bras autour de ses épaules.
Ma sœur était une vraie fille à papa ! Elle était toujours d’accord avec
les décisions de mon père. Contrairement à moi, qui avais piqué une crise
en apprenant notre prochain déménagement. Crise qui s’était avérée inutile,
puisque, au final, j’avais été contrainte d’accepter le choix de mes parents.
Sara attrapa la valise de mon père qui défilait sur le tapis roulant et la
lui tendit en souriant. Encore la preuve qu’elle n’était qu’une fille à son
papa !
— Allez, Élodie, ne fais pas cette tête-là ! On est en Amérique !
s’exclama-t-elle en levant les mains en l’air.
— Amérique ou pas, on n’est plus chez nous, rétorquai-je en récupérant
ma propre valise.
Elle lâcha un soupir exaspéré et m’entraîna un peu à l’écart des parents.
— Écoute, si Tom te manque, tu pourras toujours repartir en Europe
pendant les vacances scolaires !
— Je me fous de Tom. Tu ne trouves pas qu’ils ont décidé de
déménager un peu… vite ? Enfin, Sara, on avait une vie là-bas…
— Je pense que ta vie peut être bien meilleure ici, me répondit-elle avec
sincérité.
Elle posa les mains sur mes épaules, avant de me prendre un court
instant dans ses bras. Je soupirai. Peut-être qu’elle avait raison après tout…
Ma sœur et moi n’avions que peu de choses en commun. Elle avait
hérité des longs cheveux lisses et bruns de ma mère ainsi que de son visage
ovale aux traits fins et aux yeux d’un marron noisette attrayant.
Pour ma part, lorsque j’étais petite, je m’étais malheureusement
retrouvée avec les cheveux rêches et blond vénitien de mon père, sans
oublier les multiples taches de rousseur parsemant mon visage. À l’école
primaire, les enfants de ma classe m’avaient surnommée Fifi Brindacier.
Heureusement, mes taches de rousseur s’étaient depuis estompées et mes
cheveux, assombris, ils étaient désormais blond foncé, mi-longs et ondulés.
J’avais également le nez droit de ma mère, les yeux vert émeraude de mon
père ainsi que les mêmes petites fossettes sur les joues que lui quand il riait.
— Mais tu sais, ajoutai-je, c’est quand même la ville la plus dangereuse
des…
— Tu sais très bien que Wikipédia n’est pas une source fiable,
m’interrompit Sara.
Sur ce point, elle n’avait pas tort non plus. Je hochai la tête tandis que
nos parents nous rejoignaient.
— On y va, les filles ? lança mon père.

Notre nouvelle maison était… différente.


À Londres, nous habitions dans un quartier résidentiel assez aisé. Les
maisons étaient des villas avec de gigantesques jardins et des piscines, alors
qu’ici…
Pour arriver jusqu’à notre nouveau « chez-nous », nous venions de
traverser le quartier. C’était une longue rue avec de chaque côté une
enfilade de petites maisons collées les unes contre les autres. En plus de ne
pas être esthétique, ce mode de construction donnait l’impression de vivre
avec ses voisins.
— Nous allons vraiment habiter… là-dedans ? ! m’exclamai-je.
Même Sara ne put s’empêcher de réprimer une grimace.
— Elle n’est pas aussi grande que ce à quoi nous sommes habitués,
mais nous n’avons pas à payer de loyer pour l’instant, répondit ma mère,
pour qui cela semblait un avantage indéniable. Ce logement est pris en
charge par l’entreprise de ton père le temps qu’on s’installe et qu’on trouve
autre chose.
— Eh bien, j’espère que nous allons en trouver un autre très rapidement,
marmonna Sara en s’avançant vers le seuil de la maison numéro 36.
Nous entrâmes, les yeux écarquillés. Le petit hall d’entrée comprenait
juste un minuscule placard et un portemanteau, il n’y avait pas la place pour
plus. Au rez-de-chaussée, une cuisine étroite donnait sur un salon plutôt
banal, et à l’étage se trouvaient trois chambres avec une seule salle de bains
sans baignoire. Le drame ! Comment allions-nous nous en sortir à quatre ?
— « Je pense que ta vie peut être bien meilleure ici », répétai-je avec
ironie à l’intention de Sara, qui tirait une mine épouvantée.
— On se croirait en prison ! déplora-t-elle.
— Les filles, arrêtez un peu de vous plaindre, intervint notre père, ce
n’est pas si catastrophique que…
Un bout de mur du salon s’effrita juste devant nos yeux. Tout comme
ma famille, j’en restai bouche bée.
Dites-moi que ce n’est pas notre maison, s’il vous plaît, implorai-je
dans ma tête.
— Mark, je pense que nous devrions chercher un autre endroit, lança
ma mère, visiblement encore sous le choc.
— Maman, je te le dis tout de suite, il est hors de question que je dorme
ici ce soir ! déclara Sara. Le mur a failli s’écrouler. Et si le toit nous tombait
dessus pendant notre sommeil ? !
Je souris. Elle allait très vite regretter d’avoir accepté de venir ici.
Chapitre 2

Mon portable vibra dans la poche de mon jean et je montai rapidement,


mais prudemment — pas question de traverser une marche pourrie — à
l’étage pour répondre.
— Tom ? Pourquoi tu m’appelles maintenant ?
J’étais surprise. Avec le décalage horaire, il devait déjà faire nuit à
Londres.
— Je voulais m’assurer que tu étais bien arrivée et que le voyage s’était
bien passé.
— Euh… oui, tout va très bien…
— Ah, super ! Et sinon, quelles sont tes premières impressions ?
Avec la découverte de notre nouvelle maison qui tombait en ruine,
j’étais aux anges !
— Oh ! si tu savais ! Ça m’a l’air d’être un endroit tout à fait…
merveilleux !
— Tant mieux, je suis ravi que tu t’y plaises déjà, même si j’aurais
préféré que tu ne quittes pas Londres. Bon, il se fait tard de mon côté du
globe… Est-ce que tu as le wi-fi chez toi ?
— Il me semble… J’essaierai de me connecter demain avec mon
ordinateur.
— Parfait ! Allez, je vais me coucher, je t’aime.
Il y eut un bref moment de silence, mais suffisant pour être gênant. Je
ne pouvais pas continuer à lui mentir éternellement, mais rompre par
téléphone alors que je venais à peine de quitter Londres me paraissait un
peu cruel.
— Tu m’aimes aussi, n’est-ce pas ?
Heureusement que nous n’étions pas en webcam ! Ce fut le moment
idéal pour avoir recours à mes talents cachés d’actrice.
— Tom… Je t’entends mal, qu’est-ce que tu as dit ?
— Je t’aime, Élodie.
— Hein ? Quoi ? Je ne dois pas avoir beaucoup de réseau… À…
Je lui raccrochai au nez, soulagée.
— T’es vraiment qu’une vipère !
Je sursautai avant de relever les yeux sur ma sœur, qui se tenait debout
devant l’escalier, hilare. Ne cherchant pas à me défendre, je me contentai de
hausser les épaules.
— Tu aurais pu lui dire clairement que tu le larguais. Tom a beau être
un sentimental, il s’en remettra, tu sais, c’est un homme.
Honnêtement, je n’en étais pas aussi sûre qu’elle…
Je sursautai à nouveau en entendant un bruit de casse suivi de cris
provenant de l’extérieur. Sara fronça les sourcils, puis se précipita avec moi
vers la fenêtre du couloir entrouverte qui donnait sur la rue.
— Et ne reviens plus jamais, gros lard ! cria la voix d’une femme
depuis la maison d’à côté.
Je le savais que d’habiter dans ce genre de quartier, c’était comme de
vivre constamment avec ses voisins !
Une pile de vêtements fut projetée dehors par la porte d’entrée avant
que cette dernière ne se referme en claquant. Un homme aux cheveux noirs
proche de la quarantaine, mais encore bien bâti pour son âge, se tenait
immobile sur le trottoir, les yeux rivés sur ses habits éparpillés.
— Eh ben, dis donc, elle en a du caractère celle-là, plaisanta Sara.
Un chouia trop fort, puisque l’homme releva la tête dans notre direction.
Sara se baissa juste à temps pour éviter son regard, moi pas. Étrangement, il
me sourit.
— Je m’appelle Eric, se présenta-t-il avec un signe de la main.
Euh…
— Élodie, lui répondis-je, tout de même un peu mal à l’aise, Élodie
Winston.
— Vous allez attendre là encore longtemps ? le questionna Sara après
s’être redressée. Je sais qu’on ne se connaît pas, mais, à mon avis, vous
feriez mieux de partir. Votre femme avait l’air sacrément énervée et je ne
pense pas qu’elle vous laissera revenir de sitôt.
— Sara ! la grondai-je, gênée par son comportement abrupt et impoli.
Mais Eric se contenta de rire.
— Ouais, tu as raison, gamine. La semaine dernière, je suis resté plus de
deux heures devant la porte avant qu’elle ne me laisse rentrer ! Mais je vais
vous dire un truc, les filles, à chaque fois, cette vieille vache me lance tous
mes vêtements, mais jamais mon portefeuille, vous savez pourquoi ?
Nous fîmes « non » de la tête.
— Parce qu’elle sait qu’à ce moment-là je pourrais vraiment foutre le
camp de chez elle, déclara-t-il en souriant.
— Elle est rusée, remarquai-je.
— Non, elle est juste complètement folle de moi, me répondit-il avec un
clin d’œil amusé.
Eric semblait assez… étrange, mais plutôt sympathique comme voisin.
— Élodie, Sara, venez chercher vos affaires ! nous cria notre mère dans
l’escalier.
— Bon, euh, à bientôt, Eric, lança Sara. Si votre femme ne vous ouvre
pas avant la nuit, n’hésitez pas à sonner chez nous, mon père acceptera
peut-être de vous héberger !
Il la remercia d’un petit geste de la main et je refermai la fenêtre avant
de suivre ma sœur au rez-de-chaussée.
Nous remontâmes à l’étage quelques instants plus tard, nos deux valises
à la main.
— Je prends la plus grande chambre ! s’écria Sara en courant tant bien
que mal vers le bout du couloir.
De toute façon, cela m’était égal, puisque nous ne comptions pas rester
ici éternellement.
Je rentrai dans une petite chambre, qui devait avoir la taille de ma salle
de bains à Londres. Elle était beige et simple, avec le strict minimum : un
bureau, un lit, une armoire en bois et deux étagères vides accrochées à un
mur.
Je posai ma valise par terre et me laissai tomber sur le lit. Au moins, le
matelas était confortable, c’était déjà ça.
Je me relevai sur les coudes en entendant des pas dans le couloir. Moi
qui croyais que quitter notre ancienne vie et découvrir notre nouvelle
maison était le pire qui pouvait m’arriver, j’avais complètement occulté une
chose…
— Au fait, Élodie, est-ce que tu peux me prêter ta robe blanche en
dentelle pour demain ? me demanda Sara en passant la tête par la porte. J’ai
pas envie de faire tache avec mes vêtements, et les tiens sont vraiment plus
élégants et…
— Elle est dans la valise, l’interrompis-je, sers-toi.
Depuis le temps que Sara me piquait mes vêtements, c’était presque
devenu une habitude. Elle rentra et récupéra ma robe, le sourire aux lèvres.
— Merci, grande sœur, tu es un amour ! s’écria-t-elle en sortant.
Sara avait bien de la chance d’entrer également dans du 38, de faire
quasiment le même tour de poitrine que moi et d’atteindre déjà un mètre
soixante-cinq alors qu’elle avait seulement quatorze ans.
Je me relevai à contrecœur et commençai à ranger mes vêtements dans
mon placard. Qu’allais-je bien pouvoir mettre moi aussi ? Effectivement,
j’avais oublié une chose importante : demain, nous avions cours.

* * *

Porter de beaux vêtements qui vous vont à merveille est en effet le


meilleur moyen de se faire remarquer et de se faire des amis le premier jour
dans un nouveau lycée. Cependant, ici, ce n’était plus Londres et encore
moins Beverly Hills. Je ne savais pas à quoi m’attendre dans ce lycée, peut-
être que vouloir paraître trop classe risquait de me donner mauvaise
réputation, et c’était quelque chose que je souhaitais éviter…
Résultat, j’avais préféré opter pour un style simple et sans prise de tête
et enfiler une chemise blanche, une jupe noire taille haute et évasée avec
des collants et une paire de bottines de la même couleur.
— Tu es certaine de vouloir y aller à pied ? s’inquiéta mon père en me
rejoignant dans le hall d’entrée, je peux toujours te déposer avant Sara.
Le risque que je me perde dans cette ville était relativement élevé, mais
le collège de ma sœur et le bureau de mon père étaient situés dans le nord
de la ville, alors que mon lycée se trouvait seulement à quelques minutes de
marche. Après les onze heures de vol de la veille, j’avais bien envie de me
dégourdir les jambes !
— Ne t’en fais pas, j’ai pris une carte et j’ai un GPS sur mon portable
au cas où, répondis-je en attrapant mon sac de cours dans l’entrée.
Il acquiesça.
— Sois prudente pour rentrer ce soir, ajouta-t-il avant que je ne sorte et
ne referme la porte derrière moi.
Un bon vent d’air frais ébouriffa mes cheveux.
— Belle matinée, n’est-ce pas ?
Je sursautai et tournai la tête vers Eric. Celui-ci s’étirait, debout devant
sa porte.
— Vous… vous n’avez quand même pas passé la nuit dehors ? le
questionnai-je, déconcertée.
Il eut un petit rire.
— Non, non, Elaine m’a ouvert quelques heures plus tard !
Oui, enfin, « quelques heures », ça faisait déjà beaucoup. Sa femme
m’avait l’air assez flippante quand même !
Je regardai mon voisin d’un peu plus près. Mal rasé, Eric avait les
cheveux courts et noirs en bataille, et le survêtement gris et simple qu’il
portait semblait déjà froissé. Un sac de sport en mauvais état traînait sur le
sol devant lui.
— Tu vas au lycée Layton, je suppose ? lança-t-il en croisant mon
regard observateur.
— Comment le savez-vous ?
— J’entraîne quelques lycéens dans mon club.
— Un club de quoi ?
Il attrapa le sac à ses pieds et avança dans la rue.
— Viens, je t’accompagne, je dois y aller et il n’est pas très loin de ton
lycée.
J’hésitai un instant avant d’accepter. Eric ne me paraissait pas
dangereux, j’avais même l’impression de pouvoir lui faire confiance, mais
les apparences sont parfois trompeuses.
— Alors, c’est un club de quoi ? demandai-je à nouveau en le suivant.
— De boxe. Mais tous ceux qui ont envie de se défouler et de faire du
sport en général sont les bienvenus. Après, j’ai plutôt tendance à entraîner
les jeunes des quartiers sud, la plupart de ceux qui vivent là-bas sont des
gamins à problèmes.
— Comment ça ?
— Eh bien, ils ne savent pas gérer leur self-control ni canaliser leur
force et leur colère lorsqu’ils sont confrontés à des altercations. Du coup, la
plupart du temps, ils règlent les conflits avec leurs poings. On pourrait
penser que leur enseigner la boxe n’est pas une bonne chose, que ça les
encourage à se battre, mais d’après moi, ça a l’effet contraire. Quand ils
sont encadrés par un professeur et doivent suivre des règles strictes, par
exemple ne pas frapper trop fort son adversaire, cela les influence, ils
apprennent à se respecter entre eux et donc à se maîtriser.
— Mais je suppose qu’ils ne sont pas tous aussi obéissants, n’est-ce
pas ?
Il esquissa un léger sourire.
— Personne n’est parfait. Mais lorsque je découvre qu’un gamin de
mon club a utilisé la boxe à mauvais escient, je peux t’assurer que je lui
colle une raclée mémorable et que je le fous illico presto à la porte ! Je leur
interdis formellement de mettre en œuvre les techniques apprises en dehors
d’un entraînement ou d’une compétition réglementée. C’est avant tout un
sport et, dans le pire des cas, les compétences assimilées doivent
simplement servir à se défendre si nécessaire. Il n’est pas question de
chercher la bagarre et d’en profiter.
Complètement d’accord, je souris.
— J’en ai déjà fait.
— Vraiment ? Excuse-moi, mais j’ai du mal à t’imaginer coller une
bonne droite à quelqu’un, plaisanta-t-il.
— Vous avez tort de me sous-estimer parce que je suis femme…
Il rigola et me donna une petite tape sur l’épaule.
— Tu me plais, toi ! Eh bien, madame la boxeuse, tu n’as qu’à passer
quand tu veux au club pour me montrer ce dont tu es capable ! Et si tu peux
donner une bonne leçon à deux ou trois de mes élèves, ça n’en sera que
mieux !
— Vous ne serez pas déçu ! répondis-je en souriant.
— Au fait, pourquoi avez-vous emménagé à Saint-Louis ?
— Mon père a été muté ici pour son travail, alors on a toutes suivi.
— Tu as l’accent britannique, tu habitais en Angleterre ?
Je hochai la tête.
— Oui, à Londres.
— Tu vas voir, Saint-Louis est assez agréable. Cette ville a ses défauts,
mais aussi ses qualités. Et puis les gens y sont sympas !
— À vrai dire, je n’ai rencontré personne d’autre que vous…
— Ne t’en fais pas ! Mais au cas où quelqu’un t’embêterait à l’école,
n’hésite pas à lui dire que tu connais Eric West, ça devrait le calmer. Et s’il
ose te toucher, j’irai lui régler son compte en personne !
Il semblait vraiment sérieux.
— Hum… Merci.
Je n’avais pas vu le temps passer. Nous étions partis de chez moi depuis
une bonne dizaine de minutes et je me trouvais à présent face à un grand et
sombre bâtiment de trois étages.
— Pas de quoi, ma belle. Mon club se trouve à un pâté de maisons, si
l’envie t’en prend un jour. Passe une bonne journée !
Il me fit un clin d’œil amical et me laissa seule devant l’entrée de mon
lycée.
Quelqu’un me bouscula tout à coup avant de me fusiller du regard.
Comme si c’était ma faute ?
Je soupirai. Effectivement, les gens avaient l’air très sympathiques et
cette journée s’annonçait tout à fait plaisante !
En entrant à mon tour dans l’établissement, je fus quelque peu
désemparée. Mais qui ne se sentirait pas seul, perdu et légèrement nerveux
lors de son premier jour dans un nouveau lycée ?
En plus, cet endroit ressemblait à une Déchetterie. Tout paraissait en
mauvais état, les murs étaient sales et tagués d’insultes, les casiers pour la
plupart explosés ou bien très abîmés. Et, bien que ne pouvant m’en
apercevoir en plein jour, j’étais certaine que seule une lumière sur deux
fonctionnait correctement dans les couloirs.
En marchant dans l’allée centrale, je remarquai même que l’une des
salles de classe était inaccessible suite à un incendie… Quelqu’un avait mis
le feu à l’intérieur ? !
Il fallait que je trouve le bureau de l’administration et vite. Je devais
leur remettre mon dossier scolaire et récupérer mon emploi du temps ainsi
que d’autres documents informatifs et personnels.
Arriver trois semaines après la rentrée officielle n’avait rien d’idéal.
Mon intégration s’avérerait probablement plus difficile, d’autant que j’étais
en dernière année. J’allais devoir rattraper les cours manqués et essayer de
suivre tant bien que mal en classe…
— Excusez-moi, où puis-je trouver le secrétariat ? demandai-je à un
groupe d’élèves appuyés contre un mur.
Ils me dévisagèrent avec curiosité, puis me désignèrent le bout du
couloir. Après avoir fait quelques pas, je les entendis rire derrière mon dos.
Très agréable.
J’accélérai sous les regards intrigués des autres élèves. Moi qui pensais
pouvoir passer inaperçue…
Je poussai la porte du secrétariat et entrai précipitamment. Assise à un
petit bureau, une femme d’une trentaine d’années tapait comme un burin
sur son clavier d’ordinateur.
— Rien ne fonctionne jamais ici ! râla-t-elle avant de lever les yeux
vers moi. Comment puis-je t’aider ?
— Euh, bonjour, je m’appelle Élodie Winston, je viens d’arriver…
— Ah oui, Élodie, Élodie, euh… Attends un instant.
Elle sortit rapidement dans le couloir.
— Vic ! Ramène tes fesses ici ! cria-t-elle en reprenant sa place comme
si de rien n’était.
J’en restai bouche bée. Quel beau vocabulaire sortant de la bouche
d’une adulte…
Quelques secondes plus tard, une jeune fille d’environ mon âge, au teint
pâle et aux cheveux châtains relevés en queue-de-cheval, entra dans la
pièce.
— Quoi encore, tata ? lança-t-elle, agacée, en traînant les pieds jusqu’au
bureau.
Ah, je comprenais un peu mieux.
— C’est une nouvelle qui nous arrive de Londres. Lydie, c’est ça ?
Vic me jeta un regard curieux.
— Élodie, la corrigeai-je.
— Oui, enfin bref, étant donné qu’elle est arrivée quelques jours après
la rentrée officielle, j’aimerais que tu lui fasses visiter avant le début des
cours. Et tâche d’être gentille avec elle, t’as compris ? Il faut favoriser
l’insertion pour notre réputation !
— Tata, je pense que notre réputation est déjà au plus bas…
Sa tante lui donna un léger coup sur la tête avec une règle prise sur son
bureau.
— Tais-toi un peu et fais-lui visiter ! Au passage, je crois que vous êtes
dans la même classe.
Vic soupira et me regarda à nouveau. Regard dans lequel je pus lire
toute la sympathie qu’elle éprouvait déjà envers moi…
— Bon, tu te bouges, les salles ne vont pas défiler devant tes yeux ! me
lança-t-elle d’un ton contrarié.
Elle semblait tout à fait ravie de devoir jouer les guides touristiques. Je
l’adorais déjà !
Nous sortîmes dans le couloir et elle me montra rapidement les salles de
classe, la cafétéria, et pour terminer l’infirmerie.
— Petite info préventive : la plupart des élèves passent la moitié de
leurs journées ici et se servent des lits pour faire des choses pas très
catholiques, si tu vois ce que je veux dire, alors je te déconseille d’être
malade. Surtout qu’il n’y a pas d’infirmière.
Mes parents étaient-ils certains de m’avoir envoyée dans un vrai lycée ?
Dégoûtée, je hochai la tête tandis que la sonnerie retentissait.
— Ça fera cinq dollars, me dit-elle soudain en tendant la main devant
moi.
— Pardon ?
— Cinq dollars pour la visite.
C’était une blague ?
— Je ne vois pas pourquoi…
Elle me saisit par le col de ma chemise et me plaqua contre le mur.
Chapitre 3

— Donne-moi cinq dollars, putain ! s’énerva-t-elle.


Elle était bipolaire ou quoi ? Bon, je n’aimais vraiment pas ce que je
comptais faire, mais en réalité, je n’avais pas d’autre option…
J’attrapai sèchement son bras et le lui tordis dans le dos. Elle poussa un
petit cri, à la fois de surprise et de douleur.
— Écoute-moi bien, Vic, tu t’en prends à la mauvaise personne, c’est
clair ? Je ne suis pas ton porte-monnaie, donc si tu veux tes cinq dollars, tu
n’as qu’à aller te prostituer dehors, d’accord ? murmurai-je dans le creux de
son oreille.
— Vas-y, c’est bon, lâche-moi ! gémit-elle en tentant de se dégager de
mon emprise.
Quelques élèves passèrent devant nous sans nous prêter la moindre
attention. Au moins un avantage dans ce lycée de merde.
Je la relâchai et elle s’empressa de masser son bras.
— Putain, j’ai cru que t’allais me broyer les os ! s’exclama-t-elle en
frémissant.
— Si tu me menaces encore une fois, je n’hésiterai pas, lançai-je
froidement.
Un sourire se dessina sur son visage. À croire que ma menace lui
paraissait très excitante ! Soit cette fille était masochiste, soit elle devait
avoir de sérieux problèmes psychologiques…
— T’as passé le test, la Londonienne.
Je fronçai les sourcils.
Le test ? Quel test ? C’était quoi ce délire ?
— Ici, la ville s’appelle peut-être Saint-Louis, mais c’est loin d’être une
ville de saints. On se croirait plus en enfer qu’au paradis, alors si t’es du
genre à te laisser faire par les autres, tu ne tiendras pas longtemps, crois-
moi.
— Pourquoi…
— Tu le comprendras bien assez vite. En tout cas, bienvenue ici !
Elle passa un bras autour de mes épaules et m’entraîna vers une salle de
classe. J’espérais de tout cœur que les autres élèves n’étaient pas tous aussi
cinglés qu’elle.
À peine eus-je mis un pied dans la salle de classe que mes espoirs
partirent en fumée. Un bordel pareil, ce n’était censé exister que dans les
films. Il y avait un brouhaha pas possible, certains élèves faisaient
n’importe quoi.
Un mec était carrément en train de suspendre son camarade par la
capuche de son sweat du haut de la fenêtre du second étage ! Je pouvais
même l’entendre le menacer de le lâcher dans le vide s’il ne s’excusait pas
sur-le-champ.
— Où… où est le prof ? balbutiai-je en reculant.
— Un prof ?
Vic sembla réfléchir.
— Ah, tu parles de « M. Machin-Chose » ? Il ne devrait pas tarder. Mais
si tu es venue ici pour étudier, autant rentrer chez toi…
J’étais complètement estomaquée. Mais qu’est-ce que je foutais là,
sérieusement ? !
Elle m’attrapa le bras, me faisant sortir de ma torpeur.
— Allez, t’en fais pas, ils vont bien t’aimer !
Que mes camarades m’apprécient ou non n’était pas l’une de mes
préoccupations actuelles !
Mais Vic m’entraîna tout de même vers un groupe de filles. J’eus
l’impression de me retrouver face à un girls band formé par un mélange de
style bohémien et garçon manqué.
Bien sûr, je n’avais rien contre elles. Après tout, je ne les connaissais
pas. Mais c’était l’image qu’elles me renvoyaient avec leurs joggings trop
larges et déchirés, leurs T-shirts de mec, les bagues qu’elles avaient sur
chaque doigt de la main, leurs chaînes en plaqué or, sans oublier les
piercings. Deux d’entre elles avaient même déjà des tatouages. Et j’étais
quasiment sûre qu’en avoir un à leur âge était illégal dans cet État.
— Yo, les meufs, je vous présente la nouvelle, Élodie ! Elle est anglaise,
leur annonça Vic en me poussant en avant.
Elles me dévisagèrent une par une.
— Élodie ? Ça ne fait pas très british pourtant.
Je préférais ignorer sa question plutôt que de devoir leur expliquer que
lors de ma naissance mes parents, n’ayant pas réussi à se mettre d’accord
sur un prénom, m’avaient alors tout simplement donné celui de la jeune
infirmière française qui assistait l’obstétricien.
— Et puis c’est quoi ces fringues, sérieux ? Ça date de quelle époque,
ça ? lança une rouquine en ricanant.
Deux anneaux transperçaient chacune de ses narines. Bien qu’elle doive
adorer ça, je trouvais ça horriblement dégoûtant. Il ne manquerait plus
qu’elle se fasse couper la langue en deux et elle serait parfaite pour
Halloween ! Mais bon, chacun son style, non ? Le principal était que cela
lui plaise.
— Lâche-la un peu, Sam, me défendit Vic, c’est une meuf de Londres.
— Le genre petite bourge et fille à papa ? lança une grande brune. Elle
ne va pas rester ici très longtemps alors. Je parie même qu’elle meurt déjà
d’envie de se barrer de là, pas vrai, Blanche-Neige ?
Elle me lança un regard de défi que je soutins. Si elle croyait
m’impressionner et me faire peur du haut de son mètre quatre-vingt-cinq,
elle se mettait les doigts dans le nez, car au final, elle avait seulement dix-
sept ans, tout comme moi.
Sam se gratta les cheveux.
— Ouais, bah, elle ferait mieux de partir maintenant, paraît que Zach est
revenu.
Vic parut surprise.
— Zach Menser ? ! T’es sérieuse ? dit-elle avant de sourire de toutes ses
dents.
Sam hocha la tête.
— Qui est Zach ? demandai-je, curieuse.
Vic posa les mains sur mes épaules.
— Zach est… Zach.
Très constructif, ça m’avançait vachement.
Sam soupira.
— Beau mais surtout terrifiant, le genre de mec qui en fait fantasmer
plus d’une, mais qu’il ne vaut mieux pas chercher.
Un homme proche de la soixantaine fit son entrée dans la classe et
s’assit silencieusement à son bureau. Si c’était lui notre prof, je n’étais pas
près d’avoir mon diplôme. D’autant plus que personne ne semblait avoir
remarqué sa présence dans la pièce, hormis moi.
— Zach sort de prison, ajouta Vic en me poussant vers un bureau vide.
Personne ne sait vraiment pourquoi il y est allé. Y en a qui disent qu’il a tué
quelqu’un, d’autres qu’il s’est battu avec des flics alors qu’il se faisait
arrêter pour possession de drogue, d’autres encore racontent qu’il a fait un
vol à main armée et descendu le vendeur…
Je frémis.
— Et ils le laissent retourner en cours ? !
Vic haussa les épaules et s’assit devant moi.
— Ben, il a fait son temps, ils n’ont pas vraiment le choix.
Elle tourna sa chaise dans ma direction et posa les coudes sur ma table.
— T’inquiète pas, Élo, il n’est pas dans notre classe malheureusement.
« Malheureusement » ? Vu toutes les rumeurs qui circulaient à son
sujet, j’aurais plutôt dit heureusement !
Pendant toute l’heure qui suivit, j’essayai de me concentrer tant bien
que mal sur le cours que dictait le professeur, mais mission impossible. Tout
le monde parlait à droite et à gauche, certains dansaient même autour de
moi en mettant de la musique hip-hop sur leurs téléphones. Quelques-uns
quittèrent aussi le cours pour revenir une dizaine de minutes plus tard avec
un paquet de chips, un sandwich ou même des bouts de pizza alors qu’il
était seulement 8 h 30. D’ailleurs, certains ne revinrent jamais… Ouais,
donc, c’était open bar ici !
Je me demandai à maintes reprises pourquoi ils venaient en cours. Était-
ce simplement parce qu’ils y étaient obligés ou plutôt parce qu’ils voyaient
le lycée comme une cour de récréation géante ? Peut-être était-ce un
mélange des deux…
J’hésitais vraiment à me lever, à leur hurler à tous de dégager de la salle
et d’aller foutre le bordel ailleurs, mais… j’étais bien la seule à essayer
d’écouter et de prendre des notes, ce qui en fit rire plus d’un.
Quant à Vic, elle paraissait certes silencieuse, mais je remarquai
rapidement qu’elle était concentrée, elle dessinait sur son cahier un lapin
gambadant dans une forêt. Fascinant !
À la fin du cours, un mec eut l’agréable idée de me voler mes feuilles de
notes et de les brandir au-dessus de lui pour que je tente de les attraper.
Dommage pour lui, je n’étais pas d’humeur très joueuse aujourd’hui.
— Alors, la nouvelle, tu ne veux pas les récupérer ? me nargua-t-il du
haut de son mètre quatre-vingt-cinq.
— Rends-moi ça, lui ordonnai-je froidement.
— Oh ! mais c’est qu’elle est mignonne quand elle s’énerve ! T’as l’air
d’une sacrée tigresse !
Vic lui donna un coup de sac sur la tête.
— Allez, Wade, rends-lui ses affaires…
— La ferme, la catin, rétorqua-t-il. D’ailleurs, tu n’as pas des clients qui
t’attendent aujourd’hui ? Ah, non, j’avais oublié, tu t’es déjà tapé tout le
collège, même le prof de sciences… Ah, oups ! Ça m’a échappé !
Il éclata de rire avant que Vic ne le gifle.
— Va te faire foutre, connard ! lui cria-t-elle en se précipitant hors de la
salle.
Avais-je rêvé ou une larme venait bien de rouler le long de sa joue avant
qu’elle ne prenne la fuite au pas de course ? En tout cas, cela importa peu à
ce petit comique qui continua de retenir mes feuilles en otage.
Il fallait que je reste calme… Oui, s’énerver pour si peu n’en valait pas
la peine. Et comme me l’avait si bien rappelé Eric ce matin, il faut toujours
garder son sang-froid et seulement utiliser la force en situation de danger
réel. Or actuellement, à mieux regarder ce grand brun au sourire niais, je ne
l’étais pas. Ce n’était que des notes de cours après tout.
Je ramassai donc mon sac et le bousculai en passant devant lui.
— Tu peux les garder, Wade, je pense qu’elles te seront plus utiles qu’à
moi, lui lançai-je en sortant.
Il fallait que je cherche Vic à présent. Pas que je me sois mise à
l’apprécier, mais je la considérais un peu comme « mon emploi du temps
sur pattes », sans vouloir être méchante. J’avais besoin d’elle pour savoir
quel était mon prochain cours et dans quelle classe il avait lieu. À cause de
Wade et de son petit numéro, tous les autres élèves de notre classe étaient
partis et je me retrouvais complètement seule et déboussolée.
J’avançai dans le couloir sans savoir où aller et m’arrêtai au bout de
quelques mètres. Un mec me fixait, adossé à son casier. C’était vraiment…
déstabilisant. Je n’arrivais plus à détacher mon regard de ses yeux bleus,
profonds et intenses.
Brusquement, il tapa l’épaule de son pote qui tourna la tête dans ma
direction. Je remarquai seulement maintenant qu’il était entouré de trois
autres gars. L’un d’entre eux énonça quelque chose, puis tous se mirent à
me dévisager étrangement.
Merde. Il fallait que je dégage d’ici, ça sentait mauvais pour moi. Mais
je n’arrivais pas à me détourner. C’était comme si tout mon corps s’était
figé sur place et que mes jambes ne voulaient plus m’obéir.
Yeux Bleus sourit. Et ce n’était guère un sourire amical, oh non ! C’était
un sourire glacial, sans émotion. Le genre de sourire qui vous fait froid dans
le dos et qui vous donne envie de vous enfuir à toute vitesse le plus loin
possible.
Je ravalai ma salive et réussis soudain à baisser la tête. Je serrai la bride
de mon sac et commençai à m’éloigner. Mais c’était trop tard. Un grand
mec plutôt baraqué aux cheveux blonds rasés sur les côtés se dressa devant
moi pour me barrer la route.
— Je pense que tu devrais venir avec moi, ma jolie, déclara-t-il en
posant une main sur mon bras.
Je m’écartai vivement.
— Pardon ?
— Je t’ai dit de me suivre, ce n’est pas assez clair pour toi ?
Il soupira en m’attrapant à nouveau. Cette fois-ci, sa main me serra et je
ne réussis pas à me dégager.
— Lâche-moi immédiatement, lui ordonnai-je.
— Ou sinon quoi ? Tu vas crier peut-être ? Désolé, Blanche-Neige,
mais ici aucun prince ne viendra te sauver, répliqua-t-il avec un sourire
malsain.
Sérieusement, ils avaient quoi, tous, à m’appeler Blanche-Neige ? ! OK,
ma peau était un peu pâle, mais j’étais blonde et non brune ! Et je n’étais
pas du genre à me laisser avoir aussi facilement que cette stupide Blanche-
Neige !
Il voulut m’entraîner vers sa bande d’amis, mais je lui balançai sans
plus attendre un gracieux et chaleureux coup de pied dans l’entrejambe. Il
poussa un gémissement aigu et me lâcha.
— Touche-moi encore une fois et je te jure que tu ne pourras plus
jamais t’en servir ! lançai-je.
Il se courba en deux sous la douleur. Je me retournai et remarquai ses
potes hilares. Du moins deux d’entre eux, Yeux Bleus se contenta de
m’offrir un autre de ses sourires en coin glaciaux.
Cependant, je pus presque discerner une petite lueur d’admiration dans
son regard, comme s’il était fier que j’aie su remettre son pote à sa place.
Tant mieux. Moi qui pensais qu’ils allaient tous venir me sauter dessus pour
me casser la gueule, mieux valait qu’ils réagissent comme cela et qu’ils en
rient.
Je me détendis un peu, un peu trop d’ailleurs, car je ne vis que trop tard
le poing s’abattre sur mon visage. Le coup me fit tituber de quelques pas
tandis qu’une douleur vive me parcourait le crâne, en particulier la
mâchoire. Ça faisait un mal de chien, bon sang ! Je portai la main à ma
bouche. Du sang. Et cet enfoiré ne comptait pas s’en tenir là, je l’aperçus
s’approcher de nouveau en position de combat.
Je jetai quelques coups d’œil à gauche et à droite. Contrairement à ce
matin où personne n’avait prêté attention à ce qu’il se passait entre Vic et
moi, cette fois-ci, quelques élèves s’étaient arrêtés pour regarder. Ah, c’est
vrai que ça devenait plus intéressant quand ça cognait…
En tout cas, c’était super pour moi, dès mon premier jour, je me faisais
déjà remarquer ! Au lieu de songer à ma future réputation, je devais me
concentrer sur le présent…
Il allait me frapper à nouveau. Je me préparais à esquiver le prochain
coup, mais pour je ne sais quelle raison, Yeux Bleus l’arrêta juste avant.
— Ça suffit, Nick, ce n’est qu’une fille, calme-toi.
Le ton qu’il avait employé n’était pas menaçant, mais le blond lui obéit
tout de suite.
« Ce n’est qu’une fille. » À croire que les femmes étaient inférieures
aux hommes ! Peut-être devrait-il demander à son ami ce qu’il pensait de
mon charmant coup de pied…
D’ailleurs, j’avais presque envie de lui faire vivre cette expérience à lui
aussi, mais j’allais peut-être m’arrêter là pour aujourd’hui. J’avais eu ma
dose d’adrénaline et d’action pour la journée.
— Ouais, ben, cette « fille » a failli me castrer, putain ! râla Nick en me
jetant un regard noir.
J’eus un petit sourire en coin.
— Hé, t’as voulu jouer, maintenant, assume les conséquences. T’es un
grand garçon, non ? lui lança un autre de ses potes.
Plus petit en taille que les autres, il avait une silhouette fine et élancée.
Ses cheveux brun foncé ne lui descendaient pas plus bas que la nuque. Je
remarquai immédiatement son piercing à l’arcade, il lui donnait un air
mignon, voire efféminé. De mon point de vue, c’était le moins flippant du
groupe.
Son commentaire ne fit qu’énerver davantage Nick, qui donna un
violent coup de poing dans un casier. Yeux Bleus s’avança soudain vers
moi. Comptait-il me frapper lui aussi ?
Je reculai de quelques pas et constatai seulement à ce moment-là que je
tremblais. J’avais peur, certes, mais il n’y avait pas que ça.
Tout en lui me troublait : ses cheveux courts et sombres coiffés de façon
sexy, son visage ovale aux traits durs et son nez droit, son regard envoûtant
dont je ne parvenais pas à me détacher, son T-shirt noir moulant laissant
transparaître les muscles de ses biceps et même le tatouage qu’il avait à
l’épaule droite. D’ailleurs, que représentait-il ?
Tout en lui m’intriguait et me fascinait à la fois… Qui était-il ?
— Je ne vais pas te frapper, dit-il doucement.
Je secouai la tête. Comment pouvais-je le croire après ce que son ami
m’avait fait ?
Pourtant, après avoir entendu ces mots, je n’eus aucune réaction
lorsqu’il s’arrêta à quelques centimètres de moi.
— Tu n’as rien de grave, remarqua-t-il en penchant la tête vers mon
visage.
Il grimaça légèrement. Et même ce rictus était séduisant chez lui. Mais à
quoi je pensais, sérieusement ? ! Ces mecs étaient complètement fous !
C’étaient des psychopathes, des schizophrènes qui avaient voulu me
tabasser et, moi, j’étais en pleine admiration devant l’un d’entre eux !
Reprends-toi, Élodie, reprends-toi !
Il leva sa main et la porta à ma bouche. Heureusement, j’eus le réflexe
de détourner la tête au dernier moment.
— Qu’est-ce que tu fais ? murmurai-je en passant nerveusement une
main dans mes cheveux.
Ses yeux quittèrent mes lèvres, puis il croisa à nouveau mon regard.
— Désolé, soupira-t-il avant de faire demi-tour pour rejoindre ses deux
amis, comme si de rien n’était.
Il valait mieux pour moi ne pas m’attarder ici. Je tournai les talons et
partis en direction des toilettes.
Chapitre 4

J’ouvris la porte et me retrouvai face à deux ados se gobant


mutuellement la bouche, à moitié avachis sur le rebord du lavabo. Ma
présence et celle d’une autre fille assise par terre dans un coin de la pièce en
train de rouler son joint ne semblaient pas les déranger le moins du monde.
Elle avait aussi une bouteille de whisky bien entamée qui dépassait de son
sac, ainsi que des yeux rouges et explosés, peut-être pensaient-ils qu’elle
était trop partie pour se soucier d’eux. Quant à moi… j’étais la nouvelle et
tout le monde se foutait probablement de mon opinion pour cette raison.
Bref, de toute façon, après ce que j’avais vu ce matin, plus rien ne
m’étonnait. Je m’attendais presque à trouver un distributeur d’alcool
quelque part dans les couloirs !
Mon regard glissa sur les murs des toilettes couverts de jolis poèmes.
Un en particulier, assez original, attira mon attention :
Si tu viens là pour te laver les mains,
Sache que tu repartiras sans un rein.
Si tu viens là pour pisser,
Sache que tu risques de te faire séquestrer.
Si tu viens là pour planer,
Sache que t’es du bon côté.
Au moins, ça rime, c’est déjà ça, songeai-je en m’approchant du robinet
tout en restant le plus loin possible des deux sangsues.
Note à moi-même : ne jamais retourner ici, même en cas d’envie
pressante urgente.
Je fis couler l’eau et me rinçai rapidement les mains avant de regarder
plus attentivement mon reflet dans la glace. Ma lèvre supérieure était
légèrement fendue, mais cela se voyait à peine, et tant mieux.
Je n’avais pas envie de subir un interrogatoire de mes parents en
rentrant et surtout pas l’intention qu’ils apprennent qu’un garçon m’avait
frappée. Ni que je m’étais battue au lycée. J’inspirai profondément et
expirai. La tension et l’angoisse que j’avais ressenties lors de cette
confrontation s’atténuaient enfin, tout comme mes tremblements.
Une fois que je fus totalement calmée, et alors que je m’apprêtais à
quitter cet endroit au plus vite, des sanglots m’arrêtèrent subitement.
— Vic ? appelai-je. Vic, c’est toi ?
Je frappai plusieurs fois à l’unique porte close.
Aucune réponse.
Seul le couple, que je venais de déranger, quitta les toilettes en
marmonnant quelques paroles mécontentes. Mais je m’en moquais
royalement.
— Ouvre-moi, insistai-je, tu ne vas pas passer ta journée enfermée ici,
tu n’es pas constipée à ce que je sache !
Si ce n’était pas Vic, j’allais très certainement me taper la honte de ma
vie… mais un léger rire provenant de l’intérieur me prouva que je ne
m’étais pas trompée. Après quelques secondes, le déclic de la serrure se fit
entendre et la porte s’ouvrit.
Une Vic complètement dévastée se trouvait devant moi. Les yeux
bouffis par les larmes et le visage écarlate. Elle avait bel et bien pleuré, ce
qui d’ailleurs m’étonnait beaucoup. Jamais je n’aurais pensé que cette fille
puisse être aussi sensible.
J’avais beau ne pas la connaître, je fis la seule chose qui me paraissait
nécessaire pour la réconforter et la serrai dans mes bras.
— Wade est un gamin, dis-je en lui frottant le dos. Ignore-le…
Elle renifla et s’écarta de moi.
— C’est gentil, Élodie, mais… il a raison.
Je la regardai sans comprendre.
— Écoute, c’est pas le genre de trucs que je raconte à n’importe qui, tu
vois, mais puisque t’es la première à être venue me consoler comme l’aurait
fait une amie…
Elle sécha ses dernières larmes.
— Je ne suis plus vierge depuis mes treize ans, m’avoua-t-elle.
Je la regardai, les yeux grands ouverts.
« Treize ans », sérieusement ?
— Le mec avec qui je l’ai fait à l’époque… Il était fou de moi, mais je
ne l’aimais pas. J’étais bien trop jeune pour connaître quoi que ce soit à
l’amour, j’avais juste envie de faire comme les grands. Et puis, tu sais,
quand on a une sœur aînée qui est en couple, on a toujours envie de faire
comme elle et de lui ressembler.
À vrai dire, je la comprenais, dans un certain sens. Sara n’arrêtait pas de
me voler mes vêtements, de copier mon style et de faire absolument tout
comme moi. Mais jamais elle ne se forcerait à coucher avec un garçon si je
le faisais, et encore moins à cet âge-là !
— Bref, c’était une erreur et ce mec ne me l’a jamais pardonné. Il m’en
a toujours voulu de l’avoir largué, et ce mec… c’était Wade.
— Quoi ? ! Alors, toi et Wade ?
Elle hocha tristement la tête alors que je réprimais une grimace de
dégoût.
— Mais…
— Attends, laisse-moi finir ! me coupa-t-elle. En dernière année, on
s’est retrouvés dans la même classe, et… tu vas avoir du mal à le croire,
mais j’étais plutôt mignonne à cette époque.
À vrai dire, Vic était toujours mignonne. Son visage ovale et ses petits
yeux en amande lui donnaient beaucoup de charme.
— J’étais amoureuse d’un prof, poursuivit-elle. Je savais que c’était un
fantasme, que c’était impossible entre une élève et un prof qui avait quinze
ans de plus, et pourtant… Pourtant, on s’est embrassés, et Wade nous a vus.
Je ne sais pas pourquoi, il m’avait suivie ce jour-là, il n’a pas hésité une
seule seconde à prendre une photo de nous. L’opportunité de vengeance
qu’il attendait depuis longtemps s’est présentée comme sur un plateau. Le
lendemain, mon prof de sciences a été renvoyé du lycée. Il a même failli
être arrêté pour attouchements. J’ai dû mentir à la police en disant que
c’était moi et moi seule qui l’avais embrassé. Bref, ma réputation a été faite
en un clin d’œil…
— Je suis désolée…
Ce fut tout ce que je trouvai à dire face à ses révélations.
— Ne le sois pas, Wade est un beau con. Et puis, à part lui, personne ne
sait ce qui s’est passé au collège. Enfin, il y a toi maintenant.
— Il n’y a personne de votre ancien collège ici ?
Elle secoua la tête.
— J’étais en privé à la base, alors tu imagines bien que personne de là-
bas n’est venu dans un lycée public aussi pourri que celui-là. Mais moi, ici,
il y a ma tante, et personne n’est là pour me juger ou m’insulter… Enfin,
personne sauf Wade.
— Mais pourquoi est-il venu ici lui aussi ?
— Pour me pourrir la vie tout simplement ! répondit-elle en ricanant. Je
suis certaine qu’il attend le bon moment pour m’humilier une nouvelle fois.
Ce mec était un vrai psychopathe ! Il avait fait de sa dernière année de
collège un cauchemar, et ensuite il était carrément allé jusqu’à la suivre
dans le même lycée… Et après ? Il allait vivre en face de chez elle et
travailler au même endroit ?
— Il est complètement cinglé ! m’exclamai-je, horrifiée.
— Ouais, mais on s’y fait à force. J’ai appris à le supporter, mais
quelquefois, comme aujourd’hui, il arrive quand même à me blesser en me
rappelant ce qui s’est passé à l’époque… Toutes ces moqueries que je
subissais à longueur de journée, les élèves me traitaient de « traînée »,
d’« aguicheuse ». Certains allaient même jusqu’à jeter mes affaires à la
poubelle. Je me souviens de ce groupe de filles qui s’est carrément amusé à
me renverser un seau d’eau glacée par-dessus la porte des toilettes, bref, de
super moments que ce crétin aime bien me rappeler !
— Pourquoi tu ne portes pas plainte pour harcèlement ?
Elle haussa les épaules.
— Ça n’aboutirait à rien. Tu sais, il y a des problèmes bien plus sérieux
dans cette ville qu’un mec qui s’éclate à humilier une fille de temps à autre.
Elle se recoiffa rapidement dans la glace.
— Bon, je suppose que tu meurs d’envie d’aller en mathématiques !
ajouta-t-elle avec une fausse expression enthousiaste.
— Tu supposes bien, dis donc !
— Tu crois que je pourrais devenir médium ? Y a pas besoin de
terminer ses études pour ça, non ?
Elle passa un bras autour de mes épaules et nous quittâmes les toilettes
en rigolant.
* * *

À la fin des cours, je n’avais qu’une seule envie : rentrer chez moi.
Même si je commençais un peu à m’habituer à ce lycée très « original »,
certains événements dont j’avais été témoin ne cesseraient jamais de me
sidérer et resteraient gravés dans ma mémoire. Comme les combats dans les
couloirs pouvant se terminer en K-O, les persécutions, ou bien encore les
cours que personne ne suivait et durant lesquels chaque professeur préférait
rester caché derrière son bureau, n’intervenant jamais pour réclamer le
silence…
Mon ventre gargouilla. Ce qui me rappela que je n’avais rien mangé à
midi. Les seuls aliments qu’ils servaient à la cafétéria étaient de vieux
sandwichs datant de plusieurs jours, dont les croûtes sèches avaient attiré
des hordes de mouches qui virevoltaient au-dessus. Pas très appétissant,
hein ?
Enfin, cela n’avait pas empêché Vic d’en engloutir trois en seulement
quelques minutes. L’habitude à mon avis. Bien que cette fille ne cesse de
me surprendre d’heure en heure.
— Tu rentres comment ? m’interrogea-t-elle tandis que nous sortions
sur le parking.
— À pied.
Elle haussa les sourcils.
— La petite bourge n’a même pas le permis ?
— Parce que tu l’as, toi, peut-être ? rétorquai-je.
Elle me brandit fièrement un trousseau de clés devant les yeux.
— Non, je rigole, ce sont les clés de chez moi…
J’eus un petit rire moqueur.
— Ma mère a essayé de m’apprendre à conduire en début d’année, mais
je suis rentrée dans un lampadaire. Résultat, les deux feux avant ont dû être
changés, m’expliqua-t-elle avec une once d’amertume.
— Ça aurait pu être pire ! m’esclaffai-je.
— Ouais… M’enfin, c’était suffisant pour qu’elle refuse de m’inscrire
cette année, je suis un cas désespéré d’après elle.
Vic s’arrêta devant un arrêt de bus.
— Bon, eh bien on se voit demain ! Enfin, si tu as le courage de revenir,
bien sûr…
— Tu crois vraiment que je suis du genre à abandonner aussi
facilement, hein ?
Elle sourit bêtement. Mais pas à moi.
Je tournai la tête pour savoir ce qu’elle observait, et mon regard croisa
aussitôt celui de Yeux Bleus.
— Dis, Vic… C’est qui ce mec là-bas ? demandai-je avec curiosité.
— Lequel ?
— Celui qui est en train de nous fixer bizarrement.
Elle pencha la tête vers moi.
— Pourquoi ? Il te plaît ?
— Non… C’est juste…
— Qu’il est incroyablement sexy ?
Je ne répondis pas.
— Pourtant, c’est ton pire cauchemar, trésor… Élodie, je te présente
enfin le beau et terrifiant Zach Menser.
Eh merde.
Chapitre 5

Je mis plus d’une heure à rentrer enfin chez moi. Comme par hasard, le
GPS que j’avais installé sur mon téléphone ne fonctionnait pas, et je me
perdis à maintes reprises dans les rues de Saint-Louis.
Bien que cela me permît de visiter un peu les alentours, j’étais tout de
même heureuse qu’il fasse encore jour à 18 heures. Je me voyais vraiment
mal traîner dehors en pleine nuit, étant donné les élèves qui fréquentaient
mon lycée !
À mon arrivée, la maison était vide. Bon, d’accord, mon père devait très
certainement être toujours au travail, mais où étaient passées les deux
autres ?
Je montai dans ma chambre et posai, ou plutôt jetai mon sac sur le lit
avant de m’y asseoir en tailleur, mon ordinateur portable posé sur mes
genoux. Une fois connectée au wi-fi, j’ouvris ma messagerie et découvris
de nouveaux mails de certains de mes amis de Londres. Je pris quelques
minutes pour leur répondre que j’étais bien arrivée, que la maison était
convenable et les gens dans l’ensemble « plutôt sympas ». C’était beaucoup
plus facile de leur mentir par écrit. Mais il suffisait qu’ils demandent des
photos et je serais grillée.
Je reçus soudain un appel vidéo de Tom sur Skype. Pourquoi ne
m’étais-je pas mise en hors-ligne ? !
Je soupirai en sachant très bien ce que j’avais à faire. Sara avait raison,
je devais mettre les choses au clair avec lui, quitte à le blesser.
Je décrochai sans plus attendre et son visage innocent apparut sur
l’écran.
— Oh ! mon amour, je suis tellement content de pouvoir te revoir
enfin ! s’exclama-t-il. Tu es encore plus jolie qu’avant, tu sais ?
Je me contentai de hausser les épaules, embarrassée non pas à cause de
son compliment, mais par ce que je m’apprêtais à lui dire.
— Écoute, Tom, il faut qu’on parle d’un truc…
— De plein de trucs, tu veux dire ! m’interrompit-il d’un air
bienheureux. Comment s’est passée ta première journée au lycée ? Tu t’es
fait des amis ? Tu n’as pas eu trop de mal à suivre en cours ? J’espère que
personne ne t’a embêtée, hein !
Sinon quoi ? Il allait venir en Amérique leur casser la gueule ?
Vu les mecs qu’il y avait ici, le pauvre petit Tom avec sa silhouette toute
menue ne tiendrait même pas quelques secondes ! Et c’était quoi ces
questions ? On aurait dit qu’il se prenait pour mon père !
— Je crois qu’on devrait rompre, déclarai-je doucement.
Il resta perplexe quelques secondes, avant de bégayer :
— C’est… c’est à cause de la distance ?
Je secouai la tête, autant être directe et honnête sur ce point-là.
— Je ne pense plus avoir de sentiments pour toi.
— Tu veux dire… que… que tu ne m’aimes plus ? Depuis quand ?
Bonne question. Certes, je l’avais réalisé dans l’avion, mais peut-être
cela remontait-il à avant. J’étais sortie avec lui à cause de toutes ses
qualités, mais aussi parce que je ressentais quelque chose pour lui, une
certaine attirance… Mais cela avait-il jamais été de l’amour ?
Dans tous les cas, n’ayant pas de réponse précise à lui donner, je
préférais m’en tenir à ce que j’avais prévu.
— Il y a quelques jours…
— Tu as rencontré quelqu’un d’autre, c’est ça ? ! s’écria-t-il.
Je crus une minute qu’il allait balancer son ordinateur par terre. Il avait
l’air horriblement triste et… en colère.
— Non, je t’assure que ce n’est pas ça ! m’empressai-je de rétorquer.
Mais après tout, cela faisait-il une différence ?
— Alors pourquoi ? ! On était heureux tous les deux ! On s’aimait,
Élodie ! Tes sentiments ne peuvent pas disparaître aussi vite… C’est
impossible !
Sa voix était pleine de déception et d’incompréhension. Je me massai la
nuque, bien plus préoccupée par la façon de mettre fin à cette discussion
que par la douleur qu’il devait ressentir. Sans doute étais-je horrible de
réagir ainsi, mais ce qui m’importait était qu’on se sépare une bonne fois
pour toutes.
— Écoute, Tom, les sentiments, ça ne se contrôle pas… Mais sache que
durant tous ces mois passés ensemble tu m’as rendue très heureuse,
sincèrement. Et je suis certaine que tu sauras rendre une autre fille tout
aussi heureuse, une fille qui te méritera, qui sera à ta hauteur et…
— Cette fille… C’est toi, Élodie. Il n’y en aura jamais d’autre.
Je frémis en entendant cette déclaration touchante et inattendue.
— Je suis désolée, Tom, je ne te demanderai jamais de me pardonner
pour ce que je viens de te faire, mais tu dois l’accepter, que tu le veuilles ou
non. Prends soin de toi et j’espère de tout cœur que tu rencontreras un jour
la personne avec qui tu pourras construire la vie que tu souhaites… Sois
fort.
Je mis subitement fin à la conversation avec une certaine sensation de
mal-être.
Quelques secondes plus tard, Tom essaya de me rappeler, mais je ne pris
pas la communication et éteignis mon ordinateur.
À quoi bon répondre ? Aucun de ses arguments ne me ferait changer
d’avis. Il ne pouvait pas m’obliger à rester avec lui contre ma volonté. La
seule chose que je trouvai à faire pour me vider la tête fut d’aller prendre
une bonne douche ! Enfin… une bonne douche d’eau froide apparemment.
Alors que je sortais tout juste de la salle de bains, une petite serviette
enroulée autour de moi, le claquement d’une porte au rez-de-chaussée attira
mon attention. Je me glissai prestement dans ma chambre tout en attachant
mes cheveux blonds en un rapide chignon. J’enfilai ensuite en guise de
pyjama un long pull gris sur lequel figurait un gros smiley joyeux et
descendis. Ma mère et ma sœur rigolaient toutes les deux dans la cuisine en
vidant de gros sacs en kraft. Elles étaient donc parties faire les courses…
— Qu’est-ce que vous avez acheté ? m’enquis-je en m’asseyant à table.
J’attrapai un paquet de chips, mais Sara me l’arracha des mains avant
même que j’aie le temps de l’ouvrir.
— Tu ne peux pas attendre le repas ? À croire que tu n’as rien mangé à
midi, marmonna-t-elle, agacée, en secouant la tête.
Eh bien, c’était effectivement le cas. Je la regardai ranger le paquet afin
de me souvenir dans quel placard il se trouvait. Ce soir, un rendez-vous
nocturne s’annonçait. Le paquet de chips, la cuisine et moi.
— Je t’avais bien dit que ta sœur allait descendre, elle sent l’odeur de la
nourriture à des kilomètres, plaisanta ma mère en jetant les sacs vides dans
la poubelle.
Je levai les yeux au ciel.
— Bon, et sinon, comment s’est passée ta journée, Élodie ?
m’interrogea-t-elle en mettant la table.
— Surtout, ne nous aide pas, me chuchota froidement Sara en posant
une assiette vide devant moi.
Je lui jetai un regard hébété. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien avoir
aujourd’hui pour se montrer aussi désagréable envers moi ? Je ne lui avais
pourtant encore rien fait à ce que je sache ! En tout cas, son comportement
me fit immédiatement regretter de lui avoir prêté l’une de mes robes
préférées !
Je repensai ensuite à ma magnifique journée de cours, à ce lycée en
merveilleux état, aux professeurs et à leurs cours très intéressants, à la
gentillesse des gens et à la « petite conversation » que j’avais eue avec Zach
et ses amis… Je portai instinctivement une main à ma bouche.
Heureusement que ça ne se voit pas…, songeai-je avant de baisser la
tête.
— Ça peut aller. Et toi, Sara ? demandai-je à mon tour afin d’éviter
qu’elle ne me pose des questions supplémentaires.
Elle se contenta de hausser les épaules. Je fronçai les sourcils. Sa non-
réponse me permit de confirmer que son comportement était étrange.
Ma sœur étant de nature bavarde, elle aurait dû, en temps normal, ouvrir
son bec tel un oiseau en plein chant et nous raconter avec exaltation toute sa
première journée de cours sans omettre le moindre détail !
Quelque chose n’allait pas… Alors, je compris. Si mon lycée était aussi
horrible, épouvantable, terrifiant, catastrophique, même apocalyptique, il
était fort probable que le collège de Sara soit pareil. Qu’avait-il bien pu lui
arriver aujourd’hui ?
Elle avait beau afficher un charmant petit sourire, celui-ci ne
correspondait définitivement pas à son attitude. Il fallait que je lui parle,
mais seule à seule. Ce qui s’était passé devait être grave, du moins
suffisamment pour qu’elle n’ait pas le courage d’en parler à notre mère.
C’était en fait dommage, car avec les aveux de Sara combinés aux miens,
sans oublier notre maison actuelle sur le point de s’effondrer, nous aurions
eu des arguments convaincants pour pouvoir rentrer chez nous, à Londres.
Cependant, à cet instant même, je n’avais presque plus envie d’y
retourner. Ce qui venait de m’arriver à Saint-Louis aurait dû me donner
envie de fuir au plus vite… Pourtant, ce n’était pas le cas.
Peut-être avais-je, quelque part au fond de moi, peur de ne jamais
retrouver ma vie d’avant en Angleterre. Après tout, ma toute récente rupture
avec Tom compliquait les choses. Et en repensant à mon ancien
établissement scolaire, où chaque élève devait se tenir bien droit et
correctement assis sur sa chaise, rester poli en toutes circonstances sous
peine de renvoi, je trouvais tout ça complètement insipide comparé au lycée
Layton.
En fait, j’étais curieuse, curieuse d’en savoir davantage sur cette
nouvelle vie qui se profilait devant moi. Ou peut-être étais-je simplement
suicidaire…

* * *

Après le dîner, je montai directement à l’étage et frappai à la porte de


Sara. Elle ne répondit pas, alors j’entrai.
Ma sœur était sur son lit, allongée sur le ventre, son ordinateur devant
elle et son casque de musique sur les oreilles. Elle leva brusquement la tête
et me regarda sans joie.
— Je ne t’ai pas dit de rentrer, me lança-t-elle froidement.
Je refermai la porte derrière moi en ignorant son commentaire et
m’assis à côté d’elle.
— Qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui ? l’interrogeai-je.
Elle fit semblant de ne pas comprendre.
— Arrête, Sara, je suis ta sœur. Maman ne l’a peut-être pas remarqué,
mais moi, je vois très bien quand ça ne va pas, dis-je doucement.
Elle pinça les lèvres, démasquée, et se redressa.
— Si je te le dis, tu me promets de ne pas en parler à maman, hein ?
— Promis.
Après un soupir, elle releva la manche de son pull. J’attrapai son
poignet, les yeux écarquillés. Une brûlure de cigarette.
— Qui t’a fait ça ?
Par je ne sais quel moyen, j’avais réussi à poser la question d’une voix
calme, mais plus je regardais la petite marque rouge sur son avant-bras, plus
la colère montait en moi. Quelqu’un l’avait brûlée… Qui était le conard qui
avait osé toucher à ma petite sœur ? !
Sara retira son bras de mon emprise et baissa hâtivement sa manche.
— Un gars du collège. Il a appelé ça « l’initiation »…
Elle roula des yeux, comme si le terme lui paraissait stupide, avant
d’ajouter :
— Enfin, ça, ce n’était que la première phase.
J’ouvris la bouche, puis la refermai, ne sachant que dire. Cela se
produisit encore trois fois avant que je ne me lève et n’entraîne Sara dans le
couloir.
— Qu’est-ce que tu fais ? ! s’écria-t-elle à mi-chemin.
— On va voir maman, lui expliquai-je. Il faut que tu lui dises, tu ne
peux pas rester là-bas, tu…
— Non, Élodie !
Elle me repoussa brutalement.
— Tu m’as promis ! ajouta-t-elle moins fort pour que personne ne nous
entende.
Je serrai les poings.
— Oui, je te l’ai promis, mais je préfère de loin trahir ma promesse
plutôt que de devoir te regarder souffrir en silence ! Les gens de cette ville
sont des fous, Sara, des psychopathes aliénés ! Tu as vu ce qu’ils t’ont
fait ? ! Une brûlure de cigarette ! Crois-moi, tu auras beau la cacher, tu en
garderas la marque et le souvenir qui va avec éternellement ! Et comme tu
me l’as dit, ce n’est que la première étape. Que vont-ils te faire demain ? De
nouvelles cicatrices ? Super ! Maman finira bien par le découvrir lorsque
ton corps se retrouvera défiguré de partout, alors autant lui dire tout de
suite ! On pourra rentrer chez nous, on…
— Je ne veux pas rentrer, me coupa-t-elle froidement.
— Que… quoi ?
Elle était complètement cinglée ? !
— Tu m’as bien entendue et tu as intérêt à la fermer, Élodie, sinon je te
jure que je ne t’adresserai plus jamais la parole, de toute ma vie !
Après avoir tourné les talons, elle retourna dans sa chambre en claquant
furieusement la porte.
Je restai debout dans le couloir durant de longues minutes. Je ne
comprenais pas sa réaction, pourquoi vouloir rester ? Pourquoi vouloir
continuer à se faire persécuter au collège ? Ce n’était pas du courage, non,
ma sœur devait certainement être masochiste parce que là…
Je soupirai. Qu’étais-je censée faire ? J’avais stupidement promis de ne
rien dire, et si je crachais le morceau pour la protéger, ma sœur ne me le
pardonnerait jamais.
Mais ne pas agir, la regarder patiemment et silencieusement se mettre en
danger pour réussir sa prétendue « initiation », je n’étais pas sûre que ce soit
la meilleure solution. Évidemment, sa vie était plus importante que notre
bonne entente…
Bon, j’allais lui donner quelques jours. Si les choses s’aggravaient aussi
bien mentalement que physiquement, je n’aurais d’autre choix que de la
trahir. En attendant, je ne pouvais pas me sentir plus mal, plus inutile pour
ma petite sœur.
Chapitre 6

Qu’est-ce qui allait bien pouvoir m’arriver aujourd’hui ? Ce fut la


première question qui me vint à l’esprit à mon réveil. Tout comme j’étais
sûre que ce serait celle que je me poserais chaque matin, comme si chaque
jour risquait d’être le dernier.
Je pris une douche rapide, enfilai un chemisier blanc classique, un
pantalon noir bien ajusté et des mocassins de la même couleur, avant d’aller
manger un bout.
Sara me rejoignit peu de temps après dans la cuisine. Elle s’assit en face
de moi sans rien dire, et nous prîmes notre petit déjeuner dans le plus grand
silence. La conversation que nous avions eue la veille avait jeté un sacré
froid entre nous, je préférais me taire plutôt que de risquer d’aggraver la
situation.
— Bonjour, les filles !
Mon père venait d’entrer dans la cuisine, il se dirigea d’un pas
nonchalant vers le frigo pour en sortir une bouteille de jus de fruits et se
servit un verre.
— Personne n’en veut ? nous proposa-t-il d’un ton prévenant.
Nous secouâmes toutes deux la tête de façon négative. Il fronça les
sourcils, mais ne commenta pas l’ambiance pesante. Ne pouvant plus
supporter cette tension avec Sara, je quittai la table et partis plus tôt au
lycée.
Malheureusement, ce matin, Eric n’était pas là pour m’accompagner. Et
sans lui, le trajet me parut bien plus long.
Une fois arrivée au lycée, je remarquai rapidement Vic dans le couloir
principal. Elle semblait en plein milieu d’une discussion mouvementée avec
une autre fille que je ne connaissais pas. D’ailleurs, celle-ci avait un style
vestimentaire beaucoup plus simple et classique que la plupart des
lycéennes d’ici.
Ne voulant pas les interrompre, je restai en retrait et adressai un petit
signe de tête à Vic pour lui faire comprendre que je l’attendais derrière.
Celle-ci mit rapidement fin à leur conversation, salua son amie d’un geste
de la main, puis s’approcha de moi en sifflotant un air de rap.
— C’était qui ? demandai-je en avançant dans le couloir.
— Oh ! personne, me répondit-elle avec un léger sourire en coin.
Malgré sa sympathie et sa confidence de la veille à propos de son passé,
Vic n’était pas encore quelqu’un que je pouvais considérer comme une
amie. Alors, même si elle me mentait, je préférais ne pas le relever.
— Au fait, Élo, reprit-elle, t’as choisi quoi comme option spécifique ?
— Euh… histoire ancienne, je crois, me rappelai-je.
Elle s’arrêta immédiatement pour me fusiller du regard.
— T’es sérieuse ? Tu as vraiment choisi LA matière LA plus ennuyeuse
et LA plus inutile ?
Je haussai les épaules.
— Honnêtement, j’aime bien l’histoire, je trouve que c’est très
intéressant. En fait, c’est un domaine qui me passionne depuis toute petite
et…
J’allais enchaîner que j’adorais visiter les musées, lire de vieux
bouquins et regarder des films relatant des faits historiques, mais en voyant
son air écœuré, je décidai de me taire, pour éviter qu’elle me vomisse
dessus.
— Des fois, ce que tu me dis me fait carrément flipper ! s’esclaffa-t-
elle. Mais ça me rappelle aussi d’où tu viens et que tu n’as vraiment rien
d’une fille d’ici. D’ailleurs, c’est quoi, ce haut ? T’as déniché ça où ? On
dirait la chemise de ma grand-mère !
— N’importe quoi ! répondis-je en rigolant à mon tour. C’est un
chemisier Burberry, c’est très classe de porter ça à Londres !
— Jamais entendu parler, mais ça m’a l’air d’une marque de vêtements
pour vieux ! Et je te jure que ma grand-mère a le même !
Je ris de nouveau. Vic était bien la seule personne à pouvoir me
redonner le sourire aujourd’hui.
Il était vrai qu’à côté d’elle et des autres filles du lycée je faisais un peu
tache. Mon look était classique alors qu’elles portaient des joggings, jeans
troués, mini-shorts, hauts courts et robes moulantes. J’allais devoir
m’adapter au style de mes camarades pour me faire mieux accepter…
Perdue dans mes pensées, je m’étais installée avec Vic aux bureaux du
fond dans une salle de classe.
— Et toi, qu’est-ce que tu as choisi comme matière spécifique ?
demandai-je alors qu’elle posait les pieds sur la table.
— Études cinématographiques, répondit-elle en levant son pouce.
Je fronçai les sourcils.
— Si tu veux mon avis, ce n’est pas plus intéressant que l’histoire, lui
avouai-je en sortant mes affaires, notamment mon emploi du temps.
Un sourire se dessina sur son visage.
— Détrompe-toi, ma cocotte ! D’après le programme, on est censés se
taper tous les vieux films en noir et blanc du siècle dernier, en faire des
analyses, des critiques et bla-bla-bla. Mais avec Mme Thompson, au bout
de la deuxième séance, tout le monde rapporte des DVD et du pop-corn,
c’est un peu comme si on allait au ciné, tu vois ?
Évidemment, j’aurais dû m’en douter…
Je jetai un coup d’œil à ma prochaine heure de cours. Vu que Vic n’était
pas avec moi pour cette option, j’allais devoir trouver ma salle toute seule.
— Première porte à droite lorsque tu descends au sous-sol, m’informa-t-
elle tandis que j’essayais de comprendre ce que voulais dire « 01R-1 ».
— Merci, mais c’est bizarre, on n’a jamais cours au sous-sol d’habitude,
m’étonnai-je en rangeant mon emploi du temps.
— Ben, je te l’ai dit, l’histoire ancienne, c’est vraiment LA matière qui
n’intéresse personne ici. Résultat : ils l’ont foutue là où y a personne. En
tout cas, une chose est sûre, aucun élève de la classe n’a choisi cette
matière.
Je la regardai, sidérée.
— Personne de la classe ? Il ne va y avoir que moi ? !
Vic secoua la tête.
— Pour les options spécifiques, toutes les classes sont mélangées.
Alors, les premiers qui s’inscrivent ont les meilleures matières, les autres se
tapent celles qui restent. Vois un peu ça comme la loi du plus rapide ! C’est
certain qu’il y aura pas grand monde.
— Je vois…
J’allais donc me retrouver avec de parfaits inconnus. Mais cela me
laissait également un espoir de rencontrer des gens un tant soit peu
normaux… ou des pires.
Après ma première heure de cours, je me rendis au sous-sol et m’arrêtai
devant une porte entrouverte portant l’inscription « 01R-1 ». Je la poussai et
entrai.
Seulement deux autres élèves étaient déjà arrivés. Et ils n’avaient
certainement pas l’air « normaux ». L’un avait le visage rempli de piercings,
de l’arcade au menton, un immonde tatouage de serpent grimpant sur la
totalité de son bras gauche et des écarteurs aux oreilles, lesquelles oreilles
paraissaient d’ailleurs légèrement infectées. Il me dévisagea, ainsi que la
seconde personne, une fille grande et fine, avec un style assez rock et des
dreadlocks.
Je m’assis dans les premiers rangs, aussi loin d’eux que possible, et fis
tapoter mes ongles sur la table rayée d’injures et de charmants poèmes,
comme ceux des toilettes. Sans parler de la multitude de chewing-gums
collés en dessous.
Un peu mal à l’aise, je guettai l’horloge. Les deux de derrière n’allaient
certainement pas rester tranquilles bien longtemps. En tout cas, pas après
les regards qu’ils m’avaient lancés à mon arrivée.
Qu’est-ce que le prof fait, bon sang ?… Encore cinq minutes… Cinq
minutes et après je pars, pensai-je.
Lorsqu’une chaise grinça derrière moi, je retins ma respiration.
Quelqu’un s’était levé et s’avançait vers moi.
C’était le gars aux piercings. D’un coup de pied, il renversa ma table
ainsi que les affaires qui se trouvaient dessus. J’inspirai profondément.
La dernière fois que je m’étais défendue, j’avais bien failli finir à
l’hôpital, en très mauvais état. Je passai instinctivement un doigt sur ma
lèvre. Mieux valait que je ne m’emporte pas cette fois-ci. Mais ce mec n’en
avait visiblement pas terminé avec moi.
— Bah alors, l’Anglaise, tu ne ramasses pas tes affaires ? m’interrogea-
t-il avec un sourire en coin.
Je dus prendre sur moi pour retenir une folle envie de le frapper. Je me
levai, les poings serrés, et m’accroupis pour regrouper mes affaires.
Au même moment, ce guignol arrogant donna un autre coup dedans et
mon sac glissa jusqu’à l’autre bout de la pièce. La fille aux dreadlocks
éclata d’un rire froid.
— Bien joué, Ryan, lança-t-elle.
Je grimaçai et partis chercher mon sac. Lorsque je me retournai, Ryan
me bloqua le passage.
— Je te laisse passer que si tu m’embrasses, me souffla-t-il en
approchant son visage du mien.
— Plutôt crever que de t’embrasser, répondis-je aigrement.
Je brandis mon sac pour l’assommer avec, mais quelqu’un arrêta mon
geste. Surprise, je levai les yeux, et mes mains lâchèrent aussitôt mon sac.
— Zach…
Qu’est-ce qu’il faisait là ?
Non… Ne me dites pas qu’il est aussi dans cette classe ? !
Si j’y réfléchissais bien, il était censé être revenu au lycée le même jour
que moi, toutes les autres matières ne devaient certainement déjà plus avoir
de places… En entendant son nom, Ryan déglutit et se retourna vers lui.
— À quoi tu joues ? demanda froidement Zach.
Aucun de nous ne savait vraiment à qui il s’était adressé, mais Ryan
décida de répondre le premier.
— Rien, on parlait juste…, déclara-t-il en baissant la tête.
« On parlait juste » ? !
Je restai sans voix face à son explication peu convaincante, mais surtout
à la façon dont il s’était adressé à Zach. Comme s’il le respectait. Il n’y
avait aucune trace d’arrogance ou d’une quelconque provocation dans sa
voix.
Ryan devait avoir peur de Zach. En plus des rumeurs, celui-ci le
dépassait d’une bonne dizaine de centimètres. Il était également beaucoup
plus musclé et impressionnant, même si ce n’était pas Dwayne Johnson
pour autant. Quant à son regard, il était suffisamment menaçant pour que
n’importe qui se soumette à ses ordres. Mesdames et messieurs, je vous
présente le « King » : Zach Menser !
Sans m’en rendre compte, je le fixais déjà depuis plusieurs secondes
alors qu’il me dévisageait lui aussi, attendant que je lui fournisse une
explication.
Mais lui avouer la vérité ? « Il ment ! Il a menacé de m’embrasser ! » Si
c’était pour paraître stupide et puérile, autant ne rien dire.
— On parlait juste, répétai-je à contrecœur.
Zach ne lâcha pas mon regard, il se doutait que j’avais préféré me taire.
Franchement, j’avais l’impression d’être dans un procès. J’étais la victime,
Ryan, l’accusé, la fille aux dreadlocks, le témoin, et Zach, le juge. Mais un
juge vraiment séduisant…
Je rougis à cette pensée et détournai la tête pour lui cacher mon
embarras. Deux autres élèves firent leur entrée dans la salle, suivis de notre
professeur, M. Carter, un homme de grande carrure et encore assez costaud
malgré sa cinquantaine.
Cette petite diversion me permit de m’échapper de la zone « tribunal »,
mais à peine eus-je reculé d’un pas que la main de Zach se referma sur mon
bras. Ce léger contact suffit à me donner des frissons.
Ryan nous ignora et retourna s’asseoir au fond.
— Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je en essayant de me libérer.
— Tu ferais mieux de faire ce qu’on te dit ici.
Je tirai mon bras d’un coup sec et cette fois-ci il lâcha prise.
— Ah donc, d’après toi, j’aurais dû le laisser m’embrasser ?
Il s’approcha de moi, me forçant à reculer contre le bureau derrière moi.
— Ouais, me répondit-il, ce n’est qu’un baiser.
Devant sa réaction, j’en déduisis qu’il avait assisté à une bonne partie
de la scène. Je croisai les bras sur ma poitrine.
— Si pour toi ça ne représente rien, c’est que tu ne dois pas avoir une
haute estime de toi-même, répliquai-je avec une once de provocation.
Il frappa le bureau derrière moi avec une telle force que je sursautai.
Apparemment, ma réponse ne lui avait pas plu.
— Mieux vaut qu’il touche tes lèvres plutôt que ta poitrine, non ?
Euh… Mieux valait qu’il ne touche rien du tout !
Il s’écarta de moi et ajouta froidement :
— Ryan, tu as de la chance d’être tombé sur lui. Ils ne sont pas tous
aussi gentils, alors si tu ne veux pas te faire buter, tu ferais mieux de fermer
ta grande gueule et d’arrêter de faire ta maligne.
Il se retourna et partit s’installer au fond, me laissant debout face au
regard incrédule du professeur.
— Mademoiselle, vous ne vous asseyez pas ? m’interrogea ce dernier.
J’inspirai profondément et regagnai ma place. M. Carter commença
alors une longue présentation de lui, de sa matière et de ce que nous allions
étudier lors des semaines à venir, spécialement pour Zach et moi, les
nouveaux élèves.
Mais bien que j’essaie de rester concentrée, mon esprit vagabondait
toujours ailleurs… et entre autres vers Zach.
Est-ce qu’il me regardait ? Je secouai la tête, j’étais ridicule.
Sérieusement… ce mec était complètement flippant, givré, redoutable, et en
plus il venait de m’adresser un sacré avertissement. Malgré ça et toutes les
rumeurs qui couraient à son sujet, je n’arrêtais pas de penser à lui.
Je me rappelais même encore la sensation de sa main sur mon bras.
Gênée, je déglutis.
— Mademoiselle Winston, vous m’avez entendu ?
Sentant le rouge me monter aux joues, je relevai la tête vers mon
professeur.
— Euh… non, désolée, bredouillai-je.
Il soupira, légèrement agacé.
— Je disais donc que vous devez vous mettre avec quelqu’un pour faire
cet exposé à rendre la semaine prochaine.
Un « exposé »…
— « Avec quelqu’un » ? répétai-je. Je ne peux pas le faire toute seule ?
— Eh bien, vous êtes en nombre pair, alors si vous le faites toute seule,
quelqu’un se retrouva seul également, ce qui serait vraiment dommage.
Je soupirai et regardai discrètement derrière moi. Ryan et la fille aux
dreadlocks ricanaient dans leur coin, les deux autres élèves commençaient à
rouler des joints à l’abri de leurs trousses, et Zach semblait dormir sur sa
chaise, les pieds sur son bureau.
Pourquoi était-ce à moi de choisir ? Honnêtement, j’étais certaine que
n’importe qui dans ce lycée préférerait faire cet exposé seul plutôt qu’en
binôme avec moi !
— Très bien, déclarai-je à contrecœur, je veux faire l’exposé avec…
Zach.
Chapitre 7

Je me mordis la lèvre et me retournai afin de voir sa réaction. Aucune. Il


semblait toujours dormir, sans doute n’avait-il pas entendu mon choix…
— Bien, dit M. Carter en écrivant nos noms sur ses feuilles. Monsieur
Grease, je suppose que je vous mets en binôme avec Mlle Anderson ?
demanda-t-il ensuite.
Ryan leva le pouce en signe d’approbation.
Après avoir terminé de noter le dernier duo, M. Carter s’éclaircit la voix
pour nous annoncer le sujet :
— Vous avez une semaine pour me pondre un exposé sur la guerre de
votre choix. Vous pouvez choisir n’importe laquelle, quelle que soit
l’époque, du moment qu’elle a eu un impact suffisant sur nos esprits et
qu’elle a marqué l’histoire. Des questions ?
Aucune. La sonnerie retentit. Le cours venait de se terminer, et
heureusement. Je pris le temps de ranger mes affaires, laissant Ryan et
« Mlle Anderson » sortir les premiers.
En quittant la salle à mon tour, je remarquai que Zach marchait juste
devant moi.
— Hé ! l’appelai-je.
Pas de réponse. Je pressai le pas et lui attrapai le bras. Il se retourna si
brusquement que je le lâchai aussitôt.
— Si c’est pour me remercier, ce n’est pas la peine, soupira-t-il.
Je levai les yeux au ciel.
— C’est ça, je préfère de loin embrasser Ryan plutôt que de te dire
« merci », répondis-je sèchement.
Il sourit. C’était bien la première fois que je le voyais vraiment sourire,
et ça le rendait encore plus… Je secouai la tête, chassant ces pensées.
— C’est encore possible, je peux même aller le chercher pour toi si tu
veux, me proposa-t-il.
Je passai une main dans mes cheveux, agacée. Il était tellement
aimable !
— Laisse Ryan où il est, je te rappelle qu’on est ensemble pour
l’exposé… ce qui veut dire qu’on va devoir bosser tous les deux, lui
expliquai-je d’une voix lente.
Il me fixa, l’air perplexe, avant d’éclater de rire.
— T’es… t’es sérieuse, là ?
Devant mon air imperturbable, il rit de nouveau jusqu’à se plier en
deux.
— Bordel… J’en ai mal au ventre !
Je soupirai.
— C’est vrai que tu ne dois pas connaître le sens du mot travail, admis-
je finalement.
Il se redressa et hocha la tête.
— Ouais, désolé, Blanche-Neige, mais si tu veux vraiment faire ton
exposé, sache que tu le feras toute seule.
Il se retourna et commença à monter l'escalier. Le faire toute seule ?
Hors de question ! Et puis, qu’est-ce qu’ils avaient tous à m’appeler
Blanche-Neige, bon sang ? !
— Zach ! l’appelai-je.
Mais il m’ignora à nouveau. Je serrai les dents. Ce mec se croyait tout
permis ? Eh bien, avec moi, il risquait d’avoir de belles surprises !

* * *

Lorsque je rejoignis Vic à la cafèt’, elle était assise à une table en


compagnie de la fille de ce matin. Je fronçai les sourcils et m’avançai vers
elles.
Au même moment, cette dernière se leva sans même me jeter un coup
d’œil ; j’eus cependant le temps de l’apercevoir ranger un billet de dix
dollars dans l’une des poches de son jean avant qu’elle ne quitte le
réfectoire.
— Qu’est-ce que…
Je regardai Vic croquer dans son sandwich comme si de rien n’était.
— Vic, qu’est-ce que tu fabriques au juste ? l’interrogeai-je en
m’asseyant en face d’elle.
— Je mange, t’en veux ?
Je croisai les bras sur ma poitrine sans la quitter du regard.
— Sérieusement…, insistai-je au bout de quelques secondes, qu’est-ce
que tu lui as acheté ?
Elle posa son sandwich sur la table, mais resta silencieuse. Il en fallait
de la patience avec elle…
— De la dro…
Elle s’empressa de mettre la main sur ma bouche pour me faire taire.
— T’es folle ? ! chuchota-t-elle.
Elle retira sa main seulement après avoir vérifié que personne ne
m’avait entendue.
— Ne parle pas de ça ici, ça craint un max ! déclara-t-elle en continuant
de regarder suspicieusement autour de nous.
Après quelques secondes, elle finit par soupirer, fouilla dans son sac et
en sortit une feuille qu’elle fit glisser devant mes yeux. C’étaient des
exercices de physique. Exercices corrigés que nous n’avions encore jamais
faits.
Je mis quelques secondes à comprendre ce dont il s’agissait. J’étais
rassurée, au moins, ce n’était pas de la drogue.
Je relevai les yeux, perplexe.
— Pourquoi ?
— Bah, je ne suis pas aussi intelligente que toi, m’avoua-t-elle. Si j’ai
réussi à ne pas redoubler, c’est grâce à Kris…
— Comment se procure-t-elle les sujets ?
— Aucune idée, mais je sais qu’elle est douée en informatique, alors…
J’attrapai le sandwich de Vic et croquai dedans en ayant espoir que cela
m’aide à réfléchir. Elle trichait. Certes, elle ne devait pas être la seule dans
ce lycée, mais tricher… ça n’avait vraiment aucun intérêt. Quel mérite en
retirait-on ? J’avalai rapidement ma bouchée, une idée m’était venue à
l’esprit.
— Vic, promets-moi que c’est la dernière fois que tu fais ça.
Amusée, elle sourit, avant de secouer la tête.
— Désolée, Élo, je ne peux pas te promettre ça. Si je veux avoir mon
diplôme cette année, c’est le seul moyen.
— Non, il y en a un autre, je vais t’aider.
Elle me regarda, dubitative.
— M’aider ?
— Ouais, désormais, on fera nos exos ensemble après les cours et tu ne
rentreras pas chez toi avant d’avoir tout compris.
— Je ne pense pas que ça soit une très bonne…
— On n’a qu’à essayer, l’interrompis-je, tu n’as rien à perdre et tout à
gagner. En plus, ça te fera économiser ton argent et t’apprendra des trucs
qui te serviront pour plus tard, car crois-moi, avoir une bonne culture, ça
sert toujours, contrairement à ce que beaucoup pensent…
— J’ai une mémoire de poisson rouge.
— Du moment que t’en as une, c’est l’essentiel, rétorquai-je en
souriant.
L’une de ses lèvres se retroussa. Prête à argumenter dans le sens
contraire, elle n’ajouta finalement rien. J’avais gagné.

* * *

Malheureusement, après les cours, Vic avait rendez-vous chez le


dentiste. Peut-être était-ce un mensonge, tout comme sa promesse, mais de
toute façon j’avais des trucs à faire.
J’entrai dans une petite boutique de vêtements située à quelques rues du
lycée. Il était préférable que je ne m’aventure pas trop loin seule, étant
donné que je m’étais déjà perdue. Même si la boutique n’avait pas l’air trop
à mon goût vue de l’extérieur, rien ne m’empêchait d’aller y faire un tour.
La vendeuse assise à la caisse devait déjà avoir une cinquantaine
d’années. Cela se devinait à ses quelques cheveux blancs sous sa couleur
rouge complètement délavée. Elle fumait une cigarette et ne me prêta
aucune attention, trop occupée à regarder un vieux clip de musique sur le
petit écran de télévision accroché au mur devant elle.
Je commençai alors à fouiller sans aucune gêne dans les rayons.
Finalement, il y avait quelques habits pas trop mal dans le style que je
cherchais, même si l’endroit ressemblait à une friperie, car les prix étaient
drôlement bas.
J’attrapai une veste en cuir, un bas de survêtement noir, un jean déchiré,
deux débardeurs échancrés sur les côtés, trois crop-tops plutôt sympas ainsi
qu’une petite robe rouge à dos nu. Ces vêtements ne semblaient pas avoir
déjà été portés par quelqu’un, ce qui était une bonne chose.
Je retournai voir la vendeuse, le tout en main.
— Est-ce que vous auriez des cabines d’essayage par hasard ?
La femme lâcha son écran des yeux pour la première fois et scruta mes
potentiels achats.
— La robe…, déclara-t-elle d’une voix sûre d’elle, tu risques de te faire
agresser avec ça. Et non, y en a pas.
J’ouvris la bouche pour répondre quelque chose, mais aucun mot n’en
sortit avant plusieurs secondes.
— Merci pour le conseil, réussis-je finalement à articuler.
Je rangeai la robe avant de déposer le reste de mes articles sur le
comptoir. La vendeuse les regarda avec un certain dégoût. C’était quoi le
souci ? D’accord, ce n’était pas le genre de vêtements que je portais
aujourd’hui, mais pourquoi se montrait-elle désagréable à ce point ? C’était
bizarre pour une vendeuse.
Je payai le plus rapidement possible, récupérai mes achats et mon ticket
de caisse, avant de sortir de cet endroit glauque et de rentrer chez moi.

* * *

Cela faisait une bonne demi-heure que mes yeux fixaient cette immonde
feuille blanche où seule une phrase était inscrite : « Mon sujet d’histoire ».
Je poussai un soupir avant de prendre le papier, de le broyer dans mes mains
et de le déchirer en petits morceaux au-dessus de ma poubelle de bureau.
— Zach, tu vas me le payer, grognai-je en me levant de ma chaise.
J’aperçus Sara dans l’entrebâillement de ma porte et lui fis signe
d’entrer. Elle me rejoignit et s’assit sur mon lit.
— Qu’est-ce que tu veux ? demandai-je en essayant de masquer mon
énervement contre Zach.
— Aujourd’hui… ça a été, m’avoua-t-elle en entremêlant ses doigts. Ils
m’ont… ils m’ont seulement dit que je devais me préparer pour demain…
Toute ma colère disparut en un instant. Je m’approchai d’elle et la pris
dans mes bras.
— Sara… pourquoi est-ce que tu fais ça ? l’interrogeai-je doucement.
Elle se serra davantage contre moi.
— Je ne veux pas qu’on parte à cause de moi, je ne veux pas que papa
perde son boulot par ma faute, et puis maman… maman a l’air tellement
heureuse d’être ici ! Ça a toujours été son rêve de venir vivre en Amérique,
et… je l’ai même entendue dire qu’elle avait trouvé un poste de rédactrice
au journal local, alors tu vois…
— Tu crois vraiment qu’ils vont t’en vouloir si tu leur racontais ce que
tes camarades te font subir au collège ? ! Ta santé est bien plus importante
que ça, Sara ! Ta vie est bien plus importante que…
Ma sœur secoua la tête. C’était toujours un non définitif pour en parler
aux parents.
— Ne t’inquiète pas, ils ne vont pas me tuer, tenta-t-elle de me rassurer.
Je la regardai droit dans les yeux. Peut-être pas eux, mais il n’était pas
rare que les persécutions mènent au suicide…
— Je t’ai promis que je me tairais, mais toi, jure-moi que s’ils vont trop
loin, tu diras tout à maman sur-le-champ, c’est clair ?
Elle hocha la tête, puis se leva et sortit dans le couloir.
J’aurais dû me montrer plus convaincante, songeai-je en me massant la
nuque.
Peut-être était-ce dû au fait qu’une partie de moi s’était déjà habituée à
notre nouvelle vie ici, dans cette ville tout aussi intéressante
qu’effrayante…
Je m’allongeai sur mon lit pour réfléchir à tout ça. À la situation de ma
sœur, à la mienne, à cette saleté d’exposé que je devais faire, puis je finis
par m’endormir.
Chapitre 8

Je jetai un dernier coup d’œil dans le miroir. C’était parfait ! J’adorais


totalement mon nouveau style, ou plutôt mon premier et vrai style.
J’avais toujours été le genre de fille assez classique, je n’avais jamais
cherché à me distinguer par des vêtements particuliers, parce que c’était
comme ça dans mon ancien lycée. D’une certaine façon, on se ressemblait
tous. Personne n’avait de piercings, encore moins de tatouages. Personne ne
portait de tops courts ou de jeans déchirés. Aucun élève ne voulait vraiment
se démarquer.
Mais aujourd’hui, je pouvais. Dans ce nouveau lycée, personne n’était
semblable. Chacun se différenciait par son style et je ne pouvais plus rester
la petite Londonienne sans aucune originalité.
J’attachai mes longs cheveux blonds en une queue-de-cheval. J’avais
mis un court top noir associé à un jean taille haute de la même couleur et
refermai ma nouvelle veste en cuir. Mon maquillage consistait en un trait
d’eye-liner au-dessus de chaque œil, assorti à un rouge à lèvres bordeaux.
Je me rendis sans plus attendre dans la cuisine. Sara manqua de
s’étouffer avec ses céréales en me voyant arriver.
— Papa n’est pas encore levé ? m’enquis-je en prenant une pomme dans
le saladier posé sur le comptoir.
— Non, et je pense que c’est mieux pour toi ! S’il te voit comme ça, il
ne te laissera jamais sortir de cette maison, lança-t-elle en ricanant.
Je m’assis à table et commençai à manger ma pomme.
— Je t’ai parlé de mes problèmes, reprit Sara. Quels sont les tiens ?
Je croquai une nouvelle fois dans mon fruit, un peu trop acide à mon
goût.
— Honnêtement ? J’essaie de m’adapter du mieux que je peux dans ce
nouvel environnement.
— Ouais, c’est ce que je suis en train de remarquer, dit-elle en me
reluquant de haut en bas.
Je me levai de table et jetai mon trognon à la poubelle.
— J’y vais, on se voit ce soir.
— Ah, Élo, ajouta-t-elle.
Je me retournai et attendis qu’elle poursuive.
— T’as plus du tout l’air d’une grosse intello coincée comme ça.
— C’était ce que tu pensais de moi ? m’étonnai-je.
— Hum, un petit peu, je t’avoue. En tout cas, même si c’est totalement
inhabituel de te voir porter ça, ça te va vraiment bien.
Je lui adressai un petit sourire de remerciement, avant de sortir, mon sac
de cours à la main. Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir Eric marcher
devant moi en direction du lycée. J’accélérai un peu le pas et le rattrapai.
— Oh ! tiens, bonjour, comment vas-tu, ma belle ? me demanda-t-il en
souriant.
— Ça peut aller, vous êtes matinal aujourd’hui !
Il haussa les épaules avec une moue.
— Quelque chose ne va pas ? m’enquis-je devant son air morose.
Il enfouit les mains dans les poches de son jean.
— Elaine veut divorcer, m’annonça-t-il d’un ton neutre.
Aïe… Et qu’étais-je censée répondre à ça ?
Je ne connaissais pas vraiment Eric, et encore moins sa femme… Et
puis, je n’étais qu’une simple lycéenne, pas une psychologue spécialisée
dans les problèmes de couple.
— Je suis désolée…
— Tu n’as pas à l’être, tu n’y es pour rien. Et puis, je me suis toujours
dit que cette vieille autruche n’était pas faite pour moi. Si seulement j’avais
écouté ma mère : « Eric, cet amour ne te mènera qu’au divorce ! » Et dire
qu’elle m’avait prévenu… Ou peut-être qu’elle m’a jeté une malédiction…
Je me massai la nuque, un peu mal à l’aise. Eric s’en aperçut et changea
de sujet.
— Bon, et toi alors, le lycée ?
Je haussai à mon tour les épaules, avant de lui demander :
— Au fait, est-ce que vous connaissez un certain Zach Menser ?
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi cette question ?
— Pour rien, c’est juste un mec qui a une sacrée réputation dans mon
lycée apparemment…
Eric observa quelques secondes de silence.
— Je le connais depuis quelques années, finit-il par m’avouer. Zach a
toujours été un gamin à problèmes, mais cela ne veut pas forcément dire
qu’il en était à l’origine. En tout cas, je le voyais souvent venir au club avec
la lèvre en sang ou un œil au beurre noir. Mais lorsqu’il s’entraînait chez
moi, jamais il n’a foutu la merde.
Il se tut une minute, puis ajouta :
— Tu sais, parmi tous ceux qui viennent s’entraîner, aucun n’est un
saint. Il y a sûrement des petits dealers, des voleurs, et plus de la moitié
d’entre eux ont un casier judiciaire. Mais peu importe qui ils sont, ce qu’ils
font hors de ma salle, peu importe que Zach ait fait de la prison. Du
moment qu’à l’intérieur tous se respectent et qu’ils ne s’entre-tuent pas, ils
sont les bienvenus chez moi.
Je m’arrêtai. « Peu importe que Zach ait fait de la prison. »
— Alors, vous savez… pour Zach ? Pourquoi est-il allé en prison ?
Il sourit.
— Tu sais, jeune fille, tu as beau être super mignonne dans cette
nouvelle tenue, tu n’arriveras pas à me tirer les vers du nez ! Si tu tiens
vraiment à le savoir, tu n’as qu’à lui demander directement. Bonne journée !
Je remarquai que nous étions arrivés devant mon lycée. Quand je me
retournai vers Eric, celui-ci s’éloignait déjà en direction de son club tout en
me faisant un petit signe de la main.
Soit il était réellement pressé, soit il avait eu peur que je réussisse à le
faire céder… Mais poser la question directement à Zach ? Ce n’est pas
comme si nous étions proches tous les deux, oh non, loin de là !
Pas que j’avais peur à l’idée de lui demander, non. Malgré les rumeurs
le concernant, ce mec ne m’effrayait plus pour la simple et bonne raison
qu’il était intervenu à deux reprises pour m’aider. Cela suffisait amplement
à me prouver que, certes, Zach était un beau connard arrogant, mais qu’il
n’était pas aussi cruel et dangereux qu’on le prétendait. Sinon, il aurait
laissé faire ou se serait joint à Nick et à Ryan pour me frapper…
Mais s’il n’avait pas de raison valable, il ne répondrait jamais à mes
questions, tout simplement car cela ne me regardait pas. Je n’avais pas à
m’immiscer dans sa vie privée. Je ne comprenais pas pourquoi il
m’intriguait autant, c’était la première fois que je rencontrais une personne
telle que lui. Je soupirai et rejoignis le bâtiment central.
Une fois arrivée à hauteur de mon casier, je l’ouvris et y rangeai mes
cahiers de cours pour l’après-midi. J’étais certainement la seule fille à en
avoir dans ce lycée.
Je remarquai que pas mal de personnes me dévisageaient. Sûrement à
cause de ma tenue différente.
— Hé, Élo !
Je me retournai et aperçus Vic slalomer à toute vitesse entre les gens
dans le couloir pour me rejoindre. Elle s’arrêta à quelques mètres de moi et
reprit sa respiration.
— Waouh, quel changement ! s’écria-t-elle en m’inspectant des pieds à
la tête.
— Tu n’étais pas obligée de courir, tu sais, je n’allais pas bouger d’ici.
Elle semblait encore essoufflée.
— C’est parce que j’avais un truc… important à te dire !
Elle me donna un bon coup de poing dans l’épaule, ce qui me fit
grimacer de douleur. Elle m’avait prise pour un punching-ball ou quoi ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Wade… Wade a été viré du lycée ! s’exclama-t-elle en souriant de
toutes ses dents.
Je restai sceptique.
— Pour quelles raisons ?
— Aucune idée ! me répondit-elle joyeusement. Mais on s’en fout. Le
principal, c’est qu’il a définitivement foutu le camp du lycée, ce qui veut
dire que je vais être enfin tranquille jusqu’à la fin de l’année ! Il faut qu’on
fête ça ! On devrait sécher et aller boire un verre ! Non, mieux, on devrait
boire jusqu’à l’aube et se bourrer la gueule !
— Ouais, excellente idée. Comme ça, ils vont te virer aussi et tu n’auras
plus qu’à aller te soûler avec Wade, rétorquai-je en la poussant vers la salle
de cours.
Elle grommela quelque chose avant de s’arrêter.
— Tiens, y a Zach, remarqua-t-elle.
Je levai les yeux vers celui-ci. Il était de dos, en conversation animée
avec sa bande. Je me mordis la lèvre, hésitante.
— Je reviens, annonçai-je à Vic.
— Hein ? Tu vas où ?
J’ignorai sa question et m’avançai d’un pas déterminé vers Zach et ses
potes. Ces derniers me dévisagèrent curieusement, à l’exception de Nick,
qui m’adressa un regard meurtrier. Regard que j’interprétais parfaitement
comme « Fais attention, si tu t’approches trop, je te jure que je te saute à la
gorge et que je te tords le cou comme un poulet ».
Je restai donc à bonne distance de lui et toussotai pour attirer l’attention
de Zach, qui ne s’était toujours pas retourné. Deux de ses potes me
sifflèrent.
Je reconnus immédiatement parmi eux le plus mignon, celui qui était
assez petit, mince et brun. Il portait aujourd’hui une casquette à l’envers et
ses yeux noisette étaient absolument magnifiques. Quant à l’autre, il était
assez grand et bien bâti. Il avait de longs cheveux châtains attachés en un
chignon et des yeux noirs pétillants de malice. Lorsqu’il me sourit, je
constatai que ses deux dents de devant étaient cassées, et les autres bien
jaunies, sûrement à cause du tabac.
— Qu’est-ce que tu veux ? m’interrogea Zach, ce qui me fit reporter
mon attention sur lui.
Il baissa les yeux sur ma tenue, non sans s’attarder sur quelques parties
de mon corps.
— Je…, repris-je en bredouillant. Tu veux venir chez moi samedi ?
Il releva la tête, surpris. Ses deux potes, à part Nick, qui préférait de loin
me jeter ses regards remplis d’amour, me sifflèrent de nouveau.
— Bah, dis donc, c’est qu’elle est directe la Blanche-Neige ! railla le
Pygmée.
Dents Cassées donna un coup de coude à Zach en s’esclaffant.
— Qu’est-ce que t’attends, mec ? Elle n’est pas trop mal, hein ? Je
dirais même qu’elle est bai…
— La ferme, Drew, l’interrompit Zach. Pour quoi faire ?
— Tu déconnes, mec ! lui répondit le Lilliputien à ma place. Y a pas de
questions à se poser. (Il se tourna vers moi et ajouta :) Je peux venir aussi,
beauté ?
— Dans tes rêves, le rembarrai-je avant de m’adresser aux autres. Vous
pouvez nous laisser cinq minutes ?
Yeux Noisette haussa les sourcils, l’air mécontent.
— Hé, tu t’es prise pour qui ? T’arrives comme ça et tu nous donnes des
ordres ? Tu…
— Tyler, ferme-la et faites ce qu’elle vous dit.
— Tu n’es pas sérieux, Zach ? ! s’énerva soudain Nick.
Tiens, il avait retrouvé la parole celui-là. Zach soupira.
— Je ne vais pas me répéter.
Tyler me bouscula en s’éloignant, suivi de Nick et de Drew. Sans que je
m’y attende, Zach m’attrapa par les épaules et me plaqua rudement contre
les casiers. J’en restai sans voix.
— Qu’est-ce que tu me veux, bon sang ? ! s’écria-t-il.
Je déglutis, prise de court.
— C’était… c’était seulement pour faire l’exposé, lui expliquai-je.
— L’expo…
Il s’arrêta et ferma les yeux un instant en essayant de respirer
calmement. Lorsqu’il les ouvrit à nouveau, il me fixa quelques secondes
avant de me relâcher.
— Tu sais que t’es carrément ultrachiante, toi ?
Je ne baissai pas le regard.
— Alors ? repris-je en attendant sa réponse.
— Je crois que tu n’as toujours pas bien compris qui j’étais ici, t’as
vraiment pas peur de moi ?
Je souris instinctivement.
— Non. Si tu avais voulu me faire du mal, tu l’aurais déjà fait. Je sais ce
qu’on dit sur toi, Zach, mais je pense que ce n’est qu’un masque. Une
fausse image que tu veux donner aux gens pour les impressionner. Tu n’es
pas aussi dangereux qu’on le prétend et…
— Tu te trompes, me coupa-t-il sèchement.
— Alors prouve-le-moi… Frappe-moi, le provoquai-je.
Il me défia du regard, mais je ne bougeai ni ne tremblai une seule
seconde. Ouais, j’étais complètement suicidaire aujourd’hui…
La sonnerie annonçant le début des cours retentit.
— T’es sûre de ce que tu veux ? me souffla-t-il près de mon oreille.
Je hochai la tête sans faiblir. Il s’écarta légèrement et leva le poing. Ce
dernier s’abattit la seconde d’après sur le casier à quelques centimètres de
mon visage. Je n’avais pas bougé d’un cil, seule ma respiration s’était
bloquée.
Il approcha à nouveau, son souffle s’entremêla au mien et une douce
odeur de dentifrice à la menthe envahit mes narines. Au moins, il se lavait
les dents, contrairement à Drew…
— Je te laisse imaginer si ça avait été toi plutôt que le casier.
Maintenant, va en cours, Blanche-Neige, murmura-t-il avant de s’écarter de
moi une bonne fois pour toutes.
Il partit en direction de la sortie, me laissant seule et immobile contre le
casier.
Vic me rejoignit quelques secondes plus tard, stupéfaite. Elle avait
assisté à toute la scène sans un mot.
— Là… Va falloir sérieusement que tu m’expliques, Élo !
Chapitre 9

Comme je n’avais pas pu tout lui raconter durant les heures de cours,
Vic ramena le sujet sur la table au déjeuner.
— Pourquoi tu ne m’as pas dit que Zach était dans ton cours d’histoire ?
me reprocha-t-elle.
— Désolée, c’est juste que… Je ne sais pas, je n’y ai pas pensé.
— « Pas pensé » ? Tu te fous de moi ? T’aurais pu trouver mieux
comme excuse…
— Vic, c’est pas la fin du monde !
— En tout cas, toi, tu cherches à mourir ! Provoquer Zach comme ça,
j’ai vraiment cru qu’il allait t’en coller une ! Mais je pense que s’il ne l’a
pas fait, c’était simplement parce qu’il risquait gros. Quand tu sors de
prison, vaut mieux se tenir à carreau.
Je me contentai de hausser les épaules en faisant la moue, avant de
baisser la tête comme une enfant qu’on venait de gronder. Elle soupira et
me lança un petit pois avec sa cuillère. Je redressai la tête.
— Depuis quand manges-tu équilibré ? m’étonnai-je en regardant les
petits pois-carottes et le filet de poisson dans son assiette.
— Rupture de frites, râla-t-elle en jouant avec sa nourriture.
— Je ne savais pas qu’ils pouvaient être en rupture de frites…
— Moi non plus, jusqu’à aujourd’hui. Et ce n’est pas parce que tu
changes de sujet que je ne suis plus en colère contre toi !
Honnêtement, elle n’avait aucune raison de l’être. Mais Vic avait
toujours été une fille un peu étrange depuis que je la connaissais, c’était
d’ailleurs peut-être pour cela que je l’aimais bien. Je soupirai à mon tour et
terminai rapidement mon repas avant la reprise des cours.
* * *

« Tu sais que t’es vraiment ultrachiante, toi. » Cette phrase ne cessait de


me revenir à l’esprit tandis que je me dirigeais vers le club d’Eric.
J’abusais sûrement, tout ça pour un stupide exposé alors que je pouvais
sans aucun doute le faire toute seule. Mais quelque chose me poussait à ne
pas céder. Si j’abandonnais comme ça, alors que j’avais déjà autant insisté,
tout ce que j’avais fait jusqu’ici n’aurait servi à rien. Zach penserait juste
qu’il avait fini par gagner et je ne voulais surtout pas qu’il me croie faible et
capable de tout laisser tomber aussi facilement ! Au contraire, je préférais
largement qu’il me trouve ultrachiante plutôt que de déclarer forfait face à
« l’impressionnant Zach Menser ».
Je donnai un coup de pied dans un caillou, qui percuta un vieux portail
gris métallique. J’étais arrivée.
Le club d’Eric était assez grand, du moins vu de l’extérieur. Il
ressemblait à une vraie salle de sport. Deux mecs adossés à un mur me
regardèrent passer, visiblement étonnés qu’une fille comme moi fréquente
ce genre d’endroit. Ils auraient probablement ri s’ils m’avaient vue porter
mes anciens vêtements…
J’ouvris la porte d’entrée et me retrouvai dans un long couloir donnant
sur plusieurs autres portes. Celle du fond était vitrée et me permit
d’apercevoir la salle d’entraînement en question, avec en plein milieu un
vrai et grand ring de boxe.
Cela réveilla en moi quelques souvenirs. J’avais fait de la boxe durant
deux ans. À l’époque, j’avais souhaité apprendre les bases de ce sport pour
savoir me défendre en cas d’agression. Jusqu’ici, je n’avais jamais eu à les
mettre en pratique ailleurs que pendant mes heures d’entraînement, car dans
le quartier où j’habitais, les gens étaient bien moins agressifs qu’ici.
Mais mieux valait être trop prudent que pas assez. Souvent, les gens ont
tendance à penser qu’ils ne risquent rien dans leur ville, leur quartier, dans
un endroit qu’ils connaissent, mais ils ont tort. Les malheurs arrivent
toujours aux autres jusqu’au jour où ils nous tombent dessus sans prévenir.
Alors que je m’avançais vers la grande salle, un homme d’une vingtaine
d’années, simplement vêtu d’un short de sport, referma derrière lui une des
portes devant moi. Elle devait certainement donner accès sur les vestiaires.
— Salut, tu cherches quelqu’un ? demanda-t-il en remarquant
probablement mon air un peu désorienté.
C’était bien le premier mec qui s’adressait à moi sans une once de
vulgarité et se montrait un tant soit peu courtois depuis mon arrivée ici.
Peut-être parce qu'il était légèrement plus âgé que moi.
— Euh… oui, m’empressai-je de répondre, je suis une amie d’Eric.
— Ah ! dit-il seulement. Viens.
Je le suivis dans la pièce principale. Elle était grande et lumineuse. Je
constatai qu’un combat allait avoir lieu sur le ring. Du moins, il fallait
encore qu’un combattant ait le courage de se désigner pour affronter le
premier, qui se trouvait être un gars plutôt balèze.
De nombreuses personnes s’entraînaient également sur des tapis. Elles
étaient en ligne et répétaient les mouvements que leur montrait Eric, debout
devant eux.
— Maintenant, vous me faites vingt pompes ! leur cria-t-il en frappant
dans ses mains.
Tous obéirent sur-le-champ. J’étais assez impressionnée de le voir ainsi,
moi qui le connaissais comme voisin charmant et sympathique, je le
découvrais à présent en tant qu’entraîneur de boxe strict.
De l’autre côté de la salle se trouvaient quelques machines de
musculation et des sacs de boxe accrochés au plafond. Deux filles d’environ
mon âge donnaient des coups sans pitié contre ces derniers. D’ailleurs,
notre âge était notre seul point commun, puisqu’elles avaient des cheveux
courts, voire rasés à certains endroits, des piercings et des tatouages visibles
sur une bonne partie de leur corps.
En inspirant profondément, je sentis une forte odeur de transpiration,
chose normale dans une salle de sport. En tout cas, cet endroit me plaisait
beaucoup.
— Élodie ?
La voix d’Eric me fit sursauter. Il avait le sourire aux lèvres et paraissait
ravi de me trouver là.
— Tu viens t’entraîner ?
Je secouai la tête.
— Je n’ai pas pris mes affaires, alors…
Il fit un geste de la main signifiant « Pas de problème, j’ai ce qu’il te
faut ».
— Marlene ! appela-t-il.
L’une des deux filles aux tatouages se retourna.
— Toi qui en as toujours en rab, tu peux prêter des affaires de sport à
cette jeune fille ?
J’allais refuser lorsque je repérai celui pour qui j’étais venue ici. Il
montait sur le ring face à un autre combattant aux traits asiatiques.
Je réfléchis un instant. Peut-être ne pouvais-je pas le convaincre par la
parole, mais qu’en était-il de la force ?
— Bon, tu viens, oui ? s’impatienta Marlene, qui m’avait rejointe.
Après avoir hoché la tête, je la suivis dans les vestiaires. Elle ouvrit un
casier détérioré tandis que j’inspectais un peu l’endroit.
— Je pense que cela devrait t’aller, déclara-t-elle en me jetant soudain
un short et une brassière noirs.
Je restai immobile, fixant la boule de vêtements que j’avais dans les
mains. Je devais porter ça ? Enfin… seulement ça ?
— T’attends qu’il pleuve ou quoi ? railla de nouveau Marlene.
Je levai les yeux et regardai le plafond. J’allais devoir attendre
longtemps alors…
Après avoir ouvert la porte d’une cabine de douche, je me changeai à
l’intérieur. Ce n’est pas que j’étais pudique, mais devoir me déshabiller
devant le regard blasé et agacé de Marlene, non merci !
Je retirai mes bottes. Le carrelage au sol était assez froid, mais n’ayant
pas de baskets, je ne voyais pas d’autre solution.
La brassière et le short m’allaient plutôt bien, ni trop larges ni trop
serrés. Cependant, ce que je redoutais s’était produit. Je n’étais pas aussi
musclée que Marlene, je n’avais pas cet air de garçon manqué avec des
cheveux courts et des tatouages recouvrant l’ensemble de mon corps. Sans
oublier que ni ma poitrine, ni mes fesses n’étaient complètement plates,
alors le look sportif sur moi…
Une fois de retour dans la salle, j’avais plutôt l’impression de me
trouver en sous-vêtements, à moitié nue devant une foule d’hommes en
pleine séance de transpiration.
Je m’approchai du ring, mais Zach n’y était plus. Était-il parti ?
En le cherchant des yeux, je croisai soudain le regard de… Wade.
Qu’est-ce qu’il foutait ici celui-là ? !
— T’as un problème ? cracha-t-il.
Je détournai rapidement la tête.
— Ah mais…
Il se leva du banc sur lequel il était assis et s’avança vers moi. Bien trop
près.
— T’es la pote de Vic, se souvint-il, c’est toi la nouvelle !
Il passa la langue sur ses lèvres tel un animal ayant vu une proie tout à
fait appétissante. Dégoûtant !
— Tu pourras lui dire qu’elle n’a pas besoin de me remercier et que j’ai
fait ça parce que je lui en devais une.
Je fronçai les sourcils.
— De quoi est-ce que tu parles ?
Il posa la main sur mon épaule, me faisant instantanément reculer d’un
pas.
— N’aie pas peur, je ne vais pas te violer, trésor, me souffla-t-il avec un
sourire malicieux.
Honnêtement ? Je n’étais pas certaine de pouvoir lui faire entièrement
confiance…
— T’as pas besoin de tes mains pour me parler, alors garde-les dans tes
poches, « trésor », rétorquai-je en m’écartant d’un pas supplémentaire.
Il rigola.
— Désolé, trésor, mais je ne connais que la langue des signes…
Il leva à nouveau la main vers mon visage, mais quelqu’un l’arrêta en
lui la tordant en l’air. Wade poussa un petit cri de douleur.
— Touche-la encore une fois et je te la casse, petit con, l’avertit Eric
avant de le lâcher.
Wade se massa le poignet et s’éloigna en marmonnant quelque chose
d’incompréhensible.
J’étais intriguée. Qu’est-ce que ce crétin avait voulu dire par « Tu
pourras lui dire qu’elle n’a pas besoin de me remercier et que j’ai fait ça
parce que je lui en devais une » ? Qu’avait-il fait au juste ?
— Bon, fit Eric en remarquant les autres paires d’yeux posés sur moi,
t’aurais peut-être dû garder tes habits finalement. Je sens que Wade ne sera
pas le premier dont j’arrêterai les mains baladeuses…
Je ris et aperçus de nouveau Zach derrière Eric. Il était prêt à remonter
sur le ring, mais cette fois-ci je constatai qu’il n’y avait encore personne en
face. Une chance que je devais saisir.
— Où vas-tu ? demanda mon voisin en me regardant partir vers
l’estrade.
— Combattre ! répondis-je d’une voix déterminée.
Je montai sur le ring tandis que Zach me dévisageait, sidéré de me
trouver là et probablement curieux de ce que je comptais faire.
Quelques personnes se réunirent autour de nous, intéressées par son
adversaire, à savoir moi, qui n’avais pas du tout l’apparence ni le physique
d’une combattante. J’espérais que mes anciens réflexes de boxe étaient
encore là, quelque part dans mon esprit.
Premièrement, comme disait mon entraîneur anglais, il faut toujours
être en mouvement, ne jamais rester sur place et continuellement bouger.
Je sautillai, me déplaçant sur le ring. Zach esquissa un sourire. Il se
moquait de moi et n’était sûrement pas le seul.
— Tu veux vraiment m’affronter ? m’interrogea-t-il d’un air perplexe.
— Ouais, et tu ferais mieux de prendre des protections !
Il éclata de rire.
— Des protections… Des protections, répéta-t-il, toujours hilare, en
récupérant sa paire de gants par terre.
Au même moment, quelqu’un en jeta à mes pieds ainsi qu’un casque. Je
gratifiai Eric d’un bref sourire.
— Fais attention à toi, me lança-t-il.
Tandis que je m’équipais, je pris conscience que Zach allait réellement
pouvoir me frapper cette fois-ci. C’était le but d’un combat de boxe.
Toucher son adversaire, lui assener des coups…
Peut-être Vic avait-elle raison, peut-être n’avait-il pas voulu me frapper,
car nous nous trouvions dans l’enceinte du lycée et qu’il risquait gros, alors
qu’ici… Ici, tous les coups étaient permis et il pouvait enfin se défouler
contre moi.
Dans quel état allais-je rentrer chez moi ce soir ? Si ma mère me voyait
avec le nez en sang ou des ecchymoses sur le visage, j’étais foutue ! Je
frissonnai.
Pourquoi fallait-il toujours que je prenne conscience de la réalité au
dernier moment ? ! En tout cas, il était désormais trop tard pour faire demi-
tour. La plupart des boxeurs s’étaient réunis autour de nous pour regarder le
combat. Ou plutôt pour voir comment Zach allait me donner une bonne
leçon…
Eric frappa sur le gong, annonçant le début du round. Puisque nous
n’avions pas de protège-tibias, j’en déduisis qu’il s’agissait de boxe
anglaise. Seuls les poings étaient autorisés.
Nous nous avançâmes l’un près de l’autre en position de garde.
Deuxièmement, ne jamais quitter son adversaire des yeux.
Cette règle me permit d’esquiver son premier coup de poing. Une belle
droite qui m’aurait assurément cassé le nez…
— Vas-y doucement, Zach ! cria quelqu’un. Ce n’est qu’une fillette !
— Ouais, enfin, elle a l’air de connaître les bases de ce sport quand
même, ajouta quelqu’un.
Je souris et mon adversaire profita de cet instant pour frapper. Un beau
crochet arriva de plein fouet contre ma mâchoire et projeta ma tête en
arrière. Heureusement que j’avais un casque, heureusement !
Durant quelques secondes, ma vision resta floue, à tel point que je
n’arrivais même plus à discerner correctement le visage de Zach.
— On peut dire qu’il vient de lui en mettre plein les yeux ! s’esclaffa
Wade.
Quel con.
Je reculai tout en maintenant ma garde, le temps de reprendre mes
esprits. Malgré sa puissance, il était clair et net que Zach retenait ses coups
contre moi. Il n’avait pas l’intention de me blesser, il voulait juste
m’intimider suffisamment pour que je décide de mettre fin au combat. Et je
ne comptais certainement pas lui faire cet honneur.
Ayant compris la stratégie de Zach, qui consistait à m’envoyer une
droite par-ci et une gauche par-là afin de me ridiculiser devant la foule,
j’attendis son prochain coup pour contre-attaquer.
Troisièmement, rotation du buste et des talons. Tout le corps doit suivre
le mouvement pour avoir plus de puissance.
J’enchaînai alors un beau « gauche-droite-gauche-crochet du droit ».
Zach n’eut pas le temps d’anticiper toute ma série de coups, et l’un de mes
poings réussit par miracle à passer sa garde. Il le toucha même assez fort
pour le faire légèrement saigner du nez.
Tout le monde rigola, tout le monde excepté Zach. Il retira ses gants
puis son casque, les jetant au sol.
— Bah alors, tu déclares déjà forfait ? le taquinai-je. Je t’avais bien dit
de mettre des protections !
Il m’ignora et sauta du ring, avant de sortir en empruntant la porte de
secours sous les moqueries et les rires des autres boxeurs.
— La fillette a gagné ! s’exclama quelqu’un.
Je descendis également de la plate-forme, fière de moi.
— Waouh, tu es assez douée en boxe, dis donc ! me félicita quelqu’un
en me donnant une petite tape amicale sur l’épaule.
— Je dois reconnaître que tu m’as épaté, Élodie ! me complimenta Eric
à son tour. Ce n’est pas souvent que Zach s’en reçoit dans la gueule, et
encore moins par une fille !
Ce qui expliquait sûrement pourquoi il avait pris la fuite. L’avais-je
vraiment ridiculisé ?
Je me frayai un chemin parmi mes nouveaux admirateurs encore
époustouflés par mon bel enchaînement.
Peut-être devrais-je envoyer un petit message de remerciement à mon
ancien coach ? songeai-je en prenant à mon tour l’issue de secours.
Zach était appuyé contre le mur du bâtiment. Je le regardai, un peu
gênée. Si je m’excusais, sa fierté allait certainement en prendre encore un
coup. Sans doute aurais-je mieux fait de ne pas venir.
J’allais faire demi-tour lorsqu’il parla :
— Pourquoi ?
Je fronçai les sourcils.
— « Pourquoi » ? répétai-je sans comprendre le sens de sa question.
— Qu’est-ce que tu me veux, Élodie ? reprit-il.
C’était la première fois qu’il prononçait mon prénom. Je ne savais pas si
je devais me réjouir ou non qu’il s’en souvienne.
J’allais répondre que je n’abandonnerais pas jusqu’à ce qu’il accepte de
faire ce fichu exposé, mais l’avoir en quelque sorte humilié sur le ring
n’avait strictement aucun rapport. Pourquoi avais-je fait ça au juste ? Pour
me venger de son antipathie envers moi ? Pour me prouver de quoi j’étais
capable ? Pour me vanter à moi-même d’avoir « gagné » un combat contre
le célèbre Zach Menser ?
— Je suis désolée, murmurai-je simplement en m’approchant de lui. Ce
n’était pas mon intention…
Sans que je m’y attende, il me plaqua une seconde fois contre le mur. La
première m’avait pourtant suffi.
— Alors, c’était quoi, ton intention ?
Sa voix était contrariée, mais elle laissait aussi sous-entendre qu’il ne
comprenait pas. Je déglutis et essayai tant bien que mal de me concentrer
sur sa question malgré la pression de ses mains sur mes bras.
Mon intention ? L’exposé.
Ma réelle intention ? Lui.
Pourquoi ?
Je ne le savais pas non plus.
Zach m’intriguait, il était mystérieux, totalement indéchiffrable, et
étrangement, c’était ce qui m’attirait chez lui. En fait, je le considérais
comme une sorte d’énigme que j’avais envie de résoudre. Pourquoi était-il
aussi renfermé ? Pourquoi s’était-il créé cette fausse image de mec
dangereux, violent et sans états d’âme, alors que j’étais désormais certaine
qu’il n’était pas aussi mauvais qu’il le laissait paraître ? Pourquoi avait-il
fait de la prison ? Que cachait-il vraiment ? Toutes ces questions, je voulais
en connaître les réponses alors qu’elles ne me concernaient pas.
Je plongeai mon regard droit dans le sien.
— Lâche-moi, tu me fais mal, répondis-je seulement sans me débattre.
Il n’eut aucune réaction. Et la façon dont il m’observait, comme si
j’étais moi aussi un véritable mystère à élucider, me déstabilisait.
— Lâche-moi, Zach, répétai-je une nouvelle fois.
Il obéit finalement sans un mot, mais resta quelques secondes de plus
devant moi sans me quitter des yeux. Puis, comprenant que je ne me
montrerais pas plus bavarde, il retourna dans la salle le premier.
Je lâchai un profond soupir avant de me laisser glisser à même le sol, de
replier les jambes contre mon corps et de repenser à la sensation de ses
mains sur mes bras. Mon intérêt pour lui tournait complètement à
l’obsession…
Chapitre 10

Je poussai un long soupir et m’étirai sur ma chaise. J’avais enfin fini


mon exposé sur la guerre d’Indochine. Guerre qui m’avait semblé un sujet
assez important et intéressant à traiter. D’autant que j’étais pratiquement
certaine que personne d’autre n’allait le choisir. Je l’avais déjà étudiée
l’année dernière dans mon ancien lycée à Londres, et cela m’avait
franchement facilité la tâche, comme j’avais été seule à le faire.
D’un autre côté, que j’aie été en binôme avec Zach ou n’importe quel
autre élève de la classe, je ne pensais pas que les choses auraient été
différentes. Au final, j’aurais dû préparer cet exposé sans l’aide de
personne.
Je me levai et descendis au rez-de-chaussée trouver quelque chose à
grignoter dans la cuisine. Malheureusement, ma sœur s’était déjà emparée
du dernier paquet de chips, qu’elle mangeait tranquillement devant une
série policière. Elle avait d’ailleurs l’air d’aller mieux. Mais peut-être était-
ce juste l’impression qu’elle voulait donner et qu’en réalité, sous son T-shirt
à manches longues, se cachaient d’autres brûlures de cigarette…
Mais, en tout cas, elle semblait avoir réussi sa prétendue « initiation »,
et avec succès. J’entendais par là que Sara ressemblait désormais à 85 % à
ces cinglés.
Par exemple, lors du dîner de la veille, ma sœur avait lâché un gros
« Bordel de merde » en renversant son verre d’eau sur la table. Et ce n’était
pas tout, car en plus d’utiliser le même vocabulaire qu’eux Sara avait
changé de style vestimentaire en optant pour l’allure « mendiante » :
bandana sur les cheveux, pantalons larges et déchirés, T-shirts délavés et
troués, vestes abîmées. Il ne lui manquait plus qu’un balai à la main et elle
était parfaite pour interpréter le rôle de Cosette dans Les Misérables !
Alors certes, il était bien de s’intégrer, mais au point d’en oublier ses
valeurs personnelles et familiales, ce n’était pas possible. Il fallait que je
fasse quelque chose pour la ramener sur terre, ou du moins déjà parmi nous.
J’avais beau avoir aussi changé physiquement, j’étais toujours la même
à l’intérieur, avec ma propre façon de penser et de voir les choses. Les gens
d’ici n’auraient jamais une quelconque influence là-dessus.
Je m’avançai discrètement par-derrière et lui arrachai le paquet des
mains. Mon geste la fit sursauter.
— T’es folle ! s’écria-t-elle en se retournant.
— « Folle », je ne sais pas, mais affamée, oui, lui assurai-je en versant
un bon tas de chips dans ma paume.
— Rends-le-moi, tu n’es pas la seule à être « affamée », comme tu peux
le voir, répondit-elle agressivement en se retournant à nouveau.
Je lui remis son paquet, désormais à moitié vide, entre les jambes. Elle
grogna puis se concentra de nouveau sur Mentalist.
— Tu ne veux pas qu’on aille faire un tour en ville ? lui proposai-je.
Elle ignora ma question. Bon, puisqu’elle se montrait si gentille avec
moi…
— J’ai déjà vu cet épisode, le tueur est l’ex-mari de la femme, lançai-je
avant de m’enfuir en courant dans ma chambre.
— Je vais te tuer ! hurla-t-elle depuis le salon.
Ce que je peux être cruelle des fois, pensai-je en rigolant.

* * *

Mardi arriva plus vite que prévu… J’attendais patiemment devant la


salle, les yeux rivés au sol, car mon charmant camarade de classe, Ryan,
adossé au mur d’en face, ne me quittait pas du regard. J’étais prête à parier
qu’il cherchait à nouveau de quoi me ridiculiser devant son amie aux
dreadlocks, dont je venais tout juste d’apprendre le prénom.
— Kris, regarde bien, lui chuchota-t-il, du moins assez fort pour que je
puisse l’entendre.
Je levai les yeux, mais pas assez vite pour éviter qu’il ne renverse sa
canette de Coca sur mon jean.
— Bah alors, Blanche-Neige, une envie pressante ? ironisa-t-il.
Je serrai les dents. Cette fois-ci, Zach n’était pas là pour intervenir,
mieux valait que je me la ferme, comme il me l’avait conseillé.
Je partis aux toilettes, bousculant cet abruti de service au passage.
Heureusement pour moi, M. Carter m’accepta tout de même en cours avec
plus d’une dizaine de minutes de retard. Temps durant lequel j’avais essayé
de sécher mon pantalon avec du papier-toilette. Mais le Coca, ce n’était pas
juste de l’eau…
Je m’assis à ma place habituelle en constatant que Zach n’était toujours
pas arrivé. De toute façon, cela n’était plus important, étant donné que
j’avais fait l’exposé sans lui.
Ryan et Kris furent les premiers désignés par le professeur. Comme ils
n’avaient pas fait leur travail, ce dernier n’hésita pas à leur coller un beau
zéro en guise de note.
L’autre groupe avait effectivement préparé quelque chose, mais cela
ressemblait plus à une feuille de brouillon avec des dessins dessus qu’à une
présentation structurée. Il me semble que leur sujet portait sur la Première
Guerre mondiale, du moins si on en oubliait les « Ouais, c’est une guerre
très tragique, une bonne centaine de morts », et le « Elle a duré…
Évidemment que je le sais… Bah, jusqu’à ce que Hitler prenne le pouvoir,
non ? »
J’avais une envie folle de me pendre… Quel était le niveau des élèves
de ce lycée exactement ?
— Bon, eh bien, mademoiselle Winston, puisque votre binôme n’est pas
présent, vous passerez la semaine prochaine, déclara soudain le professeur.
— Euh… non, m’empressai-je d’ajouter, enfin, je peux passer
aujourd’hui, si vous voulez bien…
Il fronça les sourcils.
— Comment ça ?
Je sortis mes feuilles sur mon bureau.
— Je l’ai fait toute seule alors…
Je commençai à me lever, mais le professeur me fit immédiatement
signe de me rasseoir.
— Ce ne sera pas la peine, mademoiselle. Écoutez, je vous avais dit
clairement que c’était un exposé à faire à deux. Si M. Menser n’y a pas
participé ou qu’il est de nouveau absent la semaine prochaine, je vous
mettrai un zéro à tous les deux, c’est compris ?
— Mais, monsieur, Zach ne fera ja…
— Pas de mais, me coupa-t-il. Vous êtes sûrement la seule personne un
tant soit peu intéressée par mon cours, mais si vous souhaitez avoir la
moyenne, vous devez faire ce que je vous demande.
Je soupirai. C’était totalement injuste. Et puis, qu’est-ce que j’allais
bien pouvoir faire ? Je ne voulais plus provoquer Zach, mais avoir un zéro
en échange ? Ruiner mon dossier scolaire parce que « monsieur » n’avait
pas envie de faire cet exposé ? Hors de question !

* * *

À la fin du cours, je partis à sa recherche dans les couloirs, mais en


vain. Je repérai seulement sa bande de potes cinglés en train de draguer
deux filles bien plus jeunes. Je m’avançai vers eux tout en restant sur mes
gardes.
— Tiens, regarde qui voilà, marmonna Tyler en attrapant l’une des filles
par la hanche.
Je remarquai que cette dernière ne semblait pas très à l’aise face à ce
geste un peu trop entreprenant. Elle tenta de s’écarter, mais Tyler resserra
davantage son emprise sur elle.
L’autre brunette, quant à elle, était restée en retrait et se contentait de
m’observer comme les autres.
— Où est Zach ? leur demandai-je directement.
Tyler jeta un regard entendu à Drew.
— Qu’est-ce que tu lui veux à Zach ? m’interrogea-t-il.
— Ce ne sont pas vos affaires.
— Alors, nous n’avons aucune raison de te répondre, ma jolie, conclut
Drew en dévoilant ses belles dents cassées.
— C’est important, insistai-je tout de même.
Tyler rigola et poussa la jeune brune sur le côté pour s’approcher de
moi.
— « Important » ? Je ne vois vraiment pas ce que tu peux avoir
d’important à lui dire.
— Dis-le-nous, ensuite on jugera si ça l’est réellement ou non, renchérit
Drew en souriant de plus belle.
— Pas besoin, nous interrompit Nick en s’avançant vers moi.
Je reculai de quelques pas, ce qui sembla l’amuser.
— Écoute-moi bien, car c’est le dernier avertissement que je te donne.
Tu vas arrêter de venir emmerder Zach avec tes conneries. Il s’en fout de
toi, il nous a dit que t’étais une grosse cinglée qui n’arrêtait pas de le
harceler, alors je te jure que si tu continues de venir lui casser les couilles,
c’est moi qui vais m’occuper de toi.
— Je ne vois pas en quoi ça te concerne…
— C’est mon meilleur ami, alors évidemment que ça me concerne,
espèce de conne ! D’ailleurs, puisqu’il n’est pas là, je peux enfin prendre
ma revanche…
Il leva la main.
— Arrête, Nick, l’interrompit Tyler en lui attrapant le bras. Si Zach sait
que tu l’as frappée, il ne te le pardonnera pas.
— Je m’en fous, cette garce commence sérieusement à me prendre la
tête, là ! grogna-t-il sans me lâcher du regard.
— Bon, Blanche-Neige, je crois qu’il est temps pour toi de partir, me
lança Drew avec un clin d’œil.
Je ne me fis pas prier et tournai les talons avant que la situation ne
dégénère.

* * *

Les jours suivants, il n’y eut toujours aucun signe de Zach au lycée. Je
retournai même au club d’Eric dans l’espoir de l’y croiser, mais d’après les
autres membres, personne ne l’avait vu revenir s’entraîner ici depuis notre
combat. Nous étions déjà jeudi, j’étais fichue.
— Tu as l’air bien pensive, me fit remarquer Eric en mâchant
bruyamment son chewing-gum.
Je ne répondis pas.
— Je peux peut-être t’aider, ajouta-t-il.
Ouais, si seulement c’était po… Je m’arrêtai devant lui.
— En fait, il y a peut-être un moyen !
Il me regarda, dubitatif. Il était vrai qu’avec moi il valait mieux
s’attendre au pire.
— Je t’écoute.
— Je suppose que tous ceux qui viennent dans votre club ont dû remplir
une fiche d’inscription, n’est-ce pas ?
Il fronça les sourcils, se demandant probablement où je voulais en venir.
— Fiche sur laquelle doit figurer leur adresse, terminai-je lentement.
— De qui veux-tu l’adresse, Élodie ?
— De Zach. J’ai besoin de l’adresse de Zach Menser.
Eric soupira, puis se gratta le menton.
— Je suis désolé, je crains que ce ne soit pas possible.
— S’il vous plaît ! l’implorai-je. Vous disiez que vous pouviez m’aider !
C’est vraiment important ! Je dirais même que ma survie scolaire dépend de
ça !
— Et divulguer une information personnelle peut mettre en péril la
survie de mon club de sport. Je suis navré, jeune fille, mais tu devras
trouver un autre moyen. D’ailleurs, pourquoi tiens-tu tant à avoir son
adresse ? Tu comptes aller le harceler chez lui ?
En quelque sorte…
— Non, c’est juste qu’on a un travail à faire ensemble et qu’il est absent
depuis le début de la semaine, marmonnai-je. Je ne sais pas où le trouver.
Eric ne répondit pas, ce qui me laissa à mon tour perplexe.
— Vous n’auriez pas une idée par hasard ?
— Je… Non, aucune.
Je pinçai les lèvres. J’étais désormais certaine qu’Eric en savait bien
plus qu’il ne voulait bien le dire. Malheureusement pour moi, il était
évident que même si j’insistais il ne parlerait jamais.

* * *

Arrivée au lycée, j’aperçus Vic dans le couloir central. Elle me tournait


le dos et paraissait être au téléphone. Je ne fis pas de bruit et ouvris mon
casier derrière elle.
— Arrête de m’appeler… Non… Je ne veux plus te voir, c’est fini…
Salut.
Elle raccrocha en poussant un long soupir agacé.
— C’était qui ? demandai-je.
Elle sursauta et se retourna.
— Ah, Élodie…
Elle sembla rassurée que ce ne soit que moi.
— C’était juste mon dentiste.
Je n’en croyais pas un mot.
— Depuis quand est-ce que tu parles aussi familièrement avec ton
dentiste ?
— Depuis qu’il n’a que vingt-cinq ans ! me répondit-elle du tac au tac.
— Et c’est normal de dire à son dentiste « Je ne veux plus te voir, c’est
fini » ?
Elle haussa les épaules.
— En fait, il voulait me retirer mes dents de sagesse sans anesthésie
complète, mais je ne pourrais pas supporter d’être consciente lors d’une
opération, et j’ai refusé. Sauf que voilà, il continue d’insister, alors je lui ai
dit que c’était fini, que j’allais changer de dentiste et que je ne voulais plus
le revoir, m’expliqua-t-elle, fière de son petit récit imaginaire.
Je haussai les sourcils et elle comprit que j’étais loin d’être dupe.
— Et puis, pourquoi est-ce que tu écoutes les conversations des gens
d’abord ? ajouta-t-elle sur la défensive. Je déteste quand tu te mêles des
affaires des autres, Élodie !
Elle me laissa seule devant mon casier pour aller rejoindre un groupe
d’élèves complètement défoncés.
Je me massai les tempes. Me mêler des affaires des autres… Elle n’avait
pas tort. C’était même devenu ma spécialité. D’abord Vic, ma sœur et
Zach…
J’avais vraiment une curiosité malsaine. C’était mon plus gros défaut.
Mais cela ne m’empêcha pas de réfléchir à mon problème d’exposé durant
toute l’heure de mathématiques qui suivit.
Je jetai un rapide coup d’œil à ma voisine de classe. Vic était en train de
faire une petite sieste sur son bureau, la tête sous un bouquin d’économie.
Depuis quand avait-elle des livres de cours dans son sac au juste ?
Non, il fallait que j’arrête de me poser des questions sur les autres. Elle
avait sûrement dû l’emprunter à quelqu’un pour l’heure de cours.
Je regardai par la fenêtre. Dehors, il faisait beau. Il n’y a rien de plus
déprimant que de se retrouver en cours un jour pareil ! Finalement, je
comprenais pourquoi Zach ne venait pas au lycée. Mais que pouvait-il bien
faire à l’extérieur ?
Je repensai à toutes ces rumeurs le concernant. « Y en a qui disent qu’il
a tué quelqu’un, d’autres qu’il s’est battu avec des flics alors qu’il se faisait
arrêter pour possession de drogue, d’autres encore racontent qu’il a fait un
vol à main armée et qu’il a descendu le vendeur… » Laquelle était
correcte ? Peut-être aucune.
Je voyais mal Zach tuer quelqu’un. Mais s’il était allé en prison, il y
avait forcément une raison.
— Ne me dis pas que tu comprends un truc à tous ces x et y, marmonna
Vic en se réveillant.
Elle s’étira sur sa chaise en bâillant, avant de fixer le tableau.
— Je te jure, j’ai l’impression qu’on apprend l’alphabet en cours de
maths ! ajouta-t-elle avec une grimace de dégoût.
— Je sens qu’on va avoir du boulot, ironisai-je en écrivant les formules
sur mon cahier.
Cela faisait plusieurs soirs que je lui donnais quelques cours de soutien.
Pour l’instant, je n’avais pas l’impression qu’elle ait assimilé quoi que ce
soit, puisque, au final, c’était toujours moi qui terminais ses exercices. Je
pensais qu’il allait falloir reprendre les bases de niveau collège…
— Oh non, je t’en supplie, je ferais ce que tu veux, mais tout sauf des
maths, professeur ! me supplia-t-elle. C’est vraiment de la torture là !
— Tu me remercieras plus tard, je te rappelle que c’est la matière qui a
l’un des plus gros coefficients et dans laquelle tu n’atteins même pas les
trois de moyenne.
— Et alors ? T’es vraiment un démon ! maugréa-t-elle en croisant les
bras sur sa poitrine. Une vraie amie se serait contentée de me laisser copier
ses devoirs, ou sa copie durant l’examen…
— Tu crois vraiment que les professeurs vont te croire capable de passer
de 3 à 16 de moyenne ? lui fis-je remarquer.
Elle pinça les lèvres.
— C’est vrai que ça serait un peu louche… mais je ne copierais pas
tout ! Juste assez pour atteindre les 10, qu’est-ce que t’en penses ?
Je secouai la tête.
— Je ne serai pas toujours là pour toi, Vic, et lorsque tu passeras en
classe supérieure et que les profs se rendront compte de ton vrai niveau,
crois-moi, tu auras de vrais problèmes.
Elle me regarda, amusée.
— Moi, en classe supérieure ? Tu m’as bien vue ? Si j’ai mon diplôme
cette année, crois-moi, ça sera déjà le summum ! Alors, s’il te plaît, rends-
moi ce service. En échange, je peux peut-être faire quelque chose pour
toi…
— Quoi donc ?
— Tu crois que je suis la seule à avoir des petits secrets ? Je sais très
bien que tu me caches quelque chose toi aussi…
Au moins, elle reconnaissait qu’elle avait des secrets.
— Non, je ne te cache rien, répondis-je, sûre de moi.
— Menteuse !
Quelques élèves se retournèrent tandis que le professeur nous fusillait
du regard. En guise d’excuse, Vic leva gentiment son majeur en lui souriant.
— Franchement, si on ne peut même plus parler tranquillement en cours
maintenant, mais où est-ce qu’on va bien pouvoir aller ? ! s’indigna-t-elle
avant de se retourner vers moi. Donc, reprit-elle comme si de rien n’était.
Étant bonne observatrice, j’ai très vite compris par moi-même que tu
n’arrêtais pas, depuis le début de la semaine, de chercher Zach partout.
Alors, tu vas m’expliquer sur-le-champ ce qu’il se passe entre lui et toi !
Je soupirai.
— Il ne se passe strictement rien entre nous.
Vic eut un petit sourire malicieux en m’entendant prononcer le terme
« nous ». Mais, heureusement pour moi, elle ne fit aucune réflexion et se
contenta de faire mine de se rendormir sur sa table en ajoutant :
— Bon, bah, tant pis, dire que j’avais une idée…
Je la forçai à se redresser et la regardai droit dans les yeux.
— Quoi, tu sais où il est ?
— Hum, peut-être… Mais je veux d’abord des ex-pli-ca-tions,
murmura-t-elle en décortiquant le dernier mot.
La sonnerie retentit et tout le monde se précipita à l’extérieur de la salle.
— D’accord, cédai-je finalement, tu vas certainement me prendre pour
une cinglée, ce qui n’est pas faux, mais c’est toujours à cause de ce stupide
exposé. Si je ne le fais pas avec Zach, le prof nous collera à tous les deux un
magnifique zéro. Et je peux te dire que j’ai vraiment horreur des zéros
lorsqu’ils ne sont pas précédés d’un deux. Bref, c’est pour ça qu’il faut
absolument que je le trouve, tu comprends ?
Vic me regarda, incrédule, avant d’éclater de rire.
— Sérieusement, Élodie, tu n’es pas croyable comme fille ! Tu cherches
ce mec depuis le début de la semaine comme une folle pour un simple
exposé ? !
— Tu pensais que c’était à cause de quoi ? Que j’étais stupidement
tombée amoureuse et que je ne pouvais pas me passer de lui durant
plusieurs jours ?
— Euh… Bah ouais. Même si d’un autre côté, je me disais que Zach est
loin d’être un prince charmant, malgré son sex-appeal de malade, et qu’il
ressemble plus à Grincheux parmi les sept nains, commenta-t-elle en
rigolant.
À tel point qu’elle se plia en deux et manqua de s’étouffer.
— Alors, tu vas me dire où il est, hein ? l’interrogeai-je en lui tapotant
le dos.
— Ouais, ouais… Puisque je te l’ai promis, soupira-t-elle quand elle
respira à nouveau normalement. Mais je ne pense pas qu’il changera d’avis.
Zach est Zach, hein ? Honnêtement, tu n’as pas peur de ce qu’il pourrait te
faire si tu continues comme ça ? T’es une vraie chieuse, Élodie, et je suis
sûre que tu le sais déjà !
En effet, on m’avait déjà dit à plusieurs reprises que j’étais une vraie
emmerdeuse, casse-couilles, harceleuse… Il manquait quoi encore ?
Nous sortîmes de la salle de cours et avançâmes dans le couloir.
— Ouais, je sais, et non, je n’ai pas peur de lui, lui répondis-je en
n’ayant aucun doute là-dessus, pas le moins du monde.
— T’es vraiment bizarre comme fille, Élo. Je n’ai jamais vu quelqu’un
réussir à s’intégrer en quelques jours comme tu l’as fait. Alors qu’il faut
bien se l’avouer, ici, c’est loin d’être un bahut ordinaire ! Mais même si t’es
lourde des fois et carrément trop curieuse, t’es toujours déterminée à faire
ce que t’as en tête, peu importe les risques, tu n’abandonnes jamais jusqu’à
obtenir ce que tu veux.
— Tu sais que t’es en train de me faire des compliments, là ?
— Et alors ? rétorqua-t-elle, un peu embarrassée. T’es quelqu’un qui a
du cran, ce qui n’est vraiment pas le cas de tout le monde, et je suis sincère.
— Merci, répondis-je tandis qu’on s’arrêtait devant le bureau de sa
tante. Au fait, qu’est-ce qu’on est venues faire ici ?
Un large sourire se dessina sur son visage.
— Si tu veux savoir où se trouve Zach, la réponse est là-dedans,
déclara-t-elle en désignant le bureau en question.
Eh bien, j’étais curieuse de découvrir ce qu’elle avait à l’esprit.
Chapitre 11

Quelques minutes plus tard, Vic entra dans le bureau de sa tante en se


tordant en deux.
— Tataaa, je crois que je fais une crise d’appendicite ! l’entendis-je
gémir avant qu’elle ne referme la porte derrière elle.
Je patientai un moment debout dans le couloir, jusqu’à ce que Vic et sa
tante sortent toutes les deux du bureau au pas de course.
— Ne t’inquiète pas, Victoria, ça va bien se passer, tenta de la rassurer
sa tante. Je t’emmène à l’hôpital tout de suite !
Vic jouait drôlement bien la comédie pour que sa tante se fasse autant
de souci. J’attendis qu’elles s’éloignent un peu plus loin dans le couloir,
avant d’entrer rapidement, mais aussi discrètement que possible, dans le
bureau de Mme Verden.
Acte que je regrettai immédiatement. Bon sang ! Mais qu’est-ce qui
m’avait pris de suivre le plan de Vic ?
Elle était censée distraire sa tante tandis que je me chargeais de
récupérer l’adresse de Zach. Son plan… c’était de la folie ! Et si quelqu’un
arrivait, je risquais de me faire renvoyer du lycée… ou pire. Mais si je
faisais demi-tour maintenant, alors le petit numéro de Vic n’aurait servi à
rien.
J’allumai l’écran d’ordinateur de Mme Verden, mais celui-ci requérait
un code.
— Bordel, Vic, tu aurais pu me dire qu’il y avait un mot de passe,
grognai-je en serrant les dents.
Mais elle ne devait certainement pas être au courant. J’eus beau
réfléchir, je ne connaissais strictement rien sur Mme Verden, ni son prénom,
ni celui de son mari ou de l’un de ses animaux de compagnie si elle en
avait, et encore moins sa date de naissance. Le plan de Vic venait de tomber
à l’eau.
J’allais renoncer et sortir du bureau lorsqu’une pile de papiers attira
mon attention. Ou, du moins, lorsque j’aperçus mon nom inscrit sur le
premier dossier. Mais oui !
Je m’empressai de regarder les dossiers suivants, avant de tomber sur
celui de Zach Menser. Évidemment ! Étant donné que j’étais une élève
transférée et que Zach avait apparemment passé du temps en prison l’année
précédente, nous avions dû tous les deux faire une nouvelle inscription.
Inscription qui ne semblait d’ailleurs toujours pas avoir été enregistrée par
la tante de Vic…
Après avoir ouvert son dossier, je cherchai des yeux l’information qui
m’intéressait.
— N°176, avenue Freadon, lus-je à voix haute avant de mémoriser cette
information sur mon téléphone.
« N°176 » ? Mais combien y avait-il de maisons dans son avenue ? !
J’allais refermer le dossier lorsqu’un autre détail m’interpella. Un
morceau de feuille dépassait du dossier, bout de papier sur lequel était
inscrit en grosses lettres capitales « CASIER JUDICIAIRE ».
J’hésitai un instant à regarder de quoi il s’agissait. Peut-être la réponse à
toutes mes questions se trouvait-elle justement là, sur cette feuille.
Mais j’étais horriblement angoissée à l’idée de me faire prendre sur le
fait, et la peur supplanta ma curiosité. Je me contentai de remettre le dossier
à sa place avant de sortir du bureau aussi vite que j’y étais entrée.
Eric avait raison, si je voulais savoir pourquoi Zach était allé en prison,
je n’avais qu’à le lui demander en personne. D’un autre côté, je venais tout
de même de fouiller dans son dossier personnel afin d’obtenir son adresse,
alors…
Je poussai un long soupir agacé. Je me sentais complètement honteuse
de l’avoir fait, mais il était désormais trop tard pour s’en mordre les doigts.

* * *
Durant les cours de l’après-midi, j’envoyai une multitude de messages à
Vic, messages qui restèrent sans réponse. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien
faire, sérieusement ? Sa mission était de distraire sa tante pendant
seulement quelques minutes, pas de sécher tous les cours du reste de la
journée ! Je commençais à m’inquiéter et me décidai à l’appeler durant
l’intercours.
Heureusement, elle finit par décrocher.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Tu as réussi ?
— Oui, c’est bon, et toi, tout va bien ? Pourquoi est-ce que tu ne
répondais pas ?
— Désolée, les médecins m’ont fait passer toute une série de tests à
mon arrivée à l’hôpital : prise de sang, échographie, scanner, je n’ai pas eu
le temps de regarder mon téléphone un seul instant !
— Tu es rentrée chez toi ?
— Pas encore, on attend les résultats du scanner, mais je suppose
qu’une fois qu’on les aura et que les médecins constateront que je n’ai
absolument rien, ils me renverront chez moi. Bon, je vais te laisser, ma tante
est allée se chercher un café et, à mon avis, elle ne va pas tarder à revenir
dans la chambre.
— Mais pourquoi as-tu continué de simuler ton mal de ventre jusqu’à
l’hôpital ? Je n’avais besoin que de quelques minutes pour aller dans le
bureau de ta tante, tu sais…
— Bah… Je me voyais mal avouer à ma tante pendant le trajet que
c’était une blague, et lui dire que j’allais soudain mieux après m’être roulée
par terre comme un ver de terre en gémissant, ça me paraissait peu crédible.
Mais ne t’en fais pas, Élo, je préfère largement passer le reste de ma journée
allongée dans un lit d’hôpital à regarder la télé plutôt qu’en cours. Allez, je
te laisse, passe le bonjour à Zach de ma part ce soir !
Et elle raccrocha la première. Je souris en secouant la tête. Vic était
incontestablement la fille la plus surprenante que je connaissais, et je lui
étais vraiment redevable sur ce coup-là. D’ailleurs, je me sentais désormais
un peu coupable de ne pas lui avoir tout avoué un peu plus tôt.
Que se passait-il réellement entre Zach et moi ? Strictement rien du côté
de Zach, qui m’ignorait complètement, mais du mien, je ne pouvais pas en
dire autant.
* * *

Les cours se terminèrent bien plus vite que prévu. Tout en attendant le
bus pour me rendre dans le sud de la ville, je rentrai le nom de l’avenue de
Zach dans mon GPS.
Quand le bus arriva, je montai dedans, et plusieurs élèves du lycée me
dévisagèrent. Beaucoup devaient se demander pourquoi j’étais là. J’attrapai
ma paire d’écouteurs dans mon sac et les mis dans mes oreilles, augmentant
le son au maximum pour ne plus entendre leurs chuchotements derrière
mon dos.
Après une bonne vingtaine de minutes de trajet, et selon les indications
de mon GPS, je descendis au terminus. L’avenue Freadon se trouvait juste
en face de moi. Maintenant, il ne me restait plus qu’à trouver le numéro
176…
Je rangeai mon téléphone dans ma poche et avançai tranquillement tout
en observant les numéros inscrits sur les boîtes aux lettres de chaque
maison. Pour la plupart, les chiffres s’étaient effacés avec le temps. Parfois,
j’avais même l’impression que l’on ne leur en avait jamais assigné un.
Ce fut loin d’être le seul problème de repérage auquel je fus confrontée.
Les maisons avaient tendance à s’entasser, comme les moutons d’un
troupeau, et il arrivait que deux numéros soient attribués à une seule
maison. Peut-être s’agissait-il d’un duplex, ou alors deux familles vivaient
sous le même toit.
Par chance, au bout d’une dizaine de minutes de marche, je tombai
finalement sur le numéro 176. La maison de Zach était dans le même état
déplorable que les autres. Le toit avait l’air sur le point de s’effondrer, l’une
des fenêtres cassées semblait avoir été barricadée de l’intérieur. Et mieux ne
valait pas regarder l’espèce de petit jardin extérieur rempli de mauvaises
herbes et très mal entretenu.
À seulement quelques mètres de mon but, je me sentis soudain mal à
l’aise. Qu’est-ce que je foutais là, bon sang ? À aller harceler un gars chez
lui alors que je ne le connaissais pratiquement pas, et en plus pour un
simple exposé ? !
J’étais tarée. Complètement tarée. Et cela ne me ressemblait pas du
tout ! Enfin, je n’avais jamais fait de choses aussi invraisemblables à
Londres.
J’inspirai profondément avant de pousser du pied la grille métallique
qui faisait office de portillon. Elle s’ouvrit difficilement en grinçant.
Une fois devant la porte d’entrée, je cherchai des yeux une quelconque
sonnette, mais il n’y en avait pas. J’optai pour la vieille méthode, toujours
très efficace, et toquai un bon coup sur la porte.
Après une longue minute d’attente, une femme d’une quarantaine
d’années m’ouvrit. Ses cheveux bruns étaient parfaitement coiffés en un
chignon raffiné, ses yeux étaient d’un bleu scintillant comme ceux de Zach,
mais ce qui retint mon attention fut l’immense cicatrice sur la partie droite
de son visage.
Je me demandai un instant ce qui avait bien pu lui arriver. Mais malgré
sa blessure, Mme Menser restait une très belle femme, elle ne semblait pas
gênée ou complexée par cette affreuse marque. Elle s’aperçut de mon
regard dirigé sur sa joue et sourit.
— Je peux vous aider, jeune fille ?
Je baissai rapidement les yeux, embarrassée de l’avoir autant dévisagée.
— Je suis désolée, je m’appelle Élodie Winston et je suis dans la même
classe que votre fils, serait-il ici par hasard ?
Elle fut étonnée.
— Tu es une amie de Zach ?
— Euh… J’opterais plutôt pour « camarade de classe », répondis-je
d’une voix incertaine.
— Peu importe, entre, entre, je t’en prie !
Elle se poussa pour me laisser pénétrer dans un salon d’une quinzaine
de mètres carrés. La pièce était petite mais chaleureuse. Plusieurs cadres
photo étaient accrochés au mur, d’autres étaient posés sur des meubles en
bois. Malheureusement, j’étais trop loin pour pouvoir les examiner.
Je remarquai alors un jeune garçon, d’une dizaine d’années, assis sur le
canapé, qui s’était soudain redressé pour m’observer.
C’était certainement le frère de Zach. Il avait le même visage ovale, ses
traits parfaitement dessinés et ses cheveux courts et sombres. Seuls ses yeux
étaient différents. À l’opposé de sa mère et de Zach, il les avait d’un vert
clair, presque translucide. Il devait sûrement les tenir de son père.
— Je vais aller le prévenir, déclara Mme Menser en me faisant signe de
m’asseoir et de me mettre à l’aise. Tu veux boire quelque chose ?
— Non, merci, m’empressai-je de répondre, inutile de vous déranger
pour moi…
— Oh ! voyons, ce n’est rien. Lyam, tu veux bien aller lui chercher…
un jus de fruits ?
J’esquissai un léger sourire, qu’elle prit pour un « oui », avant de quitter
le salon.
La mère de Zach m’avait l’air d’une personne tout à fait charmante et
très agréable. J’étais certaine que si j’avais l’occasion de passer plus de
temps avec elle nous nous entendrions parfaitement toutes les deux ! Mais
je n’étais pas venue ici pour sympathiser avec sa famille.
Lyam obéit à sa mère tandis que cette dernière montait à l’étage. À
chaque marche qu’elle grimpait, j’avais l’impression que l’escalier allait
s’écrouler sur nos têtes. Mais par je ne sais quel miracle, il tint le coup
jusqu’au bout.
J’attendis patiemment quelques secondes, puis décidai de m’avancer
vers un petit buffet bas en bois massif sur lequel figurait l’un des cadres
photo que j’avais repérés un peu plus tôt.
Étrangement ne figuraient que Zach, Lyam et leur mère sur celui-ci.
Leur père avait-il été absent ce jour-là ?
La photographie m’avait l’air récente. Elle avait été prise à l’extérieur
devant un stade de base-ball. Au centre, Zach portait son petit frère sur ses
épaules. Ce dernier semblait très heureux, il levait les bras en l’air, une batte
dans une main et une balle blanche dans l’autre. En arrière-plan, leur mère
contemplait ses deux fils, les yeux emplis de bonheur.
Je reportai à nouveau mon regard sur Zach. Il était très beau. Était-ce à
cause de l’effet de lumière ? Ou parce que cette photographie le représentait
tel qu’il était vraiment ? Un sourire profond et sincère sur les lèvres. Si
j’avais montré cette photo à toutes les filles du lycée, plus de la moitié
d’entre elles auraient changé d’avis sur Zach. Comment le trouver effrayant
en le voyant ainsi ?
J’imaginais bien que s’il agissait différemment au lycée qu’avec sa
famille il devait y avoir une bonne raison. Il ne me restait qu’à découvrir
laquelle.
— C’était l’année dernière, lorsque j’ai gagné mon premier match de
base-ball, déclara une petite voix.
Je me retournai face à Lyam. Celui-ci me tendit un verre de jus de
pomme.
— Merci. J’aime beaucoup le base-ball, ajoutai-je avant de siroter mon
verre.
Il fronça les sourcils d’un air dubitatif.
— Vraiment ?
— « Vraiment ». Je suis même assez fan de Mike Trout. Bon, d’accord,
je ne l’ai jamais vu jouer en vrai, mais je peux te dire que sur l’écran de ma
télévision il était vachement impressionnant !
Lyam eut un grand sourire.
— Tu as regardé son match contre les Mariners de Seattle ?
— Lorsqu’il a réussi un cycle ? Bien sûr, c’était incroyable !
Un cycle est la réussite, par un frappeur, des quatre types de coups
possibles (un coup d’un but, de deux, de trois et de quatre buts) dans un
même match.
— Waouh, je n’avais jamais rencontré une fille qui s’y connaît aussi
bien en base-ball ! Ça te dirait de venir voir un de mes matchs un jour ?
« Voir un de ses matchs ? » Si Zach l’apprenait, il allait certainement me
tuer… mais Lyam était tellement mignon !
— Euh… Pourquoi pas ! cédai-je devant son air attendrissant.
— Cool ! Au fait, tu es la copine de mon frère ?
— Lyam, ne dis pas de bêtises, répondit Zach à ma place.
Nous tournâmes tous les deux la tête dans sa direction. Alors qu’il
s’avançait vers moi, je pus constater qu’il ne semblait guère ravi. Chose que
je pouvais d’ailleurs très bien comprendre.
Il portait un simple bas de jogging gris et un T-shirt blanc à manches
courtes. Mais quoi qu’il puisse porter, cela lui allait toujours parfaitement.
J’essayai un instant de l’imaginer vêtu d’un élégant costume noir lors
d’une grande réception ou d’un gala, il serait certainement l’un des plus
beaux hommes de la soirée. Mais cette idée était complètement absurde,
puisque Zach n’irait jamais dans ce genre d’endroit.
— Tu devrais, lui chuchota Lyam, elle est super jolie et en plus elle s’y
connaît en base-ball !
Sur ces mots, le petit garçon s’éclipsa discrètement à l’étage. Alors que
je déposais mon verre sur la table basse, Zach m’attrapa par le bras et
m’entraîna dehors en claquant la porte derrière nous. Il semblait vraiment
furieux…
— Qui t’a dit où j’habitais ? Et pourquoi es-tu venue ici ? m’interrogea-
t-il en essayant de rester calme.
— L’exposé…
— Tu te fous de moi ?
— Pas vraiment.
Il resta muet quelques secondes, avant de donner un spectaculaire coup
de pied dans une boîte de conserve qui gisait sur le sol. Celle-ci vola dans
les airs, puis atterrit quelques mètres plus loin sur le trottoir.
— Tu ne peux pas me laisser tranquille, putain ? ! s’emporta-t-il. T’es
vraiment insupportable ! Sérieusement, t’es… mais t’es carrément venue
chez moi, j’y crois pas ! C’est quoi ton problème au juste ? ! Tu…
Il semblait complètement déconcerté. Et c’était moi, la petite nouvelle,
qui lui faisais cet effet.
Je profitai de cet instant pour envoyer la pâtée.
— Écoute-moi bien, Zach, l’interrompis-je froidement, t’es peut-être le
genre de mec qui se fout de tout, du lycée, des cours, d’avoir un bon dossier
scolaire pour pouvoir aller dans l’université de ton choix et avoir un bel
avenir, mais pas moi. Et crois-moi, je ne vais pas abandonner simplement
parce que tu n’as pas envie de travailler ! D’accord, tu ne sais sûrement pas
ce que c’est de travailler, mais ça m’est égal, et je peux te promettre une
chose, avec moi, tu vas bosser et tu vas en chier. Que tu le veuilles ou non,
on fera ce « putain » d’exposé ensemble, est-ce que je suis assez claire pour
toi ?
Ma patience avait des limites et j’espérais m’être montrée assez
persuasive.
Pour toute réponse, Zach haussa un sourcil, un peu surpris de voir la « si
douce et calme » Blanche-Neige parler de cette façon. Quoique, il avait déjà
eu un léger aperçu de mon « côté obscur » le jour où je lui avais donné une
petite leçon sur le ring de boxe…
Je soutins son regard un instant tout en reprenant mon souffle.
— On se voit demain au lycée, lui dis-je d’un ton sec avant de tourner
les talons et d’ouvrir furieusement la grille métallique.
— Élodie.
Je m’arrêtai sans me retourner.
— Quoi encore ?
— C’est la première et dernière fois que tu mets les pieds ici, est-ce que
je suis assez clair pour toi moi aussi ? Et je passerai demain soir chez toi
pour l’exposé, conclut-il.
Quelques secondes plus tard, j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir et se
refermer. Ma colère s’atténua en un clin d’œil, mais je ne pouvais pas en
dire autant des battements de mon cœur. J’étais en pleine tachycardie, là !
Avais-je réussi ? Avais-je vraiment convaincu Zach de faire cet exposé
avec moi ? Non… c’était tout bonnement impossible !
J’eus beau me repasser notre conversation en boucle, je ne comprenais
toujours pas. Avait-il accepté parce que je lui avais crié dessus comme sur
un gamin de dix ans refusant de faire ses devoirs ou était-ce parce qu’il
avait peur que je revienne à l’improviste chez lui ?
Au bout de plusieurs minutes de réflexion, j’éclatai de rire et me mis à
sauter dans la rue. Je n’en revenais toujours pas ! J’étais si heureuse et fière
de moi que ce fut seulement une fois couchée dans mon lit que je réalisai
qu’il ne connaissait pas mon adresse.
D’un autre côté, si j’avais réussi à avoir la sienne, il n’aurait
certainement aucun problème à trouver la mienne. D’autant plus que, s’il
l’avait voulu, il me l’aurait demandé.
Je fermai les yeux, pensive.
Cette nuit fut la première où je m’endormis le sourire aux lèvres.
J’avais gagné. J’avais gagné contre Zach Menser !
Chapitre 12

— Mademoiselle Winston ?
Je lâchai instantanément le stylo que j’étais en train de mordiller.
— Euh… oui, répondis-je en bredouillant.
Mon professeur de sport, M. Payton, me fit signe d’approcher. Je me
levai et descendis à contrecœur du gradin sur lequel j’étais sereinement
assise, comme ça avait été le cas lors du cours précédent.
J’étais arrivée en plein milieu du cycle de course alors qu’il ne restait
plus que deux cours avant l’évaluation finale, M. Payton avait estimé qu’il
était préférable de ne pas me faire participer avant le prochain cycle, bien
que ma présence à son cours soit tout de même obligatoire. Mais
« obligatoire » était un grand mot dans ce lycée, les élèves venaient quand
ça leur chantait.
Cependant, je remarquai que la classe était quasiment complète
aujourd’hui, comme lors du cours de sport de la semaine précédente. Mes
camarades semblaient considérer cette matière comme importante.
Évidemment, à cette période de l’année, il faisait encore chaud, les filles
n’hésitaient donc pas à courir en short et les garçons à retirer leur T-shirt
devant elles pour les impressionner… Cette technique de drague paraissait
plus ou moins marcher. D’après moi, lorsqu’il s’agissait de dévoiler un
torse aussi poilu que celui de King Kong ou des abdominaux enrobés de
trois couches de graisse, mieux valait garder son haut, non ?
— Puisque tu n’as rien à faire, va chercher le mètre et les quilles de
couleur qui se trouvent dans le local pour qu’on puisse délimiter le terrain,
m’ordonna M. Payton sans quitter des yeux les feuilles qu’il tenait dans les
mains.
— Euh… d’accord… Où se trouve le local ?
— Juste derrière les gradins, me répondit-il sans même relever la tête.
Je pinçai les lèvres et fis demi-tour. Ce prof commençait à m’agacer.
Certes, je n’avais rien à faire, mais il pouvait au moins s’adresser à moi
avec un minimum de respect, non ? D’autant plus que c’était sa décision de
ne pas me faire participer, et qu’il l’avait prise sans me demander mon avis.
Sans parler de sa méthode de notation… Car même si je ne courais pas,
M. Payton avait l’obligation de me noter comme n’importe quel autre élève
pour ce trimestre.
« Eh bien, concernant ta note, celle-ci variera en fonction de mon
humeur et de tes services rendus », m’avait-il expliqué.
De son humeur et de mes services rendus ? Je n’étais pas certaine qu’il
s’agisse d’une méthode de notation très correcte, mais que pouvais-je y
faire ?
Je tournai la poignée de la porte du local, mais celle-ci semblait
verrouillée.
Les clés…, songeai-je en poussant un long soupir exaspéré.
— Tiens, tiens, ricana une voix que je reconnus illico.
Je sentis une main m’effleurer le dos et sursautai.
— Ne me touche pas, l’avertis-je en me retournant aussitôt.
— Désolé, princesse, je ne voulais pas t’effrayer, déclara Ryan en levant
les mains en l’air comme pour paraître innocent.
Que faisait-il là ? M’avait-il suivie ?
Je baissai les yeux sur le short et les baskets noirs qu’il portait. Pourquoi
était-il aussi en tenue de sport ?
— Ne me dis pas que tu as été transféré dans ma classe ? !
Cela aurait été le comble du siècle…
Il s’avança d’un pas vers moi.
— Ne me dis pas que tu le penses vraiment ? rétorqua-t-il, amusé.
Franchement, avec lui, tout était possible.
— Hé, Ryan, qu’est-ce que tu fous ? Je te rappelle que y a plus d’une
dizaine de filles qui courent à moitié nues sur le terrain ! siffla un gars
derrière lui.
Ryan sourit.
— Dommage que tu ne sois pas avec les autres, chuchota-t-il, si près de
mon oreille qu’un frisson me parcourut, j’aurais bien aimé te voir courir en
petit short moulant, tu aurais été… a-do-rable.
Il glissa les doigts dans mes cheveux.
— Tu me dégoûtes, murmurai-je en serrant les poings.
— Et toi, tu me plais. Mais bon, tant pis, ça sera pour une autre fois,
Winston ! ajouta-t-il en s’écartant rapidement pour rejoindre son groupe
d’amis.
Ces derniers furent d’ailleurs étonnés en me voyant.
— Oh ! mais tu ne nous as pas dit que tu en avais déjà dompté une ! le
gronda l’un de ses potes en lui donnant une tape amicale dans le dos.
« Dompté » ? ! Mais pour qui ils se prenaient ceux-là ? ! À croire que
j’étais une bête sauvage ! Quelle bande d’abrutis !
Je fermai les yeux pour essayer de garder mon sang-froid, et restai
quelques minutes supplémentaires adossée à la porte du local, me
concentrant sur ma respiration. Mieux valait attendre qu’ils s’éloignent
complètement si je voulais retourner au stade sans être une nouvelle fois
embêtée.
— Tu peux te pousser ?
J’ouvris les yeux et clignai plusieurs fois des paupières pour m’assurer
que je n’étais pas en train de rêver.
— Zach ? ! m’étonnai-je. Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
Il brandit devant moi un trousseau de clés.
— J’attends que tu dégages de là pour pouvoir ouvrir cette porte,
répondit-il simplement.
Je me décalai sur le côté.
— Hum, non, je veux dire… Tu es revenu en cours ?
Il pencha la tête vers moi, me regardant comme si j’étais complètement
stupide.
— Ça ne se voit pas ?
Effectivement. Et à mieux le regarder, il portait lui aussi un short et une
paire de baskets, tout comme les autres élèves de sa classe.
Il ouvrit le local et y entra le premier. Je le suivis et m’empressai de
récupérer le mètre et les quilles que j’étais venue chercher.
Zach avait pour sa part déjà emporté ce qu’il lui fallait et manqua de
m’enfermer à l’intérieur.
— Att… !
Je sautai hors du local avant que la porte ne se referme. C’était moins
une…
— Hé ! Tu peux faire attention quand même, marmonnai-je.
Il verrouilla la porte et partit en direction du stade sans même me
répondre. J’accélérai l’allure pour être à sa hauteur.
— Comment ça se fait que vous ayez sport maintenant ?
— On a toujours eu sport à cette heure-là, sauf que d’habitude on est
dans le gymnase. Aujourd’hui, il y avait exceptionnellement un tournoi
professionnel de basket-ball, alors on s’est fait jeter dehors, m’expliqua-t-il.
C’était bien la première fois que Zach me parlait autant, même s’il
s’agissait d’un sujet sans importance.
— Je vois, répondis-je. Alors, vous allez courir avec notre classe ?
Il me désigna d’un signe de tête deux élèves de sa classe en train de
s’échauffer sur le terrain.
— Il faut croire…
Puis il m’abandonna pour rejoindre ses camarades.
Quant à moi, après avoir placé une dizaine de quilles à intervalles
réguliers sur le terrain, je retournai finalement m’asseoir sur les gradins.
J’attrapai mon stylo, que j’avais laissé à ma place un peu plus tôt, et
m’amusai à le faire tourner entre mes doigts tout en regardant les élèves
courir sur le terrain.
Enfin, courir était un grand mot. La plupart des mecs se contentaient de
trottiner avec les filles pour bavarder avec elles. Certes, ils piquaient
quelquefois une ou deux accélérations pour tenter de les impressionner,
mais ils étaient loin d’être appliqués à ce qu’ils faisaient.
Je jetai un coup d’œil à Zach. Il courait également, seul et loin devant sa
bande de fêlés. À mieux le regarder, je n’avais pas l’impression qu’il faisait
partie de la catégorie des prétentieux. En fait, j’avais plus la sensation qu’il
courait vraiment et pour lui-même, comme s’il voulait échapper à quelque
chose. Pourtant, personne ne semblait le poursuivre. Ou peut-être ne
voulais-je juste pas le considérer comme tous les autres garçons
complètement débiles et puérils…
« Je passerai demain soir chez toi pour l’exposé. » Cette phrase n’avait
pas quitté mon esprit depuis la veille.
Ce soir, il allait venir chez moi. Plus que quelques heures à attendre…
Et d’ailleurs, pourquoi chez moi au juste ? !
Il aurait très bien pu me donner rendez-vous au lycée, ou même dans un
cybercafé ! À moins qu’il ne veuille pas que l’on nous voie ensemble…
Je me massai le front. Trop réfléchir me donnait mal à la tête.
Heureusement le cours de sport ne durait que deux heures, et celui-ci
touchait enfin à sa fin.
Je ramassai rapidement toutes les quilles et, après avoir récupéré la clé
auprès de mon professeur, partis les ranger dans le local.
À mon retour, le stade était pratiquement désert, et je remis son bien à
mon professeur. Tous les élèves étaient certainement partis se changer aux
vestiaires, à l’exception de Zach. Il se rinçait le visage aux lavabos publics.
Évidemment, il faut toujours qu’il y en ait un qui ne fasse pas comme
les autres, pensai-je en m’avançant vers lui.
Je remarquai qu’il avait bien transpiré, contrairement à la plupart des
autres élèves. J’ouvris mon sac et lui tendis un paquet de mouchoirs.
— Tiens, fis-je tandis qu’il se redressait.
Il fronça les sourcils en me voyant.
— Tu me suis ou quoi ?
J’allais répondre que non, mais si ça n’avait pas été le cas, j’aurais dû
me contenter de rentrer au lycée comme tout le monde.
— Garde-les, ajouta-t-il en refusant mes mouchoirs.
Il s’essuya le visage d’un revers de la main et me contourna pour s’en
aller.
— Zach, l’appelai-je en me retournant. Euh, au fait…
— Si c’est à propos de ce soir, me coupa-t-il, je t’ai déjà dit que je
viendrais, non ? Alors, arrête de t’inquiéter et de… me harceler comme une
névrosée.
À l’entendre, j’avais l’impression qu’il était une pauvre victime que je
m’amusais à persécuter.
Enfin… Le chercher partout dans les couloirs, l’humilier sur le ring de
boxe, voler son adresse et aller chez lui… Tout ce que j’avais fait pour le
convaincre de faire cet exposé avec moi, il s’agissait effectivement d’une
forme de harcèlement, je ne pouvais pas le nier. Était-ce pour cette raison
qu’il avait finalement cédé ? Car je le poursuivais sans relâche comme une
cinglée ?
— Une… « une névrosée » ? répétai-je tout en me forçant à éclater d’un
faux rire gêné.
Il sembla réfléchir un court instant, comme pour s’assurer que le mot
qu’il venait d’employer était bien approprié.
— Non, mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! ajoutai-je avant de
m’éloigner tout en continuant de rire.
Je m’arrêtai lorsque je fus suffisamment loin et poussai un long soupir
en me donnant un petit coup sur la tête. J’étais vraiment une psychopathe.

* * *

À peine eus-je mis un pied dans ma maison que je piquai un sprint


jusqu’à la salle de bains. Zach ne m’avait donné aucune information sur son
prétendu passage chez moi.
En règle générale, s’il s’était agi de n’importe qui, par exemple Vic ou
un ami de Sara, je serais très certainement restée dans ma tenue actuelle, en
jean et débardeur. Mais étant donné qu’une petite voix dans ma tête m’avait
poussée à me doucher en cinq minutes chrono avant qu’il n’arrive, je
pouvais en conclure que Zach était tout sauf n’importe qui…
Quand j’ouvris mon armoire, ma raison reprit le dessus. Ce n’était pas
un rendez-vous. Loin de là. Zach était seulement mon camarade de classe,
ou plutôt une simple victime que j’avais contrainte à venir sous peine de
continuer à le persécuter.
J’attrapai à nouveau un jean noir taille haute avec un haut rayé à
manches courtes, attachai mes cheveux blonds en un rapide chignon, puis
me remaquillai un petit coup avant d’inspecter le résultat devant le miroir
de la salle de bains.
— Parfait ! constatai-je en me jetant un regard satisfait.
Ou pas… Je grimaçai. J’en avais sûrement trop fait, il fallait que je me
change à nouveau…
— Hé, Élo…
Sara passa la tête par la porte de la salle de bains.
— Y a un mec qui vient à la maison ? m’interrogea-t-elle en fronçant les
sourcils.
Bingo, Sherlock. Je la fixai pendant quelques secondes avant de me
laisser tomber sur le sol, complètement anéantie.
— Si ça peut te réconforter, c’est pas vraiment les vêtements qui t’ont
trahie, mais la tonne de parfum que t’as mise et que j’ai sentie depuis ma
chambre…
Ah ouais, c’était très réconfortant.
— De toute façon, je ne peux pas prendre le risque de me doucher à
nouveau pour enlever l’odeur, car il risque d’arriver d’une minute à l’autre,
marmonnai-je en me relevant.
— Et sinon, il s’appelle comment ton nouveau copain ?
J’éclatai de rire.
— Ce n’est pas mon nouveau copain, mais alors loin de là ! On a juste
un travail à faire ensemble.
Elle me regarda d’un air malicieux.
— Bah oui, bien sûr, prends-moi pour une quiche.
Je la fixai droit dans les yeux.
— Je t’assure, Sara, il n’y a rien du tout entre ce mec et moi.
— Dit la fille qui s’est vidé la bouteille de parfum sur elle et qui irait
jusqu’à se laver trois fois par jour pour lui, alors qu’elle n’en faisait même
pas autant pour son ex…
Je levai les yeux au ciel.
— Pense ce que tu veux, ça m’est complètement égal.
— Dans tous les cas, tu ne peux pas nier qu’il te p…
Je m’empressai de mettre la main sur sa bouche afin de la faire taire.
— La ferme, OK ?
Elle roula des yeux, me faisant comprendre qu’elle ne dirait plus rien à
ce sujet, et je la relâchai immédiatement. La dernière fois que je m’étais
amusée à l’empêcher de parler, elle m’avait mordu si fort que j’avais failli
avoir des points de suture à la main.
— Je suis curieuse de le rencontrer en tout cas, ajouta-t-elle malgré tout.
D’habitude, j’ai confiance en tes goûts en matière de mecs, Élo, mais faut
dire qu’ici, c’est pas la foire aux fils à papa, aux mecs bien chics et instruits.
Enfin, je ne sais pas comment ils sont dans ton lycée, mais dans mon
collège, ils n’ont qu’un vocabulaire très limité, et la moitié est composée de
mots vulgaires et d’injures.
Dans un sens, elle n’avait pas tort. Je n’avais encore jamais vu un mec
ici à Saint-Louis ressemblant un tant soit peu à ceux que j’avais fréquentés
à Londres, comme Tom, par exemple.
Mais je ne pouvais pas dire que Zach correspondait totalement à sa
description. Oui, il ne venait pas d’une famille très riche, mais peut-être que
plus tard, qui sait, il pourrait devenir directeur d’une grande multinationale,
à moins qu’il ne retourne en prison… Quant à son intelligence, j’étais
quasiment sûre que sous ses airs de « Je me fous des cours », il n’était pas
plus bête qu’un autre.
Et puis Zach était beau et terriblement attirant, bien qu’horriblement
froid, notamment avec moi, bagarreur et très mystérieux. Il n’avait
certainement pas que des qualités, mais tout chez lui me fascinait. Je
n’avais pas besoin de Sara pour savoir que ce mec me plaisait
démesurément, et ce, depuis notre première rencontre dans les couloirs. Ce
n’était pas de l’amour, juste une forte attirance physique, enfin à mon
avis…
Je n’avais fait que me cacher la vérité en me persuadant que tout ce que
je voulais, c’était terminer ce fichu exposé. Il y avait bien plus que ça. Je
voulais le voir, lui parler, apprendre à le connaître, essayer de le
comprendre. Je voulais me rapprocher de lui, le regarder, le toucher. Et le
seul moyen que j’avais trouvé pour y parvenir était de le harceler comme
une tarée obsédée par les cours !
D’un autre côté, je doutais qu’il aurait accepté d’aller boire un coup
dans un bar avec moi, ou toute autre sortie du même genre que j’étais
susceptible de lui proposer. Il avait beau avoir sa bande de potes, j’avais
remarqué que Zach restait distant avec les autres, notamment les filles.
Peut-être préférait-il les hommes ? Non, c’était complètement absurde…
Enfin…
Bref, compte tenu de son sale caractère, il ne me restait que l’approche
forcée. Et cette technique fonctionnait plutôt bien pour l’instant, mieux que
je ne l’aurais pensé.
Sara toussota, ce qui me tira de mes pensées. Apparemment, elle
attendait que je lui en dise davantage à propos de mon invité mystère.
— Tu n’auras qu’à te faire ta propre opinion lorsque tu le rencontreras.
— Ouais, t’as raison, je jugerai par moi-même.
Elle allait tourner les talons, mais se ravisa à la dernière seconde.
— Au fait, n’oublie pas de mettre des sous-vêtements sexy ! Il est fort
possible qu’une « soirée révisions » puisse se terminer en « soirée galipettes
sous la couette » ! Tu as toujours ta guêpière noire d’ailleurs ?
— Sara, grognai-je, agacée par ses commentaires.
— Oh ! c’est bon, je suis ta sœur ! Pas besoin de faire ta pudique
lorsqu’on parle de sous-vêtements suggestifs !
— Eh bien, figure-toi que si ! Je n’ai pas envie de parler de ce genre de
choses avec ma petite sœur de quatorze ans, compris ?
Déjà que je ne savais même pas qu’elle était au courant pour ma
guêpière, elle avait sûrement fouillé dans mes tiroirs un jour où je n’étais
pas à la maison.
— On dirait que tu réagis comme si tu ne l’avais jamais fait ! râla-t-elle.
— La ferme ! m’écriai-je en la poussant dans le couloir.
— Attends, tu ne l’as réellement jamais fait ? ! s’étonna-t-elle.
Je claquai la porte de la salle de bains pour ne plus la voir. Une bonne
dizaine de secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne reprenne la parole :
— Je suis sincèrement désolée pour toi, je pensais vraiment que Tom et
toi… Enfin, tu vois… Durant tout ce temps ensemble, il ne s’est rien
passé ? La vache ! Ce mec est vraiment un gros coincé ! À moins que ce ne
soit toi qui…
Je serrai les dents et plaquai les mains sur mes oreilles pour ne plus
l’entendre. Ce qu’il s’était passé, ou plutôt ce qu’il ne s’était pas passé entre
Tom et moi ne la regardait en aucun cas.
Parler de sous-vêtements avec ma sœur ne me dérangeait pas vraiment
en soi, mais avec Sara, la conversation dérapait vite sur le sexe. Sauf
qu’étant donné que j’étais loin d’être une experte dans ce domaine, je ne
voyais pas quel conseil je pouvais lui donner. Mais peut-être que,
maintenant qu’elle savait la vérité pour Tom et moi, elle n’aborderait plus le
sujet. Et puis, pourquoi s’excusait-elle au juste ? À croire que ne pas avoir
couché à dix-sept ans était dramatique !
Une fois certaine que Sara était retournée dans sa chambre, je passai un
rapide coup de téléphone à Vic. Celle-ci n’était pas venue en cours
aujourd’hui, elle avait réussi à convaincre sa tante de lui accorder une
journée de repos à la maison après son aventure à l’hôpital. Cette fille était
vraiment une comédienne persuasive !
— Vic, c’est moi…
— Évidemment que c’est toi, je te rappelle que ton prénom s’affiche
lorsque tu m’appelles !
— Bref, je voulais simplement te dire que je ne pourrai pas passer ce
soir, alors…
— Stop, stop ! Tu crois vraiment que tu vas pouvoir sauter les détails ?
Ex-pli-ca-tion ! Et tout de suite !
— D’accord, comme tu voudras. Hier, je suis passée chez Zach comme
prévu et il doit venir ce soir chez moi pour l’exposé.
— Chez… toi ?
— Ouais, il ne devrait pas tarder d’ailleurs. Ça m’a aussi un peu
surprise sur le coup, mais…
— Je suis certaine que tu lui plais.
— Ne dis pas n’importe quoi ! Il me prend pour une folle, une fille
complètement déséquilibrée mentalement qui le traque jour et nuit et qui va
même jusqu’à s’introduire chez lui et…
— Et toi ? Il te plaît aussi, pas vrai ?
Je restai silencieuse, ne sachant pas comment répondre à cette question.
— J’en étais sûre ! Bon, je ne t’en veux pas de m’avoir menti hier,
disons qu’on cache tous certaines choses, et moi la première. D’ailleurs, il
faudra que je te parle de certains trucs dès que je reviens en cours… Et toi,
tu auras intérêt à me raconter chaque petit détail de votre soirée, compris ?
— Ne va pas t’imaginer qu’il se passera quelque chose. Je suis
sûrement la dernière fille qu’il veut voir sur cette terre.
— Hum, détrompe-toi, Blanche-Neige a beaucoup de succès avec les
mecs au lycée ! Et, petit conseil d’amie, si tu regrettes vraiment d’avoir agi
de cette façon, tu n’as qu’à lui montrer qui tu es réellement, qui est la vraie
Élodie.
J’entendis frapper à la porte d’entrée.
— Je crois qu’il est là…
— Eh bah, qu’est-ce que t’attends pour y aller ! Allez, amusez-vous
bien tous les deux !
Elle raccrocha la première. Je rangeai mon portable dans la poche de
mon jean, ajustai derrière mes oreilles quelques mèches s’échappant de mon
chignon, puis quittai la salle de bains au pas de course.
En descendant l'escalier, j’aperçus ma sœur et Zach discuter dans le hall
d’entrée. Comme à son habitude, il portait un jean et un T-shirt noir sous
une veste en cuir. Vêtements simples qui le définissaient parfaitement…
— Ah… La voilà ! s’exclama Sara en se retournant.
Elle leva discrètement le pouce, un énorme sourire s’épanouissant sur
son visage. Je secouai la tête et les rejoignis.
— Salut, dis-je à l’intention de Zach, tu n’as pas eu trop de mal à
trouver l’adresse ?
Il haussa les épaules avant d’ajouter :
— Où est-ce que tu veux travailler ?
Toujours aussi agréable…
— Suis-moi…
J’allais monter l'escalier lorsque ma mère surgit devant moi tel un félin
échappé de sa cage. Je sursautai.
— Maman, tu m’as fait peur ! lui reprochai-je.
— Ça t’apprendra à ne pas m’avoir présenté ce charmant jeune
homme… Vous êtes ?
— Je m’appelle Zach, madame Winston, je suis enchanté de faire votre
connaissance. Et si je peux me permettre, la robe que vous portez vous va
vraiment à ravir !
J’en restai bouche bée tandis que ma mère esquissait un léger sourire.
La voilà tombée sous son charme, elle aussi…
Mais depuis quand Zach se montrait-il aussi courtois envers les autres ?
Se comportait-il seulement de cette façon avec les adultes ? Si c’était le cas,
j’aurais bien aimé avoir dix ans de plus simplement pour l’entendre me
parler comme ça !
— Eh bien, Zach, reprit-elle, je comptais préparer une énorme tarte aux
pommes pour le dessert ce soir. Est-ce que vous me ferez l’honneur de
rester pour le dîner ?
J’en étais sûre ! Ma mère agissait toujours de cette manière lorsque
j’invitais mes amis chez nous à Londres ! Enfin, seulement ceux qu’elle
appréciait ou ceux qu’elle ne connaissait pas… ce qui était exactement le
cas de Zach. Étant donné que nous venions de déménager, elle devait aussi
être curieuse de rencontrer nos « nouveaux amis ».
Bref, de toute façon, Zach me détestait. Je dirais même qu’il me
haïssait, alors il allait tout simplement refuser.
— Maman… Zach a certainement déjà quelque chose de prévu ce soir,
déclarai-je en jetant un coup d’œil à l’« invité potentiel ».
Qu’est-ce qu’il attendait pour répondre, sérieusement ? !
Il m’adressa un rapide sourire en coin, avant de se tourner vers ma
mère. Oh non, je n’aimais pas du tout ce sourire.
— En fait, pas vraiment. Je serais ravi de dîner avec vous, madame
Winston.
Chapitre 13

C’était… c’était une blague, là ? Pourquoi ? Mais pourquoi diable avait-


il accepté ? !
— Cela me fait vraiment plaisir ! répondit ma mère, le sourire aux
lèvres. Et puis, tu peux m’appeler Eleonore ! Bon… Je retourne à mes
fourneaux, travaillez bien tous les deux !
Elle me jeta un regard noir en passant devant moi. Regard qui signifiait
« Tu aurais pu me prévenir quand même ! » Je serrai les dents et grimpai les
marches deux à deux. Une fois en haut, je me retournai et bloquai le
passage à Zach.
— Il est hors de question que tu restes manger ! l’avertis-je, les mains
sur les hanches.
J’étais bien décidée à le faire changer d’avis.
— Et pourquoi pas ? rétorqua-t-il en haussant un sourcil.
— Parce que ! Tu n’as aucune raison de vouloir participer à ce repas !
Et puis, ce n’est pas comme si nous étions amis ou…
— Je te rappelle que tu as bien fait connaissance avec ma famille, alors
pourquoi je ne pourrais pas en faire autant avec la tienne ?
J’ouvris la bouche, mais aucune réponse n’en sortit. Satisfait, Zach me
poussa sur le côté et s’avança dans le couloir comme s’il savait déjà où se
trouvait ma chambre. Il s’arrêta devant celle de Sara, je le rejoignis et
stoppai sa main avant qu’il ne tourne la poignée.
— Ça n’a rien à voir, répondis-je finalement. Au passage, tu es chez
moi, alors arrête de t’aventurer n’importe où. Ma chambre est de l’autre
côté.
Il baissa les yeux sur ma main posée sur la sienne. Je la retirai
rapidement et me dirigeai vers ma chambre en espérant qu’il n’avait pas
remarqué mon embarras.
Une fois à l’intérieur, je regrettai aussitôt notre petite conversation. Vic
m’avait conseillé de lui montrer qui j’étais réellement, qui était la vraie
Élodie. Pourtant, au lieu de me réjouir de sa présence au dîner, je m’étais
une fois de plus énervée.
D’un autre côté, je trouvais ma réaction plutôt normale ; pourquoi Zach
souhaitait-il rester manger chez moi ? Quel était son intérêt à ça ?
Je soupirai. Finalement, peut-être que c’était juste moi, qu’il n’y avait
pas de « vraie Élodie », que tous mes actes jusqu’à présent ne montraient
rien d’autre que ma vraie nature. J’étais quelqu’un d’obstinée, chiante,
collante, agressive et égoïste… Oui, cela me définissait parfaitement.
Je tournai la tête vers Zach. Il était resté immobile devant la porte,
observant chaque recoin de la pièce. Autant dire qu’il n’y avait pas grand-
chose à voir. Rien n’avait changé depuis notre arrivée, à l’exception de
l’énorme pile de livres posée sur la commode près de mon lit. Livres que
j’avais empruntés à la bibliothèque du lycée spécialement pour l’exposé…
— Tu peux t’asseoir sur mon lit, lançai-je en m’avançant au centre de la
pièce.
Il jeta un coup d’œil à mon lit avant de me regarder à nouveau, l’air un
peu troublé.
— Non mais je rêve ! m’exaspérai-je. On dirait un vrai gamin !
Je lui attrapai le bras et le poussai vers mon lit. Ce n’était pas le moment
de jouer le mec « coincé, timide et gêné », surtout que cette image ne lui
correspondait pas du tout !
Malheureusement, dans l’action, je trébuchai sur mon sac de cours, sac
que j’avais comme par hasard laissé traîner par terre, et tombai à la renverse
sur… Zach. Au moins, c’était mieux que le sol.
— Aïe…, grommelai-je en relevant la tête.
Mon regard croisa le sien avant que je ne me rende vraiment compte de
la situation. J’étais carrément étendue sur lui et nous étions si proches l’un
de l’autre que je pouvais même entendre les battements de son cœur.
J’espérais sincèrement qu’il ne faisait pas attention aux miens, et à leur
cadence plutôt soutenue…
— Dé… désolée, bredouillai-je d’une voix confuse.
— Alors, tu devrais peut-être te lever.
— Peut-être…
Mais je ne fis rien malgré mon embarras augmentant de seconde en
seconde. Je devais être rouge de honte, mais cela m’était égal. Je n’avais
pas envie de me redresser. Pas maintenant. Mon rythme cardiaque
s’accéléra davantage tandis que mon regard parcourait chaque parcelle de
son visage. Je remarquai même qu’il avait un grain de beauté au-dessus du
sourcil gauche. Plutôt mignon.
Cette sensation, ces frissons… C’était quelque chose que je n’avais
jamais éprouvé auparavant. Jamais. Même lorsque j’avais été avec Tom.
Pourquoi Zach ? Que se passait-il avec lui ?
Je perçus quelque chose bouger près de mon bras. Il venait de lever la
main et l’approchait lentement de mon visage. Ma respiration devint
soudain irrégulière. Qu’était-il en train de faire ? ! Mais Zach s’arrêta
brusquement et je profitai de cet instant pour m’écarter vivement, bien qu’à
contrecœur.
Une fois debout, je me retournai face à la porte et toussotai, gênée par la
tournure qu’avait prise la situation. Qu’est-ce qui avait failli se produire au
juste ? Pourquoi était-il resté silencieux durant ces longues minutes ?
Pourquoi ne m’avait-il pas crié dessus ou même poussée sur le côté ?
Pourquoi ne s’était-il pas montré arrogant et désagréable comme
d’habitude ?
Je me tournai de nouveau pour lui faire face en essayant de me calmer.
— Bon… On devrait commencer, repris-je d’une voix mal assurée.
Il acquiesça et s’assit finalement sur mon lit. J’attrapai mon ordinateur
portable posé sur mon bureau et le lui tendis.
— La Seconde Guerre mondiale, lui annonçai-je en croisant les bras sur
ma poitrine.
Il me regarda, indécis.
— C’est la guerre que j’ai choisie. Tout d’abord, je veux que tu
recherches tout ce qui s’est passé avant 1939. C’est-à-dire le contexte
historique, les conditions de vie des Juifs, ce qu’ils avaient le droit de faire
et de ne pas faire, le port de l’étoile jaune, ce qu’elle symbolise, puis ce qui
a conduit à la guerre. Ensuite, une fois que tu auras tous ces éléments, tu en
feras un bref résumé. Renseigne-toi aussi sur Hitler, car on fera sa
biographie et…
— Élodie, me coupa-t-il.
— Quoi ?
— Je ne fais pas dix choses à la fois.
— Désolée, c’est juste que…
Après avoir posé mon ordinateur, il se laissa tomber sur le dos, les
mains derrière la tête, et fixa le plafond en soupirant.
— Explique-moi ton plan pour commencer.
— Euh… Je pensais diviser l’exposé en plusieurs parties. D’abord, faire
une introduction, expliquer le contexte. Ensuite, parler de la guerre,
puisqu’il s’agit de l’événement central, également de la fin de la guerre
avec l’arrivée des Américains, mais aussi de l’après-guerre et de tous les
dommages causés, qu’ils soient matériels, physiques ou psychologiques. De
l’impact qu’elle a eu sur la politique et l’économie des pays. On pourrait
ensuite faire une petite ouverture sur la guerre froide, qu’est-ce que t’en
penses ?
— Ça me va, mais n’oublie pas que l’exposé ne doit pas dépasser une
dizaine de minutes à l’oral, dit-il en relevant la tête.
— Quoi ? Dix minutes seulement ? ! m’étonnai-je.
Il sourit, visiblement amusé par ma consternation.
— Ouais, ce n’est pas une thèse qu’on doit rendre, on est encore au
lycée, idiote.
Je me massai la nuque, décontenancée.
— Très bien… On n’a qu’à supprimer l’introduction alors et… et aussi
l’ouverture. On fera juste une petite conclusion, répondis-je, dépitée, en
m’asseyant à mon tour sur le bord du lit.
Il hocha la tête et commença à naviguer sur Internet.
— Ne va pas prendre tout ce qu’il y a sur Wikipédia, l’avertis-je, ce
n’est pas une source fiable.
Il pencha la tête vers moi.
— Tu crois vraiment que M. Carter va aller vérifier ?
— Aucune idée, mais je n’ai pas envie de prendre le risque.
— « Prendre le risque » ? dit-il avant de se mettre à rire. Alors, te faire
prendre pour plagiat ou avoir une mauvaise note, ça te fait peur, mais
provoquer n’importe qui, agir comme bon te semble au lycée, porter des
tenues ultra-suggestives… Tout ça, ce n’est pas prendre des risques pour
toi ?
— « Des tenues ultra-suggestives » ? répétai-je, offusquée. Mais tout le
monde ne porte que ça ici !
— Mais tu n’es pas « tout le monde », Élodie.
Je fronçai les sourcils.
— Qu’est-ce que tu entends par là…
— Ne fais pas comme si tu n’avais pas compris ce que je voulais dire.
Tu es le genre de fille qui attire les regards.
Ma main droite partit toute seule, mais ayant de bons réflexes, Zach
l’esquiva juste à temps.
— Qu’est-ce qui te prend ? ! s’écria-t-il, surpris.
— Traite-moi encore une fois de salope et je te jure que tu vas finir
eunuque, espèce de connard !
Il soupira.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, alors arrête de vouloir frapper
tout le monde et réfléchis un peu avant d’agir !
« Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. » Alors quoi, cela signifiait qu’il
me trouvait jolie ? Un compliment de sa part ? C’était bien la meilleure !
J’aurais éclaté de rire si son regard n’avait pas été aussi sérieux et insistant.
Je finis par détourner la tête. Tout ce qui était en train de se passer dans
ma chambre, rien que le fait que nous étions tous les deux assis sur mon lit,
c’était inimaginable. Et voilà que maintenant il se mettait à me dire des
choses pareilles ! Y avait-il un fantôme dans cette maison qui changeait la
mentalité et le comportement des gens ? Parce que j’avais du mal à croire
que ce moment était bel et bien réel.
— Bref, repris-je au bout de plusieurs secondes de silence, pour ce qui
est de mon style, j’ai seulement essayé de m’intégrer, d’accord ? En plus,
j’aime ces vêtements, j’ai l’impression qu’ils me définissent parfaitement et
que je peux enfin être moi-même là-dedans, et puis merde, on est là pour
travailler, pas pour parler de moi et de ce que je porte !
J’attrapai la pile de livres posée sur ma commode et ouvris le premier
bouquin que j’avais sous la main. Il n’avait aucun rapport avec la Seconde
Guerre mondiale, mais je fis semblant de bosser la première pour qu’il s’y
mette aussi. Technique qui fonctionna très bien.
Au bout de deux heures intensives de travail, ma mère nous appela pour
le dîner. Zach s’étira et se leva le premier.
— Je meurs de faim ! m’avoua-t-il en sortant dans le couloir.
Et il descendit tout seul au rez-de-chaussée, sans même m’attendre,
comme s’il vivait ici ! Il n’était pas croyable !
Je sautai du lit et jetai un dernier coup d’œil à notre exposé, avant de
quitter ma chambre. Nous avions plutôt bien avancé et j’étais sûre que d’ici
une petite heure il serait fini.
Une fois dans la cuisine, je m’assis en face de Sara tandis que Zach
s’était installé à sa droite. Ma sœur me fixait, un énorme sourire aux lèvres.
— Qu’est-ce que t’as, toi encore ? lui lançai-je.
— Rien, rien, répondit-elle en se servant un grand verre d’eau.
Toujours souriante, elle remplit celui de Zach, qui la remercia.
— J’espère que vous avez faim ! s’enthousiasma ma mère en déposant
devant nos yeux un énorme rôti de bœuf.
— Maman, on n’est que quatre, lui fis-je remarquer. On dirait que t’as
préparé un plat pour tout un régiment ! D’ailleurs, papa ne mange pas avec
nous ?
— Non, il m’a dit qu’il rentrerait tard et que nous ne devions pas
l’attendre ce soir. Et puis, s’il en reste, Zach n’aura qu’à en rapporter chez
lui, comme ça sa famille pourra également en profiter ! rétorqua-t-elle en
s’asseyant à mes côtés.
— Et je suis sûre que ta mère ne cuisine pas aussi bien que la nôtre, lui
souffla Sara en se servant la première.
Je la fusillai du regard. Qu’est-ce qu’elle en savait ?
— À vrai dire, ma mère ne cuisine que très rarement chez nous, lui
répondit-il simplement.
— C’est ton père qui s’y colle ? s’étonna ma sœur. C’est tellement rare
de voir les hommes faire la cuisine ! Enfin, je dis ça par rapport au mien. La
cuisine, ce n’est vraiment pas son truc, il fait carrément tout brûler ! Mais je
présume que si ta mère le laisse faire, c’est qu’il doit être vachement doué,
pas vrai ? Est-ce que tu aurais hérité de ses compétences culinaires ? Si
c’est le cas, il faudrait que tu nous fasses…
— Sara, l’interrompis-je froidement.
Elle tourna la tête vers Zach. Sa main droite, qui tenait son couteau,
s’était mise à trembler. Que lui arrivait-il ?
— Tout va bien ? s’enquit ma mère.
Il se contenta de hocher la tête et de reposer doucement son couvert sur
la table. Personne ne sembla vraiment convaincu, mais au moins Sara avait
compris le message et elle ouvrit désormais seulement la bouche pour y
faire entrer de la nourriture.
Au fur et à mesure que le repas avançait, je réalisai que ma mère était
tout aussi curieuse que moi. Ou peut-être que toutes les mères étaient ainsi.
Elle ne cessait de l’interroger sans lui laisser le temps de respirer une
minute. Les premières questions portèrent sur moi, elle lui demanda par
exemple si je m’étais bien intégrée parmi les autres élèves. Heureusement,
Zach se contenta de répondre que nous n’étions ensemble que pour
l’exposé, ce qui était la stricte vérité, et que l’on ne s’était jamais vus en
dehors de la salle de classe, ni même croisés dans les couloirs, hormis pour
cette raison.
S’il avait dit un mot de plus, je l’aurais étranglé sur-le-champ. Comme
lui parler de ma superbe relation avec Ryan, ou de la magnifique entrevue
que nous avions eue dans les couloirs lors de mon premier jour de cours.
Il s’agissait sûrement du pire dîner de ma vie. J’aurais dû être heureuse,
dire que Zach Menser mangeait chez moi, avec ma famille ! C’était à la
fois… bizarre et incroyable. Vic n’allait pas en revenir et la plupart des
filles du lycée ne me croiraient pas si je le leur racontais.
Je n’avais jamais été aussi stressée. Chaque fois que Zach s’apprêtait à
parler, j’étais sur mes gardes, prête à renverser mon verre s’il s’aventurait
sur un sujet dangereux. La petite lueur d’amusement dans son regard ne me
disait rien de bon. Ce gars était pire qu’un tortionnaire ! Peut-être cherchait-
il à se venger du fait que je l’avais harcelé… Enfin, heureusement pour moi,
et également pour lui, ses réponses vagues suffirent à ma mère.
Après avoir fini sa part de dessert, l’énorme tarte aux pommes qu’elle
nous avait promise, ma mère bombarda encore plus Zach de questions.
J’avais oublié à quel point elle parlait vite lorsqu’elle n’avait plus la bouche
pleine et j’espérais de tout cœur que Zach ne se sentait pas trop assailli. Elle
l’interrogea même sur ses loisirs et, évidemment, Zach évoqua la salle de
sport d’Eric, en omettant de préciser que j’y étais déjà allée pour lui donner
une bonne leçon. J’appris aussi qu’il avait fait du base-ball plus jeune, cela
me rappela son frère et la promesse que je lui avais faite d’aller
prochainement voir un de ses matchs.
Ma mère évitait de mentionner sa famille, alors que c’est l’un des sujets
principaux lorsqu’on veut connaître davantage une personne, en savoir plus
sur ses parents, leur métier, savoir s’il a des frères et sœurs. Mais après ce
qui s’était passé avec Sara, elle devait avoir compris que c’était tabou.
Son père… Il n’y avait aucune trace de lui dans sa maison, et la façon
qu’avait eue Zach de réagir tout à l’heure, sa tristesse et sa colère
m’intriguaient. Que lui avait-il fait exactement ? Les avaient-ils
abandonnés, lui et sa famille ?
Mes questions allaient devoir attendre car, après une bonne heure de
cauchemar en cuisine, ma mère venait de commencer à débarrasser la table.
Zach voulut l’aider, mais de crainte qu’elle ne cherche à en savoir plus sur
son compte, je lui fis comprendre qu’il était temps pour lui de partir. Après
tout, il était déjà 21 heures passées.
— Nous sommes restés à table aussi longtemps ? s’étonna-t-elle en
posant les assiettes dans l’évier. Vous avez terminé votre exposé au moins ?
— Oui ! On a tout fini, ne t’inquiète pas pour nous, maman. Sur ce, je
vais le raccompagner ! m’empressai-je de répondre.
— Bon, eh bien… J’ai été ravie de te rencontrer, Zach, lui dit ma mère
en l’embrassant sur la joue. Rentre bien et repasse quand tu veux à la
maison ! Tu seras toujours le bienvenu chez nous.
— Merci beaucoup, mad… Eleonore.
Je lui attrapai la main et l’entraînai dehors sans qu’il ait eu le temps
d’enfiler sa veste.
Une fois la porte d’entrée refermée derrière nous, je laissai le vent frais
de la nuit m’envelopper et pris un instant pour me détendre. Tout mon stress
du repas sembla s’envoler, à mon grand soulagement.
J’aperçus une magnifique moto garée sur le bord de la route. C’était
sûrement la sienne.
— Tu vois, tout s’est bien passé, dit-il.
— « Bien passé » ? répétai-je en me retournant vers lui. C’était le pire et
le plus horrible repas de toute ma vie ! J’ai dû manquer de m’étouffer avec
ma nourriture plus d’une dizaine de fois et j’ai vraiment cru que mon cœur
allait me lâcher à chaque fois que tu souriais d’un air malicieux !
Il éclata de rire.
— Ah ! Tu trouves ça drôle ? Évidemment, puisque monsieur s’est
amusé à me torturer l’esprit pendant une heure !
— Si tu veux, je peux retourner aider ta mère dans la cuisine, plaisanta-
t-il.
— Je te jure que si tu fais ça…
Je me massai le crâne, agacée, avant d’ajouter :
— Rien de tout cela ne serait arrivé si tu avais refusé de rester dîner !
— Et toi, si tu ne m’avais pas invité chez toi pour faire cet exposé
inutile et ennuyeux.
— C’est toi qui t’es invité chez moi, le corrigeai-je. Bon, sur ce, rentre
bien !
J’allais ouvrir la porte lorsque sa main se posa avant la mienne sur la
poignée.
— Désolé, Élodie, reprit-il. J’ai passé un très bon moment avec ta
famille.
Je le dévisageai un instant.
— Sérieusement ?
Il acquiesça.
— Sérieusement. Tu as de la chance, ta sœur est adorable et beaucoup
moins chiante que toi. Quant à ta mère, elle est super, sympathique, gentille,
et je sais à présent de qui tu tiens ton petit nez.
— Va te faire voir ! lançai-je sur le ton de la plaisanterie.
— Je rigole, ton nez est vraiment très bien, et pour l’exposé ? Tu as
seulement dit qu’on avait terminé pour me mettre à la porte, alors qu’est-ce
que tu proposes ?
Pourquoi était-il si gentil avec moi tout à coup ? Et pourquoi
s’intéressait-il soudain à notre devoir ?
— Il ne reste plus grand-chose à faire, alors… Je le finirai ce soir.
— Comme tu veux. Tu n’auras qu’à me l’envoyer par mail lorsque tu
auras fini.
— Je n’ai pas ton mail, lui fis-je remarquer.
— Donne-moi ton portable.
— Pourquoi…
Je le sortis tout de même de ma poche et le lui tendis. Il tapa quelque
chose dessus avant de me le rendre.
— J’ai ajouté mon adresse mail et mon numéro de téléphone dans tes
contacts. Envoie-moi un SMS pour me prévenir d’aller vérifier ma
messagerie, OK ?
Il se retourna sans attendre ma réponse et avança dans la rue.
— Zach, l’arrêtai-je après avoir rangé mon portable dans ma poche. Je
suis désolée et… merci. Merci pour tout.
J’espérais qu’il pouvait entendre la sincérité dans ma voix. Il n’avait
rien dit à ma mère sur ce qui s’était réellement passé au lycée, et il avait
même travaillé aussi bien que moi sur l’exposé. Je lui étais vraiment
redevable.
— Eh bien, ce n’est pas comme si on m’y avait obligé, hein ? plaisanta-
t-il avant de monter sur sa moto.
Je secouai la tête et attendis qu’il démarre, puis rentrai chez moi.
— Élodie, qui était ce garçon ?
Chapitre 14

Je sursautai. Mon père venait de surgir devant moi tel un fantôme sorti
de nulle part. Depuis quand était-il là ? Avait-il entendu toute notre
conversation ?
— Euh… personne, enfin… juste un ami.
— On devrait rentrer.
Je hochai la tête et pénétrai la première à l’intérieur en me mordant la
lèvre. Bon, même s’il avait tout entendu, ce n’était pas comme s’il nous
avait vus en train de nous embrasser. On s’était contentés de parler comme
deux personnes normales, je n’avais donc aucune raison d’être mal à l’aise.
Pourtant, j’avançai jusqu’à la cuisine, les yeux rivés sur mes pieds, comme
si j’étais une enfant ayant fait une grosse bêtise et s’attendant à être
grondée.
Je relevai tout de même la tête en remarquant que ma sœur était
étrangement en train de faire la vaisselle. Cela devait lui arriver une fois par
an et j’eus presque envie de prendre une photo pour immortaliser ce
moment si rare. Que s’était-il passé pour qu’elle s’y mette ? Cette soirée
était décidément la plus anormale de toute mon existence.
— Ah, Mark, tu es enfin rentré ! s’exclama ma mère d’un air ravi. Tu as
déjà mangé ?
— Hum, oui, ne t’en fais pas pour moi. Par contre, pourrais-tu me dire
qui était le jeune homme que j’ai vu à l’instant dehors avec notre fille ?
Je soupirai. Mon père et les garçons, c’était toujours la même chose.
Dès qu’il me voyait seule en compagnie d’un individu de sexe masculin, il
s’imaginait tout de suite le pire ! Il avait mis plus d’un mois pour accepter
que je sorte officiellement avec Tom. Et uniquement parce que mon petit
ami de l’époque était un honnête et un bon chrétien qui s’entêtait à respecter
son anneau de pureté, c’est-à-dire à ne vouloir coucher qu’après le mariage.
C’était d’ailleurs pour ça que j’étais encore et toujours vierge !
— C’était un ami, papa, il est venu à la maison parce qu’on avait un
exposé à faire et c’est tout, tentai-je de lui expliquer.
— Et c’est seulement à cette heure-là qu’il part ?
— C’est ma faute, lui répondit ma mère pour prendre ma défense. Je
l’ai invité à dîner et tu me connais, Mark, à table, je suis toujours une
grande bavarde.
Mon père ne semblait pas du tout convaincu.
— Et puis, c’est quoi cette tenue, Élodie ? s’écria-t-il tout à coup.
Oups, j’avais oublié ce petit détail.
— C’est… c’est juste pour traîner à la maison, bredouillai-je comme
seule excuse.
— Encore heureux ! Que je ne te voie jamais porter ce genre
d’accoutrement pour te rendre au lycée !
Ma mère me fit signe de filer dans ma chambre avant qu’il n’en rajoute
une couche, mais je n’eus pas le temps de mettre un seul pied hors de la
cuisine, car Sara déclara :
— C’est peut-être un ami pour l’instant, mais je suis sûre que bientôt il
sera bien plus que ça !
— Comment ça ? reprit mon père en fronçant les sourcils. Élodie,
reviens là tout de suite !
Je serrai les dents. Sara, je vais te tuer ! grognai-je mentalement en
faisant demi-tour.
— Tu es avec Tom, pourquoi a-t-elle dit ça ?
— Elle n’est plus avec Tom, répondit ma peste de sœur à ma place.
— Sara ! m’énervai-je. Tu ne peux pas te la fermer deux minutes ?
— Élodie ! Surveille un peu ton langage ! me gronda mon père avant
d’ajouter : Est-ce que c’est vrai ? Tu n’es plus avec Tom ?
Je baissai une nouvelle fois la tête, coupable. Je détestais les
conversations de famille, notamment lorsque je devais parler de mes
relations de couple avec mes parents. Et j’en voulais terriblement à Sara sur
ce coup-là !
— C’est vrai, avouai-je finalement. J’ai rompu avec lui lorsque nous
sommes arrivés ici.
— Mais pourquoi as-tu fait une chose pareille ? Tu étais si heureuse
avec lui ! s’étonna ma mère en s’asseyant à table.
Ce simple geste me fit comprendre que la discussion allait certainement
durer encore un bon moment. Je n’étais pas sortie de l’auberge, moi !
J’hésitai un instant à leur répondre que ça ne les regardait pas, que
c’était ma vie privée et ma décision personnelle, mais cela n’aurait fait
qu’aggraver les choses. Et puis, au point où j’en étais, autant déballer toute
la vérité…
— Je ne l’aimais plus. D’ailleurs, je ne sais même pas si je l’ai
réellement aimé un jour. Enfin, je veux dire que j’avais des sentiments pour
lui, mais je n’ai jamais réussi à savoir si c’était vraiment de l’amour. Enfin
bref, de toute façon, la relation à distance, ça n’aurait pas marché.
À voir la tête de mon père, j’avais l’impression qu’il était complètement
dépité. Et tel que je le connaissais, ça devait être encore pire à l’intérieur.
Vous savez, l’amour paternel… Les pères sont toujours très protecteurs
avec leurs enfants, et souvent davantage avec les filles. Notamment
lorsqu’il s’agit d’adolescentes célibataires susceptibles d’être convoitées
comme des proies par la gent masculine. Mon père devait vraiment flipper
et se demander à quoi ressemblerait le prochain mâle qui entrerait dans ma
vie.
— Tu dis ça avant même d’avoir essayé ! Et Tom…, ajouta mon père
d’une voix tendue.
Évidemment, en me sachant en couple avec un croyant, qui plus est
dans une relation à distance, il ne se serait pas inquiété, certain que ma
virginité était protégée à 100 %. Après tout, ce n’est pas comme si on
pouvait coucher par webcam…
— Papa, il n’y a plus de Tom, c’est fini. D’ailleurs, je ne veux plus
entendre son nom dans cette maison et je ne veux plus que personne parle à
nouveau de lui, d’accord ? Je ne le reverrai jamais !
J’espérais avoir été assez claire sur ce point-là.
— Et donc, ce garçon ? poursuivit mon père.
Moi qui pensais que la discussion arrivait enfin à son terme… D’un
autre côté, je savais que je tenais mon caractère obstiné de mon père. Il
n’abandonnait jamais, peu importent les obstacles qui se dressaient devant
lui.
— Il s’appelle Zach Menser, répondit Sara.
Je la regardai, surprise.
— Comment est-ce que tu connais son nom de famille ?
Elle esquissa un petit sourire malicieux.
— Voyons, Élodie, tout le monde connaît le beau Zach et sa magnifique
réputation.
— « Magnifique réputation » ? Comment ça ? répéta mon père en nous
jetant un regard à l’une puis à l’autre.
Si elle disait un mot de plus… j’allais sérieusement l’étriper ! Elle avait
une dent contre moi ou quoi ?
Sara finit par lâcher le morceau :
— Bah, tu sais, papa, dans la plupart des séries américaines, y a
toujours un bad boy, le genre de mec qui plaît à toutes les filles, car il est
ultra-canon, mystérieux et audacieux. Bah, Zach c’est un peu ce genre de
mec dans la réalité. Il a fait de la prison et personne ne sait pourquoi,
d’ailleurs, c’est encore plus palpitant de ne pas en connaître la raison, tu ne
trouves pas, Élo ?
Je fermai les yeux un instant pour essayer de rester zen. Lorsque je les
rouvris, le visage de mon père semblait se décomposer. Quant à ma mère,
elle était devenue aussi pâle qu’un linge.
Petit conseil du jour : si vous voulez surprendre vos parents, dites-leur
que vous venez d’inviter un ex-taulard chez vous, ça marchera à tous les
coups.
Bien joué, Sara, songeai-je en me grattant la nuque, agitée.
Mon père se tourna alors vers ma mère.
— Tu… tu as laissé un délinquant venir chez nous ? lui reprocha-t-il
d’un air furieux.
— Je ne le savais pas, Mark ! répondit-elle, encore sous le choc de la
nouvelle. Et puis, il était tellement sympathique et charmant…
Mon père reporta son attention sur moi et son regard austère me glaça le
sang.
— Je ne veux plus jamais que tu revoies ce garçon, Élodie, m’ordonna-
t-il d’un ton sans appel. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?
Ne plus revoir Zach alors qu’on était dans le même lycée ? Ça me
semblait assez difficile… Mais n’étant pas en état de me lancer dans une
plaidoirie face à mon père, je me contentai de hocher la tête.
— Bien. Maintenant, les filles, filez dans vos chambres, il se fait tard.
Je ne me fis pas prier et montai la première presque en courant.
Cependant, je ne me rendis pas dans ma chambre, mais dans celle de Sara.
— T’étais obligée de leur dire tout ça ? la grondai-je tout en m’asseyant
sur son lit. Et ne me dis pas que tu ne savais pas qu’ils allaient réagir de
cette façon, parce que tu le savais très bien !
— Tu ne penses pas qu’il était préférable que les parents soient au
courant ? C’est mieux qu’ils l’apprennent maintenant plutôt qu’au moment
de votre mariage…
— Qu’ils soient au courant de quoi au juste ? Ni toi ni moi n’avons idée
de ce que Zach a fait pour aller en prison ! Alors, quand on ne sait pas de
quoi on parle, on se tait ! À cause de toi, les parents doivent penser que
c’est un psychopathe meurtrier dangereux ! Alors non, tu aurais dû attendre
qu’ils fassent plus ample connaissance avec lui avant de le leur mentionner.
Et je t’ai déjà dit que je ne sortais pas avec lui. On avait seulement un
exposé à faire ensemble, combien de fois je vais…
— Pourquoi t’es autant énervée ? Si ce mec était si peu important pour
toi, tu te moquerais bien de ce que les parents pensent de lui.
Je serrai les dents face à son petit sourire victorieux.
— Tu m’exaspères, Sara, soupirai-je en me dirigeant vers la porte.
— Et puis, ça m’étonnerait fortement que Zach soit réellement venu
pour travailler, c’est clair que tu lui as tapé dans l’œil ! T’en as de la chance
quand même, il est super beau, je suis jalouse… En tout cas, j’ai hâte de
voir la tête de mes potes quand je vais leur dire que ma sœur sort avec…
— Sara ! grognai-je.
Elle n’ajouta rien, mais me regarda, irritée que je la coupe dans son
discours extravagant.
— Tu ne diras rien du tout, c’est compris ? Zach n’est pas venu ici de
son plein gré, d’accord ? J’ai dû le supplier plusieurs fois avant qu’il
n’accepte à contrecœur de bosser avec moi. Ce mec me déteste et…
— C’est vrai qu’un mec qui vient chez toi et qui accepte de rester dîner
avec ta famille, c’est logique qu’il te déteste. Tu es tellement sensée, grande
sœur. En attendant, j’aimerais bien me changer si tu veux bien quitter ma
chambre…
Au lieu de l’écouter, je fis demi-tour et m’arrêtai à sa hauteur.
— Écoute, je ne sais pas ce qui t’arrive en ce moment, mais t’es
vraiment désagréable. N’oublie pas que je garde tes petits secrets, alors si tu
ne veux pas que papa et maman soient au courant, tu ferais mieux de tenir
ta langue toi aussi.
— Tu m’as promis de ne rien dire, me rappela-t-elle. Donc si tu
l’ouvres, je te jure que je ne t’adresserai plus jamais la parole.
— Ça vaut aussi pour toi, petite sœur.
Je quittai sa chambre en croisant les doigts pour que mon chantage
suffise à lui clouer le bec sur ce sujet.

Une fois démaquillée et en pyjama, je me glissai sous la couette dans


l’espoir de trouver un peu de réconfort dans le sommeil. Mais impossible de
m’endormir.
J’attrapai alors mon portable posé sur ma commode et ouvris mon
répertoire. Je fronçai les sourcils en ne trouvant aucun « Zach » à la lettre Z.
Je fis défiler tous mes numéros jusqu’à ce que mon regard s’arrête sur « le
parfait gentleman ». J’explosai de rire dans mon oreiller.
Il n’avait rien trouvé de mieux que ça ? ! Bon, d’accord, il avait fait pas
mal d’efforts en se présentant à ma mère, mais de là à se qualifier de
« parfait gentleman », c’était un peu exagéré. Je m’empressai de le
renommer « le détestable gentleman », ce surnom lui allait mille fois
mieux ! Je souris en l’enregistrant et reposai mon téléphone sur la
commode.
Dire que j’ai le numéro et l’adresse mail de Zach…, songeai-je avec un
air probablement béat.
Je secouai la tête pour en chasser cette pensée niaise. Il n’y avait pas de
quoi être heureuse. Il me les avait juste donnés pour que je puisse lui
envoyer la fin de l’exposé, alors…
— Eh merde, marmonnai-je en me levant à contrecœur pour terminer ce
fichu exposé.

* * *
— T’as l’air fatiguée aujourd’hui, remarqua Vic tandis que je bâillais
pour la centième fois de la matinée.
Et je pouvais l’être. Je m’étais couchée à pas d’heure. Je sortis mon
portable de mon sac et regardai l’écran. Aucun nouveau message. Et dire
que je lui avais envoyé toute la conclusion dans la nuit, il aurait quand
même pu avoir la gentillesse de me répondre au moins un « merci ».
Mais à mieux y réfléchir, je savais que Zach n’était pas le genre de mec
à communiquer par messages. Il était même plutôt du genre à me donner un
faux numéro pour se moquer de moi. Sauf que je ne pouvais pas vérifier,
puisqu’il n’était pas venu en cours aujourd’hui.
— Je me demande bien ce qu’il peut faire, marmonnai-je en posant la
tête contre un casier.
Vic devina immédiatement à qui je faisais allusion. Je lui avais raconté
un peu plus tôt ma soirée, en omettant certains détails comme la chute dans
ma chambre ou le compliment qu’il m’avait fait. Résultat, elle était déçue
qu’aucun de nous deux n’ait rien tenté avec l’autre. Des fois, j’avais
vraiment l’impression de discuter avec ma sœur. Sara, sors de ce corps !
D’ailleurs, comment se faisait-il que toutes deux soient plus confiantes que
moi en la possibilité qu’il se passe quelque chose entre Zach et moi ?
— Au fait, Wade m’a dit un truc à propos de Zach…
Je tournai la tête vers elle, surprise.
— Wade ? Pourquoi tu me parles de lui tout à coup ?
Elle prit une grande inspiration.
— C’est de lui qu’il fallait que je te parle…
— Ne me dis pas qu’il va revenir au lycée ! suppliai-je en croisant les
doigts.
— Non, mais je pense que c’est tout aussi pire… Tu devrais te préparer
mentalement.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne vois pas ce qui peut être…
Je m’arrêtai en voyant le visage de Vic virer au rouge tomate.
— Oh non ! Non ! Non, non, non ! m’écriai-je en reculant de quelques
pas dans le couloir central.
— Écoute-moi au moins ! Ce n’est pas ce que tu crois !
Je soupirai.
— Vic, ce gars est un vrai connard ! Comment est-ce que tu peux…
— S’il a été renvoyé du lycée, c’est ma faute. Tu sais, je t’avais parlé de
ce professeur dont j’étais tombée amoureuse au collège… L’autre jour, ce
même professeur m’attendait à la sortie du lycée. Nous avons un peu
discuté et, là, il m’a dit qu’il n’arrivait pas à m’oublier et qu’il voulait que
tout redevienne comme avant, qu’on sorte à nouveau ensemble. C’était
tellement… bizarre, même flippant qu’il soit là et qu’il me dise ça comme
si tout était aussi simple ! Je n’ai pas su quoi répondre et j’ai pris la fuite.
Elle s’arrêta un instant, se remémorant certainement ce moment.
— En tout cas, il n’avait pas l’intention d’abandonner, reprit-elle.
Chaque fois que nous terminions les cours, il était là. Il m’attendait dehors
pour essayer de me convaincre de me remettre avec lui. D’un côté, je
trouvais ses efforts plutôt mignons, mais d’un autre, c’était trop étrange.
Pourquoi maintenant ? Je veux dire, s’il tenait réellement à moi, pourquoi
avoir laissé passer tout ce temps pour venir me le dire ? Et puis, le fait qu’il
soit là chaque après-midi… Est-ce qu’il n’avait rien d’autre à faire dans la
vie ? Était-il au chômage ? Avait-il eu une autre relation prof-élève pour
laquelle il avait été viré une bonne fois pour toutes ? Je n’arrêtais pas de me
poser des questions et, à force, j’ai réalisé qu’on ne pouvait pas se remettre
ensemble, même s’il était vraiment honnête avec ses sentiments. Alors…
J’attendis qu’elle poursuive.
— … j’ai accepté d’aller boire un verre avec lui, et j’en ai profité pour
lui dire ce que je pensais, mais ça n’a rien changé. Il m’a simplement
répondu qu’il m’attendrait, que si je l’avais aimé auparavant, mes
sentiments pour lui étaient certainement encore là, alors que ce n’est plus le
cas. À la façon dont il me parlait, j’ai eu la sensation que je l’obsédais et
qu’il ne me lâcherait jamais. Et j’ai eu raison de le penser. Quelques jours
plus tard, il s’est mis à m’appeler. Je ne sais pas comment il a eu mon
numéro, mais il n’arrêtait pas de me harceler. Ça devenait à la fois lourd et
très flippant. Je commençais même à devenir parano, j’avais l’impression
qu’il me suivait en permanence et… je ne savais plus quoi faire pour qu’il
me laisse tranquille.
Tiens, il y avait finalement pire que moi comme harceleur…
— Et qu’est-ce que Wade vient faire là-dedans ? m’enquis-je.
— Il l’a envoyé à l’hôpital, répondit-elle fièrement en souriant.
— Quoi ? ! Comment ça ?
— Wade avait remarqué que je n’étais pas dans mon état normal. Un
soir après les cours, il a décidé de me suivre discrètement jusqu’à chez moi
et il est tombé nez à nez avec M. Randall, qui lui aussi m’avait suivie. Je
n’imagine même pas dans quel état Wade était en le reconnaissant, mais il
était suffisamment en colère pour lui briser deux côtes et lui casser la
mâchoire. Sauf que ce bâtard de prof a signalé son agression au directeur de
notre lycée et, vu que ce n’était évidemment pas la première fois que Wade
se battait, d’autant plus que cette fois-ci c’était contre un adulte et sans
aucune raison valable, il a été renvoyé.
Tout devenait plus clair dans mon esprit. Je comprenais enfin ce que
Wade m’avait lancé à la salle d’entraînement d’Eric : « Tu pourras lui dire
qu’elle n’a pas besoin de me remercier, j’ai fait ça parce que je lui en devais
une. » Mais quelque chose m’intriguait toujours.
— Même si Wade lui a cassé la gueule, ça ne l’a pas arrêté, pas vrai ?
— Comment tu le sais ? s’étonna-t-elle en sortant un paquet de
chewing-gums de son sac.
Elle m’en tendit un que j’acceptai volontiers.
— La conversation que tu as eue avec ton soi-disant dentiste, je suppose
qu’il s’agissait de ce prof.
Je repensai à cette conversation en question, où elle avait répété à
quelqu’un qu’elle ne voulait plus le voir.
— Tu as une bonne mémoire, fit-elle.
La sonnerie annonçant la reprise de la dernière heure de la matinée nous
fit sursauter. Vic m’attrapa le bras et m’entraîna en direction de l’escalier
pour monter au second étage.
— Il voulait que je vienne lui rendre visite à l’hôpital, reprit-elle, et puis
quoi encore ? Que je lui envoie des fleurs ? Malheureusement pour lui,
Wade est passé lui dire bonjour à ma place, et depuis je n’ai plus reçu aucun
appel de lui. Je pense qu’il a saisi le message cette fois-ci.
— Je suis contente que tout se soit bien fini pour toi, mais je ne
comprends vraiment pas comment tu as pu réellement craquer pour Wade !
Elle fit mine de réfléchir tandis que nous entrions dans la classe.
— À vrai dire, moi non plus, répondit-elle en s’asseyant, tout sourires.
Il faut croire que j’aime les hommes capables de se battre pour une fille et
qui se foutent des conséquences que ça aura sur leur avenir.
Je n’en revenais pas… Ce gars était pire qu’un psychopathe ! Il lui avait
pourri toute sa scolarité en lui faisant une réputation de chienne,
simplement pour se venger car elle l’avait largué, et résultat, elle se
remettait avec lui ? !
Je poussai un long soupir et sortis mes affaires sur la table.
— Et Vic, au fait, qu’est-ce que Wade t’a dit à propos de Zach ?
Elle se pencha vers moi et me fixa droit dans les yeux.
— Si je te le répète, tu me promets de la fermer, OK ?
Je hochai la tête sans la quitter du regard.
— Wade bosse comme dealer depuis qu’il a été viré du lycée.
— Dealer… de drogue ? !
— Non, de cacahuètes, imbécile, marmonna-t-elle. Il ne m’a pas dit
grand-chose, les affaires sont censées rester secrètes, mais il m’a assuré que
ce ne sont que des petits deals de rien du tout et que son boss lui donne
seulement quelques grammes à vendre, ce qui veut dire que les risques de
se faire prendre sont quasi inexistants !
— Quasi mais pas impossibles. En plus, il pourrait terminer en prison,
même pour une petite quantité…
— Je sais, mais sa mère voulait absolument qu’il se trouve un travail,
comme il ne peut plus réintégrer le lycée avant l’année prochaine, sauf
qu’aucun employeur de la ville n’a voulu de lui, ce qui ne m’étonne pas vu
son sale caractère. Enfin, bref, accepter ce job n’était certainement pas la
meilleure des solutions, mais c’était la seule qui s’offrait à lui. En plus, je
suis sûre qu’il gagne plus que s’il avait bossé comme serveur ou livreur !
Vic avait une étrange façon de voir les choses, mais c’était sans doute
comme ça pour la plupart des élèves du lycée…
— Et donc, qu’est-ce que Zach a à voir avec ça ?
En plus d’écouter son histoire en large et en travers, je devais aussi lui
tirer les vers du nez !
— Eh bien… En parlant de deals, il y en a également des gros, de
plusieurs kilos. Wade n’a jamais assisté à ces échanges, il n’est qu’en bas de
la pyramide hiérarchique, donc les trafics de marchandises de ce niveau-là,
ça ne le regarde pas. Mais il m’a dit qu’une fois il avait entendu une
conversation téléphonique de son patron avec un certain Zach.
Je fronçai les sourcils.
— Et alors ? Y a sûrement plein de Zach dans cette ville ! Franchement,
je ne sais pas ce…
— Peut-être, reprit-elle sérieusement, mais il a ajouté en raccrochant :
« ¡Este Halcón es un bastardo ! »
Je me retins d’éclater de rire. Le faux accent espagnol qu’elle venait de
prendre était horrible à entendre ! Je réfléchis un instant à la signification de
sa phrase.
— Ce faucon est un bâtard ? suggérai-je, pratiquement sûre de moi.
— Ouais, c’est ce que m’a dit Wade après avoir regardé la traduction
sur Internet. Tu sais, nous et les langues étrangères…
— Et alors ?
Vic soupira, agacée par mon manque de compréhension.
— Tu as peut-être une bonne mémoire, mais t’as vraiment du mal à
assimiler tous les détails ! Y a peut-être plusieurs Zach dans la ville, mais à
ce que je sache, y en a qu’un seul avec un tatouage de faucon sur l’épaule
droite.
Chapitre 15

Je fronçai à nouveau les sourcils. À vrai dire, je savais que Zach avait
un tatouage sur l’épaule droite, mais je n’avais pas trop fait attention à ce
qu’il représentait. Mais si c’était vraiment le cas…
— Zach… un dealer ? m’étonnai-je.
— Parle moins fort, me gronda Vic. Franchement, ça ne me surprendrait
pas tant que ça. Après tout, il ne vient jamais en cours, il est arrogant,
antipathique, et passe son temps à se bagarrer, sans oublier qu’il a fait de la
prison. Il a le bon profil, non ?
Bien que j’aie tout de même du mal à y croire, elle n’avait pas tort. Si
Wade avait accepté un travail de dealer, il n’était certainement pas le seul
garçon de la ville à l’avoir fait pour gagner un peu d’argent.
— N’oublie pas, Élo, tu n’en parles à personne, OK ?
Je hochai la tête et essayai de me concentrer sur le cours qui venait de
débuter. Mais une tonne de questions m’empêchaient de rester attentive. Et
si tout le monde était dans le vrai ? Et si Zach était vraiment une personne
dangereuse, et un trafiquant qui plus est ? On dit toujours que les parents
savent ce qui est bon pour leurs enfants, peut-être mon père avait-il eu
raison de m’ordonner de ne plus le voir. Depuis le début, j’étais persuadée
que Zach était quelqu’un de bien. Mes sentiments m’avaient-ils aveuglée ?
M’étais-je trompée sur toute la ligne ?

* * *

Je laissai tomber mon sac de cours sur le sol avant d’aller me morfondre
sur le canapé du salon.
— Qu’est-ce que tu fais ? m’interrogea Sara en allumant la télé.
— Comme tu peux le voir… rien, répondis-je d’une voix monotone.
Je repliai les jambes pour lui laisser une place et, comme à son
habitude, ma sœur passa plus de temps à zapper entre les chaînes qu’à
regarder une émission. Au bout d’une dizaine de minutes, elle s’arrêta sur
une rediffusion d’un épisode d’Arrow.
— Au fait, Zach revient quand à la maison ?
Je tournai lentement la tête vers elle pour essayer de déterminer si sa
question était sérieuse. Apparemment, elle l’était.
— Tu as déjà oublié ce que papa m’a dit hier soir ? Je ne dois plus le
revoir.
— Et depuis quand tu écoutes ce que te dit papa ? Au cas où tu aurais
oublié, lorsque tu lui as présenté Tom, il t’avait ordonné de le quitter sur-le-
champ, chose que tu n’as jamais faite, tu as persévéré jusqu’à ce qu’il
l’accepte.
— Peut-être, mais Tom n’était pas Zach et il n’avait pas non plus fait de
la prison, chose que tu aurais pu éviter de préciser à papa.
Face à mon ton accusateur, elle leva les yeux au ciel en se redressant.
— Écoute, c’est vrai que j’aurais peut-être dû me taire sur ce coup-là,
mais…
— « Peut-être » ? répétai-je en haussant à la fois les sourcils et la voix.
— Je te l’ai dit, je pensais sincèrement qu’il valait mieux que les parents
soient au courant plutôt qu’ils l’apprennent plus tard…
— Eh bien, la prochaine fois, ne pense plus !
Elle soupira, puis disparut de mon champ de vision la seconde d’après
en sautant derrière le canapé. Au bout de plusieurs minutes, je l’entendis à
nouveau.
— Salut, c’est Sara, la sœur d’Élodie, tu vas bien ?
Je bondis et lui arrachai mon portable des mains.
— T’es complètement folle ! m’écriai-je furieusement.
Elle explosa de rire tandis que je regardais l’écran de mon téléphone,
éteint. Elle ne l’avait pas appelé, c’était seulement une mauvaise, même très
mauvaise blague, et heureusement.
— Par contre, laisse-moi te dire que ton message « Je t’ai envoyé
l’exposé par mail », ce n’était vraiment pas terrible ! se moqua-t-elle. Je
comprends qu’il ne t’ait pas répondu, et puis c’est quoi ce surnom, « le
détestable gentleman », ça craint un max !
— Fouille encore une fois dans mon téléphone et je te jure que tu ne
toucheras plus jamais à mes robes !
— Oh ! mon Dieu, non ! Pas les robes ! s’exclama-t-elle en prenant un
ton outré.
Elle m’adressa ensuite un grand sourire, me faisant comprendre qu’elle
n’était pas du tout impressionnée par mes menaces, puis monta à l’étage
sans plus attendre. Je soupirai, fatiguée par son comportement puéril.
Je jetai un coup d’œil par la fenêtre et remarquai qu’il faisait encore
jour en cette fin d’après-midi. Je montai rapidement dans ma chambre
enfiler un survêtement et mettre des baskets de course, puis retournai au
rez-de-chaussée et quittai la maison, écouteurs dans les oreilles. Rien de
mieux qu’un petit footing pour se changer les idées !
Je courus durant une bonne trentaine de minutes dans les rues de Saint-
Louis. Il y avait certainement meilleur endroit que le gravier des rues pour
ça, mais je ne connaissais pas assez bien la ville pour m’y aventurer, et je
n’avais pas envie de fréquenter les parcs à la tombée de la nuit.
À mon retour, ma mère était déjà rentrée. Elle me tendit une bouteille
d’eau alors que je finissais de m’étirer dans le salon.
— Bien couru ?
— Ça peut aller, répondis-je en buvant une gorgée.
— Au fait, Élodie, reprit-elle calmement, il faudrait qu’on parle au sujet
de… Zach.
Je manquai de m’étouffer avec mon eau. Pourquoi tout le monde
n’avait-il que son prénom à la bouche ? J’allais finir par croire que je
n’étais pas la seule à être complètement obsédée par ce mec !
— Quel est le problème ? Papa m’a dit que je ne devais plus le revoir,
j’ai compris le message.
— Justement, il est passé il y a tout juste deux minutes.
J’écarquillai grand les yeux.
— Passé… à la maison ? !
Elle hocha la tête avant de me désigner une pochette jaune posée sur la
table de la cuisine.
— Il m’a dit de te donner ça à ton retour.
J’ouvris la pochette et y trouvai deux feuilles de papier. L’une était la
conclusion que je lui avais envoyée la veille, l’autre, seulement quelques
lignes, correspondait très certainement à la sienne.
— C’est juste du travail, dis-je pour me justifier.
— Et il ne pouvait pas te donner ce « travail » au lycée, comme le font
normalement les camarades de classe ?
— Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à regarder toi-même, soupirai-je en
lui tendant les feuilles.
Elle secoua la tête.
— Peu importe ce que c’est, je voudrais juste que vous soyez plus
prudents à l’avenir. Car si ton père était déjà rentré à la maison, il n’aurait
certainement pas réagi de la même façon que moi en le voyant.
— OK, très bien.
Je la laissai seule dans la pièce et partis dans ma chambre en claquant la
porte derrière moi. Dire que la course m’avait détendue… À présent, grâce
à ma mère, j’étais de nouveau sur les nerfs.
Heureusement, en lisant les premières lignes de la conclusion de Zach,
assise sur mon lit, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire en reconnaissant
mes propres mots. C’était MA conclusion, exactement la même, cet idiot
avait simplement supprimé les deux tiers de son contenu !
— Quel crétin…, murmurai-je en esquissant un sourire.
Au moins, il s’était tout de même donné la peine de lire mon travail et
de m’apporter « sa version ». Maintenant, il ne me restait plus qu’à
patienter jusqu’à mardi.

* * *

Je détournai la tête afin de ne pas voir l’échange langoureux de baisers


baveux entre Vic et son « nouveau petit ami ».
— C’est bon, Élo, il est parti, déclara Vic en rigolant.
Je soupirai.
— Si vous pouviez éviter de faire ça devant moi, c’est vraiment
dégoûtant et aussi trop bizarre, lui avouai-je en réprimant une grimace.
Je n’avais toujours pas réussi à accepter la réalité de leur relation.
C’était tellement étrange de les voir ensemble après tout ce que Vic m’avait
dit sur lui. Ce mec était carrément détestable, je ne comprenais pas
comment elle pouvait l’embrasser ni même l’apprécier. D’un autre côté, elle
semblait plutôt heureuse avec lui, alors j’essayais de tolérer leur couple.
— Non, répondit-elle, c’est seulement naturel.
« Naturel » d’échanger de la bave avec un détraqué ?
— On en reparlera lorsque tu auras un copain, hein ! ajouta-t-elle avec
un sourire moqueur.
En tout cas, s’il doit ressembler à Wade, je préférerais largement rester
célibataire toute ma vie, songeai-je en avançant au pas de course vers le
lycée.
La pause intercours était sûrement déjà terminée depuis une ou deux
minutes, et je devais à présent me dépêcher pour ne pas arriver trop en
retard à mon cours d’histoire ancienne.
— Je t’accompagne, lança Vic. Je crois que je vais sécher la séance ciné
d’aujourd’hui. Paraît qu’une meuf de la classe a rapporté Titanic en DVD…
— Pourtant, y a une histoire d’amour dedans, ça devrait te plaire, non ?
la taquinai-je.
Elle leva son majeur en guise de réponse.
— Le problème, vois-tu, c’est qu’on a seulement une heure de cours.
Or, durant la première heure de ce film, il ne se passe strictement rien !
Alors je retournerai en cours lorsque le bateau sombrera dans l’eau, ou
sinon c’est moi qui vais sombrer dans l’ennui, tu comprends ?
Je m’arrêtai devant la porte menant au sous-sol.
— En tout cas, merci de m’avoir accompagnée jusque-là, Vic, lui dis-je
sur un ton ironique.
Elle haussa les épaules.
— Si tu veux, je peux descendre devant ta salle et coller une bonne
raclée à Ryan l’emmerdeur professionnel, ou pire, je pourrais demander à
Wade de le faire !
Et elle semblait très sérieuse. Je secouai la tête.
— Si Wade remet les pieds au lycée, je suis sûre que le directeur va
appeler les flics, alors si tu ne veux pas qu’il se retrouve en prison, laisse-le
où il est, c’est-à-dire à l’extérieur du lycée. Quant à toi, je t’interdis de
frapper qui que ce soit, même pour une bonne raison, d’accord ?
— Très bien, très bien, lâcha-t-elle avec une moue, comme tu voudras !
Mais s’il t’embête encore une fois, ne viens pas pleurer dans mes bras !
Elle tourna les talons et je la regardai se diriger vers la sortie du lycée
pour aller traîner je ne sais où.
Même si les cours particuliers que je lui donnais de temps à autre
faisaient grimper certaines de ses notes, jamais cela ne suffirait pour lui
permettre d’intégrer une université.
Vic était Vic. Elle était née dans cette ville et y avait grandi en acceptant
les mêmes valeurs que la plupart des jeunes habitant à Saint-Louis. Les
cours ? Cela n’était qu’une perte de temps pour elle. Jamais elle ne
continuerait ses études comme c’était mon intention. Si elle avait un rêve,
ou un objectif quelconque dans la vie, elle ne comptait pas sur ses capacités
scolaires pour l’atteindre.
Je descendis au sous-sol et entrai dans la salle de classe. Par chance, le
professeur n’était pas encore arrivé.
Zach était assis au fond. Il m’adressa un bref regard lorsque j’entrai,
puis reporta son attention sur son portable. Ryan et Kris s’amusaient à
lancer des bouts de gomme à l’autre bout de la pièce. L’un de leurs
« missiles » atterrit de plein fouet sur mon visage.
— Bien joué, lança Ryan en applaudissant le tir de Kris.
Je soupirai et m’installai devant, comme à mon habitude, avant de sortir
mon portable et d’envoyer un SMS à Zach.

Merci d’être passé chez moi l’autre jour pour l’exposé.

J’attendis une bonne minute avant de me retourner sur ma chaise et de


le regarder. Il était toujours sur son portable, il n’avait donc aucune raison
d’ignorer mon message. Pourtant, c’était exactement ce qu’il était en train
de faire.
Il releva soudain la tête.
— Je suis à deux mètres de toi, et tu m’envoies un SMS ? me lança-t-il
d’un ton acerbe. Si tu as quelque chose à dire, tu n’as qu’à utiliser ta bouche
et me le dire en face.
Les autres élèves nous dévisagèrent tandis que j’en restais stupéfaite.
— Hé, Zach, tu veux dire que Blanche-Neige a ton numéro ? s’étonna
Ryan d’un air perplexe.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? rétorqua Zach. T’es jaloux ?
Ryan préféra ne pas répondre, sûrement par crainte d’énerver à nouveau
le terrible Zach Menser, et se remit à discuter avec sa voisine de table.

Quelques minutes plus tard, M. Carter entra dans la salle.


— Mademoiselle Winston, monsieur Menser, avez-vous fait votre
exposé ou dois-je vous mettre un zéro ? demanda-t-il presque aussitôt.
— On l’a fait, répondis-je en me levant.
Je sortis de mon sac nos feuilles de travail et quittai ma chaise pour me
placer devant le tableau.
— Monsieur Menser ? reprit le professeur en attendant que mon binôme
fasse de même.
— C’est vraiment nécessaire ? râla-t-il en se levant.
Il me rejoignit à contrecœur, mais resta tout de même en second plan
derrière moi. Je commençai alors la première partie de notre exposé tout en
essayant de ne pas en dire trop et de ne pas lire mes notes. Arrivée à la
moitié, je tendis mes feuilles à Zach pour qu’il poursuive, mais il refusa.
— Monsieur Menser, c’est un exposé à deux, lui signala M. Carter. Cela
signifie que si vous refusez de participer votre binôme aura la même note
que la vôtre.
— S’il te plaît, murmurai-je en l’implorant des yeux.
Il soupira, attrapa mes feuilles et termina de lire ce qu’il restait sous les
regards surpris des autres élèves.
J’hésitai un instant à l’interrompre discrètement pour lui conseiller
d’arrêter de lire mot à mot ce qu’on avait écrit, et de l’expliquer plutôt avec
ses termes, mais je préférai m’abstenir. Après tout, en acceptant de prendre
la parole devant tout le monde, chose qui ne devait pas arriver très souvent,
voire jamais, il en avait déjà fait suffisamment pour moi.
À la fin de notre exposé, le professeur nous remercia, avant de nous
laisser retourner à nos places respectives.
— Bon, pour ceux qui ont fait leur travail, dit-il d’une voix assez forte,
vous pouvez remarquer que vous avez choisi des guerres assez récentes et
bien documentées sur Internet, telles que la Première et la Seconde Guerre
mondiale. Malheureusement, personne n’est allé chercher plus en
profondeur dans le passé, or il s’agit dans ce cours d’étudier l’« histoire
ancienne ». Ces deux guerres se sont peut-être déroulées dans la première
moitié du XXe siècle, mais elles ne peuvent être considérées comme
anciennes.
— C’est-à-dire ? l’interrompit Kris.
Je fus étonnée qu’elle écoute M. Carter.
— Puisque vous n’avez pas fait votre travail, il est évident que vous ne
comprenez pas, mademoiselle Anderson. J’évoquerai dans ce cours
certaines guerres qui se sont déroulées dans l’Antiquité, d’autres au Moyen
Âge. Nous verrons également deux ou trois grandes invasions qui ont
marqué notre histoire. À mon grand regret, il nous sera impossible de
rentrer vraiment dans les détails, étant donné que nous avons seulement une
heure de cours ensemble par semaine, ce qui est bien trop peu pour voir tout
ça en profondeur. Je ferai tout de même mon possible pour vous enseigner
un maximum de choses, tel est mon devoir en tant que professeur.
Kris lâcha un profond soupir face à l’enthousiasme de M. Carter.
Apparemment, le programme ne l’enchantait pas et, malheureusement pour
elle, l’année était loin d’être finie.

À la fin de l’heure, le professeur me demanda de rester quelques


minutes supplémentaires tandis qu’il rangeait ses affaires dans son sac. Il
attendit que les autres élèves aient quitté la salle.
— Je voulais vous remercier, me dit-il sincèrement. Je ne connais pas
grand-chose sur M. Menser, mais je sais tout de même reconnaître un élève
intelligent. Vous savez, beaucoup sont au lycée malgré un dossier scolaire
épouvantable, pour la simple et bonne raison qu’ils ne peuvent pas
redoubler indéfiniment au collège et que leurs parents refusent de les
déscolariser, même s’ils en ont l’opportunité.
Il s’arrêta un instant pour enfiler sa veste alors que son petit discours me
laissait sans voix.
— Mais pour M. Menser, reprit-il, j’ai vu son dossier et je peux vous
assurer qu’il n’est pas ce qu’il prétend être. Il est différent des autres.
Certes, c’est un jeune homme à problèmes, il n’est que très peu présent en
cours et, lorsqu’il y est, c’est à peine s’il est attentif. Mais son niveau
scolaire n’est pas si mauvais qu’on pourrait le croire, il est même plutôt
doué en mathématiques et en physique.
— Pourquoi est-ce que vous me dites ça ? l’interrompis-je en le suivant
hors de la salle.
Il éteignit les lumières et ferma la porte à clé.
— Je vous dis cela parce que M. Menser n’avait jamais, depuis sa
première année au lycée, fait un seul de ses devoirs sérieusement et encore
moins un exposé. Honnêtement, j’ai été très surpris lorsque vous m’avez dit
que vous comptiez faire cet exposé avec lui, mais j’ai décidé de croire en
vous et je ne le regrette pas. Je ne sais pas comment vous vous y êtes prise,
ni quels moyens vous avez utilisés pour le convaincre, mais vous avez
réussi. Je pense sincèrement que vous avez une réelle influence sur ce jeune
homme, mademoiselle Winston, et que vous arrivez à faire ressortir sa
véritable nature, la personne qu’il tente de cacher au plus profond de lui,
pour je ne sais quelle raison. C’est pourquoi je vous remercie.
Je restai complètement sidérée par ses propos.
— C’est tout ce que j’avais à vous dire, conclut-il, vous pouvez y aller.
— Euh… oui, bredouillai-je.
Je tournai rapidement les talons.
M. Carter avait-il raison ? Avais-je vraiment réussi à toucher Zach
d’une quelconque manière ?
Chapitre 16

En marchant dans les couloirs, j’aperçus Zach en pleine discussion avec


Drew, et bien sûr, comme on dit souvent « jamais deux sans trois », Tyler
était avec eux. Ne préférant pas m’attarder, je poursuivis mon chemin avant
de rentrer dans… mon meilleur ami !
Je pus d’ailleurs lire tout l’amour et la passion qu’il éprouvait pour moi
dans son regard. Ce fut un moment tellement intense ! Nick se massa la
nuque avant de m’offrir son sourire le plus glacial.
— J’adore lorsque tu me rentres dedans, Blanche-Neige, déclara-t-il très
sérieusement en s’avançant d’un pas vers moi.
— Dommage que ça n’arrive pas plus souvent, répondis-je tout en
reculant prudemment.
— Dans cinq mètres, il y aura un mur derrière toi, alors autant t’arrêter
tout de suite, non ?
Je reculai quand même, pour me donner le temps de réfléchir à
comment sortir de cette situation légèrement préoccupante, mais les cinq
mètres restants ne furent malheureusement pas suffisants pour me permettre
d’élaborer un quelconque plan.
Quand je fus bloquée, Nick se rapprocha de moi et souffla :
— Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant, mon ange ?
Excellente question. Une seule petite idée me parvint à l’esprit, et ce fut
certainement l’une des plus mauvaises de mon existence… Mais bon,
lorsqu’on n’a pas le choix, on fait avec ce qu’on a, non ?
— On se rentre dedans ? suggérai-je.
Je lui assenai un violent coup de tête et profitai de sa surprise pour
m’enfuir le plus vite possible sans me retourner malgré un mal de crâne
immédiat. Cet enfoiré n’avait peut-être rien dans le cerveau, mais il avait
une boîte crânienne bien solide !
Je trouvai refuge dans les toilettes. Mauvaise idée, je le réalisai lorsque
Nick y déboula, complètement enragé.
— Ouvre cette putain de porte ! cria-t-il en tambourinant sur la cabine
dans laquelle je m’étais enfermée.
Le loquet n’allait pas tenir très longtemps s’il continuait à forcer
l’ouverture.
— Je te jure que tu vas le regretter, espèce de garce ! maugréa-t-il en
continuant ses coups.
J’avais espoir qu’il se fatiguerait bientôt et ferait demi-tour, mais…
— De toute façon, ce n’est pas moi qui ai cours après la pause déjeuner,
ajouta-t-il en ricanant. Je peux et je vais rester ici tout l’après-midi jusqu’à
la fermeture du lycée. Je sens qu’on va bien s’amuser tous les deux !
Moi aussi ! me réjouis-je mentalement.
— Qui sait, on finira peut-être même par devenir les meilleurs amis du
monde d’ici ce soir ! poursuivit-il d’un ton railleur.
Je soupirai. Nick n’avait vraiment rien de mieux à faire que de me
pourrir la vie ? Apparemment, non.
À présent, deux options se présentaient à moi. La première consistait à
me rendre, c’est-à-dire à accepter de sortir et de me faire tabasser par Nick.
La seconde était d’attendre patiemment qu’il en ait marre et abandonne, ce
qui revenait aussi à sécher tous mes cours de la journée. N’ayant aucune
envie de rentrer chez moi avec un œil au beurre noir, je choisis cette
dernière et m’assis contre la porte des toilettes.
La journée allait être longue… très longue…

Cela faisait déjà plus de quarante-cinq minutes que j’étais coincée dans
ma nouvelle prison.
— Tout va bien là-dedans ? demanda curieusement Nick.
— Super, répondis-je sur un ton sarcastique.
— Hé, tu as quand même deux avantages à être enfermée dans des
toilettes, lança-t-il. Au moins, tu peux pisser quand tu veux, et puis t’es sûre
de ne pas mourir de soif !
Nick avait un sens de l’humour… débordant ! À tel point que je
préférais ignorer ses petites blagues à faire rire un mort. Ce n’était pas la
première qu’il me faisait depuis le début de mon enfermement et je
commençais à me demander sérieusement si je n’allais pas mourir d’ennui
plutôt que de faim… Comment ses amis arrivaient-ils à le supporter ? ! Il
était encore pire que Sara !
Malgré tout, j’avais la nette impression que sa colère contre moi s’était
en quelque sorte apaisée. Mais peut-être se tenait-il juste derrière la porte,
prêt à m’égorger, un couteau à la main.
Je jetai un coup d’œil à mon téléphone. Quarante-six minutes.
Soudain, je reçus un message de Vic me demandant pourquoi je n’étais
pas venue manger à la cafétéria. Je lui répondis que j’étais actuellement à la
bibliothèque, occupée à réviser. J’avais peur que si je lui avouais la vérité
elle ne se mette en colère et ne décide de régler son compte à Nick à ma
place ; elle risquerait de se faire renvoyer. Et c’était mon problème, pas le
sien.
— Hé, Nick, tu vas me faire quoi si je sors ? demandai-je après un long
silence.
— Hum, tout d’abord, te rendre la belle bosse que tu m’as faite tout à
l’heure en t’explosant gentiment la tête contre le lavabo. Ensuite, je te
péterai deux côtes, ou peut-être trois… Du moins, suffisamment pour que tu
ne puisses plus te relever toute seule, et je finirai par…
— Ça va, j’ai compris, l’arrêtai-je en frémissant de dégoût.
— En tout cas, sache que plus tu me fais attendre, plus tu vas souffrir.
Je me massai le crâne. Dans quel merdier m’étais-je encore fourrée,
bordel ? Aucune de mes journées ne s’était déroulée de façon un tant soit
peu « normale » depuis mon arrivée à Saint-Louis !
— Au fait, Blanche-Neige, qu’est-ce que tu lui trouves à Zach ?
Je haussai les sourcils, surprise qu’il me pose cette question.
— Ne me dis pas que t’es jaloux…
— J’ai répondu à ta question, tu m’en dois une.
Nick était sûrement, et de loin, la dernière personne avec qui j’avais
envie de discuter. Pourtant, à cet instant précis, je n’avais rien de mieux à
faire, alors…
— Il est intéressant, répondis-je après quelques secondes. J’aimerais le
connaître davantage pour essayer de mieux le comprendre…
— Qu’est-ce que tu veux savoir sur lui ?
— Ce qu’il cache. Pourquoi il est allé en prison et…
— Ouais ?
J’hésitai à nouveau. Et si Nick n’était pas au courant ? Il s’agissait de
son meilleur ami, mais peut-être ne parlait-il à personne de ses problèmes
personnels.
— Je veux découvrir ce qu’il s’est passé avec son père, conclus-je d’une
voix un peu tremblante.
Nick ne me répondit pas tout de suite, mais lorsqu’il reprit la parole,
j’eus le sentiment qu’il savait exactement de quoi je voulais parler.
— Pourquoi tu veux savoir ça ?
— Parce que j’ai l’impression qu’il souffre à cause de lui, que c’est
peut-être pour cette raison qu’il se cache derrière cette attitude détestable, et
j’aimerais l’aider…
— Bon, tu as fini de t’amuser ?
Ma respiration se figea. C’était la voix de Zach. Mais qu’est-ce qu’il
foutait là au juste ? ! Nick m’avait-il posé cette question uniquement parce
qu’il était ici ? ! Eh merde.
— Ouais, j’ai fini, répondit Nick. Je te la laisse…
J’entendis la porte des toilettes s’ouvrir puis se refermer.
— Tu peux sortir, Élodie.
Mais je n’en fis rien. Il soupira, agacé.
— Je suis désolée, murmurai-je, au bout d’une longue minute de
silence.
— Écoute, je m’en fous de tes excuses, je veux juste que tu sortes de là,
OK ?
Je me levai à contrecœur et ouvris brusquement la porte, me retrouvant
nez à nez avec lui. Je sentis une larme rouler le long de ma joue.
— Qu’est… Pourquoi est-ce que tu pleures ? s’étonna-t-il.
À vrai dire, je ne le savais pas moi-même. Était-ce parce qu’il venait
d’entendre ce que je pensais de lui et que je me sentais mal à l’aise par
rapport à ça ? Non, il y avait autre chose, tellement de choses… Tout ce qui
s’était passé depuis mon arrivée ici, le lycée, Nick, Ryan, les problèmes de
Sara et surtout lui… Ce qui venait de se produire à l’instant n’était pas
grand-chose, mais c’était sûrement la goutte d’eau qui avait fait déborder le
vase.
J’étais forte, mais pas surhumaine. J’avais des limites et, aujourd’hui,
j’avais craqué. J’essuyai ma larme d’un revers de la main. Impossible pour
moi de pleurer devant Zach, ou il penserait que l’image de la fille
courageuse et solide que je m’étais donné tant mal à lui montrer n’était
qu’une façade.
— Tu rigoles ? J’avais une poussière dans l’œil, mentis-je en le
poussant sur le côté.
Mais il m’attrapa le bras, me forçant à me retourner.
— Élodie…
— Lâche-moi, l’interrompis-je froidement.
— Je…
— Je t’ai dit de me lâcher, t’es sourd ou quoi ? ! m’énervai-je en
haussant la voix.
Il finit par obtempérer et je quittai les toilettes sans plus attendre. À cet
instant, je n’avais qu’une seule envie : rentrer chez moi et m’enfouir sous la
couette.
Chapitre 17

Quelqu’un frappa à ma porte.


— Je peux entrer ? m’interrogea Sara d’une petite voix.
— Non, répondis-je sèchement.
Mais elle passa outre mon refus et grimpa sur mon lit pour me rejoindre.
Quelle tête de mule, songeai-je tandis qu’elle se blottissait contre moi.
Nous restâmes silencieusement l’une contre l’autre durant de longues
minutes. J’avais l’impression que cela faisait une éternité que ma sœur et
moi n’avions pas été aussi proches…
— Tu m’as manqué, murmurai-je en lui caressant la tête.
— Toi aussi…
Après quelques secondes, elle se redressa.
— Je suppose qu’il s’est passé quelque chose, mais que tu n’as pas
envie d’en parler, lança-t-elle en me dévisageant.
Je me contentai de hocher doucement la tête.
— Est-ce que… c’est à cause de lui ?
Elle faisait sûrement allusion à Zach.
— Entre autres, répondis-je évasivement. Et toi, comment ça se passe
de ton côté ?
Elle détourna le regard.
— Rien de spécial… Euh, je viens de me souvenir que j’ai un truc à
faire !
Puis elle sauta du lit sans crier gare.
— Sara ? l’appelai-je.
— Ne t’en fais pas pour moi, Élo. Tu as déjà tes propres problèmes à
gérer, pas besoin de te rajouter les miens sur le dos… Et démaquille-toi
avant de venir dîner tout à l’heure, ton mascara a coulé sur tes joues.
Elle me fit un petit clin d’œil, puis me laissa à nouveau seule avec moi-
même.
Il s’était sûrement passé de nouveau quelque chose au collège, et cela
devait être suffisamment grave si elle avait coupé court à notre petit câlin de
retrouvailles pour éviter mes questions.
Cela me fit réaliser à quel point j’avais été stupide avec Zach. Il m’avait
aidée avec Nick. Sans lui, je serais encore enfermée dans les toilettes à
l’heure qu’il est… Je regrettais de lui avoir mal parlé et de m’être enfuie.
Je quittai la fenêtre des yeux pour tourner le regard vers mon placard. Il
était déjà tard, mais mes parents n’étaient toujours pas rentrés, alors…
J’échangeai le magnifique et long T-shirt rose fluo que je portais comme
pyjama contre un jean et un top noir bordé de dentelle sur les manches.
J’attrapai ensuite ma paire de bottines et me rendis au rez-de-chaussée sans
plus attendre.
— Où est-ce que tu vas ? me questionna Sara en haut des escaliers.
Dire que je pensais avoir été discrète, ma sœur devait sûrement avoir
une ouïe surdéveloppée…
— Je sors un moment. Si maman me demande, dis-lui que… je suis à la
bibliothèque.
Bien qu’elle n’en croie probablement pas un mot, Sara se contenta de
hocher la tête sans m’interroger davantage.
— Ton visage…, me rappela-t-elle en souriant. Attends…
Elle disparut de mon champ de vision un court instant avant d’y revenir
et de descendre l'escalier avec sa trousse de toilette. Elle en sortit du coton
et du démaquillant, puis son mascara et son eye-liner. Je fermai les yeux et
la laissai me maquiller rapidement.
— C’est bon, fit-elle une fois qu’elle eut terminé.
Je n’avais pas besoin d’inspecter le résultat, je savais que ma sœur avait
des dons dans le domaine de l’esthétique. Lorsqu’on habitait à Londres et
que je sortais en soirée avec mes amies, nous faisions toujours appel à elle
pour notre maquillage, et jamais nous n’avions eu à y redire.
— Merci, petite sœur !
Je l’embrassai sur la joue et me pressai de sortir.
— Bonne chance, ajouta-t-elle en refermant la porte derrière moi.
Je fronçai les sourcils, me demandant si elle se doutait de mes
intentions. N’ayant pas une minute à perdre, je me mis à courir en direction
du lycée. Par chance, le dernier bus pour les quartiers sud venait tout juste
d’arriver à l’arrêt.
— Attendez ! criai-je à l’intention du chauffeur.
Je franchis la vingtaine de mètres qui me séparaient du bus en quelques
secondes et y montai, essoufflée. Malgré l’heure tardive, c’était bien rempli.
Je pris place à côté d’une jeune fille d’une quinzaine d’années qui, du fait
du casque sur ses oreilles, ne me prêta aucune attention.
Zach m’avait ordonné de ne jamais remettre les pieds chez lui, or c’était
justement ce que je comptais faire. Étais-je suicidaire ou juste amatrice de
sensations fortes ? Je regretterais certainement d’avoir pris cette décision,
mais il était trop tard pour faire marche arrière.

* * *

La nuit était tombée durant le trajet, et je fus bien contente, une fois
descendue au terminus, d’avoir bien repéré l’emplacement de sa maison.
Après cinq minutes de marche, je réalisai qu’on me suivait depuis ma sortie
du bus. À entendre les bruits de pas résonner sur le trottoir derrière moi,
j’estimais qu’ils étaient au moins deux. Mais je ne voulais pas me retourner
pour vérifier, par peur qu’ils comprennent que je les avais repérés.
Je pressai le pas. La maison de Zach se trouvait à deux ou trois cents
mètres devant moi tout au plus.
Soudain, l’un de mes poursuivants sauta devant moi, ce qui me fit
tressaillir.
— Salut, ma belle, comment tu t’appelles ? lança-t-il en souriant de
toutes ses dents.
Et autant vous dire que son sourire n’avait vraiment rien d’un sourire
Colgate. Ses dents étaient pour la plupart tordues ou manquantes. Il ne
devait pas connaître le dentiste celui-là…
Quant à sa question, je préférai ne pas y répondre. De toute façon, il
s’en foutait clairement, car à sa manière de me dévisager, il semblait trouver
d’autres choses bien plus intéressantes chez moi que mon prénom.
La seconde d’après, ses deux compagnons nous rejoignirent et
m’encerclèrent de part et d’autre.
— C’est une timide, je n’arrive pas à la faire parler, soupira le premier
tandis que je les détaillais tour à tour.
Étant une grande fan du film Taken, même si j’avais du mal à discerner
leurs visages, la couleur exacte de leurs yeux ou celle de leurs cheveux dans
l’obscurité, j’essayais de me focaliser sur leurs voix et n’importe quel signe
distinctif me permettant de les identifier plus tard, s’ils tentaient quoi que ce
soit. Ils semblaient avoir la vingtaine, mesurer tous entre un mètre soixante-
dix et un mètre soixante-quinze.
Je constatai que le deuxième avait un menton beaucoup trop prononcé,
quant au dernier, une magnifique balafre traversait le côté gauche de son
visage. En parlant de signes distinctifs, deux d’entre eux avaient exactement
le même tatouage sur le poignet, mais je n’arrivais pas à savoir ce qu’il
représentait précisément.
— C’est une tête de loup, lança le deuxième, comme s’il avait lu dans
mon esprit.
L’homme à la balafre lui donna un coup de coude dans les côtes.
— À quoi tu joues ? maugréa-t-il avant de reporter son attention sur
moi. De toute façon, on s’en fout qu’elle parle ou non. D’ailleurs, si tu
pouvais même rester muette pendant qu’on s’occupe de toi, ça nous
arrangerait vachement, ma jolie !
Il ricana et posa une main sur mon épaule. Je m’écartai vivement.
— Touche-moi encore une fois et tu vas le regretter, déclarai-je sur un
ton qui se voulait menaçant.
Ils eurent tous un moment de stupéfaction avant d’éclater de rire.
— Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai peur ! s’esclaffa l’homme à la balafre
tout en posant à nouveau les doigts sur moi.
Je n’hésitai pas un seul instant, je passai une main dans son dos pour
l’attirer vers moi, avant de pivoter sur le côté et de le faire basculer par-
dessus mon corps. Il s’écroula par terre en un instant.
Ses compagnons en restèrent pétrifiés, se demandant certainement
comment un corps aussi menu avait pu soulever bien plus lourd que son
poids… Eh bien, la réponse était simple : faites du judo et vous le saurez.
Je voulus saisir cette opportunité pour m’enfuir, mais l’homme aux
dents immondes m’attrapa par les épaules pour m’en empêcher. Me
débattant, je réussis à lui assener un magnifique coup de pied dans
l’entrejambe. Contre toute attente, il ne bougea pas d’un pouce ; cet homme
avait incontestablement des couilles en acier !
Surprise, je ne vis que trop tard la belle droite envoyée par le balafré,
qui s’était déjà relevé, et que je ne parvins pas à esquiver. Le coup me
frappa de plein fouet au milieu du visage. Ma tête fut propulsée en arrière,
mais par chance, je ne vacillai pas, certainement parce que Dents Immondes
me tenait toujours fermement. Il me fallut une bonne dizaine de secondes
pour m’en remettre et porter doucement une main à mon nez. Bien qu’un
liquide chaud s’en écoule, il ne semblait pas cassé et la douleur du choc
s’estompait petit à petit.
Je regardai tour à tour les deux hommes face à moi et commençai très
sérieusement à douter de pouvoir m’échapper vivante et chaste de ce plan à
quatre.
— Ne l’abîme pas trop quand même, je déteste baiser des moches, lança
Grand Menton.
— Ne t’inquiète pas, tu l’auras comme tu les aimes, lui répondit le
balafré en sortant un cutter de la poche de son jean.
En un mouvement, il déchira une partie de mon haut et, ne voyant pas
d’autre solution, je me mis à crier à l’aide tout en me débattant comme une
hystérique.
— Tu peux hurler tant que tu veux, personne ne viendra à ton secours
ici. Tu n’es pas la première qu’on attrape dans le coin et tu ne seras pas la
dernière, déclara-t-il froidement.
— Vous allez le regretter ! rugis-je.
Par chance, l’un de mes coups à l’aveugle réussit à toucher une
deuxième fois l’homme derrière moi. Cette fois-ci, il desserra suffisamment
sa prise pour me permettre de sauter sur le balafré, de le faire tomber par
terre avec moi et de le rouer de coups de poing et d’injures.
Malheureusement, cela ne dura pas longtemps, deux bras m’arrachèrent à
lui aussi vite que je l’avais attaqué.
— Espèce de sale petite garce ! grogna le balafré en s’essuyant la lèvre
d’un revers de la main.
Je souris fièrement. Au moins, j’avais réussi à le faire saigner, c’était
déjà ça.
— Je veux qu’elle souffre celle-là, ordonna-t-il aux deux autres tout en
me regardant hargneusement.
Ses complices comprirent le message, puisque Dents Immondes me
plaqua aussitôt contre le sol, assez fort pour que je sente les graviers de la
route s’enfoncer dans la chair de mon dos. Grand Menton m’attrapa les
mains et les maintint solidement au-dessus de ma tête ; je ne pouvais plus
rien faire hormis gigoter tel un ver de terre complètement inoffensif.
La panique me gagna peu à peu, et la réalité ne tarda pas à me frapper
aussi fort qu’un autre coup de poing : prise au piège, je ne pourrais pas
échapper au viol. Il était trop tard.
Le moment que je redoutais le plus dans ma vie était enfin arrivé :
J’allais perdre ma virginité ce soir. Je ne m’étais jamais attendue à un truc
extraordinaire, mais j’avais au moins espéré le faire dans un lit ! En tout
cas, il était sûr que ce moment serait sans aucun doute inoubliable…
Je n’avais pas envie que cela se passe de cette façon ! Je me maudis
intérieurement, avant de maudire Zach. C’était sa faute ! Il me punissait
pour ne pas l’avoir écouté, et pour être revenue chez lui alors qu’il me
l’avait interdit !
Le balafré s’allongea brusquement sur moi sans délicatesse. Je fermai
les yeux un instant et priai de tout mon être pour que cet épouvantable
moment se termine le plus vite possible.
— Lâchez-la tout de suite.
Je ne savais pas qui venait de parler, mais mon tortionnaire me libéra
aussitôt et se releva pour identifier le nouveau venu.
— Za… Zach, bafouilla Grand Menton en relâchant mes mains.
Dents Immondes en fit autant. Je fronçai les sourcils et m’assis. Je dus
plisser les yeux pour le distinguer dans l’obscurité, mais oui, c’était lui.
— Zach ? répétai-je d’une voix mal assurée et tremblotante.
Le concerné tourna la tête dans ma direction. Il parut tout aussi stupéfait
que moi.
— Élodie ? C’est toi ? ! Bordel, mais qu’est-ce que…
Ce que je fais ? Oh ! eh bien, je prends juste un peu de bon temps, ça ne
se voit pas ?
Sans attendre une quelconque réponse de ma part, il pivota aussitôt vers
le balafré.
— Tu… tu la connais ? s’étonna ce dernier en reculant, visiblement
apeuré. On savait pas… Je te jure qu’on le savait pas. Pas vrai, les gars ? !
— Vous êtes morts, répondit Zach en s’approchant d’eux.
— Hein ? Non, attends ! On… on voulait juste s’amuser, on allait rien
lui faire, je te jure ! Et on en veut plus de toute façon, elle est pas
marrante…
— « Marrante » ? répéta Zach d’une voix dure comme de l’acier.
Marrante…
— Elle… Elle…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’un énorme coup de poing le
percuta, coup de poing qu’il ne serait pas près d’oublier, puisque deux de
ses dents venaient de me tomber dessus. Eh bien, maintenant, ils étaient
deux à devoir aller chez le dentiste…
Je frissonnai de dégoût en chassant les deux incisives de mon ventre.
De son côté, Zach s’avança vers sa deuxième victime qui n’avait pas
bougé d’un centimètre. Dents Immondes tout comme Grand Menton étaient
restés tétanisés à leur place.
Quand il était dans cet état-là, il y avait de quoi avoir peur de Zach.
Déjà qu’en temps normal beaucoup le craignaient, mais alors là, apercevoir
son regard noir de colère suffit à me faire comprendre que ce qu’il comptait
leur faire subir serait terrible.
Je venais d’avoir la confirmation que mon ancien adversaire avait bel et
bien retenu ses coups lors de notre petit match de boxe, et j’en étais à la fois
heureuse et soulagée… Dans quel état aurais-je fini, sinon ? Mes parents
m’auraient très certainement retrouvée aux urgences… ou bien à la morgue.
Je regardai Dents Immondes partir valser à plusieurs mètres avant de
s’effondrer sur le trottoir, la tête la première. Aïe, cela devait être
douloureux…
Zach venait à présent de saisir la dernière racaille par l'encolure de son
T-shirt et se préparait à la frapper, mais je l’arrêtai en posant une main sur
son bras. Honnêtement, je ne savais pas quand je m’étais relevée ni
comment je faisais pour tenir debout, car je tremblais encore comme une
feuille.
— Il est pour moi, lui dis-je seulement.
Zach me regarda, étonné.
— Sérieusement, Élodie ?
— Sérieusement.
Il soupira, mais le lâcha avant de reculer de quelques pas derrière moi.
Grand Menton resta immobile, se demandant visiblement ce qui était en
train de se passer.
— Vas-y, frappe-moi, ordure, lui lançai-je, prête à combattre.
Il me regarda, déconcerté, avant de jeter un rapide coup d’œil soucieux
derrière moi.
— Zach n’interviendra pas, déclarai-je. C’est entre nous deux, alors
vas-y, fais-toi plaisir.
Rassuré, il ne se fit pas prier et me balança un coup de poing. J’eus le
temps d’esquiver, mais me sentis perdre l’équilibre et basculer légèrement
en arrière. Deux mains se posèrent sur mes hanches pour me rattraper.
— Tu es sûre de vouloir faire ça ? me demanda Zach d’une voix à la
fois douce et inquiète.
Sentant son souffle m’effleurer l’oreille, je fermai les yeux un instant et
respirai un grand coup d’air frais, avant de me redresser. Oui, j’étais sûre de
moi. Si je ne me vengeais pas de cette façon, alors jamais je ne pourrais
oublier cet horrible moment.
Grand Menton attendait patiemment, nullement impressionné par une
adolescente chancelante et instable.
Tu peux le faire, Élodie. Tu peux le faire, me persuadai-je en serrant les
poings pour essayer de ne plus trembler.
Sur mes gardes, je m’approchai de lui. Grand Menton m’attaqua encore,
mais cette fois-ci j’esquivai réellement et lui envoyai un beau crochet du
droit ! Ne me sentant pas fléchir, j’enchaînai avec un gauche-droite, un
coup de pied avant dans l’estomac et un coup de pied arrière dans les côtes.
Bien que mes coups ne soient pas aussi puissants que je l’aurais voulu,
Grand Menton se courba en deux et j’en profitai pour passer les mains
autour de sa nuque et lui offrir un gracieux coup de genou au visage.
— Tu ne seras pas le premier, t’as compris ? ! criai-je en le repoussant
brutalement.
Il s’effondra par terre en gémissant de douleur. Je reculai de quelques
pas, essoufflée mais fière de moi.
Je me retournai à nouveau vers Zach, qui me détaillait de toute sa
hauteur. Nous nous regardâmes silencieusement pendant de longues
secondes.
— Je t’ai tellement impressionné que t’en as perdu la voix ou quoi ?
ironisai-je lorsque la situation me parut devenir gênante.
— Élodie, tu…
La seconde suivante, ma vision se brouilla. Tout se mit à tourner autour
de moi, je titubai et sentis soudain les bras de Zach m’entourer la taille,
avant de perdre connaissance…
Chapitre 18

Lorsque je me réveillai, j’étais… J’étais où d’ailleurs ? À voir la


couleur gris anthracite du plafond, je ne me trouvais pas chez moi en tout
cas.
Je relevai la tête pour en savoir plus sur mon lieu de captivité… qui se
trouvait être en réalité une simple chambre de mec. Je pouvais le deviner
grâce au sac à dos noir, à la pile de vêtements sur le bureau, la veste en cuir
sur le dossier de la chaise et le manque total de choses féminines.
Un détail attira mon attention : sur chaque mur étaient accrochées
plusieurs photographies, représentant pour la plupart de magnifiques
paysages. Je repoussai la couette pour me lever et les admirer de plus près,
mais me ravisai lorsque mon pied manqua de se poser sur la tête de Zach au
lieu du sol.
Soudain, tous les souvenirs de la veille me revinrent en mémoire. Ça
n’avait pas été qu’une hallucination, je m’étais réellement fait agresser.
Zach était miraculeusement arrivé pour me sauver, j’avais réglé son compte
à l’un de mes attaquants pour me venger, puis j’étais tombée dans les
pommes. Mais cela ne m’expliquait en rien pourquoi je me trouvais
actuellement chez Zach…
Je baissai rapidement les yeux sur mes habits… ou plutôt mes sous-
vêtements. Où étaient passés mon haut et mon jean ? ! M’avait-il touchée
pendant que j’étais inconsciente ou s’était-il contenté de regarder ? Cela
commençait vraiment à me tracasser…
Je lui jetai un coup d’œil. Les yeux ouverts, il me fixait, certainement
très amusé par les différentes expressions qui devaient traverser mon visage
depuis mon réveil.
Non, rendors-toi, par pitié ! songeai-je en remontant la couette sur ma
poitrine.
Il fallait encore que je réfléchisse à la façon d’aborder avec lui les
événements de la veille. Je réalisai au même moment qu’il avait passé la
nuit à dormir par terre. Il avait peut-être fait ça pour moi, pour respecter
mon corps et mon intimité… Malgré tous ces arguments sur la prétendue
considération dont Zach aurait fait preuve à mon égard, un homme restait
un homme ! Jamais quelqu’un…
Du moins, à l’exception de mon ex catholique : Tom. Pour commencer,
il prêchait contre les relations sexuelles avant le mariage, car selon lui, ou
plutôt selon Dieu, le but primaire du sexe n’était pas le plaisir, mais la
reproduction. Et ne pas avoir de rapports avant le mariage permettait de
nous protéger des grossesses indésirables. « L’abstinence est la seule
politique de Dieu quand on en vient au sexe avant le mariage… Elle sauve
des vies, protège les bébés, donne la valeur appropriée aux rapports sexuels
et, surtout, elle honore Dieu », m’avait-il dit un jour. À ce moment-là, j’en
étais restée sur le cul, et je me demandais encore pourquoi je ne l’avais pas
quitté sur-le-champ.
Bref, malgré tous mes arguments comme quoi nous n’étions plus au
Moyen Âge, qu’il y avait désormais des moyens de protection et
d’avortement légaux, ou que nous pouvions au moins expérimenter les
préliminaires, Tom avait refusé de faire quoi que ce soit, non pas par peur
de ne pas savoir s’arrêter, mais parce que Dieu ne lui pardonnerait jamais…
« Le corps de la femme se doit de rester pur malgré les tentations », telle
était sa devise. Souvent, quand il disait ça, je n’avais qu’une envie, lui
arracher son anneau de pureté du doigt et le lui l’enfoncer bien fort là où je
le pensais…
Donc, je disais que jamais, non jamais un homme ne pourrait
s’empêcher de profiter du corps d’une jeune femme inconsciente, à
l’exception d’un croyant aussi engagé que Tom. Et, à ce que je savais, Zach
n’était pas porté sur la religion.
Je serrai la couette autour de moi.
— Est… est-ce que tu m’as fait quelque chose ? l’interrogeai-je tout en
essayant de rester le plus calme possible.
Pour toute réponse, il bâilla ouvertement avant de s’étirer et de se
relever. Il portait un bas de survêtement gris et un T-shirt vert foncé. En plus
d’avoir dormi par terre, il était habillé, c’était une bonne chose pour moi,
non ?
— Je vais me chercher un truc à manger, tu veux quelque chose ? me
proposa-t-il en se dirigeant vers la porte.
Je sautai du lit et lui attrapai brusquement le bras, le forçant à se
retourner avant qu’il ne sorte dans le couloir.
— Réponds-moi ou je te jure que je vais porter plainte pour…
Je réfléchis un instant. Pour m’avoir sauvée ?
— « Pour » ? répéta-t-il avec un sourire moqueur avant d’ajouter plus
sérieusement : Je ne t’ai pas touchée, Élodie.
Même s’il me le disait, j’avais du mal à le croire. De un, parce que Zach
était Zach et que jamais je ne pourrais avoir la certitude de son innocence, à
moins d’entrer dans sa tête pour le vérifier, et de deux, parce que son regard
venait de quitter mon visage pour observer le reste de mon anatomie.
Et il voulait que je le croie après ça ? ! Au moins, cela confirmait ma
théorie sur les hommes !
— Ça va, te gêne pas surtout ! m’écriai-je en lui lâchant aussitôt le bras.
Tu veux peut-être que je retire mon soutif aussi, non ?
Il éclata de rire.
— Hé, c’est toi qui te promènes à moitié nue chez moi, protesta-t-il.
J’enroulai les bras autour de ma poitrine et le fusillai du regard.
— Non mais je rêve ! Je ne t’ai jamais demandé de me ramener et…
— Café, ça te va ?
Sans attendre ma réponse, il quitta la pièce. Non mais il n’était pas
croyable ce mec !
En réalité, une partie de moi n’était pas gênée par le fait qu’il m’ait vue
en sous-vêtements. Malgré mes formes et mes complexes, j’assumais
totalement mon corps. Et voir le mec qui vous plaît observer votre corps
avec intérêt, comme Zach venait de le faire, est tout de même assez
flatteur… Même si évidemment cela ne voulait strictement rien dire.
N’importe quel homme aurait détaillé une fille en sous-vêtements devant
lui. Enfin bref, par pure question de principe, je retournai m’envelopper
dans sa couette comme une chenille dans son cocon, pour que rien de mon
corps ne soit visible à part ma tête.
Me souvenant soudain des photographies, je quittai le lit une nouvelle
fois et gardai la couette enroulée autour de moi. Ce fut assez compliqué
d’avancer jusqu’au mur, je dus sautiller en me tordant dans tous les sens
jusqu’à la première photographie.
La mer. La photo avait été prise de nuit, il faisait sombre, mais on
arrivait à discerner les vagues grâce à la lumière du clair de lune et à celle
d’un phare vert clignotant au loin. Cette photo était vraiment intense.
C’était difficile à expliquer, mais on pouvait ressentir plusieurs émotions
totalement différentes rien qu’en la regardant. La tristesse, la solitude, la
nostalgie, mais aussi le bien-être, la sérénité, la douceur, le calme
intérieur…
Lorsque je voulus m’avancer vers la deuxième photo, je trébuchai et
m’étalai sur le sol en moins d’une seconde. J’essayais vainement de me
relever quand la porte de la chambre s’ouvrit et que Zach réapparut.
— Tu m’expliques ? m’interrogea-t-il en me regardant de toute sa
hauteur, incrédule.
— J’ai glissé, répondis-je seulement en tentant à nouveau de me
redresser.
Il haussa les sourcils, avant de s’accroupir près de moi et de poser ma
tasse de café devant mes yeux. Je soupirai et décidai de rester allongée sur
le sol, puisque je n’avais pas d’autre choix si je voulais garder la couette sur
moi. Quant à Zach, il s’installa tranquillement sur la chaise de son bureau et
sirota son café, l’air de rien.
— Pourquoi étais-tu ici hier soir ? demanda-t-il soudain.
— Je voulais simplement te remercier… et m’excuser pour ce qui s’est
passé dans les toilettes hier.
— Tu ne pouvais pas attendre aujourd’hui pour me le dire ?
— Il est quelle heure ? ! m’écriai-je en réalisant que ma nuit ici ne
pouvait qu’avoir des conséquences.
Je regardai par la fenêtre. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Oh non !
J’avais raté les cours de la matinée et…
— Mes… mes parents, bredouillai-je, passe-moi ton portable !
Zach le sortit de sa poche et le brandit devant lui.
— Celui-là ?
— S’il te plaît, il faut que je prévienne mes parents, ils… ils doivent
être morts d’inquiétude ! m’écriai-je, paniquée. Je suis même sûre que ma
mère a dû appeler la police !
— C’est fort possible, répondit-il d’un air ironique.
Je le fusillai du regard.
— Arrête.
— Que j’arrête quoi ?
— De faire l’idiot et prête-moi ton portable ! lui ordonnai-je.
Il croisa les bras sur sa poitrine.
— Si tu le veux, viens le chercher.
Je serrai les dents et quittai la couette à contrecœur pour me relever et
lui arracher son portable des mains.
— Merci bien ! lançai-je, agacée.
Je composai immédiatement le numéro de Sara, qui me répondit au bout
de la deuxième sonnerie :
— Sara, c’est moi, est-ce que…
— Hé, ho, doucement, je viens juste de me réveiller…
— Te réveiller ? Mais…
J’écartai le téléphone de mon oreille pour regarder l’écran principal. On
était samedi.
Je poussai un long soupir de soulagement.
— Maman…
— Ne t’inquiète pas, je t’ai couverte. Lorsque j’ai vu qu’au bout de
deux heures tu n’étais toujours pas rentrée, je t’ai appelée je ne sais
combien de fois, puis j’ai remarqué que ton portable était posé sur ton
bureau. D’ailleurs, tu aurais pu avoir la gentillesse de ne pas l’oublier. Bref,
j’ai dit à maman que tu avais rencontré une de tes copines de classe et que
tu resterais dormir chez elle.
— Et elle t’a crue ?
— Je pense que oui, mais mieux vaut que cela n’arrive pas tous les
jours, et particulièrement quand la fille en question se trouve être un garçon.
— Je ne suis pas avec…
Zach m’écoutait parler, attentif au moindre de mes mots.
— Peu importe et merci, je te revaudrai ça, Sara.
— Ouais, y a intérêt. Bon, si tu veux bien me laisser me rendormir
encore quelques minutes… Ah, mais attends, si tu ne m’appelles pas avec
ton téléphone, ça veut dire qu’il s’agit du numéro de…
— À plus tard.
Je raccrochai aussitôt et rendis le portable à son propriétaire.
— Tu aurais dû me réveiller…, lui reprochai-je. Si Sara ne m’avait pas
aidée, je…
— Tu aurais préféré que je te ramène dans cet état-là ?
Il me tendit à nouveau son téléphone en mode appareil photo. Je poussai
un cri d’horreur en apercevant mon reflet.
— Mon… mon pauvre visage, bredouillai-je en posant doucement une
main sur ma joue gauche.
Un énorme hématome s’y était joliment dessiné.
— Et puis, tu étais en sous-vêtements, ajouta-t-il, alors j’ai pensé que…
— D’ailleurs, en parlant de vêtements, l’interrompis-je, tu m’expliques
pourquoi je n’ai plus mon jean ? Et il est passé où mon haut ?
— Je n’allais pas te laisser dormir dans mes draps propres avec un jean
sale, et ton haut était déchiré, alors je l’ai jeté.
— Donc… tu m’as déshabillée pendant que j’étais inconsciente ?
Pour seule réponse, il haussa les épaules.
N’ayant pas envie de m’énerver à nouveau, je pris sur moi et fis comme
si je n’avais rien entendu.
— En tout cas, merci de m’avoir ramenée chez toi, si mes parents
m’avaient vue dans cet état…
Si mes parents m’avaient vue dans cet état-là, ils auraient tout de suite
compris ce qui s’était passé et m’auraient illico emmenée au poste de police
pour porter plainte pour agression et tentative de viol… Malheureusement,
avec l’ecchymose que j’avais, j’étais certaine de passer tout de même par la
case interrogatoire, car je garderais probablement ce bleu pendant plusieurs
jours…
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? marmonnai-je en me
grattant la tête.
— Dis-leur que tu es rentrée dans une porte, suggéra-t-il.
— Garde tes fabuleuses idées pour toi, d’accord ? J’ai beau être
maladroite de temps en temps, mes parents ne sont pas stupides, ils n’y
croiront jamais, et puis ma sœur… Sara sera également responsable pour
leur avoir menti… Mes parents vont me tuer, et Sara va me tuer aussi !
— Parce que tu peux mourir deux fois ? s’étonna-t-il.
J’ignorai sa remarque sarcastique.
— Sérieusement, qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? ! Si je
leur raconte ce qu’il s’est passé, ils ne me laisseront plus jamais sortir le
soir, ils me surveilleront h 24, mon père voudra m’emmener et venir me
chercher tous les jours au lycée, et puis…
Je m’assis sur son lit, complètement dépassée, et essayai de réfléchir. Il
fallait que je trouve une solution… Mais tout ce qui me vint à l’esprit fut
cette question :
— Au fait, Zach… Qu’est-ce que tu faisais là hier ?
Il haussa les épaules.
— Rien de spécial, je passais dans le coin lorsque je vous ai vus, j’ai
hésité à t’aider puis…
— Tu as hésité ? répétai-je, outrée. T’es vraiment un gros con ! En fait,
c’est toi que j’aurais dû frapper !
Il éclata de rire, puis se leva et ouvrit son placard avant de me lancer un
de ses sweats. Ah bah, quand même…
J’enfilai rapidement son haut, il m’arrivait à mi-cuisse.
— Ta mère et ton frère ne sont pas là ? demandai-je en remarquant qu’il
ne semblait y avoir aucun bruit dans la maison à l’exception de nos voix.
Il secoua la tête.
— Ils sont partis il y a une heure, Lyam avait un match ce matin, alors
elle l’a accompagné.
— Un match ? Où ça ?
Zach fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— J’ai promis à ton frère d’aller le voir à un de ses matchs, alors…
— Pourquoi ? répéta-t-il en ignorant ma réponse. Pourquoi tu
t’intéresses à moi et à ma famille ? Pourquoi tu veux tout savoir…
— Parce que tu me plais, le coupai-je.
Cela avait été plus fort que moi. Il avait fallu que je le lui dise… Je n’en
pouvais plus de le garder pour moi. À présent qu’il savait, c’était trop tard
pour revenir en arrière. Je m’étais préparée à ce qu’il éclate de rire et se
moque de moi quand il l’apprendrait, mais il se contenta de rester
silencieux… ce qui fut bien pire.
Tâchant de cacher ma honte, je m’approchai d’un nouveau cadre photo.
Cette fois-ci, il s’agissait d’un pont. Un pont en bois situé en pleine
campagne et sous lequel coulait une grande rivière entourée par des champs
de fleurs. C’était… magnifique.
— C’est… c’est toi qui l’as prise ? lui demandai-je d’une voix
hésitante.
Je l’entendis s’approcher et s’arrêter à quelques pas de moi. Ma
respiration s’accéléra et je me mordis nerveusement la lèvre tout en tentant
de ne pas bouger.
— Oui, c’était il y a deux ans, près de l’Hudson River.
Je hochai la tête avant de prendre une profonde inspiration et pivotai
pour lui faire face.
— Oublie, oublie ce que je t’ai dit, d’accord ? C’était stupide et…
Mais Zach s’était déjà retourné et ouvrait son placard une nouvelle fois.
Ignorant ce que je lui racontais, il saisit un bas de survêtement noir qu’il me
tendit.
— Qu’est-ce que…
— Tu veux aller voir ce match, oui ou non ? m’interrompit-il en
brandissant le pantalon devant mes yeux.
Je restai indécise un instant, me demandant pourquoi il me le proposait,
comprenant qu’il ne me l’expliquerait pas. J’attrapai le pantalon et l’enfilai
rapidement sans un commentaire. Je le suivis au rez-de-chaussée, où je mis
ma paire de bottes. Mon allure vestimentaire n’avait rien de classe, mais je
sortis sur ses talons.
Zach grimpa sur sa moto, puis me donna son casque. Je l’attachai
hâtivement et montai derrière lui.
— Tiens-toi bien, me conseilla-t-il en démarrant.
Je passai les mains autour de sa taille et posai la tête contre son dos,
avant d’entendre le moteur gronder.
Chapitre 19

Je n’eus pas le temps de me demander ce que tout cela signifiait que


nous étions déjà arrivés devant un immense stade. Zach gara sa moto sur le
parking et m’aida à descendre avant de me prendre par la main et de
m’entraîner en direction des gradins.
Malgré mon esprit agité, je le suivis silencieusement. Je n’étais même
plus capable de penser correctement, je ne comprenais pas ce qui était en
train de passer, pourquoi mon cœur battait aussi vite, ou cette sensation
étrange et agréable qui me serrait le ventre…
Nous grimpâmes sur l’une des tribunes pour nous asseoir. Bien que le
match ait apparemment commencé depuis un bon moment, il n’y avait que
peu de spectateurs et je repérai immédiatement Mme Menser un peu plus
loin. Zach l’aperçut à son tour et nous nous installâmes à ses côtés.
— Élodie ? Je suis surprise de te voir ici ! s’exclama-t-elle en m’offrant
un de ses charmants sourires.
— Lyam l’avait invitée à voir un de ses matchs, répondit Zach à ma
place.
— Oh… d’accord ! lança-t-elle avant de se pencher vers moi et de
plisser les yeux. Mais, mon Dieu ! Qu’est… qu’est-il arrivé à ton si beau
visage ? Il faut que tu ailles voir un médecin !
Je m’empressai de la rassurer.
— Ne vous en faites pas, madame, ce n’est rien de grave, je… je me
suis juste pris une porte, mentis-je en jetant un regard en biais à Zach.
Celui s’esclaffa, ce qui lui valut une bonne claque sur l’épaule de la part
de sa mère.
— Arrête donc de rire bêtement ! Je suis sûre que tu ferais moins le
malin si je lui racontais comment tu t’es cassé la clavicule lorsque tu avais
dix ans !
Il cessa immédiatement de rire.
— Je serais curieuse de savoir comment, remarquai-je avec un sourire
malicieux.
Zach toussota.
— Ils en sont où d’ailleurs ? demanda-t-il pour changer de sujet.
Je reportai mon attention sur le match.
— Ils sont en train de perdre, soupira sa mère en faisant de même.
— Au fait, Lyam porte quel numéro ? les questionnai-je en essayant de
le repérer sur le terrain.
— Le cinq, fit Zach, le seul joueur qui n’est pas en jeu.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi est-ce qu’il ne joue pas ?
— Aucune idée, répondit sa mère, il ne devrait pas tarder à… Voilà !
Le coach de l’équipe fit signe à l’arbitre qu’il voulait faire un
changement de joueur. Le numéro 9 sortit du terrain pour que Lyam puisse
prendre sa place. Il tourna la tête dans notre direction et me fit un grand
signe de la main en m’apercevant.
— J’espère que tu ne vas pas lui porter malheur, me murmura Zach.
Manquerait plus qu’il rentre dans… quelqu’un.
Je levai les yeux au ciel et me concentrai davantage sur le match.
Lyam jouait en tant que receveur. Je savais que ce type de joueur a des
responsabilités multiples, mais sa mission principale consiste à attraper la
balle du lanceur afin que le frappeur de l’équipe adverse ne puisse pas en
bénéficier et qu’un coureur n’avance pas sur la prochaine base. Je savais
aussi que le lanceur et le receveur doivent se fier l’un à l’autre pour éviter
les mauvais lancers et les balles passées. Tous deux communiquent grâce à
des signaux préétablis, ce qui permet au lanceur de savoir quel type de
lancer est suggéré afin de déjouer le frappeur de l’équipe adverse.
À cet instant même, Lyam fit une série de gestes discrets avec les doigts
pour transmettre cette information. D’un signe de tête, le lanceur accepta et
lança la balle. Lyam l’attrapa de justesse et je poussai un léger soupir de
soulagement. Il avait l’air bien plus à l’aise et bien plus doué que je ne
l’aurais pensé.
— Lui porter malheur, tu disais ? murmurai-je à Zach, le sourire aux
lèvres.
— Tu n’affirmais pas que « rentrer dans une porte » était une idée
complètement stupide ? rétorqua-t-il.
Je croisai les bras sur ma poitrine.
— De un, arrête de changer de sujet comme ça et de deux, c’est la seule
réponse qui m’est venue à l’esprit en moins de cinq secondes… Si j’avais
réfléchi plus longtemps, ta mère se serait doutée de quelque chose, tu ne
penses pas ?
Il hocha lentement la tête, me faisant comprendre qu’il se moquait bien
de ce que je racontais.
Soudain, sa mère se pencha de nouveau vers moi.
— Au fait, Élodie, je me disais… Si tu n’as rien d’autre à faire après le
match, est-ce que ça te dirait de rester déjeuner avec nous ?
— Non, Élo…, dit Zach.
— Avec plaisir, l’interrompis-je.
Zach serra les dents, mais ne fit aucun commentaire.
Chacun son tour, songeai-je en regardant ce qui se passait sur le terrain.

* * *

À la fin du match, nous n’étions pas allés déjeuner bien loin… À


seulement quelques mètres du parking se trouvait une petite buvette où
Mme Menser alla commander pour tout le monde tandis que Zach, Lyam et
moi-même prenions place sur une table à l’extérieur.
De là où j’étais, j’avais une pleine vue sur le grand stade juste derrière,
ce qui eut le don de me rappeler les derniers moments du match, qui s’était
terminé quelques minutes plus tôt.
Malgré une légère amélioration du jeu après l’entrée de Lyam sur le
terrain, son équipe avait tout de même perdu et il semblait vraiment déçu,
bien qu’il s’agisse d’un simple match amical. D’un autre côté, il était aussi
très content que je sois venue le voir aujourd’hui et ne cessait de se vanter
de ses meilleurs matchs.
— … Et c’était il y a deux semaines, tu aurais dû nous voir, on les a
battus à plate couture ! finit-il de me raconter fièrement.
— Pourtant, il y a deux semaines, tu n’étais pas allé chez le médecin
avec maman ? lui fit remarquer Zach en haussant un sourcil.
Son petit frère devint écarlate et je ne pus m’empêcher d’esquisser un
sourire en comprenant que son prétendu « incroyable » match n’était que le
fruit de son imagination…
— C’est… c’était il y a trois semaines ! s’empressa-t-il de rectifier. Tu
me crois, Élodie, hein ?
Avant que je ne puisse répondre, sa mère arriva avec trois hamburgers et
une salade dans les mains.
— Je ne savais pas ce que tu aimais, alors je t’ai pris un hamburger, ça
te convient ? me demanda-t-elle en s’asseyant.
— Parfait ! dis-je en croquant à pleines dents dans le mien.
Une tranche de cornichon s’en échappa et atterrit sur la main de Zach.
Je pinçai les lèvres pour ne pas rire tandis qu’il retirait le condiment de sa
paume pour le jeter par terre.
— Au fait, repris-je à l’intention de Mme Menser, qu’est-il arrivé à
Zach lorsqu’il avait dix ans ?
Sa mère posa sa fourchette sur la table et adressa un petit sourire amusé
à son fils aîné.
— Non… Je t’interdis de lui parler de ça, l’avertit ce dernier.
— S’il vous plaît, insistai-je tout de même.
— Maman, répéta Zach, je te jure que si tu lui en parles, c’est moi qui
ne te parlerai plus pendant une semaine…
Sa mère sembla opposer les deux options dans son esprit.
— « Une semaine » ? Bon, ce n’est pas plus mal, je n’aurai plus à
t’entendre râler lorsqu’il n’y aura plus rien à manger dans le frigo !
— Je sens que tu vas rigoler ! railla Lyam.
— Alors, commença sa mère, Zach était aux toilettes ce jour-là pour…
— Si tu veux bien passer ce petit détail et abréger l’histoire, la coupa
Zach en soupirant, agacé.
— D’accord, d’accord, donc après avoir fait ce qu’il avait à faire, il
s’est baissé pour remettre son caleçon, mais cet idiot s’est pris les pieds
dans son pantalon, il a trébuché en avant, s’est tapé la tête contre la porte et
s’est cassé la clavicule en tombant par terre. Mais l’ironie de la situation a
été que, dans sa chute, il a voulu essayer de se rattraper à quelque chose,
sauf que le seul objet qu’il a trouvé a été le rouleau de papier-toilette… En
l’entendant crier, j’ai tout de suite accouru et je l’ai retrouvé couché à plat
ventre sur le sol, le papier-toilette déroulé intégralement sur lui et les fesses
à l’air ! s’esclaffa-t-elle.
Je ris à mon tour.
— Très drôle, marmonna Zach.
— Eh bien, oui, c’était extrêmement drôle ce jour-là ! répliqua sa mère.
J’ai d’ailleurs cru que je ne m’arrêterais jamais de rire !
— À tel point que le médecin a voulu t’examiner en pensant que c’était
toi qui avais un problème ! ajouta Zach en souriant légèrement.
— Tu te souviens même de ça ? s’étonna-t-elle.
— Comment l’oublier… Tu as dû expliquer en détail ce qui m’était
arrivé au médecin pour qu’il ne te fasse pas interner, c’était la pire
humiliation de toute mon enfance ! D’ailleurs, tu ne peux jamais
t’empêcher de raconter ça à n'importe qui !
— Oh ! ça va, ça va, et puis Élodie ne le dira à personne, c’est un secret
de famille !
J’approuvai d’un hochement de tête.
— « Secret de famille », répéta Zach, ouais… Si on en oublie le
médecin, nos voisins, tes copines de boulot, mes professeurs de l’école
primaire, puisque tu as dû justifier mon absence pendant quelques jours, et
tous mes amis que tu as rencontrés, c’est-à-dire Nick, Tyler…
— D’accord, d’accord, je ne le dirai plus à personne ! jura-t-elle en
levant les mains en l’air.
Pour une fois, j’étais certaine que Zach et moi étions d’accord sur une
chose : jamais sa mère ne tiendrait cette promesse !

Une bonne heure plus tard, je saluai Lyam et sa mère sur le parking.
Cette dernière m’enlaça amicalement.
— Ne tarde pas trop à soigner cette vilaine blessure, me conseilla-t-elle
gentiment.
Elle s’écarta et monta dans une vieille Toyota rouge, suivie de son fils
cadet à l’arrière. Elle baissa la vitre et fit signe à Zach de s’approcher.
— Raccompagne-la chez elle et fais attention à ce que cette jeune fille
ne se prenne plus de porte dorénavant ! lui ordonna-t-elle avant de
démarrer.
— J’ai comme l’impression qu’elle ne m’a pas crue du tout, soupirai-je.
— Ce n’est pas qu’une impression, confirma-t-il.
Une fois qu’ils furent partis, nous nous dirigeâmes vers sa moto. Il me
tendit son casque, mais ne le lâcha pas tout de suite. Je levai vers lui un
regard interrogateur.
— Quand que je t’aurai ramenée chez toi, Élodie, tout sera terminé,
c’est clair ?
— De quoi est-ce que tu parles ? demandai-je, intriguée.
— De toi et moi. J’ai fait cet exposé et je t’ai emmenée voir le match de
mon frère, comme tu le lui avais promis. Mais maintenant, c’est fini. Je ne
te dois plus rien, nous n’avons plus aucune raison de nous revoir comme ça.
Si on se croise à nouveau dans les couloirs, ou même en cours d’histoire
ancienne, ignore-moi et ne m’adresse plus la parole, c’est clair ?
— Alors, tu… tu m’as emmenée ici pour ne plus m’être redevable de
rien ? Seulement… seulement pour ça ? bredouillai-je.
Je sentis mon estomac se serrer.
— À quoi est-ce que tu pensais ? s’étonna-t-il avant de visiblement se
souvenir de ma déclaration. Sérieusement, Élodie, tu croyais vraiment
que… moi ?
Il éclata de rire.
— Tu es sûrement la pire des filles que j’ai pu rencontrer ! La plus
chiante, la plus collante, la plus désagréable, et je pense que la liste est
encore longue ! Tu es loin d’être la première à être tombée folle de moi,
mais t’es bien la seule qui se soit autant acharnée à me pourrir la vie !
Combien de fois j’ai dû t’aider alors que tu t’étais mise dans des situations
pas possibles ? D’ailleurs, si je l’ai fait, c’est pour la seule et unique raison
que je suis de nature altruiste, mais je te jure que ça en devenait pénible à la
longue, c’est d’ailleurs pourquoi j’ai hésité hier. Je savais que je devais agir,
mais je l’ai tout de suite regretté après t’avoir ramenée chez moi. Alors je te
le dis tout de suite, tu vas devoir calmer ton obsession pour moi et, si tu
débarques encore une fois à la maison, j’appelle immédiatement les flics.
Je baissai les yeux et fixai mes bottes. Si je le regardais, j’étais sûre de
m’effondrer en larmes sur-le-champ.
— Et dépêche-toi de monter, j’ai envie de rentrer à la maison, soupira-t-
il en grimpant sur sa moto.
Je serrai les poings et relevai la tête en évitant de croiser son regard.
— Pas la peine, répondis-je en lui lançant son casque.
— T’es sûre ? Y a plus de dix kilomètres jusqu’à chez toi.
— Ouais, franchement, c’est inutile de faire le mec sympathique après
tout ce que tu viens de me balancer dans la gueule. Et puis, mon père a une
mauvaise opinion de toi, s’il te voit, il pensera certainement que c’est toi
qui m’as fait ça, expliquai-je en désignant mon visage.
Il haussa les épaules.
— Comme tu voudras.
Puis il démarra et me laissa seule comme une idiote sur le parking… à
plus de dix kilomètres de chez moi.
Chapitre 20

Après son départ, j’aurais dû craquer, me sentir complètement perdue et


blessée… Pourtant, je me contentai de marcher d’un pas déterminé.
Plus je repensais à ses paroles, plus j’avais du mal à y croire. Il n’avait
pas menti sur toute la ligne, j’étais effectivement « chiante, collante,
désagréable », et la liste de mes défauts était très longue. Que d’autres filles
lui aient avoué l’aimer devait également être vrai. Mais qu’il m’ait aidée
uniquement car il était de nature altruiste, cette partie de son discours me
paraissait peu crédible. L’imaginer faire partie d’une organisation
humanitaire ou être bénévole le week-end me faisait bien rire !
Et puis, si j’étais la pire fille qu’il ait rencontrée, pourquoi était-il venu
à mon aide ? Qu’est-ce qui l’y avait forcé ? Rien, strictement rien ! Mais il
l’avait fait quand même !
Je me grattai nerveusement la tête. Peut-être que ce n’était que dans
mon esprit, qu’il m’obsédait tellement que j’imaginais tout ça, car je ne
voulais pas… le perdre. Je frémis en me rendant compte de l’importance
qu’il avait déjà prise dans ma vie.
J’aurais largement préféré être quelqu’un de normal, le genre de fille
qui, après s’être fait jeter, pleure toutes les larmes de son corps, puis
quelques jours plus tard, oublie ce qui s’est passé et continue à vivre sa vie
comme n’importe qui ! Oui, c’était ce que j’aurais dû faire… oublier Zach.
Oublier tout ce qui m’était arrivé à chaque fois que je m’étais retrouvée
avec lui, aucun de ces moments n’ayant d’ailleurs presque jamais été un
« très bon » souvenir. Oublier ce que je ressentais pour lui et avancer.
Zach n’était pas fait pour moi, nous étions carrément opposés. Nous
étions nés dans des milieux complètement différents. Il était issu d’une
famille modeste et habitait dans les quartiers à mauvaise réputation du sud
de la ville. Et il n’y avait pas que ça. Il était le genre de mec à s’attirer des
ennuis (bien que, depuis mon arrivée à Saint-Louis, je sois certaine d’être
bien meilleure que lui, ou que n’importe qui, en la matière), il était
bagarreur, il avait fait de la prison et il était beaucoup trop mystérieux.
Tout ça aurait dû me pousser à renoncer à lui et à tourner la page, mais
non. Je ne pouvais pas fermer les yeux sur mes sentiments sans connaître la
véritable raison pour laquelle il m’avait rejetée. Et je n’abandonnerais pas
avant de la découvrir.
Je levai les yeux vers le soleil. Il était près de se coucher, et j’étais
encore loin d’être arrivée chez moi.
Au moins, après ça, je n’oublierais plus jamais mon téléphone portable !
Si je l’avais eu sur moi, j’aurais pu contacter mes parents pour qu’ils
viennent me chercher et… Non, finalement, très mauvaise idée ! Mais
j’aurais tout de même pu les appeler pour les rassurer. Vu l’heure, ils
devaient d’ailleurs s’inquiéter. Et puis je me serais beaucoup plus
facilement repérée avec mon GPS qu’avec ces fichus panneaux routiers !
Celui en face de moi m’indiquait qu’il me restait plus de sept kilomètres à
parcourir ! Chaque fois que je voulais demander mon chemin, les passants
que je croisais préféraient soit m’ignorer comme si j’étais invisible, soit,
comme l’avait fait un vieil homme sur un banc en train de fumer un cigare,
me répondre qu’ils n’avaient pas le temps. J’avais l’impression que je ne
rentrerais jamais chez moi…
Je soupirai et regardai les alentours. À quelques mètres de moi se
trouvait un bar, peut-être le gérant accepterait-il de me laisser utiliser son
téléphone fixe. J’allais entrer lorsqu’une main m’agrippa l’épaule.
Sur le qui-vive, je me retournai, prête à assener un coup si nécessaire à
cet inconnu… qui finalement n’en était pas un. Je me détendis aussitôt.
— Élodie ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
Il eut un léger soubresaut en découvrant l’état de mon visage.
— Waouh ! Ça, c’est de l’hématome ! s’esclaffa Eric.
— Qu’est-ce que vous faites là ? lançai-je en ignorant sa remarque.
— Je te l’ai demandé le premier, mais…
Il baissa les yeux sur mes vêtements et me regarda quelques secondes
d’un air perplexe, avant de poursuivre :
— J’étais venu visiter un appartement dans le coin. Tu sais, vu qu’avec
ma femme tout sera bientôt terminé, il faut bien qu’un de nous deux s’en
aille. J’ai préféré lui laisser la maison, comme ça elle ne pourra plus rien me
réclamer !
— C’est tout ?
— Hum ? « C’est tout » quoi ?
— Vous n’allez rien faire d’autre que de la laisser vous quitter comme
cela ? Vous laissez tomber sans même avoir essayé de la retenir ? !
m’écriai-je. C’est votre femme ! Comment… Vous l’aimez… Alors,
comment pouvez-vous laisser les choses se terminer ainsi ?
— Tu es sûre que tout va bien ? demanda-t-il tout en fronçant les
sourcils.
Non, ça n’allait pas bien. Je serrai les poings, regrettant aussitôt de
m’être autant emportée. Mes émotions avaient pris le dessus…
— Je suis désolée, ça ne me regarde pas…
— Oui, effectivement, admit-il en hochant la tête. Mais je suppose qu’il
s’est passé quelque chose d’assez important pour que tu réagisses de cette
façon, alors je ne t’en veux pas, sur ce… Je ferais mieux d’y aller.
— Attendez, bredouillai-je. Est-ce que… Je ne devrais pas vous
demander ce service après ce que je viens de vous dire, mais je ne sais
vraiment pas où l’on est et je n’ai pas mon portable sur moi pour appeler
qui que ce soit, alors…
— Viens, ma voiture est garée juste en face, m’interrompit-il en sautant
du trottoir.

Eric se gara devant chez lui. J’ouvris la portière et descendis la


première, soulagée d’être enfin en territoire connu, et surtout à quelques
mètres de chez moi.
— Merci, dis-je à Eric qui sortait à son tour.
Il haussa les épaules.
— On ne peut pas dire que ça m’a fait faire un grand détour, ironisa-t-il.
— Je voulais dire… merci pour tout. Notamment pour ne pas m’avoir
posé de questions sur ce qui m’est arrivé, enfin…
— Ne t’en fais pas pour ça, mais je te conseille de trouver de bons
arguments pour convaincre tes parents. Une blessure comme celle-là ne
passe pas inaperçue, tu peux me croire !
J’acquiesçai et me dirigeai vers ma porte d’entrée.
— Au fait, Élodie… Oui, j’aime encore ma femme, mais en revanche,
Elaine ne ressent plus rien pour moi à part de l’amertume. Vouloir la retenir
plus longtemps ne conduira qu’à de nouvelles disputes, et j’en ai assez de
nous faire souffrir. De la faire souffrir. C’est pourquoi j’ai décidé de partir,
parce que je l’aime et que je veux son bonheur. Et puis, si elle n’est plus
heureuse avec moi, comment pourrais-je l’être aussi ? Tu sais, cela ne sert à
rien de se battre pour quelqu’un qui ne le souhaite pas. Alors au lieu de
continuer à souffrir inutilement, il est des fois préférable de renoncer. La vie
ne pourra en être que meilleure pour nous deux, tu ne penses pas ?
Je m’approchai de lui et l’enlaçai amicalement.
— Vous êtes quelqu’un de bien, Eric, soufflai-je. Votre femme regrettera
de vous avoir quitté, je peux vous le promettre !
Il s’écarta de moi en souriant tristement.
— Si tu avais bien vingt ans de plus, je t’épouserais sur-le-champ, ma
belle !
J’éclatai de rire.
— Et si vous aviez vingt ans de moins, je vous dirais « oui » tout de
suite ! Bon, il faut vraiment que j’y aille maintenant !
— À la prochaine ! me lança-t-il tandis que je m’apprêtais à entrer.
Mais avant même que je ne tourne la poignée, la porte s’ouvrit sur un
homme qui était bien trop jeune pour être mon père ! Et qui m’était
d’ailleurs totalement inconnu…
— Vous êtes ? m’interrogea-t-il d’une voix un peu éraillée, tout en me
dévisageant de haut en bas.
Je me demandai un instant si ma famille n’avait pas déménagé dans la
journée, avant d’entendre l’agréable et douce voix de Sara derrière lui…
— Pousse-toi, c’est mon idiote de sœur qui rentre enfin ! grommela-t-
elle. C’est à cette heure que tu…
Elle s’arrêta net en m’apercevant et resta une bonne dizaine de secondes
muette comme une tombe.
— Waouh, impressionnant, finit-elle par ajouter en clignant plusieurs
fois des yeux.
— Je sais, je sais… Maintenant, tu peux me dire qui est ce mec et ce
qu’il fait ici, chez nous ?
Le « mec » en question resta silencieux, visiblement déterminé à ne pas
intervenir dans notre petite conversation. Mes parents avaient-ils engagé un
gardien de maison sans m’en parler ?
— Élodie ? appela ma mère tandis que des pas se rapprochaient du hall
d’entrée.
— Je pense que maman répondra mieux que moi à tes questions. Par
contre, toi, t’as intérêt à trouver une bonne excuse pour expliquer ce qui
t’est arrivé, fit-elle en ricanant. Et ce « mec » s’appelle Alex !
Elle s’écarta pour me laisser nez à nez avec ma mère.
— Doux Jésus !
— Maman, je t’en prie, Jésus n’a rien à voir là-dedans…
Ma petite plaisanterie ne sembla pas l’apaiser le moins du monde.
Dommage.
— Comment…
— En boxant, la coupai-je, j’étais au club d’Eric.
— Eric ?
— Notre voisin. Il a un club de boxe à côté du lycée. Tu sais que j’adore
ce sport, alors en rentrant, j’ai eu l’idée d’aller y faire un saut pour me
dépenser. Eric m’a prêté des vêtements à lui qui traînaient là-bas, expliquai-
je pour justifier ma tenue actuelle. D’ailleurs, j’ai oublié mes affaires au
club, mais ne t’inquiète pas, j’irai les récupérer demain. Bref, j’ai voulu leur
montrer ce que je savais faire, sauf que mon adversaire était un tout petit
peu trop fort pour moi… J’ai baissé ma garde un instant et il en a profité
pour me mettre une vilaine droite… Voilà le résultat !
Je grimaçai pour appuyer mes propos en espérant de tout cœur que mon
excuse soit assez crédible pour ma mère. Derrière elle, Sara leva le pouce
en guise d’approbation.
— C’est d’ailleurs Eric qui m’a ramenée en voiture il y a cinq minutes,
tu devrais aller le remercier ! ajoutai-je.
— Le remercier d’avoir laissé ma fille se retrouver dans cet état ? ! Si
ton père apprend que c’est sa faute…
— Maman, la seule fautive dans l’histoire, c’est moi. J’ai voulu jouer la
maligne, ça m’apprendra. Au fait, qui est cet Alex ? Et où est papa ?
Elle soupira.
— En faisant les courses ce matin, ton père est tombé sur l’un de ses
vieux amis de lycée, qui était venu étudier en Angleterre pendant un
semestre. Bien qu’il ait habité en Floride à l’origine, il se trouve qu’il a
déménagé à Saint-Louis il y a deux ans avec sa femme et son fils Alex.
Je réfléchis un instant.
— Je ne crois pas avoir vu son fils au lycée…
— Alex a dix-neuf ans, il est à l’université, précisa Sara derrière elle.
— Toi ? À l’université ? m’étonnai-je en me tournant vers le concerné.
— Ouais, je suis en première année de littérature.
À mieux le regarder, je me disais que c’était un choix qui lui convenait
parfaitement. Alex avait une silhouette assez fine, il n’était pas
spécialement grand, un mètre soixante-quinze tout au plus, mais son visage
aux traits carrés et sa légère barbe lui conféraient un indéniable petit côté
viril tout à fait charmant. Ses lunettes à monture noire, sa chemise blanche à
coupe droite et son pantalon slim couleur taupe lui allaient bien, et cela
collait avec l’image que je me faisais d’un étudiant en littérature sérieux ; il
ne lui manquait plus qu’un livre dans les mains.
— En tout cas, va prendre une douche et change-toi avant de venir nous
rejoindre dans le salon, ajouta soudain ma mère, ce qui me fit réaliser que je
m’étais attardée trop longtemps sur Alex.
Je détournai les yeux, un peu mal à l’aise.
— J’y vais de ce pas, répondis-je en montant illico à l’étage.
Une fois dans la salle de bains, je restai quelques secondes face à mon
reflet dans le miroir.
— C’est vrai que ce n’est pas joli à voir, admis-je en portant une main à
ma joue endolorie.
Je fermai les yeux et repensai à Zach, à notre première rencontre dans
les couloirs, à la fois où il m’avait aidée avec Ryan, au jour où j’étais allée
chez lui pour le convaincre d’accepter de faire cet exposé… au soir où il
était resté chez moi, à cet instant où j’étais tombée accidentellement sur lui,
où sa main s’était lentement approchée de mon visage… Que se serait-il
passé si je ne m’étais pas relevée ?
Je me souvins aussi de la veille, de toute la haine que Zach semblait
avoir ressentie envers mes agresseurs. Non, je ne croyais pas qu’il m’avait
rejetée de gaieté de cœur. Et j’étais certaine d’une chose, j’étais amoureuse
de Zach Menser… Mon Dieu, moi, Élodie Winston, aimer un mec comme
lui ? C’était du délire ! Mais je ne pouvais nier cette évidence, cette
sensation que j’éprouvais chaque fois que je pensais à lui, que je le voyais,
que je lui parlais… Elle était bien réelle. J’avais envie d’être avec lui…
Ouais, j’étais pire qu’amoureuse !
Un frisson me parcourut.
— Argh ! C’est trop bizarre !
Je secouai la tête pour chasser ces pensées et m’empressai d’aller me
doucher.
Chapitre 21

Une fois douchée, je troquai les vêtements de Zach contre un haut noir
échancré sur les côtés et un short en jean, puis je rejoignis ma famille et les
invités dans le salon.
Mes parents étaient tous deux assis sur des chaises autour de la table
basse du salon, Sara était restée debout, accoudée à un meuble, tandis qu’un
homme, qui devait avoir la quarantaine passée, était confortablement
installé au côté de son fils sur le canapé.
Leur ressemblance était flagrante, on aurait presque dit Alex, avec
quelques cheveux grisonnants et une bonne vingtaine d’années en plus.
Leur seule réelle différence me semblait être la couleur de leurs yeux. Alex
les avait d’un vert proche du mien, ceux de son père étaient d’un noir
obscur.
À mon arrivée, tout le monde s’était tu. Mon père avait cessé de rire en
m’apercevant, ou plutôt en découvrant mon visage « légèrement »
défiguré… Quant au père d’Alex, il s’était contenté d’esquisser un sourire,
ce qui me laissait perplexe. Qu’y avait-il de drôle à être blessée ? Je
remarquai un revolver suspendu à sa ceinture.
— Que t’est-il arrivé ? me questionna mon père.
Je tournai la tête dans sa direction.
— Un mauvais coup à la boxe, expliquai-je avant d’aller saluer notre
invité du jour.
— Eh bien, Mark, je ne pensais pas que tu avais une petite guerrière
dans la famille ! s’esclaffa le père d’Alex en me serrant la main.
Le mien soupira.
— Les enfants sont tellement… imprudents de nos jours !
— Papa, je te rappelle que ton adorable petite fille va bientôt avoir dix-
huit ans, râlai-je en rejoignant Sara.
— Eh bien, elle n’est plus si adorable que ça quand elle revient à la
maison avec un œil au beurre noir, rétorqua-t-il.
— Honnêtement, je trouve que c’est une bonne chose que tes filles
apprennent à se défendre. Cette ville est tout sauf tranquille, lui répondit le
père d’Alex avant d’ajouter à mon intention : Oh ! j’oubliais mes bonnes
manières, je suis Waylon, le chef de la police de Saint-Louis.
Ce qui expliquait le port d’arme…
— Élodie, ravie de vous rencontrer, monsieur.
— Combattante et en plus très charmante, me dit-il avec un petit clin
d’œil.
— Papa, je pense que t’es un peu vieux pour elle, lui chuchota Alex à
ses côtés.
Son père lui jeta un regard mauvais.
— Toi qui étudies la philosophie, tu devrais savoir que « L’amour n’a
point d’âge, il est toujours naissant. Les poètes nous l’ont dit. »
— Et toi qui es mon père, tu devrais savoir que tu m’as inscrit en lettres
et non en philosophie, répondit Alex en levant les yeux au ciel.
— C’est ça, c’est ça, tout le monde connaît Blaise Pascal ! Fais encore
le malin avec moi, et ce soir tu passes la nuit en cellule.
Je ne pus m’empêcher de rire en imaginant Alex menotté par son père et
enfermé dans une cellule au poste de police.
Ma mère s’approcha de moi et me murmura d’aller dans la cuisine
chercher de quoi boire pour les hommes. Je hochai la tête et me hâtai à la
tâche.
Tandis que j’ouvrais le frigo pour prendre deux bouteilles de bière, je
remarquai qu’Alex m’avait emboîté le pas.
— Tu as besoin d’aide ? m’interrogea-t-il.
— Non, merci.
Mais il me devança et les saisit avant moi. Ce mec n’avait pas l’air de
comprendre ce que voulait dire « Non, merci ».
— Au fait, tu n’as pas froid dans cette tenue légère ? On est bientôt en
novembre, tu sais, me rappela-t-il comme si je ne savais pas quel mois nous
étions.
Il me prenait vraiment pour une débile ou quoi ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
J’avais bien le droit de porter ce que je voulais, non ? En plus, ce n’est
pas comme si on était dehors…
— Disons qu’habillée comme ça tu me fais penser à toutes ces filles
superficielles qui n’ont qu’une envie, celle de se faire sauter par n’importe
qui.
— Pardon ? ! m’exclamai-je, furieuse. Non mais de quel droit tu te
permets de me juger sans me connaître ?
Il haussa les épaules.
— C’est seulement l’impression que j’ai, répondit-il avec un air hautain.
J’en restai stupéfaite. Ce mec était une belle ordure ! Monsieur se
croyait mieux que tout le monde et puis quoi encore ? ! Il me traitait de
salope ?
— Eh bien, garde tes fausses impressions pour toi ou je te jure qu’invité
ou pas je te fous dehors ! m’emportai-je.
Je lui arrachai les bouteilles des mains et quittai la cuisine en le
bousculant au passage.
De nouveau dans le salon, j’essayai de paraître calme, mais ne pus
m’empêcher de poser les boissons de façon assez brutale sur la table.
Lorsqu’une personne m’énervait vraiment, j’avais du mal à me contrôler…
Waylon me gratifia d’un sourire aimable, mais lorsque Alex réapparut
dans mon champ de vision, je préférai laisser les « adultes » entre eux et
partis me réfugier dans ma chambre.

* * *

— Rassure-moi, ils sont enfin partis ? demandai-je en entendant la porte


de ma chambre s’ouvrir.
— Je rêve ou tu es en train de jouer aux échecs contre ton ordinateur ? !
s’exclama ma sœur en s’asseyant à côté de moi sur le lit.
— J’ai trouvé que ça à faire pour tuer le temps, alors ?
— Ouais, papa les a raccompagnés dehors il y a cinq minutes.
— Merveilleux ! m’écriai-je en éteignant mon ordi.
Sara me regarda comme si j’étais folle, ce qui n’était pas totalement
faux.
— D’ailleurs, ajouta-t-elle, il n’était pas content que tu sois restée
enfermée dans ta chambre. Enfin bref, je voulais aussi te dire que j’ai
appelé Zach dans l’après-midi et…
— Att… Attends, la coupai-je, tu as fait quoi ? !
Sara savait, oh oui, elle le savait, que la chose que je détestais le plus
était qu’elle s’immisce dans ma vie privée !
— J’ai appelé Zach, répéta-t-elle doucement, parce que je m’inquiétais !
Il était déjà 15 heures, tu n’étais toujours pas rentrée, je ne savais plus quoi
inventer comme excuse pour maman à part lui dire « Elle arrive bientôt »,
alors…
— Et… et alors ? Il t’a répondu ?
— Non, je suis tombée sur sa messagerie.
Je laissai échapper un soupir, soulagée.
— Mais il m’a rappelée, ajouta-t-elle avec un petit sourire victorieux.
Cette fois, j’allais vraiment la tuer !
Elle déglutit face à mon regard meurtrier.
— D’abord… promets-moi que tu me laisseras la vie sauve, me supplia-
t-elle.
Je croisai les bras sur ma poitrine.
— Je verrai ça. D’abord, raconte-moi ce qu’il t’a dit.
— Il m’a dit de le rappeler dès que tu serais rentrée, mais je lui ai
simplement envoyé un message pour lui dire que c’était bon.
— Sérieusement ? Il a vraiment dit ça ? m’étonnai-je.
— Ouais. Il avait l’air de s’inquiéter pour toi, mais ce que je trouve le
plus étrange, c’est que si effectivement il se faisait du souci pour toi,
pourquoi il ne t’a pas raccompagnée à la maison ?
— Je lui ai dit de ne pas le faire. Si papa nous avait vus, je pense qu’il
m’aurait immédiatement désinscrite du lycée et j’aurais passé le reste de
mon adolescence enfermée dans ma chambre à étudier par correspondance.
— Pas faux, admit-elle, alors… Est-ce que j’ai le droit de vivre, ô grand
tyran des enfers ? m’implora-t-elle d’une petite voix. N’oublie pas que je
t’ai couverte la nuit dernière, hein !
Je fis mine de réfléchir.
— Mouais… Je laisse passer pour cette fois, il faut bien que je puisse
compter sur quelqu’un si ça m’arrive à nouveau…
Car j’étais à peu près sûre que ce ne serait pas la dernière fois.
— Hors de question ! s’écria-t-elle en se levant. Je déteste te couvrir
comme ça. S’il t’était arrivé quelque chose, maman ne me l’aurait jamais
pardonné.
— Je te promets que je n’oublierai pas mon portable la prochaine fois !
Elle fit la moue et recula jusqu’à la porte.
— Et… je te laisserai prendre n’importe quel vêtement de ma garde-
robe en échange ! ajoutai-je.
C’était sûrement mon seul et dernier argument, mais connaissant ma
sœur, elle ne pouvait pas refuser.
— N’importe lequel ? répéta-t-elle en se grattant le menton.
Je hochai la tête.
— Marché conclu ! Tu ne peux plus revenir là-dessus ! Au fait, Alex…
— Ne me parle pas de lui, la coupai-je, je ne veux plus en entendre
parler et j’espère que papa ne les invitera plus jamais chez nous !
Sara sourit de toutes ses dents.
— Navrée de te décevoir, mais maman leur a gentiment proposé de
venir fêter Thanksgiving avec nous le mois prochain, et ils ont dit oui…
Sur ce, elle sortit de ma chambre. Seule et à nouveau de mauvaise
humeur, je me laissai tomber en arrière, une main dans le vide, essayant de
trouver à tâtons ce que je cherchais.
Mes doigts finirent par se refermer sur quelque chose de doux que je
remontai sur le lit avant de me couvrir avec. Le sweat de Zach… Il sentait
encore son odeur et le simple fait de penser à lui me permit de m’apaiser.
Malheureusement, j’avais beau essayer de réfléchir, je n’avais aucune
idée de ce que j’allais bien pouvoir faire à son sujet. J’étais quasiment sûre
qu’il continuerait à m’ignorer lundi, mardi, et tous les autres jours et
semaines suivants…
Comme toujours, c’était à moi d’agir pour faire changer les choses.
Chapitre 22

— Alors, t’en penses quoi ?


Je levai les yeux vers le bureau voisin, Vic y avait mis ses pieds
chaussés d’Adidas blanches.
— Combien ? l’interrogea Sam après avoir fait exploser sa bulle de
chewing-gum.
— Soixante-quinze dollars, prix d’amie.
Sam pouffa.
— Soixante-quinze ? Avec soixante-quinze dollars, je peux m’acheter
au moins trois paires d’occase !
— Elles sont neuves ! C’est la première fois que je les mets et je les ai
payées bien plus cher ! argumenta Vic.
— Je te les achète vingt-cinq balles, c’est tout ce que j’ai.
Vic me jeta un regard en coin, attendant mon approbation.
Depuis quelques jours, notre lycée était devenu un vrai lieu de
transactions. Chacun apportait des objets, des vêtements ou, comme Vic,
une paire de baskets. Elle ne les avait jamais portées pour une raison
désolante. Il y avait quelques mois, elle les avait commandées sur Internet,
mais à la réception la taille ne lui convenait pas. Malheureusement, elle ne
savait alors pas qu’il était possible de les renvoyer pour se faire rembourser
ou de les échanger contre une paire à sa taille. Aujourd’hui, il était trop tard
pour faire l’un ou l’autre.
Vingt-cinq dollars… C’était mieux que rien. Et j’étais certaine que la
proposition de Sam serait la première et aussi la dernière. Je hochai la tête.
— OK, va pour vingt-cinq, céda Vic en retirant ses baskets avec un
soupir de soulagement.
Si elle n’avait pas d’ampoules après les avoir portées une journée
entière, c’était sûrement un miracle…
Une fois l’échange terminé, elle tourna sa chaise dans ma direction et se
massa les pieds.
— J’ai bien fait, hein ?
— De lui donner ta seule paire de chaussures de la journée ?
Elle baissa les yeux sur ses chaussettes turquoise.
— Aaaah ! grogna-t-elle. Je savais que j’avais oublié quelque chose ce
matin ! Le pire, c’est que la rue de chez moi est tout en gravier, je sens que
je vais souffrir ce soir pour rentrer…
Je souris.
— Ça sera sûrement moins douloureux que dans des chaussures taille
36 alors que tu fais du 38…
Elle haussa les épaules.
— Hé, Vic, Élodie, je vends cette petite merveille pour cinq dollars !
nous lança un gars aux cheveux blond platine.
Un certain Garrett, il me semble… Il s’approcha de nous afin que l’on
puisse voir de plus près son objet… qui n’était autre qu’un…
— C’est une gomme scotchée à un stylo ? s’étonna Vic la première.
— Exactement ! Je l’ai appelée Gymo, car il s’agit d'une pure œuvre
d’art.
Pour toute réponse, mon amie lui arracha des mains sa petite création
avant de la lancer par la fenêtre.
— T’es complètement folle ! s’écria-t-il, furieux.
Vic se contenta de siffler un air joyeux, puis lui tendit un billet de cinq
dollars. Billet qu’elle venait de gagner grâce à sa vente de chaussures.
— Et toi, t’es complètement con, finit-elle par affirmer, depuis quand
peut-on gommer ce qu’on écrit au stylo ? Ton invention est inutile, alors au
lieu de te prendre pour Léonard de Vinci, va t’acheter un critérium, tu
verras que la gomme y est déjà intégrée.
Garrett la regarda un instant d’un air incrédule, avant de prendre
l’argent et de nous laisser seules dans notre coin de la salle.
— Non mais franchement… J’ai peut-être réussi à arriver en dernière
année en trichant, mais ce gars… lui, c’est vraiment un miracle qu’il soit
là ! dit-elle.
Effectivement, le niveau d’intelligence de certains m’inquiétait au plus
haut point…
Vic m’observa en plissant le nez.
— Tu penses encore à lui ?
— Non, mentis-je en repoussant son visage de fouine.
Elle ne me crut pas une seule seconde.
— « Le cœur d’une femme est un océan de secrets », claironna-t-elle.
— Je croyais que tu détestais ce film, fis-je en me souvenant qu’il
s’agissait d’une citation de Titanic.
— Exact, mais Leo est mon idéal masculin en ce moment, cet homme
est un vrai dieu vivant !
— Donc, tu te mets dans la peau de Rose et tu te rejoues toutes les
scènes romantiques en espérant qu’un jour tu pourras vivre un amour
semblable, c’est ça ?
— Non, je suis bien mieux que cette Kate Winslet, si j’avais été sur ce
bateau, c’est moi que Jack aurait choisie !
— Si t’avais été sur ce bateau, tu serais morte.
Elle me pinça l’avant-bras et je sursautai.
— Aïe, tu n’étais pas obligée de me faire ça ! grognai-je.
— Si ! Ça devient vraiment déprimant de discuter avec toi ! Je ne sais
pas ce que Zach a bien pu te faire ou si c’est simplement parce que cela fait
deux semaines qu’il n’est pas venu en cours, mais en tout cas, j’espère que
tu vas arrêter de te morfondre sur l’amour et tout ce qui s’ensuit !
Vic n’avait pas tort. La dernière fois que j’avais vu Zach, cela remontait
au lendemain de mon agression. Je ne l’avais pas racontée à Vic, car il
aurait fallu que je lui explique tout en détail, et même si j’allais assez bien,
psychologiquement parlant, je n’étais pas encore prête à me confier à
quiconque au sujet du cauchemar que j’avais vécu.
Je m’étais contentée de lui répéter le mensonge que j’avais sorti à mes
parents concernant mon hématome, et cela avait suffi qu’elle ne m’interroge
pas davantage à ce sujet, mais à cause de mon humeur massacrante, elle
devait se poser des questions…
— En plus…, ajouta-t-elle doucement, à cause de toi, je me retiens de te
dire un truc ultra-important depuis ce matin !
La sonnerie annonçant la fin des cours de l’après-midi résonna
brutalement à travers le lycée. Ce bruit était vraiment insupportable, mais je
commençais à m’y faire à la longue.
— Quoi donc ? demandai-je en rangeant mes affaires dans mon sac.
— J’ai enfin couché avec Wade hier soir ! m’avoua-t-elle fièrement.
— Comme tu as couché avec lui lorsque tu avais treize ans, lui rappelai-
je en la suivant dans le couloir.
Elle s’arrêta en face de moi et me fusilla des yeux.
— J’en étais sûre ! s’emporta-t-elle. Tu recommences !
Je la regardai innocemment, ne sachant pas de quoi j’étais encore
coupable.
— Tu es égoïste, Élodie ! Tu ne penses qu’à toi et à LUI ! Je suis
désolée s’il t’est arrivé quelque chose, d’accord ? Mais moi, je ne t’ai rien
fait et c’est encore moins de ma faute si tu refuses de m’en parler. Alors, au
lieu d’être désagréable, essaie un peu d’agir comme une vraie amie, ou au
moins de faire semblant. Tu pourrais par exemple me demander : « Et alors,
comment c’était ? » ; « Vous avez fait quelle position ? » Bon, OK, la
dernière question n’était pas très élégante, mais tu as compris où je voulais
en venir !
Elle n’attendit pas que je réponde et s’échappa vers la sortie. J’eus beau
tenter de la rattraper, quand j’arrivai sur le parking, elle avait déjà disparu
de mon champ de vision. Je me mordis nerveusement la lèvre. En quoi
était-ce ma faute si mes émotions influençaient toujours mon humeur ?
— Tiens, voilà encore Blanche-Neige, râla la voix de mon « meilleur
ami ».
Et voilà Joyeux, songeai-je en me retournant.
Je ne savais pas vraiment pourquoi, ni comment, mais la relation que
j’avais avec Nick s’était légèrement améliorée depuis notre petit débriefing
dans les toilettes… Du moins suffisamment pour qu’il ne veuille plus me
tuer dès l’instant où il m’apercevait.
— Qu’est-ce que tu fais là ? m’interrogea-t-il en s’avançant vers moi,
les mains dans les poches de son jean complètement déchiré.
D’ailleurs, je me demandais toujours quel était l’intérêt de porter ce
genre de pantalon. À croire qu’ils participaient tous au concours de « Celui
qui a le plus de trous possible finira en caleçon ».
— Comme tu peux le constater, je viens de sortir de cours, répondis-je
froidement.
Il prit un paquet de cigarettes dans son sac et en alluma une.
— T’en veux ? me demanda-t-il soudain.
Je le regardai, sceptique. D’un côté, Nick savait très bien que je n’en
voudrais pas, il avait d’ailleurs déjà rangé le paquet, d’un autre côté, cela ne
lui ressemblait pas de se donner la peine de m’en proposer. À croire que la
personne devant moi n’était plus cet affreux mec complètement dénué de
bon sens, avide de vengeance et de violence.
— Non, merci, je ne fume pas.
Lui avait-on fait un lavage de cerveau ? Avait-il oublié l’« amitié
débordante » que nous avions l’un pour l’autre ? Honnêtement, je ne voyais
que ça pour expliquer son nouveau comportement envers moi…
Nick s’adossa contre la façade de l’établissement et fuma
silencieusement. J’aurais dû partir, rien ne me retenait ici avec lui alors que
tous les autres élèves avaient déjà quitté le parking du lycée. Pourtant,
j’avais compris dès l’instant où il avait pris la peine de m’adresser la parole
que je devais rester. Si Nick était venu vers moi, ce n’était certainement pas
pour qu’on sympathise, il devait avoir quelque chose d’important à me dire,
et il me tardait de savoir quoi, car notre seul et unique sujet en commun
était…
— Zach. Tu sais qu’il s’agit de mon meilleur ami et tu sais aussi que je
ne t’aime pas…, déclara-t-il en expirant une bouffée de fumée.
Au moins, ça, c’est dit, pensai-je en attendant qu’il poursuive.
Il mit quelques secondes à trouver ses mots.
— Mais Zach a besoin de toi, conclut-il sèchement.
— Besoin de moi ? répétai-je d’un air dubitatif.
Il hocha la tête.
— Je connais Zach depuis toujours et je peux t’assurer qu’avant, il
n’était pas aussi froid, aussi arrogant et aussi redoutable qu’il prétend l’être
aujourd’hui. C’est vrai que sa réputation s’est faite bien avant qu’il n’aille
en prison, mais c’était seulement par ma faute. Lors de nos premiers jours
au collège, je peux te jurer que son prénom était sur les lèvres de toutes les
filles ! C’était « le » mec avec qui il fallait être ami, avec qui il fallait
essayer de traîner et, pour les plus jolies, avec qui il fallait essayer de sortir.
Sauf que voilà, moi, je n’étais pas Zach. Je n’étais pas aussi beau, pas aussi
intelligent, et pas aussi parfait que lui, mais cela n’empêche que nous étions
quand très bons amis et que nous passions la majorité de notre temps
ensemble… Ce qui a très rapidement nui à sa réputation… Tu vois, le
méchant, c’était moi et ça l’a toujours été, j’aimais bien… plaisanter et
embêter les gens…
— Tu veux dire les persécuter, non ? ne pus-je m’empêcher de lui faire
remarquer avec un petit sourire sarcastique.
Il ne releva pas et continua de m’expliquer l’histoire « passionnante »
de leur enfance…
— Zach, lui, préférait se tenir à l’écart de mes petites distractions, ou
alors il essayait de m’en dissuader. D’ailleurs, je me souviens qu’une fois,
j’avais balancé un gars dans la poubelle d’un parking… je précise que ce
mec était une vraie pédale ! En plus, il lisait du Shakespeare alors que moi,
à l’époque, je n’avais jamais ouvert un seul livre de ma vie ! Même
aujourd’hui, d’ailleurs… mais franchement, il fallait bien que quelqu’un le
remette à sa place, non ? Enfin, tu vois…
Mon regard exaspéré lui fit comprendre que j’aimerais bien me passer
des détails.
— Bref, ce mec s’était mis à pleurer comme une fillette et Zach n’a pas
pu s’empêcher de l’aider à sortir de là. Alors que franchement, je n’avais
rien fait de mal, je voulais juste lui donner une petite leçon, mais Zach a
toujours eu pitié des faibles, un truc que je ne pouvais pas supporter chez
lui ! Et…
— Nick, l’interrompis-je, où est-ce que tu veux en venir avec cette
histoire ?
Il jeta sa cigarette sur le sol et l’écrasa avec son pied.
— Je voulais simplement te dire que Zach est un mec bien, qu’il l’a
toujours été, bien qu’à vrai dire je pense que tu le sais déjà. Mais depuis ce
qui s’est passé, depuis qu’il est revenu au lycée… il n’est plus le même.
OK, en apparence, il n’a pas vraiment changé, mais à l’intérieur ça sonne
aussi creux qu’un tronc d’arbre pourri. J’ai l’impression qu’il n’a plus
d’âme, qu’il est complètement vide. Il ne rit plus, il ne parle plus autant
qu’avant, il n’est plus le Zach que je connaissais.
— Nick… Je ne comprends toujours pas, en quoi est-ce que je…
— Tu es la seule fille qui n’as pas peur de lui, la seule qui… qui as
envie de le connaître réellement. Mais tu es aussi la première qui as une
certaine influence sur lui. Zach n’a jamais laissé une fille s’approcher autant
de lui que tu l’as fait. Je ne sais pas ce qu’il ressent pour toi, mais une chose
est certaine, tu ne le laisses pas indifférent…
Je me surpris à sourire. Sûrement car le fait que Nick me dise tout ça me
paraissait invraisemblable, mais aussi parce que je savais qu’il avait raison.
— Zach ne veut plus me revoir, lui avouai-je.
— C’est seulement pour te protéger.
— Me protéger ? De lui ? Je croyais qu’il n’était pas dangereux, alors
de quoi voudrait-il me protéger au juste ? ! m’irritai-je.
— De son passé, de ce qu’il est devenu. Zach n’est pas dangereux, mais
ce qu’il fait l’est assurément. Tu es la seule qui puisses encore le faire
revenir, la seule qui as une influence suffisante sur lui pour le faire arrêter
tout ça… Je ne te demande pas cette faveur parce que je t’apprécie, mais
parce que c’est mon meilleur ami, et toi… je sais que tu le feras, pas pour
moi, mais pour lui.
Je serrai les poings, agacée par la confiance qu’il avait en ses propres
paroles. Nick était si certain que je ferais ce qu’il désirait, comme une petite
marionnette, et le pire… le pire est qu’il avait raison.
— J’ai moi aussi une faveur à te demander, ajoutai-je sèchement. Si tu
veux que je l’aide, j’ai besoin de savoir la vérité à son sujet. Raconte-moi ce
qu’il s’est passé l’année dernière.
Il soupira, mais ne protesta pas pour autant.
— Très bien, lâcha-t-il. En fait…
— Élodie ? le coupa quelqu’un.
Nous tournâmes simultanément la tête vers… Alex ? !
Chapitre 23

Je le fixai quelques secondes, ahurie.


Qu’est-ce que ce mec fout ici, bon sang ? ! pensai-je, contrariée qu’il
interrompe notre conversation au moment le plus intéressant.
— Qu’est… qu’est-ce que tu fais là ? finis-je par articuler, totalement
déconcertée.
— Tu le connais ? m’interrogea Nick en l’observant d’un air mauvais.
Alex avait beau se tenir en bas des marches du perron, j’avais
l’impression qu’il nous regardait comme s’il se trouvait haut perché sur un
escabeau. Comme toujours, ce mec dégageait de la classe et de l’assurance,
probablement à cause de sa ravissante veste en laine grise, son pantalon en
toile bleu marine bien repassé, ses chaussures noires et neuves ainsi que ses
cheveux bruns propres et coiffés en arrière.
Il n’avait franchement rien à faire ici, dans tous les sens du terme ! Si je
ne l’avais jamais rencontré, j’aurais juré qu’il s’agissait d’un jeune avocat
possédant un magnifique et luxueux appartement à New York, et qui ne se
trouvait à Saint-Louis que pour une réunion d’affaires importante. Or il
n’était qu’un adolescent ordinaire vivant dans une ville où la majorité des
habitants ne portaient que des survêtements et des baskets. En un mot, ce
mec-là « pétait plus haut que son cul » !
— Ouais, malheureusement, répondis-je au bout de plusieurs secondes.
— Est-ce que je peux te parler cinq minutes ? me demanda Alex avant
d’ajouter : Seul à seule.
Je levai les yeux au ciel. Que ce mec débarque à mon lycée m’intriguait
au plus haut point.
Je descendis le rejoindre sur le parking en lançant :
— Désolée, Nick, on continuera de discuter un autre jour !
Je l’entendis pousser un long soupir agacé en guise de réponse.
Apparemment, Nick n’aimait pas être dérangé, et il n’appréciait pas non
plus Alex, ce qui nous faisait deux nouveaux points en commun. Jamais je
n’aurais pensé en avoir autant avec ce mec…
Je suivis silencieusement Alex jusqu’à ce qu’il s’arrête devant une
vieille Ford grise au fond du parking près des poubelles. Charmant. Il
n’avait pas trouvé plus près et meilleur endroit ? Surtout que le parking était
quasiment désert, la plupart des cours étant terminés à cette heure-ci. Je
remarquai qu’il s’agissait de la seule place donnant sur le chemin que je
devais emprunter pour rentrer chez moi. Peut-être s’était-il garé ici pour me
guetter, tel un psychopathe épiant sa prochaine victime… Puis, ne m’ayant
pas vue après une dizaine de minutes, il avait décidé de partir à ma
recherche. Comme je ne trouvais pas d’autres explications rationnelles pour
justifier son comportement, mon raisonnement me paraissait cohérent.
— Alors ? lui demandai-je à nouveau en croisant les bras sur ma
poitrine.
Il avait intérêt à avoir une bonne excuse ou sinon j’allais m’énerver.
— J’étais curieux de voir si tu portais un pantalon ou non aujourd’hui,
et la réponse est toujours… non, apparemment.
Il ne manquait pas de culot celui-là ! Qu’est-ce qu’il allait s’imaginer,
sérieusement ? Que j’allais mettre un pantalon sous une robe ? ! Et puis je
portais tout de même des collants ! Bon, d’accord, ils étaient transparents,
mais j’en avais, c’était le principal, non ?
Je préférais ignorer sa petite remarque péjorative ou je risquais de partir
au quart de tour. Je m’approchai de lui avec une démarche gracieuse, puis
m’arrêtai suffisamment près pour lui chuchoter à l’oreille d’une voix
suave :
— Trésor, ne te rends pas plus bête que tu ne l’es déjà…
Je m’écartai de nouveau et repris sèchement :
— Je te laisse dix secondes pour me dire ce que tu veux ou je me barre,
t’as compris ?
Il secoua la tête, amusé.
— Dépêche-toi, il ne te reste plus que 9 secondes, 8, 7…
Je commençai à reculer en marche arrière tout en le regardant sortir de
sa poche un bout de papier. Je fronçai les sourcils.
— C’est quoi ?
— Une dinde, 115 grammes de beurre, 500 grammes de sel, 2 branches
de céleri, lut-il à voix haute, je pense qu’il s’agit d’une recette de cuisine.
— Bien joué, Sherlock, raillai-je en l’applaudissant. Maintenant, tu
veux bien m’expliquer pourquoi tu veux me donner ça ?
— Je pensais que tu avais au moins compris que ce n’était pas pour toi,
soupira-t-il. Comment une fille qui ne sait pas s’habiller pourrait-elle savoir
cuisiner ?
Toi, tu joues avec le feu, songeai-je en faisant craquer mes doigts.
J’inspirai profondément pour garder mon calme. Mais comment y
parvenir lorsqu’on discute avec un mec pareil ? ! Pourquoi passait-il par
quatre chemins avant de me répondre et surtout, à quoi s’attendait-il en me
provoquant ? Il semblait avoir envie que je lui colle mon poing dans la
figure, non ? Peut-être était-il masochiste après tout, les mecs plutôt
mignons ont toujours quelque chose qui ne va pas ! Je m’étais suffisamment
battue ces temps-ci, et aujourd’hui ne serait certainement pas le retour de la
« méchante » Élodie…
— Alors, si ce n’est pas pour moi, peux-tu arrêter de tourner autour du
pot et me dire ce que cette stupide recette a à voir avec moi ?
Il remua le petit bout de papier devant lui.
— Cette recette te permettra de manger un bon repas jeudi soir,
répondit-il finalement, repas que ta mère va préparer, il me semble !
— Ma mère n’a pas besoin de recette, elle sait parfaitement bien
cuisiner !
Dire le contraire aurait été mentir. Et même si nous n’avions encore
jamais célébré Thanksgiving, ma mère avait déjà pour habitude de cuisiner
une dinde à Noël.
— Peu importe, mon père m’a simplement demandé de te donner ça et
c’est ce que je suis en train de faire.
Son père ? Une petite lueur de compréhension traversa mon esprit et je
me mis soudain à rire aux éclats. À tel point qu’au bout de quelques
secondes j’en eus mal au ventre.
— Hé… T’es sûre que ça va ? lança Alex en me regardant d’un air
inquiet.
— Non, réussis-je à articuler entre deux rires, vraiment pas !
Je dus attendre plusieurs minutes avant de parvenir à m’arrêter.
Comment n’avais-je pas pu m’en douter plus tôt ? La situation me paraissait
plus claire à présent, il s’agissait d’un mauvais coup de mon père ! Il avait
sûrement demandé à Waylon de faire en sorte que son fils m’apporte cette
recette en personne, parce qu’il voulait qu’on se rapproche tous les deux ! Il
devait se soucier des conséquences de mon nouveau statut de
« célibataire », surtout suite aux révélations de mon adorable petite sœur sur
Zach. Alors forcément, mon père était prêt à tout, même à me trouver un
nouveau petit copain « convenable » avant que je ne le dégote moi-même.
Malheureusement pour lui, il n’y avait aucune chance pour que son
coup fonctionne ! Le seul et unique moyen pour que je finisse en couple
avec Alex était le mariage forcé, et je ne mentionnerais pas cette solution à
mon père jusqu’à mes dix-huit ans, car j’étais sûre qu’il serait capable d’y
avoir recours.
Soudain, je réalisai qu’autre chose clochait tout de même. Pour vérifier
mes soupçons, je m’approchai de nouveau d’Alex et le regardai droit dans
les yeux.
— Est-ce que je te plais ?
Il hésita quelques secondes avant de répondre.
— Pourquoi tu me poses cette question ? dit-il en détournant le regard.
Bingo. Que son père lui demande de me donner une recette pour ma
mère n’était effectivement pas logique ; Alex avait le permis, il aurait très
bien pu s’arrêter chez moi et la lui remettre en mains propres.
Mais, là encore, Waylon était-il complice d’un plan de mon père ou ce
dernier avait-il directement demandé à Alex de jouer le jeu ? Dans tous les
cas, toutes ces manigances n’étaient vraiment pas nécessaires. Nous étions
au XXIe siècle, les téléphones existaient désormais, il aurait simplement pu
m’envoyer la liste de ces ingrédients par message.
— Écoute, fis-je d’une voix irritée, peu m’importe l’identité de ton
donneur d’ordre, et peu m’importe de savoir si cette histoire de recette est
vraie ou non, sache que je ne suis pas et que je ne serai jamais
« disponible » pour toi. Alors, au lieu de perdre ton temps avec moi, tu
ferais mieux d’aller tenter ta chance ailleurs.
Sur ce, je lui arrachai le bout de papier des mains et fis demi-tour pour
rentrer chez moi.
— Attends, je te raccompagne !
— Non merci, je préfère marcher… seule ! répondis-je sans même me
retourner.
Par miracle, il n’insista pas.

Une fois chez moi, je n’avais qu’une envie, mettre les choses au clair
avec mon père. Mais il n’était que 18 heures et il n’allait certainement pas
rentrer du travail avant le dîner. Je me laissai tomber sur le canapé et
allumai la télévision.

Une vingtaine de minutes plus tard, ma mère me trouva à moitié


endormie devant un passionnant documentaire sur la reproduction des
chenilles.
— Il n’y avait rien de plus intéressant ? demanda-t-elle en retirant sa
veste et son écharpe.
Je secouai la tête.
— Ta sœur est à l’étage ? Je ne l’ai pas entendue depuis que je suis
rentrée.
Je me contentai de hausser les épaules.
— Je vois…
Ma moue volontaire lui fit comprendre que je n’étais pas très bavarde,
et elle quitta le salon pour aller ranger ses affaires… avant de revenir
quelques minutes plus tard, un verre de limonade à la main. Finalement, elle
n’était pas si découragée que ça… mais elle préféra rester silencieuse
devant mon humeur maussade.
— Au fait, dis-je soudain tandis qu’elle changeait de chaîne, papa t’a
parlé du petit tour qu’il m’a joué aujourd’hui ?
Autant lui déballer tout ce que j’avais sur le cœur, non ?
— « Petit tour » ? Comment ça ?
Je m’abaissai pour prendre mon sac de cours sur le sol et y récupérer le
morceau de papier avec la recette.
— Alex est venu me voir aujourd’hui au lycée pour me donner ça,
marmonnai-je tandis qu’elle lisait la liste des ingrédients.
À voir l’expression sereine de son visage, elle ne paraissait pas du tout
surprise.
— J’ai comme l’impression que tu étais déjà au courant, lançai-je,
contrariée. En tout cas, papa est vraiment sournois…
— Élodie, ce n’est pas ton père, c’est moi, m’avoua-t-elle dans un
soupir.
— Toi ? ! Mais pourquoi ?
Waouh, je n’en revenais pas ! Je ne l’en aurais jamais crue capable…
— Hier, après avoir repassé, j’ai remarqué que tu avais encore les
vêtements que t’avait prêtés notre voisin.
Eh merde, pensai-je en serrant les dents.
— Alors je suis allée les lui rapporter, mais tu vois, j’étais surprise
quand sa femme m’a annoncé qu’ils ne lui appartenaient pas. Je me
souviens même qu’elle a déclaré « Mon mari prend deux tailles au-dessus »,
avant d’ajouter que jamais il ne porterait un tel « accoutrement », conclut
ma mère en me lançant un regard interrogateur.
Je feignis de ne pas être au courant.
— C’était peut-être de vieux vêtements qu’il portait lorsqu’il était
jeune, suggérai-je, l’air de rien.
— Pourtant, il me semble que le survêtement était d’une marque
internationale qui n’existait pas dans sa jeunesse, se souvint-elle.
Comme toutes les mères, la mienne était extrêmement perspicace.
J’allais avoir du mal à me tirer de cette situation.
— Eh bien, peut-être qu’il s’agissait de vêtements que quelqu’un du
club a oubliés ou bien…
— Élodie, me coupa-t-elle. Avec qui étais-tu ce jour-là ?
— Avec Eric, insistai-je d’une voix hésitante.
Elle me jeta un regard noir.
— Ne me mens pas une nouvelle fois. Avec qui étais-tu réellement ?
Je déglutis. Je me retrouvais dans une véritable impasse et deux choix
s’offraient à moi. Le premier consistait à lui dire la vérité, que les vêtements
appartenaient à Zach, mais cela revenait aussi à lui avouer que j’avais
menti. Et je savais que lorsqu’on trahissait ma mère il était très dur de
regagner sa confiance. Sans oublier que je risquais d’être punie pour très
longtemps. Je préférai opter pour la seconde solution, continuer à
persévérer dans ma version malgré les ambiguïtés, même si ça signifiait que
ma mère continuerait à douter de moi et surveillerait mes faits et gestes
durant un certain temps. Au moins, je ne serais pas privée de sortie, de
portable ou d’ordinateur.
— Avec Eric, répétai-je plus durement.
— Très bien, lâcha-t-elle finalement, dis ce que tu veux.
Elle se leva du canapé.
J’eus l’espoir que notre petite conversation était enfin finie, mais
comme d’habitude, j’avais pensé trop vite.
— Chérie, ajouta-t-elle plus doucement, je sais que tu penses faire les
bons choix, que ce garçon est quelqu’un de bien, mais tu es juste aveuglée
par tes sentiments. Au fond, tu connais la vérité, Élodie, tu sais qui il est
réellement et que l’influence qu’il a sur toi n’est pas positive, sinon tu ne
m’aurais jamais menti comme tu viens de le faire. Je ne vais pas t’interdire
de le voir ou même te gronder parce que tu l’aimes, car aimer une personne,
c’est la chose la plus merveilleuse qui existe dans ce monde. Et les
sentiments, ça ne se commande pas, mais j’espère que tu reprendras
conscience de la réalité avant qu’il ne te blesse.
— Maman…, murmurai-je en sentant une larme rouler sur mon visage.
— Je ne veux pas que ma petite fille souffre, souffla-t-elle.
Je me levai et la pris dans mes bras.
— Je suis désolée, dis-je doucement en posant la tête contre son épaule.
Je te promets de faire attention, mais s’il te plaît, ne me refais plus jamais
ça…
— D’accord, excuse-moi, mais toi, tu as intérêt à ne plus me mentir,
c’est compris ?
Je prononçai un léger « Oui » qui se voulait convaincant. Nous savions
toutes deux que je ne tiendrais pas cette promesse, mais pour l’instant, ni
ma mère ni moi n’avions envie d’envenimer les choses. Nous nous
contentâmes de rester ainsi un instant avant que je ne sente une présence
étrangère dans la pièce.
— Hé, vous auriez quand même pu me prévenir que vous comptiez
faire une « câlin-party » ! s’exclama ma sœur en nous regardant, le sourire
aux lèvres.
Quelques secondes plus tard, deux nouveaux bras m’encerclèrent la
taille avant que le corps de Sara ne me compresse un peu trop contre celui
de ma mère.
— Écartez-vous, je ne sens plus mon bras droit ! les suppliai-je.
Deux éclats de rire me répondirent et je compris que, malheureusement
pour moi, elles n’avaient pas l’intention de bouger d’un poil !
— Que quelqu’un m’aide ! criai-je avant de me joindre à leurs rires.
Sara nous poussa soudain sur le côté et nous tombâmes toutes trois à la
renverse sur le canapé.
— Mais qu’est-ce qui se passe ici ? nous interrompit mon père en
surgissant dans le salon.
— Câlin-party ? lui proposa Sara avec un grand sourire.
Chapitre 24

— Ça te va comme ça ? me questionna Sara en posant le fer à boucler


sur le petit meuble de la salle de bains.
Je tournai la tête dans les deux sens afin d’admirer les magnifiques
boucles blondes qui flottaient sur mes épaules.
— Parfait ! répondis-je avec un sourire satisfait. Tu es toujours aussi
douée, tu as pensé à faire une école d’esthétisme après ton diplôme ?
Elle secoua la tête.
— Maman n’apprécierait pas, elle préférerait que je fasse quelque chose
de plus sérieux, comme la fac de droit ou de médecine…
— Écoute, Sara, ce n’est pas à maman de décider de ton avenir, c’est à
toi et, même si tes choix ne lui plaisent pas, elle finira par les accepter.
L’important, c’est de faire ce que l’on aime, et pas ce que les autres
aimeraient qu’on fasse.
Elle soupira et attrapa un rouge à lèvres bordeaux qu’elle appliqua avec
précision sur mes lèvres.
— De toute façon, j’ai encore le temps de réfléchir, murmura-t-elle en
se concentrant sur mon maquillage.
Une fois le travail terminé, je me levai et jetai un coup d’œil à mon
reflet dans le miroir.
— Tu es vraiment belle, lança-t-elle, le regard plein d’admiration.
Je portais une ravissante robe blanche, assez près du corps, dos nu, sans
manches, m’arrivant à mi-cuisse. Le maquillage que m’avait fait Sara, à la
fois léger sur les yeux et plus accentué sur les lèvres, allait parfaitement
avec ma tenue et mes talons rouges en daim.
À vrai dire, au départ, je n’avais pas eu l’intention de m’habiller ainsi,
mais pour faire plaisir à ma mère, et puisque nous avions
exceptionnellement trois invités ce soir, j’avais accepté de me mettre sur
mon trente et un. D’ailleurs, Sara en avait fait tout autant. Elle portait l’une
de mes petites robes, chic et noire à bustier, avec par-dessus un gilet de la
même couleur pour cacher ses brûlures de cigarette.
Je souris tristement.
— Tu n’es pas mal non plus, renchéris-je en lui faisant un petit clin
d’œil.
Elle haussa les épaules avec une moue.
— Tu parles, je vais devoir porter des trucs longs jusqu’à la fin de ma
vie, soupira-t-elle.
— Il faudra bien qu’un jour tu en parles à maman.
Elle secoua la tête.
— Je préfère encore porter des pulls en été plutôt que de la mettre au
courant…
Si elle savait que chaque jour je me retenais de le faire… En tant que
sœur, je trouvais qu’informer ma mère de ce qui se tramait dans son collège
était la meilleure solution pour la protéger, mais je me devais aussi de
respecter son choix et ne pas la trahir. Honnêtement, je n’avais aucune idée
de ce que j’aurais fait à sa place. Avouer à ses parents qu’on est un martyr,
victime d’insultes et de coups, est sûrement l’une des choses les plus
difficiles à faire, mais j’étais sûre que Sara s’y résoudrait à un moment ou à
un autre. En attendant, je ne pouvais faire qu’une chose, être là pour elle.
J’attrapai son poignet.
— Fais-moi voir.
— Non ! s’écria-t-elle en se dérobant.
— Sara ? insistai-je en fronçant les sourcils.
Elle cacha les mains derrière son dos.
— C’est toujours pareil, il n’y a rien à voir.
Je n’en crus pas un mot.
— Montre-moi tout de suite ton bras, lui ordonnai-je.
Comprenant qu’elle ne ferait rien, je l’attrapai fermement par les
épaules et la forçai à se retourner avant de saisir son bras et de relever sa
manche.
— Lâche-moi ! Lâche-moi immédiatement, Élodie ! s’écria-t-elle en se
débattant.
J’obéis sur-le-champ, restant sidérée par ce que je venais de voir. Elle
me fusilla du regard.
— Tu n’avais pas le droit ! T’es vraiment pénible…
— Comment… comment as-tu pu me le cacher ? bredouillai-je.
L’image de ses scarifications me revint à l’esprit. Elles étaient légères,
mais suffisantes pour qu’on les remarque.
Elle se mordit nerveusement la lèvre inférieure.
— Je te l’ai déjà dit, on a tous nos problèmes, Élodie… Et puis, ce n’est
pas comme si tu me racontais les tiens.
— Ce n’est pas pareil ! protestai-je. Je ne reviens pas à la maison avec
des entailles ou des brûlures sur les bras !
Nous nous tûmes en entendant des pas approcher dans le couloir.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda ma mère, inquiète, en entrant
dans la pièce. On vous entend crier depuis le rez-de-chaussée !
Cette fois-ci, c’était trop ! Peut-être lui avais-je promis de me taire, mais
je ne pouvais plus faire semblant, je ne voulais pas que ma sœur continue à
endurer ça… Elle avait sérieusement besoin d’aide !
Je lui jetai un regard désolé.
— « Ce qui se passe ? » répétai-je. Il se passe que tu n’as toujours pas
remarqué que Sara se fait persécuter au collège !
Ma sœur me dévisagea, sidérée. Elle ne s’attendait sûrement pas à ce
que je crache le morceau, encore moins de cette manière.
— Mais qu’est-ce que tu racontes, Élodie ? s’alarma ma mère, avant de
se tourner vers Sara.
— Je te déteste ! hurla soudain cette dernière, les larmes aux yeux. Je te
déteste ! Je te déteste !
Elle me poussa contre le mur, puis bouscula ma mère en courant hors de
la pièce.
— Sara ! s’écria ma mère en la suivant dans le couloir. Mais qu’est-ce
qui te prend, bon sang ? ! Et où vas-tu comme ça ?
— Chez des amis ! répondit-elle hargneusement en dévalant l'escalier à
la vitesse de l’éclair.
Ma mère n’eut pas le temps de lui poser plus de questions, nous
entendîmes la porte d’entrée claquer violemment.
— Mais qu’est-ce qui se passe ici ? ! paniqua-t-elle. Et puis c’est quoi
cette histoire de persécution ? !
Consciente que tout ce qui arrivait était entièrement ma faute, j’essayai
de rattraper le coup en faisant ce que je savais faire le mieux (ou pas) :
mentir.
— C’est juste… qu’elle n’a pas réussi à bien s’intégrer dans sa classe et
qu’elle n’a pas beaucoup d’amis, tentai-je de lui expliquer. Elle ne voulait
pas t’en parler, car elle avait peur que tu te fasses du souci pour elle…
— Je ne comprends pas… Sara a toujours été très sociable…
— Sara n’est pas le problème, maman, ce sont les gens d’ici, ils ne sont
pas tous aussi sympathiques qu’à Londres.
Ma mère voulut se passer la main dans les cheveux, mais elle arrêta son
geste, se souvenant qu’elle s’était fait un parfait petit chignon pour la
soirée.
— Bon, on reparlera de tout ça plus tard. Waylon et sa famille ne vont
pas tarder à arriver, soupira-t-elle.
— Je vais aller chercher Sara, elle n’a pas dû partir bien loin, annonçai-
je en descendant l'escalier.
Mais la main de ma mère me retint.
— Non, hors de question que tu quittes cette maison toi aussi. Tu me
vois dire aux invités que mes deux filles se sont enfuies dehors en pleine
nuit de Thanksgiving ?
Je la regardai, abasourdie par ses propos.
— Mais…
— Élodie, ta sœur est assez grande pour se débrouiller toute seule. Et
puis, si elle est chez des amis, il n’y a pas de quoi en faire un drame, elle
rentrera lorsqu’elle se sera calmée. Il me semble d’ailleurs qu’elle a
emporté son portable, alors si elle a un problème, elle n’aura qu’à nous
appeler.
Je n’en revenais pas que ma mère se préoccupe aussi peu de ma sœur.
Sortir avec un ancien détenu était ULTRA-DANGEREUX, mais sortir en
pleine nuit seule et en robe, alors là, y avait AUCUN SOUCI !
Et puis… des amis ? J’étais certaine qu’il s’agissait d’un mensonge et
qu’elle n’avait aucun endroit où aller. Certes, Sara était assez grande pour
se débrouiller seule dehors, mais depuis mon agression, je ne voyais plus
les choses de la même manière. Et si elle était confrontée à une situation
identique ?
Les mains tremblantes, je m’empressai d’aller lui téléphoner dans ma
chambre. Évidemment, je ne fis que tomber sur sa messagerie, à cinq
reprises. Comment pourrait-elle me répondre après ce que je venais de lui
faire ?
Je t’en prie, Sara, rentre à la maison, priai-je de tout cœur, en regardant
par la fenêtre. Il faisait déjà nuit noire et la rue n’était éclairée que par un
lampadaire tous les trente mètres.
J’essayai de l’appeler une nouvelle fois, mais en vain. Soudain,
j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir à nouveau, mais je compris en
percevant les quelques rires provenant d’en bas qu’il s’agissait seulement
des invités. Cette soirée s’annonçait vraiment bien !
J’inspirai profondément, ajustai ma robe et descendis prudemment
l'escalier afin de ne pas tomber. Disons qu’il ne valait mieux pas s’amuser à
dévaler les marches en courant avec des talons de dix centimètres…
Un large sourire apparut sur le visage d’Alex lorsqu’il m’aperçut. Si ce
crétin pensait que je m’étais habillée ainsi pour lui, il se mettait le doigt
dans l’œil.
— Mark, ta fille est… époustouflante ! déclara Waylon en me faisant un
baisemain.
— Une vraie mannequin, aquiesça la femme à son côté.
C’était donc la mère d’Alex. Elle n’était pas trop mal non plus pour son
âge. Ses longs cheveux roux descendaient en cascade sur son col roulé vert
kaki, et sa jupe noire mi-longue convenait parfaitement à sa petite taille.
— Où est donc ma seconde princesse ? s’enquit mon père.
Ma mère me jeta un regard entendu.
— Elle… elle ne se sent pas très bien, mentis-je. Je ne pense pas qu’elle
mangera avec nous ce soir.
— Oh ! quel dommage, être malade le jour de Thanksgiving est assez
navrant, déplora la mère d’Alex.
J’esquissai un sourire en découvrant de qui Alex tenait son caractère
hautain.
— Bon, et si on allait prendre l’apéritif dans le salon ? suggéra mon
père en nous faisant signe de le suivre.
* * *

22 h 45. Ma sœur n’était toujours pas rentrée et elle n’avait donné aucun
signe de vie.
— Élodie, nous sommes en plein repas, range-moi ce téléphone,
m’ordonna mon père sur un ton de reproche.
J’obéis et me resservis une part de tarte à la citrouille. Manger était le
seul moyen de m’occuper l’esprit et d’arrêter de harceler ma petite sœur de
messages.
— Au fait, Élodie, est-ce que tu sais ce que tu veux faire plus tard ?
demanda Waylon.
Mieux valait avoir une idée lorsqu’on se trouvait à quelques mois de la
fin du lycée, pensai-je en terminant de mâcher.
— Ma fille est passionnée par l’histoire, répondit mon père à ma place.
— Hum, il me semble que cette matière est justement enseignée à
l’université d’Alex…
— Vraiment ? Cela serait formidable si nos enfants allaient dans le
même établissement ! s’exclama ma mère.
Je serrai les dents.
Aucune chance pour que je me retrouve dans la même université que cet
abruti, songeai-je en croquant dans ma tarte.
— En plus, cela serait pratique pour Élodie, puisque Alex a déjà le
permis, ajouta Waylon. Il pourrait la ramener de temps en temps, cela lui
éviterait de prendre chaque fois le bus.
Cause toujours !
Je commençais à être sérieusement agacée par la tournure que prenait
leur conversation sur MON avenir. Et je m’en voulais affreusement d’avoir
forcé Sara à m’abandonner à cette soirée de torture…
Soudain, mon portable se mit à vibrer contre mes jambes. Je le sortis de
sous la table en espérant que c’était Sara et qu’il ne lui était rien arrivé,
mais à ma plus grande surprise, il s’agissait de… Zach. Pourquoi
m’appelait-il ? Avait-il fait une erreur de numéro ?
— Élodie, éteins-moi tout de suite ce portable ! me sermonna une
nouvelle fois mon père.
— Il faut que je réponde, c’est important ! insistai-je malgré son regard
noir.
— Nous sommes en plein repas, tu n’auras qu’à rappeler cette personne
après.
J’allais décrocher malgré tout, mais mon téléphone cessa de vibrer. Trop
tard. Après un soupir, je le rangeai à nouveau, puis terminai de manger ma
part de tarte sans un mot.
— Qu’est-ce qui t’intéresse le plus dans l’histoire ?
Je mis plusieurs secondes à réaliser que cette question m’était destinée
et fus étonnée que mon père n’ait pas encore répondu à ma place comme à
son habitude.
J’avalai ma dernière bouchée et adressai un large sourire à la mère
d’Alex, avant de lui expliquer d’un ton ironique :
— L’archéologie. Oui, je suis vraiment passionnée par ça. Vous savez,
retrouver des civilisations enfouies, des fossiles, des squelettes, des corps en
décomposition, tout cela m’excite beaucoup !
Tous me regardèrent, choqués. Excepté Alex, qui semblait se retenir
d’éclater de rire.
Mon portable vibra une nouvelle fois. Et cette fois-ci, je comptais bel et
bien prendre cet appel.
— Si vous voulez bien m’excuser un instant, je vais aller voir comment
se porte ma sœur souffrante et en quarantaine à l’étage, ajoutai-je à leur
intention.
Sur ce, je me levai rapidement et quittai le salon pour me réfugier seule
dans le hall. Par chance, je décrochai avant la dernière sonnerie.
— Élodie ?
— En personne. Qu’est-ce que tu veux, Zach ? Je doute que tu
m’appelles pour me souhaiter de passer un bon Thanksgiving…
— Non, en effet, il se trouve que ta sœur est chez moi.
— Sara… Chez toi ? !
— Hé ho ! Ne me crie pas dans les oreilles, je dois déjà supporter les
pleurs de ta sœur et c’est amplement suffisant.
— J’arrive immédiatement.
— OK, je t’attends.
Je raccrochai la première et retournai dans le salon au pas de course.
— Comment va ta sœur ? s’enquit mon père.
Le son de sa voix me fit comprendre qu’il n’était guère satisfait du
comportement « exemplaire » que j’avais ce soir. Malheureusement pour
lui, ça n’allait pas s’améliorer.
— Alex, j’ai besoin de toi, dis-je.
L’intéressé me regarda, surpris.
— De moi ?
— Ouais, j’ai… envie d’aller prendre un peu l’air, tu viens avec moi ?
Cela sonnait plus comme un ordre qu’une question. Dans tous les cas,
cet idiot m’était indispensable puisque, à cette heure, il n’y avait presque
aucun bus en circulation et que je n’avais pas l’intention de prendre un taxi.
C’était bien trop cher, et il aurait été trop long d’en attendre un. Alors mon
seul et unique moyen de me rendre chez Zach, c’était Alex.
Celui-ci quitta la table à son tour et me suivit dans le hall.
— Prends les clés de ta voiture, lui intimai-je.
— C’est la voiture de mon père…
— Tant pis, l’important c’est que tu saches la conduire.
Il sembla hésiter.
— Et puis on ne partira pas assez longtemps pour qu’il s’en aperçoive,
ajoutai-je pour le convaincre.
Il fouilla les poches du blouson de Waylon et nous sortîmes. Le fait
qu’il fasse tout ce que je lui ordonnais était à la fois adorable et désolant…

* * *

— Et maintenant, je vais où ? demanda-t-il, le regard rivé sur la route.


— Continue à rouler droit devant, répondis-je en posant la tête contre la
vitre.
Bien que nous soyons presque arrivés, je mourais d’envie de rappeler
Zach afin d’en savoir plus sur ce qui s’était passé. Mais la présence d’Alex
à mes côtés m’en dissuada. De toute façon, j’étais convaincue que Sara était
en sécurité chez lui.
— Tourne à droite et arrête-toi.
Alex m’obéit et se gara sur le trottoir. J’ouvris la portière.
— Où est-ce que tu vas ? m’interrogea-t-il avec curiosité.
— Tu peux rentrer à la maison, merci pour le trajet, lui lançai-je
seulement.
— Hein ? Hors de question que je te laisse ici toute seule ! protesta-t-il
en éteignant le moteur.
Et il était inenvisageable qu’il connaisse l’adresse exacte de Zach.
C’était la raison pour laquelle je lui avais demandé de s’arrêter à l’entrée de
son quartier.
— Écoute, je vais chez mon copain, alors tu n’as pas à t’inquiéter pour
moi. Et puis il vaut mieux pour toi qu’il ne te voie pas. Disons qu’il n’est
pas très hospitalier avec les autres mecs qui me tournent autour, déclarai-je
en sortant de la voiture.
— Ton mec ?
Il descendit à son tour et me rejoignit.
— Ouais, j’en ai sûrement pour un bon moment, alors ne m’attends pas
et retourne à ce passionnant dîner !
— Et je dis quoi à tes parents ? Que je t’ai laissée partir je ne sais où
avec je ne sais qui en plein milieu de la nuit ? !
Je réfléchis un instant. Il fallait que je trouve rapidement une solution,
car Alex semblait avoir la ferme intention de ne pas me laisser filer aussi
facilement que je l’avais imaginé.
— Eh bien… Tu n’as qu’à leur dire que tu as tout fait pour me retenir,
mais que, comme toujours, je n’en ai fait qu’à ma tête et que je t’ai frappé
assez fort pour te faire perdre connaissance durant quelques minutes. À ton
réveil, j’avais déjà disparu !
Il leva les yeux au ciel.
— Tu as vraiment d’excellentes idées ! Tu penses qu’ils me croiront en
ne voyant aucune trace de coup sur mon visage ?
Je me penchai vers lui.
— Mais qui t’a dit que tu n’en aurais pas une ? murmurai-je avec un
sourire narquois.
Je ne lui laissai pas le temps de comprendre le sens de ma phrase et lui
envoyai un magnifique crochet du droit en pleine figure. Le choc eut l’effet
désiré. Il tituba sur ses jambes et je dus le rattraper tant bien que mal pour
qu’il ne s’effondre pas sur le sol comme un pantin désarticulé. Je le saisis
sous les épaules pour le tirer vers la voiture et l’adossai contre la portière
avant. Impossible pour moi de le rentrer à l’intérieur…
Je m’accroupis à sa hauteur et remarquai qu’il saignait du nez… J’y
étais allée un peu plus fort que prévu, mais il fallait voir le bon côté des
choses, au moins, il ne devrait pas mentir à mes parents.
— Déso…
Je m’arrêtai. Pourquoi devrais-je m’excuser, en fait ? Ce crétin l’avait
bien cherché, non ? Oui, il fallait plutôt voir ça comme ma petite vengeance
personnelle…
— La première leçon que tu apprendras de moi, Alex, c’est qu’il ne faut
jamais me provoquer comme tu t’es amusé à le faire, lui chuchotai-je à
l’oreille, avant de me relever fièrement.
Après un dernier regard vers lui pour m’assurer qu’il était bel et bien
inconscient, je m’enfonçai dans l’obscurité du quartier de Zach. Cette fois-
ci, je fis attention au moindre bruit, au moindre mouvement, et essayai
d’avancer à la fois discrètement et rapidement, chose difficile avec des
talons. Je regrettais de ne pas avoir pensé à les échanger contre une paire de
bottes, mais aussi de ne pas avoir emporté de veste. Il commençait vraiment
à faire froid en ce mois de novembre.
J’arrivai tout de même sans problème devant la maison de Zach, même
si j’avais un peu mal aux pieds à cause de mes chaussures. Je frappai à la
porte et regrettai aussitôt mon geste, j’avais peur d’avoir réveillé sa famille,
mais aussi que Zach ne m’ait pas entendue s’il se trouvait à l’étage.
J’envisageai de lui envoyer un message sur son portable, mais quelques
secondes plus tard, la porte s’ouvrit sur Mme Menser.
— Euh… Bonsoir, je suis désolée de vous déranger à cette heure-ci…
— Oh ! voyons, ce n’est pas la peine de t’excuser, ta sœur est à l’étage,
dit-elle en me laissant entrer.
Je la remerciai d’un signe de tête. Mais avant que je ne monte l'escalier,
la petite voix de Lyam me parvint du salon.
— T’es super jolie comme ça, Élodie ! lança-t-il en s’avançant vers
moi, à moitié endormi.
— Tu es un ange, lui répondis-je en l’embrassant sur la joue. Mais tu ne
dors pas encore ?
Il secoua la tête avant de bâiller.
— Impossible…
Et je compris rapidement quelle en était la cause en entendant les
gémissements de ma sœur en provenance de l’étage. Je grimaçai, désolée
pour lui.
— Ne t’en fais pas, je vais aller lui demander de se taire, lui assurai-je
en montant l'escalier.
Je ne me donnai pas la peine de frapper à la porte de Zach et entrai
directement dans la pièce. Mon regard se posa immédiatement sur ma sœur,
assise en tailleur sur le lit, blottie dans une couverture en laine. Lorsqu’elle
me vit, elle sécha ses dernières larmes.
En m’approchant, j’aperçus Zach, appuyé contre le mur, les bras croisés
sur son torse. Il semblait complètement perdu et ne savait pas quoi faire
pour calmer ma sœur. Évidemment, puisque la seule chose à faire était…
Je tirai Sara par le bras, la forçant à se lever contre son gré, et lui
assenai une gifle phénoménale.
— Pourquoi tu me frappes ? ! hurla-t-elle en me poussant en arrière.
Un peu plus et je tombais à la renverse…
— « Pourquoi » ? ! m’écriai-je à mon tour. Parce que tu n’es qu’une
stupide gamine qui ne penses qu’à elle ! Qu’est-ce qui t’a pris de t’enfuir
comme ça en pleine nuit ?
— Tu ne te souviens pas de ce que tu as fait ? Tu m’as trahie ! Tu
m’avais promis de ne rien lui dire et…
— Maman ne sait rien, OK ? Je lui ai simplement dit que les gens de ta
classe n’étaient pas super sympas avec toi, et c’est tout.
— Tu n’as quand même pas tenu ta promesse, et je ne suis pas près de
te pardonner ! Je te hais ! aboya-t-elle rageusement.
— D’accord… Tu as le droit de me détester, mais je t’en prie, ne me
refais plus jamais une peur pareille ! la suppliai-je, les larmes aux yeux.
Elle fut surprise par ma confession.
— Ça va, je vais bien ! protesta-t-elle en baissant les yeux sur ses pieds.
Et heureusement. Je ne savais pas ce que j’aurais fait s’il lui était arrivé
quelque chose…
— Écoute, Sara, il faut que je t’avoue quelque chose…
Elle releva la tête et, bien que son regard exprime toujours de la colère,
elle semblait s’être un peu apaisée.
— Tu te rappelles le soir où tu m’as couverte ?
Visiblement curieuse de savoir où je voulais en venir, elle acquiesça.
— Cette nuit-là… je me suis fait agresser, déclarai-je d’une voix
hésitante. Ils étaient trois, trois hommes, et j’ai bien cru qu’ils allaient me…
me violer. C’était tellement affreux et tu ne peux pas savoir à quel point j’ai
eu peur…
Je m’arrêtai un instant pour inspirer profondément. Parler de mon
agression n’était pas facile, mais il fallait que Sara l’apprenne pour qu’elle
soit plus prudente à l’avenir.
— Heureusement, Zach est arrivé à temps, poursuivis-je, et je lui en
suis bien plus que reconnaissante. Sans lui, je ne sais pas ce que je serais
devenue. Peut-être que ces mecs m’auraient tabassée à mort après m’avoir
violée, peut-être que je… Ma vie aurait été complètement détruite. Et tu
sais, même si j’ai eu la chance de ne pas y être restée cette nuit-là, ou même
la chance de ne pas être totalement traumatisée après cette expérience, je
n’arrive toujours pas à oublier ce qui s’est passé et je pense que je ne
l’oublierai jamais. Alors, j’espère que tu comprends, Sara. Que tu
comprends pourquoi je t’en veux d’être partie comme ça, sans donner
aucune nouvelle pendant des heures… J’ai eu si peur qu’il te soit arrivé la
même chose…
Sara s’approcha de moi et me prit dans ses bras.
— Pardon… Pardonne-moi, Élodie, murmura-t-elle en se blottissant
contre moi. Je te promets de ne plus m’enfuir comme ça…
Je lui caressai doucement les cheveux, et attendis d’être un peu apaisée
pour demander :
— Maintenant, dis-moi… Que s’est-il passé ce soir ?
Elle s’écarta et s’assit de nouveau sur le lit. Je fis de même en jetant un
regard derrière moi. Nous étions désormais seules dans la chambre.
Je fronçai les sourcils. À quel moment Zach était-il parti ? Avait-il
entendu toute ma confession sur mon agression ?
— Après mon départ, je suis allée chez Jess, expliqua-t-elle. C’est une
fille un peu bizarre, mais c’est aussi la seule qui ne me veut pas de mal au
collège, la seule qui m’aide quand… quand ils me font ça, m’expliqua-t-elle
en relevant la manche de son gilet.
Ses scarifications formaient trois magnifiques lignes roses. Elles
semblaient encore fraîches et dataient certainement de quelques jours.
— Jessica habite dans un appartement à quelques rues de chez nous. Ses
parents ne sont jamais chez elle, alors je me suis dit qu’elle serait sûrement
seule. Mais il y avait ces mecs… des amis à elle apparemment. Ils avaient
l’air sympas au début, mais ils étaient aussi bien plus âgés que nous, ça se
voyait. Ils nous ont proposé d’aller boire un verre dans un bar, je n’étais pas
trop partante, mais Jess a insisté et puis… Je ne voulais pas rentrer, j’étais
trop énervée contre toi, alors je les ai suivis.
Elle s’arrêta un instant pour se coucher et poser la tête sur mes genoux.
— Et ensuite ?
— Ensuite, j’ai très vite compris leurs mauvaises intentions quand ils
ont essayé de nous soûler. Moi, je n’ai pas bu, je n’en avais pas envie et
puis je n’aime pas l’alcool, mais Jessica, oui. Alors, ils se sont intéressés à
elle, une fille bourrée est bien plus facile à atteindre, hein… Et puis, ça ne
semblait pas la déranger. Au bout d’une heure, j’en ai eu marre, marre de la
regarder se faire draguer et toucher à droite et à gauche par ses soi-disant
« amis », alors je lui ai dit que je voulais qu’on rentre, mais elle m’a
répondu que la soirée ne faisait que commencer pour elle et que, si je
n’avais pas envie de m’amuser, je n’avais qu’à partir sans elle. C’est ce que
j’ai fait. Mais une fois à l’extérieur, j’ai réalisé que je ne savais pas du tout
où je me trouvais… Je ne voulais pas t’appeler, ni prévenir nos parents,
alors…
— Alors tu as téléphoné à Zach…
Elle acquiesça.
— Tu m’en veux ? Je ne savais pas qui appeler d’autre… J’étais
complètement seule, perdue… J’avais peur et… j’étais super énervée contre
toi… Une fois chez Zach, je ne sais pas pourquoi, j’ai repensé à tout ce qui
m’est arrivé depuis que je suis ici… Et puis tout est sorti d’un coup comme
ça et j’ai explosé en larmes ! D’ailleurs, toute sa famille doit vraiment me
détester, ça doit faire trente minutes que je pleure comme une Madeleine !
— Hum, je ne te le fais pas dire, je suis sûre que même leurs voisins
t’ont entendue pleurer, plaisantai-je.
Elle me donna un petit coup de tête dans le ventre.
— « Je pense que ta vie peut être bien meilleure ici », se souvint-elle.
Franchement, je ne sais pas ce qui m’a pris d’avoir dit ça lorsqu’on est
arrivés ! Je pense que ça m’a plus porté la poisse qu’autre chose…
Elle n’avait pas tort. Une ville de saints, hein ? ne pus-je m’empêcher
de penser à mon tour.
— Est-ce que… est-ce que tu veux rentrer à Londres ? demandai-je
alors.
Elle mit quelques secondes à répondre.
— J’en ai envie. Notre maison me manque, notre vie, mes amis, tout
ça… mais on ne peut pas rentrer, conclut-elle.
— Sara, si c’est à cause de moi…
Elle plongea ses yeux dans les miens.
— Tu l’aimes, Élodie. Ça se voit et ça se sent comme si tu puais le
roquefort !
— C’est si joliment dit…
— Sérieusement ! Ce qu’il y a entre vous, c’est bien plus fort que toutes
les relations que tu as eues jusqu’ici. Et puis je pense que même si on
partait, on ne pourra jamais retrouver notre ancienne vie. Pas avec tout ce
qui s’est passé, c’est trop tard… Cette ville nous a changées, Élodie, et tu
sais, je crois qu’être ici a aussi de bons côtés…
— Franchement, à part le fait qu’on habite près de mon lycée, je ne vois
pas d’autres avantages…
Cela la fit rire.
— Eh bien, je trouve que cela nous permet de nous confronter à nous-
mêmes.
Je compris immédiatement ce à quoi elle faisait référence et repensai à
mon comportement irréprochable lors du dîner… Jamais l’ancienne Élodie
n’aurait fait ça : tenir tête à mon père, lui désobéir et plaisanter sur son
avenir comme je l’avais fait. Non, jamais je n’aurais pu, et pourtant,
pourtant je l’avais fait et j’en étais fière. Certes, ce petit côté « rebelle » et
« cruel » avait toujours fait partie de moi, mais il apparaissait seulement à
présent et influençait mon attitude sans que je puisse l’en empêcher.
— Dis, Élodie, ajouta Sara en bâillant, je suis complètement crevée, tu
crois que je peux dormir ici ?
— Oui, ne t’en fais pas. Ferme les yeux et endors-toi.
Je m’en voulais un peu d’abuser de la gentillesse de Zach, mais
l’important était que ma sœur aille mieux, et j’espérais qu’il le
comprendrait.
— Tu vas appeler maman pour la prévenir ?
— Non… Si je le faisais, il faudrait que je lui raconte tout, que je lui
dise où nous sommes, et je pense que ni elle ni papa ne seraient enchantés
qu’on passe la nuit chez Zach. Je trouverai une excuse pour demain…
— D’accord, céda Sara, mais assure-toi qu’elle soit meilleure que celle
du coup de poing à la boxe…
Évidemment…, songeai-je en lui caressant les cheveux.

Quelques secondes plus tard, elle sombrait dans le sommeil. Je me levai


maladroitement pour essayer de ne pas la réveiller et me rendis dans le
salon, à la recherche de Zach. Mais il n’y avait personne ; Lyam et sa mère
avaient dû aller se coucher, puisque le calme était enfin revenu dans la
maison.
Je remarquai par la fenêtre que la lumière du perron était allumée et
sortis sans un bruit. Un vent d’air frais caressa mon visage. Je me massai
rapidement les bras pour me réchauffer. Zach se tenait debout, appuyé
contre la balustrade.
— Comment va-t-elle ? questionna-t-il sans même se retourner.
Je m’approchai de lui, suffisamment pour que nos épaules s’effleurent,
et posai les coudes sur la rambarde.
— Mieux, répondis-je, du moins je l’espère, elle s’est endormie.
Il hocha doucement la tête. J’avais un tas de choses à lui dire, à lui
demander, mais je ne savais pas par où commencer…
— Pourquoi… pourquoi es-tu allé la chercher ? l’interrogeai-je en
tournant la tête vers lui. Pourquoi tu as fait ça pour elle, Zach ?
— Je te l’ai dit, je ne peux pas m’empêcher d’aider les gens.
— Bien sûr, rétorquai-je en levant les yeux au ciel.
Ce dernier était rempli d’étoiles ce soir, et le spectacle était vraiment
magnifique. C’était sûrement la raison pour laquelle Zach était venu ici,
afin d’admirer la beauté des constellations.
Je préférai rester silencieuse plusieurs minutes, mais plus le temps
passait, plus cela devenait insupportable. Nous étions à la fois si près et si
loin… Il n’y avait que quelques centimètres entre nous, pourtant j’avais
l’impression qu’un énorme fossé nous séparait.
Je voulais le comprendre, je voulais l’aider, je voulais qu’il puisse
compter sur moi, mais ça… Je ne pouvais pas le faire sans lui, sans qu’il
l’accepte et se livre à moi. Cela devait fonctionner dans les deux sens.
Les paroles philosophiques d’Eric me revinrent soudain en mémoire.
« Tu sais, cela ne sert à rien de se battre pour quelqu’un qui ne le souhaite
pas. Alors au lieu de continuer à souffrir inutilement, il est des fois
préférable de renoncer. »
C’était si facile à dire… Mais en serais-je capable ?
— Merci, dis-je finalement. Merci pour tout, je vais… Je vais aller
chercher Sara, je pense qu’il vaut mieux qu’on rentre.
— À pied ?
— Je préfère ça plutôt que de rester chez un mec qui me déteste et qui a
seulement eu pitié de ma sœur, répondis-je sèchement.
— Ne dis pas n’importe quoi, tu habites à l’autre bout de la ville et…
— Et quoi ? Tu m’as bien laissée marcher dix kilomètres pour rentrer
après le match de ton frère, je te rappelle.
— C’est toi qui l’as voulu, et puis tu as raison, fais ce que tu veux, ça
m’est égal.
Quand je fis demi-tour, mon talon s’enfonça dans une des lattes du
plancher et je trébuchai. La main de Zach se referma solidement sur mon
bras pour m’empêcher de tomber.
Je tournai la tête dans sa direction et mon regard croisa le sien. Je me
sentis complètement désemparée. À cet instant, je n’avais qu’une envie, lui
crier haut et fort tout ce que j’avais sur le cœur, mais peut-être que les mots
n’étaient pas toujours la meilleure solution.
Sa main remonta le long de mon bras et ses doigts effleurèrent mon
visage. Je déglutis, confuse.
Mais cette fois, je n’attendis pas une minute de plus pour agir, de peur
qu’il ne se dérobe au dernier moment. Le souffle court, je passai lentement
les mains derrière sa nuque et l’attirai contre moi. La proximité de son
corps me fit tressaillir.
Zach n’était pas indifférent. Je pouvais sentir son souffle s’accélérer
tout comme le mien, le regard brûlant qu’il posait sur moi, mon corps, mon
visage, ma bouche. Il me désirait, il avait envie de moi et peu importe si ses
mots disaient le contraire, ses yeux, eux, ne mentaient pas.
Soudain, il me fit reculer jusqu’à ce que je me retrouve coincée entre lui
et la porte d’entrée. À tel point que ma poitrine était complètement collée à
son torse. Son visage s’approcha doucement du mien, mais je fis glisser un
doigt sur ses lèvres pour l’arrêter.
OK, je risquais encore une fois de tout foutre en l’air, mais il fallait… il
fallait que je m’assure que c’était bien réel. Je fermai les yeux et essayai de
calmer ma respiration. Oui, peut-être que ce n’était qu’un rêve, que je
m’étais simplement endormie aux côtés de Sara.
Pourtant, lorsque j’ouvris de nouveau les yeux, Zach était toujours là.
— À… à quoi tu joues ? soufflai-je d’une voix tendue.
Il posa son front contre le mien.
— J’en sais rien, Élodie, murmura-t-il doucement. Quand je suis avec
toi… c’est comme si je n’étais plus moi-même… J’ai l’impression de
perdre le contrôle sur ce que je fais et… de tout oublier.
Ses mains effleurèrent mes joues et un frisson me parcourut.
— Ça te fait peur ?
Étrangement, ma question ne le fit pas rire, il semblait même indécis.
— Un peu, m’avoua-t-il, mais je suis plus inquiet pour toi. On ne peut
pas, Élodie, nous deux…
— Je sais.
Et pour approuver la sincérité de mes mots, je l’embrassai lentement,
afin de ne jamais pouvoir oublier la douceur de ses lèvres sur les miennes.
Comme si ce baiser était à la fois le premier et le dernier que j’aurais la
chance d’avoir.
Il s’écarta, mais la tension entre nous était toujours présente, de par nos
respirations saccadées, nos regards enfiévrés et nos bouches légèrement
entrouvertes…
— Et puis merde, lâcha-t-il.
Il prit mon visage entre ses mains et m’embrassa fougueusement. Cette
fois-ci, le baiser fut plus intense, plus passionné et bien plus ardent que la
première fois.
Je me serrai davantage contre lui et m’agrippai à son dos. J’eus
l’impression que mon corps s’embrasait alors que la température extérieure
ne dépassait sûrement pas les dix degrés. Ses lèvres descendirent le long de
mon cou et je fermai les yeux en me mordant la lèvre inférieure.
Je voulais profiter pleinement de chaque sensation, les battements de
mon cœur, la rapidité de son souffle, ses mains descendant le long de ma
robe et suivant les courbes de mon corps pour s’arrêter sur mes hanches.
Sa bouche revint se poser sur la mienne tandis que l’une de mes jambes
remontait sur la sienne, lui faisant comprendre que j’étais entièrement à lui.
Sa main releva lentement ma robe et se posa sur ma cuisse.
C’était tellement… agréable, mais aussi invraisemblable. Combien de
fois avais-je rêvé de ce moment ? Combien de fois avais-je espéré qu’il me
touche ainsi ? qu’il m’embrasse de cette façon ?
La porte dans mon dos s’ouvrit brusquement et je me rattrapai tant bien
que mal à Zach pour ne pas tomber à la renverse.
— Oh ! je suis vraiment désolée ! s’exclama Mme Menser,
extrêmement gênée.
Je sentis le rouge me monter aux joues, bien que la situation ne soit pas
réellement incommodante. J’avais l’impression que nous étions deux
adolescents guidés par leurs pulsions venant d’être pris en flagrant délit.
— Je… j’allais partir de toute façon, m’empressai-je d’ajouter en
reprenant mon souffle.
Je m’écartai de Zach à contrecœur et rentrai voir Sara, la main sur ma
bouche, me remémorant le goût de ses lèvres.
Chapitre 25

Une douleur aiguë me tira brutalement de mon sommeil. J’ouvris les


yeux en sursaut et fixai Sara, allongée face à moi sur le lit. Aucune de nous
n’osa parler pendant de longues secondes, durant lesquelles je sentais
encore la brûlure de sa main contre ma joue.
— Tu… tu viens de me gifler, là ? demandai-je, toujours sous le choc.
Ma sœur essayait de garder son sérieux et son petit air de sainte-
nitouche, mais je voyais très bien qu’elle prenait sur elle pour ne pas
exploser de rire.
— Non, pourquoi ferais-je une chose pareille ? C’était sûrement dans
ton rêve ! m’expliqua-t-elle en se levant avec une fausse lenteur.
Elle n’avait qu’une envie, s’enfuir à toutes jambes avant que je ne lui
rende la pareille !
D’autant plus que ce n’était pas la première fois qu’elle frappait
quelqu’un en dormant. Sara avait toujours eu un sommeil agité et ne
pouvait pas s’empêcher de parler et de faire des gestes brusques pendant la
nuit. J’avais malheureusement déjà eu à en pâtir, et prendre une torgnole qui
vous réveille ne met pas vraiment de bonne humeur…
Ma sœur recula vers la porte en m’adressant un petit sourire goguenard.
— Je vais te tuer, annonçai-je en sautant du lit.
Elle quitta la chambre en un éclair et je la poursuivis comme une furie
jusqu’au rez-de-chaussée.
— Pardon ! cria-t-elle à quelques mètres devant moi. Je te jure que je ne
l’ai pas fait exprès !
Elle tourna dans la cuisine. J’allais faire de même, mais je dus m’arrêter
net pour ne pas rentrer de plein fouet dans… Zach.
— Salut, toi, me dit-il d’une voix que je trouvai étrangement sexy.
À vrai dire, il n’y avait pas que sa voix qui l’était. Ses cheveux noirs
encore mouillés et la serviette qu’il portait autour du cou le rendaient
atrocement séduisant. Sans parler de la douce odeur de savon à la vanille
qui émanait de lui, et de ses abdominaux visibles à travers son T-shirt blanc.
Jésus, Marie, Joseph, ce mec est tellement attirant…, songeai-je en me
mordant la lèvre.
— Élodie ? T’es sûre que ça va ? m’interrogea-t-il en haussant un
sourcil.
Je me fis violence pour réussir à détourner le regard.
— Euh… Waouh, qu’est-ce qu’il fait chaud aujourd’hui ! m’exclamai-je
en rabattant mes cheveux du même côté.
Je pivotai la tête vers la fenêtre du salon et constatai qu’il faisait un
temps de chien. Un sourire gêné aux lèvres, je m’empressai de le
contourner et rejoignis ma sœur dans la cuisine.
Celle-ci s’était assise à table et tartinait une tranche de pain de mie avec
de la confiture, comme si elle était chez elle. Je fus étonnée de remarquer
que Zach avait déjà préparé le petit déjeuner pour nous tous, et contrariée
que Sara ne nous ait pas attendus pour commencer à manger.
— Ma main est partie toute seule, m’assura-t-elle en croquant dans sa
tartine. C’est juste que…
— C’est bon, je me passe de tes excuses, et ne parle pas la bouche
pleine, tu ressembles à un hamster.
Elle me tira la langue et un bout de pain s’échappa de sa bouche. Je
réprimai une grimace.
— En tout cas, vous êtes en pleine forme dès 8 heures du matin, lança
Zach en s’étirant derrière moi.
Huit heures… Huit heures… Quelque chose clochait, mais je n’arrivais
pas à me souvenir de quoi il s’agissait.
— Ta mère et Lyam ne sont pas là ?
Il me regarda comme si cela paraissait évident.
— Non et heureusement, je me demande ce qu’ils auraient pensé en
entendant deux folles hystériques crier de bon matin en dévalant l'escalier
comme un troupeau de gazelles, soupira-t-il en ouvrant les placards pour
prendre deux verres.
— Alors, tu as bien de la chance que ton petit frère ne soit pas une fille,
plaisanta Sara.
Zach approuva d’un hochement de tête.
— Sans parler de tous les problèmes que vous vous attirez, ajouta-t-il en
prenant place à côté de ma sœur.
— Venant d’un mec qui a fait de la prison, c’est un peu inapproprié, tu
ne trouves pas ? lâchai-je en m’asseyant à mon tour.
Il m’observa d’un air provocateur et croisa les bras sur la table. Son
regard devint plus intense, ce qui me mit mal à l’aise.
Sara toussota et j’en profitai pour détourner une nouvelle fois la tête.
— Euh… Je crois que je vais aller prendre ma douche ! nous annonça-t-
elle avant de me faire un petit clin d’œil et de s’échapper par la porte.
J’attrapai un verre et le remplis de jus d’orange jusqu’à ras bord.
— Je suppose que tu as très soif…
Je préférai éviter de croiser à nouveau son regard. Sinon j’avais peur de
ne plus pouvoir m’en détacher.
— Tu ne peux pas savoir, répondis-je simplement.
Après avoir bu cul sec, je reposai un peu trop brutalement mon verre. Je
m’essuyai la bouche d’un revers de la main, puis quittai la table sans avoir
rien mangé.
— Je vais…
— Nous n’avons qu’une salle de bains, m’interrompit-il. Tu vas devoir
attendre que ta sœur ait terminé.
— J’allais dire aux toilettes !
Je sortis du salon en n’ayant aucune idée de l’endroit où elles se
trouvaient. À vrai dire, je n’en avais rien à faire. Mon seul objectif était
d’essayer de me détendre et de calmer ma libido !
Posant la tête contre le mur du couloir, je tentai de respirer
tranquillement. Je détestais toutes ces envies qui me traversaient l’esprit dès
que mon regard se posait sur lui. J’avais l’impression de ressembler à une
vraie « chienne en chaleur » ! Et je n’avais certainement pas envie de passer
pour une fille facile, dont le seul désir était de faire l’amour !
Peut-être mon corps commençait-il à en avoir sérieusement marre de ma
virginité, et avait-il décidé qu’il était temps pour moi de passer à la
casserole… Honnêtement, cela ne me faisait pas vraiment peur, malgré
quelques petites appréhensions, je me sentais enfin prête. Mais y penser
alors que je l’avais seulement embrassé la veille ne me paraissait pas tout à
fait correct, c’était trop tôt, trop…
Des bruits de pas s’approchèrent de moi.
— Reste où tu es, lui ordonnai-je. Il faut d’abord que je t’explique
pourquoi j’agis aussi bizarrement depuis ce matin. Tu vas sûrement me
prendre pour une folle, mais je n’y peux rien si je suis comme ça,
d’accord ?
Aucune réponse. J’inspirai profondément.
— En fait, depuis qu’on s’est embrassés hier, je ne sais pas, ça a
déclenché quelque chose chez moi, quelque chose qui… qui fait que je
n’arrive plus à me contrôler, lui avouai-je ridiculement, avec un demi-
sourire qu’il ne pouvait voir. J’ai l’impression d’être complètement
déconnectée de la réalité, comme s’il n’y avait plus que toi dans la pièce, et
j’ai envie… envie de plus que des baisers, j’ai envie que tu me…
— Stop ! s’écria une voix féminine que je reconnus immédiatement.
Je sursautai et me retournai, morte de honte, face à Mme Menser, ne
sachant pas si je devais m’enfuir à toutes jambes ou me recroqueviller sur
moi-même…
— Oh ! mon Dieu, ne pus-je m’empêcher de murmurer.
— Ça, tu peux le dire, répondit-elle en se grattant l’arrière de la tête.
Elle semblait aussi gênée que moi, et franchement il y avait de quoi !
— Je… je pensais que c’était Zach… Je…
— J’aurais aussi préféré que ce soit le cas, m’assura-t-elle, avant de me
regarder étrangement. Disons que je me serais bien passée des « envies »
que tu éprouves envers mon fils.
Sans blague…
— Je suis sincèrement désolée, madame, je… je ne sais pas ce qui m’a
pris…
Elle fit un geste de la main, me signifiant que cela n’avait pas
d’importance.
— Ne t’excuse pas et puis, j’avais plus ou moins compris dés le départ
que tu ne t’adressais pas à moi, et je n’aurais jamais dû te laisser continuer à
parler…
Effectivement.
Nous restâmes silencieuses durant quelques secondes. La situation
devenait de plus en plus bizarre et embarrassante.
— Tu sais, reprit-elle soudain, mon fils est quelqu’un de bien, et je
pense que tu ne serais pas ici si tu pensais le contraire. Mais sache qu’il a
tout de même une part d’obscurité enfouie en lui, et qu’il ne faut surtout pas
que tu l’oublies. Aucun humain n’est parfait, c’est une certitude, tout le
monde a un côté bon et un côté mauvais. Et pour certains, le mauvais côté
peut être bien plus ancré en la personne que le bon.
— Vous êtes en train de me dire que Zach est dangereux ? l’interrompis-
je, suspicieuse.
Elle secoua la tête.
— Mon fils n’est pas une menace, en tout cas, certainement pas pour
toi. Et je suis même sûre qu’il prendra bien mieux soin de sa petite amie
que de sa propre mère, plaisanta-t-elle.
Je ne pus m’empêcher de sourire en entendant le terme « petite amie ».
Pouvait-elle vraiment me considérer comme telle ? Était-on en couple tous
les deux désormais ?
— Malgré tout, poursuivit-elle, ne t’aventure pas dans les chemins
condamnés juste par curiosité et reste prudente, d’accord ? Je t’apprécie
beaucoup et, même si tu es l’une des meilleures choses qui soient entrées
dans la vie de mon fils, tu n’arriveras pas à le changer. On ne peut pas
changer quelqu’un, c’est une certitude, alors n’essaie pas en vain.
Je hochai la tête, consciente qu’il s’agissait d’une mise en garde et qu’il
valait mieux que je me tienne à l’écart du passé et de toutes les activités
extrascolaires de Zach. Chose qui serait très difficile pour moi…
— Je… je vais monter à l’étage, dis-je alors en reculant vers l'escalier.
Elle acquiesça.
— Ah, Élodie, ajouta-t-elle, je ne suis pas le genre de mère à donner des
conseils de ce genre à mon fils, mais puisqu’on en est arrivées là toutes les
deux, faites attention et… sortez couverts !
Si mes joues avaient pu devenir aussi rouge vif que les talons que je
portais la veille, elles l’auraient été.
— Bi… bien sûr, madame, bredouillai-je en montant rapidement les
marches deux à deux.
Bien joué, Élodie, tu n’aurais pas pu faire mieux, me félicitai-je en me
donnant un coup sur le crâne.
Non, mais franchement, quoi de plus humiliant que d’avouer ses envies
de sexe à la mère de son potentiel copain ? Waouh, j’avais fait fort ce coup-
là. En plus, elle nous avait déjà surpris la veille tous les deux en train de
nous embrasser… Sa mère avait tendance à toujours arriver au bon
moment !
Je repensai à ses dernières paroles, consciente que Zach était bien plus
mystérieux que n’importe qui de mes connaissances. Mais plus on me
contraignait à faire quelque chose, plus je m’acharnais à faire le contraire.
J’étais têtue comme une mule et personne n’arriverait à me changer moi
non plus.
Soudain, la porte au bout du couloir s’ouvrit sur une Sara en serviette de
bain. Elle me fit signe de la rejoindre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? la questionnai-je, une fois à sa hauteur.
— Tu peux demander à Zach où est-ce que sa mère range son sèche-
cheveux ?
Je jetai un coup d’œil dans la salle de bains derrière elle. Deux brosses à
cheveux, un shampoing et un gel douche étaient posés sur le rebord du
lavabo, ainsi qu’un pot de crème de jour.
— Tu m’expliques ?
Elle suivit mon regard.
— Ben quoi ? J’ai juste utilisé le strict minimum ! se défendit-elle.
— Sara, on n’est pas chez nous, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué,
ce ne sont pas tes affaires, alors va immédiatement les remettre à leur
place !
Elle leva les yeux au ciel.
— Ce que tu peux être agaçante des fois ! Et puis, si tu vas par là, je
n’aurais même pas dû utiliser cette serviette ! Ni sa douche, ni son lit, ni son
pot de confiture, ni…
— C’est bon, la coupai-je. Dépêche-toi de finir de te préparer, on ne va
pas tarder à rentrer, je pense qu’on a assez abusé de sa gentillesse et de son
hospitalité…
— Le problème, c’est que je n’ai pas mes clés, et toi non plus, dit-elle
d’une toute petite voix.
— Et alors ? Il y aura forcément quelqu’un à la maison, personne ne
travaille le sam… Oh ! non… Ne me dis pas qu’on est vendredi ! m’écriai-
je.
— T’es sérieuse ? Tu croyais vraiment qu’on était en week-end ?
Je serrai les dents, comprenant enfin ce que j’avais oublié ce matin
lorsque Zach m’avait informée qu’il était 8 heures. Évidemment, à cette
heure-là, Mme Menser avait dû accompagner Lyam à l’école, ce qui
expliquait leurs absences respectives. Mais pas son soudain retour…
— Eh bien, j’avais des choses plus importantes à penser, entre autres toi
et tes problèmes, plutôt que de me souvenir que Thanksgiving se fêtait ce
jeudi ! Et le pire dans tout ça, c’est que tu étais au courant ! Pourquoi tu ne
m’as pas dit que nous avions cours aujourd’hui ? lui reprochai-je.
Elle haussa les épaules.
— De toute façon, je ne pense pas que cela soit vraiment important
d’aller en cours, tu ne crois pas ? Et ce n’est pas comme s’ils faisaient
l’appel, maman ne le saura jamais, alors qui nous en voudra de sécher une
journée ?
— Peu importe, on va en cours par principe !
— C’est ça. Je suis sûre que c’est uniquement pour te donner bonne
conscience… Alors que tu aurais certainement de meilleures notes en
travaillant à la maison plutôt qu’en passant tes journées dans une classe
bruyante.
Elle n’avait pas tort, mais je ne voulais pas qu’elle commence à prendre
les études à la légère. Même si les salles de cours ressemblaient plus à des
salles de jeux qu’à autre chose, nous avions besoin d’aller à l’école. Je me
trouvais bien trop sage des fois…
— Je vais informer Zach qu’on part tout de suite, habille-toi et rejoins-
moi en bas !
— En robe, talons et sans nos affaires de cours ?
Je serrai les dents. J’avais oublié ce petit détail…

Vingt minutes plus tard, Sara me laissa enfin la place dans la salle de
bains et je manquai de hurler en voyant mon visage dévasté par une coulée
de mascara noir… Voilà ce qui arrivait lorsqu’on ne se démaquillait pas le
soir avant de se coucher, sans parler des horribles cernes sous mes yeux.
Naturellement, je ne ressemblais pas à toutes ces actrices de série
télévisée qui semblent se réveiller le matin déjà parfaitement bien
maquillées et en pleine forme ! Et dire que Zach m’avait vue ainsi… Enfin,
il fallait considérer le bon côté des choses, au moins, il ne m’avait pas
foutue à la porte ce matin en me découvrant sous mon plus mauvais jour.
Avant de quitter ma tenue de la veille, c’est-à-dire ma ravissante robe
blanche désormais très froissée et plus tout à fait blanche, je me décidai à
regarder l’écran de mon portable et grimaçai en remarquant la vingtaine
d’appels manqués de mes parents. Je jetai ensuite un coup d’œil à mes
messages et compris que nous allions passer un mauvais quart d’heure ce
soir…
Sans plus attendre, je me glissai sous l’eau, qui s’avéra être froide,
même très froide. Comme à son habitude, Sara avait dû utiliser tout le
contenu du ballon d’eau chaude.
À peine venais-je de terminer de me laver que quelqu’un frappa à la
porte.
— Deux secondes ! criai-je en coupant l’eau et en m’enveloppant dans
une serviette.
J’ouvris la porte et me retrouvai nez à nez avec Zach.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’enquis-je en fronçant les sourcils.
Au moins, l’eau froide m’avait rafraîchi le cerveau ! Enfin,
suffisamment pour calmer mes envies de ce matin…
— Il faut qu’on parle tous les deux, répondit-il sans me quitter du
regard.
— Euh… Là, tout de suite ?
Je baissai les yeux sur ma petite tenue pour lui faire comprendre que ce
n’était pas le meilleur moment.
— Ça te pose un problème ?
Ce mec n’avait vraiment aucun tact ! J’étais certaine qu’il n’aurait pas
été embarrassé une seule seconde si je n'avais pas porté cette serviette !
— Oui, ça m’en pose un ! protestai-je, un peu irritée.
Il se contenta de hausser les épaules.
— Rejoins-moi dans ma chambre quand tu auras fini. Est-ce que tu as
encore besoin que je te prête des vêtements ? Vêtements que je ne reverrai
sûrement plus jamais, précisa-t-il d’un ton ironique.
Je lui jetai un regard noir et lui claquai la porte au nez. Comme si c’était
ma faute si ma mère avait malencontreusement voulu rendre ses vêtements
à la mauvaise personne, avant de les jeter… Dans tous les cas, je ne pouvais
pas prendre le risque qu’elle retombe sur des habits qui ne m’appartenaient
pas. On pouvait piéger ma mère une fois, mais pas deux.
Je soupirai et renfilai ma robe, ce qui me donna l’horrible sensation
d’être à nouveau sale et une énorme envie de retourner me doucher une
seconde fois. Mais la curiosité quant à ma prochaine discussion avec Zach
me força à y renoncer.
J’attrapai son déodorant et en pulvérisai presque l’intégralité sur ma
robe. Mieux vaut prévenir que guérir, non ?
Une fois assurée d’être enfin présentable, je sortis précipitamment dans
le couloir en direction de sa chambre.
Chapitre 26

Je refermai la porte derrière moi et m’adossai contre elle. Zach posa sur
son bureau l’appareil photo qu’il tenait dans les mains. Je compris qu’il
aurait voulu que je ne le voie pas, mais malheureusement pour lui, je ne
comptais pas en rester là.
Je m’en saisis et restai complètement hébétée lorsque mes yeux se
posèrent sur la première photo. Bien qu’elle ne soit pas d’une très bonne
qualité, Zach n’ayant de toute évidence pas les moyens de se payer un
appareil de professionnel, l’angle duquel elle avait été prise, le contraste et
les jeux de lumière donnaient un effet vraiment magnifique. C’était comme
si elle avait été retouchée alors qu’elle était parfaitement naturelle, et je pus
le confirmer en remarquant le ravissant hématome sur ma joue gauche. Ce
qui eut le malheur de me rappeler mon agression…
Heureusement, Zach m’arracha l’appareil des mains sans crier gare, ce
qui chassa rapidement ce souvenir.
— Tu es toujours obligée de toucher à tout ? me reprocha-t-il en le
reposant sur son bureau.
Je croisai les bras sur ma poitrine.
— Franchement, après que tu m’as prise en photo sans mon
consentement, pendant que je dormais et avec… (Je ne pus m’empêcher de
grimacer en repensant à l’état de ma pauvre joue.) C’est plutôt à moi de me
plaindre, tu ne crois pas ?
— Pourquoi ?
Je le fixai un instant, mais son visage n’affichait qu’un air
d’incompréhension.
— Pourquoi ? répétai-je, dubitative. Sérieusement, tu n’aurais pas pu
prendre pire photo de moi ! J’ai une tête de mort-vivante et de la bave au
coin des lèvres ! Si tu avais tant envie que ça d’avoir une photo de moi, il
suffisait de me demander ! Et puis… tu ne connais pas le droit à l’image ? !
— Tu n’as pas l’impression d’en faire un peu trop ? m’interrompit-il
dans mon discours de victime. Et puis je te trouve bien plus jolie sans tout
ce maquillage…
Mon peu de colère s’estompa en un instant. Mais je n’allais
certainement pas le laisser s’en tirer avec un simple compliment.
— En tout cas, je te jure que plus jamais je ne m’endormirai chez toi !
— Tant mieux, si j’avais su qu’il fallait te prendre en photo au naturel
pour que tu ne reviennes plus ici, je l’aurais fait bien plus tôt, me taquina-t-
il en esquissant un sourire narquois.
— Fais attention à ce que tu dis, ou je peux t’assurer que ton petit trésor
va finir par passer par la fenêtre, le provoquai-je en jetant un coup d’œil à
son appareil photo.
— Si tu fais ça, je peux t’affirmer que tu sauteras avec lui, renchérit-il
en s’approchant de moi.
Il posa les mains sur la porte, de chaque côté de mon visage, et plongea
ses yeux dans les miens.
— Tu fais quelque chose demain après-midi ? m’interrogea-t-il avant de
plisser soudain le nez.
Il recula hâtivement et se boucha les narines.
— Je pense que tu as un peu trop forcé sur le déo, Élo, marmonna-t-il
avec une voix de canard.
Je me mordis la joue droite, un peu gênée d’avoir gâché ce moment,
tandis qu’il ouvrait adroitement la fenêtre.
— Bref, reprit-il, pour samedi, tu es dispo ?
— C’est un rendez-vous ? demandai-je, le sourire aux lèvres.
Il haussa les épaules. Question idiote, évidemment…
Je fis mine de réfléchir.
— Hum, j’ai peut-être quelque chose de prévu, mais je m’arrangerai.
Disons, vers 14 heures ?
— À vrai dire, je m’étais déjà assuré auprès de ta sœur que tu serais à la
maison, m’avoua-t-il d’un air malicieux. Et d’accord pour 14 heures, je
passerai te chercher.
Je levai les yeux au ciel, exaspérée. Pourquoi poser la question
lorsqu’on connaît déjà la réponse ?…
— Sara n’est pas toujours au courant de tout, tu sais. Et d’ailleurs, où
est-elle ?
— Sûrement avec ma mère dans le salon.
Il referma la fenêtre, mais resta à bonne distance. Vu qu’il s’agissait
d’un déodorant longue durée, l’odeur ne me quitterait pas avant un moment.
Si elle lui déplaisait à ce point, peut-être que je pourrais un jour m’en servir
pour le menacer et lui soutirer des informations… Oui, cela me semblait un
excellent moyen de pression !
— Au fait, repris-je avec naturel, ta mère ne travaille pas aujourd’hui ?
Je suppose que si elle était absente ce matin, c’était seulement pour
emmener ton frère à l’école…
— Tu supposes bien, elle est infirmière et ses heures de travail sont
assez variées.
— Je vois… Et alors, de quoi voulais-tu me parler au fait ? Je doute que
ce soit juste à propos de notre petite sortie de demain.
Après avoir soupiré, il s’installa sur son lit en croisant les jambes. Cela
me fit sourire, j’avais l’impression qu’il se prenait pour un chef d’entreprise
assis à son bureau. D’ailleurs, je ne pus m’empêcher de l’imaginer en
costume-cravate noir et bien coiffé. Zach aurait tout d’un grand homme
d’affaires…
— Je veux établir certaines règles, annonça-t-il d’un ton bien trop
solennel.
Je haussai un sourcil.
— À quel propos, monsieur Menser ? l’interrogeai-je en prenant une
voix sérieuse à mon tour.
— À propos de nous, de toi. Premièrement, je pense qu’il vaut mieux
qu’on ne s’adresse pas la parole au lycée…
Oulà… Cela commençait à sentir bien plus mauvais que mon odeur…
— Tu veux dire, pour le peu de fois où tu y vas, fis-je remarquer, un peu
agacée par cette prétendue « règle ».
— Deuxièmement, poursuivit-il en ignorant mon commentaire, ne viens
plus chez moi sans m’en informer au préalable et…
— Stop, le coupai-je en levant la main devant lui. Je ne sais pas
combien tu as de conditions en tête, mais rédige-moi un contrat par écrit, ça
ira plus vite. Contrat que je vais certainement brûler, car il est hors de
question qu’on ait ce genre de relation ! Ou plutôt, pas de relation, si tu vas
par là…
Il se massa la nuque.
— J’essaie simplement de trouver un compromis.
— Un compromis pour quoi ?
— Pour pouvoir rester avec toi.
Il quitta son siège de P-DG et s’avança vers moi. Je compris à sa légère
grimace qu’il se retenait de ne pas s’enfuir en courant à cause de mon
délicieux parfum… Heureusement, l’amour est plus fort que la puanteur !
Sa main droite effleura doucement ma joue.
— Zach, j’ai l’impression qu’on ressemble à ces couples dans les films.
Tu sais, ceux qui ont envie d’être ensemble, mais qui ne peuvent pas, car il
y a toujours quelque chose ou quelqu’un qui les en empêche… Alors dis-
moi, c’est quoi le problème ?
— Le problème, c’est moi, Élodie, et je ne comprends même pas
pourquoi… pourquoi t’es ici avec moi. Pourquoi tu me laisses te toucher,
pourquoi tu m’as laissé t’embrasser hier soir, pourquoi…
— Je pensais que la raison t’avait paru assez évidente, soufflai-je en
posant une main sur sa joue.
— Tu ne sais rien de moi…
— Je crois que c’est justement ce qui m’attire… Peut-être que tu
devrais me parler de toi pour me faire fuir, plaisantai-je.
— Et je pense que cela marcherait, répondit-il avant de m’embrasser
délicatement.
Je fermai les yeux et m’abandonnai à cette douce sensation, jusqu’à ce
que Zach y mette fin en s’écartant, visiblement à contrecœur.
— Réfléchis-y, Élodie, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te
protéger.
— Me protéger de quoi ? Dis-moi au moins pourquoi je t’obéirais,
pourquoi j’accepterais de faire ça pour toi… Si la raison en vaut la peine,
alors je le ferai, mais explique-moi ! Parle-moi, Zach, je t’en prie !
Il soupira et plongea son regard envoûtant dans le mien.
— Parce que… je suis un vampire, murmura-t-il avant d’ouvrir la porte
derrière moi et de sortir dans le couloir.
Quel crétin.
* * *

J’avais passé une bonne partie de l’après-midi dans le salon à regarder


de vieux feuilletons et à déguster de délicieux bagels préparés par
Mme Menser… D’ailleurs, il régnait une atmosphère étrange entre elle et
moi. J’avais évité autant que possible de croiser son regard pour ne pas me
sentir mal à l’aise, mais sa seule présence dans la pièce suffisait à me
remémorer en boucle la honteuse scène de ce matin…
Heureusement pour moi, il était enfin 16 heures, et suite à la promesse
que m’avait faite Sara, disons que je la lui avais un peu arrachée, nous
allions enfin rentrer à la maison.
Il était encore tôt, mais puisque ma mère terminait son travail de bonne
heure le vendredi, elle serait probablement à la maison vers 17 heures.
Je n’avais pas vraiment hâte de rentrer, mais mieux valait ne pas trop
tarder ou sa colère serait bien pire. Ma mère pouvait être un vrai démon
parfois, Satan devait d’ailleurs être son deuxième prénom…
— Vous êtes sûres de ne pas vouloir rester pour le dîner ? nous proposa
une nouvelle fois Mme Menser en nous raccompagnant d’un pas lent sur le
perron.
Je n’avais pas envie de prendre trop mes aises dans sa maison. Je n’étais
pas chez moi et je détestais agir ainsi. Certes, je « sortais » avec son fils,
mais cela ne m’autorisait pas à profiter de son amabilité.
— Vous en avez déjà fait beaucoup pour nous, la remerciai-je
gentiment.
— Peut-être une autre fois, ajouta ma sœur en remontant la fermeture
Éclair de sa veste.
Je lui donnai un léger coup de coude. Hors de question qu’elle remette à
nouveau les pieds ici !
— Bien sûr, tu peux revenir quand tu en as envie, Sara ! lui répondit-
elle avec un large sourire satisfait.
Super…
— Je vais les accompagner à l’arrêt de bus, annonça Zach en nous
rejoignant dehors.
— Je sais déjà où est l’arrêt, lui rappelai-je sèchement.
Ah oui, j’avais oublié ce petit détail… Après notre conversation dans la
chambre, qui m’avait plutôt mise de mauvaise humeur, j’avais pris la
grande décision de me montrer désagréable et froide jusqu’à ce qu’il décide
de cracher le morceau sur le « pourquoi nous devions avoir une relation
secrète ».
Évidemment, il refusait de m’expliquer, ce qui signifiait que j’allais
devoir trahir ma résolution d’ici à demain après-midi. Pas question de
gâcher notre premier rendez-vous…
— Te connaissant, tu risquerais de prendre le mauvais bus, me répondit-
il ironiquement en descendant sur le trottoir.
Je levai les yeux au ciel et les suivis sur la route.
Chapitre 27

— Il y en a un dans trois minutes ! nous cria Sara depuis le panneau


d’affichage des horaires de bus.
— Tant mieux ! répondis-je avant de me tourner vers Zach. Je n’aurais
pas supporté de rester une minute de plus avec toi de toute façon.
Il leva les yeux au ciel.
— Je peux savoir au moins pourquoi tu agis comme si tu me haïssais ?
Alors qu’évidemment, c’est tout le contraire.
— Parce que tu me caches des choses ! Alors sache que je ne te
montrerai pas le moindre intérêt jusqu’à ce que tu m’avoues tous tes petits
secrets !
— Agir comme ça ne changera rien du tout. Tout ce que tu parviendras
à faire, c’est à me mettre de mauvaise humeur, alors s’il te plaît, arrête de
vouloir jouer à la détective, c’est franchement agaçant.
Je le savais très bien… Et je m’en voulais d’insister à ce sujet, mais ma
curiosité me paraissait légitime. J’avais envie de connaître la raison pour
laquelle il était allé en prison, savoir s’il avait vraiment tué quelqu’un et s’il
était réellement trafiquant de drogue.
À vrai dire, je ne pensais pas que cela changerait mes sentiments pour
lui. Quand on aime une personne, on la prend telle qu’elle est, non ? Malgré
mes défauts bien plus nombreux que mes qualités, Zach m’avait acceptée
comme j’étais, chose que je ne comprenais d’ailleurs toujours pas. Mais je
voulais tout de même en savoir davantage sur lui avant que les choses
n’aillent plus loin entre nous.
Mon argument était complètement bidon, mais ce fut le seul qui me vint
à l’esprit.
— Lorsqu’on est un couple, on est censés tout pouvoir se dire et tout
partager, tu n’es pas au courant ?
Il me fixa un instant, étonné.
— Mais qui t’a dit qu’on était en couple ?
Sa réponse eut l’effet d’une gifle, et bien plus violente que celle que
m’avait mise Sara ce matin.
Remarquant probablement mon visage blême, il ajouta :
— Du moins, tant que tu n’auras pas accepté mes règles, nous n’en
serons pas un.
— Et tant que tu n’accepteras pas de me révéler tes secrets, rétorquai-je
amèrement.
Nous nous lançâmes un regard de défi réciproque, ni l’un ni l’autre
n’avait l’intention de céder. Pourquoi avait-il fallu que je tombe sur un mec
aussi entêté que moi, sérieusement ? !
— Élodie ! Le bus est là ! lança Sara.
Je détournai la tête la première, par pure obligation, et me dirigeai à pas
rapides vers l’arrêt. La main de Zach m’arrêta avant que je ne monte dans le
bus derrière ma sœur.
— À demain, murmura-t-il seulement.
Je haussai les sourcils.
— C’est étrange de t’entendre dire ça…
Pas que je mettais en doute ses bonnes manières, mais Zach ne me
paraissait pas le genre de mec à se soucier de dire au revoir. Peut-être que je
me trompais, après tout, que savais-je réellement de lui ?
— Mademoiselle, vous montez, oui ou non ? s’impatienta le chauffeur
de bus, un homme chauve grassouillet et proche de la soixantaine.
— Deux secondes, c’est une conversation très importante ! le priai-je.
— Dépêche-toi, inspecteur Gadget, ou papy risque de te gronder encore
une fois, fit Zach en me poussant les fesses.
— Papy et tes sales mains peuvent aller se faire mettre là où je pense,
marmonnai-je avec un regard noir.
— Quel déplaisant langage sortant de la bouche d’une si jolie fille,
ironisa-t-il en reculant sur le trottoir.
— La ferme et à demain, Edward Cullen !
Zach me fit des yeux ronds.
— Par pitié, trouve-moi un autre surnom que celui-là ! m’implora-t-il
tandis que les portes du bus se refermaient.
— Pas moyen !
Je ne savais pas s’il avait entendu mes derniers mots, mais au sourire
que j’affichais, j’étais certaine qu’il comprendrait à quel point j’étais fière
de son nouveau surnom.
Sous le regard foudroyant du chauffeur, je rejoignis Sara et m’assis à
ses côtés au fond du bus. À son air, je sus qu’elle avait une tonne de
questions en tête. Inspecteur Gadget, moi ? Honnêtement, Sara était bien
plus perspicace que moi lorsqu’elle le voulait, et avec ses yeux doux elle
pouvait faire parler n’importe qui. Peut-être aurais-je dû l’utiliser sur Zach
comme détecteur de mensonge…

Après une bonne vingtaine de minutes et plus d’une centaine de


questions auxquelles je ne répondis que très vaguement (c’est-à-dire par
« oui », « non », ou « hum »), nous descendîmes toutes deux devant mon
lycée. J’entraînai rapidement ma sœur un peu plus loin, de peur que des
élèves ne me reconnaissent et ne viennent nous voir. Car naturellement,
Sara et moi n’aurions pas dû nous trouver en robe et en talons. Il n’aurait
plus manqué que Vic nous aperçoive… J’aurais certainement eu droit à un
nouvel interrogatoire de sa part, mais je préférais qu’il ait lieu lundi. Au
moins, j’aurais les idées plus claires et la tête un peu plus reposée d’ici là…
— Tu peux marcher un peu moins vite ? Je te rappelle que je ne suis pas
en baskets, râla Sara en ralentissant son allure.
Je m’arrêtai sur le trottoir.
— Désolée.
— Au fait… Tu penses que maman va nous détester ?
— Jamais elle ne pourra nous détester, Sara… Disons qu’elle va
vraiment nous en vouloir pendant un certain temps, soupirai-je avant de
reprendre le chemin de la maison.
Surtout que cette fois-ci je ne pouvais pas lui mentir. Pas après ce que
j’avais fait à Alex… Ce crétin avait dû avouer à mes parents que je me
rendais « chez mon copain », comme je l’en avais informé, il ne me
pardonnerait sûrement pas de l’avoir frappé, à moins que ce gars soit
masochiste et adore ça… Je ne regrettais pas de l’avoir fait, mais j’avais
tout de même poussé le bouchon un peu loin dans cette histoire…

À quelques mètres de la maison, ma sœur s’arrêta soudain.


— Tu veux que j’y aille la première ? demandai-je.
Elle hocha doucement la tête.
— Tu sais, maman ne va pas nous manger, hein…, tentai-je de la
rassurer, bien que j’appréhende moi-même ce moment depuis la veille.
— Si tu le dis. Passe un bon quart d’heure avec le diable, lança-t-elle en
levant le pouce en signe d’encouragement.
— De toute façon, tu y auras droit aussi, camarade !
Après être arrivée devant la maison, je tournai lentement la poignée et
ouvris la porte. Celle-ci grinça. Au moins, ma mère semblait bel et bien
rentrée. J’avançai dans le hall à pas lents, guettant chaque bruit ou
mouvement signalant sa présence.
— Maman ? appelai-je finalement.
Silence. Cela sentait vraiment mauvais pour moi, pour nous. Je fis une
rapide prière avant de m’engager prudemment dans le salon.
C’est alors que je la vis. Elle était là. Debout, immobile comme une
statue. Le regard planté droit dans le mien. Son regard était… sans âme. Si
je n'avais pas connu ma mère, j’aurais sûrement hurlé et pris mes jambes à
mon cou. Mais à cet instant précis, pendant lequel je vis défiler devant mes
yeux les moments clés de ma courte vie, je me contentai de déglutir et de
baisser la tête, prête à recevoir les châtiments ultimes que seraient son
sermon et sa punition.
Chapitre 28

Puisque sa bouche semblait figée, comme le reste de son corps


d’ailleurs, j’entrepris d’ouvrir la mienne, bien que j’aurais peut-être mieux
fait de la garder fermée…
— Je peux tout t’expli…
— Je ne veux rien entendre, m’interrompit-elle, donne-moi ton portable.
Je lui obéis aussitôt.
— Plus de sortie jusqu’à nouvel ordre, reprit-elle.
Et on est privées de dessert ? ajoutai-je mentalement.
— Maintenant, va immédiatement chercher ta sœur, ou elle ne remettra
plus jamais les pieds dans cette maison, m’ordonna-t-elle d’une voix sèche.
Je reculai jusqu’à la porte d’entrée et l’ouvris rapidement. Assise sur le
trottoir voisin, Sara semblait réfléchir à l’excuse qu’elle pourrait sortir. Je
lui fis signe de venir, et nous rejoignîmes toutes deux le salon.
— Élodie, tu peux aller dans ta chambre.
Je la regardai, perplexe.
— C’est tout ?
— De quoi « c’est tout » ?
— Je veux dire, tu nous confisques nos téléphones, et tu nous prives de
sorties, mais aucun reproche ?
Moi qui m’attendais à une énorme dispute, je n’avais eu droit qu’à des
punitions comme les enfants ? Je n’allais pas me plaindre, mais j’avais du
mal à y croire…
Ma mère soupira et croisa les bras sur son petit chemisier beige en satin.
— À quoi bon, Élodie ? m’interrogea-t-elle, visiblement lasse de mon
comportement.
Bon, je n’étais ni parfaite ni sage, mais je n’étais pas pour autant une
rebelle qui remettait sans cesse leur autorité parentale en question. Enfin, il
devait y avoir pire que moi comme fille !
— Tu es assez grande pour savoir ce que tu fais, ou du moins tu devrais
l’être, ajouta-t-elle sérieusement. Tu vas bientôt avoir dix-huit ans, c’est à
toi d’être responsable de tes propres actes. D’ailleurs, j’aurais dû arrêter
depuis longtemps de te dicter ta conduite, puisque je ne vais pas passer le
reste de ma vie à essayer de te raisonner à propos de tes mauvaises actions !
— Mais, maman, Élodie n’a rien fait de mal, intervint Sara d’une petite
voix.
— « Rien fait de mal » ? répéta ma mère en la fixant durement. Elle a
été extrêmement impolie pendant le repas et, alors que nous étions encore
tous à table, elle a quitté la maison en traînant ce pauvre Alex de force, puis
elle l’a frappé violemment, avant de l’abandonner au milieu de nulle part
alors qu’il était inconscient. Et elle n’y est pas allée de main morte
d’ailleurs, lorsque le pauvre garçon est revenu le nez en sang, ses parents
l’ont immédiatement emmené aux urgences, parce que ma folle de fille lui
avait carrément cassé le nez !
Ce pauvre Alex avait dû passer le reste de sa soirée de Thanksgiving à
l’hôpital. Peut-être devrais-je aller le voir pour m’excuser… peut-être…
— Bien sûr, ne te crois pas innocente pour autant, Sara, ajouta-t-elle.
Toi, tu t’es enfuie de la maison alors que nos invités étaient sur le point
d’arriver ! Ah, et puis j’oubliais, vous n’êtes certainement pas allées en
cours aujourd’hui, alors ne vous attendez surtout pas à ce que je justifie vos
absences !
Elle s’arrêta un instant, comme pour vérifier qu’elle n’avait rien oublié
dans sa liste de reproches. Apparemment, si, car la seconde suivante elle
explosa comme un feu d’artifice en faisant de grands gestes accusateurs
avec les mains.
— Oh ! et pour couronner le tout, aucune d’entre vous ne m’a envoyé
de message de toute la soirée ! À cause de VOUS, j’ai passé une horrible
nuit blanche ! Et votre père se serait lancé à votre recherche si je ne lui
avais pas menti en lui disant qu’Élodie était partie rejoindre Sara chez une
amie. Parce que oui, au retour solitaire d’Alex, j’ai dû dire à votre père que
Sara ne se trouvait pas non plus à la maison, et je me suis bien fait
sermonner pour lui avoir caché la vérité ! Alors, si vous me dites encore une
fois que l’une d’entre vous n’a rien fait, je vous jure…
— Je suis désolée, la coupai-je pour essayer de la calmer.
— Pas un… pas un seul message ! aboya-t-elle. Vous avez des
téléphones, mais bon sang, à quoi vous servent-ils ? Cela vous aurait pris
deux secondes de m’indiquer que vous alliez bien, que je n’avais pas à
m’en faire et que vous rentreriez aujourd’hui ! Mais non, rien du tout ! Mon
Dieu, mais comment ai-je pu avoir des filles aussi peu attentionnées ?…
Sara alla la prendre dans ses bras.
— Excuse-moi, maman, je ne voulais pas te faire du mal… Je suis
vraiment désolée…
Je m’empressai de faire de même, et les enlaçai toutes deux. Ma mère
leva les yeux au ciel.
— Bon, l’important, c’est que vous soyez revenues saines et sauves,
soupira-t-elle avec toujours une pointe d’énervement dans la voix. Mais ne
pensez pas une seule seconde que vous allez vous en tirer aussi facilement
toutes les deux…
— Oui, on est punies et privées de sorties, d’accord, d’accord,
grommela Sara en s’écartant.
— Maintenant, filez dans vos chambres, je vous appellerai pour mettre
la table lorsque le dîner sera prêt.
Sara hocha la tête et se dépêcha de quitter le salon.
— Élodie, déclara ma mère alors que j’allais faire de même. Alex nous
a seulement dit que tu l’avais frappé avant de t’enfuir je ne sais où. Je
suppose que « je ne sais où », c’est chez Zach, n’est-ce pas ? Alors, même
si je sais que je ne pourrais pas t’empêcher de le voir puisque, comme je te
l’ai dit, tu es assez grande pour faire tes propres choix et prendre ta vie en
main, cela n’empêche que je suis obligée de te demander d’être prudente,
d’accord ?
J’hésitai un instant à lui parler de Zach. De lui, de sa famille, de tout ce
qui s’était passé entre nous depuis notre rencontre. Si nous avions encore
été à Londres, si Zach n’avait été qu’un adolescent banal, je n’aurais
certainement pas hésité, elle aurait même été au courant depuis le début.
Autrefois, c’est ce genre de relation que j’avais eue avec ma mère, le genre
« mère-copine ». Nous étions bien plus proches et je pouvais pratiquement
lui parler de tout, à par le sexe — il y a des limites à tout. Mais depuis notre
arrivée à Saint-Louis, nous nous étions un peu éloignées. Peut-être que si je
lui racontais…
Seule ma raison me poussa à ne pas le faire. Sûrement car il y avait trop
de choses, de secrets, de problèmes… Tout était différent désormais et, au
fond de moi, je savais que rien ne serait plus jamais pareil. Et puis, si je lui
parlais de mon rendez-vous de demain alors que j’étais « privée de sortie »,
elle n’hésiterait certainement pas à m’attacher sur une chaise dans le salon
et à passer l’après-midi à me surveiller pour éviter que je ne m’enfuie en
rampant avec la chaise sur le dos. Oui, oui, j’en étais capable et elle le
savait…
— D’accord, me contentai-je de lui répondre avant de monter dans ma
chambre.

* * *

— Élo, Élo…
Je remuai sous ma couette, agacée par cette voix venant me déranger
dans mon profond sommeil.
— Élodish… Révesh-toi.
J’entrouvris un œil et aperçus le visage de ma petite sœur. Ses longs
cheveux bruns étaient relevés en une sorte de plumeau sur sa tête tandis que
de sa bouche dépassait le manche de sa brosse à dents.
— Quoi encore ? ! râlai-je en prenant mon oreiller pour enfouir ma tête
dessous.
— Est djà plus d’midi. Man é moa, on vient de finir d’déjner, on t’a
laishée dormir…
— Et alors ? ! Je te préviens, si je retrouve une seule et infime trace de
dentifrice sur ma couette, t’es morte !
— Cé bon, cé bon, ta jush deux heures pour te prépasher, marmonna-t-
elle en faisant des efforts pour se faire comprendre.
Je dus tout de même me répéter deux fois sa phrase dans la tête pour
saisir ce qu’elle tentait vainement de me dire.
— Me prépa…
Je me redressai aussitôt. On était samedi, et j’avais rendez-vous avec
Zach dans deux heures !
Eh merde.
— Mais pourquoi tu ne m’as pas réveillée plus tôt ? ! m’énervai-je en
sautant du lit illico presto.
— Jé essayé, mé tu voulais pas te lever.
— Eh bien, tu aurais dû insister !
J’ouvris brutalement mon placard à la recherche d’une tenue adéquate.
— Cé ça, la prochaine fois, je te giflerai, au moins j’suis sûre que ça, ça
marche ! soupira-t-elle en quittant ma chambre.
Complètement absorbée dans mes pensées, je ne lui répondis pas. Je
n’avais aucune idée de l’endroit où Zach voulait m’emmener… Il serait trop
tôt, ou plutôt trop tard, pour aller au restaurant, et il ne me semblait pas le
genre de mec à emmener sa copine dans ce type d’endroit. Au pire du pire,
s’il avait vraiment faim, je le voyais bien s’arrêter manger un truc à Burger
King, et encore.
Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Le temps paraissait assez couvert,
et il commençait à faire froid, car décembre approchait. D’un autre côté, je
n’étais pas spécialement frileuse et je ne tombais pas malade facilement.
J’optai donc pour une jupe patineuse noire avec des collants transparents,
un débardeur blanc simple par-dessus lequel j’enfilerais ma veste en cuir.
Pour compléter le tout, je mettrais mes bottines noires à talons plats et
quelques accessoires comme des boucles d’oreilles et un bracelet en argent.
Tenue simple mais féminine, elle ferait largement l’affaire !
Je me précipitai ensuite sous la douche en lançant le chrono dans ma
tête. Il était déjà 12 h 30, il fallait vraiment que je me dépêche.

Après avoir lavé chaque recoin de mon corps, je m’essorai les cheveux
avant de crier :
— Sara, viens ici tout de suite ! Urgent ! Besoin de toi !
Je n’eus à attendre que quelques secondes avant de la voir débouler
dans la salle de bains tel un mammouth enragé, sa trousse de maquillage et
son sèche-cheveux dans une main, un petit tabouret dans l’autre.
— Suis là, suis là ! répondit-elle en posant lourdement ses affaires sur le
sol.
— Parfait ! Je veux que tu me coiffes comme tu n’as jamais coiffé
personne !
Elle roula des yeux en me faisant asseoir pour se concentrer sur sa
mission.
— Une tresse ? suggéra-t-elle en remuant avec légèreté mes cheveux
encore mouillés.
— Ce que tu veux, tant que c’est beau !
— Est-ce que tu m’as déjà vu faire quelque chose d’horrible ? demanda-
t-elle alors qu’elle branchait le séchoir.
Je secouai la tête.
— Non, mais tu n’as pas intérêt à commencer aujourd’hui.
Elle soupira et se mit au boulot.

Une vingtaine de minutes plus tard, je me retrouvai avec une ravissante


tresse en épi de blé sur le côté. Mais ma sœur ne me laissa guère le temps
d’admirer son travail et entreprit aussitôt de me maquiller. Ce ne fut qu’une
demi-heure plus tard qu’elle me laissa finalement voir son chef-d’œuvre.
— Cela vous convient-il, chère madame ? s’enquit-elle en regardant
mon reflet dans le miroir.
Mon teint semblait bien plus éclatant que d’habitude, un léger trait
d’eye-liner et du mascara avaient permis d’allonger et de donner plus de
présence à mes yeux, tandis que le rose pâle soigneusement appliqué sur
mes lèvres les rendait captivantes.
— Parfait ! Finalement, je n’ai pas envie que tu travailles dans
l’esthétique, je préfère te garder pour moi toute seule, la taquinai-je.
— Les filles ? Qu’est-ce que vous faites toutes les deux dans la salle de
bains ? lança notre mère depuis le couloir.
Sara et moi nous regardâmes un instant, paniquées. D’ailleurs, depuis
combien de temps était-elle derrière la porte ?
— Essais maquillage ! répondis-je alors que cette seule idée me passait
par la tête.
J’ouvris la porte de la salle de bains pour qu’elle puisse voir le résultat.
— Qu’est-ce que tu en penses ? Sara avait besoin de quelqu’un pour
jouer la poupée.
Ma mère me dévisagea un instant, suspicieuse. Heureusement que je
sortais de la douche et que je n’avais pas encore enfilé mes vêtements.
— Tu veux prendre ma place ? ajoutai-je.
Elle secoua la tête.
— Non, sans façon, je retourne devant la télévision si vous me
cherchez.
Après avoir fait demi-tour, elle redescendit l'escalier.
Sara s’approcha de moi et murmura :
— C’était vraiment bizarre… Je pense que si elle est montée, c’est
qu’elle se doute que tu mijotes quelque chose…
J’approuvai d’un hochement de tête. Mais malgré ma punition et les
doutes réels de ma mère, je ne comptais certainement pas annuler mon
rendez-vous avec Zach. D’autant que je n’avais pas mon portable pour le
prévenir… Portable… Portable… Je me mordis nerveusement la lèvre pour
m’empêcher de crier.
— Hé ! Tu as du rouge à lèvres, je te rappelle, me gronda Sara.
— Maman a mon portable, lui expliquai-je d’un air terrifié. Zach a
sûrement dû m’envoyer un message du genre « Toujours bon pour cet
aprèm ? », elle a dû le voir et… et je suis fichue !
Je me laissai tomber à genoux sur le sol en lui adressant un regard de
chien battu.
— Ouaip, là, t’es vraiment fichue, admit-elle en m’enjambant pour
rejoindre sa chambre.
— Ne m’abandonne pas ! l’implorai-je en ne sachant plus quoi faire.
Enfin si, au final, j’irais tout de même à ce rendez-vous, même si ma
mère me tuerait certainement à mon retour… Après tout, elle m’avait bien
dit que c’était à moi de prendre et d’assumer mes décisions, non ? C’était
justement ce que je comptais faire aujourd’hui !
— Je crois que je vais te sauver une fois de plus, déclara Sara en
revenant vers moi, son téléphone à la main.
— Mais… maman ne te l’a pas confisqué ? m’étonnai-je.
— Tu l’as tellement énervée hier qu’elle a oublié de prendre le mien…
— Hé, n’oublie pas que si j’ai agi comme ça, c’était par ta faute, hein !
Pour toute réponse, elle me tendit son téléphone. J’écrivis rapidement
un SMS à Zach lui demandant de ne plus m’envoyer de messages sur mon
portable et le priant de ne pas m’attendre juste devant chez moi, mais à
quelques pâtés de maisons, à 14 heures, comme convenu. Je m’empressai
ensuite de supprimer le numéro de Zach du répertoire de ma sœur une
bonne fois pour toutes. Sara râla, mais n’ajouta rien. Elle connaissait mes
raisons.
Je la remerciai tout de même avant de courir m’habiller pour être à
l’heure !
Chapitre 29

13 h 50.
J’étais enfin parée. Jamais je ne m’étais préparée aussi vite lors de mes
rendez-vous passés. D’ailleurs, j’avais même réussi à grignoter un paquet
de chips tout en enfilant ma tenue.
Mais à présent, je me demandais comment quitter en douce cette
maison. En prenant l'escalier ? J’avais alors 70 % de chances de me faire
prendre sur le fait par ma mère. En sautant par la fenêtre ? Très mauvaise
idée, étant donné qu’il y avait au moins quatre mètres de hauteur. Ou alors
j’aurais dû prévenir Zach que j’allais certainement passer notre rendez-vous
à l’hôpital à me faire plâtrer la jambe… Charmant. D’un autre côté, mon
très cher ami Alex serait probablement content d’avoir un peu de
compagnie. D’après ma mère, il n’était toujours pas rentré chez lui, quelle
petite nature celui-là !
Je soupirai. Alors que je me trouvais dans ma chambre, j’avais
l’impression d’être coincée dans une cellule de prison, c’était vraiment
ridicule.
13 h 52.
Déjà ? ! J’allais être en retard, mais après tout, n’était-ce pas mieux de
se faire un peu désirer lors d’un rendez-vous ?
Finalement, je me rendis dans la chambre de Sara. Cette dernière était
couchée sur son lit, les pieds en l’air, et lisait un magazine people en
fredonnant un air que je reconnus immédiatement comme étant Best Thing
d’Anthem Lights.
— Est-ce que tu pourrais me rendre un tout petit service ? lançai-je.
Elle tourna brusquement la tête vers moi.
— Tu n’as pas l’impression d’abuser de ma gentillesse, là ? rétorqua-t-
elle en faisant sans conteste allusion à son aide pour ma préparation et à son
prêt de téléphone.
— Vraiment tout petit, petit…, insistai-je avec un regard implorant.
— C’est bon, j’y vais.
Elle posa son magazine et partit en direction du couloir.
— Euh, tu vas où en fait ? demandai-je en me rendant compte que je ne
lui avais encore rien dit de mon plan.
— Distraire maman, c’est bien ce que tu veux que je fasse, non ?
Un frisson me parcourut l’échine. Ma sœur avait-elle des dons de
télépathie ou de voyance ?
— Comment as-tu deviné ?
Elle haussa les épaules.
— Ben, pour sortir d’ici, il n’y a pas cinquante solutions. Puisque tu
n’es pas assez folle pour passer par la fenêtre, tu prendras forcément la
porte d’entrée.
Bon raisonnement.
— Par contre, tu m’en devras une, ajouta-t-elle, et sache que si Cerbère
découvre que tu as réussi à t’enfuir, elle saura aussitôt que j’étais ta
complice et me forcera à tout avouer…
— Ne t’inquiète pas, je rentrerai avant le dîner, promis ! Et pour
Cerbère, enferme-toi à clé dans ta chambre. Et si elle me cherche, dis-lui
que je suis avec toi et qu’on est occupées à… je ne sais pas, faire des
essayages !
— Bien, chef.
Elle partit dans le couloir en sifflotant à nouveau sa musique, et je la
regardai dévaler deux à deux les marches avant d’entrer dans le salon où
rôdait la bête.
J’attendis quelques secondes, puis descendis à mon tour le plus
discrètement possible, ma paire de bottes à la main. Arrivée dans le petit
hall d’entrée, duquel je pouvais entendre des bribes de conversation entre
Sara et ma mère, j’enfilai mes chaussures à la hâte et ouvris la porte. Celle-
ci grinça, mais pas assez fort pour que quelqu’un d’autre l’entende. Une
fois dehors, je la refermai doucement, réajustai mon écharpe et me mis en
route pour aller retrouver Zach.
Je marchais déjà depuis plusieurs minutes, longeant les maisons du
quartier, sans apercevoir Zach. M’avait-il oubliée, ou était-il en retard lui
aussi ? Peut-être avait-il eu un empêchement dont, n’ayant pas mon
téléphone, je n’avais pas été informée… Ce serait le comble ! J’avais une
fois de plus désobéi à ma mère pour lui, et ce crétin n’était même pas là !
— Élodie.
Je me retournai en sursaut.
— Tu m’as fait peur ! m’écriai-je en le regardant attentivement.
Ses cheveux sombres en bataille, son regard bleu pénétrant et intense, et
ses lèvres… S’il savait à quel point j’avais envie de l’embrasser. Est-ce que
je pouvais ? Après tout, nous n’étions pas encore officiellement un couple.
— Je suis garé un peu plus loin, viens.
Il se retourna et marcha devant moi à bonne allure. Son dos était large et
musclé à travers son perfecto, son jean bleu foncé moulait parfaitement son
beau petit derrière !
Euh… Je venais vraiment de penser à ça ? Je ne pus m’empêcher de
rougir en me demandant si j’étais la seule sur laquelle il produisait cet effet.
Je m’arrêtai devant sa moto. Zach me tendit un casque et je regrettai
d’avoir complètement oublié que j’allais y avoir droit moi aussi. Je l’enfilai
en faisant attention à ne pas abîmer la ravissante tresse que m’avait faite
Sara.
— Où est-ce que tu m’emmènes ? m’enquis-je tout en montant derrière
lui.
Pour toute réponse, j’entendis le moteur démarrer. Je passai les mains
autour de sa taille et posai la tête contre son dos, avant de me laisser bercer
par les mouvements du véhicule prenant la route.
Au bout d’une dizaine de minutes, je compris que nous venions de
quitter la ville, et bien que je lui fasse entièrement confiance, j’étais tout de
même un peu anxieuse quant à l’endroit de notre rendez-vous mystère.
Après un certain laps de temps, nous nous engageâmes dans un petit
chemin sinueux de campagne, et Zach gara sa moto derrière un vieil arrêt
de bus en mauvais état. Il descendit le premier et m’aida à faire de même.
J’eus beau regarder autour de nous, il n’y avait strictement rien ! Nous
nous trouvions en bordure de forêt, et de grands arbres, parmi lesquels je
pus reconnaître des chênes et des pins, s’étendaient à perte de vue devant
moi.
Cet endroit complètement désert me rendait nerveuse. Et si Zach était
effectivement un violeur ou un assassin ? Parce que là, ç’aurait été pour lui
le lieu parfait pour commettre un crime, dans les deux hypothèses…
Je chassai cette dernière pensée déplaisante de mon esprit.
— On est où au juste ? demandai-je en essayant tant bien que mal de
retirer mon casque.
Comme je n’y parvenais pas, Zach le fit à ma place et je le remerciai
d’un petit sourire gêné.
— Ne t’inquiète pas, je suis sûr que ça va te plaire, me dit-il avant de
s’engager dans les bois le premier.
— Euh… je te préviens tout de suite, je déteste les pique-niques en
forêt ! J’ai horreur des insectes et de tout ce qui y grouille… En plus, j’ai
déjà mangé !
— Tais-toi et suis-moi, m’ordonna-t-il.
Je me mordis l’intérieur de la joue et lui emboîtai le pas en silence.

Après je ne sais combien de temps de marche, je commençai


sérieusement à en avoir marre. Et mes pieds aussi ! Je regrettai amèrement
de ne pas avoir pris de montre. Ne pas avoir la notion du temps était
stressant, et puis deviner l’heure en regardant la position du soleil dans le
ciel n’était pas mon truc, d’autant que celui-ci était partiellement recouvert
d’une multitude de nuages blancs. J’avais le pressentiment qu’il n’allait pas
tarder à neiger…
— Pause ! criai-je à l’intention de Zach, qui marchait à une bonne
dizaine de mètres devant moi.
J’avais presque l’impression qu’il avait oublié ma présence.
Et il appelle ça un rendez-vous ? ! ne pus-je m’empêcher de songer en
fronçant les sourcils, contrariée.
— On est presque arrivés, tiens bon, m’assura-t-il sans se retourner.
Mais cela m’était égal, je m’arrêtai tout de même et m’appuyai contre
un arbre pour reprendre ma respiration. Nous marchions quand même à
vive allure, et ce n’était certainement pas que du plat.
Au bout d’un instant, j’aperçus Zach revenir sur ses pas entre les arbres.
Au moins, il avait remarqué que je ne le suivais plus.
— Déjà fatiguée ?
Sa façon moqueuse de me le dire me laissait imaginer que je n’étais
qu’un gros boulet de canon qu’il traînait derrière lui…
— Franchement, si tu avais tant envie que ça de faire de la randonnée,
tu pouvais y aller sans moi, marmonnai-je en regardant l’état déplorable de
mes chaussures désormais recouvertes de boue.
— Tu sais que t’es une sacrée râleuse, toi ? lança-t-il avant de se
remettre en route.
— Et toi, un emmerdeur !
Cette fois-ci, vraiment énervée, j’essayai de le rattraper.
— En plus, il fait froid, le temps est moche, ajoutai-je. Je vois vraiment
pas ce qu’il y a de bien à se promener en forêt !
Arrivée à sa hauteur, je saisis son bras et le forçai à se retourner.
— Sérieusement, Zach, pourquoi est-ce que tu m’as emmenée ici ?
Étrangement, il se contenta de sourire, un sourire vraiment trop
craquant, puis il m’attrapa par les épaules et me retourna face à…
— Pour ça, murmura-t-il doucement à mon oreille.
Je frémis. C’était… époustouflant. Devant moi s’étendaient des champs
de fleurs sur deux grandes collines. Toutes deux étaient séparées par une
rivière sur laquelle avait été installé un grand pont en bois. Plus je regardais
ce magnifique paysage, plus il me semblait l’avoir déjà vu quelque part…
— Waouh…, ne pus-je m’empêcher de lâcher à voix haute.
— Comme tu dis, acquiesça-t-il en prenant ma main.
Ce simple contact suffit à faire disparaître toute la colère que j’avais
accumulée en arrivant jusque-là.
— Il ne devrait plus y avoir de fleurs en cette saison, c’est comme s’il y
avait une sorte de microclimat ici. Viens, il y a autre chose que je voulais te
montrer, fit-il en m’entraînant en direction du pont.
J’effleurai quelques fleurs de ma main libre.
— C’est tellement beau, je n’avais jamais rien vu de semblable.
— Tu vois, je savais que ça te plairait.
Je m’arrêtai soudain en plein milieu du champ, le forçant à en faire
autant.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-il, intrigué.
— Eh bien… J’ai franchement du mal à t’imaginer venir ici tout seul,
enfin… T’es vraiment pas le genre de mec qui irait cueillir des pâquerettes
avec une salopette et un panier à la main…
Son sourire s’agrandit, dévoilant de belles dents blanches.
— Je porte bien les salopettes pourtant, ironisa-t-il.
Je le poussai en avant en rigolant. Quand nous fûmes arrivés sur le pont,
je compris ce qu’il y avait vraiment à voir ici. La plate-forme offrait une
sensationnelle vue sur toute la ville de Saint-Louis.
— Mais… c’est le paysage que tu as pris en photo, n’est-ce pas ? !
— Je ne pensais pas que tu t’en souviendrais…
— La photographie était tellement magnifique… Depuis quand as-tu
cette passion pour la photo ?
Il haussa les épaules.
— Depuis toujours, je suppose. Lorsque je trouve quelque chose de
beau, je ne peux pas m’empêcher de le photographier… Et puis, c’est un
peu comme si j’avais peur de ne plus me rappeler ce que j’avais vu ou vécu
au bout d’un certain temps. Garder une image, c’est faire en sorte que cet
instant ne s’efface jamais de notre esprit même avec le temps. C’est pouvoir
se souvenir, le lendemain ou même dix ans plus tard, qu’il existe des
endroits, des choses et même des personnes qui sont uniques.
— C’est… c’est pour ça que tu m’as prise en photo ? lui demandai-je,
pour ne pas m’oublier ?
— Ouais.
Je détournai la tête, embarrassée, et m’accoudai sur la barrière du pont
pour admirer la vue.
Quelques secondes plus tard, je sentis les mains de Zach se poser sur
mes hanches. Waouh, je ne le pensais pas aussi tactile… Mais il fallait
avouer que cela me plaisait beaucoup. J’avais réellement l’impression que
nous formions un vrai couple ainsi…
— Comment as-tu connu cet endroit ? finis-je par le questionner au bout
de plusieurs minutes de silence.
— Tu sais que d’ici on peut voir ma maison ? répondit-il simplement.
— Sérieusement ?
J’eus beau la chercher du regard, je ne réussis pas à la distinguer des
autres maisons, c’était peine perdue.
— Là-bas ? suggérai-je en levant le bras en direction de petits carrés
situés à l’ouest.
La main de Zach se posa sur mon bras pour le fléchir légèrement.
— Plutôt le petit cube là-bas.
À vrai dire, je ne voyais rien du tout.
— Tu as des jumelles à la place des yeux, marmonnai-je en baissant le
bras.
Mais Zach ne retira pas sa main pour autant.
— Tu as réfléchi ? m’interrogea-t-il alors d’une voix douce.
Je soupirai en comprenant ce à quoi il faisait référence, et me retournai
pour lui faire face. Pourquoi avait-il décidé de gâcher ce moment ?
— Il me semble que je t’ai déjà dit ce que j’en pensais, Zach, déclarai-
je. Tu veux qu’on s’ignore au lycée, qu’on fasse comme si on ne se
connaissait pas et que je te prévienne lorsque je viendrai chez toi, c’est
d’accord ! Mais je ne me plierai jamais à toutes tes petites volontés sans en
comprendre la raison. Tu m’as prise pour qui, sérieusement ? Si tu n’es pas
prêt à te confier un minimum sur ton passé, si tu n’as pas confiance en moi,
alors très bien, c’est fini !
Enfin, notre relation n’avait pas encore réellement débuté, mais il
comprendrait ce que je voulais dire.
— Tu serais capable de m’abandonner comme ça ? Après tout ce que tu
as fait pour réussir à m’avoir ?
Je serrai les poings derrière mon dos.
— Bien sûr ! rétorquai-je avec peu d’assurance. Alors, ne te donne pas
plus d’importance que tu n’en as pour moi, Zach.
Il plissa les yeux, ne me croyant visiblement pas. Et il avait bien raison.
Abandonner Zach ? Je ne l’avais jamais envisagé et m’en sentais incapable.
Je préférais ne pas y penser pour l’instant.
— Je ne suis pas très crédible, hein ? soupirai-je seulement en me
rapprochant de lui.
— Pas vraiment, admit-il en secouant la tête.
Cela posait un réel problème. Zach savait que je ne pourrais jamais me
passer de lui. J’étais totalement accro à ce mec, et le fait que j’aie dépassé
les limites pour l’avoir le confirmait amplement. C’était la première fois
que je ressentais ça pour quelqu’un, et il y avait peu de chances que
j’éprouve un jour cela pour quelqu’un d’autre. En tout cas, je n’allais pas
prendre le risque de le laisser partir, alors que je pouvais enfin être avec lui,
le toucher, l’embrasser…
Mais même si je ne lui dévoilais pas la totalité de mes pensées, de peur
qu’il me prenne pour une cinglée sortie de l’asile, je voulais qu’il sache à
quel point il était important pour moi. Peut-être que cela suffirait pour qu’il
s’ouvre davantage…
Je me rapprochai de lui et glissai les mains dans ses cheveux. Ils étaient
si doux…
— En fait… te rencontrer est la meilleure chose qui me soit arrivée
depuis que je suis à Saint-Louis, lui avouai-je en plongeant mon regard dans
le sien. Alors, je voulais te remercier, c’est un peu bizarre de dire ça, mais
oui, je voulais te dire merci. Merci de m’avoir emmenée ici, mais aussi
merci de m’avoir acceptée telle que je suis et avec tous les défauts que je
peux avoir… Et ne va pas t’imaginer qu’il s’agit d’un discours d’adieu,
hein ! m’empressai-je d’ajouter en souriant, parce que je n’ai pas du tout
envie que les choses s’arrêtent là entre nous !
— Élodie, souffla-t-il tandis que les battements de mon cœur
s’accéléraient.
— Tu as raison… Je ne pourrais pas t’abandonner, Zach.
C’était trop tard, je m’étais bien trop attachée à lui pour m’en séparer
maintenant.
— Et toi, tu m’abandonnerais si je refusais d’appliquer tes règles ?
Il approcha son visage du mien et déposa un léger baiser sur mon front.
— Non, je ne le ferais pas.
Après quelques secondes, il s’écarta de moi. Il ferma les yeux un
instant, puis les rouvrit et fixa quelque chose au loin devant lui, comme
pour y prendre appui.
— Mon père, déclara-t-il d’une voix un peu tremblante, je n’ai pas
beaucoup de souvenirs de lui. Ma mère me racontait depuis tout petit qu’il
était médecin sans frontières et qu’il voyageait aux quatre coins du monde,
ce qui était censé expliquer pourquoi il ne rentrait que très rarement à la
maison. Puis, peu de temps après la naissance de Lyam, il a complètement
disparu de notre vie. Naïf comme j’étais, j’ai continué à croire ma mère et
ses mensonges quotidiens pour justifier son absence. Et lorsque mes amis
du collège me demandaient quel métier faisait mon père et pourquoi il
n’était jamais là, j’étais fier de leur raconter qu’il sauvait des vies, même si
je n’avais aucune preuve de ce qu’il faisait réellement.
» Je l’ai toujours admiré, toujours défendu. J’avais une très grande
estime pour lui et j’espérais sincèrement qu’un jour je lui ressemblerais, que
je serais quelqu’un d’aussi formidable, d’aussi bienveillant envers les
gens…
Il s’arrêta un instant et je discernai une lueur de tristesse mélangée à de
l’angoisse traverser ses yeux.
— Et puis un jour… c’était un samedi après-midi aux alentours de
15 heures, mon frère n’était pas à la maison, parce qu’il avait été invité à
l’anniversaire d’un de ses amis dans le quartier, et heureusement… Il n’y
avait que ma mère et moi. Comme d’habitude, je jouais aux jeux vidéo dans
ma chambre. D’ailleurs, je venais même de battre le boss du niveau 28
dans… Enfin, bref, je me souviens encore de chaque détail, comme si ça
s’était passé hier. J’ai voulu descendre manger un truc dans la cuisine,
j’étais en haut des escaliers lorsque cette femme a débarqué chez nous
comme si de rien n’était… Elle était plutôt jeune, blonde, très maquillée, et
ne portait qu’un petit haut à paillettes et un short très court avec une grosse
ceinture dorée assortie à ses talons hauts. Je ne l’avais jamais vue avant. Je
l’ai entendue crier plusieurs fois le prénom de ma mère. J’ai d’abord pensé
que c’était une de ses amies, mais elle semblait plutôt en colère contre ma
mère et j’ai vite compris qu’elle n’avait rien à faire chez nous.
Zach avait le regard perdu, comme s’il revivait la scène en même temps
qu’il me la racontait. J’hésitai un instant à m’approcher de lui, mais j’avais
peur qu’il s’arrête et se renferme à nouveau sur lui-même.
— Lorsque ma mère est arrivée, la blonde lui a hurlé des horreurs…
Elle l’a traitée de tous les noms. J’avais descendu les premières marches de
l’escalier pour aller la défendre, mais je me suis tout de suite arrêté lorsque
la blonde a commencé à parler de mon père. Elle a dit : « Cet enfoiré
d’alcoolique est marié et a des mômes en plus ! Je suis venue régler le
problème… Ça fait deux ans ! Deux ans que j’attends qu’il me demande en
mariage ! Mais, évidemment, il ne peut pas le faire, puisqu’une sale chienne
a déjà la bague au doigt ! »
Il esquissa un sourire triste.
— Alors, ma mère lui a répondu : « Je ne savais pas que les prostituées
avaient le droit de se marier. » Elle n’aurait jamais dû. La blonde est entrée
dans une colère noire, et c’est là que je l’ai vue sortir ce couteau… Il
semblait si petit, si inoffensif. Après tout, ce n’était qu’un couvert de
cuisine, non ? Qu’est-ce qu’elle allait pouvoir faire avec ? Mais elle n’a eu
besoin que d’une seconde pour l’utiliser contre ma mère et lui taillader une
partie du visage… Si seulement… si seulement j’étais intervenu plus tôt…
Je compris alors l’origine de sa cicatrice. Je m’avançai vers Zach et
entrelaçai mes doigts avec les siens, lui faisant sentir que j’étais là pour lui.
— Mais je me suis contenté d’assister à la scène du haut des escaliers,
comme un spectateur en haut des gradins… Et tu sais pourquoi ?
Il tourna la tête vers moi, son regard semblait complètement anéanti.
— Parce que j’en voulais à ma mère. Je lui en voulais terriblement de
m’avoir caché la vérité. De n’avoir fait que me mentir durant toutes ces
années… Oui, voilà ce qu’elle était, une sale menteuse, et j’étais presque
heureux que quelqu’un vienne lui donner une bonne correction. Je suis
quelqu’un d’horrible, hein ? À mieux y réfléchir, elle n’avait fait que me
protéger pendant tout ce temps… Je venais d’apprendre que mon père
n’était qu’un alcoolique et qu’il la trompait avec cette putain. N’importe
quelle mère aurait préféré mentir à ses enfants plutôt que de leur laisser
découvrir la vérité. Tout ce qu’elle avait fait… Tous ces mensonges
n’avaient été que pour notre bien à Lyam et moi. Et même si je lui en suis
presque reconnaissant aujourd’hui, ce jour-là, j’étais bien trop horrifié et en
colère contre elle, je n’ai réalisé que trop tard ce qui était en train de se
passer sous mes yeux…
» Soudain, la femme a entraîné ma mère sur le sol, je ne savais plus ce
qui était en train de se passer, je ne savais plus qui avait l’arme, qui hurlait,
qui était qui… Tout s’est déroulé si vite… Et, d’un coup, le calme est
revenu. Ma mère s’est relevée difficilement, une main contre sa joue
ensanglantée, le couteau dans l’autre… Et mon regard s’est immédiatement
porté sur la blonde qui gisait par terre, son corps était inerte et il y avait un
liquide rougeâtre qui s’échappait de sa poitrine. Elle… elle était morte.
— Ta… ta mère l’a tuée ? bredouillai-je, effarée.
Il hocha la tête avant de baisser les yeux vers le sol.
— Je… je n’aurais jamais pensé que les choses iraient aussi loin,
poursuivit-il, je n’en revenais pas… Jamais je ne l’aurais imaginée capable
de faire du mal à quelqu’un, encore moins de tuer une personne… Et
pourtant, c’est exactement ce qu’elle a fait. C’était de la légitime défense. Si
cette femme ne l’avait pas attaquée la première, jamais elle ne l’aurait tuée !
Jamais ! Ma mère n’est pas une meurtrière !
Je serrai davantage sa main dans la mienne.
— Mais le pire dans tout ça, c’était que je ne le lui reprochais pas. Ce
meurtre, j’avais l’impression que c’était le mien, que c’était moi qui avais
tué cette femme à sa place. Tout simplement parce que je n’avais rien fait !
Pourquoi je n’étais pas intervenu ? Pourquoi je n’avais pas été capable
d’empêcher tout ça ? Je me suis contenté de regarder la scène sans bouger !
Remarquant que tout son corps s’était mis à trembler, je pris rapidement
sa tête entre mes mains, le forçant à me regarder.
— Zach, chuchotai-je, je suis là, d’accord ? Tu n’y es pour rien, ce n’est
pas ta faute. Tu en voulais à ta mère de t’avoir caché la vérité sur ton père,
tu étais en colère et c’est normal, n’importe qui à ta place lui en aurait
voulu.
— Mais j’aurais pu empêcher que quelqu’un meure ! J’aurais pu
l’empêcher de la tuer !
— Et peut-être que tu serais mort à sa place ! protestai-je à mon tour. Tu
as pris la meilleure décision, tu m’entends ? ! Ta mère n’aurait jamais voulu
que tu t’interposes, cette dispute ne te concernait pas, c’était à elle de la
régler !
— Tu ne peux pas comprendre, grommela-t-il en s’écartant de moi.
Je réfléchis un instant. Qu’aurais-je fait à sa place ? Comment aurais-je
réagi si ma mère avait tué quelqu’un devant mes yeux ?
— Non, tu as raison, je ne peux pas comprendre, car je ne l’ai pas vécu.
Mais si tu as décidé de me le raconter aujourd’hui, c’est parce que tu avais
envie de partager cette douleur qui est en toi. Malheureusement, ta peine est
bien trop profonde pour que je puisse y faire quoi que ce soit. Mais si en
parler te fait du bien, je serai toujours là pour t’écouter. Et… tu n’es pas
obligé de sans cesse paraître si fort… Tu peux avoir peur, être en colère, ou
même pleurer… Je serai là pour toi.
Il me regarda, désorienté.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit tout à l’heure ? ajoutai-je. Je ne
compte pas t’abandonner, Zach Menser, je suis là et je serai toujours là.
Je m’avançai de nouveau vers lui et posai lentement mes lèvres sur les
siennes.
Au bout de quelques instants, sa bouche finit par s’entrouvrir, et nous
partageâmes un baiser rempli d’émotions. Je pouvais y discerner à la fois la
tristesse, la douleur et les regrets de Zach, mais aussi sa passion, son besoin
et son envie de m’embrasser.
J’enroulai les mains autour de sa nuque tandis que les siennes se
posaient sur mes hanches, mais Zach s’écarta rapidement et je compris que
le moment « révélation » n’était pas encore terminé.
— Lorsque ma mère m’a vu, reprit-il, j’ai lu dans son regard une si
grande peine, une si grande peur… Alors, j’ai pensé…
— Que tu pourrais aller en prison à sa place, devinai-je en caressant sa
joue.
— Ouais. Je me suis dit que c’était le meilleur moyen de me faire
pardonner, la seule solution qui me permettrait de continuer à vivre… Et
puis, il y avait Lyam. Si ma mère était allée en prison, je savais qu’on aurait
été séparés. Nous aurions sûrement fini dans des familles d’accueil
différentes et je ne voulais surtout pas que ça arrive. Nous étions mineurs et
notre père alcoolique ne s’était jamais occupé de nous, il ne l’aurait
certainement pas fait à ce moment-là. Mais je pense que ce qui m’a
vraiment décidé à le faire, c’est que je ne voulais pas que Lyam découvre la
vérité.
— Comme ta mère l’avait fait, tu as pensé que lui mentir était la
meilleure solution ?
Le ton de ma question résonnait un peu comme un jugement, même cela
n’en était pas vraiment un. Zach hocha tout de même la tête.
— Que mon frère grandisse en sachant que son père était un alcoolique
et sa mère, une meurtrière ? Ouais. Si c’était à refaire, je choisirais toujours
de lui mentir. Je suis tellement soulagé qu’il n’ait pas assisté à cette scène.
Tout ce qu’il sait aujourd’hui, c’est que son grand frère est allé en prison
pour s’être mal comporté au lycée, chose que j’ai pu facilement justifier, car
j’ai été condamné pour homicide involontaire, et donc pour seulement
quelques mois.
» D’ailleurs, c’est aussi pour ça que je me suis dénoncé à la place de ma
mère. Je savais que, comme j’étais mineur, ma peine ne serait pas énorme,
enfin qu’elle serait beaucoup moins lourde que n’aurait été celle de ma
mère.
— Pourquoi est-ce que tu n’as pas plaidé la légitime défense ?
— Mon avocat me l’a déconseillé, il n’y avait pas assez de preuves.
Selon lui, j’aurais dû essayer de neutraliser cette femme au lieu de retourner
le couteau dans sa direction et de le lui planter dans la poitrine, quand bien
même elle avait attaqué la première. En tout cas, comme j’étais mineur et
assez mignon, le juge a été indulgent quand il a décidé de ma peine,
conclut-il avec un petit sourire ironique.
Apparemment, il avait retrouvé son humour… C’était une bonne chose.
Zach s’appuya contre la barrière du pont et regarda la rivière en
dessous.
— Au fait, tu sais que je n’ai jamais emmené personne ici ?
Je le rejoignis.
— Alors, je suis heureuse d’être la première, déclarai-je en souriant.
Il se tourna vers moi et commença à me détailler avec intérêt. Je
déglutis, et cherchai quelque chose à dire pour combler le silence.
— Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure… Comment as-tu découvert
cet endroit au juste ?
— C’était ce jour-là… avant que je ne décide de me dénoncer aux flics.
J’ai eu besoin de réfléchir et de m’aérer un peu l’esprit, alors j’ai pris le bus.
Je ne savais même pas dans quelle direction il allait, mais je me suis assis
sur les sièges du fond et je suis resté jusqu’au terminus… En descendant, je
me suis retrouvé devant l’arrêt où j’ai garé ma moto tout à l’heure et,
comme je ne savais pas quoi faire, je me suis aventuré dans les bois et j’ai
fini par découvrir cet endroit. Depuis ma sortie de prison, c’est un peu
devenu mon refuge. J’aime bien y venir de temps en temps, il n’y a jamais
personne et je peux réfléchir tranquillement ici.
— Alors, c’est ici que tu viens quand tu n’es pas en cours ?
— Non, ça, c’est encore autre chose… mais je n’ai vraiment pas envie
de t’en parler pour le moment. Tu accepteras quand même mes règles ?
J’hésitai un instant. Bien que je ne comprenne toujours pas de qui ou de
quoi Zach voulait me protéger, il m’en avait énormément appris sur lui et
sur son mystérieux passé aujourd’hui… Alors, peut-être que je pouvais faire
un effort et attendre qu’il se décide à me raconter le reste… Mais en aurais-
je vraiment la patience ? Car oui, j’étais extrêmement curieuse, mais il y
avait de quoi lorsqu’on sortait avec un garçon au passé sombre comme le
sien…
— D’accord, cédai-je finalement, mais je te préviens, me connaissant, je
risque de changer d’avis d’ici quelques jours…
Il ne répondit rien et, pendant de longues minutes, nous nous
contentâmes de regarder le soleil se coucher au loin… Le soleil se
coucher ? !
— Zach, il est quelle heure ? paniquai-je soudain.
Il jeta un coup d’œil à l’écran de son portable.
— 18 h 03.
— Oh non… il faut absolument que je sois rentrée pour le dîner ! On
doit partir tout de suite ! Maintenant !
J’attrapai Zach par la manche de sa veste et l’entraînai avec moi dans le
champ de fleurs.
— D’accord, d’accord, calme-toi et explique-moi au moins pourquoi…
— Il se trouve que je suis punie pour avoir passé la nuit chez toi,
marmonnai-je en pressant le pas.
— Je ne savais pas que les punitions existaient encore, plaisanta-t-il.
— En tout cas, chez moi, elles existent, et je peux t’assurer que ce n’est
pas facile de faire avec !
Nous nous dépêchâmes de traverser la forêt et, cette fois-ci, c’était moi
qui étais devant !
— Tu veux conduire peut-être ? lança Zach avec ironie tandis que je
montais la première sur sa moto.
— Ne dis pas n’importe quoi et grouille-toi ! le pressai-je en attachant
correctement mon casque.
Il soupira et se plaça devant moi avant de tourner légèrement la tête
dans ma direction.
— Je t’apprendrai un jour si tu veux.
Il semblait sérieux en disant cela. Je n’avais jamais envisagé de
conduire un jour une moto, notamment en sachant que mes parents ne
l’accepteraient jamais, car ils étaient persuadés que c’était bien trop
dangereux et qu’une fille n’avait pas à conduire ce genre de véhicule. Mais
après tout, je n’étais pas contre.
— Et si… et si j’ai un accident avec, tu n’as pas peur que je te l’abîme ?
Je n’y connaissais rien en marques, mais j’avais l’impression, à voir sa
couleur noire resplendir au soleil, que Zach en prenait suffisamment soin
pour que ce ne soit pas un simple véhicule acheté d’occasion.
Il rigola.
— Franchement, Élodie, je ne sais pas ce qui te passe par la tête ! Je
préférerais mille fois que ma bécane finisse dans un fossé complètement
démembrée plutôt que de te retrouver blessée. Et puis, je t’ai dit que je
t’apprendrais, alors il n’y aura aucune raison pour qu’il t’arrive quelque
chose, ni à ma moto d’ailleurs.
— Avoir un très bon professeur n’empêche pas les risques que son élève
échoue.
— Mais je ne suis pas n’importe quel professeur, et sache que j’excelle
dans tous les domaines, trésor, conclut-il en faisant ronronner le moteur de
son engin.
Je m’accrochai à lui et nous prîmes la route du retour.
Chapitre 30

Nous étions arrivés. Zach s’était garé à l’endroit même où il était venu
me chercher en début d’après-midi. Je devais à présent rentrer chez moi, au
pas de course d’ailleurs, car Sara allait certainement m’égorger comme un
mouton.
Mais je n’en avais pas envie. Je ne voulais pas quitter Zach, surtout pas
après ce qu’il venait de me raconter sur son passé. J’avais peur de ne pas en
avoir fait suffisamment pour lui, de ne pas lui avoir assez montré que j’étais
désormais là, qu’il avait quelqu’un avec qui il pouvait parler… être lui-
même.
D’un autre côté, il s’agissait d’un mec, et il était fort possible que Zach
aurait préféré que je me la ferme. Et puis, j’étais déjà l’opposé de la copine
idéale, celle qui est indépendante, confiante, tolérante… Je ne comprenais
d’ailleurs toujours pas comment Zach arrivait à me supporter !
— Euh… Merci pour aujourd’hui, dis-je simplement en lui rendant son
casque.
Il haussa un sourcil.
— Je pense que tu me l’as assez répété un peu plus tôt.
Pas faux. Mais quelques mots de politesse n’étaient pas une raison
suffisante pour que « monsieur » fasse son modeste avec moi.
— Et alors ? Ça ne va pas te tuer que je te remercie une fois de plus,
rétorquai-je en croisant les bras sur ma poitrine.
Soudain, quelque chose de blanc vint se poser devant mon œil droit, me
cachant la vue.
— Qu’est-ce que…
Je chassai ce qui me semblait être une poussière, puis levai la tête vers
le ciel. Il neigeait. Nous n’étions que fin novembre, mais il neigeait déjà.
C’était vraiment beau.
— Dommage que tu n’aies pas pris ton appareil photo, murmurai-je à
l’intention de Zach avant de pousser un léger soupir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en tendant la main pour essayer
d’attraper un flocon comme un enfant de cinq ans.
— Hein ?
— Tu viens de soupirer, pourquoi ?
— Ah, rien du tout, je pensais juste à un truc stupide…
— Qu’est-ce que c’était ?
— C’est stupide, je t’ai dit…
— Et alors, ça ne changera pas de d’habitude.
Je roulai des yeux devant cet adorable compliment.
— D’accord, mais je te préviens tout de suite, si tu te prends un coup
parce que tu auras rigolé, tu ne pourras pas me le reprocher. En fait… je me
disais juste qu’aujourd’hui était mon premier rendez-vous avec toi, la
première fois que tu m’as parlé de ton passé et aussi la première neige. Mais
ce ne sera pas notre premier baiser.
Ni notre première fois au sens propre du terme. Mais je préférai garder
cette pensée pour moi, après tout, nous n’en étions pas encore là tous les
deux… Enfin, Zach n’avait fait aucune allusion au sexe. Peut-être qu’il
n’avait pas l’intention d’aborder le sujet et qu’il attendait tout simplement le
moment venu. J’aurais tout donné pour pouvoir lire dans son esprit durant
quelques secondes…
Pourquoi ne suis-je pas télépathe ? regrettai-je amèrement avant de
reporter mon attention sur Zach.
Ce dernier se mit soudain à me rire au nez.
— Excuse-moi ! dit-il en brandissant les mains devant son visage pour
m’empêcher de le frapper. C’était plus fort que moi… Et j’avoue que c’était
complètement stupide ! Franchement, je me demanderai toujours ce qui te
passe par la tête des fois… D’ailleurs, je n’aurais jamais cru que tu pouvais
avoir des pensées romantiques aussi niaises que ça !
Il porta une main à sa bouche pour se retenir de rire, mais cela ne
fonctionna pas. Il était carrément hilare.
— Sympa, grognai-je, avant de tourner les talons en direction de la
maison.
— Élodie, attends.
Il me rattrapa et me força à pivoter vers lui.
— T’es vraiment une râleuse, hein, soupira-t-il en portant la main à mes
cheveux pour retirer doucement un flocon qui s’y était posé.
— Écoute, on s’est peut-être déjà embrassés, mais on n'a qu’à faire
comme si c’était la première fois en tant que couple, non ?
Je haussai les épaules avant d’ajouter :
— Ce n’est pas vraiment la même chose et puis…
Zach me fit taire en plaquant sa bouche sur la mienne quelques
secondes.
La façon dont ce mec embrassait me laissait l’impression qu’il suffirait
d’un seul de ses baisers pour que je lui pardonne toutes ses fautes… ce qui
était assez frustrant d’ailleurs.
— Mais qui t’a dit que j’avais accepté d’être ta copine ? murmurai-je
contre ses lèvres.
— Tu n’as pas le choix, j’ai rempli ta condition en te parlant de mon
passé, à toi de remplir les miennes, argumenta-t-il, avant de reprendre ce
qu’il avait commencé.
Je fermai les yeux et me laissai à nouveau envahir par la chaleur de sa
bouche. Tandis que nous nous embrassions, un immense sentiment de joie
me submergea. J’étais heureuse. Incroyablement heureuse.
Nous profitâmes tous deux de ce baiser pendant de longues secondes
avant que je ne décide de m’écarter.
— Passe-moi ton portable deux secondes, demandai-je tout en essayant
de reprendre mes esprits.
Il obéit sans poser de questions. Au moins, j’étais sûre qu’il n’avait rien
à cacher là-dedans.
J’activai le mode photo et dirigeai la petite caméra dans notre direction.
Comprenant ce que je comptais faire, il passa une main autour de mes
épaules et m’attira contre lui.
— Un mec qui aime prendre des photos, c’est plutôt rare de nos jours,
déclarai-je avant de sourire et de prendre le cliché.
— Tant que la photo reste sur mon portable, il n’y a aucun problème…
— Hors de question que tu la gardes pour toi tout seul, si tu ne me
l’envoies pas avant ce soir sur mon mail, je t’attaque en justice pour non-
respect du droit à l’image !
— Tu crois vraiment que tu aurais une chance de gagner ? Tu es en
premier plan sur l’image, le regard rivé sur l’objectif et un énorme sourire
niais sur le visage, ce qui prouve que tu as conscience que l’appareil te
prend en photo, et que tu es consentante. En plus, on arrive même à
distinguer un bout de ta main, celle qui appuie sur le déclencheur. Je crois
que cela serait un bel échec et mat pour toi, ma jolie…
J’en restai muette un instant.
— Dis-moi, tu ne voudrais pas faire du droit l’année prochaine, par
hasard ? En plus, je suis sûre que la robe de magistrat t’irait parfaitement, le
taquinai-je, elle mettrait tes jolies formes en valeur et…
Il m’attrapa dans ses bras en rigolant.
— Non, ça ne m’intéresse pas vraiment…
Sa bouche effleura mes lèvres. Son geste me fit frémir de désir, mais je
repris malgré tout la parole :
— Hum, et la photographie alors ? Tu es vraiment doué…
Il secoua la tête négativement.
— C’est assez rare de pouvoir vivre de sa passion, tu sais ?
— Qui ne tente rien n’a rien, rétorquai-je simplement.
Zach secoua une nouvelle fois la tête. Certes, nous avions encore un peu
de temps pour nous décider concernant nos études l’année prochaine, mais
le temps filait tout de même très vite… Moi, je savais déjà que je choisirais
la fac d’histoire. Je comptais vivre de ma passion et, même si je n’avais pas
encore d’idée fixe sur le métier que j’aimerais exercer plus tard, professeur
d’histoire ou guide touristique me semblaient de bonnes options.
— Hum, repris-je d’un air pensif, qu’est-ce qui t’intéresse alors ?
Il me regarda droit dans les yeux, avant de me répondre très, même trop
sérieusement :
— Toi.
Il joignit brusquement ses lèvres aux miennes, me laissant à peine le
temps de respirer. C’était ce qu’on peut appeler un baiser à couper le
souffle, non ?
Malheureusement, je dus une nouvelle fois y mettre un terme en me
souvenant d’une chose très importante… Il fallait que je rentre chez moi
sur-le-champ !
— Dé-so-lée, murmurai-je en me dégageant. On se voit… lundi ?
Il hocha lentement la tête. Et je compris à son expression que ce jour-là
serait bizarre pour nous deux. Être ensemble mais ne pas le montrer, avoir
des envies mais les cacher… Je ne savais vraiment pas si j’allais tenir le
coup. Rien que de devoir le quitter après cet après-midi passé tous les deux
m’était extrêmement difficile.
Je me détournai de son regard bleu envoûtant et me hâtai de rentrer chez
moi avant que mon cœur ne m’oblige à faire demi-tour et à lui sauter dessus
pour l’embrasser une dernière fois.

* * *

Je pénétrai dans le hall sur la pointe des pieds tout en retenant ma


respiration. Bien sûr, j’avais au préalable retiré mes chaussures à l’extérieur
pour être aussi discrète qu’un fantôme.
Quand je fus à l’étage, Sara me bondit dessus tel un tigre enragé.
— Ça fait déjà quinze minutes que le repas est prêt ! chuchota-t-elle en
m’entraînant dans la salle de bains.
Je pus lire dans son regard qu’elle se retenait de me crier dessus. Tandis
qu’elle fermait la porte à double tour, je remarquai que de la musique
résonnait à l’étage.
— Depuis quand tu écoutes du Nirvana, toi ? m’étonnai-je.
Elle me jeta un regard noir et attrapa le gel démaquillant avec rage.
— Je n’ai qu’une envie, c’est de balancer ce maudit CD par la fenêtre,
grogna-t-elle en me nettoyant rapidement le visage avec l’aide d’un coton.
À cause de toi, ça fait plus de quatre heures que je l’écoute en boucle,
simplement pour faire croire à maman qu’on « s’amuse comme des folles à
l’étage » et qu’elle ne vienne pas nous déranger. D’ailleurs, j’ai même dû
faire des monologues et rigoler toute seule parce que c’était bien trop
silencieux, et je te jure que c’était ultra-agaçant et humiliant pour moi !
J’esquissai un sourire narquois, ce qui me valut un nouveau regard
assassin de sa part.
— Où est-ce que tu l’as trouvé, ce CD ?
— Il traînait dans les vieilles affaires de papa, mais si j’avais su qu’il
allait me donner une telle migraine, je l’aurais laissé à sa place, soupira-t-
elle avant de pencher mon visage vers le lavabo pour que je le rince. Bon, et
toi alors ? Comment ça s’est passé ?
Je m’aspergeai la figure d’eau tiède avant de me redresser et de prendre
la serviette qu’elle me tendait pour m’essuyer.
— C’était bien.
Sara me fixa, attendant que je développe. Bon, puisqu’elle avait « subi
tout ça » pour moi, elle avait bien le droit à quelques détails…
— On a fait une petite balade en forêt, c’était franchement horrible, on a
marché, marché, marché et je suis sûre que j’ai d’énormes ampoules à
chaque pied. Sans parler de l’état de mes chaussures, qui vont certainement
finir à la poubelle, et dire que je les ai payées…
— Abrège ton discours, je te rappelle qu’on nous attend pour le dîner,
m’interrompit-elle en me faisant signe de me déshabiller.
Non mais en fait, elle semblait se moquer royalement de mon histoire !
D’accord, les détails n’étaient peut-être pas très croustillants pour le
moment…
Je retirai mes vêtements sales et enfilai rapidement une vieille tenue de
sport que j’utilisais pour traîner à la maison.
— Bref, on a beaucoup parlé et…
— Tu sais pourquoi il est allé en prison ? me coupa-t-elle une nouvelle
fois en détachant ma tresse.
Je secouai la tête.
— Je… je ne pense pas qu’il m’en parlera un jour, lui mentis-je.
Sara pencha la tête par-dessus mon épaule.
— S’il t’aime, il le fera, j’en suis certaine.
Ma sœur me donna une petite tape dans le dos, me faisant comprendre
qu’elle avait fini.
En me regardant dans le miroir, j’avais presque l’impression de
ressembler à la « Élodie qui vient de se réveiller et qui ne ressemble à
rien ». Les cheveux emmêlés, le visage pâle et les lèvres légèrement gercées
à cause du froid. J’espérais que cela serait suffisant pour avoir l’air de ne
pas avoir quitté la maison de la journée…
Quelques instants plus tard, nous descendîmes dans la cuisine où flottait
une légère odeur de rôti cuit au four, cela eut le don de réveiller mon
estomac. Après tout, je n’avais presque rien mangé aujourd’hui…
Mon père était déjà assis à table, tout comme ma mère, et je remarquai
qu’ils avaient tous deux déjà entamé le repas.
— Ça fait plus de vingt minutes qu’on vous appelle, marmonna mon
père en plantant sa fourchette dans un bout de viande. On ne vous a pas
attendues, car la viande allait refroidir.
Ma mère nous lança un regard contrarié tandis que nous prenions place
en face d’eux.
— Sara, ton assiette, siffla-t-elle avant de faire de même avec moi et
d’ajouter sur un ton amer : Alors, ces essayages, Élodie ?
Je levai les yeux vers elle et manquai de m’étouffer avec un minuscule
bout de viande.
— Euh… c’était sympa, répondis-je d’une voix hésitante.
Elle hocha la tête avec un petit sourire en coin.
— Tant que tu t’es bien amusée, c’est le principal ! conclut-elle avant de
reporter son attention sur le contenu de son assiette.
Sara m’assena un léger coup de pied sous la table, mais ce n’était pas
nécessaire, j’avais déjà compris le message… Ma mère savait.
Elle savait que je n’avais pas été là de tout l’après-midi, et ce mensonge
était certainement l’erreur de trop. Oui, je venais de perdre à la fois son
estime et son respect. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même.
Désormais, ma mère ne me ferait plus jamais confiance…
Chapitre 31

— T’es sûre que tu ne veux pas un sandwich ? s’enquit Vic en tendant


un billet à la caissière.
— Certaine. J’ai déjà de quoi manger dans mon sac, répondis-je en me
balançant d’un pied sur l’autre.
Elle récupéra son casse-croûte et nous partîmes nous installer à une
petite table près de la fenêtre, cette dernière donnant vue sur la cour
extérieure.
Bien qu’il fasse plutôt beau temps en ce lundi et que le soleil soit enfin
de retour, la température n’était pas loin des zéro degré.
La chaise grinça étrangement lorsque je m’assis, et je priai
intérieurement pour qu’elle ne cède pas sous mon poids. Non pas que je me
considérais comme quelqu’un d’énorme, mais étant donné l’abominable
état des meubles ici, j’étais sûre que tout pouvait se casser d’une seconde à
l’autre.
Vic ne m’attendit pas pour commencer son repas et croqua à pleines
dents dans son sandwich qui semblait être vraiment… écœurant.
— C’est à quoi ? m’enquis-je en sortant de mon sac une petite boîte
contenant une salade de pâtes que j’avais préparée la veille.
— Je sais pas, répondit-elle en ouvrant une moitié de pain. On dirait
qu’il y a du fromage en spray, mais aussi une tranche de jambon, enfin il me
semble que c’est du jambon, et une sauce blanche bizarre qui ressemble à…
— Je pense que c’est mieux que tu t’arrêtes là ou je vais vraiment finir
par vomir, lançai-je avec une grimace en repoussant, légèrement dégoûtée,
ma salade sur un côté de la table.
Elle mordit une nouvelle fois dedans, se moquant bien de la
composition de cette « chose ». Lorsqu’on a faim, on ne fait pas la fine
bouche, hein…
— Bon, et alors, tu as fait quoi ce week-end ? m’interrogea-t-elle
soudain.
— Rien de spécial, tu sais, réviser, télé…
— Et Zach, ajouta-t-elle en souriant fièrement.
Je devais sérieusement avoir un problème… Tout le monde, oui, tout le
monde arrivait à lire en moi comme dans un livre ouvert. Que ce soit ma
sœur, ma mère, Zach ou même Vic !
— C’est bon, ne fais pas cette tête de « sauve qui peut, ô malheur, je ne
lui ai rien dit », je ne t’en veux pas, affirma-t-elle avec un petit clin d’œil.
— Vraiment ? m’assurai-je d’une petite voix.
Elle hocha la tête.
— Ouais, je commence à te connaître et je sais que t’es pas aussi
ouverte que moi sur tous les sujets, notamment sur les sujets personnels.
Je soupirai, soulagée qu’elle le prenne ainsi.
— Et comment tu l’as deviné ?
— Facile, t’es plus en dépression, ton visage a retrouvé ses couleurs et,
vu la façon dont tu as voulu détourner la conversation en répondant à ma
question, c’était obligé qu’il se soit passé un truc. Sans oublier que tu n’es
pas venue en cours vendredi, alors que pour toi, t’absenter, c’est comme si
c’était la fin du monde. En plus, tu ne m’as pas prévenue ni envoyé un seul
message de tout le week-end !
— Je ne te pensais pas aussi intelligente, ironisai-je en croisant les bras
sur la table.
— Ouais, moi non plus, admit-elle en continuant de manger.
Je soupirai une nouvelle fois avant de lui raconter brièvement tout ce
qui s’était passé depuis Thanksgiving, mais en omettant certains détails tels
que notre premier baiser chez Zach et sa petite révélation sur le pont.
À la fin de mon discours, qui avait tout de même duré une bonne
dizaine de minutes, Vic me regarda, suspicieuse, avant de lâcher :
— Je ne le comprends vraiment pas ! Ce mec est un mystère ! Bon, d’un
côté, tu sors enfin avec lui, même si personne ne doit être au courant, mais
de l’autre… D’ailleurs, tu es sûre d’avoir bien fait de m’en parler ? Je veux
dire, à moi, la grosse commère du lycée ? En tout cas, c’est trop tard, mais
promis, je ne dirai rien à personne… Bref, je disais que d’un autre côté, ça
peut pimenter un peu votre couple de sortir en secret, comme si vous étiez
des amants interdits et…
— S’il te plaît, Vic, on est dans la vie réelle, pas dans un de tes
fantasmes, l’interrompis-je.
Elle haussa les épaules.
— Tu peux toujours faire comme si. Au moins, ça te donnera une bonne
raison de rester avec, parce que franchement, même si Zach est absolument
sexy, je ne sais vraiment pas comment tu peux l’aimer… Enfin, c’est un
ancien criminel, il est dangereux et… (Elle s’arrêta en constatant
probablement que le fait qu’elle critique mon copain ne me plaisait pas du
tout.) Je peux finir ta salade de pâtes ?
J’acquiesçai, n’ayant pas du tout faim aujourd’hui.
— Il fait seulement semblant de m’ignorer pour me protéger, mais je ne
vois vraiment pas de quoi… Et puis, il peut très bien m’arriver quelque
chose même si on ne se montre pas ensemble. Je peux très bien me faire
renverser par une voiture en sortant du lycée ou bien…
Je songeai à mon agression un court instant, mais, heureusement, Vic ne
le remarqua pas et poursuivit :
— Ouais, d’autant plus que Zach est l’un des mecs du lycée les plus
redoutés par les autres. Si tout le monde était au courant, je suis quasiment
sûre que plus aucun mec n’oserait s’approcher de toi… À moins que ce
soient les autres filles le problème.
— Les autres filles ?
— Ben, Zach n’a jamais eu de copine, ou du moins je n’en ai pas
entendu parler. C’est vrai qu’il a sûrement dû avoir beaucoup de plans cul,
mais jamais de petite amie officielle à ma connaissance. Alors, s’il te
reconnaît comme telle, tu seras la première et je pense que tu vas faire un
bon nombre de jalouses ici…
— Et alors ?
— Et alors les meufs de Saint-Louis ne sont pas les petites nanas de
Londres, ma cocotte, je pensais que tu l’avais déjà assimilé depuis le temps.
Ici, je te jure qu’il y a des folles, des psychopathes qu’il vaut mieux ne pas
provoquer… Des vraies tarées, soupira-t-elle en prenant une bouchée de
pâtes.
Honnêtement, je ne pensais pas qu’il voulait cacher notre couple à cause
de ces soi-disant « filles admiratives et possessives », aussi dangereuses
qu’elles puissent être.
— Ou alors, ça n’a peut-être rien à voir avec le lycée tout simplement,
renchérit-elle en plissant les yeux. Peut-être qu’il y a un lien avec son
passé…
— Vic, je t’ai déjà dit…
— Laisse-moi finir, me pria-t-elle en se grattant la tête. Écoute, on sait
toutes les deux qu’il a fait de la prison, je ne cesse de te répéter que ce mec
est dangereux, mais tu ne veux pas en entendre parler parce que tu es
aveuglée par tes sentiments. Mais tu te souviens de ce que je t’ai dit un jour
à propos de ce que Wade avait entendu ?
— Zach n’est pas un trafiquant de drogue, chuchotai-je afin que nos
voisins de tables ne nous entendent pas.
— Et qu’est-ce que t’en sais d’abord ? Tu n’as aucune preuve du
contraire ! Tu ne connais rien de lui, Élodie, t’es simplement…
— Simplement quoi ? la repris-je, un brin agacée.
Elle m’adressa un bref regard désolé avant de poursuivre :
— Simplement tombée dans un amour obsessionnel qui t’empêche de
voir le vrai danger… Tu sais, c’est un peu comme une addiction, lorsque les
geeks sont accros à leurs ordinateurs et à leurs jeux vidéo, ou bien les
personnes qui sont dépendantes du chocolat ou des cigarettes… T’es un peu
une junkie en fait. Tu l’aimes beaucoup trop pour prendre conscience de la
menace qu’il représente pour toi.
— Ça va, j’ai compris.
Je me levai et quittai la cafétéria sans même me retourner.
Au fond de moi, je savais qu’elle n’avait pas tort, j’étais vraiment
obsédée par lui, mais il n’était pas celui que tout le monde pensait. Oui,
Zach était quelqu’un de bien, et cela était indéniable depuis que je
connaissais la vérité à son sujet. Et même si je ne pouvais pas en parler à
Vic, j’aurais aimé qu’elle soit de mon côté comme le serait une véritable
amie, et qu’elle me fasse confiance au moins sur ce point-là, car j’étais sûre
de ne pas me tromper. Oui, je savais où je mettais les pieds et j’étais sûre
qu’il n’y avait aucun risque à sortir avec Zach.
Je marchai dans le couloir, longeant les casiers situés contre le mur et
prête à mettre un bon coup dans celui que je choisirais comme souffre-
douleur. Franchement, pourquoi étais-je la seule à aimer ce mec ? Si j’en
oubliais les fans psychopathes dont m’avait parlé Vic, pourquoi personne de
mon entourage ne semblait l’apprécier ? Il suffisait qu’un mec ait fait de la
prison pour qu’il soit immédiatement considéré comme dangereux, c’était
quoi ces a priori ?
Mais il y avait tout de même une personne susceptible de lui accorder
une certaine confiance… ma sœur. Qu’elle ait fait appel à Zach lorsqu’elle
s’était trouvée dans une situation délicate me le confirmait. C’est vrai,
j’avais l’impression qu’elle se croyait un peu dans une série romantique ou
un de ses fantasmes. Pour elle, sortir avec un ex-détenu était « excitant »,
mais si elle avait été à ma place, l’aurait-elle fait ? J’en doutais…
D’ailleurs, que Zach ait aidé ma sœur ce jour-là montrait bien qu’il
n’était pas quelqu’un de méchant, non ? Même Eric me l’avait dit un jour.
Et puis, Zach s’était sacrifié et était allé en prison à la place de sa mère, qui
en aurait fait autant ? Honnêtement, je ne connaissais personne comme lui,
avec un tel sens des responsabilités et un tel dévouement pour sa famille.
Les gens se permettaient de le juger alors qu’ils ne savaient même pas
qui il était, et je détestais ça au plus haut point ! Je balançai mon poing
contre un casier gris tagué d’insultes, mais quelqu’un retint mon bras avant
que je ne me blesse.
— Hé, tout doux, me dit Zach en me souriant, avant de ramener ma
main contre mon corps.
Je jetai un regard derrière lui.
— Il n’y a que nous, j’ai vérifié avant, déclara-t-il. Mais qui a bien pu te
mettre dans un tel état ? J’espère que ce n’est pas à cause de moi tout de
même…
Je secouai la tête, puis l’enlaçai et posai la tête contre son torse.
Comprenant que j’avais besoin de réconfort, il glissa les mains dans mes
cheveux et s’amusa avec jusqu’à ce que je me sois enfin calmée.
— Zach…
Les mots s’étouffèrent dans ma gorge. J’avais tellement envie de lui
demander, mais je ne pouvais pas… Je n’y arriverais pas, tout simplement
car une part de moi redoutait que Vic, que mes parents… que tout le monde
ait raison. Et si je me trompais ?
La conversation que j’avais eue avec Mme Menser me revint à l’esprit :
« Sache qu’il a tout de même une part d’obscurité enfouie en lui, et qu’il ne
faut surtout pas que tu l’oublies… Malgré tout, ne t’aventure pas dans les
chemins condamnés juste par curiosité et reste prudente… Tu n’arriveras
pas à le changer. »
Je fronçai les sourcils, comprenant à présent le sens caché de ses mots.
Zach n’était pas une menace pour moi, ce n’était pas lui le danger, mais ce
qu’il faisait… Oui… Et si…
Mon regard glissa vers son bras droit où figurait un magnifique faucon
tatoué à l’encre noire. Zach… un dealer ?
Chapitre 32

Zach fit bouger ses mains devant mon visage afin de me faire revenir
sur terre.
— Tu allais me dire quelque chose, me rappela-t-il.
Je secouai rapidement la tête et chassai toutes ces pensées. Ce n’était
pas le moment.
— J’ai oublié, ça ne devait pas être très important, mentis-je en faisant
mine de me gratter la tête, embarrassée.
J’aperçus soudain un groupe de personnes avancer vers nous dans le
couloir. Même s’ils étaient encore loin et semblaient occupés par leur
conversation, ils ne tarderaient pas à lever les yeux dans notre direction.
Zach n’eut pas besoin de se retourner pour comprendre le problème. Il
m’attrapa la main et je le suivis au pas de course.
Brusquement, il s’arrêta, et je manquai de lui rentrer dedans tandis qu’il
entrouvrait la porte d’une salle de classe, apparemment vide. Nous y
entrâmes, et il referma le battant tandis que je reprenais mon souffle. Nous
venions juste de parcourir une centaine de mètres à pied, mais j’avais
l’impression d’avoir couru un marathon.
— Il va falloir que tu travailles ton endurance, se moqua-t-il en se
promenant dans la salle.
Je le regardai slalomer à pas lents entre les bureaux vides, puis il s’assit
sur l’un d’entre eux en plein milieu de la salle.
— Pourquoi tu m’as emmenée ici ? demandai-je, curieuse.
— Doit-il forcément y avoir une raison ?
Je soupirai et m’avançai vers le grand bureau noir, réservé d’habitude
aux professeurs, avant de prendre place sur la chaise à roulettes qui lui était
attribuée.
— Hé, ce n’est vraiment pas juste ! m’exclamai-je en tournant sur moi-
même. Pourquoi les profs ont-ils des chaises aussi agréables alors qu’on a
droit à de vieux dossiers en bois ?
Il haussa les épaules.
— Peut-être parce que les élèves sont beaucoup plus nombreux que les
professeurs… Et je pense que leurs chaises sont plus chères que les nôtres.
— Justement, renchéris-je en croisant les jambes, ils ne connaissent pas
le principe de l’égalité ?
— Dans tous les cas, vu comment les meubles finissent ici, mieux vaut
qu’il y ait le moins d’objets de valeur possible. Je crois d’ailleurs que cette
chaise est l’une des seules rescapées du massacre continu des lycéens… du
moins pour l’instant.
Je pris un faux ton profond et sincère :
— Tu crois que je devrais l’interviewer ? Après tout, c’est l’une des
seules survivantes… D’ailleurs, je crois que je devrais la rapporter chez moi
en lieu sûr. En plus, je pourrais même lui présenter une copine de bureau !
Zach me fixa un instant pour être sûr que je n’étais pas sérieuse. Puis il
se leva et s’avança vers moi, les mains dans les poches de son jean, pour
finalement s’arrêter devant « mon » bureau.
— Je crois que tu as vraiment de graves problèmes, Élodie, déclara-t-il
sans broncher.
Je souris, amusée.
— Possible… Pensez-vous qu’on peut me soigner, docteur ?
— Hum, pas sûr, mais je peux tout de même essayer.
Il pencha la tête au-dessus du bureau et commença à m’embrasser. Mon
corps s’embrasa aussitôt et j’entrouvris les lèvres pour laisser sa langue
venir caresser la mienne. Zach dut ressentir mon désir et mon impatience,
car la seconde suivante, ses mains se posèrent sur mes côtes, puis il me
souleva un instant du siège pour me reposer presque en douceur sur le
bureau.
— Tu n’es vraiment pas légère, murmura-t-il contre mes lèvres.
Je lui pinçai le bras et il me regarda avec un air renfrogné.
— Il faut que tu retiennes deux choses, mon garçon, le prévins-je en
adoptant le ton qu’aurait un adulte pour sermonner un enfant. La première,
c’est qu’il ne faut jamais, jamais, tu m’entends, dire à une fille qu’elle est
grosse, même si elle l’est réellement. Il n’y a rien de plus blessant, tu m’as
comprise ?
Il acquiesça avant de demander :
— Et la seconde ?
Un large sourire s’étendit sur mes lèvres.
— La seconde est que tu ne dois jamais arrêter ce que tu as
commencé…
Il sourit à son tour et m’embrassa à nouveau, mais cette fois-ci avec
bien plus de fougue et de passion. Je gémis et répondis à son baiser avec
autant d’ardeur. Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine, mais pour
rien au monde je ne voulais le freiner. Je fis lentement remonter mes doigts
sur ses bras, m’arrêtant sur ses larges épaules et notamment sur son
tatouage.
— Zach…, soufflai-je entre deux baisers, il représente quoi ?
Il s’arrêta et suivit mon regard.
— Tu ne m’as pas dit à l’instant que je ne devais jamais m’arrêter ?
Il rapprocha son visage du mien, mais je tournai la tête au dernier
moment.
Eh merde, pensai-je en me mordant la joue. Mes frustrations de tout à
l’heure étaient revenues hanter mon esprit. Le tatouage, le trafic de
drogue… Qui était réellement la personne que j’étais en train d’embrasser ?
Ces seules pensées suffirent à chasser toutes mes envies du moment.
Zach soupira, comprenant que c’était fini, et je m’en voulus.
— C’est quoi le problème cette fois, Élodie ? demanda-t-il plus
froidement que je ne l’aurais pensé.
Bon, d’accord, ce que je venais de faire n’était pas très sympa, mais ce
n’était pas une raison pour me parler sur ce ton.
Je ne répondis pas. Tout simplement car je ne savais pas quoi lui dire. Si
je lui mentais, il le saurait immédiatement. Lui dire la vérité ? Impossible
pour l’instant. Bref, le seul moyen de pouvoir échapper à ça…
— Il faut que j’y aille, Vic doit m’atten…
Avant même que je ne puisse quitter le bureau, il posa les mains de
chaque côté de moi, bloquant ma seule voie d’issue. Enfin, j’aurais pu faire
une sorte de roulade arrière, mais il y avait plus de chances que je tombe à
la renverse sur les fesses que sur mes deux pieds…
— Pas avant que tu n’aies craché le morceau.
— Très bien, très bien, lâchai-je, mais tu le sais déjà. C’est juste que je
n’aime pas ce genre de relation. Enfin, c’est très palpitant de s’embrasser
dans une salle de classe déserte alors qu’il est possible que quelqu’un
surgisse à tout moment, mais devoir nous cacher… Enfin, je n’arrive pas à
m’empêcher de penser que c’est peut-être parce que je ne représente rien
pour toi, ou que tu as honte de t’afficher avec « la nouvelle », « Blanche-
Neige », car ne nous sommes pas de la même…
— Arrête, me coupa-t-il. Arrête avec ton baratin, je sais très bien que ce
n’est pas la vraie raison.
Il était bien plus futé que je ne le pensais… Mais mon petit discours lui
fit suffisamment baisser sa garde pour que je puisse le repousser, sauter du
bureau et m’enfuir de la salle avant même qu’il n’ait le temps d’ajouter
quelque chose.
Ayant besoin de m’aérer un peu l’esprit, je sortis à l’extérieur du
bâtiment. J’observai les alentours, à la recherche d’un vieux banc en bois
disponible. Lorsque mes yeux en dénichèrent un, je me précipitai dessus de
peur que quelqu’un d’autre ne me vole ma place. Je m’y laissai tomber
comme s’il s’agissait d’un canapé et le regrettai à l’instant où mon derrière
toucha le bois rugueux. Je croisai les bras sur ma veste en cuir pour me
réchauffer et fermai les yeux, laissant l’air frais me rafraîchir le visage.
— Ah, tu es là ! Je t’ai cherchée partout !
Je n’eus pas besoin d’ouvrir les paupières pour savoir qu’il s’agissait de
Vic. Je l’entendis prendre place à côté de moi.
— Écoute, je suis désolée, sincèrement, déclara-t-elle. J’ai dit des trucs
pas très sympas tout à l’heure et…
— Tu as raison, l’interrompis-je en la regardant enfin.
Elle fronça les sourcils, un peu perplexe.
— Hein ?
— J’ai dit que tu avais raison, répétai-je en plantant mon regard droit
dans le sien. C’est moi qui suis désolée, d’accord ? Je n’aurais pas dû partir
comme ça, c’était complètement stupide et enfantin. Après tout, tu n’as rien
dit de mal, tu as juste dit le fond de ta pensée, et c’est probablement vrai.
Elle plissa davantage les yeux, ne comprenant visiblement pas ce qui
m’avait fait changer d’avis aussi vite.
— J’ai réfléchi, lançai-je pour répondre à ses interrogations muettes. Je
sais qu’il me cache encore quelque chose, mais… J’ai aussi peur de la
vérité.
— Je vois…
En effet, moi qui pensais avoir traversé le pire lorsqu’il m’avait révélé
la raison de son passage en prison, je savais à présent que ce ne serait rien
comparé à son autre secret. Et je n’étais pas encore très certaine de pouvoir
l’affronter…
— Tu veux rompre ?
Vic avait lu une fois de plus dans mes pensées.
— Après tout ce que j’ai fait pour être enfin avec lui, hors de question !
m’exclamai-je en tentant d’esquisser un petit sourire outré.
Mais mes paroles n’étaient qu’à demi exactes. Serais-je capable de
continuer cette relation fondée sur des secrets ? Et s’il acceptait enfin de me
parler, quelle garantie aurais-je que ce ne soit pas un mensonge ? Jusqu’à
quel point pouvais-je faire confiance à Zach ?
Oui, j’avais la certitude qu’il était quelqu’un de bien, mais peut-être que
je me trompais depuis le début. Tout simplement car j’aimais Zach. Je
l’aimais comme je n’avais jamais aimé auparavant. Mais, à cause du
mystère qui l’entourait, j’avais comme l’impression que notre relation était
vouée à l’échec, que je m’étais voilé la face pour pouvoir vivre le genre
d’histoire d’amour parfaite dont rêvent toutes les adolescentes ! Mais la
mienne était loin d’être parfaite, c’était même tout le contraire.
— Je veux savoir, déclarai-je alors soudain en me levant. Lorsque je
l’aurai entendu m’expliquer sa version des choses… alors, je prendrai une
décision.
Et pour qu’il me la donne, j’avais l’intention de lui lancer un ultimatum.
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de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
Chapitre 33

Une semaine s’était déjà écoulée. Seulement sept jours, oui, rien que
cent soixante-huit heures, et pourtant j’avais l’impression que cela faisait
des mois !
Ne pas adresser la parole à Zach lorsque je le croisais dans les couloirs
du lycée devenait de plus en plus difficile, j’étais quasiment sûre que je
finirais par craquer. Si je réussissais à tenir le coup pour le moment, c’était
simplement parce que la balle était dans son camp depuis que j’avais laissé
dans son casier un petit bout de feuille sur lequel j’avais écrit :

Zach, je ne t’adresserai plus la parole jusqu’à ce que tu te sois


décidé à tout m’avouer une bonne fois pour toutes. Si tu ne le fais
pas, considère que c’est fini entre nous, Élodie.

Bon d’accord, j’avais peut-être légèrement abusé en le faisant de cette


façon. Le mieux aurait été de le lui dire en face, mais je m’en étais sentie
incapable. Si je le lui avais annoncé de vive voix, un seul mot de Zach
aurait suffi à me faire changer d’avis et je me serais contentée de faire
comme si rien ne s’était passé, comme si tout était de nouveau normal entre
nous.
Alors voilà, étant donné que ma mère retenait toujours mon portable en
otage, je lui avais transmis mon message de cette manière. Chose que
j’avais ensuite regrettée. Mais qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? ! me
reprochai-je en réprimant un grognement.
Si je n’étais pas en cours à l’heure actuelle, j’aurais sûrement piqué une
crise en me traitant de tous les noms. Oui, j’étais stupide… complètement
stupide, et aussi célibataire. Évidemment, si Zach avait eu l’intention de me
récupérer, il l’aurait fait depuis longtemps. Or ce n’était pas le cas et,
lorsque nous nous croisions, il ne m’adressait pas un seul regard ! Comme
si je lui étais complètement indifférente, que je n’avais jamais existé pour
lui…
Certes, je savais que Zach avait forcément éprouvé quelque chose pour
moi. Un homme ne se confie pas sur son passé à toutes les femmes qu’il
fréquente. Cependant, peut-être que le poids de ses secrets était bien plus
fort que ses sentiments pour moi, et qu’il avait réussi à m’oublier. Mais
oublier en si peu de temps quelqu’un qu’on aime, est-ce vraiment possible ?
Peut-être pour un homme…
Je posai lourdement la tête sur mon bureau. Mon regard croisa celui de
Vic, qui secoua la tête, certainement blasée de me voir dans cet état
déplorable. État qu’elle appelait « cure de désintox ». Pour elle, c’était
comme si j’essayais d’arrêter de fumer. Ça allait être difficile pendant
quelque temps, puis j’allais finir par m’y faire et vivre sans.
Sur un soupir, je tentai de me reconcentrer sur le cours de
mathématiques. Même s’il y avait bien plus de problèmes dans mon esprit
que sur le tableau. Et les miens étaient impossibles à résoudre !
— Et si on allait au ciné après les cours ? me proposa Vic.
Cela n’aurait à mon avis aucun effet positif sur ma condition actuelle,
mais puisqu’elle faisait ça pour moi…
— Pourquoi pas, tant que tu ne me choisis pas une comédie romantique.
— Génial ! s’exclama-t-elle en s’empressant de regarder sur son
portable les films à l’affiche.

* * *

À la fin des cours de l’après-midi, nous montâmes dans un bus en


direction du centre-ville.
— Alors, qu’est-ce qu’on va voir ? demandai-je en m’asseyant à côté
d’elle sur les sièges du fond.
— Un film bien gore, du genre Saw, tu vois, avec plein de sang et…
Je grimaçai.
— Fais-moi confiance ! Ça va radicalement te changer les idées !
m’assura-t-elle. En plus, tu n’auras qu’à imaginer que c’est toi qui es en
train de massacrer Zach avec les pires outils de torture qui existent, plutôt
cool, non ?
Je lui adressai un regard dégoûté.
— Je n’ai pas envie de « massacrer » Zach, soupirai-je, bien au
contraire…
— Oh ! t’es vraiment chiante, toi ! grommela-t-elle en regardant par la
vitre. Si tu veux tourner la page, va falloir que tu fasses plus d’efforts, ma
cocotte.
Tourner la page alors qu’il y avait encore une chance, bon, d’accord,
une minuscule chance que ce ne soit pas fini ? Hors de question.
Peut-être Zach avait-il simplement besoin de temps pour réfléchir, ou
bien il n’avait pas vu mon mot (chose peu probable étant donné que je
l’avais glissé dans son casier devant lui et qu’il m’ignorait royalement,
comme je le lui avais demandé). Mais j’espérais encore ne pas l’avoir perdu
définitivement, même si j’avais du mal à y croire.
En tout cas, j’étais sûre d’une chose, j’allais attendre. Attendre qu’un
miracle se produise. Je me languirais donc et souffrirais très longtemps
avant de prendre enfin conscience de la réalité.
— Au fait, Vic, tu peux me passer ton téléphone pour que je prévienne
ma mère ? demandai-je soudain.
— T’es encore punie ? s’étonna-t-elle.
Oui, j’étais sûrement la seule lycéenne de dix-sept ans de cette ville à
être privée de téléphone et de sorties par ses parents. Ma famille était une
espèce en voie de disparition, il ne devait en rester que très peu dans le
monde !
Pour toute réponse, je tendis la main devant elle avec un sourire crispé.
Je racontai à ma mère que j’allais travailler à la bibliothèque à cause
d’un important devoir à rendre pour le lendemain ; j’avais dépassé le quota
de mensonges dont dispose une adolescente classique ! Lorsque je mis fin à
l’appel, le bus s’arrêta dans une rue remplie de boutiques de vêtements, de
restaurants, de bars, d’un salon de coiffure, et de bien d’autres magasins en
tout genre.
Vic me fit signe que nous devions descendre.
— Je ne suis jamais venue ici, on est où au juste ?
Elle me fit les gros yeux.
— Tu n’es jamais venue ? Jamais jamais ?
Je secouai la tête en rigolant face à son air médusé.
— Bon, eh bien, je sens qu’on va devoir rattraper le temps perdu !
soupira-t-elle en posant un bras autour de mes épaules et en m’entraînant en
direction des commerces.
Nous passâmes plus d’une vingtaine de minutes à visiter le quartier que
Vic surnommait « le cœur de la ville », l’endroit le plus fréquenté par les
jeunes, chose que je constatai rapidement en croisant plusieurs élèves de
notre lycée. C’était très agréable de se balader dans ces rues, à tel point que
j’en oubliais même toutes mes préoccupations, ainsi que le cinéma jusqu’à
ce que nous nous arrêtions devant.
— Après, l’été, c’est encore mieux, déclara-t-elle tandis que nous
entrions dans le hall. Quand il fait beau, on peut même s’acheter des glaces
et les manger dans un parc qui se trouve un peu plus loin. Et lorsqu’on est
en période de canicule, là, ils mettent les arroseurs automatiques et c’est
énorme, on se met tous en maillot de bain et qu’est-ce qu’on rigole, j’ai trop
hâte que les grandes vacances arrivent et que tu puisses passer de super
moments avec moi !
Une lueur d’impatience et d’excitation traversa son regard.
— Moi aussi, répondis-je avec enthousiasme.
Tandis que Vic prenait les places pour son film d’horreur censé être
super, je remarquai que le cinéma était relié à une salle de bowling ainsi
qu’à une pièce dans laquelle étaient installés un petit salon avec un minibar,
des billards et des jeux d’arcades. Bien que nous soyons en semaine, il y
avait pas mal de monde.
Quelqu’un me tapota doucement l’épaule. Vic avait été rapide, dis
donc !
Je me retournai et fus étonnée de me retrouver nez à nez avec…
— Alex ?
— Salut, répondit-il sans une once de méchanceté dans la voix.
Moi qui pensais que ce mec devait me détester… Notre dernière
rencontre s’était tout de même terminée en beauté, mais dans le mauvais
sens du terme.
Ne sachant quoi dire, et peut-être aurais-je mieux fait de la fermer une
fois de plus, je me penchai vers lui et demandai :
— Euh… Et ton nez, ça va ?
Il me regarda, dubitatif, avant d’éclater de rire.
— C’était une question sérieuse, tu sais, ajoutai-je, gênée.
— Excuse-moi ! Mon nez va bien, merci de t’inquiéter pour lui !
— Pardon de vous déranger, mais le film va bientôt commencer, nous
interrompit Vic en surgissant entre nous.
— Qu’est-ce que vous allez voir ? me demanda Alex en redevenant
sérieux.
— C’est qui ce mec ? me chuchota Vic, suffisamment fort pour qu’il
l’entende.
— Ce mec s’appelle Alex, répondit-il à ma place, et je suis… un ami
d’Élodie.
« Ami » ? Ce gars se prenait réellement pour mon ami ? Après que je lui
avais cassé le nez ? !
— Ah, mais ça change tout alors ! s’exclama Victoria en l’analysant de
haut en bas. On va voir The Slope of the Dead, et toi ?
Il nous montra du doigt une table de billard autour de laquelle se
tenaient deux autres mecs.
— On est venus entre potes, j’allais nous chercher des boissons quand
j’ai remarqué une jolie blonde qui semblait fascinée par le complexe, nous
expliqua-t-il.
Je levai les yeux au ciel en entendant cette technique de drague
totalement pitoyable. Non mais sérieusement, comment pouvait-il avoir une
aussi grande confiance en lui et en ses atouts de don Juan complètement
déplorables ? Tout ce que j’éprouverais jamais pour ce type serait de la
pitié ! Oui, Alex me faisait vraiment de la peine d’être aussi naïf !
Franchement, c’était bien la seule personne à pouvoir croire que casser la
gueule à quelqu’un était un signe d’affection…
— Bref, on y va. Salut ! lui dis-je en empoignant Vic par le bras et en
l’entraînant en direction de notre salle de cinéma.
Chapitre 34

Lorsque j’arrivai chez moi après la séance de cinéma, mon père


m’attendait déjà dans le hall.
— C’est à cette heure-là que tu rentres ?
Les bras croisés sur son torse, il avait l’air mécontent.
— Désolée, j’étais…
— Peu importe, dépêche-toi de venir manger.
Apparemment, il n’avait plus envie de croire en mes excuses
superficielles lui aussi…
Vu l’ambiance, j’aurais peut-être mieux fait de ne pas rentrer aussi tôt,
songeai-je en rejoignant toute ma famille à table.

Après le dîner, ma mère me fit signe de la rejoindre dans le salon.


— Qu’est-ce qu’il y a ? m’enquis-je.
Je baissai les yeux vers sa main, qui tenait fermement mon portable.
— Eh bien, déclara-t-elle calmement, j’ai compris que cet outil t’était
indispensable pour me joindre lorsque tu… sortais. Et que, de toute façon,
même si tu me dis que tu travailles à la bibliothèque, à moins de me rendre
sur place, je n’en ai aucune preuve. Alors, je préfère, s’il t’arrivait quelque
chose un jour, que tu aies un moyen de me prévenir pour qu’on vienne te
chercher.
Elle me tendit mon petit trésor, que je récupérai prestement, par peur
qu’elle ne change d’avis.
— Merci, dis-je, le sourire aux lèvres et des étoiles plein les yeux.
Je commençais à reculer en direction de l'escalier, mais elle m’arrêta.
— Élodie, sois raisonnable, me conseilla-t-elle avant que je n’aille
presque en courant dans ma chambre pour sauter de joie.
Vivre sans téléphone, alors même que je n’en étais pas accro, avait été
sincèrement horrible pour moi. Une dure épreuve que j’avais dû encaisser
parmi tant d’autres. En ce moment, j’avais quand même été bien gâtée !
Je posai mon portable avec douceur sur mon bureau, comme s’il
s’agissait d’un objet de grande valeur auquel je devais faire extrêmement
attention, tellement il m’avait manqué. Mais je savais très bien que, d’ici à
deux semaines, je le traiterais de nouveau comme un objet sans importance,
que je ferais à maintes reprises tomber par terre sans le briser.
Je partis ensuite me doucher au pas de course, puis une fois propre,
j’attachai mes cheveux en un chignon rapide, enfilai un short de sport gris
et un débardeur noir, avant de me glisser entre les draps, portable dans les
mains. Je n’avais pas reçu beaucoup de messages, du moins, pas autant que
j’en aurais eu si je vivais encore à Londres.
En fait, je n’en avais que cinq. Dont quatre de Vic, le vendredi où je
n’étais pas venue en cours. Le cinquième était de Zach. Il me l’avait envoyé
le jour de notre rendez-vous, avant que je ne le prévienne de ne pas
m’écrire, car justement je n’étais plus en possession de mon bien. Son
message était concis, sans originalité et plutôt froid, il lui correspondait
parfaitement. « Je pars », m’avait-il simplement écrit. Au moins, il s’était
donné la peine de m’envoyer un message.
Je soupirai, éteignis mon portable et me roulai en boule sous la couette.

Après plusieurs dizaines de minutes passées à changer de position, je


compris qu’il me serait impossible de m’endormir avant des heures. J’étais
trop agitée pour réussir à chasser toutes ces pensées, à le chasser lui de mon
esprit. Si ça continuait, j’allais finir par devenir insomniaque et je devrais
m’acheter un anticerne vraiment très efficace.
Quelques minutes plus tard, complètement découragée, je quittai mon
lit pour demander à mes parents s’ils n’avaient pas une boîte de somnifères.
En descendant sur la première marche d’escalier, je remarquai mon père
debout devant la porte d’entrée, face à quelqu’un.
— Écoutez, jeune homme, ma fille ne veut pas vous voir, je pense vous
l’avoir assez répété, s’impatientait-il.
Je descendis les marches suivantes et baissai la tête, suffisamment pour
distinguer le visage de son interlocuteur. Zach ? !
À ce moment, celui-ci m’aperçut. Mon père suivit son regard et se
tourna dans ma direction. Il allait fermer de force la porte d’entrée lorsque
je dévalai les marches restantes et m’y opposai.
— Attends, papa ! S’il te plaît, laisse-moi le voir… Laisse-moi lui
parler un instant ! le suppliai-je.
— Remonte immédiatement dans ta chambre, Élodie.
Son ordre semblait sans appel, et pourtant j’insistai :
— Papa, je t’en prie ! Je… je n’en aurai que pour cinq minutes ! Et je te
jure qu’après ça, tu ne le reverras plus jamais. Zach ne remettra plus les
pieds chez nous, je te le promets !
— Élodie…
— Papa ! Papa, papa ! ajoutai-je en lui faisant mon regard de chien
battu.
Il lâcha un profond soupir, agacé.
— Très bien, céda-t-il contre toute attente, je vous accorde deux
minutes. Après ça, s’il ne part pas, j’appelle immédiatement la police,
compris ?
Je hochai la tête à plusieurs reprises et l’embrassai rapidement sur la
joue avant de sortir, pieds nus, sur le perron. La porte d’entrée se referma
derrière moi tandis que je me retrouvais face à Zach. L’air frais de la nuit
me fit légèrement frissonner.
Consciente que je n’avais pas de temps à perdre, je lui demandai
aussitôt :
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Pour toute réponse, il m’attrapa le poignet et me tira contre lui, dans ses
bras. La chaleur de son corps me réchauffa presque instantanément. Je
sentis ses mains défaire mon chignon et se glisser avec douceur dans mes
cheveux.
— J’avais besoin de te voir, murmura-t-il d’une voix rauque.
Il fallait que je m’écarte. Si je ne le faisais pas maintenant, si je
continuais, alors… Mais ses mots m’avaient déjà touchée. Je lui avais
manqué, il ne voulait pas rompre avec moi, mais cela ne résolvait en rien le
second problème.
Je relevai lentement la tête vers lui, croisant son magnifique regard
bleu.
— Je suppose que tu n’as toujours pas fait ton choix, lançai-je.
Il soupira.
— Je ne veux pas avoir à choisir entre toi et…
— Et tes secrets ? Parce que tu crois que c’est facile pour moi
d’accepter de vivre une stupide relation clandestine fondée sur des
mensonges ? ! m’énervai-je en voulant m’écarter.
Il prit mon visage dans ses mains, me forçant à le regarder.
— Parce que tu trouves que notre relation est stupide ?
— Oui, elle l’est ! Il n’y a rien de plus idiot que de faire confiance
aveuglément à…
Je laissai ma phrase en suspens et baissai les yeux, préférant ne pas
ajouter « à la personne que l’on aime ». Après tout, je ne lui avais pas
encore officiellement déclaré mes sentiments et je n’avais pas l’intention de
le faire dans un moment pareil.
— Et puis, qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas parce que tu vois
quelqu’un d’autre ? le questionnai-je.
— Élodie, ne fais pas l’idiote.
Bon, d’accord, je savais très bien que ce n’était pas le cas.
— Zach, quoi que tu fasses, peu importe cette « raison », je te promets
de ne pas te juger et de garder le silence !
— Tu ne peux pas comprendre, marmonna-t-il.
— Effectivement, tant que tu ne m’auras rien dit, je ne comprendrai pas,
répondis-je sur le même ton.
Son regard se détourna du mien un instant, comme s’il cherchait une
solution. Mais il n’y en avait qu’une seule et il savait très bien laquelle : me
dire la vérité.
— Bordel, Élodie, tu me rends dingue ! s’écria-t-il avant de plaquer
ardemment ses lèvres sur les miennes.
Bien que je reste quelques secondes indécise, ma bouche finit
finalement par s’entrouvrir et je lui rendis son baiser avec passion. Tout
mon être, chaque parcelle de mon corps, ne réclamait que ça depuis une
semaine. Et malgré toute ma volonté pour y mettre fin, car notre discussion
ne devait pas se terminer comme ça, je posai les mains sur sa nuque,
l’attirant davantage contre moi.
Si seulement tout pouvait se limiter à ça, s’aimer, s’embrasser, se
toucher, se sentir libre et être heureux… Oui, si seulement tout pouvait être
aussi facile qu’en cet instant précis. Mais il fallait toujours que l’amour soit
quelque chose de compliqué.
Tandis que les lèvres de Zach descendaient le long de ma clavicule, y
déposant une multitude de baisers effrénés, je renversai la tête en arrière et
lâchai un petit soupir de bonheur. S’il savait l’effet qu’il a sur moi…
— J’aimerais que tu ne t’arrêtes jamais, soufflai-je alors que ses mains
glissaient le long des courbes de mon corps.
Il stoppa net et me regarda intensément.
— Je crois que tu as mal compris ce que je viens de te dire, marmonnai-
je, mécontente qu’il se soit interrompu.
Il m’adressa un petit sourire en coin.
— Moi aussi, j’aimerais continuer, Élodie, mais ton père ne va pas
tarder, soupira-t-il en tentant de s’écarter après m’avoir embrassée
tendrement sur les lèvres une dernière fois.
Non, je n’avais pas envie d’en rester là. Je posai la main sur sa joue et
l’embrassai à nouveau.
Pourquoi Zach était-il le plus raisonnable de nous deux ? Il m’avait
toujours semblé que c’étaient les hommes les plus entreprenants, que
c’étaient eux qui avaient le plus de mal à se retenir. Pourtant, à ce moment-
là, j’eus l’impression d’être la seule à ne pas pouvoir m’arrêter.
Bon, d’un autre côté, même si j’avais envie de passer à l’étape
supérieure, nous n’allions certainement pas faire cela dehors, et je n’avais
pas non plus envie que mon père nous surprenne.
À contrecœur, je me détachai de lui à mon tour et instaurai une distance
de sécurité entre nous, afin de me retenir de lui sauter dessus à nouveau.
Mais c’était dur… Il ne me quittait pas du regard, mon corps était toujours
en ébullition et mon pouls, irrégulier.
— Je… je ferais mieux de rentrer, l’informai-je d’une petite voix.
Mais au moment où j’entreprenais de tourner la poignée, sa main se
referma sur mon bras.
— Dimanche.
Je fronçai les sourcils, attendant qu’il poursuive.
— Je t’en parlerai dimanche, répéta-t-il en détournant la tête, tu sauras
où me trouver.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Il plongea de nouveau son regard dans le mien. S’il suffisait de
quelques baisers pour lui faire retourner sa veste, ce mec était bien plus
influençable que je ne le pensais…
— Élodie, je…
La porte d’entrée s’ouvrit brusquement, l’empêchant de terminer sa
phrase, ce qui me laissa curieuse, mais aussi pleine de regrets de ne pas
connaître la fin…
— Le temps est écoulé. Maintenant, tu rentres, jeune fille,
immédiatement.
La voix sèche de mon père me fit frémir et je lui obéis, reculant dans le
hall sans quitter le regard de Zach jusqu’à ce que la porte se referme avec
violence.
— Élodie, je pensais avoir été clair sur ce point, je t’ai interdit de revoir
ce…
— « Ce » quoi, papa ? l’interrogeai-je, un peu plus froidement que je ne
l’aurais voulu.
— Élodie, reprit-il plus calmement, ce garçon n’est pas fait pour toi.
C’est un voyou, un vaurien qui est allé en prison ! Tu ne gagneras rien en
restant avec lui et nous savons tous deux comment cette histoire va se
terminer, puisqu’il finira par te blesser… Chérie, je ne veux que ton
bonheur et…
— Ça suffit ! le coupai-je. Si… si tu apprenais à le connaître, tu ne
dirais pas ça ! Zach n’est pas… Il n’est pas comme ça !
Mon père soupira. Et j’étais sûre qu’il pensait exactement la même
chose que Vic… Que je n’étais qu’une pauvre et stupide fille tombée
amoureuse de la mauvaise personne. Si seulement j’avais été plus proche de
mon père, peut-être aurais-je été capable de lui parler de mon agression, de
lui raconter toutes ces fois où Zach m’avait sauvée, et même du soir où il
avait aidé Sara… J’étais sûre que s’il savait il comprendrait et le
considérerait enfin autrement, comme une personne tout à fait normale et
même respectable. Oui, j’étais certaine que tous ses préjugés à son sujet
s’envoleraient comme des mouches.
D’un autre côté, Zach me cachait toujours quelque chose et, même s’il
comptait me l’avouer dimanche, peut-être que la seule personne qui se
trompait en réalité c’était moi.
Chapitre 35

J’attendais dimanche avec impatience, mais contrairement à la


précédente, cette semaine s’écoulait très lentement.
Je levai les yeux un instant de mon cahier de sciences pour regarder par
la fenêtre. Alors qu’il faisait un temps de chien depuis plusieurs jours, ce
mercredi après-midi était fortement ensoleillé, comme par hasard au
moment où j’avais entrepris mes révisions.
Quelqu’un frappa à ma porte et Sara entra dans ma chambre quelques
secondes plus tard, un plateau dans les mains. Ce dernier comportait une
petite assiette très appétissante de cookies et un grand verre de lait.
— C’était donc ça cette odeur, compris-je finalement alors qu’elle
posait le tout sur le seul coin disponible de mon bureau.
— Ouais, on en a fait une bonne vingtaine et on les a pratiquement tous
mangés ! Heureusement pour toi, ton adorable petite sœur t’a gardé les ratés
visuellement.
— Merci de me prendre pour une poubelle, râlai-je en croquant dans un
qui semblait tout flétri.
Il était délicieux, à la fois croustillant et fondant à l’intérieur. Un vrai
régal !
— Tu vois ! rétorqua Sara. Ce n’est pas parce qu’ils sont vilains qu’ils
sont pour autant mauvais…
Je haussai les épaules et en mangeai un deuxième. Ma sœur pencha la
tête sur mes affaires pour voir ce que j’étudiais. Comme à son habitude, elle
n’avait pas l’intention de s’en aller d’elle-même, et j’allais devoir la mettre
dehors par la force d’ici à quelques minutes.
— « Neurone et fibre musculaire : la communication nerveuse », lut-
elle, intriguée. C’est intéressant, ça ?
Je haussai une nouvelle fois les épaules.
— Ce n’est pas ce que je préfère, mais, étant donné que j’ai un examen
blanc dans deux semaines, il vaut mieux que je commence à réviser
maintenant.
Elle voulut me piquer un cookie, mais je lui donnai une petite tape sur
la main pour l’en empêcher. Elle leva les yeux au ciel.
— Je ne vois pas pourquoi tu t’y prends aussi tôt. Moi, je révise la veille
et j’ai une bonne note.
— Moi, je n’ai pas l’intégralité de mon cours écrit au dos de ma règle
en métal, ou sur mes mains, objectai-je avec un petit sourire narquois, ce
que tu ne pourras pas faire le jour de ton examen final. Alors, peut-être que
tu devrais commencer à faire les choses à ma façon, petite sœur…
Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai encore pas mal de pages à
« apprendre », mot que tu ne connais sûrement pas !
Je quittai ma chaise et la poussai dans le couloir, avant même qu’elle ne
sache quoi répliquer.
Une fois la porte refermée, je me rassis confortablement et allais me
replonger dans la motricité et plasticité cérébrale, quand mon portable se
mit à sonner. Je décrochai, voyant que le numéro entrant était celui de Vic.
— Désolée de te déranger dans ton programme révision, madame la
studieuse, mais il s’agit d’une urgence de niveau 10.
— Ce qui signifie ?
— Que c’est très, très important !
Je soupirai et fermai mon cahier, consciente que la conversation risquait
de durer.
— Allez, vas-y, je t’écoute…
— Non, pas au téléphone, euh… rejoins-moi dans quinze minutes
devant le lycée !
— Vic, t’abuses, je ne suis même pas habillée et…
— Ça concerne Zach.
Ce fut tout ce qu’elle ajouta avant de raccrocher. Mais ce fut suffisant
pour me faire lever les fesses de ma chaise…
N’ayant pas le temps de prendre une douche, je me contentai d’enfiler
un jean taille haute, un pull ivoire, attrapai mon manteau court et beige en
velours accroché dans ma penderie, puis sortis rapidement de ma chambre.
Quand je fus dans le hall, alors que je chaussais des bottes hautes et
noires, ma mère me rejoignit, vêtue de son tablier. Sara et moi n’étions pas
les seules de ma famille à ne pas travailler le mercredi après-midi, chose
que j’avais oubliée l’espace d’un instant.
— Tu comptes sortir ? Ta sœur m’a pourtant dit que tu révisais dans ta
chambre.
— Euh, oui… mais en fait j’ai besoin d’aller chercher un livre à la
bibliothèque parce que y a des trucs que j’ai pas bien compris en cours…
Et pourquoi fallait-il que j’invente une nouvelle excuse pour me
justifier ? Après tout, je n’étais plus punie et je n’allais pas voir Zach,
alors…
— Je n’en aurai pas pour longtemps, ajoutai-je en ouvrant la porte
d’entrée.
Malgré son regard méfiant, ma mère ne fit aucun commentaire. Peut-
être avait-elle remarqué que je n’étais ni maquillée ni habillée comme je
l’aurais été pour un rendez-vous.
Une fois dehors, je me pressai pour retrouver Vic. Cette dernière
semblait jouer à un jeu sur son portable, appuyée contre l’une des grilles qui
encerclaient le bâtiment de notre lycée.
— Attends deux secondes, il me reste qu’une seule vie, lança-t-elle sans
même relever la tête de son petit écran.
Je patientai donc en sifflotant, jusqu’à ce qu’elle pousse un grognement
mécontent, sûrement car elle venait de perdre.
— Alors ! déclara-t-elle avant de regarder à droite et à gauche pour
s’assurer que nous étions bien seules. J’ai eu une info qui va certainement
t’intéresser… Mais la façon dont je l’ai obtenue risque de ne pas te plaire…
Promets-moi juste avant que tu ne m’en voudras pas…
— Je ne peux rien te promettre tant que je n’ai pas entendu ce que tu
avais à me dire.
— Bon, d’accord, alors tu vois, euh… Hier, j’étais avec Wade et puis…
Bon, je sais que je t’avais promis de ne rien dire, mais ce n’est que Wade !
— Tu lui as parlé de Zach et moi ?
Elle hocha doucement la tête, craignant ma réaction. Mais après tout, je
me doutais depuis le début qu’elle ne pourrait pas tenir sa langue
éternellement.
— Et alors ? l’invitai-je à poursuivre.
— Je lui ai aussi parlé de mes doutes… Tu sais, à propos du Faucon…
Et je lui ai demandé d’essayer de se renseigner sur lui, sur son identité…
Mon estomac se contracta. Avait-elle vraiment la preuve que Zach
était…
— Wade n’a rien trouvé là-dessus, poursuivit-elle, ce qui me détendit
presque instantanément. Mais j’étais avec lui plus tôt, enfin, ça, tu as
forcément dû le remarquer, j’ai les cheveux en bataille, mon T-shirt est à
l’envers et ce n’est même pas mon jean…
J’éclatai de rire. Au moins, elle, les vêtements de Wade lui allaient bien.
Les sweats de Zach étaient beaucoup trop grands pour moi, alors je ne
préférais pas m’imaginer dans un de ses jeans !
— Mais tout à l’heure, après que l’on a… enfin, tu vois… On discutait
tous les deux dans son lit, et là, il m’a dit qu’il avait entendu de source sûre
qu’il allait y avoir un échange de marchandises samedi soir… avec le
Faucon.
— Wade va y assister ?
— T’es folle ! On ne parle pas de quelques grammes, paraît que va y
avoir deux à trois kilos de coke ! Alors je te laisse imaginer la scène !
Devinant probablement à mon air que je ne connaissais rien à ce milieu,
elle me donna une idée de la scène en question :
— La transaction va certainement avoir lieu dans un endroit chic,
luxueux. Souvent, c’est dans une chambre d’hôtel haut de gamme, mais ça
peut très bien être ailleurs. La plupart des trafiquants sont armés, et ce ne
sont pas des pistolets à billes, je peux te l’assurer. Toute la transaction est
hyper sécurisée, il y aura sûrement des hommes dans le couloir, d’autres qui
surveilleront la porte de la chambre… C’est vraiment super organisé pour
que tout se passe bien, car si les flics débarquent, les trafiquants ne pourront
pas échapper à la prison.
— Je vois… Mais, tu veux en venir où avec ça ?
— Ben, j’ai réussi à soustraire à Wade l’adresse et l’heure de la
transaction, en contrepartie de quelques petits plaisirs intimes… Bien sûr, je
lui ai assuré que c’était seulement pour toi et que jamais, au grand jamais, je
n’irais mettre les pieds là-bas, même pas pour t’y accompagner ! Mais
évidemment, tu sais que je ne…
— Attends ! la coupai-je. Tu veux… tu veux que j’y aille ? !
Était-elle complètement givrée ?
— Non, répondit-elle avec un petit sourire espiègle. Ce n’est pas une
proposition, mais une évidence… On va y aller, et toutes les deux !
Malgré le danger, elle voulait qu’on s’y rende ! Cette fille était
carrément suicidaire !
— C’est hors de question, dis-je d’un ton ferme.
— Mais pourquoi ? ! Je croyais que tu voulais connaître la vérité, la
voilà ta solution !
La « solution » ? Aller jouer les espionnes pour s’assurer qu’il ne
s’agissait pas de Zach et risquer de se prendre une balle au passage ?
Merveilleuse idée !
— De toute façon, il compte m’en parler dimanche, alors le problème
est résolu ! rétorquai-je.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Et comment peux-tu être certaine qu’il ne va pas te mentir ? Quelle
preuve auras-tu à part ses paroles ? Si on y va, tu pourras la voir cette
preuve, de tes propres yeux !
Elle n’avait pas tort sur ce point-là, mais ça n’en restait pas moins
risqué.
— Écoute, Élo, on ne va pas se faire descendre, je te le promets. On va
juste rester sagement devant l’hôtel et attendre de voir qui y entre et qui en
ressort. Aucun risque qu’on nous remarque !
— Je ne sais pas, répondis-je tout de même.
Ne devrais-je pas simplement faire confiance à Zach ? Peut-être me
raconterait-il effectivement la vérité.
Vic tapota ses doigts sur sa cuisse, me faisant comprendre qu’elle
s’impatientait.
— D’accord, c’est bon, on y va, lançai-je, bien que pas encore tout à fait
sûre de moi.
— Sérieux ? ! Tu ne me l’as fait pas à l’envers, hein ? Si tu acceptes, y a
pas moyen de te défiler au dernier moment, OK ?
Après quelques secondes de réflexion supplémentaires, je hochai la tête,
consciente de ce qu’impliquait ma décision.
— Alors, c’est parfait ! Rendez-vous samedi devant le cinéma en début
d’aprèm, on aura besoin de s’acheter quelques trucs avant pour passer
incognito, déclara-t-elle.
Dans cette liste des choses à acheter figuraient des vêtements chic, des
chaussures à talons et des bijoux… pas vraiment une tenue d’espionnage
d’après moi.
— Oui, bon, en attendant, on se voit demain en cours, tu sais, lui
rappelai-je en faisant demi-tour pour rentrer à la maison.
— Ouais, mais il vaut mieux éviter d’en parler au lycée, c’est un sujet
top secret. Donc, jusqu’à samedi, aucun mot là-dessus, c’est compris ? me
cria-t-elle.
— Oui, chef ! approuvai-je en lui faisant un salut militaire.
Elle me répondit en faisant de même, puis je tournai les talons et filai
rapidement.
Chapitre 36

Durant le trajet du retour, je ne cessai de me demander si j’avais pris la


bonne décision. Je me donnais l’impression d’être une « mauvaise copine »,
à la fois obsédée par la vérité et incapable de faire confiance à son copain.
Mais après tout, la raison qui motivait ma décision était justifiée, du moins
elle le serait si Zach se montrait à l’hôtel samedi. Et dans ce cas-là, quelle
attitude allais-je bien pouvoir adopter après l’avoir vu ? Le pire du pire
serait que le lendemain Zach ne m’avoue pas la vérité, et alors là… j’aurais
certainement du mal à le regarder droit dans les yeux, et à lui répondre quoi
que ce soit.
Sans m’en rendre compte, j’étais déjà arrivée chez moi. J’entrai dans la
maison en grelottant, la température avait de nouveau chuté de quelques
degrés.
— Tu as fait vite ! s’étonna ma mère en surgissant dans le hall.
Elle plissa les yeux et jeta un bref regard derrière moi, comme s’il y
avait quelque chose ou quelqu’un.
— Tu n’as pas pris de livres ?
Je me mordis la joue, ayant complètement oublié ce petit détail.
— Euh… il n’y en avait plus. Le dernier venait tout juste d’être
emprunté, c’est pour ça que je n’en ai pas eu pour longtemps, expliquai-je
avec très peu de conviction.
— Hum, c’est dommage.
Je haussai les épaules avec une moue et montai dans ma chambre avant
que mon mensonge ne puisse se lire sur mon visage.
* * *

J’attendais Vic depuis déjà une bonne dizaine de minutes devant


l’entrée du cinéma, regrettant déjà ce que j’allais faire et qui risquait de
faire tourner au cauchemar ma relation avec Zach.
Au moment où j’envisageais de renoncer à ce plan stupide et de m’en
aller, Vic surgit devant moi.
— Désolée pour le retard ! dit-elle, pleine d’entrain.
J’écarquillai grand les yeux devant son apparence. J’avais l’impression
d’avoir une tout autre Victoria face à moi. Ses cheveux châtains mi-longs
étaient lisses et brillants, son maquillage plus attrayant et doux que
d’habitude, ce qui la rendait bien plus mignonne, sans oublier qu’elle
portait… des collants fins et une jupe évasée de couleur sombre, un
chemisier blanc rentré à l’intérieur et un gilet en velours marron. Le tout
était complété par des bottines noires à talons, un petit sac à main et
quelques bijoux, comme une montre et une bague dorées, qui devaient être
en plaqué or.
— Excusez-moi… On se connaît ? plaisantai-je en la dévisageant de
haut en bas.
Elle sourit, puis regarda à son tour mon propre style vestimentaire qui
n’avait rien de classe, de féminin ou de sexy. Je ne portais qu’un pull rayé
blanc et bleu marine, une veste et un banal jean noir avec des baskets
blanches.
— Pour une fois, je crois que je suis mieux habillée que toi !
J’acquiesçai d’un hochement de tête et hésitai même à l’encourager à
porter ce style de vêtements plus souvent. Mais si Vic s’était mise en valeur
aujourd’hui, c’était seulement pour notre mission. Je savais très bien que ce
n’était pas son genre de porter cela au quotidien.
— Bon, allez, on ne devrait pas trop traîner, on a un paquet de
boutiques à faire !
Elle prit mon bras, et nous commençâmes à arpenter les rues du centre-
ville.
— Au fait, demandai-je en m’arrêtant devant une vitrine de robes
splendides, pourquoi est-ce que tu t’es « bien habillée » si tu comptes faire
les boutiques ?
— Tenue de secours, répondit-elle. Imagine que je ne trouve rien ou que
ce soit bien trop cher. Au moins, j’aurai quelque chose sous la main. Tu sais
bien que je ne roule pas sur l’or, moi… Tu veux y faire un tour ?
Je suivis son regard dirigé vers la vitrine.
— Pourquoi pas. J’en ai vu une pas trop mal… Mais tu es sûre que c’est
nécessaire d’acheter une robe simplement pour faire de l’espionnage ?
— En fait, pas vraiment. C’est surtout parce que j’avais envie de faire
les magasins avec toi, ricana-t-elle en me poussant vers l’entrée.
Je n’aurais jamais imaginé qu’une fille portant un survêtement chaque
jour puisse aimer faire du shopping, songeai-je en pénétrant dans la
boutique.
Avant même que je me sois engagée dans les rayons de vêtements, mon
regard se posa sur une ravissante robe longue rouge foncé, au décolleté un
peu plongeant, serrée au niveau de la taille, puis plus ample vers le bas.
— Elle t’irait à merveille ! s’exclama Vic en l’observant par-dessus
mon épaule.
— Je vais l’essayer !
Je me dirigeai immédiatement vers les cabines. Mais je savais déjà que
c’était la robe qu’il me fallait et qui manquait à mon dressing. Quand je
l’eus passée, je montrai le résultat à Vic, qui semblait tout aussi ravie que
moi.
— Tu sais quoi, Élo… C’est moi qui te l’achète !
— Quoi ? T’es folle ! Elle coûte plus de quarante-cinq dollars ! En plus,
tu m’as dit toi-même que tu n’étais pas blindée de tunes, alors pourquoi…
— Ouais, je sais, mais… Après tout ce que tu as fait pour moi depuis
qu’on s’est rencontrées… Je ne suis pas du genre à me confier comme ça, et
encore moins dans une boutique de vêtements, mais…
— Attends une seconde, tu ne vas quand même pas me dire que tu
m’aimes, hein ? m’inquiétai-je.
— Hé, ho, je ne suis pas lesbienne ! s’énerva-t-elle en croisant les bras
sur sa poitrine. C’est juste que je te considère un peu comme ma meilleure
amie… Et même ma première amie, tout court. C’est pour ça que j’avais
simplement envie de te remercier, tu sais, d’être là pour moi, de m’écouter,
de me faire confiance comme pour aujourd’hui et aussi de me supporter, car
je sais que je suis loin d’être quelqu’un de facile à vivre…
— Si tu vas par là, alors moi aussi, je devrais t’acheter quelque chose,
soupirai-je. Tu es aussi ma première et seule amie dans cette ville, et
honnêtement, si je ne t’avais pas rencontrée lors de mon premier jour au
lycée, je ne sais pas ce que je serais devenue dans cet environnement
beaucoup trop… étrange et hostile.
Elle sourit.
— Bon, comme tu veux ! Alors chacune paiera pour l’autre, mais fais
attention, je risque de te coûter cher ! déclara-t-elle en s’éclipsant derrière
un autre rayon de vêtements.
Euh… Est-ce que je ne venais pas de me faire avoir, là ?

* * *

Finalement, nous nous retrouvâmes toutes deux, en fin d’après-midi,


avec un nombre égal d’articles et un prix total équivalent à quelques dollars
près. Chaque fois que l’une de nous avait eu l’avantage sur le montant des
achats, l’autre s’était empressée de trouver un nouvel article pour être en
tête. Résultat : je me retrouvais à présent avec deux sacs remplis de
vêtements et d’accessoires provenant d’au moins cinq boutiques différentes,
ce qui commençait à faire lourd.
— Et maintenant ? demandai-je à Vic alors qu’elle venait de s’arrêter
devant un salon d’esthétique.
— Petit stop au maquillage pour toi, chérie.
— Je ne pense pas que cela soit vraiment nécessaire, tu sais…
— Oh ! allez, je te rappelle que la transaction a lieu dans un endroit
assez chic, on va devoir se faire passer pour des petites bourgeoises, alors
autant jouer le jeu à fond !
Elle insista quelques minutes supplémentaires, argumentant qu’on ne
pourrait le faire qu’aujourd’hui, qu’on s’était bien amusées jusque-là et que
ce n’était pas tous les jours que j’allais me faire chouchouter, bien que ma
sœur s’occupe assez souvent de moi.
Je finis donc par céder et, un instant plus tard, me retrouvai assise dans
un fauteuil très confortable tandis qu’une maquilleuse professionnelle me
nettoyait le visage avec une lotion désincrustante.
— Excusez-moi, est-ce que ce serait possible que l’on puisse se changer
dans vos vestiaires dès que vous aurez terminé ? demanda Vic à la
maquilleuse.
Cette dernière lui répondit qu’il n’y avait aucun problème, et une demi-
heure plus tard, après que mes joues eurent été recouvertes d’un léger blush,
mes lèvres voilées d’un rouge à lèvres bordeaux et mes paupières
dissimulées sous une poudre blanche à paillettes, nous enfilâmes toutes
deux nos belles tenues de soirée.
Alors que j’avais revêtu ma somptueuse robe rouge, je remarquai celle
de Vic, courte et noire, simple mais assez élégante, parce qu’elle y avait
ajouté une longue chaîne argentée en toc et portait des escarpins de
quelques centimètres. La voir dans cette tenue me fit vraiment réaliser à
quel point Victoria était une jolie fille.
— Qu’est-ce que t’en penses ? m’interrogea-t-elle en tournant sur elle-
même.
— Tu es superbe. Et moi ?
— Élodie, si tu faisais cinq centimètres de plus, tu pourrais être
mannequin, j’en suis sûre et certaine.
Je souris, puis nous sortîmes de la pièce sous les regards étonnés des
maquilleuses, qui ne s’attendaient certainement pas à nous voir porter ce
genre de vêtements.
— Elles nous prennent pour des femmes riches et classe, me souffla Vic
en sortant une paire de lunettes de sa poche.
Je les attrapai avant qu’elle n’ait eu le temps de les poser sur son nez et
arrachai discrètement l’étiquette d’une des branches alors que nous
quittions le magasin.
— Merci, gloussa-t-elle en les récupérant. Bon, tu es prête ?
— C’est déjà l’heure ?
Je jetai un coup d’œil à l’écran de mon portable : 17 h 03.
— L’échange a lieu à 18 heures, mais mieux vaut qu’on y soit à
l’avance, tu ne penses pas ? En plus, l’hôtel est assez loin, et les bus ne
passent pas pour aller là-bas, on va devoir prendre un taxi. Il te reste des
sous ?
J’ouvris mon portefeuille.
— Euh… Trois dollars ?
Vic grimaça.
— Pareil, je pense qu’on va devoir marcher un peu…
Nous baissâmes successivement la tête vers nos chaussures. Même si je
portais des talons compensés, je savais très bien que mes pieds allaient en
pâtir. Bonjour, les ampoules demain…
— Allez, il faut souffrir pour être belle ! m’encouragea Vic en prenant
le chemin de l’hôtel.

* * *

Finalement, elle qui pensait que nous allions être en avance, ce fut tout
le contraire. Nous arrivâmes devant le Helton, un cinq étoiles, à 18 h 04. Et
je compris, rien qu’à voir les voituriers et les deux vigiles placés devant
l’entrée, que ce n’était effectivement pas qu’un simple hôtel.
— Tu crois qu’on les a ratés ? demandai-je tandis que nous entrions
avec grâce dans le hall.
Celui-ci était très spacieux, classe et lumineux. D’immenses lustres
l’éclairaient dans ses moindres recoins, il y avait diverses décorations,
comme une fontaine d’intérieur au centre de la pièce, et des arbustes devant
chaque baie vitrée donnant sur l’extérieur.
Vic haussa les épaules et se dirigea vers le petit salon près de la
réception.
— Tu es sûre qu’on a le droit d’être ici ? Je veux dire, vu qu’on n’est
pas clientes de l’hôtel…
— Fais-moi confiance et détends-toi, me rassura-t-elle en s’asseyant sur
un canapé en simili-cuir et en m’invitant à faire de même.
Je lui obéis et, après avoir déposé mes sacs, remarquai qu’elle avait
vraiment choisi la meilleure place. De là où nous étions, nous avions vue
sur l’entrée, mais aussi sur l'escalier et les ascenseurs.
Un instant plus tard, un jeune serveur aux cheveux bien coiffés et au
smoking élégant s’approcha de nous, deux cartes dans les mains. Je tournai
la tête pour voir d’où il venait et découvris un bar à quelques mètres. Si je
n’avais pas été aussi stressée, je l’aurais aperçu plus tôt.
— Bonjour, mesdames, puis-je vous proposer un apéritif ? s’enquit-il
d’une voix suave.
Vic abaissa légèrement ses lunettes pour le détailler.
— Hum, qu’avez-vous de bon à nous suggérer ? l’interrogea-t-elle avec
un demi-sourire charmeur.
— Eh bien, sachez que nous avons de merveilleux vins d’une très
grande qualité, mais, si vous préférez les cocktails, je peux vous conseiller
notre spécialité maison qu’est le Pink Heavy.
Vic allait accepter, mais je lui donnai un discret coup de pied sous la
table pour rappeler l’état actuel de nos porte-monnaie, vides.
— Je pense que nous allons un peu réfléchir, finit-elle par répondre.
Nous attendons une amie, alors nous ne sommes pas pressées.
— Naturellement, mesdames, prenez tout votre temps. N’hésitez pas à
me faire signe lorsque vous aurez fait votre choix.
Il nous fit une légère révérence, avant d’ouvrir avec agilité les cartes et
de nous les tendre. La seconde d’après, il nous quitta pour retourner derrière
son bar.
— J’ai l’impression d’être dans un autre monde, dis-je en grimaçant.
Je retins un hurlement en voyant le prix des cocktails. « Pink Heavy, 45
dollars. »
— C’est vrai que, même si c’est amusant de se faire passer pour des
privilégiées, je ne pourrais jamais vivre comme ça… Enfin, c’est surtout le
fait de devoir parler avec un langage aussi courtois et distingué, beurk, ça
me donne envie de gerber !
— Mais je suis sûre que si tu avais de l’argent à volonté tu n’hésiterais
pas à faire quelques sacrifices, hein…
— C’est vrai, concéda-t-elle, l’argent est une solution à presque tous les
problèmes…
Nous continuâmes à débattre de ce sujet un bon quart d’heure, avant
que je ne commence de nouveau à paniquer.
Seulement deux personnes étaient entrées dans l’hôtel, et elles ne
ressemblaient pas du tout à des dealers. Tout d’abord, il y avait eu une
vieille femme couverte de bijoux en argent et portant son petit chihuahua
dans les bras comme s’il s’agissait de son bébé. Elle lui avait d’ailleurs
enfilé une petite salopette, ce qui nous avait fait bien rire, Vic et moi. La
seconde personne était également une femme très chic, vêtue d’un tailleur
et d’escarpins d’une bonne dizaine de centimètres. Elle s’était énervée
contre une réceptionniste qui avait tardé à lui remettre la clé de sa chambre,
car elle était occupée au téléphone. Elle non plus n’appartenait pas à notre
liste de suspects potentiels.
Je finis par faire part de mes craintes à Vic.
— Je suis sûre qu’ils ne vont pas venir, ou alors on a dû les rater…
— Si on les a ratés, ils finiront bien par ressortir un jour ! À moins
qu’ils ne sautent par les fenêtres ou ne passent par…
— Les issues de secours, conclus-je.
Tout comme Vic, je levai les yeux au plafond et repérai les quatre
caméras de surveillance placées dans chaque angle de la grande pièce. Elle
lâcha un profond soupir.
— Dire que je croyais avoir pensé à tout, marmonna-t-elle. C’est
fichu…
— Peut-être pas ! Logiquement, l’un des dealers a dû passer par l’entrée
principale pour récupérer la clé de la chambre, ce qui veut dire qu’il va
aussi devoir repasser ici pour la rendre…
— Sauf qu’ils pourront très bien sortir par-derrière et ne rendre la clé
que demain, ou d’ici plusieurs jours. Alors, à moins qu’on négocie avec le
serveur pour passer la nuit ici sans consommer quoi que ce soit…
— Surtout qu’il va bientôt commencer à se poser des questions, ajoutai-
je en croisant son regard impatient.
— On ferait mieux d’y aller alors… Je suis désolée que les choses se
soient passées comme ça, et j’aurais vraiment aimé qu’on découvre la
vérité, enfin, que tu saches s’il s’agissait de Zach ou non… Désolée.
Elle se leva à contrecœur et je fis de même. Mais chaque pas
m’entraînant vers la sortie provoquait chez moi une certaine culpabilité.
Avait-on fait tout ça pour rien ? Je ne connaîtrais donc jamais la vérité sur
mon copain ?
Je m’arrêtai.
— Vic… Je ne peux pas abandonner.
Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas où je voulais en venir.
— Moi non plus, Élo. Je te jure que je voulais aller jusqu’au bout, mais,
là, on n’a pas d’autre choix. Si on reste encore assises sans commander une
de ces boissons hors de prix, le serveur va finir par nous prendre pour des
profiteuses et nous mettre à la porte. Et si on commande un truc, on n’aura
tout simplement pas assez d’argent pour payer, et là on aura les flics aux
fesses… Alors, je ne vois vraiment pas comment…
— Je vais y aller, déclarai-je en prenant une grande inspiration. Je vais
aller voir par moi-même s’il s’agit bien de Zach ou non.
Après quelques secondes de silence, Vic éclata de rire.
— Pardon, tu peux répéter ? Est-ce que tu serais devenue complètement
folle ? T’es en train de me dire que tu veux carrément aller voir dans la
chambre ce qui s’y passe ? Mais ma pauvre, ça ne va plus dans ta petite
cervelle ! Je sais que mon degré de folie est supérieur à la moyenne, mais
sur ce coup-là… tu me dépasses largement !
— Écoute, c’est le seul moyen…
— Le seul moyen de te faire descendre, ouais, me coupa-t-elle en
secouant la tête. Et puis comment tu veux t’y prendre d’abord ? Tu vas aller
demander à la réception : « Excusez-moi, pourrais-je avoir le numéro de la
chambre où se déroule actuellement un échange de drogue ? » Mon Dieu,
mais Élodie, je ne sais vraiment pas ce qui te passe par la tête ! Et puis
même… Même si tu arrivais à avoir ce numéro de chambre, tu comptes
faire quoi après ? Je suis quasiment sûre qu’il y aura des vigiles armés dans
le couloir et devant la porte…
— Si c’est le cas, alors je n’aurai pas besoin de demander le numéro de
chambre.
Elle réfléchit un instant et réalisa que j’avais peut-être raison.
— OK, imaginons… Imaginons qu’on la trouve, cette putain de
chambre, dans la mesure où l’échange n’est pas encore terminé, car ça on
n’en sait strictement rien ! Bref, tu veux faire quoi après ? Tu crois qu’ils
vont te laisser entrer comme ça ?
— Bien sûr que non… Il va falloir que je trouve un moyen, même si je
ne suis pas très douée pour jouer la comédie…
— Et une fois dedans, tu comptes leur dire quoi ? « Oh ! désolée, je me
suis trompée de chambre ? » Tu crois sérieusement qu’ils vont te laisser
repartir comme ça ? Si tu rentres, tu ressortiras avec une balle dans la tête…
Jamais des dealers ne te laisseront en vie…
— Si… Si Zach y est, alors il m’aidera.
— T’es tellement naïve ! Ce mec ne t’a même pas dit ce qu’il faisait et,
si ça se trouve, il ne compte jamais le faire. Pour lui, tu n’es qu’une simple
fille, et tu es remplaçable, il n’aura certainement pas de mal à sortir avec
quelqu’un d’autre. Assimile-le bien une bonne fois pour toutes, tu n’es pas
particulière à ses yeux, ou du moins pas assez pour qu’il te confie tous ses
secrets. Alors pourquoi il se sacrifierait pour toi ? Et d’ailleurs, si je me suis
trompée, si ce n’est pas Zach, tu n’auras aucune chance de t’en tirer
vivante, ma vieille. Sinon, après tout ce que je viens de te dire, tu as
toujours envie d’aller te suicider ?
Si j’avais pu crier, là tout de suite, dans ce hall d’entrée luxueux, je
l’aurais fait. Mais au lieu de me ridiculiser et de me faire jeter dehors par la
sécurité, je me contentai de baisser les yeux sur mes mains et de remarquer
qu’elles tremblaient. J’étais terrorisée par ce que je comptais faire, Vic avait
raison. Mais j’avais aussi cet élan d’adrénaline qui bouillait depuis plusieurs
minutes dans mes veines et n’attendait qu’une chose, que je fasse le truc le
plus stupide de ma vie, quitte à me mettre en danger.
— J’y vais, déclarai-je contre toute attente, avant de m’élancer vers
l'escalier.
— Bordel, Élodie ! s’écria Vic en me rattrapant.
Elle se plaça devant moi et me fixa droit dans les yeux, tout en se
passant nerveusement les mains dans les cheveux, les ébouriffant.
— Quoi… quoi que je puisse te dire, ça n’aura aucune importance, pas
vrai ?
J’acquiesçai d’un hochement de tête. J’avais pris ma décision et ne
reviendrais pas dessus. Vic le savait. Elle jeta des regards angoissés autour
de nous, puis serra les poings et se retourna face aux premières marches.
— Très bien, mais je viens avec toi.
Chapitre 37

— C’est hors de question ! m’écriai-je en la rejoignant tandis qu’elle


entreprenait de grimper l’escalier.
— Alors comme ça, moi, je ne peux pas t’interdire de foutre ta vie en
l’air et de mourir à dix-sept ans, mais toi, tu le peux ? !
— Vic, tu l’as dit toi-même, ce n’est pas un jeu ! Tu n’as pas à me
suivre, ce n’est pas parce que je vais sauter d’un pont que tu dois faire
pareil ! Et puis… tu n’as rien à y gagner !
— Parce que tu vas y gagner quelque chose, toi, à part la mort ? Eh
bien, sache, pour ta gouverne, qu’en effet, si tu sautes, je saute ! Du moins
pour aujourd’hui ! On est venues ensemble, on repartira ensemble, un point
c’est tout ! Même si c’est dans un cercueil différent ! Pas question que je te
laisse y aller seule, je n’imagine pas un instant t’abandonner. Je te l’ai dit
tout à l’heure, t’es ma meilleure amie, et franchement, s’il t’arrivait un
truc… je ne sais pas comment je pourrais regarder tes parents en face.
Alors, si c’est pour vivre avec ta mort sur la conscience, autant crever
maintenant.
— Vic…
— J’ai pris ma décision, je ne changerai pas d’avis. Et puis, on va pas
continuer à débattre pendant une heure. D’ici là, l’échange sera terminé
et…
Elle s’interrompit, se rendant compte que cela aurait pu être une
technique pour me stopper. Elle grogna une injure et commença à monter
l'escalier la première.
Nous nous arrêtâmes au premier étage, et j’espérais sincèrement que la
chambre où avait lieu le trafic n’était pas au dernier… qui se trouvait être le
dix-huitième. Sans oublier que le sport en talons n’était vraiment pas
favorable à mes pauvres petits pieds.
Nos sacs de shopping toujours à la main, nous arpentâmes les couloirs
de chaque étage silencieusement, en prenant garde de nous arrêter à chaque
angle pour vérifier si la voie était libre. Et cela dura jusqu’au neuvième
étage.
Vic avait ouvert la porte du couloir et l’avait aussitôt refermée.
— Là, murmura-t-elle en me regardant, visiblement alarmée.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— Deux… deux hommes assez grands, mats de peau, en costume
noir… Je n’ai pas bien regardé, mais je ne pense pas qu’ils soient armés.
Par contre, ils avaient des oreillettes…
— Bon, murmurai-je en essayant de réfléchir, il faut d’abord qu’on
trouve un plan pour entrer dans la chambre. Mais il nous en faut aussi un
pour en sortir… Et un plan de secours.
— Sérieusement, Élodie…, marmonna Vic, bien plus terrifiée que moi.
Mon cerveau semblait tourner à vive allure, j’avais même l’impression
qu’il surchauffait plus que lors des périodes d’examen, mais je ne voyais
aucune solution à notre problème.
— Tu m’as bien dit qu’ils avaient la peau mate ? me rappelai-je
soudain.
Elle hocha la tête.
— Ils sont probablement originaires d’Amérique latine… J’en sais rien,
mais ça t’avance à quoi ?
— Lorsque Wade avait entendu son patron au téléphone, ce dernier
avait bien parlé en espagnol, non ?
J’espérais qu’elle se souviendrait de ce qu’elle m’avait dit en cours :
« Este Halcón es un bastardo1. »
— Et alors ? lança-t-elle, exaspérée.
— Alors, j’espère sincèrement pour nous qu’ils ne parlent pas portugais,
conclus-je en ouvrant la porte donnant sur le couloir.
Mais j’espérais aussi que Zach parlait couramment l’espagnol…
La main de Vic s’agrippa à mon bras, et je pus lire dans ses yeux toute
sa frayeur. J’aurais aimé lui dire que tout allait bien se passer et qu’elle
pouvait me faire confiance, mais c’était faux. Nos chances de franchir la
porte de la chambre étaient infimes et je ne préférais pas envisager la
probabilité d’en sortir. Mon mot du jour était : improvisation. À celui-ci
s’ajoutaient : suicide, kamikaze, autolyse, mort volontaire… Ah, et aussi
assassin, meurtrière, homicide (volontaire)… puisque j’entraînais avec moi
une autre victime potentielle, Vic. Si j’en avais le temps et l’occasion, peut-
être trouverais-je un moyen de la sauver au moins elle.
Nous avançâmes à pas lents jusqu’aux deux vigiles postés comme des
chiens de garde devant la porte. Face au danger, je réalisai que mon idée
était encore plus stupide que toutes les autres qui m’étaient passées par la
tête : entre autres faire semblant d’être complètement bourrées, mettre K-O
les deux gorilles, ouvrir la porte de la chambre et regarder furtivement à
l’intérieur si Zach y était avant de fuir aussi vite que des gazelles, mais ce
stratagème ne me paraissait pas vraiment envisageable. J’avais aussi songé
à entrer dans la chambre d’à côté (je ne savais pas comment d’ailleurs), à
aller sur le balcon et à sauter sur l’autre balustrade avec agilité comme si
j’étais Lara Croft, à regarder par la fenêtre ce qui se passait. Bref, des
idées…
Cela faisait plusieurs secondes que nous nous étions arrêtées en face des
deux hommes. L’un d’eux allait prendre la parole, mais je le devançai :
— Por favor, señores, ¿puedo ver el Halcón un momento ?2
Ils échangèrent un regard. N’ayant pas pratiqué l’espagnol depuis ma
dernière année de collège, j’espérais ne pas m’être trompée dans mon
vocabulaire…
— ¿Quién eres ?3 m’interrogea finalement l’un des hommes en fronçant
les sourcils.
— Tengo información para el Halcón, es muy importante4.
La sentinelle à ma gauche, avec de longs cheveux châtains relevés en
queue-de-cheval, murmura quelque chose d’incompréhensible dans son
micro.
— Lo siento, está ocupado5.
— Insisto, es posible que haya un problema con el intercambio6.
L’homme à la queue-de-cheval bougonna une nouvelle fois dans son
micro, puis fit signe à son acolyte de nous ouvrir la porte.
Un sentiment de soulagement me traversa un court instant avant que la
peur ne reprenne le dessus.
— Gracias, señores7, leur répondis-je avec un sourire forcé.
J’entrai dans le petit couloir, suivie de près par Victoria, qui me
chuchota à l’oreille :
— Où as-tu appris à parler aussi bien l’espagnol ?
— Dans mon collège à Londres, nous étions obligés de choisir une autre
langue étrangère en plus du français, lui expliquai-je brièvement, avant de
m’arrêter net devant une porte fermée.
— Venga aquí, señoritas8.
Un frisson me parcourut en entendant cette voix forte et dominatrice qui
s’adressait à nous.
— Il… il parle de nous, là ? bredouilla Vic en déglutissant.
— Ouais, il semble que nous soyons attendues, soupirai-je en ouvrant la
porte.
Le salon était assez grand. Il comportait deux sofas positionnés l’un en
face de l’autre et séparés par une table basse en verre. Une large commode
en bois massif longeait le mur de gauche tandis qu’un petit bar en pierre à
l’aspect rustique se trouvait de l’autre côté, près d’une porte qui permettait
sûrement d’accéder à une chambre.
Ils étaient trois. Encore deux autres sentinelles, postées debout à chaque
extrémité du canapé en face de nous. Ils ne semblaient pas nous porter
d’attention particulière, nous n’étions donc pas en danger, du moins pas
encore. Quant à la troisième personne… il s’agissait visiblement de
l’homme qui nous avait invitées à entrer. Il se tenait près de la baie vitrée
ouverte donnant sur un balcon. Notre hôte n’était pas très grand,
apparemment un peu rondelet, les cheveux courts et grisonnants, et il
paraissait s’amuser avec le cigare entre ses mains. Il aurait pu être un gentil
grand-père jeune retraité, mais sa tenue d’homme d’affaires ainsi que son
expression dure et indéchiffrable prouvaient que ce n’était pas le cas.
Après que j’eus balayé une nouvelle fois la pièce du regard, un étrange
sentiment s’éveilla en moi. Un mélange de regret et de soulagement de ne
pas y trouver Zach.
Vic me donna un rapide coup de coude, message que je compris comme
signifiant : « Bon, il n’est pas là, maintenant, on fait quoi ? » Très bonne
question. Bien que la mallette noire posée sur la table basse soit fermée,
l’excuse du « Désolée, je me suis trompée de chambre, je n’ai rien vu et je
ne sais rien » n’allait sûrement pas fonctionner.
— Oh ! Mais mes hommes ont oublié de me préciser qu’il s’agissait
d’aussi charmantes demoiselles ! s’étonna brusquement le vieil homme.
Quels sont vos adorables petits noms, mes beautés ?
L’entendre parler notre langue sans aucune difficulté me prit de court et
fit légèrement sursauter Victoria à mes côtés.
— Friver, Elisabeth Friver, répondis-je, un peu trop tardivement. Et
voici Vicky Spencer.
— Hum, marmonna-t-il avec un sourire en nous détaillant d’une façon
plutôt malsaine, sans aucune gêne. Peut-être souhaiteriez-vous boire
quelque chose ? Après tout, je suis certain que vous n’êtes pas pressées de
partir, n’est-ce pas ?
— En fait si, déclara Vic contre toute attente.
Il haussa un sourcil avant de lui répondre rudement :
— Non, je ne pense pas. Asseyez-vous, je vous en prie.
Et cela sonnait bien plus comme un ordre que comme une invitation.
Nous étions piégées, telles de vulgaires marionnettes manipulées contre
notre gré. Si je n’avais aucune idée de la tournure qu’allaient prendre les
événements, lui le savait, comme tout marionnettiste.
— Champagne ? s’enquit-il alors que nous nous installions sur le
premier canapé en déposant nos sacs à nos pieds.
Quelques secondes plus tard, il me tendit une coupe que j’acceptai sans
avoir le choix. Vic fit de même, comprenant que refuser ne ferait
qu’empirer notre situation.
— Alors… mes hommes m’ont dit que vous aviez une information
importante à me transmettre et, voyez-vous, je suis très curieux de la
connaître, déclara-t-il en prenant place face à nous.
Je jetai un coup d’œil en biais à Vic. C’était donc lui le « Faucon ». On
s’était vraiment fait avoir comme des bleus. Puisque nous n’avions aucune
information à lui transmettre, je ne voyais qu’un moyen de nous en sortir,
lui avouer toute la vérité, en espérant qu’on lui fasse assez pitié pour qu’il
décide gentiment de nous laisser la vie sauve, et en un seul morceau.
Mais je n’y croyais pas réellement… Ce type paraissait trop insensible
pour se montrer réellement compréhensif. Certes, il pourrait envisager de
nous laisser partir, mais j’étais certaine qu’il exigerait de nous quelque
chose en contrepartie. Et il me suffisait de repenser à la façon dont il nous
avait regardées, et dont il nous regardait encore, pour avoir une petite idée
de la compensation qu’il désirerait.
Voyant qu’aucune de nous ne lui répondait, il s’humecta délicatement
les lèvres, puis porta son cigare à sa bouche. Quelques secondes plus tard, il
le retira pour souffler un nuage de fumée sur nos visages, avant de le poser
sur la table basse. Il s’apprêta à ajouter quelque chose, mais mit la main sur
son oreillette et soupira :
— Vale9, déclara-t-il en se levant soudain. Mesdames, je crois que nous
avons de la visite.
Nous entendîmes la porte d’entrée s’ouvrir, puis se refermer. Quelqu’un
pénétra dans la pièce.
— Ah, te voilà enfin, ¡mi amigo ! ¿Cómo estás ?10 s’exclama-t-il en
allant saluer son nouvel invité.
— Très bien, et toi, Pedro ? Je vois que tu tiens encore sur tes deux
jambes ! plaisanta une voix que je reconnus aussitôt.
Ma respiration se figea, et je sentis des larmes me monter aux yeux. Vic
tourna lentement la tête vers l’individu.
— Mon Dieu, Élodie, souffla-t-elle.
— Je… je sais, répondis-je doucement en essayant de me calmer.
Mais mes mains étaient complètement crispées, mon cœur battait trop
vite et j’étais sûre qu’une goutte de sueur venait de perler sur mon front.
— Hé, ho, mon garçon, je ne suis peut-être pas tout jeune, mais je n’ai
pas encore eu un seul problème d’arthrose ! rétorqua le vieil homme en
rigolant.
Il y eut un bref moment de silence avant que Zach n’ajoute, un peu
surpris, mais toujours sur un ton très détendu :
— Je vois que nous ne sommes pas seuls, mais depuis quand fais-tu
venir des prostituées lors de nos échanges ? J’espère au moins que tu as bon
goût, car sin…
Il s’était avancé, suffisamment pour m’avoir reconnue, et s’était arrêté
net au milieu de sa phrase.
Je me mordis l’intérieur de la joue pour rester sereine. Le mieux était
que nous fassions semblant de nous rencontrer pour la première fois, du
moins j’espérais que Zach pensait comme moi. En tout cas, cela allait
sûrement être un jeu d’enfant pour lui, vu à quel point il était doué pour
m’ignorer chaque fois que nous nous croisions au lycée. De mon côté, cela
allait encore être un nouveau défi.
Ne réagis pas, ne tourne pas la tête, ne le regarde pas, me répétai-je
mentalement.
— Tu les connais ? s’enquit Pedro.
— Non, pas du tout. Je me disais simplement qu’elles semblaient un
peu jeunes pour toi. Serais-tu devenu pédophile, grand-père ? le charria-t-il.
Pedro ricana à son tour et lui proposa gentiment de s’asseoir en face de
moi.
Lorsque je relevai la tête, mon regard croisa celui imperturbable et
impénétrable de Zach. J’essayai de prendre exemple sur lui et détournai la
tête, ce qui me fit d’ailleurs remarquer une mallette grise en acier posée à
ses pieds. Et alors tout sembla s’éclaircir dans mon esprit.
En tout cas, Pedro s’était bien moqué de nous en s’étant fait passer pour
le Faucon. Mais nous nous étions stupidement fait avoir en oubliant que,
pour qu’il y ait échange, il fallait forcément deux parties, l’une avec la
drogue et l’autre, l’argent. À présent, les deux mallettes nécessaires à
l’échange étaient réunies ; laquelle contenait quoi, cela n’avait pas vraiment
d’importance.
Mais ce qui en avait était le fait que Zach soit vraiment un dealer. Il
était dangereux, son travail illégal et… Tout le monde avait raison. Mes
parents, Vic et même la mère de Zach, tous m’avaient mise en garde, mais
je n’avais pas voulu les écouter, préférant me voiler la face depuis le départ.
— En fait, reprit Pedro en allant remplir deux nouvelles coupes de
champagne au bar, ces deux minettes te cherchaient. Elles disaient avoir
une information importante à te transmettre, c’est pourquoi je t’ai demandé
si tu les connaissais.
— Et quelle était cette information ? le questionna Zach.
Je sentais toujours son regard fixé sur moi et cela me rendait encore
plus nerveuse.
— Eh bien, figure-toi que je n’en sais pas plus que toi, répondit-il en
nous rejoignant et en prenant place sur le sofa à côté de Zach, mais je suis
aussi curieux que toi. Je t’en prie, Elisabeth, dis-nous ce que tu sais.
Zach ne put retenir un petit ricanement en entendant mon faux nom.
Pedro haussa les sourcils, mais je l’empêchai de parler en prenant la parole :
— C’est… c’est Wade Deverson qui nous a envoyées, lâchai-je
brusquement. Il nous a dit qu’on devait prévenir le Faucon, car son patron
voulait le piéger.
Il y eut un grand silence dans la pièce avant que Pedro ne me réponde
d’un air très sérieux :
— C’est impossible. Je connais le patron de Deverson, c’est un très bon
collaborateur et je sais que jamais il ne me trahirait, tout simplement car il
sait très bien ce qui l’attend s’il m’est déloyal.
Et j’avais aussi ma petite idée là-dessus.
— De plus, je ne vois pas pourquoi votre très cher ami vous aurait
envoyées vous, plutôt que de venir lui-même en personne. Sans parler du
fait qu’il risquerait sa peau en trahissant son supérieur. Ce qui veut donc
dire que c’est un beau mensonge, ma jolie, conclut-il en souriant
malicieusement.
Je serrai les poings à la recherche d’arguments.
— Non ! Je vous dis la vérité ! Pourquoi est-ce que je mentirais ? Et
sinon, pourquoi serais-je ici ?
Pedro s’appuya lourdement contre le dossier du canapé.
— Tu sais, ma belle, même si je ne connais pas la véritable raison de
votre visite, je peux très bien en inventer une autre… Une fois que
l’échange sera terminé, je suis sûr que l’on trouvera un moyen de s’amuser
tous les trois… D’ailleurs, tu ne vois aucun inconvénient à ce que j’en fasse
ce que je veux, Zach ?
Ce dernier semblait toujours aussi indéchiffrable. Avait-il une idée pour
tous nous sortir de ma connerie ?
— Non, ça m’est complètement égal, répondit-il finalement en s’étirant
sur le canapé.
Une vague de déception me parcourut.
— Parfait !
Pedro claqua des doigts, et ses deux hommes de main ouvrirent le
cadenas à code de la première mallette. De la drogue. Elle était remplie de
drogue. De quelle somme disposait Zach dans sa mallette au juste ?
Ce dernier ouvrit à son tour la mallette de son côté, de façon que je ne
puisse pas en voir le contenu, ce qui était parfaitement inutile puisque je me
doutais qu’il s’y trouvait des milliers de dollars. Pedro hocha la tête en
signe d’approbation, puis il fit signe à ses hommes de la récupérer,
probablement pour la mettre en lieu sûr dans la pièce d’à côté.
— Bon, eh bien, ce fut un plaisir de faire affaire avec toi, déclara-t-il en
serrant de bon cœur la main de Zach.
— Moi de même, répondit-il en se levant.
Comptait-il réellement partir comme si de rien n’était et nous
abandonner ?
Mon regard paniqué croisa un instant le sien, toujours aussi
énigmatique. Non, même s’il devait m’en vouloir terriblement et que je le
méritais amplement, il ne pouvait pas nous laisser tomber. Il n’était pas
comme ça…
— Au fait, Pedro, lança Zach en s’arrêtant devant la porte, je peux te
poser une question ?
— Hum, je t’écoute.
— Tu es sûr que ces deux-là sont majeures ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? rétorqua-t-il en nous jetant un coup
d’œil.
— Eh bien, ce serait vraiment dommage qu’une fois dehors elles
décident de porter plainte pour viol, répondit-il en haussant les épaules.
— Voyons, Zach, reprit Pedro en ricanant, ce n’est pas ça qui risque de
m’empêcher de m’amuser avec elles, et puis, qui t’a dit que je comptais les
laisser partir après ?
Il s’approcha de Vic et effleura rapidement sa joue avec le dos de sa
main.
— Si douce, souffla-t-il alors qu’un frisson la parcourait, je ne peux pas
laisser passer ça…
Zach toussota alors que la main de Pedro s’aventurait sur la nuque de
mon amie terrorisée.
— Tu n’es pas encore parti ? s’étonna Pedro.
Mon petit ami ne répondit pas tandis que le vieil homme s’écartait de
Vic et s’approchait désormais de moi. Il releva lentement mon menton avec
sa main, me forçant à le regarder. Un de ses doigts glissa sur les bords de
ma bouche et…
— Arrête.
1. Ce Faucon est un bâtard.

2. S’il vous plaît, messieurs, est-ce que je peux voir le Faucon un moment ?

3. Qui êtes-vous ?

4. J’ai des informations pour le Faucon, c’est très important.

5. Désolé, il est occupé.

6. J’insiste, il est possible qu’il y ait un problème avec l’échange.

7. Merci, messieurs.

8. Venez ici, mesdemoiselles.

9. D’accord.

10. Mon ami ! Comment vas-tu ?


Chapitre 38

— « Arrête » ? répéta Pedro en relevant la tête.


J’observai Zach, troublée. Il était toujours immobile, mais son regard
avait changé, tout comme son ton était devenu plus ferme et sec.
— Écoute, Pedro, reprit Zach plus docilement, je…
— Tutututut, le coupa-t-il en posant un doigt sur ses lèvres.
Ces dernières s’étirèrent pour former un rictus malicieux.
— Alors, c’est elle, murmura-t-il en penchant la tête vers moi.
Il attrapa une de mes boucles blondes et la renifla comme un gros chien
dégoûtant. Soudain, il agrippa mon épaule avec brutalité et me força à me
lever.
— Qu’est-ce qu’elle représente pour toi, Zach ? Hein ?
Celui-ci ne répondit pas et Pedro écrasa sauvagement, sans que je m’y
attende et surtout sans que personne s’y attende, sa bouche répugnante
contre la mienne.
Alors qu’un grognement furieux venait de s’élever dans la pièce, ce
pervers réussit à rentrer son ignoble langue dans ma bouche, ce qui me
donna l’occasion de refermer d’un coup mes dents dessus. Le vieil homme
me repoussa avec une série d’injures en espagnol. Et vu son intonation, je
préférais ne pas en connaître la signification.
— Cette petite chienne m’a mordu ! fulmina-t-il en portant la main à sa
bouche, d’où quelques gouttelettes de sang s’échappaient.
Je tournai un instant la tête vers Zach et remarquai qu’il était fermement
maintenu par les deux hommes de main de Pedro. L’expression sur son
visage me fit repenser à mon agression ; c’était la même qu’il avait eue en
découvrant qu’il s’agissait de moi. La haine et la rage crispaient ses beaux
traits.
Je fronçai les sourcils en distinguant un liquide rougeâtre qui coulait le
long de son nez. S’était-il battu ? Avait-il voulu m’aider encore une fois et
empêcher ce gros porc vicieux de me toucher ? Est-ce que…
Ma tête partit soudain sur le côté tandis qu’une violente douleur irradiait
dans ma joue.
— Moi aussi, je sais faire mal, espèce de petite garce ! cracha Pedro.
Ma vision se flouta et je titubai quelques secondes, puis je tombai en
arrière. Deux mains me rattrapèrent avant que je ne touche le sol et
m’aidèrent à m’asseoir sur le sofa derrière moi. Heureusement que Vic était
là… Heureusement… Je m’en voulais terriblement de l’avoir entraînée là-
dedans.
Des cris enragés me firent reprendre mes esprits. Zach tentait de se
débattre comme il le pouvait, mais ses deux adversaires n’avaient pas l’air
de vouloir le lâcher aussi facilement.
— Touche-la encore une fois et je te jure…
Il semblait complètement hors de lui et il fallait… il fallait que je le
rassure.
— Je… je vais bien, Zach… Je vais bien, affirmai-je d’une voix peu
convaincante.
Pedro se massa le menton et nous regarda tour à tour. Un sourire amusé
s’était dessiné sur son visage flétri. Passer de la colère à la frivolité en
quelques secondes… Ce mec était complètement bipolaire !
— Intéressant, conclut-il placidement, je ne sais pas comment tu as
réussi à dompter cette tigresse, mon garçon, mais ça n’a pas dû être chose
facile…
— Si tu la touches encore une fois…, grogna Zach.
— Il paraît que celles qui ont un sale caractère sont les meilleures au lit,
j’espère que ta petite sauvageonne pourra confirmer cette hypothèse…
— Je vais te tuer ! s’écria furieusement Zach.
Il assena un violent coup de coude dans le ventre d’un des hommes de
main, qui le lâcha subitement. Cela permit à Zach de se dégager et de
s’attaquer à son deuxième adversaire en lui flanquant une belle droite.
Le bruit d’un chargement d’arme me fit me raidir instantanément.
— Ça suffit, Zach, encore un geste et j’explose le joli visage de tu
novia1.
Il cessa aussitôt le combat alors que Pedro venait de placer le canon de
son revolver contre ma tempe.
— É… Élodie, bredouilla la petite voix de Vic à mes côtés.
Tout va bien se passer… Il ne va pas tirer, il ne va pas tirer…
— Ne t’inquiète pas, susurra Pedro à mon oreille. Je vais d’abord te
violer devant les yeux de ton tendre Zach et ensuite je te tuerai doucement,
puis ton amie, et enfin lui.
Il fallait que je fasse quelque chose, que j’agisse, ou nous allions tous y
passer. Tout ce qui était en train d’arriver était ma faute. Si Vic… Si Zach
ne s’en sortait pas vivant… Mon Dieu…
Un horrible sentiment de malaise m’envahit. La seule pensée
réconfortante qui me venait à l’esprit était que je serais la première à
mourir…
Si mes chances de survie étaient infimes, alors autant tenter le tout pour
le tout. Je me retournai subitement et saisis le revolver en le pointant vers le
haut.
Ensuite, tout se passa très vite. Alors que je me débattais pour arracher
l’arme des mains de Pedro, Vic s’était levée et avait furieusement planté le
talon de sa chaussure dans l’un des pieds de Pedro. Le vieil homme cria en
dirigeant le canon vers Vic, et le coup partit.
L’arme avait beau être munie d’un silencieux, lorsque Vic s’effondra
sur le sol, je compris immédiatement ce qui venait de se passer et cessai
toute résistance.
Pedro m’assomma alors avec son revolver, me faisant une nouvelle fois
chanceler. Heureusement, le choc ne fut pas assez violent pour que je tombe
dans les pommes, et je pus continuer à tenir debout malgré un indéniable
vertige.
Mais alors que Pedro s’apprêtait à me frapper de nouveau, les deux
gorilles surveillant la porte d’entrée déboulèrent dans le salon.
— Les flics, les flics sont là ! crièrent-ils en chœur.
Pedro m’adressa un regard sombre, comme si j’étais la fautive. De toute
façon, qu’on me mette ça en plus sur le dos m’était bien égal à l’heure
actuelle !
— Je suis sûr que c’est à cause de cette garce ! s’écria-t-il avec hargne.
Puis il s’empressa d’aller dans la pièce d’à côté, probablement pour
chercher sa mallette.
Ouais, c’est moi, et je les ai contactés par télépathie aussi, songeai-je
alors que les deux autres hommes de main venaient de relâcher Zach.
— Je te jure que tu vas me le payer, espèce de sale garce ! me lança
Pedro en repassant devant moi et en faisant signe à ses hommes de partir.
Tous prirent la fuite alors qu’une main se posait soudain sur mon bras.
Je tournai la tête au ralenti et réussis à discerner le visage de Zach malgré
un léger voile obscur devant mes yeux.
— Élodie, Élodie, répéta-t-il plusieurs fois, inquiet.
Pour toute réponse, je me jetai dans ses bras. Mais avant que je ne
puisse me laisser envelopper par sa chaleur réconfortante et tout oublier
l’espace d’un instant, il s’écarta.
— Il ne faut pas qu’on reste là, déclara-t-il. Les flics vont débarquer
d’une seconde à l’autre.
Il s’accroupit brusquement, et je baissai la tête vers le corps de Vic
immobile sur le sol. Mon estomac se serra et je me sentis tout à coup
dévastée. Et si…
— Elle respire encore, m’annonça-t-il en prenant son pouls.
Une vague de soulagement me parcourut alors que des larmes me
montaient aux yeux.
— La balle l’a simplement effleurée à l’oreille, poursuivit Zach en
l’examinant. Mais cette idiote a dû trébucher à cause du choc et perdre
connaissance en tombant par terre, conclut-il en la soulevant dans ses bras.
— Je… je suis tellement heureuse qu’elle n’ait rien, sanglotai-je en
caressant la joue de mon amie.
Ses paupières se mirent à bouger légèrement, avant qu’elle ouvre
lentement les yeux.
— Tiens, murmura-t-elle, vous êtes au paradis, vous aussi ?
Je souris faiblement alors qu’elle fronçait les sourcils en remarquant que
Zach la portait.
— Hé, tu fais quoi, toi ? Repose-moi par terre et enlève immédiatement
tes mains de mes cuisses ! T’as bien de la chance d’être mort aussi, parce
que, sinon, mon mec t’aurait explosé…
Il obéit sur-le-champ, ce qui la fit taire, et je m’empressai de l’enlacer,
si heureuse qu’elle aille bien.
— T’es pas encore morte, lui soufflai-je.
— Ouais, je sais, sinon je n’aurais pas autant mal lorsque tu me serres
aussi fort dans tes bras, plaisanta-t-elle en me rendant mon étreinte.
— Hé, il faut vraiment y aller tout de suite, lança Zach. Si les flics nous
trouvent ici…
À l’endroit où venait d’avoir lieu un échange de drogue, je préférais ne
pas imaginer ce qui nous attendait.
Zach récupéra la seconde mallette et nous quittâmes tous les trois le
salon malgré une aggravation de mes vertiges. Je m’arrêtai brusquement en
entendant du bruit en provenance du couloir. C’était trop tard, la police était
là.
Je regardai Zach, paniquée, et nous retournâmes rapidement dans la
pièce principale. Vic verrouilla la porte du couloir derrière elle, ce qui nous
ferait seulement gagner quelques secondes pour trouver un moyen de nous
tirer d’ici.
Mon regard se dirigea directement vers le balcon. Finalement, mon idée
de Lara Croft était peut-être envisageable.
Je courus ouvrir la baie vitrée et évaluai la distance qui la séparait de la
balustrade voisine. Un mètre tout au plus. C’était faisable.
Mais, alors que je rentrais de nouveau dans le salon, des voix nous
ordonnèrent de cesser toute résistance et d’ouvrir immédiatement la porte.
Je fis signe à Zach et Vic de me rejoindre sur le balcon.
— On n’aura jamais le temps de tous sauter, remarqua Victoria, ils sont
en train de défoncer la porte et…
— Allez-y, je vais les retenir.
Elle me regarda, hésitante, alors que Zach semblait, chose évidente,
contre mon idée.
— T’es folle ? ! s’énerva-t-il. Tu veux te faire arrêter et aller en
prison ? !
— Fais-moi confiance, s’il te plaît. Je connais quelqu’un qui travaille au
poste de police, il m’aidera !
Ce petit argument suffit à convaincre Vic, qui entreprit de sauter la
première alors que la porte du couloir venait d’être fracassée et que la
police entrait dans le salon.
— Dépêche-toi, ordonnai-je à Zach en le poussant à l’abri de la vitre
afin que personne ne l’aperçoive.
J’allai à l’intérieur et remarquai qu’ils étaient trois.
— Les mains en l’air ! cria un policier en me visant avec son arme.
Je jetai un dernier coup d’œil en direction de Zach qui venait de sauter,
puis obéis au policier.
Quelques secondes plus tard, il s’avança vers moi et me menotta les
poignets avec dureté. Ses coéquipiers sortirent sur le balcon.
— Elle n’était pas seule ! Allez inspecter la chambre voisine et le
couloir ! s’écria l’un d’entre eux.
J’espérais de tout cœur les avoir distraits suffisamment longtemps. Du
moins, assez pour permettre à mes amis de s’enfuir.
J’avais menti à Zach en affirmant avoir un moyen de m’en sortir moi
aussi, mais cela avait été la seule solution. Ce qui s’était passé était ma
faute, c’était à moi d’en assumer la responsabilité.
Et puis, mieux valait que ce soit moi. Si Zach se faisait attraper par la
police, son casier judiciaire serait probablement suffisant pour le renvoyer
faire un petit séjour en prison. Quant à Vic, après la balle qui avait manqué
de la tuer, je ne voulais pas qu’elle ait plus de problèmes. Moi, j’avais
l’avantage d’être encore mineure et espérais que les conséquences seraient
minimes. D’ailleurs, de quoi allait-on bien pouvoir m’accuser ?
Les deux autres flics revinrent dans la chambre quelques minutes plus
tard en secouant la tête.
— Négatif, il n’y avait personne.
Je fermai les yeux un instant, soulagée.
Le policier qui m’avait arrêtée me poussa en avant.
— Je suis sûr qu’il y en avait d’autres… Préviens le chef qu’on arrive,
marmonna-t-il, mécontent.
Je les suivis et nous descendîmes l'escalier à vive allure jusqu’au rez-de-
chaussée. Le hall me fit un instant penser aux scènes d’arrestation qu’on
pouvait voir dans les séries télévisées.
La grande pièce était remplie d’une foule de personnes, en grande partie
des clients de l’hôtel curieux de savoir ce qui avait bien pu se passer ici.
Mais aussi des employés, d’autres policiers et… Pedro. Allongé à plat
ventre, les mains attachées dans le dos, celui-ci gigotait tel un asticot. Un
autre de ses hommes avait été arrêté. Ils avaient dû se séparer et les trois
autres avaient probablement réussi à ne pas se faire prendre.
Pedro me jeta un regard assassin en m’apercevant et je pus lire sur ses
lèvres « Je vais te tuer », ce qui me fit un peu froid dans le dos, mais vu la
situation actuelle loin d’être en sa faveur, il allait avoir du mal à mettre sa
menace à exécution.
Alors que le policier m’entraînait vers la sortie de l’hôtel, mon regard
croisa celui du barman. Il haussa les sourcils en me reconnaissant, et j’étais
certaine qu’il était en train de se dire : « Tiens ! Ça t’apprendra à ne pas
m’avoir commandé mon Pink Heavy ! » Enfin, si je l’avais fait, les flics
seraient aussi venus m’arrêter puisque je n’aurais pas pu le payer.
Comme quoi, tous les chemins mènent au même destin ! pensai-je
ironiquement en sortant de l’hôtel, escortée par mon gardien.
Une brise fraîche me donna la chair de poule. Je ne savais pas l’heure
exacte, mais en tout cas, il faisait déjà nuit et aussi vraiment froid !
Alors que le policier me faisait entrer à l’arrière d’une voiture de police,
quelqu’un l’arrêta.
— Attends, je crois connaître cette gamine, déclara une voix forte
derrière lui.
Le policier s’écarta face à son supérieur, et je reconnus à mon tour le
chef de la police de Saint-Louis, que je surnommais « le père d’Alex le
détestable », ou encore « l’ami de mon père ». Les choses n’allaient
vraiment pas s’améliorer pour moi ce soir…

1. Ta petite amie.
Chapitre 39

Assise bien sagement sur une chaise en bois, j’attendais patiemment le


retour de Waylon, massant doucement mes poignets rougis par le port des
menottes.
Après notre arrivée au poste de police, Waylon avait demandé à deux de
ses adjoints de s’occuper de moi le temps qu’il se charge de Pedro et de ses
acolytes. J’avais donc échappé à l’enregistrement obligatoire lors d’une
arrestation, ainsi qu’à la prise de photographies et à celle de mes empreintes
digitales, bien que je sois une suspecte privilégiée.
Contre toute attente, les deux policiers m’avaient ensuite placée derrière
les barreaux. En entrant dans la cellule humide, j’avais prié pour que
l’homme allongé sur l’unique couchette et qui empestait l’alcool dorme
profondément. Mais ça n’avait pas été le cas, et il avait déclaré d’une voix
grave et nauséabonde : « Viens par ici, ma jolie, je vais te réchauffer si tu
veux. » Pour toute réponse à sa très aimable invitation, j’avais mis le
maximum de distance entre nous, me collant aux barreaux de la cellule
voisine d’ailleurs vide, et avais continué d’ignorer ses propositions durant
toute l’heure que nous avions passée ensemble. Heureusement pour moi, il
n’avait tenté à aucun moment de s’approcher, sans doute trop soûl pour
réussir à tenir debout.
Pourquoi a-t-il fallu que ces crétins de flics me collent avec ce type
répugnant alors qu’il y a de la place ailleurs ? ! m’étais-je demandé à
plusieurs reprises en serrant les bras contre ma poitrine pour me réchauffer.
Finalement, alors que j’étais convaincue que j’allais passer le reste de la
nuit cloîtrée ici, Waylon était venu à ma rescousse.
— Mais qui vous a dit de l’enfermer en cellule ? ! s’était-il énervé
contre ses hommes, avant de me faire rapidement sortir.
« Au revoir, ma belle », m’avait saluée l’homme de la couchette avec
un petit signe de la main. J’avais grimacé et m’étais empressée de suivre
Waylon dans son bureau. Après m’avoir dit de l’attendre un instant, il
m’avait à nouveau laissée seule.
Heureusement, cette fois-ci, mon lieu de captivité était bien plus
agréable. Du moins jusqu’à ce que j’aperçoive un cadre photo accroché au
mur avec en gros plan le visage souriant d’Alex âgé d’une dizaine d’années.
Cette photographie avait suffi à me donner la nausée et je m’en étais
rapidement détournée, avant de prendre place sur la chaise devant moi.
Cela faisait désormais plusieurs minutes que je patientais. Lorsque
Waylon réapparut dans la pièce avec deux cafés dans les mains, je lui
pardonnai de m’avoir fait attendre.
— Ne le bois pas tout de suite, il est très chaud, me conseilla-t-il en le
déposant sur le bureau devant moi, avant de prendre place sur la chaise en
face.
— Merci, répondis-je simplement.
Alors qu’il commençait à taper à l’ordinateur, j’en profitai pour tremper
mes lèvres dans le café et faillis me brûler. J’étais soulagée d’être tombée
sur Waylon, mais aussi nerveuse quant au déroulement de mon
interrogatoire. Je n’étais pas idiote et savais très bien que, comme j’étais
mineure et qu’il n’y avait aucune preuve contre moi, il ne pouvait pas me
garder en prison, même si je décidais de ne pas parler.
Cependant, cet homme me paraissait rusé et j’étais certaine qu’il ne me
laisserait pas quitter les lieux sans m’avoir tiré les vers du nez. Ami de mon
père ou non, Waylon restait un flic, et pas n’importe lequel.
— Alors, reprit-il en reportant son attention sur moi, je suis vraiment
curieux de connaître la raison de ta présence au Helton. Et pour être plus
précis, ton implication dans un trafic de substances illégales…
Il me regarda droit dans les yeux, attendant sûrement que je me livre par
moi-même. Dommage pour lui, je ne comptais pas lui faciliter la tâche.
— Es-tu devenue muette ? demanda-t-il en haussant les sourcils.
Il attrapa un stylo devant lui et sortit un bloc-notes d’un des tiroirs du
bureau, avant de poser le tout devant moi. J’eus un bref sourire ironique.
Oui, il comptait bel et bien me faire avouer la vérité et dénoncer mes amis.
Si je mentais, j’étais sûre qu’il le devinerait sur-le-champ. Alors, la seule
solution qu’il me restait était de lui raconter une partie de la vérité, tout en
modifiant l’autre. Mais ce n’était pas chose facile, encore moins après tout
ce que je venais de vivre.
J’étais fatiguée, complètement vidée de toute énergie, j’avais mal à la
tête, des crampes au ventre, et je n’avais certainement pas encore assimilé
le fait que le Faucon était vraiment… Zach. À cela s’ajoutait tout ce qui
s’était passé dans la chambre, le choc d’avoir cru Vic sérieusement blessée
et même morte, mais aussi la peur que j’avais éprouvée en pensant ne
jamais m’en sortir vivante… Je ne m’étais jamais sentie aussi mal de toute
mon existence. À l’heure actuelle, je ne voulais qu’une chose, rentrer chez
moi et me blottir dans mon lit bien au chaud pour me sentir enfin en
sécurité. C’est sûrement cela qui me donna le courage et la force
nécessaires pour faire marcher mon cerveau une dernière fois lors de cette
interminable journée.
— J’ai su qu’il allait y avoir un échange dans cet hôtel, déclarai-je, et…
— Comment et par qui ? m’interrompit-il avant de croiser les bras sur le
bureau et de me regarder bien trop sérieusement.
Waylon ne laisserait rien passer, aucun détail. J’allais donc devoir être
le plus précise possible pour ne pas me faire prendre à mon propre piège.
— Par un ami… qui est un dealer.
— Son nom ? me questionna Waylon en posant les mains sur le clavier
de son ordinateur.
— Wade Deverson, soupirai-je alors qu’il le notait.
Je n’avais pas eu le choix. Enfin, si, j’aurais très bien pu continuer à me
taire. D’autant plus que c’était la deuxième fois que je balançais le copain
de Victoria. Elle allait sûrement me détester… Et surtout lui.
Cependant, je l’avais fait en espérant que dénoncer un de mes « amis »
serait suffisant pour prouver à Waylon la sincérité de mon histoire, et que
cela m’éviterait ensuite d’avoir à dénoncer Vic et Zach. Et puis, sans
aucune preuve et avec seulement mon aveu, les flics ne pouvaient pas
arrêter Wade, même s’ils allaient probablement le surveiller pour essayer de
le prendre sur le fait.
— Hum, je ne pensais pas que tu avais ce genre de fréquentations,
avoua Waylon, avant de boire une gorgée de son café tout en regardant
l’écran de son ordinateur. Ce dénommé Wade s’est tout de même fait
renvoyer de votre lycée pour avoir frappé un professeur de collège sans
aucune raison, ça prouve à quel point ce garçon a déjà des problèmes
psychologiques…
Évidemment, il avait accès à tout son dossier.
— Il y avait une raison, répondis-je.
Il releva la tête et me regarda comme s’il ne m’avait pas entendue.
— Ce professeur n’est pas aussi innocent qu’il le prétend, il…
— Élodie, je comprends que tu veuilles le défendre, c’est ton ami. Mais
comme tu viens de me le dire toi-même, ce garçon est un trafiquant et il a
un casier judiciaire. C’est suffisant pour qu’on admette tous les deux que ce
n’est pas un saint, tu ne penses pas ? (Il marqua un temps d’arrêt avant de
m’inviter à poursuivre :) Ensuite ? Pour quelles raisons t’a-t-il parlé de cet
échange ?
— Il me l’a dit… parce qu’il croyait que l’un de mes amis allait
participer à l’échange. Il a pensé que j’aurais aimé être au courant.
— Qui est cet ami ?
— C’est vraiment nécessaire ? rétorquai-je en soutenant son regard dur.
Contre toute attente, il haussa les épaules, puis ajouta :
— C’est toi qui vois, Élodie. Si tu veux rentrer chez toi, alors n’omets
aucun détail.
— Vous ne pouvez pas me retenir ici contre mon gré, rétorquai-je
froidement. D’ailleurs, je pourrais très bien m’en aller dès maint…
— Non, car tu es mineure et, en tant que telle, tu ne pourras sortir d’ici
qu’avec l’autorisation de tes parents. D’ailleurs, je suis sûr que ton père ne
te laissera pas quitter cette pièce avant que tu ne m’aies tout dit.
— Vous me prenez pour une idiote ? Vous savez, je ne suis peut-être
pas encore majeure, mais je connais très bien mes droits. Tout d’abord, j’ai
le droit de passer un appel téléphonique, il me semble, non ? Ensuite, j’ai
aussi le droit à un avocat lors de cet interrogatoire.
Waylon me regarda un instant, surpris, comme s’il m’avait prise pour
une gamine de dix ans, puis il éclata de rire.
— Tu as raison, dit-il avec un sourire amusé. Mais tu sais, Élodie, une
preuve est si vite trouvée, je pourrais très bien en inventer une de toutes
pièces pour que tu restes ici plus longtemps et refuser de t’accorder certains
de tes prétendus droits, car cela pourrait nuire au développement de
l’enquête de police. Sans oublier que, grâce à moi, ton casier judiciaire est
encore vierge, mais sache que les choses peuvent très vite changer. Alors, si
tu tiens vraiment à sortir de là au plus vite, tu ferais mieux de tout
m’avouer. La collaboration est toujours la meilleure des solutions.
Je lui jetai un regard noir, consciente qu’il abusait de son autorité de
haut gradé, mais n’eus pas d’autre choix que de poursuivre.
— Zach Menser, lâchai-je.
Une petite voix intérieure ne cessait de me répéter que je n’étais qu’une
traîtresse et que je les avais balancés, parce que je n’étais qu’une lâche. Une
lâche beaucoup trop stressée et angoissée qui avait craqué sous la pression.
Mais c’était faux. Tant que les flics n’avaient aucune preuve, ils ne
pouvaient rien faire. Et puis je ne l’avais pas vraiment dénoncé, j’avais
encore la possibilité de l’innocenter par la suite.
En entendant son nom, Waylon haussa un sourcil.
— Pourquoi pensais-tu que ce « Zach » était impliqué dans cette
affaire ?
— Vous allez sûrement trouver ça stupide, mais il y a pas mal de
rumeurs qui courent à son sujet, d’autant plus qu’il a déjà fait de la prison,
alors cela ne m’aurait pas étonnée. Et puis, Wade m’a raconté qu’il avait
entendu son patron parler de l'échange en question, qui aurait lieu avec un
certain « Faucon ».
Waylon parut soudain encore plus intéressé. À mon avis, il avait déjà
entendu parler et de Zach, et du Faucon.
— Quel est le rapport avec Menser ? demanda-t-il avec curiosité.
— Zach a un tatouage sur l’épaule qui représente un faucon.
Waylon me regarda un instant avant de secouer la tête, trouvant
visiblement le lien que j’avais fait complètement idiot. Et dire que ce n’était
que la pure vérité…
— Bref, c’est donc pourquoi j’ai voulu y aller. Je voulais vérifier,
m’assurer par moi-même s’il s’agissait bel et bien de Zach. Wade a tout fait
pour m’en dissuader, mais… mon père vous a sûrement raconté à quel point
je peux être têtue, donc j’y suis allée quand même. Une fois à l’hôtel, j’ai
parcouru les étages un à un pour trouver la chambre. Arrivée au neuvième,
j’ai fait croire aux deux valets de Pedro, en parlant espagnol parce qu’ils
avaient l’air sud-américains, qu’il fallait que je voie le Faucon
immédiatement, car il pouvait y avoir un problème avec l’échange. Ils
m’ont laissée rentrer, mais j’ai compris par la suite que le Faucon n’était
pas encore arrivé et que Pedro était curieux de savoir qui j’étais et pourquoi
je tenais à le voir.
Waylon termina d’une traite son café, ce qui me fit réaliser que je
n’avais pas touché au mien. Mais à présent je n’en avais plus envie.
— Que s’est-il passé après ? s’enquit-il, passionné par mon récit.
— Le Faucon est arrivé au moment où je comptais avouer la vérité à
Pedro en espérant qu’il me laisserait repartir comme si de rien n’était.
C’était stupide évidemment, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas de Zach.
J’avais fait tout ça pour rien et je me suis retrouvée… dans la merde.
— Comment t’es-tu débrouillée pour nous appeler ? demanda-t-il alors.
Je le dévisageai un instant. Les appeler ? Je me souvins alors que Pedro
m’avait lui aussi accusée d’avoir contacté la police par je ne sais quel
moyen.
— Ce n’est pas moi, lui assurai-je.
— Vraiment ? Mais alors qui aurait bien pu…
— Peut-être un client de l’hôtel, suggérai-je. Après l’arrivée du Faucon,
Pedro a… (Les mots s’étouffèrent dans ma gorge.) Il a tenté d’abuser de
moi, donc je me suis défendue. On a sûrement fait du bruit et alarmé nos
voisins de chambre.
Le regard du chef de la police sembla s’adoucir en quelques secondes.
— Tu… tu n’as rien au moins ? Je veux dire, cet homme ne t’a rien
fait ? Il ne t’a pas touchée ?
Je secouai rapidement la tête et il poussa un léger soupir.
— Ton père m’aurait tué s’il t’était arrivé quelque chose, marmonna-t-
il. Bien que ton récit paraisse cohérent, j’aimerais tout de même savoir
pourquoi mes officiers t’ont retrouvée sur le balcon…
— Je tentais de m’enfuir, répondis-je simplement.
— Mais pourquoi fuir la police ?
— Eh bien, si j’avais réussi, cela m’aurait permis d’être chez moi à
l’heure qu’il est, et non pas coincée ici avec vous, bien que j’apprécie votre
compagnie, expliquai-je avec un petit sourire pas très sincère.
Il me rendit mon sourire avant d’ouvrir à nouveau l’un des tiroirs de son
bureau et d’en extraire un dossier rempli de feuilles qui débordaient de tous
les côtés. Il en sortit une petite série de photographies.
— Tu m’as dit qu’il y avait deux hommes à l’entrée de la chambre,
reprit-il, en plus de Pedro et du Faucon. Sur les quatre, nous n’avons pu en
attraper que deux. J’aimerais tout d’abord que tu me dises si tu reconnais
l’un d’entre eux.
Il fit glisser une par une les images. Je les observai rapidement sans y
porter grande importance, et secouai négativement la tête une bonne dizaine
de fois.
— Tu es certaine qu’il n’y avait aucun de ces hommes ?
— Non.
Et pour une fois, je disais la vérité.
— Pas même celui-là ?
Il me désigna une photographie que j’avais déjà visualisée. Je la
regardai avec plus d’attention et remarquai un détail. Sur le côté gauche du
visage de l’homme se dessinait une magnifique cicatrice. L’homme à la
balafre. Celui qui avait tenté de me violer lorsque je m’étais rendue chez
Zach.
Je frémis, mais secouai rapidement la tête afin qu’il enlève le plus vite
possible cette image de mon champ de vision.
— Qui… qui est-il ? demandai-je en essayant de paraître indifférente.
— Un ancien trafiquant sorti de prison, comme tous les autres.
Soudain, je me rappelai qu’au moment où Zach était arrivé celui-ci
l’avait reconnu et même appelé par son prénom. Ils se connaissaient donc
tous les deux. Et à présent, je savais que leur lien concernait la drogue… ou
la prison.
— J’ai une dernière faveur à te demander, Élodie. Après ça, tu pourras
rentrer chez toi, d’ailleurs ton père doit sûrement être arrivé.
Je ne sus pas ce qui me surprit le plus, la brièveté de cet entretien alors
que j’avais cru qu’il ne s’agissait que du début et que Waylon ne me croyait
pas, ou bien le fait que mon père soit là. Finalement, la seconde chose prit
le dessus.
— Mon… mon père ? !
Il acquiesça.
— Je l’ai appelé avant que nous ne commencions notre entrevue, je
suppose qu’il doit t’attendre à l’accueil. Mais, avant de te laisser le
rejoindre, j’aimerais que tu ailles dresser un portrait-robot du « Faucon »
avec l’aide d’un de mes officiers.
— Euh, vous savez, je ne m’en souviens plus vraiment… Je ne l’ai pas
vu longtemps, et puis tout s’est passé si vite, alors…
— Ne t’inquiète pas, nous n’allons pas te demander sa taille exacte ou
son poids, mais simplement quelques petites informations ou des détails qui
t’auraient frappée.
Il se leva et partit ouvrir la porte de son bureau, m’invitant à le suivre
dans le couloir.
— Allez, viens, tu es libre, jeune fille, ou du moins presque.
J’inspirai profondément « l’air de la délivrance » et me levai à mon tour
pour le rejoindre. Je le suivis jusqu’à une salle ouverte dans laquelle se
trouvait un jeune homme aux cheveux blonds coupés court. Ce dernier
semblait en pleine réflexion devant une série de dessins accrochés sur des
panneaux. Mais avant que je ne puisse pénétrer à l’intérieur, Waylon
m’arrêta.
— Élodie, j’ai une dernière question, quelle relation as-tu avec Zach
Menser ?
Je réfléchis un instant, puis, par peur qu’il n’en parle à mon père, je me
contentai de répondre d’un ton sarcastique :
— Il me semble que l’entretien est fini, non ?
Il ricana avant de répliquer sur le même ton :
— Attends de parler avec ton père. Je pense qu’il sera beaucoup moins
sympathique que moi, jeune fille ! Je vais aller le prévenir que tu arrives
bientôt.
Sur ce, il tourna les talons après m’avoir collé un beau « Qui aime bien
châtie bien » dans la figure. Il était vrai que la prochaine heure risquait
d’être bien pire que n’importe quel interrogatoire. En apprenant que sa fille
venait d’être mêlée à un important trafic de drogue, mon père allait soit
avoir une crise cardiaque… soit être si en colère contre moi que je
préférerais presque retourner en cellule et y passer le reste de la nuit.
Je voulus un instant rattraper Waylon et le supplier de ne rien dire à
mon père à propos de… tout ça. Mais quoi que je dise, ils étaient amis,
alors c’était foutu. Ou plutôt… j’étais foutue.
Chapitre 40

Après que j’eus passé plus d’une dizaine de minutes à inventer les traits
d’un certain « Faucon » imaginaire tout en restant le plus floue possible, le
jeune blond décida finalement de me laisser partir. Et franchement, moi qui
n’attendais que ça depuis mon arrivée au poste de police, je changeai
aussitôt d’avis en croisant le regard glacial de mon père, assis sur un banc
dans le hall principal.
Je déglutis et m’approchai de lui à pas lents.
— Euh… coucou, dis-je, extrêmement embarrassée.
Sans même me répondre, il secoua la tête, se leva et se dirigea vers la
sortie. Cela sentait vraiment mauvais pour moi…
— Papa, attends ! l’interpellai-je en courant pour le rattraper. S’il te
plaît, laisse-moi t’expli…
— Qu’est-ce que tu veux m’expliquer au juste ? me coupa-t-il
sèchement. Waylon m’a déjà tout raconté, tu n’as plus besoin de mentir
encore une fois.
— Men… mentir ?
— Arrête de nous prendre pour des idiots. Ta mère et moi savons très
bien que tu ne fais que ça depuis notre arrivée ici. Mais pourquoi ?
Pourquoi es-tu devenue comme ça, Élodie ? Un trafic de drogue ? ! Non,
mais tu te rends compte ! Tu ne peux pas tomber plus bas ! Est-ce que c’est
pour te venger du fait qu’on ait dû quitter Londres ? Parce que…
— Non… Non, papa, ce n’est pas ça, c’est juste…
Je comptais lui dire que c’était cette ville qui avait fait de moi ce que
j’étais devenue… mais c’était faux. Au fond de moi, je savais que j’avais
toujours été comme ça.
À Londres, je n’avais fait que me cacher sous l’image d’une gentille et
parfaite adolescente. Celle que tous les parents aimeraient avoir, qui est
sérieuse et qui obtient de bonnes notes, ne fait pas de bêtises, a un bon et
respectable petit ami qui la traite correctement… Mais à mon arrivée à
Saint-Louis, les choses avaient effectivement changé. Désormais, mes
résultats scolaires étaient en baisse, mon petit ami était un dealer et je me
retrouvais impliquée dans un trafic de drogue !
J’avais touché le fond, là… mais cette ville n’avait fait que révéler ma
véritable personnalité. Ici, j’étais enfin moi-même, l’Élodie Winston que
j’aurais dû être dès le départ. À la fois docile et rebelle, intelligente et
bornée, sensée et inconsciente.
Voyant que je n’ajoutais rien, mon père lâcha un profond soupir. Je
l’avais déçu, je lui avais menti, je l’avais trahi.
— Il va falloir qu’on parle, ta mère et moi, déclara-t-il. Je ne sais
vraiment pas ce qu’on va faire de toi, Élodie. Doit-on réellement utiliser les
grands moyens, te désinscrire de l’école et te faire suivre des cours par
correspondance pour que tu restes à la maison et que tu ne voies plus ce
garçon ? C’est ça que tu souhaites ?
Je n’aurais pas pensé que mon père pouvait avoir en tête ce genre de
mesures extrêmes me concernant. Ne plus aller au lycée et passer le reste de
ma vie enfermée à la maison uniquement pour m’empêcher de voir Zach ?
Tout ça pour un simple garçon ? Non, il n’était pas qu’un simple garçon. Ce
que Zach représentait pour moi était… indéfinissable. Si quelqu’un m’avait
dit un jour qu’aimer une personne à ce point-là était possible, je lui aurais
probablement ri au nez.
Nous sortîmes sur le parking sans un mot et, alors que je m’apprêtais à
ouvrir la portière de la voiture, un coup de klaxon résonna derrière moi. Je
me retournai et des phares m’éblouirent un instant, avant que je puisse
distinguer le conducteur de la moto arrêtée à quelques mètres de moi. Zach.
Mon père grogna quelque chose en le reconnaissant à son tour.
— Élodie, monte immédiatement dans la voiture, m’ordonna-t-il.
Voyant que je restais immobile, il ajouta plus froidement :
— Élodie, ce garçon a tué quelqu’un, est-ce que tu le sais au moins ? !
Je me retournai dans sa direction, hébétée qu’il le sache. Mais après
tout, Waylon avait dû le mettre au courant et lui recommander de ne plus
laisser Zach m’approcher.
— Je sais, répondis-je après quelques secondes.
Mon père parut scandalisé que cette information ne me fasse ni chaud ni
froid.
— Et tu veux tout de même…
« Aller avec lui », compris-je, bien qu’il ne finisse pas sa phrase.
J’aurais aimé pouvoir lui dire que Zach n’était pas quelqu’un de mauvais…
Mais comment le lui faire comprendre alors que j’avais, par ma faute, perdu
toute sa confiance ? Et puis, je ne pouvais pas trahir le secret de Zach.
Mon père n’ajouta rien, attendant que je me décide à choisir entre lui et
Zach.
Si je rentrais chez moi, Zach ne m’en tiendrait sûrement pas rigueur,
mais une fois à la maison j’allais devoir à nouveau subir les reproches de
ma mère, puis attendre sagement dans ma chambre que mes parents se
mettent d’accord sur un verdict commun à mon sujet. Ce jugement serait
certainement sans appel. De plus, si mon père était sérieux concernant les
cours par correspondance, je ne pourrais probablement plus quitter la
maison avant un bon moment… Autant dire que Zach et moi, ce serait fini.
Or je n’avais pas envie que cela se termine ainsi, pas avant d’avoir eu les
réponses à mes questions. Et après tout ce qui s’était passé, Zach était bien
le seul à pouvoir m’apaiser.
Alors que mes pieds se dirigeaient d’eux-mêmes vers la moto,
j’entendis la portière de la voiture s’ouvrir, et je compris que mon père
venait de s’installer à l’intérieur. Il ne m’avait pas empêchée de partir, mais
je savais que je devrais assumer les conséquences de mon choix, mon retour
à la maison risquait d’être difficile.
Je montai rapidement derrière Zach et enfilai le casque qu’il me tenait.
Il démarra le moteur de sa moto, puis nous partîmes sans plus attendre.

* * *

— Il n’y a personne chez toi ? le questionnai-je en remarquant que sa


maison semblait plongée dans la pénombre.
Zach sortit un trousseau de clés de sa poche en me répondant :
— Non, ma mère est de garde ce soir et Lyam dort chez un ami.
Tant mieux, il était préférable que nous soyons seuls cette nuit. Une
longue discussion s’annonçait entre nous et elle risquait de ne pas être très
joyeuse.
Il ouvrit la porte et nous entrâmes tous les deux.
— Tu peux monter dans ma chambre. J’arrive dans cinq minutes, lança-
t-il avant de disparaître dans la cuisine.
Je lui obéis. Sa chambre était exactement la même que dans mes
souvenirs, toujours trop bien rangée pour celle d’un adolescent, mais peut-
être était-ce dû au fait que Zach devait y passer très peu de temps en raison
de ses activités extrascolaires…
Je m’assis sur son lit avant de me laisser tomber en arrière, les yeux
rivés sur le plafond gris.
Après plusieurs minutes, j’entendis la porte de la chambre s’ouvrir et
me redressai subitement. Je fronçai les sourcils en remarquant que Zach
m’avait apporté un plateau-repas comportant deux sandwichs, une bouteille
d’eau et un paquet de chips.
— J’ai pensé que tu aurais faim, déclara-t-il en le déposant sur son
bureau.
Je me levai pour aller prendre un de ses sandwichs. Ce n’était certes pas
un plat très copieux, mais cela apaiserait les bruits de mon estomac affamé.
Et puis ce n’étaient pas tous les mecs qui se donnaient la peine de préparer
le repas de leur copine.
Je mangeai silencieusement. Aucun de nous ne semblait avoir envie de
parler de ce qui venait de se passer, mais je savais qu’il le fallait, ou bien
cette tension entre nous ne se dissiperait jamais.
— Où est Vic ? lui demandai-je avant d’attraper la bouteille pour boire
un coup.
Il soupira et partit s’asseoir sur son lit.
— Chez Wade, c’est lui qui a appelé les flics.
Je le regardai d’un air ébahi.
— Lui ? m’étonnai-je en manquant de m’étouffer avec l’eau.
Il hocha la tête.
— Il avait placé un micro sur la culotte de Vic, car il était persuadé
qu’elle t’accompagnerait. Apparemment, il ne s’est pas trompé.
Je ne pus m’empêcher de sourire en imaginant Wade attacher un micro
sur le sous-vêtement de Vic. Heureusement qu’elle ne s’était pas
complètement changée, tout comme moi.
— Ça veut dire que Wade était là depuis le début ? !
Et donc qu’il avait capté chaque mot que nous avions échangé depuis
que j’avais retrouvé Vic au cinéma ? Génial ! Maintenant, Wade connaissait
toutes mes mensurations. Il avait bien dû rigoler en nous entendant parler
dans les magasins de lingerie, quel pervers !
— Ouais, il m’a d’ailleurs tout raconté. Je pense qu’on lui est tous
redevables, c’est grâce à lui qu’on a pu s’en tirer.
Alors, Zach était déjà au courant de mon stupide plan suicidaire… Au
moins, nous n’aurions pas à en discuter.
Je me mordis l’intérieur de la joue en repensant à la manière dont
j’avais remercié Wade en le dénonçant à la police.
— Hum, à ce propos… J’ai un peu merdé à l’interrogatoire.
Zach se leva soudain de son lit et s’approcha si vite de moi que je crus
qu’il allait me crier dessus ou même me frapper. Mais, contre toute attente,
il m’attrapa par la main et m’attira contre lui. Je restai quelques secondes
blottie contre son torse, puis m’écartai un peu pour croiser son regard
attrayant.
— On s’en fout, Élodie. Ce qui compte, c’est qu’il ne te soit rien arrivé,
murmura-t-il en déposant un léger baiser sur mon front.
— Zach… Je suis vraiment désolée, lui avouai-je alors, pensant que
c’était le bon moment. Je… je voulais simplement savoir…
— Toi et ta putain de curiosité, t’es pas croyable. Tu ne peux pas savoir
à quel point j’ai flippé ce soir, j’ai réellement cru… que j’allais te perdre.
Et moi, que j’allais mourir, songeai-je en me pressant davantage contre
son corps.
— Pourquoi… pourquoi tu ne m’as rien dit, Zach ? demandai-je alors
sans bouger.
— Élodie… Tu crois vraiment que c’est une chose facile à annoncer ?
Je ne suis pas au même échelon que Wade. J’ai en quelque sorte une
réputation dans ce milieu, et puis je ne savais pas comment tu allais réagir.
J’ai pensé que tu me verrais peut-être différemment, que… que tu aurais
peur de moi et que tu déciderais de mettre un terme à notre relation…
Je levai les yeux vers lui.
— Est-ce que… tu me l’aurais avoué demain si je n’étais pas venue ce
soir ?
Il hésita un instant, avant de me répondre avec sincérité :
— Non, je t’aurais menti.
Je frémis.
— Et toi ? Si tu ne m’avais pas vu ce soir et que tu t’en étais tirée toute
seule, est-ce que tu me l’aurais dit ? m’interrogea-t-il à son tour.
Sa question me prit au dépourvu et je secouai la tête.
— Au fond de moi… je savais que tu y serais. J’avais déjà des doutes et
tu sais que c’est pour ça que je t’ai dit que je ne t’adresserais plus la parole
tant que tu ne m’aurais pas raconté la vérité. Et puis, quoi que tu aies pu me
dire demain, sans preuves certaines, je ne t’aurais cru qu’à moitié.
D’après moi, la confiance était la base d’une relation stable et durable,
autant dire qu’on était déjà très mal partis tous les deux.
— Qu’est-ce qu’on va faire… de nous ? demandai-je avec
appréhension.
— J’en sais rien, Élodie, j’ai l’impression que nous deux, c’est une
erreur et qu’on…
— Je t’interdis de dire ça !
— Ah, ouais ? ! s’énerva-t-il. Mais Élodie, regarde-toi, depuis que tu es
avec moi, tu ne fais que gâcher ta vie ! Tu as failli te faire violer en venant
chez moi, tu ne cesses de désobéir à tes parents à cause de moi, et ce soir
c’était le jackpot ! Tu as failli mourir, tu t’es fait arrêter et tu t’es même mis
ton père à dos, encore par ma faute ! C’est quoi l’étape suivante ? On se
donne rendez-vous au cimetière, c’est ça ?
Je ne savais pas quoi répondre. Depuis qu’on était ensemble, j’avais un
peu l’impression de risquer ma vie tous les jours pour pouvoir être avec lui,
et il venait de me faire réaliser que j’y passerais certainement un de ces
quatre. Zach avait peur pour moi, peur de me blesser, peur de ce qui
pourrait m’arriver, et c’était pour ça qu’il ne voulait pas que les autres
soient au courant pour notre couple ; sa seule intention était de me protéger.
Cependant, il avait tort sur un point.
— Tout ça… ce n’est pas ta faute, lâchai-je froidement, c’est la mienne.
Comme tu l’as dit, c’est ma vie et, même si je fais les mauvais choix, je les
assumerai toujours ! Alors, laisse-moi prendre mes propres décisions, peu
importe si elles sont absurdes, je ne veux pas redevenir l’élève modèle, sage
et prudente que j’étais ! Je ne veux pas… je ne veux pas que ma vie se
limite à étudier, réussir mon année, sortir avec Alex, le petit ami idéal et
studieux, parce que c’est ce que souhaitent mes parents, aller ensuite dans la
même université que lui, faire de longues études et obtenir mon diplôme,
trouver un bon travail et me marier, et puis déménager et vivre dans un
quartier aisé à New York où je pourrais élever mes deux beaux enfants.
Ouais, ce serait une vie belle et parfaite, mais je ne veux pas que la mienne
ressemble à ça.
Je m’arrêtai un instant pour reprendre mon souffle. J’avais dit tout ça
d’une traite.
— Alors, Zach… maintenant, laisse-moi décider de ce que je veux
vraiment. Et ce que je veux en ce moment, c’est être avec toi. Peu importe
ce qui se passera ensuite, on trouvera toujours une solution, je te le promets.
Donc, ne dis plus jamais que nous deux, c’est une erreur, parce que, pour
moi, c’est la plus belle chose qui…
Il me fit taire en posant sa bouche contre la mienne. Je fermai les yeux,
savourant cette douceur passagère, avant qu’il n’y mette fin.
— C’est bon, j’ai compris, murmura-t-il, je ne le dirai plus.
Puis il m’embrassa à nouveau, cette fois-ci bien plus fougueusement,
comme si… comme s’il fouillait tout mon être, qu’il s’insinuait en moi…
— Je… je voudrais tout effacer, souffla-t-il contre mes lèvres.
Je le regardai, troublée.
— Je n’arrive pas à oublier ce qui s’est passé, cette façon dont il t’a
embrassée… J’aimerais tellement faire disparaître ça de mon esprit, et
surtout du tien…
Il m’embrassa encore. Alors, c’était donc ça… le baiser de Pedro lui
était resté en travers de la gorge. Il essayait simplement d’effacer ce
mauvais souvenir. Je passai les bras autour de son cou pour l’attirer à moi et
le rassurer.
Ses mains descendirent le long de mes hanches pour se glisser sous ma
robe, mais, avant qu’il n’aille plus loin, je l’arrêtai brusquement en
cherchant une excuse valable. Même si j’en avais envie moi aussi, je ne
voulais pas que cela arrive ce soir. Trop de choses s’étaient passées
aujourd’hui, il restait encore plusieurs problèmes à régler entre nous.
J’avais des tas de questions concernant sa « profession » et je ne souhaitais
pas en rajouter en lui avouant que j’étais toujours… vierge.
— Dis… Tu sais que je ne me suis pas lavé les dents ?
Il fronça les sourcils.
— Quelle importance ?
— Ben… c’est un peu comme si tu embrassais indirectement Pedro, là.
Il s’écarta de moi en grimaçant.
— T’étais vraiment obligée de me sortir ça maintenant ?
J’éclatai de rire, et il se dirigea avec aisance vers son placard. Il attrapa
une serviette et un long T-shirt avant de me les donner.
— Ne t’inquiète pas, j’ai compris le message. J’ai du bain de bouche
dans la salle de bains, et profites-en pour prendre une douche, ça te fera du
bien.
Je hochai la tête et m’exécutai.

À mon retour dans la chambre, après avoir passé plus d’une quinzaine
de minutes sous l’eau chaude et une dizaine d’autres à me sécher les
cheveux, je remarquai que Zach s’était couché. Pensant qu’il s’était
endormi, je ne fis aucun bruit et m’allongeai discrètement à ses côtés.
Brusquement, il m’attrapa par la taille, me forçant à me tourner pour lui
faire face. Il me serra contre lui. Et c’est ainsi que je constatai qu’il était
torse nu. Cela ne me gênait pas, bien au contraire, je regrettais presque
d’avoir refusé qu’on aille plus loin tous les deux…
J’entrelaçai mes jambes nues aux siennes et posai la tête dans le creux
de son cou. L’odeur chaude et mielleuse qui émanait de son corps suffit à
me détendre, et je me sentis enfin en sécurité, dans ses bras.
— Au fait, l’entendis-je murmurer, sa bouche contre mon front, c’est
qui, cet Alex ?
Ah, flûte… J’avais complètement oublié le fait que je ne lui en avais
jamais parlé.
— Euh… c’est le fils d’un ami de mon père… Mes parents ont essayé
de me caser avec, mais sans succès.
— Hum, marmonna-t-il simplement.
Cela ne semblait pas l’inquiéter plus que cela, et il avait bien raison.
Alex ne représentait strictement rien pour moi. Mais j’aurais sans doute dû
préciser que je représentais quelque chose pour lui…
Complètement épuisée par cette journée pleine de péripéties, je fermai
les yeux. Avant que je ne sombre dans le sommeil, quatre petits mots à
peine audibles parvinrent à mon cerveau, mais peut-être était-ce seulement
mon imagination…
— Je t’aime, Élodie.
Chapitre 41

Un énorme bruit de vaisselle cassée me tira de mon profond sommeil.


Un large filet de lumière éclairait la pièce, il faisait déjà jour, et je devinai
au chahut au rez-de-chaussée que sa mère et son petit frère étaient
probablement rentrés. Moi qui m’étais imaginé un réveil en douceur, après
lequel j’aurais pu contempler le visage de Zach encore endormi, c’était
fichu. Le remue-ménage l’avait lui aussi réveillé.
Mais peut-être était-ce mieux ainsi, compte tenu de ma position
légèrement inadéquate. J’étais complètement avachie sur son torse comme
s’il s’était agi d’un gros coussin ultra-confortable tandis que l’un de mes
bras lui oppressait la trachée. Il toussota alors que je me redressais
subitement, à califourchon sur lui, les mains posées sur son torse, tout en
m’excusant.
— Waouh, fais-moi penser à ne plus jamais dormir avec toi, plaisanta-t-
il en se massant la gorge.
— C’est juste que… je n’avais jamais dormi avec quelqu’un
auparavant, expliquai-je en prenant un air désolé.
Il me regarda, perplexe.
— Sérieusement ? Même pas avec une fille ?
— Bien sûr que si ! Je te rappelle que j’ai même dormi avec ma sœur
chez toi la dernière fois ! Mais disons que Sara est encore pire que moi, la
preuve, je m’étais pris une gifle phénoménale en guise de réveil. Et puis,
c’est différent… je ne dormais pas complètement sur elle.
Zach se releva sur les coudes et m’observa curieusement.
— Alors, tu n’as jamais dormi avec un seul de tes ex ? Tu baisais juste,
puis tu te cassais ? Ou est-ce que c’étaient eux qui te laissaient en plan ?
Je détournai la tête, ne sachant quoi répondre. Mais Zach se releva
davantage pour être à ma hauteur, et il prit mon menton dans sa main pour
faire tourner à nouveau mon visage vers lui.
— Hé… j’ai dit un truc qu’il ne fallait pas ? s’enquit-il devant mon
silence.
Son autre main saisit une mèche rebelle qui venait de tomber devant
mes yeux, il la replaça délicatement derrière mon oreille. Mes cheveux, tout
comme mon visage, devaient être dans un sacré état, mais je préférais ne
pas y penser pour l’instant.
— Il faut que je t’avoue un truc…
— Encore un secret ? me taquina-t-il en souriant de toutes ses dents.
Son sourire était vraiment à tomber par terre, tout comme son
magnifique regard bleu si profond et intense qui faisait, à l’instant même,
accélérer les battements de mon cœur. Je me demandais encore comment
j’avais pu réussir à lui plaire ! Ce mec était physiquement parfait ! Et moi,
j’étais… juste moi. Une fille plutôt banale, certes plutôt mignonne et qui
pouvait, une fois bien habillée et maquillée, se révéler assez canon, mais
aussi avec un nombre incalculable de défauts…
Cela devait faire plus d’une minute que je le contemplais avec
fascination quand il éclata de rire, me tirant de ma rêverie.
— Hé, on aurait dit que tu allais me baver dessus ! lança-t-il en
secouant la tête, hilare.
Constatant qu’il ne s’arrêtait plus, je trouvai le moyen efficace de le
faire taire sur-le-champ.
— Je suis encore vierge.
Bingo. Zach cessa immédiatement de rigoler pour me regarder très
sérieusement.
— Tu… tu plaisantes, là ? répondit-il après quelques secondes de
silence.
— Est-ce que j’en ai l’air ? rétorquai-je sur le même ton.
Alors qu’il restait toujours aussi stupéfait, je soupirai et entrepris de me
lever. Mais sa main se referma sur l’un de mes poignets et je croisai de
nouveau ses yeux bleus envoûtants.
— Pourquoi ?
— J’en sais rien, Zach… Je pense que j’ai toujours voulu attendre
naïvement la bonne personne pour le faire. Tu sais, pour un mec, ça ne
représente sûrement pas grand-chose, c’est juste un acte « sexuel », mais
pour certaines filles c’est différent. Je ne vais pas te dire que j’imagine ma
première fois comme dans un film romantique pour ados, loin de là.
Franchement, je serais même capable de faire l’amour dans un champ de
maïs ou une mare de boue, mais à une seule condition, il faut qu’il y ait des
sentiments.
Zach parut réfléchir un instant à mes propos, puis m’adressa un petit
sourire en coin.
— « Une mare de boue », vraiment ?
J’éclatai de rire et lui donnai un petit coup sur l’épaule.
— Bon, d’accord, peut-être pas une mare de boue ! rectifiai-je en
grimaçant.
Zach m’attrapa soudain par la taille et me renversa sur le lit, lui au-
dessus, me dévorant du regard.
— Qu’est… qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je, un peu déstabilisée.
— Tu vas vraiment me faire croire que tu n’as jamais aimé aucun de tes
ex ?
Je baissai les yeux sur les muscles de son torse parfaitement bien
dessinés. Je levai la main et effleurai avec légèreté sa peau, ce qui provoqua
chez lui un frisson éphémère.
— Si… enfin, je ressentais quelque chose pour eux, tu vois… mais ce
n’était pas comme avec toi.
Mon regard plongea dans le sien pour s’y perdre complètement. Je ne
savais pas ce qu’il pensait de tout ça, et c’était un peu perturbant.
— Et puis mon dernier petit copain était ultra-croyant, il portait même
un anneau de pureté, alors pour lui, il était hors de question qu’on fasse
quoi que ce soit avant le mariage de peur de ne pas pouvoir aller au paradis,
lui expliquai-je en espérant que cela le fasse sourire.
— Croyant ou pas, je ne vois pas quel homme pourrait résister à ton
corps, marmonna-t-il en remontant mon T-shirt et en faisant glisser ses
doigts sur mon ventre. Tu es magnifique, Élodie… C’était un con et il était
sûrement gay.
Je souris et profitai de la sensation que me procuraient ses doigts
lorsqu’ils effleuraient mon corps.
— Mais tu sais… je suis contente de ne pas l’avoir fait avec lui
finalement, lui avouai-je avant de l’embrasser chastement.
Il fronça les sourcils, visiblement insatisfait de mon petit baiser matinal.
Mais étant donné l’haleine « fraîche » que je devais avoir ce matin, mieux
valait m’en tenir là…
Zach en décida autrement et enfouit la tête dans mon cou. Sa langue me
caressa doucement, jusqu’à ce que je sente ses dents s’enfoncer dans ma
chair. Je poussai un petit cri de surprise et le repoussai.
— Hé, tu t’es vraiment pris pour un vampire ? lançai-je en portant la
main à mon cou, où je devais désormais avoir la marque de ses dents.
— Je n’ai pas fini, grogna-t-il en m’attrapant les poignets et en les
bloquant d’une main au-dessus de ma tête.
Sa bouche effleura de nouveau mon cou, avant de me mordre à
nouveau. Cette fois-ci, ce fut plus agréable… Ou peut-être était-ce dû à son
autre main qui s’aventurait près de ma poitrine. Je fermai les yeux et le
laissai continuer ses caresses, profitant de chaque instant et de la sensation
de son souffle chaud contre ma peau.
Après quelques minutes, sa bouche retrouva la mienne dans un profond
baiser. Je soulevai mon corps brûlant contre le sien, essayant tant bien que
mal de reprendre l’usage de mes mains afin de pouvoir le toucher à mon
tour, mais Zach semblait bien déterminé à ne pas me lâcher. Et finalement,
peut-être était-ce mieux ainsi.
— Je veux que ce soit toi, murmurai-je tout en gardant les yeux clos.
— Je le serai, m’assura-t-il en desserrant son emprise autour de mes
mains.
Celles-ci s’agrippèrent immédiatement à son dos tandis que mes ongles
s’enfonçaient dans sa peau. Il grogna et je souris, satisfaite de ma petite
revanche sur ses morsures.
Soudain, mon ventre émit un petit son alarmant, nous interrompant dans
notre activité.
— Il n’a pas l’air très content, remarqua Zach avec un sourire amusé.
J’avais beau avoir englouti ses deux sandwichs la veille, mon estomac
semblait toujours en train de crier famine. Zach s’écarta de moi pour se
lever.
— Tu vas où ? l’interrogeai-je, déçue qu’on s’arrête là.
— Nourrir ton compagnon, je ne vais pas le laisser mourir de faim et
puis… (Il huma l’air un instant.) Il me semble que ma mère a fait des
crêpes. Depuis qu’elle a vu une émission culinaire française où on en
faisait, c’est devenu une tradition familiale ! Et je peux t’assurer qu’elles
sont excellentes !
Ce seul et dernier argument suffit à me tirer du lit.
— Euh… Zach, c’est bon si ta mère me voit comme ça ? demandai-je
en désignant ma tenue et l’état probablement catastrophique de mes
cheveux.
Il hocha la tête.
— T’en fais pas, c’est comme si tu faisais partie de la famille.
Il ouvrit la porte et je m’empressai de le suivre dans le couloir. Nous
descendîmes prestement l'escalier, attirés par l’agréable odeur de nourriture.
Zach avait eu raison. Lorsque nous entrâmes dans la cuisine,
Mme Menser était bel et bien en train de faire sauter une crêpe dans la poêle
devant le regard émerveillé de Lyam.
— Laisse-moi encore essayer ! la supplia-t-il en sautillant devant elle.
— À chaque fois que tu essaies, tes crêpes finissent toujours écrasées
sur le sol, soupira Zach en prenant place à table.
Mme Menser sourit, puis son regard se posa sur moi. Elle ne semblait
pas étonnée de me trouver ici. Zach avait une fois de plus raison sur un
autre point, sa mère me considérait un peu comme une invitée permanente
chez elle.
— Élodie, tu veux tenter ta chance ? me proposa-t-elle en me tendant la
poêle.
— Non, merci, je passe mon tour ! répondis-je en prenant place à côté
de Zach.
Celui-ci me servit un grand verre de jus de fruits sans que je le lui
demande, puis s’empara d’une crêpe déjà cuite et la déposa dans mon
assiette.
— Depuis quand es-tu aussi attentionné avec moi ? chuchotai-je en
attrapant le pot de confiture devant moi. Tu sais, je ne suis pas encore
invalide à ce que je sache…
— Très bien, comme tu veux, répliqua-t-il en reprenant la crêpe de mon
assiette et en la croquant à pleines dents.
Quel connard ! Et pour couronner le tout, il prit mon verre et but une
grande gorgée avant de me regarder d’un air satisfait. Monsieur voulait
jouer à ce petit jeu ? Il allait être servi ! J’attrapai le pot de sel et en versai
sur le reste de sa crêpe.
— Bon appétit, trésor, soufflai-je en récupérant mon verre pour le
terminer cul sec.
— Maman, Élodie joue avec ta nourriture ! s’écria-t-il soudain.
Mme Menser se retourna vers moi, les mains sur les hanches, et
m’adressa un regard faussement offusqué.
— Je n’y crois pas ! m’exclamai-je. T’es vraiment qu’une sale balance !
— T’avais qu’à pas me gâcher ma crêpe.
— C’était MA crêpe ! rectifiai-je, indignée.
Mme Menser et Lyam éclatèrent de rire.
— Non, mais je rêve ! déclara-t-elle. On dirait un vrai petit couple qui
se dispute !
— Et aussi de vrais gamins, ajouta Lyam en prenant un ton supérieur.
Je soupirai et déplaçai ma chaise un peu plus loin de celle de Zach, par
simple mesure de sécurité. Mieux vaut prévenir que guérir, non ?
Le reste du repas se déroula dans la bonne humeur et une chaleureuse
ambiance familiale, bien que les petits regards insistants et suggestifs que
me lançait Zach de temps à autre n’aient pas échappé à sa mère.
Cependant, malgré cet agréable moment partagé avec eux, je pris
conscience que je ne pourrais pas passer le reste de ma vie chez eux ; il était
sans doute temps pour moi de rentrer et de faire face aux reproches de ma
famille. Et peut-être n’était-il pas encore trop tard pour réussir à atténuer ma
peine et à éviter les cours par correspondance…
Une fois nos estomacs bien repus, Zach et moi retournâmes dans sa
chambre. Je retirai mon T-shirt sans gêne afin d’enfiler à nouveau ma robe.
— Tu comptes déjà partir ? s’étonna Zach en se laissant tomber sur son
lit.
— Ouais, j’ai pas mal de choses à régler avec ma famille, soupirai-je en
réajustant mon habit.
— Tu es sûre de vouloir y aller maintenant ? Ton père…
— Justement, le coupai-je, plus le temps passe, plus sa colère
s’amplifie…
Il hocha la tête d’un air compréhensif et se leva.
— Je vais te ramener, il ne doit pas y avoir beaucoup de bus le
dimanche.
Je jetai un coup d’œil autour de moi et réalisai subitement que je n’avais
aucune de mes affaires. Ni mon porte-monnaie, ni mon portable, ni mes
sacs de vêtements… Dire que je ne m’en inquiétais que maintenant. Tout
ça… c’était resté à l’hôtel. Oh ! non… Je me demandais sérieusement
comment j’étais arrivée à me mettre autant dans la merde en si peu de
temps… Je devrais songer à réclamer une place dans le livre des records.
Zach ouvrit son placard et attrapa sa veste en cuir, celle qui le mettait si
bien en valeur, alors que mon regard se posait sur son tatouage, dont je ne
connaissais toujours pas la signification.
— Est-ce que… ta mère est au courant ? le questionnai-je en espérant
qu’il comprenne ce à quoi je faisais allusion.
— Ouais, répondit-il simplement en enfilant sa veste.
Apparemment, s’aventurer sur ce terrain restait encore délicat. Mais on
avait déjà passé l’étape des secrets, désormais, c’était tout ou rien.
— Et ça lui est égal ? insistai-je.
— Élodie, soupira-t-il en se retournant.
Ses yeux croisèrent mon regard suppliant, et cela réussit par miracle à le
faire lâcher prise.
— Bien sûr que non. Elle a essayé à maintes reprises de me faire
changer d’avis. Aujourd’hui encore, elle ne désire qu’une chose, que je
renonce à ce « travail »… Mais elle ne peut pas comprendre. Je ne peux pas
y renoncer, même si je le voulais. Lorsque l’on rentre dans ce milieu, la
seule façon d’en sortir, c’est…
« La mort », réalisai-je en frémissant.
— Pourquoi… pourquoi alors ? murmurai-je alors que les larmes me
montaient aux yeux.
Je me sentais tellement impuissante. Je ne pouvais rien faire pour lui, je
ne pouvais pas l’aider à s’en sortir…
— Je n’ai pas eu le choix. Lorsque j’étais en prison, j’ai compris dès
mon arrivée ce que je devais faire si je voulais survivre et m’en sortir vivant
avec toute ma tête. C’était vraiment… horrible. Si tu oses ne serait-ce que
montrer tes émotions aux autres détenus, s’ils connaissent tes faiblesses et
tes peurs, alors tu es fichu. Être vulnérable fait de toi une cible facile, mais
c’est aussi ce qui unit tout le monde, te pousse à devenir plus fort, plus
résistant.
Était-ce la raison pour laquelle Zach avait une attitude si froide ? Il
cachait encore ses émotions pour que personne ne puisse le blesser ?
— Les nuits étaient les pires moments. Ma famille, mes amis et ma
liberté me manquaient sans cesse. Mais je ne pouvais même pas pleurer, pas
un seul instant, par peur que quelqu’un ne m’entende. Je ne pouvais rien
dire, ni en parler à quiconque, j’étais seul. Nous étions tous seuls et nous ne
pouvions compter que sur nous-mêmes. Je ne pouvais faire confiance qu’à
moi-même.
La tristesse que je percevais dans sa voix me déchirait le cœur. Zach
avait vécu un enfer là-bas… et il n’avait eu personne pour le soutenir.
— Dès mon premier jour, poursuivit-il, je me suis fait remarquer. Un
gars m’a défié au réfectoire en me renversant son plateau dessus. Je n’avais
jamais été violent auparavant, enfin, il m’était arrivé d’être mêlé à des
bagarres au collège, des bagarres que Nick avait provoquées, mais je me
prenais bien plus de coups que je n’en donnais. Ce jour-là, sous les cris, les
encouragements et les applaudissements des autres détenus, j’ai su ce qu’il
me restait à faire. Me défendre. J’ai perdu ma première bagarre. Je n’étais
pas aussi doué qu’aujourd’hui, je manquais encore d’expérience, mais mes
quelques heures d’entraînement passées au club d’Eric m’ont tout de même
bien aidé. En tout cas, en prison, mieux vaut perdre une bagarre plutôt que
de ne pas répondre et de devenir un lâche. La réputation est bien plus
importante que l’envie d’éviter les coups.
Il s’arrêta un instant, se massant la nuque d’un air soucieux.
— Quelques jours plus tard, des gars sont venus me parler dans la cour.
C’étaient des dealers. Je ne peux pas dire d’« anciens vendeurs de drogue »,
car il était certain qu’à leur sortie de prison, ils reprendraient leurs activités
là où ils les avaient laissées. Ces types m’ont « aidé » en quelque sorte, ils
m’ont appris ce qu’il y avait à savoir sur la prison comment je devais me
comporter avec les autres détenus, ce que je ne devais surtout pas faire… Ils
m’ont tout enseigné, je leur étais redevable. Alors, lorsqu’ils m’ont
demandé si à ma sortie je pouvais leur rendre quelques services, j’ai accepté
sans savoir réellement dans quoi je m’embarquais. Et voilà où j’en suis
maintenant, trafiquant de drogue ! Je n’en suis pas fier, Élodie, mais tu ne
peux pas savoir l’enfer que j’ai vécu là-bas, tu ne pourras jamais
comprendre… Et si je dois continuer à faire ces échanges jusqu’à la fin de
ma vie, je le ferai, parce que je n’ai pas d’autre choix et que c’est le prix à
payer pour toutes mes conneries.
Sans m’en rendre compte, je m’avançai vers lui et mes lèvres se
posèrent avec tendresse sur les siennes. Sa bouche s’entrouvrit finalement
pour approfondir le baiser, le rendant plus fougueux et me laissant en
quelques secondes à bout de souffle et pleine de désir.
Ma main caressa tendrement sa joue alors qu’il collait doucement son
front contre le mien.
— Élodie… Grâce à toi, je… Tu me fais ressentir à nouveau toutes ces
émotions que j’avais enfouies en moi. Tu es celle qui me fait revivre…
Celle qui me donne la force de me battre, mais tu es aussi ma faiblesse. Et
c’est pour…
Je posai un doigt sur ses lèvres pour le faire taire.
— Écoute-moi bien, Zach Menser, je veux que tu saches deux choses.
La première, c’est que je suis fière de toi, de ce que tu étais, de ce que tu as
traversé et de ce que tu es devenu. Tu n’es pas quelqu’un de mauvais, tu es
simplement toi. Personne n’est parfait, on commet tous des erreurs, moi la
première, mais on ne peut rien y faire, on est juste humains. Et puis,
maintenant, je serai avec toi. Quoi qu’il arrive, je serai toujours là, je ne
t’abandonnerai jamais…
— Et la seconde ? demanda-t-il avec curiosité.
J’inspirai profondément avant de me lancer.
— Je t’aime, déclarai-je, sûre de moi.
Il sourit avant de fermer les yeux.
— Redis-le-moi, souffla-t-il.
— Je t’aime, Zach Menser. Je t’aime, je t’aime, je t’aime…
Chapitre 42

— Tu veux que je t’accompagne ? me proposa Zach tandis que je


descendais de sa moto. Peut-être que si je parlais avec ton père, je pourrais
arranger les…
Il s’interrompit quand je lui rendis son casque.
— Non, franchement, ça ne serait que pire, répondis-je avec un demi-
sourire.
Il soupira.
— Ça me fait vraiment chier de te laisser affronter ça toute seule. Je sais
que ça ne doit pas être facile pour toi, même si tu fais tout pour me le
cacher.
Il avait raison. Jamais la confrontation avec mes parents n’était allée
aussi loin. Jamais je ne leur avais autant désobéi et menti. Cela me faisait
mal, énormément… J’avais toujours été très proche de ma famille, et
aujourd’hui je m’en éloignais, sans le vouloir réellement. Pourquoi devoir
faire un choix entre ma famille et mon petit ami ? Ne pouvait-il pas y avoir
de compromis ?
De toute façon, je m’étais déjà décidée et je n’allais pas faire marche
arrière, sous aucun prétexte. Alors si mes parents ne voulaient pas me
perdre définitivement, c’était à eux de faire des efforts. Je ne leur rendais
certainement pas les choses faciles, mais je restais leur fille, ils m’aimaient
et devaient sûrement souffrir eux aussi. Zach avait très bien compris que
cela me touchait plus que je ne le laissais paraître, j’étais beaucoup moins
douée que lui pour dissimuler mes sentiments.
— T’inquiète pas, dis-je en l’embrassant sur la joue, ça leur passera !
Alors que je m’apprêtais à rentrer chez moi, il m’attrapa la main et
entrelaça ses doigts aux miens.
— Je suppose que je ne vais pas te revoir avant un moment…
N’en ayant aucune idée, j’allais lui répondre que je lui enverrais un
message pour le tenir au courant, mais je n’étais même plus en possession
de mon téléphone. Se verrait-on sans aucun doute demain au lycée ? Je ne
le savais pas non plus.
— Désolée, lâchai-je seulement en lâchant sa main à contrecœur.
Je me retournai et me dirigeai vers ma maison, pleine d’appréhension.

* * *

Je n’eus même pas à tourner la poignée que la porte d’entrée s’ouvrait


d’elle-même, laissant apparaître le visage surpris de ma petite sœur, un sac-
poubelle à la main.
Sara s’empressa de me pousser à l’extérieur et de refermer la porte
derrière elle.
— Élodie ? ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ? s’étonna-t-elle avant de me
serrer dans ses bras.
— Euh… J’habite ici moi aussi, tu sais, répondis-je simplement en lui
rendant son étreinte.
Après s’être écartée de moi, elle secoua la tête.
— Tu ne peux pas rentrer à la maison.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ? On va enfin déménager et quitter cette vieille maison en
ruine ?
— Nous, non, mais il y a de fortes chances pour que ce soit ton cas…
Elle m’adressa un regard désolé, mais je ne comprenais pas où elle
voulait en venir…
— Tu ne peux pas être un peu plus précise ! lançai-je en me massant la
nuque.
Elle soupira.
— Très bien, papa veut te mettre à la rue.
— « À la rue » ? ! m’exclamai-je, choquée.
— Ouais, enfin, ne t’inquiète pas, tu ne vas pas devenir sans-abri et
devoir faire la manche pour survivre, maman t’a mis dans ta valise assez
d’argent pour tenir plusieurs jours. En fait, t’es peut-être même une
chanceuse ! Tu n’auras plus à supporter les parents, tu pourras vivre ta vie
de façon indépendante, et faire tout ce que tu veux comme si tu avais été
émancipée !
Je la fusillai du regard. Mes parents voulaient me mettre dehors et
j’étais censée être heureuse ! Ma sœur et sa belle vision des choses de la
vie… J’aurais bien aimé la voir à ma place ! Tel que je la connaissais, elle
aurait dépensé l’intégralité de son argent de poche dans des magasins de
vêtements dès la première journée de son émancipation provisoire et se
serait retrouvée à dormir sous un pont à la nuit tombée !
— Mais peut-être que si tu te mets à genoux et que tu promets à papa de
ne plus jamais lui refaire un coup pareil et de ne plus jamais revoir Zach,
alors…
— Hors de question. Zach est mon petit ami et il le restera ! Si papa
n’est pas satisfait de la personne avec qui je sors ou de ce que j’ai fait, il ne
peut s’en prendre qu’à lui-même. C’est lui qui nous a emmenées dans cette
ville !
Je ne voulais pas tout mettre sur le dos de mon père, mais si nous étions
restés à Londres, rien de tout cela ne serait arrivé. Jamais je n’aurais
rencontré Zach, jamais je n’aurais défié mes parents et leur autorité, jamais
je n’aurais pris des risques mettant ma vie en jeu…
Sara haussa les épaules.
— OK, c’est bon, c’est bon ! Je ne faisais qu’émettre une hypothèse…
— Eh bien, garde tes hypothèses pour toi, rétorquai-je en la bousculant
pour ouvrir la porte.
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir ma valise ainsi que la plupart
de mes affaires posées dans le hall d’entrée. À croire que mon départ était
imminent.
Ma mère se tenait près des escaliers, les bras croisés sur la poitrine.
— Je suis contente que tu te sois souvenue que tu avais une famille, me
dit-elle d’un ton sec.
— « Une famille » ? répéta mon père d’une voix dure en surgissant dans
le hall. Cette fille ne fait plus partie de notre famille, Eleonore.
Ses mots eurent l’impact recherché. J’eus l’impression que mon cœur se
déchirait en deux alors que sa phrase tournait en boucle dans mon esprit.
Mon père… mon père venait vraiment de me renier ?
— Alors ? Qu’attends-tu pour prendre tes affaires et partir ? ajouta-t-il
en désignant d’un geste de la main ma valise et deux autres sacs que je
reconnus immédiatement.
Il s’agissait de mes vêtements achetés la veille avec Vic. Je baissai les
yeux et remarquai que mon portable se trouvait posé sur mes bagages, tout
comme mon portefeuille. Comment était-ce possible ? Comment mon père
avait-il pu…
La réponse me vint d’elle-même : Waylon. Des policiers avaient
sûrement dû retrouver mes affaires et les déposer au poste de police. La
carte d’identité dans mon portefeuille avait dû suffire à me désigner comme
leur propriétaire, et Waylon les avait ensuite remises à mon père. Si la
police était aussi en possession des sacs de Vic, alors tout ce que j’avais
raconté à Waylon venait de tomber à l’eau, et elle était tout aussi bien dans
la merde que moi.
Je repoussai ce nouveau problème au fond de mon esprit pour
m’occuper de moi et de mes propres difficultés familiales. Je jetai un regard
plein de reproches à ma mère dans l’espoir de la faire changer d’avis. Je
savais qu’elle ne désirait pas cela, elle m’aimait suffisamment pour me
pardonner mes erreurs, car j’étais sa fille, sa petite Élodie… Elle ne pouvait
pas rejeter la chair de sa chair… J’étais son enfant !
— Tu le laisses faire ? ! m’écriai-je alors. Tu le laisses me mettre à la
porte ?
Elle détourna le regard et s’abstint de répondre. Chose que je
n’oublierais jamais.
— Maman ! Je… je suis ta fille, bon sang ! Tu ne peux pas me faire ça !
— Ça suffit, Élodie ! rugit mon père.
Le ton de sa voix me fit sursauter. Je les dévisageai chacun son tour, à
la fois pleine de remords et de colère, mais aussi scandalisée qu’ils soient
capables de me rejeter de cette façon… N’avaient-ils pas peur de ce qu’il
pourrait m’arriver dehors ? Comment était-ce possible de traiter son enfant
ainsi ? Cela me révoltait complètement !
Je serrai les poings.
— Très bien ! J’ai compris, je m’en vais !
J’attrapai mes bagages avec hargne et reculai vers la porte.
— Tu pourras revenir lorsque tu auras repris tes esprits, m’annonça mon
père sur un ton plus calme.
Reprendre mes esprits ? À cet instant, j’avais plutôt l’impression que
c’étaient eux qui avaient perdu la tête !
— C’est ça, lâchai-je tout bas en tournant les talons.
Je retins mes larmes et sortis de la maison, valise et sacs dans les mains.
Lorsque la porte se referma derrière moi en un claquement sourd, je laissai
mes larmes couler. Sara me regarda un moment, debout près des poubelles,
avant de venir me prendre dans ses bras.
— Papa a été vraiment dur, c’est ça ? chuchota-t-elle en me tapotant le
dos.
J’enfouis la tête au creux de son cou et continuai à pleurer toutes les
larmes de mon corps sur son pull en cachemire beige.
Après quelques minutes, Sara toussota et m’écarta doucement.
— J’aurais bien aimé te réconforter encore un moment, mais tu vois,
là… C’est un peu comme si j’étais passée sous les chutes du Niagara, se
moqua-t-elle en désignant son haut trempé par mon chagrin.
— Désolée, dis-je en reniflant.
J’essuyai mes yeux d’un revers de la main.
— Écoute, Élodie… C’est moi qui suis désolée que tu ne puisses pas
rester, je te promets que je vais essayer de toute faire pour convaincre papa
de te laisser revenir et je…
— Ça ira, Sara, l’interrompis-je en souriant légèrement. Occupe-toi
d’abord de toi, d’accord ?
Elle baissa la tête, navrée.
— Tu vas me manquer, murmura-t-elle.
— Toi aussi, mais ne t’en fais pas, je ne serai pas bien loin et puis, si je
te manque trop, tu n’auras qu’à m’appeler et on pourra toujours se voir,
déclarai-je.
Elle releva la tête, satisfaite de ma proposition.
— De toute façon, tu vas aller chez Zach, pas vrai ?
J’hésitai un instant à lui répondre. À vrai dire, je ne comptais pas me
rendre chez lui. J’étais sa copine, mais je ne voulais pas abuser encore une
fois de la gentillesse de sa mère et de son hospitalité… Et si je lui racontais
ce qui venait de se passer, il serait certainement furieux et viendrait parler à
mes parents, ce qui ne ferait qu’aggraver ma situation. Et si… et s’il
décidait de rompre parce que me soutenir dans ces conditions lui paraissait
trop compliqué ? Non, je ne pouvais pas aller voir Zach et lui parler de tout
ça pour l’instant.
— Sûrement, mentis-je à Sara, je te tiendrai au courant.
Je l’embrassai sur la joue et pris la route habituelle pour me rendre au
lycée, n’ayant aucune idée de l’endroit où je pourrais passer la nuit… et les
autres à venir.

Assise devant mon lycée, sur le bord d’un trottoir, depuis plusieurs
minutes, je réfléchissais à ce que j’allais faire, la tête entre les mains.
Je n’avais pas d’amis chez qui aller, hormis Zach. Quant à Vic, après
tout ce qu’il venait de se passer, j’étais certaine d’être la dernière personne
qu’elle avait envie de voir. D’ailleurs, je ne savais même pas si elle me
considérait encore comme son amie. Et puis elle vivait dans un appartement
en centre-ville avec sa tante pendant l’année scolaire, car ses parents et sa
grande sœur Gabriella habitaient à la campagne, à plus d’une cinquantaine
de kilomètres de Saint-Louis. Or je ne connaissais Mme Verden que de vue
et à cause de sa très belle réputation de « secrétaire désagréable », alors je
ne m’imaginais pas du tout lui demander de m’héberger quelques jours…
Je poussai un profond soupir. Comment en étais-je arrivée là déjà ? Ah,
oui… Zach et mon comportement suicidaire.
Soudain, un bruit de tonnerre retentit. En levant les yeux, je constatai
que le ciel s’était couvert. Vu la couleur sombre des nuages, il n’allait pas
tarder à pleuvoir. Il fallait que je me remue.
Sans savoir où j’allais, je me mis à marcher. Alors que de fines gouttes
commençaient à tomber, que des éclairs illuminaient le ciel à intervalles
réguliers, je remarquai que mes pieds m’avaient conduite jusqu’au club
d’Eric. Par chance, il était encore ouvert. Je poussai le vieux portail gris et
m’empressai de rentrer.
Je m’étais attendue à entendre de la musique à fond, le bruit de la corde
à sauter claquant sur le sol ou des coups contre les sacs de boxe, mais tout
était silencieux. Du couloir, je pouvais voir que la grande salle était déserte.
— Euh… Il y a quelqu’un ? demandai-je en regardant autour de moi.
Question stupide. Si la porte était ouverte, il y avait forcément
quelqu’un. Mais peut-être qu’il s’agissait de cambrioleurs, ou bien… Je
tressaillis lorsque la porte à ma droite s’ouvrit brusquement. Eric se tenait
dans l’embrasure, visiblement étonné de me trouver là.
Avec sa barbe de quelques jours, son teint pâle et les énormes cernes
sous ses yeux, il paraissait presque malade, mais je le connaissais, et il avait
toujours cette tête-là.
Alors qu’il regardait désormais ma valise, j’eus le temps de distinguer
derrière lui un petit bureau en verre avec dessus un vieil ordinateur en
piteux état, une cafetière et un mug violet.
Eric se massa le menton un instant. Il avait sûrement compris que je
n’étais pas là pour lui annoncer que je partais en séjour à la montagne.
— Viens, rentre, lâcha-t-il en poussant la porte d’un coup de pied.
— Merci…
Tandis qu’il prenait place à son bureau, je restai debout, observant un
peu plus la pièce. Il n’y avait pas grand-chose, à part un grand poster
dédicacé représentant Mike Tyson debout sur un ring, le regard victorieux
et le visage en sueur.
— Alors… Que s’est-il passé ? s’enquit Eric en se servant une tasse de
café.
Je compris que la caféine devait lui causer des insomnies.
— Je… je n’avais nulle part où aller, bredouillai-je. Je ne pouvais pas
me rendre chez Vic ni chez Zach et…
— Stop, m’interrompit-il en faisant une croix avec ses mains. Est-ce
que tu peux au moins commencer par le début ?
Je hochai la tête et lui racontai alors tout ce qu’il m’était arrivé depuis la
veille. Le plan de Victoria pour enquêter sur Zach, mon idée suicidaire, le
trafic de drogue, le poste de police, le fait que j’avais choisi mon petit ami
plutôt que mon père, et mon retour à la maison, qui s’était assez mal
terminé.
À la fin de mon récit, Eric semblait contrarié.
— Comment tes parents ont-ils pu te faire une chose pareille ? !
s’indigna-t-il en se levant tout à coup.
— J’en sais rien…
Il réfléchit un instant.
— Bon, on peut dire que tu ne leur as pas rendu les choses faciles. Te
retrouver mêlée à un trafic de drogue, ce n’est pas rien. Mais s’ils pensent
qu’en te foutant dehors tu retrouveras la raison, ils ont vraiment tort. Rejeter
son enfant avant même de l’avoir écouté est une très grosse erreur. Souvent,
les adolescents s’enfuient et ne remettent plus les pieds chez eux, beaucoup
ne revoient jamais leurs parents.
Je frémis.
— Bien sûr, je sais que ce ne sera pas ton cas, poursuivit-il. Même si tu
leur en veux énormément aujourd’hui, tu sauras leur pardonner, comme ils
le feront aussi.
— Comment vous pouvez en être aussi sûr ? Ils ont pourtant été clairs,
tant que je ne quitterai pas Zach, ils ne me laisseront pas rentrer. Et je ne
compte pas rompre avec lui.
— Élodie, tu es quelqu’un de bien et tes parents sont également des
gens bien, je le sais. C’est pour ça qu’ils n’ont pas su comment réagir face à
tes actes. Jamais tu n’avais agi de cette façon auparavant, ils ont sûrement
été désemparés. Laisse-leur le temps de réaliser qu’ils ont pris la mauvaise
décision, je suis certain que, d’ici quelques jours, ils t’appelleront pour te
demander de rentrer.
Si les mots d’Eric me réconfortèrent un peu, je n’étais pas aussi
confiante que lui. Et s’ils choisissaient de ne plus jamais m’adresser la
parole ? Et s’ils m’avaient vraiment bannie de chez eux ?
— Bon, ajouta Eric en attrapant ma valise d’une main, j’ai cru
comprendre que tu n’avais pas d’endroit où dormir. Tu as de la chance, je
viens juste de recevoir un canapé ultra-confortable à l’appart !
Il m’offrit un sourire chaleureux et sortit dans le couloir sans que j’aie
eu le temps de répondre.
— Att… attendez ! m’écriai-je en le rattrapant, je ne veux pas vous
déranger…
— Jeune fille, je ne vais tout de même pas te laisser passer la nuit
dehors avec le temps de chien qu’il fait. D’autant plus que j’ai de la place
chez moi. Et puis, si ça me dérangeait, je ne te l’aurais pas proposé. Allez,
viens.
Je fermai les yeux quelques secondes et soupirai de soulagement. Au
moins, j’allais pouvoir passer la nuit au chaud et en sécurité.
— Bon, Élodie, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? ! lança Eric
depuis l’extérieur du club.
— J’arrive ! répondis-je en rejoignant mon nouveau taulier.
Chapitre 43

Eric gara son énorme Ford Ranger orange sur le parking du bar où je
l’avais croisé par chance en rentrant chez moi le jour du match de Lyam.
Zach m’avait plantée devant le stade et j’avais dû marcher je ne sais
combien de bornes.
Alors que la pluie tombait toujours à verse, Eric se pencha vers la
banquette arrière pour attraper un vieux papier journal qui y traînait.
— J’habite dans l’immeuble en face, déclara-t-il en ouvrant sa portière.
Il me semble que j’ai un parapluie à l’appart, je vais aller te le chercher, je
reviens tout de suite !
— Eric, ce n’est franchement pas la peine ! répondis-je, gênée, en
mettant un pied dehors. Ce ne sont que des gouttes d’eau, vous savez, pas
des grêlons.
— Peut-être, mais quelques gouttelettes suffisent amplement pour
tomber malade et…
Déjà sortie, je m’empressai de récupérer mes sacs de vêtements dans le
coffre.
— T’es vraiment têtue comme une mule, toi, marmonna-t-il en attrapant
ma valise.
Je souris, prenant conscience que ma « cohabitation » avec mon ancien
voisin allait probablement s’avérer amusante ! Peut-être même allais-je le
préférer à ma peste de petite sœur !
Nous marchâmes rapidement en direction de l’immeuble, et montâmes
dans l’ascenseur.
— Sixième étage, m’annonça-t-il.
Je baissai les yeux sur sa seconde main pourtant libre.
— Vous avez déjà des douleurs aux bras, vieil homme ? plaisantai-je en
appuyant tout de même sur le bouton.
Il me donna une petite tape sur le crâne en rigolant.
— Tu vois bien que non.
Je secouai la tête, et nous sortîmes dans le couloir pour finalement nous
arrêter devant la porte numéro 24.
— Je dois aussi vous ouvrir la porte ? m’enquis-je sur un ton ironique
alors qu’il sortait les clés de sa poche.
— Non, par contre, je préférerais que tu me tutoies, déjà que tu me
traites comme un vieux, j’aimerais au moins avoir ce privilège.
— Message reçu, grand-père…
Il soupira et me laissa entrer dans l’appartement.
— Je crois que je vais très vite regretter de t’avoir emmenée ici,
l’entendis-je marmonner tout bas alors que je parcourais les lieux du regard.
La pièce principale était un salon dans lequel était installé le canapé
censé être « ultra-confortable » d’Eric, un petit écran de télévision près des
fenêtres donnant sur la rue, et une bibliothèque en bois vide. Il y avait un
coin-cuisine avec tout le nécessaire, réfrigérateur, plaques de cuisson, et un
plan de travail sur lequel était posé un carton contenant visiblement un
micro-ondes, bien que ce dernier ne semble pas avoir encore été utilisé. Son
appartement avait l’air parfaitement propre et une légère odeur de neuf et de
renfermé me parvenait jusqu’aux narines.
Eric vivait-il réellement ici ? Parce que l’endroit paraissait presque
inhabité. Il n’y avait aucun objet personnel, aucun objet tout court, hormis
les meubles qui semblaient tout neufs. Peut-être passait-il le plus clair de
son temps à son club.
Il toussota, ce qui me tira de mes pensées.
— Hum, j’espère que l’endroit te convient… Enfin, ça me paraît mieux
que de dormir à la belle étoile.
Chose que j’aurais pu nuancer si nous n’étions pas en hiver.
— Je ne vous remercierais jamais assez…
— Hé, je t’ai déjà dit de me tutoyer, rouspéta-t-il en s’avançant vers la
première porte. Ah, et je t’avais dit que je te laisserais le canapé, mais
finalement je l’aime trop pour te le prêter, alors tu auras la chambre. Les
draps sont propres, je n’ai jamais dormi dedans, et tu as même un placard
pour ranger tes affaires. Sympa, non ?
Je clignai plusieurs fois des yeux, un peu surprise qu’il n’ait jamais
dormi dans sa chambre et embarrassée qu’il se montre aussi gentil.
— Eric, vous… Enfin, tu… tu n’es pas obligé d’en faire autant pour
moi, répondis-je, confuse.
Il chassa ma réponse d’un geste de la main.
— Arrête un peu de me remercier, tu es mon invitée, alors tu feras ce
que je te dis. Maintenant, va ranger tes affaires et prends aussi une bonne
douche, tu sens le chien mouillé.
Très aimable.
— Et les pizzas ?
Il haussa les épaules.
— T’es un vrai estomac sur pattes, ma parole ! s’étonna-t-il en rigolant.
On mangera après, dépêche-toi.
— Bien, chef !
Je me hâtai et entrai dans ma « nouvelle chambre » pour quelques jours.
Les murs étaient comme ceux du salon, peints d’un blanc classique,
tandis que des lattes de bois faisaient office de plancher. La chambre n’était
pas très grande, un lit et un placard y trouvaient tout juste une place.
D’ailleurs, je dus même ouvrir ma valise sur le lit. Et franchement, j’aurais
peut-être mieux fait de la garder fermée. D’un autre côté, je reconnus
immédiatement l’identité de la personne qui me l’avait remplie. Soit Sara
avait complètement oublié que nous étions désormais en plein hiver, soit
elle s’était persuadée que j’irais à coup sûr chez Zach et qu’il me faudrait
des vêtements adaptés à ce genre de situation, c’est-à-dire des tenues ultra-
courtes, moulantes et légères. Je retrouvai même certaines de mes robes
d’été et un maillot de bain, mais aucun pyjama convenable, j’allais donc
devoir garder mes pantalons en compagnie d’Eric. Même si je le voyais un
peu comme un grand-oncle chaleureux, nous n’étions pas de la même
famille et il restait un homme, quel que soit son âge.
Par pure curiosité, je jetai un coup d’œil à mes autres sacs de vêtements
et remarquai que la plus grande partie avait été remplacée par mes affaires
de cours et par mon sac… Évidemment.
Après avoir soulevé quelques habits dans ma valise, j’y aperçus mon
ordinateur portable et une petite enveloppe que je m’empressai d’ouvrir. Il
y avait dedans environ trois cents dollars ainsi qu’un message de quelques
lignes.
Élodie, sache tout d’abord que je ne suis pas désolée pour ce qui
s’est passé. Nous avons longuement discuté ton père et moi avant de
prendre cette décision ensemble et, même si cela me peine
beaucoup, et je sais que tu dois te sentir blessée en ce moment
même, nous l’avons fait pour ton bien.
J’espère que cela te permettra de prendre du recul sur tes actes,
mais aussi de te souvenir de qui tu es vraiment, tu n’es pas la jeune
fille téméraire et imprudente qui agit contre les interdits que tu
crois être devenue.
Toutefois, je ne suis pas d’accord avec ton père quant au fait que tu
doives choisir entre ce garçon et notre famille. Je sais pertinemment
que tu ne peux pas lutter contre tes sentiments pour lui.
Malheureusement, ton père est aussi têtu que toi ! Mais peut-être
que l’amour qu’il a pour toi le fera changer d’avis d’ici à quelques
jours, du moins je l’espère vraiment.
Ta maman qui t’aime énormément.
P-S : Je t’ai laissé un peu d’argent pour ces quelques jours…

Je fixai un instant son mot avant de le chiffonner et de le déchirer en


petits morceaux avec amertume.
« Qui t’aime », m’avait-elle écrit… Elle me le prouvait bien en me
mettant dehors et en n’étant même pas un tantinet désolée !
Je poussai un grognement furieux et donnai un violent coup de pied
dans ma valise, qui s’écrasa de l’autre côté du lit, sur le sol. Tant pis pour
mon ordinateur.
Moi qui avais toujours pensé que mes parents étaient les plus
merveilleux du monde, les plus gentils, les plus attentionnés… Comme
quoi, ils avaient bien caché leur jeu. Dire qu’il suffisait que leur fille ne soit
plus digne de leurs attentes pour qu’ils l’abandonnent sans aucun remords !
— Je vous déteste, murmurai-je alors que des larmes de rage me
montaient aux yeux.
Je fermai les paupières et respirai calmement, sentant le regret
m’envahir après avoir dit cela. C’était faux, je ne les détestais pas, j’en étais
incapable malgré toute ma colère.
Ils étaient ma seule famille. C’étaient eux qui m’avaient donné la vie,
c’étaient eux qui m’avaient élevée sans que je manque de quoi que ce soit,
c’étaient eux qui m’avaient appris tout ce qu’un enfant a besoin de savoir.
La politesse, le respect, mais également la prudence, l’honnêteté, la
générosité et bien d’autres valeurs fondamentales. C’était grâce à eux que
j’étais devenue ce que j’étais aujourd’hui, et j’en étais fière. Mais alors
pourquoi ne l’étaient-ils pas eux aussi ?
Évidemment, je n’étais pas parfaite. Comme tout le monde, j’avais fait
des erreurs, mais cela ne permet-il pas d’apprendre ? On m’avait souvent
répété de ne pas juger les gens d’après leurs erreurs, mais d’après les leçons
qu’ils en avaient tirées. Il était clair que plus jamais je ne comptais assister à
un échange de drogue, alors pourquoi mes parents ne me pardonnaient-ils
pas ? Méritais-je vraiment d’être traitée ainsi ?
Je soupirai. Trop de réflexion m’avait donné la migraine, et une bonne
douche me semblait être le meilleur remède. De toute façon, que je retourne
la situation encore et encore dans ma tête n’allait certainement pas changer
grand-chose. Lorsque mes parents auraient envie de me revoir, ils me le
feraient tout simplement savoir…

Après qu’Eric m’eut grondé pour être restée plus d’une vingtaine de
minutes sous l’eau chaude, il m’ordonna d’aller faire réchauffer les pizzas
tandis que monsieur regardait un match de boxe à la télé.
— J’y crois pas, râlai-je en ouvrant le frigo, je n’ai jamais vu un prof de
sport aussi feignant !
Mon regard se posa sur la boîte de pizza, la seule chose à manger dans
le grand réfrigérateur. Incontestablement, Eric ne vivait pas à temps plein
ici. Peut-être aurais-je dû aller à l’hôtel finalement. D’un autre côté, j’étais
sûre qu’après trois nuits je n’aurais plus eu d’argent, sans compter les repas.
Au moins, tant que je vivais ici, mon argent me servirait à faire des courses
pour remplir le frigo…
— Et en plus, t’es un menteur ! ajoutai-je en me souvenant qu’Eric avait
parlé de deux pizzas restantes.
— Non, il y en a bien deux, rétorqua-t-il. Oh ! purée, tu as raté un
magnifique coup de coude retourné !
En ouvrant la boîte, je remarquai qu’effectivement deux morceaux de
pizza se superposaient l’un sur l’autre. Je branchai le micro-ondes, fouillai
les placards pour en sortir une assiette et y posai les pizzas.
Tandis que notre dîner réchauffait, je m’accoudai au plan de travail et
observai Eric du coin de l’œil. Avachi sur son canapé dans son survêtement
gris et ses baskets de course usées, il semblait complètement passionné par
son match. Je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait tout d’un vieux
quadragénaire encore célibataire.
J’attrapai l’assiette de pizza et le rejoignis sur le canapé.
— Regarde-moi ça, Élodie ! s’exclama-t-il en se penchant vers l’écran.
L’autre ne monte pas assez ses gants, s’il lui met une droite… Waouuuh,
elle est passée ! Tu l’as vu ? ! Ça lui apprendra à ne pas faire attention à sa
garde !
Je souris et, tout en me concentrant sur le combat, croquai dans un
morceau de pizza que je reconnus comme étant une quatre fromages.
— Alors, comment elle est ? s’enquit-il en prenant le deuxième
morceau.
— Pas mal, admis-je. Elaine vous… enfin, ta femme ne te manque pas ?
— Ex-femme, rectifia-t-il en quittant l’écran des yeux pour me regarder.
Pourquoi cette question tout à coup ?
Je haussai les épaules.
— Ton appart me paraît vraiment… délaissé. Et puis, je suppose que tu
as des insomnies, enfin, c’est même certain.
Il reporta à moitié son attention sur le combat.
— Vous, les femmes, vous pensez toujours que vous êtes les seules à
souffrir après une rupture et que l’homme s’en remet immédiatement
comme s’il s’en moquait royalement. Eh bien, sache, gamine, que c’est
totalement faux ! Bien sûr, je ne vais pas me laisser abattre parce que ma
femme m’a quitté, et je ne vais pas passer le reste de ma vie à m’apitoyer
sur mon sort. Mais tu as raison, chaque fois que je ferme les yeux, son
visage revient hanter mes pensées, impossible de trouver le sommeil.
— Alors, tu te dopes au café et tu passes tes soirées à t’entraîner au club
où tu finis par t’endormir, mort de fatigue, jusqu’au lendemain ?
Il sourit tristement.
— C’est un peu ça. Mais si on parlait plutôt de toi, tu l’aimes vraiment
ce garçon, pas vrai ?
— À ton avis ? répondis-je en souriant, amusée qu’il change si
rapidement de sujet.
— Ah, l’amour !… déplora-t-il d’un ton las. De toute façon, ça n’amène
que des problèmes !
Pour une fois, j’étais complètement d’accord. Mais ce sentiment nous
apporte tellement plus… Il rend notre quotidien incroyable et exceptionnel.
Grâce à lui, nous nous sentons vivants, nous apprenons de nouvelles choses.
C’était sans aucun doute la chose la plus merveilleuse au monde.
— D’ailleurs, à cause d’une certaine femme, il n’y a plus d’eau chaude
et je vais devoir attendre demain pour me doucher ! râla Eric.
Je levai les yeux au ciel.
— Ce n’est pas ma faute ! Si tu m’avais dit plus tôt qu’il y avait un
ballon d’eau chaude aussi… Et puis, grâce à moi, demain soir, tu mangeras
un vrai repas sain !
— Tu vas cuisiner ?
Je hochai la tête, déterminée à lui vanter mes talents culinaires, que je
ne connaissais pas encore moi-même.
— Je ne compte pas m’empiffrer de pizzas tous les soirs, et puisque j’ai
du mal à t’imaginer aux fourneaux…
— Très bien. Tu n’auras qu’à me faire une liste des choses dont tu as
besoin et j’irai les acheter demain.
— En fait, je comptais y aller moi-même après les cours, lui avouai-je
en me levant, l’assiette de pizza vide à la main. Déjà que tu me laisses
dormir ici gratuitement, c’est la moindre des choses…
Il secoua la tête.
— Pas question. Tu as déjà vu un restaurant sans denrées ? C’est mon
appartement, alors je fournis la nourriture. En contrepartie, tu me feras de
bons plats, c’est largement suffisant, jeune fille.
Bien que je ne sois pas aussi sûre que lui concernant ma part du marché
à remplir, qui me paraissait franchement inégale, si Eric en avait décidé
ainsi, je n’allais pas le contredire.
D’un autre côté, peut-être que je pouvais le remercier autrement. Et si je
l’inscrivais sur un site de rencontre ? Jouer l’entremetteuse pour l’aider à
trouver une nouvelle femme pouvait être pas mal ! Ou bien était-ce encore
trop tôt ? Mais j’étais certaine que fréquenter quelqu’un lui permettrait de
ne plus se focaliser sur son ex-femme.
Dans tous les cas, cet appartement manquait clairement de vie et, même
si ma présence allait un peu dynamiser Eric et lui changer les idées, lorsque
je partirais, je n’avais pas envie que mon vieil ami retombe dans son
gouffre de solitude et d’insomnie. Oui, il fallait que je lui trouve
quelqu’un !
Je lavai rapidement l’assiette et allai au pas de course dans ma chambre
en lançant un bref « Bonne nuit, à demain ! », puis fermai la porte. Je
l’entendis répondre quelque chose du genre « Déjà ? Alors qu’il n’est que
19 heures ? », mais j’étais bien trop concentrée sur mon nouvel objectif, qui
d’ailleurs me changerait sûrement les idées à moi aussi.
Grossière erreur… Après avoir allumé mon ordinateur, je remarquai
qu’il n’y avait pas de wi-fi. Ma fin de soirée fut alors fascinante, puisqu’elle
se résuma à jouer au solitaire et à faire de « passionnantes » parties
d’échecs contre une machine !

* * *

Ce ne fut pas le réveil de mon téléphone qui me tira brutalement de mon


sommeil à l’aube, mais ses vibrations répétitives. Je grognai, puis finis par
l’attraper à contrecœur pour regarder d’un œil qui était le ou la coupable.
Vic.
Pourquoi m’appelle-t-elle aussi tôt ? Et pourquoi insiste-t-elle autant ?
me demandai-je en décrochant.
— Sa…
— Élodie ? ! Putain… Putain ! Les flics… les flics ont débarqué chez
ma tante y a dix minutes !
Je fronçai les sourcils et me redressai sur mon lit. Elle avait l’air affolée
et à bout de souffle, comme si elle venait de piquer un sprint.
— S’il te plaît, calme-toi et explique…
— T’expliquer quoi ? ! Je ne sais même pas ce qui s’est passé ! Ils ont
frappé à la porte de l’appartement, ma tante m’a réveillée en me hurlant
d’aller voir ce qu’il se passait et… et quand j’ai regardé à travers l’œilleton,
je les ai vus ! Ils étaient trois, et… et… j’ai paniqué !
— C’est-à-dire ?
— Ben… J’ai couru jusqu’à ma chambre, j’ai enfilé une veste et mes
baskets, et j’ai sauté par la fenêtre !
— Tu as quoi ? !
— T’inquiète pas, ma tante habite au rez-de-chaussée, mais là n’est pas
le problème ! La police s’est ramenée chez ma tante et je ne sais pas
pourquoi ! Tu crois que ça a un rapport avec l’échange ? Enfin oui,
forcément ! Et comme une idiote, j’ai pris la fuite ! Alors ils vont
évidemment penser que je suis coupable ! Et si j’allais en prison ? Purée,
Élo, qu’est-ce que je vais faire ! Mais qu’est-ce que je vais faire ? ! Mes
parents vont me tuer ! Et qu’est-ce que je vais dire à ma tante si…
— Calme-toi, Vic, dis-moi d’abord où tu te trouves.
— Euh… Je suis presque arrivée chez Wade, c’est le seul endroit
auquel j’ai pensé…
— Mauvaise idée, Wade doit sûrement être suivi par les flics en ce
moment.
— Hein ? Mais pourquoi…
Je soupirai.
— C’est une longue histoire, mais écoute-moi bien, ne va surtout pas
chez lui, d’accord ?
— Et je vais où au juste ? ! En tout cas, il n’est pas question que je
débarque au lycée en pyjama… En plus, les flics risquent de se pointer là-
bas…
Je ne répondis pas durant quelques secondes, essayant de trouver une
solution au nouveau problème auquel j’étais confrontée. Au problème que
j’avais créé. C’était ma faute, j’avais merdé à l’interrogatoire en entraînant
mon amie dans cette histoire. J’avais merdé pour tout. Maintenant, il fallait
que j’assume les conséquences et que j’assume l’entière responsabilité de
mes actes comme une adulte.
— Écoute, je vais régler ça, OK ?
— Je ne vois pas comment…
— Laisse-moi m’en charger, d’accord ? Je te rappelle quand les choses
se seront arrangées, je vais essayer de faire vite, mais en attendant, promets-
moi juste que tu n’iras pas chez Wade, d’accord ? Et évite de te faire
coincer par les flics.
— Ouais, je vais essayer…
Elle raccrocha la première.
Et maintenant, Élo, tu fais quoi ? Tu te recouches et tu verras ça plus
tard dans une petite heure ? me murmura une voix intérieure. Si seulement
je pouvais…
J’ébouriffai nerveusement mes cheveux et quittai à contrecœur la
chaleur de mon lit pour aller dans la salle de bains.
Le raffut que je fis en me préparant avait dû malencontreusement
réveiller Eric. Du moins s’il avait réussi à s’endormir pour une fois…
Il se servait un verre d’eau au robinet.
— Tu as cours à 7 heures du matin ? s’étonna-t-il en buvant un coup.
— Euh… ouais, rattrapage d’un cours de science ! mentis-je en enfilant
mon blouson par-dessus le seul pull noir que ma sœur m’avait par chance
accordé.
— Waouh, ils sont vaches tes profs !
Je hochai la tête, pris mon sac de cours et me dirigeai vers la porte
d’entrée.
— Attends ! lança Eric en partant fouiller dans la poche de sa veste. Je
n’ai pas de café à te proposer, alors…
Il sortit son portefeuille et je compris.
— Ce n’est pas la peine, et puis j’ai de l’argent, ne t’en fais pas !
l’interrompis-je en sortant dans le couloir. À ce soir !
Je m’empressai de descendre les premières marches de l’escalier pour
qu’il ne puisse pas me rattraper.
— Tu ne veux pas que je te dépose ? l’entendis-je me demander alors
que j’étais déjà à l’étage du dessous.
— Ça ira, je vais prendre un bus !
Je souris. Malgré tout ce qui était en train de m’arriver, j’étais toutefois
heureuse d’habiter temporairement chez Eric. Heureuse de l’avoir rencontré
et d’avoir pu compter sur lui. Il était le seul à se soucier et à s’occuper de
moi, un peu comme le ferait un père avec sa fille…
Cette pensée me serra le cœur. Mon père me manquait. Malgré ses mots
horribles et son comportement insensible envers moi, il me manquait. Mais
je n’allais pas craquer. Je ne retournerais pas à la maison parce que je ne
voulais pas céder à l’unique condition qui me permettrait d’y revenir, il
n’en était pas question.
Quand je fus dehors, la brise matinale me fouetta le visage et j’ajustai la
capuche de mon blouson sur ma tête, avant de regarder autour de moi.
Et maintenant, Élodie, tu comptes faire quoi pour régler ta connerie ?
Eh bien, sachant que j’étais à l’origine du problème, je ne vis qu’une
solution : aller au poste de police.
Chapitre 44

Le poste de police m’avait l’air bien agité en ce lundi matin. La plupart


des agents couraient à droite et à gauche dans le bâtiment. D’ailleurs, le
bureau d’accueil était désert et personne ne me prêta attention, comme si
j’étais un simple pot de fleurs dans le décor.
Je me rendis seule au bureau de Waylon en espérant qu’il s’y trouverait.
Je frappai plusieurs fois à la porte avant d’entendre un léger « Entrez » en
provenance de l’intérieur. Je croisai les doigts pour que le plan que j’avais
imaginé durant mes dix petites minutes de trajet en bus fonctionne, et entrai
dans la pièce.
Je me figeai en découvrant Waylon Junior assis derrière le bureau.
Celui-ci sembla aussi surpris que moi, mais un sourire vint bientôt
s’afficher sur son visage.
— Tiens, tiens, qui voilà… Je te manquais déjà ? plaisanta-t-il en
haussant les sourcils.
— À vrai dire, comme c’est le bureau de ton père, c’est lui que je suis
venue voir, répliquai-je après un court instant de confusion.
— Il se trouve que je le remplace.
Je poussai un soupir et croisai les bras sur ma poitrine, agacée.
— Parce que t’es flic maintenant ? raillai-je. Où est Waylon ?
Il haussa les épaules avec une moue.
— Pourquoi est-ce que tu le cherches ? Je te rappelle qu’il est marié et
qu’il a un fils au cas où tu ne…
— La ferme, Alex, le coupai-je. C’est vraiment important, alors
réponds-moi.
Il leva les mains en l’air comme s’il était coupable.
— C’est bon, ça va ! En fait, mon père a oublié son revolver ce matin en
partant, ce qui est d’ailleurs le comble pour un flic. Et vu que j’étais à la
maison, il m’a demandé de le lui rapporter. Sauf que, par malchance, on
m’a dit qu’à son arrivée il y avait eu une urgence et qu’il était parti sur le
terrain. Franchement, aller en mission sans arme, c’est bien la meilleure !
— Et pourquoi es-tu toujours là au juste ?
Il recula sa chaise, s’étira et posa les pieds sur le bureau comme s’il se
prenait pour le roi du monde et que cet endroit lui appartenait. Quel crétin.
— Je pensais avoir quelques billets en échange de mon petit service
rendu, déclara-t-il, fier de lui. Après tout, j’ai dû me lever à l’aube alors que
je ne commence les cours que cet après-midi !
— Pauvre trésor, répondis-je en affichant un faux air peiné.
— Et toi alors ? Qu’est-ce que tu viens faire ici alors que tu devrais être
sur le chemin du lycée…
— Je viens régler une affaire qui ne te concerne pas.
D’ailleurs, qu’allais-je faire maintenant ? Attendre le retour de Waylon
en compagnie d’Alex ? Plutôt mourir que de rester cinq minutes de plus
avec cet abruti.
Je tournai les talons et ouvris la porte.
— C’est à propos de ta copine Victoria, je suppose.
Je pivotai et le regardai, stupéfaite. Comment était-il au courant ?
— Tu sais, Élodie, on est très proches, mon père et moi, alors tu
imagines bien que je suis au courant de pas mal de choses, surtout te
concernant. D’ailleurs, en arrivant au poste ce matin, j’ai entendu que ton
amie avait pris la fuite, ce qui n’est vraiment pas favorable dans sa
situation. Enfin, les gens d’ici sont plutôt doués pour s’enfoncer dans le
pétrin.
— Parce que tu te crois mieux que les autres peut-être ? rétorquai-je,
énervée.
— Moi, au moins, je ne me retrouve pas impliqué dans des affaires de
drogue. Tu sais ce que tu aurais risqué si mon père ne connaissait pas le
tien ? Tu aurais pu aller en prison !
— Impossible, il n’y…
— Aucune preuve ? Tu étais dans une chambre d’hôtel où avait lieu un
échange et on a découvert tes affaires personnelles là-bas. Tu crois que ce
n’est pas suffisant pour te coller un procès au cul ? D’autant plus que mon
père est certain que Pedro n’hésiterait pas à témoigner contre toi puisque,
par ta faute, il aura droit à quelques années de taule. Sans oublier que tu as
menti à la police en cachant que tu n’étais pas seule et que ton amie
Victoria était avec toi. Alors, franchement, estime-toi heureuse que mon
père ait fait semblant de croire tes mensonges et qu’il t’ait sauvée de ta
connerie.
— Il… il ne m’a pas crue ?
Il secoua négativement la tête.
— Pas un seul instant. Il t’a complimentée lors du dîner en disant que tu
avais de bons arguments, mais qu’il aurait été préférable pour toi de la
fermer vu que tu mentais très mal.
Je soupirai.
— Au fait, ajouta-t-il, tu n’es quand même pas venue ici pour mentir
une nouvelle fois afin de protéger ton amie ? Parce qu’il n’y aucune chance
pour que ça fonctionne…
Je me laissai tomber à genoux sur le sol. C’était exactement ce que je
comptais faire…
Je relevai la tête vers Alex avec un dernier espoir.
— Et si… et s’il faisait aussi une exception pour elle ? suggérai-je.
— Hum ?
— C’est ma meilleure amie, je ne veux pas qu’il lui arrive quelque
chose par ma faute. Elle n’a rien fait. Je suis la seule coupable dans cette
histoire, Vic est innocente. Si ton père m’a laissée m’en tirer, peut-être que,
si je le supplie, il pourra aussi aider Vic…
— Pas moyen.
Je poussai un long soupir désespéré. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir
faire ?
— Enfin, reprit Alex en se massant le menton, peut-être que si c’est moi
qui lui demande…
Je le regardai étrangement. Pourquoi ferait-il une chose pareille pour
moi après toutes les méchancetés que je lui avais faites ou dites ? J’avais du
mal à le croire. Mais, à voir son petit sourire malicieux, je compris qu’il ne
ferait pas cela gratuitement.
— Qu’est-ce que tu exiges en échange ? le questionnai-je froidement.
Il retira ses pieds du bureau et quitta sa place pour venir s’accroupir à
mes côtés.
— Toi, souffla-t-il bien trop près de mon visage, je veux que tu sortes
avec moi, Élodie.
Je le fixai un instant pour être certaine que ce n’était pas une de ses
mauvaises blagues, puis je lui ris au nez.
— Je suis très sérieux, protesta-t-il, vexé, en s’asseyant par terre contre
la porte.
— Alex, j’ai déjà un copain et, même si j’avais été célibataire, toi et
moi, ça n’aurait jamais été possible.
— Pourquoi ? C’est quoi qui te déplaît autant chez moi ? Je suis beau
gosse, un élève sérieux, j’aurai un bon travail plus tard, un bon salaire, et
puis je suis drôle, gentil, attentionné…
Euh… Il ne fallait pas abuser non plus ! Ce mec était trop, mais alors
vraiment trop prétentieux !
— Tu sais, un tas de filles voudraient être à ta place et n’hésiteraient pas
à accepter ma proposition.
Bien sûr, monsieur Parfait !
— Désolé, Alex, je ne fais pas partie de ce « tas de filles ». Et si tu as
autant d’offres que tu le prétends, pourquoi perdre ton temps avec moi ?
Qu’est-ce que tu me trouves au juste ? T’aimes bien quand je te frappe,
c’est ça ?
Il éclata de rire.
— Non… Je ne sais pas vraiment. Tu es la première fille qui me résiste,
la première qui a autant de caractère, autant de courage, et qui n’a peur de
rien, quitte à mettre sa vie en danger pour des choses stupides. Mais malgré
tout, sous ton apparence indomptable, je sais que tu as aussi un cœur. Tu es
quelqu’un qui n’abandonne pas ses amis et qui serait prêt à tout pour les
aider, c’est pourquoi tu vas accepter.
Comment ce mec pouvait-il être aussi sûr de lui ? C’était horripilant !
— Tu te trompes sur deux points. D’abord, je n’ai pas peur de rien, loin
de là. Ensuite, je n’accepterai pas ton offre, navrée de te décevoir.
Ayant assez perdu de temps comme ça, je me relevai.
— Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ce type ? me lança-t-il d’un air
offensé alors que je sortais dans le couloir. Qu’est-ce qu’il a que je n’ai
pas ? !
Je me retournai une dernière fois.
— Je l’aime, dis-je tout simplement. Et ça, tu ne pourras rien y changer,
Alex.
Je partis sans un regard, en espérant qu’il avait compris le message une
bonne fois pour toutes. Malheureusement, je n’avais trouvé aucune solution
pour arranger la situation de Vic…

Une fois à l’extérieur du poste de police, je pris mon portable pour


l’appeler comme prévu. Et lorsque mon regard croisa le fuseau horaire, je
compris que j’avais déjà raté ma première heure de cours.
Vic me répondit dès la première sonnerie.
— Alors ?
— Désolée, Vic, je…
— Élodie.
La voix d’Alex m’arrêta net. Je me retournai et lui jetai un regard noir.
— Quoi encore ? ! lançai-je, agacée.
— Alors, t’abandonnes comme ça ?
Je serrai les dents si fort que je crus un instant que j’allais m’abîmer la
mâchoire. Peut-être était-ce préférable à devoir passer le reste de ma vie en
prison pour homicide volontaire. Alex avait bel et bien des amis, comment
réussissaient-ils à le supporter ? ! À moins que je ne sois la seule avec qui
Alex se montrait aussi exaspérant et désagréable. Était-ce sa technique de
drague, agir comme le pire mec invivable de la terre pour me faire craquer ?
J’allais exploser s’il continuait à me courir après tel un chien excité !
Au téléphone, la petite voix de Vic, qui semblait curieuse de savoir ce
qui se passait, me tira de mes pensées.
— Attends deux minutes, Vic, je te rappelle.
Je raccrochai et m’avançai vers Alex, prête à lui coller une nouvelle
beigne dans sa petite tête de brouette.
— Je vais le faire, déclara-t-il avec détermination alors que je
m’apprêtais à lever la main. Je vais parler à mon père lorsqu’il reviendra.
— Alex, je t’ai déjà dit que…
— Je sais, j’ai compris le message et je ne te demande rien en échange.
Suspicieuse, je le dévisageai. Il allait me faire croire qu’il faisait ça par
gentillesse ? Quelle ironie !
— En fait, j’ai réalisé que te faire du chantage me mettait au même
niveau que ton mec, c’est-à-dire très bas. Or je suis quelqu’un de bien et je
veux que tu le saches. J’attendrai tout simplement mon tour.
Je le fixai un instant pour être certaine de ne pas rêver, puis levai le pied
droit avant d’écraser violemment le sien.
— Bordel ! Mais pourquoi t’as fait ça ? ! s’écria-t-il en sautillant sur
une jambe.
Satisfaite de mon coup, je lui souris. Franchement, il pouvait s’estimer
heureux que je ne lui aie pas de nouveau cassé un os.
— Tu peux prendre ça comme un « merci », déclarai-je. Et une dernière
chose, Alex, si tu traites encore une fois mon copain de minable, je peux
t’assurer qu’il viendra te répondre en personne, et lui, les mots doux, il ne
connaît pas. Sur ce !
Je le saluai d’un geste de la main et m’empressai de partir en direction
de l’arrêt de bus pour pouvoir rappeler mon amie. Tant pis pour Alex et ses
gémissements de douleur que j’entendais derrière moi… Quel sensible,
celui-là !

Après avoir assuré à Vic que les flics cesseraient sûrement de la


rechercher dans quelques heures, en espérant qu’Alex tiendrait parole, je
m’assis dans un petit café en face de l’arrêt de bus. Le prochain étant
malheureusement prévu pour l’heure suivante, j’avais largement le temps
de prendre un bon petit déjeuner !
Je commandai un grand verre d’orange pressée, des œufs au plat avec
des toasts et des tranches de bacon grillées. Un vrai régal !
Quand je fus certaine de ne plus pouvoir avaler encore un seul aliment
jusqu’au soir, j’allai patienter sur le banc de l’arrêt de bus en regardant les
voitures et les passants défiler devant moi. Tout le monde paraissait
heureux malgré le temps nuageux et la brise hivernale. Étais-je la seule à
avoir autant d’ennuis ?
Fatiguée de cette journée alors qu’il n’était que 10 heures, je me massai
la nuque. Alors que j’apercevais le bus, mon portable se mit à vibrer. Ma
sœur.
Je soupirai et décrochai en espérant qu’il n’y avait pas encore un autre
problème. J’avais eu ma dose de soucis pour aujourd’hui, et même pour
toute une vie.
— Sara ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— C’est justement ce que je voulais savoir. Maman s’inquiète, le lycée
l’a appelée il y a dix minutes pour lui dire que tu n’étais pas allée en cours
ce matin, ou du moins que tu n’y étais pas encore, alors elle m’a demandé
de t’appeler.
— C’est une blague ? Tu sais, si elle s’inquiétait vraiment pour moi, de
un, elle ne m’aurait pas mise à la porte, et de deux, c’est elle que j’aurais à
l’autre bout du fil, et non toi. D’ailleurs, comment ça se fait que tu ne sois
pas en cours, toi non plus ?
Je grimpai dans le bus et m’assis sur un siège à gauche.
— Je suis en pause, là. Enfin bref, c’était juste pour savoir s’il s’était
passé un truc, ce n’est pas ton genre de rater les cours…
— Oh ! eh bien, pour commencer, on m’a chassée de la maison, je
pense que c’est une explication suffisante, non ? !
— Hé ! Tu peux arrêter de déverser ta colère sur moi une minute ? Je ne
suis pas maman, alors calme-toi, Élodie !
— T’as raison, excuse-moi… C’est juste que tu ne peux pas savoir à
quel point je lui en veux. J’ai toujours pensé que maman serait de mon côté
quoi qu’il arrive, qu’elle me défendrait, et là… Enfin bref, je n’ai pas envie
de parler d’elle.
— Je comprends. Bon, et sinon, comment va Zach ?
— Aucune idée, je…
Eh merde, grosse gaffe.
— Comment ça « aucune idée » ? Tu vis chez lui et tu ne le sais même
pas ? Attends, t’as bien dormi chez Zach cette nuit, hein ? Rassure-moi.
Je soupirai. Autant cracher le morceau.
— Non, Sara, je n’étais pas chez Zach cette nuit, j’étais chez Eric.
— « Eric » ? Eric qui ? Attends, tu ne parles tout de même pas de…
Eric ? !
— Ouais, notre ancien voisin…
— Mais bordel, pourquoi est-ce que t’habites chez Eric ? ! C’est quoi
cette histoire ? ! T’as un copain et tu ne vas même pas…
— Écoute, je n’ai pas envie que Zach soit au courant de ce qui s’est
passé. J’ai peur qu’il ne veuille régler les choses tout seul et parler à nos
parents sans moi si je lui apprenais ce qui m’est arrivé. Et si c’est le cas, ça
ne ferait qu’empirer l’image que papa a de lui et également ma situation. Et
puis, Eric est super gentil avec moi, on a même mangé des pizzas hier soir !
— Élodie, sérieusement… Je ne sais pas si tu as fait le meilleur choix.
Eric est peut-être sympa et drôle, mais tu le connais à peine ! Quant à Zach,
il finira bien par apprendre ce qui s’est passé un jour ou l’autre, tu sais,
alors autant lui en parler tout de suite. Les mensonges dans une relation, ce
n’est pas ce qu’il y a de mieux…
— Tu vas me donner des leçons de couple maintenant ? Toi qui es
toujours célibataire depuis ta naissance…
— Oh ! la ferme ! Et puis, tu sais, ce n’est pas parce que je suis toujours
célibataire que je n’ai jamais rien fait !
— Pardon ? ! Dis-moi ce qui s’est passé sur-le-champ ou je rentre à la
maison t’étrangler !
— Ha, ha, ha, dommage pour toi, car… tu ne peux pas ! Et puis toi, tu
ne me racontes jamais rien sur ce sujet, alors je ne vois pas pourquoi je
devrais le faire ! Mais si tu veux, un de ces quatre, on s’organisera une
soirée révélation devant un bon film et avec du pop-corn sucré, t’en penses
quoi ?
— Ça me va, madame la dépravée !
— Super ! Bon, je te laisse, les cours vont bientôt reprendre, et envoie-
moi par message l’adresse d’Eric, qu’il y ait au moins une personne qui soit
au courant de l’endroit où tu te trouves, hein. Si j’ai le temps, je passerai un
soir dans la semaine t’apporter d’autres vêtements. Je suppose que ceux que
je t’ai laissés sont un peu… inappropriés pour ta situation, du coup.
— En effet. La prochaine fois, essaie de varier les habits, je t’en serai
reconnaissante. Allez, passe une bonne journée !
— J’espère seulement pour toi qu’il n’y aura pas de prochaine fois ! Toi
aussi, bisous !
Je raccrochai la première et rangeai mon portable dans mon sac. Bien
que notre conversation n’ait pas duré très longtemps, elle m’avait tout de
même fait réfléchir. Sara avait raison, Zach finirait par découvrir mes
problèmes familiaux, et sans doute était-ce préférable que je les lui avoue
avant, en espérant que je pourrais le convaincre de ne pas agir sans mon
accord. Mais tel que je le connaissais, et à cause de l’importance qu’il
accordait au mot « famille », cela risquait d’être compliqué de le
raisonner… Je me trouvais encore confrontée à un nouveau challenge !
Chapitre 45

Comme je m’y attendais, Vic n’était pas venue en cours de toute la


journée. Malgré mon avertissement, elle avait dû se rendre chez Wade pour
le prévenir de sa mise sous filature.
Après tout ce que nous avions vécu ensemble lors de l’échange, elle
était bien la seule personne à qui j’avais envie de parler, la seule avec qui
j’aurais pu exprimer ce que je ressentais vraiment. Malheureusement, cela
devrait attendre, car nos retrouvailles risquaient de ne pas être très
chaleureuses. Vic devait m’en vouloir terriblement. Elle avait failli y rester
ce soir-là et avait dû être terrifiée en croyant que nous n’allions pas nous en
sortir vivantes. C’était mon plan, mon idée suicidaire, ma faute, et elle ne
me le pardonnerait jamais, bien ce soit elle seule qui ait décidé de me suivre
au final.
Et puis elle me demanderait certainement des explications quant à mes
aveux et aurait du mal à digérer la vérité. Au moins, ainsi, notre amitié
survivrait une journée de plus, et j’avais eu quelques heures de calme et de
tranquillité dans ma vie. J’avais eu pour une fois l’impression d’agir comme
une adolescente ordinaire, qui enchaînait les cours prévus à son emploi du
temps. Du moins, si on omettait le fait qu’écouter les professeurs était
impossible à cause du vacarme incessant de mes camarades de classe.
J’avais aussi dû déjeuner seule, sous les regards moqueurs de certains, avec
une sorte de purée verte ignoble et un steak à moitié cuit en guise de repas.
Ce moment eut le malheur de me rappeler que, sans Vic, je n’étais que la
nouvelle qui n’avait pas sa place ici, malgré mes efforts pour m’intégrer.
Ma vie avait tourné au cauchemar : harcèlement au lycée, tentative de
viol, implication dans un trafic de drogue, les persécutions subies par Sara,
mes études désormais passées au second plan… Quant aux relations
familiales, je ne pouvais pas faire pire !
Alors que je marchais en direction du club d’Eric, je m’arrêtai un
instant pour sourire tristement. Je faisais sûrement le mauvais choix,
comme toujours, mais quelles en seraient les prochaines conséquences ?
J’avais manqué de peu la prison, peut-être que la mort, elle, ne me louperait
pas…
Je ne pouvais pas partir, je ne pouvais pas abandonner celui qui
influençait chacune de mes actions, ou la douleur serait certainement bien
pire que celle que j’avais ressentie lorsque mes parents m’avaient délaissée.
Quand je passai le portail d’Eric, ce dernier me regarda de toute sa
hauteur, les bras croisés et l’air contrarié, devant la porte d’entrée.
— Un problème ? demandai-je en m’approchant.
Il me fit signe de le suivre vers sa voiture.
— Et pas qu’un petit ! Par ta faute, jeune fille, sache que j’ai dû fermer
le club plus tôt !
— Ma « faute » ?
Mais qu’est-ce qu’il me reprochait au juste ? Nous montâmes tous deux
dans sa Ford et il ne me répondit qu’après avoir bouclé sa ceinture :
— Oh ! parce que tu crois que le frigo s’est rempli tout seul peut-être ?
Je me donnai un petit coup sur la tête en grimaçant. J’avais
complètement oublié que je devais lui remettre une liste de courses.
— Dé-so-lée, dis-je en me faisant toute petite sur mon siège.
Il soupira.
— Bon, d’un autre côté, je n’y ai pas pensé non plus ce matin. Puisque
nous n’avons pas échangé nos numéros hier, je pense que tu n’es pas
totalement en tort.
— Je suis acquittée alors ?
— Non, coupable. Et comme sanction, tu devras faire les courses toi-
même, à la supérette, sous mon regard attentif.
— Bien, monsieur. Mais franchement, faire les courses pour un petit
vieux comme travaux d’intérêt général, je trouve que je m’en tire plutôt pas
mal ! me moquai-je.
Il esquissa un sourire, mais préféra ne pas répondre à mon commentaire
sarcastique.
Nous prîmes la route en direction du centre-ville, mais, lorsque Eric
s’arrêta à un feu rouge, son visage se décomposa.
Je suivis son regard et aperçus une femme aux longs cheveux bruns
marchant sur le trottoir de l’autre côté de la rue. Un homme probablement à
la retraite l’accompagnait et tous deux semblaient… heureux. La femme
d’Eric avait l’air d’avoir tourné la page.
J’étais presque certaine qu’Eric allait s’effondrer dans la voiture, mais
contre toute attente, quand le feu repassa au vert, il reprit la route,
changeant seulement de direction.
— Finalement, je pense qu’on va commander, se contenta-t-il de dire.
Et nous restâmes silencieux le reste du trajet retour.
Lorsque Eric gara sa voiture en face de l’immeuble, il me tendit les clés
de l’appartement.
— Tiens, vas-y la première et passe commande, je te rejoins dans cinq
minutes, j’ai envie de… rester seul un moment.
Je hochai la tête, compréhensive.
— Tu veux quoi ? Sushis ? Makis ? Sashimis ? Yakitoris ?
Il me fixa comme si je venais de parler chinois.
— Euh… prends un peu de tout !
J’allais me faire plaisir alors !
Je refermai la portière et m’empressai d’aller chercher sur mon
téléphone un restaurant japonais effectuant des livraisons à domicile dans le
coin. Je venais tout juste de raccrocher lorsque Eric entra dans le salon.
— Le repas arrive d’ici trente-cinq minutes ! lançai-je.
Il ne me répondit pas et traîna les pieds jusqu’au canapé sur lequel il se
laissa tomber sans grâce. Il alluma la télé et je me dressai subitement entre
lui et l’écran, les bras sur la poitrine.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? s’enquit-il.
— Je vais être très brève. Je sais que tu es blessé, que voir ton ex-
femme au bras d’un autre homme t’a fait mal et que la douleur n’est pas
près de s’estomper, mais tu ne peux rien y faire. Entre Elaine et toi, c’est
fini. Elle a refait sa vie de son côté, à toi d’en faire autant. Maintenant, il
faut avancer. Tu es un sportif, Eric, quelqu’un de courageux et de téméraire,
tu peux y arriver. Tu peux affronter cette épreuve, tu en as les capacités.
Bien sûr, je serai là pour t’aider si tu en as besoin, et surtout pour
t’empêcher de dépérir seul sur ce canapé et de devenir un mort-vivant. Car
entends-moi bien, il est hors de question que tu retombes en dépression,
c’est compris ? ! J’ai déjà assez de soucis comme ça, je n’ai pas envie
d’avoir à m’occuper d’un zombie insomniaque qui boit du café toute la
journée !
Il me fixa quelques secondes avant de hocher la tête.
— Tu as raison, paraît qu’il y a un super match de boxe thaïlandaise qui
passe à la télé ce soir, ça te tente ?
Avec Eric, de toute façon, c’était soit la chaîne sport, soit la chaîne
sport. Alors, avais-je vraiment le choix ?
Je m’assis à côté de lui sur le canapé.
— Et ne t’inquiète pas, Élodie, je ne vais pas retomber aussi bas,
m’assura-t-il d’un air confiant. Et je te remercie, sincèrement. Tu as fait
beaucoup pour moi depuis que tu es là. Je dirais même que ta présence m’a
un peu secoué et m’a permis de revenir dans le droit chemin. Merci,
gamine.
Il m’adressa un sourire reconnaissant.
— Pas de quoi, répondis-je, légèrement gênée, en me grattant la tête.

* * *

Alors que le combat venait tout juste de débuter, quelqu’un frappa à la


porte. Je regardai l’heure sur mon portable et fronçai les sourcils. Il était
encore trop tôt pour qu’il s’agisse de la livraison de notre repas.
Je me levai et partis jeter un œil à travers l’œilleton. Je sursautai en
apercevant Zach, debout devant la porte, le regard furieux et impatient que
quelqu’un lui ouvre.
Oh ! non, non, non, non… Mais qu’est-ce qu’il foutait là, bon sang ? !
Quel bordel ! J’étais vraiment dans le pétrin ! Comment avait-il su…
Je serrai les dents, devinant instantanément qui était la personne à
l’origine de cette fuite d’informations. Sara n’avait une fois de plus pas su
tenir sa langue ! Quelle vipère ! À mon retour, j’allais lui arracher la langue
et la découper en petits morceaux, avant de la lui faire avaler ! Oh ! oui, elle
allait payer pour m’avoir fait un coup pareil !
Complètement paniquée, je pivotai face à Eric.
— Qui c’est ? s’enquit-il en baissant le son de la télévision.
Je le rejoignis au pas de course, ne sachant quoi faire.
— C’est Zach ! Zach est ici ! murmurai-je, alarmée. Qu’est-ce que je
fais, moi ? !
— Eh bien, tu peux déjà commencer par lui ouvrir, répondit-il comme si
cela paraissait évident.
— Non… Non ! Je ne peux pas ! Il a l’air hyper énervé !
Et je n’étais surtout pas encore prête, ni physiquement ni mentalement,
à affronter sa colère. Je détestais ne pas avoir le temps d’anticiper ce qui
allait se passer ! Et puis qu’est-ce que Sara lui avait dit au juste ? ! Est-ce…
Une nouvelle série de coups énergiques résonna contre le battant, me
tirant de mes pensées.
Eric soupira, un peu agacé.
— En tout cas, il a l’air déterminé à entrer, quitte à casser la porte, ce
qui ne m’enchante pas vraiment. Désolé pour toi, miss, mais soit tu vas lui
ouvrir, soit c’est moi qui y vais, décide-toi.
— Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? !
Il haussa les épaules.
— La vérité tout simplement.
Effectivement, je n’avais pas d’autre choix. Je serrai les poings et me
redirigeai vers l’entrée en déglutissant. Je devais être en hypertension tandis
que mon cerveau tournait à pleine puissance, à la recherche d’excuses
potentielles. À croire que Zach était mon pire cauchemar !…
Avant d’ouvrir, je jetai un dernier coup d’œil à mon colocataire. Eric
m’adressa un regard insistant qui voulait clairement dire : « Allez, courage,
à chacun son tour les problèmes. » Malheureusement pour moi, je n’allais
pas pouvoir y échapper ce soir non plus…
Chapitre 46

— Salut…
Son regard bleu me fixa avec dureté. Zach me poussa sur le côté pour
entrer dans la pièce sans un mot.
— Ça va, gamin ? lança Eric, toujours assis sur son canapé.
Zach s’approcha de lui d’un pas vif et déterminé.
— Comment avez-vous pu la laisser habiter avec vous ? ! Qu’est-ce qui
vous a pris, Eric ? Pourquoi ne l’avez-vous pas convaincue de retourner
chez elle ?
— Zach, je…
— Ce n’est pas à toi que je m’adresse, Élodie, m’interrompit-il
froidement.
OK, je voulais bien qu’il soit en colère, mais de quel droit se permettait-
il de me parler de cette façon ?
— Eh bien, figure-toi que moi, si ! rétorquai-je en m’avançant vers lui.
Je lui attrapai le bras et l’obligeai à se retourner pour me faire face.
— Eric n’a rien à voir là…
— S’il n’avait rien à voir là-dedans, comme tu dis, alors tu n’habiterais
pas chez lui depuis deux jours.
— C’est moi qui ai accepté de rester ici, il ne m’a pas forcée, tu sais.
— Encore heureux, sinon…
— « Sinon » quoi ? Tu m’aurais frappé peut-être ? ironisa Eric derrière
nous.
Zach lui lança un regard noir.
— Non, j’aurais sûrement fait pire.
Ça, je n’en doutais pas. Si tel avait été le cas, Eric aurait certainement
fait un saut dans le vide depuis le sixième étage à l’heure qu’il était, et, à
mon avis, l’atterrissage n’aurait pas été très agréable…
Je soupirai.
— Bon, viens, il faut qu’on parle.
Je saisis sa main et l’entraînai dans ma chambre en refermant la porte
derrière nous.
— Maintenant, tu vas te calmer et me laisser te raconter ce qu’il s’est
passé, déclarai-je en lui faisant signe de s’asseoir sur le lit.
Il secoua la tête et resta appuyé contre la porte. Quelle tête de mule.
— Ta sœur m’a déjà tout dit. Tes parents t’ont mise à la porte, car tu
refuses de me quitter, alors que je ne suis qu’une source de problèmes pour
toi, ce qui explique aussi pourquoi ils ne m’apprécient pas le moins du
monde.
Au moins, il avait résumé la situation en une phrase claire et précise.
Bon, et maintenant, qu’étais-je censée lui dire ?
— Écoute, Zach, je n’ai jamais voulu te mentir. Si je te l’ai caché, c’est
juste…
— Que tu avais peur de ma réaction, lâcha-t-il en soupirant.
— Ouais… Et je te préviens tout de suite, il est hors de question que tu
me parles d’une quelconque « rupture potentielle » ou de « séparation » !
— Ce n’était pas mon intention.
Une vague de soulagement me parcourut aussitôt.
— Mais ça ne veut pas dire pour autant que tu ne dois pas rentrer chez
toi.
— Zach, je crois que tu n’as pas très bien compris ma situation…
— Tu ne peux pas rester ici. Je ne dis pas qu’Eric est quelqu’un de
mauvais, mais plus tu attends, plus les tensions entre tes parents et toi
s’accentueront. La famille, c’est la chose la plus importante au monde, on
n’en a qu’une et elle n’est pas éternelle. Je ne veux pas que tu perdes à
jamais la relation que tu as avec tes parents. Tu as la chance d’avoir une
belle famille, Élodie, deux parents qui t’aiment et…
— Qui m’aiment ? Oh ! eh bien, ils me le prouvent bien en me jetant
dehors !
— Personne n’est parfait, ils ont fait une erreur…
— Et c’est à moi de la réparer ? Hors de question ! S’ils veulent un jour
que je revienne, ils n’auront qu’à me le faire savoir ! Pour l’instant, je n’ai
reçu aucun message d’eux ni aucun appel, ce qui montre à quel point ils
sont inquiets à mon sujet. Tu ne connais pas ma famille, Zach, tu ne connais
pas mes parents, alors ne me dis pas ce que je dois faire. Je sais que tu te
sens coupable, mais tout ce qui est arrivé n’est en rien ta faute. Ce sont mes
choix, mes actes et, que tu le veuilles ou non, j’ai pris ma décision.
J’essayai de me montrer persuasive. Il fallait que Zach comprenne que
je ne ferais rien, que je ne pouvais rien faire pour arranger les choses, et
que, même si j’avais eu la possibilité de revenir en arrière, je n’aurais rien
changé aux événements. Je l’aurais toujours choisi, lui.
Je ne voulais pas non plus que mes liens familiaux se rompent
définitivement, mais à mon avis, la seule solution était d’attendre. Attendre
que mes parents reconnaissent leur erreur et me proposent de revenir. Je ne
leur demanderais même pas d’excuses, mais c’était à eux de faire le premier
pas. À cause de mon caractère d’entêtée, ils devaient savoir que je ne
céderais pas à leurs exigences. Jamais je ne quitterais Zach sous leurs
menaces. Jamais.
Zach secoua lentement la tête, l’air pensif.
— Si tu ne m’avais pas rencontré, si je ne t’avais pas laissée entrer dans
ma vie, alors…
— Tu n’aurais rien pu faire pour m’en empêcher, je suis pire qu’une
sangsue, tu sais…
— Ah, ça oui ! concéda-t-il. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi acharné
et d’aussi obstiné que toi !
Il quitta son appui pour venir prendre mon visage entre ses mains, et je
perdis le fil de la conversation pendant un court instant, envoûtée par
l’intensité de son regard.
— Mais sache que ta persévérance est aussi une de tes qualités. Ne
jamais abandonner te permet d’obtenir ce que tu désires, et puis… Je suis
heureux que tu aies réussi à entrer dans ma vie, Élodie. J’avais besoin de
quelqu’un, non, j’avais besoin de toi.
Ses mots me réchauffèrent autant le cœur que les joues.
Moi aussi, Zach… C’est pour cette raison que je ferai tout pour ne pas
te perdre, songeai-je.
— Laisse-moi régler les choses à ma façon, murmurai-je tandis que son
doigt effleurait mes lèvres. S’il te plaît.
— Très bien, répondit-il contre toute attente.
Je plissai les yeux. C’était bizarre. J’étais pourtant convaincue que
même me mettre à genoux, ou l’implorer pendant des heures, n’aurait pas
suffi à le faire céder. C’était si facile que cela me paraissait louche. Il devait
forcément mijoter quelque chose derrière mon dos… Que pouvait-il bien
avoir en tête ?
Alors qu’il s’apprêtait à m’embrasser, j’ajoutai hâtivement contre sa
bouche :
— Promets-moi aussi que tu ne feras rien…
— Hum, faire quoi ?
Je le regardai droit dans les yeux. Voilà qu’il faisait semblant de ne pas
comprendre.
— Que tu n’iras pas parler à mes parents. Que tu n’iras pas essayer de
régler mes problèmes à ma place et que tu resteras en dehors de tout ça.
Il était pris au piège, comme un rat. Deux possibilités s’offraient à lui :
m’avouer la vérité, ou détourner le regard en me répondant et, dans ce cas-
là, je saurais immédiatement qu’il venait de me mentir.
— D’accord, me promit-il sans me quitter des yeux.
« D’accord » ? Alors Zach le fourbe ne prévoyait aucun stratagème en
douce ? M’étais-je vraiment trompée ?
Eric ouvrit brutalement la porte de la chambre, nous faisant tous deux
sursauter.
— Désolé de vous déranger dans vos querelles d’amoureux, mais le
repas vient d’être livré ! déclara-t-il en brandissant devant nous un énorme
sac rempli de nourriture asiatique. Tu aimes manger du chien, Zach ?
Ce dernier me lança un regard surpris, et je secouai la tête en levant les
yeux au ciel, lui faisant comprendre qu’il s’agissait d’une mauvaise blague.
— Peu importe, reprit Eric. Dans tous les cas, tu restes manger et ma
décision est sans appel !
— Tu as entendu le maître de maison, fis-je en poussant Zach en
direction du salon.

* * *
Après le repas, je laissai les deux hommes devant la télévision et partis
prendre une douche, car l’odeur du poisson cru avait envahi la pièce et me
collait désormais à la peau.
Quand je fus lavée et consciente que j’avais dû une fois de plus passer
beaucoup trop de temps sous l’eau chaude, chose qu’Eric n’allait
certainement pas apprécier, je m’habillai en enfilant un short de sport noir
en coton et un long débardeur violet qui dissimulait complètement le
premier.
Zach débarqua dans la chambre quelques minutes plus tard en fermant
la porte derrière lui. Il m’attrapa aussitôt par la taille et m’entraîna jusqu’au
lit sur lequel il me fit tomber en arrière. Une vague d’excitation me
parcourut. Bien que son corps soit déjà au-dessus du mien et m’empêchait
de me relever, Zach posa les coudes de chaque côté de moi pour me retenir
totalement prisonnière.
Il contempla mon visage avec attention, tandis que je fixais ses
magnifiques lèvres en n’attendant qu’une chose, qu’il m’embrasse avec
fougue. Mais cela n’était visiblement pas son intention pour le moment
puisqu’il n’en fit rien.
Monsieur avait envie de se faire désirer aujourd’hui…
— Laisse-moi te regarder encore un peu, me dit-il soudain.
Il caressa ma joue avec douceur, puis fit lentement descendre ses doigts
le long de mon visage, de mon cou, pour s’arrêter sur ma poitrine. Mon
corps frissonna de désir et d’impatience.
— C’est bon ? T’as fini ton inspection ?
Il sourit, amusé, avant de secouer la tête.
Bien que j’adore voir son regard rempli de convoitise se poser sur moi,
cela me gênait un peu de devoir rester immobile sous ses douces caresses.
Cela me donnait l’impression qu’il s’agissait d’une scène d’adieux, de notre
dernier moment ensemble avant qu’il ne me quitte pour toujours… alors
que c’était loin d’être le cas !
Tant pis pour lui…
Je passai les bras autour de sa nuque et relevai le buste pour l’embrasser
avec passion.
— Élodie, souffla-t-il contre ma bouche.
Je laissai mes mains descendre le long de son dos et glisser sous son T-
shirt gris foncé.
— Tu es sûre de vouloir rester ici plutôt que de venir chez moi ?
demanda-t-il avant de déposer des baisers dans mon cou.
Je lui fis redresser la tête pour le regarder droit dans les yeux.
— À quoi tu viens de penser, petit pervers ? l’interrogeai-je avec un
sourire malicieux.
Il ne put s’empêcher de s’esclaffer.
— Eh bien, pour commencer, on pourrait faire ça plus souvent.
C’était un très bon argument, en effet…
— Mouais, répondis-je en faisant semblant de faire la moue.
Zach haussa les sourcils.
— Je ne suis peut-être pas assez convaincant finalement, soupira-t-il
avant de se remettre à l’action.
Je fermai les yeux pour profiter de la douceur de ses gestes, de son
souffle chaud contre ma peau, de son corps pressé contre le mien et de ses
mains parcourant chaque courbe de mon corps. C’était si agréable !
Je dus me mordre plusieurs fois la lèvre afin de ne pas gémir. Il y avait
tout de même Eric à côté et, bien qu’il doive se douter de ce que deux
adolescents amoureux pouvaient faire dans une chambre fermée, je n’avais
pas envie qu’il nous entende.
— Alors ? me demanda à nouveau Zach en regardant d’un air satisfait
mon visage probablement écarlate. Tu sais, ma mère t’adore, elle serait
ravie que tu viennes passer quelques jours à la maison.
Je m’écartai de lui, avant de me redresser et de m’asseoir en tailleur sur
le lit pour reprendre mes esprits.
— Je pense qu’Eric a besoin de quelqu’un en ce moment.
— Eh bien, il n’a qu’à se trouver quelqu’un d’autre. Moi aussi, j’ai
besoin que tu t’occupes de moi.
— Pauvre trésor, ta mère ne te porte pas assez d’attention ? le taquinai-
je.
Il m’adressa un regard d’orphelin attristé.
— Ouais, elle m’a abandonné pour ne s’occuper que de Lyam, je suis
jaloux… Allez, viens chez moi, insista-t-il.
Il était vraiment pire qu’un gamin !
Il fit glisser ses doigts sur ma cuisse et s’amusa à y dessiner des cercles
pour me faire céder. Malgré les frissons de plaisir que cela me procurait, je
ne comptais pas revenir sur ma décision.
Si je partais, j’avais peur qu’Eric ne retrouve son ex-meilleure amie la
machine à café et ne retombe dans la solitude. Je devais rester encore un
peu, juste pour m’assurer qu’il aille bien…
— Désolée, tu vas devoir patienter un tout petit peu avant de m’avoir
pour toi tout seul, finis-je par dire à Zach en posant ma main sur la sienne.
Il mêla ses doigts aux miens et hocha la tête en guise de capitulation.
Alors qu’il se penchait de nouveau vers moi pour m’embrasser, mon
regard se posa sur son tatouage et je pus finalement lui poser la question qui
me brûlait la langue depuis un bon moment.
— Pourquoi un faucon ? Qu’est-ce qu’il représente pour toi au juste ?
Il soupira, et je m’en voulus d’avoir encore une fois gâché un instant
agréable.
— Eh bien, depuis tout petit, je suis fasciné par ces grands oiseaux
solitaires. Je les ai toujours admirés, peut-être parce que j’avais
l’impression qu’ils étaient les rois du ciel, les plus forts, les plus puissants,
mais aussi les plus libres et les plus nobles.
J’attrapai son bras pour examiner le dessin de plus près.
— Les traits ne sont pas très nets, remarquai-je.
— C’est normal, je me le suis fait faire en prison.
— « En prison » ? m’étonnai-je. Ce n’est pas interdit ?
— Beaucoup de choses sont interdites, mais certaines peuvent quand
même être réalisées. Il n’y avait peut-être pas les mêmes outils que chez un
tatoueur professionnel et, crois-moi, tu n’as pas envie de savoir avec quoi
on m’a tatoué, mais dans l’ensemble les conditions sanitaires ont été plutôt
respectées. Même si j’ai eu quelques problèmes à la cicatrisation. Je me
souviens que le gars qui m’a tatoué s’appelait Jamie. C’était un Écossais
bien sympa, il me semble qu’avant d’aller en prison il était charcutier. Enfin
bref, il avait même fabriqué des gants avec un sac-poubelle, pratique, hein ?
Je secouai la tête, pas vraiment de son avis. Se faire tatouer en prison
craignait un max ! Et encore plus par un homme qui ne s’était jamais servi
d’une aiguille de sa vie ! Il avait vraiment eu de la chance de ne pas avoir
attrapé un virus comme l’hépatite ou le sida ! Zach avait raison sur un point,
je préférais ne pas imaginer comment ça s’était passé !
— Pourquoi tu n’as pas attendu d’être sorti pour le faire ?
— Après, ça aurait été trop tard. J’avais besoin de cette force. J’avais
besoin de me sentir comme ces oiseaux à ce moment précis de ma vie. Je
me sentais oppressé derrière les barreaux de ma cellule, j’étais prisonnier et
je n’avais qu’une envie… sortir et retrouver ma liberté. Faire ce tatouage
m’a apporté une sorte de motivation, de l’espoir. Cela m’a aidé à affronter
chaque jour, chaque épreuve, même les plus dures, et à me relever dans les
moments difficiles. Je ne le regrette pas le moins du monde.
Une soudaine envie de m’en faire un s’insinua dans mon esprit.
— Tu as eu mal ?
Il secoua la tête.
— Pas vraiment… En fait, la douleur varie d’une personne à l’autre.
Chacun la ressent d’une manière différente et peut avoir plus ou moins de
mal à l’endurer. Et il y a aussi des endroits plus sensibles que d’autres. Moi,
je m’y suis très vite habitué, c’était supportable, et puis l’épaule n’est pas la
partie du corps la plus sensible.
— Où est-ce que ça fait le plus mal ?
Il haussa les sourcils, surpris que je lui pose cette question.
Puis il glissa la main sous mon haut et le remonta jusqu’à ma poitrine
avant de m’effleurer les côtes.
— Ici, la poitrine… Mais aussi le long de la colonne, le cou et bien
d’autres endroits. Mais je te l’ai dit, tout dépend de la résistance de la
personne.
Je désignai mes côtes, puis longeai le contour de mon soutien-gorge.
— Là, j’en veux un.
— Hein ?
— Je veux un tatouage à cet endroit, répétai-je plus fort.
Zach se releva.
— C’est hors de question !
— Pourquoi ? J’en ai envie.
— On ne fait pas un tatouage comme ça sur un coup de tête, Élodie.
Même si tu en as envie maintenant, qui te dit que d’ici deux jours, deux
mois ou deux ans, tu ne le regretteras pas ? Un tatouage, ça se réfléchit,
c’est un acte qu’on ne peut pas prendre à la légère. C’est très sérieux et
surtout, une fois que tu l’as, tu le gardes à vie.
— Je ne le regretterai pas, lui assurai-je, bien déterminée à le faire
changer d’avis.
— Ça, je n’en suis pas certain, tu vois.
— Peu importe ce que tu penses, ça m’est égal, j’ai pris ma décision. Et
puis j’ai envie de faire quelque chose qui corresponde à ce que je suis en
train de vivre, à ce que j’ai vécu, à toutes ces épreuves que j’ai dû traverser
depuis mon arrivée dans cette ville et à cette force qui me pousse à
continuer d’avancer et à ne jamais abandonner. N’est-ce pas toi qui as dit
qu’attendre pour le faire aurait été trop tard ?
Zach se massa la nuque.
— Arrête, Élodie. Arrête d’être aussi entêtée et réfléchis un peu à ce
que tu dis. Je suis certain que d’ici demain tu auras changé d’avis. Un
tatouage… Non mais tu as pensé à ce qu’allaient dire tes parents ? !
Mes parents… Je me moquais bien de ce qu’ils pouvaient en penser, et
de leur réaction !
— Ce corps, c’est le mien, j’en fais ce que je veux.
— Sauf que tu es mineure et que, sans autorisation parentale, aucun
tatoueur n’acceptera de t’en faire un. Problème résolu.
Je le fusillai du regard.
— Je sais très bien que ce ne sont pas les tatoueurs illégaux qui
manquent ici à Saint-Louis, tu dois sûrement en connaître et…
— Ça suffit, la discussion est close.
Je serrai les poings.
— Zach !
Il fit mine de regarder l’heure de son portable.
— Il se fait tard, je vais rentrer.
— J’ai pris ma décision ! insistai-je alors qu’il sortait dans le salon.
Il m’ignora complètement tandis que je lui emboîtais le pas.
— À la prochaine, Eric ! lança-t-il à ce dernier, qui n’avait pas bougé
d’un poil de sa place habituelle.
— Tu t’en vas déjà, gamin ?
— Ouais, votre colocataire est vraiment insupportable quand elle s’y
met, je préfère prendre la fuite !
Eric éclata de rire.
— Ah, les femmes ! Toutes les mêmes, hein !
S’il ne s’agissait pas d’Eric, je lui aurais déjà levé mon majeur en guise
de réponse !
Je suivis Zach jusqu’à la porte d’entrée.
— C’est ça, dégage, rentre chez toi ! criai-je, désormais énervée.
— Je t’appellerai demain, en espérant que tu auras de nouveau le
cerveau en place.
Je roulai des yeux.
— Dans ce cas-là, tu parleras avec mon répondeur ! Allez, salut !
Je finis par le pousser dans le couloir et claquai la porte derrière lui.
Eric toussota.
— Aucun commentaire, lui ordonnai-je en me dirigeant furieusement
vers ma chambre.
— Comme tu voudras, mais si tu décides de l’inviter demain pour
arranger les choses, on commandera chinois cette fois-là !
— J’ai dit « aucun commentaire » ! m’écriai-je en fermant la porte une
fois dans la pièce.
Je me laissai tomber sur le lit, pensive. Je voulais ce tatouage. Je ne
regrettais aucun de mes choix, alors pourquoi regretterais-je celui-là ?
J’avais besoin moi aussi de me sentir forte, car j’étais certaine que
beaucoup d’autres épreuves m’attendaient encore. Je désirais quelque chose
de symbolique, pouvant me rappeler constamment, chaque jour, chaque
heure, chaque minute, à chacun de mes moments de faiblesse, que je devais
toujours avancer et ne jamais baisser les bras.
Je voulais ce tatouage et je l’aurais.
Chapitre 47

— Tu es certaine de vouloir y aller ce matin ? me demanda gentiment


Eric en stoppant son auto à quelques mètres du lycée Layton.
Je le regardai en haussant un sourcil.
— T’es en train de m’inciter à sécher les cours, papy ?
Il ronchonna.
— Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça, gamine. Et pour me
justifier, je crois qu’avec tout ce qui t’arrive quelques jours de repos ne te
feraient pas de mal…
Je lui adressai un sourire reconnaissant, et regrettai pendant quelques
instants de ne pas avoir eu un père qui soit un peu plus comme lui. Oui, un
père qui aurait été plus souple sur les règles, plus à mon écoute, plus
compréhensif… Ma situation actuelle aurait sûrement été différente.
— C’est gentil, grand-père, mais je pense que je préfère encore
m’ennuyer en cours plutôt que de passer ma journée enfermée dans une
chambre à ne rien faire !
Il haussa les épaules, ne partageant visiblement pas mon avis. Mais pour
moi, passer une journée à ne rien faire n’était pas amusant, c’était
simplement du temps perdu, même si j’adorais m’accorder quelquefois une
grasse matinée.
— Bien, capitaine. Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
Je sortis du véhicule en lui faisant un bref salut militaire, puis refermai
la portière et partis en direction de l’immense bâtisse qui me servait de
lycée.
À peine eus-je franchi les portes d’entrée que je repérai Vic dans le
couloir. Un intense sentiment de soulagement me parcourut. Alex avait,
Dieu soit loué, tenu sa promesse.
Accoudée contre un mur, Vic semblait jouer avec un cure-dents. Je
m’avançai vers elle d’un pas indécis, les mains dans les poches de mon
jean. Je ne savais pas trop par où commencer mes excuses…
— Tu as oublié de te laver les dents ce matin ? plaisantai-je en
m’arrêtant près d’elle.
Elle leva les yeux vers moi, mais ne se donna même pas la peine de me
répondre. Malheureusement pour moi, j’avais choisi une mauvaise
approche.
— Écoute, Vic… Je suis vraiment désolée pour Wade…
— Si seulement il n’y avait que lui, m’interrompit-elle avant de se
retourner et d’avancer dans l’allée.
Je soupirai. Regagner sa confiance n’allait pas être chose facile…
Constatant que j’allais la perdre de vue, je m’empressai de la rattraper,
marchant silencieusement à ses côtés durant quelques secondes, puis tentai
une nouvelle tactique.
— Je suis désolée pour tout. Je ne voulais pas t’entraîner là-dedans, Vic,
je ne pensais pas que les choses allaient tourner aussi mal…
— Personne n’aurait pu le savoir.
Je me plantai devant elle, la forçant à s’arrêter.
— Alors qu’est-ce que tu me reproches au juste ? l’interrogeai-je avec
fougue.
Elle détourna la tête.
— Rien… et tout à la fois.
Je la regardai, abasourdie. Pourquoi fallait-il que ma seule amie soit
complètement cinglée ?
— C’est-à-dire ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Je ne t’en veux pas pour ce qui s’est passé. C’est moi qui ai choisi de
te suivre et je m’en veux à moi-même d’avoir pris cette décision carrément
débile et suicidaire. Heureusement, nous n’avons rien eu grâce à
l’intervention indirecte et imprévue de mon ex-petit ami…
» Oui, nous ne sommes plus ensemble, ajouta-t-elle devant mon
expression probablement stupéfaite, du moins pour l’instant. Si cet enfoiré
s’attend à ce que je lui pardonne aussi vite d’avoir placé un micro sur mes
sous-vêtements, il se met les doigts dans le cul ! Cela dit, c’est grâce à ce
putain de micro que nous sommes encore ici aujourd’hui, donc je pense que
nous nous remettrons ensemble d’ici la fin de la semaine. Bref, concernant
le fait que tu as dénoncé Wade aux flics, je suppose que tu ne devais pas
vraiment avoir le choix.
— En fait si, lui avouai-je d’une petite voix. J’ai pensé que raconter une
partie de la vérité tout en vous innocentant, Zach et toi, m’aiderait à m’en
tirer et à tous nous en tirer. Mais je me suis trompée, j’ai fait une erreur.
Elle ferma les yeux un instant et respira un bon coup.
— Bon, de toute façon, une de plus ou une de moins, tu n’es plus à ça
près, madame la gaffeuse. Donc, je t’en veux un chouia d’avoir balancé
mon ex, alors qu’il était complètement innocent et que, par ta faute, il
risque de se faire coffrer. D’un autre côté, peut-être que quelques mois en
prison le rendront un peu moins con et qu’à sa sortie il se trouvera un vrai
travail qui lui correspond vraiment, du genre, branleur de dindons !
J’eus une grimace de dégoût.
— C’est un métier, ça ?
— Ouais, j’ai vu un reportage là-dessus à la télévision, déclara-t-elle
avec un sourire en coin. C’est un métier plutôt jouissif, paraît-il…
Je secouai la tête en rigolant. La sonnerie annonçant le début des cours
retentit dans le couloir.
— Bon, allez, dépêche-toi, ton cours préféré va commencer, me lança-t-
elle en se dirigeant la première vers la salle d’histoire.
Apparemment et contre toute attente, notre petit froid venait de
s’estomper… J’étais à la fois soulagée et rassurée de pouvoir à nouveau
compter sur elle, comme avant.

* * *

À la pause déjeuner, malgré la fraîcheur de l’hiver, Vic et moi avions


décidé pour une fois d’aller prendre notre repas hors des murs de
l’établissement. Bien évidemment, que nous mangions à la cafétéria ou
ailleurs, Vic avait comme toujours opté pour un bon burger bien gras !
Et à mieux le regarder, on aurait presque dit le même que celui du
réfectoire, mais sans les mouches autour… Peut-être que ce petit restaurant
était le fournisseur de notre lycée.
— Goûte-moi ces frites, Élo, me lança Vic en m’en tendant une petite
poignée. Elles sont extra !
Je secouai la tête et essayai de retenir une grimace tandis qu’un filet
d’huile dégoulinait sur la table. Elle roula des yeux et jeta un mauvais
regard à ma salade.
— Pff, madame veut manger « équilibré » à ce que je vois… Mais c’est
pas comme si trois frites allaient te faire grossir, hein, c’est que de la
pomme de terre !
Effectivement, la pomme de terre en soi n’était pas mauvaise, mais le
liquide gluant plein de matières grasses qui la recouvrait ne me semblait pas
très bon pour la santé.
— Peu importe, répondis-je pour changer de sujet.
Elle soupira, baissa les yeux et se contenta de tremper ses frites dans du
ketchup.
Je regardai autour de nous. Le restaurant n’était pas très grand, mais la
plupart des tables étaient occupées par des groupes de lycéens.
— Au fait, repris-je après de longues secondes de silence, tu ne
connaîtrais pas un tatoueur pour mineurs, par hasard ?
Vic releva les yeux de son assiette avec curiosité.
— Ça dépend… Qu’est-ce que tu veux te faire tatouer ? Une fouine ?
Parce que ça te ressemble plutôt pas mal…
Je secouai la tête.
— Je ne veux pas un dessin, mais une phrase… qui commencerait sur
mes côtes et longerait les courbes de ma poitrine.
Elle resta sceptique.
— « Une phrase », répéta-t-elle avec un air pensif. Genre, « Je
m’appelle Élodie et je suis une vraie blonde » ?
Je levai les yeux au ciel tandis qu’elle poursuivait :
— « Zach, je t’aime ! » ? « Zach, tu es l’homme de ma vie » ? Ou alors
« Zach + Élodie = Amour » ?
— T’as vraiment des idées pourries, dis-je en rigolant, et puis c’est
beaucoup trop long…
Elle plissa les yeux en regardant ma poitrine.
— Ouais, c’est vrai que t’as pas de gros seins, dommage pour toi…
Ben, sinon, tu n’as qu’à abréger avec « Zach JTM » ?
— Tu crois sérieusement que je serais capable de me faire tatouer à vie
ce genre de phrase sur le corps ? !
Elle haussa les épaules.
— Franchement, t’es capable de tout, Élodie… Bon, allez, dis-moi,
c’est quoi ton idée ?
— Tu sais, je t’ai déjà dit que j’adorais l’histoire et la géo, tout comme
j’ai une passion pour les cultures et les langues étrangères… En fait, l’un de
mes rêves serait de faire le tour du monde et…
— « Zach, te quiero » ? « Zach, ti amo » ? « Zach, ich liebe dich1 » ?
— Si tu m’en sors encore un, je te jure que ta tête va finir dans ma
salade, la menaçai-je.
Elle leva les mains en l’air, me faisant comprendre qu’elle se rendait.
— T’en fais pas, c’était les seules langues que je connaissais. Allez,
accouche, le bébé ne va pas sortir tout seul, hein…
— Je pensais plutôt à quelque chose du genre « Love makes me
strong2 » écrit en caractères chinois, qu’est-ce que t’en dis ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine et réfléchit quelques instants.
— Depuis quand t’aimes les bridés ? finit-elle par me demander.
— En fait, c’est une phrase que j’ai vue dans une série asiatique et je
pense qu’elle me correspond plutôt bien…
Elle pinça les lèvres, visiblement pas enthousiaste quant à mon idée.
— Je ne ferais aucun commentaire sur le fait que tu as regardé des
séries de ce genre, mais bon, même si je n’ai rien contre les idéogrammes
chinois, c’est idiot de faire quelque chose dont personne ne comprendra la
signification à l’exception de toi-même.
— C’est justement le but, soupirai-je.
— Hum… Mais le jour où tu iras en Chine, tous les Chinois sauront ce
que ça veut dire !
— Je n’ai pas l’intention de me balader les seins à l’air, que ce soit en
Chine ou bien ici, puisque, je te le rappelle, mon tatouage se trouvera le
long de ma poitrine. Donc, la seule à savoir que j’en aurai un à cet endroit,
ce sera moi. Enfin, maintenant, tu es aussi au courant.
— Et Zach.
— « Et Zach », répétai-je en hochant la tête.
— « Love makes me strong », cita-t-elle pour elle-même en
réfléchissant. D’après moi, aimer ce mec t’a plutôt rendue complètement
tarée, et aussi complètement obsédée. Tu devrais plutôt opter pour un seul
mot : « Addiction ». Mais sinon, plus sérieusement, je ne pense pas que ce
soit le fait de l’aimer qui t’ait rendue forte, Élodie. Tu étais déjà forte. Cet
amour que tu éprouves pour lui a simplement fait ressortir cette partie de
toi, ce courage, cette énergie, cette endurance face à toutes les épreuves et
douleurs que tu traverses… D’ailleurs, tu penses que tes parents seraient
d’accord ?
Pourquoi fallait-il toujours que mes parents aient leur mot à dire dans
mes choix ? !
— Je ne compte pas les mettre au courant. Et, s’ils venaient à le
découvrir un jour, ce n’est pas comme s’ils allaient pouvoir me l’enlever
avec de la Javel. Ce sera trop tard et je serai majeure depuis bien longtemps.
— Et pourquoi tu n’attends pas le mois prochain pour te le faire ? Tu
auras dix-huit ans, non ? Au moins, tu auras plus de choix concernant les
salons de tatoueurs. Ceux qui acceptent les mineurs sont moins nombreux,
et surtout ont moins bonne réputation. Et puis ça te permettra de réfléchir
d’ici là. Si tu le fais à la va-vite, j’ai peur que tu le regrettes plus tard…
— Je ne le regretterai pas, je ne veux pas attendre, car personne ne sait
de quoi demain est fait. Et puis je ne changerai pas d’avis, ce tatouage
représentera cette partie de ma vie que je suis en train de traverser. C’est
pour ça que je le veux maintenant, pour que ça m’encourage, m’aide à
avancer et à ne jamais baisser les bras. Je ne veux pas le faire dans un an
pour m’en souvenir.
Vic me fixa un instant avant d’acquiescer.
— Très bien, comme tu voudras. J’en connais un dans les quartiers sud.
Il n’a pas un don exceptionnel en dessin et n’a d’ailleurs pas un quelconque
diplôme ou autre chose certifiant qu’il est tatoueur professionnel, mais je
sais qu’il respecte les mesures d’hygiène, et pour des caractères chinois, ça
ne devrait pas poser problème. En plus, il m’aime bien, donc, niveau prix,
ça devrait passer crème.
— Et niveau temps ?
— La plupart des tatoueurs ne font pas de tatouage le jour même.
Souvent, les personnes un tant soit peu rationnelles vont d’abord se
renseigner, prendre des conseils, ensuite elles y retournent pour prendre
rendez-vous et voir les détails avec le tatoueur. Puis elles reviennent une
troisième fois pour se faire tatouer. Mais t’as de la chance, Kanye n’est pas
aussi « professionnel ». Il mettra sûrement une bonne demi-heure pour te
faire un croquis rapide, normalement, c’est plus long s’il s’agit d’un dessin.
Mais pour des caractères, il va simplement jouer sur la taille, le style de
calligraphie, les reliefs et les jeux d’ombre en fonction de ce que tu aimes.
Ensuite, faudra compter deux bonnes heures pour qu’il te le fasse.
Vic avait l’air de bien s’y connaître dans ce domaine.
— Tu n’as jamais voulu t’en faire un ? demandai-je alors.
Une serveuse du restaurant s’approcha de notre table pour déposer la
note de notre repas. Je la remerciai d’un bref sourire avant qu’elle s’en aille
prendre les commandes à la table voisine.
— Ben, disons que pour l’instant, je n’en vois pas l’intérêt, répondit
Vic. Et puis j’ai peur de me dire dans dix ans que c’était une connerie
d’adolescente et de le regretter jusqu’à ma mort. En plus, il paraît que ça
devient immonde lorsque tu vieillis !
Même si c’était fort probable, cela m’était égal. J’assumais mes choix et
leurs conséquences.
— En tout cas, j’ai hâte de rencontrer Kanye, déclarai-je, à la fois pleine
d’impatience et de nervosité.
Je finis en vitesse ma salade, pressée de reprendre les cours, pressée
qu’ils soient terminés.
— Au fait, Élo, dit soudain Vic, qu’est-ce qu’un Chinois avec un
baladeur audio ?
Je fronçai les sourcils devant sa question idiote.
— Un nemp3 ! lança-t-elle avant de s’esclaffer toute seule.
Elle finit par s’arrêter en voyant que sa blague ne m’amusait pas du
tout. J’étais certaine que c’était loin d’être la dernière…
Je quittai la table pour aller payer mon repas. Elle fit de même et me
suivit à l’extérieur du bâtiment.
— Hé, Élo ! Tu sais pourquoi les Chinois perdent le nord ?
m’interrogea-t-elle en marchant à mes côtés, un large sourire sur le visage.
Je soupirai, me préparant au pire.
— J’en sais rien…
— Ben parce qu’ils ont le sud au cul ! Sudoku !
Elle explosa de rire avant de me donner un coup d’épaule.
— Elle était pas mal celle-là, hein ?
— Dis-moi, tu les sors d’où tes blagues, franchement ? demandai-je,
légèrement exaspérée.
— Des Laffy Taffy3. Tiens, j’en ai une autre !
Et c’était reparti ! À croire qu’elle avait appris par cœur toutes les pires
blagues qui pouvaient exister…
— Non, Vic, par pitié, épargne-moi.
— Pas question… Alors…
Je me bouchai les oreilles, regrettant à présent de lui avoir révélé que je
comptais me faire tatouer des caractères chinois. Désormais, elle allait
sûrement se moquer constamment des Asiatiques pour me charrier. Mais
j’étais tout aussi certaine que si j’avais opté pour une phrase en français, en
russe ou bien en portugais, elle aurait aussi trouvé des vannes à me raconter
sur les gens de ces nationalités !

* * *

À la sortie des cours, alors que nous nous dirigions vers l’arrêt de bus
pour les quartiers sud, Vic s’arrêta soudain pour me désigner quelqu’un
d’un geste de la tête. Debout devant sa moto, son casque à la main, Zach me
fixait droit dans les yeux.
— Tu veux peut-être aller lui parler ? s’enquit-elle alors que je me
remettais de ma surprise.
Vu les circonstances de notre dernier tête-à-tête, je ne savais pas quoi
penser de cette situation. Je n’étais plus énervée contre lui. Lorsque j’en
voulais à Zach pour quelque chose, la colère s’estompait très vite d’elle-
même… Je l’aimais beaucoup trop pour rester plus d’une heure furieuse
contre lui. Devais-je tout de même l’ignorer ? Mon petit côté machiavélique
et enfantin en mourait d’envie, juste pour irriter un peu les poils de la bête !
Mais ça aurait été un comportement stupide.
Je soupirai. Le bus n’était censé arriver que d’ici à dix minutes, et
j’étais certaine qu’il ne bougerait pas d’un pouce tant que je n’irais pas le
voir.
— Ouais… Je fais vite.
Vic hocha la tête et je m’avançai dans sa direction. Une fois à sa
hauteur, je croisai les bras sur ma poitrine et pris un air peu amène.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Il me lança son casque de moto et je l’attrapai au vol de justesse.
Qu’est-ce qu’il lui prenait tout à coup ?
— Pourquoi…
— Monte, m’ordonna-t-il seulement en grimpant sur sa moto.
Je jetai un coup d’œil hésitant à Vic derrière moi. Monter… pour aller
où ? Bien que je meure d’envie de lui balancer son casque à la figure et de
rejoindre mon amie au pas de course, la curiosité l’emporta. Comme
toujours.
Je me retournai et fis comprendre à Vic par une rapide série de gestes
que je devais y aller et que j’étais désolée. Elle se contenta de hausser les
épaules. Après tout, cela lui était complètement égal que je me fasse
tatouer.
À peine eus-je le temps de m’installer derrière Zach que nous prenions
déjà la route.

Après plusieurs minutes de trajet, nous entrâmes dans une ruelle entre
deux immeubles des quartiers sud. Il faisait sombre, mais je pouvais tout de
même distinguer un groupe de cinq ou six personnes en train de fumer au
fond. Et j’étais certaine qu’il ne s’agissait pas de simples cigarettes.
Après être descendue du véhicule et avoir retiré mon casque, je sentis
une ignoble odeur parvenir jusqu’à mes narines. Un mélange de vomi, de
moisissure et de la fumée qu’expiraient ces types.
Un frisson me parcourut alors que mes yeux venaient de se poser sur le
cadavre d’un pauvre chaton près d’un sac-poubelle à quelques mètres de
nous. Je me promis de ne jamais remettre les pieds dans cet endroit glauque
et sordide, ou du moins jamais seule.
— Zach, on est où au juste ? l’interrogeai-je en me rapprochant de lui
tandis que le groupe de mecs nous regardait désormais avec insistance.
L’un des gars leva soudain la main en l’air, nous faisant signe de les
rejoindre.
— Tu les connais ? m’enquis-je, un peu inquiète.
— Non, mais eux me connaissent. Allez, viens.
Je levai les yeux au ciel. Évidemment, tout le monde connaissait le
célèbre « Zach Menser » dans cette ville !
Il m’attrapa la main et nous avançâmes à pas rapides vers eux. Je ne
comprenais pas, je ne comprenais rien. Pourquoi Zach m’avait-il emmenée
ici, bon sang ? Et puis je n’avais vraiment pas envie d’aller parler à ces
gars, que même lui ne connaissait pas !
Mais une fois que nous fûmes arrivés à leur niveau, Zach ne s’arrêta pas
et je compris pourquoi. À quelques mètres du groupe se trouvait une porte
en métal ancrée dans l’immeuble de gauche. Deux des gars qui nous
bloquaient la route s’écartèrent vivement à notre arrivée, mais pas le
troisième.
C’était celui qui nous avait fait signe de venir. Il faisait quelques
centimètres de plus que Zach et semblait plus jeune, sûrement un ou deux
ans de moins que moi. Les traits de son visage étaient encore enfantins, et il
avait des boutons d’acné sur le front. Sa carrure n’avait rien d’imposant, il
était menu et fin. Quant à son style vestimentaire, il le rendait
complètement ridicule. Il portait un débardeur moulant alors qu’il n’était
pas du tout musclé. Ses abdos tout comme ses pectoraux étaient inexistants.
Le piercing à son arcade sourcilière et le bandeau rouge noué autour de sa
tête semblaient destinés à affirmer son rôle de « chef de gang », mais le
faisaient paraître plus efféminé qu’autre chose.
Qu’il soit le total opposé d’un de ses amis qui nous entouraient me fit
sourire. Très costaud, avec un visage carré et un nez droit, l’autre gars avait
des muscles saillants et des biceps énormes. Bien qu’ayant trop forcé sur les
stéroïdes à mon goût, il avait bien plus le physique d’un leader que l’autre
petite princesse.
— Zach, lança-t-il en souriant, j’ai beaucoup entendu parler de toi.
Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
— En quoi ça te regarde ? rétorqua mon copain d’une voix sèche.
Le gars se contenta de sourire à nouveau.
— Tu fais le mec froid et sans cœur pour impressionner ta copine, c’est
ça ?
Il tourna la tête dans ma direction avant de poursuivre :
— C’est vrai que les femmes adorent ça… Lorsqu’on est méchant avec
elle, lorsqu’on les fait souffrir, pas vrai, ma jolie ? Une fois que tu seras
tombée folle amoureuse de lui, il te jettera comme de la merde. Ensuite tu
vas pleurer, le supplier de ne pas te quitter, mais ce sera trop tard. Le jeu
sera fini. Lorsque la poupée est usée, il ne reste plus qu’à s’en débarrasser
et à en trouver une neuve… Tu n’es qu’un simple jouet, ma belle, profites-
en parce que…
— Bon, tu as fini ton petit discours ? l’interrompit Zach, agacé. Je n’ai
pas que ça à faire.
La petite princesse reporta son attention sur lui.
— Tu viens voir Michael ?
— Ouais, alors dégage de là.
— Hé, ho, du calme, mec !
— Je suis très calme. D’ailleurs, tu devrais même t’estimer heureux
d’être tombé sur moi, parce que, si t’avais fait ton petit numéro à un autre
gars accompagné de sa copine, je peux t’assurer qu’à l’heure qu’il est tu
serais déjà sur le sol, le visage en sang. Maintenant, si tu ne veux pas que je
devienne cet autre gars, tu ferais mieux de bouger de là.
La princesse serra les dents. Les paroles de Zach ne lui avaient pas plu
apparemment.
— Mais tu vois… je n’ai pas vraiment envie de « bouger de là »,
soupira-t-il en nous regardant avec une moue.
Alors que je sentais les muscles du bras de Zach se tendre contre le
mien, je serrai légèrement sa main pour qu’il se tourne vers moi et secouai
la tête. Mieux valait qu’il ne le frappe pas. Ce type m’avait l’air d’être du
genre à faire le beau devant ses amis, mais aussi à être capable de pleurer
devant ses parents et d’aller porter plainte pour coups et blessures. Si
quelqu’un devait se battre aujourd’hui, c’était moi. Le combat serait ainsi
plus équitable et puis… ce gamin n’irait probablement pas raconter à la
police qu’une fille lui avait rectifié le portrait, ou bien sa fierté de petit chef
en prendrait un coup.
Je lâchai la main de Zach et m’avançai vers lui, déterminée à lui coller
un beau direct du droit au visage. Un peu surpris, il recula de quelques pas
tandis que ses amis nous encerclaient. Tous avaient l’air prêts à le défendre.
Mais avant que la situation ne dégénère, la porte de l’immeuble s’ouvrit
brusquement et tout le monde s’arrêta. Un grand métis aux cheveux rasés et
au regard sombre se dressait dans l’encadrement.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? s’étonna-t-il avant de nous observer
tour à tour.
Lorsqu’il aperçut Zach, un large sourire s’afficha sur son visage.
— Mais dis-moi que je rêve ! s’exclama-t-il avant de s’approcher de lui,
les bras grands ouverts.
Zach lui rendit son sourire et les deux hommes se donnèrent l’accolade
un bon moment sans aucune gêne. J’en fus presque jalouse.
— Qu’est-ce que tu fais là, mon pote ?
Zach me désigna d’un hochement de tête, et je fronçai les sourcils.
— Ta copine ? demanda-t-il en me regardant de haut en bas. Vraiment
très mignonne, j’approuve totalement !
Zach lui donna une petite tape dans le dos en rigolant.
— Au fait, Michael, tu as engagé des gardes du corps ou quoi ? s’enquit
Zach en jetant un coup d’œil à la petite princesse et à son groupe.
Michael s’esclaffa.
— Eux, « des gardes du corps » ? Tu parles ! Je les mets tous à terre en
soixante secondes !
Il s’approcha de la petite princesse qui parut soudain un peu mal à
l’aise. Michael l’attrapa par la nuque et la tira vers lui.
— T’as encore cherché la merde, Daryl ? demanda-t-il avec sévérité.
Le gamin secoua vivement la tête.
— Disons juste qu’avant que tu interviennes, ma copine s’apprêtait à lui
casser la gueule, soupira Zach.
Michael éclata de rire.
— Je suis navré de vous avoir interrompus alors ! Ce petit con ne mérite
que ça. Il s’amuse toujours à faire son malin et à provoquer les autres avec
son gang de tapettes. J’ai hâte qu’un jour quelqu’un lui donne une bonne
raclée et le remette à sa place !
— Je sais très bien me battre ! se défendit Daryl en essayant de se
libérer des mains de Michael.
— C’est ça, c’est ça, répondit ce dernier avant de le relâcher en le
faisant tomber sur le sol. Maintenant, va jouer ailleurs, gamin, je t’ai déjà
dit d’arrêter de traîner vers mon salon.
Daryl lui jeta un regard noir en se relevant, puis, d’un signe de tête, fit
comprendre aux membres de son groupe qu’ils partaient d’ici.
— Bon, allez, venez tous les deux, nous lança Michael en rouvrant la
grande porte. Et je vous prie d’excuser le comportement de mon crétin de
frère.
Zach paraissait aussi stupéfait que moi. Daryl était son frère et il voulait
que quelqu’un lui casse la gueule ? Quelle belle preuve d’amour !
Nous suivîmes Michael en silence et pénétrâmes dans un long couloir
sombre, seulement éclairé par la lumière d’une issue de secours. Je
trébuchai à maintes reprises dans ce qui semblait être des canettes de bière
ou des débris de ce genre. Heureusement, Zach me rattrapa chaque fois et,
quand nous fûmes arrivés au bout du passage, nous entrâmes dans une pièce
beaucoup plus lumineuse.
À peine Michael eut-il ouvert l’accès que du « hardcore », un style de
musique plus rapide que de l’électro et avec une intensité des basses et du
rythme, me parvint aux oreilles. Je m’arrêtai net en comprenant le type de
salon dans lequel je me trouvais. Les murs d’un rouge vif étaient remplis de
tableaux et de dessins en tout genre, certains plutôt réalistes, d’autres au
contraire abstraits. La plupart représentaient des têtes de mort, des
poignards, ou encore des femmes nues… Il y avait des motifs très variés,
mais aussi de toutes les couleurs. Ce qui confirma mes doutes fut le long
fauteuil situé près d’une table remplie d’instruments médicaux.
Je regardai Zach, perplexe.
— Pourquoi… tu as changé d’avis ?
Il secoua la tête.
— Non, je suis toujours contre. Mais je te connais, Élodie, tu es
tellement entêtée que tu feras toujours ce qui te plaira, et encore plus si
quelqu’un te dit de ne pas le faire. Je savais très bien où tu comptais aller
avec Vic après les cours, et il est hors de question que tu te fasses faire un
tatouage n’importe où et par n’importe qui.
Je me mordis la joue, un peu honteuse qu’il ait découvert mes intentions
aussi rapidement. Cela ne servirait à rien de nier, il verrait sur mon visage
que je mentais.
— Désolée, dis-je simplement.
— Je ne voudrais pas vous déranger tous les deux, mais je n’ai pas toute
ma soirée de libre, hein, nous interrompit Michael. Alors, qu’est-ce que tu
veux, ma belle ?
Je lui expliquai rapidement mon idée ; Zach ne fit aucun commentaire.
Est-ce que ça lui plaisait ?
Michael me donna un livre rempli de calligraphies différentes pour que
je choisisse celle que je préférais. Il me demanda ensuite s’il pouvait rendre
l’écriture plus originale à sa manière, en jouant sur les effets d’ombre et les
nuances de couleur tout en restant sur du noir. Je lui répondis que je n’y
voyais aucun inconvénient et que c’était même mieux. Après tout, je
voulais que ce tatouage soit unique et qu’il n’appartienne qu’à moi. Peu de
temps après, Michael s’éclipsa dans une pièce voisine afin de réaliser un
modèle.
Zach et moi patientâmes plus d’une bonne heure en silence, assis sur un
canapé en simili-cuir noir jusqu’au retour de Michael. Et c’était mieux
comme ça. Zach avait l’air à la fois contrarié et inquiet pour moi.
Lorsque Michael me montra le résultat, celui-ci me plut
immédiatement. Il était magnifique, encore plus beau que dans mon
imagination. J’étais aux anges !
— Tu es bien sûre que c’est ce que tu veux ? demanda alors Zach en
m’accompagnant près du fauteuil.
— Certaine, répondis-je, résolue.
— Même si tu n’en as pas l’air, s’enquit Michael d’un ton sérieux, est-
ce que tu aurais bu de l’alcool, pris de la drogue ou de l’aspirine depuis
hier ?
— Non, lui assurai-je en retirant mon pull.
— Bien. Enlève aussi ton soutien-gorge ou il risque de me gêner.
Je jetai un rapide coup d’œil à Zach, légèrement embarrassée par le fait
qu’un autre homme allait me voir à moitié nue, et en plus devant lui, mais
cela ne semblait pas vraiment le déranger. J’obéis simplement et
m’allongeai de côté dans le fauteuil tout en gardant mon T-shirt contre ma
poitrine.
Michael respecta toutes les mesures d’hygiène, telles que le port de
gants, masque, et il désinfecta bien ma peau avant de décalquer le motif
dessus.
— C’est un calque en carbone, m’expliqua-t-il. Beaucoup réalisent le
tatouage à main levée, mais je pense qu’avoir une bonne base permet de
garantir au client un tatouage qui reste fidèle au motif de départ.
Il me recommanda ensuite de regarder ce que cela donnait sur moi pour
être sûre qu’il me plaisait. Dans le cas contraire, il était encore possible de
faire marche arrière ou de rectifier le dessin. Mais plus je le contemplais,
plus je le trouvais parfait.
Je dus ensuite attendre une bonne demi-heure supplémentaire afin que
le motif soit bien posé sur ma peau. Durant ce laps de temps, Michael
prépara tout le matériel nécessaire, et pour ma part je devenais de plus en
plus impatiente de découvrir le résultat final.
Bientôt, je serai tatouée. Bientôt, cette phrase sera gravée en moi, pour
toujours. Mais à quel point vais-je ressentir la douleur ?
La réponse à cette question arriva plus vite que prévu.
— Je vais commencer par réaliser les grandes lignes du tatoo, d’abord
les contours et ensuite le remplissage des caractères. Si tu as mal, c’est
normal, m’annonça-t-il en souriant derrière son masque blanc.
J’inspirai profondément avant que l’aiguille ne s’enfonce dans ma peau.
Je fermai les yeux et serrai les dents.
Effectivement, cela faisait mal, très mal. Cette douleur était
indescriptible, tout simplement car je n’avais jamais éprouvé quelque chose
de semblable auparavant. Oui, c’était une sensation vraiment inexplicable.
— Comment tu te sens ? demanda Zach, debout près de moi.
J’allais lui rétorquer que je n’avais jamais eu aussi mal de ma vie, que
c’était horrible, comme si quelqu’un m’enfonçait des dizaines de coups de
couteau dans la peau, puis je repensai à son propre tatouage, aux conditions
dans lesquelles il l’avait fait… Ça avait dû être bien pire que ça. En plus,
j’étais censée être devenue forte, il était donc préférable que je ne me
plaigne pas dès le début.
— C’est supportable, répondis-je, le corps ultra-tendu.
Je fermai de nouveau les yeux et me concentrai sur autre chose. Il ne
fallait pas que je pense à la douleur, bien qu’il s’agisse d’une bonne
douleur, une douleur qui en valait la peine, je préférais plutôt imaginer le
résultat. J’avais hâte, tellement hâte !

Après deux longues heures pendant lesquelles j’avais souffert en


silence, le tatouage fut enfin terminé et je sautais désormais de joie. Enfin,
psychologiquement parlant…
Michael m’expliqua rapidement les mesures d’hygiène et de protection
que je devais prendre : le garder le plus possible à l’air libre quand je serais
chez moi, mettre un bandage lorsque je sortirais et porter de préférence des
vêtements amples et en coton. Il me recommanda ensuite de nettoyer mon
tatouage avec du savon au pH neutre et me prescrivit une crème cicatrisante
à appliquer trois fois par jour, m’indiquant de le faire seulement une fois
par jour après deux semaines.
— Bon, il risque d’y avoir des petites croûtes et des rejets d’encre, c’est
tout à fait normal, ne t’inquiète pas. Si tu as d’autres questions ou qu’il y a
un problème, je te laisse mon numéro sur la fiche de soins. N’hésite pas à
m’appeler. Sinon, il faudra que tu reviennes me voir d’ici deux à trois
semaines, afin que je puisse regarder l’évolution de notre petit bébé et faire
quelques retouches si nécessaire.
Je grimaçai en entendant le mot « retouche ». Devoir repasser sur le
billard ne m’enchantait pas vraiment…
J’ouvris mon sac et en sortis mon porte-monnaie.
— Combien je te dois ? demandai-je en prenant les billets que m’avait
remis ma mère.
J’étais d’ailleurs assez fière d’utiliser son argent pour une chose qu’elle
n’aurait pas du tout approuvée.
— Rien, répondit Michael, j’avais une dette envers Zach. À présent, elle
est remboursée.
— Peut-être que tu devais une faveur à Zach, mais pas à moi, insistai-je
en lui donnant tout de même cent dollars.
Michael posa ses yeux sur le billet, avant de regarder Zach. Ce dernier
se contenta de hausser les épaules, lui faisant comprendre que ça lui était
égal.
— Bon… Eh bien, merci alors.
— Merci à toi, il est vraiment super, dis-je en souriant.
— C’est surtout parce que tu n’as pas bougé d’un centimètre qu’il est
aussi bien réussi. Franchement, tu m’as épaté, c’est rare que les filles
endurent aussi bien la douleur, surtout à cet endroit. Une fois, j’ai même dû
arrêter de tatouer un mec, car il avait trop mal ! En tout cas, si tu en veux un
autre un jour, n’hésite pas à revenir, je te tatouerai à nouveau avec grand
plaisir !
Je remerciai Michael encore une fois, puis nous le saluâmes et sortîmes.
La nuit était déjà tombée et, voyant qu’il était plus de 20 heures,
j’envoyai rapidement un message à Eric pour qu’il ne s’inquiète pas, puis
me dirigeai avec Zach vers sa moto.
— Qu’est-ce que tu avais fait pour lui ? demandai-je alors avec curiosité
à mon copain.
Zach sourit, apparemment, il s’était déjà préparé à cette question.
— Disons que je l’ai empêché de faire la connerie de sa vie. Lorsqu’on
était au collège, je l’ai surpris un jour près d’un supermarché, une arme à la
main.
— Il s’apprêtait à commettre un vol ?
— Ouais, alors j’ai voulu aller le raisonner, mais les choses ont assez
mal tourné. J’étais déjà au courant de sa situation familiale, je savais qu’il
avait un frère même si je ne l’avais jamais vu, je savais aussi que ses
parents étaient décédés tous les deux l’année précédente et que son frère et
lui ne vivaient que des restes de leurs assurances-vie. Michael m’a menacé
en me hurlant que sa vie était de la merde, qu’ils étaient foutus de toute
façon, parce qu’ils n’avaient plus d’argent et qu’il se moquait bien de ce qui
pouvait lui arriver, car il n’avait plus rien à perdre.
— Et ensuite ?
— Ensuite, il m’a attaqué. J’ai réussi à esquiver son couteau et, en me
battant, je lui ai accidentellement planté la lame dans la cuisse.
Heureusement, il n’a rien eu de grave. J’aurais préféré que les choses ne
tournent pas de cette façon, mais, si c’était à refaire, je referais la même
chose pour lui éviter la prison. Cet endroit est… pire que l’enfer. Et puis, si
Michael s’était fait prendre, Daryl aurait été seul, sans aucune famille. Et je
sais comment terminent les gars comme ça… très mal.
Je hochai la tête, compréhensive, et m’arrêtai devant sa moto.
— Tu as bien agi, Zach… Tu fais toujours ce qu’il faut pour les autres,
t’es vraiment quelqu’un de bien. T’es même la meilleure personne que je
connaisse.
— Pourtant, je n’aurais jamais dû te laisser faire ce tatouage, soupira-t-
il.
— Ne dis pas ça.
Je glissai les mains dans son dos et l’attirai près de moi.
— Ne te sens jamais coupable de quoi que ce soit en ce qui me
concerne, tu m’entends ? Si tu ne m’avais pas emmenée chez Michael, qui
sait où j’aurais fini, et dans quel état…
Il rapprocha son visage du mien, mais alors que sa bouche était à
quelques centimètres de la mienne, je repris conscience du lieu dans lequel
nous nous trouvions.
— Pas ici, soufflai-je contre ses lèvres, y a un chat mort à cinq mètres
de nous…
Il haussa un sourcil et tourna la tête vers le cadavre de la pauvre petite
bête.
— Comme tu l’as dit, il est mort, aucun risque pour qu’il nous regarde
vicieusement.
Je soupirai. Quel crétin.
Il s’apprêtait à m’embrasser à nouveau, mais mon portable se mit
soudain à vibrer. Zach s’écarta en râlant afin que je puisse prendre cet
appel.
Évidemment, il faut toujours que cette petite peste vienne tout gâcher
comme à chaque fois ! songeai-je en découvrant le numéro de Sara sur
l’écran.
Je décrochai malgré tout et lui lançai sur un ton agacé :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Pourquoi t’es déjà énervée ? J’ai encore rien dit !
— T’avoir au bout du fil est une raison suffisante, alors qu’est-ce qu’il y
a?
— Je pense que tu ferais mieux de t’asseoir…
Je fronçai les sourcils. C’était grave à ce point ?
— Papa et maman…
Mon cœur rata un battement et ma respiration se figea tandis que les
pires scénarios possibles défilaient dans mon esprit.
— Ils… ils ont eu un accident ? !
— Non, non…
— Sara !
Bon sang, cette fille allait me faire avoir une crise cardiaque à dix-sept
ans !
— Ils sont partis chez Zach.
— Qu… quoi ? ! « Chez Zach » ? Mais… comment ça ? Et pourquoi ?
— J’en sais rien ! Je leur ai assuré que tu n’étais pas chez lui, mais ils
ne m’ont pas crue…
— Mais comment savent-ils où… Sara ! Mais pourquoi leur as-tu filé
son adresse ? !
— Je suis désolée ! Papa m’a ordonné de la lui donner en me menaçant
de me mettre à la porte moi aussi si je ne le faisais pas !
Sérieusement ! Mais qu’est-ce qu’il leur passait par la tête, bon sang ?
Ils voulaient se débarrasser de leurs deux filles à présent, ou quoi ? Et
pourquoi mon père avait-il voulu aller là-bas ? Pour me ramener, ou pour
donner une bonne leçon à Zach et lui ordonner de me quitter ? Ou bien… Il
était capable de tout ! Un peu comme moi d’ailleurs…
Mon pouls était beaucoup trop rapide, je devais me ressaisir, respirer
calmement et arrêter de me poser toutes ces questions.
— Bon… D’accord, d’accord… Ils sont partis y a combien de temps ?
— À l’instant, je t’ai appelée immédiatement.
Avec un peu de chance, nous pouvions encore arriver avant eux chez
Zach.
— Merci de l’info, petite sœur, mais ça ne sera pas suffisant pour te
faire entièrement pardonner.
Je raccrochai sur-le-champ et attrapai le casque de moto de Zach.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? m’interrogea-t-il d’un air soucieux.
— Mes parents sont chez toi. Il faut qu’on y aille tout de suite.
Il fronça les sourcils, mais ne posa aucune question, sachant
certainement que je n’avais pas de réponse. Une chose était sûre, la soirée
allait encore se finir en beauté !

1. Zach, je t’aime.

2. L’amour me rend fort(e).

3. Équivalent du Carambar.
Chapitre 48

Trop tard. Nous étions arrivés trop tard.


La voiture de mon père était garée dans l’allée.
C’était impossible. Comment avaient-ils fait, bon sang ? Nous aurions
dû être les premiers !
— Ils n’ont certainement pas dû respecter les limitations de vitesse,
marmonna Zach en m’aidant à descendre de sa moto.
À croire qu’ils étaient au courant que nous faisions la course… Mais là
n’était plus le problème actuel.
Les seules raisons envisageables pour expliquer la venue de mon père
ici nous concernaient, Zach et moi, mais aucun de nous n’était à l’intérieur,
alors…
— Ma mère a sûrement dû les inviter, suggéra Zach en avançant vers la
porte d’entrée.
J’avais vraiment du mal à imaginer mes parents discuter comme si de
rien n’était avec Mme Menser, malgré le sens de l’hospitalité de cette
dernière.
Avant que Zach n’ouvre la porte, il s’arrêta un instant pour me prendre
la main.
— Ne t’inquiète pas, tout ira bien, m’assura-t-il en me regardant droit
dans les yeux.
J’inspirai profondément.
Si seulement je pouvais être aussi confiante que lui…, regrettai-je
secrètement.
Nous entrâmes en silence. Des bribes de discussion nous parvinrent
depuis le salon. Je reconnus la voix de mon père ou plutôt… son rire ? !
Je lâchai la main de Zach et me rendis prestement dans la pièce en
question. Ce que je vis me laissa sans voix. Mes parents semblaient en
pleine conversation chaleureuse avec Mme Menser. Ils étaient tous deux
assis bien confortablement sur le canapé, un verre de vin à la main.
Sérieusement ? Ils prenaient l’apéro ? !
Mme Menser leva les yeux vers moi et un large sourire vint dévoiler ses
dents blanches.
— Ah, les voilà enfin ! s’exclama-t-elle en se levant pour venir me
saluer.
Mes parents tournèrent la tête vers nous et ma mère se redressa à son
tour pour venir me serrer dans ses bras. Nouvelle vague de surprise pour
moi, j’étais totalement sidérée par ce qui était en train de se passer.
— Ma chérie… Tu m’as tellement manqué !
Euh… J’avais raté un épisode ou quoi ? C’était quoi ce petit numéro ?
Je clignai plusieurs fois des yeux et attendis en silence, toujours aussi
immobile et abasourdie, qu’elle se détache de moi, ce qu’elle fit quelques
secondes plus tard.
— Ravie de te revoir, Zach, dit-elle alors à mon copain en l’enlaçant à
son tour.
Mon père, quant à lui, n’avait pas quitté son siège, et Dieu merci !
C’était d’après moi le seul indice qui me prouvait que je n’étais pas en plein
rêve !
— Pourquoi… pourquoi êtes-vous ici ? réussis-je enfin à demander à
ma mère.
— Ton père a changé d’avis.
« Changé d’avis » ? Non, impossible. Mon père n’était pas comme ça.
Jamais il n’abandonnerait aussi facilement. Mon père… Il était comme moi.
J’étais son portait craché. Même s’il avait tort, jamais il ne ferait marche
arrière et ne regretterait ses décisions. Il assumerait jusqu’au bout et ne
céderait même pas sous la torture.
— Venez vous asseoir, nous convia Mme Menser en apportant deux
chaises de la cuisine qu’elle installa face au canapé.
J’avançai à pas lents et pris place. Zach, quant à lui, s’approcha de mon
père et lui tendit la main.
— Enchanté, monsieur Winston, se présenta-t-il aimablement. Je suis…
— Je sais très bien qui tu es… Zach, le coupa-t-il sans aucune intention
de lui serrer la main.
Zach la mit alors derrière son dos et hocha la tête, avant de reculer et de
s’asseoir à mes côtés.
« Changé d’avis », m’avait-elle dit ? Pourtant, mon père avait l’air
d’être toujours aussi charmant et agréable…
Une fois que ma mère et celle de Zach eurent pris place à leur tour, je
m’adressai à nouveau à mes parents d’un ton à la fois froid et anxieux :
— Alors, vous êtes là pour quoi au juste ?
— Je te l’ai dit, répondit ma mère, ton père a changé d’avis. Il… il a
accepté de te laisser revenir à la maison.
J’ouvris grand les yeux, stupéfaite.
— Alors… vous êtes là pour me ramener ?
— Pas seulement, ajouta mon père en soupirant.
— Eh bien, j’espère que la seconde raison est plus intéressante, car pour
ce qui est de rentrer ma réponse est non, déclarai-je en croisant les bras sur
ma poitrine.
— Comment ça ? s’étonna ma mère d’un air déconcerté. Tu ne veux pas
rentrer chez nous ?
— « Chez nous » ? répétai-je en sentant une vague de colère monter en
moi. Il n’y a plus de « chez nous » depuis que vous m’avez mise à la porte !
— Élodie ! Tu sais très bien pourquoi nous avons réagi de cette façon,
c’était…
— Oh ! non ! la coupai-je. Je t’interdis de me dire que c’était pour mon
bien ! Vous m’avez jetée dehors sans aucune pitié ! Vous m’avez
abandonnée, moi, votre fille, dans une ville que je ne connais presque pas…
Mais comment avez-vous pu faire une chose pareille ? Quel parent serait
capable de faire une telle chose ? !
Je me levai brutalement, renversant ma chaise sur le sol dans le feu de
l’action.
— Je suis quoi pour vous au juste ? m’écriai-je. Un jouet que vous
pouvez jeter quand vous voulez et récupérer lorsque cela vous chante ? !
Vous n’êtes plus mes parents ! Vous n’êtes pas des parents ! Vous êtes des
êtres ignobles et répugnants, des personnes qui…
Ma vision s’assombrit et je préférai me taire pour ne pas exploser en
sanglots à cause de mon surplus d’émotions. D’ailleurs, je n’étais pas la
seule qui s’apprêtais à fondre en larmes. Ma mère retenait ses pleurs, une
main sur la bouche.
J’y étais peut-être allée un peu fort… Mais c’était exactement ce que
j’éprouvais en ce moment précis. Et je ne regrettais pas un seul instant de le
leur avoir balancé à la figure.
— Vous ne savez pas à quel point j’ai souffert, murmurai-je en sentant
une larme rouler le long de ma joue.
— Mon Dieu, chérie, bredouilla ma mère en se levant pour venir
m’étreindre. Je suis désolée, tellement désolée… Je regrette tellement…
Je me laissai aller contre elle et continuai à pleurer dans le creux de son
cou durant de longues secondes.
Mon père toussota soudain, nous faisant comprendre qu’il avait quelque
chose à dire. Je m’écartai de ma mère et le regardai dans le blanc des yeux
tout en séchant mes larmes d’un revers de la main.
— Nous n’aurions pas dû réagir de cette façon, Élodie. Ce que nous
avons fait… c’était une bêtise. Une énorme bêtise pour laquelle tu ne me
pardonneras sûrement jamais, mais… j’avais peur.
« Peur » ? Alors pour lui, me mettre à la rue était un moyen de le
rassurer à mon propos ? « Pas besoin de s’inquiéter, elle peut très bien
dormir dehors, seule dans le froid et sous un pont ! Et puis, même si elle
risque de finir en hypothermie, de se faire voler ou agresser par des voyous,
ce sera toujours mieux que de rester à la maison, qui est un lieu beaucoup
trop dangereux et incertain pour elle ! » Waouh… Je ne pensais pas être une
si grande source de préoccupation pour mon père !
— Tu n’as jamais été comme ça auparavant, Élodie, reprit-il. Tu ne
nous as jamais désobéi, tu nous as toujours écoutés, respectés, tu as toujours
bien travaillé, bien agi… Et puis… tu as brusquement changé. Ce garçon t’a
changée et j’ai eu peur. Peur de ce qui pourrait t’arriver si tu restais avec
lui, de ce que tu étais en train de devenir. Alors j’ai pensé que te menacer, te
faire peur à ton tour et te laisser te confronter à toi-même te ferait revenir à
la raison. Qu’être seule te ferait réfléchir et prendre conscience de tout ce
que tu avais fait, mais je me suis trompé. J’ai compris que je ne pourrais
rien faire en ne te voyant pas revenir, mais aussi que le seul qui devait
prendre conscience des erreurs de ses actes, c’était moi. C’est pourquoi je
suis venu ce soir… Je suis venu m’excuser, auprès de toi, mais également
auprès de Zach.
Je tournai la tête vers ce dernier, qui était resté silencieux et impassible
depuis le début de la conversation. Lorsqu’il affichait cette expression, il
était impossible de savoir ce à quoi il pensait ! Ce petit air mystérieux et
concentré le rendait vraiment trop craquant…
Mon père se leva alors pour se planter devant mon petit ami.
— Zach, je pense que nous sommes partis du mauvais pied tous les
deux. Lorsque j’ai découvert que tu avais fait de la prison, j’ai aussitôt
pensé que tu représentais un danger, et pour ma fille, et pour notre famille.
J’ai eu peur, peur que tu lui fasses du mal, peur que tu la blesses… Et c’est
pourquoi j’ai voulu tenir Élodie éloignée de toi en lui interdisant de te voir.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, l’interrompit Zach en
penchant légèrement la tête. Vous avez jeté votre fille dehors pour qu’elle
choisisse entre sa famille et l’homme dont elle est amoureuse et qui pour
vous est dangereux. Pourtant, je suis sûr qu’en la mettant à la rue vous
pensiez que le premier endroit où elle irait se réfugier serait chez moi, alors
pourquoi l’avoir laissée se jeter dans la gueule du loup ?
Je fronçai les sourcils. C’était en effet étrange… Bien que contre toute
attente je n’aie pas passé une seule nuit chez Zach depuis mon « exil ».
Mon père ne tarda pas à nous expliquer son raisonnement :
— Je n’avais pas pensé aux conséquences. Je me suis simplement dit
que si je lui imposais ce dilemme, toute sa vie allait lui manquer et qu’elle
finirait bien par rentrer en réalisant que ce qu’elle était en train de perdre
valait bien plus qu’une amourette d’adolescent.
— Ce n’est pas qu’une « amourette », ne pus-je m’empêcher de
maugréer.
— Je sais, dit mon père en me jetant un bref regard. Je l’ai compris en
ne te voyant pas rentrer à la maison. Maintenant, je sais que ce garçon
compte énormément pour toi, Élodie… Et toi, Zach, je sais à quel point tu
tiens à ma fille et que tu ne lui feras jamais de mal. J’ai eu tort de te juger
sans te connaître.
— Mais vous ne me connaissez toujours pas.
— En effet, admit mon père avec un léger sourire. C’est une des raisons
de ma visite ici. Je suis venu faire connaissance avec toi, et vous dire à tous
les deux que j’acceptais votre relation.
Je manquai de m’étouffer avec ma propre salive. Mme Menser, dont
j’avais complètement oublié la présence, me tapa doucement dans le dos,
puis me donna un verre d’eau pour m’aider à digérer la nouvelle.
— Alors… Vous me laissez le droit de fréquenter ouvertement votre
fille ? l’interrogea Zach, hébété.
Si je n’étais pas aussi choquée par la tournure des événements, j’aurais
presque rigolé en entendant cette phrase. « Le droit de fréquenter
ouvertement votre fille », non, mais il se croyait au XXe siècle ou quoi ? Il
aurait pu aussi dire « le droit de lui faire la cour » pendant qu’on y est !
— C’est ça, répondit mon père.
Zach me regarda, mais je ne savais pas trop quoi penser de tout ça. La
discussion se déroulait beaucoup trop vite pour que mon pauvre petit
cerveau ait le temps de tout bien assimiler. Mon père acceptait donc notre
couple…
D’un côté, j’avais presque envie de lui cracher à la figure que peu
importait ce « droit » qu’il lui accordait, qu’il approuve ou non notre
relation ! La seule personne à décider avec qui j’avais le « droit » d’être et
qui j’avais le droit d’aimer, c’était moi et personne d’autre. J’étais toujours
énervée contre mon père après ce qu’il m’avait fait, et mon ressentiment
envers lui ne risquait pas de s’envoler de sitôt…
D’un autre côté, qu’il vienne enfin d’accepter Zach représentait
tellement pour moi. C’était une grande et belle victoire, j’avais enfin gagné
la bataille contre mes parents et j’en étais extrêmement fière.
À présent, si je pouvais sortir avec Zach comme je l’entendais, nous
n’aurions plus à nous cacher et je n’aurais plus à mentir, excepté sur la
nature du travail de mon petit ami.
J’étais soulagée, mon plus gros problème venait de se résoudre, ma vie
allait enfin redevenir plus calme et plus sereine.
— Bon… Malheureusement, il se fait tard et notre seconde fille doit
sûrement nous attendre, reprit mon père avec un soupir.
Il s’approcha de Mme Menser afin de lui serrer la main.
— Merci de nous avoir reçus, Meghan, votre vin était vraiment exquis !
— Ce fut un plaisir de vous rencontrer. D’ailleurs, n’hésitez pas à
revenir quand vous voulez, j’ai encore deux autres bouteilles qui traînent
dans ma cuisine !
Mon père s’esclaffa quelques secondes, avant de poser une main sur
l’épaule de Zach.
— Dis-moi, est-ce que tu serais libre demain soir ? Si c’est le cas,
j’aimerais bien que tu viennes passer un moment à la maison…
— Et que tu restes dîner aussi, ajouta ma mère avec un demi-sourire.
Zach me regarda, un peu hésitant. Tout cela devait lui paraître un peu
trop rapide… Que mon père l’accepte soudain aussi facilement dans la
famille était étrange. Mais le sentiment de doute qui s’insinuait aussi en moi
fut vite remplacé par de la joie et du bonheur.
Depuis le début, je ne désirais qu’une chose, que mes parents
accueillent Zach à bras ouverts parmi nous. Aujourd’hui, ce jour était enfin
arrivé ! Tout était rentré dans l’ordre, Zach était définitivement considéré
comme mon petit ami officiel, ma famille voulait me ramener à la maison et
mon père s’était excusé auprès de moi, mais aussi de Zach. Tout était
parfait ! Je n’allais pas m’en plaindre, du moins pas maintenant ! Tout ce
que je voulais était profiter de cet instant…
— Il sera là, répondis-je à sa place.
Si Zach n’avait pas encore totalement confiance en mes parents, il avait
confiance en moi.
Ce dîner… C’était une opportunité à saisir pour tous les deux. Une très
bonne occasion pour montrer à mes parents que Zach n’était pas une
menace pour quiconque, mais au contraire quelqu’un de bien, celui qu’il me
fallait. La personne qui m’avait permis de devenir celle que j’étais
vraiment.
— Très bien ! conclut mon père d’un air satisfait.
— Eh bien, à demain soir alors, Zach ! ajouta ma mère.
Mes parents se dirigèrent vers le hall, mais voyant que je ne les suivais
pas, mon père se retourna.
— Qu’est-ce que tu attends, Élodie ?
Il restait encore un léger problème. Malgré ma bonne humeur, ma
rancune envers mes parents était toujours présente.
Rentrer à la maison… j’en avais envie. Ma famille, ma chambre et mes
affaires, tout me manquait. Mais pourrais-je encore me sentir comme « chez
moi » ? Je ne pouvais pas oublier ce qui s’était passé, ce que mes parents
m’avaient dit et ce qu’ils m’avaient fait… C’était impossible.
Mais je pouvais tout de même continuer à avancer.
— J’arrive, laisse-moi une minute, dis-je avant de me tourner vers Zach.
Il s’approcha de moi et posa doucement son front contre le mien.
— Tu es certaine de vouloir y aller ? demanda-t-il avec méfiance.
Je relevai les yeux vers lui. Il semblait sceptique.
— Attends, tu es contre cette idée alors que tu n’as pas arrêté de me
répéter qu’il fallait que je rentre chez moi et que la famille était la chose la
plus importante au monde ? m’étonnai-je.
— Ouais, je sais bien mais… Quand je t’ai vue pleurer tout à l’heure,
j’ai réalisé à quel point tes parents t’avaient fait souffrir… Et je ne veux pas
que cela se reproduise. Et puis cette conversation… le comportement de ton
père… tout était vraiment bizarre ce soir.
— Zach… Ce sont juste mes parents, pas des tueurs. Ils ne vont rien me
faire, tu sais…
— S’il se passe quelque chose, appelle-moi immédiatement, c’est
compris ? m’ordonna-t-il très sérieusement.
— Oui, lieutenant !
J’allais faire demi-tour, mais Zach me rattrapa par la taille et
m’embrassa sur la joue. Je le regardai tristement.
— C’est tout ? remarquai-je en faisant la moue.
Il leva les yeux au ciel, puis m’embrassa à nouveau, me laissant cette
fois-ci le souffle court et le corps brûlant de désir d’aller plus loin.
— À demain, murmura-t-il en me relâchant avec un sourire satisfait.
Je lui jetai un regard mauvais. Ce mec était un vrai démon ! Il savait très
bien l’emprise qu’il avait sur moi et ce que je voulais. Finalement, j’aurais
préféré qu’il s’en tienne à son petit bisou de rien du tout !
Je sortis du salon et aperçus mon père en train de descendre l'escalier.
— Je cherchais les toilettes, se justifia-t-il avant même que je ne lui
demande ce qu’il pouvait bien faire là-haut.
D’ailleurs, je ne savais toujours pas où elles se trouvaient… Cette
maison avait beau ne pas être très grande, elle restait un vrai labyrinthe !
— Tant pis, j’irai à la maison, marmonna-t-il en passant un bras autour
de mes épaules.
Je ne fis aucun commentaire sur son geste un peu déplacé à mon goût,
et me contentai de me laisser entraîner vers la voiture.
— Allez, rentrons à la maison ! lança-t-il en allumant le contact.
« La maison »…
Je fermai les yeux à cette pensée et posai la tête contre la vitre. Rentrons
donc… « chez nous ».
* * *

À notre arrivée, Sara me sauta aussitôt dans les bras.


— Élodie ! s’écria-t-elle en m’étouffant contre son épaule, je suis
tellement contente que tu sois enfin rentrée !
— Sara… Tu vas me casser une côte ! lui signalai-je en essayant de
m’écarter.
— Au moins, comme ça, tu seras bloquée à la maison, dit-elle en me
relâchant.
Elle m’adressa un regard empli de tristesse.
— Hé… Tu sais très bien que ce n’est pas moi qui ai décidé de partir !
protestai-je.
— Peut-être, mais personne ne t’a empêchée de revenir, ce que tu n’as
pas fait pour autant.
Je soupirai. Elle ne pouvait pas comprendre. Pas parce qu’elle était
encore trop jeune, mais parce qu’elle n’avait pas vécu quelque chose de
semblable.
— Ne t’en fais pas, je n’irai plus nulle part, lui promis-je. Mais avant
toute chose, j’aimerais bien savoir comment tu as pu contacter Zach alors
que j’avais supprimé son numéro de ton portable !
— Oh ! ça, ce n’était pas bien compliqué. Tu l’avais bel et bien effacé
de mon répertoire… Mais son numéro figurait toujours sur ma liste
d’appels.
Je me donnai un petit coup sur la tête, quelle idiote j’étais !
— Les filles, ça vous va si on commande japonais ? demanda mon père
depuis la cuisine.
— Oh ! oui ! s’exclama Sara alors que mon cerveau ne faisait qu’un
tour.
Eric ! Je l’avais complètement oublié !
— C’est OK pour moi aussi ! répondis-je en montant en courant dans
ma chambre.
Après avoir sorti mon portable, je l’appelai rapidement pour lui
annoncer que les choses s’étaient arrangées avec mes parents, que j’étais de
nouveau chez moi, que je viendrais le lendemain après les cours pour
récupérer mes affaires et lui raconter plus en détail ce qu’il s’était passé.
J’étais un peu triste que notre colocation s’arrête déjà… Sa compagnie
allait me manquer et j’espérais de tout cœur qu’il ne sombrerait pas à
nouveau dans la dépression.
Je profitai ensuite d’un petit moment de solitude pour m’occuper de
mon magnifique tatouage et partis m’enfermer dans la salle de bains pour
faire mes soins jusqu’à l’arrivée de notre dîner.
Manger asiatique me rappela l’agréable moment que j’avais passé avec
Zach et Eric. Bien que la nourriture soit bonne, l’ambiance à la maison
n’était pas du tout la même. Il n’y avait aucun rire, personne ne parlait, seul
le bruit de nos bouches en train de mastiquer se faisait entendre. Ce n’était
plus comme avant… Mais peut-être les choses allaient-elles s’améliorer,
après tout, je n’étais de retour que depuis quelques heures.
Après avoir débarrassé, je remontai dans ma chambre et m’allongeai sur
mon lit. La journée et surtout la soirée avaient été riches en émotions, il
était à présent plus de 23 heures, mais je savais que je ne trouverais pas le
sommeil de sitôt.

Quelques minutes plus tard, la porte de ma chambre s’ouvrit sur le


visage de Sara.
— Tu dors ? demanda-t-elle doucement.
Je me relevai sur les coudes et secouai la tête. Elle sourit et me rejoignit
sur mon lit.
— Dis, Élo, je peux dormir avec toi ce soir ?
— Quoi ? Tu as peur que je fasse une fugue ? plaisantai-je en lui faisant
une petite place.
— Qui sait de quoi tu es capable, murmura-t-elle en se blottissant contre
moi.
Tiens, tiens, il me semble avoir déjà entendu cette phrase quelque
part…
— Tu m’as vraiment manqué… Et tu leur as manqué aussi. Si papa a
changé d’avis, c’est parce qu’il avait peur de te perdre pour toujours… Ce
n’était plus pareil à la maison. Maman ne parlait presque plus, elle avait
toujours la tête ailleurs, même lorsqu’elle était avec papa et moi… Papa
était toujours contrarié et de mauvaise humeur. Ils s’inquiétaient beaucoup
pour toi et ils se sont même disputés plusieurs fois à ton sujet. Maman
voulait que tu reviennes, mais tu connais papa, il ne voulait pas admettre
qu’il avait mal agi. J’aurais aimé te raconter tout ça plus tôt, mais tu n’étais
pas là.
— Je suis désolée, Sara, ça ne devait pas être facile…
Elle bâilla avant de me répondre :
— De toute façon, il n’y a rien de facile depuis qu’on est arrivés ici.
Notre vie est bien différente de celle qu’on avait à Londres.
Oh ! oui… complètement différente. Tout était beau et calme en
Angleterre, et ici… c’était le chaos total.

Quelques secondes plus tard, j’entendis de légers ronflements. J’attrapai


la couverture à mes pieds et la remontai jusqu’aux épaules de Sara. Ma
sœur s’était endormie comme une masse.
Je fermai les yeux et essayai d’en faire autant…

* * *

Un bruit de vibration me tira cruellement du sommeil. Je râlai


doucement afin de ne pas réveiller Sara et cherchai à tâtons mon portable,
que j’avais laissé traîner sur le sol près du lit. Ce qui s’avéra compliqué à
réaliser dans l’obscurité totale. Le vibreur s’interrompit alors que je mettais
finalement la main dessus.
Je regardai l’écran qui indiquait « 23 h 45 ». Voilà pourquoi mon réveil
avait été si difficile… Je n’avais même pas dormi une heure !
Mon portable se remit à vibrer et le numéro de Zach s’afficha.
Sérieusement ? ! Il ne pouvait pas attendre demain pour faire son
enquête afin de savoir si j’étais toujours vivante ? À croire que mes parents
allaient me tuer dans mon sommeil !
Je quittai mon lit et décrochai en grognant de mécontentement :
— Écoute, Zach, c’est gentil de t’inquiéter pour moi, mais là…
— Élodie…
Je me figeai. C’était la voix de Mme Menser.
Oh ! non… Si sa mère m’appelait à cette heure-là et avec son
téléphone… Il s’était forcément passé quelque chose.
— Que… que lui est-il arrivé ?
Ma voix s’était brisée sur les derniers mots. S’il vous plaît, faites qu’il
n’y ait rien de grave, priai-je intérieurement.
— Je… je suis désolée, je n’ai rien pu faire… La police est arrivée chez
nous sans prévenir, ils… ils étaient quatre. Ils sont tous montés
immédiatement dans sa chambre, deux policiers l’ont attrapé et menotté
sans raison. Je ne comprenais pas ce qui était en train de se passer, je ne
savais pas pourquoi, alors j’ai tenté de m’interposer, mais à ce moment-là
les deux autres policiers sont sortis de sa chambre… un paquet à la main.
De la drogue…
Je sentis mes jambes fléchir et me laissai tomber sur le sol alors que tout
mon corps s’était mis à trembler. J’avais presque du mal à tenir fermement
mon téléphone dans ma main.
— Je… je les ai laissés l’emmener. Je n’aurais jamais dû, mais
qu’aurais-je pu faire d’autre ? J’ai peur qu’il ne revienne jamais, Élodie !
Qu’il ne rentre jamais à la maison ! Je m’en veux tellement, si tu savais !
Zach m’a simplement assuré qu’il s’agissait d’une erreur et que ce n’était
pas à lui, mais je sais ce que j’ai vu et je sais aussi ce qu’il fait. Il m’a dit de
ne pas m’inquiéter, qu’il allait gérer ça tout seul et il… il m’a demandé de
ne pas te prévenir immédiatement.
— Pourquoi… pourquoi l’avez-vous fait ?
Ma voix était complètement étranglée.
— Parce que tu es la seule qui sois au courant pour la drogue, et puis
parce que tu es sa copine et que tu représentes tellement pour lui, il fallait
que tu le saches. Mais je t’ai aussi appelée parce que je ne savais pas qui
prévenir d’autre, je ne savais pas à qui en parler… J’ai si peur de ce qu’il va
lui arriver ! J’ai vu la drogue… Il y en avait tellement, mon Dieu, je ne
saurais dire combien de kilos ! Il… Je ne sais pas comment il va s’en sortir,
Élodie, il n’y arrivera pas ! Je ne sais pas quoi faire, je suis complètement
perdue et angoissée… Et s’il retourne en prison… il n’y survivra pas ! Pas
cette fois…
Ma main lâcha subitement mon portable qui tomba sur le sol, la chute
mettant accidentellement fin à l’appel.
J’avais raison. La soirée s’était bel et bien terminée en beauté…
Chapitre 49

— Élodie ?
La petite voix encore à moitié endormie de Sara me ramena à la réalité.
Des bruits de pas s’approchèrent de moi, puis ma sœur s’agenouilla pour
être à ma hauteur.
— Tout va bien ? s’enquit-elle.
Est-ce que j’avais l’air d’aller bien ? Je me relevai en chancelant.
Il fallait que je fasse quelque chose, que j’aille le voir.
J’ouvris en tremblant mon placard, puis attrapai les premiers vêtements
qui me tombaient sous la main et m’habillai en sentant mes yeux se remplir
de larmes.
Non, je ne devais pas pleurer. Pas encore. Avoir versé des larmes une
fois dans la journée était déjà bien suffisant.
Je jetai un rapide coup d’œil à mon tatouage. J’étais forte… Je devais
l’être, au moins pour lui.
Par chance, je venais tout juste d’enfiler mon pull lorsque Sara éclaira la
pièce.
— Qu’est-ce que tu fais ? Et pourquoi est-ce que tu es dans cet état ?
s’étonna-t-elle.
J’essayais de calmer les palpitations dans ma poitrine en respirant
doucement, mais rien n’y faisait. J’étais bien trop paniquée à l’idée de ce
qu’il pouvait lui arriver.
— Zach a… Il a été arrêté, il faut que j’y aille, bredouillai-je en mettant
une paire de bottes.
— « Arrêté » ? Comment ça ? Et tu comptes sortir maintenant ? En
pleine nuit ?
— Je ne peux pas rester ici, Sara !
Si j’attendais le matin, je finirais très certainement par mourir d’une
crise d’angoisse avant même que le soleil se lève !
Je quittai ma chambre au pas de course et descendis l'escalier en
trombe. La lumière du couloir de l’étage s’alluma et mon père, vêtu d’un
peignoir beige, apparut en haut des marches.
— Élodie ? Mais où est-ce que tu comptes aller comme ça ?
m’interrogea-t-il en plissant les yeux.
Je n’avais pas de temps à perdre à trouver encore une énième excuse
bidon.
— Zach… Il a été arrêté par la police pour possession de drogue.
Mon père fronça les sourcils.
— De la drogue ? répéta-t-il, visiblement abasourdi par la nouvelle.
J’acquiesçai.
— Je dois y aller, tout de suite.
Je me retournai, prête à sortir.
— Attends, m’arrêta-t-il, il est tard et le poste de police ne se trouve pas
à côté, je vais t’emmener.
Je haussai les sourcils et regardai mon père se précipiter dans sa
chambre, sûrement pour s’habiller. Était-ce réellement mon père ou une
tout autre personne qui avait pris son apparence ? Parce que là,
franchement… ça ne lui ressemblait pas, mais alors pas du tout !
Le père que je connaissais aurait sans aucun doute éclaté de rire en
apprenant la nouvelle. Il m’aurait ensuite humiliée et rabaissée en me
crachant à la figure que ce garçon n’était qu’un pourri, un malfrat retardé,
que ce qui lui arrivait était bien fait pour sa poire et que je n’avais
strictement rien à faire avec quelqu’un comme lui. Et voilà qu’aujourd’hui
il proposait de m’accompagner.
Je me pinçai l’avant-bras afin d’être à nouveau sûre que je ne rêvais pas,
mais la petite douleur que je ressentis m’assura que c’était bien le cas.
Quelques secondes plus tard, mon père me rejoignit au rez-de-chaussée,
vêtu, tout comme moi, de vêtements choisis à la va-vite et d’un gros
blouson en daim couleur taupe.
— Qu’as-tu dit à maman ? demandai-je tandis que nous sortions de la
maison.
— Que Zach avait fait un malaise et qu’il était à l’hôpital.
Je le regardai, stupéfaite.
— Tu lui as menti ?
— Tu aurais préféré qu’elle sache la vérité ? Et puis je pense que mon
petit mensonge ne rattrapera pas tous les tiens.
Ça, c’était un coup bas…
Nous montâmes dans la voiture et mon père démarra sur-le-champ.
— Pourquoi est-ce que tu fais tout ça pour moi ? le questionnai-je
durant le trajet.
— Je te l’ai dit, Élodie, je ne veux pas te perdre. Peu importe ce que tu
deviendras en grandissant, peu importe avec qui tu es, peu importe tes
décisions, j’ai pris le parti de changer et de les accepter. Après tout, tu auras
bientôt dix-huit ans, tu es suffisamment grande pour choisir ce que tu veux,
même si, de mon point de vue, ce n’est pas toujours le mieux pour toi.
Une minute de silence s’écoula avant qu’il n’ajoute :
— Cette drogue… tu étais au courant ?
Je croisai les mains sur mes cuisses, ne sachant pas vraiment quoi lui
répondre.
— Je vois, reprit mon père d’une voix lasse.
— Ce n’est pas ce que tu crois, murmurai-je, embarrassée. Zach ne se
drogue pas, il…
Je m’arrêtai un instant, me préparant mentalement à ce que je comptais
lui avouer. Il avait le droit de savoir la vérité.
— C’est un dealer, conclus-je en guettant sa réaction.
Mon père me jeta un rapide coup d’œil afin de voir si j’étais bel et bien
sérieuse.
— « Un dealer », répéta-t-il avant de soupirer, alors ton petit ami est un
trafiquant de drogue…
Il devrait se réjouir, c’était mieux que d’être un tueur, non ?
— Papa…, repris-je d’une petite voix.
— Tu sais, m’interrompit-il, j’avais déjà imaginé cette possibilité
lorsque j’ai appris ton implication dans ce trafic à l’hôtel, je savais qu’il…
— Il m’a sauvé la vie.
Mon père attendit que je poursuive. À vrai dire, il n’avait aucune idée
de ce qui s’était passé ce jour-là puisque nous n’avions jamais eu l’occasion
d’en parler.
— Si Zach n’avait pas été présent, je ne pense pas que je serais encore
vivante aujourd’hui, ajoutai-je simplement.
— Et je devrais lui en être reconnaissant, Élodie ? Si tu ne l’avais pas
rencontré, jamais tu n’aurais été mêlée à ce genre de choses ! Mon Dieu, je
ne sais pas ce qui m’a pris d’avoir changé d’avis, je n’aurais jamais dû… Je
crois… je crois qu’il vaudrait mieux qu’on rentre à la maison. J’ai besoin
de… réfléchir.
Il s’arrêta au bord de la route afin de faire demi-tour.
— Non, papa, s’il te plaît, ne me fais pas ça ! Tu m’as dit que tu
m’emmènerais au poste de police !
— Je suis désolé, Élodie. Tout ça, c’est beaucoup trop pour moi !
Il était vrai que s’excuser auprès d’une personne pour l’avoir mal jugé
et apprendre le même jour que cette personne était effectivement quelqu’un
de malhonnête ne devait pas être facile à encaisser.
— Je sais… je sais ce que tu penses, mais je t’en prie, papa, crois-moi !
l’implorai-je. Zach n’est pas quelqu’un de mauvais, il est la meilleure
personne que je connaisse !
Mon père me regarda d’un air hésitant.
— La prison… il a tué quelqu’un lors d’un échange de drogue, c’est
ça ?
Je secouai négativement la tête.
— Alors, pourquoi ?
Je ne pouvais pas lui en parler. Ce secret de Zach était bien trop
personnel.
— Je t’en supplie, fais-moi confiance, Zach est quelqu’un de bien,
insistai-je.
Mon père ferma les yeux un instant avant de me répondre :
— Très bien.
Nous reprîmes la route sans un mot, jusqu’à ce qu’il se gare sur le
parking du poste de police cinq minutes plus tard.
Je détachai ma ceinture et ouvris la portière.
— Élodie, je ne veux pas t’affoler davantage, mais… Tu sais ce qu’il
risque pour possession de stupéfiants, n’est-ce pas ? Surtout en ayant déjà
un casier judiciaire…
— Je sais, répondis-je avant de partir la première en direction du
bâtiment.
Une fois à l’intérieur, je m’approchai de l’accueil où était paisiblement
assis un jeune policier.
— Excusez-moi, déclarai-je en attendant qu’il relève la tête vers moi,
on m’a dit que Zach Menser était ici, j’aimerais le voir, s’il vous plaît.
— Et vous êtes ?
— Une amie.
Ma réponse ne parut pas suffisante, puisqu’il secoua négativement la
tête.
— Je suis navré, mademoiselle, mais M. Menser a été placé en garde à
vue. Personne n’est autorisé à aller lui rendre visite à l’exception de son
avocat.
Eh merde.
— Je vous en prie, insistai-je, il faut vraiment que je le voie…
— C’est impossible, vous feriez mieux de rentrer chez vous.
Je ne voulais pas baisser les bras comme ça, mais que pouvais-je bien
faire d’autre face aux lois ?
— J’aimerais voir votre chef, l’interpella mon père.
Son interlocuteur fronça les sourcils.
— Je suis désolé, monsieur, mais notre chef est actuellement occupé
dans son bureau et a demandé à ce qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.
— C’est une urgence, insista mon père.
Mais le policier s’obstina et nous tint tête une nouvelle fois. Mon père
soupira et m’attrapa la main.
— Je ne partirai pas, le prévins-je. Il est hors de question que je
l’abandonne…
— Je ne comptais pas te forcer à partir, chérie, viens.
Il m’entraîna dans le long couloir menant aux bureaux privés sous le
regard outré du jeune policier, qui bondit de sa chaise.
— Mais que faites-vous ? ! s’écria-t-il en se lançant à notre poursuite.
J’ai besoin de renforts ! Deux individus sont entrés dans les bureaux sans
autorisation, arrêtez-les !
— Arrêtez-vous immédiatement ! nous cria quelqu’un derrière nous.
Je me retournai et remarquai que deux autres policiers venaient de
brandir leurs armes dans notre direction.
— Nous ne sommes pas armés, me souffla mon père, ils n’ont pas le
droit de nous tirer dessus. Va chercher Waylon, je vais les retenir ici.
— Quoi, tu vas te battre ?
Mon père me regarda comme si cette question était complètement
stupide. Pourtant, il n’avait rien d’un pacifiste. Je me contentai alors de
piquer un sprint à en perdre haleine jusqu’au fond du couloir et de frapper
lourdement à la porte de Waylon.
— J’ai demandé à ce que personne ne me dérange ! grogna la voix du
chef de la police à l’intérieur.
Dommage pour lui, j’allais mettre fin à sa petite sieste !
— Désolée de vous interrompre dans votre moment de tranquillité,
monsieur, mais c’est vraiment important ! répondis-je en frappant une
nouvelle fois.
J’entendis de nouveaux grognements, puis plus rien, jusqu’à ce que le
visage de Waylon apparaisse devant moi.
Il parut étonné de me trouver là, mais sa surprise s’estompa après
quelques secondes puisqu’il dut faire le lien entre Zach et moi. Il jeta alors
un bref coup d’œil derrière moi et remarqua mon père en train de bloquer la
route aux policiers dans le couloir.
— Mais qu’est-ce que… Ça suffit, laissez-le ! s’écria-t-il à l’intention
de ses hommes.
Ces derniers lui obéirent et s’écartèrent sur-le-champ.
— Mark, mais à quoi est-ce que tu joues, bon sang ? râla Waylon en
allant le saluer.
— J’avais, disons, envie de faire plus ample connaissance avec tes
adjoints, ironisa mon père, avant d’ajouter plus sérieusement : Nous avons
besoin de toi, mon ami.
— Tu veux dire, ta fille, le corrigea Waylon en se retournant vers moi.
Mais je suis désolé, je ne peux pas te laisser le voir, Élodie, les règles sont
les mêmes pour tout le monde. Aucune visite n’est admise pendant sa garde
à vue, les faits qui lui sont reprochés sont bien trop graves pour qu’on
prenne le risque de le laisser parler à qui que ce soit. Même à toi.
— Écoute, Waylon, je sais que tu es un chef exemplaire, mais si tu me
fais cette petite faveur, sache que tu y gagneras aussi quelque chose.
Le policier haussa les sourcils.
— Comment ça ?
— Eh bien, je suppose que Zach a dû s’entêter à vous dire que la drogue
ne lui appartenait pas et qu’il n’était pas coupable, n’est-ce pas ? affirma
mon père.
— C’est exact. Même avec la preuve que nous avons contre lui, il
s’obstine à se déclarer innocent. Enfin, je ne vois toujours pas où tu veux en
venir, maugréa-t-il.
— Ma fille, elle, pourra le faire parler. Ces deux enfants s’aiment,
Élodie s’inquiète pour lui, elle réussira à le convaincre de se dénoncer afin
que sa peine soit plus légère.
Waylon me lança un regard interrogateur.
— Tu penses y arriver ?
Je savais qu’il s’agissait de ma seule opportunité, bien que je sois sûre
que je ne pourrais jamais avoir une quelconque influence sur ce
qu’avouerait Zach.
— Oui, sans problème, mentis-je avec aisance, il le fera pour moi.
Waylon soupira.
— Bon, eh bien, je crois que notre suspect aura exceptionnellement le
droit à une visite !
J’adressai discrètement à mon père un regard reconnaissant. Ce soir, il
en avait vraiment fait beaucoup pour moi. Et même si cela ne suffirait pas à
ce que je lui pardonne entièrement ses actes passés, je ne l’oublierais pas.
Waylon pria mon père d’aller l’attendre dans son bureau le temps de me
guider jusqu’à la cellule où était enfermé Zach. Lorsqu’il m’aperçut, ce
dernier se leva immédiatement du banc sur lequel il était assis.
— Élodie ! Mais qu’est-ce que tu fais là, bon sang ? ! s’écria-t-il,
furieux.
— Vous avez cinq minutes, annonça Waylon en ouvrant la cellule.
Je hochai la tête et pénétrai à l’intérieur. J’attendis que Waylon nous
laisse seuls avant de courir vers Zach pour le serrer dans mes bras.
— Qu’est-ce que tu fais là ? répéta-t-il plus calmement en enfouissant
son visage dans mon cou.
— À ton avis, crétin ?
Je m’écartai à contrecœur, nous n’avions pas beaucoup de temps. Il
fallait que je me dépêche de lui demander comment tout ça avait bien pu
arriver…
— Ta mère m’a immédiatement appelée après que les flics t’ont
emmené, repris-je nerveusement. Elle m’a dit qu’ils avaient trouvé de la
drogue dans ta chambre et…
— Ce n’est pas à moi. Tu sais très bien que je n’en consomme pas et
que je ne suis pas une nourrice.
— « Une nourrice » ?
— Ce sont des personnes qui cachent de la drogue chez elles en
contrepartie d’une rémunération, mais je ne l’ai jamais fait. Ce n’est pas
mon boulot, crois-moi, Élodie.
Je le dévisageai, indécise. Était-ce la vérité ? D’un côté, je ne voyais
aucune raison pour que Zach me mente, mais de l’autre…
— Si cette drogue n’est pas à toi, alors comment a-t-elle bien pu atterrir
dans ta chambre ?
Il me regarda, tout aussi déconcerté que moi.
— Aucune idée. Je ne sais pas comment, je ne sais pas qui ni
pourquoi… Mais une chose est sûre, quelqu’un m’a piégé. On a monté un
coup contre moi, Élodie. Je t’en supplie, fais-moi confiance…
Je pris son visage entre mes mains et plongeai mon regard dans le sien.
Je n’étais peut-être pas une pro dans ce domaine, mais je n’y discernai
aucune trace de tromperie. Zach disait la vérité. Quelqu’un l’avait bel et
bien piégé, mais qui ? Et pourquoi ?
— Tu as une idée ?
Il soupira et esquissa un triste sourire.
— Malheureusement, je pense que beaucoup de monde serait ravi de me
voir à nouveau derrière les barreaux, Élodie. Même si cette drogue n’était
pas à moi, je reste tout de même un dealer et l’une des premières choses que
l’on m’a dites lorsque j’ai commencé ce « travail » était que je ne devais
jamais faire confiance à qui que ce soit, et seulement compter sur moi-
même. Dans ce milieu, on peut dire que nous sommes tous des ennemis et
que n’importe qui peut s’en prendre à nous sans prévenir.
Zach avait beaucoup trop d’ennemis potentiels, trouver le véritable
coupable s’avérerait certainement difficile.
— Tu n’aurais pas quelqu’un en tête ? Une personne qui aurait une dent
contre toi ? Quelqu’un à qui tu aurais fait du mal par le passé et qui serait
capable de se venger ?
Il réfléchit un instant.
— J’ai peut-être une idée, mais tu risques de ne pas être d’accord avec
moi.
— À qui penses-tu ?
— Ton père.
Je haussai les sourcils, stupéfaite.
— Mon père ?
Comment diable pouvait-il penser une telle chose ? !
— Ton père me déteste, Élodie. Il me hait depuis toujours et… tout
concorde parfaitement ! Il vient soudain chez moi pour soi-disant réparer
ses erreurs, il va carrément jusqu’à s’excuser, c’était trop beau pour être
vrai, tout comme le fait qu’il ait changé d’avis du jour au lendemain. Puis,
comme par hasard, peu de temps après votre départ, les flics débarquent
chez moi !
Zach avait l’air hors de lui et je compris à son ton enragé qu’il
soupçonnait mon père depuis le début, mais qu’il avait simplement hésité à
m’en parler pour ne pas me blesser.
Si j’y réfléchissais davantage, mon père aurait en effet parfaitement pu
être le suspect numéro 1. D’autant plus que je me rappelais à présent l’avoir
surpris en train de descendre l'escalier avant notre départ de chez Zach. Il
avait prétendu chercher les toilettes. Et si c’était seulement un mensonge ?
Avait-il réellement pu cacher de la drogue dans la chambre de mon copain ?
Une vague de doute me submergea, mais je pris sur moi pour ne rien
laisser paraître.
— Pourtant, c’est grâce à lui que je suis là, lui révélai-je en croisant les
bras sur ma poitrine.
— Justement ! insista-t-il. Il essaie de te convaincre qu’il n’est plus le
grand méchant loup, qu’il a changé et qu’il sera toujours prêt à tout pour
toi. Mais rien de tout ça n’est vrai ! Il essaie de te mener en bateau, et toi…
Et toi, tu lui fais aveuglément confiance, car c’est ton père et que tu ne veux
pas le perdre !
— Arrête…
— Que j’arrête quoi, Élodie ? D’essayer de te faire comprendre que ton
père n’est qu’un hypocrite ? Un tordu qui va réussir à me faire retourner en
prison pendant plusieurs années, juste parce qu’il ne voulait pas que je
fréquente sa fille ? !
— Mon père ne serait jamais capable d’une telle chose ! m’écriai-je sur
le même ton.
— Ah bon ? As-tu oublié ce qu’il t’a fait ? As-tu oublié de quelle façon
il t’a mise dehors ? Sans aucune pitié, sans aucune compassion !
— Ce n’est pas toi qui disais qu’il avait fait une erreur ? ! Et puis, si
c’était vraiment lui, comment et où aurait-il pu se procurer une aussi grosse
quantité de drogue ?
— Facile ! Tu m’as déjà dit qu’il était plutôt proche de quelqu’un de la
police, or il se trouve que les policiers ramassent une quantité étonnante de
drogue par semaine lors de leurs descentes… Son ami a sûrement dû lui en
fournir afin de l’aider à me faire inculper !
Je secouai la tête, scandalisée par ses propos.
— Tu délires complètement !
— Non, Élodie, c’est toi qui ne veux pas voir la vérité en face. Je
comprends que ça soit dur à entendre et que tu veuilles le défendre parce
qu’il s’agit de ton père et que tu l’aimes malgré tout, mais c’est lui qui m’a
fait enfermer ! C’est à cause de lui que je suis là, bon sang !
Désemparée, je reculai de quelques pas et m’appuyai contre les
barreaux de la cellule pour réfléchir à son accusation. Non… Impossible.
Pourquoi mon père prétendrait-il vouloir arranger les choses entre nous
pour ensuite piéger Zach ? Mon père était bien plus futé. S’il avait fait ça, il
aurait su que je le suspecterais et que, cette fois-ci, il n’y aurait plus aucune
chance de réconciliation entre nous. Tout ce qu’avait dit Zach semblait
pourtant totalement cohérent.
Celui-ci s’approcha de moi et releva mon menton d’une main pour que
je le regarde dans les yeux.
— De plus, reprit-il plus calmement, ton père ne risque rien. La seule
preuve irréfutable que la police détient est contre moi. Quoi que je dise,
personne ne m’écoutera, Élodie, personne ne me croira. Et je ne te
demanderai jamais d’essayer de coincer ton père pour me sauver, tu en
serais incapable et, de toute façon, jamais il n’avouera.
Il avait raison. Même si mon père était à l’origine de cet énorme coup
monté, jamais je ne réussirais à le prouver. Et puis, si mon père devait finir
dans cette cellule à sa place, ma douleur serait tout aussi atroce. Je le
perdrais pour toujours, mais pas seulement lui. Ma mère m’en voudrait
éternellement de lui avoir fait ça, quant à Sara… Mon père et elle avaient
toujours été très proches, je ne pouvais pas envisager de lui faire un coup
pareil.
— Alors… on ne peut rien faire ? C’est ce que tu es en train de me
dire ? soufflai-je.
Il hocha lentement la tête alors que je me décomposais. Je titubai sur
mes jambes, sentant que mon corps allait me lâcher d’une seconde à l’autre.
Par chance, Zach me retint par les hanches.
— J’ai su que j’étais foutu dès l’instant où j’ai vu la drogue en même
temps que les flics, m’avoua-t-il.
— Non… Non, il y a forcément quelque chose à faire, insistai-je en
essayant de garder espoir. On ne peut pas abandonner comme ça, Zach ! Pas
aussi facilement ! Je ne baisserai pas les bras, je ne te laisserai pas aller en
prison, tu m’entends ? ! Je sais à quel point tu as souffert là-bas et il est hors
de question que tu y retournes… Il faut juste… Il faut juste que tu me dises
quoi faire…
Il posa une main sur ma joue et caressa doucement mon visage.
— Il n’y a rien que tu puisses faire, Élodie, c’est trop tard.
Il essuya avec légèreté une larme que je n’avais pu empêcher de couler.
Je me retenais depuis le début du mieux que je pouvais, mais l’émotion était
bien trop forte… Je n’allais pas tarder à éclater en sanglots.
— Tu… Combien risques-tu ?
— Eh bien… Si je m’étais fait prendre lors d’un échange et que la
police avait découvert que j’étais le Faucon, j’aurais certainement encouru
une peine de dix ans de prison minimum, ainsi qu’une amende que je
n’aurais jamais fini de rembourser, même après ma mort.
Je déglutis.
— Mais, étant donné que c’est la première fois que je me fais prendre
avec de la drogue… malgré la belle quantité de stupéfiants, je pense en
avoir pour… cinq ans. Encore faut-il que je laisse ma fierté de côté et que je
me dénonce pour un acte que je n’ai pas commis. Enfin, je commence à
avoir l’habitude de payer pour les autres.
Cinq… cinq ans ? Alors, j’allais devoir attendre l’homme que j’aimais
durant cinq années de ma vie ? !
— Zach, je ne pourrai pas… Je ne pourrai pas tenir le coup, bredouillai-
je alors qu’il essuyait une deuxième larme.
— Je sais, mais on en reparlera quand…
« Quand je serai en prison et que tu pourras légalement venir me voir »,
compris-je en m’écartant de lui alors que Waylon venait à nouveau d’entrer
dans la pièce.
— Élodie, dit-il.
La petite visite était terminée. Zach m’attrapa la main avant que je ne
sorte de sa cellule, il me tira vers lui et m’embrassa avec tendresse. Ce
baiser me redonna un peu d’énergie…
— Je t’aime, soufflai-je en me détachant. Je t’aime, Zach Menser, ne
l’oublie jamais.
Il hocha tristement la tête, puis me regarda partir sans un mot.
Une fois dans le couloir avec Waylon, je lui demandai aussitôt :
— Que va-t-il se passer à la fin de sa garde à vue ? Est-il possible qu’il
soit relâché en liberté sous contrôle judiciaire jusqu’à son jugement ?
— Ce sera au procureur d’en décider. Il y a plusieurs possibilités, soit
l’abandon des poursuites envers le suspect, si les preuves sont insuffisantes,
soit il pourra effectivement être relâché en liberté provisoire avec la remise
d’une convocation à une audience à laquelle il devra obligatoirement se
rendre, soit il peut y avoir comparution immédiate. Dans le cas de Zach,
puisque nous avons une preuve incontestable et que l’affaire est assez
complexe, il est fort probable qu’il soit placé en détention provisoire
jusqu’à son jugement.
Dans ce cas-là, il serait bel et bien impossible pour moi de le revoir
avant son incarcération.
— J’aimerais vous demander autre chose…
— Tu sais que ça devrait être à moi de te poser les questions ? me fit-il
remarquer alors que nous nous arrêtions devant la porte de son bureau.
— Comment avez-vous su pour la drogue ? l’interrogeai-je malgré tout.
Waylon plissa les yeux.
— Je ne devrais pas te révéler des éléments de l’enquête, Élodie, mais
puisqu’il s’agit de toi…
Il soupira un instant avant de reprendre :
— Quelqu’un nous a appelés dans la soirée pour nous informer que
Zach Menser cachait de la drogue chez lui.
— « Quelqu’un » ? m’exclamai-je, indignée. C’est tout ce que vous
avez ? ! Pourquoi n’avez-vous pas tracé l’appel pour découvrir l’identité de
la personne qui vous a contactés ? ! Sa voix, comment était-elle ? Était-ce
une femme ou bien un homme ? Et…
— Élodie, me coupa-t-il d’un ton sec, nous sommes des policiers, pas
des agents de la CIA, tu sais. Et de toute façon le numéro qui nous a appelés
provenait d’un portable jetable. Il n’y avait aucun moyen de retrouver cette
personne.
Je soupirai, fatiguée d’essayer de chercher vainement ne serait-ce
qu’une piste qui permettrait à Zach de se sortir de là. Mais il fallait que je
me fasse une raison, il n’y en avait aucune.
Dans le bureau de Waylon, mon père m’attendait patiemment sur une
chaise, une tasse de café à la main.
— Alors ? me questionna-t-il. Comment ça s’est passé ? Il t’a dit
quelque chose ?
Waylon me fit signe de m’asseoir sur la chaise voisine tandis qu’il
prenait place de l’autre côté de la table.
— Il va parler, leur déclarai-je avant d’ajouter : Mais ce n’est pas lui
pour autant. La dénonciation anonyme le prouve, il s’agit d’un coup monté.
Quelqu’un l’a piégé.
— Ou alors quelqu’un était tout simplement au courant qu’il détenait de
la drogue et l’a dénoncé, en effet.
Je me mordis la joue, tout jouait en défaveur de Zach.
— Non, des choses ne collent pas ! Vous pensez vraiment que Zach
aurait caché de la drogue dans sa chambre ? À la vue de tous ? Si la drogue
était à lui, il l’aurait certainement mieux cachée que ça et surtout hors de sa
maison !
— C’est vrai que ce garçon s’est fait attraper un peu trop facilement à
mon goût, admit Waylon. Mais tu ne peux rien prouver avec des
hypothèses, Élodie. Les faits sont les faits et on ne peut rien y changer. Et
puis, si tu vas par là, peut-être qu’il venait tout simplement de recevoir une
livraison et qu’il n’a pas eu le temps d’aller la cacher avant qu’on
intervienne. En plus, je me souviens encore de ce que tu m’as dit lors de
notre dernière rencontre. Tu l’avais soupçonné d’être le Faucon, un grand
trafiquant de drogue, n’est-ce pas ? Et voilà qu’aujourd’hui il se fait coincer
pour possession de stupéfiants.
Un frisson me parcourut. Eh merde. Voilà que mes propres paroles
accusaient Zach. J’étais sûrement la pire petite amie du monde… Zach
croyait que mon père était le véritable coupable et moi, j’en rajoutais une
couche contre lui… Il allait me détester quand il le saurait…
— C’est… c’est vrai, répondis-je en essayant de garder mon assurance.
Mais j’ai aussi eu la certitude qu’il ne s’agissait pas de lui et qu’il n’avait
rien à voir avec tout ça.
Waylon croisa les bras sur son torse et me fixa droit dans les yeux.
— Et moi, j’ai aussi eu la certitude que tu es une très mauvaise
menteuse.
Je déglutis face à cette accusation totalement véridique.
— Je sais que tout ce que tu m’as raconté n’était que des affabulations
pour le protéger. D’ailleurs, tu es même allée jusqu’à dénoncer d’autres
malfrats et amadouer mon fils afin que nous n’arrêtions pas ta copine
Victoria, qui se trouvait pourtant avec toi et qui, étrangement, ne faisait pas
partie de ton beau roman.
Je sentis les battements de mon cœur s’accélérer. Il savait tout.
J’attendis le coup de grâce, mais Waylon se contenta de soupirer et de
détourner le regard.
— Ne t’en fais pas, je n’ai fait aucun lien entre cette histoire et
l’enquête actuelle, me rassura-t-il. Et je ne pense pas que sa peine de prison
excédera cinq ans. Sur ce, il se fait tard, vous feriez mieux de rentrer chez
vous.
Mon père acquiesça et se leva le premier en bâillant ; il devait avoir
besoin de dormir au moins quelques heures avant d’aller travailler. Et puis,
même si je n’avais absolument aucune envie de partir, rester serait inutile.
Je ne pouvais rien faire et j’étais complètement à bout de forces, comme si
je venais de courir un marathon… Il fallait que je me montre raisonnable.
— Allez, viens, il est temps de rentrer, me souffla mon père en m’aidant
à me lever.
J’avais l’impression que, s’il me lâchait, je pourrais m’effondrer par
terre à tout moment.
Avant de sortir du bureau, je me retournai pour demander à Waylon une
dernière faveur :
— S’il vous plaît… Lorsque vous aurez des nouvelles à son sujet,
faites-le savoir à mon père.
Il hocha la tête.
— Je le tiendrai informé, ne t’en fais pas.
— Merci.
Je suivis mon père sur le parking d’un pas lent. J’étais dans un si piteux
état qu’il dut m’aider à monter dans la voiture, et même m’attacher ma
ceinture de sécurité.
Alors qu’il passait la marche arrière pour quitter sa place, je lui posai
tout de même la question fatidique qui me rongeait l’esprit depuis que
j’étais sortie de la cellule de Zach :
— Ce n’était pas toi, hein ?
Il tourna la tête vers moi, ne semblant pas comprendre à quoi je faisais
allusion.
— Je sais que tu n’aimes pas Zach et que tu ne l’as jamais apprécié…
Mais je t’en prie, jure-moi que ce n’était pas toi. Jure-moi que tu n’as
jamais mis cette drogue dans sa chambre lorsque tu étais chez lui, jure-le-
moi !
Je le suppliai du regard, espérant de tout cœur que Zach s’était trompé.
— Élodie… Comment peux-tu penser une chose pareille ?
— Alors ce n’était pas toi, hein ?
— Non, ce n’était pas moi. Je te le jure, m’assura-t-il d’un ton sincère.
Soulagée, je poussai un long soupir.
Je le croyais. Peut-être n’était-ce pas la vérité, mais j’avais besoin de le
croire. J’avais besoin de pouvoir compter sur lui en ce moment, j’avais
besoin de mon père malgré la personne cruelle et sans cœur qu’il pouvait
parfois être.
Voilà au moins une chose de positive dans cette épouvantable soirée,
songeai-je en regardant le poste de police disparaître par la fenêtre tandis
que nous reprenions la route.
— Je ne t’abandonnerai pas, Zach, murmurai-je, jamais.
Chapitre 50

À notre retour, ma mère nous attendait, assise sur la dernière marche de


l’escalier, une tasse de café à la main.
— Pourquoi n’es-tu pas allée te coucher ? s’étonna mon père en fermant
la porte derrière nous.
Ma mère quitta son poste de guet pour s’approcher de moi, l’air
inquiète.
— Mon Dieu, Élodie, mais pourquoi es-tu dans cet état ? ! s’exclama-t-
elle en posant une main sur mon front. Tu es malade ?
Je secouai la tête.
— Non, et je n’ai pas de fièvre, maman, la rassurai-je en chassant
doucement sa main de mon visage.
— Mais tu es toute pâle ! Et tu trembles ! C’est à cause de Zach ? Je…
je croyais qu’il avait simplement fait un malaise, c’est plus grave que ça ?
Si seulement il ne s’était agi que de ça, tout aurait été beaucoup plus
facile à supporter.
Je déglutis, me préparant à révéler la vérité à ma mère.
— Zach, bredouillai-je, il… il…
— Monte te coucher, Élodie, m’interrompit mon père d’une voix calme.
Je vais lui expliquer.
Je lui jetai un coup d’œil hésitant. Je n’avais qu’une seule envie,
m’enfermer dans ma chambre et verser toutes les larmes de mon corps sur
mon oreiller. Et quand il ne m’en resterait plus… il allait falloir que je
réfléchisse. Mais à quoi ?
Trouver un moyen d’innocenter Zach ? C’était impossible. Je ne
pourrais jamais le faire sortir de prison. Il allait y avoir droit, c’était une
chose inévitable, à moins que le coupable ne se dénonce de lui-même, mais
les probabilités que ce miracle se réalise étaient quasiment inexistantes.
Réfléchir à comment j’allais devoir passer les cinq prochaines années de
ma vie sans lui à mes côtés ? Aux jours auxquels je lui rendrais visite en
prison ? À tout ce qui pourrait lui arriver là-bas ?
Cette dernière question était sûrement la première à laquelle je
réfléchirais. Lorsque Zach m’avait fait part de ce qu’il avait vécu en
détention, j’avais senti dans son regard et dans ses paroles qu’il n’y avait
rien de plus horrible que ça. Il allait souffrir, encore… Puisqu’il croyait
mon père responsable de son arrestation, j’étais sûre qu’il finirait par m’en
vouloir également.
De son point de vue, tout ce qui était en train de lui arriver était ma
faute. Il allait en prison pour avoir été avec moi. Pour ne pas avoir écouté
mon père, pour ne pas m’avoir quittée, pour m’avoir aimée… Et le pire
dans tout ça, c’est que je me sentais coupable, bien que je reste persuadée
que mon père n’avait rien à voir dans cette histoire.
— Me parler de quoi ? reprit ma mère en fronçant les sourcils.
Sa voix me sortit de mes pensées et je montai sans plus attendre à
l’étage, laissant à mon père le soin de lui avouer la vérité. J’aurais aimé
pouvoir rester afin de connaître la réaction de ma mère, mais je n’avais pas
la force de tout lui expliquer.
En rentrant dans ma chambre, je remarquai que Sara n’était plus là.
Évidemment, dormir seule dans la chambre de sa sœur sans sa sœur, ce
n’était plus vraiment pareil. J’étais soulagée qu’elle soit repartie dans la
sienne. Au moins, je n’avais pas eu à la réveiller pour la chasser de la pièce.
Je retirai en vitesse mes vêtements et me glissai sans plus attendre entre
mes draps, avant de laisser retomber ma tête sur l’oreiller. Un bruit de
craquement d’os me fit me redresser aussitôt.
— Qu’est-ce que…
Je soulevai mon oreiller avec hésitation, et poussai un hurlement de
terreur en découvrant ce qui se cachait dessous.
Quelques secondes plus tard, mes parents déboulèrent en trombe,
éclairant la pièce tandis que je vomissais toutes mes tripes sur le parquet de
la chambre.
À vrai dire, j’adorais les oiseaux, vraiment. Bien qu’à l’opposé de Zach,
qui admirait les plus grands et les plus puissants d’entre eux, j’avais une
préférence pour les plus petits, car, comme on dit souvent, « tout ce qui est
petit est mignon » ! Mais qu’ils soient grands ou petits, je préférais dans
tous les cas les contempler vivants plutôt que morts et en décomposition
sous mon oreiller.
— Élodie ! s’alarma ma mère en accourant vers moi.
Elle s’arrêta immédiatement en découvrant ce qu’il y avait sur mon lit et
retint un haut-le-cœur, une main sur la bouche, avant de se tourner vers mon
père.
— Mark ! Dépêche-toi de retirer cette chose ! s’exclama-t-elle,
horrifiée.
Mon père sortit de la pièce au pas de course alors que ma mère m’aidait
à me relever pour m’emmener au bord de la fenêtre respirer de l’air frais.
— Comment cette chose a-t-elle atterri ici, bon Dieu ? ! s’écria-t-elle.
Mon père venait de revenir dans ma chambre, un paquet de mouchoirs,
un sac plastique et une grande pince dans les mains. Il laissa les mouchoirs
sur mon bureau à mon intention, puis saisit sans plus attendre le cadavre en
putréfaction de la pauvre bête, avant de le fourrer dans le sac et de quitter
de nouveau ma chambre.
Ma mère sortit un mouchoir et m’essuya doucement le visage.
— Tu as encore un peu de… vomissure au coin des lèvres, dit-elle en
frottant légèrement l’endroit en question.
— Merci…
Lorsque mon père réapparut dans la chambre, il poussa un long soupir
embarrassé.
— Je vais emmener Élodie en bas, il est préférable qu’elle dorme sur le
canapé, je pense, annonça ma mère en m’entraînant hors de la chambre.
Il était effectivement inenvisageable que je retourne dans mon lit après
ce qui y avait été déposé. Déposé… Mais par qui ? Ce n’était pas comme si
cet oiseau était entré par hasard déjà blessé par ma fenêtre et qu’il avait
décidé de se laisser mourir sous mon oreiller bien au chaud…
— Quelqu’un… quelqu’un est entré dans la maison, dans ma chambre,
réalisai-je en frissonnant.
Ma mère me regarda, tout aussi anxieuse que moi, mais je compris
devant son silence que nous n’avions pas les mêmes peurs.
— Vous allez appeler la police, hein ? ajoutai-je, toujours effrayée.
Pour toute réponse, elle me fit entrer rapidement dans la salle de bains
afin que je me nettoie la bouche et tout aussi sûrement pour me faire taire.
Mais, même après deux lavages de dents successifs, un arrière-goût amer
me restait au fond de la gorge.
Quelques minutes plus tard, elle me fit coucher sur le canapé et partit
chercher une couverture dans un placard avant de me border avec.
— Maman, repris-je plus doucement.
— Nous reparlerons de ça demain, chuchota-t-elle en m’embrassant sur
le front.
Je fronçai les sourcils et me relevai sur les coudes.
— « Demain » ? ! Mais c’est maintenant qu’il…
— Élodie, me coupa-t-elle, tu as vraiment besoin de repos, et il faut que
j’aille aider ton père à nettoyer ce qui s’est passé là-haut.
Je la regardai, complètement abasourdie. Quelqu’un avait pénétré dans
notre maison, un inconnu était venu chez nous, et cela ne semblait pas plus
l’inquiéter que ça ? ! Mais c’était quoi, son problème ? Et puis comment
pouvais-je fermer les yeux après ce que je venais de voir ? Et même de
vivre !
Et c’est alors que je compris par moi-même ce qu’elle pensait de tout
ça.
— Tu ne me crois pas, c’est ça ? ! lançai-je à l’instant précis où elle
s’apprêtait à quitter le salon.
Elle se retourna pour me répondre.
— Élodie, après votre départ, je suis restée éveillée jusqu’à votre retour.
Si quelqu’un avait ne serait-ce qu’essayé de rentrer dans la maison, je
l’aurais immédiatement entendu. Personne d’autre n’est entré ici. Personne
d’autre n’a franchi les murs de cette maison, personne d’autre n’est allé
dans ta chambre mis à part toi.
J’ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle… elle croyait que
c’était moi ? ! Moi qui m’étais amusée à mettre cet oiseau mort sous mon
oreiller avant de simuler ma peur ? Mais elle était complètement folle, ma
parole ! Comment aurais-je pu faire une chose pareille ? Et vomir devant
ses yeux, je l’avais fait exprès aussi peut-être ? ! Mon Dieu, mais je n’en
revenais pas !
— Bien sûr, et puis demain, ce sera un lapin que je m’amuserai à
empailler ! criai-je, totalement sidérée.
Ma mère soupira, puis quitta la pièce en éteignant la lumière.
Cette soirée était sûrement pire que tous les cauchemars que j’avais pu
expérimenter.
Je restai éveillée plusieurs heures dans le noir, laissant mes larmes
couler sur mes joues en silence, jusqu’à ce que le sommeil m’emporte.

* * *

Une douce odeur de chocolat chaud vint m’emplir les narines. Cela
aurait sûrement été mon meilleur réveil depuis des semaines… si tout ce qui
s’était passé ne m’était pas aussitôt revenu en mémoire et que ma mère
n’était pas apparue devant moi dans un flot de lumière, une tasse à la main.
— Quelle heure est-il ? grommelai-je en recouvrant mon visage avec le
drap pour que le soleil ne m’aveugle pas.
— 11 heures.
Je rabaissai la couverture.
— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? Tu sais très bien que j’ai cours…
Je me redressai en position assise et pris la tasse de chocolat chaud
qu’elle me tendait.
— Tu avais besoin de dormir et je ne crois pas que tu sois vraiment en
état d’aller à l’école aujourd’hui.
Après avoir hoché la tête, je bus une gorgée ; cela me réchauffa et
m’apaisa instantanément.
— Écoute, Élodie, j’ai parlé avec ton père hier soir et…
— Vous pensez que je suis cinglée, c’est ça ? lançai-je d’un ton sec.
Elle me jeta un regard abasourdi.
— Chérie ! Bien sûr que non ! Écoute, on ne t’en veut pas pour l’oiseau,
on comprend que tu aies fait ça parce que tu étais en colère et furieuse pour
ce qui est arrivé à Zach. Cependant, on pense que… tu as peut-être besoin
d’un peu d’aide…
Je la fixai, bouche bée.
— Sérieusement ? finis-je par lâcher après plusieurs secondes de
silence. Tu es en train de me dire que vous croyez que, parce que Zach va
aller en prison, j’ai tué cet oiseau de mes propres mains afin d’évacuer ma
rage ? Mais ce n’est pas moi qui ai besoin d’aide ici, c’est vous !
Je me levai d’un bond et partis hâtivement vider le reste du contenu de
ma tasse dans l’évier. J’étais de nouveau furieuse. Ma journée s’annonçait
tout aussi merveilleuse que les précédentes !
Je montai au pas de course dans ma chambre, ouvris mon placard et
attrapai une valise, avant d’y jeter le reste de mes vêtements.
Ma mère me rejoignit quelques minutes plus tard, probablement
inquiète à cause du vacarme.
— Mais qu’est-ce que tu es en train de faire ? ! s’indigna-t-elle.
— Je pars ! répondis-je sur le même ton.
Et je comptais bien m’en aller définitivement cette fois-ci !
— Élodie, s’il te plaît, écoute-moi…
— T’écouter ? Mais la personne qui a besoin d’être écoutée en ce
moment, c’est moi, maman ! Tu ne m’écoutes pas, tu ne me crois pas, et tu
veux même m’envoyer voir un psy, car tu penses que je suis une cinglée
capable d’assassiner des animaux !
— Mais comment veux-tu que je te croie après tout ce que tu as fait,
Élodie ? ! Après tous tes mensonges ! Je ne sais plus qui tu es, chérie ! Je ne
sais même plus si tu es encore toi-même ou si tu es devenue quelqu’un
d’autre. J’ai l’impression de t’avoir perdue. J’ai l’impression que ma petite
fille chérie a disparu et que je ne la retrouverai jamais !
Elle éclata en sanglots devant moi, et je ne pus m’empêcher d’aller la
prendre dans mes bras pour la réconforter. C’était plus fort que moi…
Malgré tout ce qu’elle venait de me dire, elle restait ma mère et je l’aimais
énormément…
— Je suis là, maman, soufflai-je. J’ai toujours été moi-même. Je t’en
prie, fais-moi confiance…
Elle caressa mes cheveux en me regardant droit dans les yeux, puis
sécha rapidement ses larmes avant d’acquiescer.
— C’était moi, nous interrompit soudain une petite voix.
Nous nous retournâmes toutes deux face à… Sara.
— Mais pourquoi n’es-tu pas en cours ? ! s’écria ma mère en la fusillant
du regard.
— L’oiseau mort… c’était moi, répéta ma sœur en ignorant sa question
et en baissant honteusement la tête vers le sol.
— Toi ? Mais pourquoi aurais-tu fait une chose pareille ?
Je levai les yeux au ciel devant la réaction de ma mère. Alors, que ce
soit moi la responsable n’avait rien d’étonnant, mais Sara, elle, n’avait pas
été soupçonnée une seule seconde alors qu’elle avait effectivement bien eu
accès à ma chambre ! Et puis, ce n’était pas comme si ma sœur, qui laissait
à ses supposés « amis du collège » le droit de lui faire de magnifiques
scarifications sur le corps, n’avait aucun problème psychologique elle non
plus !
Cependant, malgré le fait qu’aucune de nous deux n’était vraiment saine
d’esprit, j’étais persuadée que ce n’était pas Sara. Mais, puisque cette
dernière voulait jouer la coupable, je décidai de la laisser faire jusqu’au
bout afin d’obtenir quelques explications.
— Je… je voulais lui faire une blague, marmonna-t-elle en se grattant la
tête d’un air gêné. Je ne pensais pas que les choses tourneraient comme ça.
— « Une blague » ? Parce que tu trouves que cacher un cadavre
d’oiseau sur mon lit est quelque chose d’amusant ? Peut-être aurais-je dû
exploser de rire en le découvrant au lieu de vider mon estomac par terre !
lançai-je sur un ton sarcastique.
— Désolée, Élodie. Je… je t’en voulais d’être partie, de nous avoir tous
abandonnés comme ça et de nous avoir fait souffrir juste pour un garçon…
— Alors, tu t’es dit : « Chouette, je vais aller lui cacher une petite bête
morte pour lui souhaiter un bon retour à la maison » ? Ce que tu as fait a
simplement failli me donner une nouvelle raison de me casser d’ici !
J’espère que tu te rends compte de la stupidité de ton acte !
Sans oublier que ma mère voulait m’envoyer chez un psy !
— C’était juste une petite vengeance… Je n’aurais pas dû.
— C’est un peu trop tard pour regretter, Sara. Mais je te jure que si tu
me refais un coup pareil, la prochaine fois, je te fais bouffer les restes de
l’oiseau, c’est clair ?
Ma sœur grimaça de dégoût tandis que ma mère soupirait, exaspérée par
l’évolution du « cas oiseau ».
— Bon, je vais aller appeler votre père pour le mettre au courant. Quant
à toi, Sara, dépêche-toi d’aller en cours ou je vais vraiment finir par
m’énerver !
— Mais maman, je reprends les cours qu’à 14 heures. Du coup, je peux
rester déjeuner à la maison avec vous ! D’ailleurs, est-ce que tu pourrais
faire ton moelleux au chocolat ? J’en ai rêvé cette nuit !
Ma mère la poussa sur le côté pour sortir dans le couloir.
— Après ce que tu as fait, tu ne mérites même pas de manger du pain,
jeune fille ! lança-t-elle d’un air contrarié, avant de descendre l'escalier.
Sara jeta un coup d’œil vers le rez-de-chaussée pour s’assurer que ma
mère n’était plus dans les parages, puis elle revint hâtivement dans ma
chambre.
— J’ai menti, m’avoua-t-elle doucement.
— Je sais.
Elle écarquilla les yeux.
— Comment ?
Je soupirai et me laissai tomber sur mon lit.
— Sara, tu es peut-être assez insensée quelquefois, mais jamais tu ne
m’aurais fait une chose pareille. Même si c’était pour soi-disant me donner
une bonne leçon. En revanche, je ne comprends pas pourquoi tu t’es
dénoncée…
Elle me regarda comme si cela paraissait évident.
— Parce que je ne voulais pas que tu partes encore ! Et puis au moins,
je t’ai évité la visite chez un psy.
— Jamais je n’y serais allée de toute façon.
— Ouais, je m’en doute bien ! Mais honnêtement, je pense qu’on en
aurait toutes les deux bien besoin après tout ce qui nous est arrivé dans cette
ville…
Elle n’avait pas tort. Et même si vider tout ce que j’avais sur le cœur à
un inconnu me ferait le plus grand bien, devoir me rendre chez un
psychologue me paraissait être une solution un peu trop extrême à mon
goût ! Je ne pensais pas être complètement névrosée, du moins pas
encore…
— Si tu veux, je peux être ta psychologue pour aujourd’hui, me
proposa-t-elle en s’asseyant à mes côtés.
Je secouai la tête en souriant légèrement.
— Allez ! insista-t-elle. Parle-moi de tes problèmes !
Mes problèmes ?
— Eh bien… Mon petit ami est en prison pour une infraction qu’il n’a
pas commise et, pour couronner le tout, mes parents n’ont plus aucune
confiance en moi et me prennent pour une folle capable de cacher un oiseau
mort sous son oreiller et de simuler sa découverte !
Elle posa la tête contre mon épaule et resta silencieuse un instant.
— Tu sais… J’ai peur, m’avoua-t-elle en frémissant. J’étais à l’étage et
je n’ai rien entendu…
J’avais peur moi aussi. Je n’avais pas la moindre idée de qui avait bien
pu mettre cet oiseau ici, ni comment. Mais une chose était sûre, quelqu’un
était bel et bien entré dans notre maison pendant que j’étais au poste de
police avec mon père.
Soudain, une idée m’effleura l’esprit. Et si… et si la personne qui avait
mis cet oiseau était la même qui avait caché la drogue chez Zach ? Après
tout, la seule différence qu’il y avait entre ces deux cas était ce qui avait été
caché… Mais pourquoi ? Qui s’en prendrait à nous ainsi et pour quelle
raison ?
— Tu crois que quelqu’un nous veut du mal ? me questionna alors ma
petite sœur.
Je caressai doucement ses cheveux.
— Ne t’en fais pas, Sara, tu ne risques rien.
— Comment peux-tu en être sûre ? rétorqua-t-elle en se redressant pour
me regarder droit dans les yeux.
Parce que la cible… c’était moi.
— Fais-moi confiance. Personne ne te fera du mal, je te le promets.
Mais je regrettai immédiatement ces mots quelques instants plus tard,
après que Sara eut quitté ma chambre. Lui promettre que personne ne lui
ferait du mal ? Ça, je ne pouvais pas en être certaine, même si je l’espérais
de tout cœur. Je savais qu’on s’en prenait actuellement à moi, mais rien ne
m’assurait qu’on ne s’en prendrait jamais à ma famille. Tout ce que j’aurais
dû promettre à Sara était que je ferais tout mon possible pour la protéger.

* * *

La matinée de la journée suivante fut assez chargée en raison de


plusieurs examens écrits, dont un que je devais rattraper pour cause
d’absence la veille. Ce n’était pas plus mal, j’avais vraiment besoin de me
changer les idées, mon inquiétude ne s’était estompée à aucun moment et
continuait de me serrer l’estomac.
D’ailleurs, je ne touchai pas à une miette de mon repas de midi, ce qui
fit une heureuse. Vic engloutit mon steak à moitié cuit tout aussi rapidement
que son précédent. On aurait dit qu’elle n’avait rien mangé depuis deux
jours !
— J’ai encore faim ! râla-t-elle en jetant un coup d’œil vers le comptoir
de la cafétéria. Je vais me chercher un beignet au chocolat, t’en veux un ?
Je secouai négativement la tête.
— Tant pis, j’en prendrai quand même deux.
Elle quitta sa chaise et partit en direction de sa gourmandise.
À son retour, elle dégusta ses desserts avec des étoiles plein les yeux.
— Ceux-là, déclara-t-elle en mâchant, c’est des tueries !
Je fis mine de me réjouir pour elle avant de tourner la tête vers les
grandes fenêtres donnant sur l’extérieur.
Vic soupira lourdement.
— Tu sais, Zach n’est pas mort, il est juste en prison, ce qui n’est pas
une raison suffisante pour te laisser mourir de faim ! Et puis, il n’aimerait
pas te voir dans cet état, complètement abattue et en dépression !
— Alors quoi ? Je devrais sourire et profiter de la vie comme si de rien
n’était ? Être heureuse pendant que lui vit un enfer là-bas ?
— Je n’ai pas dit ça. Tu ne vas pas aimer ce que je vais te dire, mais tu
connaissais les risques.
— Ce n’était pas sa dro… Ce n’était pas à lui, répondis-je tout bas,
quelqu’un l’a piégé.
— Peut-être, mais tu savais très bien que ce jour-là pouvait arriver.
Zach a beau paraître intouchable, il n’est pas pour autant immunisé contre
la loi et les forces de l’ordre.
Je savais très bien tout ça. J’avais plusieurs fois envisagé la possibilité
que Zach se fasse attraper par les flics lors d’un de ses échanges, mais je
n’avais jamais pensé que les conséquences seraient aussi difficiles, et pour
lui, et pour moi. À vrai dire, tant qu’on ne vit pas le moment en question, il
est difficile de savoir ce qu’on ressentirait et comment on réagirait face à
cette épreuve.
— Bon, je sais que cinq années supplémentaires de ta vie sans sexe, ça
risque d’être long, quoique, depuis le temps, tu aies dû t’y habituer, je
suppose… Cependant, tu devrais voir le bon côté des choses, lorsqu’il
sortira de prison, après cinq ans sans utilisation, ce sera comme s’il était
aussi puceau que toi !
Je haussai les sourcils devant sa niaiserie.
— Et je devrais me réjouir de ça ?
Elle sembla réfléchir un instant.
— T’as raison, deux personnes inexpérimentées, c’est vraiment pas top.
La sonnerie annonçant la reprise des cours retentit dans tout
l’établissement.
— Mais quand même, Élodie, ajouta Vic, vingt-trois ans de ta vie sans
connaître le plaisir suprême, c’est vachement long ! Tu as tout mon respect,
ma pote !
Elle se leva la première pour se diriger vers les salles de classe.
Cinq ans. Cinq années de sa vie à devoir purger une peine alors qu’il est
innocent, songeai-je en la suivant.

* * *

À la fin des cours, alors que je me rendais chez Eric afin de récupérer le
reste de mes affaires, je reçus l’appel d’un numéro inconnu dont le titulaire
n’était autre, à ma grande surprise, que Waylon. Ma première réaction fut
de lui demander comment il avait obtenu mon numéro, mais le visage de
mon père me vint aussitôt à l’esprit. Alors, je me contentai de lui poser la
seule question qui m’importait vraiment :
— Où est-il ?
Waylon toussota un instant avant de me répondre :
— Eh bien, malgré ses aveux comme quoi la drogue lui appartenait, il a
gardé le silence concernant le nom de son patron ainsi que ceux de ses
complices. C’est pourquoi le juge a décidé de le placer en détention
provisoire comme je le pensais. Il vient de partir pour le centre
correctionnel de Jefferson City.
Un léger vertige me saisit soudain et je dus m’appuyer contre le mur
d’un immeuble afin de reprendre mes esprits.
Après de longues secondes de silence, je demandai d’une voix tendue :
— Ce… ce n’est pas une prison de sécurité maximale, ça ?
— Hum, oui. Pourquoi cette question ?
Cela signifiait que les autres détenus s’y trouvant avaient pour la plupart
commis d’horribles atrocités telles que des meurtres, viols ou autres crimes
que je ne préférais pas imaginer.
Et dire qu’elle se situait un peu plus à l’ouest dans le Missouri, non loin
du centre correctionnel d’Algoa, qui au contraire était une prison de sécurité
minimale. Alors pourquoi avait-il fallu qu’il soit envoyé là-bas ? ! Dans un
endroit avec des prisonniers extrêmement dangereux, des fous, des
psychopathes détraqués qui… qui allaient sans aucun doute le torturer et le
faire à nouveau souffrir…
Cinq ans ? Cinq ans à tenir dans cet abominable endroit ? !
— Après son jugement, Zach sera transféré ailleurs, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais rien, ce sera aux juges d’en décider. Pour l’instant, il
restera là-bas jusqu’au jour de son procès d’ici à quelques mois. En
attendant, j’ai…
Je ne l’écoutais plus. « Quelques mois »… C’était déjà beaucoup trop.
Après autant de temps passé là-bas, Zach ne serait plus jamais le même
qu’auparavant et… et il me détesterait, tout comme il haïrait mon père qu’il
tiendrait toujours pour responsable.
La voix de Waylon me ramena à la réalité.
— Tu as entendu ce que je viens de te dire ?
— Pas vraiment… Désolée.
— Bon, je disais donc qu’il était possible que tu puisses aller lui rendre
visite dès la semaine prochaine.
— Sérieusement ? !
— Ça n’a pas été très simple de réussir à convaincre le procureur. Les
permis de visite sont accordés en priorité aux membres de la famille, mais
Mme Menser a soutenu ma demande et il sera donc possible que tu ailles
avec elle à Jefferson City, une fois que tu m’auras fourni toutes les pièces
nécessaires à l’obtention de ton permis, bien sûr. Il me faudra donc
plusieurs choses, une photocopie de ta carte d’identité ou de ton passeport,
deux photos d’identité récentes, et je t’enverrai par message le reste des
éléments requis.
— Bien sûr ! Je… je vous prépare tout ça ce soir et je vous l’apporte
demain matin ! Mais… n’y aurait-il pas un autre moyen de le joindre
avant ? Je veux dire, par téléphone ou…
J’avais besoin de lui parler. J’avais besoin d’entendre sa voix, de savoir
qu’il allait bien, de lui dire à quel point je l’aimais.
— Il n’y en a pas. Enfin, tu pourrais lui envoyer une lettre si ça te
chante, mais je doute qu’elle lui parvienne avant ta visite, si par chance elle
lui parvient. La majeure partie du courrier est jetée à la poubelle par les
gardiens sans être ouverte. Tu devrais simplement t’estimer heureuse de
pouvoir aller le voir d’ici à si peu de jours. D’habitude, les délais de droit de
visite sont bien plus longs.
— Vous avez raison. Merci, Waylon… Merci du fond du cœur pour
tout ce que vous avez fait.
— Hum, j’ai encore du boulot, à demain.
Il raccrocha le premier sans que j’aie le temps de lui répondre quoi que
ce soit. Je poussai un long soupir de soulagement et fermai un instant les
yeux, consciente de la chance que j’avais de pouvoir aller lui rendre visite.
Zach me manquait. Il me manquait tellement… Et cette sensation
d’angoisse permanente… C’était horrible et ça ne s’arrêtait jamais. Il fallait
que je le voie au plus vite et que je m’assure de son état, de sa santé…
Une semaine. Il me reste encore sept jours à souffrir en silence, songeai-
je en rangeant mon portable dans ma poche.
Soudain, ce dernier se remit à vibrer. Curieuse, je le sortis et découvris
un nouveau message.
Waylon m’avait-il déjà envoyé la liste des documents à fournir pour
mon permis de visite ? Dire que ça ne faisait pas plus d’une minute qu’il
avait raccroché, sa rapidité d’action était impressionnante.
J’ouvris le message et ce que je lus me pétrifia sur place.
J’espère que mon petit cadeau t’a plu. La prochaine fois, ça sera toi, piou-
piou.
Chapitre 51

Les choses venaient de prendre encore une tournure différente. Ce


message était clairement une menace de mort. Mais comment l’interpréter ?
S’agissait-il d’une mauvaise blague, tout comme l’oiseau ? Quelqu’un
essayait-il de me faire peur ? de m’intimider ? Ou alors devais-je prendre ce
mot au pied de la lettre ? Quelqu’un voulait-il vraiment ma mort ?
Durant la semaine qui s’écoula jusqu’à mon départ pour Jefferson City,
trois mots ne cessèrent de se répéter en boucle dans ma tête : qui, pourquoi
et méfiance.
Bien que ce message, qui provenait à coup sûr d’un téléphone jetable,
me trouble continuellement, j’avais préféré n’en parler à personne. Mes
parents me prenaient suffisamment pour une cinglée pour l’instant et je
n’avais pas envie d’être internée en psychiatrie. Si ma sœur était au courant,
elle ne ferait que s’inquiéter davantage et finirait par cracher le morceau à
mes parents. Quant à Vic, j’étais certaine qu’elle exploserait de rire en
lisant le « piou-piou » à la fin du message et qu’elle ne prendrait jamais ça
au sérieux.
Tout comme la police. J’étais sûre qu’il y avait des menaces bien plus
graves dans cette ville. Et puisque Sara s’était désignée comme coupable
pour l’affaire de l’oiseau, je ne pouvais pas prétendre que l’expéditeur du
message était aussi responsable de ça, ou bien mes parents ne lui feraient
plus jamais confiance à elle non plus.
Pendant ces sept jours, je restai sur mes gardes. En allant et en revenant
du lycée, je guettais chaque mouvement, me retournais à chaque bruit,
surveillais et analysais chaque signe suspect à tous les coins de rue. Je
n’avais jamais été aussi prudente de toute ma vie.
Le soir, je ne dormais que d’un seul œil, trop tracassée à l’idée que
quelqu’un entre dans ma chambre durant mon sommeil et m’assassine.
Heureusement, je pouvais compter sur mes heures de cours pour rattraper
mes nuits blanches… Mais, malgré ma prudence, n’importe qui aurait pu
me tuer n’importe où et n’importe quand. J’étais une proie facile…
beaucoup trop facile.

* * *

— Élodie ?
Je relevai les yeux vers Meghan Menser, assise en face de moi dans le
train. Nous avions pris par chance un direct entre Saint-Louis et Jefferson
City, et le trajet allait durer à peine plus de deux heures, ce qui était déjà
suffisamment long.
— Tu devrais te reposer un peu avant qu’on arrive, tu m’as l’air de
manquer de sommeil…
Si elle savait… Je la regardai fouiller un instant dans son sac, puis en
sortir un masque de nuit qu’elle me tendit amicalement avec un léger
sourire.
— Merci, c’est très gentil.
Je le pris et l’enfilai sans plus attendre, avant de me laisser aller contre
le dossier du siège et de fermer les yeux. Malgré ma fatigue, il m’était
impossible de dormir. J’étais terriblement impatiente de revoir Zach, mais
toujours aussi angoissée à son sujet, ainsi qu’au mien.
De nombreuses hypothèses concernant cette maudite affaire de drogue
tournaient en permanence dans ma tête.
En premier lieu, je pouvais définitivement supprimer mon père de la
liste des suspects. Du moins si l’expéditeur du message était celui qui avait
caché la drogue chez Zach.
Que mon père en veuille à Zach restait envisageable, mais qu’il souhaite
ma mort ? Jamais mon père ne me menacerait de la sorte… Ou bien c’était
juste pour me faire peur et me tenir encore plus éloignée de Zach ?
Je soupirai. Si je commençais déjà à soupçonner mon père après lui
avoir accordé ma confiance quelques jours plus tôt, ne devrais-je pas aussi
me méfier de ma mère ? Après tout, elle l’avait dit elle-même, lorsque nous
étions partis au poste de police, elle était restée éveillée toute la nuit jusqu’à
notre retour. Peut-être était-ce elle qui avait caché cet oiseau. Sans oublier
que c’était aussi elle qui avait tenu à ce qu’Alex se rapproche de moi. Bien
qu’elle paraisse apprécier Zach, peut-être n’était-ce pas réellement le cas…
Mais pourquoi irait-elle jusqu’à essayer de me faire passer pour une folle ?
Mes parents étaient capables de tout et de n’importe quoi, et ça, je ne
pouvais le nier, mais ils n’étaient pas les seuls. Nous l’étions tous. Il fallait
donc que je me méfie de chaque personne m’entourant au quotidien, même
de ma sœur, qui sait… Après tout, je lui avais attiré tellement d’ennuis ! Par
ma faute, nos parents s’étaient disputés et tout le monde avait souffert. Elle
devait terriblement m’en vouloir. Et si toute ma famille s’était liguée et
avait comploté contre moi ? Et si…
Sans bruit, je relevai un instant le bandeau de mes yeux pour regarder
discrètement Mme Menser qui lisait sereinement un roman à l’eau de rose.
Et si c’était elle la véritable coupable ? Elle pouvait très bien me tenir pour
responsable de tout ce qui était arrivé à son fils et avoir envie de se venger.
Ou alors Alex ? Après tout, il m’aimait, et tout le monde sait que
l’amour rend fou, non ? Peut-être que sa jalousie envers Zach l’avait
conduit à cacher de la drogue chez lui et qu’il avait ensuite voulu me faire
souffrir en me faisant peur !
Et son père ? Waylon n’aimait clairement pas Zach, il semblait tout
juste le tolérer. J’avais fait souffrir le petit cœur tendre de son fils, il était
donc possible qu’il veuille se venger de Zach et moi. Mon petit ami pensait
d’ailleurs que Waylon pouvait se procurer de grandes quantités de drogue.
Il avait très bien pu obtenir l’adresse de Zach grâce à son travail, et il
connaissait déjà la mienne, car il était venu à la maison. Waylon me
semblait le suspect idéal. Étant chef de police, il avait accès à tous les
éléments de l’enquête. Il pouvait facilement falsifier des preuves et piéger
n’importe qui. J’avais d’ailleurs constaté que Waylon était quelqu’un de
rusé et de très futé, mais j’espérais de tout cœur me tromper, car s’il était
responsable, alors Zach et moi n’avions aucune chance contre lui. Son
influence était trop grande, il incarnait la loi.
Il pouvait aussi s’agir de n’importe qui ayant décidé pour je ne sais
quelles raisons de s’en prendre à notre couple. J’avais notamment envisagé
que Pedro, l’homme qui avait failli tous nous tuer lors du trafic de drogue,
soit derrière tout ça. Après tout, il m’avait très chaleureusement fait la
promesse de se venger… Cependant, bien qu’il prévoie très certainement de
m’enterrer vivante, six pieds sous terre, il était à l’heure actuelle en prison,
et je doutais fort qu’il envoie des hommes à sa place pour régler ses
comptes, ou qu’il soit du style à m’effrayer avec un oiseau mort. Je
l’imaginais plutôt venir me tuer en personne, m’étrangler tout en me
regardant droit dans les yeux pour que je n’oublie pas son visage même
dans l’au-delà. Mais peut-être me trompais-je aussi là-dessus.
Je sentis soudain une main tiède se poser sur ma cuisse et relevai mon
bandeau, prête à crier et à me débattre, mais je me ravisai sur-le-champ en
réalisant qu’il ne s’agissait que de Meghan.
— Je t’ai réveillée ? s’excusa-t-elle. Tu n’arrêtais pas de taper du pied,
j’ai cru que tu faisais un cauchemar…
À vrai dire, je n’avais pas besoin de dormir pour en faire. J’étais même
actuellement dans le pire cauchemar qui pouvait bien exister !
— Non, je suis juste… nerveuse, expliquai-je avant de lui rendre son
masque. Je ne pense pas que je réussirai à dormir.
Elle hocha la tête avec compréhension, puis se replongea dans son
roman.
Je la dévisageai un instant, me demandant bien comment elle pouvait
continuer à agir comme si tout allait bien. Je savais qu’elle devait souffrir
bien plus que moi. Après tout, il s’agissait de son fils et elle allait devoir
également l’attendre durant cinq ans. Comment parvenait-elle à cacher sa
douleur ? Où trouvait-elle cette force pour affronter tout ça ?
Elle releva brusquement les yeux vers moi et remarqua que je
l’observais avec curiosité.
— Je n’ai pas le choix, dit-elle comme si elle avait lu dans mes pensées.
J’ai un second fils dont je dois m’occuper, que je dois nourrir et élever
correctement. Je ne peux pas m’apitoyer sur mon sort et pleurer chaque jour
à cause de ce qui nous arrive, je n’ai pas le choix. Je dois continuer à vivre,
continuer à avancer pour mes deux enfants, pour notre famille, et tu devrais
en faire autant, Élodie.
Je secouai la tête.
— Je n’y arriverai pas, c’est… beaucoup trop dur.
— Bien sûr que si ! Rien n’est impossible, si tu en as la volonté ! Et
puis à quoi cela t’avancera-t-il de te morfondre ? En quoi cela peut-il aider
Zach de te savoir aussi faible ? Ça ne va pas l’aider à sortir plus vite de cet
endroit ! Tu ne peux rien faire pour l’instant, mais te laisser mourir à petit
feu ne te mènera nulle part. Tu ne dois pas te laisser abattre. Tu ne dois pas
t’empêcher de vivre comme tu le voudrais parce qu’il est coincé là-bas. Je
sais que c’est difficile, mais tu es forte, Élodie. Tu peux toi aussi surmonter
cette épreuve, tout comme Zach la surmontera, encore une fois.
— J’ai tellement peur de ce qui peut lui arriver là-bas, les prisons sont
vraiment…
— Je sais. Mais si Zach y a déjà survécu une première fois, il y arrivera.
J’ai confiance en mon fils, c’est un Menser après tout, nous sommes tous
capables d’affronter n’importe quelle épreuve dans la famille ! Et puis, s’il
sait que tu es là, à ses côtés, il n’abandonnera jamais.
Je hochai la tête et posai la main près de mon tatouage. Elle avait raison.
Si j’avais déjà eu du mal à survivre une semaine sans l’avoir à mes côtés,
comment allais-je tenir les cinq prochaines années en broyant du noir et
dans quel état Zach me retrouverait-il à sa sortie ? Allongée dans un lit
d’hôpital avec des perfusions de partout ?
Non, il ne fallait pas que Zach me voie comme ça. Je devais me montrer
forte moi aussi, pour lui et pour nous.

* * *

Deux heures plus tard, nous arrivâmes à Jefferson City sous la pluie.
— Quelle merveilleuse journée ! s’exclama Meghan d’un ton ironique
alors que je la suivais à l’extérieur de la gare.
Nous prîmes le premier taxi qui s’arrêta devant nous et le trajet se fit
dans le plus grand silence. Seuls le tonnerre et les gouttes d’eau venant
s’écraser contre le véhicule rompaient ce calme presque agréable.
Perdue dans mes pensées, je ne me rendis compte qu’une fois le taxi
arrêté que nous étions arrivés devant un immense bâtiment en pierre entouré
de grillages métalliques et de tours de contrôle.
À présent, je comprenais pourquoi Mme Menser avait préféré que Lyam
ne vienne pas avec nous. Rien que de l’extérieur, cet endroit me donnait
déjà des frissons. Mais j’étais certaine que ce n’était pas la seule raison de
son absence. Lorsque je m’étais rendue un peu plus tôt dans la journée chez
les Menser, Lyam semblait en vouloir terriblement à son frère de les avoir
abandonnés à nouveau. Il lui faudrait sûrement encore quelques jours avant
que sa rancune ne laisse place à la tristesse et au manque.
Nous descendîmes du taxi et, après avoir payé et remercié le chauffeur,
nous entrâmes dans le centre correctionnel. La pièce principale grouillait de
gardiens à chaque angle. Je remarquai des caméras de sécurité installées au-
dessus de chaque porte métallique. Si quelqu’un prévoyait de s’enfuir d’ici,
c’était peine perdue…
Meghan s’avança seule vers l’accueil, munie de nos permis de visite.
Tandis qu’elle discutait avec une jeune gardienne de prison et lui remettait
son sac à main avec mon téléphone portable soigneusement rangé à
l’intérieur — l’objet étant interdit dans la prison, comme beaucoup
d’autres —, je m’assis sur un des bancs avec d’autres personnes, qui,
comme nous, venaient voir un détenu.
À son retour, quelques minutes plus tard, Meghan prit place à mes
côtés, puis me tendit un badge de visiteur.
— Bon, il ne nous reste plus qu’à attendre, déclara-t-elle avant de sortir
à nouveau son roman.
Si elle s’était remise à lire, cela signifiait sûrement que nous en avions
pour un bon moment…
Je me contentai pour ma part d’observer ceux qui nous entouraient. À
ma gauche se trouvait un couple de personnes âgées, la vieille femme tenait
fermement un appareil photo entre les mains. Je me demandai pendant
plusieurs minutes quelles photos il pouvait bien contenir. Peut-être des
images d’enfants en train de s’amuser, de rigoler… les enfants d’une
personne ne pouvant pas les voir grandir, ni s’occuper d’eux. Si tel était le
cas, cela devait être difficile pour eux d’avoir leurs petits-enfants à
charge… Que se passerait-il lorsqu’ils ne seraient plus de ce monde ? Les
enfants avaient-ils déjà rencontré un jour leur parent enfermé ?
La femme croisa mon regard et je détournai la tête en direction d’un
jeune homme en face de moi. Les yeux perdus dans le vague, il avait les
yeux rouges et gonflés comme s’il avait trop pleuré et des cernes, sans
doute à cause de nuits blanches répétées. Il portait une alliance. Était-il
aussi venu voir une personne qu’il aimait, qui lui manquait terriblement ?
Cet homme me faisait de la peine, et il me faisait aussi beaucoup penser
à moi… Ou du moins à ce que je deviendrais si je continuais de me laisser
dépérir. Il était faible, beaucoup trop faible.
Je serrai les poings et me promis de ne jamais finir dans cet état. Jamais.
— Meghan Menser et Élodie Winston, annonça la jeune femme à
l’accueil. Zach Menser est arrivé à la salle des visites, veuillez suivre le
gardien Thompson.
Nous nous levâmes simultanément. Meghan prit une grande inspiration
avant de passer son bras autour du mien et de me dire d’une voix pleine
d’entrain :
— Allons-y !
Nous emboitâmes le pas à un jeune gardien à la carrure
impressionnante, ses larges épaules et ses muscles bien dessinés à travers
son uniforme. Il nous fit marcher dans un long couloir jusqu’à une porte en
métal qu’il ouvrit avec ses clés, puis nous entrâmes dans une petite salle où
d’autres gardiens ainsi que deux civils se trouvaient déjà.
— Nous allons procéder à une fouille, déclara notre accompagnateur.
Alors qu’un deuxième gardien nous avait rejoints afin de s’occuper de
Meghan, Thompson me fit écarter bras et jambes, puis chercha à tâtons tout
ce que j’aurais bien pu dissimuler sur moi. Cela me perturba légèrement,
mais la simple pensée que Zach avait dû pour sa part subir une fouille à nu
me permit de supporter les mains baladeuses du gardien.
Une fois que ce fut terminé, il continua son inspection en me faisant
passer sous un détecteur de métaux qui émit un petit son positif. Thompson
hocha la tête à l’intention d’un autre gardien près d’une seconde porte
métallique, cette dernière devant donner sur la salle des visites.
— Dans la salle, tout contact avec les détenus est absolument interdit à
l’exception d’une approche à l’entrée et à la sortie, nous expliqua
machinalement Thompson, avant de nous ouvrir la porte. Votre badge de
visiteur doit toujours être visible, et il est aussi interdit de fumer. Dirigez-
vous vers la table du fond sur votre gauche, vous avez une heure.
Nous lui obéîmes sans un mot et, une fois assises à notre place,
attendîmes silencieusement, dans le brouhaha des conversations de nos
voisins de table, l’arrivée de Zach.
Lorsqu’il entra dans la pièce quelques instants plus tard, sa mère bondit
presque de sa chaise pour aller se jeter à son cou.
— Oh ! mon chéri, tu m’as tellement manqué ! s’écria-t-elle en
l’enlaçant chaleureusement.
Il était vrai que sa mère n’avait pas pu, contrairement à moi, le voir lors
de sa garde à vue. Je lui avais d’ailleurs fait part de notre petite
conversation, lui expliquant que Zach n’y était pour rien, mais malgré tout,
sa réponse avait été presque semblable à celle de Vic : « Ce n’est peut-être
pas sa drogue, mais en travaillant dans ce milieu, cela ne le rend pas
innocent pour autant. Et puis il était fort probable que ce jour arrive tôt ou
tard, même si j’aurais préféré que cela n’arrive jamais… »
Meghan s’écarta après une longue minute pour que je puisse, à mon
tour, le prendre dans mes bras.
— Tu m’as manqué, soufflai-je près de son oreille.
— Toi aussi.
Mon regard croisa celui d’un des gardiens près de la porte d’entrée,
regard qui m’ordonnait de mettre fin à notre rapprochement
immédiatement. Je lâchai Zach à contrecœur, et nous prîmes tous trois place
autour de la petite table qu’on nous avait attribuée.
Durant les trente premières minutes de nos retrouvailles, Mme Menser
enchaîna les séries de questions du genre « Comment est-ce que ça va ? As-
tu reçu le chèque que je t’ai envoyé ? Est-ce qu’il te manque des choses ?
Comment sont les autres détenus ici ? Tes camarades de cellule t’ont bien
accueilli ? Ta chambre est acceptable ? Et les douches ? La nourriture est-
elle mangeable ? Peux-tu sortir dans la cour ? Quelles sont les activités
qu’ils proposent ici ? As-tu trouvé un travail dans la prison ? ». Questions
auxquelles son fils ne répondit que très vaguement.
Une fois qu’elle eut fait le tour, elle décida d’aller prendre un café au
distributeur pour nous laisser seuls quelques minutes. J’observai Zach un
instant. Il avait l’air fatigué et découragé. On aurait dit qu’il se trouvait en
prison depuis des mois, et cela me serra le cœur de le voir dans un état aussi
déplorable.
Je ne savais pas par où commencer, mais je savais que nous n’avions
pas beaucoup de temps, comme lors de sa garde à vue.
— Zach, il y a peut-être un moyen pour que tu sortes d’ici, dis-je en le
regardant droit dans les yeux.
Il soupira.
— Élodie, je t’ai déjà dit que c’était impossible, à moins que ton père…
— Ce n’est pas mon père, l’interrompis-je, ou bien mon père a tout
aussi envie de se venger de toi que de moi.
Il fronça les sourcils. Je lui relatai alors rapidement l’épisode de l’oiseau
mort trouvé sous mon oreiller et celui du message que j’avais reçu.
— Si tu penses encore qu’il s’agit de mon père, explique-moi pour
quelle raison il me menacerait de mort, marmonnai-je en croisant les bras
sur ma poitrine.
Zach sembla réfléchir un instant.
— OK, ce n’est peut-être pas ton père, finit-il par admettre d’un air
toujours concentré. Du moins, il est possible que ce ne soit pas lui si nos
deux affaires sont bel et bien liées, car il est aussi envisageable que ce soit
une personne totalement différente qui s’en prenne à toi.
— À croire que je suis un aimant à problèmes !
— C’est vrai que depuis que tu as déménagé ici tu n’as eu que des
ennuis, répondit-il avec un demi-sourire moqueur. Mais s’il s’agit de la
même personne, Élodie, si c’est celui qui a réussi à planquer de la drogue
dans ma chambre sans que je m’en rende compte, celui qui a réussi à me
faire enfermer ici, alors… je pense qu’on devrait prendre cette menace très
au sérieux.
— Qu’est-ce que tu proposes ? Que j’aille voir les flics ? Ils ne pourront
pas tracer le numéro du portable, il s’agit sûrement d’un jetable. Quant au
message, ils me diront que c’est une mauvaise blague et que je les ai
dérangés pour rien…
— C’est vrai, admit-il, alors il faut que tu partes.
Je le fixai un instant sans comprendre le sens de sa phrase.
— Partir ? Partir où ?
— À Londres, chez toi. Il faut que tu quittes Saint-Louis au plus vite.
Je continuai à le fixer avant d’éclater de rire, puis m’arrêtai en réalisant
qu’il ne plaisantait pas le moins du monde.
— Tu te fous de moi, là ? lançai-je. « Chez moi », c’est ici maintenant.
Je n’ai aucune intention de partir, et encore moins sans mes parents, et loin
de toi !
Zach se pencha vers moi et prit mes mains dans les siennes.
— Je suis très sérieux, Élodie. Tu sais de quoi cette personne est
capable, sinon je ne serais pas ici à l’heure qu’il est, et je suis certain qu’elle
n’est pas du genre à balancer des menaces en l’air. Elle est dangereuse et je
ne serai pas dehors pour te protéger s’il t’arrivait quelque chose. Je ne veux
pas que tu restes ici.
— Sauf que ce que « tu veux » n’est pas ce que « je veux » ni ce que
« je ferai », répondis-je sèchement. Je ne peux pas m’enfuir comme ça
parce qu’un cinglé s’est amusé à cacher un cadavre d’oiseau sous mon
oreiller et m’a envoyé une menace de mort par SMS ! Oui, ça me fait peur à
moi aussi, mais ce n’est pas en fuyant la menace qu’elle va disparaître ! Si
un fou veut effectivement me tuer, il me suivra où que j’aille, non ? Et puis,
s’il veut vraiment ma mort, pourquoi ne pas m’avoir déjà kidnappée,
torturée puis assassinée, au lieu de m’envoyer un message ? À croire que de
nous deux c’est lui qui a le plus peur. Ce taré n’ose même pas m’affronter
en face à face, c’est un lâche !
— Jusqu’au jour où il va réellement faire ce qu’il t’a dit et là, tu feras
moins la maligne, ajouta Zach en me jetant un regard noir.
— Eh bien, ce jour-là, c’est moi qui lui donnerai une bonne leçon !
Comme tu as pu le constater, je sais très bien me défendre.
— C’est fou ce que tu peux être entêtée ! Si ce gars mesure un mètre
quatre-vingt-dix et qu’il fait cent vingt kilos, crois-moi, ce n’est pas toi qui
vas le mettre par terre ! Et puis, s’il a réussi à se procurer de la drogue, il
n’aura certainement pas de mal à trouver un flingue pour te faire exploser la
tête.
Je savais que Zach avait raison et que la menace de ce type n’était pas à
prendre à la légère. Il y avait de grandes chances qu’il s’attaque
prochainement à moi et, seule, je ne pourrais peut-être pas m’en sortir.
Mais rentrer en Angleterre ? Jamais mes parents n’accepteraient de
quitter Saint-Louis. Et même si je leur montrais le message et que je leur
racontais tout ce qui avait pu m’arriver… le seul endroit où je partirais était
l’hôpital psychiatrique !
— Zach, repris-je doucement, jamais je ne t’abandonnerai, tu
m’entends ? Jamais je ne te quitterai. Et puis, c’est une opportunité pour toi
que cette personne s’en prenne à moi ! D’accord, je risque un peu ma vie,
mais tout le monde risque sa vie chaque jour ! Je pourrais très bien mourir
renversée par une voiture avant même que ce taré ne s’occupe de moi ! Je te
promets d’être encore plus prudente qu’avant, de faire en sorte de ne jamais
rester seule. Je prendrai toutes les mesures nécessaires, mais si je réussis à
le coincer, si on réussit à l’avoir alors… Il y aura peut-être une chance pour
que tu puisses sortir d’ici et tu le sais !
Zach sembla réfléchir de nouveau, puis hocha la tête à contrecœur.
— Très bien, lâcha-t-il, mais tu devras respecter chacune de mes
conditions, dont la première est que tu seras constamment surveillée par
mes potes.
— Tes… « potes » ?
— Tu m’as très bien compris. Je ferai en sorte qu’ils veillent sur toi à
tour de rôle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme des gardes du
corps. Alors ne t’étonne pas de voir, par exemple, Nick pisser dans ton
jardin à 3 heures du matin…
Waouh… Il allait vraiment très loin dans ma protection…
— Euh… Mais tu tiens franchement à demander à Nick de me
« protéger » ? Parce que, honnêtement, j’ai plus peur que ce soit lui qui me
tue dans mon sommeil plutôt que l’autre détraqué…
Zach esquissa un bref sourire alors que sa mère revenait vers notre
table, un paquet de bretzels à la main.
— Il y aussi autre chose, ajouta Zach. Si… si ce taré réussit à s’en
prendre à toi malgré tout et qu’il t’arrivait quelque chose, promets-moi que
tu quitteras la ville sans plus attendre. Promets-le-moi, Élodie.
J’hésitai un instant, puis finis par opiner.
— Très bien, on fait comme ça, conclus-je alors que Meghan s’asseyait
à côté de moi.
— De quoi parliez-vous ? s’enquit-elle en ouvrant le paquet.
Zach haussa les épaules.
— De pas grand-chose, je lui racontais comment j’ai battu un papy aux
échecs ! Apparemment, c’était le meilleur joueur de toute la prison, plus de
quarante ans d’expérience dans ce domaine, et je l’ai complètement
humilié ! se vanta-t-il.
Meghan eut le même réflexe que moi et leva les yeux au ciel. Son
mensonge bidon de dernière minute ne nous paraissait pas crédible une
seule seconde. Parce qu’à ma connaissance Zach n’avait jamais touché à un
échiquier de sa vie et que nous avions terriblement du mal à l’imaginer en
train de pratiquer cette activité. Mais ce n’était pas son premier mensonge
depuis le début de notre visite. Je savais très bien que derrière ses faux
sourires rassurants et son expression heureuse de nous voir se cachait une
tout autre vérité. Zach n’allait pas bien et cela continuerait certainement
jusqu’à sa sortie.
Quand arriva le moment des adieux, j’étais consciente que je n’aurais
pas le droit de le revoir avant la semaine prochaine, même jour, même
heure, et une tonne d’idées stupides me passèrent par la tête, comme de
commettre un acte illégal pour tenter de me retrouver en prison avec lui.
Ouais, c’était complètement puéril et saugrenu, cette prison n’accueillait
que des détenus hommes, et ce serait encore pire, je serais enfermée ailleurs
et ne pourrais plus du tout le voir.
— Sois prudente, me souffla Zach avant de m’embrasser rapidement sur
les lèvres.
Une vague de tristesse me traversa, mais je pris sur moi pour ne rien
laisser paraître.
— Toi aussi… Ne fais rien de dangereux, d’accord ? On sait tous les
deux que les échecs ne sont pas ton fort.
Il hocha la tête, ayant compris le message.
Sa mère l’enlaça une dernière fois, puis lui sourit en ébouriffant ses
cheveux noirs.
— Et dire que je ne suis plus là pour m’occuper de cette grosse touffe,
soupira-t-elle. Pense à les couper de temps à autre, même si le résultat n’est
pas très symétrique, d’accord ? Je ne veux pas que tu reviennes à la maison
avec une crinière de lion !
Zach lui sourit en retour, puis nous regarda partir silencieusement. Le
laisser retourner là-bas me donnait mal au cœur, à tel point qu’une fois sur
le parking je m’appuyai contre le grillage afin de respirer calmement tandis
que Meghan appelait un taxi pour nous ramener à la gare. J’avais envie de
pleurer. Encore. Mais il fallait que je me retienne, même si c’était dur.
Je levai les yeux vers le soleil, sur le point de se coucher. Nous
arriverons sûrement à Saint-Louis à la nuit tombée, supposai-je en sentant
mon portable vibrer dans la poche de ma veste. Je le sortis et déglutis en
réalisant que c’était encore un SMS provenant d’un numéro inconnu.
Alors ? Comment se porte notre petit prisonnier ? Dommage pour lui, il
n’aura certainement pas la chance d’assister à tes funérailles.

Je relevai aussitôt la tête, à la recherche de l’expéditeur de ce message.


Il était forcément là, quelque part… Sinon comment pouvait-il savoir que je
venais de rendre visite à Zach ?
Soudain, une voiture noire aux vitres teintées quitta sa place au fond du
parking. J’hésitai un instant à courir dans sa direction, mais le temps que
j’arrive là-bas, elle serait déjà trop loin pour que j’aperçoive son numéro
d’immatriculation.
Je poussai un juron et sursautai lorsqu’une main se posa sur mon
épaule.
— Élodie ? Tout va bien ? s’enquit Meghan en me regardant avec
inquiétude. Le taxi est là.
En tournant la tête, je remarquai qu’effectivement une voiture s’était
arrêtée à quelques mètres de nous. J’y montai avec un sentiment de
frustration. Je n’étais pas en sécurité. En fait, j’étais même certaine que ce
type-là m’espionnait depuis l’envoi de son premier message. Oui, il me
surveillait constamment sans que je m’en sois rendu compte jusqu’à
présent. S’il était carrément allé jusqu’à me suivre à Jefferson City, cela
signifiait qu’il pouvait m’atteindre n’importe quand, n’importe où et
n’importe comment. Moi qui n’avais pas pris ses menaces très au sérieux, je
comprenais désormais mon erreur. Ce taré voulait sans aucun doute ma
mort, mais avant ça, il comptait bien s’amuser un peu avec moi.
J’étais son nouvel oiseau, et j’espérais ne pas devenir la prochaine qu’il
réduirait à l’état de cadavre…
Chapitre 52

Les deux jours qui suivirent mon retour à Saint-Louis se déroulèrent


sans nouvel incident. Je ne reçus aucune autre menace, sous quelque forme
que ce soit. Cependant, la présence de Nick à mes côtés pour assurer ma
sécurité était bien plus perturbante que le reste.
Il ne s’était à aucun moment montré désagréable, mais qu’il se trouve
actuellement assis à ma droite, en train de déjeuner avec Victoria et moi,
était particulièrement étrange. Depuis le début de notre repas, Vic était
restée de marbre, se contentant de manger comme à son habitude et ne lui
lançant pas un seul regard. J’aurais aimé en faire autant, mais l’entendre
mâcher son steak la bouche grande ouverte à quelques centimètres de moi
me déstabilisait complètement. Ne pouvant plus me retenir, je tournai la tête
vers lui et le fusillai du regard.
— Un problème ? s’enquit-il en croisant machinalement les bras sur la
table.
Même si je lui demandais aimablement de fermer son gosier, la
probabilité qu’il m’obéisse était quasiment de 0,9 %. J’étais même certaine
qu’il doublerait le volume de ses mastications juste pour m’agacer. À cet
instant, la seule chose qui m’aurait permis de lui clouer le bec était un bon
rouleau de ruban adhésif.
— J’aimerais parler à Vic seule à seule, si tu vois ce que je veux dire, le
priai-je en l’implorant du regard pour qu’il aille voir ailleurs.
Il baissa les yeux sur son assiette à moitié vide, puis releva la tête vers
moi avec un air contrarié.
— Je regrette, Blanche-Neige, si tu veux que je te protège, je ne dois
pas te quitter un seul instant ! déclara-t-il avant de reporter son attention sur
son repas.
— Et pour ce soir, je suppose qu’un matelas n’est pas envisageable et
qu’il faut que tu dormes dans son lit, n’est-ce pas ? lui lança soudain Vic.
Tu prends ton rôle de garde du corps un peu trop au sérieux, mon gars,
parce que, excuse-moi, mais les chances que quelqu’un lui tire une balle en
pleine cafétéria sont infimes !
Je n’aurais pas su mieux dire. Malgré tout, Nick se contenta de hausser
les épaules.
— Je me fous de ce que vous pouvez bien penser. Zach m’a ordonné de
ne pas la lâcher une seule seconde, et je compte bien m’y tenir.
— Alors quoi ? T’es le toutou de Zach ? Zach te dit de faire ça, alors tu
le fais ? C’est ton dieu ? T’es son esclave ? Il te bat ou t’es complètement
soumis à lui ?
— Vic…, la coupai-je en la sentant partir un peu loin.
Heureusement, Nick affichait toujours un air serein. Peut-être était-ce la
nourriture qui le maintenait aussi détendu, et, franchement, tant mieux pour
nous.
— Zach est mon meilleur ami, répondit-il calmement. Il a toujours été
là pour moi et…
— Et tu n’as jamais pu lui avouer tes sentiments ? l’interrompit Vic
avec un faux air désolé. Un amour à sens unique ! Comme c’est déchirant !
Et…
Je lui écrasai le pied sous la table, ce qui la fit taire une bonne fois pour
toutes.
— Bref, reprit Nick en ignorant sa petite remarque sarcastique, je lui en
dois pas mal, alors peu importe ce qu’il me demande, même si cela
implique de devoir vous supporter toutes les deux à longueur de journée, je
le ferai. Correctement.
— T’as plutôt peur qu’il te casse la gueule si tu venais à faillir à ta
mission, lança Vic avec un sourire narquois.
Cette fois-ci, Nick se leva de sa chaise et, sans qu’aucune de nous s’y
attende, il planta sa fourchette sur la table en bois à quelques centimètres de
la main de Vic. Celle-ci tressaillit, avant de serrer les doigts de sa main
droite autour du manche de son couteau, prête à répondre à cette menace
directe, claire et précise.
Il fallait que je détende l’atmosphère, ou l’un des deux allait finir par
être réellement blessé.
— Écoute, Nick, je ne te demande pas de quitter la cafétéria, seulement
d’aller t’asseoir à la table d’à côté un instant. Je te remercie pour tout ce que
tu fais pour moi alors que tu n’en as clairement pas envie, et moi encore
moins. Mais j’ai besoin que tu me laisses un peu respirer, un peu d’espace
et d’intimité avec mon amie, si tu vois ce que je veux dire… Et puis, si tu
me rends cette faveur, je… je te paierai tous tes déjeuners jusqu’à la fin de
la semaine !
Il réfléchit un instant à cette savoureuse opportunité. Surtout que je ne
lui avais imposé aucune limite de prix, ce qui signifiait qu’il pouvait très
bien commander de la nourriture pour quatre et qu’il allait sans aucun doute
me ruiner… Je regrettais déjà ma stupide proposition. Pourquoi ne m’étais-
je pas contentée d’aborder un sujet tel que l’abondance de mes règles
comparable aux chutes du Niagara ? Cela lui aurait probablement tout de
suite donné envie de vomir son déjeuner…
Malheureusement pour moi, Nick hocha finalement la tête et
obtempéra. Il déplaça son plateau sur la table voisine à moitié occupée par
des première année. Une fois qu’il fut installé, toutes le regardèrent
quelques secondes, à la fois surprises et paniquées, puis se levèrent à leur
tour pour prendre la fuite. Nick avait visiblement une sacrée réputation lui
aussi ! Enfin, tout comme la mienne depuis quelques jours.
Par je ne sais quel biais, tout le lycée avait fini par apprendre ma
relation avec Zach Menser. Je m’en étais facilement rendu compte en
sentant soudain les centaines de regards meurtriers des autres filles peser
sur moi, que ce soit en cours ou même dans les couloirs. Beaucoup
m’enviaient, ou plutôt enviaient ma place… Quelle fille refuserait d’être la
petite amie officielle de Zach ? Quelle fille n’avait jamais imaginé
embrasser une fois dans sa vie le beau Menser ? Même les plus terrifiées à
l’idée de se trouver dans la même pièce que lui avaient déjà fantasmé sur
son corps de rêve !
Il y en avait aussi certaines qui, en plus de m’adresser ces regards pleins
d’amertume et de jalousie, me prenaient pour une cinglée ! « Comment
peut-elle sortir avec ce mec ? Elle est complètement folle ! C’est un tueur !
Un voleur ! Un dealer ! Elle n’a pas peur de ce qu’il pourrait lui faire ? Il
est dangereux ! » Évidemment, le fantasme et la réalité étaient deux choses
totalement différentes.
Le comportement des mecs avait également changé. Plus personne
n’osait me provoquer, m’insulter et encore moins me regarder de manière
indécente. C’était comme si j’étais maintenant une femme mariée qu’on ne
pouvait plus convoiter. Mon nouveau surnom : le péché suprême !
J’étais à la fois contente de ce petit privilège que m’accordait ma
situation de petite amie et aussi un peu mélancolique. Déjà qu’à part avec
mon amie Victoria mes relations amicales dans ce lycée étaient quasiment
inexistantes, voilà que j’étais désormais considérée comme un objet sacré
qu’on ne devait pas approcher ni regarder, et encore moins toucher !
Je soupirai à cette pensée.
— Il t’aime ! déclara soudain Vic en lançant un petit regard en biais
vers Nick.
Je grimaçai de dégoût en guise de réponse.
— Non, sérieusement, il est plus collant avec toi que le serait n’importe
quelle petite amie possessive et jalouse !
Je ne pus m’empêcher de sourire face à cette constatation plutôt
véridique.
— Mais tu n’as pas dit qu’il était soi-disant amoureux de Zach ? lui
rappelai-je.
Elle haussa les épaules avant de me répondre naturellement :
— Rien ne l’empêche d’avoir quelques tendances polygames !
D’ailleurs, si j’étais toi, je le tiendrais à distance de Zach. La frontière entre
l’amitié et l’amour est plutôt mince, et peut-être que c’est déjà trop tard…
— Vic, t’es répugnante !
Elle poursuivit, l’air de rien :
— À moins que cela ne te gêne pas que Zach ait un amant. Peut-être
même que tu apprécierais la vie de couple à trois ! Je vous imagine bien,
mariés tous les trois. D’ailleurs, j’ai même une super scène à l’esprit. Nick
portant un ravissant petit tablier à fleurs et préparant une délicieuse tourte
aux poireaux pour vos enfants dans la cuisine. Toi surveillant vos deux
petits garnements en train de jouer aux Playmobil dans le salon, et Zach…
Vic était une fois de plus partie un peu loin dans son délire, bien que
l’image de Nick en tant que femme au foyer m’ait arraché un nouveau
sourire qui disparut dès lors qu’elle termina sa petite illustration.
— Et Zach essayant de faire tourner une lessive en se trompant de
poudre dans la machine, conclut-elle, fière de sa petite blague.
Je me levai presque aussitôt de table sans même lui jeter un regard.
— Désolée, Élodie, dit-elle m’attrapant par le poignet.
— Parce que tu pensais que j’allais trouver ça drôle peut-être ?
— Non, non… je n’ai pas fait exprès ! Tu sais très bien que mon
humour noir a tendance à prendre un peu le dessus quelquefois… ce n’était
pas pour te blesser !
— Lâche-moi, répondis-je d’un ton sec et sans appel.
Elle obéit, et je quittai la cafétéria, suivie de près par mon garde du
corps attitré.
— Où est-ce que tu vas comme ça ? m’interrogea Nick, légèrement
essoufflé par mon allure militaire, qu’il avait du mal à suivre.
Je m’arrêtai soudain devant la porte des toilettes et constatai qu’il se
tenait les côtes en grimaçant. Il avait sûrement un point de côté. Chose
compréhensible et très probable lorsqu’on marche vite après s’être empiffré
de plus d’un kilo de nourriture bien grasse.
— Pisser ! répondis-je sur un ton désagréable. Tu veux m’accompagner
peut-être ?
Il sembla réfléchir quelques secondes.
— C’était une question rhétorique, soupirai-je en ouvrant la porte.
— Attends ! m’arrêta-t-il en attrapant ma main.
Il y déposa rapidement un objet que je reconnus comme étant une sorte
de petit poignard à la lame bien aiguisée. Je manquai de lâcher l’arme par
terre, mais Nick referma ses mains sur les miennes.
Je lui lançai un regard sidéré. Ce mec était complètement fou de se
balader avec ça sur lui ! Si un professeur ou même un surveillant s’en
rendait compte, il était bon pour le renvoi définitif !
— Prends-le, m’ordonna-t-il. Cache-le sur toi, sous la ceinture de ton
jean ou dans l’une de tes bottes, mais ne le quitte jamais, même pas pour
aller pisser, c’est clair ? Qui sait ce qui peut t’arriver lorsque je ne suis pas
là.
— À quoi bon, si je ne sais pas m’en servir ? rétorquai-je simplement.
En fait, je craignais surtout que quelqu’un ne découvre que j’avais un
tel canif sur moi !
— Je t’apprendrai.
— Nick, je sais me défendre, je n’ai pas besoin de ça !
Il me regarda, suspicieux.
— Tu as peur de devoir t’en servir, c’est ça ? suggéra-t-il fièrement.
En effet. Je préférais avoir recours à mes poings plutôt qu’à un objet
tranchant et pouvant faire bien plus de dégâts, voire tuer une personne.
C’était trop risqué, je ne voulais blesser personne avec une arme.
— Écoute, c’est seulement une mesure préventive. Je ne pense pas que
tu auras besoin de t’en servir, mais il te le faut, pour ta sécurité. Si ce type
veut vraiment ta mort et que tu te retrouves face à lui, crois-moi, tu seras
bien heureuse d’avoir cette arme avec toi, car ce ne seront pas tes petits
ongles vernis qui vont te sauver la vie.
J’aperçus au loin une élève approcher. Je pris le poignard à contrecœur
et le glissai sous ma ceinture.
— Quand est-ce que tu comptes m’apprendre à m’en servir ? demandai-
je alors.
Il sourit, ravi.
— Déjà impatiente ? Je te montrerai quelques trucs après les cours. Il
me semble que ta maison dispose d’une petite cour à l’arrière.
— Je vois que tu as déjà fait le tour des lieux… Va pour chez moi,
répondis-je avant de sentir mon téléphone vibrer.
Avec un mauvais pressentiment, je le sortis de ma poche et frissonnai.
Encore un message en provenance d’un numéro masqué. C’était lui.
— Je me disais bien que c’était trop calme, marmonnai-je en regardant
le contenu.
Je vois que notre petite hirondelle n’est pas capable de se protéger toute
seule et qu’elle a besoin d’un ange gardien. Aurais-tu déjà peur ? Pourtant,
notre jeu n’a même pas commencé !

À peine eus-je fini de lire qu’un nouveau message s’afficha dans le fil
de discussion.
Sache qu’un chevalier servant ne t’est pas nécessaire. Je pourrais
t’atteindre par n’importe quel moyen juste en claquant des doigts. Mais cela
ne serait pas assez… divertissant ! Je veux que tu souffres, Élodie. Je veux
que tu endures une douleur si forte que tu finiras par m’implorer de te
donner la mort. Je veux te briser entièrement. Je veux te détruire petit à
petit jusqu’à ce que tu deviennes mon martyr préféré… Et je vais
commencer dès maintenant. Aurais-tu déjà entendu cette phrase :
« L’égoïsme consiste à faire son bonheur du malheur de tous » ?

— Tout va bien ? me questionna Nick tandis que mon visage se


décomposait.
Sans que je m’en sois rendu compte, j’avais cessé de respirer durant
quelques secondes. Malgré mes mains devenues moites et mes doigts
tremblants, je réussis tant bien que mal à renvoyer un message en espérant
que mon correspondant ne s’était pas déjà débarrassé de son téléphone
jetable.
« Pourquoi ? » avais-je seulement répondu. Pourquoi moi ? Pourquoi
cette personne cherchait-elle à se venger ? Que lui avais-je fait de si terrible
pour qu’elle veuille me torturer et détruire ma vie à ce point ? !
Après quelques minutes sans obtenir de réponse, je lus une nouvelle fois
son dernier message et me concentrai sur cette dernière phrase. « L’égoïsme
consiste à faire son bonheur du malheur de tous. » Qu’entendait-il par là ?
Je n’étais pas égoïste. Enfin, certes, je me préoccupais plus de moi en ce
moment avec tout ce qui m’arrivait, mais je n’avais jamais méprisé les
intérêts des autres pour autant… Bien que j’aie tout de même dénoncé
Wade aux flics pour me sortir du pétrin dans lequel je m’étais moi-même
fourrée. En fait, je l’étais quand même un peu… égoïste. Penser à soi plutôt
qu’aux autres… Faire le malheur de tous… Malheur ?
Ma main lâcha brusquement mon portable qui s’écrasa à mes pieds.
— Élodie ? s’inquiéta Nick une nouvelle fois.
— Vic… Vic ! m’écriai-je. Il faut que je la trouve !
Je poussai Nick hors de mon chemin et partis en courant en direction de
la cafétéria.
Il allait s’en prendre à mes amis ! C’était ce que ce message signifiait. Il
allait s’en prendre aux autres pour m’atteindre. Il allait s’en prendre à ceux
que j’aimais. Aux personnes à qui je tenais…
J’ouvris violemment les portes de la cafétéria et cherchai mon amie du
regard. Elle n’était plus à notre table. Bon sang, où avait-elle bien pu aller ?
Mon cœur tambourinait dans ma poitrine.
Il ne lui est rien arrivé… Vic va bien, calme-toi, me répétai-je en
espérant que mes craintes n’étaient pas réelles.
Alors que je m’apprêtais à faire demi-tour, prête à fouiller chaque
couloir, chaque salle de classe, chaque pièce pour la retrouver, deux mains
me saisirent les épaules pour m’immobiliser.
— Putain, tu vas me dire ce qu’il se passe ? ! s’écria Nick en me jetant
un regard noir.
Je le fixai, à la fois terrifiée et sans voix. Il sortit d’une main mon
téléphone de la poche de son blouson et le brandit devant mes yeux. Dire
que je l’avais laissé par terre…
— Il t’a écrit, c’est ça ? Montre-moi, m’ordonna-t-il sèchement.
Les doigts tremblants, je déverrouillai mon portable, et il regarda mes
messages sans plus attendre.
— Le bâtard, grogna Nick, nullement impressionné.
— Vic… Elle est en danger, bredouillai-je.
— Tu l’as appelée au moins ?
Je secouai négativement la tête et il chercha son numéro dans mon
répertoire, avant de porter le téléphone à son oreille.
Quelques secondes plus tard, une voix répondit à l’autre bout du fil.
— Vic ? Où est-ce que tu es ?… OK, on arrive.
Il raccrocha avant de me rassurer.
— Elle va bien, elle est juste partie prendre un truc dans son casier.
Je poussai un long soupir de soulagement. Mon Dieu, dire que j’avais
paniqué pour rien… Je m’appuyai contre un mur pour reprendre mes
esprits.
— J’ai bien cru que j’allais faire une crise cardiaque, marmonnai-je en
respirant de nouveau calmement.
Mais même si Vic allait bien pour l’instant, elle n’était pas en sécurité
avec moi pour autant. Je craignais qu’il ne lui arrive quelque chose… et aux
autres personnes qui m’étaient chères également. Ce type-là était
imprévisible. Je ne pouvais pas deviner ce qu’il comptait faire, ni quand il
allait s’en prendre à moi et de quelle façon, malgré l’indice qu’il m’avait
gentiment donné. Quelle belle attention… À moins que je ne me sois
complètement trompée sur l’interprétation de cette phrase.
Une fois apaisée après quelques minutes, je décidai qu’il était temps de
quitter la cafétéria. Mais, alors que nous nous apprêtions à le faire, mon
portable se mit de nouveau à vibrer.
Pas encore, songeai-je en serrant les dents.
Heureusement, il ne s’agissait que d’un appel de ma mère.
— Maman ?
— Élodie, écoute-moi bien et reste calme. Ta sœur a été emmenée à
l’hôpital St. Joseph et…
— Quoi ? ! paniquai-je à nouveau. Pourquoi ? Qu’est… qu’est-ce qu’il
lui est arrivé ?
— Je… je n’en sais rien ! Une de ses amies m’a appelée, complètement
affolée, avec le portable de ta sœur pour me prévenir qu’une ambulance
venait d’emmener Sara aux urgences… Je suis sur la route pour y aller, ton
père est censé me retrouver là-bas.
— J’arrive tout de suite.
Je raccrochai avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre quoi que ce
soit. Elle m’aurait sûrement ordonné de rester au lycée et de les rejoindre
seulement après la fin des cours. Mais si elle croyait que j’allais pouvoir
continuer ma journée tranquillement alors que je ne savais pas dans quel
état se trouvait Sara, elle rêvait ! Malheureusement, ma petite sœur allait
devoir m’attendre un peu, car je commençais à tourner de l’œil. Trop
d’émotions d’un coup, j’imagine. Au moins, je n’avais pas encore fait
d’AVC, c’était déjà ça !
— Élodie ? Hé…
Ma vision devint floue, le visage de Nick devant moi se multiplia en
plusieurs, et sa voix me parut soudain lointaine. Les murs se mirent alors à
tourner et je me sentis perdre l’équilibre… Puis ce fut le trou noir.
Chapitre 53

— Peux-tu arrêter de taper du pied, s’il te plaît ? Ça me perturbe dans


ma conduite, marmonna Nick en manquant de peu de griller un feu rouge.
S’il croyait que je pouvais me calmer aussi facilement alors que j’étais
morte d’inquiétude pour ma sœur ! J’essuyai d’un revers de la main la sueur
qui perlait sur mon front, puis, ne pouvant plus me retenir, composai le
numéro du portable de ma mère.
Nous avions quitté le lycée depuis une bonne dizaine de minutes, mais
l’hôpital St. Joseph se trouvait au nord de la ville. Il nous restait donc
encore quelques kilomètres à parcourir. Ma mère avait dû arriver, elle savait
certainement ce qui était arrivé à Sara.
Mais elle ne décrocha pas. Pourquoi ? Était-ce vraiment grave ? Cela ne
fit qu’accroître ma détresse.
— Elle a sûrement dû éteindre son téléphone, tenta de me rassurer Nick.
C’est interdit dans les hôpitaux.
Et j’espérais de tout cœur qu’il avait raison…
Mon chauffeur alluma d’un geste rapide la radio, probablement pour
essayer de me distraire. Comme par hasard, quelques secondes plus tard,
Only Hope de Mandy Moore fut diffusée. Les paroles étaient vraiment
magnifiques, mais l’écouter dans ma situation actuelle rendait l’ambiance
encore plus troublante et déprimante… Nick, qui n’avait pas l’air de
connaître cette chanson, me jeta un coup d’œil en entendant le refrain, et
éteignit aussi vite le poste qu’il l’avait allumé.
— Dire que ça partait d’une bonne intention, soupira-t-il en se
concentrant sur la route.
— Merci, soufflai-je avant de baisser ma vitre.
Malgré la température extérieure qui ne devait pas voler bien haut, l’air
frais me fit le plus grand bien et m’aida à tenir le coup jusqu’à l’hôpital.
Nick me déposa devant l’entrée.
— Vas-y la première, je te rejoindrai dès que je me serai garé, déclara-t-
il avant de repartir presque aussitôt.
Les deux employés à l’accueil se lancèrent un regard entendu en me
voyant arriver comme une furie à leur bureau. Ces deux jeunes femmes
avaient coiffé leurs longs cheveux blond doré en un chignon sophistiqué et
portaient chacune une chemise blanche ornée d’un badge sur lequel étaient
inscrits leurs noms respectifs.
— Comment pouvons-nous vous aider, mademoiselle ? s’enquit
Madilyn, qui me semblait être la plus jeune.
— Sa… Sara, bredouillai-je, Sara Winston, où puis-je la trouver ?
J’essayais tant bien que mal de ne rien laisser paraître, mais mes jambes
tremblaient tellement que je dus m’accouder au comptoir pour ne pas
m’écrouler.
— Vous êtes de la famille ? poursuivit-elle en pianotant sur son petit
ordinateur tandis que blondie numéro 2 me dévisageait sans aucune gêne.
— Euh… oui, je suis sa sœur.
Madilyn hocha la tête, puis, après quelques secondes supplémentaires
de recherche, me demanda :
— Ne préfériez-vous pas vous asseoir et boire un verre d’eau ? Vous
êtes vraiment pâle.
J’inspirai profondément pour essayer de garder mon sang-froid.
— Non, merci, je veux simplement savoir dans quelle chambre se
trouve ma sœur, répondis-je le plus calmement possible.
— Je suis navrée, votre sœur ne semble pas avoir été admise ici. Êtes-
vous certaine qu’il s’agit du bon hôpital ?
Ma mère m’avait pourtant bien dit qu’il s’agissait de l’hôpital
St. Joseph, non ?
— J’en suis certaine. Une ambulance l’a emmenée ici il y a un peu
moins d’une heure…
Elle soupira et questionna sa collègue :
— Nicole, tu peux jeter un coup d’œil du côté des urgences ?
Mon Dieu, pourquoi n’étaient-elles pas fichues de me dire où se trouvait
ma sœur ? !
— Ah… Je crois que je l’ai trouvée ! s’exclama Nicole, avant de
froncer les sourcils et d’ajouter : Mais apparemment elle est déjà partie.
La panique laissa place à de l’incompréhension.
— « Partie » ? Comment ça ?
— On l’a autorisée à rentrer chez elle, ses blessures n’étaient que
superficielles.
— Êtes-vous bien certaine qu’il s’agit de ma sœur ? insistai-je. Sara
Winston ?
Nicole acquiesça.
— Élodie ! m’appela la voix de Nick derrière mon dos.
Je me retournai et lui fis signe de m’attendre une minute.
— Bon, très bien… Merci, dis-je à l’intention des deux secrétaires,
avant de rejoindre Nick.
— Alors, où est-elle ? On ne va pas la voir ? m’interrogea-t-il en me
suivant vers la sortie.
Je secouai la tête, encore un peu désorientée.
— Non, apparemment, elle est déjà rentrée à la maison… Ça ne devait
pas être si grave que ça… Et dire que je me suis fait un sang d’encre pour
rien, encore une fois !
Cependant, je ne pouvais pas expliquer que ma mère ait ignoré mon
appel et qu’elle ne m’ait donné aucune nouvelle. Elle aurait au moins pu me
prévenir que Sara allait bien !
Sans que je le lui demande, Nick me ramena chez moi comme tout bon
chauffeur personnel. Et il avait bien fait, jamais je ne serais retournée en
cours après ce qui venait de se passer. Il mit son clignotant et s’arrêta sur le
trottoir voisin.
— Bon, princesse, même si je préfère faire le taxi plutôt qu’être en
cours, l’essence n’est pas encore gratuite à ce que je sache, me rappela-t-il.
— Sérieusement ?
Avec la journée de merde que je venais de passer, il ne pouvait pas
reporter ça à demain ? ! Je levai les yeux au ciel et sortis mon porte-
monnaie de mon sac.
— Combien ? grommelai-je.
— Hum, dix pour l’aller, plus dix pour le retour. Sans oublier les petits
suppléments, ça te fera vingt-cinq dollars en tout.
— Les « petits suppléments » ?
C’était quoi ça encore…
— Ben oui ! Tu as abîmé ma moquette avant en tapant du pied tout à
l’heure. Ensuite, comme tu étais malheureuse, je n’ai pas pu écouter ma
chanson préférée à l’aller et puis, pour finir, ce ne sont pas toutes les filles
qui ont la chance d’être conduites par un type aussi sexy que moi.
Je jetai un coup d’œil à sa supposée moquette abîmée qui n’avait rien
du tout, puis le regardai de nouveau. Il voulait vraiment me faire croire que
Only Hope était son coup de cœur musical ? Je le voyais plutôt écouter du
hard rock à longueur de journée que Mandy Moore ! Quant à se qualifier
lui-même de « sexy », j’aurais presque trouvé cela hilarant si ce n’était pas
l’une des pires journées de ma vie. Malgré toutes ses conneries, je lui
donnai la somme demandée, considérant les cinq dollars supplémentaires
comme un pourboire, car il s’était montré assez aimable avec moi.
Je quittai sa voiture et rentrai chez moi en sachant pertinemment qu’il
n’allait pas bouger d’un poil, sauf pour venir pisser dans mon jardin,
comme me l’avait signalé Zach.
La porte d’entrée était déjà ouverte. Cela me confirma qu’il y avait bel
et bien quelqu’un à l’intérieur.
— Maman ? Sara ? Papa ? appelai-je en retirant mes chaussures à
l’entrée.
Pas de réponse.
Le salon était vide, tout comme la cuisine. Étrange.
Et s’il ne s’agissait pas d’eux ?
Je montai prudemment à l’étage, mon portable à la main et le numéro de
Nick déjà composé. Il ne me restait plus qu’à appuyer sur une touche pour
l’appeler.
Soudain, je reconnus la voix de Sara en provenance de sa chambre.
— Maman… S’il te plaît, implorait-elle. Ne fais pas ça… On ne peut
pas partir ! On ne peut pas !
— Ne pas partir ? répéta ma mère avec véhémence. Après ce que je
viens de voir ? Oh que si, on va partir ! Et le plus vite possible !
Je m’arrêtai derrière la porte, la main sur la poignée. « Partir ? » De
quoi parlaient-elles ?
— Maman, je t’en supplie ! Ce n’était pas aussi horrible que ce que tu
penses. Je te le jure, je vais bien ! Je vais très bien !
Je fis irruption dans la pièce et les regardai tour à tour. Je remarquai que
Sara avait quelques égratignures sur le visage, mais également qu’elle était
en T-shirt et portait un bandage autour du poignet. Quant à ma mère, elle
était simplement vêtue d’un tailleur sombre et son visage exprimait la
colère et l’indignation… Elle savait. Elle avait découvert ce que Sara lui
cachait depuis tout ce temps.
Sans que je m’y attende, elle m’attrapa par le bras avec hargne et releva
la manche de mon pull. Elle fronça les sourcils en ne trouvant pas ce qu’elle
y cherchait. Elle saisit mon second bras, mais je me dérobai et reculai d’un
pas.
— Je n’ai pas de scarifications ou autres cicatrices, déclarai-je
froidement.
— Montre-moi, Élodie, m’ordonna-t-elle.
Je grognai et ôtai vivement mon pull, avant de faire un tour sur moi-
même pour qu’elle inspecte mon dos.
— Dois-je aussi retirer mon pantalon ? lui lançai-je, agacée. Je te l’ai
dit, je n’ai rien !
Mais son regard ébahi fixait mes côtes, tout comme celui de Sara.
Bordel de merde ! J’avais complètement oublié ! Rien… ou presque
rien. Je renfilai mon pull à la hâte.
— Dis… dis-moi que c’est un tatouage temporaire, bredouilla ma mère
en se massant le front, stupéfaite.
— En tout cas, il est superbe, murmura ma sœur.
Elle leva le pouce en guise d’approbation.
— Qui… qui t’a fait faire cette chose ? reprit ma mère en s’asseyant sur
le lit de ma sœur, les jambes tremblantes.
— C’est moi. Je le voulais et je l’ai fait.
Après avoir inspiré profondément, elle se releva, visiblement toujours
choquée par ses découvertes du jour.
— Y a-t-il quelque chose d’autre que je devrais savoir ? L’une d’entre
vous s’est-elle fait faire un piercing ou un autre tatouage ? Quelqu’un fume
ou bien se drogue ?
Nous secouâmes toutes deux négativement la tête.
— Bien… Très bien, soupira-t-elle d’une voix épuisée. J’ai besoin
d’aller m’allonger un instant, je ne me sens pas très bien… Mais écoutez-
moi attentivement. Je veux que vous commenciez à ranger dès maintenant
vos affaires et à faire vos valises. Je pense que nous pouvons espérer rentrer
à Londres au plus tôt en fin de semaine. Sara, je ne veux plus rien entendre.
Je fixai ma mère d’un air éberlué.
— Mais maman, on ne peut pas partir comme ça ! Papa ne peut pas
quitter son boulot, tu ne peux pas démissionner, on ne peut pas tout quitter !
On ne peut pas tout abandonner, notre vie est ici maintenant !
— Élodie, me coupa-t-elle sèchement, ta sœur se fait martyriser dans
son collège. Quant à toi, tu te retrouves impliquée dans des affaires de
drogue, ton petit ami est en prison pour possession de stupéfiants et, que
vois-je aujourd’hui, de l’encre gravée à vie sur ta peau ! Si ça continue
comme ça, peut-être que demain je vous retrouverai toi en prison et Sara le
visage complètement défiguré par ses soi-disant amis !
— Mais tu pourrais déjà commencer par porter plainte contre ceux qui
lui ont fait ça, ou alors tu n’as qu’à la changer de collège ! Et si les autres
collèges sont trop loin ou trop chers, eh bien, tu n’as qu’à lui faire suivre
des cours par correspondance ! Il y a plein de solutions, maman, et tu as
choisi la plus extrême ! Celle de tout lâcher comme ça et de fuir !
— Mais parce que j’ai peur, Élodie ! s’écria-t-elle. Il ne cesse de vous
arriver des choses depuis qu’on est ici, et je suis morte de trouille à l’idée
de perdre l’une d’entre vous, bon sang ! Il… il y a déjà eu tellement de
problèmes avec toi, ma chérie, et voilà qu’il en arrive à ta sœur… Et puis, il
y a eu cet accident ! Heureusement qu’elle n’a rien eu de grave,
heureusement, sinon… sinon je ne sais même pas ce que je serais devenue !
Je sentis que ma mère était sur le point de fondre en larmes. Elle était au
bord de l’épuisement.
— Viens, maman, tu ferais mieux d’aller te reposer, lui soufflai-je
doucement en passant un bras autour de ses épaules.
Elle se laissa faire, et nous sortîmes à pas lents de la pièce.
— Où est papa ? l’interrogeai-je dans le couloir. Il ne devait pas te
rejoindre à l’hôpital ?
— Si, mais lorsque le docteur m’a dit que Sara n’avait qu’une petite
entorse au poignet, quelques contusions légères et qu’elle avait simplement
fait un malaise dû au choc de l’accident, j’ai prévenu ton père et lui ai
conseillé de repartir au boulot. Je sais qu’il est débordé ces temps-ci, mieux
valait ne pas le déranger pour si peu… Enfin, ça, c’était avant que je ne
découvre ces cicatrices sur son bras pendant qu’un médecin l’auscultait !
Je hochai la tête et ouvris la porte de sa chambre. J’attendis qu’elle se
couche sur son lit, puis retournai voir Sara. Ma sœur faisait les cent pas
dans la pièce.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne devrais pas rester allongée toi aussi,
après ce qu’il t’est arrivé ?
Elle secoua la tête.
— Je vais bien. Et puis, il faut que je trouve une solution. On peut
encore convaincre maman de rester ici, puisque papa n’est au courant de
rien. On a encore une chance de l’empêcher de tout lui raconter, et je vais
tout faire pour que ça marche. Il est hors de question qu’on retourne à
Londres. Tu ne peux pas abandonner Zach alors qu’il est en prison !
Je fronçai les sourcils et m’approchai d’elle.
— Attends, tu veux faire ça pour moi ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine d’un air déterminé.
— Évidemment ! Élodie, je ne t’ai jamais vue aussi heureuse avec un
garçon. Bon, c’est vrai qu’en ce moment, ce n’est pas la joie pour vous, vu
ce qui lui est arrivé, mais raison de plus ! Tu ne peux pas l’abandonner
pendant l’enfer qu’il est en train de vivre. Il a besoin de toi, et tu as besoin
de lui… Zach, c’est… Tu vas trouver ça un peu trop kitsch, mais c’est celui
qui te permet de respirer, d’être toi-même. Il n’y a qu’avec lui que tu peux
être libre et faire ce que tu désires ! C’est sans aucun doute l’homme de ta
vie ! Et jamais, non jamais je ne te priverais de ton bonheur.
Je la pris dans mes bras sans plus attendre. Ma sœur pouvait parfois agir
comme une véritable peste agaçante que j’avais envie d’étrangler, mais je
savais qu’au fond elle était prête à tout pour moi. J’étais sa grande sœur,
celle qu’elle admirait, celle sur qui elle prenait exemple…
Je m’écartai tout en gardant les mains sur ses bras.
— Sara, tu es ma petite sœur et, quoi que tu fasses, quoi qu’il arrive,
même si on doit quitter cette ville, je t’aimerai toujours autant. Mais
réponds-moi sincèrement, qu’est-ce que tu veux, toi ?
Elle baissa les yeux, embarrassée par ma question.
— Je ne veux pas que tu gâches ta vie pour moi, repris-je en lui relevant
le menton. Il est hors de question que mon bonheur fasse ton malheur, tu
m’entends ?
— Je devrais te répondre que je vais bien, comme je l’ai dit à maman.
Je devrais sourire et te dire que ce n’est pas grave, que c’est fini et qu’à
présent j’ai des vrais et bons amis qui me protègent, mais c’est faux.
Chaque matin, je me réveille en appréhendant la journée de cours qui
m’attend, en espérant que ce soit le dernier jour de l’année, mais non, on
n’est qu’en décembre, et il me reste encore plusieurs mois à tenir le coup et
à endurer ce calvaire.
Je frissonnai en entendant sa peine. Ma sœur souffrait depuis tout ce
temps… Bien sûr que j’étais au courant de ce qui lui était arrivé, bien sûr
que je savais qu’elle n’allait pas bien, mais… mais j’avais ignoré son mal-
être. J’avais préféré la laisser affronter seule cette épreuve. J’étais vraiment
une sœur épouvantable. Et maintenant, même si je ne pouvais pas effacer
mes erreurs, le seul moyen de me rattraper était d’écouter ma mère en
quittant Saint-Louis avec eux. Mais en avais-je la force ?
Depuis mon arrivée ici, j’avais été capable de beaucoup de choses. Dès
mon premier jour de cours, je m’étais déjà mise dans le pétrin en me
confrontant à Zach et ses amis. Le lendemain, j’avais eu un différend avec
Ryan qui avait failli mal se terminer. Par la suite, j’avais eu quelques soucis
avec Nick, il y avait eu mon agression et, bien sûr, le trafic de drogue où
j’avais stupidement risqué ma vie !
J’avais la force et le courage d’affronter n’importe quelle situation. De
défier le « terrible » Zach Menser à un combat de boxe et de le harceler
pour un simple exposé. De surmonter ma vilaine humiliation avec sa mère.
De désobéir, de mentir à mes parents, mais aussi de me disputer avec eux
au point d’être mise à la porte… D’encaisser tous les secrets de Zach et de
venir à bout de chacune des épreuves que l’on avait traversées ensemble.
De rester avec lui quoi qu’il arrive. Oui, j’étais capable de faire n’importe
quoi pour lui, parce que je l’aimais.
Mais pourrais-je partir et l’abandonner ? Aurais-je la force de quitter
celui qui comptait plus que n’importe qui pour moi ? Celui qui me donnait
cette force en question ? Sans lui… Sans lui, je n’étais plus rien. Comme si
la prison n’était pas une nouvelle épreuve suffisante, il fallait que je sois
confrontée à une autre.
Sara me regarda, les yeux larmoyants. J’étais persuadée qu’elle n’était
pas triste à cause de ce qu’elle venait de me raconter, non… Elle avait
simplement deviné ce à quoi je pensais, que je devais faire un choix entre
son bonheur et le mien. Nous étions toutes deux prêtes à nous sacrifier l’une
pour l’autre, mais seule ma décision pouvait être irrévocable.
— Viens…
Elle m’attrapa par la main et s’assit sur son lit tout en me tenant la tête
contre sa poitrine, telle une mère qui veut consoler son enfant. Je ne
pleurais pas, du moins pas encore… Mais j’avais terriblement besoin de ce
moment de réconfort, besoin de me reposer sur quelqu’un, juste un instant.
— Chut, murmura Sara en me caressant le dos de sa main libre. Tout va
bien, Élodie, tout ira bien…
Je restai contre elle de longues minutes sans qu’aucune de nous deux
dise un mot. Puis je me relevai doucement, regardai le bandage autour de
son poignet et lui demandai :
— Cet accident… Comment est-ce arrivé au juste ?
— C’était ma faute, m’expliqua-t-elle. J’ai traversé la route alors que le
feu pour piétons était rouge. Ça m’apprendra à faire la maligne…
Heureusement que le conducteur ne roulait pas bien vite !
— La personne s’est excusée ?
Elle secoua la tête.
— Elle ne s’est même pas arrêtée ! En fait, j’étais presque sur le trottoir
d’en face lorsqu’elle m’a percutée par-derrière. Ce n’était pas bien violent,
et c’était ma faute, donc je ne lui en veux pas. Mon entorse et mes
égratignures sont seulement dues à une mauvaise réception quand je suis
tombée par terre. Je ne suis vraiment pas douée !
— Ce n’est pas une raison pour ne pas s’arrêter. La voiture t’est quand
même rentrée dedans, c’est un délit de fuite et tu pourrais porter plainte ! Tu
n’as pas aperçu le visage du conducteur ou d’un passager ? Ni la plaque
d’immatriculation ?
Elle secoua de nouveau la tête.
— Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il s’agissait d’une voiture noire
avec les vitres teintées… Tant pis, au moins ça m’aura servi de leçon, et je
ferai plus attention à l’avenir.
Ma respiration se bloqua quelques secondes. Oh ! non… c’était
forcément lui ! Il s’agissait sûrement de la voiture qui m’avait suivie
jusqu’à Jefferson City.
Vic n’était pas la cible et ne l’avait jamais été. Il s’était agi de Sara. Il
avait voulu s’en prendre à ma sœur pour commencer à me blesser, et j’étais
certaine que c’était loin d’être fini. C’était seulement le début, il l’avait dit
lui-même. Et ce qui venait d’arriver à Sara n’était qu’un avertissement. La
prochaine fois, il frapperait plus fort… jusqu’à blesser, voire tuer, toutes les
personnes auxquelles je tenais… Tous ceux que j’aimais.
Ma sœur, mes parents, tous mes proches n’étaient plus en sécurité
désormais. Et c’était ma faute. Tant que je restais ici, je mettais la vie des
autres en danger.
J’étais une sorte de bombe à retardement… Pour empêcher mon
explosion, je devais quitter la ville. Pas pour moi, mais pour eux. Pour tous
ceux qui risquaient d’être des dommages collatéraux destinés à m’atteindre.
Ils ne représentaient rien aux yeux de ce psychopathe sans cœur, mais
énormément aux miens.
Ma décision était prise. Personne d’autre ne devait souffrir à cause de
moi. J’allais arrêter d’être cette stupide gamine égoïste et faire ce que
j’aurais dû faire il y a bien longtemps.
— On va partir, Sara, lui annonçai-je en la regardant droit dans les
yeux. On va rentrer chez nous… à Londres.
Chapitre 54

Quatre mois… Cela faisait seulement quatre mois que nous avions
déménagé à Saint-Louis, et il s’était passé tellement de choses en si peu de
temps. Des choses que je n’aurais jamais imaginé connaître dans ma vie,
des choses que je n’aurais jamais pensé trouver ici, des sentiments que je
n’aurais jamais pensé éprouver pour quelqu’un. À cause de tous ces
événements et péripéties, notre départ venait déjà d’être planifié.
J’avais persuadé Sara de ne plus essayer d’acheter le silence de notre
mère et de la convaincre de rester ici, car cela ne nous apporterait que de la
douleur et des ennuis supplémentaires. Or ma famille avait déjà eu sa dose
de problèmes grâce à moi !
Lorsque mon père apprit toute la vérité, il demanda aussitôt une
nouvelle mutation à Londres, et celle-ci lui fut immédiatement accordée.
Après tout, venir travailler dans cette ville avait été une sorte de promotion
concédée par son patron. Promotion que n’importe quel autre employé
londonien serait ravi d’obtenir… Mon père avait retrouvé sans problème
une place parmi ses anciens collaborateurs à Londres. N’ayant pas encore
acheté de maison, nous pouvions rentrer quand nous le souhaitions, et mes
parents voulaient que ce soit au plus tôt.
Deux jours après l’accident de Sara, ma mère avait déjà réservé les
billets d’avion pour le week-end suivant. Elle s’était aussi occupée de nous
transférer dans nos anciennes écoles respectives. Quelle joie de penser à
toutes les jolies têtes que j’allais revoir… notamment à celle de mon ex !
Enfin, pour l’instant, je pensais plus à mon copain actuel qu’à Tom ; je
me trouvais de nouveau avec Mme Menser dans le train en direction de
Jefferson City. J’avais réussi à négocier avec mes parents une dernière
visite. De toute façon, je ne serais jamais partie sans l’avoir revu, et ils le
savaient tous les deux.
J’étais extrêmement angoissée à l’idée de la conversation qui
m’attendait avec Zach. Comment allait-il réagir en apprenant la nouvelle ?
Il m’avait déjà fait promettre de partir si ma vie était en danger, mais il
m’avait seulement dit ça parce qu’il avait peur pour moi, il ne le pensait
pas. Du moins, je l’espérais sincèrement, car moi, je n’en avais pas du tout
envie. Mais, à l’heure actuelle, peu importaient nos désirs, je n’avais plus le
choix.
On a toujours le choix, me murmura la voix de ma conscience
intérieure.
Évidemment… Mais à quel prix ? Si je décidais de rester ici contre
l’avis de mes parents, ils m’obligeraient sûrement à partir avec eux, et par la
force si nécessaire. Puisque j’étais encore mineure, je devais leur obéir.
Bien sûr, je pouvais très bien revenir m’installer ici à ma majorité, mais
pour quoi faire ? Attendre chaque semaine le jour des visites pour voir
pendant seulement une heure l’homme que j’aimais ? Mais que ferais-je le
reste de la semaine ? Je me lamenterais certainement sur mon sort en me
rappelant chacun de nos moments passés ensemble, son regard envoûtant, la
douceur de sa peau et le goût de ses lèvres… L’attendre seule pendant cinq
ans n’était-il pas pire que de devoir partir ?
Bien sûr, peut-être que Vic ou Meghan accepteraient de m’héberger
pendant quelque temps, car mes parents refuseraient sûrement de m’aider
sur le plan financier si je revenais ici. Mais cela ne pourrait pas durer
indéfiniment. Il me faudrait alors arrêter l’école et, même si j’obtenais mon
diplôme de fin d’année, je ne pourrais plus envisager l’université, je n’en
aurais pas les moyens. Je devrais trouver un piètre travail pour subvenir à
mes besoins primaires et réussir à me payer un lamentable studio dans les
quartiers sud. C’était ça, l’avenir qui m’attendait si je restais ici, et celui-ci
ne m’enchantait pas vraiment…
Toute ma vie serait foutue en l’air, et j’étais certaine de le regretter plus
tard. Et encore, ce petit scénario fonctionnait seulement et seulement si ce
taré de psychopathe ne me tuait pas avant ! J’aimais Zach comme je n’avais
jamais aimé aucun homme auparavant, mais aujourd’hui il fallait aussi que
je pense à ce qui était le mieux pour moi.
Je fermai les yeux, essayant de retenir le flot de larmes qui menaçait de
me submerger. Je n’avais jamais eu aussi mal de ma vie. Et encore, le mot
était faible.
— Tiens…
J’ouvris les yeux et regardai le petit paquet de mouchoirs que Meghan
me tendait d’un air triste et plein de compassion.
Au courant de mon départ prochain, elle savait ce que j’étais en train de
traverser, ce que je m’apprêtais à faire aujourd’hui : des adieux.
Pourquoi la vie était-elle aussi compliquée et injuste parfois ? Le
malheur s’était acharné de bon cœur sur moi depuis quatre mois ! À croire
que j’avais provoqué le « saint Louis » en question et qu’il faisait tout pour
me faire déguerpir d’ici depuis le début.
Et pour couronner le tout, en cette magnifique journée, je remarquai une
fois à la prison que les décorations de Noël avaient déjà été installées. Et
moi, j’allais offrir à Zach un superbe cadeau en lui annonçant la rupture de
notre couple.
— Je ne vais pas y arriver, murmurai-je à Meghan alors que nous
patientions dans le hall d’entrée.
Elle prit mes mains dans les siennes et les serra un instant.
— Élodie, tu n’as pas cessé de me le répéter, rester ici ne t’apportera
que de la douleur, et pas seulement à toi. Le seul moyen pour toi d’avancer
est de retourner en Angleterre. Tu le sais, et Zach aussi, il sera même le
premier à t’encourager à partir, parce que tout ce qu’il souhaite, c’est que tu
sois heureuse, même si tu n’es plus là.
— Vous ne pouvez pas comprendre… Je vais l’abandonner ! Peut-être
que je réussirai à continuer de vivre, mais ce ne sera plus jamais pareil. Je
ne pourrai jamais l’oublier, ni lui ni tout ce qu’il m’est arrivé ici…
Un gardien nous appela, ce qui mit fin à notre discussion, et tant mieux.
Nous dûmes à nouveau tolérer les mêmes conditions que lors de la
semaine précédente, c’est-à-dire passer au détecteur de métaux et subir une
fouille au corps un peu trop poussée à mon goût. Cependant, cela fut rapide,
car nous n’étions pas les seules à venir rendre visite à un prisonnier.
Nous pénétrâmes toutes les deux dans la salle des visites et nous
assîmes à la table que nous avait attribuée l’un des gardiens.
Lorsque Zach entra, je me sentis de nouveau faiblir. Il salua tout
d’abord chaleureusement sa mère, puis, lorsque ce fut mon tour, il s’arrêta,
comme s’il avait compris que quelque chose n’allait pas, et s’assit sans un
mot.
Meghan et moi fîmes de même. Je m’empressai de croiser les mains
sous la table pour que personne ne puisse les voir trembler.
Sa mère enchaîna avec toute une série de questions anodines. Zach nous
raconta quelques potins insolites qui circulaient dans la prison, comme
l’histoire d’un jeune délinquant qui aurait réussi à faire entrer dans la prison
un tournevis dans le seul but de réparer son lavabo cassé. Résultat : le
pauvre avait dû passer plus de deux semaines à l' isolement…
— C’est si horrible qu’on le dit, l’isolement ? l’interrogea sa mère avec
curiosité.
— Tu devrais regarder la série Orange Is the New Black, ça te donnera
une petite idée, répondit-il en souriant.
Sa mère lui rendit son sourire avant de lui déclarer fièrement :
— Chéri, ne me prends pas pour une idiote. Dans cette série, il s’agit
d’une prison exclusivement pour femmes et de sécurité minimale,
contrairement à la tienne.
Zach haussa les sourcils, surpris que sa mère connaisse la série en
question.
— … Quoi ? Tu ne pensais tout de même pas que j’allais te laisser aller
en prison sans me documenter sur les établissements pénitenciaires en
général ? s’offusqua-t-elle.
Pour moi, se documenter signifiait regarder dans les livres et lire tous
les articles et pages web correspondant au sujet en question. Pour Meghan,
cela consistait à regarder toutes sortes de films ou séries avec des
prisonniers…
— En tout cas, ce n’est pas parce que tu t’es renseignée là-dessus que ça
aurait pu changer quelque chose, répliqua Zach, à moins que tu aies aussi
regardé Prison Break et qu’Élodie se soit fait tatouer le plan de la prison sur
le dos… Bien que j’aurais préféré sur la poitrine… m’enfin, on ne peut pas
tout avoir.
Il oubliait également que soit je devais me faire embaucher comme
infirmière ou gardien de la paix, soit je devais devenir un transsexuel et me
faire implanter un pénis pour être incarcérée dans la prison et notamment
dans sa cellule… Conclusion : aucune de ces deux possibilités n’était
envisageable.
— Zach ! s’exclama sa mère, aussi éberluée que moi par sa remarque
inappropriée.
— Oh ! ça va, c’était une blague ! se défendit-il. Mais puisque vous
n’avez pas l’air d’être très réceptives à mon humour aujourd’hui, je vais
vous répondre plus sérieusement.
Il croisa les bras sur la table et pencha la tête dans notre direction avant
de reprendre.
— Peu importe le degré de sécurité ou le sexe des prisonniers,
l’isolement est partout pareil. On est enfermé dans une pièce dans laquelle il
n’y a qu’un banc pour dormir et un urinoir, puis on attend… On attend
indéfiniment sans avoir aucune notion du temps. On ne peut même pas se
référer aux plateaux-repas qu’ils nous distribuent, car ils nous sont donnés
aléatoirement… La bouffe est immonde, dix fois pire que celle du
réfectoire. On y trouve même des bouts d’insecte et chaque bouchée te
donne envie de vomir toutes tes tripes. Mais non. Tu te forces à avaler et à
ne rien recracher. Tu n’as pas le choix. Tu as faim et tu as besoin de ça pour
tenir le coup. Franchement, même la pâtée pour chien doit être bien plus
mangeable. Quand t’es là-bas, tu pries chaque soir en espérant qu’il s’agisse
du dernier et tu te promets à toi-même, chaque seconde de plus passée dans
ce fichu trou, que tu ne referas plus jamais de conneries et que tu ne
remettras plus jamais les pieds dans ce foutu endroit duquel tu risques de
sortir psychologiquement instable. Est-ce que ma réponse te convient,
maman ? Ou préfères-tu t’en tenir aux films et séries que tu as vus ?
Meghan et moi-même restâmes bouche bée suite à sa déclaration
prononcée sans aucune autre émotion que de la pitié et du dégoût.
— Enfin, bref, reprit-il en toussotant face à nos visages probablement
devenus pâles et livides.
— Euh… je vais aller me prendre un petit remontant, si vous voulez
bien m’excuser, annonça Mme Menser en se levant.
Elle nous laissa seuls et partit vers la machine à café.
— Et toi… Tu y es déjà allé ? demandai-je alors en fronçant les
sourcils.
Zach planta son regard dans le mien avant de hocher la tête.
— On m’a dit que j’y étais resté deux jours… Et pour répondre à ta
prochaine question, c’était pour m’être battu avec un autre détenu. Réponse
suivante, je vais bien, je n’ai pas été blessé, lui oui par contre…
J’acquiesçai et restai silencieuse quelques secondes, les yeux rivés sur
la table. Il fallait que je me lance.
— Zach, je…
Ma gorge se noua d’elle-même, m’empêchant d’ajouter quoi que ce
soit.
— Je sais, Élodie.
Je relevai la tête vers lui, inquiète.
— Nick est passé me voir avant vous. Il m’a dit que tu allais bientôt…
partir.
Cela me laissa de nouveau sans voix. J’étais à la fois soulagée qu’il soit
déjà au courant et furieuse que Nick le lui ait annoncé à ma place.
— Élodie, respire ou tu vas finir par t’asphyxier, me conseilla-t-il en
souriant légèrement.
Je pris une grande bouffée d’air, ce qui me permit d’avoir à nouveau les
idées claires.
— Et c’est tout ? demandai-je en sentant mon pouls s’accélérer.
Il haussa un sourcil.
— C’est tout ce que ça te fait ? Je vais partir, quitter cette ville et rentrer
chez moi à Londres. Tu imagines bien que je ne vais pas prendre l’avion
toutes les semaines pour venir te rendre visite et…
Je m’arrêtai pour tenter de refouler mes sanglots, mais mes émotions me
dépassèrent… c’était plus fort que moi.
— Je… je sais que tu ne me demanderas jamais de rester, Zach,
bredouillai-je. Je le sais parce que tu… tu as peur qu’il ne m’arrive quelque
chose et parce que tu tiens à moi. Mais… pourquoi… pourquoi es-tu aussi
calme ? Je tremble depuis que je suis arrivée dans cette pièce. J’essaie de
me contrôler du mieux que je peux pour ne pas m’effondrer en larmes et
toi… C’est comme si tu étais complètement indifférent ! À croire que c’est
une bonne nouvelle et que l’annonce de mon départ te rend presque
heureux…
Il ne répondit pas tout de suite, méditant mes paroles.
— Là, tout de suite, tu sais de quoi j’ai envie au plus profond de moi ?
Je le regardai, attendant sa réponse.
— De t’embrasser. J’en meurs d’envie depuis l’instant où je t’ai
aperçue. J’aimerais tellement te toucher, Élodie… Te prendre dans mes
bras, te serrer contre moi, te caresser la joue pour te rassurer, te dire
sincèrement que je vais bien et que tout ira bien, essuyer les larmes qui
roulent sur tes joues… Te dire que je t’aime tellement. Tu ne peux pas
savoir à quel point tu me manques… Je pense à toi tous les jours, et chaque
nuit je vois ton visage devant mes yeux et…
Il ferma les paupières un instant, comme s’il cherchait à refouler tous
ces désirs.
— Et alors je ferme les yeux et je prie pour que tu disparaisses de mon
esprit.
Je me figeai, complètement médusée face à ses mots durs et secs.
— Tu es mon pire cauchemar, Élodie. Quand je te vois… Quand je sais
que tu viens me rendre visite, je ne souhaite qu’une seule chose, que tu
partes. Que notre temps de visite soit écoulé, que tu t’en ailles le plus vite
possible et que tu ne reviennes plus jamais me voir. Je ne peux pas me
permettre de penser à tout ce que je t’ai dit. Je ne peux pas me permettre de
penser à toi ni à mes sentiments pour toi… Ces pensées me font plus de mal
que de bien et ça me rend… faible. Beaucoup trop faible.
J’avais pensé que mes visites lui remontaient le moral, l’aidaient à tenir
le coup, mais en réalité il souffrait tout autant que moi de notre séparation.
Sa douleur devait même être bien pire. Il était seul, enfermé à longueur de
journée, et me voir devait lui rappeler tout ce qu’il avait perdu. Sa vie, sa
famille, ses amis, la fille qu’il aimait, mais aussi sa liberté… Tout. Tout lui
avait été enlevé.
Je m’essuyai rapidement les yeux d’un revers de la main.
— Je vois, murmurai-je. Au moins, on est d’accord sur mon départ.
Il hocha la tête.
— Bien sûr, par simple précaution… Dès que tu quitteras cette salle,
j’irai demander la suppression de ton nom sur ma liste de visites.
Je frémis. C’était la meilleure chose à faire, mais… supprimer mon nom
signifiait aussi que je ne pourrais plus jamais le revoir. Qu’il s’agissait de
notre dernière conversation. De notre dernier tête-à-tête… C’était ce qui
était prévu, oui, mais jamais je n’aurais pensé que ces adieux seraient aussi
difficiles.
Je serrai les poings et me mordis la langue à plusieurs reprises pour ne
pas craquer. Si je cédais… Non. Il était trop tard pour changer d’avis, trop
tard pour l’implorer de ne pas me faire ça, de ne pas accepter cette rupture,
de ne pas me laisser l’abandonner parce qu’il représentait tout pour moi.
— Tu as raison, mieux vaut prévenir que guérir, admis-je d’une voix
légèrement tremblante.
Durant les secondes qui suivirent, aucun de nous deux ne pipa mot.
Nous restâmes ainsi, à nous observer en silence.
Puis, lorsque Zach se décida à détourner le regard, je compris qu’il était
temps pour moi de partir. Il ne céderait jamais. Quitte à me blesser
davantage, il était prêt à tout pour que je foute le camp de cette ville au plus
vite. Mais moi en revanche, si je restais ne serait-ce qu’une minute de plus
assise en face de lui…
Je me redressai d’un bond et fis signe à Meghan de revenir à la table.
— Pas la peine de te lever, déclarai-je à Zach alors qu’il reculait sa
chaise. Je pense qu’il est préférable… qu’il n’y ait aucun contact.
Rien que de m’imaginer en train d’effleurer sa peau… Non. J’essayais
de respirer calmement, mais j’étais de nouveau au bord des larmes. Dès que
je quitterais cette pièce… ce serait fini. Notre histoire… Zach et moi… Il
n’y aurait plus rien à l’exception de souvenirs, qui seraient douloureux
pendant un certain temps…
Je le dévisageai quelques secondes supplémentaires, jusqu’à ce que sa
mère reprenne sa place à la table.
— Pourquoi t’es-tu déjà levée ? s’étonna-t-elle. Il reste encore une
bonne quinzaine de minutes avant la fin…
— Je… Il faut que j’y aille, je ne me sens pas bien, je vous attendrai
dehors.
Je jetai un dernier regard à Zach en essayant d’y intégrer une foule de
sentiments et d’émotions : de la tristesse, de l’amour, de l’amertume, de la
souffrance, de la peine, de l’abandon… J’espérais aussi que ce regard me
permettrait de graver à jamais dans ma mémoire son visage, de ne pas
oublier un seul détail.
Puis je tournai les talons une bonne fois pour toutes et marchai vers la
sortie sans me retourner. Chaque pas provoqua une sorte de déchirure dans
ma poitrine, mes larmes s’étaient remises à couler sans crier gare et, une
fois de l’autre côté de la porte, dans le couloir, je m’effondrai sur le sol.
L’un des gardiens vint m’aider à me relever et je dus m’appuyer sur lui
tandis qu’il me raccompagnait dans le hall d’entrée.
Je sortis à la hâte de la prison pour respirer de l’air frais. Je n’aurais pas
pu rester une minute de plus dans cet endroit. Mais cette sensation
d’étouffement ne se dissipa pas pour autant. Pleurant sans aucune retenue,
je m’accroupis contre un mur en pierre et me surpris même à frapper dessus
tout en criant à plusieurs reprises. Mais rien de ce que je pouvais faire ne
réussissait à arrêter mes sanglots, encore moins à diminuer cette douleur qui
me comprimait la poitrine. C’était impossible… C’était pire qu’une brûlure,
pire que n’importe quelle plaie ouverte. C’était une blessure dont la
cicatrice, bien qu’invisible aux yeux des autres, resterait, ne disparaîtrait
jamais entièrement.
— Adieu, Zach, soufflai-je en prenant ma tête entre mes mains.
Chapitre 55

Après plus d’une heure de rangement, je pus fermer ma valise une


bonne fois pour toutes et me laissai tomber à la renverse sur mon lit en
poussant un profond soupir de soulagement.
Je fixai silencieusement le plafond, l’esprit vide. Je ne devais pas
penser. C’était le seul moyen. Chasser tous mes souvenirs, tous mes
sentiments. Une fois dans l’avion, je devrais définitivement mettre une
barrière mentale entre tout ce qui s’était passé ici et ce qui m’attendait à
Londres. Ce qui était arrivé à Saint-Louis resterait à Saint-Louis. C’était la
seule solution qui me permettrait de continuer à avancer.
— Élodie ? lança ma mère depuis le rez-de-chaussée. Il y a des
personnes qui sont là pour te voir.
Je me relevai tout en me demandant qui étaient les « personnes » en
question, puis quittai ma chambre et descendis rapidement l'escalier. Je
m’arrêtai sur la dernière marche en apercevant Vic, Nick, et même Eric, un
énorme paquet-cadeau dans les mains, debout devant l’entrée.
— Euh… Vous savez, ce n’est pas encore mon anniversaire, plaisantai-
je, complètement embarrassée par la situation.
— Ne tarde pas trop, on part d’ici quinze minutes, me souffla ma mère à
l’oreille avant de s’éclipser dehors pour nous laisser entre nous un moment.
Je m’approchai de mes amis, toujours aussi gênée.
— Pourquoi êtes-vous tous venus ? demandai-je avant que Vic ne me
saute dans les bras.
Elle me serra si fort que je n’allais pas tarder à manquer d’air.
Remarquant qu’elle m’oppressait, ma meilleure amie me relâcha.
— Tu ne pensais quand même pas que j’allais te laisser partir sans
t’avoir vue une dernière fois ! s’indigna-t-elle. En plus, nos faux adieux
craignaient complètement !
Elle n’avait pas tort. Et pour commencer, j’aurais pu mieux faire que de
lui annoncer la nouvelle par message, hier, et en pleine nuit. Message à la
suite duquel Vic m’avait immédiatement appelée pour que l’on se voie.
Mais comme il était environ 2 heures du matin, que tout le monde dormait
déjà chez moi et qu’il était hors de question que je sorte seule alors qu’un
psychopathe me tournait autour, on avait finalement convenu qu’une
conversation sur Skype était la meilleure des plus pitoyables solutions.
Vic m’avait ensuite sermonnée pendant plus d’une heure, furieuse que
je ne l’aie pas prévenue de mon départ. Cela l’avait beaucoup blessée que je
l’en informe seulement au dernier moment, à tel point qu’elle m’avait
même traitée de « faux cul », de « lâcheuse » et de « fausse amie ». En
réalité, ce n’était pas parce qu’elle n’était pas importante à mes yeux que je
ne l’avais pas avertie plus tôt, mais plutôt le contraire. Penser à Vic suffisait
à faire remonter la plupart des souvenirs que je tentais de refouler au plus
profond de mon esprit. Le lycée, le trafic de drogue… Zach. Cela rouvrait
cette blessure qui me faisait tant souffrir.
Heureusement, sa colère s’était vite dissipée pour laisser place à la
tristesse. J’allais la laisser tomber, elle aussi, j’allais l’abandonner tout
comme j’avais abandonné Zach…
« Élodie, tu ne peux pas partir ! Tu… tu peux venir t’installer chez
moi ! Tu pourras y rester autant de jours, autant de mois, non, autant
d’années que tu le souhaites ! Mais… mais je t’en supplie, ne pars pas… Ne
me laisse pas toute seule, s’il te plaît… »
Malgré son désespoir, Vic n’avait pas pour autant de véritables
arguments. Elle connaissait mes raisons. Elle savait que si je partais c’était
pour me protéger du fou qui voulait nous faire souffrir mes proches et moi,
mais aussi pour avoir une chance d’oublier Zach. Car continuer à aller au
même lycée, voir les mêmes personnes… Tout ça ne m’aiderait jamais à
aller mieux. La seule chose qui aurait pu m’influencer, c’était elle. J’étais sa
première et unique meilleure amie, sa confidente, elle ne voulait pas me
perdre. Mais, malgré toute mon affection pour elle, je ne pouvais pas rester.
Notre conversation s’était donc terminée en beauté par un flot de larmes sur
nos écrans respectifs. Rien de très joyeux.
— Et c’est quoi… ça ? l’interrogeai-je en désignant d’un doigt le paquet
que tenait Eric.
— Oh ! ça, rien du tout ! répondit-il en haussant les épaules d’un geste
nonchalant.
Bien sûr…
Je tournai alors la tête vers Nick, appuyé contre le mur. Il faisait mine
de s’intéresser à la décoration de la pièce, attitude stupide puisqu’il n’y
avait qu’un placard et un portemanteau dans le hall d’entrée. À moins qu’il
ne voue une réelle admiration aux antiques tapisseries à pois rouges et
blancs, ce qui m’étonnerait. Je ne savais vraiment pas quoi penser de sa
venue ici. Bien que je me sois mise à tolérer sa présence à mes côtés depuis
que Zach l’avait désigné comme mon « garde du corps personnel », nous
n’étions pas proches pour autant. Cependant, j’appréciais le geste.
— Alors, lequel des deux t’a forcé à venir ? lui lançai-je d’un ton
amusé.
Il me rendit mon petit sourire ironique avant de me répondre
simplement :
— Tu es toujours sous ma surveillance tant que tu te trouves dans cette
ville. Je suis juste venu… m’assurer qu’aucun de ces deux-là ne te faisait du
mal.
Je jetai un coup d’œil aux deux suspects en question.
— C’est vrai qu’ils ont des têtes de névrosés, plaisantai-je. Tu as vérifié
qu’ils n’étaient pas armés au moins ?
— Hé, ho, surveille un peu tes paroles, jeune fille ! me gronda Eric. Ou
tu risques de repartir avec un second cadeau de ma part !
Il me montra son poing droit avec un clin d’œil.
— Hé, Nick, le papy m’a menacée ! Qu’est-ce que tu attends pour me
défendre ? ! m’exclamai-je alors.
Nick grimaça, me faisant comprendre qu’il ne considérait pas Eric
comme une menace. Quel garde du corps incompétent !
— Désolé, chérie, mais je ne frappe jamais les personnes âgées ! Sache
qu’il faut toujours respecter ses aînés et surtout ne jamais défier son
professeur. Même si désormais l’élève dépasse certainement le maître…
Il se tourna vers Eric pour lui faire une pitoyable révérence, puis se
redressa avec un air moqueur. Eric s’avança vers lui.
— Tu veux parier sur ça, gamin ?
— Euh… Je crois qu’Élodie attend son cadeau ! répondit-il pour
échapper à la confrontation.
Agacée par leurs gamineries, Vic soupira. Elle saisit le paquet des
mains d’Eric avant de me le donner.
— Allez, ouvre-le ! me pressa-t-elle avec enthousiasme.
Lui obéissant, je déballai le gros carton et me retrouvai avec une simple
petite feuille blanche dans les mains. Je la retournai et remarquai qu’une
dizaine de petits paragraphes aux écritures et aux couleurs différentes la
remplissaient presque entièrement.
Le premier était de Vic. Je n’avais pas besoin de lire ses mots pour
reconnaître son affreuse écriture qui me piquait toujours les yeux lorsque
nous étions en cours. Elle disait qu’elle m’adorait et que, malgré ma folie et
mes idées suicidaires, j’étais l’une des meilleures rencontres de sa vie, que
je pouvais revenir la voir quand l’envie m’en prenait et qu’elle ne
m’oublierait jamais.
Je fus surprise de constater qu’un autre message avait été écrit par
Meghan Menser, elle avait signé son nom à la fin. Vic était carrément allée
la voir afin de lui demander de m’écrire un petit mot d’adieu, qui me toucha
d’ailleurs beaucoup.

Élodie, je ne te remercierai jamais assez pour tout ce que tu as fait


pour mon fils. Tu ne t’en rends certainement pas compte, mais tu
l’as rendu à nouveau heureux. Bon, il l’est probablement moins à
l’heure actuelle, mais tu as su lui redonner goût à la vie. Tu as su le
faire t’aimer et ça, c’est le meilleur cadeau que tu m’aies fait. Voir
mon fils à nouveau sourire, je ne l’espérais plus jusqu’à ce qu’il te
rencontre. Tu aurais été une belle-fille parfaite… Je te souhaite de
bonnes choses là-bas, que tu restes en bonne santé et que tu aies
une belle vie. Sache que tu peux revenir quand tu veux, tu seras
toujours la bienvenue à la maison.
P-S : Tu as les bisous de Lyam.

Il y avait également une phrase de mon professeur d’histoire ancienne,


courte, directe mais aimable :
Élodie, tu as les capacités, crois en tes rêves et ne les abandonne
jamais.

Ce qui m’étonna encore davantage fut de découvrir les messages


rédigés par certains de mes camarades de classe :

Bon voyage, Blanche-Neige !


Bon retour au pays des nains !
En espérant que le changement d’air te fasse changer de style
vestimentaire.

Le dernier message devait provenir de Sam, la rouquine au piercing


dans chaque narine et également amie de Vic… Cette dernière avait
certainement forcé la main à certains, mais j’en avais les larmes aux yeux.
— Merci… Merci, Vic. Merci à vous tous, ça me fait vraiment plaisir,
murmurai-je en retenant mes larmes.
— Je savais que ça te plairait ! C’était mon idée après tout, se vanta
mon amie. Bon, je sais que le but de ton départ est de nous mettre tous aux
oubliettes, mais je voulais quand même que tu gardes un petit souvenir de
nous, pour te rappeler que de bonnes choses te sont aussi arrivées ici. En
tout cas, moi, je suis heureuse d’avoir pu te rencontrer, Élodie Winston,
heureuse d’avoir passé ces quatre mois avec toi et d’être encore et pour
toujours, si tu le veux bien, ta meilleure amie.
J’acquiesçai plusieurs fois avant de la serrer dans mes bras.
— Bien sûr que je le veux, lui soufflai-je en songeant que cela
ressemblait à une demande en mariage. Tu seras toujours ma meilleure
amie, Vic.
— Et moi, j’ai aussi le droit à un câlin ? demanda Eric en feignant
d’être jaloux, ou bien je passe pour le petit vieux célibataire et pervers ?
Je le jaugeai du regard.
— Je n’ai aucun doute sur les trois premiers termes que tu as utilisés
pour te décrire… mais j’ai une petite hésitation sur le fait que tu sois un
pervers… Quoique, tu restes un homme, donc forcément tu l’es. Enfin, dans
tous les cas, tu n’es pas un pédophile, donc je ne risque rien !
— Rien sauf ses mains baladeuses, ajouta Nick en détournant la tête
alors que j’enlaçais amicalement Eric.
Je m’écartai après quelques secondes et tendis la main à mon garde du
corps. Pas question que je le prenne dans mes bras celui-là !
— Je te remercie pour ton travail. Sache qu’aujourd’hui sera ta dernière
journée de dur labeur et que, demain, tu te retrouveras officiellement au
chômage !
— Ce n’est pas comme si cela changeait quelque chose, puisque
personne ne me paiera, soupira-t-il d’un air blasé. Je me demande encore
pourquoi je fais du bénévolat !
Avant que je ne puisse répondre quoi que ce soit, ma mère déboula dans
la pièce.
— Il est temps d’y aller, Élodie, déclara-t-elle, visiblement navrée.
Je montai à l’étage chercher mon énorme valise, et restai quelques
secondes debout dans l’embrasure de la porte de ma chambre alors qu’un
sentiment de nostalgie m’envahissait. Je fixai mon lit et me rappelai la fois
où Zach et moi avions fait des recherches pour notre exposé. Et dire que
j’avais failli le gifler ce jour-là… Mais nous nous étions également
rapprochés, notamment lorsque je lui étais maladroitement tombée dessus
en trébuchant. Je souris bêtement en y repensant, puis l’image de l’oiseau
mort sous mon oreiller me revint à l’esprit. Je déglutis et me détournai. Plus
jamais je ne remettrais les pieds ici.
Je rejoignis mes parents, ma sœur et mes amis à l’extérieur de la
maison. Tout comme Vic, Eric me serra une dernière fois dans ses bras.
— Tu vas me manquer, fillette, dit-il d’un ton las.
— Vous aussi…
Mon père chargea ma valise dans le coffre, puis partit s’installer dans la
voiture où toute ma famille se trouvait déjà. Il ne manquait plus que moi à
l’appel.
J’ouvris à contrecœur la portière. Une part de moi ne voulait toujours
pas partir, abandonner mes amis et mon petit ami, quitter cette nouvelle
vie… mais je savais que c’était la meilleure chose à faire pour tout le
monde.
Après un dernier petit signe à Vic, Eric et Nick, je grimpai dans le
véhicule. Sara prit ma main dans la sienne et hocha la tête.
— Tu as pris la bonne décision, murmura-t-elle alors que mon père
démarrait.
Je regardai un à un les visages de mes amis. Alors que Nick était resté
impassible, ce qui eut le malheur de me rappeler l’imperturbabilité de Zach,
Eric avait l’air attristé, et Vic complètement anéantie et déçue.
Tu as pris la bonne décision, me répétai-je. À moins que ce taré de
psychopathe ne choisisse de me suivre à Londres… Enfin, s’il avait été
aussi déterminé à vouloir nous blesser, mes amis et moi, il aurait dû tout
faire pour m’empêcher de quitter la ville. Or les pneus de la voiture de mon
père n’étaient pas percés et, selon ma sœur, après avoir examiné la voiture,
Nick en avait conclu qu’il n’y avait aucune trace de bombe ou d’un
quelconque dysfonctionnement. Nous pouvions donc partir en paix. Peut-
être ce fou s’était-il décidé à me laisser vivre en paix pour je ne sais quelle
raison, peut-être tenait-il simplement depuis le début à ce que je foute le
camp de cette ville. Tellement d’hypothèses étaient envisageables, pourtant
aucune ne me paraissait plausible.
J’avais beau laisser ce problème derrière moi à Saint-Louis, j’avais
comme l’impression que j’y serais de nouveau confrontée. Ce n’était pas
une affaire classée, non. Et comme toute énigme a sa solution, toute
question, sa réponse, cette histoire aurait un jour une fin.
Je soupirai et parcourus les numéros de mon répertoire téléphonique
pour supprimer ceux de mes connaissances à Saint-Louis. Je ne devais
garder aucun contact. Je réussis facilement à bloquer Vic, tout comme
Eric… Mais, lorsque mes yeux se posèrent sur « le détestable gentleman »,
mes doigts hésitèrent. OK, Zach n’avait pas son portable en prison, mais de
là à…
Sara appuya brusquement sur la touche « supprimer » à ma place. Le
problème était réglé.
— Je ne comprendrai jamais pourquoi tu fais toujours ça, marmonna-t-
elle en regardant par la fenêtre.
— Faire quoi ?
— Ben, couper les ponts avec tes amis à chaque fois qu’on déménage.
Tu as fait la même chose lorsqu’on a quitté l’Angleterre. Maintenant, on y
retourne et cela fait plusieurs mois que tu as arrêté d’adresser la parole à tes
anciennes amies. D’ailleurs, à moins que tu n’inventes un gros mensonge
pour justifier tes absences de réponse à leurs messages, je ne pense pas
qu’elles te pardonneront de les avoir ignorées et laissées tomber simplement
parce que TU pensais ne plus jamais retourner à Londres. Ah, et puis,
imagine que tu décides de revenir à Saint-Louis, tu aurais peut-être dû
garder au moins un numéro pour…
— Je ne reviendrai plus ici, Sara, la coupai-je sèchement. Et puis tu
peux parler, avec quelle amie de Londres es-tu encore en contact, dis-moi ?
Ah, oui ! J’oubliais que tu n’en avais pas, puisque tu traînais toujours avec
« mes » amies.
Sara serra les dents, ne répondant rien, puisque c’était la stricte vérité.
C’était un coup bas, mais au moins je n’aurais pas à la supporter durant le
voyage…
Celui-ci s’annonçait terriblement long et angoissant, ce qui se confirma
lorsque je reconnus l’agréable hôtesse de l’air qui s’était mal comportée
avec moi lors de notre dernier vol. OK, mes parents avaient choisi la même
compagnie qu’à l’aller, mais la probabilité de retomber sur elle alors qu’il y
avait des vols toutes les heures pour Londres était très… faible.
En m’apercevant, la « Tania » en question m’adressa un sourire sans
émotion. Un sourire qui me donna presque des frissons. Et si… et si cette
femme était une sorcière ? Et si elle m’avait jeté un sort parce que je l’avais
humiliée publiquement ? Et si tout ce qui m’était arrivé était sa faute ? Et si
c’était elle qui se cachait derrière le mystérieux psychopathe ? ! Bon, OK, je
partais un peu loin… mais je n’aimais pas les coïncidences de ce genre.
Nick avait vérifié que la voiture ne comportait aucun explosif… mais…
et l’avion ?
J’étais devenue parano, et ce vol fut et resterait très certainement le pire
de toute mon existence. Les mains tremblantes agrippées aux accoudoirs,
me préparant à tout et n’importe quoi, les yeux rivés sur le kit de secours,
les oreilles guettant le moindre bruit, la moindre turbulence.
Je ne me détendis qu’à l’instant où les roues de l’avion se posèrent sans
aucun souci sur la piste d’atterrissage de Heathrow, l’un des six aéroports
internationaux de Londres.
— On est enfin de retour à la maison ! s’écria Sara en détachant sa
ceinture de sécurité.
Je hochai la tête, beaucoup moins excitée qu’elle à l’idée de rentrer
« chez nous ». Ma vie ne serait plus jamais la même après tout ce que
j’avais vécu à Saint-Louis. J’allais pouvoir à nouveau profiter de mon
ancien petit quotidien calme, tranquille et banal. Terminer mes études dans
un lycée correct, retrouver des amis fréquentables et ordinaires. La
normalité était ce qui m’attendait à présent, du moins jusqu’à ce que les
ennuis resurgissent…
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Image : FOTOLIA/THEARTOFPHOTO/ROYALTY FREE
Réalisation graphique couverture : ALICE NUSSBAUM.
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Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
Chapitre 56

Ce qui est passé est mort et ne m’intéresse plus.


J’avais tort de penser cela.

Cinq ans plus tard — Londres


— J’ai dit oui.
— QUOOOOOOOOI ? ! OH, MON DIEU, OH, MON DIEU ! ! !
— Mel, tu peux arrêter de hurler dans mes pauvres petites oreilles ?
Quand ma meilleure amie continua à pousser de petits cris de joie, je
dus me résoudre à reculer le téléphone de mon oreille par peur de me
retrouver avec un tympan perforé.
— C’est bon, la crise est passée ! Mais je veux que tu me racontes
touuut sur-le-champ ! Et sans omettre aucun détail, sinon je ne te laisserai
jamais tranquille ! Déjà que tu ne me l’annonces que maintenant, alors que
ça s’est passé hier !
— Sérieusement, Mel, tu es pire qu’un flic !
Je l’entendis glousser à l’autre bout du fil avant de me répondre :
— C’est peut-être parce que mes parents bossent tous les deux dans les
forces de l’ordre. Mais en tout cas, une chose est sûre, je ne travaillerai
jamais dans ce secteur !
— Laisse-moi deviner… c’est parce que tu détestes courir ?
— Évidemment ! Je peux donc déjà dire adieu aux épreuves d’exercices
physiques lors du concours… Rien que de m’imaginer pleine de
transpiration… Beurk ! Le sport me file vraiment la nausée !
— Pourtant, toi qui te préoccupes autant du bien-être de ton corps, tu
devrais savoir que c’est très bon pour garder la forme.
— Chérie, quand on a les moyens, pourquoi se donner la peine de
souffrir ? Si un jour je me trouve repoussante, pleine de rides et de graisse,
je n’aurai qu’à passer sur le billard ! Après tout, la chirurgie existe bien
pour ça, non ? Enfin bref, revenons-en au sujet principal ! Comment ça s’est
passé ? Est-ce que Nathan a fait ça comme dans les films en mettant un
genou à terre ? ! Y a plutôt intérêt, parce que sinon, à mon retour, je vais
l’étriper et…
— Euh, eh bien… En fait, il allait le faire mais… je l’en ai dissuadé.
— Hein ? ! Comment ça ?
Je m’arrêtai à un stand de rue auquel j’avais pris l’habitude depuis
quelques jours d’acheter mes sandwichs lors de ma pause déjeuner. Leurs
sandwichs étaient tout simplement ex-cel-lents ! Et ce mot est faible
lorsqu’on croque des ingrédients bien frais et du pain fait maison aussi
bon !
Le vendeur me reconnut presque immédiatement. Il m’adressa un
chaleureux sourire et, sans même me demander ce que je désirais, me tendit
un appétissant sandwich au thon et à l’avocat. Je m’en léchais les babines
d’avance.
Je le remerciai et le payai rapidement. Consciente que mon amie
attendait toujours ma réponse à l’autre bout du fil, je me dirigeai à pas vifs
vers le petit parc en face dans lequel je comptais bien déjeuner.
— J’ai trouvé ça gênant. D’accord, on était peut-être dans un restaurant,
mais je peux t’assurer que ce n’était pas un quatre étoiles, loin de là,
même ! Bon, OK, j’en espérais peut-être pas autant pour une demande en
mariage, mais il aurait pu au moins faire ça ailleurs que dans un grill
Beefeater1, bon sang !
Je l’entendis exploser de rire.
— Ma pauvre ! Enfin, estime-toi heureuse qu’il ne t’ait pas emmenée au
McDonald’s ! Je l’imagine bien en train de cacher la bague sous la tranche
de tomate de ton hamburger ou dans la sauce Deluxe de tes potatoes !
— Et avec en prime un spectacle de clown ! Crois-moi, Melanie, il en
aurait même été capable si je ne lui avais pas répété en boucle à quel point
je détestais la nourriture bien grasse et huileuse.
Elle soupira avant de répondre d’une voix plaintive :
— Sérieusement, pourquoi les hommes prennent-ils toujours les
mauvaises décisions quand il s’agit des femmes ? ! Regarde le mien, il
pensait me faire plaisir en m’emmenant passer notre première semaine de
vacances ensemble à la montagne… Comme si j’adorais la montagne !
Moi ! Tu ne peux pas savoir combien je m’ennuie ici, ni à quel point j’ai
hâte que l’on rentre à Londres ! Les Pyrénées, c’est bon pour finir déprimé !
Bon, pour être honnête, il y a tout de même un avantage à être seuls ici. Le
chalet qu’il a choisi est plutôt agréable, et je dois dire que nous profitons
bien du lit ! J’espère que les prochains locataires ne remarqueront pas que
l’un des pieds est cassé !
Cette fois, ce fut à mon tour de rire un bon coup. Je m’assis sur le seul
banc encore disponible face à l’aire de jeux et commençai à déguster mon
sandwich à l’aide de ma main libre.
Nous étions au mois de mars, mais les températures étaient douces et
j’étais contente de pouvoir en profiter. D’ailleurs, je n’étais apparemment
pas la seule. Cinq ou six enfants jouaient sur les toboggans, un air
insouciant et joyeux sur leur visage. Leurs sourires suffirent à me rendre ma
bonne humeur alors que Melanie reprenait :
— Enfin bon, personne n’est parfait ! Même si j’avais toujours pensé
que ton Nathan était assez intelligent pour ne pas te faire un coup pareil ! Je
me demande vraiment comment il a réussi à entrer chez les pompiers !
Parce qu’avec une logique pareille, s’il y avait une maison en feu avec
quelqu’un à l’intérieur, je l’imagine bien en train de sauver les meubles
plutôt que la personne…
— Tu n’exagères pas un peu là ? Nathan est un très bon pompier, le
meilleur même !
Elle pouffa.
— Tu dis ça seulement parce qu’il a une belle lance ! Ah, attends une
seconde…
Je l’entendis s’adresser à quelqu’un d’autre sans comprendre ce qu’elle
disait. Tant mieux, car je n’aurais pas vraiment su quoi répondre à sa petite
blague.
— Mince ! Je suis désolée, Élodie, il faut que je te laisse… Peter nous a
réservé une place dans le meilleur institut de beauté de la station, je vais
avoir le droit à un bon petit massage ! Faut dire que j’en ai bien besoin à
cause de nos nuits agitées, j’ai des courbatures partout !
Je soupirai à cause de ce qu’elle avait dit, mais aussi parce que je venais
de terminer mon savoureux repas.
— Toi qui disais qu’il ne savait pas te faire plaisir, tu m’as l’air plutôt
comblée !
— Bon, d’accord, j’ai un peu menti. Mais je t’assure que ça n’arrive pas
tous les jours, alors tu peux comprendre que je veuille en profiter quand
l’occasion se présente ! Tu ne m’en veux pas, hein ? On se rappelle demain,
promis ! Parce que je te signale que tu ne m’as presque rien dit sur sa
demande, et je ne compte pas te laisser t’en tirer comme ça ! Bon, allez, je
raccroche, bye !
Et la communication prit fin. Je rangeai mon portable dans mon sac à
main et restai quelques minutes supplémentaires sur le banc, à regarder les
enfants jouer et à écouter les bruits de mon estomac en pleine digestion.
Je n’étais pas pressée. À vrai dire, je n’avais même rien de prévu cet
après-midi et je comptais bien en profiter pour ne rien faire ! J’avais beau
avoir fini les cours depuis plusieurs jours, mes vacances de printemps
n’étaient pourtant pas de tout repos.
Cette année comme la précédente, je m’étais trouvé un petit stage d’une
semaine dans une librairie. Et, bien que mon travail dans la gestion des
archives du magasin ne soit pas rémunéré, M. Thomas, le propriétaire, ne
me laissait jamais une minute de libre. J’étais constamment surchargée de
boulot… Quand il n’y en avait plus, il y en avait encore !
Mes journées m’épuisaient complètement. Je me levais à 7 heures du
matin pour terminer à 19 heures, avec une seule heure de pause pour
déjeuner et un seul après-midi de libre dans la semaine, qui se trouvait être
aujourd’hui. Et dire que je n’étais même pas payée une livre !
D’un côté, je comprenais un peu le vieil homme. M. Thomas vivait en
solitaire et ne semblait avoir aucun autre ami, ni même aucune
connaissance à l’exception de ses clients réguliers. J’avais de la peine pour
lui et c’est pourquoi je ne pouvais lui reprocher son humeur désagréable et
son ton grincheux lorsqu’il s’adressait à moi.
Et puis, même si je n’étais pas payée, je trouvais aussi mon compte à
travailler dans cet endroit. J’avais accès gratuitement à tous les livres que je
désirais et, en tant que grande lectrice passionnée d’histoire, j’étais
comblée !
Bien plus que par la demande en mariage de mon fiancé… Bien
entendu, c’était une plaisanterie ! J’aimais Nathan. Sincèrement. Et même
s’il était loin d’être parfait, il était très séduisant, drôle, généreux, sociable,
ambitieux, et il savait garder les pieds sur terre, ce qui d’ailleurs avait été un
réel atout pour plaire à mes parents.
Je repensai à la façon dont il m’avait demandé de l’épouser dans ce
restaurant grill… c’était plutôt lamentable. Si je ne l’avais pas aimé autant,
j’aurais pu le quitter pour ça. Mais là, j’avais dit oui, parce que je savais que
nous aurions un bel avenir tous les deux et qu’il me soutiendrait toujours.
Bien que j’aie tout de même accepté de devenir sa fiancée, il m’avait
promis de refaire sa demande plus tard, dans un endroit plus adapté, mais
allait-il en trouver un ?
Depuis que nous sortions ensemble, c’est-à-dire un an et demi, les
conditions de nos rendez-vous n’avaient jamais franchement été idéales.
Lors du premier rendez-vous, il m’avait emmenée voir un film de zombies
au cinéma, le genre bien glauque avec du sang et des décapitations ; comme
tue-l’amour, on pouvait difficilement faire mieux. Lors du deuxième, nous
avions pique-niqué sur une plage polluée, entourés de poissons morts et de
déchets, un cadre on ne peut plus romantique.
Bref, il n’était pas doué pour organiser des sorties, mais il avait
heureusement de nombreuses autres qualités. Je me décidai finalement à
quitter mon banc. Je repris la route de la librairie afin de récupérer ma petite
Fiat 500 gris anthracite pour rentrer chez moi.

* * *

Seule Sara était à la maison. Tout comme moi, elle profitait de ses
vacances universitaires, mais… d’une tout autre manière. Alors que je
passais pour la fille sérieuse qui s’était trouvé un stage pendant les
vacances, ma sœur était devenue une « visionneuse de films » à plein
temps.
— Tu ne ferais pas mieux de t’entraîner sur tes mannequins ? lançai-je
en retirant ma veste depuis l’entrée, je te rappelle que tu as un examen à la
reprise des cours !
Bien que Sara ait réussi à intégrer une célèbre école d’esthétique cette
année grâce à ses bons résultats scolaires, je trouvais qu’elle se reposait un
peu trop sur ses lauriers…
— Merci, maman ! l’entendis-je me répondre d’un ton peu amène.
Oui, je n’étais pas sa mère et ne pouvais pas exiger d’elle quoi que ce
soit, mais je souhaitais seulement qu’elle réussisse aussi bien que moi dans
les études.
Je la rejoignis dans notre salon. Grand, spacieux, celui-ci donnait sur un
splendide jardin de style japonais. Nous avions même un petit bassin
naturel avec quelques carpes koï.
Ma sœur était assise sur l’un des deux sofas disposés en face de l’écran
plat. Elle avait relevé ses longs cheveux bruns en un chignon négligé et
portait son pyjama favori, blanc avec des petits cœurs rouges.
— N’oublie jamais ? fis-je en reconnaissant mes deux acteurs préférés,
Rachel McAdams et Ryan Gosling, à bord d’une barque sous la pluie.
— Vite, c’est le meilleur moment ! s’écria-t-elle en me faisant signe de
venir.
Et elle avait raison. Je me joignis donc à elle et regardai pour la énième
fois cette scène qui m’émouvait à chaque fois.
Ma sœur en avait toujours les larmes aux yeux.
— « Noah, pourquoi tu ne m’as pas écrit ? ! souffla-t-elle d’une voix
pleine d’émotion en même temps que l’actrice. Pourquoi ? C’était pas fini
pour moi, je t’ai attendu pendant sept longues années, maintenant c’est trop
tard ! »
— « Je t’ai écrit trois cent soixante-cinq lettres, une par jour pendant un
an », murmurai-je à mon tour, prise par le jeu des acteurs et par la scène
poignante.
— « Tu m’as écrit ? »
— « Oui. Ce n’était pas fini… Et ça ne l’est toujours pas. »
— Oooh, ne sont-ils pas juste trop mignons ? ! s’exclama ma sœur alors
que les deux acteurs s’embrassaient. J’aimerais tellement être à la place
d’Allie !
Je levai les yeux au ciel.
— Sara, dois-je te rappeler que tu as déjà vingt ans ?
— Et alors ? Ce n’est pas parce que je ne suis plus une gamine que je
n’ai plus le droit de fantasmer ! Et puis franchement, tu ne vas pas me faire
croire que tu n’aimerais pas vivre une histoire d’amour semblable à la leur,
passionnée et déchirante à la fois ! En fait, en réfléchissant, ça me fait un
peu penser à…
— Non, la coupai-je immédiatement en réalisant ce à quoi elle comptait
faire allusion.
Elle soupira.
— Je ne comprends pas pourquoi ça t’affecte encore autant. C’était il y
a cinq ans, Élodie ! Tu as eu vingt-trois ans il y a deux mois, et tu vas
bientôt te marier ! Il serait peut-être temps de tourner la page une bonne fois
pour toutes !
Oui, j’allais bientôt me marier.
J’aurais dû être heureuse, et pourtant… Pourtant, un petit sentiment
d’appréhension me collait à la peau dès que je pensais à mon avenir avec
Nathan. Mais peut-être était-ce quelque chose de normal chez les futures
mariées… Après tout, ce genre d’engagement signifiait que nous allions
passer le reste de notre vie ensemble.
Non pas que je n’en avais pas envie, loin de là. J’aimais Nathan. Mais je
ne m’étais sûrement pas encore faite à l’idée du mariage. Quitter cette
maison, emménager avec lui, fonder une famille… Peut-être aurais-je dû lui
dire que je désirais attendre encore un peu, au moins jusqu’à la fin de
l’année universitaire. D’un autre côté, Nathan avait déjà vingt-sept ans, je
pouvais donc comprendre qu’il soit désireux d’officialiser notre relation dès
que possible. Cependant, j’aurais préféré être indépendante financièrement
avant de m’installer avec lui.
— Je vais aller prendre une douche, déclarai-je en me levant du canapé.
— T’es sûre de ne pas vouloir regarder jusqu’à la fin ? Ne t’inquiète
pas, je te laisserai pleurer à côté de moi si tu fais ça en silence.
— Non, je la connais par cœur et toi aussi. D’ailleurs, je ne comprends
pas pourquoi tu choisis à chaque fois les mêmes films ! Y a plein de
nouveautés, tu sais…
— Je sais, mais les films classiques sont et resteront toujours les
meilleurs ! Au moins, je suis sûre de ne pas m’ennuyer une seule seconde.
Bonne douche, alors !
J’acquiesçai et quittai le salon pour monter à l’étage où se trouvait ma
chambre. Cette dernière comprenait une petite salle de bains personnelle
dans laquelle je me réfugiai rapidement. M’appuyant contre le lavabo, je
regardai mon visage dans la glace fixée sur le mur au-dessus.
Sara m’avait fait repenser à notre séjour à Saint-Louis. Je n’avais pas
changé d’un poil en cinq ans. Certes, mes cheveux blond foncé étaient
désormais beaucoup plus longs et m’arrivaient au milieu du dos, mais
c’était tout. Mes yeux étaient toujours verts, je n’avais pas pris un
centimètre et je m’appelais toujours Élodie Winston, du moins pour
l’instant.
Je posai lentement une main sur mon pull beige, à l’endroit où se
trouvait mon tatouage. « Love makes me strong.2 » Nathan m’avait souvent
demandé pourquoi je m’étais fait tatouer des caractères chinois et ce qu’ils
signifiaient, mais je trouvais toujours un moyen d’esquiver le sujet. Tout ce
qu’il savait pour l’instant était l’âge auquel je me l’étais fait faire : dix-sept
ans.
Je ne cessais de repenser aux paroles de ma sœur en ressentant un petit
pincement au cœur : « Vivre une histoire d’amour semblable à la leur,
passionnée et déchirante à la fois. » Leur relation, leur amour… Il était
plein de douleurs et de souffrances. Pourquoi espérer connaître une histoire
comme la leur, une histoire similaire à celle que j’avais vécue ?
Sara avait beau être devenue physiquement adulte, elle gardait toujours
cet esprit d’adolescente naïve. D’ailleurs, elle souhaitait tellement vivre un
amour passionné et plein d’aventures que ses relations n’avaient jamais
duré plus que quelques semaines. Soit elle se lassait de la monotonie de son
couple, soit elle se rendait compte que son petit ami ne lui correspondait pas
du tout.
Alors que je commençais à me déshabiller, j’entendis la sonnerie de
mon portable résonner dans l’autre pièce.
Peut-être est-ce M. Thomas, songeai-je en m’y rendant.
Mais si ce vieux grincheux comptait m’obliger à venir travailler
aujourd’hui, alors que ce n’était pas prévu dans notre contrat de stage, il
risquait d’être déçu par ma réponse !
Je sortis mon téléphone de mon sac à main et fronçai les sourcils en
remarquant qu’il s’agissait d’un numéro inconnu et que l’appel provenait de
l’étranger. J’hésitai un instant à décrocher, mais ma curiosité l’emporta,
comme toujours.
— Allô ? fis-je en m’asseyant sur mon lit.
Mon interlocuteur poussa un petit cri de victoire.
— J’étais sûr que tu n’aurais pas changé de numéro !
C’était un homme, et il avait un accent américain.
— Est-ce que l’on se connaît ?
— Sérieusement, Élodie ? ! s’étonna-t-il. Tu ne reconnais même pas ma
voix ?
— Euh… pas vraiment.
— C’est Wade Deverson, tu sais, le beau gosse que tu as dénoncé aux
flics pour sauver ta peau il y a cinq ans ! Tu t’en souviens maintenant ?
J’écarquillai grand les yeux, ne sachant quoi répondre pendant quelques
secondes.
— Wa… Wade, bredouillai-je, mais… pourquoi est-ce que tu
m’appelles ? ! Et comment as-tu eu mon numéro ? !
— Je l’ai trouvé sur le portable de Vic, et disons qu’il s’est passé pas
mal de choses à Saint-Louis depuis que tu es partie…
Je me raidis, le souffle court.
— Qu’est… qu’est-ce que tu entends par là ?
Une seule personne me traversa l’esprit : Zach. Lui était-il arrivé
quelque chose ? Je déglutis, attendant impatiemment sa réponse.
— Je ne sais pas vraiment comment te l’annoncer… Je n’ai jamais été
très doué pour dire ce genre de choses…
— Bon sang, Wade, dis-moi immédiatement ce qu’il y a !
Et voilà que je commençais à perdre mon sang-froid.
Contrôle-toi, Élodie, contrôle-toi, me répétai-je mentalement tandis
qu’il reprenait :
— Vic… Victoria est décédée… il y a deux jours.
Je dus prendre sur moi pour ne pas lâcher mon téléphone et continuer à
respirer normalement.
Vic… Vic… était… morte ? Non… Non, c’était impossible !
— Co… comment ça ?
Je serrai les poings pour ne pas pleurer, ou du moins pas encore.
— Elle a fait une overdose, je suis désolé…
— Elle prenait de la drogue ? !
— En fait, l’année suivant ton départ, Vic a un peu mal tourné… Elle a
commencé à prendre de la drogue dès la fin du lycée, j’étais contre, et c’est
l’une des principales raisons pour lesquelles on s’est séparés. Mais Vic ne
s’est pas suicidée, Élodie, c’était un meurtre avec préméditation. On l’a
assassinée.
« Un meurtre » ?
Vic était la meilleure fille que je connaissais. Elle n’était pas très
intelligente, ni très futée, mais elle avait un humour débordant qui faisait
rire tout le monde sans exception ! Et c’était une amie en or, toujours prête
à tout pour moi, elle avait risqué sa vie en me suivant dans un échange de
drogue complètement dingue. C’était une fille géniale. Alors, non, je ne
comprenais pas. Pourquoi quelqu’un aurait-il voulu la tuer ?
D’une main, j’essuyai mes larmes.
Retiens-toi encore un peu, Élodie. Tu es forte.
— Qui est l’enfoiré qui lui a fait ça ?
— Le truc, c’est que c’est une histoire assez compliquée. Les flics ont
fait passer son meurtre pour un suicide. Ces bâtards ne se sont même pas
donné la peine d’ouvrir une enquête, ils ont direct classé l’affaire avec ce
motif bidon. Puis faut dire que ça arrange tout le monde que ce soit un
suicide, déjà parce qu’il n’y avait aucune preuve sur les lieux du crime,
alors ça allait être vraiment la merde pour les flics de trouver le
responsable, et aussi parce qu’un suicide permet de ne pas effrayer les gens.
— Tu es sûr qu’elle ne s’est pas donné la mort ?
— Ouais, sûr à 100 %. C’est moi qui ai découvert son corps. Tu risques
de ne pas aimer ce que je vais te dire, mais… je venais lui apporter sa
drogue ce jour-là…
— Qu… quoi ? Mais je ne comprends pas, tu m’as dit que tu étais
contre et…
— Je sais. J’étais contre, mais je ne l’en ai pas empêchée pour autant. Si
elle voulait se droguer, c’était son choix. Même si aujourd’hui je me sens
coupable de ne pas l’avoir empêchée de consommer cette merde. Bref, on
devait se voir ce jour-là, elle m’attendait dans son appart, mais quand je suis
arrivé, c’était trop tard. Elle était déjà… Elle n’aurait jamais fait ça. De un,
parce que je la connaissais très bien et qu’elle n’avait aucune raison de le
faire. De deux, parce qu’elle n’avait plus de drogue justement. Mais ça, je
n’ai pas pu le dire aux flics sinon… j’allais être dans la merde.
Malgré mon esprit agité, j’essayai de réfléchir un instant. Vic n’aurait
en effet pas pu faire d’overdose sans drogue, mais peut-être en avait-elle.
Peut-être qu’elle avait simplement menti à Wade et lui avait demandé
d’apporter de la drogue pour qu’il soit celui qui découvrirait son corps.
Pourquoi lui ? Avait-elle voulu se venger de leur rupture, lui montrer
qu’elle souffrait ? Ou peut-être était-ce simplement un appel à l’aide, mais
Wade était malheureusement arrivé trop tard.
Tout était possible. Le suicide pouvait très bien être envisageable, quant
au meurtre prémédité…
— Quand tu l’as vue, il n’y avait rien d’autre qui aurait pu te faire
penser à un assassinat ? Rien d’autre que le fait qu’elle n’avait normalement
plus de drogue à sa disposition ?
— J’ai trouvé que tout était trop… trop beau, trop parfait. Vic était
allongée sur son lit, elle donnait l’impression de dormir paisiblement, et
puis la seringue avec laquelle elle s’était soi-disant piquée était posée bien
en évidence sur sa table de nuit. C’était trop gros pour être vrai. Si elle
s’était vraiment suicidée, je suis sûr que Vic ne se serait pas donné la peine
de se coucher sous ses draps comme si elle allait dormir. Et puis merde, Vic
allait très bien !
— Quand on se drogue, on ne va pas bien, Wade.
— Elle savait ce qu’elle faisait. Elle savait très bien doser ses injections
et quand les prendre, elle se droguait mais raisonnablement, OK ? Ce n’était
pas une junkie accro au crack.
Il avait l’air énervé.
— Et tu n’as rien trouvé d’autre ? Pas de traces d’effraction ? De
blessures ou de marques sur son corps pouvant prouver qu’elle s’est
défendue ?
— Non… Pour tout te dire, lorsque je l’ai vue allongée comme ça… j’ai
tout de suite compris qu’elle n’était plus… de ce monde. J’ai flippé grave
sur le coup et je me suis enfui immédiatement. Ce n’est même pas moi qui
ai prévenu les flics, mais ses parents, lorsqu’ils ont découvert le corps en
rentrant de leur travail quelques heures plus tard… Je m’en veux de ne pas
être resté auprès d’elle, peut-être que j’aurais pu trouver une preuve si
j’étais resté, mais je pense que j’ai bien fait de ne toucher à rien, sinon la
police aurait retrouvé mes empreintes sur les lieux et alors là, ils auraient
vraiment envisagé qu’il s’agissait d’un meurtre… commis par moi.
Malheureusement, si ni Wade ni la police n’avaient trouvé de preuves
laissant supposer qu’il pouvait y avoir eu un meurtre, cette possibilité ne me
paraissait pas envisageable à moi non plus. Wade avait certainement du mal
à accepter que son ex-petite amie se soit suicidée, ou accidentellement tuée
avec une surdose de drogue.
— Enfin… Voilà… Vous avez beau avoir passé seulement quelques
mois ensemble, vous étiez vraiment proches toutes les deux, alors j’ai pensé
que tu aurais aimé être au courant.
J’aurais surtout préféré qu’il m’annonce une meilleure nouvelle que
celle-ci.
— Quand aura lieu l’enterrement ?
— Demain, pourquoi ? Tu comptes venir assister à ses funérailles ?
Je me devais d’y aller. Pour elle, au nom de notre amitié.
— Tu l’as dit toi-même, nous étions proches. C’était ma meilleure amie,
alors oui, je vais faire le déplacement. Tu peux m’envoyer l’adresse et
l’heure par message, s’il te plaît ?
— Ouais, bien sûr… Tu aimerais peut-être que je vienne te chercher à
l’aéroport, non ? À moins que…
— Que quoi ?
— Non, rien. Envoie-moi un SMS lorsque tu arriveras à Saint-Louis, si
tu as besoin de quoi que ce soit.
— Merci, Wade.
Nous mîmes simultanément fin à la conversation.
Après de longues secondes de silence, je pris ma tête entre mes mains et
fermai les yeux. Si Wade se sentait coupable, il n’était pas le seul. Peut-être
que si j’avais été là, si j’étais restée à Saint-Louis, j’aurais pu aider Vic.
Peut-être que j’aurais pu l’empêcher de mettre fin à ses jours, j’aurais pu la
sauver.
Je me laissai glisser sur le sol contre le bord de mon lit, remontai les
genoux contre ma poitrine et laissai les larmes couler sur mon visage.

1. Équivalent du Buffalo Grill au Royaume-Uni.

2. L’amour me rend fort(e).


Chapitre 57

Je restai suffisamment de temps sous l’eau chaude pour qu’à ma sortie


la salle de bains se retrouve complètement remplie de vapeur. Je ne pouvais
pas dire que j’allais mieux, mais en tout cas je ne pleurais plus, c’était déjà
ça.
Après avoir passé la main sur le miroir pour en retirer la buée, je
grimaçai en découvrant mes yeux ainsi que mon nez rouges et irrités. Je me
séchai rapidement et partis m’habiller en prenant les premiers vêtements
que j’aperçus dans mon dressing. Une jupe taille haute noire et un pull
blanc simple mais avec de la dentelle sur les manches. J’ajoutai à cela une
paire de collants transparents, des bottes noires, puis me pressai d’allumer
mon ordinateur.
Durant le lancement, je remarquai qu’il était déjà 14 h 30. Si je voulais
arriver à temps pour l’enterrement de Vic, il me fallait réserver sur-le-
champ un billet d’avion pour cette nuit.
Par chance, le prochain vol pour Saint-Louis était prévu à 19 heures, ce
qui me laissait suffisamment de temps pour préparer ma valise et annoncer
à tout le monde mon départ.
Quant à mon retour… Devais-je aussi m’en occuper maintenant et
réserver un billet pour demain en fin de journée ?
Je ne voulais pas m’attarder là-bas, déjà que M. Thomas risquait de
m’en vouloir d’annuler ma journée de travail de demain… Mais, d’un autre
côté, cette ville n’était pas remplie que de mauvais souvenirs.
Je soupirai et abandonnai l’idée d’y rester une nuit. Pourquoi prendre
une chambre et rentrer le lendemain alors que je pouvais simplement
prévoir un vol de nuit et ne pas avoir à payer l’hôtel…
Après avoir réservé mon aller-retour Londres/Saint-Louis, je descendis
avec ma valise au rez-de-chaussée. Probablement attirée par le bruit des
roues frappant chacune des marches d’escalier, Sara débarqua dans le hall.
— Ah ben, c’est pas trop tôt ! s’exclama-t-elle.
Je fronçai les sourcils.
— Quoi donc ?
— Tu pars enfin vivre chez Nathan, et je vais enfin pouvoir avoir ta
chambre ! Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse !
Elle commença à sautiller de partout, le visage rayonnant de bonheur,
mais je la stoppai net dans son délire.
— Je ne quitte pas encore la maison, je m’absente juste une journée.
Elle jeta un coup d’œil à ma valise.
— Et tu as besoin de tout ça pour « t’absenter une journée » ? s’étonna-
t-elle. Et puis, tu vas où d’ailleurs ?
Effectivement, j’avais légèrement abusé avec ce que je qualifiais de
« strict nécessaire ». Mais je ne savais pas de quoi l’avenir était fait. Peut-
être que ma deuxième paire de chaussures ou même mes trois tenues de
rechange allaient pouvoir me servir là-bas !
— Je t’expliquerai ça plus tard. Il faut que je sorte un moment, j’ai un
truc à faire !
Je laissai ma valise contre le mur près de la porte d’entrée et sortis. Une
fois installée bien au chaud dans la voiture, le chauffage à fond, je composai
le numéro de Nathan. Ce dernier décrocha aussitôt.
— Un problème, mon amour ?
Durant ses heures de travail, Nathan était souvent en urgence ou en
entraînement. Je n’osais donc le déranger que si c’était vraiment important.
La plupart du temps, c’était lui qui m’appelait lors de ses pauses.
— Non, non, tout va bien ! Il faut juste que je te parle d’un truc, c’est
assez important, tu es disponible maintenant ?
— Hum… pas vraiment. Tu sais bien que je suis en formation toute la
semaine… Mais bon, j’arriverai toujours à trouver quelques minutes pour la
femme que j’aime. Envoie-moi un SMS lorsque tu seras à la caserne.
— Merci, t’es un amour ! À to…
— Attends une seconde, tu ne viens pas pour me quitter au moins ?
Je rigolai, amusée par le ton sérieux de sa question.
— Sache que si ça avait été mon intention je n’aurais jamais dit que tu
étais un amour il y a cinq secondes, crétin !
— Hum, oui, c’est vrai, admit-il d’un ton rassuré. Bon, eh bien, à tout
de suite, mon cœur !
Et il raccrocha.
Avant de prendre la route, je passai un autre coup de fil à M. Thomas
pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. Comme je m’y attendais,
Grincheux rouspéta. Il mit même définitivement fin à mon stage, sans me
laisser le temps de me justifier. L’appel dura quarante-six secondes au total.
Je n’aurais jamais pensé qu’il irait aussi loin.
Je pris donc le volant, crispée et contrariée, mais restai tout de même
concentrée sur ma route. Avec une conduite nerveuse et influencée par mes
émotions, j’avais dû passer mon permis trois fois avant de l’obtenir.

Une vingtaine de minutes plus tard, je me garai sur le parking d’un petit
café situé à une cinquantaine de mètres de la caserne des pompiers.
J’informai Nathan de mon arrivée par message et lui proposai de m’y
retrouver.
J’en profitai pour nous commander deux cappuccinos accompagnés de
muffins aux myrtilles, mon petit péché mignon. Ceux de cet endroit étaient
un pur délice !
Alors que j’étais perdue dans mes pensées, le grincement de la chaise
voisine me fit lever les yeux sur la personne qui venait de s’y asseoir :
Nathan.

Deux ans plus tôt — Bal de fin d’année à l’université d’Oxford

— Sérieusement, Mel, tu ne pouvais pas te contrôler ? râlai-je en


entraînant mon amie en direction des toilettes.
Heureusement, l’endroit semblait désert. Peut-être parce que
l’université d’Oxford comprenait des multitudes de toilettes dans chaque
bâtiment… Au moins, on était sûr de ne pas avoir à faire la queue !
Je tournai la tête vers Melanie et remarquai que cette dernière s’était à
moitié endormie contre mon épaule, mais aussi que de la bave dégoulinait
le long de la commissure de ses lèvres. Heureusement que cette fille ne
pesait pas plus lourd que moi, sinon il m’aurait carrément été impossible de
la tirer jusqu’ici.
Quand nous arrivâmes devant le lavabo, je la fis s’asseoir sur le
carrelage et l’adossai contre le mur.
— Éloooooo ! marmonna-t-elle en souriant niaisement. T’as… t’as vu
comment il était troooop sexy !
— Qui ça ? demandai-je en passant un mouchoir sous l’eau du robinet.
— Ben, le prof d’histoire médiévale ! Dis… Tu crois que j’ai une
chance ou… ou qu’il est déjà marié ?
Et dire qu’elle faisait référence à un professeur d’une soixantaine
d’années, chauve, moustachu et complètement dépourvu de charme. En
effet, mon amie avait vraiment atteint ses limites avec l’alcool…
Je m’agenouillai près d’elle et lui rafraîchis le visage à l’aide du
mouchoir.
— Putain, Élo, mais qu’est-ce que tu fous ? ! s’écria-t-elle en me
repoussant. Tu vas faire couler tout mon maquillage !
— Tu es déjà dans un sale état de toute façon, déclarai-je en tentant une
nouvelle approche.
— Maaais… mais tu vas mouiller ma robe ! Elle m’a… coûté une
fortune ! Plus de… cent… ou cent vingt…
Elle eut une légère remontée gastrique et porta une main à sa bouche. Je
poussai un long soupir de soulagement lorsque rien n’en sortit.
— Mel, si tu me vomis dessus, je te jure que je t’enfonce la tête dans
une cuvette, l’avertis-je en me décalant sur le côté.
Mais bon sang, qu’est-ce qui lui avait pris de se bourrer autant la
gueule ?
Ah oui ! Elle s’est fait larguer il y a deux jours par son mec, me
souvins-je. Et c’était moi qui avais réussi à la convaincre de
m’accompagner à ce bal pour lui changer les idées alors que nous n’avions
aucun cavalier.
Mauvaise idée. Très mauvaise, vu l’état lamentable dans lequel elle se
trouvait actuellement. Enfin, je ne l’avais pas pour autant forcée à s’enfiler
les sept flûtes de champagne qui l’avaient rendue soûle comme un cochon.
— Élooooooo, tu sais quoi ?
— Non, Mel, je ne sais pas…
Elle bâilla un instant avant de poursuivre :
— Eh b… ben tooi, je t’adooooo…
Et le drame se produisit.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle se tourne de mon côté alors qu’il n’y avait
personne tout autour ! Bordel de merde. Ma robe blanche, que j’avais payée
une petite fortune, était désormais colorée par un magnifique liquide
verdâtre. Elle était bonne pour la poubelle…
— Oups, murmura mon amie en clignant plusieurs fois des yeux.
— « Oups » ? répétai-je en sentant la colère monter en moi.
Elle prit un air innocent et m’adressa un regard de chien battu. Elle était
tellement adorable comme ça, même si ses courts cheveux bruns étaient
complètement ébouriffés, que son rouge à lèvres avait déteint tout autour de
sa bouche et que le noir autour de ses yeux avait coulé sur ses joues.
— Je te déteste, Mel, je te déteste ! grognai-je en me relevant avec une
grimace de dégoût.
C’était immonde ! Oh non… j’allais me mettre à vomir moi aussi.
Je me bouchai le nez et essayai de rincer le « plus gros » du vomi au
lavabo. Mel rigola derrière moi.
— C’est drôle… Mon vomi est vert et j’ai mangé des asperges avant de
venir !
Elle trouvait ça drôle ? J’allais vraiment l’étriper sur-le-champ cette sale
petite garce !
Je serrai les poings afin de garder mon calme et m’appuyai contre le
mur. Il n’était que minuit et voilà comment nous profitions pleinement de
notre superbe soirée. Dire que nous avions décidé d’attendre notre dernière
année de licence pour nous y rendre à cause du prix élevé de l’entrée, et
voilà à quoi se résumait notre nuit !
Soudain, j’aperçus Mel en train de tomber la tête la première sur le sol.
— Oh non ! m’écriai-je en me précipitant vers elle.
Je la relevai, mais elle semblait inconsciente.
— Mel ! Melanie, tu m’entends ? Réponds-moi, bon sang !
Je la secouai, mais rien n’y faisait. Elle ne revenait toujours pas à elle. Il
fallait que… que j’aille chercher des secours, et vite !
Paniquée, je sortis en courant des toilettes dans l’espoir de trouver de
l’aide. Inutile de crier au secours, la musique du bal retentissait à volume
maximal dans tout le bâtiment.
Je tournai à l’angle d’un couloir et manquai de percuter de plein fouet
quelqu’un…
Il était plutôt grand, une carrure élancée et sportive, mais pas
énormément musclée pour autant. Ses cheveux étaient d’un blond foncé,
coupés plus court sur les côtés que sur le haut de son crâne. Son nez et son
visage avaient une forme plutôt allongée, sa mâchoire était carrée et ses
yeux d’un marron clair nuancé de vert.
— Dé… désolée ! bredouillai-je en reculant.
Remarquant qu’il portait un uniforme de pompier, je lui dis à toute
vitesse :
— S’il… s’il vous plaît, j’ai besoin d’aide ! Mon amie… mon amie a
perdu connaissance dans les toilettes, elle a beaucoup bu et…
— Où est-elle ? m’interrompit-il sèchement.
Je lui fis signe de me suivre, et nous nous y rendîmes presque en
courant. Il s’accroupit près du corps immobile de Mel et prit son pouls.
— Elle n’a pas vomi durant son sommeil ?
— À moins que vous n’ayez actuellement les pieds sur son vomi, alors
non, répondis-je en secouant la tête.
Il soupira.
— Ton amie va bien. Je pense qu’elle s’est simplement endormie.
— Hein ?
— Elle a dû s’évanouir à cause de la fatigue, rien de grave, me rassura-
t-il en se relevant.
— Vous en êtes sûr ? Je l’ai quand même vue tomber la tête la première
sur le sol ! Et si elle avait un traumatisme crânien ou je ne…
— Mais pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? me gronda-t-il comme
si j’étais une enfant de cinq ans.
Peut-être parce que je suis complètement affolée ?
D’un geste vif, il attrapa la radio accrochée à sa ceinture et la porta vers
sa bouche.
— Ici Nathan, j’ai une urgence code 112 dans le bâtiment sud-ouest,
premier étage et première porte à gauche au fond du couloir. J’ai besoin de
renforts immédiatement.
Il attendit quelques secondes avant de recevoir une réponse positive.
Deux de ses collègues allaient arriver d’une minute à l’autre.
— Qu’est… qu’est-ce que vous allez faire ?
— On va la sortir d’ici et l’emmener aux urgences. Comme tu l’as dit
toi-même, il est possible qu’elle se soit fait une commotion cérébrale en
tombant, ou même qu’elle ait une blessure plus grave à la tête. Il faut
qu’elle passe quelques examens pour qu’on s’assure qu’elle n’ait rien.
Angoissée, je me mordis la lèvre.

Quelques minutes plus tard, deux autres pompiers arrivèrent au pas de


course et prirent en charge mon amie.
— Est-ce que tu as le numéro de ses parents ou d’un membre de sa
famille ? m’interrogea Nathan en se postant devant moi.
— Euh… Non mais…
Je le poussai sur le côté et m’approchai de Melanie, toujours
inconsciente. Désormais allongée sur une civière, elle avait été mise sous
perfusion.
Je glissai rapidement ma main dans le bustier de sa robe et en sortis son
portable. Cachette efficace et invisible que nous avions toutes deux utilisée.
Je farfouillai dans son répertoire et tendis le mobile à Nathan après avoir
trouvé le numéro de sa mère.
Melanie m’avait souvent parlé d’elle, mais je ne l’avais jamais
rencontrée. Déjà que j’étais suffisamment nerveuse avec ce qui venait de se
passer, devoir parler à la mère de ma copine pour la première fois et lui
annoncer ce qui venait d’arriver… Oh non ! Je préférais de loin que Nathan
lui explique la situation plutôt que moi.
Il me remercia d’un hochement de tête avant de partir dans le couloir
pour l’appeler.
Comme s’il s’agissait d’une conversation privée ! songeai-je en levant
les yeux au ciel.
Il revint quelques minutes plus tard pour m’informer.
— Nous allons l’emmener immédiatement, sa mère m’a dit qu’elle nous
rejoindra le plus vite possible à l’hôpital. Est-ce que tu as besoin… que
quelqu’un te ramène ?
Non mais de quoi je me mêle ?
Je secouai la tête.
— Je suis venue avec ma voiture et je n’ai pas bu.
Il hocha la tête d’un air légèrement contrarié.
— Très bien.
Il tourna les talons.
— Attendez ! lançai-je en l’attrapant par la manche de son uniforme.
Est-ce que je peux vous accompagner ?
Je me sentais assez mal de laisser Melanie toute seule, bien que sa mère
soit sûrement déjà en chemin. Si j’avais été à sa place, j’aurais aimé que
mon amie reste auprès de moi jusqu’à ce que j’aille mieux.
Il baissa les yeux sur ma main, que je retirai hâtivement, embarrassée
par l’attention qu’il semblait y porter.
— Euh… si tu veux, répondit-il en me faisant signe de le suivre.

* * *

Je m’étirai sur ma chaise et poussai un léger bâillement. La fatigue


commençait à se faire ressentir… Cela faisait plus d’une vingtaine de
minutes que j’étais assise dans la salle d’attente, et la lumière agressive des
néons me picotait les yeux.
À notre arrivée, les médecins s’étaient dépêchés de s’occuper de
Melanie, dont la mère était déjà là, et ils lui faisaient actuellement passer
quelques tests.
— Tiens…
Je levai les yeux sur le pompier de tout à l’heure. Que faisait-il encore
ici ? Moi qui le pensais reparti après qu’il eut déposé mon amie.
Il baissa le regard vers sa main qui agitait un petit gobelet de café
devant moi.
— Cappuccino, précisa-t-il, je ne savais pas si tu aimais mais…
Je masquai ma surprise, touchée par cette attention.
— C’est parfait, le remerciai-je en prenant le café.
Il s’assit silencieusement sur la chaise voisine.
— Tu te fais toujours du souci pour elle ? demanda-t-il après quelques
secondes.
— Évidemment, c’est mon amie.
Il fronça les sourcils.
— Et tu as laissé ton « amie » boire jusqu’à ce stade-là ?
Je me retournai vers lui.
— Écoutez, vous êtes peut-être plus âgé que moi, mais ce n’est pas une
raison suffisante pour me faire des reproches, dis-je avec irritation. Alors, si
vous êtes là pour me faire la morale, autant vous en aller tout de suite.
On fait tous des erreurs, personne n’est parfait, non ?
Il esquissa un petit sourire.
— « Plus âgé » ? J’ai l’impression de prendre dix ans de plus ! rétorqua-
t-il en rigolant. Quel âge tu me donnes ?
Je posai le café à côté de moi et l’observai avec intérêt. À mieux le
regarder, il ne semblait pas si vieux que ça. Peut-être avait-il seulement
deux ou trois années de plus que moi…
— Vingt-quatre ? suggérai-je en croisant les doigts.
— Vingt-cinq, répondit-il en souriant.
On avait donc quatre ans d’écart. Voyant qu’il n’ajoutait rien, je repris
la parole en passant les mains sur mes bras :
— Son copain l’a quittée il y a deux jours, lui expliquai-je.
Je commençai à avoir des frissons. Après tout, ma robe était encore un
peu mouillée et le fait que les portes automatiques situées près de ma place
s’ouvrent à chaque entrée et sortie n’arrangeait rien.
— J’ai pensé que l’alcool lui ferait oublier un peu ses soucis. Ce qui a
effectivement marché. J’aurais dû la stopper, mais… je croyais qu’elle
connaissait ses limites. Elle n’arrêtait pas de me répéter « Ne t’en fais pas,
Élodie, si je tiens encore debout, c’est que tout va bien ! », jusqu’au
moment où elle a fini par terre.
— Alors comme ça, tu t’appelles Élodie, commenta-t-il en me jetant un
petit regard en coin.
— Vous avez un problème avec mon prénom ?
Il rit à nouveau.
— Pas du tout, je trouve qu’il te va très bien !
Je restai sceptique. Bien que son rire soit plaisant à écouter — du genre
qui met de bonne humeur et permet de retrouver le sourire —, son
comportement était louche.
— En tout cas, je vous trouve beaucoup moins désagréable que dans les
toilettes.
— Hum, je suis désolé pour tout à l’heure. J’étais assez nerveux à l’idée
que ton amie ait vraiment quelque chose de grave. Au fait, tu peux me
tutoyer, tu sais.
— Comme tu veux, mais je n’accepte pas tes excuses pour autant.
— Pourquoi ça ? s’étonna-t-il.
Oui, « pourquoi ça » ? Je me contentai de hausser les épaules, n’ayant
aucun argument plausible.
Soudain, le pompier se leva et retira son blouson noir pour se retrouver
en T-shirt beige. Il se pencha vers moi, son visage suffisamment près du
mien pour que je sente son souffle sur ma peau, et le posa sur mes épaules
avec légèreté.
— Tu n’arrêtes pas de frissonner, murmura-t-il devant mon air troublé,
ça serait bête que tu finisses ta soirée aux urgences toi aussi.
Il resta quelques secondes supplémentaires dans cette position, à
m’observer. Et je ne fis rien pour l’en empêcher.
— Tu sais que ton pouls bat plus vite que la moyenne, Élodie ?
J’ouvris grand la bouche, mais ne sus pas que répondre. C’était quoi
ça ? Il essayait de me draguer ? Je sentis mes joues s’embraser et détournai
rapidement la tête alors qu’il reculait.
Même si je ne le regardais plus, je savais que ses yeux étaient toujours
rivés sur moi.
— Qu… quoi ? bredouillai-je avant de me mordre la lèvre, embarrassée
par la situation.
— Eh bien, déclara-t-il d’une voix hésitante, je me demandais si tu
accepterais de me donner ton numéro.
Pardon ?
Je relevai la tête, étonnée.
— Pourquoi ?
Eh merde. Question stupide ! Comme s’il y avait cinquante raisons pour
qu’un homme te demande ton numéro, idiote !
Il sourit, amusé par ma réponse.
— J’aimerais beaucoup t’inviter à prendre un café un de ces jours… si
tu es d’accord, bien sûr.
Je passai une main dans mes longues boucles blondes.
Bon sang, mais qu’est-ce que tu fais, Élodie ? songeai-je en arrêtant
mon geste. Geste que je faisais toujours lorsqu’un type me plaisait… Et pas
qu’un peu. Apparemment, sa gentillesse et ses petites attentions m’avaient
touchée plus que je ne le pensais.
— Eh bien, s’il n’a pas le goût du distributeur, ça me va ! répondis-je en
lui tendant mon portable.
Depuis que j’étais rentrée à Londres, trois ans plus tôt, c’était bien la
première fois que j’acceptais un rendez-vous. Malgré quelques
appréhensions, je pensais être enfin prête à ouvrir mon cœur à quelqu’un
d’autre. Et puis, je ne pouvais pas continuer à vivre dans le passé et la
souffrance.
Nathan composa son numéro, l’air ravi, fit sonner son portable, puis
pianota un instant sur mon mobile avant de me le rendre.
Je baissai les yeux sur l’écran qui affichait un nouveau contact dans
mon répertoire. Une vague d’excitation parcourut mon corps tandis que je
relisais son prénom dans ma tête : Nathan.

Présent

— Alors, chérie, qu’as-tu de si important à m’annoncer ? m’interrogea-


t-il en sirotant son café.
Je l’observai et me perdis un court instant dans ses magnifiques yeux
marron clair. Par chance, un toussotement à la table voisine me ramena à la
réalité.
— Eh bien, tu sais, je t’avais déjà raconté que ma famille et moi avions
déménagé pendant quelques mois aux États-Unis lorsque j’étais plus
jeune…
— Hum, oui. Si je me souviens bien, il me semble que c’était à Saint-
Louis, n’est-ce pas ?
— Tu as bonne mémoire ! m’étonnai-je avant de boire une gorgée de
café à mon tour.
Dommage qu’il ne soit pas aussi doué pour le choix des rendez-vous…
— Et alors ? Ta famille compte repartir vivre là-bas ?
Cela aurait été le comble ! À mon avis, après nos aventures là-bas, mes
parents ne comptaient plus jamais y remettre les pieds.
— Non, non. En fait, une de mes anciennes amies que je m’étais faite
là-bas est décédée et je compte me rendre à son enterrement qui a lieu
demain après-midi.
— Ah… Est-ce que ça va ? s’enquit-il.
Je haussai légèrement les épaules.
— Je suis quand même un peu chamboulée. Même si on ne se parlait
plus, c’était ma meilleure amie à l’époque.
Il hocha la tête d’un air compréhensif avant de me demander :
— Et quel est le souci ?
Je fronçai les sourcils.
— Il n’y a aucun souci, je voulais juste t’en informer, c’est tout.
Il se pencha vers moi en plissant les yeux.
— Tu as l’air bizarre.
— Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si bizarre dans ce que je viens de te dire ?
— Eh bien, tu aurais très bien pu m’envoyer un message pour m’en
informer. Tu comptes bien rentrer demain soir après l’enterrement, non ?
Je hochai la tête.
— Alors, je ne comprends vraiment pas pourquoi tu tenais tant à me
dire tout ça en personne. Ce n’est pas comme si tu t’absentais plusieurs
jours. Et puis, de toute façon, tu sais très bien que je suis en formation cette
semaine et que nous n’aurions pas pu nous voir demain.
Je croisai les bras sur ma poitrine.
— Je vois que tu m’as l’air très préoccupé par les décisions que prend ta
future femme…
— « Préoccupé » ? répéta-t-il d’un air étonné. Mais Élodie, pourquoi
devrais-je l’être ? Tu es assez grande pour faire tes propres choix, je n’ai
pas à m’en inquiéter ! Tu es sûre que tout va bien ? Tu agis vraiment
étrangement aujourd’hui…
Je déglutis, gênée.
— Euh… Tu as raison, excuse-moi. C’est juste que… Je dois être un
peu à fleur de peau depuis que j’ai appris la mort de mon amie.
Il acquiesça, puis regarda sa montre avant de grimacer.
— Il va falloir que j’y retourne… Attends-moi ici, je vais payer.
Il se leva et partit régler l’addition au comptoir. J’attendis donc
patiemment sur ma chaise qu’il ait fini avant de le rejoindre, et il me
raccompagna ensuite jusqu’à ma voiture.
— Tu ferais mieux d’aller te reposer avant ton départ. Et appelle-moi à
ton retour, d’accord ? Sois prudente, je t’aime.
Il m’embrassa tendrement sur les lèvres.
— Je t’aime aussi, soufflai-je avant de monter dans ma voiture.
Mon fiancé me fit un petit signe de la main, et je le regardai s’éloigner
rapidement en direction de la caserne, puis pris le chemin du retour.
Pourquoi avais-je à tout prix tenu à le voir avant mon départ ? Nathan
avait raison, nous n’étions pas un de ces couples toujours occupés à savoir
ce que faisait l’autre. Nous nous faisions confiance et j’aurais très bien pu
me contenter de l’appeler ou même de lui envoyer un message.
Pourtant, c’était comme si j’avais eu besoin de le voir et de lui dire ce
que je comptais faire demain. Comme si j’avais eu besoin de le rassurer…
Ou plutôt de me rassurer concernant ce voyage à Saint-Louis et ce qui
pourrait s’y passer.
Et si je le revoyais ?
Chapitre 58

— À… Saint-Louis ? déclara mon père.


Il avait l’air abasourdi par la nouvelle. Toute notre famille était réunie
dans le salon, et trois visages stupéfaits me fixaient.
— Oui, je pars à Saint-Louis ce soir, leur répétai-je.
Mon avion décollait dans une heure trente. Il allait falloir que j’y aille.
Mon père, assis à côté de ma mère et de ma sœur sur le canapé en face
de moi, secoua la tête.
— C’est à cause de lui, n’est-ce pas ? m’interrogea-t-il d’un ton
désapprobateur.
Et nous savions tous très bien à qui il faisait allusion.
— Bien sûr que non, papa, c’est à cause de…
— Ne me mens pas une nouvelle fois, Élodie. Je croyais que nous en
avions fini avec toutes ces tromperies depuis notre retour.
— Papa, tu deviens parano ! Si je retourne là-bas, c’est juste pour
assister aux funérailles de ma meilleure amie.
Moi qui pensais que cela suffirait à lui clouer le bec et à faire cesser son
délire, je le sous-estimais…
— Ta meilleure amie à qui tu n’as pas adressé la parole durant cinq
ans ? Quelle belle preuve d’amitié ! dit-il en faisant mine de m’applaudir,
visiblement pas du tout convaincu. Pourquoi, Élodie ? Pourquoi est-ce que
tu nous fais ça ?
— Vous faire ça ? répétai-je en clignant des yeux. Je ne vois pas en quoi
mes choix vous regardent ni en quoi ils vous affectent ! C’est ma vie, papa,
c’est…
Ma mère se leva soudain.
— Bien sûr que cela nous affecte, chérie, intervint-elle en s’approchant
de moi. Nous ne souhaitons que ton bonheur, et n’est-ce pas ce que tu as
trouvé ici ? N’es-tu pas heureuse avec Nathan ? Tu as tout ce que tu as
toujours voulu ! Tu as bientôt terminé tes études, tu as un petit ami en or et
une famille à tes côtés que tu aimes et qui t’aime également, tu ne manques
de rien, que demander de plus ?
Ce que j’avais toujours voulu ? L’était-ce vraiment ? C’était
évidemment une vie idéale pour la plupart des gens, mais moi, que désirais-
je réellement ?
— Pourquoi vouloir retourner dans cette ville où il ne t’est arrivé que
des choses horribles ? reprit mon père. As-tu oublié ce qu’ils ont fait à ta
sœur, les marques qui ne s’estomperont jamais sur ses bras et qu’elle devra
assumer toute sa vie ? As-tu oublié que tu aurais pu aller en prison pour
avoir été impliquée dans une affaire de drogue ? As-tu oublié que nous
t’avons mise à la porte là-bas à cause de toutes ces conneries ! Aurais-tu
oublié tout ça, Élodie ? !
Tout au long de son discours, mon père avait haussé la voix. Les traits
de son visage étaient désormais déformés par la colère, et son regard… « un
vrai regard de la mort qui tue ».
— Écoutez… Vous vous trompez sur toute la ligne ! J’y vais vraiment
pour l’enterrement de Victoria, et seulement pour cette raison. En tout cas,
merci pour votre confiance, ça me fait extrêmement plaisir ! Sur ce, j’ai un
vol à prendre, si vous voulez bien m’excuser !
Je poussai ma mère hors de mon chemin et partis sans plus attendre
dans le hall d’entrée chercher ma valise. Et dire que même mon fiancé avait
plus foi en moi que ma propre famille ! Parfois, mes parents m’énervaient
au plus haut point.
Alors que je m’apprêtais à sortir, mon père s’interposa devant moi.
Agacée par son attitude, je soupirai :
— Papa, tu comptes faire quoi au juste ? M’empêcher de quitter la
maison peut-être ?
— Le devrais-je ?
Nous nous défiâmes du regard un instant avant qu’il n’ajoute dans un
murmure à peine audible :
— Si seulement j’avais mis plus de drogue…
Ma main lâcha la sangle de ma valise qui tomba sur le sol dans un bruit
sourd.
Non… Non… Non… Non…
— Qu’est… qu’est-ce que tu viens de dire ? bredouillai-je en ne voulant
tout simplement pas y croire.
C’était impossible. Il ne pouvait pas avoir fait ça… Pas lui.
— Non… Non, tu mens…
Mais son air grave m’assurait qu’il ne mentait pas.
— Je suis désolé, Élodie. J’ai seulement fait ça pour ton bien.
Pour mon… « bien » ? Mon bien ? ! Et le pire, c’est qu’il avait vraiment
l’air sûr de lui ! Je serrai les poings, sentant des larmes de colère monter en
moi.
— Ce garçon n’était pas fait pour toi, dit-il avec certitude. Il n’aurait
jamais dû faire partie de ta vie, ma chérie. Nathan, en revanche…
— De quel droit…, le coupai-je d’une voix tremblante et pleine de rage.
De quel droit te permets-tu de décider à ma place, papa ? ! De quel droit te
permets-tu de juger ce qui est bon pour moi et ce qui ne l’est pas ? De quel
droit te permets-tu de contrôler ma vie de cette façon ?
— Je suis ton père, Élodie.
Je grimaçai.
— Non, tu n’es plus mon père. Tu es peut-être mon géniteur, nous
avons peut-être les mêmes gènes, mais sache que plus jamais, oh non, plus
jamais je ne t’appellerai papa ! Jamais !
Mes paroles le firent tressaillir. Apparemment, il n’était pas si
indifférent à l’idée de perdre sa fille aînée pour toujours.
Ce qu’il avait fait était impardonnable. Zach avait eu raison. Mon père
était cet enfoiré qui avait caché de la drogue chez lui pour l’envoyer en
prison et l’éloigner de moi. Et dire que je l’avais défendu devant Zach !
— Je sais que tu m’en veux énormément, Élodie, mais…
— Non, ne dis plus rien. Je t’interdis d’ajouter quoi que ce soit, Mark !
C’était la première fois que je l’appelais par son prénom, et cela nous
troubla tous les deux.
— Tu es allé trop loin, non… Vous êtes allés trop loin, maman et toi. Je
n’aurais jamais dû vous faire confiance. Je n’aurais jamais dû revenir après
que vous m’avez jetée dehors à Saint-Louis… Le fait que vous décidiez
soudain d’accepter Zach dans la famille… Tout ça, c’était trop beau pour
être vrai. Mais j’étais si heureuse de vous retrouver… si contente de ne plus
avoir de problèmes à résoudre, de ne plus être angoissée à l’idée de vous
perdre… J’ai été tellement stupide… Je suis tellement stupide !
Je secouai la tête en rigolant. Mieux valait en rire qu’en pleurer, non ?
Mais mon rire nerveux se transforma rapidement en sanglots.
Oh non… Pas devant lui. Pas question qu’il voie combien il m’avait
blessée et à quel point j’étais fragile.
Tu es forte, Élodie… L’amour te rend forte. Mais quel amour ? Celui de
Zach… ou celui de Nathan ?
Je cachai mes yeux larmoyants d’une main, essayai de respirer
calmement, puis demandai d’une voix cassée :
— Les… les menaces… C’était toi aussi ?
Je retirai ma main pour lire dans son regard s’il mentait ou non. Mais je
savais que mon instinct n’était pas fiable. Après tout, je m’étais bien fait
avoir en le croyant cette nuit-là, sur le parking du poste de police lorsqu’il
m’avait assuré qu’il était innocent.
« Non, ce n’était pas moi. Je te le jure. » Je n’avais jamais oublié ses
paroles, j’y avais cru alors que mon père n’était qu’un menteur et un
manipulateur. J’avais terriblement honte de tenir ces défauts de lui.
Heureusement, il me battait à plate couture dans ce domaine…
Il fronça les sourcils.
— Quelles « menaces » ?
— Arrête. Tu l’as dit toi-même, ça ne sert plus à rien de mentir,
pourquoi m’as-tu envoyé ces messages ? C’était pour me faire peur ? Tu
espérais que je te demande plus rapidement que l’on rentre à Londres ?
C’était pour ça, hein ? Et le coup de l’oiseau, c’était toi aussi ?
— Élodie… Tu vas trop loin, murmura la petite voix de ma sœur.
Je me retournai et remarquai que ma mère se tenait debout à ses côtés.
Toutes deux avaient les larmes aux yeux.
— « Trop loin » ? Parce que pour toi un homme qui a acheté de la
drogue et qui l’a planquée chez le petit ami de sa fille pour le faire arrêter
n’est pas capable de cacher un oiseau mort sous mon oreiller ?
— En tout cas, ce n’est pas papa qui a essayé de me renverser en
voiture, protesta ma sœur, jamais il n’aurait voulu me faire de mal !
Honnêtement, j’en doutais. J’avais même lu quelque part que la douleur
mentale était bien pire que la douleur physique. Si mon père m’avait infligé
autant de souffrance mentale en me séparant de mon copain, il avait pu
vouloir effrayer à Sara en feignant de la percuter en voiture.
Quant à la drogue, où avait-il bien pu se la procurer ? La réponse me
vint d’elle-même : Waylon. Cet enfoiré de flic avait forcément dû l’aider.
Je ne pouvais pas rester une minute de plus avec ces gens. Ces
personnes sans cœur, sans aucune pitié, sans aucun remords pour ce qu’ils
avaient commis.
J’inspirai un bon coup, attrapai à nouveau la poignée de ma valise et
quittai cette maison en bousculant mon père au passage.
— Élodie ! s’écria-t-il.
Je me retournai une dernière fois et lui lançai du ton le plus amer qui
soit :
— Va te faire foutre, Mark ! Et allez tous au diable !
Je m’empressai de rejoindre ma voiture, balançai mon bagage sur la
banquette arrière et montai à l’avant. Ils avaient gâché ma vie, mais surtout
cinq années de la sienne. Ils avaient… détruit notre couple, notre amour.
Je démarrai et pris la route de l’aéroport. Zach… Zach avait dû passer
cinq horribles années en prison par ma faute. Tout ça… C’était à cause de
moi. Si je n’étais pas sortie avec lui, si je n’avais pas été aussi obsédée par
lui, si je ne l’avais pas autant harcelé… Si je n’étais pas entrée dans sa vie,
rien de tout cela ne serait arrivé.
Mais les « si » étaient désormais inutiles. Je ne pouvais pas remonter le
temps pour réparer mes erreurs et tout effacer en un claquement de doigts.
Ce n’était pas possible.
J’étais complètement écœurée. Comment mes parents avaient-ils pu
faire une chose pareille ?
Oh ! Zach… Si tu savais à quel point je suis désolée… pour tout,
songeai-je en appuyant le pied sur l’accélérateur. Je n’aurais jamais dû
l’abandonner. Je n’aurais jamais dû retourner à Londres. Si seulement…
Il est trop tard pour regretter, Élodie, me répétai-je en essayant de ne
pas laisser mes larmes brouiller ma vision.
Trop tard pour regretter, mais pas pour s’excuser. Il fallait que je le lui
dise. Que je lui avoue que mon père était à l’origine de son affaire. Il avait
le droit de savoir. Le droit de connaître la vérité.
Je ne pouvais pas réparer les torts de mon père, mais je pouvais encore
en prendre la responsabilité. Cela permettrait à Zach d’avoir enfin
quelqu’un à détester. Quelqu’un sur qui il pourrait déverser cette colère,
cette rage, toute cette rancœur qu’il devait avoir en lui. Il devait tellement
en avoir besoin, et si cela pouvait lui permettre d’aller mieux… alors il
fallait que je le fasse.
Mais il y avait tout de même une chose pour laquelle je n’aurais pas à
m’excuser. C’était de l’avoir aimé…

* * *

Je sentis comme un petit tapotement sur mon épaule.


— Excusez-moi, madame…
J’ouvris un œil pour voir le visage de la femme blonde venant de me
tirer d’un profond sommeil.
— Je suis vraiment navrée de vous avoir réveillée, mais nous sommes
arrivés et, voyez-vous, je suis assez pressée de descendre de cet avion,
m’expliqua gentiment ma voisine de siège.
Je tournai la tête de l’autre côté et remarquai qu’effectivement il ne
restait plus qu’une dizaine de passagers à bord de l’appareil.
— Oh non, c’est moi qui suis désolée !
Je détachai ma ceinture et me levai rapidement pour qu’elle puisse avoir
accès au couloir. Elle me remercia d’un sourire avant d’ajouter :
— En tout cas, je suppose que vous deviez être vraiment épuisée pour
ne pas avoir été réveillée par l’atterrissage !
C’est le moins qu'on puisse dire…
Je sortis à mon tour et partis récupérer mon bagage. Me trouver ici, dans
cet aéroport, me rappela le premier jour où nous étions arrivés à Saint-
Louis, ma famille et moi.
« Je pense que ta vie peut être bien meilleure ici », m’avait assuré Sara.
À croire que sa phrase avait agi comme un mauvais sort et que tous les
malheurs du monde s’étaient abattus sur moi. Ma sœur avait-elle usé de
sorcellerie ? Après tout, mon père était un dangereux psychopathe
mystificateur…
Une fois ma valise à la main, je sortis de l’aéroport, montai dans le
premier taxi de la file et demandai au chauffeur de m’emmener à l’hôtel le
plus proche en centre-ville. D’après le message envoyé par Wade avant le
décollage de mon avion, l’enterrement n’avait lieu qu’à 14 heures. Je lui
avais répondu que je le retrouverais là-bas. Alors, puisqu’il me restait un
peu de temps devant moi et que j’étais encore fatiguée, une petite sieste ne
serait pas de refus.
Le taxi me déposa devant un hôtel, plus ou moins correct, qu’il me
semblait avoir déjà aperçu. Ah oui…, me souvins-je en regardant la façade
de plus près. J’étais effectivement passée devant le jour où j’avais refusé
que Zach me ramène chez moi après le match de base-ball de son petit
frère. Au moins cette « superbe » — et le mot était faible — balade m’avait
permis de découvrir un peu plus la ville.
D’ailleurs, Lyam avait certainement dû bien changer en cinq ans…
Était-il devenu aussi beau et attirant que son grand frère ? En tout cas, je
l’espérais pour lui… Peut-être aurais-je l’occasion de le voir également
durant mon séjour.
À peine eus-je refermé la porte de ma chambre que je m’effondrai sur le
lit, sans même prendre le temps d’inspecter l’état des lieux, de me changer
ou bien de me glisser entre les draps.
Quelques secondes plus tard, je tombais déjà dans les bras de Morphée.

* * *

Des coups contre la porte d’entrée me réveillèrent. Je m’étirai


rapidement en demandant, encore à moitié endormie :
— Oui ?
Une voix féminine avec un fort accent mexicain me répondit :
— Bonjour, c’est pour le ménage !
« Le ménage ? » Déjà ?
J’allumai l’écran de mon portable : 14 h 13.
14 h 13 ? !
Je sautai de mon lit, ouvris en une seconde ma valise, attrapai ma
longue robe noire à manches courtes ainsi que ma veste, ma paire de talons
et mon sac à main, puis sortis en courant dans le couloir et criai à l’intention
de la femme de ménage :
— Vous pouvez y aller !
Pas le temps pour l’ascenseur. Je dévalai à vive allure les marches de
l’escalier et manquai à plusieurs reprises de trébucher.
Bravo, Élodie, tu n’es même pas fichue d’être à l’heure pour
l’enterrement de ta meilleure amie ! pensai-je en guettant un taxi du regard,
debout sur le trottoir. Mais Saint-Louis était une ville bien différente de
Londres et les taxis ne couraient pas les rues en centre-ville.
Je baissai les yeux sur ma tenue de la veille et me reniflai discrètement.
Super… En plus d’être en retard, tu sens le phoque ! D’un autre côté, ne pas
m’être douchée me permettrait de faire fuir tout le monde au cimetière et
d’avoir un dernier moment d’intimité avec mon amie.
J’aperçus soudain un taxi et lui fis signe de s’arrêter. Un miracle ! Je
sautai à l’intérieur tel que l’aurait fait un lion sur sa proie.
— Au cimetière de Saint-Louis, s’il vous plaît ! Le plus rapidement
possible !
Le chauffeur, un homme dans la quarantaine, hocha la tête avant de me
regarder étrangement dans le rétroviseur. Tant qu’il ne se bouchait pas le
nez, tout allait bien.
J’hésitai un instant à me changer dans le taxi en utilisant la merveilleuse
technique de Mila Kunis dans le film Sexe entre amis, c’est-à-dire désigner
au chauffeur des bâtiments connus, l’interroger à leur sujet et profiter de ses
moments d’inattention pour se changer. Technique très rapide et efficace.
Malheureusement, nous n’étions pas à New York, et il n’y avait pas
beaucoup de monuments, mais des immeubles d’habitation sur la route
menant au cimetière.

14 h 31. Je venais d’arriver à destination. Je payai la course et me


précipitai, ma robe, ma paire de talons et mon sac à la main, derrière une
haie d’arbustes bordant les murs du cimetière. Après avoir vérifié qu’il n’y
avait personne aux alentours, je me changeai à la hâte, m’aspergeai de
déodorant et attachai mes longs cheveux blonds en un chignon négligé.
J’inspectai mon visage dans l’écran de mon portable : Digne d’un
enterrement ! Il ne me manquait plus que la pâleur pour que je rejoigne Vic
dans un cercueil… Comment ce genre de blague pouvait-il me venir à
l’esprit un jour pareil ? !
Après avoir caché mes vêtements de la veille dans un buisson, je partis
en trottinant. Moi et les talons, ce n’était pas vraiment la bonne association,
notamment quand le sol se trouvait être du gravier. Je trébuchai à quatre
reprises avant d’arriver à l’endroit où avait lieu l’hommage à Vic, le cortège
étant d’ailleurs en train de se disperser.
Quoi ? C’est déjà fini ? Mais il n’est que 14 h 43 ! m’étonnai-je en
fronçant les sourcils.
Je m’apprêtais à aller vers le reste de la foule, une dizaine de personnes
dont faisaient certainement partie les parents de Vic, lorsqu’une main me
saisit le bras. Je tournai la tête et me retrouvai face à Wade.
Malgré son léger sourire, il semblait épuisé. Il s’était tout de même mis
sur son trente et un aujourd’hui et avait plaqué ses cheveux sombres en
arrière. C’était bien la première fois que je le voyais vêtu d’une chemise
blanche avec une cravate sous une veste de smoking. Wade paraissait
beaucoup moins… Wade.
— Tu as… changé, lui avouai-je.
— Toi aussi, répondit-il en me détaillant tout autant, tu es devenue
plus… femme.
— Euh… Quel gentil compliment ! bredouillai-je en fronçant
légèrement les sourcils.
Il me sourit en retour avant de me prendre dans ses bras.
Waouh !… Qu’est-ce qu’il lui arrivait tout à coup ? Nous n’avions
jamais été aussi proches tous les deux.
— Merci d’être venue, me souffla-t-il à l’oreille.
Je compris à son ton attristé qu’il avait simplement besoin d’un petit
moment de réconfort.
— À la fin de l’enterrement ? J’aurais pu faire mieux…
Au bout de quelques secondes, je décidai de m’écarter de lui, car cela
devenait embarrassant.
— Crois-moi, tu n’as pas raté grand-chose à part des pleurs. Et le
principal, c’est que tu sois là. C’est tout ce qui compte… pour elle.
Je hochai la tête, consciente qu’il avait raison.
— Dis donc, tu m’impressionnes vraiment, Wade, déclarai-je en
m’approchant de la tombe alors que les derniers visiteurs s’en allaient. Je ne
sais pas si c’est Vic qui t’a rendu comme ça, mais en tout cas tu m’as l’air
beaucoup moins stupide qu’autrefois.
Et aussi beaucoup plus sympathique.
Il haussa les épaules et me regarda m’accroupir devant la tombe de mon
amie.
ICI REPOSE VICTORIA TANER.

Un frisson me parcourut l’échine alors que je lisais cette inscription.


Je baissai les yeux sur la dalle. Seulement deux bouquets de fleurs y
avaient été déposés. Seulement deux.
Sa tante et ses parents, songeai-je en retenant mes larmes.
Je ne pleurerais pas. Vic détesterait que je le fasse.
— Je suis désolée de ne pas m’être réveillée à l’heure, murmurai-je en
posant la main sur la pierre. Je suis sûre que même toi tu aurais su arriver à
temps pour mes funérailles si les rôles avaient été inversés.
— Tu n’aurais pas pu mettre une alarme ?
Je tournai la tête vers Wade et lui lançai un regard noir.
— Je suis en train de parler à mon amie et tu n’es pas invité à participer
à la conversation ! répondis-je en lui faisant signe d’aller voir plus loin si
j’y étais.
— Ah, les hommes…, soupirai-je une fois que Wade se fut éloigné au
bout de l’allée. Tous les mêmes, hein ? J’espère quand même que celui-là a
su te rendre heureuse, Vic… Tu le méritais.
Je restai silencieuse un instant, ne sachant pas quoi dire.
— Tu sais bien que je ne suis pas aussi bavarde que toi, marmonnai-je
en me massant la nuque d’un air embarrassé. Et puis les monologues, ça n’a
jamais vraiment été mon truc, sauf dans ma tête… Tiens, je suis sûre que tu
aurais rigolé là, pas vrai ? Tu rigolais souvent pour rien. Tu sais, ton rire me
manque, ton sourire aussi, ta bonne humeur, et… tu me manques. Rassure-
toi, je ne te fais pas une déclaration d’amour, je te jure que je n’ai jamais eu
d’attirance envers les femmes ! Et puis, est-ce que je peux vraiment te
considérer comme telle ? Toi qui adorais les joggings et disais des gros
mots à longueur de journée ? Tiens, là, je suis sûre que tu m’aurais frappée !
Je souris avec tristesse avant de poursuivre doucement :
— Je suis désolée, Vic. Sincèrement. Tu n’accepteras certainement
jamais mes excuses, car on sait toutes les deux que je ne serais jamais
revenue si tu étais encore là aujourd’hui, mais je tenais quand même à te
dire que je suis désolée de ne pas être revenue te voir, de ne pas t’avoir
écrit, de ne pas avoir pris de tes nouvelles une seule fois… mais je ne
pouvais pas. Il fallait que je passe à autre chose. J’avais mis cette barrière
entre Londres et Saint-Louis pour me protéger, et elle a tenu bon jusqu’à ce
que Wade m’appelle. Hier, elle est tombée comme s’il s’agissait de la chute
du mur de Berlin, et aujourd’hui, je… Je sais que je n’ai pas le droit de
regretter mes choix… À quoi bon ? C’est trop tard maintenant. Tout ce
qu’il me reste à faire, c’est d’encaisser et d’assumer les conséquences qu’ils
ont eues. Je ne sais pas si tu as voulu partir de toi-même ou si quelqu’un t’a
vraiment assa…
Je m’arrêtai. Une brise d’air frais venait de me fouetter le visage.
— Message reçu. Tu as raison, il faut que j’arrête de m’apitoyer sur
mon sort et de me faire passer pour la victime. Et puis, ce n’est pas très gai
comme sujet. Alors peut-être préfères-tu que je te rappelle la fois où tu es
allée à l’hôpital pour moi alors que tu n’avais absolument rien ? Mon Dieu,
t’es la fille la plus cinglée que je connaisse ! Mais la meilleure et la plus
géniale des cinglées !
— À t’entendre, je ne sais plus vraiment qui est la plus cinglée des
deux, lança Wade derrière moi en ricanant.
Je fronçai les sourcils. Pourquoi était-il déjà revenu ?
— Tu ne pouvais pas rester à l’autre bout du chemin ? râlai-je. Tu y
étais très bien !
— Disons juste que j’ai pensé que tu aimerais savoir…
— « Savoir » quoi ? grognai-je en croisant les bras sur ma poitrine
avant de me tourner vers la tombe. Honnêtement, Vic, je commence à
comprendre pourquoi tu l’as largué !
— De un, elle ne m’a pas largué, rétorqua Wade d’un ton agacé, nous
nous sommes quittés d’un commun accord. Et de deux, Zach était là.
— Za… Zach ? bégayai-je.
— Ouais, Zach.
— Quand ? Et Où… Où ça ?
Il me désigna l’entrée du cimetière.
— Il vient tout juste de partir.
— Mais il n’est même pas venu se recueillir ! protestai-je en me
relevant. Est-ce que tu lui as dit que j’étais là ? !
Wade haussa les épaules.
— Non, je ne lui ai rien dit. Pourquoi l’aurais-je fait ? Et je suppose
qu’il tenait simplement à adresser ses condoléances aux parents de Vic.
D’ailleurs, tu sais, s’il a envie de lui parler, il n’a pas besoin de venir
s’agenouiller au bord de sa tombe comme toi. Son esprit est partout autour
de nous, peu importe l’endroit ou le moment, elle est toujours là, à nos côtés
et dans nos cœurs.
Wade, le philosophe…
— Certes, mais, techniquement, Vic est bien là-dessous !
— Jusqu’à ce que les vers et autres insectes viennent prendre l’apéro.
Ensuite, où sera-t-elle ?
Je grimaçai de dégoût.
— Tu es vraiment immonde, Wade Deverson…
— Bref, je n’ai vraiment pas l’envie ni le temps de débattre avec toi sur
« ce qu’il se passe après la mort » aujourd’hui. Alors, si tu veux aller
retrouver ton ex, tu ferais mieux de te remuer le derrière avant qu’il ne
prenne la route.
Comment savait-il que je voulais aller le voir ?
— Ne prends pas cet air choqué, ajouta-t-il, et dépêche-toi !
Je jetai un dernier regard à la tombe de mon amie ; lui parler m’avait
fait du bien. Et, même si je ne lui avais pas encore dit tout ce que j’avais sur
le cœur, je me sentais déjà un peu plus apaisée.
— Je reviendrai, Vic… Et je t’apporterai un énorme bouquet de fleurs,
tu verras, le plus gros que tu aies jamais vu, je te le promets.
Je tournai les talons, saluai Wade d’un hochement de tête puis partis au
pas de course, mais toujours prudemment, en direction de l’entrée.
Attends-moi, Zach, s’il te plaît.
Chapitre 59

Pourquoi fallait-il que je sois une fois de plus en retard aujourd’hui !


J’avais beau n’avoir qu’une dizaine de personnes en face de moi, toutes
vêtues de noir, aucune ne ressemblait à Zach. Il avait dû partir. Je soupirai.
— Excusez-moi, déclara une voix mélancolique, est-ce que l’on ne se
serait pas déjà vues quelque part ?
Je me retournai face à… Mme Verden, la tante de Vic, plus connue sous
l’appellation de « secrétaire du lycée Layton ». Malgré quelques rides
supplémentaires, elle ne semblait pas avoir beaucoup changé.
— Euh… oui. J’étais dans la même classe que votre nièce il y a…
— Lydie ! s’exclama-t-elle soudain.
— Élodie, rectifiai-je en esquissant un léger sourire.
Et dire qu’elle avait fait exactement la même erreur lors de notre
première rencontre, le jour de ma rentrée en 2011.
Elle hocha la tête avant de poser une main bienveillante sur mon bras.
— C’est une bonne chose que tu sois venue. Je suis sûre que ma petite
Victoria en est ravie également de là-haut.
Je n’eus pas le temps de répondre qu’on nous interrompit :
— Serena, est-ce que tu peux venir un instant ? lança quelqu’un derrière
nous.
Mme Verden me lâcha à contrecœur.
— Le devoir m’appelle, soupira-t-elle avec un triste sourire. À plus tard
peut-être, Élodie.
J’acquiesçai et la regardai rejoindre un petit groupe de personnes. L’une
d’elles attira mon attention. Il s’agissait d’une femme dans la quarantaine
me rappelant étonnamment Victoria.
Sa mère, compris-je en l’observant davantage.
Je savais enfin de qui mon amie tenait ses beaux cheveux châtains, son
visage ovale, mais aussi ses petits yeux noisette en amande. Sa mère était
une très belle femme et Vic lui aurait certainement ressemblé comme deux
gouttes d’eau plus tard… Oui, c’était ce qui aurait dû se passer. Vic aurait
dû se marier, avoir des enfants et vieillir. Elle méritait de vivre.
Je détournai la tête et quittai le cimetière d’un pas lent. Qu’étais-je
censée faire à présent ? Il était hors de question que je retourne à Londres
de sitôt. D’ailleurs, une fois de retour à ma cachette derrière les arbustes, je
sortis de mon sac mon billet d’avion pour le retour et le déchirai en petits
morceaux.
Bien sûr, il était évident que je finirais par rentrer. Nathan m’attendait,
ainsi que mes études. Je ne pouvais pas foutre en l’air ma dernière année de
master à cause de ma désormais non-relation avec mes parents. Cependant,
il était sûr que je ne retournerais pas à la maison.
Au moins, ça ferait deux heureux. Sara allait être aux anges de pouvoir
enfin disposer de ma chambre et Nathan serait ravi que je vienne m’installer
chez lui pour de bon !
L’envie de contacter ce dernier et de lui raconter tout ce qui m’était
arrivé depuis la veille me démangeait, mais peut-être était-il déjà couché, et
je ne voulais pas le déranger.
En attendant, la seule chose que j’étais capable de faire à l’heure
actuelle était de retrouver Zach. J’appelai un taxi et profitai du temps
d’attente pour me changer à nouveau et réfléchir à l’endroit où Zach avait
bien pu se rendre. Si j’avais été lui, une chose est sûre, je ne serais pas
rentrée chez moi après un enterrement.
Une fois à l’intérieur du taxi, je demandai au chauffeur de me conduire
au seul endroit qui me passait par la tête et qui se trouvait à l’extérieur de la
ville. Il me déposa à l’entrée du petit chemin sinueux que je reconnaissais
parfaitement.
— Si ce n’est pas indiscret, s’enquit-il d’un ton soucieux avant que je ne
referme la portière, qu’est-ce qu’une jeune femme comme vous compte
faire toute seule dans des bois déserts ?
Je me voyais bien lui répondre que si, c’était bel et bien indiscret, mais
après tout, ce monsieur ne faisait rien d’autre que de s’inquiéter pour moi.
— Un petit footing ! rétorquai-je avec ironie en levant ma paire de
talons devant ses yeux.
Ma petite moquerie ne le fit pas rire le moins du monde, mais cela suffit
à le faire fuir, puisqu’il démarra immédiatement, et sans un mot de plus,
une fois la portière refermée.
Avec un soupir, je m’engageai sur le sentier et rejoignis le vieil arrêt de
bus. Dire qu’il était déjà dans un état déplorable il y a cinq ans, mais alors
là… Je me demandais comment il pouvait encore tenir debout !
Je fis le tour de l’abri à la recherche de la moto de Zach et fus déçue de
ne pas la trouver. Mon raisonnement était faux. Il n’était pas venu ici. Par
contre, je n’avais pas pour autant envie de rappeler un taxi et de rentrer à
l’hôtel tout de suite.
Je m’empressai de cacher ma robe ainsi que mes talons derrière un
buisson, avant de m’enfoncer dans la forêt. Je ne m’arrêtai pas un seul
instant, pas même pour vérifier l’heure, et fus donc satisfaite et fière de moi
lorsque j’arrivai au bout de la montée.
La première fois que j’étais venue ici, je n’avais pas cessé de me
plaindre toutes les cinq minutes ! Je ne comprenais pas comment Zach avait
réussi à me supporter ce jour-là ! Si j’avais été lui, j’aurais très certainement
ligoté Élodie la chiante, avant de la pousser et de la regarder dévaler la
pente jusqu’en bas. Oui, il pouvait m’arriver de me montrer cruelle envers
moi-même quelquefois…
Je levai les yeux et admirai ce sublime paysage. Des champs de fleurs
s’étendant à l’infini… J’avançai vers le grand pont avec une certaine
nostalgie. C’était à cet endroit que Zach m’avait fait part de sa passion pour
la photographie, c’était aussi ici qu’il m’avait révélé une partie de son
passé, la raison pour laquelle il était allé en prison : sa mère. Il l’avait fait
pour elle, pour la protéger, mais également pour son frère, Lyam.
J’avais compris à ce moment-là que Zach n’était pas une mauvaise
personne. Bien sûr, j’avais conscience que l’homme que j’aimais déjà
éperdument à l’époque cachait bien d’autres secrets, mais j’avais été sûre
d’une chose : jamais il ne me ferait intentionnellement du mal.
Lorsque je me retrouvai à proximité du pont, je me figeai.
Il était là.
Zach.
De profil, toujours aussi grand, les yeux fermés et le visage face au
vent.
Je me frottai les yeux pour être sûre que je ne rêvais pas.
Non, c’était bien lui, et il n’avait pratiquement pas changé en cinq ans.
La seule différence que je notai était sa barbe de trois jours. Mais, à vrai
dire, je le préférais même avec. Cela lui donnait un petit côté viril et plus
âgé. Je serrai les bras autour de moi et m’avançai doucement vers lui. Le
revoir me procura une étrange sensation dans la poitrine. Une sorte de petit
tiraillement à la fois plaisant et angoissant.
Je m’arrêtai à deux ou trois mètres de lui et m’accoudai à la barrière
face à la campagne, tout en gardant un œil sur mon ancien petit ami.
Il dut s’écouler plusieurs minutes avant que Zach ne remarque ma
présence. Tout comme moi, il se raidit en m’apercevant et eut le souffle
court.
— Élodie ? fit-il après m’avoir dévisagée de longues secondes.
Gagné.
— Elle-même, répondis-je en souriant.
Malgré mon petit ton enjoué et mon air amusé, je me sentais hyper mal
à l’aise ; je n’avais jamais songé à nos retrouvailles, tout simplement car il
n’aurait jamais dû y en avoir. Je n’aurais jamais dû le revoir. Cependant, si
tout s’était déroulé normalement, s’il n’y avait pas eu cette conversation
avec mon père la veille… Alors, à l’heure actuelle, je serais très
certainement en train d’attendre tranquillement mon vol en sirotant un thé
bien chaud dans un des cafés de l’aéroport.
De toute façon, peu importait à présent. Nous étions ici tous les deux, et
il fallait que je lui dise tout ce que j’avais sur le cœur, ou bien les paroles de
mon père continueraient de me hanter jusqu’à ma mort.
Zach m’étudia une nouvelle fois, comme s’il cherchait à saisir la raison
de ma présence ici.
— Vic, devina-t-il alors.
J’acquiesçai.
— Je croyais que tu aurais compris ça plus vite, soupirai-je. Et dire qu’à
vingt-deux ans tu es déjà sénile !
— Quant à toi, je vois que tu es toujours aussi blonde.
Je haussai les sourcils.
— C’était vraiment petit, là, même Sara aurait trouvé mieux à
répondre !
— J’essaie simplement de me mettre à ton niveau, renchérit-il avec un
demi-sourire.
— Non, désolée, mon garçon, mais on ne joue pas dans la même cour !
Il éclata de rire en même temps que moi. Lui parler comme si de rien
n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si je n’étais jamais partie…
Cela me détendit légèrement, du moins… jusqu’à ce qu’il s’approche
soudain de moi et me serre dans ses bras sans que je m’y sois préparée.
Après le câlin de Wade, j’avais le droit au câlin de mon ex… Celui-là
était d’ailleurs loin de me laisser indifférente. Pourquoi mon cœur battait-il
aussi vite ?
Élodie, calme-toi et respire ! m’ordonna ma petite voix de la raison.
Je déglutis et restai immobile, les bras le long du corps.
Devais-je lui rendre son étreinte amicale ? Pouvions-nous être amis ?
Non… Pas après notre dernière conversation. Pas après la façon dont nous
avions été contraints de nous séparer alors que nous nous aimions encore.
Qu’attendait-il de moi au juste ?
— Dis donc, les hommes, il vous arrive quoi aujourd’hui ? ! plaisantai-
je, complètement gênée. Vous êtes tous en manque d’affection ou quoi ?
Tout d’un coup, Zach s’écarta. J’eus instantanément l’impression qu’on
venait de me retirer un poids sur le cœur. Je poussai intérieurement un
profond soupir de soulagement et regardai avec curiosité Zach humer l’air
autour de moi.
— C’est quoi cette odeur ? marmonna-t-il en approchant son nez de
mon cou. C’est ton parfum ? Si c’est le cas, tu devrais penser à le changer.
On dirait un mélange de fruits pourris et de pets de putois, ah, et aussi…
— Ça va, j’ai compris ! le coupai-je immédiatement, encore plus
embarrassée. Je ne me suis pas lavée depuis hier matin et j’ai mis la dose de
déo senteur fruits de la passion tout à l’heure. Merci de me le rappeler avec
autant de délicatesse !
En tout cas, en plus d’avoir un odorat surdéveloppé, Zach avait réussi à
me contrarier d’une seule phrase.
— Tiens, ça tombe bien, dit-il d’un air narquois, il y a de l’eau juste en
bas. Fais-toi plaisir.
Il me désigna d’un geste de la main la rivière passant sous le pont.
Comme si j’allais me baigner dans une eau glaciale. Après tout, nous
n’étions qu’au mois de mars, la température ne devait certainement pas
excéder les dix degrés !
— Désolé, je n’ai pas pris mon maillot.
Il haussa les épaules.
— Quelle froussarde…
— Oh ! mais bien sûr, si monsieur a tant envie que ça d’aller faire
trempette, qu’il y aille ! Je me ferais une joie de le regarder se geler les
roubignoles !
Il sourit, amusé, et croisa les bras sur son torse.
— C’est qu’elle a de la repartie, la demoiselle.
— Quoi ? As-tu sérieusement oublié mon merveilleux caractère en cinq
ans ?
— Comment oublier à quel point tu es entêtée, butée, obstinée, acharnée
et intraitable, Élodie ?
Je réfléchis à cette petite série d’adjectifs me qualifiant parfaitement.
— Hum, tu sais, le mot « persévérante » me résumait tout aussi bien !
— Et « orgueilleuse » te correspond tout aussi bien.
Je croisai à mon tour les bras sur ma poitrine.
— Et si on parlait de tes défauts à toi, monsieur parfait ? ripostai-je en
m’avançant vers lui.
Il ne parut nullement impressionné.
— Tu l’as dit toi-même, je suis parfait. Mais ce que j’ai vraiment envie
de savoir, Élodie, c’est pourquoi tu es venue ici.
Trêve de plaisanterie, Zach avait repris son sérieux, et la réalité m’avait
aussi rattrapée. J’étais là pour m’excuser. J’étais venue le voir pour lui
avouer la vérité, et qu’est-ce que j’avais fait durant tout ce temps ? Je
m’étais amusée à le taquiner comme je l’aurais fait autrefois, lorsque nous
étions ensemble.
Mais ce n’est plus pareil maintenant. Tu n’es plus avec lui, Élodie. Et tu
le sais très bien, vous ne pouvez pas être que de simples amis, alors dis-lui
ce que tu as à lui dire, fais-le te haïr et tire-toi.
Cette stupide raison venait encore tout gâcher.
— Je me suis dit que tu serais ici. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai
repensé à ce que tu m’avais dit ce jour-là… Que cet endroit était un peu
comme ton refuge, ta maison à toi, que tu pouvais être seul et réfléchir en
toute sérénité. Je me suis dit qu’après t’être rendu au cimetière tu aurais
sûrement envie de tranquillité, et je ne me suis pas trompée, expliquai-je
avec une certaine fierté.
— Bonne déduction. Es-tu devenue psychologue ? Ou bien flic ?
— Aucun des deux. Je suis actuellement en master d’histoire de l’art à
Oxford.
Il hocha la tête et eut l’air impressionné.
— Oxford… Waouh, tu as visé haut.
J’acquiesçai à mon tour.
Élodie… Dis-lui !
— Et toi ? demandai-je alors. Tu es… sorti depuis longtemps ?
Il sembla soudain contrarié.
— Cela fait seulement trois mois. J’ai dû purger la totalité de ma peine,
car malgré mon bon comportement et ma participation aux travaux d’intérêt
général, ils n’ont pas voulu se donner la peine de lire ma demande de
libération anticipée ! Ma mère était tout aussi révoltée que moi. Déjà que
j’ai été mis en taule alors que j’étais et que je suis toujours innocent. Putain,
mais quels enfoirés…
Je déglutis, honteuse à cause de ce que je m’apprêtais à lui dire.
— Zach… En fait… je sais qui…
Les mots s’étouffèrent dans ma gorge.
Oh non, ne faiblis pas maintenant, Élodie. Tu peux le faire, tu es forte.
Allez, courage !
Zach fronça les sourcils.
— Qui quoi, Élodie ? Tu sais qui est le connard qui m’a fait arrêter ? !
Son ton agressif me déstabilisa davantage.
— Non… Non, enfin…
Mais à quoi tu joues, bordel ? ! Tu as vingt-trois ans et tu n’es même
pas capable de t’exprimer clairement !
— Mon père ! lâchai-je soudain en fermant les yeux. C’était mon père.
Euh… Pourquoi les avais-je fermés au juste ? À quoi m’attendais-je ? À
ce qu’il me frappe ?
Il s’écoula plusieurs secondes avant que je ne l’entende ricaner. Je me
permis d’ouvrir une paupière, puis l’autre.
— Alors, j’avais raison ! Putain, j’avais raison ! s’écria-t-il avec un air
stupéfait en regardant tout autour de lui.
Il fit quelques pas, dos à moi, se gratta la tête, puis se retourna,
perplexe.
— Ton père… Ton père… Alors, tu le savais ?
— Bien sûr que non ! protestai-je. T’es fou ! Comment peux-tu penser
une chose pareille ? !
— Peut-être parce que tu as absolument tenu à me convaincre qu’il était
innocent. Et le pire dans tout ça, c’est que je t’ai crue et que j’ai dû passer
cinq longues et horribles années sans avoir aucune idée de l’identité du
bâtard ayant voulu détruire ma vie ! Putain, Élodie, tu ne peux pas savoir à
quel point j’ai envie de…
Tous ses muscles semblèrent s’être contractés. Il se contrôlait. Il prenait
sur lui pour ne pas déverser la totalité de sa colère sur moi.
— Tu peux, Zach, murmurai-je. Vas-y… Lâche-toi.
Il fronça les sourcils.
— Non. Il s’agit de ton père et non de toi, Élodie. Je n’ai aucune raison
de me défouler sur toi, ça ne serait pas pareil et je ne serais jamais
complètement soulagé. Et puis, tu m’as dit que tu ne le savais pas, et je te
crois. De plus, je pense que tu as dû souffrir tout autant que moi lorsque tu
l’as appris, n’est-ce pas ? Tu n’as peut-être pas passé cinq ans enfermée
dans une cellule à te demander s’il ne valait pas mieux te donner la mort
plutôt que d’attendre le jour de ta sortie, mais il s’agit de ton père. Et
apprendre que l’homme qui t’a donné la vie, celui qui t’a élevée, avec qui tu
as vécu jusqu’à présent et que tu aimes profondément, était capable de faire
une chose pareille… Je sais que tu as mal, alors ça me va. On est quittes.
Ses mots eurent l’effet d’une gifle. Je dus rester paralysée durant dix
bonnes secondes avant de pouvoir répondre quelque chose de cohérent.
— Je… je vois, très bien, bredouillai-je.
Sur le point de pleurer, je baissai les yeux et l’entendis soupirer.
— Je suis désolé, je ne voulais pas dire ça comme…
— Arrête. Tu n’as certainement pas besoin de t’excuser. J’étais venue
ici pour endosser la faute de mon père à sa place, alors honnêtement, en
m’épargnant d’avoir à le faire, tu t’es montré suffisamment généreux envers
moi. Sur ce, je pense que nous n’avons plus rien à nous dire… Au revoir,
Zach.
Et profite de ta vie comme il se doit désormais…
— Attends !
Il attrapa ma main alors que je me retournais. Ce simple contact suffit à
me faire frémir et à emballer une nouvelle fois mon cœur.
Putain de merde, Zach, pourquoi tu me fais encore cet effet ? !
Je croisai son regard bleu captivant et il lâcha instantanément ma main,
comme s’il avait lu dans mes pensées. Ressentait-il lui aussi cette tension
physique qu’il y avait toujours entre nous ?
— Quand est-ce que tu repars ? demanda-t-il d’un ton plus calme.
J’aimerais te montrer quelque chose si tu as le temps…
Je me retins de lui dire que je n’avais pas encore prévu de date retour et
fis mine de regarder l’heure sur mon portable.
— J’ai encore un peu de temps, qu’est-ce que tu veux me montrer ?
— Viens, ce n’est pas ici.
Il reprit ma main et me guida en direction des bois. Et comme la stupide
Élodie que j’étais… je me laissai entraîner et ne fis aucune remarque face à
ce geste déplacé au regard de ma situation amoureuse.

* * *

Zach sortit sa moto garée derrière un grand pin à quelques mètres de


l’arrêt de bus, ce qui expliquait pourquoi je ne l’avais pas vue…
Je jetai un petit coup d’œil au buisson dans lequel étaient toujours
cachées mes affaires, mais Zach m’enfila un casque sur la tête et m’ordonna
de grimper derrière lui avant que je n’aie eu le temps d’aller les chercher.
Tant pis… Je les récupérerais plus tard.
Je montai sur sa moto et enroulai les mains autour de sa taille. Zach se
raidit à ce contact. Cela me mit légèrement mal à l’aise, mais il était hors de
question que je risque ma vie en les retirant, bien qu’il s’agisse de mon
ex… ex envers lequel j’avais toujours des sen…
Non, Élodie ! Je t’interdis de prononcer ce mot. Tu es fiancée et bientôt
mariée. Pense à Nathan, bon sang !
Zach démarra et nous conduisit en centre-ville. Que voulait-il donc me
montrer ? Il entra dans un parking privé situé derrière un vieil immeuble
aux murs décrépis et se gara sur l’une des quelques places encore
disponibles.
— Tu as déménagé ? demandai-je avec curiosité en lui rendant son
casque.
— Non, tu verras.
Toujours aussi mystérieux, songeai-je en le suivant.
Nous pénétrâmes dans le bâtiment par la porte de derrière et grimpâmes
six étages à une allure plutôt soutenue, car non, il n’y avait
malheureusement pas d’ascenseur.
Zach s’arrêta devant une large porte en bois et je fronçai les sourcils en
le voyant sortir un trousseau de clés de la poche de sa veste. Ouh là… S’il
n’avait pas déménagé, alors pourquoi diable avait-il la clé de cet
appartement ? !
Alors qu’il s’apprêtait à tourner la poignée, j’arrêtai son geste en posant
ma main sur la sienne.
— Quoi ? s’étonna-t-il en pivotant la tête vers moi.
— Je ne veux pas la voir, répondis-je d’un ton sec et direct.
— Pardon ?
— J’ai dit que je ne voulais pas la voir, qu’est-ce que tu ne comprends
pas dans ma phrase ? Je ne veux pas la rencontrer. Je suis sûre que tu fais ça
pour me blesser, tu veux me rendre jalouse, c’est ça ? Ou bien me faire
regretter d’être partie et…
Il soupira, tourna tout de même la poignée et me poussa à l’intérieur de
la pièce.
J’en restai stupéfaite. Ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais.
Chapitre 60

Ce qui se trouvait en face de moi n’était autre qu’un simple… studio


photo, assez banal, mais avec cependant tout le matériel nécessaire : des
toiles de fond, des lampes et parapluies réflecteurs, sans oublier les divers
appareils photo posés un peu partout dans la pièce.
Aux murs étaient accrochés de nombreux cadres avec des
photographies. Il y avait des paysages et des portraits, notamment des
femmes. Elles n’étaient pas nues, non, et heureusement d’ailleurs.
Comment aurais-je réagi en découvrant que la passion de Zach envers la
photographie s’était orientée vers la pornographie ? Aurais-je pu
l’accepter ? Non. Mais le comprendre ? Peut-être. Après tout, il avait bien
passé cinq années en prison sans avoir eu aucun contact avec une femme.
Enfin bref, ces femmes étaient correctement vêtues et, même si elles
n’étaient pas d’une beauté éclatante, leurs postures, la luminosité ainsi que
l’axe dans lequel les photos avaient été prises, sans oublier le talent du
photographe, les rendaient à la fois gracieuses et ravissantes.
— Alors… Qu’est-ce que tu en penses ? m’interrogea Zach avec
curiosité.
Je me retournai vers lui, les joues en feu. J’étais hyper gênée de mon
comportement. Comment avais-je pu croire un instant que…
— Tu croyais vraiment que j’allais te présenter à ma « soi-disant »
petite amie ? ajouta-t-il d’un air amusé.
Et toi, tu pourrais arrêter de lire dans mes pensées, s’il te plaît ? !
— Hum… C’est quoi cet endroit ? demandai-je en lui tournant le dos.
Question stupide, comme si ça ne se voyait pas. Et voilà que je passais
une nouvelle fois pour une idiote.
— C’est là que je bosse maintenant.
Je me retournai, surprise. Et par le fait qu’il avait finalement décidé de
faire de sa passion un métier, et par le fait qu’il n’était plus trafiquant.
— Tu… tu as réussi à arrêter ? Je croyais qu’une fois qu’on entrait dans
ce secteur on ne pouvait pas en sortir…
— Eh bien… Je te l’ai dit, je me suis bien comporté en détention.
Certes, jouer au bon petit prisonnier n’était pas toujours de tout plaisir, mais
au moins, cela m’a permis de ne pas avoir d’aussi mauvaises fréquentations.
Bien sûr, lorsque je suis sorti, mon ancien employeur a repris contact avec
moi. Il m’a proposé de nouvelles affaires, mais il m’a aussi demandé si je
voulais arrêter. J’ai été surpris, car je pense sincèrement que très peu de
dealers ont pu avoir cette opportunité.
« Jouer au bon petit prisonnier n’était pas toujours de tout plaisir. »
J’étais certaine que ce qu’il avait subi là-bas était bien pire que ce qu’il
voulait laisser paraître. Il avait dû endurer cinq ans de souffrance. Cinq
années épouvantables qu’il n’oublierait sûrement jamais.
Je chassai ces pensées de mon esprit alors qu’une horrible envie de le
réconforter me submergeait.
— Peut-être avait-il peur que les flics ne te surveillent d’un peu trop
près, me contentai-je de répondre, ce qui doit sûrement être le cas,
j’imagine.
Il acquiesça.
— Entre autres, mais je pense aussi qu’il voulait d’une certaine façon
me remercier. Me remercier de ne pas l’avoir balancé aux flics dans l’espoir
d’obtenir une réduction de peine ou au mieux une remise en liberté
provisoire. Mais également me remercier pour la plupart des services
personnels que je lui ai rendus autrefois et qui m’ont permis de gagner sa
confiance. Honnêtement, si je n’avais pas eu ce patron, j’étais certain de
recevoir une balle dans la tête plutôt qu’une proposition de démission.
Je frissonnai en entendant ses mots. Bien que Zach parle de son
ancienne profession comme d’un travail ordinaire, je savais qu’il n’y avait
presque rien de plus risqué que d’être trafiquant de drogue ; j’avais
notamment assisté moi-même à un échange qui aurait pu me coûter la vie.
— Bref, reprit-il comme s’il voulait changer de sujet, j’ai réussi à
acheter cet endroit et à l’aménager grâce aux quelques économies que
j’avais avant que j’aille en prison, et je me suis mis à mon compte.
Grâce à l’argent que tu gagnais à chacun de tes deals, pensai-je.
— Tu as réussi à faire tout ça en seulement trois mois ? m’étonnai-je.
Il acquiesça.
— Trois mois sont bien plus que suffisants lorsque tu te fixes un
objectif et que tu n’as rien d’autre à faire. Et puis, il fallait que je me trouve
un boulot, que je réintègre « la vie active »…
J’étais impressionnée, et ravie qu’il ait finalement fait de sa passion son
métier.
Il marcha dans la pièce jusqu’à un petit bureau en bois à côté d’une
large fenêtre. Un ordinateur portable ainsi que trois énormes appareils photo
reposaient dessus.
— Ce n’est pas très grand, mais c’est suffisant pour un débutant,
m’expliqua-t-il.
Je fis à mon tour quelques pas et m’avançai près du portrait d’une jeune
enfant. Son expression était neutre et indescriptible. C’était comme si elle
représentait tout et rien à la fois. Peut-être la fillette était-elle triste ou, bien
au contraire, heureuse. En tout cas, Zach savait choisir ses modèles.
— Tu as bien plus de talent qu’un débutant, murmurai-je en entendant
Zach se rapprocher derrière moi.
Sa proximité me déstabilisa légèrement, mais j’essayai d’agir comme si
de rien n’était.
— Il était évident que tu n’aurais jamais dit le contraire, répondit-il d’un
ton sarcastique.
— Et pourquoi ça ? m’étonnai-je en lui faisant face. Tu crois que
j’aurais peur de critiquer ton travail ? Je dis seulement ce que je pense.
Il haussa les épaules.
— Peut-être… En tout cas, l’art est subjectif. Chacun pense
différemment. Tu trouves peut-être mes photos jolies, mais d’autres les
trouveront affreuses, comme certains de mes clients. Et puis, je ne voulais
pas forcément dire débutant dans le sens « photographe amateur », mais
plutôt celui d’un « photographe inconnu ». Cela fait seulement deux mois
que j’ai débuté et, pour l’instant, je ne fais la plupart du temps que de
simples books photo pour des aspirants mannequins ou des portraits à la
demande des habitants de la ville. Habitants qui me connaissent grâce à la
pub que me fait ma mère à son boulot. Tu la verrais, bien que je m’occupe
déjà énormément de ma publicité via Internet et les réseaux sociaux, elle
distribue quand même mes cartes de visite à tous ses collègues de l’hôpital
St. Alexius et même à ses patients !
Je ne pus m’empêcher de rire. C’était bien le genre de Meghan, ça, prête
à tout pour aider ses enfants.
— En tout cas, toi qui m’avais dit un jour que c’était assez rare de
pouvoir vivre de sa passion, je suis contente que tu essaies quand même, lui
avouai-je d’un air réjoui.
— C’est vrai, se souvint-il avec un petit sourire en coin. Je ne gagne pas
des masses pour l’instant, mais je vais faire le maximum pour que cela soit
possible. Et puis… Je pense que tu y es pour quelque chose…
Mon cœur rata un battement.
— Moi ?
Il me regarda droit dans les yeux et je sentis une certaine tension entre
nous.
— Oui, toi.
Je déglutis nerveusement. Je ne voyais vraiment pas en quoi j’y étais
pour quelque chose… J’allais lui poser la question quand son portable se
mit à sonner.
Il s’excusa et s’éclipsa dans le couloir pour répondre. Peut-être était-ce
sa copine cette fois-ci… Après tout, il n’avait pas nié en avoir une.
Je fis quelques pas dans la pièce, remarquant au fond un petit sofa sur
lequel un drap était plié. Zach dormait-il ici parfois ?
Je fis demi-tour et m’arrêtai devant le bureau où était posée une pile de
ses cartes de visite. Celles-ci n’avaient rien de sensationnel, pas de slogan,
de logo ou de graphisme particulier. Y figurait juste « Zach Menser,
photographe free-lance » avec au-dessous l’adresse de son studio, son site
Internet, son numéro de téléphone et son adresse mail.
La porte d’entrée s’ouvrit subitement et je m’empressai de glisser l’une
de ses cartes dans mon sac à main.
— Qui était-ce ? demandai-je.
Élodie, tais-toi !
Zach me regarda d’un air un peu troublé.
— Euh… Une future cliente. Elle m’a demandé si j’étais intéressé pour
être le photographe attitré de son mariage dans deux semaines. Vu que je
n’ai encore jamais photographié de mariés, j’ai accepté. Je pense que ça ne
peut être qu’une expérience positive pour moi.
— Tu as raison. En tout cas, tu sembles avoir beaucoup de travail, mine
de rien…
— Effectivement, c’est d’ailleurs pourquoi je n’ai même pas le temps
de me trouver une nouvelle copine.
Intéressant… Euh… pourquoi me le disait-il ? Et pourquoi me sentais-je
soulagée de l’apprendre ?
— Ah… Enfin, rien ne t’empêche de sortir avec l’un de tes modèles
photo. La plupart de ces femmes sont plutôt ravissantes.
Élodie, tais-toi encore une fois !
Non mais vraiment, qu’est-ce qui me prenait de vouloir jouer les
entremetteuses ?
Arrête de t’intéresser à sa vie sentimentale et occupe-toi plutôt de la
tienne ! Sinon, il va forcément comprendre ce que tu ressens, si ce n’est pas
déjà trop tard… Et qu’est-ce que tu ressens au juste ? !
— En toute honnêteté, déclara-t-il en prenant un ton grave, j’ai couché
avec la plupart de ces femmes. Ici. Dans mon studio. Sur ce canapé là-bas.
Il me désigna le sofa, mais mes yeux ne quittèrent pas son regard un
seul instant.
— Qu… quoi ? bégayai-je, complètement sidérée.
— C’étaient des bons coups, si tu veux tout savoir, j’ai carrément pris
mon pied. Et puis tu sais, après cinq ans… j’en avais bien besoin.
J’ouvris grand la bouche, toujours aussi choquée par ses propos. Il était
sérieux ? Il avait réellement couché avec toutes ces femmes ? Non mais,
quel chien !
— Tu me dégoûtes ! lui crachai-je en m’apprêtant à partir sur-le-champ.
— Hé !
Il sauta devant moi, m’empêchant d’ouvrir la porte, et planta son regard
dans le mien.
— Dégage, Zach, t’es vraiment qu’un…
— Un quoi, Élodie ? Un homme qui veut à nouveau profiter de sa
liberté et rattraper les années perdues en prenant du plaisir ?
Je détournai les yeux, gênée par mon attitude inappropriée.
Mais à quoi tu joues, Élodie ? À quoi tu joues, bon sang ?
La manière dont Zach profitait de sa vie ne me concernait pas. Il
pouvait bien faire ce qu’il voulait et coucher avec qui il souhaitait ! Nous
n’étions plus ensemble. Mais alors pourquoi ses mots me touchaient-ils
autant ? Pourquoi me sentais-je aussi blessée et furieuse contre lui ?
Pourquoi…
— Laisse-moi partir, murmurai-je seulement.
Il soupira.
— Très bien, comme tu veux, mais j’ai menti.
Hein ?
— J’ai seulement dit ça pour voir ta réaction, ajouta-t-il devant mon air
probablement peu convaincu.
— Pourquoi ma réaction t’intéresse-t-elle ? m’étonnai-je.
— Et toi, pourquoi ma vie sentimentale t’intéresse-t-elle autant ?
D’ailleurs, pourquoi m’as-tu dit que j’essayais de te rendre jalouse ? Et
surtout… pourquoi le serais-tu au juste ?
Son regard me fixa avec une telle intensité que je manquai de perdre
l’équilibre. Zach me rattrapa de justesse, mais je me dérobai
immédiatement.
— Désolée… C’est juste que… je n’ai rien mangé de la journée,
avouai-je en le réalisant moi-même.
Il me prit la main.
— Viens, je t’emmène manger.
Je ne bougeai pas d’un poil et secouai la tête.
— Non, Zach. Ne fais pas ça.
— Quoi ? T’emmener manger un truc avant que tu ne fasses un malaise
dans mon studio ? Rassure-toi, ce n’est pas un rendez-vous ou…
— Justement. Ce n’est pas un rendez-vous, alors… arrête de me
toucher, de me regarder de cette façon, de me déstabiliser et…
Et toi, arrête de parler.
— Arrête d’être… toi, conclus-je en le regrettant immédiatement.
Bien sûr, comme s’il pouvait arrêter d’être lui-même et changer de
physique et de personnalité. Bravo, Élodie, encore une connerie. C’est ta
journée best-of aujourd’hui, dis donc !
— Tu me demandes d’arrêter alors que tu en as envie ? m’interrogea-t-il
d’une voix douce. Tu es sûre ?
Comment le savait-il ?
Zach se rapprocha davantage de moi et me releva la tête. Mon souffle se
fit plus court.
— Tu as beau faire comme s’il n’y avait plus rien entre nous, tu sais très
bien que c’est faux. C’est plus fort que nous, Élodie. Tu aurais pu
disparaître dix ou même quinze ans… rien n’aurait changé. Les choses sont
toujours comme nous les avons laissées il y a cinq ans. Nous n’avons pas
changé et nos sentiments non plus. Notre relation n’est pas term…
— Je suis fiancée, le coupai-je brutalement.
Sa main lâcha finalement la mienne et il écarquilla grand les yeux.
— Qu… quoi ?
— Je suis fiancée, Zach, répétai-je devant son air ahuri, je vais bientôt
me marier.
Son expression devint alors de nouveau indéchiffrable. Le mystérieux
Zach masquant ses émotions était de retour.
Cependant, cette fois-ci, même s’il ne le montrait pas, je savais très bien
ce qu’il ressentait. Je venais de lui briser le cœur… encore une fois.
Je compris que sa petite invitation à dîner n’était plus d’actualité et qu’il
était temps pour moi de partir. Je le contournai et sortis dans le couloir en
refermant la porte derrière moi. Cette fois-ci, il ne me retint pas.
Je descendis les six étages presque en courant et m’arrêtai, essoufflée,
face au gigantesque miroir accroché dans le hall d’entrée. Mes yeux étaient
emplis de larmes.
Pourquoi… pourquoi avait-il fallu qu’il me dise toutes ces choses ?
Mais surtout… pourquoi fallait-il qu’il ait raison ? ! Je m’étais une fois de
plus trompée. Mon père avait bel et bien détruit notre couple. En revanche,
il n’avait en aucun cas détruit notre amour.

* * *

— Avant toute chose, explique-moi ce que tu fous là-bas ? !


Je soupirai. Qu’est-ce qui m’avait pris de décrocher à l’appel de
Melanie ? Ah oui… J’avais pensé que lui parler quelques minutes me
changerait un peu les idées, mais j’avais complètement oublié qu’elle
n’était pas au courant de ma petite excursion en Amérique, et j’allais subir
un interrogatoire.
— Je suis allée à un enterrement. Une amie est décédée il y a deux
jours, satisfaite ?
— Tu t’es rendue à l’enterrement d’une « amie » dont tu ne m’as jamais
parlé et que, si je comprends bien, tu n’as pas revue une seule fois en cinq
ans ?
— J’avais mes raisons, Mel.
— Je m’en doute. Tu n’as jamais voulu me parler une seule fois de ton
séjour à Saint-Louis. D’ailleurs, je crois même que c’est tes parents qui
m’ont appris lors d’un dîner que vous aviez habité quelque temps aux États-
Unis. Sérieusement, Élodie, qu’est-ce qui t’est arrivé dans cette ville ? Je
n’ai jamais osé insister sur ce sujet, car j’ai toujours pensé qu’il s’y était
passé quelque chose de grave et traumatisant, pour que tu ne veuilles pas
m’en parler. Mais puisque tu t’y trouves actuellement, c’est que ça ne
devait pas être si dramatique que je le pensais, n’est-ce pas ? Alors, dis-moi,
c’est quoi ton secret ?
Je m’arrêtai face à mon ancien lycée, le regard vide, alors qu’une foule
de souvenirs me revenaient à l’esprit. Les couloirs et les salles de classe
complètement dégradés, les cours ressemblant plutôt à une récréation, les
élèves, Vic, Wade, Ryan, Nick, Tyler, Zach… Il s’était passé tellement de
choses ici…
— T’es toujours là, Élo ?
— Ouais…
— Bon… Puisque tu n’as toujours pas l’intention de m’en parler,
changeons de sujet. Tu rentres ce soir, n’est-ce pas ?
— Non, je pense rester encore un peu ici, le temps de faire mon deuil.
Mensonge. Tu es juste complètement perdue.
— OK, comme tu veux. Bref, je ne t’ai pas raconté mon extraordinaire
et jouissif massage d’hier ! Je ne me suis jamais sentie aussi bien de toute
ma vie ! Si tu avais été là, je te promets que tu aurais a-do-ré mon masseur
taï-chi !
— « Taï-chi » ? Comme l’art martial chinois ?
— Hum, peut-être. En tout cas, je peux t’assurer qu’il s’est montré bien
plus doux et attentionné avec moi en seulement deux heures que Peter l’a
été depuis le début de notre relation !
Un petit bip résonna dans mon téléphone.
— Ah, mince ! J’avais carrément oublié que mon forfait n’était pas
illimité à l’international. Je crois que ça risque bientôt de coup…
Aussitôt dit, aussitôt fait… Et ce n’était pas plus mal.
Je lui envoyai rapidement un SMS, lui expliquant que j’avais quelque
chose d’urgent à faire et que je la rappellerais demain, puis rangeai mon
portable.
Je regardai quelques minutes de plus l’immense bâtisse qui se dressait
devant moi. Je ne savais pas pourquoi j’étais revenue ici. Je ne savais pas
non plus pourquoi j’étais encore ici, à Saint-Louis, ni pourquoi je n’avais
pas déjà réservé une place pour le prochain vol après ce que m’avait dit
Zach. Bon sang, qu’est-ce qui m’avait pris de le revoir ? !
« Nous n’avons pas changé et nos sentiments non plus. Notre relation
n’est pas term… » Si, justement, elle l’était. On y avait mis fin le jour de
mon départ pour Londres. Notre relation était terminée et, même si Zach
avait raison, même si le revoir avait réveillé mes sentiments pour lui…
Nous deux, c’était fini. Peu importe ce que j’éprouvais à présent, peu
importe si je l’aimais encore, j’étais avec Nathan aujourd’hui. Nous étions
fiancés et bientôt… bientôt, j’allais me marier et passer le reste de ma vie
avec lui.
Je ne pouvais pas le quitter. Même si ce que j’éprouvais envers lui
n’était pas aussi fort, aussi intense et aussi profond que ce que je ressentais
pour Zach, je ne pouvais pas. Tout simplement car Nathan était mon avenir.
Ton avenir ? Ou celui que tes parents ont choisi pour toi ?
Je soupirai. Oui, mes parents adoraient Nathan. Il était le garçon idéal,
celui qu’ils avaient toujours espéré pour leur fille aînée, mais c’était tout de
même moi qui l’avais choisi et non eux qui me l’avaient présenté. Et puis
Nathan était le seul homme qui avait su me faire sourire, me rendre
heureuse et me faire aimer à nouveau.
Je n’avais pas à choisir entre ces deux hommes, j’avais déjà décidé
d’épouser Nathan. Alors, même s’il y avait encore quelque chose entre
nous, Zach devait tout comme moi se montrer fort, refouler ses émotions et
continuer à aller de l’avant. Il devait refaire sa vie, sans moi à ses côtés.
Sachant plus ou moins me repérer à partir de mon ancien lycée, je
préférai me rendre à mon hôtel à pied plutôt que de devoir à nouveau
attendre un taxi, et cela malgré l’obscurité et le vent frais de la nuit.
Durant le trajet, j’essayai de m’organiser un petit programme jusqu’à
demain : rejoindre l’hôtel, prendre une douche et me changer, aller manger
quelque chose, rentrer dans la chambre et réserver un vol pour le lendemain
en début d’après-midi avant d’aller me coucher, me lever tôt, acheter des
fleurs, retourner au cimetière et faire mes adieux à Vic, puis retourner à
Londres. Cela me paraissait plutôt satisfaisant.
Je ne devais en aucun cas revoir Zach ; je lui avais déjà dit ce que
j’avais à lui dire, et le revoir ne ferait que compliquer les choses. Bien sûr,
j’aurais préféré que nous nous quittions en bons termes, mais comme nous
ne pouvions pas être amis… ce n’était pas possible.
Arrivée à l’hôtel vers 20 heures, je montai au premier étage et ouvris la
porte de ma chambre. Je cherchai à allumer les lumières, car les lieux
étaient plongés dans le noir total malgré les volets ouverts.
Les joies de l’hiver ! songeai-je en appuyant sur l’interrupteur. La pièce
s’éclaira et je poussai un cri de surprise en découvrant l’état dans lequel elle
se trouvait.
Ma chambre avait été totalement ravagée ! La plupart des meubles
étaient renversés et ceux qui ne l’étaient pas avaient tous les tiroirs ouverts.
Le lit était complètement défait, ma valise grande ouverte et la totalité de
mes affaires personnelles gisaient sur le sol un peu partout. On aurait
presque cru qu’une mini-tornade avait dévasté les lieux pendant mon
absence.
Pourquoi diable avais-je laissé cette bonne femme pénétrer dans ma
chambre en partant ? Nous n’avions certainement pas la même définition du
mot « ménage » ! Bref, trêve de plaisanterie, quelqu’un était forcément
entré ici alors que je n’étais pas là.
J’avançai prudemment de quelques pas, au cas où la personne en
question serait encore là… Puis je m’accroupis auprès de ma valise et de
mes vêtements pour vérifier ce qu’on avait bien pu me voler.
En tout cas, le voleur avait certainement été déçu. Il avait choisi la
mauvaise chambre et la mauvaise personne, puisque je n’avais emporté à
Saint-Louis que le strict nécessaire, et que mon porte-monnaie se trouvait
toujours avec moi, dans mon sac à main.
En constatant que toutes mes affaires étaient encore là — ni mes petites
culottes ni le parfum Chanel qui m’avait coûté une petite fortune n’avaient
disparu —, je ne sus pas si je devais être inquiète ou rassurée. Un vol sans
vol, c’était vraiment étrange. Et si ce n’était pas un vol ?
Oui, mais alors pourquoi quelqu’un serait-il entré dans ma chambre ? Et
même s’il y était entré par erreur, pour quelles raisons l’aurait-il fouillée de
cette manière ? S’il cherchait quelque chose, pourquoi ne pas l’avoir fait en
toute discrétion ? Avait-il voulu m’effrayer en laissant en évidence les
traces de son passage ?
J’attrapai le combiné du téléphone de la chambre, qui traînait sur le
parquet comme la plupart des objets, et composai le numéro de l’accueil
pour leur signaler ce qu’il venait de se passer.
Deux agents de la sécurité entrèrent quelques minutes plus tard, suivis
du responsable de l’hôtel, M. Lewis. Alors que l’un des vigiles faisait le
tour de la pièce et que l’autre se chargeait de prévenir la police, M. Lewis,
un homme d’une quarantaine d’années vêtu d’un costume noir bon marché,
s’enquit de mon état. Il me proposa un verre d’eau, me demanda si je me
sentais bien, puis si rien ne m’avait été volé. Pour finir, je dus le suivre à la
réception en prenant garde à ne plus toucher à rien.
— Nous allons immédiatement vous trouver une autre chambre,
m’expliqua-t-il en pianotant sur son ordinateur.
« Une autre chambre »… Et si quelqu’un venait à nouveau entrer dans
la pièce durant mon sommeil ? Et si…
— Non, ce n’est pas la peine, le coupai-je. Je… je ne pense pas rester
cette nuit.
Il hocha la tête d’un air compréhensif.
— Alors, je vais vous rembourser.
— Non, c’est inutile.
M. Lewis me regarda comme si j’avais dit quelque chose
d’invraisemblable.
— Bien sûr que si ! Ce qui s’est passé dans notre hôtel n’aurait jamais
dû arriver. C’est inexcusable et nous en assumons l’entière responsabilité,
alors…
— J’insiste, l’interrompis-je une nouvelle fois, j’ai tout de même passé
une nuit ici, vous n’avez pas à me rembourser.
— Euh… Eh bien…
Il finit par acquiescer, mais semblait toujours embarrassé.
Bien que je meure d’envie de quitter cet hôtel pour aller je ne sais où, je
dus rester dans le hall d’entrée afin d’attendre l’arrivée de la police et de
répondre à leurs questions.
Alors que je patientais, assise dans un fauteuil, une tasse de café posée
sur la table devant moi — boisson qu’avait tenu à m’offrir M. Lewis —, je
sortis la carte de visite de Zach.
Quitter cet hôtel alors qu’il se faisait déjà tard était une décision stupide.
Mais rester et passer une horrible nuit à essayer de lutter contre le sommeil
en surveillant la porte d’entrée au cas où quelqu’un tenterait à nouveau
d’entrer en douce dans ma chambre, cela n’était pas envisageable non plus.
À cette heure tardive, la plupart des autres hôtels de la ville étaient
certainement complets et je n’avais pas très envie de les visiter un par un
pour trouver une chambre disponible. Si seulement Vic était encore là…
c’était chez elle que je serais allée me réfugier.
Je pensai soudain à Eric. Je connaissais son adresse, mais serait-il ravi
de me voir débouler chez lui à cette heure tardive, et après cinq années sans
lui avoir envoyé le moindre message ? Mauvaise idée.
Mais bon, comme toujours… il fallait que la stupide petite Élodie
prenne la pire des décisions !
Je composai le numéro de Zach en espérant qu’il se trouve toujours
dans son studio.
Il décrocha à la deuxième sonnerie.
— Allô ?
— C’est moi…
— Élodie ? Pourquoi…
— C’est long à expliquer. Est-ce que tu pourrais venir me chercher à
l’hôtel EverPlace ? Je sais que je ne devrais pas te demander ça après ce qui
s’est passé, mais… j’ai vraiment nulle part où dormir cette nuit et…
— J’arrive.
Et il raccrocha. Je regrettai immédiatement mon appel.
Qui est-ce qui disait ne plus vouloir le revoir ? Élodie !
Qui est-ce qui agit toujours aussi stupidement ? Élodie !
Qui est-ce qui… Élodie !
Et allez… Voilà que je délirais mentalement.
Alors que je portais la tasse de café à mes lèvres, je croisai le regard
d’un être que je haïssais tout autant que mon père et manquai de justesse de
renverser du liquide chaud sur mes vêtements.
— Bonsoir, Élodie, déclara Waylon en s’asseyant dans le fauteuil
voisin.
Chapitre 61

Non, non, non… Pourquoi ? ! Pourquoi avait-il fallu que ce soit lui qui
vienne ? !
Peut-être parce qu’il est le chef de la police…
Sans blague !
— Ça fait longtemps, ajouta-t-il en me dévisageant de ses yeux noirs. Et
je t’avoue que je ne m’attendais pas à te voir ici, une fois de plus mêlée à
une mésaventure qui plus est.
Moi aussi, j’aurais préféré ne jamais vous revoir, Waylon, songeai-je en
soupirant.
— Vous êtes toujours aussi agréable, dis-je d’un ton sarcastique avant
de me lever.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquit-il en passant une main dans ses
courts cheveux grisonnants.
— Je m’en vais, je n’ai pas envie de vous parler. De toute façon, je n’ai
pas à porter plainte, puisque rien ne m’a été volé. Et, si vous tenez
impérativement à me poser des questions, vous n’avez qu’à m’envoyer un
de vos subalternes.
Je le contournai rapidement, ne voulant pas rester une seconde de plus
en sa compagnie.
— Ton père te l’a appris, n’est-ce pas ? m’interpella-t-il avec
conviction.
Je me retournai.
— Il ne m’a rien dit vous concernant, mais je suppose que le paquet de
drogue ne lui est pas tombé dans les mains tout seul.
— Tu ne veux pas savoir pourquoi ?
Pourquoi il avait aidé mon père à arrêter un innocent ? La folie, très
certainement…
— Parce que mon père est votre ami ? Parce que votre fils était
amoureux de moi ? Et que, pour couronner le tout, vous saviez que Zach
était bel et bien le Faucon, mais que vous n’aviez aucune preuve contre lui,
n’est-ce pas ?
Il haussa les sourcils, surpris. J’avais finalement vu tout à fait clair dans
son jeu.
— Vous savez quoi… Vous me dégoûtez. Comment êtes-vous devenu
chef de la police ? Vous avez certainement grimpé les échelons en montant
d’autres coups de ce genre. Combien d’innocents avez-vous arrêtés au juste,
Waylon ? Combien d’autres affaires avez-vous détournées à votre
avantage ? Vous êtes peut-être un flic, mais un flic corrompu, une
pourriture, une…
— Tu ferais mieux d’arrêter, jeune fille, m’avertit-il avec sévérité.
Dois-je te rappeler qui de nous deux détient les menottes ?
— C’est ça ! m’exclamai-je en brandissant les mains devant lui. Allez-
y, arrêtez-moi pour vous avoir dit la vérité !
— Élodie, m’appela une voix derrière moi.
Zach arrivait pile au bon moment. Je me retournai et m’avançai vers lui.
— On s’en va, lui dis-je en attrapant son bras. Je ne veux plus voir une
seconde supplémentaire sa tête de vicieux.
— Tiens, tiens, qui voilà… Je suppose que ton père doit être ravi de
vous savoir à nouveau ensemble tous les deux ! entendis-je Waylon
s’exclamer. Devrais-je encore lui proposer mon aide ?
Je lâchai subitement Zach et me retournai, les poings serrés.
— Espèce d’ordure, vous êtes encore pire que mon père ! Vous avez
vraiment de la chance d’être protégé par votre insigne, parce que sinon…
— Sinon quoi ? Tu m’aurais frappé peut-être ? riposta Waylon en
ricanant.
— C’est ça, rigolez autant que vous voulez ! Moi, je sais de quoi vous
êtes capable, Waylon. Vous, en revanche, vous n’avez aucune idée de ce
que je peux faire.
— Élodie, calme-toi, me souffla Zach derrière moi.
— Me calmer ? Cette ordure a aidé mon père à te mettre en taule et tu
voudrais que je me calme ! me révoltai-je.
— Quoi ? ! s’écria Zach, complètement abasourdi. Mais… ce n’est pas
lui qui t’a laissée me parler lorsque j’étais en garde à vue ?
— Ouais, tout comme il a fourni la drogue à mon père et t’a arrêté !
C’est fou à quel point les gens ont une double personnalité. On croit les
connaître, mais, au final, on se fait plumer comme des pigeons.
Alors que je m’attendais à ce que Zach en remette une couche et lui
saute à la gorge, il se contenta de me prendre la main.
— On s’en va, dit-il en me tirant vers la sortie.
J’étais tellement choquée par son comportement que je me laissai
entraîner sans un mot. Waylon nous interpella à deux reprises, mais je ne
l’écoutais déjà plus.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? m’étonnai-je, une fois à l’extérieur de l’hôtel.
Je t’ai dit que cet homme y était pour quelque chose et…
— Et quoi ? Tu aurais voulu que je lui casse la gueule et que je retourne
faire un séjour en prison ? Oh ! c’est vrai que j’en meurs d’envie ! s’écria-t-
il d’un ton ironique avant de reprendre plus sérieusement : J’ai déjà eu ma
dose, Élodie. Je n’ai plus envie de me faire arrêter encore une fois et encore
moins pour avoir frappé un flic. Et puis tu sais… comme ma mère me l’a
dit plusieurs fois lorsqu’elle venait me rendre visite, ce n’était pas comme si
j’étais complètement innocent. Après tout, j’étais vraiment un trafiquant
autrefois.
— Mais tu exerçais cette profession contre ton gré, protestai-je. Tu
n’avais pas le choix, tu ne pouvais pas laisser tomber…
— Et alors ? De la drogue circulait dans la ville à cause de moi et des
gens en consommaient. Je ne suis pas irréprochable pour autant. Bon, ce
n’est ni le moment ni l’endroit pour débattre de ce sujet. Viens, on rentre.
— Attends, mes affaires sont restées à l’intérieur…
Il soupira.
— Quelle chambre ?
— La 13.
Note à moi-même : Éviter ce chiffre à l’avenir, car il ne m’était
apparemment pas très bénéfique.
— OK, ne bouge pas, je reviens.
Je l’attendis durant une bonne dizaine de minutes, et commençais à me
frigorifier sur place lorsqu’il réapparut, ma valise sous le bras.
— Waylon t’a laissé récupérer mes bagages sans rien dire ? m’étonnai-
je.
Il aurait tout de même pu vouloir conserver certaines choses pour
vérifier s’il n’y avait pas des empreintes du voleur-qui-n’a-rien-volé dessus.
Car, même si je ne souhaitais pas porter plainte, l’hôtel avait lui aussi subi
un préjudice.
— Non, mais il était occupé à discuter avec un de ses officiers dans le
couloir. Alors, j’en ai profité pour ramasser tes vêtements dans la pièce et
filer en douce. D’ailleurs, j’aimerais bien savoir ce qu’il s’est passé au juste,
ta chambre était sens dessus dessous quand j’y suis entré, on t’a volé
quelque chose ?
Je secouai la tête.
— Non, et c’est bien ça le problème. Quelqu’un a fouillé dans mes
affaires, mais n’a absolument rien pris. Je n’arrive pas à comprendre…
Quel était son but au juste ? Pourquoi moi ?
Zach sembla réfléchir un instant avant de me regarder d’un air
déconcerté. Cette histoire lui paraissait tout aussi invraisemblable qu’à moi.
— Le principal, c’est que tu n’aies rien, finit-il par me dire d’un ton
soulagé. Allez, viens, ne restons pas là, on dirait que tu trembles de froid.
Quelle idée de porter une robe sans collant en plein hiver…
— Mais il faisait chaud cet après-midi ! protestai-je en le suivant
rapidement jusqu’au parking de l’hôtel.
Il accrocha ma valise au porte-bagages de sa moto, qu’il avait
visiblement installé avant de venir me chercher.
— Si, pour toi, à dix degrés il fait chaud, je n’ose pas imaginer ce que
ça doit être l’été, se moqua-t-il en montant le premier sur son véhicule.
Je levai les yeux au ciel, agacée, et grimpai derrière lui.
— On va chez toi ? demandai-je.
— Non, je n’ai pas la tête à me faire harceler de questions par ma mère
en rentrant. On retourne au studio.
J’en fus soulagée. D’autant plus que Meghan croirait très certainement
que nous nous étions remis ensemble, ce qui était loin d’être le cas…
J’opinai et il démarra immédiatement.

* * *
— Il n’y a pas de douche ici, mais il y a des toilettes avec lavabo si tu
veux te rafraîchir un peu, déclara Zach en posant son trousseau de clés sur
son bureau.
— Euh… parce qu’il y a une autre pièce ici ? m’étonnai-je en cherchant
une seconde porte invisible dans la pièce.
— Dans le couloir, précisa-t-il en me regardant comme si j’étais une
idiote.
Super…
Je sortis et me rendis dans les toilettes « publiques » de l’immeuble, qui
n’avaient rien de très charmant. Une odeur ressemblant à celle des
remontées d’égouts me remplit les narines. Je m’aspergeai rapidement le
visage, mais préférai ne pas utiliser le papier-toilette des lieux, qui ne
semblait pas très hygiénique, pour m’essuyer.
De retour dans le studio, je remarquai que Zach avait déplié le drap sur
le canapé et qu’il y avait également ajouté un coussin.
— Ce n’est pas mieux qu’à l’hôtel, mais ça devrait faire l’affaire, dit-il
en me faisant signe d’approcher.
Je m’assis sur le sofa, un peu embarrassée.
— Merci… Mais toi, où vas-tu dormir ?
— Je ne suis pas fatigué et… j’ai encore un peu de travail. Je
récupérerai ma nuit de sommeil demain, ne t’en fais pas.
J’acquiesçai avant de bâiller comme une carpe. Et dire qu’il n’était que
22 heures.
Zach partit s’asseoir à son bureau tandis que je m’allongeais sur le dos
en fermant les yeux.
— Dis, Zach… Tu crois que quelqu’un en a encore après moi ?
demandai-je soudain en repensant à l’état de ma chambre d’hôtel.
Et si le psychopathe d’il y a cinq ans avait appris mon retour ? Et s’il
voulait toujours se venger ? Cette pensée me fit froid dans le dos.
Zach réfléchit quelques instants avant de me répondre :
— Lorsque tu es rentrée tout à l’heure, tu n’as rien vu de bizarre ? Tu
n’as pas croisé quelqu’un sur la route qui t’a paru étrange ou remarqué
qu’une voiture te suivait ? Tu n’as pas non plus reçu de messages ?
— Non, rien de tout ça…
Tout m’avait semblé plutôt normal, mais je n’y avais pas vraiment fait
attention.
— Alors, ne t’inquiète pas, tu es en sécurité ici, me dit-il.
J’étais allongée sur le sofa où il s’était peut-être passé des choses
indécentes avec certaines de ses mannequins… Ce n’était pas très rassurant.
Après quelques secondes de silence, mon estomac se mit à gargouiller
et me rappela que je n’avais toujours rien mangé de la journée.
— J’ai commandé japonais avant de venir te chercher, m’informa Zach
sans quitter des yeux l’écran de son ordinateur, sur lequel il faisait défiler
des photographies. Le livreur ne devrait pas tarder.
— Sérieusement ? m’étonnai-je en me relevant sur les coudes.
Hum, rien que de m’imaginer un plateau de sushis, cela me faisait
saliver d’avance ! J’étais surprise que Zach se souvienne encore de mon
petit penchant pour la nourriture asiatique.
Je quittai le canapé et marchai dans la pièce, désormais bien réveillée et
impatiente de manger. Je finis par m’arrêter derrière Zach et jetai un coup
d’œil à ses photos par-dessus son épaule. Il s’agissait de jeunes femmes,
toutes vêtues et coiffées dans un style des années 1980. Les clichés avaient
été pris devant la vitrine d’un magasin de vêtements à la mode, alors autant
dire que l’apparence des aspirantes mannequins contrastait vraiment avec le
cadre du XXIe siècle qui les entourait. L’originalité de ces photographies
était incontestable.
— Élodie, tu me déranges, marmonna-t-il.
— Mais tu ne fais que regarder des images ! protestai-je en reculant.
— Sauf que je visualise ton visage dans mon esprit plutôt que celui du
modèle.
Hum, bon…
— Désolée, dis-je en retournant m’asseoir à ma place.
Déjà que Zach avait accepté de m’héberger alors que notre dernière
conversation s’était terminée en beauté, et qu’en plus il avait commandé
mon plat préféré, mieux valait que je me montre un peu plus… docile.
Après quelques minutes, quelqu’un frappa à la porte.
— J’arrive ! m’écriai-je en courant jusqu’à l’entrée.
J’entendis Zach soupirer : « On dirait une enfant affamée. »
Je récupérai la livraison en l’ignorant et remerciai chaleureusement le
jeune livreur aux traits asiatiques, plutôt mignon d’ailleurs.
— Ça fera trente-cinq dollars, dit-il.
Ah, c’est vrai… L’argent.
Une troisième main apparut comme par magie à ma droite, donnant son
dû au livreur.
— Gardez la monnaie, lui lança Zach derrière moi.
Le jeune homme le remercia puis s’en alla en sifflotant, ravi de son petit
pourboire.
Nous rentrâmes dans la pièce et je partis m’asseoir sur le sofa, un large
sourire aux lèvres devant mon repas qui s’annonçait délicieux ! Inutile d’en
proposer à mon hôte, qui était retourné devant son ordinateur, il avait
horreur de ça…
J’ouvris la boîte et m’enfournai sans plus attendre un premier sushi dans
la bouche.
— Aaaaahhhh ! m’exclamai-je.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Zach en me regardant comme
s’il y avait un problème.
— C’est trop, trop bon !
J’en avalai un deuxième rapidement.
— Tu n’en fais pas un peu trop pour de la nourriture, toi ? ironisa-t-il
sans me quitter des yeux.
Je secouai la tête.
— Ça, fis-je en désignant le sushi, ce n’est pas que de la simple
nourriture ! C’est un délice suprême !
Il leva les yeux au ciel, puis se concentra à nouveau sur ses photos.
Manger japonais me rappelait à chaque bouchée le repas que j’avais
partagé un jour avec Zach et Eric dans l’appartement de ce dernier. Je
souris tristement à ce souvenir.
— Hé, Zach, tu…
— Quoi encore ? grogna-t-il.
Je secouai la tête, ayant déjà trouvé la réponse à ma question.
— Je voulais te demander si tu avais eu des nouvelles d’Eric, mais étant
donné que tu n’étais pas non plus à Saint-Louis durant ces cinq années…
— Je l’ai vu, objecta-t-il d’un air soudain enjoué.
Je manquai de m’étouffer en le regardant sourire bêtement.
— Qu’est-ce qui te prend ? l’interrogeai-je en me retenant de rire.
— Je crois que tu risques d’être très étonnée en découvrant ce qui lui est
arrivé, répondit-il, toujours aussi réjoui.
Pour l’instant, j’étais surtout surprise, mais également contente de le
voir aussi joyeux.
— Je t’emmènerai le voir demain, ajouta-t-il.
— Je ne crois pas que ça soit une très bonne idée…
— Élodie, je pense que tu as été parfaitement claire lorsque tu m’as
annoncé que tu étais fiancée. Je ne vais rien tenter à nouveau si ça peut te
rassurer.
Je ressentis malgré moi une petite pointe de déception.
— Non, je ne parlais pas de ça, même si je suis soulagée de l’entendre.
Je ne sais juste pas comment Eric va réagir en me voyant…
— Eh bien, tu auras ta réponse demain matin. À quelle heure est ton
vol ?
Mince !
Zach dut lire la panique sur mon visage, puisqu’il se tourna de nouveau
vers son écran et pianota sur le clavier.
— Il reste encore des places pour celui de 16 h 30, m’informa-t-il
quelques minutes plus tard. Ça te convient ?
— Oui, c’est parfait. Attends, il te faut le numéro de ma carte pour…
— Pas la peine, me coupa-t-il sans se retourner.
« Pas la peine ? »
— Zach, tu m’as déjà emmenée ici, tu m’as offert mon repas et
maintenant tu veux payer mon vol ? T’es sûr que ça tourne rond dans ta
tête ? Franchement, quel genre de personne aurait fait ça pour son ex, alors
que, ne l’oublions pas, je t’ai repoussée il y a quelques heures ?
D’autant plus qu’il ne devait pas avoir des masses d’argent…
— Tu ne m’as pas repoussé, tu es déjà prise, nuance, rétorqua-t-il en
tournant enfin la tête vers moi.
Je posai mon plateau-repas sur le sol et croisai les bras sur ma poitrine.
— Alors quoi ? Tu joues au mec bien pour essayer de me reconquérir ?
— Peut-être bien, répondit-il avec un air amusé.
Je soupirai, contrariée. Même si cela me touchait malgré moi, ne venait-
il pas de dire à l’instant qu’il ne tenterait plus rien ?
— Eh bien, autant te dire que c’est mort, trésor ! Et puis, au cas où tu
aurais oublié, je suis tombée amoureuse de ton sale caractère de mauvais
garçon !
— « De mauvais garçon », répéta-t-il avec dérision. Alors, comme ça, je
suis un mauvais garçon ? Et ton fiancé, c’en est un aussi ? Est-il encore plus
dur et froid que je ne l’étais avec toi ?
Je fronçai les sourcils, hésitante. Était-ce vraiment une bonne idée de
parler à son ex de son fiancé ? En tout cas, c’était franchement bizarre…
— Alors ? insista-t-il avec intérêt. Il est comment ? Est-ce qu’il me
ressemble ou…
— Pas du tout, finis-je par répondre, c’est tout le contraire de toi.
Nathan est… euh…
Loin d’être aussi beau, aussi attirant, aussi séduisant et aussi parfait que
toi ?
— Il est très gentil.
Une longue minute de silence s’écoula avant que Zach n’explose de
rire.
— G… gentil ? répéta-t-il, complètement hilare.
Bravo, Élodie… Tu essaies de défendre l’honneur de ton fiancé et c’est
tout ce que tu trouves à dire ? Qu’il est « gentil » ?
Bien sûr que Nathan avait de multiples qualités, mais la présence de
Zach m’avait suffisamment perturbée pour que je ne sache pas quoi dire sur
le coup.
— Et je l’aime, lâchai-je pour faire taire ce crétin qui manqua de tomber
de sa chaise, déstabilisé par mon aveu.
En fait, cela marcha plutôt bien, puisqu’il se tut enfin.
Bravo, Élodie… Tu viens encore de le poignarder en plein cœur.
Et alors ? Il n’avait qu’à pas se moquer de cette façon !
Malgré tout, je me sentis tout de même assez mal ; une tension négative
et embarrassante s’était installée entre nous.
— Bref… En tout cas, c’est bien pour toi, me félicita-t-il soudain en se
levant. Regarde-toi, tu as une belle vie à Londres ! Tu es en master, tu
étudies même dans la prestigieuse université d’« Oxford » et tu as un super
fiancé qui est « gentil » et que tu aimes ! N’est-ce pas merveilleux ?
Son ton semblait à la fois rempli de sarcasme et d’amertume.
Je me levai et m’avançai vers lui pour m’arrêter à une distance
raisonnable.
— Excuse-moi ? Ça veut dire quoi, ça ?
— Oh ! rien du tout, je suis simplement heureux que tu aies pu autant
profiter de ces cinq années !
Pourtant, à l’entendre, je pensais exactement le contraire ! Il me faisait
quoi là, une crise de jalousie ?
— Non, t’es plutôt en train de me reprocher d’avoir refait ma vie là-bas.
Je comprends que tu puisses m’envier d’une certaine façon. Après tout, tu
n’as pas pu en faire autant. Mais n’oublie pas que toi aussi, tu as tenu à ce
que je parte ! Toi aussi, tu as souhaité que je quitte Saint-Louis et toutes les
merdes qui allaient avec ! Toi aussi, tu as voulu que nous nous séparions
pour me protéger ! Tu ne m’as pas retenue… Pas une seule fois…
Il ouvrit la bouche un instant, puis la referma, ne sachant visiblement
plus quoi dire.
— Alors… Alors, tu n’as aucun droit de me reprocher quoi que ce soit,
poursuivis-je, désormais bouleversée. Tout ce qui m’est arrivé… Tout ce
qui s’est passé durant ces cinq ans… c’est ta faute ! Si j’ai continué mes
études, si j’ai rencontré Nathan, si je me suis fiancée avec lui… tout ça,
c’est à cause de toi, Zach ! Si seulement tu m’avais dit de rester…
Je sentis des larmes me monter aux yeux.
— Non, non, répéta-t-il comme pour se convaincre lui-même, tu avais
déjà pris ta décision ce jour-là. Je voulais simplement faciliter notre rupture
et…
— Tu te trompes, le coupai-je froidement, tu te trompes complètement.
Si tu m’avais dit de rester, je ne serais jamais partie. Je ne t’aurais jamais
quitté, Zach, parce que… je t’aimais comme une folle et que j’étais prête à
tout pour toi ! Mais pourquoi ne m’as-tu pas retenue, bon sang ? !
Pourquoi…
— Parce qu’on savait tous les deux ce qui t’attendait si tu restais à
Saint-Louis, Élodie… Une vie de merde, une vie pleine d’insécurité et de
misère. Tu ne méritais pas cette vie-là… Je voulais que tu sois heureuse.
Mon cœur se serra.
J’aurais été heureuse en restant ici, avec toi.
— Parce que tu crois que je n’ai pas souffert à mon retour à Londres ?
Tu crois qu’en arrivant je me suis remise avec mon ex catholique et que j’ai
fait la fête tous les soirs avec mes amies ? ! Non, Zach, j’étais
complètement déprimée à longueur de journée ! Je n’avais même plus envie
de manger, mais ma mère me forçait toujours à avaler quelque chose pour
que je tienne debout… Malgré son attention, j’ai fini par faire un malaise
parce que je faisais de l’anémie et je me suis retrouvée à l’hôpital. Les
médecins ont même dû me garder plusieurs jours, car j’étais dans un état
déplorable.
Zach sembla hésiter un instant à s’approcher davantage de moi, mais il
n’en fit rien et se contenta de me dire :
— Et puis tu l’as rencontré et il a su te rendre heureuse à nouveau, pas
vrai ?
Je soupirai en baissant les yeux.
— Nathan a su me rendre heureuse, c’est vrai, mais nous sommes
ensemble seulement depuis un an et demi. J’ai réussi à avancer toute
seule… Même si c’était dur au début, je préférais ça plutôt que de devoir
retourner à l’hôpital. Et puis, même si j’essayais à tout prix d’éviter de
penser à toi le plus possible, je me disais que si je t’avais abandonné, il
fallait au moins que ce soit pour une bonne raison. Alors, je me suis fixé des
objectifs, réussir mes études, me faire de nouveaux amis, me trouver un
nouveau copain… être heureuse comme tu aurais voulu que je le sois.
Il se rapprocha finalement d’un pas déterminé et prit mon menton dans
sa main, me faisant relever la tête pour que je croise son regard.
— Et maintenant ? m’interrogea-t-il avec sérieux.
— Quoi ? murmurai-je sans le quitter des yeux.
— Tu m’aimes encore, n’est-ce pas ?
Je déglutis.
Bien sûr que je t’aime encore, et je ne cesserai jamais de t’aimer, Zach !
Tout simplement parce que tu es mon premier vrai amour et très
certainement le dernier…
Mais je ne pouvais pas lui dire ça.
— Je suis avec Nathan. Peu importe ce que je ressens pour toi, c’est
trop tard maintenant…
— Non, Élodie, rien n’est jamais trop tard. Je ne vais pas essayer de te
convaincre de rester et je ne vais pas non plus tenter de t’embrasser, bien
que j’en meure d’envie. Mais je pense que si tu as décidé de m’appeler tout
à l’heure et de me suivre ici, ce n’est pas pour rien, n’est-ce pas ? Si tu n’es
toujours pas rentrée à Londres, c’est que tu hésites très certainement entre ta
raison et ton cœur. Entre la belle vie qui t’attend là-bas et celle que tu
pourrais avoir si tu restais ici avec moi…
— Zach, s’il te plaît, arrête de lire dans mes pensées ou je vais vraiment
finir par croire que tu es un vampire.
Il sourit, amusé.
— Pas besoin d’être un vampire pour être télépathe, tu sais ?
Je détournai le regard. Il avait parfaitement raison.
Reprendre avec Zach là où nous nous en étions arrêtés, m’installer avec
lui à Saint-Louis, et me trouver un petit job de bibliothécaire… Bien que ce
ne soit pas le métier de mes rêves et qu’il me faille obtenir un permis de
travail, cela me semblait tout de même être une chouette opportunité pour
continuer à mener une vie heureuse ici… Tout comme celle de retourner à
Londres auprès de mon fiancé, d’emménager avec lui, de décrocher un
diplôme spécialisé en éducation après avoir réussi mon master, et d’avoir
des enfants…
Bien sûr, la seule différence entre ces deux possibilités était Zach.
Ce serait une erreur. Vous ne vous êtes pas séparés pour finalement
vous remettre ensemble cinq ans plus tard. Est-ce que tu veux vraiment
souffrir à nouveau ? Quitter ton merveilleux fiancé et détruire un an et demi
de relation pour te remettre avec lui, c’est ça que tu souhaites ?
— Zach, je…
La sonnerie de mon portable m’interrompit. Je le sortis et regardai le
nom affiché : Nathan.
Il appelle au bon moment, tiens, songeai-je, mal à l’aise.
Devais-je décrocher ?
— Tu ferais mieux de répondre, me conseilla Zach d’un ton ennuyé en
s’éloignant vers son bureau.
Je me retournai en soupirant et pris donc l’appel.
— Allô…
— Ah, chérie ! Je suis content d’entendre ta voix ! Comment vas-tu ? Je
suppose que tu dois être à l’aéroport ?
— En fait, Nathan… pas exactement.
— Dans un taxi ?
— Non, mentis-je avec regret, je suis toujours à l’hôtel et je ne sais pas
encore quand je vais rentrer.
— Comment ça ? Pourquoi resterais-tu là-bas ? L’enterrement se
déroulait bien aujourd’hui, non ?
— Oui, oui… mais j’ai besoin d’un peu de temps pour… tu sais… faire
mon deuil. Je pense que je vais encore rester ici quelque temps. S’il te plaît,
ne m’en veux pas…
— Bien sûr que non, je peux comprendre que cela soit difficile pour toi.
Ma future femme va juste terriblement me manquer ce week-end ! Et dire
que j’avais réservé une table dans ton restaurant préféré pour demain soir…
— À l’Hemeraud ? Sérieusement ? !
— Ouais, bon, ce n’est pas grave, j’appellerai pour annuler.
— Oh…
J’allais m’en mordre les doigts. Leurs plats étaient tout simplement à
tomber par terre !
— Sinon, comment s’est passée ta formation hier ?
— Longue journée, mais ça a été. Là, je viens de me réveiller et je
compte prendre une bonne douche avant d’aller au travail.
— S’il te plaît, ne me parle pas de douche, gémis-je.
— Pourquoi ça ? Il n’y en avait pas dans ta chambre ?
Oh si… Il y en avait une… Il y en avait…
— Eau froide et de mauvaise qualité, je n’y suis pas restée longtemps.
— Eh bien, lança-t-il en ricanant, raison de plus pour que tu te dépêches
de rentrer à Londres et d’emménager chez moi ! Je ferai de toi la femme la
plus heureuse du monde et te comblerai de bonheur avec ma superbe
douche de luxe, eau chaude à volonté !
— C’est vrai que c’est un argument plutôt convaincant !
Je sursautai soudain en entendant le bruit d’un objet s’écrasant sur le
sol.
— Merde ! grogna Zach, suffisamment fort pour que Nathan l’entende.
Ce crétin venait de faire tomber l’un de ses appareils photo. L’avait-il
fait exprès ?
— Il y a quelqu’un avec toi ?
— Euh… non, oui… Enfin, je suis sortie dans le couloir et j’ai croisé
quelqu’un.
— Et pourquoi sors-tu dans le couloir à une heure si tardive ? Ne me dis
pas que tu n’as pas encore mangé !
— Oh ! si, j’ai même mangé japonais, figure-toi ! Si je suis sortie, c’est
juste que…
Eh mince… Trouve une excuse, trouve une excuse, dépêche-toi…
Je balayai rapidement la pièce des yeux à la recherche d’une idée, et
remarquai que Zach me pointait la fenêtre du doigt.
Ah !
— … J’avais envie d’aller prendre un peu l’air, conclus-je en essayant
de prendre un ton convaincant. Ma chambre est vraiment petite et elle n’a
pas de balcon, on s’y sent franchement oppressé !
Je remerciai Zach d’un petit signe de tête, mais il m’ignora. Peut-être
était-il contrarié que je mente à mon fiancé, mais je me voyais mal avouer à
ce dernier que je me trouvais actuellement chez mon ex-petit ami, un
homme dont j’avais été folle amoureuse et que j’aimais toujours malgré
moi, alors qu’il n’en connaissait même pas l’existence.
— D’accord. Sois prudente dehors et n’oublie pas de mettre une veste.
L’hiver touche peut-être à sa fin, mais il fait encore froid. Je ne voudrais
pas que ma future épouse me revienne malade, même si je t’aimerais
toujours avec le nez rouge et irrité à force de te moucher !
— Hum, c’est très charmant ce que tu me dis. Mais ne t’inquiète pas, ta
future femme est bien plus résistante qu’elle n’en a l’air.
— Je suis ravi de l’apprendre. Bon, allez, je raccroche parce que sinon
je vais finir par être en retard au boulot. Ne te couche pas trop tard,
d’accord ? Je t’aime.
— Je t’aime aussi… Bisous.
Alors que je rangeais mon portable dans mon sac, j’entendis
l’imprimante se mettre en marche. Bientôt, Zach se tourna vers moi et me
tendit une feuille, le visage impassible.
— Qu’est-ce que c’est ? dis-je en la prenant.
— Ton billet d’avion pour Londres.
Il n’était pas croyable… Afin d’éviter une dispute inutile, je rangeai le
billet dans mon sac sans un mot et allai me coucher sur le canapé.
— Bonne nuit, murmurai-je tout de même en m’enveloppant dans la
couverture.
Et je m’endormis sans obtenir aucune réponse…

* * *
Au petit matin, je fus la première debout. Très certainement parce que
j’avais été la première à me coucher…
Je m’étirai sur le sofa avant de regarder Zach. Je ne savais pas à quelle
heure, ni comment il avait fini par s’endormir, assis sur sa chaise, mais en
tout cas sa position était assez marrante. Il avait les bras croisés sur le torse,
la tête penchée en avant et quelques mèches noires lui tombant sur le
visage. Il était vraiment trop mignon…
Élodie…
Je me levai, pris la couverture avec moi et la déposai doucement sur ses
épaules. Je l’observai un instant, m’attardant sur son beau visage ovale,
notamment sur ses lèvres captivantes. J’aurais menti si j’avais dit ne pas
avoir envie de l’embrasser, là tout de suite, mais c’était impossible.
Mon cœur se serra à cette pensée, et je m’écartai aussitôt pour arrêter de
me faire du mal. Je marchai sur la pointe des pieds jusqu’à ma valise et
l’ouvris doucement pour en sortir quelques vêtements. Je profitai du
sommeil de Zach pour troquer mes habits actuels contre un jean skinny et
une chemise blanche que je rentrai rapidement à l’intérieur de mon
pantalon. Je refermai ma valise et me retournai en sursautant.
— Depuis quand est-ce que t’es réveillé ? ! m’écriai-je, complètement
gênée.
Il me regarda avec amusement, les bras croisés sur son torse.
— Hum… Tu aurais quand même pu changer tes sous-vêtements, petite
crasseuse !
— C’est ça ! répliquai-je froidement. Encore heureux que je ne l’aie pas
fait ! T’es vraiment qu’un pervers !
— Et toi qu’une allumeuse à te changer dans la même pièce qu’un
homme à moitié endormi sans aucune pudeur !
Je levai les yeux au ciel, agacée.
— Je ne risquais certainement pas de retourner dans tes superbes
toilettes parfumées aux excréments.
Il haussa les épaules.
— Ah bon ? Pourtant, toi qui sens le fennec, je pensais que tu y serais
comme chez toi…
Je le fusillai du regard.
— Espèce de…
Il rigola en se levant et me poussa vers la porte d’entrée.
— Allez, viens, on va passer chez moi pour que tu puisses te décrasser
un peu, madame la malpropre.

* * *

Me retrouver chez Zach me procura un étrange sentiment de nostalgie ;


tout semblait exactement comme avant. Le canapé et la télévision n’avaient
pas changé de place, tout comme le buffet en bois massif situé juste derrière
et sur lequel étaient posés un cadre photo ainsi que d’autres bricoles.
— Ma mère est de garde ce matin, m’informa-t-il en déposant ses clés
de moto sur le meuble de l’entrée.
— Et ton frère ?
— Sûrement chez sa copine.
— Lyam a une copine ? m’étonnai-je. Mais il est super jeune !
Zach ricana.
— Il va avoir seize ans cette année, tu sais. Il n’est plus aussi petit
qu’autrefois. Il fait presque ma taille maintenant, il commence à avoir pas
mal de boutons d’acné et bientôt il aura de la barbe comme n’importe quel
adolescent se transformant en homme.
Seize ans déjà… En tout cas, Zach venait en une phrase de détruire la
belle image de l’adorable petit garçon que j’avais de son frère.
— Bon, je n’aimerais pas trop qu’on s’attarde ici, ajouta-t-il d’un air
agité. Dois-je te montrer où est la salle de bains ou…
— Zach, je ne suis pas amnésique, soupirai-je en montant l'escalier.
— Les serviettes propres sont dans le tiroir du…
— Je sais ! criai-je en me trompant de porte.

* * *

Cette douche fut le meilleur moment que je passai depuis mon arrivée à
Saint-Louis… Un pur bonheur !
Une fois de nouveau habillée, je sortis dans le couloir et une douce
odeur de pancake me guida jusqu’à la cuisine. Tout était… parfait. Un petit
déjeuner était dressé sur la table et n’attendait plus que moi…
— Je vais aller prendre ma douche, profites-en pour manger un truc
avant qu’on s’en aille.
Je m’assis sans plus attendre à table, le sourire aux lèvres. Du jus
d’orange fraîchement pressé, une tasse de café au lait, deux grandes
assiettes creuses dont l’une remplie de pancakes à la myrtille et l’autre de
fruits de saison, du pain grillé, des œufs et deux tranches de bacon grillé à
point… C’était clairement un petit déjeuner de roi, ça !
Au retour de Zach dans la cuisine, j’avais l’estomac qui allait exploser.
— Waouh… Je ne pensais pas que tu allais tout manger, s’exclama-t-il
en découvrant les plats désormais vides.
— Peux… plus… bouger… trop bon, marmonnai-je en me massant le
ventre.
L’expression « Avoir les yeux plus gros que le ventre » prenait
actuellement tout son sens. Je ne m’étais jamais sentie aussi « pleine » de
toute ma vie.
Bon, je m’en voulais un peu de ne lui avoir rien laissé, il fallait que je
rattrape le coup.
— Tu sais, déclarai-je, ce n’est pas dans la photographie que t’aurais dû
faire carrière, Zach… mais dans la cuisine. C’était presque aussi bon qu’à
l’Hemeraud !
— « L’Hemeraud » ? m’interrogea-t-il en débarrassant rapidement les
couverts.
N’avait-il pas écouté toute ma conversation avec Nathan la veille ?
— C’est un prestigieux restaurant anglais que j’adore. Bon, c’est un peu
cher, je te l’accorde, mais la qualité en vaut le prix.
Il sourit.
— Alors, tu peux t’estimer heureuse d’avoir mangé un repas égalant son
excellence, qui plus est gratuitement.
En effet…
Zach passa un coup d’éponge express sur la table, puis me fit signe de
me lever.
— Allez, la gloutonne, j’ai prévenu Eric qu’on arrivait. Dépêche-toi, il
nous attend.
Je soupirai et me levai à contrecœur. Chaque pas que je faisais me
rappelait chaque bouchée de nourriture que j’avais avalée. Je craignais
même un instant que la moto de Zach ne démarre pas à cause des kilos
supplémentaires que j’avais dû prendre.
Heureusement, les quinze minutes de trajet jusqu’à l’immeuble d’Eric
me laissèrent le temps de digérer un peu, bien qu’un sentiment
d’appréhension à l’idée de revoir Eric m’envahisse désormais.
Zach frappa le premier à la porte de l’appartement.
— T’es sûr qu’il ne va pas m’en vouloir ? Je me sens coupable de ne
pas…
La porte d’entrée s’ouvrit sur une minuscule bouille d’enfant m’arrivant
tout juste à mi-cuisse. Avec son visage rond, son regard angélique, ses joues
roses et ses boucles blondes, cette petite fille était tout simplement a-do-
rable !
Je fronçai les sourcils, surprise. Eric était-il devenu nourrice
maintenant… ?
— Pa… Papa ! appela soudain la fillette.
Je lançai un regard en coin à Zach, son visage était radieux.
Nourrice… ou bien… père ?
Chapitre 62

— Salut, Jenny ! lui lança Zach en s’accroupissant pour être à sa


hauteur. Comment ça va ?
— Maman avait fait un gâteau, mais papa l’a déjà tout mangé ! râla-t-
elle. Il est méchant !
Oh… Même lorsqu’elle faisait la tête, elle était trop mignonne !
Eric, tout sourire, apparut soudain derrière Jenny, et l’attrapa dans ses
bras. Ses cheveux noirs désormais parsemés de gris, il était vêtu d’un jean
usé et d’un T-shirt vert foncé.
— Laisse-moi descendre ! gémit-elle en grimaçant.
Son sourire s’élargit davantage lorsqu’il m’aperçut, et je constatai que
quelques rides supplémentaires s’étaient dessinées sur son visage. Je baissai
les yeux et remarquai qu’il avait également pris un peu de ventre.
— Et voilà ma deuxième blonde préférée ! lança-t-il à mon intention
avant de serrer brièvement la main de Zach. Allez, venez à l’intérieur, à
moins que vous ne préfériez rester dans le couloir pour discuter.
Nous le suivîmes dans l’appartement encombré de cartons.
— Faites attention où vous mettez les pattes, nous prévint-il en
marchant sur un canard en plastique.
Celui-ci couina sous son pied.
— Papa ! T’as écrasé Daisy ! s’écria Jenny en lui jetant un regard noir.
— Oups…
Eric s’abaissa pour ramasser le jouet et le remettre en état.
— Regarde, Daisy va bien ! chuchota-t-il à sa fille.
— Non, elle a le nez tout aplati, pleurnicha-t-elle.
Elle lui arracha le jouet des mains avant de se mettre à gigoter, lui
faisant comprendre qu’elle voulait descendre une bonne fois pour toutes.
Son père la reposa sur le sol et elle partit à toute vitesse s’enfermer dans
la pièce que j’avais autrefois utilisée comme chambre.
— Ah, les enfants ! se plaignit Eric en soupirant.
Un tas de questions se bousculaient dans ma tête. Qui ? Quand ?
Comment ? Où…
Eric sourit à nouveau en lisant probablement la curiosité sur mon
visage.
— Sa mère travaille, me dit-il en nous faisant signe de nous asseoir sur
le canapé. Vous voulez boire ou manger quelque chose ?
Zach et moi fîmes non de la tête. Après le petit déjeuner que je venais
de prendre, je n’avalerais certainement plus rien avant la tombée de la nuit !
Et puis de toute façon, comme l’avait dit Jenny, il ne restait plus de gâteau.
Quel goinfre, cet Eric !
— Un samedi ? Qu’est-ce qu’elle fait au juste ? m’enquis-je.
Eric attrapa une chaise pliable et s’installa en face de nous.
— Elle bosse à l’hôpital, elle est infirmière.
— Oh ! comme la mère de Zach ! ne pus-je m’empêcher de remarquer à
voix haute.
À ces mots, Eric lança un rapide coup d’œil à Zach et je compris qu’ils
me cachaient tous les deux quelque chose.
Oh ! non… Ne me dites pas que…
— Ta… ta mère ? ! m’écriai-je en le regardant à mon tour,
complètement abasourdie.
Eric acquiesça. Oh ! mon Dieu… Je n’allais jamais m’en remettre !
Je me levai et fis quelques pas dans la pièce en enjambant naturellement
les cartons qui se trouvaient sur mon chemin. Puis, après quelques
secondes, je pivotai vers Eric.
— Alors, Meghan et toi…
Il hocha de nouveau la tête, probablement amusé par mon air
déconcerté.
— Et cet enfant…
— Notre fille, Jenny.
Je me tournai vers Zach, qui ajouta :
— Oui, c’est ma demi-sœur, et moi aussi, j’ai été surpris lorsque j’ai
appris leur… relation.
Waouh… Je n’en revenais toujours pas ! Et j’en voulais d’ailleurs un
peu à Zach de me l’avoir caché. Mais bon, je n’allais pas en faire tout un
plat pour autant.
— Depuis… depuis quand ? bredouillai-je avant de me rasseoir sur le
canapé.
Eric réfléchit durant une longue minute. Soit il avait oublié la date de
leur rencontre, soit il était en train de calculer le nombre de jours exact.
— Je l’ai rencontrée un an après ton départ, me répondit-il finalement.
J’étais à l’hôpital pour faire une prise de sang. Tu sais, étant donné que je
ne suis plus tout jeune et que je bouffe pas mal de cochonneries, mon
médecin voulait s’assurer que tout allait bien dans ce magnifique corps
qu’est le mien… Enfin bref, c’est Meghan qui m’a fait le prélèvement et
c’était bien la première infirmière à ne pas me faire mal en enfonçant une
aiguille dans ma peau !
— Et tu es tombé amoureux de sa douceur et de sa gentillesse ?
plaisantai-je.
Il sourit niaisement.
— Entre autres. Mais, lorsqu’elle a eu fini, c’est là que j’ai remarqué
qu’elle s’appelait Menser, et je lui ai immédiatement demandé des
nouvelles de son fils. Résultat, notre discussion s’est terminée devant une
tasse de café.
— Et ensuite ?
— Quoi ensuite ? Je ne vais quand même pas te faire part de tous nos
rendez-vous !
Je soupirai avant de le regarder avec ironie.
— Dommage, j’aurais été curieuse de connaître toute votre histoire…
Mais ce que je me demande surtout, c’est comment un gros feignant comme
toi a bien pu réussir à lui plaire !
— « Feignant », moi ? s’indigna-t-il. Tu vas voir si je suis feignant !
Il se leva de sa chaise, ou plutôt il bondit de sa chaise, m’attrapa par les
pieds et tira. Eric était complètement cinglé !
Je poussai un petit cri et tentai de m’agripper à la seule chose que je
trouvai sous la main : Zach. Je passai les bras autour de sa taille et
m’accrochai fermement à lui pour ne pas glisser par terre.
— Aide-moi ! le suppliai-je tandis qu’Eric me tirait vers le sol comme
un malade.
Il allait m’amputer les jambes s’il continuait comme ça !
— Et pour quelle raison est-ce que je ferais ça ? m’interrogea Zach en
penchant sa tête au-dessus de la mienne.
Il me sourit malicieusement avant de retirer sans aucune difficulté mes
mains de sa taille. Quel sadique !
Je sentis mon corps partir vers l’arrière et ma tête percuta de plein fouet
le sol… étrangement mou.
Si surprenant que cela puisse paraître venant de lui, Zach avait posé un
coussin sur le parquet à ses pieds avant ma chute.
Ouf…
— Vous êtes complètement malades ! m’écriai-je en me redressant.
Eric enjamba mon corps pour finalement s’installer sur le canapé, à ma
place, une bière à la main.
— Maintenant, je suis un feignant, admit-il. Tu verras, la chaise est très
confortable !
Non, mais quel culot !
— Tu n’as pas changé d’un poil !
— Oh si, détrompe-toi, j’ai bien plus de poils blancs que de noirs
désormais, tu veux voir ?
— Euh… non, merci, garde-les pour toi et Meghan, hein…
Je soupirai et partis m’asseoir sur la chaise en plastique, franchement
désagréable en comparaison du canapé.
— Au fait… c’est quoi tout cet encombrement ? Vous déménagez ?
— Non, enfin oui. Disons que j’habite déjà chez ton copain depuis la
naissance de Jenny et…
— Zach n’est plus mon copain, Eric, rectifiai-je immédiatement.
Il haussa les sourcils, étonné.
— Ah… Mais pourtant…
Je roulai des yeux.
— Ce n’est pas parce que l’on est venus ensemble que ça veut
forcément dire qu’on est de nouveau ensemble.
— Hum, tu as raison, désolé. Bref, je disais qu’à la naissance de Jenny,
il y a trois ans et demi, Meghan a pensé qu’il était préférable que je
m’installe définitivement chez elle. Et bien que cela me dérange de vivre
dans une maison qui n’est pas à proprement parler la mienne, je n’ai pas pu
la contredire. Comment aurais-je pu être un bon père pour ma fille et
l’élever correctement si je n’habitais pas au même endroit qu’elle ? Mais
malgré la mise en vente de mon appartement, j’ai réussi à m’en débarrasser
il y a seulement une semaine, ce qui explique tout ça…
Il balaya la pièce d’un geste de la main.
— Et moi, je suis venue aider papa ! ajouta une petite voix.
Nous tournâmes tous la tête vers Jenny qui venait de sortir de la
chambre, un carton dans la main.
— C’est ça ! Tu as pleuré pendant une heure parce que tu ne voulais pas
venir ! rétorqua Eric en levant les yeux au ciel. De toute façon, tu ne
pouvais pas rester toute seule à la maison, car tu es encore trop petite.
— C’est pas vrai ! s’écria-t-elle en prenant à nouveau une mine
boudeuse. Je suis une grande fille !
Alors, la notion de « grande fille » était très large au vu de sa petite
taille et de son âge…
— C’est ça, tu ne sais même pas encore compter ! continua à la taquiner
son père.
— Si ! Je… je sais compter, attends ! Un, trois… non deux… qua…
trois !
— Et ensuite ?
Jenny baissa tristement les yeux.
— Eh bien, madame Je-suis-une-grande-fille, tu as encore pas mal de
choses à apprendre !
— Oh ! Eric, c’est bon, elle n’a que trois ans et demi ! protestai-je.
— Et alors ? Je veux que ma petite fille soit la meilleure ! Allez, Jenny,
file t’entraîner à écrire ton prénom, ça ne devrait pas être difficile, il n’y a
que cinq lettres !
Quel crétin…
Je me levai de ma chaise et m’accroupis à côté de Jenny pour être à sa
hauteur. Elle semblait vraiment chagrinée.
— Ne t’inquiète pas, lui dis-je avec un grand sourire. Je suis sûre que tu
réussiras très bientôt à compter sans te tromper une seule fois ! Et crois-
moi, ce jour-là, tu deviendras meilleure que ton papa !
— C’est vrai ? s’exclama-t-elle en me rendant mon sourire.
J’acquiesçai.
— T’as entendu, papa ? Un jour, je serai la meilleure !
Puis, sans attendre une quelconque réponse de la part de son père, elle
retourna dans sa chambre en sautillant joyeusement. Elle était vraiment
adorable.
Me redressant, je reportai aussitôt mon attention sur les deux hommes
dans la pièce.
— J’espère que tu n’es pas aussi sévère avec elle tous les jours, lançai-
je à Eric sur un faux ton de reproche.
— Bien sûr que non, je suis un père parfait ! protesta-t-il en rigolant.
Je croisai les bras sur ma poitrine et le regardai d’un air peu convaincu.
— Selon Jenny, tu aurais mangé tout le gâteau que Meghan a préparé
sans lui en laisser une seule part ! Je pense que ta définition du père parfait
est à revoir, ironisai-je, n’est-ce pas, Zach ?
Ce dernier venait de vérifier l’heure sur son téléphone et me répondit
simplement :
— Élodie, il est déjà 11 heures. Si tu veux retourner faire un saut au
cimetière, on ferait mieux d’y aller maintenant.
Et, sans même attendre ma réponse, il se leva et se dirigea vers la porte.
— Tu pourrais dire au revoir quand même ! lui lançai-je.
— « Au revoir » ? répéta-t-il en haussant les sourcils. Mais moi, je ne
pars nulle part, Élodie. C’est ma famille, je les reverrai ce soir au dîner, tu
sais. Tu es la seule à t’en aller à nouveau comme tu sais si bien le faire.
Et c’était reparti…
— Qu’est-ce que tu me reproches encore ? m’emportai-je en le
rejoignant. De t’avoir abandonné ?
Il pencha la tête vers moi.
— Non, je n’ai simplement pas envie de te perdre encore une fois,
souffla-t-il en me regardant droit dans les yeux.
Je déglutis et ressentis une vague de chaleur face à cet aveu. Mon cœur
battait à cent à l’heure et je priai intérieurement pour que Zach ne l’entende
pas.
Nous nous fixâmes silencieusement durant de longues secondes, avant
que je finisse par tourner la tête, extrêmement mal à l’aise à cause de notre
proximité et de la situation dans son ensemble.
— Tu avais dit que tu ne ferais rien pour me retenir, lui reprochai-je,
mécontente.
— Je n’ai rien fait, se défendit-il d’un air à la fois innocent et fier de lui.
Je réponds simplement à ta question.
C’est ça, prends-moi pour une débile. Tu sais très bien quel effet tes
mots ont sur moi !
— Bon, allez, dépêche-toi, je t’attends dehors, ajouta-t-il avant de sortir
dans le couloir sans plus attendre.
Je me retournai vers Eric, qui me fixait avec amusement.
— On aurait dit vous il y a cinq ans, soupira-t-il avec un sourire en coin.
— Eric…, lançai-je.
— Je te préviens tout de suite, il est hors de question que tu me fasses à
nouveau des adieux, jeune fille. Une fois, ça m’a suffi.
— Mais… je ne pense pas revenir…
— C’est ça, tu as dit exactement la même chose il y a cinq ans, et
pourtant tu te retrouves aujourd’hui en face de moi, dans mon appartement.
D’autant plus que je ne connais d’ailleurs même pas la raison de ton retour !
Zach m’a simplement appelé pour que me dire que tu étais avec lui, c’est
pour ça que j’ai pensé que…
— Que j’étais revenue pour lui ? Non.
En es-tu sûre ?
— C’était pour mon amie Victoria, ajoutai-je pour me justifier. Son
enterrement était hier et je voulais y assister.
— Ah, c’est donc pour ça que Zach a parlé de cimetière… Je suis
désolé pour ton amie, dit-il avec sincérité. Ça n’a pas été trop dur pour toi ?
Je haussai les épaules.
— Elle va beaucoup me manquer, mais ça va aller, répondis-je en me
sentant soudain très triste.
Il hocha la tête, compréhensif.
— Donc, tu comptes bientôt repartir, demanda-t-il pour changer de
sujet, alors même que nous nous sommes à peine vus et que tu as
certainement un tas de choses à me raconter sur ta passionnante vie
d’Anglaise ?
J’acquiesçai en prenant un air désolé.
— Alors tu ne quitteras pas mon appartement sans avoir à nouveau
enregistré mon numéro. Et, une fois à Londres, tu auras l’obligation de
m’appeler, c’est clair ? m’ordonna-t-il en m’adressant un regard
d’avertissement.
Je me contentai d’approuver d’un signe de tête et d’enregistrer son
numéro dans mes contacts. Honnêtement, il y avait peu de chances pour que
je l’appelle réellement un jour. Garder une relation avec lui m’obligerait à
conserver un lien avec Saint-Louis, avec mon passé, et donc avec Zach. Ce
que je ne souhaitais pas.
Quand ce fut fait, Eric se leva du canapé et vint me serrer
chaleureusement dans ses bras.
— J’ai été content de te revoir…
— Moi aussi. Et je suis également très heureuse pour toi, bien que ta
relation avec Meghan me paraisse toujours surprenante.
Je me détachai de lui à contrecœur et lui adressai un sourire triste.
Qu’Eric ait finalement pu rencontrer une femme qui l’aime tel qu’il était,
qu’il ait pu fonder une famille et qu’il soit de nouveau heureux, cela me
remplissait de joie.
J’étais ravie pour Meghan et navrée de ne pas pouvoir la voir avant mon
départ. Devrais-je lui envoyer une carte postale pour lui souhaiter mes
félicitations pour sa petite fille ? D’ailleurs, j’étais certaine que cette
dernière ne risquerait jamais de se faire embêter un jour, avec les trois
hommes protecteurs et bienveillants qui l’entouraient. Ils formaient une
bien belle famille tous les cinq…
— Oh ! mais… Ne me dis pas que tu pleures ! s’exclama Eric en me
faisant remarquer qu’une larme coulait sur ma joue.
— C’est… Ce n’est rien, juste l’émotion, m’empressai-je de répliquer.
Il vaut mieux que j’y aille ! À bientôt, Eric ! Et embrasse Jenny pour moi !
Alors que j’étais déjà dans le couloir, je l’entendis me répondre avant
que la porte d’entrée ne se referme.
— N’hésite pas à revenir ici quand tu veux, Élodie. Nous
t’accueillerons avec grand plaisir ! Et… à très bientôt !

* * *

— Qu’est-ce que tu penses des chrysanthèmes ? me suggéra Zach en


effleurant les fleurs de la main.
Je secouai la tête.
— Non, c’est trop… commun.
Cela faisait dix bonnes minutes que nous nous trouvions chez le
fleuriste, et je n’arrivais toujours pas à me décider. Quelles fleurs pouvais-je
bien déposer sur la tombe de Vic ?…
— Des lys ? lui demandai-je. Ils symbolisent la pureté et l’innocence.
Mais Vic était loin d’être pure…
Il fallait que je fasse le bon choix. Je m’avançai vers un bouquet de
bégonias orange. Ils étaient magnifiques.
— Et celles-là, qu’est-ce qu’elles symbolisent, madame la spécialiste
des fleurs ? m’interrogea Zach en passant la tête par-dessus mon épaule.
Je frémis à son contact.
— Euh… J’en sais rien…
— C’est une fleur qui exprime des sentiments amicaux, intervint la
fleuriste qui passait à côté de nous. La couleur orange signifie une amitié
éternelle, une amitié qui résiste aux épreuves de la vie.
— Eh bien, ça me semble parfait, non ? me chuchota Zach au creux de
l’oreille.
Je m’écartai vivement et lui lançai un bref regard interloqué. À quoi est-
ce qu’il jouait au juste ?
— Hum, oui… Je vais prendre celles-ci, dis-je à l’intention de la
vendeuse.
Celle-ci hocha la tête, ravie.
— Je suis certaine que votre ami sera très heureux de les recevoir,
répondit-elle en saisissant les fleurs.
Je l’espérais de tout cœur aussi…
Après avoir payé et récupéré le bouquet, nous sortîmes tous deux de la
boutique.
— Eh bien, on peut dire que la tombe de Vic sera originale ! déclara
Zach. Ce n’est pas très courant de voir des fleurs orange dans un cimetière.
D’autant plus que tu en as pris un bon nombre…
Il n’avait pas tort, j’en avais acheté une douzaine. Je voulais que la
tombe de Vic soit mémorable et faire en sorte que chaque visiteur s’arrête
devant pour l’admirer. Je voulais qu’on la remarque, car Vic le méritait.
Personne ne devait oublier mon amie, personne ne devait oublier la
personne formidable qu’elle avait été.
— Dis, Zach, est-ce que tu pourras me rendre une faveur une fois que je
serai… partie ?
Il attendit que je poursuive.
— Remplacer ses fleurs. Elles finiront bien par faner et…
— Désolé, je ne pourrai pas.
— Pourquoi ça ? ! m’étonnai-je. Je t’enverrai de l’argent !
Il soupira.
— Pourquoi n’as-tu pas tout simplement acheté des fleurs artificielles ?
— Parce que ce n’est pas la même chose. Parce qu’elles ne sont ni
naturelles ni fraîches, qu’elles n’ont pas cette douce odeur et que Vic mérite
de belles fleurs.
— Eh bien, là aussi, ce ne sera pas la même chose, répliqua-t-il d’un air
contrarié. Si tu tiens à t’occuper de la tombe de ton amie, alors c’est à toi
d’acheter les fleurs et de les changer. Je ne suis pas ton serviteur, Élodie.
Bon, on ferait bien d’y aller, il est presque 13 heures.
Je savais qu’il avait une fois de plus raison et qu’une vraie amie se
déplacerait en personne, mais revenir ici, en serais-je capable ? En aurais-je
la force ?
— Alors pourquoi tu fais tout ça pour moi ? demandai-je devant sa
moto. M’héberger, réserver mon billet d’avion, m’emmener déjeuner chez
toi, voir Eric, puis m’accompagner chez le fleuriste et maintenant au
cimetière. Pourquoi, Zach ? Tu ne veux pas me rendre de faveur et
pourtant…
— Je te l’ai déjà dit, il me semble. Je n’ai pas envie que tu partes,
Élodie. Mais je ne ferai rien pour t’en empêcher, alors…
Attristé, il détourna le regard. Tout ce qu’il pouvait faire… c’était
passer mes dernières heures à Saint-Louis avec moi. Mais ce qu’il ne savait
pas en revanche, c’est que chaque seconde supplémentaire à ses côtés me
poussait un peu plus à rester…

Après notre passage sur la tombe de Vic pour déposer des fleurs, Zach
me conduisit jusqu’à l’endroit que je considérais comme son « repère ». Je
courus jusqu’au buisson derrière lequel j’avais caché ma robe ainsi que ma
paire de talons.
— Eh merde ! lâchai-je, suffisamment fort pour que Zach m’entende.
— Qu’y a-t-il ?
Je brandis devant lui ma robe, ou plutôt ce qu’il en restait. Quant à mes
chaussures, il n’y en avait plus qu’une. Super !
Zach regarda mes affaires, moi, puis à nouveau mes affaires, avant
d’éclater de rire.
— Dé… désolé, mais tu verrais ton air abattu ! À croire que ce bout de
tissu était toute ta vie !
— Tu n’as aucune idée du prix que ce « bout de tissu » m’a coûté !
grognai-je en le balançant dans les broussailles.
— Hé, ramasse-le, il y a des animaux dans la forêt, tu sais ! dit-il avec
sérieux.
Sans blague !
Je lui jetai un regard noir, mais lui obéis tout de même, sachant que
j’aurais très certainement regretté plus tard d’avoir pollué la nature, lorsque
ma colère serait redescendue.
— J’espère qu’aucun petit lapin ne s’est étouffé en grignotant tes
affaires, déplora-t-il en grimpant sur sa moto.
Honnêtement, vu ce que ces vilaines bêtes m’avaient fait, je me foutais
bien de ce qui avait pu leur arriver !
Je le rejoignis, mais détachai ma valise du porte-bagages.
— Qu’est-ce que tu me fais ? m’interrogea Zach en me regardant faire.
— Je vais appeler un taxi.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi appellerais-tu un taxi alors que tu en as un juste en face de
toi ? Es-tu devenue encore plus blonde qu’auparavant, Élodie ?
Je soupirai. Si je montais avec lui, si Zach me conduisait à l’aéroport…
il y avait de fortes chances pour que je refuse de partir.
Voilà ce qui risquait de se produire : exactement le même genre de
scène que l’on retrouve souvent à la fin des films romantiques. Celle où, au
dernier moment, la fille qui est sur le point de partir réalise que ce serait une
erreur. Elle décide alors de faire demi-tour et court vers son bien-aimé qui
l’attend dans le hall de l’aéroport, comme s’il savait qu’elle allait revenir…
Bref, je serais capable de changer d’avis.
Je levai les yeux vers le ciel. Qu’est-ce que tu ferais à ma place, Vic ?
Me dirait-elle de rester avec l’homme pour qui autrefois j’aurais tout donné,
ou alors de retourner vers celui qui m’attendait et à qui j’allais, d’ici à
quelques mois, jurer fidélité ?
Zach agita les mains devant mes yeux.
— Reviens sur terre et réponds-moi, s’il te plaît, soupira-t-il d’un ton
agacé.
Désolé, Zach…
— Tu as raison, je suis encore plus blonde qu’auparavant, dis-je
seulement.
Je sortis mon portable et cherchai rapidement le numéro d’une agence
de taxis sur Internet.
Zach ne fit rien pour m’en empêcher, et resta même silencieux durant
tout le temps de l’appel.
— Tu… tu peux y aller, déclarai-je une fois que j’eus raccroché. Je suis
une grande fille, tu sais. Je n’ai pas besoin que quelqu’un attende avec moi.
Il plongea ses magnifiques yeux bleus dans les miens.
— Tu tiens vraiment à ce que je parte ?
Non, mais il le faut.
Il descendit soudain de sa moto et s’approcha de moi sans me quitter du
regard.
— Écoute, je sais que je t’ai dit que je ne tenterais rien mais…
Il s’arrêta et inspira profondément.
— Mais quoi ? repris-je d’une petite voix.
Il secoua la tête.
— Désolé, Élodie, je ne peux pas… Je ne peux pas ne rien faire.
Il s’avança d’un pas, un pas de trop, m’attrapa par la nuque et
m’embrassa brusquement. Mon cœur s’embrasa aussitôt.
Mes mains auraient dû rester immobiles le long de mon corps, mais…
« C’est plus fort que nous, Élodie. » Il avait parfaitement raison. Je nouai
les bras autour de son cou et me serrai contre lui tandis que notre baiser
s’intensifiait et que mon rythme cardiaque s’accélérait davantage.
Ça, c’était du vrai baiser ! Torride, ardent, rempli de passion. Jamais
Nathan ne m’avait embrassée de cette façon. Avec lui, c’était plutôt la
douceur, l’affection, on profitait de chaque instant, alors qu’avec Zach…
c’était bien plus fougueux, plus enflammé. Presque corrosif. Il ne me
laissait même pas le temps de respirer, ni celui de prendre conscience de ce
que nous étions en train de faire.
Sa main sur ma joue était brûlante. Ou peut-être mon corps était-il en
surchauffe, allez savoir…
Arrête… Arrête maintenant. Stop, ça suffit.
Nathan.
Je le repoussai brusquement, essoufflée, fiévreuse et probablement
rouge de honte.
— Il… il ne s’est rien passé, murmurai-je comme pour me rassurer.
C’était Zach qui m’avait embrassée le premier, pas moi. Jamais je
n’avais voulu tromper Nathan…
Sauf que tu en as très bien profité, petite coquine.
— Oh que si, il s’est passé quelque chose, rétorqua Zach en me
regardant avec intensité.
Et allez, voilà qu’il en rajoutait une couche ! Comme si je ne me sentais
pas suffisamment coupable…
— Putain, Élodie, mais sérieusement, tu sais très bien que tu n’as pas
envie de partir. Pourquoi est-ce que tu te fais autant de mal, bon sang ? !
Je détournai la tête, gênée, avant de lancer d’une petite voix :
— Je lui ai fait une promesse, Zach…
— Et alors ? s’emporta-t-il. Tu m’avais également fait la promesse de
ne jamais m’abandonner, que tu serais avec moi quoi qu’il arrive, et
pourtant tu ne l’as pas tenue. Ne me dis pas que tu refuses de rester à cause
d’une stupide promesse !
Et prends ça dans ta face, Élodie…
— Je suis heureuse avec lui…
Il secoua la tête.
— Tu mens. Si tu l’étais vraiment, ce qui vient de se passer ne serait
jamais arrivé et tu ne serais plus à Saint-Louis. Tu te voiles la face, Élodie.
Tout simplement car tu as peur de prendre la mauvaise décision. Tu as peur
de tout plaquer pour rester avec moi, parce que c’est ce que tu veux, n’est-
ce pas ?
Oui… J’avais peur de l’inconnu, de ce qui m’attendait si je le
choisissais lui. Avec Zach à mes côtés, ma vie serait pleine d’incertitudes,
tandis qu’à Londres elle était toute tracée. Alors, abandonner la sécurité
pour l’imprévisibilité et la précarité, était-ce vraiment la meilleure chose à
faire ? Et puis, quoi que je décide, une personne allait forcément en souffrir,
Zach ou Nathan.
Il m’observa, déconcerté.
— Et dis-moi, arriveras-tu à le regarder droit dans les yeux tout en
sachant ce que tu as fait ici ? Que ressentiras-tu en l’embrassant après
m’avoir embrassé moi ? Pourras-tu vivre avec ça sur ta conscience ?
— Je lui dirai la vérité, répondis-je froidement.
— Ah, vraiment ? Je suis certain que tu ne lui as jamais parlé de nous,
n’est-ce pas ?
Je serrai les mâchoires.
— J’en étais sûr, ajouta-t-il face à mon air probablement contrarié.
— Tais-toi.
Il soupira.
— Je croyais que l’amour te rendait forte, non ? Pourtant, tu n’as
toujours pas assez confiance en toi ni en tes sentiments, et encore moins en
nous, à ce que je vois.
Un bruit de klaxon nous fit tous les deux sursauter. Mon taxi était
arrivé.
— Il… il faut que j’y aille, bredouillai-je en attrapant ma valise.
— C’est ça, fuis, c’est ce que tu sais faire le mieux de toute façon !
l’entendis-je crier avec colère dans mon dos.
Mon cœur se serra. Il avait raison.
Les larmes aux yeux, je grimpai dans le taxi et demandai au chauffeur
de démarrer sur-le-champ. Rester ici, ne serait-ce qu’une seconde de plus,
ne me ferait que souffrir davantage.

* * *

Je regardai l’heure sur mon portable, déjà 15 h 22.


— Excusez-moi, demandai-je au chauffeur, est-ce que vous ne pourriez
pas rouler un tout petit peu plus vite ?
Visiblement en âge d’être à la retraite, il semblait préférer passer ses
journées à conduire plutôt que d’en profiter.
— Je suis désolé, mad’moiselle, mais c’est limité à cinquante ici !
répondit-il avant de monter le volume de la radio.
Message très clair : Bouclez-la et laissez-moi conduire en paix.
Sauf qu’à cette allure-là je risquais fort bien de rater mon avion ! Je
soupirai, regrettant finalement de ne pas avoir laissé Zach m’emmener à
l’aéroport.
Alors que la voiture s’arrêtait à un énième feu, la portière droite s’ouvrit
brusquement. Un homme que je ne connaissais pas, vêtu d’un costume
sombre, à la carrure imposante et aux cheveux bruns bien coiffés en arrière,
grimpa à l’arrière avec moi.
— Mais que faites-vous ? ! m’écriai-je en sursautant.
— Désolé, les taxis se font rares de nos jours. On partage ?
Je clignai plusieurs fois des paupières. De toute façon, j’étais certaine
que même si je disais non il ne me laisserait pas le choix. Et vu la taille
impressionnante de ses biceps, mieux valait ne pas le contredire…
— Je vais à l’aéroport, déclarai-je.
— Tant mieux, moi aussi, répondit-il en cherchant quelque chose dans
son petit sac noir.
Étrange…
La voiture redémarra. Je jetai un rapide coup d’œil au chauffeur.
Apparemment, ce qui venait de se passer ne semblait pas le déranger. Ou
peut-être n’avait-il toujours pas remarqué la présence de cet homme, car il
ne l’avait pas entendu monter à cause du volume de la radio…
D’ailleurs, celui-ci cherchait toujours désespérément quelque chose
dans son sac. S’il avait perdu un objet en montant dans le taxi, c’était bien
fait pour lui ! Je souris ironiquement.
Le chauffeur quitta le centre-ville et emprunta une petite route de
campagne. Il ne connaissait donc pas l’autoroute ? ! Adieu, mon bel
avion…
Mais peut-être était-ce un signe après tout, peut-être que le saint Louis
en question ne voulait pas que je parte une nouvelle fois, qu’il savait que je
le regretterais et qu’il essayait tout simplement de m’aider !
— Excusez-moi, fit mon compagnon de voyage, est-ce que vous pouvez
vous arrêter un instant, je ne me sens pas bien… Je crois même que je vais
vomir !
Sérieusement ? !
Non mais ce n’était pas croyable ! J’en venais presque à me demander
si tout ceci n’était pas un gag ! Et si cet homme avait été envoyé par Zach
pour me faire rater mon avion ?
Alors que le chauffeur se garait sur le bas-côté de la route, je compris
qu’il l’avait très bien entendu. Mon voisin devait chercher des cachets dans
son sac.
— Si vous aviez le mal des transports, pourquoi avoir pris un taxi ?
l’interrogeai-je d’un ton sec.
— Je n’ai pas le mal des transports.
— Une gastro peut-être ?
Il haussa les sourcils.
— Je vois qu’on a de l’humour, mademoiselle Winston…
Je me figeai. Comment connaissait-il mon nom ? ! Zach me l’avait-il
vraiment envoyé ?
L’homme descendit du taxi sans plus attendre, contourna la voiture du
côté gauche et s’arrêta face au chauffeur. C’est alors qu’il sortit la main de
son sac. Et c’était loin d’être une boîte de médicaments qu’il tenait. Alors
que je ne fus même pas capable d’émettre un seul son lorsqu’il brandit son
revolver en direction du chauffeur de taxi, quand le coup de feu partit, je
hurlai.
Chapitre 63

Je restai pétrifiée à ma place. Qu’étais-je censée faire ? Comment réagir


face à la scène qui venait de se dérouler sous mes yeux ? !
Sans même me jeter un seul regard, le meurtrier attrapa le corps inerte
du vieil homme par les bras, puis le tira sans grande difficulté hors du
véhicule avant de le balancer dans le fossé.
À croire que ce trou a été conçu spécialement pour ça, songeai-je en
ressentant à la fois du dégoût et de la pitié pour le pauvre chauffeur,
certainement innocent.
Brusquement, le tueur se retourna et me dévisagea. Il devait sûrement se
demander ce qu’il allait bien pouvoir faire de moi à présent… Me tuer ?
Non, ce n’était pas son intention, ou du moins je l’espérais sincèrement.
En tout cas, lorsqu’il contourna la voiture d’un pas rapide jusqu’à ma
portière, je compris qu’il avait enfin une idée.
J’aurais dû bouger, détacher ma ceinture et essayer de prendre la fuite
par l’autre portière, mais ce comportement aurait-il été raisonnable ? On dit
souvent « qui ne tente rien n’a rien », mais si j’avais ainsi risqué ma vie ? Je
savais pertinemment que si je me mettais à courir l’homme n’aurait aucun
mal à dégainer de nouveau et à me tirer dessus.
Il ouvrit la portière, son arme à la main, tandis que j’essayais de me
faire toute petite à ma place.
Si seulement je pouvais disparaître, priai-je en m’enfonçant de plus
belle sur mon siège.
— Q… qui êtes-vous ? réussis-je à articuler. Qu’est… qu’est-ce que
vous me voulez ?
Je me surpris moi-même en prononçant ces mots. Finalement, je ne
devais pas être aussi choquée que je le pensais.
L’homme se pencha légèrement vers moi.
Allez, Élodie, fais quelque chose ! N’importe quoi, frappe-le, colle-lui
un bon coup de pied là où il faut ou bien mets-lui un coup de tête, mais
défends-toi, bordel !
— Qui je suis n’a pas vraiment d’importance… « Piou-piou ».
Je me raidis. Cet homme était-il le corbeau qui m’avait menacée cinq
ans auparavant ?
Mon expression probablement sidérée le fit esquisser un bref sourire.
Puis, du coin de l’œil, je le vis brandir son arme, et il me donna un coup de
crosse sur le crâne. Sous le choc et la douleur, je basculai sur le côté…

* * *

Je me réveillai avec un affreux mal de tête, et autant dire que les


secousses du véhicule, qui me semblait rouler à toute vitesse et sans aucune
délicatesse, ne faisaient que l’accentuer.
J’entrepris de me retourner sur le dos. Mais lorsqu’on se retrouve
plongé dans le noir à l’intérieur du coffre d’une voiture avec les mains et les
pieds ligotés, cela ne s’avère pas très simple. Ma tentative se révéla être un
bel échec et je me résolus à passer le reste de mon interminable trajet
allongée sur le ventre…
Oppressée, je commençais à hyperventiler. Cet homme ne connaissait-il
pas l’existence de la climatisation ? !
En tout cas, impossible de lui faire part de ma plainte avec l’adhésif
qu’il m’avait mis sur la bouche. J’essayai de respirer doucement, il fallait
que je me calme. Mais comment ne pas paniquer lorsqu’on a vu un homme
tuer sous ses yeux et qu’on a été kidnappé par un psychopathe qui revient à
l’attaque cinq ans plus tard ?
Angoissée, terrorisée, j’avais envie de pleurer, de crier, de hurler, mais à
quoi bon ? Je savais que laisser libre cours à mes émotions s’avérerait
inutile et me ferait bien plus de mal qu’autre chose.
J’inspirai et expirai profondément tout en tentant de réfléchir à ce qui
m’attendait dans les minutes ou les heures à venir. Pourquoi ne m’avait-il
pas encore tuée ? C’était pourtant son souhait d’après ses charmants petits
messages. Ou peut-être avait-il simplement l’intention de m’assassiner dans
d’atroces circonstances, dévorée par un banc de requins affamés ou bien
dans l’une des « incroyables » machines de tortures qu’on pouvait voir dans
les films Saw…
Si seulement je pouvais connaître la raison pour laquelle il s’en prenait
à moi… Et surtout, pourquoi avait-il toujours une dent contre moi après
toutes ces années ? ! Et dire que je ne l’avais jamais vu de ma vie !
Mais peut-être qu’il n’y avait pas de raison. Un psychopathe était un
malade mental après tout… Il était possible qu’il m’ait tout simplement
aperçue dans la rue il y a cinq ans alors que je rentrais chez moi après les
cours et qu’un simple regard avait suffi à le rendre obsédé par moi.
Je fermai les yeux. Putain. Pourquoi étais-je revenue à Saint-Louis ? ! Si
seulement je m’étais contentée de rester à Londres auprès de Nathan, rien
de tout cela ne me serait arrivé…
Je sentis une larme rouler sur ma joue et serrai les poings. Ce n’était pas
le moment de pleurer. À moins que ce cinglé soit sensible aux sanglots et
décide de me relâcher, mais j’en doutais fortement après l’avoir vu tuer un
vieil homme sans même ciller. Il avait de l’expérience. Ce ne devait pas être
la première fois qu’il tuait quelqu’un. Un innocent. Un homme qui avait
probablement une famille, une femme, des enfants, des petits-enfants, des
personnes qui l’aimaient et qui l’attendaient sûrement pour le dîner… Mais
il ne rentrerait pas ce soir.
Je retins de nouveau mes larmes. Cela me faisait froid dans le dos. Et
dire que le pauvre homme se trouvait très certainement encore dans la
nature. J’espérais de tout cœur que quelqu’un découvre son corps avant que
ce dernier ne se fasse dévorer par des bêtes. Je grimaçai à cette pensée.
La voiture s’arrêta si brutalement que je me cognai la tête contre la
porte du coffre. Comme si mon cerveau n’avait pas suffisamment subi de
coups depuis mon enlèvement.
Le bruit du moteur cessa tandis qu’une portière claquait. Puis ce fut le
silence total jusqu’à ce que quelqu’un ouvre le coffre. Il faisait presque
aussi noir dehors que dedans.
Je frémis. Combien de temps étais-je restée inconsciente ? Combien de
temps avions-nous roulé ? Étais-je toujours à Saint-Louis ? !
L’homme m’attrapa par un bras et me tira vers lui. Il enleva sans aucune
douceur l’adhésif de ma bouche avant de détacher la corde qui m’entourait
les pieds et de me forcer à sortir du véhicule.
— Avance, m’ordonna-t-il en me poussant devant lui.
Je plissai les yeux, essayant de discerner ce qu’il y avait autour de moi.
Le chemin en gravier sur lequel je marchais en titubant s’étendait jusqu’à
un vaste grillage où était accroché un panneau comportant l’inscription
« Entrée interdite ».
De l’autre côté se dressait un large bâtiment ressemblant à une usine
abandonnée avec deux grandes cheminées. Cheminées qui m’avaient l’air
de toujours fonctionner…
Peut-être que cet endroit n’était pas si désert que je le pensais. Pourtant,
nous nous trouvions au milieu de nulle part. Il n’y avait aucune route,
aucune habitation, rien à l’exception de champs et d’arbres à perte de vue.
En tout cas, même si l’homme avait rangé son arme, il était désormais
inutile d’essayer de m’enfuir. D’autant plus que mes mains étaient toujours
attachées.
Nous passâmes par une petite brèche faite intentionnellement dans le
grillage, puis continuâmes à avancer jusqu’à l’entrée de l’usine.
L’homme s’arrêta devant une gigantesque porte métallique sur laquelle
il cogna une série de coups alors qu’un Interphone se trouvait à proximité.
Soit il ne savait pas se servir des nouvelles technologies, soit il adorait se la
jouer à l’ancienne. Mais pourquoi n’élevait-il pas des moutons au sommet
d’une montagne plutôt que de tuer des gens ?
Au bout de quelques secondes, un autre homme nous ouvrit la porte.
— Dawson, on t’a déjà dit qu’il te suffisait d’appuyer sur ce bouton,
grogna-t-il en nous laissant passer.
Tiens, apparemment, je n’étais pas la seule qu’il agaçait…
Malheureusement pour moi, je n’eus pas le temps d’apercevoir le visage
de cet inconnu, car « Dawson », alias « mon ravisseur », me poussa de
nouveau en avant.
Nous traversâmes rapidement divers couloirs. Cet endroit m’avait l’air
d’un vrai labyrinthe. À tel point que je me demandais comment il arrivait à
se repérer là-dedans. Soudain, Dawson stoppa devant une large porte gardée
par deux autres hommes vêtus de noir et également armés.
Mon niveau d’angoisse monta d’un cran. J’avais l’impression de tourner
dans un film d’action.
Le titre : « La triste vie d’Élodie ».
Le résumé : Une jeune femme innocente se fait kidnapper par la mafia,
réussira-t-elle à s’en sortir vivante ?
Si seulement il ne s’agissait que d’un film.
En tout cas, aucun de ces hommes ne me disait quelque chose. Je
n’avais jamais vu leurs visages de ma vie.
— Dites-lui que j’ai la fille, leur ordonna Dawson derrière moi.
L’un des deux hommes hocha la tête avant d’entrer hâtivement par la
porte. Je fronçai les sourcils. Cela signifiait donc que mon ravisseur n’était
pas celui dont je devais me méfier. Dawson n’était qu’un sbire, il n’avait
fait qu’obéir aux ordres de son supérieur depuis le début, mais aux ordres
de qui ? Qui se cachait derrière mon enlèvement ? Comment m’avait-il
retrouvée ? Comment avait-il su que j’étais revenue à Saint-Louis ? Qui me
voulait du mal et pourquoi ? !
La porte s’ouvrit de nouveau. Mais ce ne fut pas l’homme de tout à
l’heure qui en ressortit, oh non… C’était une tout autre personne, une
personne que je connaissais bien, même très bien.
Au moins, je savais désormais comment il avait appris mon retour. Tout
simplement car c’était lui qui m’avait appelée. Wade.
À mon grand étonnement, il parut tout aussi surpris de me trouver en
face de lui.
— É… Élodie ? bredouilla-t-il en clignant des yeux.
Je n’eus pas le temps de me poser des questions.
— Fais-la entrer, entendis-je derrière lui.
Il déglutit avant de faire comprendre à Dawson par un signe de la main
qu’il pouvait s’en aller.
Finalement, j’aurais presque préféré que mon ravisseur reste avec moi,
car j’étais certaine que ce dernier ne me voulait pas de mal.
Wade m’attrapa par le bras et me tira à l’intérieur de la pièce. Celle-ci
était grande et semblait avoir été aménagée dans un style rustique. Disons
que l’interminable table en chêne qui s’étendait sur plusieurs mètres, les
deux lustres en bois accrochés au plafond ainsi que les murs revêtus d’une
tapisserie champêtre me donnaient cette impression.
Cet endroit n’avait rien à voir avec le reste du bâtiment. À croire que je
me trouvais désormais dans un charmant et chaleureux chalet à la montagne
plutôt que dans une usine désaffectée.
À l’extrémité de la table, sur laquelle étaient dressés divers et
appétissants plats et bouteilles de vin, une personne que je reconnus aussitôt
lorsque nos regards se croisèrent était sereinement installée dans un
fauteuil.
Pedro. Alors c’était lui depuis tout ce temps ? !
— Je suis ravi de te revoir, Élodie, dit-il en souriant de toutes ses dents.
Je ne pouvais pas en dire autant de moi. J’avais beau être choquée et
complètement morte de peur, j’explosai soudain d’un rire hystérique. Peut-
être que mon angoisse se traduisait de cette façon, ou bien j’étais juste
franchement cinglée, mais en tout cas cela surprit tout le monde.
Pedro me foudroya du regard, mais cela ne fit qu’empirer mon rire, à tel
point que je dus me plier en deux pour essayer de me calmer.
— Dawson lui a-t-il donné de la drogue avant de l’emmener ici ?
s’emporta Pedro avant d’ajouter : Faites-la taire.
Je ne vis que trop tard ses deux hommes de main arriver vers moi. L’un
m’attrapa par les épaules pour me redresser tandis que le second me
flanquait un beau coup de poing dans le ventre. Ma respiration s’arrêta net
alors que je grimaçais de douleur.
Cet enfoiré n’y était pas allé de main morte. Mais au moins, ils avaient
trouvé un moyen efficace pour me calmer.
— Maintenant que tu as retrouvé tes esprits, ma belle, je pense qu’il est
temps d’avoir une petite conversation tous les deux, ajouta Pedro d’un ton
sec.
Tant que ce n’était que de la discussion, cela m’allait également…
Il quitta son fauteuil en cuir couleur cognac et s’avança vers moi d’un
pas lent. Il n’avait pas changé d’un poil, hormis les quelques rides
supplémentaires qui trahissaient sa soixantaine d’années.
Bientôt la canne et le fauteuil roulant, papy, prépare le cercueil !
Peut-être aurais-je mieux fait d’arrêter les pensées ironiques puisque,
dans ma situation actuelle, je risquais de mourir bien avant lui…
— Alors, c’était vous, dis-je en relevant la tête, l’oiseau mort sous mon
oreiller, les messages sur mon portable, l’accident de ma sœur…
Il fit mine de réfléchir avant de répondre :
— Eh bien, dans un certain sens, oui.
— « Un certain sens » ? répétai-je, perplexe.
— Disons qu’une sale petite conne m’avait fait enfermer en prison
lorsque cela s’est produit, il aurait donc été peu probable que je puisse avoir
fait tout ça en personne. J’avais seulement donné l’ordre à mes hommes de
te faire peur en attendant que je sorte de détention et…
Il se tourna vers les deux responsables en question.
— Et je viens d’apprendre que tout ce que ces abrutis ont trouvé est
d’avoir caché le cadavre d’un volatile dans ton lit ! Foutez-moi le camp,
tous les deux !
Les deux hommes se courbèrent rapidement en guise d’excuse.
— Nous sommes désolés, monsieur…
— J’ai dit…
Pedro dégaina son revolver de sa ceinture.
— Foutez-moi le camp, répéta-t-il froidement en retirant le cran de
sûreté.
Effrayée par son geste, j’eus un léger sursaut.
Oh ! bordel… Dans quoi m’étais-je encore fourrée ? !
Les deux sbires quittèrent la pièce au pas de course. À présent, nous
n’étions plus que trois dans cette vaste salle, autant dire que la situation
actuelle ne me plaisait guère davantage.
Pedro soupira.
— Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que j’engage des incapables !
éructa-t-il en s’avançant vers la table.
Il saisit un verre de vin rouge et le but cul sec. J’espérais de tout cœur
qu’il ne soit pas déjà soûl, car alcool et port d’armes ne faisaient vraiment
pas bon ménage.
Pedro se retourna vers moi et me dévisagea un instant.
— Qu’est… qu’est-ce que vous allez faire de moi ? l’interrogeai-je
d’une voix tendue.
Il sourit.
— Si tu savais…, murmura-t-il suffisamment fort pour que je l’entende.
Du vin ?
Je regardai le verre qu’il venait de lever dans ma direction.
— Non, merci…
— Tu as tort, il est délicieux… D’autant plus que c’est certainement la
dernière chose que tu aurais pu boire.
Ainsi, il comptait bel et bien me tuer. Mais qu’attendait-il pour le faire ?
Non pas que je sois pressée, mais je préférais largement choisir la mort
plutôt que la souffrance…
— Wade, prends-lui son portable, lui ordonna-t-il.
Wade obéit et fouilla les deux poches de ma veste avant d’en sortir mon
téléphone. Je le regardai droit dans les yeux sans comprendre.
— Tu me dégoûtes, lançai-je tandis qu’il apportait mon téléphone à son
patron.
Comment Wade pouvait-il à présent travailler pour cet homme, alors
qu’il avait appelé la police pour le dénoncer lorsque nous avions été en
danger, Zach, Vic et moi, cinq années plus tôt !
Bon, d’accord, il était compréhensible que Wade veuille se venger de
moi pour l’avoir balancé à la police et m’être servi de lui par le passé, mais
de là à vouloir ma mort, n’était-ce pas légèrement abuser ? ! Et puis ce
vieux taré avait bien failli tuer ma meilleure amie, qui se trouvait également
être la copine de Wade à l’époque et…
Mes yeux s’écarquillèrent.
C’était lui.
— Wade ! criai-je soudain. C’est lui qui a tué Vic !
Il fronça les sourcils.
— Tu avais raison, poursuivis-je, il s’agit bien d’un meurtre, et c’est
Pedro le responsable ! C’est lui qui a tué Vic, j’en suis sûre ! Il l’a fait… Il
l’a fait pour me faire revenir à Saint-Louis ! Il savait que tu allais m’appeler
pour m’annoncer sa mort et il savait que je viendrais, car je tenais à elle !
Vic ne s’est pas suicidée ni trompée dans les doses de drogue, il l’a
assassinée ! C’est lui le…
— N’écoute pas ce que dit cette petite garce et fais-la taire,
m’interrompit Pedro d’une voix glaciale.
Wade me regarda d’un air attristé. Il hésita un instant avant de s’avancer
vers moi.
— Je t’en prie, l’implorai-je, les larmes aux yeux. Je t’en supplie,
Wade, ne fais pas ça…
Il m’attrapa par les cheveux.
— Désolé, Élodie, murmura-t-il près de mon oreille.
— Non…
Trop tard. Je reçus un nouveau coup, cette fois-ci en plein dans la
mâchoire. Par je ne sais quel miracle, aucune de mes dents ne tomba, mais
après tout, l’état de ma dentition avait-il une réelle importance alors que je
n’allais certainement pas survivre jusqu’à demain ?
— Bonsoir, Zach…
Oh ! non.
Je relevai immédiatement la tête vers Pedro. Il avait porté mon portable
à son oreille.
— Comme tu as pu le constater, il ne s’agit pas de mon téléphone, mais
de celui de ta merveilleuse petite amie… Oui, elle est ici avec moi, alors si
tu veux la revoir une dernière fois, tu… Une preuve ?…
Il baissa le téléphone et activa le haut-parleur.
— Parle-lui, m’ordonna-t-il.
Hors de question.
Je connaissais très bien son intention. Il voulait se servir de moi comme
appât, car il savait que Zach viendrait. Or je n’avais aucune volonté de
l’aider à l’attirer dans ce piège. Zach avait subi beaucoup trop de choses par
ma faute, il avait même été privé de liberté pendant cinq ans, alors qu’il
meure aujourd’hui avec moi n’était vraiment pas envisageable !
Je secouai la tête. Il sortit à nouveau son revolver et le pointa sur moi, le
doigt posé sur la détente.
— J’ai dit… Parle, répéta-t-il d’une voix glaciale.
Bien que d’avoir une arme prête à faire feu braquée sur moi soit
carrément flippant, je n’ouvris pas la bouche pour autant. Il ne tirerait pas,
tout simplement car il avait besoin de moi vivante. Il voulait me faire
souffrir. Me tuer maintenant n’était pas dans ses projets.
— Putain, Zach, ta copine est vraiment têtue, marmonna-t-il. Wade, je
te laisse t’en charger et fais-la… hurler.
Wade me regarda une nouvelle fois, hésitant, avant de me frapper à
nouveau au visage. Je me mordis la lèvre pour ne pas gémir ; la douleur
était juste horrible…
Mais Wade ne s’arrêta pas là. Il me donna un nouveau coup de poing
dans le ventre, suffisamment fort pour me faire basculer en arrière.
Heureusement que j’avais un derrière plutôt solide…
— Monsieur, elle ne va pas crier, annonça Wade d’un ton catégorique.
— Bien sûr que si, poursuis donc et casse-lui quelque chose. Tiens, le
poignet, vas-y, je suis sûr qu’elle va réagir.
Mon… « poignet » ? Je frémis.
Wade s’accroupit pour être à ma hauteur et saisit mon poignet.
— Je t’en prie, parle, Élodie, ou je vais être obligé de…
Je ne lui laissai pas le temps de finir sa phrase et lui assenai un
magnifique coup de tête, le faisant tomber à son tour sur les fesses.
Ça t’apprendra, espèce de connard.
Pedro soupira.
— Bon, écoute, Zach, peu importe que tu me croies ou non, mais sache
que c’est la vérité et que, si tu ne viens pas dans l’heure qui suit, je la tue.
¿Entiendes, amigo ?1 Je t’envoie l’adresse.
Il raccrocha, appuya sur quelques touches, puis fit tomber mon portable
sur le sol et l’écrasa d’un coup de pied.
— Maintenant, reprit Pedro à l’intention de Wade, qui se redressait
difficilement. Casse-lui ce putain de poignet ou c’est moi qui vais te casser
quelque chose.
Après s’être massé le crâne, Wade m’attrapa le bras et, d’un
mouvement sec, me retourna la main. Je poussai un hurlement de douleur
avant de regarder l’état de mon poignet.
La sueur coulait sur mon visage, et tout mon corps était parcouru de
tremblements. Alors que ma respiration se faisait de plus en plus en rapide,
je me sentis partir en arrière…
Oh non, Élodie… Ne t’évanouis pas, tout va bien, tout va…

1. C’est compris, mon ami


Chapitre 64

Une vive douleur m’éveilla en sursaut. Je me mordis la lèvre pour ne


pas crier en réalisant que je venais de rouler sur mon poignet cassé.
L’horreur… Je me redressai de justesse pour vomir tout ce que j’avais dans
le ventre.
J’avais le tournis, une abominable migraine, des tremblements et, bien
évidemment, les élancements dans mon bras étaient atroces. D’ailleurs, je
faisais en sorte de ne pas poser les yeux dessus, par peur de régurgiter une
seconde fois. Heureusement que ce n’était pas une fracture ouverte,
heureusement…
Alors que je pensais m’évanouir à nouveau, je réussis à garder les yeux
ouverts et à analyser la pièce dans laquelle je me trouvais. Il n’y avait
personne d’autre que moi et… mon charmant vomi.
Je me bouchai le nez de ma seule main encore valide et tentai de me
relever en gardant mon poignet meurtri contre ma poitrine. L’endroit ne
comportait aucun meuble, aucun objet, rien à l’exception d’un luminaire
accroché au plafond et dont l’ampoule semblait proche de sa fin… tout
comme moi.
Je me ressaisis immédiatement à cette pensée. Il était hors de question
que je songe à ma mort. Et je m’interdis également de penser à ma famille,
à Nathan et à tout ce que j’allais perdre.
Non, je ne pleurerais pas. Je ne m’apitoierais pas sur mon sort. Pas
maintenant, pas tant que je serais toujours en vie.
La seule émotion qui me permettait de garder mon sang-froid, de ne pas
m’écrouler, de ne pas hurler et de ne pas fondre en sanglots sur-le-champ
était la colère. La colère que je ressentais envers mon père et également
envers Pedro.
Je fixai la porte en métal à quelques mètres de moi. Qu’est-ce qui
m’attendait de l’autre côté ? Que se passait-il dans la grande salle ? Allait-
on encore me torturer ? Wade comptait-il me broyer le second poignet ?
Depuis combien de temps étais-je enfermée ici ? J’avais l’impression d’être
dans une cellule d’isolement ! Pedro était-il avec Zach ? Zach s’était-il, lui
aussi, fait torturer ?
Je baissai les yeux vers le sol en songeant à cette dernière question. Il y
avait de grandes chances pour que ce soit le cas… Était-il encore en vie ? À
moins qu’il ne soit tout simplement pas venu. En tout cas, je l’espérais de
tout cœur, car, si Zach était bel et bien présent, alors Pedro prévoyait très
certainement de nous tuer tous les deux pour se venger.
Pourtant, j’étais persuadée que la vengeance n’apportait jamais
satisfaction. Peut-être qu’après nous avoir tués Pedro serait soulagé durant
un certain temps, cependant notre mort n’effacerait jamais son temps passé
en prison. Ses souvenirs ne disparaîtraient jamais avec nos corps, c’était une
certitude.
Je poussai un long soupir angoissé. Il fallait que j’arrête de penser à tout
ça. À tout ce que je risquais. Il fallait que je réfléchisse à… un moyen de
me sortir de là ?
Il n’y avait ni fenêtre ni voie d’aération. Impossible de se la jouer à la
Michael Scofield dans Prison Break.
Je ne pouvais rien faire. J’étais contrainte d’attendre ma peine telle une
prisonnière condamnée à… la peine de mort.
Et là, c’était le moment où, dans les films, la personne captive, qui a été
prise en otage par des terroristes ou bien séquestrée par un psychopathe
fêlé, aimerait bien pouvoir adresser quelques mots à ses proches, voir leurs
visages une dernière fois, leur dire à quel point elle les aime, qu’ils vont lui
manquer et qu’elle ne les oubliera jamais.
J’allais pleurer d’une minute à l’autre, mais par chance un bruit de
serrure attira mon attention. La poignée de la porte tourna avant que cette
dernière ne s’ouvre sur… Wade.
Nos regards se croisèrent presque instantanément. Je voulais lui sauter à
la gorge et lui briser la nuque. Je voulais sa mort pour ce qu’il m’avait fait.
Je voulais sa mort pour ce qu’il faisait. Je voulais… mais je ne pouvais pas
agir. Je sentis des larmes de rage et d’impuissance me monter aux yeux.
J’étais aussi inoffensive qu’un chaton, et Wade le comprit immédiatement.
Sans montrer aucune méfiance à mon égard, il entra dans la pièce et
referma la porte derrière lui.
C’est le moment idéal ! Profite de son inconscience pour le frapper,
Élodie ! Profites-en pour te battre ! Tu es plus forte que tu ne le crois, il faut
que tu sortes d’ici, il faut que tu te tires de là et c’est maintenant ou jamais !
Mais j’étais tétanisée. La peur, la souffrance, la crainte, l’inquiétude…
Wade s’arrêta tout de même à une bonne distance de moi et baissa les
yeux vers mon poignet.
— Désolé, ça ne doit pas être très… agréable.
Je le regardai, perplexe.
« Désolé » ? ! Il était… désolé ? « Pas très agréable » ! Mon Dieu, mais
j’aurais bien aimé le voir avec un os cassé, il ferait tout de suite moins le
malin ! Je souffrais le martyre comme il ne pouvait pas avoir idée !
— Je n’ai jamais voulu te faire du mal, Élodie, reprit-il d’une voix
pleine de regrets. Je te le jure, je n’avais pas le choix, pardonne-moi…
Ouh là, je risquais à nouveau de faire un malaise, mais cette fois-ci, il
serait dû à ses aveux complètement déplacés et inattendus plutôt qu’à ma
douleur physique !
— Si… si je ne l’avais pas fait, poursuivit-il, Pedro m’aurait
certainement tué. C’est pourquoi il m’a demandé spécialement à moi de te
faire souffrir, afin que je lui prouve ma loyauté.
Je ne comprenais pas où il voulait en venir.
— Qu’est-ce que…
— Je ne bosse pas pour lui et je ne bosserai jamais pour lui, Élodie.
Comment as-tu pu croire un seul instant que je serais capable de travailler
pour le type qui a manqué de tuer mon ex-petite amie il y a cinq ans et qui
l’a assassinée il y a quelques jours ? !
Et voilà que maintenant il semblait furieux contre moi ! Ce taré m’avait
tabassée, et c’était lui qui était en colère ? Non mais, c’était bien la
meilleure !
— Alors, qu’est-ce que tu fais ici, Wade ? demandai-je d’un ton sec et
amer.
— Puisque ces incompétents de flics n’ont pas été capables de faire
correctement leur job, je m’en suis chargé à leur place et j’ai mené ma
propre enquête. Je n’en ai pas eu pour longtemps, il m’a suffi d’interroger
un peu les voisins de Vic pour apprendre que deux hommes vêtus de noir
avaient été aperçus dans l’immeuble le jour de sa mort. Étrange, non ?
» Bref, d’après la description du concierge, les deux suspects semblaient
être les hommes de main de quelqu’un de haut placé. J’ai mis du temps à
penser à Pedro, après tout, votre petite aventure à Vic et toi remontait à cinq
ans, mais puisque sa mort était liée à la drogue, cela m’a tout de même
permis de faire le lien, de me renseigner et d’apprendre que la sortie de
prison de Pedro coïncidait avec les événements. Et puis les dealers sont bien
comme ça, « œil pour œil, dent pour dent », ils ne laissent jamais rien
passer et, lorsqu’on ose s’attaquer à eux, les représailles sont pires que tout.
Malheureusement pour eux, j’ai également le même principe, la vengeance.
— C’est pourquoi tu bosses pour lui, conclus-je, tu voulais te
rapprocher de lui pour…
— Le tuer. J’étais certain de pouvoir trouver une occasion me
permettant de lui planter un couteau dans le cœur ou de lui tirer une balle
dans la tête si je devenais un de ses hommes de main ! Mais, lorsque
l’opportunité s’est présentée et qu’il était seul, au téléphone dans son
bureau… c’est là que j’ai appris ses plans. Il ne comptait pas se limiter à
Vic, il voulait également ta peau. Tu étais même la cible principale. Comme
tu me l’as dit tout à l’heure, il s’est simplement servi de Vic pour t’attirer
ici. Il savait que je te contacterais à sa mort et que, si je ne le faisais pas,
quelqu’un d’autre s’en chargerait. Tout simplement car ton numéro figurait
encore dans son répertoire sous l’appellation de « meilleure amie ». Et une
meilleure amie se doit d’être prévenue dans une situation semblable à celle-
là, non ?…
— Je ne comprends pas, Wade… Si tu savais ce qui allait m’arriver, si
tu savais que Pedro comptait m’enlever, pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Pourquoi tu ne m’as pas prévenue à l’enterrement de Vic ? ! Pourquoi tu ne
m’as pas ordonné de rentrer immédiatement à Londres ? !
— Parce qu’il était déjà trop tard ! s’exclama-t-il en levant les mains en
l’air. Tu étais déjà arrivée à Saint-Louis lorsque j’ai appris tout ça ! Pedro
t’a fait surveiller dès que tu as posé un pied en Amérique, et il me
surveillait également. Si je t’avais prévenue d’une quelconque manière,
nous serions déjà morts tous les deux. Je ne pouvais pas empêcher ce qui
allait arriver et, si je l’avais tué, ses hommes t’auraient éliminée… Alors,
j’ai préféré rater cette seule et unique occasion de buter ce fils de chien pour
t’aider.
Je fermai les yeux et inspirai profondément. Tout ça, c’était trop gros.
Wade venait de me dire que s’il se trouvait encore ici c’était seulement pour
m’aider ? Difficile à croire…
— Pourquoi… pourquoi tu ferais ça pour moi ? Et je t’en prie, ne me
dis pas que c’est parce que tu es amoureux de moi, plaisantai-je d’une petite
voix.
Effectivement, la situation n’était vraiment pas idéale pour que je fasse
de l’humour… Mais puisque je risquais de mourir dans les minutes à venir,
il valait mieux en rire qu’en pleurer, non ?
Il détourna la tête, gêné.
— Tu vas trouver ça bizarre, mais… tu ne peux pas savoir à quel point
je m’en veux de ne pas avoir pu sauver Vic. Si seulement j’avais été avec
elle ce jour-là… elle serait toujours en vie, je pourrais voir son sourire,
entendre son horrible rire de cochon, la prendre dans mes bras et…
Il s’arrêta, réalisant qu’il n’arriverait sans doute pas à finir son petit
discours plein de remords et de tristesse sans verser une larme.
Cela me touchait énormément, et je compris que Wade tenait toujours à
elle. Après tout, leur histoire n’avait pas été qu’une simple amourette
passagère. Ils s’étaient aimés, sincèrement et aussi véritablement que j’avais
aimé Zach. Tout comme moi, Wade avait eu une relation qu’il était loin de
pouvoir oublier.
— Je n’ai peut-être pas pu sauver Vic, reprit-il soudain, mais je peux
encore te sauver toi. Je n’ai pas le choix, je me dois de t’aider, c’est la seule
chose que je peux faire… pour elle. Élodie, je ne veux pas qu’elle m’en
veuille de ne pas avoir été présent à ses côtés ce jour-là, de ne pas avoir pu
la sauver à temps et de…
Il s’arrêta une nouvelle fois alors que sa voix commençait à dérailler.
Wade ne faisait donc pas ça pour moi, mais pour Vic. Il voulait qu’elle
lui pardonne, tout comme j’aurais aimé qu’elle me pardonne de ne pas avoir
été là pour elle ces dernières années. Nous avions tous les deux des regrets
concernant notre amie décédée. Finalement, peut-être que pour les avoir
abandonnés, elle et Zach, ainsi que tous les autres, je méritais amplement le
châtiment que Pedro me réservait.
J’inspirai profondément et regardai à nouveau Wade droit dans les
yeux, prête à affronter ce qui m’attendait.
— Que… que va-t-il se passer maintenant ? demandai-je avec
inquiétude.
— Zach vient d’arriver, c’est pour ça que je suis venu te chercher,
m’expliqua-t-il en me faisant signe de venir avec lui.
Mais je ne bougeai pas.
— Tu n’as pas répondu à ma question, Wade… Que va-t-il se passer ?
Il détourna à nouveau le regard.
— Il… il va certainement vouloir vous torturer jusqu’à la mort. L’un
après l’autre, lâcha-t-il finalement.
Je déglutis.
— Mais je vais trouver une solution, ajouta-t-il, je vais trouver un
moyen de…
— C’est inutile, l’interrompis-je.
Je m’avançai alors d’un pas lent, telle une condamnée qui avance droit
vers son exécution.
— Ne dis pas ça, rien n’est impossible, Élodie. Tant qu’il y a de la vie,
il y a de l’espoir…
— Wade, tu es stupide. Par conséquent, quelle que soit l’idée que tu
trouveras, elle le sera également.
OK, ce n’était peut-être pas très gentil de ma part, mais c’était ce que je
pensais après tout ce qu’il m’avait fait subir. Voyant qu’il n’avait rien à
répondre, sûrement parce que j’avais en partie raison, je le dépassai et
quittai la pièce la première. À croire que c’était moi l’éclaireur !
Après quelques mètres, Wade reprit les devants pour me guider à
travers les divers couloirs. Alors que nous étions presque arrivés, il
m’adressa à nouveau la parole :
— Je ne vous laisserai pas tomber, Zach et toi, dit-il doucement. Je ferai
tout mon possible pour…
Je levai les yeux au ciel.
— Et tu comptes faire quoi pour nous aider ? le coupai-je. Tuer Pedro ?
Tu aurais dû le faire lorsque tu en avais l’occasion. À présent, tu n’auras
même pas le temps de braquer une arme sur lui que ses hommes te tireront
dessus sans hésiter.
Il soupira, agacé par le fait que je n’avais pas tort.
— Il faut juste que je réfléchisse, OK ? !
Si seulement il avait un cerveau pouvant lui permettre un tel acte…
D’un autre côté, étrangement, Wade me faisait en quelque sorte penser
à moi. Il ne voulait jamais abandonner, même quand un mur infranchissable
était dressé devant lui. Pourtant, c’était justement ce que j’étais en train de
faire, je suivais Wade bien sagement, sans rechigner, alors que celui-ci me
conduisait très certainement à ma mort.
Sans que je m’en rende compte, nous étions à nouveau arrivés devant la
grande porte métallique menant à l’immense salle de torture de tout à
l’heure.
Alors que Wade l’entrouvrait, je l’entendis murmurer tout près de mon
oreille :
— Je suis prêt à risquer ma vie pour te sortir de là, Élodie, je te le
promets, tu ne vas pas mourir ce soir.
Si seulement…
Je lui adressai tout de même un léger sourire reconnaissant.
— J’apprécie ton soutien, mais il est hors de question que tu te sacrifies
inutilement pour moi, Wade, déclarai-je d’un ton sans appel.
Deux d’entre nous allaient certainement perdre la vie ce soir, il était
vain d’en ajouter une troisième, car si Wade mourait également
aujourd’hui, Vic risquait aussi de m’en vouloir, même dans l’au-delà !
— Tu oublies que c’est tout de même moi qui vous ai sauvées la
dernière fois, rétorqua-t-il.
— D’ailleurs, concernant ça, tu as bien de la chance que je ne l’aie pas
mentionné à Pedro tout à l’heure… Alors, si tu veux que je tienne ma
langue et que j’épargne ta vie, n’interviens pas stupidement pour sauver la
mienne.
Après ces paroles, je pris sur moi et entrai la première dans la salle.
À nous deux, Pedro, songeai-je en serrant les dents.
Chapitre 65

Je m’arrêtai net dans un sursaut. Une crampe me tordit l’estomac


lorsque mon regard se posa sur Zach, agenouillé par terre, la tête baissée,
ses vêtements tachés de sang. Son sang.
Je portai immédiatement ma seule main valide à ma bouche pour
m’empêcher de réagir. Je n’avais qu’une seule envie, me laisser tomber sur
le sol, éclater en sanglots, pleurer toutes les larmes de mon corps et hurler
comme pas possible. Quitte à passer pour une aliénée, cela m’était égal vu
le contexte.
La situation m’était tout simplement insupportable. Je n’étais pas assez
forte pour l’endurer.
Et lorsque l’un des deux hommes de main de Pedro saisit les cheveux
de Zach pour lui relever la tête dans un mouvement brusque, que mes yeux
croisèrent les siens, mon souffle se fit court. Il semblait me regarder sans
réellement me voir. Comme s’il ne m’avait pas reconnue. Cela en disait
suffisamment sur l’état alarmant dans lequel il se trouvait.
La seconde suivante, l’un de ses tortionnaires lui assena un violent coup
de pied dans le ventre. Zach se tordit en deux sous la douleur.
— Arrêtez ! criai-je aussitôt. Arrêtez, je vous en supplie !
Mes mots résonnèrent comme des gémissements affreux témoignant de
l’étendue de ma souffrance, mais je m’en moquais. Alors que je m’apprêtais
à faire un pas en avant, une main se referma fermement sur mon avant-bras,
m’empêchant ainsi d’avancer.
— Ne fais pas ça, me chuchota Wade.
Alors quoi ? J’allais rester tranquillement debout et assister à cette
immonde scène de torture comme s’il s’agissait d’un charmant petit
spectacle ?
Mais pourquoi Zach était-il venu, bon sang ? ! Il devait avoir eu
conscience de ce qui l’attendait. Il n’était pas naïf, il savait très bien qu’agir
de cette façon ne nous conduirait qu’à la mort, tous les deux. Avait-il perdu
la raison en apprenant que j’étais en danger ?
— « Arrêtez » ? répéta Pedro.
Un sourire amusé se dessina sur son visage tandis qu’il contournait
Zach et ses deux hommes de main pour s’approcher de moi.
— Mais on vient tout juste de commencer, mi belleza1…
Il leva une main vers mon visage et je frémis à la fois de dégoût et de
peur lorsque celle-ci m’effleura délicatement la joue.
Je ne fis rien pour m’écarter. J’étais complètement tétanisée,
désemparée et surtout angoissée. Pas par Pedro, non, ce n’était pas lui qui
m’effrayait, mais quelque chose de bien pire, quelque chose
d’épouvantable, de sinistre, de terrifiant… la mort.
Je ne veux pas mourir… Pas maintenant, pas encore… Je suis trop
jeune, bon sang !
— Mais peut-être que si tu continues à m’implorer, poursuivit Pedro
dans un murmure, j’achèverai ses souffrances plus rapidement. À genoux.
Mes yeux glissèrent sur Zach, qui ne semblait toujours pas avoir
conscience de ce qui se passait autour de lui.
Nous sommes fichus de toute façon, songeai-je tandis que mes jambes
commençaient à fléchir d’elles-mêmes. Mais alors que mon corps était à
bout de forces, ma raison reprit le dessus.
Ne sois pas stupide, Élodie, Pedro ne te fera jamais aucune faveur. Il n’a
qu’un seul désir : te faire souffrir le martyre. Et il le fera en utilisant le pire
moyen possible : Zach. Alors ne lui donne pas ce plaisir.
Je déglutis, ne sachant plus quoi faire. Résister ou perdre espoir ? Ma
réponse se fit très hésitante et à peine audible. Heureusement, Pedro était
suffisamment proche de moi pour l’entendre.
— Non.
La surprise se lut immédiatement sur son visage.
Alors que son expression se durcissait à vue d’œil et qu’il semblait sur
le point de riposter, je le devançai aussitôt, mue par un regain d’énergie.
— Vous êtes pitoyable, murmurai-je, vous en prendre à la personne que
j’aime pour me détruire à petit feu ? Vous me faites vraiment de la p…
La gifle phénoménale qu’il m’assena me cloua le bec instantanément.
Par pure gentillesse, naturellement, Pedro attendit que l’effet
psychologique de sa dérouillée s’estompe dans mon esprit, avant de me
répondre d’un ton rempli de haine :
— Écoute-moi bien, petite garce, je me fous complètement de ce que tu
penses de moi. Tant que tu as mal, c’est le principal. Et, crois-moi, tu vas
avoir mal.
Pour argumenter son propos, il fit signe à ses sbires de s’occuper de
Zach une nouvelle fois. Cet homme était un véritable monstre. Inhumain.
Insensible. Cruel. Sans âme.
Mais, avant de pouvoir apercevoir le premier coup atterrir sur le visage
de Zach, je fus projetée violemment en avant. J’eus le mauvais réflexe de
brandir les bras devant moi pour me protéger dans ma chute. Je poussai un
cri aigu lorsque ma main meurtrie rencontra le sol de plein fouet. La
douleur fut tellement vive que je me sentis immédiatement partir… Tout
semblait tourner tellement vite autour de moi que j’avais l’impression de
me trouver dans un manège à sensations fortes.
— Élodie ! Élodie, putain, c’est pas le moment !
Alors que le malaise m’emportait, la voix de Wade m’aida à ne pas
perdre connaissance.
Ma vision floue s’améliora et je constatai avec stupeur que Wade
maintenait fermement Pedro contre lui. Un bras passé autour de son cou
pour l’utiliser comme une sorte de bouclier tandis que sa seconde main
tenait un revolver, pointé en plein sur la tempe du dealer.
Je me figeai. Comment… Que venait-il de se passer ?
— Baissez vos armes ou je le bute, grogna Wade d’une voix mal
assurée.
Je tournai la tête et remarquai que les deux hommes de main de Pedro
brandissaient leurs armes vers lui.
Pedro ricana, apparemment nullement impressionné par la situation. Et,
à vrai dire, il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Wade ne pouvait pas lui
tirer dessus, tout simplement car s’il le faisait, ses deux adversaires
n’hésiteraient pas à nous tuer à notre tour.
Je fusillai Wade du regard. Alors, c’était ça, sa super idée pour nous
sortir de là ? Prendre Pedro en otage ? !
— Putain, Wade, marmonnai-je en secouant la tête.
Il n’y avait désormais plus aucune issue pour nous. Si Wade tirait, nous
étions fichus. S’il ne tirait pas, nous l’étions tout autant.
— Parce que tu avais peut-être une meilleure idée ? ! grommela-t-il.
De la sueur apparut sur son front tandis que ses mains commençaient à
trembler. Il n’allait pas pouvoir tenir bien longtemps.
Pedro, quant à lui, ne semblait toujours pas inquiet.
— Alors, mon petit Wade, qu’est-ce que tu attends pour me tuer ? Tu
sais, je suis vraiment déçu de découvrir ta traîtrise, moi qui te pensais
fidèle…
— « Fidèle » ? répéta Wade, fidèle à l’homme qui a tué la femme que
j’aimais ? ! Laissez-moi vous dire que si vos deux chiens n’étaient pas
armés, cela ferait bien longtemps que je vous aurais fait exploser la
cervelle !
Pedro rigola à nouveau avant d’ajouter avec ironie :
— Dommage que ton rêve ne puisse pas se réaliser, mon garçon…
Soudain, la porte principale s’ouvrit avec fracas. Les deux hommes de
main de Pedro se tournèrent simultanément dans cette direction, mais ils ne
furent pas les premiers à attaquer.
La première balle tirée par Nick atteignit la jambe de l’un d’eux tandis
que Tyler toucha le second à l’épaule. Puis, sans attendre une seconde de
plus, les deux garçons se jetèrent sur leurs adversaires pour les mettre hors
d’état de nuire. Nick assena un violent coup de poing dans la mâchoire du
plus petit pendant que Tyler s’occupait du second, le frappant brutalement à
la gorge, ce qui suffit à le mettre K-O. J’étais tout à la fois pétrifiée par la
scène qui se jouait devant moi et soulagée qu’il n’y ait, du moins pour
l’instant, aucun mort.
Une fois assurés que les hommes de main de Pedro étaient bien
inconscients, et après avoir pris leurs armes par mesure de sécurité, les amis
de Zach poussèrent tous deux un long soupir, puis se tournèrent dans notre
direction.
— Désolé pour le retard, dit Tyler, Nick voulait finir de fumer avant de
venir à votre rescousse.
Le prétendu coupable roula des yeux.
— Je n’allais quand même pas jeter une clope à moitié consommée,
mec ! rétorqua-t-il.
Que Pedro soit toujours sous le contrôle de Wade ne semblait pas les
inquiéter, mais l’état de Zach en revanche…
— Putain, Nick, grommela Tyler en s’approchant du blessé, je t’avais
dit qu’on n’avait pas le temps pour ta putain de cigarette !
— Je…
Les mots restèrent bloqués dans ma gorge. Toujours sous le choc,
j’attirai ainsi leur attention.
— C’est ta faute, me reprocha Tyler en aidant à relever Zach. Si tu
n’étais pas revenue ici, rien de tout cela ne serait arrivé.
— Et peut-être que si ton pote n’avait pas fumé sa putain de cigarette,
Zach ne serait pas aussi mal en point, rétorqua Wade d’un ton accusateur.
Je fus surprise de l’entendre me défendre. D’autant plus que Tyler avait
raison. Si je n’étais pas revenue à Saint-Louis, nous n’en aurions pas été là
aujourd’hui.
Wade sembla deviner mes pensées, puisqu’il ajouta rapidement :
— Élodie, tu n’y es pour rien, tu n’aurais jamais pu savoir ce qui
t’attendait en venant ici. Tu n’es pas coupable de ce qui s’est passé, tu
m’entends ? Tu n’as pas à t’en vouloir pour ça !
C’était trop tard, je m’en voulais déjà.
— Bon, Wade, ferme ta gueule de beau parleur et, Élodie, tu chialeras
plus tard, d’accord ? Même si Zach ne semble pas dans un état critique, il
n’est pas non plus au meilleur de sa forme, alors pour l’instant, il faut qu’on
se tire de là, lança Nick en venant en aide à Tyler pour soutenir Zach par
l’autre épaule.
— Attendez, les arrêta Wade tandis que les deux garçons s’avançaient
vers la sortie. On fait quoi de lui ?
Tous les regards se posèrent sur Pedro, toujours immobile et
étrangement silencieux.
— Tue-le, répondit simplement Nick.
Je frémis en entendant ces mots.
Tuer Pedro. J’étais sûre que, tout comme moi, Wade ne désirait que ça.
Se venger de la douleur qu’il nous avait infligée en s’en prenant aux
personnes que l’on aimait, oui. Mais tuer un homme n’était certainement
pas une chose facile, et encore moins sans conséquence.
Les doigts de Wade tremblaient sur la détente du revolver, mais le cran
de sûreté était toujours activé. Il n’allait pas tirer. Wade n’était pas un
assassin. Il valait mieux que ça. Ou du moins c’était ce dont j’essayais de
me persuader.
— T’attends quoi, mec ? râla Nick. On ne va pas passer toute la soirée
ici. En plus, je commence à avoir faim !
Wade déglutit avant d’abaisser le canon en fermant les yeux.
— Je ne peux pas faire ça, le tuer ne fera pas revenir Vic, et même la
mort ne suffira pas à faire cesser cette douleur. De toute façon, il ne mérite
même pas de mourir, il…
Un coup de feu partit.
Nick avait tiré. Il avait tiré. Il avait…
Je me sentis partir en arrière, et ma tête heurta durement le sol.

* * *

Une forte odeur de friture emplit mes narines avant de me faire ouvrir
les yeux.
— Merci… Bonne soirée à toi aussi, ma beauté.
J’étais dans une voiture. Nick se trouvait au volant tandis que Tyler
venait de poser sur ses genoux un énorme sac en papier d’où émanait
visiblement l’odeur. Mon ventre gargouilla soudain, ce qui fit ricaner Wade
à ma droite. Je me penchai légèrement en avant et remarquai que Zach était
aussi présent, assis à l’autre bout de la banquette, la tête appuyée contre la
vitre.
Alors que je retrouvais petit à petit mes esprits, je me retins de hurler, le
temps que Tyler cesse de draguer la serveuse, referme sa vitre et quitte le
drive du McDonald’s.
— Putain, mais dites-moi que c’est une blague ? ! m’écriai-je
furieusement.
Si je n’avais pas été attachée sur mon siège, j’aurais bondi de ma place !
— Quoi ? T’aimes pas McDo ? m’interrogea Tyler en sortant un Big
Mac de son sac. De toute façon, on t’a rien pris.
Reste zen, Élodie, reste zen, tout va bien, tu es en vie, Zach est en vie,
tout le monde est en vie, personne n’est mort… Enfin, personne à
l’exception de Pedro…
Je pris une profonde inspiration pour garder mon calme et chasser ce
mauvais souvenir de mon esprit. Lorsque deux hommes sont tués sans
aucun regret sous vos yeux, cela vous laisse d’indéniables séquelles
psychologiques.
— Zach a été torturé, j’ai un poignet cassé et je suis très certainement
encore sous le choc post-traumatique des événements, et vous… vous… Au
lieu de nous emmener en urgence à l’hôpital, tout ce que vous trouvez
d’intelligent à faire est d’aller vous acheter un putain de McDo ? ! m’écriai-
je, hors de moi.
Nick soupira bruyamment, agacé.
— Si tu pouvais éviter de me crier dans les oreilles, princesse, ça serait
gentil de ta part… Au passage, au lieu de te plaindre, tu devrais t’estimer
heureuse que l’on soit venus à ta rescousse. Sans nous, tu ne serais plus de
ce monde à l’heure qu’il est… et ton petit ami non plus.
J’allais rétorquer que Zach n’était plus mon petit ami, mais c’était la
chose la plus stupide que je pouvais répondre, bien qu’elle soit vraie, à
l’inverse du reste de sa phrase.
— Tu veux tes frites, Nick ? demanda Tyler comme si de rien n’était.
Je serrai les dents face à leur comportement plus que déplacé.
— Non, donne-les plutôt à l’aboyeuse de derrière pour la faire taire. Au
passage, Zach va plus ou moins bien, disons que vous vous ratez chaque
fois. Il a repris connaissance quand on est arrivés à la voiture alors que tu
faisais un petit somme à ton tour, puis s’est de nouveau endormi durant le
trajet.
Tyler se retourna sur son siège pour me tendre, non sans amertume, les
frites en question, que je refusai aussitôt malgré ma faim. Ce n’était ni le
moment ni l’endroit. Tout ce que je désirais était que l’on nous emmène à
l’hôpital le plus vite possible, que l’on s’occupe de Zach et de moi, même si
les paroles de Nick m’avaient légèrement apaisée.
Mais plus nous roulions, plus j’avais l’impression que nous ne nous
dirigions pas du tout dans la bonne direction.
— Où est-ce que l’on va ? demandai-je, une fois mon doute confirmé.
— Chez Zach, répondit Tyler. Vu que sa mère est infirmière, elle saura
s’occuper de lui.
J’allais ouvrir la bouche pour leur crier dessus une nouvelle fois que,
comme il venait de le dire, elle n’était qu’infirmière et pas médecin
urgentiste, que chez elle il n’y aurait jamais tout le matériel nécessaire pour
nous soigner, mais à quoi bon ? Ses mecs se fichaient complètement de ce
que je pouvais bien penser et de l’état de santé alarmant de Zach. J’espérais
au moins que Meghan saurait leur faire entendre raison.
Wade remarqua mon air inquiet, et s’empressa de me rassurer :
— Ne t’en fais pas, il respire encore !
Je lui adressai un regard noir en guise de réponse. Le moment était
vraiment mal choisi pour faire des plaisanteries. Et la mort de Pedro, tout
comme celle du chauffeur de taxi, ne cessait de me revenir à l’esprit.
— Nick… Les autres… Les autres hommes de l’usine…
Je n’arrivais pas à finir ma phrase. Le mot « tuer » restait coincé dans
ma gorge.
— On les a neutralisés pour entrer dans l’usine, nous n’avions pas
vraiment d’autre choix, c’était soit eux, soit nous, répondit Tyler en me
jetant un rapide coup d’œil.
— Mais ne t’inquiète pas, princesse, ajouta Nick, aucun n’est m…
— Pedro l’est, le coupai-je immédiatement.
Tout comme le chauffeur.
— C’était nécessaire, précisa-t-il, tu aurais peut-être préféré le laisser en
vie, puis attendre gentiment qu’il s’en prenne une nouvelle fois à toi pour se
venger ? Il ne se serait jamais arrêté, Élodie. Le tuer était la seule issue
possible, crois-moi.
— Et la prison ? fis-je. Ce n’était pas envisageable ?
Nick soupira.
— Les flics de la ville sont corrompus, Élodie, je pensais pourtant que
tu le savais après le mauvais coup joué par ton père et ce putain de chef de
la police qui a envoyé Zach derrière les barreaux.
Je me raidis. Ils étaient tous au courant… ce qui expliquait leur
comportement froid et agressif. Sans oublier que j’étais celle qui avait
« abandonné Zach ». Ils devaient très certainement me détester.
— Et puis, qu’est-ce que tu aurais dit aux flics ? reprit Nick. « Ce type
m’a séquestrée, m’a cassé le bras et il a torturé mon copain pour se venger
parce qu’on l’a foutu en taule ? » Au passage, on a tout de même tiré sur
pas mal d’hommes dans l’usine, alors je pense qu’on aurait eu plus de
chances que lui d’aller en prison. Et puis je suis certain qu’une fois de
nouveau en liberté il aurait recommencé. Comme je te l’ai dit, rien ne
pouvait l’arrêter.
— Et si ses hommes…
— Pas après ce qu’on leur a fait, m’interrompit-il d’un ton grave. Crois-
moi, ils ne vous causeront plus de soucis. Et puis leur chef est mort, ils ne
reçoivent désormais plus aucun ordre et n’ont donc plus aucune obligation,
ni aucun intérêt de poursuivre une vengeance qui n’est pas la leur.
Je soupirai.
— En tout cas… Merci, finis-je par lâcher d’une faible voix.
Je leur étais tout de même reconnaissante de nous avoir sortis de là, car
s’ils n’étaient pas intervenus, alors…
— On ne l’a pas fait pour toi, Élodie, mais pour Zach, répondit Tyler.
Lorsqu’il a su que tu étais en danger à cause de Pedro, il nous a
immédiatement appelés pour nous mettre au courant de son plan ou, du
moins, du fait qu’il n’en avait justement aucun. Il nous a simplement dit où
il se rendait et que si, dans l’heure suivante, il ne nous avait pas recontactés,
nous devions alors appeler la police.
— « La police », répéta Nick d’un ton amusé, comme si on allait
demander de l’aide à ces enfoirés de flics.
— On savait que cette histoire allait mal tourner, reprit Tyler, donc on y
est allés aussi. Ensuite, ben… Nick a fumé sa cigarette alors que je faisais le
tour de l’usine pour trouver un autre moyen d’entrer plutôt que de passer
par la porte principale et de nous faire repérer dès le début. Disons que si
Pedro était alerté il risquait de vous buter avant notre arrivée. Finalement, je
trouve qu’on s’est pas mal débrouillés !
— Ouais, enfin, si je ne m’étais pas occupé de Pedro la minute
précédant votre arrivée, il nous aurait très certainement tués, comme tu dis,
marmonna Wade.
Tyler haussa les épaules et personne n’ajouta quoi que ce soit.

Quelques minutes plus tard, Nick se gara devant la maison de Zach. Je


sortis la première de la voiture et me dépêchai d’aller frapper à la porte
d’entrée.
Bien qu’il soit déjà tard, Meghan vint rapidement m’ouvrir.
Étrangement, elle n’était pas encore en pyjama. Peut-être venait-elle tout
juste de rentrer de l’hôpital… et dire que nous allions devoir y retourner !
D’abord surprise de me trouver ici, elle m’adressa un rapide sourire,
puis baissa les yeux sur mon bras, et je crus un instant que ses yeux allaient
sortir de leurs orbites.
— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle. Mais que s’est-il passé ?
— Désolé de vous déranger, madame, déclara Nick derrière moi, mais
le plus gros cas se trouve ici…
Il soutenait Zach par un bras tandis que Tyler l’épaulait de l’autre. Je
m’écartai pour les laisser entrer et Mme Menser fit de même, le visage
blême et visiblement morte d’inquiétude.
Puis sa raison reprit le dessus et, comme moi, elle accourut derrière les
garçons qui venaient d’installer Zach sur le canapé.
— Que lui est-il arrivé ? s’enquit-elle en s’accroupissant pour être à la
hauteur de son fils.
Après avoir pris une grande inspiration, elle l’examina avec lenteur,
douceur et précision, tout en attendant une explication. Mais personne ne
savait quoi répondre.
Le mensonge ou la vérité ?
— Élodie ?
Elle semblait me supplier du regard.
— Je pense que vous devriez plutôt poser la question à votre fils, une
fois qu’il sera réveillé, bien entendu, me devança Nick.
Je soupirai intérieurement, heureuse de ne pas avoir eu à répondre.
— Comment… comment va-t-il ? demandai-je, toujours très inquiète.
Elle releva la tête, l’air soucieux.
— J’aimerais te dire qu’il n’est pas en danger, mais, sans radios et
examens plus approfondis, je ne pourrai pas savoir combien de côtes ou
d’os sont fracturés, ni s’il a une hémorragie interne ou bien… Je ne peux
pas le soigner ici, c’est impossible.
Elle se massa la tempe avec nervosité.
— Elle ne doit pas l’emmener à l’hôpital, me chuchota Wade.
Je fronçai les sourcils avant de lui répondre tout bas :
— Bien sûr que si, il le faut ! Son état est peut-être plus grave qu’il n’y
paraît !
— Si vous allez là-bas, vous serez immédiatement questionnés par la
police sur ce qu’il s’est passé. Et crois-moi, tu ne pourras pas échapper à cet
interrogatoire en utilisant le « vous demanderez ça à Zach à son réveil ».
Sentant le regard de Meghan posé sur nous, je m’adressai alors à elle :
— Si vous pouvez faire en sorte que personne ne nous pose de
questions sur ce qui lui est arrivé, alors on y va sur-le-champ.
Elle hocha la tête. De toute façon, que je le veuille ou non, elle semblait
déjà bien décidée à s’y rendre avec son fils.
— Attendez-moi dehors, je vais aller prévenir Lyam et Eric, les deux
gros dormeurs de la maison, et vérifier que Jenny ne s’est pas réveillée, dit-
elle en se rendant aussitôt à l’étage.
Mais alors que j’entrouvrais la porte d’entrée pour sortir, l’inimaginable
se produisit. Comme si je n’avais pas vécu assez de merdes aujourd’hui, il
fallait que le pire reste à venir. Nathan se trouvait devant moi, en chair et en
os.
Faites que je m’évanouisse encore une fois, s’il vous plaît !

1. Ma beauté.
Chapitre 66

J’eus beau cligner des yeux plus d’une dizaine de fois, me mordre la
lèvre et me pincer le bras, rien ne faisait disparaître son image. Nathan était
bel et bien là. À Saint-Louis.
— Qu’est-ce que…
La voix de Meghan, surgissant derrière mon dos, me sortit de ma
stupeur. Elle nous regarda tour à tour, fronça les sourcils, puis s’adressa
directement à Nathan :
— Excusez-moi, mais vous êtes ?
— Nathan, se présenta-t-il en toute simplicité avant d’ajouter en lui
offrant son sourire le plus charmant : Le fiancé d’Élodie.
Meghan manqua de s’étouffer.
— Fi… fiancé ? ! répéta-t-elle d’un air surpris.
Après avoir acquiescé, Nathan reporta son attention sur mon bras. Une
lueur d’affolement traversa son regard.
— Élodie, mais que t’est-il arrivé, bon sang ? !
Je ne l’avais jamais vu autant paniquer.
— Ce… ce n’est rien, tentai-je de le rassurer.
— Tu te fous de moi ? ! Ton bras est dans un état catastrophique, et tu
es pâle comme la mort !
Je frémis tandis que ces derniers mots me rappelaient les pires moments
de ma journée.
Quant à ma pâleur, certes, l’état de mon bras y était bel et bien pour
quelque chose, mais elle était aussi due à la présence inattendue de mon
fiancé chez mon ex. Pourquoi Nathan se trouvait-il à Saint-Louis ? !
Je déglutis en essayant de déchiffrer son expression impassible et de
deviner ses pensées.
Bien qu’une discussion s’impose dans les plus brefs délais, ce n’était ni
le lieu ni le moment.
— Il y a plus urgent, déclarai-je tandis que Nick et Tyler arrivaient
derrière nous à pas lents, tous deux soutenant Zach à nouveau.
Ce dernier semblait toujours inconscient. Nathan ouvrit grand les yeux
en découvrant qu’il y avait en effet plus urgent que mon bras.
— Attendez, lança-t-il en s’avançant vers eux. Laissez-moi voir son…
Nick l’arrêta brusquement.
— Reste à ta place, toi.
Au ton froid qu’il employa, je devinai immédiatement que Mme Menser
n’était désormais plus la seule au courant de ma situation amoureuse…
— Je suis pompier, je peux…
— Hé, Tyler, t’as déjà vu un pompier en costard avec une valise au lieu
d’une lance à la main ? le coupa-t-il une seconde fois.
Tyler secoua la tête.
— Tu vois, mon vieux, t’es peut-être pompier à Londres, mais sache
qu’ici tu n’es rien du tout. Alors, tu ferais mieux de rentrer chez toi et, au
passage, d’emmener ta petite salope.
J’eus l’impression de recevoir une gifle astronomique en pleine face.
— Excuse-moi, tu peux répéter ? répondit Nathan en haussant la voix.
Nick soupira, agacé.
— Je t’ai dit de dégager, toi et ta fiancée, foutez le camp de cette ville
ou je vous jure que…
— Nick, bredouillai-je en essayant de trouver une quelconque réponse
susceptible de le calmer.
— Non, déclara-t-il, non, Élodie, tu n’as pas à t’expliquer. C’est inutile.
Il semblait à la fois scandalisé, furieux et déçu. Je savais qu’il ne m’en
voulait pas directement ; après tout, cela lui était complètement égal que je
sois fiancée. En revanche, que son meilleur ami ait risqué sa vie pour sauver
une femme bientôt mariée avec un autre était une raison suffisante pour le
mettre hors de lui. S’il avait été au courant plus tôt, il aurait très
certainement essayé de dissuader Zach de venir à mon secours…
— Retourne chez toi, Élodie, ajouta-t-il finalement, tu n’aurais jamais
dû revenir ici.
Tyler et lui passèrent devant nous et installèrent Zach à l’arrière de leur
voiture.
— Meghan, vous venez, oui ou non ? ! lança Nick à l’intention de cette
dernière, toujours devant la maison.
Je commençai à avancer vers la voiture, bien décidée à les accompagner
à l’hôpital. Peu m’importait les paroles de Nick, il était hors de question que
j’abandonne Zach. Mais la main de Meghan se posa fermement sur mon
bras valide. Je levai les yeux vers elle et compris dans quel camp elle s’était
rangée.
— Je… je pense qu’il est préférable que vous alliez aux urgences de
votre côté, annonça-t-elle, et je pense également qu’il a raison. Vous feriez
mieux de rentrer chez vous tous les deux.
Ses mots eurent l’effet d’une seconde et majestueuse gifle. Jamais je
n’aurais cru qu’un jour Meghan me rejetterait de cette façon. Après la
réaction de Nick, elle devait me croire responsable de l’état de son fils, et je
l’étais effectivement. Tout était ma faute. Tout…
Les larmes me montèrent aux yeux. Je baissai rapidement la tête afin
que Meghan ne le remarque pas. J’avais envie de pleurer, de m’effondrer
sur le sol et, d’ailleurs, cela allait bientôt arriver, car je sentais mes jambes
commencer à fléchir. Malgré tout, je ne désirais qu’une chose, courir
rejoindre Zach, le prendre dans mes bras, le rassurer, lui dire que tout irait
bien et rester avec lui jusqu’à son réveil.
— Élodie, murmura Nathan près de moi.
Mais je ne pouvais pas faire ça alors que mon fiancé était là, alors que je
n’étais plus la bienvenue à Saint-Louis. Quelqu’un toussota derrière nous.
Wade sortit de la maison, l’air de rien, avant que Meghan ne ferme à clé
la porte d’entrée. Elle n’ajouta rien à mon intention et rejoignit son fils et
ses amis dans la voiture sans même se retourner.
Personne ne pipa mot tandis que la voiture démarrait, Nick au volant,
Tyler à sa droite, Meghan et son fils à l’arrière. Nous les regardâmes
prendre la route jusqu’à ce que Wade vienne rompre le silence.
— Hum… Dites, est-ce que ça vous dérangerait de me ramener chez
moi ?
— De un, je ne sais pas qui tu es, répondit Nathan, et de deux, je suis
venu ici en taxi.
— Génial ! s’exclama Wade avec ironie en levant les bras en l’air. Bon,
je vais rentrer à pied alors.
Il descendit les marches du perron.
— Toi… toi aussi, tu m’abandonnes ? m’entendis-je prononcer d’une
petite voix tremblante.
Troublé, il se retourna vers moi, avant de me lancer un regard mauvais.
— Tu veux peut-être que je vous tienne la chandelle ?
Après m’avoir dévisagée un instant, il reprit plus doucement :
— Je pense que vous devez avoir pas mal de choses à vous dire tous les
deux, des choses qui ne me regardent pas. Et dépêche-toi d’aller faire
soigner ton poignet, ça serait bête qu’on finisse par t’amputer le bras, non ?
Je lui retournai son regard noir. Un si gentil conseil venant de celui qui
me l’avait cassé… ou devrais-je plutôt dire « broyer ».
— Merci, répondis-je seulement.
Il hocha la tête, comprenant que ce merci englobait également ce qu’il
avait fait pour moi dans l’usine, puis il continua son chemin.
Je me tournai vers Nathan maintenant que nous étions seuls.
— Est-ce que… tu pourrais appeler un taxi ? demandai-je.
— Pas la peine, j’ai garé ma voiture un peu plus loin dans la rue.
Je fronçai les sourcils.
— Mais…
— J’ai loué une voiture en arrivant ici, je ne voulais tout simplement
pas ramener cet inconnu bizarroïde chez lui, lança-t-il d’un ton un peu
méprisant.
— Wade n’est pas un inconnu ! protestai-je.
Mais l’adjectif « bizarroïde » lui correspondait parfaitement…
— Pour moi, il l’est. Tout comme ces gens désagréables chez qui tu te
trouvais. Je suppose que le blessé est Zach, n’est-ce pas ?
Un frisson me parcourut alors qu’il prononçait son prénom. Comment le
savait-il ? Jamais je ne lui avais parlé de Zach et de notre histoire, alors…
c’était forcément mon père. Bon sang, j’aurais dû me douter que ce monstre
allait lui parler de mon ex après notre dispute ! C’était sûrement pour cette
raison que Nathan était venu ici, mais de quoi était-il au courant au juste ?
— Oui… C’était bien Zach, répondis-je d’une voix tendue, mais…
— Tu sais, me coupa-t-il, lorsque je t’ai vue sortir de cette maison, tu ne
peux pas imaginer toutes les émotions que j’ai pu ressentir. La surprise, la
colère, la tristesse, la déception, la douleur… J’étais tellement consterné de
te trouver chez ton ex, je n’en revenais pas ! Bon sang, Élodie, comment as-
tu pu me faire une chose pareille, comment as-tu pu me trahir, me blesser
de cette façon, la tromperie…
— Je ne t’ai pas trompé ! protestai-je.
Du moins si on oubliait le baiser…
— Ça, je n’en sais rien, Élodie… Tout ce que je peux constater, c’est
que tu étais bien chez ton ancien petit ami comme l’avait prédit ton père…
Ce qui me fait beaucoup de peine…
— Qu’est-ce que mon père t’a raconté exactement ? l’interrogeai-je en
retenant ma colère envers mon géniteur.
Il soupira, visiblement fatigué par toute cette histoire.
— Il est venu me voir au travail et m’a annoncé que tu étais retournée à
Saint-Louis dans le seul but de revoir ton ex, un trafiquant de drogue qui
était sorti de prison. Je ne l’ai pas cru au début, mais quand il m’a demandé
ce que tu m’avais raconté sur ton passé à Saint-Louis, je me suis rappelé
que tu n’avais jamais rien voulu me dire à propos de cette période de ta
vie…
Il s’arrêta un instant, et je fus déstabilisée par son regard fixé sur mes
côtes, à l’endroit même où se trouvait mon tatouage.
— Je n’ai jamais su ce qu’il représentait pour toi, ajouta-t-il avec un
petit sourire triste, mais je pense avoir compris à présent. Ça a un rapport
avec lui, n’est-ce pas ?
Devant mon silence, Nathan reprit :
— Je ne pensais pas avoir un jour à douter de toi, Élodie, mais ton père
avait l’air si sûr de lui et je savais que tu me cachais des choses, alors…
Lorsqu’il m’a conseillé de venir constater la vérité par moi-même avant de
m’engager pour la vie avec toi, j’ai pris le premier avion. Pourquoi,
Élodie ? Tu n’étais pas heureuse avec moi ?
Je secouai la tête, complètement affligée par ses propos.
— Ce n’est pas vrai, Nathan… Je suis vraiment venue pour
l’enterrement de mon amie et…
— Admettons que tu ne sois pas revenue pour lui, comment expliques-
tu la situation actuelle ? m’interrogea-t-il d’un air confus.
Même si je ne me sentais pas prête à lui révéler la vérité et tous mes
secrets du passé, je n’avais pas vraiment le choix si je voulais espérer
rattraper mes erreurs. Mais par où commencer ?
— À… à l’époque où je sortais avec Zach, on a tous les deux été mêlés
à une affaire de drogue. Affaire dont le second trafiquant a été arrêté et
condamné à plusieurs années de prison, expliquai-je d’une voix mal
assurée. Ce même trafiquant a appris mon retour à Saint-Louis et il m’a
enlevée afin de se venger et…
— Élodie, m’interrompit-il en soupirant, tu penses vraiment que je vais
croire un seul mot de cette histoire de vengeance et d’enlèvement ?
Je le regardai, stupéfaite. Pensait-il que les enlèvements n’arrivaient que
dans les films ? Comment un pompier pouvait-il vivre dans un monde
parallèle où la délinquance n’existait pas ? ! Et puis, si tout ce que je venais
de lui dire n’était que mensonges, comment expliquait-il l’état de Zach et le
mien ?
— Tu as bien cru mon père, alors pourquoi tu ne me croirais pas moi ?
En plus, je suis sûre qu’il ne t’a pas raconté toute l’histoire. Il ne t’a pas dit
que Zach avait été mis en prison par sa faute. Parce que oui, mon père a
caché de la drogue dans sa maison et l’a ensuite dénoncé aux flics et…
— Élodie, s’il te plaît, me coupa-t-il de nouveau en secouant la tête. Il y
a tout de même une différence entre sortir avec un trafiquant de drogue et
tes propos complètement grotesques.
— Mais c’est la vérité, Nathan ! m’emportai-je malgré moi. Mon père a
réellement fait ça et je me suis vraiment fait enlever alors que je me rendais
à l’aéroport !
— Et ensuite, tu vas me dire que Zach et ses amis sont venus à ta
rescousse et ont tué le méchant dealer ?
J’acquiesçai lentement, et Nathan me regarda comme si toute cette
histoire était de la pure folie.
— Non, mais sérieusement, on dirait un scénario tout droit sorti d’un
film d’action, lança-t-il en ricanant. Tu aurais pu trouver mieux comme
excuse, ou alors te contenter de garder le silence, car niveau crédibilité,
c’est zéro.
Je le dévisageai, déçue et attristée. Peu importe ce que je pouvais dire, il
ne me croirait jamais.
Nathan parut se rendre compte qu’il avait été un peu trop dur avec moi,
car il reprit d’une voix plus calme :
— Écoute, je pense que pour l’instant le principal est d’aller à l’hôpital
faire soigner ton poignet… On reparlera de tout ça plus tard, OK ?
Qu’il m’accompagne aux urgences ne me semblait pas être la meilleure
idée. À mon avis, nous avions besoin de réfléchir à tout ça chacun de son
côté.
Cependant, j’étais trop fatiguée pour protester et attendre un taxi dehors
dans le froid. Je refoulai mes émotions au plus profond de moi et le suivis
silencieusement jusqu’à la belle Ford Mustang blanche qu’il avait louée.
Une fois que nous fûmes installés à bord, Nathan démarra aussitôt. Je ne
pris la parole qu’à un seul moment, pour lui demander de ne pas nous
conduire à St. Alexius, car je me rappelai que Meghan y travaillait et pensai
qu’elle y emmènerait donc son fils.

Lorsque nous arrivâmes finalement à l’hôpital, je sortis la première de


la voiture et me dirigeai vers l’accueil sans même attendre mon « fiancé ».
Notre relation était en pleine crise, Nathan et moi étions au bord du gouffre.
La confiance était pour moi un élément vital dans un couple et, dans le
nôtre en ce moment même, elle n’existait plus. Mais il n’y avait pas que ça,
Zach posait aussi problème. Qu’étais-je censée faire le concernant ?
Je secouai la tête, mettant de côté mes problèmes personnels pour
l’instant. Malgré le monde dans la salle d’attente, l’infirmière chargée du
triage considéra mon cas comme une affaire urgente. La forme de mon
poignet n’était en effet pas belle à voir.
Le Dr Ashton, un grand brun aux yeux marron foncé qui devait avoir la
trentaine, me donna immédiatement des antalgiques pour soulager la
douleur, bien que j’aie commencé à m’y habituer. En m’emmenant en
radiologie, il me questionna sur les conditions dans lesquelles je m’étais
blessée. Et le seul mensonge qui me vint à l’esprit fut le traditionnel « J’ai
trébuché et je me suis mal réceptionnée sur la main… » Bien que sa réponse
« Ah, vraiment ? J’aurais presque parié à la forme de la rupture des os que
quelqu’un vous l’avait brisé intentionnellement » me fasse comprendre
qu’il n’en croyait pas un mot, il n’ajouta rien et m’installa dans la pièce
pour passer les radios. Une fois que ce fut fini, je dus retourner gentiment
dans la salle d’attente, puis il vint m’annoncer qu’une opération afin de
réaligner les os entre eux était nécessaire pour une bonne consolidation.
— Ne vous inquiétez pas, ça ne sera pas très long, me rassura-t-il. Bien
sûr, elle se réalisera sous anesthésie générale et la fixation des os se fera à
l’aide de plaques et de vis.
— Des… vis ? Dans mon poignet ? ! m’exclamai-je.
— Calme-toi, me chuchota Nathan, assis sur un siège à ma droite. C’est
tout à fait normal.
Eh bien, nous n’avions certainement pas la même définition du
« normal » !
— Très bien, acquiesçai-je. Vous allez m’opérer ce soir ?
— Non, cette intervention n’est pas une urgence absolue, et nous avons
beaucoup de monde ce soir. De plus, il est préférable que vous soyez plus
sereine pour que l’opération se fasse dans les meilleures conditions
possibles. Nous allons la programmer pour demain ou après-demain, en
fonction de ce qui vous arrange. Une attelle sera mise en place afin de
soulager les douleurs en attendant.
— Pendant combien de temps devrai-je rester à l’hôpital ? demandai-je
alors.
— Une hospitalisation de vingt-quatre heures sera suffisante. Après
l’opération, une attelle sera de nouveau installée. Il faudra aussi que je vous
revoie régulièrement pour m’assurer de la bonne tenue du matériel, et nous
ferons de nouvelles radios pour vérifier que vos os se consolident bien. Pour
ce qui est de la durée de l’immobilisation, tout dépendra du temps que
prendra la consolidation. Une rééducation est envisageable, mais pas
obligatoire, en fonction de l’état de votre main. Bien sûr, nous aurons
l’occasion de reparler de ces détails postopératoires plus tard, mais peut-être
aimeriez-vous en savoir plus sur l’opération en elle-même ?
— Ça ne sera pas la peine, répliqua Nathan à ma place. Élodie se fera
opérer en Angleterre.
Je haussai les sourcils, surprise.
— Pardon ?
— Quoi ? Il est évident que tu ne vas pas rester un mois à Saint-Louis
pour te faire soigner une fracture ! Et puis, je te rappelle que tes cours
reprennent dans deux semaines !
— Hum, reprit le médecin, il est aussi possible qu’elle soit prise en
charge par un autre médecin après l’opération une fois que je me serai
assuré que cette dernière s’est bien passée.
— Tout comme il est aussi possible qu’elle se fasse opérer chez elle,
rétorqua Nathan d’un ton ferme.
— Oui, bien sûr, répondit le Dr Ashton, un peu déstabilisé, mais il
revient à ma patiente de prendre cette décision.
Merci, docteur… Mais, en réalité, je n’avais strictement aucune idée du
meilleur choix à faire.
— Est-ce que vous pouvez nous laisser seuls un instant ? demandai-je
au médecin.
Ce dernier hocha la tête en souriant avant de s’éloigner dans la salle.
— Ne me dis pas que tu veux rester un jour de plus dans cette maudite
ville, marmonna Nathan, visiblement agacé.
La conversation que j’avais eue avec Zach avant de prendre le taxi pour
me rendre à l’aéroport me revint à l’esprit. Elle me rappelait étrangement
l’une des scènes de N’oublie jamais, dans laquelle Noah essaie vainement
de convaincre Allie de quitter son fiancé et de rester avec lui. Les larmes
me montèrent aux yeux. J’avais fait le même choix qu’Allie, j’étais partie.
J’avais pris la décision d’abandonner Zach pour Nathan.
Mais je connaissais la fin du film. Et, bien qu’Allie et moi ayons pris
une décision semblable, elle était revenue. Pour lui. Pour l’homme qu’elle
aimait. Ce qui signifiait… que je pouvais en faire tout autant… Il n’était pas
trop tard pour changer d’avis. Il n’était pas trop tard pour décider de rester à
Saint-Louis.
Élodie… À quoi est-ce que tu penses, bon sang ? !
Je croisai les beaux yeux marron clair de Nathan. Il m’aimait toujours,
mais il n’avait plus confiance en moi. Cependant, il m’aimait encore, bien
qu’il soit persuadé que je l’avais trompé et que je lui avais menti. Il était là,
à mes côtés, après être venu me trouver chez mon ex… Mon Dieu…
Je sentais mon estomac se nouer de plus en plus, à tel point que je
commençais à avoir des crampes. Il fallait que je prenne une décision. Et
sur-le-champ.
Chapitre 67

Je me tournai face à Nathan, assis sur la chaise voisine.


— Nathan… Que se passera-t-il une fois que nous serons rentrés à
Londres ?
Il fronça les sourcils.
— Comment ça ?
Je levai les yeux au ciel, agacée qu’il fasse celui qui ne comprenait pas.
— Pour nous…
Il soupira, puis, embarrassé par ma question, passa une main dans ses
courts cheveux blond foncé.
— À vrai dire, je n’en sais rien, Élodie… Peut-être que si tu me disais la
vérité… Non, en fait, je pense que je ne préfère pas savoir ce qui s’est
réellement passé. Mais ne t’attends pas à ce que tout redevienne normal à
notre retour, il me faudra nécessairement du temps pour…
— Sérieusement ? Tu crois vraiment que tu arriveras à supporter de ne
pas savoir ?
— De toute façon, après ce que tu m’as dit, qu’est-ce qui pourra me
garantir que tu ne me raconteras pas un nouveau mensonge ?
— Ce n’était pas un mensonge…
Il leva les yeux au ciel, et ce geste suffit à me faire énoncer à voix haute
ce que j’avais décidé, et ce, depuis bien longtemps :
— Tu ne pourras jamais oublier, Nathan, et moi, je ne pourrai jamais
poursuivre une relation avec une personne qui ne me fait pas confiance.
— Attends, me coupa-t-il d’une voix paniquée.
— Non, laisse-moi finir. Ce que je t’ai dit, c’est vraiment la vérité. En
revanche, je ne t’ai pas encore parlé de tout ce qui s’est passé. J’ai revu
Zach avant ce soir et…
Et c’était comme si nous n’avions jamais été séparés. Comme si rien
n’avait jamais changé entre nous… Seul le temps s’était écoulé. Nos
sentiments étaient toujours intacts. Notre amour était aussi fort et…
— Et il m’a embrassée avant que je ne décide de partir pour l’aéroport,
repris-je, mais je suis quand même partie.
Et je n’aurais jamais dû… Si j’avais su ce que me réservait l’avenir,
jamais je n’aurais pris ce putain de taxi !
— Je l’ai quitté comme il y a cinq ans. Je l’ai abandonné, encore une
fois… pour toi, Nathan. Pour notre couple, pour nous, mais aussi pour moi,
pour la vie que j’ai à Londres. Mais c’est à ce moment-là que je me suis fait
enlever, et puis, tu connais la suite du « film dans lequel j’ai joué », hein.
Enfin, je tenais à être entièrement honnête avec toi. C’est tout ce qui s’est
passé entre Zach et moi. Un seul baiser. Un baiser, rien de plus.
Je m’arrêtai un instant pour réfléchir à mes paroles, puis ajoutai :
— Mais en fait, ce n’était pas rien. Ce n’était pas qu’un simple baiser.
Quand il m’a embrassée… j’ai su qu’à mon retour à Londres rien ne serait
plus jamais pareil entre nous. Zach fait partie de ma vie, il a toujours fait
partie de ma vie et jamais je ne pourrai l’oublier, Nathan. Je sais que c’est
horrible ce que je dis et que cela doit te blesser davantage, mais ce n’est pas
mon intention…
— Alors… Arrête-toi là. S’il te plaît, Élodie, j’en ai suffisamment
entendu, murmura-t-il d’une voix enrouée.
C’était trop tard. Malgré son air complètement dévasté, ma bouche
parlait toute seule sans que je puisse y faire quelque chose. Il fallait… il
fallait que toutes ces pensées sortent de mon esprit, et ces mots étaient
destinés plus à moi qu’à Nathan.
— Prendre ce taxi, vouloir rentrer pour toi, ça a été ma première erreur.
La seconde se trouve être la situation dans laquelle nous sommes à présent.
En me découvrant chez Zach, tu aurais dû partir sur-le-champ… Mais tu ne
l’as pas fait, et j’ai encore fait le mauvais choix en décidant de rester avec
toi alors que je savais que notre couple était déjà brisé. Peut-être pas détruit,
non, de nombreux couples résistent aux infidélités, mais moi, je ne pourrai
pas continuer à avancer avec toi en ayant à l’esprit que j’en ai embrassé un
autre.
Nathan secoua la tête, abasourdi par mes propos.
— Est-ce que… Est-ce que tu m’as aimé, Élodie ? m’interrogea-t-il
d’une voix tremblante. Ne serait-ce qu’un…
— Bien sûr que je t’ai aimé ! m’écriai-je en bondissant de ma chaise.
La plupart des personnes présentes dans la salle levèrent les yeux vers
moi. Moi et la discrétion, on ne faisait qu’un !
— Et je t’aime toujours, repris-je plus doucement, mais…
Zach était le premier… Et il serait très certainement le dernier. C’était
une évidence.
— Mais ce n’est pas le même amour que celui que tu éprouves pour lui,
conclut-il à ma place.
J’acquiesçai, et nous restâmes tous deux silencieux durant
d’interminables secondes. Après tout ce que je venais de lui balancer à la
figure, il était préférable que je me taise, ou bien je risquais tout simplement
de le blesser à nouveau.
— Est-ce que…, reprit-il finalement, est-ce que tu serais rentrée si je
n’étais pas venu te chercher ?
Cette fois-ci, je pris le temps de peser mes mots. En réalité, je ne le
pensais pas. Après avoir été confrontée à la mort d’aussi près, j’avais réalisé
tout ce que je risquais de perdre et aussi tout ce à quoi je tenais réellement.
Nathan était important pour moi, mais je ne quitterais plus jamais Zach.
— Non, je serais restée, lui avouai-je. C’était trop tard, il s’était passé
trop de choses pour que je puisse revenir en arrière… Je n’aurais
simplement pas dû revenir à Saint-Louis, si je ne l’avais pas revu, si je ne
m’étais pas fait enlever…
Son visage se durcit.
— Les « si » ne veulent plus rien dire à présent, Élodie, déclara-t-il
froidement. Tu m’as très bien fait comprendre que c’était fini entre nous et
que, de toute façon, notre histoire était déjà destinée à se terminer de cette
manière. Alors, s’il te plaît, ne me dis pas que tu regrettes d’être partie pour
les États-Unis, car c’est faux.
Sans attendre de réponse de ma part, il se leva à son tour et ajouta d’une
voix navrée :
— Je… je pense que je vais y aller, j’ai besoin de… de prendre un peu
l’air. Je vais aussi m’occuper de tes frais d’hôpital et…
— Nathan, tu n’es pas obligé…
— Tu m’as dit que tu avais perdu tes papiers, donc si, je le suis.
Ah oui, en effet…
Je retins un juron, me rappelant que toutes mes affaires, y compris mes
papiers, se trouvaient… je ne sais où dans la nature. D’après mon dernier
souvenir, ma valise et mon sac devaient être dans le taxi où je m’étais fait
enlever. Mais où était-il à présent ? Peut-être garé devant l’usine… Il était
hors de question que je remette les pieds dans cet endroit affreux, et encore
moins toute seule ! Alors… En plus de me retrouver désormais sans
personne sur qui compter, je n’avais absolument rien.
J’avais envie de pleurer comme une Madeleine. Ma vie… C’était tout
simplement de la grosse et pure MERDE. Désolée, mais il n’y avait
vraiment aucun autre mot pour la décrire à cet instant présent ! Il n’y avait
rien, mais alors rien de rien de positif.
Cependant, je ne pouvais pas m’apitoyer sur mon sort. Je me repris
immédiatement.
— Nathan… Je… je n’ai pas d’endroit où dormir cette nuit, dis-je, à la
fois gênée et désolée.
Je m’attendais à ce qu’il m’envoie balader avec un bon « Et alors ? Ce
n’est plus mon problème, nous ne sommes plus ensemble, Élodie, tu viens
de me jeter comme un Kleenex, là. » Mais il fouilla les poches de sa veste
pour en ressortir son porte-monnaie, l’ouvrit et me tendit une liasse de
billets.
— Cela devrait suffire à te payer un taxi et une chambre d’hôtel. Je vais
aussi en prendre une pour la nuit, puis je réserverai sûrement un billet pour
un vol en fin de journée, m’annonça-t-il, alors… Si tu as un souci… je serai
encore là jusqu’à demain soir, tu n’auras qu’à m’appeler.
Je restai confuse face à cet élan de gentillesse. Après tout ce que je
venais de lui cracher au visage, me disait-il cela par sens du devoir ? Après
tout, notre histoire n’avait pas simplement duré quelques mois, elle avait été
sérieuse, nous étions prêts à nous marier, à construire une vie ensemble…
Alors peut-être que, malgré la douleur et l’animosité qu’il devait éprouver à
mon égard, ses sentiments amoureux et notre passé en commun prenaient le
dessus sur ses autres émotions. Peut-être qu’il tenait encore à moi…
— Alors… Euh… Je vais y aller, balbutia-t-il. De toute façon, je
suppose que même si tu comptes rester ici il faudra que tu rentres à Londres
à un moment ou à un autre pour récupérer le reste de tes affaires chez tes
parents… D’ailleurs, si ça peut t’arranger, je leur ferai parvenir les quelques
objets et vêtements que tu as laissés chez moi…
À vrai dire, pour l’instant, je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire
dans les prochains jours, ni de quoi demain serait fait. Je me contentai
cependant de le remercier tristement. Il s’approcha de moi et déposa un
rapide baiser sur mon front.
— Prends soin de toi, Élodie, me souffla-t-il.
— Toi aussi…
Nous nous regardâmes quelques instants, avant qu’il ne décide de
tourner les talons, les larmes aux yeux. Et il n’était pas le seul. J’aurais aimé
pouvoir courir le rattraper, le prendre dans mes bras, m’excuser, le
réconforter… mais cela n’aurait fait que le faire souffrir davantage.
Je poussai un long soupir et me rassis sur un siège, le regard perdu dans
le vide. Je n’aurais su décrire mes sentiments. Le soulagement d’avoir
finalement pris une décision, la tristesse et le mal-être d’avoir dû blesser
Nathan, la peur et l’angoisse chaque fois que j’avais le malheur de repenser
aux heures précédentes, car la mort du chauffeur de taxi et celle de Pedro ne
quittaient pas mon esprit. J’allais devoir vivre avec ça sur la conscience…
Je n’arriverais pas à trouver le sommeil cette nuit. Il me suffisait de
fermer les yeux pour que ces horribles scènes se déroulent à nouveau
devant moi. Je frémis et essayai de ne plus y penser.
Zach… Je mourais d’envie de savoir comment il allait, mais il était
préférable que j’attende demain matin pour aller le voir à l’hôpital. Les
visites n’étaient sûrement pas autorisées en pleine nuit, à l’exception de la
famille. Et je n’en faisais pas encore partie.
Soudain, je sentis une larme rouler sur ma joue, puis une autre, et
encore une… mes émotions ressortaient enfin. Je ne pouvais m’arrêter de
pleurer.
— Madame Winston, vous avez pris une décision ?
La voix du Dr Ashton me fit sursauter. J’eus beau m’essuyer les yeux le
plus rapidement et discrètement possible, il avait déjà réalisé que quelque
chose n’allait pas.
— Désolé, je ne voulais pas vous surprendre. Votre… compagnon n’est
plus ici ?
De quoi je me mêle… Au moins, sa question eut le don de m’irriter, ce
qui me permit de me reprendre en main. J’inspirai un bon coup et relevai la
tête, l’air de rien.
— Pour ce qui est de l’opération, répondis-je simplement, c’est
d’accord.
— Très bien, déclara-t-il sans faire d’autre remarque sur mon état
actuel. Alors, venez avec moi, je vais vous mettre une attelle provisoire
avant de vous laisser rentrer chez vous.
J’étouffai un petit rire sarcastique et refoulai une nouvelle vague de
larmes qui s’apprêtait à inonder mon visage.
Rentrer chez moi ? Je n’avais plus de chez-moi. Je n’avais plus rien. Ce
soir, cette nuit… J’avais tout perdu. Toute ma vie avait basculé.
Certes, j’avais échappé à la mort, mais la vie valait-elle la peine d’être
vécue dans ces circonstances ? On aurait cru entendre une dépressive qui a
l’intention de se suicider…
Mais crois-moi, ma cocotte, tu n’es pas près de vouloir mettre fin à tes
jours.
Effectivement, la mort m’effrayait bien trop pour que je l’envisage
comme solution à tous mes problèmes. Et rien que de m’imaginer croiser
Pedro dans l’au-delà… cela m’en dissuada instantanément !
Le décès de Vic, la dispute avec mes parents, nos adieux avec Zach, le
chauffeur de taxi abattu, l’enlèvement, les coups reçus par Wade, Zach se
faisant torturer devant mes yeux, la mort de Pedro, l’arrivée de Nathan, le
rejet de Nick, Tyler et Meghan, le choix de rompre avec Nathan, sans parler
de toutes les émotions ressenties durant chacun de ces événements passés…
Jamais je n’aurais cru possible qu’il puisse se passer autant de choses en si
peu de temps. Tout comme je n’aurais jamais imaginé un jour vivre cela, et
pourtant… c’était bel et bien le cas.
Peut-être devrais-je songer à écrire une autobiographie. Après tout, je
comptais abandonner mes études à Londres, alors il allait bien falloir que je
trouve quelque chose à faire ! De toute façon, j’aurais le temps d’y réfléchir
demain, en espérant que ce soit un jour meilleur.
Enfin… mieux valait ne pas parler trop vite… il me restait peut-être
encore à vivre des aventures que je pourrais raconter dans mon futur
bouquin.
Chapitre 68

Des bruits de pleurs. Quelqu’un pleurait si fort et en continu que cela


commençait très sérieusement à devenir agaçant. Je plissai le front et priai
pour que ça s’arrête, mais en vain. Les sanglots ne firent que s’accentuer,
j’ouvris les yeux, furieuse contre la personne qui venait de me tirer de mon
profond sommeil !
Lorsque je repérai finalement le coupable, ma colère disparut aussitôt. Il
s’agissait d’un garçon d’environ cinq ans qui semblait souffrir le martyre.
Visiblement dépassée par la situation, sa mère paraissait épuisée et
incapable de le calmer. Et dire que j’avais failli crier sur un enfant malade
alors même que je me trouvais encore aux urgences…
Je poussai un profond soupir et me massai la nuque. Le Dr Ashton ne
m’avait pas retenue longtemps dans son bureau. Il avait mis cinq minutes
chrono pour placer mon attelle et me faire quelques recommandations sur
les antalgiques qu’il m’avait prescrits. J’étais ensuite retournée dans la salle
d’attente, où je m’étais assoupie sur une des chaises. J’avais réussi à
m’endormir, et qui plus est à ne faire aucun cauchemar, mais je me
retrouvais au réveil avec un horrible torticolis.
Je me levai et bâillai tout en me dirigeant vers la machine à café à
quelques mètres dans le couloir en face de moi. Arrivée devant avec la
ferme intention de prendre un cappuccino pour me revigorer en douceur, je
réalisai que Nathan ne m’avait donné que des billets. Moyen de paiement
que n’acceptait pas la machine. Je marmonnai dans ma barbe et manquai de
percuter quelqu’un en me retournant.
— Désolé… Oh ! madame Winston ! s’étonna le Dr Ashton. Mais que
faites-vous déjà ici ? Il me semblait pourtant que nous avions fixé l’heure
de notre rendez-vous à demain, non ?
Eh merde…
— Euh… Oui, bien sûr, c’est juste que…
Il baissa les yeux sur mes vêtements, semblables à ceux de la veille,
puis à mes cheveux probablement en bataille.
— Avez-vous dormi ici, madame Winston ?
Je détournai la tête, morte de honte.
— Est-ce que je peux vous offrir un café ? reprit-il rapidement.
Je haussai les sourcils, à la fois surprise par sa proposition et ravie de
pouvoir finalement avoir mon café !
— Avec plaisir, mais… n’avez-vous pas des patients à traiter ?
Il secoua la tête, amusé par ma question.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, je suis en avance ce matin…
Je le regardai, suspicieuse. On était quand même aux urgences et la salle
d’attente semblait loin d’être vide. Cependant, je préférai garder ma
remarque pour moi et accepter l’expresso qu’il me tendit quelques secondes
plus tard. Dommage pour le cappuccino…
Il m’invita à m’asseoir avec lui sur des chaises dans le couloir afin que
l’on soit isolés des bruits de l’entrée principale.
— Alors, reprit-il après avoir bu une gorgée de son propre café,
comment cela se fait-il que vous ne soyez pas rentrée chez vous ?
Je soupirai en comprenant que son élan de gentillesse était tout
simplement lié à de la curiosité.
— Nous nous sommes séparés, mon fiancé et moi, lui expliquai-je tout
de même pour satisfaire son avidité.
Bien que la véritable raison soit plutôt la peur. La peur de me retrouver
seule dans une chambre d’hôtel, mais aussi la peur de me faire enlever à
nouveau, que ce cauchemar recommence et que toutes ces horreurs se
reproduisent encore et encore…
Le Dr Ashton ne répondit pas immédiatement, il semblait réfléchir.
— Je vois, finit-il par lâcher.
Et dire qu’il lui avait fallu une minute pour en arriver à cette
conclusion… Me faire opérer par lui était-elle vraiment une bonne idée ? Je
l’imaginais déjà au bloc, regardant mes poignets, se demandant lequel était
celui à traiter, puis finissant par se dire que, pour plus de sûreté, mieux
valait placer des vices et des plaques dans les deux !
Un long silence pesant s’installa entre nous. Je terminai d’une traite
mon café avant d’aller jeter mon gobelet dans la poubelle située juste en
face.
— J’espère que les choses vont s’arranger, me dit-il soudain à mon
retour.
Je souris tristement sans m’asseoir à nouveau.
— Malheureusement, je ne pense vraiment pas que cela sera le cas.
Il se leva à son tour et posa une main amicale sur mon épaule.
— Alors, j’espère sincèrement que vous trouverez quelqu’un d’autre qui
vous mérite et qui saura vous rendre heureuse.
Je restai stupéfaite face à ses mots. Cet homme… était de plus en plus
étrange, il commençait même à me faire un peu flipper !
— Euh, oui… Je l’espère aussi, répondis-je en me décalant sur le côté.
Je pense qu’il est temps pour moi d’y aller.
Il jeta un rapide coup d’œil à sa montre avant d’acquiescer.
— Oui, moi aussi. À demain alors.
Je hochai la tête, puis tournai les talons. Peut-être que Nathan avait eu
raison finalement et qu’il était préférable que je me fasse opérer en
Angleterre… parce que là…
Je jetai un rapide coup d’œil en arrière et remarquai que le Dr Ashton
me regardait encore, tel un psychopathe observant sa victime avec appétit…
Deux hypothèses me vinrent à l’esprit. Soit il n’avait qu’une hâte, celle de
me charcuter le bras sur la table d’opération, soit il préférait m’imaginer en
train de porter une « ravissante » petite chemise d’hôpital avec rien en
dessous !
De retour dans la salle d’attente, je m’arrêtai, attirée par les images de la
télévision accrochée au mur. Je manquai de tomber à la renverse en
reconnaissant le lieu où se trouvaient les policiers interviewés. Le corps du
chauffeur de taxi venait d’être découvert. Une soudaine envie de recracher
mon café me monta à la gorge.
Je détournai les yeux de l’écran, essayant de garder mon calme et de
m’apaiser mentalement. Un meurtre… La police… Une enquête… Mes
affaires… Des preuves. Oh non !… Mais comment n’avais-je pas pu y
penser avant ? ! Comment avais-je pu ne pas anticiper que j’allais
forcément être mêlée à tout ça ? ! Bon, peut-être pas dans l’immédiat, mais
la police ne tarderait pas à faire le lien avec ce qui s’était passé dans
l’usine !
Je cherchai à tâtons mon portable sur moi, portable qui n’était plus en
ma possession… portable qui devait se trouver à quelques centimètres du
corps inerte de Pedro…
Une nouvelle envie de vomir me prit de court. Et cette fois, c’était la
bonne. Je partis en courant jusqu’aux toilettes les plus proches, entrai dans
une cabine et régurgitai le liquide chaud avalé un peu plus tôt avant de
m’essuyer la bouche avec du papier.
Les jambes tremblantes, je m’assis sur le sol carrelé et pris ma tête entre
mes mains. Pourquoi est-ce que tout cela devait m’arriver à moi ? Mais
qu’est-ce que j’avais fait pour mériter ça ? !
Tu les as abandonnés… Tu as laissé Vic toute seule et regarde le
résultat, elle est morte par ta faute. Tu as tourné le dos à Zach, tu l’as laissé
purger ses cinq années de prison seul, sans le soutenir alors qu’il était
innocent, et aujourd’hui il est encore blessé à cause de toi… Tu es la
responsable de tout ce bordel, Élodie, il est temps que tu en subisses les
conséquences, tu ne crois pas ?
Je pleurais.
— Est-ce que vous allez bien ? s’enquit une voix de l’autre côté de la
porte.
Je n’avais pas envie de répondre et je n’allais pas le faire. Je voulais
juste qu’on me foute la paix cinq minutes ! Mes sanglots ne firent que
s’accentuer.
— Je… je suis désolée, murmurai-je entre mes pleurs. Je suis tellement
désolée, Vic, Zach… Je ne voulais pas que tout ça se produise, je ne voulais
pas…
— Oui, elle est enfermée là-dedans depuis cinq minutes, entendis-je de
l’autre côté de la porte.
— Madame, est-ce que tout va bien ? m’interrogea une seconde
personne.
Sérieusement ? ! Je me levai, énervée, ravalai mes larmes et ouvris
brutalement la porte.
— Parce que, d’après vous, quelqu’un qui pleure est censé aller bien ?
rétorquai-je froidement.
Et ma question s’adressait aux deux femmes, dont l’une se trouvait être
une infirmière. Je n’attendis pas leurs réponses et quittai les toilettes ainsi
que l’hôpital au pas de course.
Une fois que je fus dehors, la brise matinale me remit légèrement le
cerveau en place. Je regrettai immédiatement de m’être adressée à ces
femmes de cette manière alors qu’elles n’avaient fait que s’inquiéter pour
moi et qu’elles n’étaient absolument pour rien dans mes problèmes.
J’inspirai et expirai plusieurs fois l’air frais, ce qui m’apaisa peu à peu.
Et maintenant ? Je préférai ne pas penser aux meurtres et à l’enquête qui
allait suivre pour le moment et me concentrai sur autre chose. Il était temps
d’aller rendre visite à Zach.
N’ayant pas voulu appeler un taxi, et je pense que je n’avais pas besoin
de me justifier sur la raison, je pris le bus pour me rendre à l’hôpital
St. Alexius.
— Vous avez rendez-vous ? demanda l’infirmière à l’accueil en fixant
mon attelle.
— Non, je viens voir un patient du nom de Zach Menser, s’il vous plaît.
— Vous êtes de la famille ?
— Une amie proche, répondis-je seulement en attendant qu’elle finisse
de pianoter sur son clavier d’ordinateur.
— Ah, vous avez de la chance, il est sorti il y a tout juste une heure de
la salle de réveil, chambre 138.
Je la remerciai et partis prendre l’ascenseur. Bien qu’il soit déjà
9 heures, Meghan devait encore être aux côtés de Zach, elle n’avait
probablement pas fermé l’œil de la nuit.
À ma grande surprise, je l’aperçus debout dans le couloir, son portable
collé à l’oreille. À proximité, deux adolescents étaient par terre contre le
mur et parlaient doucement.
Tout d’un coup, elle me remarqua et une expression de soulagement
s’afficha instantanément sur son visage. Elle baissa son téléphone et vint à
ma rencontre d’un pas déterminé.
— Pourquoi est-ce que tu ne répondais pas ? m’interrogea-t-elle.
Heureusement, il n’y avait aucun reproche dans sa voix, seulement de
l’inquiétude. Sa question me prit de court. Était-ce moi qu’elle venait
d’essayer de joindre ?
Cela me fit aussitôt penser à Nathan. Avait-il essayé de me contacter
avant de débarquer à l’improviste chez Zach ?
— Je… j’ai perdu mon téléphone, mentis-je, pourquoi ?
Elle soupira.
— Dès qu’il s’est réveillé, il a demandé à te voir, il ne veut d’ailleurs
parler à personne d’autre que toi. Je lui ai expliqué que tu n’étais pas là et
que…
Pitié, faites qu’elle ne lui ait pas dit pour Nathan…
— Que tu étais allée faire soigner ton bras, puis il m’a demandé de
t’appeler et de te dire de venir ici dès que tu pourrais…
— Mais vous n’avez pas l’air vraiment d’accord avec ça, n’est-ce pas ?
— Je ne pense pas que cela soit une bonne chose, ni pour mon fils ni
pour ton fian…
— Nous ne sommes plus ensemble, l’interrompis-je.
Elle fronça les sourcils.
— C’est une longue histoire que je vous raconterai plus tard, mais pour
l’instant… Il faut que j’aille le voir.
Elle me désigna la porte d’un signe de tête avant d’ajouter en soupirant :
— Ce n’est pas comme si je pouvais t’en empêcher.
Je la dépassai et m’avançai vers la chambre 138. Les deux adolescents
contre le mur me dévisagèrent alors que je posais la main sur la poignée de
la porte.
— É… Élodie ? bredouilla le garçon en haussant les sourcils.
Je croisai son regard et sursautai.
— Oh ! mon Dieu, Lyam ! C’est bien toi ? m’exclamai-je, aussi surprise
que lui.
Il se leva d’un bond et me sauta dans les bras, en faisant bien attention à
ne pas écraser mon bras meurtri. Son geste me surprit davantage et parut
déplaire à la mignonne petite brunette toujours sur le sol. Je m’écartai
doucement de lui alors qu’il me souriait de toutes ses dents.
— Je suis super content de te revoir ! Par contre, à l’exception de
quelques rides de vieillesse, bien entendu, tu n’as pas changé d’un poil !
Hum, je ne savais pas si je devais prendre cela comme un compliment
ou non… En tout cas, pour ce qui était du « changement », lui en revanche
ne ressemblait plus du tout au petit garçon que j’avais connu autrefois.
Bien qu’ayant gardé son visage ovale, ses yeux vert clair et ses cheveux
courts et sombres, Lyam me dépassait désormais d’une bonne dizaine de
centimètres. Sa carrure était plus fine que celle de son frère et sa silhouette
plus élancée, ce qui lui donnait un côté plus avenant que Zach.
En tout cas, une chose était sûre, les frères Menser étaient tous deux des
hommes vraiment sexy… Hum… Enfin, je préférais Zach, bien
évidemment.
Voyant que la petite brunette avait l’air contrariée, je donnai un petit
coup de coude à Lyam.
— Hé, tu pourrais au moins nous présenter, lui reprochai-je en
désignant son amie d’un signe de la tête.
Il sembla soudain se rappeler la présence de sa copine et se tourna vers
elle en lui tendant la main pour l’aider à se relever.
— Pas la peine, il est trop égoïste pour ça, soupira la jeune fille en lui
lançant un regard noir. Moi, c’est Brianna, sa copine… du moins pour
l’instant.
Lyam la regarda, perplexe.
— Enchantée, répondis-je à mon tour, je suis Élodie…
— Comment ça « pour l’instant » ? me coupa Lyam.
Et heureusement qu’il était intervenu, car je ne savais pas comment
j’aurais pu terminer ma phrase autrement que par « Élodie… L’ex de Zach
pour qui il a pris cinq ans de prison et qui est également responsable de son
état actuel. »
D’ailleurs à ce propos, je fus étonnée que Lyam ne me fasse aucun
reproche. Il savait très bien que j’avais abandonné son frère autrefois, et
pourtant il n’avait pas l’air de m’en vouloir d’être partie.
— Bah ouais, j’ai l’impression de ne rien représenter pour toi, ça
commence à me gonfler ! lui répondit Brianna sur un ton contrarié.
Hum… J’aurais bien l’opportunité de discuter plus tard avec Lyam.
Pour l’instant, il était temps pour moi de les laisser seuls.
Je me retournai et remarquai que Meghan était restée en retrait. Elle
semblait à la fois amusée et exténuée de voir les deux adolescents se
disputer. Ce ne devait pas être la première fois que cela se produisait, et
cela ne serait pas non plus la dernière.
Je m’éclipsai en douce de la zone de conflit et, après avoir frappé à la
porte, entrai dans la chambre.
Chapitre 69

Il faisait sombre. Les rideaux étaient fermés, seule la lampe de chevet


était allumée.
Je m’avançai d’un pas mal assuré vers lui, tout en sentant son regard
posé sur moi.
— Salut, dis-je simplement en m’arrêtant à un mètre du lit.
— Regarde-moi, Élodie.
Mais je gardai la tête baissée et les yeux rivés sur mes chaussures.
J’entendis le lit bouger, il s’était redressé.
Après quelques secondes, sa main se posa doucement sur mon visage,
me forçant finalement à relever la tête.
— Je t’interdis de pleurer ou de continuer à me regarder avec ces yeux
peinés, c’est clair ? m’ordonna-t-il d’une voix à la fois rauque et
léthargique.
Certainement l’effet postopératoire…
Mais comment voulait-il que je ne sois pas bouleversée en le voyant ?
Bon, OK, il pouvait se redresser, mais son visage… Il avait une énorme
ecchymose à l’œil gauche ainsi que d’autres petits hématomes, un large
bandage recouvrait son épaule droite et j’étais sûr qu’il en avait d’autres
sous sa blouse d’hôpital. Et puis il était sous perfusion.
J’eus une nouvelle fois envie de vomir, mais mon estomac n’avait
désormais plus rien à recracher.
— Je…
— Et je t’interdis de t’excuser et de te sentir responsable de ce qui m’est
arrivé, ajouta-t-il.
— Ça ne fait pas un peu beaucoup d’interdictions, là ? protestai-je avec
un léger sourire, à la fois navrée et faussement amusée.
Il haussa les épaules, puis grimaça de douleur.
— Ça va ? m’enquis-je en me penchant vers lui.
— Ouais, ouais… Fais-moi juste penser à ne plus refaire ce geste,
marmonna-t-il avant d’ajouter avec ironie : Mais ne t’inquiète pas, c’est
trois fois rien !
— C’est ça, moque-toi de moi…
— Mais si, je te jure ! Je n’ai que quelques bleus, une luxation à
l’épaule et deux ou trois côtes de cassées, rien de bien grave ! On m’a juste
mis sous anesthésie générale pour me remettre les os en place…
Devant mon regard excédé, il se tut. Comme si ce n’était pas suffisant.
— Pourquoi… pourquoi est-ce que tu es venu ? demandai-je d’une voix
tremblante.
Bien que je prenne sur moi depuis le début pour ne pas éclater une
nouvelle fois en sanglots, je savais que je finirais tôt ou tard par craquer.
— Sérieusement, Élodie ? Tu sais très bien ce que je ressens pour toi.
Tu n’as pas des questions moins stupides à me poser ? D’ailleurs, moi, j’en
ai une : pourquoi est-ce que toi, tu es venue aujourd’hui ?
Hein ?
— Sérieusement, Zach… Tu n’as pas des quest…
Il m’attrapa la main et me tira contre lui. Je perdis l’équilibre et nous
tombâmes tous les deux à la renverse sur le lit en étouffant chacun une
plainte de douleur. Lui pour ses côtes, et moi pour mon poignet.
Je voulus me relever sur-le-champ, mais Zach m’en empêcha.
— Je vais te faire encore plus mal si je reste comme ça, espèce d’idiot !
— Je m’en fous. Reste.
Je soupirai, agacée par son comportement puéril, avant de réaliser que
nous étions beaucoup trop proches l’un de l’autre. Enfin, pour être plus
exacte, j’étais carrément allongée sur lui et mon visage se trouvait à
quelques centimètres du sien, donc je pouvais difficilement faire plus près.
Je déglutis, mal à l’aise.
— Alors…, reprit-il dans un souffle, pourquoi est-ce que tu es venue ?
Pourquoi n’es-tu pas rentrée à Londres avec ton fiancé ?
J’écarquillai les yeux. Comment était-il au courant ? !
— J’avais beau être dans un sale état hier soir, j’ai tout de même eu
quelques moments de lucidité. Et, bien que j’aurais nettement préféré ne pas
avoir été conscient lorsque vous avez décidé de m’emmener à l’hôpital,
c’était malheureusement le cas. Alors, dis-moi, Élodie, qu’est-ce que tu fais
là exactement ? Ton fiancé était d’accord pour que tu viennes me rendre
visite ?
— T’es vraiment con, Zach ! m’emportai-je en me redressant.
Mais il m’empêcha une nouvelle fois de me relever et, cette fois-ci, il
approcha son visage du mien et m’embrassa. Une vague de chaleur
parcourut mon corps, mais je fus tellement surprise que je restai médusée,
comme une statue.
— Pourquoi… pourquoi est-ce que t’as fait ça ? bredouillai-je.
Je n’en revenais toujours pas.
— Bah… J’en avais envie, répondit-il avec un petit sourire en coin.
Cela suffit amplement à raviver ma colère. Je me redressai une bonne
fois pour toutes, et le toisai de toute ma hauteur. Il avait bien de la chance
d’être déjà salement amoché, sinon il se serait pris une « magistrale gifle de
la mort qui tue ».
— Tu veux savoir pourquoi je suis là ? Très bien ! J’ai décidé de quitter
Nathan et de rester à Saint-Louis pour toi. Et quand bien même je serais
toujours avec Nathan, je serais tout de même venue te voir parce que…
parce que j’étais morte d’inquiétude et parce que… putain, je t’aime, Zach !
Je t’aime et je t’ai toujours aimé, c’est aussi simple que ça !
Les larmes me montèrent immédiatement aux yeux et je ne pus les
empêcher de couler. C’était plus fort que moi.
Zach avait retrouvé un air sérieux et me fixait intensément. Il allait
ouvrir la bouche pour dire quelque chose, mais je le devançai.
— Et puis… Tu me dis de ne pas me sentir responsable, mais c’est
impossible pour moi. Tu es dans cet état-là et dans cet hôpital par ma faute.
Alors, comment peux-tu penser une seule seconde que je serais rentrée à
Londres sans m’assurer que la personne qui a voulu se sacrifier pour moi
est toujours en vie ?
J’inspirai un grand coup. Il fallait que je me calme, mais mes larmes ne
tarissaient pas.
— Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai eu peur pour toi, murmurai-je
entre deux sanglots.
Il se leva dans un mouvement brusque, arrachant au passage sa
perfusion et faisant tomber à la renverse le pied à perfusion à roulettes situé
de l’autre côté du lit. Il me serra contre lui, fort… très fort. Sentir son corps
contre le mien m’apaisa légèrement.
— Tout va bien, chuchota-t-il en me caressant le dos.
— Non… Non, y a rien qui va ! protestai-je en reniflant bruyamment.
Charmant, Élodie…
Il s’écarta doucement pour me regarder, avant d’essuyer les quelques
larmes qui perlaient encore à mes yeux.
— Tu es vivante… Nous sommes tous les deux vivants. Tu n’as plus de
raisons de t’inquiéter, Élodie, tu ne risques plus rien, tu m’entends ? Tout
est terminé…
— Et… et l’enquête ?
Il fronça les sourcils.
— Quelle enquête ?
— À la télé… Ils ont retrouvé le corps du chauffeur de taxi… Et… et ils
vont sûrement bientôt trouver celui de Pedro… Il y a mon téléphone… ton
sang sur le sol… mes affaires dans la voiture… La police va forcément
venir nous poser des questions, et on va aller en prison et…
— Personne n’ira en prison, me coupa-t-il avec certitude, et la police ne
remontera pas jusqu’à nous.
Je le regardai d’un air dubitatif, attendant qu’il poursuive ses
explications.
— Nick et Tyler se sont assurés qu’il ne restait plus aucune trace.
L’entrepôt a été nettoyé, la voiture du chauffeur de taxi brûlée, tout comme
tes affaires. La police ne remontera jamais jusqu’à nous, tu n’as aucun souci
à te faire là-dessus.
— Tu… tu me promets que l’on n’est plus en danger ?
— Je ne sais pas si les promesses fonctionnent bien entre nous,
plaisanta-t-il. Mais oui, je te le promets.
Je poussai un profond soupir de soulagement. Bien que cette
information rassurante n’efface pas les souvenirs de cet affreux cauchemar
de ma mémoire, il y avait finalement quelque chose de positif aujourd’hui.
Zach ne me quittait pas des yeux. Je lui lançai un regard interrogateur,
ce qui le fit finalement détourner la tête et reculer d’un pas en toussotant.
Une longue minute de silence, assez gênante qui plus est, s’écoula avant
que Zach ne reprenne soudain la parole :
— Élodie, tu as vraiment quitté Nathan ?
Cette fois, ce fut à mon tour de faire un peu d’humour…
— Non, il m’attend dans le couloir.
Mon ton sérieux lui fit hausser les sourcils, mais mon petit sourire en
coin sembla le rassurer.
— Au fait, repris-je, tu ne devrais pas appeler une infirmière pour
qu’elle te remette en place tous ces… trucs ?
Je désignai d’un signe de tête le pied à perfusion, puis, mue par je ne
sais quelle intuition, m’avançai vers lui et posai une main sur son épaule. Il
me regarda curieusement.
— J’avais le pressentiment que tu allais hausser les épaules, expliquai-
je, alors j’ai anticipé pour que tu ne te fasses pas mal.
— Tu as bien fait, le risque était très élevé en effet. Et je me fous
complètement de ces perfusions, je pensais que tu l’avais compris.
Cette conversation ne menait à rien… mais aucun de nous ne savait quel
sujet aborder à cet instant précis. Revenir sur les horreurs de la veille était
une très mauvaise idée et Zach l’avait compris. Devions-nous alors évoquer
le baiser que nous avions partagé quelques minutes plus tôt ? Ou bien parler
à nouveau de ma rupture avec Nathan et de mon intention de rester à Saint-
Louis ?
Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit et Meghan entra.
— Oh ! mon Dieu, Zach ! s’écria-t-elle en remarquant le pied à
perfusion étalé sur le sol.
Elle accourut près du lit et appuya sur le bouton réservé à l’appel des
infirmières.
— Mais pourquoi n’avez-vous rien fait ? ! nous reprocha-t-elle à tous
les deux.
— Ce n’est pas grave, maman, lança Zach.
Une infirmière débarqua presque aussitôt dans la chambre, pensant qu’il
s’agissait d’une urgence. Puis, saisissant rapidement la situation, elle nous
informa qu’elle allait chercher du matériel avant de repartir.
— Je… je vais y aller, déclarai-je.
Meghan ne répondit pas. Malgré l’annonce de ma rupture avec mon
fiancé, elle semblait toujours m’en vouloir pour l’état de son fils et je
pouvais naturellement le comprendre.
— Et tu comptes aller où comme ça ? Je te rappelle que tu n’as plus
rien, fit Zach alors que je venais de tourner les talons.
— Comment ça, elle n’a plus rien ? répéta Meghan avec curiosité.
Ah, finalement, elle paraissait un peu s’intéresser à moi. Et
effectivement… je n’avais plus rien. Brusquement, je me mis de nouveau à
sangloter. Oh ! non… Mais pourquoi est-ce que je n’arrivais pas à me
contrôler, bordel ? !
Dès que je pensais à ma situation actuelle, je me mettais à pleurer
comme une enfant. J’avais honte de mon comportement, mais je ne pouvais
rien y faire, c’était nerveux.
— J’en… j’en sais rien, balbutiai-je entre deux sanglots.
— Mais qu’est-ce qui se passe au juste ? ! s’exclama Meghan en me
prenant dans ses bras pour tenter de me réconforter.
— Elle a besoin de voir une psy, entendis-je Zach prononcer.
Je relevai la tête dans sa direction.
— Une… « une psy » ? répétai-je, ahurie.
— Oui et c’est tout à fait normal après tout ce qui t’est arrivé. Tu as vu,
tu as vécu, tu as subi des choses affreuses, Élodie. Tu ne peux pas porter
tout ce poids sur tes épaules toute seule. Tu as besoin d’en parler. Tu as
besoin d’aide, qu’on te soutienne, car tu risques de t’écrouler d’un moment
à l’autre. Cette épreuve que tu es en train de traverser maintenant est bien
pire que ce qui t’est arrivé hier soir.
À l’entendre, j’avais l’impression qu’il s’était lui-même brusquement
transformé en psychologue.
— Mais que diable s’est-il donc passé la nuit dernière ? ! nous
interrogea une nouvelle fois Meghan.
— Des choses que tu ne préfères pas savoir, maman, crois-moi, soupira
Zach avant de reprendre à mon intention : Mais tu ne peux pas voir une
psy…
Je levai les yeux au ciel. Alors, à quoi bon m’avoir dit tout ça ?
— Ma mère va te ramener chez nous, et d’ailleurs, man, toi qui as accès
aux soins… tu ne pourrais pas prendre quelques tranquillisants ou des
antidépresseurs ? Enfin, un truc qui puisse l’aider et l’apaiser en attendant
que je quitte ce putain de lit d’hôpital… D’ailleurs, c’est quand que je peux
sortir déjà ?
Meghan regarda son fils d’un air contrarié.
— Alors déjà, chéri, merci de me demander pour Élodie, car je te
rappelle qu’il s’agit de MA maison. Ensuite, je te rappelle également que tu
es sorti de la salle de réveil il y a à peine une heure. Et pour finir, il est hors
de question que je vole des médicaments ! protesta-t-elle en s’écartant de
moi, déjà que j’ai dû mentir aux médecins en leur disant que tu étais rentré
à la maison dans cet état-là à la suite d’une bagarre…
— Ben, c’est pas un mensonge, c’est la vérité, l’interrompit Zach.
Elle le fusilla du regard.
— Ne te moque pas de moi, Zach. C’était certainement loin d’être une
simple « bagarre »…
Elle me jeta un coup d’œil, me faisant bien comprendre que j’y étais
pour quelque chose.
— Désolé, maman, dit Zach. Mais s’il te plaît… fais quelque chose
pour Élodie…
— C’est bon, Zach… Ça va aller, le rassurai-je en prenant sur moi.
Il me lança un regard noir.
Meghan, quant à elle, m’observa un instant avant de déclarer :
— Bon, si, comme Zach l’a dit, tu n’as « plus rien », alors… je ne vais
pas te laisser à la rue.
L’infirmière de tout à l’heure entra à nouveau dans la chambre. C’était
l’occasion pour nous de partir, notamment car je n’avais vraiment, mais
alors vraiment pas envie d’assister à la mise sous perfusion de Zach. J’avais
horreur des aiguilles…
— Allez vous reposer toutes les deux… surtout toi, maman, je sais que
tu n’as pas dormi de la nuit, pas vrai ?
Elle hocha la tête en bâillant, puis quitta la pièce la première après lui
avoir fait un petit signe de la main.
— Élodie, déclara Zach avant que je ne sorte à mon tour, je t’ai promis
que tout irait bien, mais il y a une condition.
Je fronçai les sourcils.
— « Une condition » ? répétai-je.
— Ouais… Ou vois plutôt ça comme une interdiction formelle.
Ouh là… Avec lui, je me préparais au pire.
— Laquelle ?
— Tu ne dois plus jamais me quitter, répondit-il d’un ton sérieux et sans
appel.
Mon cœur se souleva dans ma poitrine tandis qu’un énorme sentiment
de joie me submergeait. J’aperçus l’infirmière esquisser un léger sourire.
Elle semblait amusée par cette mignonne petite déclaration…
Si seulement elle savait, songeai-je en me sentant malgré tout gênée.
— Alors, tu l’acceptes ? reprit-il en me regardant d’un air impatient.
— Je te rappelle que je vais chez toi, là, la réponse ne te semble pas
évidente ? répliquai-je en souriant.
— Non, je veux te l’entendre dire.
Je soupirai. Qu’est-ce qu’il pouvait être lourd des fois !
— Très bien, comme tu voudras. Je ne te quitterai plus jamais, Zach
Menser. JA-MAIS. Monsieur est-il content ?
Il secoua la tête, pas tout à fait satisfait.
— Bah… Il manque un petit truc, là… Approche.
Voyant très bien de quoi il voulait parler, ce dont il était hors de
question devant le nouveau petit rictus de l’infirmière et face à l’aiguille
qu’elle tenait fermement dans la main, je tournai les talons et sortis
précipitamment dans le couloir.
— MONSIEUR MENSER ! entendis-je crier à l’intérieur de la
chambre. Revenez immédiatement !
La porte se rouvrit derrière moi, Zach posa la main sur ma nuque et
approcha mon visage du sien.
— Sacrifier mes côtes pour toi en valait-il la peine ? me questionna-t-il
en souriant.
— T’es complètement fou, murmurai-je contre ses lèvres.
— C’est toi qui me rends fou, Élodie.
— Pff, la vieille phrase de dragueur à deux balles ! Surtout venant d’un
mec en chemise de nuit courte et moulante… Ça le fait vraiment pas !
— Arrête, c’est trop sexy la chemise sur moi. Et avoue que tu aimerais
bien voir ce qu’il y a en dessous… Tiens, ça me fait penser que nous
deux… On…
Effectivement. Zach et moi n’avions jamais eu l’occasion de coucher
ensemble. Je regrettais un peu de ne pas l’avoir fait avec lui à l’époque,
après tout, Zach m’avait promis d’être le premier… Mais notre avenir
n’avait pas été tel qu’on se l’était imaginé. D’un autre côté, l’avoir fait avec
Nathan m’avait permis d’acquérir un peu d’expérience dans ce domaine, ce
qui n’était pas une mauvaise chose.
— Putain, va falloir très vite remédier à ça, marmonna-t-il d’un air
songeur.
— Je pense qu’on va d’abord attendre de ne plus être tous les deux
infirmes, d’accord ? Et au fait, tu n’étais pas sorti de la chambre pour faire
quelque chose ?
— Ah ouais, c’est vrai…
Et il m’embrassa à nouveau, bien plus passionnément que la fois
précédente, et sans aucune gêne devant le regard de l’infirmière, de sa mère,
et de Lyam et Brianna toujours assis dans le couloir.
— Pourquoi est-ce que tu ne m’embrasses jamais comme ça ? !
entendis-je reprocher Brianna à son copain.
Je manquai d’éclater de rire contre la bouche de Zach. Mais celui-ci
était bien décidé à ne laisser quiconque interrompre notre merveilleux
baiser…
— Je t’aime, Élodie Winston, souffla-t-il en posant son front contre le
mien.
Je plongeai mes yeux dans les siens et souris, heureuse.
— Je t’aime aussi, Zach Menser.
Chapitre 70

À notre arrivée chez Meghan, cette dernière m’informa aussitôt qu’elle


allait dormir, car elle était crevée, et que je pouvais m’installer dans la
chambre de Zach. À mon avis, ce n’était pas la seule raison pour laquelle
elle désirait s’isoler, elle ne semblait pas apprécier que Zach et moi lui
cachions la vérité à propos de ce qui s’était passé la veille. En tout cas,
j’espérais vraiment que sa contrariété à mon égard se dissiperait dans les
prochains jours…
Quant à Lyam et Brianna, ils s’installèrent tous deux devant la télé. Je
montai alors dans la chambre de Zach et restai quelques secondes debout
dans la pièce, me remémorant tous les souvenirs que j’avais de nous deux
dans cette maison. Celui qui m’avait le plus marquée, et que je n’oublierais
certainement jamais, était le soir de Thanksgiving où j’étais venue chercher
Sara à la suite de sa petite escapade nocturne, et où l’on s’était embrassés
pour la première fois sur le perron. Comme quoi, les actes stupides de ma
petite sœur avaient eu du bon quelquefois…
Je souris bêtement, avant de m’asseoir sur le lit, songeuse. Ce lit… Et
dire que la première fois que j’avais dormi dedans, je ne savais même pas
chez qui je me trouvais. Mon seul souvenir à mon réveil avait été
l’agression à laquelle j’avais échappé de justesse, grâce à Zach. Pourquoi
avait-il fallu que je perde connaissance après m’être battue contre l’un de
mes assaillants en… sous-vêtements ? !
Enfin, niveau humiliation totale, j’avais quand même fait pire en
avouant à Meghan mes sentiments pour Zach alors que je croyais que je
parlais à ce dernier. J’étais vraiment la reine des situations embarrassantes !
Je me laissai tomber en arrière, et fermai les yeux. Au moins, ces
souvenirs avaient chassé de mon esprit mes problèmes actuels. Cependant,
je savais que je ne pourrais pas les éviter éternellement. Il allait falloir que
je prenne sur moi et que je me montre suffisamment forte pour continuer à
avancer. Zach serait avec moi désormais, je pouvais y arriver. Je pouvais
surmonter cette épreuve.
Zach a bien passé cinq ans de sa vie en prison, évidemment que tu peux
traverser cette mauvaise passe.
J’ouvris les paupières et me redressai subitement. Et les choses
n’allaient pas s’améliorer toutes seules si je restais allongée dans ce lit.
Prendre une douche. C’était la première action que je devais accomplir.
Sauf que tu vas rester une heure sous la douche et qu’une fois que tu en
sortiras tu auras une irrésistible envie de te blottir au chaud sous la couette
et de dormir.
Ce n’était pas faux. Ma conscience me connaissait apparemment mieux
que moi-même.
Je me levai et quittai la chambre pour descendre dans le salon. Seule
dans la pièce, Brianna était avachie sur le canapé devant The Walking Dead
et rigolait en regardant un zombie se prendre un coup de hache dans le
crâne.
D’accord…, pensai-je en entrant dans la cuisine, un peu déconcertée. Je
n’avais jamais été très fan de ce genre de séries…
Lyam, celui que je cherchais, était en train de préparer un énorme
sandwich au beurre de cacahuète.
— Hum, ça a l’air délicieux ! lançai-je par-dessus son épaule.
Il se retourna et fit la moue.
— Ce n’est pas pour moi, mais pour Brianna, soupira-t-il. Je n’ai jamais
compris pourquoi ni comment, mais à chaque fois qu’on regarde une série
ou un film avec des zombies, elle crève la dalle ! Tu trouves pas ça bizarre,
toi ? Bouffer devant des morts-vivants ensanglantés qui mangent les gens ?
Hum… Après l’avoir vue rigoler devant une scène gore, je n’étais
même pas surprise… En tout cas, cette fille était vraiment étrange.
— Ce n’est pas très commun, acquiesçai-je. Je voulais juste te prévenir
que j’allais sortir un moment, au cas où, à son réveil, ta mère s’inquiéterait
que je ne sois pas là.
— Tu t’en vas déjà ? s’étonna-t-il avant d’ajouter avec un petit sourire
malicieux : Tu retournes voir Zach, c’est ça ?
En fait, je vais voir « l’adorable » chef de la police de cette ville, qui se
trouve également être le meilleur ami de mon salaud de père. Ensemble, ils
ont, sans aucun remords, foutu ton frère en prison.
Rien que d’y penser, j’avais la haine. Mais bon, la meilleure chose à
faire lorsqu’on se retrouve sans aucun papier sur un territoire étranger est de
déposer une plainte auprès de la police…
Je serrai les poings et me contentai de ne rien laisser paraître de ma
colère.
— Non, je vais juste prendre un peu l’air, mentis-je en tournant les
talons. Amusez-vous bien !
— Tu parles, y a rien d’amusant à regarder des gens se faire dévorer,
l’entendis-je marmonner tandis que je sortais par la porte d’entrée.
Je souris à ses paroles. J’avais comme l’impression que, dans leur
couple, les rôles étaient inversés. Une fille qui adore les séries et les films
sur les zombies et qui n’hésite pas à manger devant, et un garçon qui a
horreur de ça et qui lui prépare son en-cas comme son doux et fidèle
serviteur… Waouh, cela me semblait être le monde à l’envers.
Je me rendis à l’arrêt de bus et fus heureuse de constater sur le panneau
des horaires que le prochain en direction du centre-ville arrivait dans dix
minutes. Je m’assis sur le banc, et me perdis à nouveau dans mes pensées
pour patienter.
Une fois ma plainte déposée au poste de police, je devrais aller au
consulat pour refaire mon passeport et le payer… Super. Se retrouver à
l’étranger sans aucun papier et sans aucune affaire était loin d’être agréable.
D’un autre côté, le délai d’attente pour l’obtention de mon passeport me
permettrait de réfléchir à pas mal de choses concernant mon avenir. J’allais
très certainement abandonner mes études à l’université, mais qu’allais-je
faire ensuite ? Aider Zach à son atelier photo ? Et si je devenais l’un de ses
modèles ?
Bref, dans tous les cas, il me faudrait obtenir un permis de travail ou
une carte verte afin de rester plus longtemps sur le sol américain. Ensuite,
rien ne m’empêchait de devenir mannequin si je le souhaitais. Après tout,
quand on en a la volonté, rien n’est impossible dans la vie, il faut juste s’en
donner les moyens.
Mais à vrai dire, travailler dans le milieu de la photographie n’était pas
ce qui m’attirait le plus. Je préférais la recherche documentaire, la littérature
ancienne, l’art antique et son histoire. Peut-être pourrais-je plutôt essayer de
rechercher un emploi aux archives de la ville, ou bien à la bibliothèque
municipale…
En tout cas, une chose était sûre, je comptais bel et bien m’installer ici,
à Saint-Louis, et vivre avec Zach. Mais il allait tout de même falloir que je
retourne en Angleterre chercher mes affaires et informer ma sœur, ainsi que
mes amis, de mon départ…
D’ailleurs, une longue discussion avec Melanie s’avérerait inévitable.
Même si je ne lui avais jamais rien dit à propos de Zach et mon passé à
Saint-Louis, il me semblait nécessaire qu’elle sache toute l’histoire, puisque
je voulais m’installer ici. Je ne pouvais pas simplement lui raconter que
j’avais quitté mon fiancé pour un inconnu dont j’étais tombée amoureuse en
seulement quelques jours. Jamais elle ne me croirait.
Cette fois-ci, je ne comptais pas faire la même erreur. J’avais la ferme
intention de ne pas rompre tout contact, que ce soit avec elle, ou bien avec
mes autres amis d’Oxford.
Quant à Sara… Comment allait-elle réagir face à cette nouvelle ? Car,
même si ma sœur était désormais assez grande pour s’occuper d’elle-même
et prendre ses propres décisions, je doutais qu’elle ait envie de retourner à
Saint-Louis après les choses qu’elle avait subies au collège… Il y avait
donc de grandes chances pour qu’elle reste vivre avec mes horribles
parents.
Jamais je ne pardonnerais à mon père d’avoir caché de la drogue chez
Zach et de l’avoir dénoncé à la police. Néanmoins, je savais qu’il avait fait
ça en pensant que c’était pour mon bien. Mon père avait eu peur de ce qui
aurait pu m’arriver si je sortais avec un ex-taulard. Il n’avait jamais voulu
me faire du mal intentionnellement, non, seulement me protéger.
Quant à ma mère, peut-être serais-je capable de lui pardonner. J’étais
certaine qu’elle avait été au courant des plans de mon père depuis le début
et qu’elle n’avait rien fait pour l’en empêcher, mais ce n’était pas elle qui
avait brisé mon couple et privé Zach de cinq années de sa vie. Alors,
probablement pourrais-je me montrer un peu plus clémente envers elle…
Dans tous les cas, Sara ne risquait rien auprès d’eux. Si mauvais
puissent-ils être, nos parents restaient ceux qui nous avaient donné la vie,
élevées et, surtout, ceux qui nous aimaient plus que tout au monde.
J’aperçus le bus arriver et me levai. Je restai quelques secondes
immobile lorsque les portes du véhicule s’ouvrirent devant moi, prenant
conscience de tout ce qui m’attendait prochainement.
Une nouvelle vie. Une nouvelle vie qui allait certainement être plutôt
mouvementée…
— Madame, vous montez oui, ou non ? s’impatienta le vieux chauffeur.
Je souris, étonnée en le reconnaissant. Il n’avait pas changé, c’était
toujours le même petit chauve grassouillet.
— Désolée, lui répondis-je en m’empressant de monter pour aller
m’asseoir à l’arrière.
Oui, une nouvelle vie m’attendait, celle qui m’avait toujours été
destinée, ici à Saint-Louis, la ville qui faisait ressortir la vraie Élodie
Winston.
La ville que je n’aurais jamais dû quitter.
Chapitre 71

Le lendemain, les médecins autorisèrent Zach à rentrer chez lui. Selon


eux, quelques côtes cassées et une luxation de l’épaule ne justifiaient pas un
séjour plus long à St. Alexius. Et puis, il serait aussi bien à la maison qu’à
l’hôpital pour se reposer.
— Lyam ! cria Meghan en nous ouvrant la porte d’entrée, ton frère est
rentré !
Nous la suivîmes à l’intérieur, et Meghan posa la petite valise de Zach
sur le sol.
Ne voyant pas son second fils arriver, elle ajouta dans un soupir :
— Il doit encore être chez Brianna… Je sens que ces deux-là vont
passer le reste de leur vie ensemble eux aussi.
Elle nous lança un bref regard entendu.
Ma relation avec Meghan s’était améliorée. Sur le trajet pour aller
chercher Zach en début de matinée, nous avions un peu parlé. Pas de
Nathan, ou de ce qui s’était passé avant-hier, elle avait certainement
compris que je ne lui en raconterais pas plus sur ces sujets. Mais elle
m’avait proposé de me conduire à l’hôpital en fin de journée pour mon
opération du poignet, puis m’avait demandé si tout s’était bien passé au
poste de police — par chance, je n’y avais pas croisé Waylon — et au
consulat, avant de me questionner sur mon avenir encore incertain à Saint-
Louis.
— Bon, moi, je monte dans ma chambre, je suis encore un peu fatigué,
déclara Zach en s’avançant vers l'escalier.
— D’accord, chéri. Élodie, si tu veux, tu peux m’aider à préparer le
déjeuner, me suggéra alors Meghan.
— Non, j’ai besoin d’elle, lança Zach avant que je n’aie le temps de
répondre.
Sa mère et moi le fixâmes avec étonnement.
— Tu as besoin de moi pour te reposer ? l’interrogeai-je.
— Oui, dit-il d’un ton sérieux, tout en me déshabillant du regard.
Ah…
Pourtant, je n’étais pas très sexy dans ce jean un peu trop grand et ce
chemisier bleu ciel que m’avait prêtés Meghan pour m’habiller aujourd’hui.
Mais les projets de Zach me paraissaient assez attrayants à vrai dire.
Mme Menser toussota, nous rappelant à tous les deux sa présence.
— Enfin, je veux dire que j’ai besoin d’elle pour monter ma valise,
ajouta soudain Zach d’un air gêné.
— Tu m’as prise pour ton esclave ou quoi ? répliquai-je en faisant
semblant d’être fâchée.
Zach leva discrètement le pouce à mon intention, puis emprunta
l’escalier. J’adressai un petit sourire désolé à Meghan, et le suivis à l’étage,
sa valise dans ma main valide.
Après avoir refermé la porte de sa chambre derrière moi, j’eus à peine le
temps de laisser tomber son bagage sur le sol que Zach m’embrassait avec
fougue. Mon corps fut aussitôt parcouru d’une vague d’excitation et de
chaleur, et je lui rendis son baiser avec la même ardeur avant de m’écarter
légèrement, le souffle court.
— On ne devrait pas, murmurai-je contre ses lèvres, tu es encore en
convalescence…
— Et alors ? Le médecin m’a dit que je pouvais faire un peu d’exercice
tant que j’y allais doucement…
Je rigolai.
— Déjà, il t’a dit d’attendre au moins trois semaines, et ensuite, je ne
pense pas qu’il parlait de ce genre d’exercice… En plus, avec mon attelle
au poignet et ton écharpe à l’épaule, ça ne va pas être pratique…
Zach me regarda droit dans les yeux avec sérieux.
— Élodie, je t’assure que je me sens en pleine forme… Tu n’as pas mal
au poignet ?
— Non, ça va, mais je…
Il pencha la tête vers moi et m’embrassa légèrement dans le cou. Je
frissonnai.
— Alors tais-toi, m’ordonna-t-il en reprenant sa tâche.
Les battements de mon cœur s’accélèrent sous ses baisers et son souffle
chaud contre ma peau. Je sentis sa main se glisser délicatement sous mon
chemisier, et je frémis lorsque ses doigts effleurèrent mon ventre avec
douceur.
Zach releva les yeux vers moi ; j’y discernai un mélange de désir et de
tristesse.
— J’aurais aimé être le premier, dit-il avec regret.
Et j’aurais aussi aimé qu’il le soit. Malheureusement, nos vies n’avaient
pas été telles qu’on l’avait espéré.
Je posai une main sur sa joue et, malgré la peine que je ressentais
également, lui souris.
— Ce sera tout comme, lui assurai-je.
Zach prit ma main et ferma les yeux un court instant. Lorsqu’il les
rouvrit, il passa son bras derrière ma nuque et m’attira à lui pour
m’embrasser.
Je gémis sous l’intensité de son baiser, et entrepris de déboutonner son
jean comme je le pouvais. Alors qu’il comprenait ce que j’étais en train de
faire, sa respiration se fit plus saccadée et il essaya à son tour d’ouvrir mon
chemisier. Malheureusement, cela nous prit plus de temps qu’on ne l’aurait
pensé et, lorsque nous parvînmes finalement à me le retirer, nous éclatâmes
de rire face à cette situation un peu embarrassante.
— On va passer plus de temps à se déshabiller qu’à faire l’amour,
plaisantai-je.
Il sourit, puis contempla à nouveau mon corps avec appétit.
— Bon sang… Tu es toujours aussi magnifique.
Je me sentis légèrement rougir. Nathan ne m’avait jamais regardée de
cette façon. J’avais fait le bon choix.
Je passai le bras dans mon dos et dégrafai mon soutien-gorge. Zach
m’aida à faire glisser l’une des bretelles par-dessus mon attelle, puis envoya
mon sous-vêtement rejoindre mon chemisier sur le sol.
Je me sentis légèrement gênée de me retrouver à moitié nue devant lui,
après tout, c’était la première fois qu’il voyait ma poitrine. Mais le regard
toujours intéressé qu’avait Zach sur mon corps me rassura aussitôt.
Pourtant, je n’étais pas au meilleur de ma forme aujourd’hui… Et lui non
plus d’ailleurs. Mais le désir que nous ressentions l’un pour l’autre était
beaucoup trop fort pour que nous puissions y résister plus longtemps.
— C’est pas très sexy, dis-je en levant mon poignet blessé devant lui.
Il haussa les épaules et grimaça aussitôt de douleur.
— Tu es sûr que ça va aller ? m’inquiétai-je.
— Ouais, attends, aide-moi à retirer mon T-shirt.
Il retira son écharpe de son cou, puis leva son bras valide en l’air.
L’opération nous amusa une nouvelle fois, mais nous fûmes tout de même
plus rapides. Zach baissa également son jean et j’en fis tout autant avec le
mien.
— Nous sommes à égalité, constata-t-il, ravi de me voir uniquement
vêtue d’une petite culotte noire.
Je fixai un instant le bandage recouvrant son large torse musclé et posai
une main dessus.
— Je suis désolée, soufflai-je d’une voix pleine de remords.
Il passa une main sur ma nuque et rapprocha mon visage du sien, me
regardant avec intensité.
— Si c’était à refaire, je le ferais.
Mon cœur s’emballa à nouveau et je l’embrassai avec passion, joignant
ma langue à la sienne. Zach pressa mon corps contre le sien et me serra
vigoureusement, malgré la douleur que cela devait lui procurer aux côtes. Je
ne fis rien pour l’en empêcher, car je ressentais moi aussi ce besoin d’être le
plus proche de lui possible.
Zach me fit reculer jusqu’à son lit, et s’écarta brusquement de moi, le
souffle court.
— Plus rien ne nous séparera, dit-il avec conviction, tu es à moi
désormais.
Une nouvelle vague de chaleur me parcourut.
— Oui, répondis-je en rapprochant à nouveau mes lèvres des siennes, je
suis à toi.
Et il me fit basculer sur le lit afin que nos corps ne fassent plus qu’un.

* * *
Zach se laissa retomber à côté de moi sur le matelas en respirant
lourdement. Je tournai la tête vers lui et souris, à la fois amusée et heureuse.
Malgré nos blessures respectives, cela avait été encore mieux que je me
l’étais maintes fois imaginé. Les sentiments que j’éprouvais pour Zach
étaient si forts que faire l’amour avec lui, quelles que soient les
circonstances, n’aurait jamais pu me décevoir.
— Tu penses que ta mère nous a entendus ? demandai-je, sans vraiment
être mal à l’aise.
Il grimaça.
— En tout cas, j’espère que non, sinon elle risque de nous charrier avec
ça toute notre vie… Mais sinon… c’était carrément le pied.
J’approuvai en souriant davantage, puis roulai sur le flanc pour mieux le
regarder. Nous étions encore nus, et Zach en profita pour m’observer
également. Il tendit son bras vers mes côtes et caressa mon tatouage du bout
des doigts. Cela suffit à me faire frissonner de plaisir.
— Finalement, je suis content que tu l’aies fait, murmura-t-il en
plongeant son regard dans le mien.
Je haussai les sourcils, surprise.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Il fit remonter sa main vers ma poitrine et suivit la courbe de mon sein
avec son index. Je perdis pied durant quelques secondes, mais, sachant qu’il
allait répondre, je m’obligeai à rester concentrée.
— Parce que même quand tu étais avec lui je faisais déjà partie de toi.
Je compris qu’il faisait allusion à Nathan, et acquiesçai.
— Tu as toujours fait partie de moi, Zach. Depuis le jour où mon regard
a croisé tes magnifiques yeux bleus dans les couloirs du lycée Layton…
avant que tes charmants amis ne viennent m’emmerder.
Il sourit.
— J’ai su depuis cet instant que tu allais devenir une véritable source
d’ennuis pour moi. Et j’avais raison.
Je baissai les yeux, attristée par ces propos véridiques.
— Tu sais… Je n’ai jamais voulu te causer autant de problèmes,
confiai-je d’une petite voix.
Il prit mon menton dans sa main et releva ma tête pour que je puisse le
regarder à nouveau.
— Je sais. À cause de toi, j’ai vécu les pires années de ma vie, mais
pour t’avoir aujourd’hui, ça en valait la peine. Je t’aime, Élodie. Et je te
veux, toi, et tous les problèmes qui vont avec, pour le reste de ma vie.
Mon cœur rata un battement. Je le fixai d’un air perplexe durant de
longues secondes, avant de me redresser brusquement sur le lit.
— Attends, c’est une demande en mariage ou je rêve ? m’écriai-je en
n’en croyant toujours pas mes oreilles.
Zach eut un petit sourire en coin, puis il se releva difficilement à son
tour.
— Je sais que ce n’est pas le meilleur endroit pour faire une demande
et, en plus, je n’ai pas de bague, mais… Élodie Winston, veux-tu
m’épouser ?
J’ai connu pire comme demande en mariage… Je secouai la tête tandis
que mon cœur se remplissait de joie.
Zach fronça les sourcils.
— Non ?
Je secouai à nouveau la tête, comblée comme jamais.
— OUI ! m’exclamai-je, les larmes aux yeux. Bien sûr que c’est oui !
Son sourire s’élargit. Il allait dire quelque chose, mais je ne lui en
laissai pas le temps et l’embrassai à pleine bouche. Zach me rendit mon
baiser, puis s’écarta, un peu trop vite à mon goût.
— Je ne pensais pas que ça te mettrait dans tous tes états, fit-il en riant.
— Tu plaisantes ? C’est le plus beau jour de ma vie ! Mon Dieu, si tu
savais à quel point je suis heureuse !
Je m’approchai de lui pour continuer à l’embrasser et remarquai aussitôt
qu’il était de nouveau excité.
— Tu es déjà prêt pour qu’on recommence ? le taquinai-je.
— Avec toi, je suis toujours prêt, répliqua-t-il en regardant mon corps
avec avidité. Mais puisque tu as dit oui, j’aimerais te montrer quelque chose
avant.
Il s’écarta de moi et se leva.
— « Quelque chose » ? répétai-je.
— Oui, mais ce n’est pas ici. Habille-toi.
Je soupirai, légèrement contrariée que ce merveilleux moment de
bonheur prenne déjà fin.
— J’espère que ça en vaut la peine, marmonnai-je en me levant à mon
tour.

* * *

Après avoir pris deux bus et marché durant une bonne dizaine de
minutes, nous nous arrêtâmes finalement devant une maison assez originale
aux volets verts et au toit jaune foncé.
— Vivement que je puisse à nouveau conduire, soupira Zach en
regardant l’heure sur son téléphone portable.
Il est vrai que nous avions mis plus d’une heure pour arriver ici.
Je jetai un coup d’œil aux habitations voisines, qui étaient tout aussi
atypiques. La maison de l’autre côté de la rue, par exemple, était
entièrement bleue et ne disposait que d’une seule fenêtre, en forme de
hublot, qui plus est, sur sa façade avant.
Nous n’étions plus à Saint-Louis, mais à Fairview Heights, une ville
située juste à côté, beaucoup plus petite et surtout, d’après ce que je voyais,
très différente.
— Pourquoi est-ce que tu m’as emmenée ici ? demandai-je en reportant
à nouveau mon attention sur la maison devant nous.
Il se tourna vers moi d’un air curieux.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Je fronçais les sourcils.
— De la maison ? Euh… Elle a l’air spéciale.
Zach sourit.
— Elle l’est totalement, viens le voir par toi-même.
Il monta les deux petites marches en pierre menant à la porte d’entrée et
glissa quelque chose à l’intérieur de la serrure. S’agissait-il d’une épingle à
cheveux ?
— Attends, mais qu’est-ce que tu fais ? ! m’écriai-je en le rejoignant.
On ne va quand même pas entrer par effraction chez des…
Je m’interrompis lorsque Zach ressortit une clé de la serrure et que la
porte s’ouvrit.
— Rassure-toi, dit-il avec un petit sourire amusé, j’ai le droit d’entrer et
plus personne ne vit ici depuis un bon bout de temps.
Je le regardai, hésitante.
— Comment ça ? À qui appartient cette maison, Zach ? Je ne te suis pas
du tout, là.
Pour seule réponse, il me prit la main et m’entraîna à l’intérieur.
Le petit hall d’entrée donnait directement sur un long couloir qui
permettait d’accéder aux diverses pièces, salon, cuisine, chambres, salle de
bains et buanderie. Zach me montra chacune d’entre elles, et il ne me laissa
le questionner à nouveau qu’une fois notre petite visite terminée.
— Bon, maintenant qu’on a fait le tour, tu veux bien me dire ce qu’on
fait ici et pourquoi tu as les clés ? l’interrogeai-je, agacée.
— Tu vois cette chambre, déclara-t-il en me désignant d’un geste de la
tête la pièce dans laquelle nous nous trouvions, ça pourrait être la nôtre.
Mon souffle se fit court, et mon cœur s’emballa dans ma poitrine.
Notre chambre ? Notre maison ? !
— Qu… quoi ? bredouillai-je en écarquillant les yeux.
Zach sourit, amusé par mon air probablement abasourdi.
— La maison est en vente depuis des années, m’expliqua-t-il. Faut dire
que la couleur du toit et des volets doit pas mal dissuader les gens de venir
la visiter… Mais moi, j’ai tout de suite su qu’elle avait quelque chose que
les autres maisons n’ont pas… une âme.
Je haussai les sourcils. Les médecins étaient-ils certains que Zach
n’avait eu aucune lésion cérébrale ? Parce que là, je commençais à avoir des
doutes…
— « Une âme » ? répétai-je, dubitative.
Il hocha la tête et fit quelques pas dans la pièce.
— Elle est aussi chaleureuse que ses propriétaires, M. et Mme Jones. Ils
ont vécu ici plus de trente ans. Ils se sont mariés, ont eu trois enfants qui, à
l’âge adulte, ont tous quitté le domicile familial. Les deux plus jeunes sont
partis vivre à l’autre bout du pays, vers San Francisco, je crois, et leur fille
aînée s’est installée avec son petit ami à Kansas City, m’expliqua-t-il avec
entrain. Mais lorsque Katy…
— Je suppose que Katy est leur fille aînée, coupai-je tout en me
demandant comment il pouvait en savoir autant sur la vie de cette famille.
— Ouais… Donc, je disais, lorsque Katy a accouché d’une petite fille,
M. et Mme Jones ont décidé de vendre la maison et de déménager auprès
d’elle afin de pouvoir s’occuper de leur petite-fille. Certes, aujourd’hui, la
gamine est grande, et M. et Mme Jones auraient pu revenir s’installer ici,
surtout que la maison leur appartient toujours, mais ils m’ont dit qu’ils se
plaisaient vraiment à Kansas City et qu’ils préféraient rester auprès de leur
fille et de sa famille.
— Hum, d’accord, fis-je, toujours aussi perplexe. Mais quel est le
rapport entre toute cette histoire et l’âme de cette maison ?
Zach soupira et leva les yeux au ciel.
— Justement, cet endroit a une histoire, un passé. Et je trouve qu’il est
bien plus intéressant de vivre et de fonder une famille ici, avec toi, plutôt
que dans un appartement en centre-ville. En plus, Fairview Heights est un
village agréable et tranquille et, surtout, comme M. et Mme Jones sont
désespérés de ne pas réussir à vendre leur maison, ils me la laissent à un
prix très abordable.
Je respirai profondément, essayant de réfléchir à tout ça : le mariage,
cette habitation, notre future vie ensemble. Et si je n’avais pas rêvé, Zach
avait bien parlé de « fonder une famille ici » avec moi. Cela faisait quand
même beaucoup de choses dans la même journée. Et surtout, beaucoup de
choses après avoir quitté mon fiancé seulement deux jours auparavant.
Alors, même si l’idée me plaisait beaucoup, je ne pouvais pas me
décider maintenant. J’avais besoin de temps. On n’achetait pas une maison
comme ça, sur un coup de tête ! C’était un achat important, d’ailleurs…
— Comment as-tu trouvé cette maison ? Tu ne vas quand même pas me
dire que tu as passé la nuit à faire des recherches immobilières, que tu as eu
un coup de cœur pour cette maison, et qu’ensuite tu as appelé M. et
Mme Jones qui t’ont raconté leur incroyable vie familiale pendant une
heure ?
Je regrettai aussitôt mes stupidités en réalisant que, si Zach m’avait fait
visiter la maison, c’est qu’il était forcément venu ici auparavant. Et en plus,
il avait les clés, ce qui signifiait que sa rencontre avec M. et Mme Jones
s’était faite en personne.
Zach s’avança vers la fenêtre et regarda à travers.
— J’ai commencé à chercher une maison lorsque je suis sorti de prison.
— Pour toi ? m’étonnai-je.
Je ne voyais pas vraiment pour quelles raisons il aurait voulu quitter le
domicile familial. Meghan et Lyam étaient adorables avec lui et, après cinq
années de prison, n’était-il pas heureux de pouvoir passer du temps avec
eux ?
Il se retourna et secoua la tête.
— Non, pour nous, répondit-il en me fixant avec intensité.
Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas pourquoi il avait fait ça, alors
que je n’étais plus ici et qu’il y avait très peu de chances pour que je
revienne un jour à Saint-Louis.
— J’avais espoir, ajouta-t-il devant mon air probablement désorienté,
que tu reviendrais un jour et qu’on pourrait enfin vivre tous les deux. Je
n’allais pas acheter cette maison et t’attendre naïvement, bien sûr, mais
j’avais envie d’imaginer dans quel genre d’endroit on aurait pu vivre tous
les deux… Cette maison a été un vrai coup de cœur, oui, à tel point que
M. et Mme Jones ont fait trois heures et demie de route pour venir me la
faire visiter eux-mêmes.
Ses paroles me firent chaud au cœur. Curieuse à propos des
propriétaires, je demandai seulement :
— Pourquoi ne sont-ils pas passés par une agence immobilière ?
— Pour éviter de perdre de l’argent lors de la vente, je suppose. Mais ils
m’ont aussi dit qu’ils préféraient faire connaissance avec les potentiels
acheteurs. Même s’ils sont désespérés, ils ne veulent pas vendre cette
maison à n’importe qui. Enfin bref, je l’ai adorée, je les ai adorés eux, et j’ai
encore plus adoré le prix qu’ils m’ont fait, sauf que bien sûr il me manquait
la femme idéale.
Je lui adressai un petit sourire désolé.
— Quand tu es revenue, reprit-il, et surtout lorsque je t’ai vue sur le
pont dans mon endroit préféré, j’ai su que j’avais bien fait de garder espoir.
Et même si tu m’as avoué le même jour que tu étais fiancée, je savais qu’il
y avait toujours une chance pour que tu restes. Alors, le soir, avant que tu
m’appelles pour venir te chercher à l’hôtel, j’ai demandé à M. et
Mme Jones si c’était possible d’avoir droit à une nouvelle visite, car la
femme que j’attendais était revenue.
— Je suppose qu’ils n’ont pas voulu se déplacer cette fois-là et qu’ils
t’ont envoyé les clés ?
— Je te l’ai dit, ils sont adorables. Ils me considèrent même presque
comme leur quatrième enfant. D’ailleurs, si tu cherches de nouveaux
parents, je…
Je grimaçai et il s’arrêta aussitôt.
— Excuse-moi, c’était débile, dit-il en s’approchant de moi. En parlant
de ça… tu penses leur reparler un jour ?
Je haussai les épaules.
— Pour l’instant, non. Il s’est passé beaucoup de choses cette semaine,
et je ne veux pas me prendre la tête avec eux pour le moment. De toute
façon, j’ai annoncé hier à Sara que je comptais rester vivre à Saint-Louis, et
depuis ils ne m’ont pas appelée ni même envoyé un message. Et je n’ai pas
l’intention de faire le premier pas. Et, même si j’acceptais de leur adresser à
nouveau la parole, les choses ne seront plus jamais comme avant.
Zach glissa la main dans mes longs cheveux blonds.
— D’accord, dit-il simplement.
— Par contre, Zach, ce serait possible de se marier rapidement ? Ça me
permettrait d’obtenir une carte verte plus facilement.
Il me pinça l’oreille et s’écarta de moi.
— Aïe ! protestai-je en lui lançant un regard mauvais.
— C’est donc pour ça que t’as dit oui ! s’exclama-t-il, faussement
blessé. Je comprends mieux maintenant. Tu veux m’épouser juste pour
avoir les papiers ! T’es toujours aussi intéressée comme fille !
— Mais non ! C’est uniquement parce que je t’aime, voyons ! répondis-
je sur le ton de la plaisanterie.
Je passai un bras autour de sa taille et l’attirai contre moi.
— Tu as intérêt ! me prévint-il en plantant ses magnifiques yeux bleus
dans les miens.
Je me levai sur la pointe tes pieds et l’embrassai tendrement sur les
lèvres.
— Je t’aime, Zach, répétai-je avec sérieux.
Le petit sourire en coin qui apparut sur son visage suffit à faire accélérer
les battements de mon cœur.
— Alors, c’est oui aussi pour la maison ?
Je pinçai les lèvres, hésitante.
— C’est peut-être un peu trop tôt, tu ne crois pas ?
Il continua de sourire, comme s’il s’attendait déjà à cette réponse de ma
part.
— Naturellement, on ne l’achètera pas tout de suite. Je pourrais
m’arranger avec les Jones pour qu’ils retirent leur maison des sites de vente
en ligne et nous la réservent pour dans quelques mois. De toute façon,
même s’ils la laissaient en vente, je ne pense pas qu’ils trouveraient d’autres
acheteurs.
Cela me paraissait être une bonne idée.
— Et puis, reprit-il soudain, même si j’ai encore des sous de côté,
j’aimerais davantage me faire connaître dans le milieu de la photographie…
Histoire d’avoir des revenus corrects et de pouvoir subvenir à nos besoins
futurs. Et toi, tu comptes terminer tes études ici ?
Je réfléchis un instant. Étant donné que je n’allais pas rentrer à Londres
passer mes partiels de fin d’année, il me faudrait à nouveau recommencer
mon année universitaire à Saint-Louis… Et je n’avais pas vraiment envie de
dépendre entièrement de Zach pendant un an.
— Je pensais plutôt essayer de me trouver un travail, c’est d’ailleurs
pour ça qu’il faut qu’on se marie très rapidement ! répliquai-je d’un air à
demi sérieux.
Son sourire s’élargit, mais il me répondit toutefois :
— À mon avis, il est préférable qu’on ait tous les deux une vie
professionnelle stable et un vrai chez-nous avant de se marier, tu ne penses
pas ? Car sinon on risque de passer notre nuit de noces chez ma mère…
D’ailleurs, en parlant d’elle, on ne pourra pas rester éternellement dans sa
maison.
Il n’avait pas tort. Même si Meghan était très généreuse et bienveillante
envers moi, je ne pouvais pas profiter de son hospitalité pendant des
semaines. Quant au mariage, il était vrai que dans l’ordre logique des
choses il viendrait en dernier.
— Alors, c’est d’accord. Je me trouve un job, on emménage et ensuite
on se marie. Et si tu aimes tellement cette maison, c’est elle qu’on choisira.
Zach m’embrassa passionnément. Je lui rendis son baiser en me serrant
davantage contre lui, puis lui demandai, le cœur battant la chamade :
— On peut refaire un tour ?
Il acquiesça.
— À quelle heure tu dois aller à l’hôpital ce soir ?
Je m’écartai et lui pris la main.
— Je n’ai rendez-vous qu’à 18 heures, alors on a encore un peu de
temps devant nous, répondis-je en l’entraînant dans le couloir.
— Bien, madame Menser, je vous suis !
— Qui te dit que je vais accepter de changer mon nom de famille ?
répliquai-je en lui lançant un regard par-dessus mon épaule.
— Ah ! Pas de changement de nom, pas de papiers ! La belle Anglaise
va devoir retourner dans son pays ! ironisa-t-il.
Je rigolai de sa niaiserie, et nous fîmes à nouveau le tour de notre… très
certainement… future maison.
Zach avait raison. C’était l’endroit idéal pour construire notre vie
ensemble. Nous serions heureux ici, j’en étais convaincue. De toute façon,
avec Zach à mes côtés, peu importait le lieu où je me trouvais, je le serais
forcément.
Épilogue
Six mois plus tard

Je me lavai rapidement les mains, et réajustai ma petite robe blanche sur


mes cuisses.
— Bon, Élodie, tu te bouges ? Tu n’es pas la seule à vouloir couler un
bronze !
Je levai les yeux au ciel, ouvris la porte des toilettes et fusillai Nick du
regard.
— J’ai seulement fait pipi ! lançai-je, agacée.
Nick haussa un sourcil. Il n’avait pas l’air très convaincu par mes dires.
— Ah, les femmes… Jamais elles n’assument de faire sortir le pingouin
de l’igloo. Bon, je peux aller faire de même, madame la chieuse ?
Il me fallut cinq bonnes secondes pour comprendre son expression
complètement débile sur le pingouin, mais il ne lui en fallut que deux pour
me pousser sur le côté, entrer dans les toilettes et verrouiller la porte
derrière lui.
— Nick, je te jure que si tu salis mes toilettes neuves ça va mal aller !
l’avertis-je. Et puis je n’ai pas… fait ce que tu penses !
— Et il pense que tu as fait quoi au juste ? me surprit une voix sexy
derrière moi.
Je me retournai face à Zach. Il était vraiment très beau aujourd’hui. Non
pas que ce n’était pas le cas d’habitude, loin de là, mais le voir porter une
chemise couleur ciel assortie d’une veste bleu foncé et d’un pantalon blanc
n’était pas très courant. En plus, cela mettait en valeur ses magnifiques
yeux. Et non, je ne l’avais pas obligé à s’habiller de cette façon, car j’avais
invité mes amis londoniens à notre pendaison de crémaillère !
— Alors ? reprit Zach en posant les mains sur mes hanches.
Ce simple contact suffit à me faire frissonner. Et j’étais certaine que,
même dans vingt, trente ou quarante ans, Zach me ferait toujours autant
d’effet. Il rapprocha lentement son visage du mien, très certainement pour
m’embrasser, mais je m’écartai juste à temps.
— Je te rappelle que Nick se trouve actuellement dans les toilettes juste
derrière nous, alors, si on pouvait juste aller un peu plus loin pour faire ça,
ce serait mieux, lui fis-je remarquer avec un petit sourire en coin.
— Ouais, allez vous bécoter ailleurs, j’arrive pas à me concentrer, là,
nous lança Nick depuis son trône.
Zach et moi éclatâmes de rire.
— Si ça veut vraiment pas sortir, on peut aller te chercher des laxatifs,
répondit Zach.
— Ah non ! intervient brusquement Melanie en nous rejoignant dans le
couloir.
Mon amie portait une ravissante tunique rouge foncé et avait relevé ses
longs cheveux bruns en un chignon raffiné.
— Dans la série Outlander, reprit-elle, Jamie dit que le meilleur remède
contre la constipation, c’est de manger du porridge !
— Ah, Jamie, soupira Peter, le fiancé de Melanie, en arrivant à son tour,
si tu pouvais ne serait-ce qu’un jour arrêter de penser à lui !
— J’arrêterai le jour où tu pourras lui ressembler, et à mon avis c’est
pas près d’arriver, lui répliqua-t-elle avant de me regarder d’un air amusé.
Même si Peter était grand, avec ses cheveux noirs, son visage ovale et
ses yeux marron foncé, il n’avait rien du bel Écossais roux aux yeux bleus,
et à la musculature impressionnante, répondant au nom de Jamie Fraser.
— Non, mais vous comptez sérieusement tous vous regrouper devant la
porte ? s’enquit Nick d’une voix un peu embarrassée.
— Évidemment ! ripostai-je en me retenant de rire à nouveau. Il n’est
pas question que tu rates nos passionnantes conversations !
Je l’entendis grogner avant de nous menacer :
— Dans trois secondes, j’ouvre la porte, un… deux…
Nous nous rendîmes tous au salon le plus vite possible, puis, une fois en
sécurité, partîmes dans un fou rire, devant les regards abasourdis des autres
invités.
Pour célébrer notre emménagement dans notre charmante petite maison
à Fairview Heights, la plupart de nos proches étaient là aujourd’hui, même
Sara.
Mais il manquait toutefois quelqu’un. Une jeune fille qui
malheureusement ne pourrait jamais venir.
— Qu’est-ce que tu as ? m’interrogea discrètement Zach en remarquant
mon air soudain attristé.
Je levai les yeux vers son visage.
— Je pensais simplement à Vic, j’aurais tant aimé qu’elle soit là
aujourd’hui…
Zach me prit dans ses bras et me serra fort contre lui de longues
secondes. La chaleur qui émanait de son corps m’enveloppa et me
réconforta presque aussitôt.
— Je sais qu’elle te manque, souffla-t-il, mais je sais aussi qu’elle
n’aurait jamais voulu que tu déprimes le jour de ta pendaison de
crémaillère.
Il avait raison. Si Vic me voyait dans cet état, elle me secouerait par les
épaules et m’ordonnerait de profiter de ce superbe après-midi de septembre.
Je m’écartai de Zach et l’embrassai rapidement sur la bouche pour le
remercier.
— C’est tout ? dit-il, légèrement déçu.
— Je crois qu’Eric t’attend pour allumer le barbecue ! déclarai-je en
apercevant du coin de l’œil mon futur beau-père nous observer d’un air
impatient.
Zach râla.
— Ce soir ! lui promis-je toutefois avant de le laisser et de me diriger
vers ma sœur.
Sara, vêtue d’une courte jupe noire et d’un chemisier en soie rose pâle,
discutait avec Taylor, une de mes anciennes amies de l’université d’Oxford.
Cette dernière était grande, blonde et mince. Si elle ne réussissait pas sa
licence d’histoire, j’étais sûre qu’elle pourrait au moins devenir mannequin.
Apparemment, Sara pensait la même chose que moi, car je l’entendis lui
demander si elle serait intéressée pour être son modèle dans un prochain
concours de maquillage.
— Sara, je ne t’ai pas invitée pour que tu essaies de recruter mes amies
pour tes concours photo ! lui lançai-je en faisant semblant d’être contrariée.
Ma sœur baissa les yeux, l’air coupable. Taylor rigola et me fit
comprendre par un signe de tête qu’elle allait rejoindre Melanie et les autres
un peu plus loin, nous laissant seules Sara et moi.
— Puisque tu as refusé d’être mon modèle quand je te l’ai demandé la
semaine dernière, je suis bien obligée d’aller chercher ailleurs, objecta-t-elle
brusquement.
J’allais lui répondre qu’elle n’avait qu’à proposer à ses amies, mais me
ravisai. Ce n’était pas la peine de se prendre la tête pour rien, et surtout pas
aujourd’hui.
— D’accord, fais comme tu veux, soupirai-je.
Je sursautai en entendant soudain quelqu’un frapper à la porte.
Sara et moi nous regardâmes, surprises. Nous n’attendions plus
personne pourtant.
J’allais ouvrir, ma sœur sur mes talons, et fus surprise de découvrir un
jeune couple d’une trentaine d’années sur le perron, une assiette de petites
pâtisseries dans les mains.
— Bonjour, nous salua la femme aux longs cheveux bruns, mon mari et
moi habitons la rue derrière. Nous avons appris votre emménagement dans
le quartier il y a quelques jours et nous tenions à vous souhaiter la
bienvenue ici… C’est pour vous.
Elle me tendit l’assiette de pâtisseries, mais je la refusai poliment.
— Même si vos gâteaux ont l’air très appétissants, nous n’avons pas
encore commencé le repas, alors… Le mieux serait que vous vous joigniez
à nous pour le déjeuner et ensuite nous pourrons déguster vos desserts tous
ensemble, qu’en pensez-vous ?
Ils se regardèrent entre eux un instant avant d’acquiescer.
— Eh bien, on pensait que vous étiez en famille et on ne voulait pas
déranger, mais pourquoi pas ! Oh ! d’ailleurs, je suis bête, on ne s’est même
pas présentés. Je m’appelle Caroline et voici mon mari, Frank.
— Enchantée, je suis Élodie Winston.
— Winston, hein, répéta Sara derrière moi, plus pour longtemps…
Ah, ma sœur et ses réflexions intéressantes.
— Et voici mon adorable petite sœur, Sara, déclarai-je en insistant bien
sur le mot « adorable ». Entrez donc, nos invités sont dans le salon,
première porte à droite !
Je les laissai passer et refermai la porte derrière eux.
— Dis… Est-ce que tu as pensé que ça aurait pu être papa et maman ?
me demanda curieusement Sara.
Honnêtement ? Cette pensée m’avait traversé l’esprit un court instant,
mais je m’étais ensuite rappelé que je n’avais pas donné l’adresse de notre
maison à ma sœur. Zach était allé la chercher directement à l’aéroport ce
matin, donc elle n’aurait pas pu la leur transmettre. Et puis…
— Je ne pense pas que papa et maman viendront un jour ici de leur
plein gré, Sara, répondis-je en toute honnêteté.
Elle me regarda, visiblement peinée.
— Tu es triste ?
Mon cœur se serrait toujours lorsque je pensais à eux, mais j’étais assez
forte pour le supporter.
— Ça m’arrive de l’être, lui avouai-je tout de même, mais ensuite, Zach
me prend dans ses bras, je pense à toutes les personnes qui sont là pour moi
aujourd’hui… et ça va mieux.
Ma sœur m’enlaça chaleureusement.
— Je serai toujours là pour toi, Élodie, quoi qu’il arrive.
Je l’embrassai tendrement sur le front.
— Merci, Sara, dis-je avec sincérité.
— Bon, et si on allait retrouver les autres ? On fête quand même ton
emménagement !
Je passai un bras autour de ses épaules et nous rejoignîmes tout le
monde dans le salon.
Aujourd’hui s’y trouvaient toutes les personnes à qui je tenais
réellement. Bon, peut-être pas mes nouveaux voisins, que je connaissais à
peine, ou encore Nick, mais Zach, Sara, Meghan, Eric, Lyam, Jenny…
C’étaient eux ma famille à présent.
Un sentiment de pur bonheur parcourut mon corps et un large sourire se
dessina sur mon visage. Je n’aurais jamais pensé ça cinq ans plus tôt,
mais… j’avais enfin trouvé ma place à Saint-Louis.
— Élodie ! lança soudain Meghan en accourant vers moi, un peu
paniquée. Zach et Eric n’arrivent pas à allumer le barbecue.
Je soupirai.
— Et on appelle ça des hommes, hein ? plaisantai-je avant de reprendre
avec plus de sérieux : Je vais aller m’en occuper.
Elle m’adressa un petit sourire pour me remercier et je me rendis
aussitôt dans le jardin.
Zach et Eric étaient plantés devant le barbecue, l’air complètement
perdu.
Une phrase que m’avait dite Sara le jour de notre arrivée à Saint-Louis
six ans plus tôt me revint à l’esprit. « Je pense que ta vie peut être bien
meilleure ici. » Je devais bien reconnaître que ma sœur avait eu raison.
J’avais une maison, un travail d’archiviste dans une entreprise privée
décroché quelques semaines plus tôt, des amis formidables, et surtout…
Zach tourna brusquement la tête vers moi et me fit signe d’approcher.
… Un futur mari exceptionnel, terriblement sexy, et que j’aimais plus
que tout au monde.
Je pris un air faussement contrarié et rejoignis les deux incompétents
devant le barbecue.
— Alors, c’est quoi le problème ? demandai-je d’une voix exaspérée.
J’espère que vous ne l’avez pas déjà cassé, sinon ça va mal aller pour vous !
Eric et Zach me regardèrent d’un air innocent.
— On n’a rien fait ! se défendirent-ils en chœur.
Je ne pus réprimer un sourire.
Selon Wikipédia, Saint-Louis avait été classée comme la ville la plus
dangereuse des États-Unis en 2010. Et alors ? Je n’avais pas l’intention de
m’enfuir à nouveau, car c’était ici que j’étais le plus heureuse.
REMERCIEMENTS

Je souhaiterais tout d’abord remercier Florence Chevalier, qui s’est


occupée de tout le suivi éditorial de ma trilogie et qui a fait un formidable
travail.
J’aimerais aussi remercier mes meilleures amies, Claire, Laura et
Alexia, qui m’ont toujours encouragée à écrire dans la vie, quoi qu’il arrive.
Un grand merci également à une très bonne amie, Ayline, pour m’avoir
soutenue tout au long de l’écriture de ce texte. Ses très bons conseils ont été
d’une aide très précieuse lorsqu’il m’arrivait de manquer d’inspiration
certains jours.
Pour finir, je voudrais aussi, et surtout, remercier tous mes lecteurs de
Wattpad, pour leur immense soutien. C’est grâce à vous que j’ai pris la
décision d’envoyer mon histoire aux maisons d’édition.
Merci mille fois à tous.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Image : FOTOLIA/THEARTOFPHOTO/ROYALTY FREE
Réalisation graphique couverture : ALICE NUSSBAUM.
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ISBN 978-2-2803-8992-1
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Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.

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