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Moulinier Laurence, Redon Odile. Entretien avec Jacques Le Goff. Propos recueillis. In: Médiévales, n°34, 1998. Hommes de
pouvoir : individu et politique au temps de Saint Louis. pp. 91-100;
doi : https://doi.org/10.3406/medi.1998.1416
https://www.persee.fr/doc/medi_0751-2708_1998_num_17_34_1416
Q. - Nous ne vous avons pas fait de Mélanges mais nous vous avons
offert la table ronde du 8 juin 1996 qui ouvrait sur Saint Louis nos « Ateliers
de Médiévales » ; par rapport à cette journée, dans le présent numéro, nous
avons élargi le temps et le thème, vers individu et politique.
R. - C'est beaucoup mieux que des Mélanges et cet élargissement au
temps de Saint Louis, c'est très bien. Plusieurs de nos collègues ont fait ce que
j'aurais dû faire, confronter Saint Louis et Frédéric II, Saint Louis et saint
François, regarder du côté de l'Angleterre et de l'Italie.
- Nul ne vous reprochera de n'avoir pas fait un Saint Louis encore plus
gros ! Nous voulons aussi donner un écho au livre, deux ans après, en partant
sur des pistes lancées ce jour-là. Dans ce numéro nous présentons deux
personnalités politiques, presqu'exactement contemporaines de Saint Louis, mais
mûries dans des contextes différents, Simon de Montfort en Angleterre, Bona-
tacca en Italie, qui ne sont ni saints ni rois tout en étant pieux. Nous avons donc
effacé un peu le côté « saint » bien que l'article de Chiara Frugoni le rappelle ;
mais elle-même termine sur la justice qui pourrait être un pont entre le religieux
et le politique.
- Il y a une forte connotation religieuse chez Bonatacca et chez le Simon
de Montfort de John Maddicott et de Jean-Philippe Genet. La piété de Simon
de Monfort, que j'ignorais et qu'analyse John Maddicott, est intéressante car
elle montre que la piété de Saint Louis n'était pas tellement spécifique : il y a
ce lien entre Cisterciens et Ordres mendiants qu'on retrouve chez lui comme
chez Simon de Montfort, et qui devait être caractéristique d'un niveau élevé de
l'aristocratie ; ce n'est pas le type de piété bourgeoise ou populaire.
- Il y aurait ainsi un triangle piété-justice-royauté, si l'on considère aussi
l'article de Jacques Chiffoleau sur le droit.
- Ce Bonatacca père d'un saint, Ambroise Sansedoni, un saint non abouti,
c'est un cas très intéressant de sainteté. Encore de notre temps il y a des saints
qui sont bloqués en cour de Rome...
92 J.LEGOFF
Chansons de croisade
Q. - Le thème de l'individu en politique rejoint celui de la
communication - le roi comédien présenté par Patrick Boucheron, la chanson de croisade
présentée par William C. Jordan, l'émergence de la langue française.
R. - La chanson est un de mes regrets, celui de n'avoir pas eu le temps
de faire une enquête sur les chansons au temps de Saint Louis. C'était un peu
amorcé dans La vie quotidienne au temps de Saint Louis. Edmond Faral avait
exploité les chansons : il y en avait d'intéressantes, je me rappelle une chanson
très populaire à Paris au temps de Saint Louis et qui mettait les Bretons plus
bas que terre. Ce qui est intéressant, et Bill (Jordan) le dit, c'est que la plupart
des chansons étaient plutôt pour la croisade, à part celle du « croisé/décroisé »
qui manifestait l'opposition. Il semble que la chanson était plutôt traditionnelle,
du point de vue de la sensibilité et de l'idéologie, et que l'hostilité aux croisades
appartenait plutôt à des milieux plus modernes.
Pour Blanche de Castille, il est difficile de savoir ce qui motivait son
opposition : il est certain que pour elle devoir se séparer de son fils et prévoir
ce qui s'est produit, c'est-à-dire qu'elle ne le reverra pas, a beaucoup compté,
mais elle a aussi une vue politique et elle estime que la monarchie s'est
développée d'une façon qui rend risqués les longs séjours d'un roi à l'étranger.
- D'un autre côté, Jacques Chiffoleau et Jean-Philippe Genet le disent, la
croisade a servi la modernisation de la monarchie, dans la mesure où, le roi
étant absent, un réseau administratif se met en place, qui fait la preuve de son
efficacité.
- Bien sûr, et bien que nous ne sachions pas très bien comment cela s'est
passé (il y a un bon article de Louis Carolus-Barré à ce sujet1), on a vu que la
monarchie, à la limite, pouvait fonctionner sans le roi. En même temps qu'une
forte personnalisation du pouvoir, il y a donc comme une possible «
abstraction ».
- Les chansons, vous les considérez comme une source ?
- Certainement. J'ai conscience que c'est une lacune dans mon livre, car
c'est une des formes de la naissance de l'opinion publique.
Microstoria et Alltagsgeschichte
Q. - Dans le cadre d'un séminaire, nous discutions le livre de Giovanni
Levi, Le pouvoir au village, et les perspectives de la « microstoria »2. D'une
manière un peu paradoxale puisque vous avez fait un très gros livre, et que son
héros n'est évidemment pas un « inconnu de l'Histoire », il nous semble que
votre Saint Louis a à voir avec la « microstoria » : dans les techniques que vous
utilisez, votre manière de croiser plusieurs sources autour d'un individu et de
placer cet individu dans des groupes, le jeu d'échelles que vous avez forcément
en plaçant le roi dans sa famille, dans les groupes de compagnons, dans les
thèmes du royaume, de la croisade, de la Chrétienté.
R. - Sans aucun doute j'ai cherché aussi à le saisir au niveau de la vie
quotidienne, ce que cherche, je crois, la « microstoria », encore que ces
tendances soient des tendances complexes : par exemple, à l'intérieur même de la
« microstoria », l'histoire de Giovanni Levi n'est pas celle de Carlo Ginzburg.
Chez les Allemands l'« Alltagsgeschichte » est une histoire du quotidien bien
différente de la « microstoria » italienne parce qu'elle cherche à intégrer tout
un niveau ethnographique, ce qui n'est pas le cas de la « microstoria », sauf
celle de Carlo Poni, mais lui, ce qui l'intéresse davantage, c'est la technologie.
Nous avons là des conceptions diverses.
- En parlant de « microstoria », on pense aussi à l'anthropologie politique,
aux cellules de base, comme dans les sociétés communales. Le nom de Bona-
tacca, par exemple, n'apparaît dans aucune chronique, et en ce sens c'est un
« inconnu de l'Histoire », mais il est quand même en son temps situé dans des
quantités de réseaux, à des échelles différentes, l'aire de la commune,
l'entourage de Frédéric II, le milieu de la grande banque. Et vous, Saint Louis, vous
le situez dans le conseil, dans sa parenté étroite et large, dans son armée...
- J'accepte tout à fait l'anthropologie politique et cela correspond à mon
orientation.
- Quand vous dites que l'école allemande s'intéresse davantage à
l'ethnographie, qu'entendez-vous par là ?
- Je pense aux centres d'intérêt traditionnels de l'ethnographie, comme
l'habitat, l'habillement, l'alimentation, les types de croyances et de rites
concernant la mort : tout cela est fondamental pour l'école allemande alors que, me
semble-t-il, la «microstoria» italienne s'intéresse davantage à des types de
relations sociales et humaines, au niveau des petites gens.
- Nous notions dans le livre de Giovanni Levi la très faible insertion dans
le pays, le territoire. En discutant ce livre, qui est centré sur un village, ce qui
nous frappait c'est qu'on ne « voyait » pas le village. La critique venait surtout
des archéologues qui fréquentent le séminaire : il leur manquait les maisons,
les rues, ce qui est un peu paradoxal pour une « microstoria ».
- C'est très cérébral, effectivement. On ne retrouve pas du tout ces
préoccupations chez Giovanni Levi, mais c'est quand même un livre très excitant et
un personnage très intelligent.
Majuscule/minuscule
- En effet, depuis que je publie, j'ai constamment des conflits avec les
correcteurs des maisons d'édition, qui sont au contraire des chasseurs de
majuscules. Je me suis attendu à cela et je me suis dit : « je ne sais combien de fois
on va m'enlever la majuscule de "Saint Louis" ». Alors j'ai interrogé ma fille,
qui travaille au Seuil ; et pour mon ravissement elle m'a répondu que « Saint
Louis » était la seule exception où l'on tolérait une majuscule à « Saint ».
- Comment le justifiait-elle ? Ne pensez-vous pas que cette tolérance soit
liée à l'usage de « Saint Louis » comme surnom royal, comme « Philippe le
Bel » ?
- Sans doute. Ce sont des règles non écrites, qui circulent parmi les
correcteurs ; ma fille s'est renseignée auprès des correcteurs du Seuil et m'a dit
que si je dotais « Saint Louis » d'une majuscule on me la laisserait - parce que,
vous savez, l'auteur ne gagne généralement pas contre les correcteurs.
- Nous nous sommes trouvés dans une situation délicate pour l'article de
Chiara Frugoni, obligés de jongler avec un « S » pour « Saint Louis », en
adoptant votre manière, et un « s » pour « saint François », suivant les usages, qui
pouvait en un sens minoriser ce dernier.
- C'est vrai. En ce qui me concerne, bien que je considère qu'il y a
traditionnellement une exception « Saint Louis », je mettrais volontiers un « S »
aussi pour « saint François » mais je sais qu'il serait impitoyablement corrigé.
Par exemple je mets un « C » à « Chrétienté », mais les correcteurs... Je leur
dis d'ailleurs ce que j'en pense, parce qu'il faut tout de même réfléchir, ce n'est
pas seulement une question technique, il y a du sens derrière tout cela ; je leur
dis donc qu'à mon sens il faut un « c » à « christianisme » et un « C » à
«Chrétienté », parce que la Chrétienté est une conception, une institution, un État.
- Comme « Empire ».
- Ou un pays. Je prête beaucoup d'attention à l'usage des majuscules dans
ce que j'écris ou ce que je lis, et j'ai eu le malheur aussi de m' intéresser à un
mot pour lequel il y a un gros problème, un gros conflit même, « Purgatoire » :
P ou p ? Et « Paradis » ? Pour « Purgatoire », je me suis mis en colère et j'ai
eu gain de cause car une idée à laquelle je tiens et qui a été l'objet de discussions
majeures avec certains collègues, en particulier avec Leopold Génicot, c'est
qu'on est passé d'un purgatoire nom commun, au Purgatoire : il y avait le
purgatoire d'Un Tel, par exemple le purgatoire de saint Patrick qui est apparu
comme un purgatoire à une époque où les saints et les individus pouvaient avoir
des purgatoires spécifiques, individualisés et où l'espace de l'au-delà consacré
à la purgation ne s'était pas formé comme une entité ; justement, contre ces
purgatoires individuels, le Purgatoire devait se manifester avec une majuscule.
- Au départ, c'est comme un adjectif.
- Absolument : locus purgatorius. Il est donc évident qu'il faut un « P »
quand on passe au substantif. Nous nous égarons peut-être ?
- Pourquoi pas ? Maintenant on pourrait aborder le côté affectif de
l'Histoire, particulièrement en biographie : la recherche d'un individu va forcément
avec l'intérêt affectif pour le personnage qu'on poursuit.
- Bien sûr.
Q. - En vous lisant, on voit non pas un dialogue avec Saint Louis mais
un échange à trois voix : Jacques Le Goff, Saint Louis, Joinville. Vous pourriez
peut-être nous parler de vos rapports avec Joinville ?
ENTRETIEN 95
- S'il avait été posthume, cela aurait été dit. Mais c'est un argument
fragile.
- Toutes ces femmes en tout cas sont merveilleuses. Elles sont enceintes
mais cela ne les empêche pas de faire des tas de choses. Marguerite de Provence
règle le problème de la rançon, en Egypte, alors qu'elle est enceinte du huitième
mois !
- Tous les personnages entre lesquels vous avez hésité ont vécu entre xne
et XIIIe siècles.
- Lorsqu'on écrit une biographie, il faut avoir, me semble-t-il, une certaine
familiarité avec la période. Or ce sont les deux seules périodes avec lesquelles
j'ai une telle familiarité. Je sais des choses sur d'autres périodes mais pas de
la même manière. Alors il restait Frédéric II et Saint Louis. Sur Frédéric II, il
y avait le Kantorowicz, mais je pense quand même qu'on peut encore écrire un
Frédéric II, et je vois que c'est l'opinion de Jacques Chiffoleau. Vis-à-vis de
Frédéric II, je dois dire que j'étais complètement neutre ; je n'aurais pas eu ce
petit aiguillon de l'affectivité qui fait qu'on est plutôt pour, plutôt contre, à la
fois pour et contre. Saint Louis, cela a été parfait parce que j'étais à la fois
fasciné et admiratif, fasciné et exaspéré comme Joinville. Et puis chez Joinville
il y a aussi les sentiments, qui ne sont pas les sentiments abstraits tirés des
catalogues des vertus : ce sont des situations concrètes.
- Avec Joinville vous avez une expérience du vécu, pour revenir à la
« microstoria ».
- Joinville a probablement eu un remords jusqu'à la fin de sa vie, celui
de ne pas être allé à la seconde croisade, d'avoir « lâché » son ami. La façon
dont il raconte leur dernière entrevue est absolument extraordinaire : c'est un
Saint Louis qui a des moments de fatigue physique telle que Joinville le prend
dans ses bras et le porte. J'y vois une des premières expressions littéraires, et
non artistiques, de la pietà. Il est passionnant de voir que c'est l'esprit moderne
qui l'a retenu d'aller à Tunis, lui, Joinville, même s'il le camoufle sous un
rappel de ses obligations seigneuriales. Lui aussi, il a pensé qu'il ne devait pas
s'éloigner, que désormais le chef devait être sur ses terres pour les administrer.
Les relations qui se nouaient à la croisade, c'était fini. Le croisé qui avait pu
dans les périodes antérieures confier sa terre, il ne le pouvait plus. Je pense que,
plus que l'évolution du sentiment religieux, plus que la puissance des Turcs,
c'est la principale raison de la fin de la croisade : la croisade allait contre les
nouvelles pratiques de gouvernement.
- Ce qui frappe aussi à la lecture de Joinville, c'est l'extrême familiarité,
la proximité. Il semble plus fasciné par le charisme du saint que par la majesté
du roi.
- C'est vrai, sans aucun doute. Je me pose une question, sur la familiarité
des gens modestes avec les grands : elle nous étonne. Ceci dit, d'après ce que
je lis sur notre monde contemporain, la plupart des grands ont encore ce type
de familiers, de copains ; c'était très évident chez quelqu'un comme François
Mitterrand qui avait retrouvé une attitude de monarque. Il a pris dans son
entourage des gens qui n'étaient que des amis et dont on ne sait quel a été l'impact
sur la politique du prince. Chez le confesseur de Saint Louis, le Dominicain
Geoffroy de Beaulieu, il y a quelques scènes qui se rapprochent de Joinville,
ce qui oblige quand même à dire qu'il devait y avoir une certaine simplicité de
ton entre ces familiers et les grands personnages.
- Vous faites la comparaison avec François Mitterrand et vous êtes un
des historiens médiévistes qui prennent aujourd'hui position en politique ; est-ce
ENTRETIEN 97
que votre intérêt pour la politique actuelle a joué aussi dans votre analyse du
xnr siècle ?
- Non, pas du tout. En 1994, un journal allemand, la Frankfurter Allge-
meine Zeitung, m'a demandé un article justement sur Mitterrand, que j'ai
accepté, parce que je m'étais mis en écrivant mon Saint Louis à penser à
Mitterrand comme monarque ; mais c'est mon Saint Louis qui a un peu influencé
ma vision de Mitterrand et pas l'inverse.
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