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Yahia Belaskri

Yahia Belaskri est né à Oran (Algérie). Après des études de sociologie, il est
responsable des ressources humaines dans plusieurs entreprises algériennes
puis se tourne vers le journalisme.
Un an après les émeutes d’octobre 1988, il décide de s’installer en France.
À travers de nombreux articles, des essais et des nouvelles ainsi que sa
participation aux travaux de recherches sur la mémoire de la Méditerranée,
il pose un regard critique empreint d’un profond humanisme sur l’histoire
de l’Algérie, de la France et des rapports si complexes entre ces deux pays.
Son premier roman, Le Bus dans la ville, a connu le succès auprès de la
critique littéraire.
Du même auteur

« Histoire fausse », nouvelle in Dernières Nouvelles de la Françafrique,


2003.
Le Bus dans la ville, 2008.
Présentation

Déhia, jeune femme universitaire, promise à un avenir radieux, se heurte


dans sa propre famille à l’extrême violence de l’histoire algérienne récente.
Belle femme dans une société où la religion, la corruption, la violence
tiennent lieu de boussole, comment peut-elle vivre, tracer sa voie sans se
perdre ?
Adel, cadre dans une entreprise, s’accroche à ses idéaux, essaie d’échapper
aux pressions, petites et grandes, avant de tenter sa chance loin, très loin...
Deux mémoires saccagées, une femme et un homme au passé amer qui
prennent le chemin de la vie, malgré tout, ensemble.

Ce roman a obtenu le prix Ouest-France-Étonnants voyageurs en 2011.


Yahia Belaskri

Si tu cherches la pluie,
elle vient d’en haut
L’auteur a bénéficié, pour la rédaction de cet ouvrage, du soutien du Centre national du livre.
Conception et réalisation : Vents d’ailleurs
ePub : www.isako.com

Édition : Jutta Hepke & Gilles Colleu


ISBN : 978-2-36413-012-8
© Vents d’ailleurs / Ici & ailleurs, 2010
info@ventsdailleurs.com
www.ventsdailleurs.com
« […] angoisse qui saisit tous les hommes d’Afrique
lorsque le soir rapide descend sur la mer, sur leurs
montagnes tourmentées et sur les hauts plateaux, la
même angoisse sacrée que sur les flancs de la
montagne de Delphes où le soir produit le même
effet, fait surgir des temples et des autels. Mais sur la
terre d’Afrique, les temples sont détruits, et il ne
reste que ce poids insupportable et doux sur le cœur.
Le premier homme, Albert CAMUS

Dans ce pays épouvanté


Soudain d’une obscure menace
Rois dites-nous ce qui se passe
Quel drame est chez nous enfanté
Qui vous fait hideux à vos glaces
Dans ce pays épouvanté
Le fou d’Elsa, ARAGON
Il est sept heures du matin quand Adel se réveille, un peu patraque, mais
tout joyeux d’arriver bientôt dans cette ville-musée dont il a tant entendu
parler. Il soulève le rideau de la vitre, une lumière blanche pénètre dans le
compartiment voiture, c’est le petit matin, un peu de brume, des vaches,
quelques fermes disséminées, une petite route court le long de la voie
ferrée, le train roule à toute vitesse. Déhia se réveille un peu plus tard. Ils
échangent des sourires. La nuit a été longue. Deux petites heures plus tard,
le train entre en gare, doucement, les voyageurs descendent, Déhia et Adel
aussi. La gare, immense, grouille de monde, ceux qui arrivent, ceux qui
partent, ceux aussi qui ne partent pas et n’arrivent pas, qui stationnent à
longueur de journée, mendiants, voleurs, d’autres ne sachant même pas le
pourquoi de leur présence en ce lieu. Un grand hall les accueille, au milieu
d’une langue qui chante, dans les haut-parleurs annonçant l’arrivée et le
départ des trains certainement, dans les bouches des gens qu’ils croisent, sur
les panneaux d’affichage et de publicité.
Au sortir de la gare, le choc. Sous un ciel bleu, le matin frais donne à voir
un amphithéâtre immense, haut et beau, un avant-goût de l’histoire de cette
ville. Les bagages posés à l’hôtel, ils vont s’étourdir dans ses rues. Vingt-
huit siècles d’histoire les accompagnent. Ils découvrent les amphithéâtres et
les temples, les places et les fontaines. La fontaine de l’Eau vierge
découverte il y a deux mille ans par une jeune fille retient l’attention de
Déhia, émerveillée. Là, le dos tourné, elle jette une pièce, rappelant le geste
d’Anita Ekberg dans La Dolce Vita. Le bruit que fait l’eau descendant en
cascade ressemble à un murmure, un doux murmure.
Au fur et à mesure de leur visite, les mythes et les légendes prennent
forme et corps, immortalisés par les artistes peintres. Comme cet artiste
ténébreux qui impressionne Adel. Sombre, réaliste, artiste maudit qui a dû
fuir sa ville, il offre sa vision de la vie quotidienne et du sacré, sans
complaisance, s’opposant à la rigidité de la société. Considéré comme
hérétique, il est rejeté, ses œuvres refusées, il est contraint de s’excuser, de
refaire ses tableaux ; il reste que sa peinture sera résolument différente,
coupant net avec le passé et augurant d’expériences nouvelles qui seront
tentées plus tard par d’autres peintres. Ce peintre qui meurt très jeune, dans
des circonstances troubles, exerce une grande fascination sur Adel. Pour lui,
changer les choses, c’est opérer par ruptures, rompre avec le passé afin de
l’interroger, le mettre à distance, le critiquer, et ainsi renaître.
Déhia et Adel ne se lassent pas, vont de surprise en étonnement. Ils
viennent de loin, ils le savent, ils viennent de nulle part, de là où les fils ont
été coupés, cisaillés, les fils qui relient aux ancêtres. Ils viennent de là où la
mort ne s’invite pas, résidant à demeure, frappant, saisissant, emportant la
vie à sa guise.
Déhia
Un matin humide, de ces matins qui succèdent aux cauchemars. La ville
s’éveille aux sons des klaxons – c’est une manière de vivre, ici. La rue est
bloquée par un embouteillage ; les chauffeurs s’invectivent — c’est normal,
ici. La chaussée est trempée, les égouts débordent, les insultes pleuvent, les
klaxons redoublent de férocité, le policier siffle, siffle encore, s’époumone,
s’énerve, se dirige vers un chauffeur irascible, l’immobilise, lui confisque
ses papiers, s’en va, siffle encore. Il revient, remet les papiers à
l’automobiliste, l’avertit : « Ne recommence plus. Allez, roule ! »
Impossible d’avancer : le feu est passé au rouge. Les klaxons vrillent
encore. Sur les trottoirs, les gens marchent vite, se retournent souvent, ne
s’arrêtent pas aux feux, pestent contre les automobilistes pressés. Des
enfants, cartables au dos, se mêlent à la foule, écharpes au cou ou
parapluies déployés. Ici et là, quelques mendiants déguenillés à même le
sol, des cartons pour se protéger. À l’arrêt du bus, il y a foule, des femmes,
des hommes, en manteaux, foulards et bonnets sur la tête, mines
déconfites ; le bus arrive, bondé : bousculade, cris et injures ; les plus forts
montent, les autres maugréent, protestent, restent en plan. Petit à petit, les
voitures s’ébranlent, s’arrêtent, le concert de klaxons reprend, le policier
siffle, siffle encore une fois, s’époumone, s’énerve, n’arrête personne, ne
confisque les papiers de personne, maugrée, s’exclame : « Vous êtes
indisciplinés, rétifs et barbares ; allez au diable ! » Il se retire sous un
auvent pour se protéger de la pluie, trempé. Plus aucun véhicule ne bouge.
Les klaxons, encore. Deux, trois, quatre automobilistes abandonnent leurs
véhicules pour rejoindre l’agent : « Allez, revenez, s’il vous plaît, arrangez-
nous cela ! Nous travaillons et nous allons être en retard. S’il vous plaît,
monsieur l’agent ! Au nom de vos parents, de votre honorable famille. Vous
êtes quelqu’un de bien, cela se voit. » Le policier revient au milieu de la
chaussée sous la pluie battante et reprend son ballet. Il siffle, siffle encore,
fait de grands gestes, à droite, à gauche, crie, tempête. Les voitures
s’ébranlent, s’arrêtent, repartent. Deux automobilistes descendent de
voiture, s’insultent, se donnent des coups, d’autres parmi les passants
s’interposent, démêlent les protagonistes. Des insultes, encore. Le policier
siffle, tempête, agite les bras, s’époumone, s’énerve, siffle toujours.
« Le cirque habituel », se dit Déhia. Au volant de sa voiture comme tous
les jours de la semaine, elle patiente. Belle, élégamment habillée, une
écharpe au cou, la trentaine fraîche, bien faite, yeux aux couleurs
changeantes, elle se rend à son travail. Elle est habituée à la pagaille,
chaque jour c’est ainsi. Quand il pleut, cela s’aggrave. Doucement, elle
avance, patiente, freine, avance et finit par atteindre le rond-point. Là, elle
se faufile par des rues adjacentes, de temps en temps une trouée laisse
échapper un coin de mer. Elle est grise ce matin. « C’est triste, même la mer
a changé de couleur. Qu’elle est laide cette ville ! » Jamais elle n’avait
pensé cela de sa ville. Même sous la pluie ou le déluge, elle l’aimait,
exubérante, indisciplinée, une ville à flanc de colline qui s’échoue dans la
mer. Une ville offerte, ouverte sur le ciel et la mer. Une ville qui grimpe ou
dégringole, c’est selon, s’accrochant ici et là. Une ville de soleil,
aujourd’hui aveuglée par les trombes d’eau qui viennent d’en haut, du ciel
furieux et déchaîné. « C’est devenu une ville affreuse, sale, trop de monde,
trop de voitures, on ne prend même plus le temps de vivre avec la mer »,
pense-t-elle.

Quelques kilomètres plus loin et plusieurs centaines de coups de klaxons


plus tard, elle pénètre sur le campus de l’université. Sous une pluie battante,
elle rejoint la salle où elle donne un cours aujourd’hui sur les « insultes
féminines dans les langues maternelles ».
Elle a réfléchi à la réaction éventuelle de certains étudiants : « Bof ! Je
verrai bien. » Elle enlève son manteau, dénoue l’écharpe, pose son sac et
son cartable.
La salle se remplit assez vite, ils sont une cinquantaine, filles et garçons.
Elle commence :
— … Il m’a semblé intéressant de réfléchir à la charge érotique contenue
dans les langues maternelles dès que l’insulte aborde le sexe, comme si ces
langues étaient incapables…
L’interruption est brutale :
— Nous refusons de vous écouter. Vous êtes allée trop loin. Il y a des
lignes rouges et nous ne voulons pas vous suivre.
Elle s’y attendait un peu, elle décide de choquer :
— Dans vos langues maternelles, comment dit-on putain ?
La salle est liquéfiée.
— Alors ?
— Madame, c’est impossible.
— Pourquoi est-ce possible pour moi de dire putain dans la langue que
j’utilise, et pas dans vos langues maternelles ?
— Putain !
— En voilà un courageux ! réplique Déhia.
— Toi, la putain !
La salle n’est bientôt plus qu’un souk, certains veulent en découdre. Le
groupe contestataire quitte la salle. Déhia reste en compagnie d’une dizaine
d’étudiants.
— Tu le paieras, putain ! entend-elle.
La discussion s’engage avec les étudiants qui l’entourent :
— Il est évident que nos langues sont dépréciées, c’est pour cela qu’elles
paraissent chargées, propose un étudiant.
Une autre :
— Les garçons sont incapables de dire je t’aime dans une de nos langues.
Déhia répond, argumente, explique, écoute. Elle parle de la « haine de
soi », de l’amnésie qui « semble devenir la marque de fabrique ici ».
L’échange est passionnant, les étudiants intéressés, Déhia demande qu’ils
préparent des exposés sur la question des langues maternelles.
Elle met son manteau, ajuste son écharpe, prend son sac et son cartable,
et la voilà partie vers le département où elle a rendez-vous avec Salim.

— Salut, toi.
Elle est trempée.
— Salut, Déhia.
Elle tend ses joues humides où Salim dépose deux caresses.
— Tu peux attendre que nous soyons à la maison, dit-elle.
— Je t’attends ce soir, j’ai une bonne bouteille.
Il prend son manteau, l’accroche derrière la porte de son bureau. Grand,
mince, cheveux en bataille, un air enfantin, portant une chemise couleur
ciel, un jean et des chaussures noires, vieillies, Salim vit une relation
amoureuse avec Déhia, sans envisager de se marier.
Elle l’entretient à propos de deux étudiants, dont un très intelligent et
brillant, qu’elle aimerait bien aider pour l’obtention d’une bourse à
l’étranger.
— Ce n’est pas un gosse de riche, assure-t-elle. Sa thèse traite de la
désubstantialisation de l’individu dans les sociétés postcoloniales.
Déhia et Salim discutent longuement de l’aspect novateur de cette
recherche qui a pour postulat que les sociétés qui se sont libérées de la
colonisation mettent en place un système totalitaire qui nie les libertés et
impose un modèle, celui de l’homme nouveau, neuf plutôt. Un homme à qui
il est dit qu’il n’est rien et qu’il va porter des valeurs nouvelles,
authentiques.
— Intéressant ! dit Salim. Tu sais bien que je n’y peux rien. Ce n’est pas
moi qui donne les bourses, juste un avis pédagogique.
— C’est ce que je te demande.
— Tu as rapporté son dossier ?
Déhia est contente.
— Et l’autre ? Tu as dit que tu as deux doctorants.
— Il est fils de… Il n’arrête pas de me harceler, et son père aussi.
— L’important n’est pas là, répond Salim. Quel est son projet ?
— Plusieurs millions.
— …?
— Il m’a proposé plusieurs millions.
— ……………...?
— Il m’a proposé plusieurs millions pour que je rédige sa thèse, dit
Déhia à Salim, médusé,
— Et un poste à l’étranger, a dit son père. Il est ministre.
Déhia a allumé une cigarette, tire une bouffée. Salim en allume une autre,
rejoint son bureau. Déhia lui fait face.
— Et tu l’as vu quand, ton ministre ?
— Eh ! Tu n’es pas là pour me demander des comptes, et ce n’est pas
mon ministre. C’est son fils, mon étudiant, qui m’a rapporté un mot de son
père m’invitant à le rencontrer à son bureau. J’y suis allée la semaine
dernière.
— Et alors ?
— Je suis allée par curiosité, pour comprendre comment un ministre
pouvait parler à un professeur d’université.
— Et alors ?
— Il m’a reçue en m’offrant du café que j’ai refusé. Puis : « Vous êtes la
fille de Smaïn B. ? Un homme remarquable, un patriote.
— Votre fils est doctorant chez moi. Pour être honnête, et vous excuserez
ma franchise, par quel miracle est-il arrivé là ?
— Je serai franc avec vous, il n’a pas le niveau, il est vrai, mais ce ne
sont pas des études de médecine qu’il fait, ni d’ingéniorat. Nanti de son
diplôme, il ne fera prendre aucun risque à la société. Il ne sera ni médecin,
ni ingénieur. Ce doctorat lui permettra d’avoir une bonne place. Je vous
avouerai que je pense le nommer directeur général d’une entreprise de
distribution.
— …………
— Oui, il n’a peut-être pas le niveau, mais il est intelligent.
— Si vous avez un poste pour lui, pourquoi ne pas le nommer dès
aujourd’hui ? Pourquoi un doctorat ? Il perd son temps et nous fait perdre le
nôtre…
— Pour la légitimité. Avec son diplôme de docteur d’État en
sociolinguistique, personne ne contestera son poste.
— Bon, mais que voulez-vous de moi ?
— Deux cents millions. Je vous donne deux cents millions, vous rédigez
à sa place la thèse, sur le sujet qui vous agrée, et…
— Et…
— Je vous promets un poste à l’étranger. Nous venons d’ouvrir un lycée
dans une grande capitale, je vous ferai nommer au grade le plus haut, vous
aurez un très bon salaire, un appartement aussi.
— …?
— De temps à autre, je viendrai vous voir… »
— Il t’a baisée ?
C’est Salim qui vient de parler.
Déhia s’est levée d’un bond, a pris son manteau, ajusté son écharpe,
attrape son sac et son cartable, et la voilà à la porte, Salim sur ses talons.
— Excuse-moi.
— Non, il n’en est pas question. Tu me prends pour qui ? Oui, c’est
l’atavisme qui ressort. La femme est faible, fragile. Elle est sexe,
uniquement sexe, et par conséquent tentatrice… C’est bien cela, non ?
— Tu sais bien que je ne suis pas ainsi, proteste Salim.
— Il n’en a pas fallu beaucoup pour que tu dérapes.
Salim, en tenant la main de Déhia, reprend :
— Tu as raison, c’est un combat de tous les jours. Je te demande pardon.
— Je m’en vais, j’ai un autre cours, avant d’aller voir ma mère.
— Attends, tu n’as pas terminé ton histoire…
Salim a les yeux d’un enfant contrit. Elle est déjà partie.

Dehors, le ciel ténébreux déverse sa colère sur le campus qui ressemble


de plus en plus à un marécage. Elle traverse vite la chaussée et s’engouffre
dans une salle où l’attendent une dizaine d’étudiants. Elle pose son sac, son
cartable, enlève son manteau, l’accroche, retire son écharpe.
Tout en essayant de sécher ses cheveux mouillés, elle s’assoit devant ses
étudiants et commence :
— Nous allons aujourd’hui…
Elle est interrompue par le grondement du tonnerre, terrifiant.
— Vous avez peur, madame ?
Elle regarde l’étudiante.
— Moi aussi j’ai peur du tonnerre, j’ai l’impression que le ciel va
s’écrouler sur ma tête, ajoute la jeune fille.
— C’est Dieu qui nous donne sa baraka, intervient un étudiant.
— Ce serait bien, sa baraka, s’il y avait des égouts et des canalisations
qui fonctionnent, dit Déhia.
— Il faut remercier Dieu, renchérit un autre.
— Qu’est-ce que vous avez avec Dieu aujourd’hui ? Vous êtes ses porte-
parole ? C’est l’hiver et c’est normal qu’il pleuve. Maintenant, s’il y avait
des égouts…
— Nous devons être contents de ce que Dieu nous donne, bon ou
mauvais.
— S’il était bon, Dieu, il ne donnerait que du bon.
Elle en avait assez de ces apprentis sorciers qui fleurissaient à
l’université.
— Madame, vous blasphémez.
— Nous allons évoquer aujourd’hui la lingua franca, au Moyen Âge,
autour de la Méditerranée, et évoquer ainsi la formation d’une langue, les
transformations qu’elle connaît, les emprunts qu’elle fait, etc.
— Madame, ce serait bien de parler de notre langue, la plus belle langue
au monde puisqu’elle est la langue du Livre sacré.
— La plus belle langue ? Pourquoi n’est-elle pas parlée par le monde
entier ? Pourquoi les locuteurs de cette langue – la tienne – ont besoin des
langues étrangères pour leurs études et leurs recherches ?
— Parce que les autres ne nous aiment pas, n’aiment pas notre religion.
Déhia se sent découragée : de plus en plus de jeunes adoptent cette
attitude de rejet de l’autre, s’engouffrant dans le religieux.
— Posez-vous la question : quelle image donnons-nous de nous-mêmes ?
Si les autres ne nous aiment pas, c’est peut-être nous qui leur renvoyons une
mauvaise image. Aujourd’hui, ici, tout est ramené au licite et à l’illicite.
Qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce que je ne peux pas faire ? Est-ce les
bonnes questions ? Je ne pense pas. Les questions sont ailleurs : dans la
création, la réflexion, la mise à distance, le doute…
— Il n’y a aucun doute, madame. Notre religion est la meilleure, notre
langue aussi…
— Quelle langue ? Cette terre a connu de multiples envahisseurs et
conquérants ; cette langue n’est pas la nôtre, elle appartient à un des
conquérants. Que nous l’étudiions, c’est bien, mais nous avons nos langues
maternelles…
— Madame, vous avez tort de dire cela. Vous parlez de la langue sacrée,
c’est Dieu qui parle dans cette langue.
— Il parle ? Dieu parle. À qui ? J’aimerais savoir comment : il a une
bouche, des lèvres, une langue ? Et ne me dites pas que je blasphème ! Dieu
parle ! Et vous, qu’avez-vous à dire ? Parlez. Parlez en votre nom. Laissez
Dieu tranquille. Utilisez n’importe quelle langue et parlez. Non, ne parlez
pas de Dieu ; parlez de vous. Que pensez-vous de la vie, des êtres ?
Comment voudriez-vous vivre ? Dans l’obscurité et l’ignorance ? Que
voulez-vous ? Que voulez-vous faire ? Vous êtes-vous intéressé aux autres ?
Aux autres, ailleurs ? Savez-vous au moins qu’il y a un ailleurs, vaste,
immense, peuplé de femmes et d’hommes, d’animaux et d’arbres ? Vous
croyez que vous êtes seul ? Vous parlez des autres : savez-vous qui ils
sont ? Non, bien sûr. Dieu vous suffit. Dieu omniprésent, omniscient, qui
peut tout. Il peut tout ? Pourquoi ne peut-il pas…?
Déhia se rend bien compte que la discussion devient impossible. Elle
s’arrête, reprend son souffle et…
— Revenons à la lingua franca…
Une heure après, Déhia est délivrée. Il est midi, juste le temps d’aller voir
sa mère. Elle récupère son manteau qu’elle enfile, noue son écharpe, prend
son sac et son cartable, dit :
— À la semaine prochaine.

Elle s’en va sous la pluie, s’engouffre vite dans sa voiture.


Déhia prend l’autoroute, longe la mer. Grise, houleuse. Tout est gris, la
mer et la ville. Les hommes sont gris. Les voitures roulent à toute allure, à
droite, à gauche, doublent, redoublent, dépassent, repassent. Le ciel est si
bas qu’il semble toucher terre. La pluie ne s’arrête pas. Ici et là des voitures
immobilisées, le capot ouvert, les conducteurs à leur chevet. Déhia prend
une bretelle, enjambe un pont. La route grimpe, la circulation se fait dense,
les piétons apparaissent, la tête dans les épaules, les pieds dans l’eau qui
déborde de partout. Les klaxons se font entendre. Les feux tricolores
dansent sous la pluie, un coup vert, un coup orange puis rouge, les voitures
roulent au vert, à l’orange, au rouge. Les klaxons vrillent encore. Plus haut,
au carrefour des Dames, un policier règle la circulation. À droite, à gauche,
devant, derrière. Il siffle, siffle encore, s’époumone, ne s’énerve pas, agite
les bras dans tous les sens. Vert, orange, rouge, une flaque d’eau qui atteint
des piétons, insultes humides, brèves. Il pleut. Sur la ville et ses habitants,
sur les maisons et les voitures. Il pleut partout, même dans le cœur des
hommes. Il pleut à n’en plus finir.
Après la place de la Fontaine, Déhia vire à gauche et se gare devant la
maison familiale. Une bâtisse construite juste avant la décolonisation, deux
niveaux, le rez-de-chaussée et un étage. Son père l’a reçue d’un oncle
décédé, sans héritiers. Elle s’y engouffre vite.
— Maman, c’est moi.
Déhia enlève son manteau ruisselant, défait son écharpe, grimpe les
marches, arrive dans l’entrée, pose son sac et son cartable sur une chaise,
accroche le manteau, secoue ses cheveux.
— Maman ?
Soixante ans bien portés, cheveux blonds quelque peu décolorés, tailleur
bleu ciel, avec la jupe au-dessus des genoux, chemisier blanc à col large,
ronde et petite de taille, visage jovial, agréable, elle est assise sur un divan
en cuir noir, le téléphone à la main. Elle parle avec son mari, en
déplacement.
— Donne-le-moi. Papa, tu rentres quand ? Demain ? Je viendrai après-
demain te voir. Ici, c’est le déluge. Je t’embrasse, je te repasse maman.
— D’accord… Ils viennent ce soir, c’est ce qu’ils m’ont dit au téléphone.
J’aurais voulu que tu sois là… Bon, oui, entendu… À demain.
— Alors ?
— Tu es toute trempée, sèche-toi.
Déhia est déjà dans la salle de bains.
— Tu veux manger quelque chose ?
— Qu’est-ce qu’il y a de bon ?
— Une soupe chaude et je te fais des côtelettes.

Attablées, les deux femmes s’entretiennent :


— Comment vont les choses à la fac ?
— Mal, vraiment. Les étudiants sont abrutis, ils ne parlent que religion.
— Il faut que tu fasses attention, ne les provoque pas.
— J’essaie de leur insuffler les rudiments qui leur permettront de
réfléchir par eux-mêmes, leur dire qu’ils font partie d’un monde divers,
complexe et qu’ils doivent l’appréhender au lieu de s’enfermer.
— Le mal est ancien, Déhia. Quand ils arrivent à l’université, le mal est
fait. C’est toute l’éducation qu’il faut revoir, depuis la première année à
l’école. Je les vois arriver au lycée, ils ont de graves lacunes à tous les
niveaux, quelques connaissances éparses, mais sont toujours prompts à dire
ce qui est interdit, ce qui ne l’est pas.
— Ce n’est pas possible qu’on en arrive là ! Comment en est-on arrivé
là ? Qu’est-ce qui a cassé ? Bien sûr, il y a le mensonge. Ici tout est bâti sur
le mensonge.
— Au fait, tes frères arrivent ce soir.
— Ah bon !
— Ton père a parlé avec son ami, le ministre.
— Ceux-là, il faudra qu’ils changent. Dans leur tête, il y a quelque chose
qui ne va pas.
— C’est une grave maladie qu’ils ont contractée. Tout le monde est
touché par cette maladie.
— Pas moi.
— Pas toi, ma chérie. Ils sont nombreux, ceux qui en sont atteints. Une
maladie insidieuse, rampante, qui pénètre par la gorge, envahit les poumons
puis se généralise. Elle se manifeste par l’oubli, puis l’amnésie et enfin le
déni. Elle se répand vite, elle va de bouche à oreille, d’accolade en
accolade. De quartier en quartier, elle ronge les êtres, fragiles et incultes.
Elle les précipite dans un monde clos, irrémédiablement clos. Elle répand la
haine, de soi, des proches, des autres.
— Il faudra bien que cette épidémie s’arrête.
— C’est trop tard, ma fille… Bon, tu restes pour voir tes frères ?
— Non, j’ai dit à Salim que je passerais la soirée avec lui.
— Comment va-t-il ? Vous devriez vous marier…
— Maman ! Je suis une grande fille.
— D’accord, ma chérie. Quand viendras-tu voir tes frères ?
— Après-demain. Et ne les cajole plus, il faut qu’ils s’assument, trouvent
du travail et arrêtent leurs bêtises. Cela risque de leur coûter cher… Je
t’avoue, maman, qu’ils commencent à me faire peur.
— Ce sont tes frères. Ton père a promis de leur parler, il rentre demain.
Déhia met son manteau, noue son écharpe, prend son sac et son cartable,
et descend les marches.
— Prends soin de toi, maman.
— Oui, ma chérie. Ne t’en fais pas.

Quand Déhia arrive chez elle, il est déjà dix-sept heures. Elle accroche
son manteau, dénoue son écharpe, pose son sac et son cartable, et s’installe
sur le divan. La visite à sa mère lui a fait du bien, pourtant elle est inquiète.
Ses deux frères, des jumeaux de vingt-deux ans, reviennent à la maison.
Ils avaient été arrêtés à la sortie d’un lieu de prière du quartier et
emprisonnés. Heureusement cela n’a duré que trois mois, grâce à leur père
qui a appelé un de ses amis, ministre.
Déhia avait essuyé quelques remarques de leur part.
— Tu devrais t’habiller différemment…
— Pardon ? Arrête, là, n’ajoute plus rien.
— Karim a raison, dit l’autre, Ali.
— Tous les deux, vous la fermez. Je suis votre grande sœur et vous devez
me parler avec des égards.
— Dieu a dit…
— Arrête avec Dieu. Vous le mettez à toutes les sauces, un jour il va
étouffer.
Ils étaient rouges, les frères. Ils avaient ravalé leurs mots et quitté la
maison.
Depuis, leurs rapports sont tendus.

La sonnette retentit. Elle n’attend personne. Elle sait que les voisins
peuvent sonner à n’importe quel moment :
— Tu n’aurais pas un peu de sel ?
Ou encore :
— Maman te demande de lui écrire une lettre de réclamation…
Elle ouvre la porte. Un jeune qu’elle reconnaît, étudiant. Et l’autre :
— Je suis son père.
La cinquantaine, ventre proéminent, costume mal taillé, cravate de
travers, une barbe qui lui mange le visage. En somme, un être mal dégrossi,
comme il en est tant apparu ces dernières années.
— Que voulez-vous ?
— Mon fils, Mustapha, est votre étudiant…
— Oui, je sais, et alors ?
— Au nom de Dieu, connaissant votre honorable famille, je suis venu
vous voir pour…
— …………… ..
— Je suis venu vous voir pour…
— Les notes, madame, dit Mustapha, l’étudiant.
Un cancre, elle ne sait comment il a atteint à ce niveau des études. Elle
l’imagine mal devenir sociolinguiste.
— Quoi, les notes ?
— Je paie, madame. Je veux que mon fils ait son diplôme et votre prix
est le mien.
— Je ne comprends pas.
— Je vous donne dix millions pour les notes de mon fils.
— ……………… ..
— Tout le monde achète les notes à la fac, madame. Donnez-moi une
bonne note et mon père vous paie dix millions.
— Et à chaque fête, je penserai à vous, renchérit le père.
— ……………………… .
— Je serai votre obligé, je n’oublierai jamais ce service que vous rendez
à mon fils. Vous êtes une femme de bonne famille…
— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes devenus fous ?
— Madame…
Déhia claque la porte. Elle n’en revient pas. Assise sur le divan, elle est
assommée. Pourquoi tout s’écroule ainsi ? Qu’est-ce qui ne va plus ? Que
s’est-il passé ? « Nous sommes responsables », se dit-elle. Nous avons
laissé faire. « C’est trop tard », avait dit sa mère. C’est trop tard ?
Elle a juste le temps de se préparer. Elle se lève, se rend dans la salle de
bains, prend une douche, revient sur le divan, se pose. Dehors, la pluie ne
cesse de tomber, comme si le ciel pleurait à chaudes larmes.
Il est dix-neuf heures quand Déhia finit de s’apprêter. Une jupe noire, un
haut de couleur sable, des bottes marron, une écharpe couleur sépia au cou,
très chic. Ses lèvres sont soulignées d’un rouge clair, discret.
Elle met un manteau noir, long, prend son sac, ne prend pas le cartable et
sort.

Dehors, la nuit est déjà là depuis longtemps. Tout est nuit et se confond :
le ciel et la terre, les hommes habillés par la nuit, ombres furtives. La pluie
n’a cessé, les eaux s’amassent et gonflent devant des bouches d’égout
saturées qui vomissent toutes sortes d’objets.
Elle monte dans sa voiture et démarre. De nouveau, les klaxons, les feux
qui dansent. Rien que la nuit.
Elle longe les bidonvilles de la Montagne. Elle imagine les habitants et
leur misère, la pluie qui pénètre de tous les côtés, les enfants en bas âge,
pieds nus dans la boue, la morve au nez. Sans eau, ni électricité, ils sont des
dizaines de milliers à s’entasser ici, pauvres hères venus de leurs villages,
hameaux et lieux-dits hantés par la mort. Femmes et enfants ont suivi des
hommes défaits et humiliés, sans travail ni espoir quelconque. Des parias
marginalisés, exclus, méprisés, vivant de vols divers, de rapine et de
mendicité.
— Connasse !
Un coup de klaxon féroce après l’insulte. Un automobiliste qui la
dépasse, avec force gestes de colère. Elle s’était arrêtée devant un feu passé
au rouge.
Déhia continue son chemin vers Salim. Une bonne heure plus tard, après
plusieurs slaloms pour éviter des nids-de-poule, klaxons rageurs,
mouvements de bras colériques, grimaces à travers des pare-brise embués,
elle stationne dans une cité d’immeubles assez propres. Un garçon d’à peine
seize ans s’approche, une capuche sur la tête :
— Tu mets ta voiture là, oui, là. Arrière, arrière, c’est bon, voilà .
Elle prend son sac, descend, ferme la voiture, sort un billet et le tend au
gamin qui remercie :
— T’inquiète pas, ma sœur, je m’en occupe.
Elle s’engouffre dans l’immeuble dont la porte ne ferme pas, monte les
marches. Deux étages, une porte s’ouvre. C’est Setti, voisine de palier,
divorcée, un enfant, cadre dans une grande entreprise. Une femme brune,
grande, la quarantaine à peine, à bout, qui s’accroche comme elle peut.
Son mari est parti avec une belle jeune fille après avoir épuisé ses
charmes à elle. Elle se jette sur Déhia et lui demande si elle peut les
rejoindre pour boire un verre avec eux.
— Si tu veux.
Déhia avait envie de rester seule avec Salim. Celui-ci s’encadre dans la
porte d’en face, dit :
— Viens te joindre à nous, Setti.

Déhia entre, pose son sac sur une console à l’entrée. Salim lui prend son
manteau, l’accroche.
— Je suis content que tu sois là.
Ils sont déjà dans l’étreinte. Déhia se dégage, rejoint la salle de bains,
retouche le rouge sur ses lèvres, passe une main dans ses cheveux, revient
vers le séjour, s’affale sur le divan rouge, confortable, allume une cigarette,
Salim pose un cendrier, allume une cigarette aussi.
— J’ai vu maman ; elle te salue. Elle m’a dit que mes frères rentraient ce
soir.
— Ceux-là filent un mauvais coton.
— Oui et je suis inquiète. Papa rentre demain, j’espère qu’il va arriver à
les raisonner.
— Tu n’as pas terminé de me raconter ta rencontre avec le ministre…
— Tu as vu ta réaction stupide ?
— Pardon.
— « De temps à autre, je viendrais vous voir… », m’a donc dit le
ministre à la noix, explique Déhia. D’un bond, j’étais debout : « Il vous
faudra trouver quelqu’un d’autre pour offrir le diplôme à votre fils, futur
directeur général d’une entreprise de distribution. »
— Et alors ?
— Je suis partie en claquant la lourde porte de son bureau. Il n’a pas eu le
temps de dire un mot. Je ne me fais aucune illusion : son fils aura son
diplôme, il sera directeur général, le ministre trouvera une maîtresse, ou
plusieurs, et la vie continue…

La sonnette retentit. Salim va à la porte. Setti s’engouffre.


— Vous voir tous les deux est une bouffée d’oxygène.
— Ne parle pas de ton mari. Parlons d’autre chose.
Déhia connaît bien Setti ; à chaque rencontre, elle parle du salaud qui l’a
laissée tomber après treize années de mariage.
— T’as bien raison. Il ne mérite pas que je parle de lui. Et la fac ?
— C’est comme tout le reste, ça s’effondre. Avant de venir, j’ai reçu la
visite d’un étudiant avec son père qui me proposait dix millions contre de
bonnes notes à son fils.
— Cela ne m’étonne pas. C’est vrai qu’il y a des enseignants qui
monnaient les notes, affirme Salim.
— Tout fout le camp, dit Setti. J’aurais bien voulu partir au lieu d’être
coincée comme un rat.
— Partir, c’est mourir, il me semble, rétorque Salim.
— Rester, c’est mourir, dit Setti. Ce n’est pas une vie. Tu travailles et
n’as qu’une seule chose en tête : rentrer le plus vite chez toi. Rien, il n’y a
rien à faire que se protéger. Ni théâtre, ni cinéma, ni livres, le désert. Est-ce
une vie ? Nous sommes en train de mourir à petit feu, doucement, sans nous
en apercevoir. La chose qu’il y a ici, c’est le soleil, encore que ces jours-ci
il soit absent. De toute façon, le soleil, je m’en passerais. J’aimerais
tellement partir. Partir pour recommencer, non : pour renaître, ailleurs.
Partir pour naître à la vie comme le bébé au premier jour. Partir pour sentir
la vie, les choses et les êtres. Partir pour ne plus avoir peur de mon ombre,
ne plus m’angoisser dès qu’une porte claque, ne plus me retourner dans la
rue, ne plus frissonner la nuit venue, ne plus faire de cauchemars. Partir !
Pour moi, ce mot est magique. Prendre le bateau et ne pas me retourner au
moment où il quitte la baie. Prendre l’avion et ne pas m’approcher du
hublot quand il décolle. Ne pas regarder derrière. Partir, sans me retourner.
Salim se lève, va à la cuisine, revient avec trois verres et une bouteille de
vin qu’il débouche. Déhia se rend à la cuisine, ouvre le réfrigérateur, avise
du fromage, le coupe, le dipose dans une petite assiette. Elle met des olives
dans une coupelle, revient. Setti les quitte un instant et rapporte une
casserole :
— C’est un reste de blanquette.
Déhia réchauffe le plat, les rejoint dans le séjour. Tous trois, installés,
fument, dégustent leur vin, grignotent, discutent.
— La semaine dernière, dit Setti, je suis allée au cimetière, là-haut sur la
colline. Je voulais me recueillir sur les tombes de mes parents. Vous ne
pouvez pas imaginer mon désarroi. J’ai cherché deux heures, en vain.
Impossible de les retrouver. J’ai demandé au gardien, il ne savait pas. Il n’y
a pas d’indication ni de numérotation, pas de plan non plus ! Si tu ne te
rappelles pas l’endroit, c’est fichu. Mais comment se rappeler, il y a
tellement de morts inhumés chaque jour que le cimetière s’étend de tous
côtés. Nous n’avons même pas de respect pour nos morts. Les tombes ne
ressemblent pas à des tombes. Quand il pleut comme aujourd’hui, c’est un
bourbier, tu ne peux y mettre les pieds. Un jour, le sommet de la colline sera
saturé et alors, les morts tomberont sur la ville. Ils viendront nous demander
des comptes. Je voudrais partir avant qu’ils ne reviennent. Partir loin d’ici.
— Ici, il n’y a de respect ni pour les morts ni pour les vivants. S’il n’y
avait que les cimetières ! conclut Salim.
Setti les quitte, revient, repart.
— Bonne nuit, mes chéris.
— Bonne nuit, Setti. Et ne désespère pas.

Déhia et Salim sont seuls, aimants, amants, le désir pour compagnon.


Désir de l’autre dans soi. Ils s’embrassent, se caressent, se déshabillent, se
lèvent, se collent, s’enlacent, vont vers la chambre, s’étendent sur le lit.
— Je t’aime, murmure Déhia.
— Moi aussi, dit Salim.
Dehors, des trombes d’eau se déversent sur la ville. Ils n’ont pas le temps
de voir, de s’inquiéter. Ils sont seuls, ils se désirent.
Allongée sur le dos, Déhia s’abandonne aux caresses de son compagnon.
Salim aime ce corps ferme, plein, cette peau délicate et lisse, ces cheveux
légers, ces yeux aux couleurs changeantes, les lèvres sensuelles, offertes.
De ses doigts, de sa langue, il explore chaque recoin, provoquant les
gémissements de sa compagne.
Leurs haleines enfumées, teintées de vin, se mêlent, leurs jambes se
croisent, se décroisent, leurs bras les entourent, leurs ventres se touchent, ils
halètent, hoquettent, laissant filer quelques sons, quelques mots, quelques
douleurs. Le nez dans les cheveux de Déhia, Salim s’enivre de leur fragilité.
Elle, ses lèvres sur le cou de son amant, s’étourdit. Puis leurs langues se
cherchent, se rejoignent, se défient, s’évitent, se rejoignent à nouveau,
l’étreinte est longue, infinie, les mains, leurs mains, se frôlent, se touchent,
se serrent, s’enserrent, vont d’une peau à l’autre, des seins au ventre, du
visage aux épaules. L’heure tourne, le temps s’arrête, ils sont deux, ils sont
un, l’un en l’autre, l’un avec l’autre.
Doucement, il entre en elle, elle gémit, il dit « je t’aime », elle fait
« oh ! », il continue doucement, elle s’ouvre, elle s’offre, il jubile, elle est
heureuse. Ils roulent, elle le chevauche maintenant. Les yeux brillants,
euphorique, elle s’appuie sur ses épaules. Il replie les jambes, elle dit
« relâche-toi », il s’exécute, sent son cœur s’emballer, les mains sur les
hanches de l’aimée, il serre, serre fort, elle accélère, il replie les jambes, les
déplie, c’est lui qui gémit, c’est elle qui imprime le rythme. Il se crispe,
enfonce ses doigts dans ses flancs, elle va plus vite, plus fort, les
mouvements sont saccadés, il n’en peut plus, il résiste encore, lâche prise,
se répand en elle, elle crie, elle continue son mouvement, il s’agrippe, elle
crie encore, il gémit, elle s’effondre sur lui, il la reçoit, elle le serre fort,
halète, hoquette et s’étouffe, il grogne, émet des sons indéchiffrables, elle
gémit aussi, longuement, la tête blottie contre l’épaule de l’amant, l’aimé. Il
lui caresse les cheveux, le dos, les fesses, elle embrasse son cou, mord
l’oreille, laisse un brin de salive sur le cou, les joues. Longtemps, ils restent
ainsi, puis elle glisse à ses côtés, ils s’enlacent, se couvrent de baisers,
murmurent l’un à l’autre, l’un et l’autre.
Dehors, la vie a déserté la ville, enveloppée par une nuit en furie.
— C’est le déluge, dit Salim.
— Qu’importe !
— Tu as raison, nous sommes ensemble.
Salim continue ses caresses, Déhia, nue, un bras replié sur la tête, les
cuisses offertes, reçoit les mains expertes de son compagnon sur son corps.
Un sourire lui barre les lèvres, il les prend avec ses dents, doucement, très
doucement, il boit le sourire de son aimée.
Ils sont sur la route. Après trois jours de visite de la ville-musée, ils
s’enfoncent vers le Sud, la route se déploie, large et facile, sous les roues
d’une voiture de location. Déhia et Adel sont encore sous le charme de leurs
découvertes, les musées et les palais, partout, dans les rues et sur les places
publiques, l’histoire séculaire se donne à lire, sous les pas de plus en plus
lourds après une journée de marche, devant les yeux éblouis de tant de
merveilles, à portée de main toujours en mouvement. Là, au centre, au
centre de tout, apparaît, se manifeste, surgit l’homme, génie créateur
célébré, reconnu. Là, dans cette ville, tout est ouvert, jour et nuit. De l’autre
côté, avant de partir, Déhia avait vu les portes se fermer, à double tour,
cadenassées, verrouillées. Les portes des maisons et des écoles, celles des
restaurants et des parcs. Toutes les portes se sont fermées. Celles des voisins
comme celles des amis. Les gens s’alourdissaient de trousseaux de clés car
partout il y avait des serrures. Partout s’érigeaient des portes, toutes de fer,
dans les rues et les quartiers. La mer a été entourée par de lourdes portes
blindées. Même les esprits se sont ankylosés éteints. Il n’y avait plus de
place pour rien.
Adel est silencieux, concentré sur le volant. De temps à autre, il jette un
regard sur Déhia. Dix ans qu’ils sont ensemble. Ils s’étaient rencontrés lors
d’un débat sur la « pluralité dans les sociétés postcoloniales ». Elle était
intervenue sur la question du métissage culturel et la nécessité pour une
société d’être tolérante et généreuse. Ils avaient discuté ensemble, échangé,
s’étaient revus, se sont téléphoné, écrit, puis aimés et mariés.
Adel n’avait pas vu immédiatement toute la détresse de sa femme. Plus
tard, elle lui a raconté par bribes son histoire, sa douleur. Une immense
douleur, des cicatrices invisibles et une mémoire saccagée. Ce sont ses
cauchemars qui ont alerté Adel. Les nuits de Déhia étaient difficiles, elle se
réveillait souvent, en nage, hagarde, frissonnante.
Les nuits se suivaient, les cauchemars aussi. Cela a duré deux ans, puis
elle a consulté. Deux fois par semaine, des années durant, elle rencontrait
son analyste qui avait vu arriver une femme comme par un ouragan
dévastée. Elle recollait les morceaux, un à un. Adel l’entourait avec
délicatesse et compréhension.
— Nous venons de loin, dit-elle.
— Deux mille ans, murmure Adel. Deux mille ans, cela te paraît loin ;
pourtant c’est hier.
Et Adel, au volant de la voiture, sur une route large et ouverte :
— Te souviens-tu
du jour d’hiver
où nous arrivâmes dans l’île ?
La mer levait vers nous
une coupe de froid.
Le lierre, sur les murs,
susurrait en laissant
tomber les feuilles sombres
sur nos pas.
Tu étais toi aussi une petite feuille
qui tremblait sur mon cœur.
Le vent de la vie t’y avait posée.
Au début je ne te vis pas : je ne sus pas
que tu m’accompagnais,
mais vint l’ instant où tes racines
creusèrent ma poitrine,
s’unirent aux rets de mon sang,
parlèrent par ma bouche,
fleurirent avec moi.
Des policiers en tenue entourent la maison. Une ambulance, moteur en
marche, gyrophare en action, portes ouvertes, est stationnée devant l’entrée.
Des voisins s’enquièrent :
— Que se passe-t-il ?
Des curieux s’agglutinent au bout de la rue. Des policiers en civil entrent
dans la maison, d’autres en sortent, des gradés, talkie-walkie à la main,
crient des ordres. Il est sept heures du matin, la pluie n’a pas cessé. Déhia
arrête la voiture au milieu de la chaussée, descend très vite, sans sac ni
cartable. Les traits tirés, les cheveux en bataille, elle s’élance vers la
maison. Des policiers la rattrapent, elle se débat, les repousse, s’élance, crie,
hurle, tombe, se relève, le manteau plein de boue, le bras gauche tendu :
— C’est chez moi ! C’est chez moi !
Un policier en civil s’approche vite, lui prend le bras :
— Venez, madame.
Elle avance, titube, se raccroche au bras du policier, pleure :
— Maman !
Plusieurs agents l’entourent, la font entrer dans la maison. Elle pleure,
elle crie :
— Lâchez-moi !
Elle est à genoux.
— Je veux voir ma mère.
— Ce n’est pas possible.
— Laissez-moi enter, je suis de la famille.
Salim est à l’entrée, des policiers le ceinturent, lui refusent le passage. Il
est désemparé.
— Déhia !
Les policiers le laissent approcher, il se jette sur Déhia, la prend dans ses
bras. Elle s’abandonne, épuisée par le chagrin.
— Qui a fait cela ? Qui ? Maman ! Je n’ai pas eu le temps de l’aimer et la
chérir. Je n’ai pas eu le temps de lui dire merci pour ce qu’elle m’a donné.
Je n’ai pas eu le temps. Je n’ai pas eu le temps.
Plus tard, Setti arrive, prend Déhia dans ses bras, pleure avec elle. Se
tournant vers les autres :
— Quel pays de merde ! Un pays de malheur ! Comment peut-on
arracher la vie ainsi ? De quel droit ? Pourquoi ce malheur ? Pourquoi cette
souffrance ? Pourquoi cette horreur ?
Dans la maison, des policiers gravissent les marches, les descendent, un
infirmier descend, remonte, d’autres infirmiers, un médecin peut-être, des
pompiers les suivent, un brancard en main.
— Je veux la voir !
Salim lève la tête et questionne un policier.
— Il vaut mieux qu’elle ne la voie pas.
— Je veux la voir.
— Plus tard, madame, tonne une voix.
— Qui a fait cela ? Pourquoi ? Je n’ai pas eu le temps. Maman, tu es
partie et tu m’as laissée.
— Où est votre père, madame ?
Elle lâche dans un sanglot :
— Il est absent et doit rentrer aujourd’hui.
Le va-et-vient des policiers continue ; ils gravissent les escaliers, les
descendent, sortent avec des sacs à la main, certains avec des mallettes.
— S’il vous plaît !
Les pompiers descendent le corps recouvert d’une couverture grise.
Déhia n’en peut plus, elle pleure, crie, hurle, se débat dans les bras de
Salim, s’affale, épuisée, vidée, sans vie. Salim la ranime : « Déhia ! Déhia !
Parle-moi ! » Il demande un verre d’eau, en asperge son amie, lui caresse
les joues, le brancard est sorti, mis dans l’ambulance qui s’en va toutes
sirènes hurlantes, précédée d’une voiture de police. Des policiers
demandent à Salim de les rejoindre au commissariat ; des voisins arrivent
enfin, prennent Déhia et la font entrer dans une pièce du rez-de-chaussée.
Déhia reprend ses esprits, appelle sa mère :
— Maman !
Elle pleure encore, crie, hurle, se tord de douleur. Les voisins de sa mère
pleurent avec elle, tentent de la réconforter :
— Dieu l’a voulu ainsi, ma fille. Sois courageuse.
Des policiers sont encore à l’étage supérieur, s’affairant à déceler les
indices.
Il est onze heures quand Salim revient, perturbé, blanc, vide. Il s’enquiert
de Déhia :
— Où est-elle ?
Il pénètre dans la pièce, fond sur elle, la prend dans ses bras. Elle se
remet à pleurer.
— Ils m’ont pris ma mère. Je ne verrais plus maman !
Les gens, des voisins, femmes et hommes et leur progéniture, les
entourent, pleurent avec eux, se questionnent : qui a fait cela ? Pourquoi l’a-
t-on tuée ?
Il est midi quand un grand bruit se fait entendre, le père de Déhia vient
d’arriver, il s’effondre en apprenant la nouvelle, tout le monde va pour lui
apporter aide, le relever, le soutenir. Bel homme aux cheveux gris, coupés
court, chemise bleu ciel, cravate à rayures bleues, une valise à la main qu’il
laisse choir avec le manteau qu’il tenait au bras. Il est trempé.
Déhia et son père, dans les bras l’un de l’autre, pleurent, titubent,
manquent de tomber, sont soutenus, retenus, portés, installés sur le divan,
dans la pièce du rez-de-chaussée. Salim ne sait plus quoi faire, quoi dire, il
est perdu devant tant de douleur.
— Qui a fait cela ? répète Smaïn, le père de Déhia.
Les larmes de sa fille lui répondent.
— Où sont tes frères ? Où sont mes fils ?
Personne ne lui répond, personne ne sait.
— Salim, qui a fait cela ?
Salim prend Smaïn dans ses bras :
— Il faut que tu sois courageux pour deux. Déhia a besoin de toi.
— C’est à toi de t’occuper d’elle. Moi, je suis fini. Safia morte, je ne suis
plus rien. C’est fini. Je n’ai plus rien à espérer, ni compassion ni amour.
Rien. Ils ont brisé le socle sur lequel j’ai bâti ma vie.
Puis :
— Où sont Karim et Ali ? Quelqu’un peut me répondre ?
Les heures passent, la famille, oncles, cousins, beaux-frères, arrive de
tous les coins de la ville. Dehors, il pleut toujours. Depuis la veille, il pleut.
Comme si le ciel blessé pleurait. Il pleut sur la ville, il pleut sur Déhia, il
pleut sur Smaïn, il pleut sur Salim. Il pleut sur les femmes et les hommes. Il
pleut partout, sur les murs et sur les cœurs, il pleut sur les arbres et les
routes. Il pleut sur les bidonvilles de la misère et sur les quartiers chic. Il
pleut sans cesse. Il pleut et il fait déjà nuit. À l’intérieur de la maison, il y a
du monde et les questions fusent, les mêmes :
— Qui a fait cela ?
— Pourquoi ?
— Pourquoi Safia ? Elle était si douce, si gentille.
Déhia, prostrée, Salim, perdu, Smaïn, les yeux dans le vide, sont là dans
une maison qui n’est plus la leur. Des femmes s’appellent, se parlent, vont
et viennent, s’assoient, se lèvent, apportent du café, du thé. Des hommes,
amis, voisins, famille, sont là, assis, discutent, interpellent tel ou telle,
sirotent un café, un thé. Des enfants aussi, un bébé pleure, deux fillettes
s’amusent à tourner autour de l’assemblée, un garçon peste :
— Arrêtez ! Ne faites pas de bruit.
Pour Déhia, le temps s’est arrêté, le monde n’existe plus, elle n’entend
rien, elle n’est que douleur, une douleur effroyable qui la paralyse. Elle
s’étend à même le sol, pour ne plus sentir ce corps lourd, endolori. Des
femmes se précipitent :
— Une couverture !
— Un drap !
— Un oreiller !
Smaïn s’isole avec Salim :
— Salim, il faut penser à partir avec Déhia. Ici, c’est fini, il n’y a plus
rien à attendre. Je t’en conjure : prends Déhia et partez ! Sur cette terre
maudite, il n’y a plus que du sang qui coule, dans nos rues et nos jardins.
Dans les oueds et les puits. Cette terre est assoiffée de sang ; plus le sang
coule, plus elle en demande ; la mort rôde partout, elle est devenue
familière, elle habite avec nous. Je veux que Déhia vive ! Qu’elle puisse, de
son pas, fouler les trottoirs de rues paisibles. Qu’elle puisse arpenter les
musées et les théâtres, les bibliothèques et librairies. Qu’elle puisse aimer
sans avoir peur. Qu’elle morde la vie sans angoisse. Je veux qu’elle oublie
cette terre et son cortège de morts. Je veux que ma fille soit libre. Ici, ce
n’est plus possible. Partez ! Partez ! Quittez ce pays ! Il ne vous mérite pas.
Il n’a pas de place pour vous. Safia est morte, et moi avec. Vous êtes jeunes,
vous avez encore des rêves, des projets. Ici, on n’en veut pas, ni de vos
rêves, ni de vos projets. Ni de vous. C’est un pays mort.
Ne vous fiez pas à son soleil, il brûle, assomme, ramollit, alourdit,
empêche, freine, paralyse. Sur cette terre, le soleil est traître ! D’ailleurs, il
nous a abandonnés. Regarde ce ciel qui déborde de vomissures. Regarde ces
nuages noirs qui s’écrasent sur cette colline de malheur. Le ciel pleure
Safia. La mer pleure Safia. D’où tu crois qu’elle vient, la pluie ? D’en
haut ? Aujourd’hui, si tu cherches la pluie, elle vient d’en bas ! Elle est si
aride, cette terre, que ses entrailles se sont ouvertes pour libérer l’eau
qu’elle cachait depuis des millénaires. Elle vient d’en bas, la pluie. Elle
vient d’en bas. Regarde les habitants, femmes et hommes, vivant dans la
souillure et l’indignité. Regarde-les bien, humiliés, vaincus, résignés. C’est
une terre maudite. Quittez là !
Salim est sonné ; jamais il n’avait pensé que Smaïn lui parlerait ainsi.
Directeur dans un ministère, il avait toujours l’espoir qu’un jour son pays
s’agripperait à la modernité et chasserait ses démons. Il disait :
— La situation n’est pas brillante, il est vrai, mais il y a des femmes et
des hommes de valeur qui, à force d’abnégation et de ténacité, arriveront à
faire émerger une alternative. Oui, il y a de la gabegie et de la corruption.
Oui, il y a du népotisme et du clientélisme. Oui, il y a un système mafieux
qui s’accapare les richesses du pays. Cependant, ce pays est jeune, il se fait
dans la douleur, mais il se fait. À son rythme, avec les contraintes et les
difficultés inhérentes précisément à sa jeunesse, aux tâtonnements qu’il a
connus.
Salim ne s’attendait pas à un discours si radical. Toute l’énergie qu’avait
mise Smaïn à se convaincre que son pays pouvait s’en sortir avait explosé
avec la mort de sa femme. Jamais, dans son entourage, il n’avait vu un
homme aimer autant sa femme. Il lui vouait une grande admiration, la
couvrant d’attentions et de cadeaux. Chaque semaine, il renouvelait le
bouquet de roses à la maison.
— Depuis leur mariage, c’est ainsi, avait dit un jour Déhia.
Homme cultivé, Smaïn est un haut fonctionnaire aux qualités reconnues.
Intègre, connaissant parfaitement ses dossiers, il a vu des ministres passer,
chacun voulant laisser son empreinte, s’enlisant ensuite, rapidement, qui
dans la corruption, qui dans la médiocrité. Diplômé de la première heure, il
avait à peine vingt-quatre ans quand il a commencé sa carrière. Plus de
trente ans après, c’est un homme brisé qui parle à Salim, un homme qui, en
une fraction de seconde, a pris vingt ans.
— C’est un pays de malheur, répète Smaïn. Un pays de malheur.

Il est neuf heures du matin quand Smaïn B. entre dans le bureau du


ministre. Celui-ci l’avait appelé la veille au soir pour lui présenter ses
condoléances et lui demander de passer à la première heure. Pas rasé,
épuisé, les yeux rougis, le visage pâle, il salue le ministre. Dans le bureau,
trois autres personnes : Smaïn connaissait Abderrahmane au ministère ;
c’est lui qui est chargé des questions de sécurité. Le ministre lui présente les
autres :
— Rahim, colonel des services de sécurité, et Slimane, du ministère de
l’Intérieur.
Le ministre renouvelle ses condoléances et enchaîne :
— Ce que tu vas entendre est terrible.
Le colonel parle :
— Ce sont vos fils, Karim et Ali, qui ont assassiné leur mère.
Smaïn manque de tomber de son fauteuil. Son regard va de l’un à l’autre,
des uns aux autres, interrogateur.
Le colonel continue :
— Les empreintes relevées sont les leurs. Ils l’ont égorgée avec un
couteau de cuisine, certainement entre vingt-deux heures et vingt-trois
heures Des voisins les ont vus arriver vers vingt heures et quitter les lieux
vers minuit. Je vous passe les détails, ce qui est sûr c’est que vous êtes en
danger, ainsi que votre fille ; il vous faudra changer de domicile très vite.
En attendant, nous allons vous mettre sous protection policière. Pour ce qui
concerne vos fils…
— Ce ne sont pas mes fils ! Je n’ai jamais eu de fils ! J’ai un seul enfant,
ma fille Déhia.
— En tout cas, nous avons lancé un avis de recherche ; nous les
trouverons et ils seront châtiés, continue le colonel.
Slimane, du ministère de l’Intérieur, ajoute :
— Nous exterminerons cette vermine.
Smaïn n’entend plus rien. Ses épaules se sont affaissées et son regard
s’est éteint. Quand il sort du bureau du ministre, Salim qui l’avait
accompagné et l’attendait vient au-devant de lui, interrogateur.
Smaïn lui apprend que Safia a été tuée par Karim et Ali. Ils l’ont égorgée.
— Karim ? Ali ? Ses propres enfants ?
— Ce ne sont pas ses enfants, dit Smaïn, puis il se tait.

Durant tout le trajet du retour, il ne dit mot. Devant la maison, il y a


foule : des voisins, des amis, la famille. Nombre d’entre eux viennent le
saluer, présenter leurs condoléances. Il ne voit rien, n’entend rien, il est
dans un état second. À la maison, Déhia vient vers lui.
Il ne sait comment lui dire. Il finit par lâcher :
— Karim et Ali ont tué ta mère. Ils l’ont égorgée.
Déhia perd connaissance, Salim est là pour la rattraper et la mettre sur un
fauteuil. Des femmes, cousines, voisines, amies, viennent l’entourer, se
lamentant :
— C’est terrible !
— Dans quel monde vivons-nous ?
— Que Dieu les châtie !
— Oh, la pauvre !
— Déhia ! Déhia !
Elle est aspergée d’eau, secouée. Un long gémissement avant d’ouvrir les
yeux, Déhia revient à la vie. Elle pleure, crie, hurle. Son père s’est retiré au
premier étage, seul. Salim le suit. Il dit à Setti qui est là ce matin de rester
avec Déhia.
Il grimpe les marches et rejoint Smaïn, lui propose un verre d’eau. Smaïn
veut rester seul un moment. Il l’informe que le corps va arriver dans moins
d’une heure.
— Les policiers sont bien sûrs que c’est Karim et…
— Ne prononce plus jamais ces deux prénoms – Smaïn s’est redressé –,
plus jamais ! Ils n’ont jamais existé ! Jamais ! J’ai un seul enfant, c’est ma
fille Déhia ! Personne d’autre. Plus jamais je ne veux entendre ces prénoms.
Déhia est ma fille unique. Je vais enterrer Safia et m’occuper de ma fille.
Mon unique enfant, mon unique enfant.

Vers midi, le corps arrive dans une ambulance, les femmes, toutes les
femmes, pleurent, les hommes baissent la tête, recueillis, le cortège se
forme, s’ébranle vers le cimetière situé sur une petite colline face à la mer.
Déhia prend place dans une voiture aux côtés de son père, Salim les
conduit. Au cimetière, elle est la seule femme au milieu de l’assemblée
d’hommes. Personne ne trouve à y redire. Quand Safia est mise en terre,
Déhia, à genoux, pleure, les mains chargées de terre.
— Maman, pardon ! Je n’ai pas eu le temps de te dire toutes les choses
que je voulais te dire. Maman, je n’ai pas eu le temps de te dire tout ce que
j’espérais te dire. Je n’ai pas eu le temps, maman. J’aurais voulu tant faire
pour toi. J’aurais voulu tant te donner. Pardon ! Pardon ! Maman, ma tendre
maman, tu nous as laissés seuls, papa et moi. Seuls et perdus, qu’allons-
nous devenir ? Maman, ta soupe va me manquer. Maman, ton énergie va me
manquer. Où la trouverai-je ? Maman, tes mots vont me manquer, ton rire
va me manquer. Maman ! Ma tendre maman !
Smaïn sanglote, Salim pleure, les autres aussi. Les fossoyeurs se mettent
à l’œuvre, la tombe se referme, Déhia, au bras de son père, pleure encore.
Elle pleure sa mère, elle pleure son sort scellé lors d’une nuit de confusion.
Confusion des corps dans l’étreinte. Étreinte du plaisir avec la mort.
Déhia et Salim sont seuls, aimants, amants, le désir pour compagnon. Désir
de l’autre dans soi.
Karim et Ali sont seuls, complices, mus par le désir de leur mère, désir
de mort, la mort de la mère, leur mère morte de leurs mains.
Ils s’embrassent, se caressent, se déshabillent, se lèvent, se collent,
s’enlacent, vont vers la chambre, s’étendent sur le lit.
Ils se parlent, chuchotent, se portent l’accolade, se préparent et, vers
vingt-deux heures, ils sortent de la chambre et rejoignent celle de leur mère.
— Je t’aime, murmure Déhia.
— Nous te haïssons, maman, disent Karim et Ali.
— Moi aussi, dit Salim.
— Pourquoi ? dit Safia, surprise dans son sommeil, Je suis votre mère.
Dehors, des trombes d’eau se déversent sur la ville. Ils n’ont pas le temps
de voir, de s’inquiéter. Ils sont seuls, ils se désirent.
Dehors, des trombes d’eau se déversent sur la ville. Ils n’ont pas le temps
de voir, leur mère est inquiète. Ils sont seuls avec elle. Ils la désirent, ils
désirent sa mort.
Allongée sur le dos, Déhia s’abandonne aux caresses de son compagnon.
Dans son lit, elle s’est redressée, tendue, effrayée.
Salim aime ce corps ferme, plein, cette peau délicate et lisse, ces cheveux
légers, ces yeux aux couleurs changeantes, les lèvres sensuelles, offertes.

Karim et Ali sont déjà sur elle, l’un l’empoignant, l’autre l’étouffant.
Karim passe la main sur les cheveux de sa mère, Ali sur son ventre.
De ses doigts, de sa langue, il explore chaque recoin, provoquant les
gémissements de sa compagne.
De leurs mains expertes d’apprentis assassins, ils l’empoignent, la
bâillonnent, l’attachent, jubilant à ses gémissements.
Leurs haleines enfumées, teintées de vin, se mêlent, leurs jambes se
croisent, se décroisent, leurs bras les entourent, leurs ventres se touchent, ils
halètent, hoquettent, laissant filer quelques sons, quelques mots, quelques
douleurs.
Safia sent les corps de ses enfants sur elle, jeunes et musclés ; elle sent
leurs haleines fétides. Elle émet des cris étouffés, gigote, se débat. Sans
mot, dans son regard l’effroi.
Le nez dans les cheveux de Déhia, Salim s’enivre de leur fragilité. Elle,
ses lèvres sur le cou de son amant, s’étourdit.
Karim, le nez dans les cheveux de sa mère, Ali, les mains sur son ventre,
leurs bouches béantes, proférant des insultes.
Puis leurs langues se cherchent, se rejoignent, se défient, s’évitent, se
rejoignent à nouveau, l’étreinte est longue, infinie, les mains, leurs mains,
se frôlent, se touchent, se serrent, s’enserrent, vont d’une peau à l’autre, des
seins au ventre, du visage aux épaules.
Safia se débat, s’agite, se découvre, se dénude, ses enfants ne lâchent pas
prise, Karim la frappe au visage, Ali au ventre, la douleur emplit ses yeux.
L’heure tourne, le temps s’arrête, ils sont deux, ils sont un, l’un en
l’autre, l’un avec l’autre.
L’heure tourne, le temps s’arrête. Ils sont trois, eux et leur mère, mère
sans fils.
Doucement, il entre en elle, elle gémit, il dit « je t’aime », elle fait
« oh ! », il continue doucement, elle s’ouvre, elle s’offre, il jubile, elle est
heureuse. Ils roulent, elle le chevauche maintenant.
Doucement, Karim prend le couteau, un long couteau, l’agite devant sa
mère, Ali porte ses mains au cou de sa mère qu’il découvre. À l’unisson, ils
disent « nous te haïssons », les larmes envahissent le visage de Safia.
Les yeux brillants, euphorique, elle s’appuie sur ses épaules. Il replie les
jambes, elle dit « relâche-toi », il s’exécute, sent son cœur s’emballer, les
mains sur les hanches de l’aimée, il serre, serre fort, elle accélère, il replie
les jambes, les déplie, c’est lui qui gémit, c’est elle qui imprime le rythme.
Karim et Ali, les yeux illuminés, sont proches de l’extase. Safia essaie de
se détourner, une pression sur ses épaules, « relâche-toi », dit Karim, ses
jambes retombent, elle les redresse encore, sent son cœur défaillir, se débat
encore, gémit sourdement.
Ils la tiennent, cette mère indigne, qui pense autrement et qui a sorti du
même ventre la sœur honnie ; cette mère dont on leur a dit et redit qu’elle
leur faisait honte.
Il se crispe, enfonce ses doigts dans ses flancs, elle va plus vite, plus fort,
les mouvements sont saccadés, il n’en peut plus, il résiste encore, lâche
prise, se répand en elle, elle crie, elle continue son mouvement, il s’agrippe,
elle crie encore, il gémit, elle s’effondre sur lui, il la reçoit, elle le serre fort,
halète, hoquette et s’étouffe, il grogne, émet des sons indéchiffrables, elle
gémit aussi, longuement, la tête blottie contre l’épaule de l’amant, l’aimé.
Safia se crispe, ses enfants l’enserrent entre leurs jambes et leurs bras ;
ils la serrent fort, elle se débat, agite la tête, horrifiée, la lame froide,
immense, court sur sa gorge, elle se cambre, s’agite, le sang gicle, la gorge
s’ouvre, elle émet des sons étouffés, elle gigote comme un animal.
Il lui caresse les cheveux, le dos, les fesses, elle embrasse son cou, mord
l’oreille, laisse un brin de salive sur le cou, les joues. Longtemps, ils restent
ainsi, puis elle glisse à ses côtés, ils s’enlacent, se couvrent de baisers,
murmurent l’un à l’autre, l’un et l’autre.
Karim et Ali reçoivent le sang de leur mère comme une délivrance, l’un
après l’autre, ils trempent leurs mains dans la gorge déployée d’où sortent
encore des borborygmes. Ils trempent leurs mains dans le sang de leur mère
et le lui mettent sur le ventre, sur les seins, sur le sexe. Ils jouissent du sang
de leur mère.
Dehors, la vie a déserté la ville, enveloppée par une nuit en furie.
Dedans, la vie a déserté leur mère, dehors, la nuit enveloppe la ville et
leur forfait.
— C’est le déluge, dit Salim.
— C’est la volonté de Dieu, dit Karim.
— Qu’importe !
— Nous l’avons accomplie, dit Ali.
— Tu as raison, nous sommes ensemble.
— Tu as raison, dit Karim. Il nous reste la traînée, Déhia.
Salim continue ses caresses, Déhia, nue, un bras replié sur la tête, les
cuisses offertes, reçoit les mains expertes de son compagnon sur son corps.
Un sourire lui barre les lèvres, il les prend avec ses dents, doucement, très
doucement, il boit le sourire de son aimée.
Safia, nue, gît dans son sang, la gorge fendue, les yeux exorbités, le sexe
hideusement déployé, les cuisses et les seins maculés de sang, ses enfants,
ses égorgeurs, sur elle, couverts de son sang.
Déhia et Adel arrivent dans une ville nichée sous une ombre volcanique
tutélaire. Des klaxons, une circulation infernale, des policiers qui sifflent,
des feux qui s’allument, clignotent, ne s’allument pas. Les véhicules passent
au vert, mais aussi au rouge, sans soulever de protestations. Après avoir
trouvé un parking pour le véhicule, déposé leurs affaires à l’hôtel, ils se
noient dans cette ville exubérante. Dans les petites ruelles, les immeubles se
touchent presque, le linge est étendu aux fenêtres, on y avance en jouant des
coudes, des vespas vrombissantes, nombreuses se fraient un chemin, les
magasins sont de plain-pied sur la rue, les enfants jouent au ballon, des
vieilles personnes, assises sur des chaises devant le perron de leur maison,
devisent, s’interpellent dans cette langue chantante si caractéristique,
partout des vendeurs à la sauvette proposent des objets divers. Les gens se
parlent avec leurs mains qui s’agitent dans tous les sens. Déhia et Adel ont
l’impression de rêver. Là, ils découvrent les temples. Ils sont là, les palais et
les musées déployant trois millénaires d’une histoire empreinte des
différentes cultures qui se sont succédé. Deux jours dans cette ville à
facettes, une ville à tiroirs, chacun contenant une part d’héritage, et ils
s’enfoncent un peu plus dans le Sud, plus loin, vers le bout du bout.

Sur les routes, le soleil fait miroiter les rêves de Déhia. Au bord d’une
route boisée, se reposant, Déhia s’en ouvre à Adel :
— J’aime cette terre contrastée, sa longue histoire, son patrimoine, ses
excès aussi. J’aime la sensation qu’elle me donne, comme si rien ne pouvait
m’arriver. Même le soleil est différent. Setti, une amie que tu ne connais
pas, me disait qu’elle haïssait le soleil et sa chaleur qui nous écrasait. Ce
n’est pas la même chose ici. Elle disait qu’elle voulait partir pour ne plus
être surprise par son ombre, ne plus se retourner pour voir si elle n’était pas
suivie, ne plus s’angoisser quand on sonnait à la porte. Ne plus s’inquiéter
quand il pleuvait, car la pluie vient d’en haut.
Adel sursaute, cette phrase lui est familière. C’est son père qui a dit un
jour :
— Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut.
C’était il y a longtemps, très longtemps. Il parlait à son jeune frère, le
petit dernier. Adel est interpellé par Déhia qui continue :
— J’ai l’impression d’une étreinte, l’étreinte de la vie. Elle revient à moi
après m’avoir délaissée. Elle revient à moi et je ne veux plus m’en séparer.
Elle et moi dorénavant ne faisons qu’un. Je suis la vie et je viens de loin.
Oui, je viens de loin. Je viens de l’improbable et de l’insoutenable. Je viens
de l’insoupçonnable et de ce qui ne s’entend pas.
Adel avait appris de la bouche de Déhia ses malheurs, se demandant
comment elle avait pu y échapper et comment elle avait pu se reconstruire.
— J’ai refait tout le chemin, pierre par pierre, brique par brique. Je suis
revenue dans le ventre de ma mère pour sonder l’assèchement du mien. J’ai
fouillé dans les entrelacs de ma mémoire et celle de mes aïeux pour
comprendre et pour savoir.
— Qu’as-tu trouvé ?
— Oh ! c’est long à dire, tellement long.
— Nous avons le temps, dit Adel.
— Oh non ! J’aimerais bien, mais je n’ai pas beaucoup de temps pour
démêler les fils, depuis celui d’Ariane jusqu’à celui qui me liait à ma mère.
Je n’ai pas assez de temps pour fouiller la profondeur de mes cuisses et
l’épaisseur de la nuit qui s’est refermée sur les miens.
Salim se dépêche, il est en retard à une réunion du département. Ces
derniers jours ont été éprouvants. La mort de Safia, la mère de l’aimée, a
bousculé sa vie, leur vie. Une semaine déjà et la blessure est encore vive.
Déhia n’arrive pas à s’en remettre et il se doit d’être à ses côtés. Elle n’a pas
encore remis les pieds chez elle, ni chez lui. Elle est aux côtés de son père
qui s’est enfermé dans un mutisme inquiétant. Déhia en souffre. Il ne parle
plus, ne sort plus, ne mange plus, ne dort plus, ne pleure plus. Il passe ses
journées au premier étage, dans son bureau. Il égrène les photos de sa
femme et les souvenirs de leur vie commune. Sur les murs, sur le bureau, au
sol, des dizaines de photos de Safia, épanouie, riante, tenant Déhia, faisant
des grimaces. Point de photos de ses deux fils ; il les a brûlées, une à une.
Seule Déhia lui soutire quelques bribes.
— Je n’ai besoin de rien, ma fille. Pense à toi.
Elle insiste pour qu’il se restaure, il refuse, dit :
— Plus tard.
Elle s’assoit à ses côtés et commente les photos puis se met à pleurer.
— Comment est-ce possible ? Comment peut-on tuer sa mère ? Ce sont
des monstres, je les hais.
— Je me hais. Je me hais car ils sont ma chair. De ma chair, j’ai donné
vie à la mort.
— Ce n’est pas vrai, papa. Ni maman, ni toi n’êtes responsables. Moi
aussi je suis de votre chair.
— C’est vrai, tu es de ma chair, mais toi tu es différente. Tu es la bonté
même, tu es l’amour car tu es amour, tu es douceur, tu es la prunelle de mes
yeux comme tu étais les yeux de ta mère. Toi, c’est différent. Mais eux, les
autres, c’est la négation de la vie et pourtant ils sont de ma chair. Je les
renie comme je renie ma chair.
Déhia dit qu’elle a besoin de lui.
— Tu n’as pas besoin de moi, ma fille. Tu es une femme. Tu as besoin de
Salim et il a besoin de toi. Vous devez construire votre destin, loin d’ici. Ici,
il ne peut être. Rien ne peut être ici. C’est un pays pour ceux qui abdiquent,
qui se résignent. Pas toi, pas Salim. Vous avez encore des rêves. Partez loin,
loin du pays du malheur, le pays de la mort. Il n’y a que la mort dans ce
pays, ma fille. Elle rôde à chaque coin de rue, elle est omniprésente. Il faut
aller vers la vie, loin d’ici.
Salim est inquiet ; que va-t-il se passer maintenant ? Où sont les frères de
Déhia ? Ont-ils le dessein de tuer Déhia ? Ou leur père ? Comment en sont-
ils arrivés là ? Qu’est-ce qui a déclenché cette haine des garçons pour leur
mère ? Pourquoi ? « Cela dépasse l’entendement, se dit-il, je ne dois pas
chercher d’explications à l’abjection. »

— Monsieur !
Salim est à deux pas du département, il se retourne. Le couteau est déjà
dans son ventre. Salim recule, porte la main sur la blessure, regarde le sang
gicler, ne comprend pas. Un deuxième coup à la poitrine, il se redresse,
hébété. Il ne comprend toujours pas. Déhia ! C’est elle qu’il convoque en
cet instant. Déhia !
Une main au ventre, l’autre à la poitrine, ensanglantés, il titube, se casse
en deux, se redresse. Déhia ! C’est son image qui l’accompagne. Déhia,
mon amour ! Nous n’avons pas eu le temps de vivre. Déhia ! Un troisième,
un quatrième, vingt, trente coups de couteau. Il gît au sol, dans une mare de
sang, sa tête dodelinant, cherchant un regard, une main, un mot. Rien. Une
seule pensée, une seule idée, un seul nom : « Déhia ! Déhia ! » Il meurt
devant des étudiants paralysés. L’assassin, son assassin :
— Meurs, chien ! Tu l’as voulu, tu le mérites.
Il lâche le couteau, s’enfuit. Les étudiants s’approchent.
— Le professeur Salim D. a été agressé, il est blessé !
Du département tout près, sortent des professeurs. Le chef de
département aussi. Ils sont atterrés. Une secrétaire :
— Oh, mon Dieu ! Ils l’ont tué ! Ils ont tué Salim !
Le chef de département est blême ; il s’agenouille auprès du cadavre sans
vie de Salim. Il pleure. Le campus est noir de monde ; les gens crient,
appellent, s’appellent, s’inquiètent, s’agglutinent autour de la mare de sang.
Une ambulance arrive, toutes sirènes hurlantes, des voitures de police.
— Ne touchez à rien ! Circulez !
Des policiers armés jusqu’aux dents, comme à la guerre, nerveux,
repoussent la foule, interrogent, entourent le corps, vont et viennent ;
d’autres policiers arrivent, le recteur de l’université, alerté, est là aussi.
Une enseignante :
— Mon Dieu ! C’est Salim ! Il faut appeler Déhia.
— Comment lui dire ? Elle vient de vivre un drame effroyable.
— Pourquoi Salim ?
— C’est un étudiant, je l’ai vu !
Les policiers entourent déjà la voix :
— Qui est-ce ? Vous le connaissez ?
— Oui, c’est un étudiant qui est avec moi. Il a appelé le prof puis l’a
poignardé. Il a dit : « Meurs, chien », et il est parti en courant.
— Allons circulez ! Circulez !
— C’est terrible ! Un meurtre à l’intérieur de l’université ! Ce n’est pas
possible ! répète le recteur.
— Cela devait arriver ! s’exclame un professeur. Les conditions se sont
dégradées gravement ces derniers temps. Il n’y a plus de sécurité. Nous
sommes tous les jours menacés par nos étudiants.
— Tout fout le camp ! dit un autre. Mourir ainsi, comme un chien, dans
l’enceinte de l’université ! Tout fout le camp.
— Oh, mon Dieu ! Ce n’est pas possible, s’écrie une enseignante. Ce
n’est pas possible ! Salim ! C’était la crème des hommes !

Deux heures plus tard, il n’y a plus rien sur le campus ; l’ambulance a
pris le corps, les étudiants sont partis, les policiers aussi. Seul un groupe
d’enseignants continuent d’échanger :
— Il faut faire grève.
— Oui, il faut que les conditions s’améliorent, que la sécurité soit
assurée.
— Le problème est plus grave, dit le chef de département. À la fin de
l’année, seuls quatre-vingt-dix étudiants avaient réussi leurs examens. À la
rentrée, ils étaient deux cents inscrits. D’où sont venus les cent dix autres ?
Nous le savons tous : des enseignants vendent les notes. Elle est là, la
vérité, amère. Salim a payé pour cela. C’est quelqu’un de droit : une note se
mérite, ne se donne pas pour quelques millions. Il n’a jamais accepté de
transiger.
— De tels propos peuvent nous discréditer…
— Et alors ? C’est un homme qui est mort aujourd’hui. Un homme de
valeur, victime de la médiocrité et de la corruption. Il faudrait un sursaut de
nous tous. Nous sommes censés former l’élite, or nous sommes en train de
participer à la curée.
La discussion continue sur ce campus marqué dorénavant par la mort.

Déhia est à la maison, avec son père, quand elle apprend la nouvelle. Elle
s’évanouit. Son père est sans voix. Cela fait à peine une semaine qu’ils ont
enterré leur mère et épouse. Depuis, ils vivent sous la protection de la
police. Salim est avec eux, installé à demeure, s’occupant de Déhia,
essayant de réconforter Smaïn. Il n’est plus rentré chez lui que pour prendre
quelques affaires. Il dort là, au rez-de-chaussée, pour veiller sur eux. C’est
lui qui fait les courses, les repas, débarrasse, fait la vaisselle. Avec Setti qui
vient chaque jour, après avoir accompagné son fils à l’école.
Ce matin, Salim a dit à Déhia qu’il devait assister à une réunion du
département pour l’attribution des bourses.
— Tu m’as parlé d’un dossier, tu te rappelles. Je le présente aujourd’hui.
— Vas-y, lui a-t-elle dit, ne tarde pas. Je t’attends.
Il n’est plus revenu. Fauché. À trente-cinq ans, la vie lui a été ôtée. Un
couteau et trente coups. Trente coups, autant de plaies, béantes, suintantes,
sanguinolentes. Trente plaies, ouvertes, découvertes, dévoilées. Trente
plaies défigurant le corps d’un homme qui avait pour seul tort celui de
vivre. Trente coups et trente plaies, comme autant de rayures pour effacer le
poème.

Déhia est partie, défaite, un gouffre en guise de ventre.


Smaïn est parti, l’absence dans les yeux, l’amnésie pour guide. Il finira
ses jours dans un hôpital, loin, très loin de cette terre qu’il haïssait au-delà
de tout.
Quelques heures de route, une petite traversée en bateau, encore un peu de
route, Déhia et Adel arrivent au bout. Sur leur chemin, ils avaient visité une
autre ville, celle que Cicéron trouvait la plus belle, avec son amphithéâtre
qui pouvait contenir près de vingt mille personnes. Puis ils ont échoué là, un
village de deux mille âmes vivant entre champs de tomates et port de pêche.
Une halte de sérénité. À un kilomètre du port, une crique à laquelle on
accède par un petit chemin de terre. L’eau y est bleue, d’un bleu éclatant,
limpide ; le sable, fin, chaud, même brûlant. Très peu de monde sur la
plage, quelques familles, des enfants, des personnes âgées, des couples.
Très vite, Déhia et Adel ont aimé ce coin tranquille, méconnu des touristes
ravageurs. Déhia a l’impression de renouer avec sa ville natale, la ville de
l’enfance aux bras qui s’enfonçaient dans la mer, une petite ville entre
jardins et port de pêche, à l’histoire millénaire, adossée à la montagne de la
Soif, prise, reprise, détruite, reconstruite, envahie, occupée, possédée,
changeant souvent de maître. De sa fenêtre, enfant, elle avait une vue
imprenable sur le petit port, si petit qu’on le devinait avant de le voir. Dès le
réveil, elle se mettait à la fenêtre pour guetter le moment magique où la
brume s’effilochait pour laisser apparaître la grande bleue et les petits
bateaux de pêche qui partaient. Dans cette ville, elle dégringolait, sur les
pas de son père, les ruelles qui descendaient le long de la muraille,
empruntant la porte de la Mer, avant d’arriver sur la plage de galets, ou les
remontaient pour suivre son père dans les jardins, de l’autre côté des
fortifications. Avec sa mère, elle se rendait à la pointe, extrême point balayé
par les vagues, là où étaient enterrés les morts de la ville, comme pour les
confier à la mer.
Adel, né dans un ghetto de misère d’une grande ville au bord de la mer,
une ville plate et ennuyeuse, de parents analphabètes, a appris à compter sur
lui-même, à penser que rien ne lui était dû et qu’il devait tout aller chercher
lui-même.
Ils se sont posés là, avec leurs blessures et leurs cicatrices. Tous deux
issus du même ventre, le ventre aride d’une terre qui a rompu avec ses
ancêtres.
— J’aurais bien voulu connaître tes parents, dit-elle.
— Moi aussi, j’aurais voulu que tu les connaisses. Nous nous sommes
rencontrés un peu tard…
— Je t’ai cherché longtemps, dit-elle. Et tes parents ?
— Des parents comme les autres, pauvres à l’extrême, qui ont tout
connu : la peste et le choléra, la guerre et ses déchirements, la misère et
l’humiliation. Des petites gens ballottés par l’histoire, dépassés par les
événements, croyant que leurs vies ne dépendaient en aucune façon d’eux,
sans ambition que celle de pouvoir assurer les repas de leur famille, sans
espoir que celui de voir leurs enfants réussir et, donc, les prendre en charge
quand ils auraient vieilli, déçus de cet espoir vain, vaincus et défaits,
résignés, pieds et poings liés à leur sort.
— C’est dur, tu noircis le tableau.
— Non, il est noir sans avoir besoin de moi pour le noircir. Il est noir, le
tableau des miens, souillés par le mensonge et la trahison. C’est le poète qui
dit :
Il ne me reste rien qu’un peu de plaie nocturne…
Des phrases oxydées où plus rien ne témoigne
De ce qui fut un chant.

Ni art
Ni même pas des mots,
Des mégots pour survivre.

Le poète est revenu de ses rêves quand il a écrit ce texte. C’est le


désespoir qui déverse un torrent de mots, pour dire que son corps fuit de
toutes parts. Il l’avait compris, tôt, dans sa chair devenue exutoire. Il avait
hurlé sa désespérance, tous se sont détournés, le laissant seul, fragile,
vulnérable, livré aux prédateurs.
Adel
Il a l’impression de tenir par un fil, changeant, instable, précaire, comme
s’il était pris de vertige et qu’il tombait. Le pas est mal assuré, hésitant, les
jambes effrayées, chancelantes, les yeux exorbités laissant échapper l’effroi,
le cœur vacillant, les oreilles bourdonnantes, ses narines s’ouvrent et se
ferment à une vitesse vertigineuse, ses mains sont saisies de tremblements
saccadés. Il est figé, tétanisé, abasourdi, sans voix. Maintenant, des gouttes
de sueur dégoulinent sur son visage. Des larmes. Des larmes rayent ses
joues, se mêlent à la sueur qui affleure par tous les pores de sa peau.
Combien de temps ? Une fraction de seconde, de longues, de très longues
minutes pour lui, des heures peut-être, une vie. Un éclair brillant, intense,
aveuglant, suivi d’un bruit assourdissant, le sol bouge, les murs avancent, le
plafond s’effondre, c’est le chaos. L’explosion est entendue à plusieurs
kilomètres à la ronde. Un bruit effroyable, le feu, des flammes immenses,
déchaînées, voraces, de la fumée épaisse, noircissant un coin de ciel, de la
poussière qui retombe sur le béton désarticulé, éventré. L’immeuble de cinq
étages est à terre. À l’intérieur, il fait silence, il fait noir. Autour, désolation
et cris et larmes et sirènes. Cris et larmes des hommes, sirènes des
ambulances, hurlements des hommes et des ambulances. Des femmes, des
hommes courent dans tous les sens, certains ne savent pas où ils vont,
d’autres trébuchent, tombent, se relèvent, crient, pleurent, courent encore.
Des voitures de police, en nombre, arrivent, freinent brusquement, libérant
des policiers, bottés, casqués, armes lourdes au poing, qui prennent
possession des lieux, sifflent, arrêtent, relâchent, secourent, ferment le
quartier, talkie-walkie en main, soufflant ordres et informations. Sur les
lieux de l’explosion, des pompiers, des infirmiers, des médecins recueillent
les premiers blessés, une femme, les cheveux en bataille, pleine de
poussière, un filet de sang qui court sur sa jambe droite, un jeune homme, la
tête en sang, habits déchiquetés, les yeux hagards, un autre, la jambe
coupée, sanguinolente, transporté sur une civière, d’autres encore, toujours
en sang, hébétés, ahuris, les vêtements en lambeaux, quelques corps
inanimés, peut-être morts, des brancards qui vont et viennent, la poussière
qui enveloppe tout, la panique partout, pour tous, partagée. Combien de
temps ? Peut-être une heure, peut-être deux se sont écoulées. À même le
trottoir, les médecins auscultent les blessés, trient, recommandent l’envoi
vers tel hôpital ou tel autre. Aux deux bouts de la rue, la foule grossit,
curieuse, inquiète, anxieuse, une femme veut passer le cordon pour prendre
des nouvelles de son mari, un père demande si sa fille est parmi les blessés,
un troisième demande s’il y a des morts, d’autres encore, beaucoup
d’autres, voisins, amis, parents, passants, posent des questions, attendent,
pleurent, crient, interpellent, les policiers menacent, s’attendrissent,
repoussent, réconfortent, laissent faire et dire. Un mouvement, des policiers
qui donnent des ordres pour libérer le passage, des sifflets, des sirènes, une
voiture noire, officielle, précédée de deux motards, passe devant le barrage
et s’immobilise devant l’immeuble soufflé par l’explosion. C’est le préfet
ou un ministre, en visite ces jours-ci. Le ministre de l’Intérieur, peut-être.
Peut-être aussi de l’Extérieur, si ce n’est de l’Armement ou le ministre de
la Guerre ou encore de la Paix, non pas de la Paix, il n’y a pas de ministre
de la Paix, il y a la paix, sans ministre. Il est entouré, informé, regarde les
lieux, parle, peut-être, lève le bras vers l’immeuble, réconforte un blessé, dit
un mot à un médecin qui est au chevet d’un autre blessé, fait quelques pas
vers les ruines, revient, s’approche de sa voiture, toujours entouré, presque
invisible, dit encore un mot, peut-être deux, remonte dans sa voiture qui
repart, les motards ouvrant la voie, les policiers hurlent des ordres,
repoussent la foule, le préfet ou le ministre s’en va, la poussière recouvre
toujours les débris. Les secouristes investissent les ruines, cherchent des
rescapés, des blessés coincés dans les amas de béton et de ferraille, ou des
corps sans vie. Ils marchent sur les blocs tordus, les pierres, les gravats,
écartent un bureau cassé en deux, une armoire brisée, des chaises aplaties,
des documents brûlés, des ordinateurs cassés, ils crient, se taisent, mais les
sirènes hurlent, les cris fusent, les pleurs sont bruyants, et la foule grossit,
les policiers s’énervent, repoussent, invectivent, insultent, frappent, tiennent
toujours les deux barrages qui ferment la rue, puis cèdent. Une marée
humaine déferle sur les décombres, des femmes, des hommes interpellent,
s’appellent, déblaient les pierres, la ferraille tordue, le mobilier de bureau
désarticulé, les documents éparpillés, froissés, déchirés, brûlés, des pelles
font leur apparition, sont distribuées, une benne arrive, tractée par un
camion, tout est jeté dedans, des appels, des cris, des larmes, un corps est
sorti, un deuxième, un troisième, inanimés, ensanglantés, cassés, une jambe
est ramassée, dégoulinante de sang, la chair à vif, un infirmier la prend,
court, la remet à un ambulancier, ce dernier s’en saisit, la met dans un sac
plastique, monte dans son véhicule, démarre, actionne la sirène, se fraie un
chemin, disparaît au coin de la rue. Les policiers reviennent, sifflent,
éloignent les volontaires improvisés, hurlent des ordres, insultent,
invectivent, frappent, les gens courent dans tous les sens, une chaussure
perdue sur la chaussée, un couffin renversé, une femme est bousculée,
tombe, crie, invoque Dieu et les saints, maudit, se relève, s’adosse à un mur
pour reprendre son souffle, s’en va. Des photographes mitraillent, une
caméra filme, des journalistes s’informent, questionnent, prennent note, des
policiers arrivent, les prennent au collet, les insultent, les jettent sans
ménagement en dehors du cordon de sécurité.
À l’intérieur, il fait silence, il fait noir. Quand Adel ouvre les yeux, il ne
voit rien. Il ferme les yeux, les ouvre à nouveau. Il fait toujours noir. Peut-
être est-il devenu aveugle ? Où est-il ? Il ne le sait pas. Peut-être est-il
mort ? Oui, il est mort certainement. Des images affleurent, un long
panorama s’offre à lui, remontant le temps.
Dans son quartier, tout le monde se connaît. Des petites gens déclassés qui
se retrouvent là, pris entre les barbelés et la misère. C’est là que grandit
Adel, entre promiscuité et générosité. Une maison partagée par plusieurs
familles, chaque pièce, une famille, quelques-unes en ont deux, un
privilège. La cuisine se fait dans la cour, au vu et au su de tous, plutôt de
toutes. Les réchauds à alcool posés sur des petits supports, une planche, une
brique, une boîte en fer, rivalisent d’éclairs lumineux, portant marmites
fumantes. Quand il pleut, une bâche en plastique recouvre les ustensiles. La
cuisine se fait dans la cour, le repas se prend à l’intérieur. Les familles
s’échangent les plats, partagent les repas, mangent quelquefois ensemble,
les hommes d’abord, revenus du travail, rompus, les enfants ensuite,
revenant de l’école, les femmes enfin.
Son enfance s’écoule, entre privations et frustrations, au milieu des siens,
un père déjà vieux, une mère malade, des sœurs mal mariées, un grand frère
sévère, un petit frère qui le colle toujours, des voisins gentils et bruyants,
cachotiers et solidaires, tous vacillants sur le chemin d’un avenir incertain.
La guerre est passée par là, les laissant exsangues, en lambeaux. Quelques
espoirs, peu d’espérance, et les mensonges se sont accumulés.
Son enfance s’écoule au rythme de l’école aussi, les maîtresses et leur
affection se substituant aux manquements familiaux. Sur les bancs en bois,
il découvre les mots, par bribes, puis entiers. Après les mots ce seront les
livres, des livres reçus à l’école, puis ce sera les livres volés dans les
librairies, à la bibliothèque. L’enfant grandit et découvre le monde, un tout
petit monde qui va au-delà des barbelés, juste au-delà, au-delà de ses
parents et de la misère qui l’entoure. Il va au collège puis au lycée, le
monde s’offre à lui, toujours dans les livres, dans la bouche de ses
enseignants, venus d’ailleurs, dans l’au-delà qui s’est élargi, embrassant la
ville et sa périphérie. Dans les livres, dans les mots, une langue s’offre à lui,
généreuse, ouverte. Après l’école et les livres, c’est le théâtre qu’il
rencontre, au détour d’un boulevard où siège une association d’enseignants,
puis le conservatoire, suprême conquête pour l’enfant issu d’un quartier
pauvre et oublié, grâce à un homme, venu d’ailleurs, qui a décidé que tous
les enfants ont une place, une chance. D’un coup, d’un seul, le monde
devient vaste, immense, multiple, compliqué, complexe. Il y mord avec
rage, avec l’espérance qui caractérise l’adolescence. Il y mord et s’aguerrit.
À dix-huit ans, il quitte ses parents qui ne comprennent pas, puis acceptent,
enfin exigent d’être pris en charge. Il s’éloigne, s’en va dans une région
lointaine où la rigueur du froid ramollit son désir de liberté. Il revient pour
les études à l’université, rencontre les poètes et leurs douleurs, se mesure à
la clandestinité, devient militant. Il prend la parole, un crayon à la main. Il
dit les mots bâillonnés et s’éveille à la souffrance des siens. Il est un
homme, il a la rage. Il est un homme, il est en colère. Il est un homme et
tourne en rond. Alors, il décide de participer à la défaite annoncée.

Adel, jeune et ambitieux, s’en va loin et débarque dans une ville où


nichent les aigles. Tout là-haut, sur un rocher vertigineux, ceinturée de
routes gravées au bord du précipice, la ville est posée là, comme une
offrande aux dieux qui l’ont désertée, encerclée par des ponts et passerelles
qui, chaque jour, déversent des foules innombrables, piégées par cet espace
aérien. Dans les rues, de toutes petites rues qui zigzaguent entre les vieilles
bâtisses défraîchies, envahies par les vendeurs à la sauvette qui exposent
des produits venus de tous les coins du monde, une foule en furie, en folie,
allant dans tous les sens, se bousculant sans s’excuser, des voix qui montent
d’une fenêtre à ras du sol, de la musique qui s’échappe d’un réduit, l’appel
à la prière fuyant d’un haut-parleur nasillard, un vendeur qui annonce les
prix de ses produits, une femme qui secoue son enfant parce qu’il pleure,
deux hommes, têtes furibondes, qui se mesurent nez contre nez, parlant,
postillonnant, des regards complices échangés entre une femme aux yeux
noirs de khôl et un tailleur pour dames, debout devant sa boutique, des
éclats de rire, des gamins qui courent, un crachat qui atterrit sur la
chaussure d’un passant, des sacs-poubelle éventrés, posés devant les portes.
La ville, prise d’assaut, malmenée le jour, est abandonnée la nuit. Difficile
de trouver une boutique, un restaurant, un café, un bar, au-delà du
crépuscule. Les foules venues d’ailleurs se jettent sur les taxis, les bus, les
cars qui les ramènent dans leurs cités-dortoirs, celles qui habitent
intramuros se terrent chez elles. Le bal peut commencer, furtif, caché, non
dit, non assumé, partagé. La maîtresse retrouve son amant, l’amante sa
liberté, le bar s’ouvre à ses habitués, tous feux éteints, les rencontres
s’organisent, la prostituée retrouve ses clients, le maquereau sa place et sa
gouaille, le gendarme quitte sa caserne, le policier son commissariat, se
retrouvent au même endroit, attendant les mêmes femmes, quand ce n’est
pas la même.
C’est dans cette ville à deux faces, une la nuit, une autre le jour, qu’Adel
atterrit. Son grand frère n’a pas compris, ses amis non plus. C’est si loin. Il
arpente les rues et les places, pas les jardins, il n’y en a pas, il prend
connaissance de la ville, s’arrête net devant un pont, là où la vie reste en
suspens, il prend peur devant le vide qui s’ouvre devant ses yeux, retourne
sur ses pas. Au détour d’une rue, il tombe nez à nez avec une collègue de
travail, belle blonde, élancée, aux lèvres pulpeuses. Esquissant un sourire, il
desserre les lèvres pour dire « bonjour », peut-être, il est foudroyé par le
regard de la belle qui lui intime l’ordre de ne rien dire. Elle passe devant lui
comme si elle ne l’avait jamais vu. Le jour d’après, un sourire ravageur aux
lèvres, elle lui explique l’impossibilité de lui parler dans la rue, en public.
Plus tard, elle sera sa maîtresse la nuit, pas le jour.
Cadre d’entreprise, enthousiaste, plein de projets, Adel s’investit, arrivant
tôt, partant tard, disponible et disposé. Plein de certitudes, il se jette à corps
perdu dans son travail. Petit à petit, les difficultés s’annoncent, se précisent,
les problèmes jaillissent, grossissent, les polémiques et les
incompréhensions aussi. Les membres du syndicat exigent des primes de
rendement quand l’entreprise équilibre à peine ses comptes, les instances
politiques font pression, la tutelle impose des choix aventureux, périlleux,
quand ils ne sont pas débiles. Les cadres sont dénigrés, accusés d’être des
boulets ou, suprême insulte, des complices de la main étrangère,
déstabilisatrice.
Adel reçoit un jour un appel téléphonique. C’est un homme politique,
puissant et craint. Sa demande est simple, ne souffre aucune remarque. Une
jeune femme doit être recrutée dans l’entreprise. Le directeur général réunit
le conseil de l’entreprise pour entériner sa nomination au poste d’adjointe
du directeur commercial, avec voiture de service. Elle sera les yeux et les
oreilles de son amant. Les appels deviennent habituels, demandant à Adel
une faveur, le recrutement d’une personne, l’augmentation de salaire du
président du syndicat, la mise en disponibilité d’un employé. Adel refuse,
argumente, résiste, cède, plie, compose, accepte. Au bout de deux années,
son enthousiasme s’est émoussé, il ne sait plus quoi faire. Arrive une
convocation, officielle, urgente, impérative. Il est appelé sous les drapeaux.
Il ne veut pas, cherche un moyen d’y échapper, en vain. Il y passe deux
années, dont dix-huit mois dans une région lointaine, inhospitalière, une
région de pierres et de soif. Quand il arrive, il apprend qu’il remplace un
officier qui s’est suicidé. Il a peur, il est mal, il ne peut rien faire, il affronte
et assume. Il dirige près de cent cinquante personnes et le matériel qui leur
est dévolu. Les nuits sont froides, les journées de feu, il n’y a rien à faire
que tourner en rond dans cet espace lunaire, rien à faire d’autre que
s’occuper de ces hommes qui ont aussi peur que lui. Peur de mourir si la
guerre éclate, car elle rôde dans les esprits des dirigeants. Peur de recevoir
une balle d’un soldat déstabilisé par le soleil et l’abandon. Peur de mourir
d’une morsure de scorpion ou de serpent. La peur l’accompagne partout, sur
ce territoire de pierres et de désolation, loin de tout, sans autre enjeu que la
bêtise des dirigeants. Adel essaie de mener à bien sa tâche, sans y laisser
trop de plumes. Son responsable hiérarchique l’apprécie, fait appel à lui
pour des missions. Il assiste aux réunions importantes, dirige des convois,
avec hommes et matériel. Un jour, ce sont deux camions chargés de
produits alimentaires qu’il a ordre de mener à une destination lointaine.
Pour éviter les grosses chaleurs, il fait la route la nuit. Quand il arrive au
petit matin, c’est un civil, le visage ceint d’un foulard, qui lui fait signe de
le suivre. Les portes en fer d’un immense entrepôt s’ouvrent, les camions
s’engouffrent, pris d’assaut par une nuée d’hommes, tous des civils, pour
les décharger. Adel est invité à prendre le thé par le maître des lieux qui lui
remet une enveloppe. Adel ne comprend pas, pose son verre de thé, prend
l’enveloppe, regarde l’homme en face de lui, il semble si sûr de lui quand il
dit :
— Remets cette enveloppe à ton chef.
Adel retrouve les camions vides au bout d’une heure et rentre à sa base.
Décontenancé, il se présente à son chef qui prend l’enveloppe et le
congédie. Adel s’en va, écœuré. Ce n’est pas fini pour lui car, à deux
reprises, son responsable lui confie des missions similaires. À chaque fois,
il revient avec une enveloppe qu’il remet au chef. Il s’en ouvre à un autre
officier, le soir même son chef le convoque, le traite de tous les noms, lui
fait savoir que durant cette période particulière, en cette zone particulière,
son unité peut perdre dix pour cent d’hommes sans qu’il y ait enquête. Adel
s’excuse, s’amende, retourne à sa base, se fait oublier, même à sa
démobilisation. On ne pense à lui que deux mois après la quille. Son chef
n’est pas le seul à voler des produits ; les autres le font aussi. Un jour, il
bénéficie d’une permission, il prend l’avion pour rejoindre sa ville natale.
Durant le vol, un bagage placé au-dessus des sièges laisse échapper un
liquide rouge, du sang. Le chef de cabine, alerté par l’hôtesse, exige du
passager que le bagage soit ouvert. Un mouton entier, préparé, emballé. Le
passager est un soldat missionné pour remettre la viande à la famille du chef
résidant à mille deux cents kilomètres de là. Adel est soulagé de quitter
l’enfer de ce territoire mis en coupe réglée par les militaires. Rentré chez
lui, il retourne quelque temps après à son entreprise où il ne retrouve pas
son poste d’origine. Chargé de la gestion des ressources humaines deux
années auparavant, il est nommé responsable du service recouvrement. Il
n’y connaît rien, essaie de recouvrer l’argent de l’entreprise, difficilement,
quelquefois en vain, l’argent vient des institutions publiques qui refusent de
payer. Il reste un an à ce poste puis s’en va. D’une entreprise de travaux
publics, il se retrouve dans une entreprise de distribution textile. Il est
chargé des ressources humaines, ce pourquoi il a bénéficié de formations
après l’université. La situation est catastrophique, l’entreprise emploie plus
de personnel qu’il n’en faut, dépense de l’argent inutilement. Il entreprend
de rentabiliser les moyens humains, les interventions pleuvent, le téléphone
sonne sans discontinuer, il répond, explique, s’accroche. Avec d’autres
cadres, tous des jeunes sortis de l’université, il essaie de changer les choses.
En vain. Le président du syndicat et ses amis sont liés à des privés auxquels
ils donnent la priorité, moyennant des avantages en espèces et en nature.
Adel est agressé un jour de printemps, il marche dans la rue quand une
barre de fer l’atteint à l’épaule. Hospitalisé, il en sort traumatisé. Quand il
reprend son travail, il édulcore son discours, se fait conciliant, accepte les
compromis. Dans les réunions, les membres du syndicat l’appellent
l’« étranger », c’est vrai qu’il vient de loin. Du même pays peut-être, mais
de loin, de très loin. Un an après, le directeur général le convoque pour lui
signifier qu’il ne peut le garder. Adel part, vaincu. Ce n’est pas sa première
défaite. Il les accumule.

Quelque temps après, il est pris dans une autre entreprise qui gère des
supermarchés. Il repart en croisade contre la gabegie, essaie d’imposer une
gestion rationnelle, se fait rappeler à l’ordre, est enjoint à la prudence, averti
des conséquences possibles, il compose, freine ses ambitions, plie, rompt. Il
s’en ouvre à deux amis, aussi étrangers que lui à la ville. Ils l’encouragent,
l’informent, le renseignent. Auprès d’eux, il trouve de l’empathie et de
l’amitié. Ce sont ses seuls amis. Jusqu’à sa rencontre avec Besma, une
collègue de travail, une jeune femme responsable du développement.
Dynamique, battante, elle entreprend études et recherches sur les moyens de
diversifier et massifier les approvisionnements auprès des producteurs de la
région, multiplier les rentrées d’argent, rationaliser la distribution. Cheveux
noirs, yeux bleus, le rire toujours franc, la démarche décontractée, légère et
souple comme la brise du matin, raffinée, elle est appelée la « ville en
dérangement », tant elle est belle. Dans la rue, les yeux des hommes se
figent sur elle, les klaxons des voitures s’affolent, les sollicitations se font
pressantes, insistantes, les regards lubriques. Besma n’en a cure. Fille d’un
ancien commissaire de police à la retraite et d’une mère médecin, elle a
l’assurance des gens bien nés. Avec Adel, elle se sent bien, lui aussi. Ils
discutent ensemble, de l’entreprise, de la société où ils vivent, des
difficultés à agir sur les mentalités, de la nécessité de redoubler d’efforts
pour changer le pays, la vision du monde qu’en ont ses habitants. Elle le
présente à ses parents, à sa famille, se rend chez lui, soulevant la curiosité
des voisins et l’ire de quelques-uns d’entre eux. Adel s’apaise, s’adoucit.
Chaque matin, il passe récupérer Besma chez elle et ils se rendent ensemble
au bureau, leur liaison est connue, soulevant admiration ou jalousie, sans les
perturber. Adel lui parle de sa ville natale, sa famille, son père décédé, sa
mère, une vieille femme fatiguée, ses sœurs, ses frères, le grand frère sévère
qu’il aime bien, le petit frère qui n’a pas réussi ses études et se retrouve
aujourd’hui paumé. Besma et Adel font des projets, ont des rêves. Dans
cette ville vertigineuse, Besma l’aide à vivre et lui ouvre des horizons
nouveaux. Elle aime lire, justement il a des livres à lui passer ; elle aime la
poésie, justement il dit :
— Redonnez-leur ce qui n’est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s’enfermer dans l’épi
et s’agiter sur l’ herbe.
Apprenez-leur, de la chute à l’essor, les douze mois de leur visage.
Ils chériront le vide de leur cœur jusqu’au désir suivant ;
Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres ;
Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits,
Point ne l’émeut l’ échec quoiqu’ il ait tout perdu.

Ce matin, Besma ne vient pas, elle en avait informé Adel la veille, une
affaire familiale la retenant chez ses parents. Il rejoint son bureau, une
bâtisse de cinq étages. Il stationne sa voiture dans le parking situé derrière
le bâtiment, salue le gardien, un homme de cinquante ans qui en paraît dix
de plus, une djellaba à la couleur improbable, le visage émacié, mangé par
une barbe de plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines, épuisé par les
années et la mal vie, puis rejoint son bureau. Il salue sa secrétaire, jeune
fille pétillante, habillée avec soin, sortie d’un centre d’apprentissage, frêle
et crédule. Elle dépose un parapheur devant lui et s’éclipse. Il examine ses
dossiers, téléphone, reçoit son adjoint avec qui il s’entretient, quand, vers
dix heures, Besma déboule dans son bureau, un large sourire aux lèvres, à
l’étonnement d’Adel. L’adjoint quitte le bureau, les laissant seuls. Elle est
venue lui apprendre que ses parents sont d’accord pour leur mariage et
qu’elle ne pouvait attendre le lendemain pour lui apprendre la nouvelle.
Adel est heureux, il tend la main, Besma offre la sienne, leurs doigts se
touchent, leurs mains se croisent, leurs regards s’entrecroisent. Elle est
rayonnante.
Déhia est dans l’eau depuis près d’une heure. Elle adore cette mer bleue
qu’elle chérit depuis son enfance. Une enfance passée dans sa petite ville
connue pour ses fours et ses fontaines. Elle avait douze ans quand ses
parents sont partis s’installer dans la grande ville agrippée à la colline, dans
une maison héritée par son père, laissant un goût amer à la petite fille qui
s’émerveillait chaque jour au spectacle de la mer et des pêcheurs qui la
labouraient sans cesse.
Quand elle sort de l’eau, Adel ne peut s’empêcher de l’admirer.
Ruisselante, elle pose doucement les pieds sur le sable, avance dans une
démarche hésitante, fragile, une main dans les cheveux, une autre ballante
sur ce corps qui a pris de l’âge tout en restant ferme. De petite taille, elle a
une carrure de nageuse, avec des épaules et des bras musclés, des cuisses
fortes et un derrière qui rebondit. Son maillot, à rayures bleues et noires, lui
sied, raffermissant le ventre, mettant en valeur des seins déjà lourds.
Adel, un livre à la main, lui tend une serviette, elle se sèche puis s’étend
à ses côtés. Sa peau brille sous le soleil chaleureux. Déhia regarde cet
homme qu’elle a rencontré un jour au détour d’un colloque et qu’elle a
épousé. Un homme gentil, d’une grande douceur, quelquefois impulsif et
nerveux. Elle a apprécié sa culture, aimé parler avec lui d’histoire, de
littérature, de philosophie. Il aime les arts, notamment la peinture, il lui a
fait connaître les différentes expressions, les différentes époques, appréciant
particulièrement les peintres du clair-obscur. Il lit beaucoup, toujours un
crayon à la main, de la poésie et des romans, des essais et des biographies.
Là, il lit Le village de l’Allemand, un livre véhément, bouleversant, sur leur
pays d’origine et ses mensonges. Ce qui l’a charmée le plus chez lui, c’est
sa faculté de la faire rire. Longtemps, elle n’avait pas ri ainsi. À leur
première rencontre sur l’une des plus belles avenues du monde, il l’a fait
rire aux éclats. Avec tendresse, Déhia regarde cet homme, son homme,
arrivé au moment où elle pouvait rencontrer un regard d’homme. Il a pris de
l’âge, mais reste vigilant, vif, vivant. Il reste jeune par son cœur et son
esprit. Quand elle l’a connu, elle se remettait à peine de ses blessures, il l’a
aidée, portée, levée, soulevée, brandie. Il s’occupait de tout, lui laissant
toute latitude pour se refaire. Pourtant il a aussi ses tourments. Comment
pourrait-on ne pas en avoir quand on s’extrait de cette terre aride ?
Comment pourrait-on sortir indemne d’une défaite ? Car il a été défait, mis
en déroute, en désordre, détruit, disjoint, désassemblé pièce par pièce. Il a
refait le chemin seul, pas à pas, en se trompant, en titubant, en tombant,
somnambule effrayé, pantin désarticulé, ombre voûtée. C’est cet homme
juste, honnête qu’elle a choisi pour partager sa vie. Jamais elle n’avait
envisagé de se marier auparavant. Peut-être avec Salim. Non, elle ne veut
plus penser au passé. Avec Adel, c’est évident. Il ne ressemble pas aux
hommes sortis du ventre de la terre aride. Pourtant lui aussi est né de cette
terre de sang séché au soleil. Lui aussi est sorti des entrailles de cette terre
d’épouvante.
À l’intérieur, il fait silence, il fait noir. Quand Adel ouvre les yeux, il ne voit
rien. Il ferme les yeux, les ouvre à nouveau. Il fait toujours noir. Peut-être
est-il devenu aveugle ? Où est-il ? Il ne le sait pas. Peut-être est-il mort ?
Oui, il est mort certainement. Il est mort et ne le sait pas encore. C’est cela,
il est mort. Non, il n’est pas mort, des voix lui parviennent, des cris. Où est-
il ? Il ne sait pas encore. Les voix se rapprochent, étouffées, des chiens qui
aboient. Un grand bruit de machine ou d’engin, ils doivent être en train de
déblayer pour le sortir. Le temps passe, Adel est toujours sous les
décombres. Il entend maintenant les paroles, quelqu’un dit :
— Il y a des corps ici.
Non, ce ne sont pas des corps, ce sont des femmes et des hommes
ensevelis sous les décombres du bâtiment qui s’est écroulé, soufflé. Par
quoi ? Adel ne le sait pas. L’éclair, il y a eu un éclair et une explosion, une
terrible explosion, les murs ont rétréci, les plafonds se sont affaissés, les
meubles renversés. Des gouttes de sueur, peut-être des larmes avaient
dégouliné sur son visage, il s’en souvient. Ses yeux étaient dans les yeux
bleus, chauds de Besma, leurs doigts étaient enlacés. Elle lui annonçait
l’accord de ses parents pour leur mariage. À deux, ils voulaient écrire une
page d’histoire, une histoire simple, faite de regards, de sensibilité, de rires
aussi. À deux, ils voulaient emprunter un chemin, un tout petit chemin,
caillouteux peut-être, même défoncé, ce serait leur chemin qu’ils auraient
tracé avec les espoirs qui les habitaient, ils voulaient rêver, inventer,
s’inventer. À deux… Il bouge son bras droit, au bout de la main, il sent
quelque chose, ses doigts sont pris dans… Besma ! Besma ! Ce sont les
doigts de Besma ! Elle est là, avec lui, sous les décombres. Adel ne peut pas
bouger. Étalé sur le dos, coincé de toutes parts, il ouvre les yeux, il fait noir,
toujours, les referme, des cris lui parviennent. Il est en dessous, écrasé par
les murs et le plafond. Et Besma aussi. Il essaie de l’appeler, sa voix à peine
audible, elle ne répond pas. Il triture ses doigts encore enlacés aux siens,
elle ne bouge pas. Les voix sont là, il les entend. Il appelle, la bouche
amère, les yeux lourds, la tête bourdonnante, on lui répond.
Quand il se réveille, c’est dans une chambre d’hôpital. Ses yeux lui font
mal, il les ferme, les rouvre, s’habitue à la lumière blafarde du néon mal
accroché qui menace de tomber à chaque instant. Son regard balaie la
chambre silencieuse où se trouve un autre lit, occupé, peut-être que cette
personne aussi vient des décombres, il ne la connaît pas. Les murs sont gris,
laids, le sol poussiéreux, une fenêtre aux vitres cassées, colmatées avec du
carton, deux chaises en fer pour les visiteurs, une poubelle vide, des fils qui
pendent du plafond. Du couloir, des voix lui parviennent. Et Besma ? Où
est-elle ? Il se redresse, ses jambes ne bougent pas, il soulève rageusement
le drap, elles sont plâtrées. Qu’a-t-il aux jambes ? Il ne le sait pas. Il a mal
aux côtes, un bandage serre son épaule. Il se touche, se tâte, il a mal partout.
Il respire mal. Un infirmier entre, lui dit qu’il a beaucoup de chance
puisqu’il n’a que des fractures aux jambes, quelques côtes cassées, des
ecchymoses à l’épaule et aux bras, un miraculé. Et Besma ? L’infirmier ne
connaît pas, peut-être est-elle ailleurs, dans un autre hôpital, peut-être s’en
est-elle sortie, elle doit être à la maison. Adel apprend qu’il a été admis la
veille en fin de journée, après avoir passé neuf heures sous les décombres.
Besma ! Où est Besma ? Que s’est-il passé ? À quoi est due l’explosion ?
Une fuite de gaz ? Une bombe ? Une bombe ! C’est une bombe. Pourquoi ?
Plusieurs personnes en blouse blanche entrent dans la chambre, l’une
d’elles, qui se présente comme le médecin qui l’a traité, l’ausculte, lui
explique, le rassure, le réconforte, les fractures ont été opérées, dans
quelques mois il aura récupéré. Encore quelques jours à l’hôpital et il
pourra sortir se reposer chez lui. Et Besma ? Le médecin ne connaît pas,
huit personnes sorties des décombres sont dans cet hôpital, peut-être est-elle
ailleurs. Le médecin confirme que c’est une bombe posée la veille,
actionnée à distance. Adel ne s’intéresse pas à ces informations, il veut
savoir où est Besma. Personne ne sait. Le médecin, le groupe qui le suivait,
des internes peut-être, l’infirmier, tous partent. Adel est seul, miraculé et
seul. Des heures s’écoulent, longues, insupportables, douloureuses, sans
Besma, sans nouvelles d’elle. Et si elle n’était pas là ? Si elle n’était plus
là ? Certainement qu’elle s’en est sortie, elle va se manifester, elle va
appeler au téléphone, non il n’y a pas de téléphone dans la chambre, il n’y a
rien d’autre que cet homme, malade ou blessé, dans l’autre lit, que cet
homme sans voix et sa détresse à lui et son désespoir.

Au troisième jour, Adel voit arriver les parents de Besma. Dès l’abord, il
comprend. La mère de Besma, la cinquantaine, robe noire, ample, sous une
veste gris sombre, fermée, les cheveux ceints dans un foulard bleu foncé, le
visage décomposé, altéré, les yeux rouges d’avoir pleuré, se jette sur lui, le
prend dans ses bras et pleure. Elle pleure doucement, longuement. Son
mari, la soixantaine bien mise, pantalon et veste sombres, portant des
lunettes de vue, reste en retrait, tête basse, hoquetant doucement,
régulièrement. Une jeune fille, dix-huit ans peut-être, cousine de Besma, le
visage endolori, les accompagne. Personne ne parle, tous pleurent le sourire
à jamais perdu. Adel chavire, emporté par les vagues successives de
panique qui s’emparent de lui, comme ballotté par une tempête, la tête
envahie, submergée par les images de Besma, la gorge étouffée par la
colère. Besma ! Que son absence est dure à entendre, difficile à
comprendre, pénible à toucher. Dorénavant, il ne sera plus possible de
sourire puisque son nom a été écarté, effacé, supprimé, éteint. Soudain, la
peur s’est saisie de lui, l’emmaillotant dans ses filets invisibles. Il est seul.
Seul. « Miraculé », avait dit l’infirmier. Miracle ? Est-ce à dire que c’est un
merveilleux hasard ? Qu’il devrait s’extasier ? Oui, c’est cela, l’extase ! Il a
réchappé d’un attentat à la bombe, c’est le bonheur. Le bonheur d’être seul,
détruit, démoli, annihilé, définitivement annihilé, totalement défait. Il croit
devenir fou, le miraculé. Il n’y a pas de miracle, jamais, il n’y a rien d’autre
que le malheur et les larmes pour dire son malheur. Il n’y a rien d’autre que
des rêves brisés, anéantis. Il n’y a rien d’autre que les cicatrices indélébiles
infligées à des femmes et des hommes à jamais traumatisés. Il n’y a rien
d’autre que le gouffre creusé dans les ventres des femmes. Il n’y a rien
d’autre que les yeux baissés, humiliés des hommes maltraités. Il n’y a rien
d’autre que les regards hagards des enfants délaissés, abandonnés. Il n’y a
rien d’autre que des abîmes où gisent des fantômes en perdition. Il n’y a
rien d’autre. Il n’y a rien, plus rien, puisqu’il n’y a plus de sourire.
Besma a été enterrée, ses parents défaits, Adel vaincu.
Ce matin, il semble que quelque chose se passe sur le port. Il y a du monde,
de l’agitation, du verbe haut, des engueulades peut-être. Au milieu de
l’attroupement, le curé du village s’adresse à un homme qui semble agité.
— Des histoires du village, dit Déhia, pour changer de sujet.
Déhia sent qu’Adel est triste ce matin, lui d’habitude si enjoué, si gai.
Optimiste malgré la froideur de ses analyses, il pense que l’homme a la
capacité de s’extraire de l’inhumanité qui l’habite, il peut mettre à distance
la barbarie pour qu’elle ne recommence pas, mais hélas ! elle revient
toujours, là où on ne l’attend pas, surtout là où ne la prévoit pas, pensant
être averti, prémuni, aguerri. Adel évoque le poète :
— Poème englouti vers d’autres gouffres
Je marque le lieu de ta disparition
D’une fleur noire entre mes seins
L’eau met parfois des années à percer
La carapace du malheur.

Ils sont sur la plage comme chaque jour depuis leur arrivée. Sur le sable,
apaisés, tous deux discutent, échangent, inventent la vie, leur vie. Ils
reconstruisent, à deux, ce qui leur a été pris, volé, dérobé. Ils se
reconstruisent sur les rives d’une terre fertile, où l’homme est considéré
dans son intégrité, sa dignité, au centre, non pas à la périphérie, non plus en
marge, mais bien au centre. Longtemps adossés au vide, créatures affaiblies
et maltraitées, aux choix entravés, ils renaissent, femme et homme,
distincts, égaux, libres. Ils ont laissé les miracles derrière eux, loin de
l’autre côté de cette mer. Ils les ont abandonnés, au bord des craquelures de
la terre aride, aujourd’hui gorgée de sang. Ils ont tout abandonné. Ne leur
restent que les cicatrices. Déhia est venue avec son père, Smaïn, devenu fou
et interné. De chagrin, il mourra une nuit, dans son lit. Elle a pleuré, Déhia,
orpheline de tout, seule, sans père, ni mère, ni frère, ni pays. Adel est venu
seul, dépouillé, démuni. Derrière lui, ses sœurs mal mariées, mal aimées
sombrent dans l’indifférence, son grand frère meurt de chagrin et de
tristesse, et le plus jeune est perdu.
— Parle-moi de ton frère, dit Déhia.
Adel est tiré de ses pensées. Son frère ? Badil, sa douleur. Il n’a aucune
nouvelle de son frère, aucune.
Badil
« Qu’est-ce que tu cherches ? Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut ! »
Deux enfants, Badil et Adel, avec leur père, surpris par la pluie dans une
ville rouge, de terre rouge. Adel a huit ans et Badil, quatre. Ce dernier, sous
la pluie, cherchait je ne sais quoi par terre. C’est son père qui a parlé de la
pluie. Dans la tête de l’enfant, la pluie vient d’en haut, bien sûr, il le sait.
Pourquoi son père lui a-t-il dit cela ?
Il est tard et Badil ne trouve pas le sommeil, cette phrase de son père lui
revient en mémoire, c’est vrai que, pour l’instant, la pluie vient d’en bas.
Dans son refuge, une cabane faite de bois, de tôle et de plastique, au pied de
la falaise, dans un endroit nommé la « cuve d’eau », la pluie pénètre de tous
les côtés. Par le bas. Il se ramasse sur son lit de fortune, une planche posée
sur deux grosses pierres afin de l’isoler du sol, un matelas dans un sale état,
une couverture grise, un morceau de plastique par-dessus afin qu’elle ne
prenne pas l’eau. Il essaye de trouver le sommeil.

Son père, un vieux monsieur épuisé par la vie, est mort dans un accident.
Son agonie a duré un mois. Avant de mourir, il avait demandé à Adel :
— Prends soin de ton frère ; il n’a pas les moyens de s’en sortir seul.
Puis, cela a été le tour de sa mère, fatiguée. Aussi loin qu’il s’en
souvienne, sa mère a toujours été malade, assise à même le sol, sur une
peau de mouton, un fichu sur les épaules, dépassée par les événements, sa
famille, la vie. Comme un objet posé là, au milieu de la chambre. Pour se
lever, il lui fallait se mettre à quatre pattes avant de se redresser, aidée par
quelque âme charitable, une fille, un fils, une voisine. Badil se rappelle
cette vieille femme, broyée par les années, la maladie, les grossesses
répétées. La plupart de ses enfants sont morts, de choléra, typhoïde ou autre
épidémie. Elle est partie un jour de grosse déprime. Son frère, Adel, est
parti depuis longtemps, ailleurs, loin d’ici, le laissant seul et démuni. Les
parents n’ont pas laissé d’héritage, juste un petit appartement dont il a été
décidé qu’il reviendrait à une sœur, divorcée avec quatre enfants. Pour que
ni elle ni ses enfants ne soient à la rue. Badil a habité avec elle, subissant
cette sœur paumée, analphabète et inculte, sans profession, et quatre enfants
mal éduqués, livrés à eux-mêmes. Il a cherché du travail, en a trouvé, a été
embauché, renvoyé, a cherché encore, n’a pas trouvé. Il a commencé par de
petits larcins, un portefeuille par-ci, un sac par-là, jusqu’au vol aggravé,
puis les choses ont évolué. Avec un groupe de marginaux comme lui, ils ont
pénétré dans une maison, volé des objets de valeur, ont été arrêtés, jugés,
condamnés. Dix ans de prison. L’enfer commençait.
Adel a appris la nouvelle, s’est déplacé, a rendu visite à son frère :
— Pourquoi as-tu fait cela ? Pourquoi ?
— Je n’avais plus rien, je n’ai plus rien.
— Tu aurais dû me dire…
— Comment te dire ? Où te trouver ? Tu n’étais pas là, tu n’es plus là.
Badil est allé de prison en prison. Adel l’a suivi, de visite en visite, un
peu plus espacées au fur et à mesure que le temps passait. Puis plus rien,
plus personne au parloir. De loin en loin, un petit mandat, quelques effets
envoyés par colis.
Au bout de sept ans, il a été libéré. Sept ans dans les prisons d’un pays où
les femmes et les hommes n’ont pas de droits, où la vie n’est pas un droit
car on y meurt pour rien, d’un claquement de doigts, si ce n’est celui d’une
arme à feu ou d’une lame. Sept ans de violence et d’inhumanité.

Sa première nuit en prison est le signal d’un long enfer qui ne s’arrêtera
qu’à sa libération. Après avoir reçu sa tenue, un pantalon et une veste de
couleur verte, il est mis dans une cellule où se trouvent déjà cinq autres
détenus. Une pièce exiguë où il n’y a que quatre lits, le gardien dit :
— Tu as un matelas et une couverture ; trouve-toi une place.
La porte se referme, le livrant aux fauves avec qui il devra cohabiter. Le
soir même, il est frappé, bâillonné, sodomisé par ses codétenus.
— Si tu parles, tu es mort ! lui dit celui qui semble être le chef, joues
balafrées, cheveux courts et frisés, tatouages aux bras.
Chaque nuit, ils répéteront son calvaire.
Quand les gardiens s’en rendent compte un jour, il est mis dans une autre
cellule, seul. Chaque soir, un gardien vient mettre son foutre dans son cul.
La première fois, il dit :
— Mais qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu me fais cela ?
Puis il ne pose plus de questions, ne dit plus rien, il ne peut rien dire, il ne
peut pas se plaindre, il reçoit les gardiens, de prison en prison. Il oublie
même qu’il a un sexe.
Le matin, réveil à six heures, un broc de lait au goût improbable, un
morceau de pain, puis direction l’atelier où il apprend la menuiserie. À
midi, le réfectoire et l’anarchie qui y règne, bagarres, règlements de
comptes au couteau, insultes, invectives, les gardiens qui interviennent à
coups de matraque, de pied, de poing. Un repas vite pris, une soupe infecte,
un morceau de pain et des pommes de terre. Retour dans les chambres avant
l’heure de la promenade dans la cour. Badil ne veut plus de promenade,
maltraité par des détenus.
Il préfère le bruit de la scierie, les copeaux qui volent dans tous les sens,
le goût du bois dans ses narines pour oublier l’odeur du sperme sur son
corps, dans les entrailles de son corps blessé. Sans force pour se battre, sans
loi pour le protéger, il est livré au bon vouloir de ses tortionnaires, détenus
et gardiens confondus. Quand il reçoit un mandat de son frère Adel, c’est un
peu de baume sur son malheur, il peut ainsi améliorer son ordinaire, des
cigarettes, quelques gâteaux secs pour tromper sa faim, du savon pour
frotter sa peau, son cul, son ventre endoloris par tant de violations. C’est le
gardien qui l’informe :
— Tu as un mandat chez l’intendant.
Il s’y présente le lendemain et reçoit les deux tiers, l’intendant gardant le
reste. Il ne proteste pas, ne dit rien, il sait que c’est ainsi que les choses sont
faites. Depuis que son père et sa mère sont morts, il sait qu’il n’est plus
rien, que personne ne le protège, personne ne pense à lui.

Quand il sort de prison, épuisé, cassé, meurtri, en lambeaux, il ne trouve


personne qui l’attende. En poche, quelques billets de la solde qu’il a
touchée en prison. Il prend un car pour la ville la plus proche, puis le train
de nuit. Au petit matin, il met les pieds dans la ville rouge, la ville de terre
rouge. Il est content. Il rejoint le domicile familial, devenu celui de sa sœur
et ses enfants. La porte de l’immeuble ouverte comme d’habitude, il grimpe
les six premières marches qui mènent à l’ascenseur : le trou est vide, la
cabine a été enlevée, à sa place, des immondices. Il grimpe les marches qui
mènent au premier étage et frappe à la porte, deux fois, trois fois. Un
homme s’encadre, qu’il ne connaît pas. Il ne sait pas quoi dire. Peut-être
que sa sœur s’est remariée. L’homme, méfiant, s’apprête à refermer la porte.
Badil ose :
— Ma sœur… C’est chez moi ici.
— Ah oui ! Elle est partie il y a longtemps ; elle m’a vendu
l’appartement. C’est chez moi maintenant.
La porte se referme. Sans voix, Badil. Il est à la rue. Une vie d’errance
commence pour lui. Il descend les marches, se retrouve dans la rue,
bruyante maintenant ; les commerçants ont ouvert leurs boutiques, des
camions bouchent le passage, ce sont des transporteurs qui stationnent à
l’année. Une voix :
— Badil !
C’est un voisin de l’immeuble d’en face qui l’a reconnu. Il lui apprend
que sa sœur a déménagé depuis plus de quatre ans et qu’il ne sait pas où elle
habite maintenant. Badil s’en va, descend le boulevard qui mène à la place
des Armées. Elle est toujours là, avec ses palmiers, les deux lions endormis
depuis plus d’un siècle, ses cafés enlaidis et les badauds, toujours les
mêmes, un peu vieillis, un peu ratatinés par le temps et le soleil. Il tourne
dans la ville, sans but. Puis se rappelle sa grande sœur et décide d’aller la
voir. Elle réside à la lisière de la ville, près du cimetière de Fontaine
Blanche. Quand il arrive, sa sœur est contente ; il constate qu’elle a vieilli,
elle est toute décharnée, maigre, les joues creusées, la peau des bras
pendante. Elle lui fait un café, l’entretient de la famille. Il apprend ainsi que
sa jeune sœur a vendu l’appartement familial pour marier ses filles. Elle
habite maintenant dans un petit village, à quarante kilomètres de la ville.
Elle vient de temps en temps à Fontaine Blanche. Quelquefois, elle y reste
trois à quatre jours, quand ses deux garçons l’ont frappée et l’ont jetée
dehors. Ainsi, il n’a plus d’endroit où aller. Sa sœur lui dit qu’il peut dormir
chez elle en attendant, elle mettra un matelas dans le couloir. Sinon, il doit
attendre le lever du jour, quand les autres sont réveillés, pour prendre la
place de l’un d’entre eux.
Il est onze heures quand il s’endort. À dix-huit heures, réveillé par le
bruit, il se rend compte qu’ils sont douze dans cet appartement ; il y a sa
sœur et son mari, à la retraite, handicapé d’une jambe, qui continue à
travailler comme gardien de nuit dans un hôtel. Il y a leur fils qui a grandi,
n’a pas le sou, ne travaille pas et a pris femme, leur fille avec un enfant
ramené de je ne sais où car elle n’a jamais été mariée, un autre fils qui vit là
avec sa femme et deux enfants dont un handicapé. Badil retrouve aussi son
autre sœur dont le mari est décédé récemment et qui, n’ayant nulle part où
aller, est venue grossir cette halte de misère. Tous demandent après lui, sa
détention, lui prodiguent conseils et recommandations.
Lui, demande des nouvelles d’Adel. Personne ne l’a vu depuis
longtemps, depuis la mort de la maman. Il est parti loin, très loin. De temps
en temps, quelques nouvelles. Sa sœur ajoute :
— Il n’est jamais venu nous voir. Pourtant je l’aime, mon frère, c’est le
meilleur.
Badil encaisse : c’est le meilleur, il le sait. Toute sa vie, il n’a entendu
que cela. Toute sa vie, il n’a vu que cela : l’amour de toute la famille pour
Adel. Il n’y en avait que pour lui, Adel par-ci, Adel par-là. Adel est
intelligent, Adel est bien éduqué, instruit, propre, beau. Jamais personne n’a
dit quelque chose de bien sur lui, Badil. Comme s’il n’existait pas. Pourtant
son père et sa mère l’aimaient bien, le choyaient. Mais il y en avait toujours
plus pour Adel. Même pour les études, le père a dit un jour à Adel :
— Toi, tu feras des études, de grandes études. Je veux que tu réussisses, il
faut que tu réussisses.
Jamais le père n’a dit la même chose à Badil. Quand les bulletins
arrivaient, il ouvrait celui d’Adel, le lisait longuement, lentement, pour bien
comprendre, puis il disait :
— Alors ? Ici, il y a zéro…
— Non, c’est zéro neuf, neuf sur vingt.
— Il y a zéro quand même. Je ne veux plus jamais de zéro.
Il n’ouvrait pas le bulletin de Badil, jamais. Celui-ci a arrêté ses études.
À quoi bon ? Personne ne s’en occupait. Effectivement, il n’allait plus en
classe et personne ne s’en est offusqué, même pas Adel.
— Je le retrouverai. S’il ne vient pas me voir, j’irai le chercher.
Badil retrouve la liberté, sans argent ni emploi. Personne ne peut l’aider.
Au gré de ses pérégrinations dans la ville, il rencontre quelques-uns de ses
amis, nombre d’entre eux ont fait de la prison. Il a peur de replonger, il
prend ses distances.
Un jour, sur l’esplanade, une vaste place où ont été plantés quelques
arbres vite desséchés, il rencontre un homme, Chitane, la quarantaine, bien
habillé. Dans un café malodorant où l’on sert des boissons chaudes et des
sodas sur des tables sales, dans des verres ébréchés, mal lavés, il détonne. Il
discute avec Badil, lui offre du thé, apprend de ce dernier qu’il sort de
prison.
— Tu as tué quelqu’un ?
— J’ai volé.
Chitane propose du travail à Badil, celui-ci manque de lui sauter au cou.
Le monsieur au costume veut du sérieux et de la disponibilité, Badil est
d’accord. Badil veut connaître la nature du travail.
En guise de réponse, Chitane l’invite à le suivre. En voiture, ils
rejoignent un bidonville à la lisière de la ville. Une piste cahoteuse, des
détritus partout, un véhicule désossé, des barres de fer rouillées jonchant le
sol, une décharge nauséabonde à ciel ouvert, des enfants, des tout-petits qui
jouent à proximité, ils arrivent. Chitane va frapper à ce qui pourrait être vu
comme une porte, en fait une tôle clouée sur un montant en bois. Un
homme sort, squelettique, pas rasé, habillé d’un pantalon trop grand pour
lui, retenu par une corde, un pull repoussant.
— Monsieur Chitane, bienvenu. Nous te remercions pour ton aide. Avec
l’argent que tu nous donnes, nous arrivons à manger.
— C’est la moindre des choses. Ton fils apprend vite, c’est un gentil
garçon.
— Tu ne voudrais pas prendre notre fille ? Elle est gentille.
— Quel âge a-t-elle ?
— Quinze ans.
— Elle est trop grande, ce n’est pas possible. Je ne prends que les enfants
entre cinq et douze ans. Quinze ans, il faut la marier.
— Mais qui voudra d’elle ? Qui voudra se marier avec une fille du
bidonville ? Je vais la mettre dehors, oui. Elle ne sert à rien.
Ils continuent le tour du bidonville, le même accueil est réservé à
Chitane.
— C’est notre bienfaiteur, dit une des personnes visitées.
Badil est bouleversé. En sept ans, sa ville a bien changé. Que lui soit dans
la misère, cela lui paraît normal. Que des gens vendent leurs enfants, il n’en
revient pas.
Dans la voiture, Chitane lui dit :
— Alors ? Tu vois comment je suis reçu ? Tu as entendu ? Je suis un
bienfaiteur pour ces gens. Ils me donnent leur enfant, je leur donne chaque
mois de quoi vivre. Les enfants sont placés aux endroits stratégiques de la
ville, devant la poste, sur les places, à l’entrée du cimetière, surtout à
l’entrée du cimetière, car les gens qui viennent au cimetière donnent de
l’argent. Ils donnent car ils ont trop peur de la mort. Partout dans la ville, les
enfants qui mendient sont à moi. C’est un travail, un vrai travail. Le soir, ils
me rapportent la recette. C’est simple. L’affaire devient importante, j’ai trop
de personnes qui travaillent pour moi et je ne peux pas tout contrôler. Tu
travailles avec moi, je te donne un secteur à contrôler, tu vérifies si les
enfants sont à leur place, s’ils ne dépensent pas l’argent ou le cachent. Je
t’héberge, te nourris et te donne un peu d’argent pour acheter tes cigarettes.
Il ajoute :
— Mon travail, c’est uniquement les enfants. De cinq à douze ans, tu
m’as entendu ? C’est la règle. Pour réussir, il faut se donner des règles et s’y
tenir. Ainsi vont les bonnes choses. La règle, c’est les enfants. Ils ne font
rien de leur journée, ne vont pas à l’école, ils sont perdus. Je leur donne du
travail qui fait vivre leurs familles. Pas de vieux chez moi, ils ne rapportent
rien. Personne ne donne rien aux vieux, maintenant, c’est fini. Les vieux
mendiants c’est fini, ils crèvent la bouche ouverte. Si tu es correct, si tu
travailles bien, tu viendras travailler dans mon jardin.
Il revient vers le quartier de l’esplanade, dépose Badil, lui dit :
— Si tu veux travailler, viens me voir au garage de la rue du Train. Je
suis en retard pour la prière.

Badil retourne chez sa sœur, elle a fait une soupe de lentilles. Cela le
réchauffe. Il attend que tout le monde dorme avant d’installer sa couche
dans le couloir. Il s’étend, troublé. En quelques années, la ville a bien
changé. Son père, sa mère sont partis. Il se sent seul, abandonné. Et Adel
qui ne donne pas de ses nouvelles. Il s’endort.
Le lendemain, rue du Train, il cherche le garage de Chitane, le trouve, y
pénètre, avance, Chitane est là, dans un petit bureau, avec deux autres
personnes. Il le présente à une armoire à glace, tout en muscles, le regard
froid.
— Hakim s’occupe de ceux qui trichent avec moi. Si quelqu’un s’attaque
à mes petits, c’est lui qui fait le ménage. Plusieurs personnes ont été
hospitalisées après avoir eu affaire à lui.
Il désigne le second personnage :
— C’est mon frère, Mohamed. C’est mon second.
Il leur dit :
— Badil va s’occuper d’un secteur. Fais-lui une place dans le garage, il
dormira ici.
Badil est content, il va avoir un toit, un endroit où dormir. Ce sera au
fond du garage, un petit espace en bois où sont posés plusieurs matelas et
des couvertures.
Badil fait le tour de la ville avec Mohamed, le frère de Chitane. À chaque
coin de rue, devant la poste, près des cinémas, autour du marché, les enfants
viennent spontanément le voir, le reconnaissant :
— Bonjour.
— Ça va bien ? Personne ne vous embête ?
Partout, Mohamed dit :
— C’est Badil qui va s’occuper de vous maintenant, mais je reste là, c’est
moi le chef.

Tous les jours, Badil arpente la ville, surveillant les enfants mendiants,
leur demandant :
— Combien d’argent aujourd’hui ?
Constatant :
— Depuis quelques jours, ta recette a baissé… Qu’est-ce qui se passe ?
L’enfant pleure, s’excuse, se lamente, invente des justifications, ou alors
lève les mains en geste d’impuissance, ou plus crânement :
— C’est tout ce qu’il y a ; les gens ne donnent pas.
Ceux-là sont en voie de s’affranchir de la tutelle de Chitane. Ils
détournent une partie de l’argent, achètent du shit ou à défaut de la colle, ne
rentrent pas le soir au dortoir aménagé par Chitane. Ils errent dans la ville,
agressent, frappent, volent, fument, boivent de l’alcool.
Badil essaie de se faire respecter dans le secteur qu’il contrôle, certains
ne se laissent pas faire, le menacent. Il en a peur, ne leur demande rien. Les
autres se soumettent, craignant d’être châtiés. C’est Hakim qui s’occupe des
récalcitrants, insultes, gifles, coups de pied ; certaines fois, pour les têtes
dures, Hakim les attache une journée ou deux, sans nourriture, ils pissent
dans leurs pantalons, leurs guenilles.
Le soir, Badil, éreinté, rentre au garage se reposer dans sa petite baraque.
Il dort bien, sur un matelas, avec une couverture bien chaude. Le matin,
c’est une petite toilette sommaire, sans savon, juste un peu d’eau froide sur
le visage, et il est déjà dans la rue. Il s’arrête à l’un des cafés de l’esplanade,
prend un bol de café au lait chaud et un beignet gras et fumant. C’est le
bonheur simple d’une âme en peine. Il s’en va surveiller, contrôler les
enfants mendiants.
Les jours s’écoulent en lui, la vie s’écoule en lui, lui échappant, le
ferrant. Comment faire autrement ? Comment s’en sortir ? Trouver un
travail honnête, avoir une maison, se marier. Se marier ? Une idée
saugrenue. Comment a-t-il pu y penser ? Il a mal au derrière. Son cul est
encore endolori de tant de violence subie en prison. Quelle femme
accepterait un homme comme lui, humilié, rabaissé ? Non, ne pas se marier,
juste un travail et un toit, et des habits neufs, propres. Il se regarde, son
pantalon est rapiécé, sale, le pull en lambeaux, la veste, élimée, a perdu sa
couleur originelle, ses chaussures sont trouées. Si Adel venait maintenant et
le trouvait dans cet état ?

Une ambulance, des voitures de police, un attroupement, des hommes,


des femmes se questionnant, s’informant, grossissant la foule. Il est devant
le marché de la ville, le plus grand, là où tout se vend, les fruits et les
légumes, les épices et les condiments, les vêtements et les chaussures, l’or
véritable et celui contrefait, la vaisselle et l’équipement ménager. Tout se
vend dans ce marché, même les maisons. Les femmes aussi :
— Je cherche un mari pour ma fille, elle sait tout faire de ses dix doigts.
Les hommes aussi :
— Je te donne deux millions. Tu n’as rien à faire, je te donne une
adresse, tu te mets au bout de la rue, quand la personne en question passe, je
te donne l’arme et tu lui tires dessus. C’est facile. Après tu viens ici, au café
de Kadour, je te donne ton argent et c’est fini.
Tout se vend dans ce marché, pour l’instant c’est la grande débandade :
ça court dans tous les sens, des cris, des sifflets, des policiers en tenue qui
invectivent la foule.
— Ce n’est rien, c’est un mendiant qui a été tué avec un couteau. Il est
là-bas…
— Un enfant mendiant ? demande Badil, effrayé.
Il s’approche, se faufile, bouscule, prend un coup de coude, encaisse,
porte la main à la bouche, il n’y a pas de sang, il avance, un policier, la
matraque en l’air :
— Poussez-vous ou je fais un malheur.
Badil voit le petit corps sur le trottoir, en sang. C’est Titou, neuf ans, un
petit nouveau.
Quand Chitane apprend la nouvelle, il n’a aucune compassion, demande
qu’un autre gamin soit envoyé à sa place pour ne pas laisser la place libre.
C’est vital : si une place est vacante, un mendiant venu de nulle part va s’y
installer. Chitane rencontre le père de Titou, il ne pleure pas, ne demande
rien, juste :
— Et comment allons-nous faire ?
Chitane propose de prendre un autre de ses enfants, le père acquiesce, va
chercher un môme :
— Il s’appelle Oualou.
Le gamin est tout petit, maigre, crasseux comme son père, les yeux
éteints.
Ce soir-là, Badil est épuisé, vidé. L’enfant est mort dans la rue, comme
un chien, tué d’un coup de couteau. Personne ne va le pleurer, même pas ses
parents. Ils auraient pleuré leur sort puisqu’ils auraient été privés du revenu
qu’il était censé leur valoir, s’ils n’avaient un autre gamin pour le
remplacer.
Il est dans sa baraque, il a envie de dormir, quand Chitane rentre. Il est
venu s’enquérir de l’état de son sous-fifre. Badil dit qu’il est triste pour
Titou, il pleure. Chitane pose un bras sur son épaule. Badil, vaincu par la
mort du petit, se laisse choir sur le matelas. Chitane met ses mains sur les
fesses de Badil.
— Mais, pourquoi ?
— Ne t’inquiète pas, tout va bien.
Il défait son pantalon, sort son sexe bandé, enlève le pantalon de Badil et
le sodomise violemment. Il remonte son pantalon, laissant Badil, cul à l’air,
le pantalon à mi-cuisses, les fesses encore pleines de foutre. Badil pleure.
— Demain, tu commenceras à travailler dans mon jardin, ce sera bien
pour toi. Tu habiteras dans la remise, personne ne t’embêtera, ce sera chez
toi. Tu vas voir, je vais m’occuper de toi, tu seras très bien. Tiens, demain tu
iras aux bains.
Il jette deux billets à côté du lit.
Badil sanglote, meurtri. Comment en est-il arrivé là ? Pourquoi cet
acharnement contre lui ? La nuit enveloppe sa douleur.
Adel marche sur la plage. Un short noir jusqu’aux genoux, un tee-shirt noir,
il marche d’un pas lent, sur le sable, trempant de temps à autre ses pieds.
Déhia, un peu en retrait, un paréo blanc et court sur un maillot bleu, lunettes
de soleil, le suit, se baissant pour ramasser des coquillages, courant pour le
rattraper, s’arrêtant pour admirer la mer qu’elle aime par-dessus tout. Pour
elle, les vacances c’est en bord de mer. Depuis leur mariage il y a dix ans,
c’est ainsi. Le contact avec cette mer au bord de laquelle elle est née, de
l’autre côté, la rassure. Adel aussi est né en bord de mer, mais il n’en a cure.
Pour lui, aller à la campagne, à la montagne, c’est la même chose, pourvu
qu’il ait des livres. Il adore lire, il lit tout le temps. Toujours un livre entre
les mains. Elle aime quand il lit pour elle :
— et l’on entend ma voix à l’orée de toutes les terres
parce qu’elle est la voix de tous
ceux qui n’ont pas parlé,
de tous ceux qui n’ont pas chanté
et qui chantent aujourd’hui
par cette bouche qui t’embrasse.

— Embrasse-moi !
Ils marchent sur le sable doux et chaud de cette plage au bout d’une terre
qui, pour finir, se jette à la mer. Une mer gorgée de soleil.
Déhia qui a perdu sa mère, son père, pas ses frères, elle n’en parle jamais,
ne les évoque pas, n’en fait pas mention, une fois, juste une fois, elle dit à
Adel :
— C’est la seule et unique fois que j’évoquerai leurs noms. Ne m’en
parle jamais ! Jamais !
Déhia a tout perdu, elle a tout reconstruit. Elle est née à nouveau. Naître,
n’être que soi, avec ses cicatrices, sa douleur, son histoire, sa mémoire et
naître une seconde fois comme le bébé au premier jour.
Leur longue marche au bord de la mer s’arrête au pied d’un rocher.
Adel reprend :
— Je hurle,
Je me plains,
Je sais encore rire.
Du balcon à la cave
Vigie.

Tympan crevé d’injures,


Crâne blessé, paupières débordées d’ordures,
Je demeure fidèle à l’Éblouissement.

J’affirme d’un soleil


Les droits de l’espérance.
Il fait jour, le soleil est déjà haut, la ville grouille. Des klaxons rageurs, des
coups de frein bruyants, des appels, des gens qui vont et viennent sur les
trottoirs défoncés, des mendiants assis, chacun, chacune, à un coin de rue,
des vendeurs à la sauvette, les produits à même le sol, étalés sur une bâche,
un carton, un morceau de plastique ou une tablette en bois, une jeune
femme s’arrête net, se retourne :
— Vous allez me laisser tranquille !
L’individu qui la suit, la trentaine épuisée, pas rasé, jean et baskets, se
dandinant sur ses jambes :
— Tu te prends pour qui ? Putain !
Et il s’en va, se retournant de temps à autre pour la suivre du regard, une
moue de dégoût lui barrant le visage. La jeune femme change de trottoir et
de direction.
— S’il vous plaît, s’il vous plaît, une pièce !
Un vieux mendiant, assis sur un carton, un pied dans le plâtre, noir de
saleté, tend la main, personne ne s’arrête, car personne ne le voit, personne
ne l’entend. Un bus qui passe, bondé, puis un autre. D’une boutique
s’échappe une complainte, une chanson d’amour trahi.
— Au secours ! Venez à moi !
Une voix, celle d’une dame, bousculée, jetée à terre le portefeuille
envolé, quelques personnes s’arrêtent, l’entourent, le voleur est déjà loin, la
dame pleure, insulte, maudit, crie, harangue la foule, ramasse son couffin,
s’en va en maugréant.
— Avance, âne !
Un automobiliste derrière un chariot qui transporte des jerricans d’eau.
— Ce n’est pas ta place ici, retourne dans ton village !
L’automobiliste fait vrombir le moteur puis dépasse le chariot, en faisant
un bras d’honneur. Celui qui conduit le chariot, la quarantaine improbable
tant il semble vieux, assis de biais, hurle :
— Hue ! Hue !
Des klaxons, toujours. À moto, en voiture, en camion, en bus, tout le
monde klaxonne, pour faire avancer celui qui est devant ou faire reculer
celui qui est derrière, draguer une fille, saluer un passant que l’on reconnaît,
demander au copain ou à son fils de sortir, insulter, répondre à l’insulte. On
klaxonne pour attendre ou quand on a trop attendu, pour démarrer aussi,
tourner à gauche ou à droite. On klaxonne devant les feux tricolores. Au
vert, à l’orange, au rouge. On klaxonne toujours. Une voiture de police
passe en trombe, de justesse manque un piéton qui traverse la chaussée.
Badil est étourdi par tous ces bruits. La veille, il n’a pas bien dormi. Son
cul endolori l’a tenu éveillé. Aujourd’hui, il ne va pas surveiller les enfants
mendiants, il ne va pas les contrôler. Il sait où il va. Il se fraie un chemin
dans cette ville bruyante, malodorante, infernale. Il est bousculé, il
bouscule, personne ne s’excuse. Sur son visage, une lueur de mort. Il est
pâle, marqué, épuisé. Il porte un sac opaque sur lui. Il arrive sur la place des
Armées, une place hideuse où domine la terre rouge, des palmiers la
défigurant, jette un regard circulaire, avance vers les marches de l’hôtel de
ville, il est sur les marches, se retourne.
La place est pleine de monde, des gens qui passent, flânent, se
promènent, n’ont rien à faire que les cent pas, quelques-uns, assis sur des
chaises en fer à la terrasse de cafés, sirotent un café ou un thé depuis
longtemps refroidi, des bus par dizaines attendent leurs passagers, quelques-
uns s’ébranlent, d’autres arrivent, des voitures prennent le boulevard,
d’autres viennent par la rue adjacente, les feux tricolores passent au vert, à
l’orange puis au rouge. Un policier au carrefour siffle, siffle encore une fois,
s’époumone, ne s’énerve pas, n’arrête personne, ne confisque les papiers de
personne, fait de grands gestes, à droite, à gauche, il tourne, se retourne, il
n’y a pas beaucoup de véhicules, il siffle, encore et encore, il n’y a pas de
bouchon, pas de difficulté, le policier siffle quand même.
Badil est sur les marches de l’hôtel de ville, le regard vide. Puis, il crie,
crie, crie si fort que les passants se retournent, le voient, le regardent,
interpellés, inquiets, effrayés. Badil crie, hurle, il hurle à la mort. Les
voitures s’arrêtent, les bus aussi. Leurs conducteurs regardent vers les
marches de l’hôtel de ville surveillé par deux lions endormis qui ne
rugissent plus depuis longtemps. Le policier au carrefour ne siffle plus, ne
s’agite plus, tétanisé par le cri de la mort. Toute la place est figée. Badil
dégrafe son pantalon, le laisse choir à ses pieds, il est nu, n’a pas de slip.
Son sexe, avachi, pend. Il ouvre le sac opaque, sort un couteau, le lève bien
haut, la lame brille. Les gens sont saisis, le regardent, toujours inquiets,
effrayés.
— Dieu, tu m’as lâché ! Dieu, tu m’as lâché ! Je ne suis plus rien, je n’ai
rien, je ne veux rien, même pas mourir ! Ne meurent que ceux qui ont vécu.
Je ne vis pas, je ne suis personne, je n’ai ni père, ni mère. Je ne suis rien !
Il hurle et la lame s’abat, tranchante, sur son sexe ramolli. Il lâche le
couteau, lâche son sexe qui tombe sur les marches et s’en va rouler. En
sang, Badil tombe, tordu de douleur, il crie, hurle :
— Maman ! Papa !
Il hurle à la mort, elle ne vient pas. Les gens accourent vers lui, certains
crient, d’autres appellent, la foule l’entoure, lui en sang, son sexe dix
marches plus bas, sanguinolent. Il hurle à la mort, les mains sur ses parties
en sang. La foule grossit autour de lui, femmes, hommes, enfants, petits,
grands, curieux, badauds, employés de la mairie accourus depuis leurs
bureaux tout proches, chômeurs, paumés, vagabonds de la place des
Armées. La sirène d’une ambulance, des freins brutaux, crissants, crispants.
Deux infirmiers arrivent, pas de médecin.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il s’est coupé… là, entre les jambes. Son truc est là-bas.
Une vieille femme pleure :
— Pourquoi tous ces malheurs ? Pourquoi un homme arrive à cet
extrême ? Quel désespoir !
La foule commente, se lamente, s’apitoie, quelques-uns pouffent de rire :
— Il n’en a plus !
Badil se tord de douleur, pleure, appelle :
— Maman ! Papa !
Les infirmiers le mettent sur un brancard, mettent des serviettes autour de
son sexe, ce qui lui reste de sexe. La police arrive, ils sont plusieurs,
pistolets, mitraillettes, matraques, harnachés pour la guerre.
— C’est juste quelqu’un qui s’est coupé le… là, entre les jambes, dit un
passant.
Les policiers sifflent quand même, dispersent la foule, bloquent la
circulation. Pour rien. Il n’y a plus rien.
Badil est à l’hôpital de la ville, un immense hôpital, appelé le
« mouroir ». Les infirmiers portent le brancard, il est emmené en salle
d’opération.
— Il faut appeler le chirurgien.
— Il n’est pas encore arrivé.
— Un médecin, vite !
Elle arrive, c’est une femme.
— Il s’est coupé… là, entre les jambes.
— Quoi ? Sa bite ?
— Pardon, docteur, sauf votre respect, oui.
— Vous ne me manquez pas de respect en me disant ce qu’il a. Bref…
Elle s’occupe du blessé, regarde sa plaie sanguinolente.
— Il est où, le reste de son sexe ?
— Là, docteur. Je l’ai.
C’est l’infirmier qui tend un sac en plastique contenant un morceau de
chair sanguinolent. Badil est opéré sur-le-champ. Les médecins ne peuvent
recoudre le morceau qu’il a perdu.
Il est opéré, une sonde introduite dans le petit morceau de sexe qui lui
reste, l’hémorragie stoppée. Il se réveille dans une chambre, allongé sur un
matelas à même le sol. Dans la pièce, d’autres malades, qui sur un lit, qui à
même le sol comme lui. Tous le regardent.
— Pauvre de lui, il n’a plus rien entre les jambes, chuchote une femme
venue rendre visite à un parent.
Quatre lits, autant de malades, par terre, trois matelas et trois malades.
Des murs sales, jaunis, par endroits la peinture écaillée, quelques chaises en
fer pour les visiteurs, deux poubelles débordant d’épluchures d’oranges, de
restes de repas, papiers, bouteilles en plastique. Le sol est noir de saleté.
Des visiteurs entrent et sortent, à la recherche d’un parent, ami ou voisin,
certains trouvent :
— J’ai cherché dans tous les pavillons… Que Dieu vous guérisse !
Comment allez-vous ? Je vous ai apporté des pâtisseries…
La famille du malade s’empare des gâteaux crémeux qui disparaissent
dans un couffin, un sac en plastique.
— Le médecin lui interdit de manger ce genre d’aliments.
Des hurlements dans le couloir. C’est la grande sœur de Badil, informée
par des voisins :
— Mon frère ! Pourquoi as-tu fait cela ? Que vas-tu devenir ? Tu n’es
plus un homme et tu n’es pas une femme ! Dieu, c’est la malédiction de nos
parents ! Nos parents nous ont maudits !
Elle est suivie par son mari, claudiquant, qui ne dit rien, regarde
seulement de ses yeux éteints. Il reste à la porte de la chambre, tenant à
peine debout. Que pense-t-il ? Il ne fait jamais de commentaire, n’ose pas,
car sa femme est méchante avec lui. Pourtant, cela fait cinquante ans qu’il
est marié avec elle. Au retour de la guerre, la seconde du siècle, il avait dix-
huit ans, il s’est retrouvé démobilisé dans cette ville rouge, de terre rouge,
qu’il ne connaissait pas. Son caporal, beaucoup plus âgé que lui, démobilisé
lui aussi, l’a pris en sympathie et l’a marié avec sa fille. Le jour des noces,
la jeune fille, à peine quinze ans, fuyait de pièce en pièce, puis chez les
voisins. Cela a duré trois mois avant de lui faire entendre raison. Elle a été
attachée, dénudée, puis son mari a été introduit dans la chambre afin de la
déflorer sous les hurlements. Depuis, elle est devenue sa femme et ils ont eu
plusieurs enfants. Jamais elle ne l’a appelé par son prénom. Ils vivaient
étrangers l’un à l’autre, la misère pour compagne. Il était là, à la porte, sans
dire un mot, épuisé par la maladie, son handicap, sa vie de misère,
n’attendant plus que la délivrance de la mort. Sa femme, la sœur de Badil,
ne cesse de se lamenter :
— Nous sommes maudits ! Que vas-tu devenir, mon frère ? Quel sera ton
destin ? Ni homme ni femme ! Mon Dieu, quelle malédiction !
Elle pleure maintenant. Elle pleure sur son sort, celui de son frère. Elle
pleure, elle hoquette, son nez coule, qu’elle essuie avec sa longue robe.
Badil ne dit mot, il a perdu, il le sait. Son geste ne sert à rien. Il n’est plus
rien. Deux semaines dans cette chambre sordide, surpeuplée, les va-et-vient
incessants des visiteurs, leurs commentaires, leurs questions, leur pitié,
leurs apartés.
Il sort de l’hôpital, un bandage autour de ce qui lui reste de sexe,
marchant à peine. Personne n’est venu l’attendre. Il rejoint sa grande sœur,
à Fontaine Blanche. On lui cède le lit du neveu et de son épouse, partis chez
les beaux-parents qui n’ont pas plus de place. Badil passe ses journées au
lit, attendant sa guérison. Il échafaude tous les scénarios possibles, en vain.
Il sait qu’il n’a plus d’avenir ici. Il doit partir. Rejoindre son frère, Adel.
Celui-ci l’aidera.

Badil vit maintenant depuis cinq jours dans cette cabane en bois, au pied
de la falaise. Il doit quitter la ville par la mer et rejoindre son frère, Adel, de
l’autre côté.
Dès qu’il s’est senti mieux et qu’il n’a plus eu de douleur, il a quitté sa
sœur et s’est réfugié ici. Il a retrouvé un ami, Reda, appelé l’acolyte car il
n’est jamais seul, toujours accompagné de quelqu’un. Ils ont fait de la
prison ensemble. L’acolyte a parlé de son projet de quitter la ville sur une
barque. C’est lui qui a aménagé cette cache afin de se préparer au voyage.
Badil confie son intention de partir. Il apprend à son ami qu’il a un frère
de l’autre côté qui peut les aider. Ils discutent de tous les détails, l’acolyte
précise qu’il a une barque, mais qu’il faut de l’argent pour acheter tout le
matériel nécessaire. Badil promet d’y participer.
Le lendemain, Badil se rend rue du Train, au garage de Chitane. Celui-ci
est content de le voir. Après la mort de Titou, bouleversé, Badil n’est plus
revenu. Il demande :
— Tu sais qui l’a tué ?
— Ce n’est pas important. Il est mort, que Dieu ait son âme ! J’ai donné
de l’argent à son père pour l’enterrer. Ne t’inquiète pas, c’est fini. À partir
de demain, tu viens travailler dans mon jardin.
Badil dort dans le garage ce soir-là. Le lendemain, il rejoint la villa de
Chitane, une belle demeure, fermée de tous les côtés, de hauts murs hérissés
de tessons de bouteilles, la porte extérieure blindée, fenêtres grillagées.
Imprenable. Chitane lui montre le jardin, situé à l’arrière de la maison, lui
demandant de s’occuper des plantes et des fleurs. Il a déjà une main sur les
fesses de l’infortuné qui n’essaie même pas de se dérober.
— Quand tu as terminé, viens me voir. Je vais faire ma prière.
Badil bêche, nettoie, arrose le jardin. Il est treize heures quand il s’arrête.
Chitane est sur le pas de la porte, portant une ample gandoura blanche. Un
sourire aux lèvres, il appelle Badil pour boire un café.
Badil prend la tasse et boit.
— Rentre, ne reste pas là. Il n’y a personne.
Badil pénètre dans la maison, se retrouve dans un grand séjour meublé de
canapés, une télé, un réfrigérateur, une table basse. Chitane s’affale sur un
des canapés, demande à Badil de faire de même. Il s’exécute. Chitane
soulève sa gandoura, il est nu. Il prend la main de Badil et la met sur son
membre.
— N’aie pas peur. Tu vois comme je bande ? Enlève ton pantalon.
Chitane s’enfonce dans la chair de Badil, la fouille puis se répand en lui
dans un râle. Badil remet son pantalon, Chitane rejette la tête en arrière,
satisfait.
— Va dans la cuisine, rapporte-moi un verre d’eau.
Durant trois jours, le scénario se répète. La famille de Chitane est en
voyage chez les beaux-parents et celui-ci se retrouve seul. Badil sait ce qu’il
veut, c’est son ultime chance. Il veut gagner la confiance de Chitane pour
lui dérober de l’argent. Ce sont des bijoux qu’il trouve dans une pièce du
premier étage. Il met tout dans ses poches et s’en va, laissant Chitane tout à
son plaisir.

Il se rend au marché, et n’a pas de difficultés à vendre ce qu’il a dérobé.


À bas prix, bien sûr ; c’est suffisant pour participer à l’achat du moteur pour
la barque.
Le soir, il rejoint sa cabane de la falaise. Son acolyte s’exclame :
— Cela fait trois jours que tu es parti ; je croyais que tu ne voulais plus
m’accompagner.
Badil sort une liasse de billets et les lui remet. L’acolyte ne pose pas de
questions, satisfait. Peut-être partiront-ils la semaine prochaine, s’il fait
beau. Une femme qu’il connaît ainsi qu’un étudiant seraient du voyage,
apprend-il à Badil.
Les jours qui suivent, Badil ne quitte plus la cabane de peur de rencontrer
Chitane ou son homme à tout faire, Hakim le balafré. De longues journées
passées au pied de la falaise, dans la « cuve d’eau », sans rien d’autre à faire
qu’à espérer quitter cette ville rouge, de terre rouge, synonyme de malheur
pour lui. Une ville où il ne retournera jamais plus, s’est-il promis :
— Jamais je ne reviendrai dans cette ville. Jamais !
Un jour, au petit matin, c’est une barque qui s’approche de l’endroit.
Vite, il reconnaît son ami, va au-devant de lui, tout excité. Le rêve prend
forme.
— La barque appartient à mon oncle ; je lui ai dit que je veux reprendre
la pêche. Demain, je rapporte le moteur et les vêtements.
Badil est dans tous ses états, il est prêt à partir. Il n’a pas peur de la mer,
il n’y pense pas. Son désir de s’en aller est plus fort. Ici, il n’est plus rien, ni
homme, ni femme, a dit sa grande sœur. Rien. Peut-être que là-bas, auprès
d’Adel, pourra-t-il être, être tout simplement. Ni homme, ni femme. Être.
Être vraiment. Et personne pour fouiller son ventre, personne pour
l’humilier. Il cherchera un travail honnête, son frère l’aidera. Il sera…
éboueur ! Oui, éboueur. Il aura une tenue, une belle tenue, il se déplacera
dans le camion. Et il arpentera les rues et les avenues, les impasses et les
boulevards, les places et les jardins. Il prendra les containers et les videra
dans le camion. Avec bonheur. Oui, ce sera du bonheur de s’occuper des
poubelles, de belles poubelles, propres, toujours fermées, des poubelles
vertes, et jaunes, et d’autres encore. Éboueur ! Quel beau travail ! Nettoyer
les poubelles ! Éboueur ! Il s’occuperait donc des poubelles. Il ne serait plus
une poubelle, il ne recevrait plus le foutre comme une poubelle. Il serait
éboueur !

Ce soir-là, il s’endort heureux dans sa cabane. Très tôt le lendemain, son


acolyte arrive, accompagné par une autre personne, la vingtaine à peine. Ils
ont le moteur avec eux.
— C’est Jalal. Il est étudiant à l’université, il n’est pas comme nous.
Tous s’affairent autour de la barque. Le soir, elle est fin prête.
— S’il fait beau demain, nous partirons.
Badil est dans tous ses états. Enfin, il va quitter cette ville maudite, ville
de malheur où rien ne le retient. Avec une brosse et un balai, il nettoie la
barque, à l’intérieur, à l’extérieur, puis avec ses amis d’aventure, il la
camoufle afin que personne ne la voie du haut de la falaise où passent
nombre de promeneurs, couples d’amoureux qui osent se toucher,
s’embrasser même, dans cet endroit désert de la ville.
La falaise est leur havre, leur refuge. De temps en temps, la police fait
une descente et ramasse tout ce monde, avec insultes et coups.
— Vous n’avez pas honte ?
À la fille, arrêtée :
— Nous allons appeler ton père.
Au garçon :
— Toi, tu vas aller en prison.
La fille :
— S’il vous plaît, n’appelez pas mon père, il me tuera.
C’est la vie en haut de la falaise. Badil croise tous les jours ces jeunes
couples quand il rejoint sa cabane.
Jalal parti, Réda s’en va aussi pour informer sa voisine du départ.
Badil, épuisé, s’écroule sur sa couche. Il ne trouve pas le sommeil, excité
par l’approche du départ. Il va retrouver son frère, Adel, celui qui a réussi,
le seul. Par quel miracle ?
« Il a eu de la chance », se dit Badil.
Il se lève brusquement. Il fait noir dans sa cabane. Des mains, il fouille la
petite caisse posée à côté de lui, sort une bougie, l’allume. Ses papiers. Il a
failli les oublier. Il fouille, trouve un document vert, sa pièce d’identité. Il
n’a pas de passeport, il ne peut pas en avoir puisqu’il sort de prison. Il
prendra sa pièce d’identité. Il fouille encore et sort quelques photos. Il en
prend quelques-unes, celles de son frère, Adel, un beau sourire aux lèvres,
des pigeons autour de lui, sur une place pleine de monde. Il porte un
costume noir, une chemise blanche, des chaussures noires, propres.
« Ses chaussures sont propres, il n’y a pas de boue, ni de poussière là-
bas », se dit-il.
Il prend avec lui des photos de son père, grand, le regard vide, lointain,
habillé d’une djellaba de couleur indéfinie ; de sa mère aussi, vêtue d’une
longue robe bleue, un foulard autour de la tête, un sourire fatigué. Puis il
sort quelques billets de monnaie étrangère. Il avait échangé de l’argent
quand il avait vendu l’or. Il s’est bien gardé de le dire à son ami. Il découpe
un morceau de plastique, enroule ses papiers, les photos, les billets de
banque, les attache avec une ficelle, glisse le paquet dans son slip, éteint la
bougie et s’endort.
Badil est le premier à se réveiller dans sa cabane, son acolyte, rentré tard
la nuit, ronfle encore. Il se lève, met ses chaussures, sort, il fait noir encore,
se dirige vers la mer. Il se lave le visage, l’eau est froide. Il revient, réveille
son ami :
— C’est l’heure !
L’autre sursaute, grommelle, se retourne, ouvre un œil, puis deux, enfin
se redresse :
— D’accord. Quelle heure est-il ?
— L’heure de partir, dit Badil.
Un bruit de pas sur la plage, ils sortent. Une ombre qui s’approche. Une
femme accompagnée d’un enfant. L’acolyte va au-devant d’elle :
— C’est qui ? Tu ne m’avais pas dit qu’il y avait un enfant. Ce n’est pas
possible, c’est trop dangereux !
— C’est mon fils, je ne peux pas le laisser.
— Tu te rends compte, nous allons traverser la mer ! Un enfant, ce n’est
pas possible !
— C’est trop tard, je ne peux pas faire machine arrière. Je pars et mon
fils aussi. Ne t’inquiète pas, il ne posera aucun problème.
Quelqu’un approche, c’est Jalal, l’étudiant.
— Bonjour. Il y a un enfant ?
— Elle me met devant le fait accompli.
— Je n’ai personne ici. Mes parents sont morts. J’ai fui le domicile de
mon mari il y a un an. J’habitais à cent kilomètres d’ici. Quand je suis
arrivée dans cette ville rouge, de terre rouge, c’est une femme qui habite
près du marché de la ville qui m’a recueillie, et un jour elle m’a dit qu’il
fallait que je travaille. Personne ne voulait de moi, j’ai fait le trottoir, j’ai été
maltraitée, insultée, battue, humiliée. J’ai tout accepté, pour mon fils.
Aujourd’hui, je n’en peux plus, je ne peux plus vivre ici. Là-bas, au moins,
ils sont gentils. Je trouverai des gens qui m’emploieront sans abuser de moi,
sans me faire du mal, et mon fils pourra aller à l’école. Un jour il sera
quelqu’un et m’aidera à son tour.
— On ne peut rester ainsi à perdre du temps, dit Jalal. Partons. Elle
s’occupera de son fils.
Tous rejoignent Badil qui s’escrime déjà sur la barque. Elle est mise à
l’eau. Ils mettent leurs baluchons, couvertures, nourriture, font monter la
femme et son fils, les trois hommes poussent la barque. Ils grimpent, puis
l’acolyte démarre le moteur.
— Nous sommes partis ! dit Badil.
Ils se regardent, confiants, souriants, heureux. Ils s’imaginent déjà là-bas,
à leur destination.
— Ce n’est pas loin, dit Badil.
— Une journée de mer au moins, tempère l’étudiant.
L’acolyte :
— Ne parlez pas trop fort, on risque de nous entendre si un bateau passe
trop près de nous.
— Tu sais où tu vas ? dit Jalal, l’étudiant.
— Ne t’inquiète pas, je n’ai pas fait d’études, mais je me suis bien
renseigné. Et n’oublie pas que j’étais pêcheur avec mon père.
Cela fait plusieurs heures qu’ils ont quitté le rivage de leur ville, la
« cuve d’eau ». Le jour est déjà là. Ils sont en haute mer et les vagues
deviennent grosses, la femme vomit. Badil aussi.
— Ne vous penchez pas trop ! Vous allez faire couler la barque ! hurle
l’acolyte.
L’enfant a froid, sa mère le couvre. Jalal scrute l’horizon. L’acolyte tient
la barre. Badil essaie de faire bonne figure. Le temps coule, la barque
tangue sur les vagues de plus en plus grosses. Rien à l’horizon.
— Quelle heure est-il ?
— Il est neuf heures. Cela fait cinq heures seulement que nous sommes
en mer, dit Jalal.
C’est un gamin encore, vingt-deux ans. Originaire d’une petite ville de
province, située sur les hauts plateaux, il suit des études dans la ville rouge,
de terre rouge. Fils de paysans sans le sou, il peine à survivre, sa bourse lui
suffit à peine pour manger et payer la chambre en cité universitaire. Tous
les trois mois, il rentre chez ses parents. Tous les trois mois, il revient
traumatisé par la misère qui étouffe les siens. Il cherche du travail, en
trouve un, reste un peu, le quitte car il a des examens. Il cherche encore du
travail, n’en trouve pas. Dans cette ville sur laquelle il a fantasmé, il
déchante vite. Au premier jour, au premier mot, il fait rigoler tout le monde.
Il a un accent de l’intérieur, avec des mots inconnus, vieillots ou
simplement différents. Vite, il devient la risée de tous, aucune fille ne veut
s’afficher avec lui ou même le saluer. Les garçons le charrient, l’embêtent,
l’humilient. Il s’accroche à ses études, deux années passent, la troisième
débute, il lâche prise, se désintéresse des études, cherche un boulot, une
affaire, un coup. Rien. Il désespère, se referme, se retire. Il ne suit plus les
cours, passe son temps à tourner en rond dans la ville, s’arrête de temps à
autre dans un café malodorant de la ville, sirote un thé froid dans un verre
sale ou ébréché, arpente les rues principales, regarde les vitrines, il ne peut
rien s’acheter, peste contre la vie, ses parents, les habitants de cette ville
rouge, il regarde les filles, se retourne à la vue d’une jupe, les yeux
écarquillés, à chaque klaxon, croyant que c’est pour lui, évite un sans-
domicile fixe qui dort à même le sol, s’extasie devant les voitures rutilantes,
prend peur devant un groupe de jeunes supporters de football déchaînés qui
viennent à contre-courant, change de trottoir. C’est dans un café qu’il
rencontre Réda :
— Tu viens d’où ? En tout cas, tu n’es pas d’ici.
« Cela se voit », pense Jalal. Cette idée le rend triste, les gens dans cette
ville sont méchants, ils renvoient toujours l’autre à sa différence même s’il
vient de la ville d’à côté. Cent cinquante kilomètres de distance entre sa
ville, sa petite ville des hauts plateaux, et la ville de terre rouge où il se
trouve. Étranger quand même.
Réda se rend compte qu’il a blessé son compagnon de café, s’excuse et
rigole. Ils parlent ensemble, échangent, discutent.
Au bout d’un après-midi et quelques thés froids servis dans des verres
sales ou ébréchés, ils se quittent amis, se revoient, parlent de leurs
difficultés, et germe l’idée de partir. Au loin. Loin de cette ville rouge, de
terre rouge où aucun d’eux n’a trouvé sa place. Jalal entrevoit la fin de son
calvaire. Il ira de l’autre côté de la mer. Là-bas, il aura l’occasion de se
construire une vie digne, honorable. Il sera respecté, trouvera un travail et
prendra femme.
— Elle s’appellera… Je ne sais pas quel nom elle aura. Ce qui est sûr,
c’est qu’elle sera de là-bas. Elle sera gentille avec moi, nous aurons des
enfants, de beaux enfants, le week-end nous irons chez ses parents qui
seront contents de me voir.
— Et s’il n’y a pas… cette femme dont tu ne sais pas encore le nom ? Si
tu ne trouves pas de travail ?
— Alors, je serai une plaque de sens interdit posée à l’entrée d’une rue !
Je ferai partie des meubles, personne ne songera à me jeter. Une plaque de
sens interdit bien droite, bien propre, en rouge et blanc, visible de loin.
Personne ne pourra m’éviter, tout le monde me verra. De temps en temps, la
plaque est nettoyée, rafraîchie, bichonnée. Ainsi, je serai nettoyé, rafraîchi,
bichonné. Une plaque de sens interdit, tu te rends compte !
— Mais ici, tu n’es pas une plaque, un morceau de métal. Tu existes, tu
vis, tu étudies…
— Pour quoi faire ? Pour quel avenir ? Je ne suis rien ici, personne ne me
regarde, ne me parle, je n’ai pas d’amis, pas d’argent. Pendant que j’étudie,
les autres amassent des fortunes, ont de belles voitures, sortent avec de
belles filles. En plus, je ne suis pas d’ici, je n’ai aucune chance. Si je
décroche mon diplôme, quel travail pourrai-je avoir ? Je fais géographie, à
quoi cela sert-il ? Ici, on n’a pas besoin de la géographie qui étudie l’espace
des sociétés ou la dimension spatiale du social. Ici, c’est comment se faire
de l’argent, et vite, qui intéresse ; comment éliminer l’autre pour prendre sa
place. La géographie n’intéresse personne. Alors, que ferai-je avec mon
diplôme ?
— Badil, tu peux me faire un petit sandwich ? demande l’acolyte.
Il fait froid, ils ont faim, tout le monde mange. La femme, Karima, ne
peut rien avaler, elle est pâle. Vingt-cinq ans, elle porte un jean et un pull
noir en laine :
— Pour la mer, il fait froid, a-t-elle dit.
Et une veste chaude. Aux pieds, des chaussures à talons :
— C’est pour là-bas, quand je serai arrivée. Pour être présentable, quand
même !
Mariée par ses parents, des paysans déclassés, elle ambitionnait une vie
tranquille, sous la protection d’un homme juste et bon. Il la prenait comme
un sauvage, une fois, deux fois, dix fois, elle a refusé, il l’a battue, une fois,
deux fois, dix fois, son ventre a grossi, il l’a renvoyée chez ses parents, elle
a accouché, il l’a reprise à la maison, puis il l’a prise comme un sauvage,
elle a refusé, il l’a battue, elle s’est enfuie avec son enfant, après quatre ans
de sévices et d’humiliations.
— Nous sommes bientôt arrivés ? dit Badil.
— Nous n’avons même pas fait la moitié du chemin, dit Jalal, l’étudiant.
— Nous arriverons demain matin à l’aube, si tout va bien, dit Reda,
l’acolyte.
Lui, c’est un ancien pêcheur, un ancien taulard. Trente-cinq ans, frêle
mais teigneux, bagarreur et tendre à la fois. Il a fait cinq ans de prison pour
avoir tabassé l’armateur propriétaire du bateau sur lequel travaillait son
père.
Un jour, comme d’habitude, son père est sorti en mer, il n’est plus
revenu, son corps n’a jamais été retrouvé. Réda, fou de douleur, est allé vers
l’armateur demander des explications sur les recherches. Ce dernier l’a
éconduit :
— Je ne peux rien faire pour toi.
Réda, impulsif, nerveux, a frappé l’armateur, le laissant à terre, en sang.
Au tribunal, défendu par une batterie d’avocats grassement payés,
l’armateur produit plusieurs certificats médicaux, des témoignages de
plusieurs pêcheurs qui travaillaient pour lui. Cinq ans de prison pour Réda.
C’est là, dans la prison de la ville rouge, de terre rouge, qu’il a connu Badil,
dont c’était la cinquième prison depuis sa condamnation.

— Je vois quelque chose ! s’exclame Jalal.


— C’est la terre, c’est là-bas ? interroge Badil.
— Tu rêves, répond l’acolyte, Réda. C’est peut-être les gardes-côtes. Je
vais arrêter le moteur.
Tous retiennent leur souffle, inquiets. Karima, qui somnolait à côté de
son fils, s’agite, ouvre les yeux, tend l’oreille. Jalal, l’étudiant, est inquiet.
La petite barque est ballottée par les vagues, le gamin pleure, sa mère essaie
de le faire taire, il pleure encore, elle lui donne un morceau de pain,
l’enveloppe dans une couverture, il se tait. Les vagues emplissent le silence,
la peur gagne les passagers, l’angoisse les taraude. Que va-t-il se passer ?
Quel est ce bateau qui arrive ? Une lumière rouge s’allume au loin, sur le
bateau. Il vire à droite, soulagement sur la barque.
— Nous sommes sauvés ? dit Karima.
— Nous avons échappé de justesse, répond Réda.
Bientôt, la nuit recouvre la mer et les passagers. La barque, est ballottée
par les vagues puissantes, grosses, effrayantes. Le bruit de la mer dans le
noir est décuplé, le froid est vif. Badil se roule dans une couverture, il
grelotte. Jalal, le jeune étudiant, grelotte aussi. Réda, expérimenté, est
habillé de gros pulls et d’une doudoune, la tête dans un bonnet en laine.
Karima a les pieds gelés, elle met des chaussettes que lui propose l’acolyte.
L’enfant est transi de froid, sa mère l’étouffe avec une deuxième couverture,
grise comme son destin. La mer est haute, les vagues furieuses, la barque
tangue. Une grosse vague et ils sont mouillés, c’est la panique.
— Mon Dieu, sauve-nous ! dit Karima.
— Maman ! Papa ! crie Badil.
— Nous allons mourir, renchérit Jalal.
— Taisez-vous ! dit Réda. C’est cela, la mer. Faites-moi confiance, nous
allons nous en sortir.
Un silence de mort s’abat sur la petite troupe : le moteur s’est arrêté. Des
secondes de terreur silencieuse les accablent. Réda se bat avec le moteur, il
repart. La mer est toujours grosse, les vagues hautes, la barque danse, pique
du nez, s’enfonce puis se redresse, l’eau l’envahit. Badil est blême, il
n’avait pas conscience de la difficulté de la traversée. Et s’ils chaviraient et
mouraient là, engloutis par la mer ? Et s’il n’arrivait pas à bon port ? Ainsi,
il ne verrait pas Adel, son frère ? Il ne serait pas éboueur, n’aurait pas une
tenue, la belle tenue qu’il imaginait, il ne se déplacerait pas dans un camion,
n’arpenterait pas les rues et les avenues, les impasses et les boulevards, les
places et les jardins. Il ne prendrait pas les containers pour les vider. Il ne
serait rien, comme aujourd’hui. Sauf qu’aujourd’hui il a l’espoir, l’espoir de
vivre une autre vie, ni homme, ni femme, mais vivant, bien vivant, et
personne pour le violenter. Aujourd’hui, là, à l’instant, dans cette barque
instable, au milieu de ces vagues en furie, loin de la ville rouge, de terre
rouge, loin de Chitane et son homme à tout faire, Hakim le balafré, dans ce
froid qui le blesse au plus profond de lui-même, sans sexe, sans argent, sans
diplôme, sans père ni mère, sans sa grande sœur de Fontaine Blanche, sans
sa jeune sœur et ses enfants mal éduqués, là au milieu de nulle part, avec
ses compagnons d’infortune, avec ses blessures et ses cicatrices, avec son
cul endolori, là, maintenant, il veut vivre, il veut arriver, s’arrimer à l’autre
rive, il est plein d’espérance.

Le choc est terrible, infernal, la barque vole en éclats. Karima lâche son
fils qui tombe dans la mer en furie, elle s’accroche à une planche. Ses
hurlements déchirent la nuit, dérisoires :
— Mon fils, mon fils !
Jalal est introuvable. Badil est sous l’eau. Réda nage pour s’approcher de
Karima. Elle crie :
— Mon fils, mon fils !
Réda :
— Accroche-toi bien.
La barque a été heurtée par un bateau de pêcheurs, un gros chalutier. Sur
le pont, l’équipage lance une bouée, une corde, Réda récupère l’une et
l’autre, nage vers Karima, les secondes coulent, interminables, Karima
hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda s’approche, lui tend la bouée, elle s’y agrippe, hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda a en main la corde et tire la bouée, il nage et Karima hurle :
— Mon fils, mon fils !
Sur le pont, des voix, une langue comme une musique. Réda nage, la
corde autour de la taille, poussant la bouée et Karima qui hurle :
— Mon fils, mon fils !
Badil a été renversé lors du choc, tombé à l’eau, il se débat, crie :
— Maman ! Papa !
Il perd pied, ressort la tête de l’eau, crie :
— Maman ! Papa !
Il s’enfonce, resurgit, se débat, crie :
— Maman ! Papa !
Réda :
— Tiens bon, Badil, je vais venir te chercher.
Il s’enfonce, ne remonte plus, submergé par l’eau. Il a froid, ses oreilles
bourdonnent, l’eau vient d’en bas et il descend inexorablement. Il se
rappelle la phrase de son père : « Si tu cherches la pluie, elle vient d’en
haut. » Il avait quatre ans quand son père lui avait dit cela. Il jouait quand la
pluie l’a surpris. Son frère, Adel, huit ans, et son père étaient à couvert.
Badil, sous la pluie, ramassait un osselet. Sous l’eau, la phrase de son père
lui revient.
— Ce n’est pas vrai, papa, elle vient d’en bas. Pourquoi m’as-tu menti ?
L’eau vient d’en bas, me submerge, elle ne vient pas d’en haut. Tu m’as
menti et je t’ai cru. Tu m’as menti quand tu as dit qu’Adel allait s’occuper
de moi, il ne s’est pas occupé de moi. Pourquoi m’as-tu menti, papa ? Tu as
dit que tu me protégerais, tu ne m’as pas protégé. Tu m’as menti, papa.
L’eau vient d’en bas, elle me submerge, m’envahit, me déborde, m’emporte.
Papa, tu m’as menti.
Sur le bateau, Karima et Réda sont repêchés. L’équipage les questionne,
ils ne comprennent pas. Karima hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda fait des gestes, à bout de souffle, épuisé, vidé, trempé, grelottant.
L’équipage s’agite, il fait noir, la mer roule ses vagues qui viennent faire
tanguer le chalutier qui sent le poisson. Karima hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda explique :
— Enfant dans la mer, nino, bambino…
— Bambino ?
Suit une longue consultation entre les membres de l’équipage. Karima,
pieds nus, pull déchiqueté par les eaux en furie, tremblante de froid, n’a
plus de larmes pour pleurer son fils avalé par la mer. Jambes repliées sous
elle, les bras sur la tête, face contre terre, elle est secouée de tremblements
frénétiques. Réda se glisse vers elle, difficilement, à quatre pattes, arrive à
son niveau, avise une bâche, la tire à lui, couvre Karima qui tressaute sans
discontinuer.
— Karima ! Karima ! crie-t-il.
Sur le pont, les palabres continuent, les pêcheurs parlent, parlent, font des
gestes, haussent le ton, se ravisent, parlent à voix basse. Ils sont huit,
habillés de cirés, des bottes aux pieds. Deux se dirigent vers Karima, elle
tremble toujours, ils la prennent, s’approchent de la rambarde et la jettent à
l’eau. Elle hurle :
— Maman !! Papa !! Mon fils !!
Sa voix se perd dans la nuit et l’immensité de la mer.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? hurle Reda, atterré. Pourquoi ? Vous
l’avez tuée ? S’il vous plaît… S’il vous plaît !
Ils sont trois à l’empoigner, il se débat, crie, hurle, appelle sa mère, son
père, supplie :
— Non, non, non, s’il vous plaît ! Maman !! Papa !!
Il est jeté à la mer. Ses cris se confondent avec le rugissement des vagues.
Fini. Il n’y a plus rien. Le chalutier manœuvre, vire à tribord et disparaît
dans la nuit qui se referme.
La rencontre
Ce matin, le ciel est un peu couvert. Déhia et Adel, attablés sur le balcon du
petit appartement qu’ils ont loué pour leurs vacances, décident de ne pas
aller à la plage pour se promener dans la petite ville.
Une robe à bretelles, blanche et courte, posée sur sa peau bronzée, pieds
nus, elle sirote son café encore chaud. Adel, debout, short noir, chemise
blanche à manches courtes, sandales aux pieds, appuyé sur la rambarde, tire
sur sa cigarette, pensif. Ce ciel couvert ressemble à une menace, encore
lointaine, indéfinie, à peine perceptible. Pourtant, là au bout du bout, au
bout d’une botte de terre qui se jette dans la mer, tout semble paisible,
calme. Il chasse son angoisse, écrase sa cigarette dans le cendrier, retourne à
l’intérieur de l’appartement, prend son sac à dos, descend dans la rue, des
gens passent, quelques voitures circulent. Il allume une deuxième cigarette,
son angoisse le reprend. Déhia le rejoint, elle a mis des tongs et pris son
sac. Çà et là, sur les trottoirs, assis sur des chaises devant leurs maisons, une
femme, foulard sur la tête, un homme en short et maillot de corps, d’autres
encore devisant, ne se disant rien, le regard au sol ou sur le coin de la rue,
attendant, n’attendant rien, assis là comme d’habitude certainement. De
ruelle en rue, Déhia et Adel aboutissent devant l’église, petite et austère,
située à l’angle de deux rues. De part et d’autre de l’entrée, de petits
palmiers, au mur, des carrés de mosaïque, trois marches et les voilà à la
porte d’entrée, en bois. Ils pénètrent à l’intérieur. La visite est rapide : les
plafonds très hauts, quelques vitraux, un autel austère. Ils sortent. Le
clocher est surmonté d’une girouette en forme de poisson, un espadon.
Ils continuent leur visite de cette petite ville de pêcheurs. Justement, les
voilà devant le port, un petit port où sont amarrés nombre de petits bateaux
de pêche, des barques, quelques gros chalutiers.
— On dirait que les pêcheurs ne sont pas sortis, dit Adel.
Un attroupement comme hier, le curé est là, comme hier. Des discussions
auxquelles ils ne comprennent rien, de grands gestes des mains, quelques
éclats de voix.
— Des histoires de village, dit Déhia.
Ils font le tour du port, tout petit, se terminant devant des rochers. Une
musique leur parvient, ils s’approchent, découvrent un homme, la
soixantaine, grand et fort, chauve, moustache et barbichette grisonnantes, en
jean et chemise, une guitare à la main qu’il gratte. Des sons mélodieux
s’échappent, puis sa voix rauque tonne, Adel et Déhia ne comprennent pas
les paroles, la musique les retient, ils s’assoient tout près. L’homme gratte
encore sa guitare, donne de la voix, puis s’arrête.
— Bonjour, disent-ils en chœur.
L’homme répond dans leur langue, un sourire aux lèvres, les yeux
profonds.
— Je m’appelle Lucio.
— Ma femme, Déhia, et moi Adel.
Déhia explique qu’elle a été sensible à la mélodie, le musicien est content
et traduit les paroles :
Je ne t’ai pas écrit depuis longtemps, alors je t’écris plus fort
L’an prochain tout va changer, on l’a dit à la télé
Il y aura à manger et la lumière toute l’année,
Les muets vont parler, les curés vont se marier…
Et on continue à espérer,
Et puis la nouvelle année est arrivée,
Je m’y étais préparée.

Tous trois, sur un rocher, au bout du port, discutent. Lucio parle de son
village, de ses parents qui ont émigré, jeunes et sans argent, il y a soixante
ans, de l’autre côté pour fuir la misère. C’est là-bas qu’il est né avec sa
sœur. Alors qu’il avait douze ans, ses parents sont revenus dans leur village
natal, ici. Son père a acheté un bateau et il est devenu pêcheur. Il sortait
avec lui, en mer et, à sa mort, il a continué. Déhia et Adel disent leur pays
natal et ses tourments, leur bonheur aujourd’hui de ce côté-ci de la mer, la
découverte d’eux-mêmes, leurs rêves et leurs projets. Lucio les invite à
prendre un café, ils rejoignent une petite place, au centre du village. C’est la
première fois depuis leur arrivée qu’ils abordent quelqu’un du cru. Assis sur
une terrasse, ils devisent encore. Puis Lucio exhibe de sa poche des
documents, il en montre un, de couleur verte. Adel constate qu’il s’agit
d’une pièce d’identité. Lucio en montre d’autres.
— Elles ont été trouvées sur des corps que la mer a rejetés. Les pêcheurs
ont trouvé un corps, puis un deuxième, puis un troisième… En fait, d’après
ce que je sais, il semble que cela fait plusieurs jours que des pêcheurs ont
trouvé les corps au large du port. Chaque fois qu’ils jetaient leurs filets, ils
remontaient une chaussure, un vêtement, un corps, puis deux. Ils les
rejetaient, car ils avaient peur que leurs bateaux soient bloqués à quai
pendant plusieurs jours.
— C’est monstrueux ! dit Déhia.
— Oui, c’est vrai. Il y a plus grave, un jeune pêcheur est venu me dire
qu’un gros chalutier a heurté en pleine nuit une barque, certains sont morts
noyés et deux autres qui avaient été repêchés ont été rejetés à la mer par
l’équipage. Ce jeune pêcheur en faisait partie. Depuis, il n’est plus sorti en
mer. Il ne veut pas en parler de peur de représailles. Il semble que ce sont
ces corps-là que les pêcheurs remontaient dans leurs filets.
— Ce n’est pas possible ! dit Déhia, horrifiée.
— Les corps se sont échoués près du port, sur les rochers. La police est
venue, les corps ont été déposés à la morgue. J’ai pu récupérer des papiers
de ces malheureux ; cinq corps, dont un enfant, peut-être quatre ou cinq ans.
Les corps d’une femme et de trois hommes.
— Au port, nous avons vu le curé discuter avec des gens…
— Il ne veut pas qu’on fasse de la publicité sur ce malheur. Pour lui, c’est
un fardeau trop lourd pour les pêcheurs qu’il ne faut pas accabler. Il dit qu’il
donnera une messe pour eux. Moi, je dis qu’il faut faire connaître la vérité,
informer les familles de ces personnes et leur envoyer les corps pour faire le
deuil. Le curé ne veut pas, les pêcheurs non plus. Le maire du village ne
veut pas non plus de problèmes ni de publicité pour son village. Sinon, il
n’y aura plus de touristes. Tout le monde dans le village sait et tous se
taisent. Tous, mais je n’aurai de cesse que la vérité soit connue et que les
corps de ces malheureux soient remis à leurs familles.
Adel est repris par son angoisse. Ces corps retrouvés ici viennent de la
terre qui l’a vu naître, cette terre qu’il a laissée derrière lui et qui le rattrape.
Qui sont ces malheureux ? Ils ont bravé la mer et tous ses dangers pour finir
au fond de l’eau, cadavres décomposés, jetés, rejetés, anonymes. Que va-t-il
arriver maintenant ? Leurs corps seront jetés dans une fosse commune, sans
sépulture ni larmes amies. Et leurs parents, leurs familles, comment feront-
ils le deuil ?
Déhia est aussi bouleversée par ce récit. Elle regarde la pièce d’identité
que leur a montrée Lucio.
— Celui-ci a vingt-deux ans. Il est si jeune !
Lucio demande leur aide pour retrouver les familles et les informer. Il
tend d’autres documents, des pièces d’identité. Adel examine les papiers,
relève les noms, les adresses sur les cartes d’identité, s’arrête net, le souffle
coupé. Il blêmit, lâche le document. Déhia est inquiète, questionne :
— Tu connais ?
— C’est mon frère !
— Oh !
Lucio, abasourdi :
— C’est votre frère ? Mais…
— C’est mon frère !
Adel reste figé, vidé, ses mains tremblent. Déhia l’entoure de son bras,
elle étouffe un sanglot :
— Ce n’est pas possible ! Ton frère nous a rejoints ici, dans ce coin
improbable ? Ce n’est pas possible ! Quelle rencontre !
Lucio, interloqué :
— Il a fallu que vous veniez en vacances ici pour rencontrer votre frère ?
Il propose :
— Les corps sont encore à la morgue de la ville. Vous pouvez venir avec
moi pour le reconnaître.
Déhia se lève, Adel ne parle pas, se lève aussi et les suit. Ils prennent la
voiture de Lucio. Quelques rues plus tard, la voiture s’immobilise sur un
parking. Lucio explique que le petit centre médical du village dispose d’une
morgue où il n’y a pas beaucoup de place, et que les responsables ne
garderont pas longtemps les corps.
Lucio entre, suivi par Déhia et Adel. Il parle avec la réceptionniste. Dans
la salle d’attente, quatre personnes attendent d’être prises en charge ; une
mère qui porte son enfant sur les genoux, un petit vieux, une dame habillée
en noir, une jeune fille qui se tient la main avec une serviette pour arrêter le
sang qui coule. Des voix, des mots s’échangent, la jeune fille blessée rejoint
une infirmière. Lucio se fraie un chemin, Déhia et Adel sur ses talons. Un
long couloir, une porte en fer, il sonne, la porte s’ouvre.
— Manuel, je viens avec des amis voir les corps.
Une salle toute blanche, sur les murs des carreaux de faïence blanche, des
tiroirs métalliques, deux brancards posés à même le sol, portant des corps
recouverts de draps blancs.
— Ceux-là viennent d’arriver. Un accident de la circulation.
Déhia et Adel sont au milieu de la salle, avec Lucio. L’odeur est forte,
pénible. Manuel, le préposé à la morgue, s’approche du mur à tiroirs, en tire
un, soulève le drap qui a perdu sa blancheur. Adel approche, inquiet,
hésitant, fragile. Il avance vers le corps, il a un haut-le-cœur, s’approche,
livide, fixe le corps, manque de tomber. Il est au bord de l’apoplexie. Il
scrute ce cadavre putréfié, allongé, méconnaissable, autour de la bouche,
des narines, de la mousse, des plaies bleuâtres sur le ventre, les jambes, les
vêtements collés à la peau. Badil, le frère perdu, gît là, devant lui, dans cette
minuscule morgue, dans un village perdu, loin de sa terre maudite. Adel est
là, planté devant ce cadavre. Il est là aujourd’hui, son frère étalé sur une
civière, dans un tiroir métallique, le visage défiguré, le ventre ouvert, les
ongles et la peau des mains détachés, les jambes pleines de contusions. Il
est là. Où sont ses larmes ? Il ne pleure pas. Il regarde le cadavre. Il regarde
sa douleur. Elle ne le quittera jamais plus. Lucio est saisi. Son regard va du
cadavre à Adel, d’Adel au cadavre, abasourdi par le destin qui a mis sur son
chemin cet homme, le frère d’un cadavre pour lequel il se bat contre un
village uni dans le déni. Déhia, à leurs côtés, pleure doucement. Elle pleure
la douleur de cet homme qui partage sa vie, elle pleure les plaies qui
s’ouvrent en lui. Adel voulait mettre à distance la douleur du frère perdu,
elle le frappe au moment où il ne s’y attendait pas. Violemment. Le voilà
courbé, il pose genou à terre, vaincu encore une fois, les larmes coulent
maintenant.
— Pardon, dit-il doucement. Pardon.

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