Yahia Belaskri est né à Oran (Algérie). Après des études de sociologie, il est
responsable des ressources humaines dans plusieurs entreprises algériennes
puis se tourne vers le journalisme.
Un an après les émeutes d’octobre 1988, il décide de s’installer en France.
À travers de nombreux articles, des essais et des nouvelles ainsi que sa
participation aux travaux de recherches sur la mémoire de la Méditerranée,
il pose un regard critique empreint d’un profond humanisme sur l’histoire
de l’Algérie, de la France et des rapports si complexes entre ces deux pays.
Son premier roman, Le Bus dans la ville, a connu le succès auprès de la
critique littéraire.
Du même auteur
Si tu cherches la pluie,
elle vient d’en haut
L’auteur a bénéficié, pour la rédaction de cet ouvrage, du soutien du Centre national du livre.
Conception et réalisation : Vents d’ailleurs
ePub : www.isako.com
— Salut, toi.
Elle est trempée.
— Salut, Déhia.
Elle tend ses joues humides où Salim dépose deux caresses.
— Tu peux attendre que nous soyons à la maison, dit-elle.
— Je t’attends ce soir, j’ai une bonne bouteille.
Il prend son manteau, l’accroche derrière la porte de son bureau. Grand,
mince, cheveux en bataille, un air enfantin, portant une chemise couleur
ciel, un jean et des chaussures noires, vieillies, Salim vit une relation
amoureuse avec Déhia, sans envisager de se marier.
Elle l’entretient à propos de deux étudiants, dont un très intelligent et
brillant, qu’elle aimerait bien aider pour l’obtention d’une bourse à
l’étranger.
— Ce n’est pas un gosse de riche, assure-t-elle. Sa thèse traite de la
désubstantialisation de l’individu dans les sociétés postcoloniales.
Déhia et Salim discutent longuement de l’aspect novateur de cette
recherche qui a pour postulat que les sociétés qui se sont libérées de la
colonisation mettent en place un système totalitaire qui nie les libertés et
impose un modèle, celui de l’homme nouveau, neuf plutôt. Un homme à qui
il est dit qu’il n’est rien et qu’il va porter des valeurs nouvelles,
authentiques.
— Intéressant ! dit Salim. Tu sais bien que je n’y peux rien. Ce n’est pas
moi qui donne les bourses, juste un avis pédagogique.
— C’est ce que je te demande.
— Tu as rapporté son dossier ?
Déhia est contente.
— Et l’autre ? Tu as dit que tu as deux doctorants.
— Il est fils de… Il n’arrête pas de me harceler, et son père aussi.
— L’important n’est pas là, répond Salim. Quel est son projet ?
— Plusieurs millions.
— …?
— Il m’a proposé plusieurs millions.
— ……………...?
— Il m’a proposé plusieurs millions pour que je rédige sa thèse, dit
Déhia à Salim, médusé,
— Et un poste à l’étranger, a dit son père. Il est ministre.
Déhia a allumé une cigarette, tire une bouffée. Salim en allume une autre,
rejoint son bureau. Déhia lui fait face.
— Et tu l’as vu quand, ton ministre ?
— Eh ! Tu n’es pas là pour me demander des comptes, et ce n’est pas
mon ministre. C’est son fils, mon étudiant, qui m’a rapporté un mot de son
père m’invitant à le rencontrer à son bureau. J’y suis allée la semaine
dernière.
— Et alors ?
— Je suis allée par curiosité, pour comprendre comment un ministre
pouvait parler à un professeur d’université.
— Et alors ?
— Il m’a reçue en m’offrant du café que j’ai refusé. Puis : « Vous êtes la
fille de Smaïn B. ? Un homme remarquable, un patriote.
— Votre fils est doctorant chez moi. Pour être honnête, et vous excuserez
ma franchise, par quel miracle est-il arrivé là ?
— Je serai franc avec vous, il n’a pas le niveau, il est vrai, mais ce ne
sont pas des études de médecine qu’il fait, ni d’ingéniorat. Nanti de son
diplôme, il ne fera prendre aucun risque à la société. Il ne sera ni médecin,
ni ingénieur. Ce doctorat lui permettra d’avoir une bonne place. Je vous
avouerai que je pense le nommer directeur général d’une entreprise de
distribution.
— …………
— Oui, il n’a peut-être pas le niveau, mais il est intelligent.
— Si vous avez un poste pour lui, pourquoi ne pas le nommer dès
aujourd’hui ? Pourquoi un doctorat ? Il perd son temps et nous fait perdre le
nôtre…
— Pour la légitimité. Avec son diplôme de docteur d’État en
sociolinguistique, personne ne contestera son poste.
— Bon, mais que voulez-vous de moi ?
— Deux cents millions. Je vous donne deux cents millions, vous rédigez
à sa place la thèse, sur le sujet qui vous agrée, et…
— Et…
— Je vous promets un poste à l’étranger. Nous venons d’ouvrir un lycée
dans une grande capitale, je vous ferai nommer au grade le plus haut, vous
aurez un très bon salaire, un appartement aussi.
— …?
— De temps à autre, je viendrai vous voir… »
— Il t’a baisée ?
C’est Salim qui vient de parler.
Déhia s’est levée d’un bond, a pris son manteau, ajusté son écharpe,
attrape son sac et son cartable, et la voilà à la porte, Salim sur ses talons.
— Excuse-moi.
— Non, il n’en est pas question. Tu me prends pour qui ? Oui, c’est
l’atavisme qui ressort. La femme est faible, fragile. Elle est sexe,
uniquement sexe, et par conséquent tentatrice… C’est bien cela, non ?
— Tu sais bien que je ne suis pas ainsi, proteste Salim.
— Il n’en a pas fallu beaucoup pour que tu dérapes.
Salim, en tenant la main de Déhia, reprend :
— Tu as raison, c’est un combat de tous les jours. Je te demande pardon.
— Je m’en vais, j’ai un autre cours, avant d’aller voir ma mère.
— Attends, tu n’as pas terminé ton histoire…
Salim a les yeux d’un enfant contrit. Elle est déjà partie.
Quand Déhia arrive chez elle, il est déjà dix-sept heures. Elle accroche
son manteau, dénoue son écharpe, pose son sac et son cartable, et s’installe
sur le divan. La visite à sa mère lui a fait du bien, pourtant elle est inquiète.
Ses deux frères, des jumeaux de vingt-deux ans, reviennent à la maison.
Ils avaient été arrêtés à la sortie d’un lieu de prière du quartier et
emprisonnés. Heureusement cela n’a duré que trois mois, grâce à leur père
qui a appelé un de ses amis, ministre.
Déhia avait essuyé quelques remarques de leur part.
— Tu devrais t’habiller différemment…
— Pardon ? Arrête, là, n’ajoute plus rien.
— Karim a raison, dit l’autre, Ali.
— Tous les deux, vous la fermez. Je suis votre grande sœur et vous devez
me parler avec des égards.
— Dieu a dit…
— Arrête avec Dieu. Vous le mettez à toutes les sauces, un jour il va
étouffer.
Ils étaient rouges, les frères. Ils avaient ravalé leurs mots et quitté la
maison.
Depuis, leurs rapports sont tendus.
La sonnette retentit. Elle n’attend personne. Elle sait que les voisins
peuvent sonner à n’importe quel moment :
— Tu n’aurais pas un peu de sel ?
Ou encore :
— Maman te demande de lui écrire une lettre de réclamation…
Elle ouvre la porte. Un jeune qu’elle reconnaît, étudiant. Et l’autre :
— Je suis son père.
La cinquantaine, ventre proéminent, costume mal taillé, cravate de
travers, une barbe qui lui mange le visage. En somme, un être mal dégrossi,
comme il en est tant apparu ces dernières années.
— Que voulez-vous ?
— Mon fils, Mustapha, est votre étudiant…
— Oui, je sais, et alors ?
— Au nom de Dieu, connaissant votre honorable famille, je suis venu
vous voir pour…
— …………… ..
— Je suis venu vous voir pour…
— Les notes, madame, dit Mustapha, l’étudiant.
Un cancre, elle ne sait comment il a atteint à ce niveau des études. Elle
l’imagine mal devenir sociolinguiste.
— Quoi, les notes ?
— Je paie, madame. Je veux que mon fils ait son diplôme et votre prix
est le mien.
— Je ne comprends pas.
— Je vous donne dix millions pour les notes de mon fils.
— ……………… ..
— Tout le monde achète les notes à la fac, madame. Donnez-moi une
bonne note et mon père vous paie dix millions.
— Et à chaque fête, je penserai à vous, renchérit le père.
— ……………………… .
— Je serai votre obligé, je n’oublierai jamais ce service que vous rendez
à mon fils. Vous êtes une femme de bonne famille…
— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes devenus fous ?
— Madame…
Déhia claque la porte. Elle n’en revient pas. Assise sur le divan, elle est
assommée. Pourquoi tout s’écroule ainsi ? Qu’est-ce qui ne va plus ? Que
s’est-il passé ? « Nous sommes responsables », se dit-elle. Nous avons
laissé faire. « C’est trop tard », avait dit sa mère. C’est trop tard ?
Elle a juste le temps de se préparer. Elle se lève, se rend dans la salle de
bains, prend une douche, revient sur le divan, se pose. Dehors, la pluie ne
cesse de tomber, comme si le ciel pleurait à chaudes larmes.
Il est dix-neuf heures quand Déhia finit de s’apprêter. Une jupe noire, un
haut de couleur sable, des bottes marron, une écharpe couleur sépia au cou,
très chic. Ses lèvres sont soulignées d’un rouge clair, discret.
Elle met un manteau noir, long, prend son sac, ne prend pas le cartable et
sort.
Dehors, la nuit est déjà là depuis longtemps. Tout est nuit et se confond :
le ciel et la terre, les hommes habillés par la nuit, ombres furtives. La pluie
n’a cessé, les eaux s’amassent et gonflent devant des bouches d’égout
saturées qui vomissent toutes sortes d’objets.
Elle monte dans sa voiture et démarre. De nouveau, les klaxons, les feux
qui dansent. Rien que la nuit.
Elle longe les bidonvilles de la Montagne. Elle imagine les habitants et
leur misère, la pluie qui pénètre de tous les côtés, les enfants en bas âge,
pieds nus dans la boue, la morve au nez. Sans eau, ni électricité, ils sont des
dizaines de milliers à s’entasser ici, pauvres hères venus de leurs villages,
hameaux et lieux-dits hantés par la mort. Femmes et enfants ont suivi des
hommes défaits et humiliés, sans travail ni espoir quelconque. Des parias
marginalisés, exclus, méprisés, vivant de vols divers, de rapine et de
mendicité.
— Connasse !
Un coup de klaxon féroce après l’insulte. Un automobiliste qui la
dépasse, avec force gestes de colère. Elle s’était arrêtée devant un feu passé
au rouge.
Déhia continue son chemin vers Salim. Une bonne heure plus tard, après
plusieurs slaloms pour éviter des nids-de-poule, klaxons rageurs,
mouvements de bras colériques, grimaces à travers des pare-brise embués,
elle stationne dans une cité d’immeubles assez propres. Un garçon d’à peine
seize ans s’approche, une capuche sur la tête :
— Tu mets ta voiture là, oui, là. Arrière, arrière, c’est bon, voilà .
Elle prend son sac, descend, ferme la voiture, sort un billet et le tend au
gamin qui remercie :
— T’inquiète pas, ma sœur, je m’en occupe.
Elle s’engouffre dans l’immeuble dont la porte ne ferme pas, monte les
marches. Deux étages, une porte s’ouvre. C’est Setti, voisine de palier,
divorcée, un enfant, cadre dans une grande entreprise. Une femme brune,
grande, la quarantaine à peine, à bout, qui s’accroche comme elle peut.
Son mari est parti avec une belle jeune fille après avoir épuisé ses
charmes à elle. Elle se jette sur Déhia et lui demande si elle peut les
rejoindre pour boire un verre avec eux.
— Si tu veux.
Déhia avait envie de rester seule avec Salim. Celui-ci s’encadre dans la
porte d’en face, dit :
— Viens te joindre à nous, Setti.
Déhia entre, pose son sac sur une console à l’entrée. Salim lui prend son
manteau, l’accroche.
— Je suis content que tu sois là.
Ils sont déjà dans l’étreinte. Déhia se dégage, rejoint la salle de bains,
retouche le rouge sur ses lèvres, passe une main dans ses cheveux, revient
vers le séjour, s’affale sur le divan rouge, confortable, allume une cigarette,
Salim pose un cendrier, allume une cigarette aussi.
— J’ai vu maman ; elle te salue. Elle m’a dit que mes frères rentraient ce
soir.
— Ceux-là filent un mauvais coton.
— Oui et je suis inquiète. Papa rentre demain, j’espère qu’il va arriver à
les raisonner.
— Tu n’as pas terminé de me raconter ta rencontre avec le ministre…
— Tu as vu ta réaction stupide ?
— Pardon.
— « De temps à autre, je viendrais vous voir… », m’a donc dit le
ministre à la noix, explique Déhia. D’un bond, j’étais debout : « Il vous
faudra trouver quelqu’un d’autre pour offrir le diplôme à votre fils, futur
directeur général d’une entreprise de distribution. »
— Et alors ?
— Je suis partie en claquant la lourde porte de son bureau. Il n’a pas eu le
temps de dire un mot. Je ne me fais aucune illusion : son fils aura son
diplôme, il sera directeur général, le ministre trouvera une maîtresse, ou
plusieurs, et la vie continue…
Vers midi, le corps arrive dans une ambulance, les femmes, toutes les
femmes, pleurent, les hommes baissent la tête, recueillis, le cortège se
forme, s’ébranle vers le cimetière situé sur une petite colline face à la mer.
Déhia prend place dans une voiture aux côtés de son père, Salim les
conduit. Au cimetière, elle est la seule femme au milieu de l’assemblée
d’hommes. Personne ne trouve à y redire. Quand Safia est mise en terre,
Déhia, à genoux, pleure, les mains chargées de terre.
— Maman, pardon ! Je n’ai pas eu le temps de te dire toutes les choses
que je voulais te dire. Maman, je n’ai pas eu le temps de te dire tout ce que
j’espérais te dire. Je n’ai pas eu le temps, maman. J’aurais voulu tant faire
pour toi. J’aurais voulu tant te donner. Pardon ! Pardon ! Maman, ma tendre
maman, tu nous as laissés seuls, papa et moi. Seuls et perdus, qu’allons-
nous devenir ? Maman, ta soupe va me manquer. Maman, ton énergie va me
manquer. Où la trouverai-je ? Maman, tes mots vont me manquer, ton rire
va me manquer. Maman ! Ma tendre maman !
Smaïn sanglote, Salim pleure, les autres aussi. Les fossoyeurs se mettent
à l’œuvre, la tombe se referme, Déhia, au bras de son père, pleure encore.
Elle pleure sa mère, elle pleure son sort scellé lors d’une nuit de confusion.
Confusion des corps dans l’étreinte. Étreinte du plaisir avec la mort.
Déhia et Salim sont seuls, aimants, amants, le désir pour compagnon. Désir
de l’autre dans soi.
Karim et Ali sont seuls, complices, mus par le désir de leur mère, désir
de mort, la mort de la mère, leur mère morte de leurs mains.
Ils s’embrassent, se caressent, se déshabillent, se lèvent, se collent,
s’enlacent, vont vers la chambre, s’étendent sur le lit.
Ils se parlent, chuchotent, se portent l’accolade, se préparent et, vers
vingt-deux heures, ils sortent de la chambre et rejoignent celle de leur mère.
— Je t’aime, murmure Déhia.
— Nous te haïssons, maman, disent Karim et Ali.
— Moi aussi, dit Salim.
— Pourquoi ? dit Safia, surprise dans son sommeil, Je suis votre mère.
Dehors, des trombes d’eau se déversent sur la ville. Ils n’ont pas le temps
de voir, de s’inquiéter. Ils sont seuls, ils se désirent.
Dehors, des trombes d’eau se déversent sur la ville. Ils n’ont pas le temps
de voir, leur mère est inquiète. Ils sont seuls avec elle. Ils la désirent, ils
désirent sa mort.
Allongée sur le dos, Déhia s’abandonne aux caresses de son compagnon.
Dans son lit, elle s’est redressée, tendue, effrayée.
Salim aime ce corps ferme, plein, cette peau délicate et lisse, ces cheveux
légers, ces yeux aux couleurs changeantes, les lèvres sensuelles, offertes.
Karim et Ali sont déjà sur elle, l’un l’empoignant, l’autre l’étouffant.
Karim passe la main sur les cheveux de sa mère, Ali sur son ventre.
De ses doigts, de sa langue, il explore chaque recoin, provoquant les
gémissements de sa compagne.
De leurs mains expertes d’apprentis assassins, ils l’empoignent, la
bâillonnent, l’attachent, jubilant à ses gémissements.
Leurs haleines enfumées, teintées de vin, se mêlent, leurs jambes se
croisent, se décroisent, leurs bras les entourent, leurs ventres se touchent, ils
halètent, hoquettent, laissant filer quelques sons, quelques mots, quelques
douleurs.
Safia sent les corps de ses enfants sur elle, jeunes et musclés ; elle sent
leurs haleines fétides. Elle émet des cris étouffés, gigote, se débat. Sans
mot, dans son regard l’effroi.
Le nez dans les cheveux de Déhia, Salim s’enivre de leur fragilité. Elle,
ses lèvres sur le cou de son amant, s’étourdit.
Karim, le nez dans les cheveux de sa mère, Ali, les mains sur son ventre,
leurs bouches béantes, proférant des insultes.
Puis leurs langues se cherchent, se rejoignent, se défient, s’évitent, se
rejoignent à nouveau, l’étreinte est longue, infinie, les mains, leurs mains,
se frôlent, se touchent, se serrent, s’enserrent, vont d’une peau à l’autre, des
seins au ventre, du visage aux épaules.
Safia se débat, s’agite, se découvre, se dénude, ses enfants ne lâchent pas
prise, Karim la frappe au visage, Ali au ventre, la douleur emplit ses yeux.
L’heure tourne, le temps s’arrête, ils sont deux, ils sont un, l’un en
l’autre, l’un avec l’autre.
L’heure tourne, le temps s’arrête. Ils sont trois, eux et leur mère, mère
sans fils.
Doucement, il entre en elle, elle gémit, il dit « je t’aime », elle fait
« oh ! », il continue doucement, elle s’ouvre, elle s’offre, il jubile, elle est
heureuse. Ils roulent, elle le chevauche maintenant.
Doucement, Karim prend le couteau, un long couteau, l’agite devant sa
mère, Ali porte ses mains au cou de sa mère qu’il découvre. À l’unisson, ils
disent « nous te haïssons », les larmes envahissent le visage de Safia.
Les yeux brillants, euphorique, elle s’appuie sur ses épaules. Il replie les
jambes, elle dit « relâche-toi », il s’exécute, sent son cœur s’emballer, les
mains sur les hanches de l’aimée, il serre, serre fort, elle accélère, il replie
les jambes, les déplie, c’est lui qui gémit, c’est elle qui imprime le rythme.
Karim et Ali, les yeux illuminés, sont proches de l’extase. Safia essaie de
se détourner, une pression sur ses épaules, « relâche-toi », dit Karim, ses
jambes retombent, elle les redresse encore, sent son cœur défaillir, se débat
encore, gémit sourdement.
Ils la tiennent, cette mère indigne, qui pense autrement et qui a sorti du
même ventre la sœur honnie ; cette mère dont on leur a dit et redit qu’elle
leur faisait honte.
Il se crispe, enfonce ses doigts dans ses flancs, elle va plus vite, plus fort,
les mouvements sont saccadés, il n’en peut plus, il résiste encore, lâche
prise, se répand en elle, elle crie, elle continue son mouvement, il s’agrippe,
elle crie encore, il gémit, elle s’effondre sur lui, il la reçoit, elle le serre fort,
halète, hoquette et s’étouffe, il grogne, émet des sons indéchiffrables, elle
gémit aussi, longuement, la tête blottie contre l’épaule de l’amant, l’aimé.
Safia se crispe, ses enfants l’enserrent entre leurs jambes et leurs bras ;
ils la serrent fort, elle se débat, agite la tête, horrifiée, la lame froide,
immense, court sur sa gorge, elle se cambre, s’agite, le sang gicle, la gorge
s’ouvre, elle émet des sons étouffés, elle gigote comme un animal.
Il lui caresse les cheveux, le dos, les fesses, elle embrasse son cou, mord
l’oreille, laisse un brin de salive sur le cou, les joues. Longtemps, ils restent
ainsi, puis elle glisse à ses côtés, ils s’enlacent, se couvrent de baisers,
murmurent l’un à l’autre, l’un et l’autre.
Karim et Ali reçoivent le sang de leur mère comme une délivrance, l’un
après l’autre, ils trempent leurs mains dans la gorge déployée d’où sortent
encore des borborygmes. Ils trempent leurs mains dans le sang de leur mère
et le lui mettent sur le ventre, sur les seins, sur le sexe. Ils jouissent du sang
de leur mère.
Dehors, la vie a déserté la ville, enveloppée par une nuit en furie.
Dedans, la vie a déserté leur mère, dehors, la nuit enveloppe la ville et
leur forfait.
— C’est le déluge, dit Salim.
— C’est la volonté de Dieu, dit Karim.
— Qu’importe !
— Nous l’avons accomplie, dit Ali.
— Tu as raison, nous sommes ensemble.
— Tu as raison, dit Karim. Il nous reste la traînée, Déhia.
Salim continue ses caresses, Déhia, nue, un bras replié sur la tête, les
cuisses offertes, reçoit les mains expertes de son compagnon sur son corps.
Un sourire lui barre les lèvres, il les prend avec ses dents, doucement, très
doucement, il boit le sourire de son aimée.
Safia, nue, gît dans son sang, la gorge fendue, les yeux exorbités, le sexe
hideusement déployé, les cuisses et les seins maculés de sang, ses enfants,
ses égorgeurs, sur elle, couverts de son sang.
Déhia et Adel arrivent dans une ville nichée sous une ombre volcanique
tutélaire. Des klaxons, une circulation infernale, des policiers qui sifflent,
des feux qui s’allument, clignotent, ne s’allument pas. Les véhicules passent
au vert, mais aussi au rouge, sans soulever de protestations. Après avoir
trouvé un parking pour le véhicule, déposé leurs affaires à l’hôtel, ils se
noient dans cette ville exubérante. Dans les petites ruelles, les immeubles se
touchent presque, le linge est étendu aux fenêtres, on y avance en jouant des
coudes, des vespas vrombissantes, nombreuses se fraient un chemin, les
magasins sont de plain-pied sur la rue, les enfants jouent au ballon, des
vieilles personnes, assises sur des chaises devant le perron de leur maison,
devisent, s’interpellent dans cette langue chantante si caractéristique,
partout des vendeurs à la sauvette proposent des objets divers. Les gens se
parlent avec leurs mains qui s’agitent dans tous les sens. Déhia et Adel ont
l’impression de rêver. Là, ils découvrent les temples. Ils sont là, les palais et
les musées déployant trois millénaires d’une histoire empreinte des
différentes cultures qui se sont succédé. Deux jours dans cette ville à
facettes, une ville à tiroirs, chacun contenant une part d’héritage, et ils
s’enfoncent un peu plus dans le Sud, plus loin, vers le bout du bout.
Sur les routes, le soleil fait miroiter les rêves de Déhia. Au bord d’une
route boisée, se reposant, Déhia s’en ouvre à Adel :
— J’aime cette terre contrastée, sa longue histoire, son patrimoine, ses
excès aussi. J’aime la sensation qu’elle me donne, comme si rien ne pouvait
m’arriver. Même le soleil est différent. Setti, une amie que tu ne connais
pas, me disait qu’elle haïssait le soleil et sa chaleur qui nous écrasait. Ce
n’est pas la même chose ici. Elle disait qu’elle voulait partir pour ne plus
être surprise par son ombre, ne plus se retourner pour voir si elle n’était pas
suivie, ne plus s’angoisser quand on sonnait à la porte. Ne plus s’inquiéter
quand il pleuvait, car la pluie vient d’en haut.
Adel sursaute, cette phrase lui est familière. C’est son père qui a dit un
jour :
— Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut.
C’était il y a longtemps, très longtemps. Il parlait à son jeune frère, le
petit dernier. Adel est interpellé par Déhia qui continue :
— J’ai l’impression d’une étreinte, l’étreinte de la vie. Elle revient à moi
après m’avoir délaissée. Elle revient à moi et je ne veux plus m’en séparer.
Elle et moi dorénavant ne faisons qu’un. Je suis la vie et je viens de loin.
Oui, je viens de loin. Je viens de l’improbable et de l’insoutenable. Je viens
de l’insoupçonnable et de ce qui ne s’entend pas.
Adel avait appris de la bouche de Déhia ses malheurs, se demandant
comment elle avait pu y échapper et comment elle avait pu se reconstruire.
— J’ai refait tout le chemin, pierre par pierre, brique par brique. Je suis
revenue dans le ventre de ma mère pour sonder l’assèchement du mien. J’ai
fouillé dans les entrelacs de ma mémoire et celle de mes aïeux pour
comprendre et pour savoir.
— Qu’as-tu trouvé ?
— Oh ! c’est long à dire, tellement long.
— Nous avons le temps, dit Adel.
— Oh non ! J’aimerais bien, mais je n’ai pas beaucoup de temps pour
démêler les fils, depuis celui d’Ariane jusqu’à celui qui me liait à ma mère.
Je n’ai pas assez de temps pour fouiller la profondeur de mes cuisses et
l’épaisseur de la nuit qui s’est refermée sur les miens.
Salim se dépêche, il est en retard à une réunion du département. Ces
derniers jours ont été éprouvants. La mort de Safia, la mère de l’aimée, a
bousculé sa vie, leur vie. Une semaine déjà et la blessure est encore vive.
Déhia n’arrive pas à s’en remettre et il se doit d’être à ses côtés. Elle n’a pas
encore remis les pieds chez elle, ni chez lui. Elle est aux côtés de son père
qui s’est enfermé dans un mutisme inquiétant. Déhia en souffre. Il ne parle
plus, ne sort plus, ne mange plus, ne dort plus, ne pleure plus. Il passe ses
journées au premier étage, dans son bureau. Il égrène les photos de sa
femme et les souvenirs de leur vie commune. Sur les murs, sur le bureau, au
sol, des dizaines de photos de Safia, épanouie, riante, tenant Déhia, faisant
des grimaces. Point de photos de ses deux fils ; il les a brûlées, une à une.
Seule Déhia lui soutire quelques bribes.
— Je n’ai besoin de rien, ma fille. Pense à toi.
Elle insiste pour qu’il se restaure, il refuse, dit :
— Plus tard.
Elle s’assoit à ses côtés et commente les photos puis se met à pleurer.
— Comment est-ce possible ? Comment peut-on tuer sa mère ? Ce sont
des monstres, je les hais.
— Je me hais. Je me hais car ils sont ma chair. De ma chair, j’ai donné
vie à la mort.
— Ce n’est pas vrai, papa. Ni maman, ni toi n’êtes responsables. Moi
aussi je suis de votre chair.
— C’est vrai, tu es de ma chair, mais toi tu es différente. Tu es la bonté
même, tu es l’amour car tu es amour, tu es douceur, tu es la prunelle de mes
yeux comme tu étais les yeux de ta mère. Toi, c’est différent. Mais eux, les
autres, c’est la négation de la vie et pourtant ils sont de ma chair. Je les
renie comme je renie ma chair.
Déhia dit qu’elle a besoin de lui.
— Tu n’as pas besoin de moi, ma fille. Tu es une femme. Tu as besoin de
Salim et il a besoin de toi. Vous devez construire votre destin, loin d’ici. Ici,
il ne peut être. Rien ne peut être ici. C’est un pays pour ceux qui abdiquent,
qui se résignent. Pas toi, pas Salim. Vous avez encore des rêves. Partez loin,
loin du pays du malheur, le pays de la mort. Il n’y a que la mort dans ce
pays, ma fille. Elle rôde à chaque coin de rue, elle est omniprésente. Il faut
aller vers la vie, loin d’ici.
Salim est inquiet ; que va-t-il se passer maintenant ? Où sont les frères de
Déhia ? Ont-ils le dessein de tuer Déhia ? Ou leur père ? Comment en sont-
ils arrivés là ? Qu’est-ce qui a déclenché cette haine des garçons pour leur
mère ? Pourquoi ? « Cela dépasse l’entendement, se dit-il, je ne dois pas
chercher d’explications à l’abjection. »
— Monsieur !
Salim est à deux pas du département, il se retourne. Le couteau est déjà
dans son ventre. Salim recule, porte la main sur la blessure, regarde le sang
gicler, ne comprend pas. Un deuxième coup à la poitrine, il se redresse,
hébété. Il ne comprend toujours pas. Déhia ! C’est elle qu’il convoque en
cet instant. Déhia !
Une main au ventre, l’autre à la poitrine, ensanglantés, il titube, se casse
en deux, se redresse. Déhia ! C’est son image qui l’accompagne. Déhia,
mon amour ! Nous n’avons pas eu le temps de vivre. Déhia ! Un troisième,
un quatrième, vingt, trente coups de couteau. Il gît au sol, dans une mare de
sang, sa tête dodelinant, cherchant un regard, une main, un mot. Rien. Une
seule pensée, une seule idée, un seul nom : « Déhia ! Déhia ! » Il meurt
devant des étudiants paralysés. L’assassin, son assassin :
— Meurs, chien ! Tu l’as voulu, tu le mérites.
Il lâche le couteau, s’enfuit. Les étudiants s’approchent.
— Le professeur Salim D. a été agressé, il est blessé !
Du département tout près, sortent des professeurs. Le chef de
département aussi. Ils sont atterrés. Une secrétaire :
— Oh, mon Dieu ! Ils l’ont tué ! Ils ont tué Salim !
Le chef de département est blême ; il s’agenouille auprès du cadavre sans
vie de Salim. Il pleure. Le campus est noir de monde ; les gens crient,
appellent, s’appellent, s’inquiètent, s’agglutinent autour de la mare de sang.
Une ambulance arrive, toutes sirènes hurlantes, des voitures de police.
— Ne touchez à rien ! Circulez !
Des policiers armés jusqu’aux dents, comme à la guerre, nerveux,
repoussent la foule, interrogent, entourent le corps, vont et viennent ;
d’autres policiers arrivent, le recteur de l’université, alerté, est là aussi.
Une enseignante :
— Mon Dieu ! C’est Salim ! Il faut appeler Déhia.
— Comment lui dire ? Elle vient de vivre un drame effroyable.
— Pourquoi Salim ?
— C’est un étudiant, je l’ai vu !
Les policiers entourent déjà la voix :
— Qui est-ce ? Vous le connaissez ?
— Oui, c’est un étudiant qui est avec moi. Il a appelé le prof puis l’a
poignardé. Il a dit : « Meurs, chien », et il est parti en courant.
— Allons circulez ! Circulez !
— C’est terrible ! Un meurtre à l’intérieur de l’université ! Ce n’est pas
possible ! répète le recteur.
— Cela devait arriver ! s’exclame un professeur. Les conditions se sont
dégradées gravement ces derniers temps. Il n’y a plus de sécurité. Nous
sommes tous les jours menacés par nos étudiants.
— Tout fout le camp ! dit un autre. Mourir ainsi, comme un chien, dans
l’enceinte de l’université ! Tout fout le camp.
— Oh, mon Dieu ! Ce n’est pas possible, s’écrie une enseignante. Ce
n’est pas possible ! Salim ! C’était la crème des hommes !
Deux heures plus tard, il n’y a plus rien sur le campus ; l’ambulance a
pris le corps, les étudiants sont partis, les policiers aussi. Seul un groupe
d’enseignants continuent d’échanger :
— Il faut faire grève.
— Oui, il faut que les conditions s’améliorent, que la sécurité soit
assurée.
— Le problème est plus grave, dit le chef de département. À la fin de
l’année, seuls quatre-vingt-dix étudiants avaient réussi leurs examens. À la
rentrée, ils étaient deux cents inscrits. D’où sont venus les cent dix autres ?
Nous le savons tous : des enseignants vendent les notes. Elle est là, la
vérité, amère. Salim a payé pour cela. C’est quelqu’un de droit : une note se
mérite, ne se donne pas pour quelques millions. Il n’a jamais accepté de
transiger.
— De tels propos peuvent nous discréditer…
— Et alors ? C’est un homme qui est mort aujourd’hui. Un homme de
valeur, victime de la médiocrité et de la corruption. Il faudrait un sursaut de
nous tous. Nous sommes censés former l’élite, or nous sommes en train de
participer à la curée.
La discussion continue sur ce campus marqué dorénavant par la mort.
Déhia est à la maison, avec son père, quand elle apprend la nouvelle. Elle
s’évanouit. Son père est sans voix. Cela fait à peine une semaine qu’ils ont
enterré leur mère et épouse. Depuis, ils vivent sous la protection de la
police. Salim est avec eux, installé à demeure, s’occupant de Déhia,
essayant de réconforter Smaïn. Il n’est plus rentré chez lui que pour prendre
quelques affaires. Il dort là, au rez-de-chaussée, pour veiller sur eux. C’est
lui qui fait les courses, les repas, débarrasse, fait la vaisselle. Avec Setti qui
vient chaque jour, après avoir accompagné son fils à l’école.
Ce matin, Salim a dit à Déhia qu’il devait assister à une réunion du
département pour l’attribution des bourses.
— Tu m’as parlé d’un dossier, tu te rappelles. Je le présente aujourd’hui.
— Vas-y, lui a-t-elle dit, ne tarde pas. Je t’attends.
Il n’est plus revenu. Fauché. À trente-cinq ans, la vie lui a été ôtée. Un
couteau et trente coups. Trente coups, autant de plaies, béantes, suintantes,
sanguinolentes. Trente plaies, ouvertes, découvertes, dévoilées. Trente
plaies défigurant le corps d’un homme qui avait pour seul tort celui de
vivre. Trente coups et trente plaies, comme autant de rayures pour effacer le
poème.
Ni art
Ni même pas des mots,
Des mégots pour survivre.
Quelque temps après, il est pris dans une autre entreprise qui gère des
supermarchés. Il repart en croisade contre la gabegie, essaie d’imposer une
gestion rationnelle, se fait rappeler à l’ordre, est enjoint à la prudence, averti
des conséquences possibles, il compose, freine ses ambitions, plie, rompt. Il
s’en ouvre à deux amis, aussi étrangers que lui à la ville. Ils l’encouragent,
l’informent, le renseignent. Auprès d’eux, il trouve de l’empathie et de
l’amitié. Ce sont ses seuls amis. Jusqu’à sa rencontre avec Besma, une
collègue de travail, une jeune femme responsable du développement.
Dynamique, battante, elle entreprend études et recherches sur les moyens de
diversifier et massifier les approvisionnements auprès des producteurs de la
région, multiplier les rentrées d’argent, rationaliser la distribution. Cheveux
noirs, yeux bleus, le rire toujours franc, la démarche décontractée, légère et
souple comme la brise du matin, raffinée, elle est appelée la « ville en
dérangement », tant elle est belle. Dans la rue, les yeux des hommes se
figent sur elle, les klaxons des voitures s’affolent, les sollicitations se font
pressantes, insistantes, les regards lubriques. Besma n’en a cure. Fille d’un
ancien commissaire de police à la retraite et d’une mère médecin, elle a
l’assurance des gens bien nés. Avec Adel, elle se sent bien, lui aussi. Ils
discutent ensemble, de l’entreprise, de la société où ils vivent, des
difficultés à agir sur les mentalités, de la nécessité de redoubler d’efforts
pour changer le pays, la vision du monde qu’en ont ses habitants. Elle le
présente à ses parents, à sa famille, se rend chez lui, soulevant la curiosité
des voisins et l’ire de quelques-uns d’entre eux. Adel s’apaise, s’adoucit.
Chaque matin, il passe récupérer Besma chez elle et ils se rendent ensemble
au bureau, leur liaison est connue, soulevant admiration ou jalousie, sans les
perturber. Adel lui parle de sa ville natale, sa famille, son père décédé, sa
mère, une vieille femme fatiguée, ses sœurs, ses frères, le grand frère sévère
qu’il aime bien, le petit frère qui n’a pas réussi ses études et se retrouve
aujourd’hui paumé. Besma et Adel font des projets, ont des rêves. Dans
cette ville vertigineuse, Besma l’aide à vivre et lui ouvre des horizons
nouveaux. Elle aime lire, justement il a des livres à lui passer ; elle aime la
poésie, justement il dit :
— Redonnez-leur ce qui n’est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s’enfermer dans l’épi
et s’agiter sur l’ herbe.
Apprenez-leur, de la chute à l’essor, les douze mois de leur visage.
Ils chériront le vide de leur cœur jusqu’au désir suivant ;
Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres ;
Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits,
Point ne l’émeut l’ échec quoiqu’ il ait tout perdu.
Ce matin, Besma ne vient pas, elle en avait informé Adel la veille, une
affaire familiale la retenant chez ses parents. Il rejoint son bureau, une
bâtisse de cinq étages. Il stationne sa voiture dans le parking situé derrière
le bâtiment, salue le gardien, un homme de cinquante ans qui en paraît dix
de plus, une djellaba à la couleur improbable, le visage émacié, mangé par
une barbe de plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines, épuisé par les
années et la mal vie, puis rejoint son bureau. Il salue sa secrétaire, jeune
fille pétillante, habillée avec soin, sortie d’un centre d’apprentissage, frêle
et crédule. Elle dépose un parapheur devant lui et s’éclipse. Il examine ses
dossiers, téléphone, reçoit son adjoint avec qui il s’entretient, quand, vers
dix heures, Besma déboule dans son bureau, un large sourire aux lèvres, à
l’étonnement d’Adel. L’adjoint quitte le bureau, les laissant seuls. Elle est
venue lui apprendre que ses parents sont d’accord pour leur mariage et
qu’elle ne pouvait attendre le lendemain pour lui apprendre la nouvelle.
Adel est heureux, il tend la main, Besma offre la sienne, leurs doigts se
touchent, leurs mains se croisent, leurs regards s’entrecroisent. Elle est
rayonnante.
Déhia est dans l’eau depuis près d’une heure. Elle adore cette mer bleue
qu’elle chérit depuis son enfance. Une enfance passée dans sa petite ville
connue pour ses fours et ses fontaines. Elle avait douze ans quand ses
parents sont partis s’installer dans la grande ville agrippée à la colline, dans
une maison héritée par son père, laissant un goût amer à la petite fille qui
s’émerveillait chaque jour au spectacle de la mer et des pêcheurs qui la
labouraient sans cesse.
Quand elle sort de l’eau, Adel ne peut s’empêcher de l’admirer.
Ruisselante, elle pose doucement les pieds sur le sable, avance dans une
démarche hésitante, fragile, une main dans les cheveux, une autre ballante
sur ce corps qui a pris de l’âge tout en restant ferme. De petite taille, elle a
une carrure de nageuse, avec des épaules et des bras musclés, des cuisses
fortes et un derrière qui rebondit. Son maillot, à rayures bleues et noires, lui
sied, raffermissant le ventre, mettant en valeur des seins déjà lourds.
Adel, un livre à la main, lui tend une serviette, elle se sèche puis s’étend
à ses côtés. Sa peau brille sous le soleil chaleureux. Déhia regarde cet
homme qu’elle a rencontré un jour au détour d’un colloque et qu’elle a
épousé. Un homme gentil, d’une grande douceur, quelquefois impulsif et
nerveux. Elle a apprécié sa culture, aimé parler avec lui d’histoire, de
littérature, de philosophie. Il aime les arts, notamment la peinture, il lui a
fait connaître les différentes expressions, les différentes époques, appréciant
particulièrement les peintres du clair-obscur. Il lit beaucoup, toujours un
crayon à la main, de la poésie et des romans, des essais et des biographies.
Là, il lit Le village de l’Allemand, un livre véhément, bouleversant, sur leur
pays d’origine et ses mensonges. Ce qui l’a charmée le plus chez lui, c’est
sa faculté de la faire rire. Longtemps, elle n’avait pas ri ainsi. À leur
première rencontre sur l’une des plus belles avenues du monde, il l’a fait
rire aux éclats. Avec tendresse, Déhia regarde cet homme, son homme,
arrivé au moment où elle pouvait rencontrer un regard d’homme. Il a pris de
l’âge, mais reste vigilant, vif, vivant. Il reste jeune par son cœur et son
esprit. Quand elle l’a connu, elle se remettait à peine de ses blessures, il l’a
aidée, portée, levée, soulevée, brandie. Il s’occupait de tout, lui laissant
toute latitude pour se refaire. Pourtant il a aussi ses tourments. Comment
pourrait-on ne pas en avoir quand on s’extrait de cette terre aride ?
Comment pourrait-on sortir indemne d’une défaite ? Car il a été défait, mis
en déroute, en désordre, détruit, disjoint, désassemblé pièce par pièce. Il a
refait le chemin seul, pas à pas, en se trompant, en titubant, en tombant,
somnambule effrayé, pantin désarticulé, ombre voûtée. C’est cet homme
juste, honnête qu’elle a choisi pour partager sa vie. Jamais elle n’avait
envisagé de se marier auparavant. Peut-être avec Salim. Non, elle ne veut
plus penser au passé. Avec Adel, c’est évident. Il ne ressemble pas aux
hommes sortis du ventre de la terre aride. Pourtant lui aussi est né de cette
terre de sang séché au soleil. Lui aussi est sorti des entrailles de cette terre
d’épouvante.
À l’intérieur, il fait silence, il fait noir. Quand Adel ouvre les yeux, il ne voit
rien. Il ferme les yeux, les ouvre à nouveau. Il fait toujours noir. Peut-être
est-il devenu aveugle ? Où est-il ? Il ne le sait pas. Peut-être est-il mort ?
Oui, il est mort certainement. Il est mort et ne le sait pas encore. C’est cela,
il est mort. Non, il n’est pas mort, des voix lui parviennent, des cris. Où est-
il ? Il ne sait pas encore. Les voix se rapprochent, étouffées, des chiens qui
aboient. Un grand bruit de machine ou d’engin, ils doivent être en train de
déblayer pour le sortir. Le temps passe, Adel est toujours sous les
décombres. Il entend maintenant les paroles, quelqu’un dit :
— Il y a des corps ici.
Non, ce ne sont pas des corps, ce sont des femmes et des hommes
ensevelis sous les décombres du bâtiment qui s’est écroulé, soufflé. Par
quoi ? Adel ne le sait pas. L’éclair, il y a eu un éclair et une explosion, une
terrible explosion, les murs ont rétréci, les plafonds se sont affaissés, les
meubles renversés. Des gouttes de sueur, peut-être des larmes avaient
dégouliné sur son visage, il s’en souvient. Ses yeux étaient dans les yeux
bleus, chauds de Besma, leurs doigts étaient enlacés. Elle lui annonçait
l’accord de ses parents pour leur mariage. À deux, ils voulaient écrire une
page d’histoire, une histoire simple, faite de regards, de sensibilité, de rires
aussi. À deux, ils voulaient emprunter un chemin, un tout petit chemin,
caillouteux peut-être, même défoncé, ce serait leur chemin qu’ils auraient
tracé avec les espoirs qui les habitaient, ils voulaient rêver, inventer,
s’inventer. À deux… Il bouge son bras droit, au bout de la main, il sent
quelque chose, ses doigts sont pris dans… Besma ! Besma ! Ce sont les
doigts de Besma ! Elle est là, avec lui, sous les décombres. Adel ne peut pas
bouger. Étalé sur le dos, coincé de toutes parts, il ouvre les yeux, il fait noir,
toujours, les referme, des cris lui parviennent. Il est en dessous, écrasé par
les murs et le plafond. Et Besma aussi. Il essaie de l’appeler, sa voix à peine
audible, elle ne répond pas. Il triture ses doigts encore enlacés aux siens,
elle ne bouge pas. Les voix sont là, il les entend. Il appelle, la bouche
amère, les yeux lourds, la tête bourdonnante, on lui répond.
Quand il se réveille, c’est dans une chambre d’hôpital. Ses yeux lui font
mal, il les ferme, les rouvre, s’habitue à la lumière blafarde du néon mal
accroché qui menace de tomber à chaque instant. Son regard balaie la
chambre silencieuse où se trouve un autre lit, occupé, peut-être que cette
personne aussi vient des décombres, il ne la connaît pas. Les murs sont gris,
laids, le sol poussiéreux, une fenêtre aux vitres cassées, colmatées avec du
carton, deux chaises en fer pour les visiteurs, une poubelle vide, des fils qui
pendent du plafond. Du couloir, des voix lui parviennent. Et Besma ? Où
est-elle ? Il se redresse, ses jambes ne bougent pas, il soulève rageusement
le drap, elles sont plâtrées. Qu’a-t-il aux jambes ? Il ne le sait pas. Il a mal
aux côtes, un bandage serre son épaule. Il se touche, se tâte, il a mal partout.
Il respire mal. Un infirmier entre, lui dit qu’il a beaucoup de chance
puisqu’il n’a que des fractures aux jambes, quelques côtes cassées, des
ecchymoses à l’épaule et aux bras, un miraculé. Et Besma ? L’infirmier ne
connaît pas, peut-être est-elle ailleurs, dans un autre hôpital, peut-être s’en
est-elle sortie, elle doit être à la maison. Adel apprend qu’il a été admis la
veille en fin de journée, après avoir passé neuf heures sous les décombres.
Besma ! Où est Besma ? Que s’est-il passé ? À quoi est due l’explosion ?
Une fuite de gaz ? Une bombe ? Une bombe ! C’est une bombe. Pourquoi ?
Plusieurs personnes en blouse blanche entrent dans la chambre, l’une
d’elles, qui se présente comme le médecin qui l’a traité, l’ausculte, lui
explique, le rassure, le réconforte, les fractures ont été opérées, dans
quelques mois il aura récupéré. Encore quelques jours à l’hôpital et il
pourra sortir se reposer chez lui. Et Besma ? Le médecin ne connaît pas,
huit personnes sorties des décombres sont dans cet hôpital, peut-être est-elle
ailleurs. Le médecin confirme que c’est une bombe posée la veille,
actionnée à distance. Adel ne s’intéresse pas à ces informations, il veut
savoir où est Besma. Personne ne sait. Le médecin, le groupe qui le suivait,
des internes peut-être, l’infirmier, tous partent. Adel est seul, miraculé et
seul. Des heures s’écoulent, longues, insupportables, douloureuses, sans
Besma, sans nouvelles d’elle. Et si elle n’était pas là ? Si elle n’était plus
là ? Certainement qu’elle s’en est sortie, elle va se manifester, elle va
appeler au téléphone, non il n’y a pas de téléphone dans la chambre, il n’y a
rien d’autre que cet homme, malade ou blessé, dans l’autre lit, que cet
homme sans voix et sa détresse à lui et son désespoir.
Au troisième jour, Adel voit arriver les parents de Besma. Dès l’abord, il
comprend. La mère de Besma, la cinquantaine, robe noire, ample, sous une
veste gris sombre, fermée, les cheveux ceints dans un foulard bleu foncé, le
visage décomposé, altéré, les yeux rouges d’avoir pleuré, se jette sur lui, le
prend dans ses bras et pleure. Elle pleure doucement, longuement. Son
mari, la soixantaine bien mise, pantalon et veste sombres, portant des
lunettes de vue, reste en retrait, tête basse, hoquetant doucement,
régulièrement. Une jeune fille, dix-huit ans peut-être, cousine de Besma, le
visage endolori, les accompagne. Personne ne parle, tous pleurent le sourire
à jamais perdu. Adel chavire, emporté par les vagues successives de
panique qui s’emparent de lui, comme ballotté par une tempête, la tête
envahie, submergée par les images de Besma, la gorge étouffée par la
colère. Besma ! Que son absence est dure à entendre, difficile à
comprendre, pénible à toucher. Dorénavant, il ne sera plus possible de
sourire puisque son nom a été écarté, effacé, supprimé, éteint. Soudain, la
peur s’est saisie de lui, l’emmaillotant dans ses filets invisibles. Il est seul.
Seul. « Miraculé », avait dit l’infirmier. Miracle ? Est-ce à dire que c’est un
merveilleux hasard ? Qu’il devrait s’extasier ? Oui, c’est cela, l’extase ! Il a
réchappé d’un attentat à la bombe, c’est le bonheur. Le bonheur d’être seul,
détruit, démoli, annihilé, définitivement annihilé, totalement défait. Il croit
devenir fou, le miraculé. Il n’y a pas de miracle, jamais, il n’y a rien d’autre
que le malheur et les larmes pour dire son malheur. Il n’y a rien d’autre que
des rêves brisés, anéantis. Il n’y a rien d’autre que les cicatrices indélébiles
infligées à des femmes et des hommes à jamais traumatisés. Il n’y a rien
d’autre que le gouffre creusé dans les ventres des femmes. Il n’y a rien
d’autre que les yeux baissés, humiliés des hommes maltraités. Il n’y a rien
d’autre que les regards hagards des enfants délaissés, abandonnés. Il n’y a
rien d’autre que des abîmes où gisent des fantômes en perdition. Il n’y a
rien d’autre. Il n’y a rien, plus rien, puisqu’il n’y a plus de sourire.
Besma a été enterrée, ses parents défaits, Adel vaincu.
Ce matin, il semble que quelque chose se passe sur le port. Il y a du monde,
de l’agitation, du verbe haut, des engueulades peut-être. Au milieu de
l’attroupement, le curé du village s’adresse à un homme qui semble agité.
— Des histoires du village, dit Déhia, pour changer de sujet.
Déhia sent qu’Adel est triste ce matin, lui d’habitude si enjoué, si gai.
Optimiste malgré la froideur de ses analyses, il pense que l’homme a la
capacité de s’extraire de l’inhumanité qui l’habite, il peut mettre à distance
la barbarie pour qu’elle ne recommence pas, mais hélas ! elle revient
toujours, là où on ne l’attend pas, surtout là où ne la prévoit pas, pensant
être averti, prémuni, aguerri. Adel évoque le poète :
— Poème englouti vers d’autres gouffres
Je marque le lieu de ta disparition
D’une fleur noire entre mes seins
L’eau met parfois des années à percer
La carapace du malheur.
Ils sont sur la plage comme chaque jour depuis leur arrivée. Sur le sable,
apaisés, tous deux discutent, échangent, inventent la vie, leur vie. Ils
reconstruisent, à deux, ce qui leur a été pris, volé, dérobé. Ils se
reconstruisent sur les rives d’une terre fertile, où l’homme est considéré
dans son intégrité, sa dignité, au centre, non pas à la périphérie, non plus en
marge, mais bien au centre. Longtemps adossés au vide, créatures affaiblies
et maltraitées, aux choix entravés, ils renaissent, femme et homme,
distincts, égaux, libres. Ils ont laissé les miracles derrière eux, loin de
l’autre côté de cette mer. Ils les ont abandonnés, au bord des craquelures de
la terre aride, aujourd’hui gorgée de sang. Ils ont tout abandonné. Ne leur
restent que les cicatrices. Déhia est venue avec son père, Smaïn, devenu fou
et interné. De chagrin, il mourra une nuit, dans son lit. Elle a pleuré, Déhia,
orpheline de tout, seule, sans père, ni mère, ni frère, ni pays. Adel est venu
seul, dépouillé, démuni. Derrière lui, ses sœurs mal mariées, mal aimées
sombrent dans l’indifférence, son grand frère meurt de chagrin et de
tristesse, et le plus jeune est perdu.
— Parle-moi de ton frère, dit Déhia.
Adel est tiré de ses pensées. Son frère ? Badil, sa douleur. Il n’a aucune
nouvelle de son frère, aucune.
Badil
« Qu’est-ce que tu cherches ? Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut ! »
Deux enfants, Badil et Adel, avec leur père, surpris par la pluie dans une
ville rouge, de terre rouge. Adel a huit ans et Badil, quatre. Ce dernier, sous
la pluie, cherchait je ne sais quoi par terre. C’est son père qui a parlé de la
pluie. Dans la tête de l’enfant, la pluie vient d’en haut, bien sûr, il le sait.
Pourquoi son père lui a-t-il dit cela ?
Il est tard et Badil ne trouve pas le sommeil, cette phrase de son père lui
revient en mémoire, c’est vrai que, pour l’instant, la pluie vient d’en bas.
Dans son refuge, une cabane faite de bois, de tôle et de plastique, au pied de
la falaise, dans un endroit nommé la « cuve d’eau », la pluie pénètre de tous
les côtés. Par le bas. Il se ramasse sur son lit de fortune, une planche posée
sur deux grosses pierres afin de l’isoler du sol, un matelas dans un sale état,
une couverture grise, un morceau de plastique par-dessus afin qu’elle ne
prenne pas l’eau. Il essaye de trouver le sommeil.
Son père, un vieux monsieur épuisé par la vie, est mort dans un accident.
Son agonie a duré un mois. Avant de mourir, il avait demandé à Adel :
— Prends soin de ton frère ; il n’a pas les moyens de s’en sortir seul.
Puis, cela a été le tour de sa mère, fatiguée. Aussi loin qu’il s’en
souvienne, sa mère a toujours été malade, assise à même le sol, sur une
peau de mouton, un fichu sur les épaules, dépassée par les événements, sa
famille, la vie. Comme un objet posé là, au milieu de la chambre. Pour se
lever, il lui fallait se mettre à quatre pattes avant de se redresser, aidée par
quelque âme charitable, une fille, un fils, une voisine. Badil se rappelle
cette vieille femme, broyée par les années, la maladie, les grossesses
répétées. La plupart de ses enfants sont morts, de choléra, typhoïde ou autre
épidémie. Elle est partie un jour de grosse déprime. Son frère, Adel, est
parti depuis longtemps, ailleurs, loin d’ici, le laissant seul et démuni. Les
parents n’ont pas laissé d’héritage, juste un petit appartement dont il a été
décidé qu’il reviendrait à une sœur, divorcée avec quatre enfants. Pour que
ni elle ni ses enfants ne soient à la rue. Badil a habité avec elle, subissant
cette sœur paumée, analphabète et inculte, sans profession, et quatre enfants
mal éduqués, livrés à eux-mêmes. Il a cherché du travail, en a trouvé, a été
embauché, renvoyé, a cherché encore, n’a pas trouvé. Il a commencé par de
petits larcins, un portefeuille par-ci, un sac par-là, jusqu’au vol aggravé,
puis les choses ont évolué. Avec un groupe de marginaux comme lui, ils ont
pénétré dans une maison, volé des objets de valeur, ont été arrêtés, jugés,
condamnés. Dix ans de prison. L’enfer commençait.
Adel a appris la nouvelle, s’est déplacé, a rendu visite à son frère :
— Pourquoi as-tu fait cela ? Pourquoi ?
— Je n’avais plus rien, je n’ai plus rien.
— Tu aurais dû me dire…
— Comment te dire ? Où te trouver ? Tu n’étais pas là, tu n’es plus là.
Badil est allé de prison en prison. Adel l’a suivi, de visite en visite, un
peu plus espacées au fur et à mesure que le temps passait. Puis plus rien,
plus personne au parloir. De loin en loin, un petit mandat, quelques effets
envoyés par colis.
Au bout de sept ans, il a été libéré. Sept ans dans les prisons d’un pays où
les femmes et les hommes n’ont pas de droits, où la vie n’est pas un droit
car on y meurt pour rien, d’un claquement de doigts, si ce n’est celui d’une
arme à feu ou d’une lame. Sept ans de violence et d’inhumanité.
Sa première nuit en prison est le signal d’un long enfer qui ne s’arrêtera
qu’à sa libération. Après avoir reçu sa tenue, un pantalon et une veste de
couleur verte, il est mis dans une cellule où se trouvent déjà cinq autres
détenus. Une pièce exiguë où il n’y a que quatre lits, le gardien dit :
— Tu as un matelas et une couverture ; trouve-toi une place.
La porte se referme, le livrant aux fauves avec qui il devra cohabiter. Le
soir même, il est frappé, bâillonné, sodomisé par ses codétenus.
— Si tu parles, tu es mort ! lui dit celui qui semble être le chef, joues
balafrées, cheveux courts et frisés, tatouages aux bras.
Chaque nuit, ils répéteront son calvaire.
Quand les gardiens s’en rendent compte un jour, il est mis dans une autre
cellule, seul. Chaque soir, un gardien vient mettre son foutre dans son cul.
La première fois, il dit :
— Mais qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu me fais cela ?
Puis il ne pose plus de questions, ne dit plus rien, il ne peut rien dire, il ne
peut pas se plaindre, il reçoit les gardiens, de prison en prison. Il oublie
même qu’il a un sexe.
Le matin, réveil à six heures, un broc de lait au goût improbable, un
morceau de pain, puis direction l’atelier où il apprend la menuiserie. À
midi, le réfectoire et l’anarchie qui y règne, bagarres, règlements de
comptes au couteau, insultes, invectives, les gardiens qui interviennent à
coups de matraque, de pied, de poing. Un repas vite pris, une soupe infecte,
un morceau de pain et des pommes de terre. Retour dans les chambres avant
l’heure de la promenade dans la cour. Badil ne veut plus de promenade,
maltraité par des détenus.
Il préfère le bruit de la scierie, les copeaux qui volent dans tous les sens,
le goût du bois dans ses narines pour oublier l’odeur du sperme sur son
corps, dans les entrailles de son corps blessé. Sans force pour se battre, sans
loi pour le protéger, il est livré au bon vouloir de ses tortionnaires, détenus
et gardiens confondus. Quand il reçoit un mandat de son frère Adel, c’est un
peu de baume sur son malheur, il peut ainsi améliorer son ordinaire, des
cigarettes, quelques gâteaux secs pour tromper sa faim, du savon pour
frotter sa peau, son cul, son ventre endoloris par tant de violations. C’est le
gardien qui l’informe :
— Tu as un mandat chez l’intendant.
Il s’y présente le lendemain et reçoit les deux tiers, l’intendant gardant le
reste. Il ne proteste pas, ne dit rien, il sait que c’est ainsi que les choses sont
faites. Depuis que son père et sa mère sont morts, il sait qu’il n’est plus
rien, que personne ne le protège, personne ne pense à lui.
Badil retourne chez sa sœur, elle a fait une soupe de lentilles. Cela le
réchauffe. Il attend que tout le monde dorme avant d’installer sa couche
dans le couloir. Il s’étend, troublé. En quelques années, la ville a bien
changé. Son père, sa mère sont partis. Il se sent seul, abandonné. Et Adel
qui ne donne pas de ses nouvelles. Il s’endort.
Le lendemain, rue du Train, il cherche le garage de Chitane, le trouve, y
pénètre, avance, Chitane est là, dans un petit bureau, avec deux autres
personnes. Il le présente à une armoire à glace, tout en muscles, le regard
froid.
— Hakim s’occupe de ceux qui trichent avec moi. Si quelqu’un s’attaque
à mes petits, c’est lui qui fait le ménage. Plusieurs personnes ont été
hospitalisées après avoir eu affaire à lui.
Il désigne le second personnage :
— C’est mon frère, Mohamed. C’est mon second.
Il leur dit :
— Badil va s’occuper d’un secteur. Fais-lui une place dans le garage, il
dormira ici.
Badil est content, il va avoir un toit, un endroit où dormir. Ce sera au
fond du garage, un petit espace en bois où sont posés plusieurs matelas et
des couvertures.
Badil fait le tour de la ville avec Mohamed, le frère de Chitane. À chaque
coin de rue, devant la poste, près des cinémas, autour du marché, les enfants
viennent spontanément le voir, le reconnaissant :
— Bonjour.
— Ça va bien ? Personne ne vous embête ?
Partout, Mohamed dit :
— C’est Badil qui va s’occuper de vous maintenant, mais je reste là, c’est
moi le chef.
Tous les jours, Badil arpente la ville, surveillant les enfants mendiants,
leur demandant :
— Combien d’argent aujourd’hui ?
Constatant :
— Depuis quelques jours, ta recette a baissé… Qu’est-ce qui se passe ?
L’enfant pleure, s’excuse, se lamente, invente des justifications, ou alors
lève les mains en geste d’impuissance, ou plus crânement :
— C’est tout ce qu’il y a ; les gens ne donnent pas.
Ceux-là sont en voie de s’affranchir de la tutelle de Chitane. Ils
détournent une partie de l’argent, achètent du shit ou à défaut de la colle, ne
rentrent pas le soir au dortoir aménagé par Chitane. Ils errent dans la ville,
agressent, frappent, volent, fument, boivent de l’alcool.
Badil essaie de se faire respecter dans le secteur qu’il contrôle, certains
ne se laissent pas faire, le menacent. Il en a peur, ne leur demande rien. Les
autres se soumettent, craignant d’être châtiés. C’est Hakim qui s’occupe des
récalcitrants, insultes, gifles, coups de pied ; certaines fois, pour les têtes
dures, Hakim les attache une journée ou deux, sans nourriture, ils pissent
dans leurs pantalons, leurs guenilles.
Le soir, Badil, éreinté, rentre au garage se reposer dans sa petite baraque.
Il dort bien, sur un matelas, avec une couverture bien chaude. Le matin,
c’est une petite toilette sommaire, sans savon, juste un peu d’eau froide sur
le visage, et il est déjà dans la rue. Il s’arrête à l’un des cafés de l’esplanade,
prend un bol de café au lait chaud et un beignet gras et fumant. C’est le
bonheur simple d’une âme en peine. Il s’en va surveiller, contrôler les
enfants mendiants.
Les jours s’écoulent en lui, la vie s’écoule en lui, lui échappant, le
ferrant. Comment faire autrement ? Comment s’en sortir ? Trouver un
travail honnête, avoir une maison, se marier. Se marier ? Une idée
saugrenue. Comment a-t-il pu y penser ? Il a mal au derrière. Son cul est
encore endolori de tant de violence subie en prison. Quelle femme
accepterait un homme comme lui, humilié, rabaissé ? Non, ne pas se marier,
juste un travail et un toit, et des habits neufs, propres. Il se regarde, son
pantalon est rapiécé, sale, le pull en lambeaux, la veste, élimée, a perdu sa
couleur originelle, ses chaussures sont trouées. Si Adel venait maintenant et
le trouvait dans cet état ?
— Embrasse-moi !
Ils marchent sur le sable doux et chaud de cette plage au bout d’une terre
qui, pour finir, se jette à la mer. Une mer gorgée de soleil.
Déhia qui a perdu sa mère, son père, pas ses frères, elle n’en parle jamais,
ne les évoque pas, n’en fait pas mention, une fois, juste une fois, elle dit à
Adel :
— C’est la seule et unique fois que j’évoquerai leurs noms. Ne m’en
parle jamais ! Jamais !
Déhia a tout perdu, elle a tout reconstruit. Elle est née à nouveau. Naître,
n’être que soi, avec ses cicatrices, sa douleur, son histoire, sa mémoire et
naître une seconde fois comme le bébé au premier jour.
Leur longue marche au bord de la mer s’arrête au pied d’un rocher.
Adel reprend :
— Je hurle,
Je me plains,
Je sais encore rire.
Du balcon à la cave
Vigie.
Badil vit maintenant depuis cinq jours dans cette cabane en bois, au pied
de la falaise. Il doit quitter la ville par la mer et rejoindre son frère, Adel, de
l’autre côté.
Dès qu’il s’est senti mieux et qu’il n’a plus eu de douleur, il a quitté sa
sœur et s’est réfugié ici. Il a retrouvé un ami, Reda, appelé l’acolyte car il
n’est jamais seul, toujours accompagné de quelqu’un. Ils ont fait de la
prison ensemble. L’acolyte a parlé de son projet de quitter la ville sur une
barque. C’est lui qui a aménagé cette cache afin de se préparer au voyage.
Badil confie son intention de partir. Il apprend à son ami qu’il a un frère
de l’autre côté qui peut les aider. Ils discutent de tous les détails, l’acolyte
précise qu’il a une barque, mais qu’il faut de l’argent pour acheter tout le
matériel nécessaire. Badil promet d’y participer.
Le lendemain, Badil se rend rue du Train, au garage de Chitane. Celui-ci
est content de le voir. Après la mort de Titou, bouleversé, Badil n’est plus
revenu. Il demande :
— Tu sais qui l’a tué ?
— Ce n’est pas important. Il est mort, que Dieu ait son âme ! J’ai donné
de l’argent à son père pour l’enterrer. Ne t’inquiète pas, c’est fini. À partir
de demain, tu viens travailler dans mon jardin.
Badil dort dans le garage ce soir-là. Le lendemain, il rejoint la villa de
Chitane, une belle demeure, fermée de tous les côtés, de hauts murs hérissés
de tessons de bouteilles, la porte extérieure blindée, fenêtres grillagées.
Imprenable. Chitane lui montre le jardin, situé à l’arrière de la maison, lui
demandant de s’occuper des plantes et des fleurs. Il a déjà une main sur les
fesses de l’infortuné qui n’essaie même pas de se dérober.
— Quand tu as terminé, viens me voir. Je vais faire ma prière.
Badil bêche, nettoie, arrose le jardin. Il est treize heures quand il s’arrête.
Chitane est sur le pas de la porte, portant une ample gandoura blanche. Un
sourire aux lèvres, il appelle Badil pour boire un café.
Badil prend la tasse et boit.
— Rentre, ne reste pas là. Il n’y a personne.
Badil pénètre dans la maison, se retrouve dans un grand séjour meublé de
canapés, une télé, un réfrigérateur, une table basse. Chitane s’affale sur un
des canapés, demande à Badil de faire de même. Il s’exécute. Chitane
soulève sa gandoura, il est nu. Il prend la main de Badil et la met sur son
membre.
— N’aie pas peur. Tu vois comme je bande ? Enlève ton pantalon.
Chitane s’enfonce dans la chair de Badil, la fouille puis se répand en lui
dans un râle. Badil remet son pantalon, Chitane rejette la tête en arrière,
satisfait.
— Va dans la cuisine, rapporte-moi un verre d’eau.
Durant trois jours, le scénario se répète. La famille de Chitane est en
voyage chez les beaux-parents et celui-ci se retrouve seul. Badil sait ce qu’il
veut, c’est son ultime chance. Il veut gagner la confiance de Chitane pour
lui dérober de l’argent. Ce sont des bijoux qu’il trouve dans une pièce du
premier étage. Il met tout dans ses poches et s’en va, laissant Chitane tout à
son plaisir.
Le choc est terrible, infernal, la barque vole en éclats. Karima lâche son
fils qui tombe dans la mer en furie, elle s’accroche à une planche. Ses
hurlements déchirent la nuit, dérisoires :
— Mon fils, mon fils !
Jalal est introuvable. Badil est sous l’eau. Réda nage pour s’approcher de
Karima. Elle crie :
— Mon fils, mon fils !
Réda :
— Accroche-toi bien.
La barque a été heurtée par un bateau de pêcheurs, un gros chalutier. Sur
le pont, l’équipage lance une bouée, une corde, Réda récupère l’une et
l’autre, nage vers Karima, les secondes coulent, interminables, Karima
hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda s’approche, lui tend la bouée, elle s’y agrippe, hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda a en main la corde et tire la bouée, il nage et Karima hurle :
— Mon fils, mon fils !
Sur le pont, des voix, une langue comme une musique. Réda nage, la
corde autour de la taille, poussant la bouée et Karima qui hurle :
— Mon fils, mon fils !
Badil a été renversé lors du choc, tombé à l’eau, il se débat, crie :
— Maman ! Papa !
Il perd pied, ressort la tête de l’eau, crie :
— Maman ! Papa !
Il s’enfonce, resurgit, se débat, crie :
— Maman ! Papa !
Réda :
— Tiens bon, Badil, je vais venir te chercher.
Il s’enfonce, ne remonte plus, submergé par l’eau. Il a froid, ses oreilles
bourdonnent, l’eau vient d’en bas et il descend inexorablement. Il se
rappelle la phrase de son père : « Si tu cherches la pluie, elle vient d’en
haut. » Il avait quatre ans quand son père lui avait dit cela. Il jouait quand la
pluie l’a surpris. Son frère, Adel, huit ans, et son père étaient à couvert.
Badil, sous la pluie, ramassait un osselet. Sous l’eau, la phrase de son père
lui revient.
— Ce n’est pas vrai, papa, elle vient d’en bas. Pourquoi m’as-tu menti ?
L’eau vient d’en bas, me submerge, elle ne vient pas d’en haut. Tu m’as
menti et je t’ai cru. Tu m’as menti quand tu as dit qu’Adel allait s’occuper
de moi, il ne s’est pas occupé de moi. Pourquoi m’as-tu menti, papa ? Tu as
dit que tu me protégerais, tu ne m’as pas protégé. Tu m’as menti, papa.
L’eau vient d’en bas, elle me submerge, m’envahit, me déborde, m’emporte.
Papa, tu m’as menti.
Sur le bateau, Karima et Réda sont repêchés. L’équipage les questionne,
ils ne comprennent pas. Karima hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda fait des gestes, à bout de souffle, épuisé, vidé, trempé, grelottant.
L’équipage s’agite, il fait noir, la mer roule ses vagues qui viennent faire
tanguer le chalutier qui sent le poisson. Karima hurle :
— Mon fils, mon fils !
Réda explique :
— Enfant dans la mer, nino, bambino…
— Bambino ?
Suit une longue consultation entre les membres de l’équipage. Karima,
pieds nus, pull déchiqueté par les eaux en furie, tremblante de froid, n’a
plus de larmes pour pleurer son fils avalé par la mer. Jambes repliées sous
elle, les bras sur la tête, face contre terre, elle est secouée de tremblements
frénétiques. Réda se glisse vers elle, difficilement, à quatre pattes, arrive à
son niveau, avise une bâche, la tire à lui, couvre Karima qui tressaute sans
discontinuer.
— Karima ! Karima ! crie-t-il.
Sur le pont, les palabres continuent, les pêcheurs parlent, parlent, font des
gestes, haussent le ton, se ravisent, parlent à voix basse. Ils sont huit,
habillés de cirés, des bottes aux pieds. Deux se dirigent vers Karima, elle
tremble toujours, ils la prennent, s’approchent de la rambarde et la jettent à
l’eau. Elle hurle :
— Maman !! Papa !! Mon fils !!
Sa voix se perd dans la nuit et l’immensité de la mer.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? hurle Reda, atterré. Pourquoi ? Vous
l’avez tuée ? S’il vous plaît… S’il vous plaît !
Ils sont trois à l’empoigner, il se débat, crie, hurle, appelle sa mère, son
père, supplie :
— Non, non, non, s’il vous plaît ! Maman !! Papa !!
Il est jeté à la mer. Ses cris se confondent avec le rugissement des vagues.
Fini. Il n’y a plus rien. Le chalutier manœuvre, vire à tribord et disparaît
dans la nuit qui se referme.
La rencontre
Ce matin, le ciel est un peu couvert. Déhia et Adel, attablés sur le balcon du
petit appartement qu’ils ont loué pour leurs vacances, décident de ne pas
aller à la plage pour se promener dans la petite ville.
Une robe à bretelles, blanche et courte, posée sur sa peau bronzée, pieds
nus, elle sirote son café encore chaud. Adel, debout, short noir, chemise
blanche à manches courtes, sandales aux pieds, appuyé sur la rambarde, tire
sur sa cigarette, pensif. Ce ciel couvert ressemble à une menace, encore
lointaine, indéfinie, à peine perceptible. Pourtant, là au bout du bout, au
bout d’une botte de terre qui se jette dans la mer, tout semble paisible,
calme. Il chasse son angoisse, écrase sa cigarette dans le cendrier, retourne à
l’intérieur de l’appartement, prend son sac à dos, descend dans la rue, des
gens passent, quelques voitures circulent. Il allume une deuxième cigarette,
son angoisse le reprend. Déhia le rejoint, elle a mis des tongs et pris son
sac. Çà et là, sur les trottoirs, assis sur des chaises devant leurs maisons, une
femme, foulard sur la tête, un homme en short et maillot de corps, d’autres
encore devisant, ne se disant rien, le regard au sol ou sur le coin de la rue,
attendant, n’attendant rien, assis là comme d’habitude certainement. De
ruelle en rue, Déhia et Adel aboutissent devant l’église, petite et austère,
située à l’angle de deux rues. De part et d’autre de l’entrée, de petits
palmiers, au mur, des carrés de mosaïque, trois marches et les voilà à la
porte d’entrée, en bois. Ils pénètrent à l’intérieur. La visite est rapide : les
plafonds très hauts, quelques vitraux, un autel austère. Ils sortent. Le
clocher est surmonté d’une girouette en forme de poisson, un espadon.
Ils continuent leur visite de cette petite ville de pêcheurs. Justement, les
voilà devant le port, un petit port où sont amarrés nombre de petits bateaux
de pêche, des barques, quelques gros chalutiers.
— On dirait que les pêcheurs ne sont pas sortis, dit Adel.
Un attroupement comme hier, le curé est là, comme hier. Des discussions
auxquelles ils ne comprennent rien, de grands gestes des mains, quelques
éclats de voix.
— Des histoires de village, dit Déhia.
Ils font le tour du port, tout petit, se terminant devant des rochers. Une
musique leur parvient, ils s’approchent, découvrent un homme, la
soixantaine, grand et fort, chauve, moustache et barbichette grisonnantes, en
jean et chemise, une guitare à la main qu’il gratte. Des sons mélodieux
s’échappent, puis sa voix rauque tonne, Adel et Déhia ne comprennent pas
les paroles, la musique les retient, ils s’assoient tout près. L’homme gratte
encore sa guitare, donne de la voix, puis s’arrête.
— Bonjour, disent-ils en chœur.
L’homme répond dans leur langue, un sourire aux lèvres, les yeux
profonds.
— Je m’appelle Lucio.
— Ma femme, Déhia, et moi Adel.
Déhia explique qu’elle a été sensible à la mélodie, le musicien est content
et traduit les paroles :
Je ne t’ai pas écrit depuis longtemps, alors je t’écris plus fort
L’an prochain tout va changer, on l’a dit à la télé
Il y aura à manger et la lumière toute l’année,
Les muets vont parler, les curés vont se marier…
Et on continue à espérer,
Et puis la nouvelle année est arrivée,
Je m’y étais préparée.
Tous trois, sur un rocher, au bout du port, discutent. Lucio parle de son
village, de ses parents qui ont émigré, jeunes et sans argent, il y a soixante
ans, de l’autre côté pour fuir la misère. C’est là-bas qu’il est né avec sa
sœur. Alors qu’il avait douze ans, ses parents sont revenus dans leur village
natal, ici. Son père a acheté un bateau et il est devenu pêcheur. Il sortait
avec lui, en mer et, à sa mort, il a continué. Déhia et Adel disent leur pays
natal et ses tourments, leur bonheur aujourd’hui de ce côté-ci de la mer, la
découverte d’eux-mêmes, leurs rêves et leurs projets. Lucio les invite à
prendre un café, ils rejoignent une petite place, au centre du village. C’est la
première fois depuis leur arrivée qu’ils abordent quelqu’un du cru. Assis sur
une terrasse, ils devisent encore. Puis Lucio exhibe de sa poche des
documents, il en montre un, de couleur verte. Adel constate qu’il s’agit
d’une pièce d’identité. Lucio en montre d’autres.
— Elles ont été trouvées sur des corps que la mer a rejetés. Les pêcheurs
ont trouvé un corps, puis un deuxième, puis un troisième… En fait, d’après
ce que je sais, il semble que cela fait plusieurs jours que des pêcheurs ont
trouvé les corps au large du port. Chaque fois qu’ils jetaient leurs filets, ils
remontaient une chaussure, un vêtement, un corps, puis deux. Ils les
rejetaient, car ils avaient peur que leurs bateaux soient bloqués à quai
pendant plusieurs jours.
— C’est monstrueux ! dit Déhia.
— Oui, c’est vrai. Il y a plus grave, un jeune pêcheur est venu me dire
qu’un gros chalutier a heurté en pleine nuit une barque, certains sont morts
noyés et deux autres qui avaient été repêchés ont été rejetés à la mer par
l’équipage. Ce jeune pêcheur en faisait partie. Depuis, il n’est plus sorti en
mer. Il ne veut pas en parler de peur de représailles. Il semble que ce sont
ces corps-là que les pêcheurs remontaient dans leurs filets.
— Ce n’est pas possible ! dit Déhia, horrifiée.
— Les corps se sont échoués près du port, sur les rochers. La police est
venue, les corps ont été déposés à la morgue. J’ai pu récupérer des papiers
de ces malheureux ; cinq corps, dont un enfant, peut-être quatre ou cinq ans.
Les corps d’une femme et de trois hommes.
— Au port, nous avons vu le curé discuter avec des gens…
— Il ne veut pas qu’on fasse de la publicité sur ce malheur. Pour lui, c’est
un fardeau trop lourd pour les pêcheurs qu’il ne faut pas accabler. Il dit qu’il
donnera une messe pour eux. Moi, je dis qu’il faut faire connaître la vérité,
informer les familles de ces personnes et leur envoyer les corps pour faire le
deuil. Le curé ne veut pas, les pêcheurs non plus. Le maire du village ne
veut pas non plus de problèmes ni de publicité pour son village. Sinon, il
n’y aura plus de touristes. Tout le monde dans le village sait et tous se
taisent. Tous, mais je n’aurai de cesse que la vérité soit connue et que les
corps de ces malheureux soient remis à leurs familles.
Adel est repris par son angoisse. Ces corps retrouvés ici viennent de la
terre qui l’a vu naître, cette terre qu’il a laissée derrière lui et qui le rattrape.
Qui sont ces malheureux ? Ils ont bravé la mer et tous ses dangers pour finir
au fond de l’eau, cadavres décomposés, jetés, rejetés, anonymes. Que va-t-il
arriver maintenant ? Leurs corps seront jetés dans une fosse commune, sans
sépulture ni larmes amies. Et leurs parents, leurs familles, comment feront-
ils le deuil ?
Déhia est aussi bouleversée par ce récit. Elle regarde la pièce d’identité
que leur a montrée Lucio.
— Celui-ci a vingt-deux ans. Il est si jeune !
Lucio demande leur aide pour retrouver les familles et les informer. Il
tend d’autres documents, des pièces d’identité. Adel examine les papiers,
relève les noms, les adresses sur les cartes d’identité, s’arrête net, le souffle
coupé. Il blêmit, lâche le document. Déhia est inquiète, questionne :
— Tu connais ?
— C’est mon frère !
— Oh !
Lucio, abasourdi :
— C’est votre frère ? Mais…
— C’est mon frère !
Adel reste figé, vidé, ses mains tremblent. Déhia l’entoure de son bras,
elle étouffe un sanglot :
— Ce n’est pas possible ! Ton frère nous a rejoints ici, dans ce coin
improbable ? Ce n’est pas possible ! Quelle rencontre !
Lucio, interloqué :
— Il a fallu que vous veniez en vacances ici pour rencontrer votre frère ?
Il propose :
— Les corps sont encore à la morgue de la ville. Vous pouvez venir avec
moi pour le reconnaître.
Déhia se lève, Adel ne parle pas, se lève aussi et les suit. Ils prennent la
voiture de Lucio. Quelques rues plus tard, la voiture s’immobilise sur un
parking. Lucio explique que le petit centre médical du village dispose d’une
morgue où il n’y a pas beaucoup de place, et que les responsables ne
garderont pas longtemps les corps.
Lucio entre, suivi par Déhia et Adel. Il parle avec la réceptionniste. Dans
la salle d’attente, quatre personnes attendent d’être prises en charge ; une
mère qui porte son enfant sur les genoux, un petit vieux, une dame habillée
en noir, une jeune fille qui se tient la main avec une serviette pour arrêter le
sang qui coule. Des voix, des mots s’échangent, la jeune fille blessée rejoint
une infirmière. Lucio se fraie un chemin, Déhia et Adel sur ses talons. Un
long couloir, une porte en fer, il sonne, la porte s’ouvre.
— Manuel, je viens avec des amis voir les corps.
Une salle toute blanche, sur les murs des carreaux de faïence blanche, des
tiroirs métalliques, deux brancards posés à même le sol, portant des corps
recouverts de draps blancs.
— Ceux-là viennent d’arriver. Un accident de la circulation.
Déhia et Adel sont au milieu de la salle, avec Lucio. L’odeur est forte,
pénible. Manuel, le préposé à la morgue, s’approche du mur à tiroirs, en tire
un, soulève le drap qui a perdu sa blancheur. Adel approche, inquiet,
hésitant, fragile. Il avance vers le corps, il a un haut-le-cœur, s’approche,
livide, fixe le corps, manque de tomber. Il est au bord de l’apoplexie. Il
scrute ce cadavre putréfié, allongé, méconnaissable, autour de la bouche,
des narines, de la mousse, des plaies bleuâtres sur le ventre, les jambes, les
vêtements collés à la peau. Badil, le frère perdu, gît là, devant lui, dans cette
minuscule morgue, dans un village perdu, loin de sa terre maudite. Adel est
là, planté devant ce cadavre. Il est là aujourd’hui, son frère étalé sur une
civière, dans un tiroir métallique, le visage défiguré, le ventre ouvert, les
ongles et la peau des mains détachés, les jambes pleines de contusions. Il
est là. Où sont ses larmes ? Il ne pleure pas. Il regarde le cadavre. Il regarde
sa douleur. Elle ne le quittera jamais plus. Lucio est saisi. Son regard va du
cadavre à Adel, d’Adel au cadavre, abasourdi par le destin qui a mis sur son
chemin cet homme, le frère d’un cadavre pour lequel il se bat contre un
village uni dans le déni. Déhia, à leurs côtés, pleure doucement. Elle pleure
la douleur de cet homme qui partage sa vie, elle pleure les plaies qui
s’ouvrent en lui. Adel voulait mettre à distance la douleur du frère perdu,
elle le frappe au moment où il ne s’y attendait pas. Violemment. Le voilà
courbé, il pose genou à terre, vaincu encore une fois, les larmes coulent
maintenant.
— Pardon, dit-il doucement. Pardon.