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PIERRE MONTAGNON

La
 
France Coloniale
 
La gloire de l'Empire
Pierre Montagnon

La France coloniale
La gloire de l'empire, du temps des croissades à la seconde guerre mondiale

Flammarion

Maison d’édition : Flammarion

© 1988 éditions Pygmalion/Gérard Watelet à Paris


Dépôt légal : septembre 1988

ISBN numérique : 978-2-7564-0903-0


ISBN du PDF web : 978-2-7564-0904-7

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-85704-280-8

Le format ePub a été préparé par Isako (www.isako.com)


Présentation de l’éditeur :

Il y a un demi siècle, la France était à Alger, Dakar, Saigon. Plus de 100 millions d'individus vivaient
sous le pli du drapeau tricolore. l'empire coloniale français était le second du monde.

Dans un précédent ouvrage couronné par l'Académie française, LA GUERRE D'ALGERIE, Pierre
Montagnon a retracé l'une des tragédie majeure de la fin de cet empire, puis raconté dans un autre
volume, LA CONQUETE DE L'ALGERIE, son point de depart essentiel.

Aujourd'hui, il élargit sa démarche initiale. Ce premier tome de LA FRANCE COLONIALE-du


temps des croisades à la veille de la seconde guerre mondiale,-un second livre évoquera
prochainement la décolonisation et le retour à l'hexagone,- relate et explique ce que fut cet empire
dans son intégralité. Il en p^récise les origines, le développement, l'ampleur. Il situe le rôle des
hommes, ces grands bâtisseurs tels Bugeaud, Faidherbe, Jules Ferry, Gallieni, Brazza, Lyautey et tant
d'autres sans lesquels riende ce qui a été fait n'autait pu être entrepris. Il dresse le bilan de l'action
accomplie outre-mer et l'inventaire du patrimoine acquis, tout au long d'un récit dont le fil conducteur
s'appelle la grandeur de la France.

Fidèle à son objectivité habituelle Pierre Montagnon n'élude rien: héroïsme, sacrifices, actions de
courage des soldats, des missionnaires, des explorateurs, des colons. Mais aussi les erreurs, fautes ou
crimes nés de la passion ou de l'interêt. Gloire des uns, noirceur des autres…

Un livre de référence pour connaitre un passé récent. Un livre pour mieux comprendre le monde
d'aujourd'hui né en grande partie de l'ère coloniale. Un livre pour découvrir les fondements de la
position et du rayonnement de la France sur les cinqs continents.

Pierre Montagnon. Né en 1931. Saint-Cyrien. Depuis vingt ans dans la vie civile, à des postes de
responsabilités. Marié. Père de quatre enfants. Vit et travaille actuellemnt dans le Sud-ouest. Sept fois
cité, deux fois blessé en Algérie, Pierre Montagnon est chevalier de la Légion d'honneur à titre
militaire.
Table des matières

Couverture

Titre

Copyright

Table des matières

Cahier Photos

Avant-propos

Chapitre premier - « GESTA DEI PER FRANCOS »

Chapitre II - L'HÉRITAGE D'ADAM (Seizième siècle)

12 octobre 1492

Chapitre III - UN GRAND SIÈCLE

Chapitre IV - GORÉE, L'ILE AUX ESCLAVES

Chapitre V - QUELQUES ARPENTS DE NEIGE

Chapitre VI - LES INDES – L'INDE FRANÇAISE

Chapitre VII - PÉRISSENT LES COLONIES PLUTÔT QU'UN PRINCIPE !

Chapitre VIII - PREMIERS JALONS AFRICAINS (1816-1848)

Chapitre IX - ALGER OÙ TOUT A VRAIMENT COMMENCÉ

Chapitre X - « ENSE ET ARATRO » – BUGEAUD

Chapitre XI - FAIDHERBE – LE SÉNÉGAL FRANÇAIS

LA PAIX AU NORD

LA LUTTE CONTRE EL HADJ OMAR

LE SIÈGE DE MÉDINE (avril-juillet 1857)

Chapitre XII - AU PAYS DE GIA LONG

LOINTAINE ET MYSTÉRIEUSE INDOCHINE

SAIGON, 16 DÉCEMBRE 1799, 2 HEURES DU MATIN

LA COCHINCHINE DES AMIRAUX

LE PROTECTORAT CAMBODGIEN

Chapitre XIII - UNE FRANCE MEURTRIE UNE RÉPUBLIQUE PLUS GRANDE

Chapitre XIV FERRY LE TONKINOIS : La route de Chine Retour au Tonkin (1883-1884) Tuyen Quang (1885) Le «
désastre » de Langson (mars 1885) Indochine française

RETOUR AU TONKIN
LA CONFÉRENCE DE BERLIN (novembre 1884 – février 1885)

TUYEN QUANG

LE « DÉSASTRE » DE LANGSON (28 mars 1885)

INDOCHINE FRANÇAISE

LA FRANCE DE KOUANG-TCHEOU

Chapitre XV - PAVIE ET LE LAOS

Chapitre XVI - L'ALGÉRIE COUVERTE À L'EST LE PROTECTORAT TUNISIEN

Chapitre XVII - L'AFRIQUE, UN CONTINENT À PRENDRE

LA CONFÉRENCE DE BERLIN (15 novembre 1884 – 26 février 1885)

Chapitre XVIII - GALLIENI, LE MAÎTRE

Chapitre XIX - LA CONQUÊTE DU SOUDAN

LA CONQUÊTE DU SOUDAN

LA LUTTE CONTRE SAMORY

Chapitre XX - GUINÉE, CÔTE-D'IVOIRE, DAHOMEY

LA GUINÉE

LA CÔTE-D'IVOIRE

LE DAHOMEY

Chapitre XXI - LE « PARTI COLONIAL »

Chapitre XXII - BRAZZA ET LE CONGO

TROISIÈME MISSION BRAZZA

Chapitre XXIII - LA COURSE AU NIL SOUFFFLET A FACHODA

FACHODA

Chapitre XXIV - L'OUBANGUI-CHARI ET LA MONTÉE VERS LE TCHAD

Chapitre XXV - LA MISSION FOUREAU-LAMY

Chapitre XXVI - LA MISSION VOULET-CHANOINE

Chapitre XXVII - LA CONQUÊTE DU TCHAD

Chapitre XXVIII - L'ARGENT ET LE CRIME

Chapitre XXIX - MADAGASCAR LA GRANDE ILE

Chapitre XXX - UN CAÏD NOMMÉ HUBERT LYAUTEY

Chapitre XXXI - LE PROTECTORAT MAROCAIN LYAUTEY INSTALLE LA FRANCE AU MAROC

Chapitre XXXII - SUR LA TRACE DES SAHARIENS

LA MISSION FLATTERS

Chapitre XXXIII - DANS LES MERS LOINTAINES

LA POLYNÉSIE

LA NOUVELLE-CALÉDONIE
LES NOUVELLES-HÉBRIDES

LA CÔTE DES SOMALIS

LES COMORES

DANS LES MERS FROIDES

LES KERGUELEN

LES CROZET

SAINT-PAUL ET AMSTERDAM

LA TERRE ADÉLIE

Chapitre XXXIV - LA CROIX ET LE DRAPEAU MONSEIGNEUR LAVIGERIE

Chapitre XXXV - ARMÉE COLONIALE

LES ZOUAVES

LES TIRAILLEURS

LES BATAILLONS D'INFANTERIE LÉGÈRE D'AFRIQUE

LES GOUMIERS

LES SPAHIS

LES CHASSEURS D'AFRIQUE

LA LÉGION ÉTRANGÈRE

LES CHASSEURS

LES TROUPES DE MARINE

Chapitre XXXVI - LA FORCE NOIRE

2 AOÛT 1914. 10 HEURES 20

Chapitre XXXVII - LES FRONTS COLONIAUX : MAROC TOGO-CAMEROUN SAHARA

LE FRONT MAROCAIN

TOGO-CAMERON

SAHARA

Chapitre XXXVIII - RETOUR EN TERRE FRANQUE

11 NOVEMBRE 1918.

Chapitre XXXIX - DERNIERS BAROUDS

LE PROCONSUL AFRICAIN

ABD EL-KRIM ET LA GUERRE DU RIF (1925-1926)

LA MORT DE L'HOMME ROUGE

28 FÉVRIER 1933

Chapitre XL - LA FÊTE COLONIALE

Chapitre XLI - L'EMPIRE

LA TUNISIE
LE MAROC

L'ALGÉRIE

LE LEVANT

L'INDOCHINE

Chapitre XLII - ILS ONT SEMÉ LA FRANCE

ANNEXES

Chronologie

Bibliographie

Ouvrages d'intérêt général

Chapitre I – « Gesta dei per Francos »

Chapitre II – L'héritage d'Adam

Chapitre III – Un grand siècle

Chapitre IV – Gorée l'île aux esclaves

Chapitre V – Quelques arpents de neige

Chapitre VI – Les Indes

Chapitre VII – Périssent les colonies

Chapitre IX – Alger où tout a vraiment commencé

Chapitre X – « Ense et aratro » Bugeaud

Chapitre XI – Faidherbe

Chapitre XII – Au pays de Gia Long

Chapitre XIV – Ferry le Tonkinois

Chapitre XVI – L'Algérie couverte à l'est

Chapitre XVII – L'Afrique, un continent à prendre

Chapitre XVIII – Gallieni, le maître

Chapitre XX – Guinée, Côte-d'Ivoire, Dahomey

Chapitre XXI – Le Parti colonial

Chapitre XXII – Brazza et le Congo

Chapitre XXIII – Fachoda

Chapitre XXV – Mission Foureau-Lamy

Chapitre XXVI – Mission Voulet-Chanoine

Chapitre XXVII – La conquête du Tchad

Chapitre XXVIII – L'argent et le crime

Chapitre XXIX – Madagascar

Chapitre XXX – Un caïd nommé Hubert Lyautey

Chapitre XXXI – Lyautey installe la France au Maroc


Chapitre XXXII – Sur la trace des Sahariens

Chapitre XXXIII – Dans les mers lointaines

Chapitre XXXIV – La croix et le drapeau

Chapitre XXXV – Armée coloniale

Chapitre XXXVI – La force noire

Chapitre XXXVIII – Retour en terre franque

Chapitre XXXIX – Derniers barouds

Chapitre XL – La fête coloniale

Chapitre XLI – L'Empire

Index sélectif des noms des principaux personnages cités


Jacques CARTIER
(1491-1557)

Général FAIDHERBE
(1818-1889)
DUPLEIX
(1697-1763)

Émile GENTIL
(1866-1914)
Le maréchal BUGEAUD
(1784-1849)
Le maréchal CLAUZEL
(1772-1842)

El Hadj ABD EL-KADER L'émir à Damas, l'ami de la France


(1808-1883)
Lt-colonel ARCHINARD
(1850-1932)
MARCHAND
(1863-1934)

Jules FERRY
(1832-1893)
Auguste PAVIE
(1847-1925)

Commandant RIVIÈRE
(1827-1883)
SAVORGNAN DE BRAZZA
(1852-1905)

Capitaine H. GOURAUD
(1867-1946)
MANGIN
(1866-1925)

Francis GARNIER
(1839-1873)
Capitaine VOULET
(1866-1899)

SAMORY
(1837-1900)

Le R.P. Charles de FOUCAULD


(1858-1916)
Le lieutenant JOALLAND
(1870-1940)

Victor LARGEAU
(1842-1897)
Le cardinal LAVIGERIE
(1825-1892)

Fernand FOUREAU
(1850-1914)
Commandant LAMY
(1858-1900)

Le général LAPERRINE
(1860-1920)
EXPANSION COLONIALE DE LA FRANCE de 1683 à 1763
EXPANSION COLONIALE DE LA FRANCE de 1815 à 1903
 

La
 
France Coloniale
La gloire de l'Empire
 
A Marie-Dominique,
Bertrand,
Gaultier,
Renaud

 
Qu'il me soit permis de remercier,
tout spécialement, outre mon épouse
et ma fille, madame
Madeleine Job.
Dans le très fidèle souvenir de tous
ceux qui, comme son époux, sont
tombés
pour la France et la grandeur
de l'Empire, elle m'a permis de disposer d'une documentation
de grand
prix.
 
Avant-propos

 
La guerre d'Algérie, a priori si proche, relève pour mes enfants d'un
autre monde.
Que peut, alors, évoquer pour eux cette époque baptisée l'Empire,
sinon
une formule à l'analogie tristement célèbre : « L'Empire, connais
pas ! »
Et pourtant ! La génération qui gouverne aujourd'hui le pays était à
l'âge
des culottes courtes ou l'avait même largement dépassé, à l'heure
où la
France était encore à Alger, Dakar, Brazzaville, ou Saigon. Oui,
tous ces
temps de l'Empire, des colonies, ne sont pas si lointains. Ils
cernent
l'horizon immédiat de notre passé même s'ils sont oubliés ou
méconnus.
Ah  ! certes, domaine colonial, Empire, semblent aujourd'hui des termes
désuets, prononcés parfois avec honte ou restriction ! Ils n'en représentent
pas moins une réalité d'hier bien vivante. Une bonne partie de
l'Afrique,
maints territoires d'Asie, d'Océanie, d'Amérique, furent jadis
ou encore
récemment dans la mouvance française. Le drapeau tricolore
a flotté sur
douze millions de kilomètres carrés. Cent millions d'hommes
et de femmes
ont vécu sous une loi édictée à Paris.
Gommer, d'un revers de main, cette phase de notre histoire serait aussi
puéril que stérile. Cette étape de la vie nationale sous-entend la position
présente de la France dans le monde, son rayonnement politique et
intellectuel, ses intérêts économiques et militaires. Elle explique bien des
problèmes rencontrés  : émigration, insécurité, Nouvelle-Calédonie... Elle
explique aussi la situation de nombreux États de création récente.
Cet ouvrage s'adresse donc d'abord à mes enfants et avec eux aux jeunes
de France. Il souhaite soulever pour eux un coin du voile et les aider à
mieux comprendre la France et le monde d'aujourd'hui.
Rendre compte, en quelques centaines de pages, d'une époque aussi riche
en événements que celle de l'Empire ne peut être qu'un raccourci pour ne
pas dire un survol. Ce livre n'est donc que la modeste contribution d'un
«  généraliste  ». Loin de moi de prétendre aller plus loin. Les excellents
ouvrages de spécialistes ne manquent pas pour approfondir tel ou tel
dossier. Je ne vise qu'à relater l'essentiel, dans son fondement, son
déroulement, ses conséquences.
Est-il trop ambitieux d'espérer, par cet éclairage limité mais substantiel,
apporter aux aînés, aux « honnêtes hommes » de cette fin du XXe siècle, une
meilleure appréhension du passé et du présent ?
Puis-je l'exprimer également ? Le soldat que je fus et qui n'a rien renié
bien au contraire, entend aussi saluer le courage de ceux qu'animait la foi
patriotique et qui partirent bâtir cet Empire. Nombre d'entre eux reposent à
jamais sur ces terres lointaines qu'ils voulurent françaises. Si les fautes et
les erreurs furent parfois leur lot, leur œuvre a assuré la place de la France
dans le monde. N'a-t-elle pas, au premier chef, largement contribué au salut
de la Patrie opprimée par l'occupant nazi ? Les faits d'armes ne manquent
pas sur cette longue route de sueur et de sang. Rapporter, au moins, les
principaux, m'a paru un légitime tribut. Un tribut où il ne saurait y avoir
d'exclusive d'un camp à un autre. La haute carrure d'un Abd el-Kader
suscite le respect.
Pour relater l'élaboration progressive de cet Empire, le déroulement
chronologique paraît le plus simple. Il n'est pas obligatoirement le meilleur.
Chaque théâtre a sa spécificité. D'où la nécessité d'un cloisonnement qui
peut parfois dérouter par ses retours en arrière.
Dans cette histoire, largement dispersée, il est un fil conducteur qui
donne sa signification à l'entreprise. Il s'appelle la grandeur de la France.
Ce sentiment s'affirme particulièrement au lendemain de  1870. Le pays,
vaincu et meurtri, doit se retrouver. Des individualités l'orientent sur la voie
coloniale qui leur paraît celle du renouveau. Hommes politiques comme
Gambetta, Ferry ou Étienne, soldats ou marins comme Garnier, Rivière,
Galliéni, Marchand, Lyautey ou Largeau, personnalités plus difficiles à
classer comme Brazza, Pavie ou de Foucauld, tous n'ont qu'un même but :
relever la France par l'expansion outre-mer.
Leur ardeur entraîne les forts dans une tâche jamais aisée. Précarité des
moyens, discordances politiques en métropole, enthousiasme relatif des
Français à s'arracher de leur sol, rivalité anglaise, s'ajoutent aux embûches
naturelles et aux hostilités locales. L'édifice ne se bâtit que par l'énergie
farouche de quelques poignées de convaincus. Il faut la guerre de  1914-
18  pour démontrer l'intérêt du domaine colonial et son poids dans la
bataille engagée.
Dès lors, l'unanimité se fait. L'Empire est reconnu, admis, célébré. Le
centenaire de l'Algérie en  1930, l'Exposition coloniale internationale de
1931, attestent de l'approbation massive des gouvernants et des citoyens.
Rares sont, en France, ceux qui osent remettre en cause cet Empire
apparemment solide et « porteur de civilisation ». Derrière lui, l'esclavage,
la tyrannie, la barbarie. Grâce à lui, le progrès, l'humanisme.
Plus rares encore sont les cerveaux lucides. Pourtant, dès 1925, Lyautey
prévient :
« Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que dans
un
temps plus ou moins lointain, l'Afrique du Nord évoluée, civilisée,
vivant de
sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu'à ce
moment-là –
  et ce doit être le but suprême de sa politique  –  cette
séparation se fasse
sans douleur et que les regards des indigènes continuent à se tourner
toujours avec affection vers la France. »
 

Les esprits n'en sont pas encore là. La grandeur et l'unité de l'Empire
sont, dans les années 1930, des données quasi intangibles. Le grand choc
de la Seconde Guerre mondiale, la défaite française de  1940, remettront
l'ensemble en question. Tout devra être repensé. Non sans déchirements.
 
Chapitre premier

 
« GESTA DEI PER FRANCOS »
 
« Dieu le veult ! »
Urbain II a terminé son exorde. La clameur monte et l'accompagne.
Houle impétueuse, elle déferle sur les ruelles de la cité arverne tassée
au
pied de la chaîne des Puys. Manants et hommes d'armes, soulevés
par un fol
enthousiasme, crient leur réponse à l'appel du chef de la
chrétienté.
« Dieu le veult ! »
Oui, ils partiront défendre les Lieux saints menacés par les infidèles.
Oui,
ils s'en iront sauvegarder la terre que le Christ a foulée. Oui, ils
iront
répandre leur sang là où il a versé le sien pour leur salut.
Déjà, ils se «  croisent  », signe tangible de leur détermination. Déjà,
ils
renoncent à tout, délaissant leurs biens, leurs familles. Déjà, les
premiers
s'engagent sur la longue route qui mène là-bas, à Jérusalem.
Interminable
route, par la péninsule italienne ou la côte dalmate, les
Balkans,
Constantinople, les monts du Taunus, Antioche, la Syrie, la
Galilée et enfin
la Palestine.
Tel est, en ce mois d'octobre 1095, le début d'une incroyable et
héroïque
aventure. Cette aventure, ce temps des Croisades, dureront
deux siècles. Un
long moment de l'Histoire.

*
**

Urbain II, un Champenois, a prêché à Clermont ce qu'on appellera


la
Première Croisade. Saint Bernard, un Bourguignon, prêchera la
seconde,
Louis IX, le roi des Francs, suscitera les deux dernières.
Des fils de France sont ainsi à l'origine de cet extraordinaire élan
qui
entraîne des foules vers l'Orient. D'autres les guident, les commandent.
D'Adhémar de Monteil, évêque du Puy-en-Velay, légat du pape
et chef en
titre de la Première Croisade jusqu'à Saint Louis, ils sont
toujours là  :
Hugues de Vermandois, frère du roi, Raymond de Saint-Gilles, comte de
Toulouse, Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, Étienne, comte de
Blois, Robert Courteheuse, duc de Normandie, et puis, après eux, Louis VII
le jeune, roi de France, Philippe
Auguste, autre roi de France. La liste serait
trop longue.
Fils de France aussi, ces deux hommes qui, avant même le départ
des
barons, entraînent la horde des pauvres gens  : Pierre L'Ermite et
Gautier
sans avoir, tous deux, comme leurs ouailles, plus riches de foi
que d'écus.
Fils de France toujours, tous ces noms echelonnés durant les deux
cents
ans de la présence chrétienne en Syrie et Palestine : Guy de
Lusignan, Jean
de Brienne, Foulque d'Anjou, Renaud de Châtillon...
Fils de France surtout, tous les pèlerins de ces gros bataillons, de
cette
masse énorme (plus d'un million d'hommes et de femmes) qui,
de 1095 à 1291, marchent vers la Terre sainte. Leur Salve Regina
clame leur
piété et dissipe leur fatigue. Car la route est longue !
Sur l'origine profonde de ces Croisades, nul ne se trompera. Les
chrétiens
diront, évoquant l'épopée : « Gesta Dei per Francos ».
Les Musulmans, tout autant, désigneront les nouveaux venus par un
vocable significatif : les « Franj ».
Ces Franj-là, plus que tous les autres, Allemands ou Italiens, ont
fait les
Croisades.

*
**

Le  15  juillet  1099, les Croisés, ceux qui ont survécu1, dans une
fureur
vengeresse enlèvent, enfin, Jérusalem. La cité de David tombe
au terme
d'un siège sanglant et d'un carnage bien peu chrétien. Du
plateau d'Anatolie
aux collines de Judée, tout le littoral et une portion
d'arrière-pays sont aux
mains des Francs. L'expropriation peut commencer. Certains ont-ils retenu
quelques propos de l'homélie
d'Urbain II :

«  La terre que vous habitez, cette terre fermée par des


mers et des
montagnes, tient à l'étroit votre trop nombreuse population  ; elle est
dénuée de richesses et fournit
à peine la nourriture à ceux qui la
cultivent. C'est pourquoi vous vous déchirez et vous vous dévorez à
l'envie,
vous vous combattez, vous vous massacrez les uns les
autres.
Apaisez donc vos haines et prenez la route du
Saint Sépulcre ! »

N'est-ce point là, indirectement, appel à aller chercher ailleurs un


monde
plus fortuné pour y tenter une chance que le sol natal ne
saurait proposer ?
D'aucuns semblent bien l'avoir perçu et compris ainsi.
Les plus batailleurs se taillent des fiefs  : comté d'Édesse, principauté
d'Antioche, comté de Tripoli. La Palestine, érigée en royaume de Jérusalem,
comprend  4  baronnies et  12  seigneuries. D'autres s'installent à
demeure,
oubliant leur pays d'origine.
Foucher de Chartres, qui fut de ceux-là restés en Terre sainte, décrit
leur
nouvelle existence :

«  Nous avons déjà oublié les lieux de notre naissance,


déjà ils sont
inconnus à plusieurs d'entre nous, ou du
moins ils n'en n'entendent plus
parler. Tel d'entre nous
possède déjà dans ce pays des maisons et des
serviteurs
qui lui appartiennent comme par droit héréditaire, tel
autre a
épousé une femme indigène ou une Arménienne
ou même une Sarrasine
qui a reçu la grâce du Baptême,
tel autre a chez lui ou son gendre ou sa
bru ou son beau-père ou son beau-fils  ; celui-ci est entouré de ses
neveux
ou même ses petits-neveux, l'un cultive des vignes, l'autre
des
champs, ils parlent diverses langues et sont déjà tous
parvenus à
s'entendre...
Ceux qui étaient pauvres en leur pays, ici Dieu les a faits
riches ; ceux
qui avaient peu d'écus possèdent ici un
nombre infini de byzantins  ;
ceux qui n'avaient qu'une
métairie, Dieu leur donne ici une ville.
Pourquoi retournerait-il en Occident, celui qui a trouvé l'Orient si
favorable ? »

Effectivement, ils sont maintenant chez eux ces Poulains, ces «  Pieds
Noirs  » d'Orient qui s'enracinent et font souche. Ils construisent.
Leurs
forteresses défieront les siècles. Ils cultivent. Ils commercent. Ils
adoptent
un autre style de vie, s'adaptant au climat, apprenant le parler local. Ils
épousent des femmes du pays. Surtout ils côtoient l'Islam,
cet Islam qu'ils
sont venus combattre, qu'ils ont vaincu et qui à son
tour les emportera.

*
**
L'Islam ! Avec les Croisades, le grand choc Islam-Chrétienté,
entamé au
Maghreb et en Espagne, reprend avec plus de force.
Séculaire divorce entre deux religions qui, a priori, ont bien des
points
communs. Même croyance en un Dieu créateur et tout-puissant.
Même
espérance d'un au-delà bienheureux à mériter lors du séjour ici-bas. Même
identification originelle à un homme : Mahomet pour les
uns, Jésus-Christ
pour les autres (mais Jésus-Christ est d'abord le fils
de Dieu pour les
chrétiens).
Les convergences, sommaires, s'arrêtent là. La parole de Mohamed
n'est
pas celle de Jésus-Christ. Mahomet2, le marchand de chameaux
de La
Mecque, a été visité  –  du moins l'affirme-t-il  –  par l'archange
Gabriel.
L'envoyé céleste lui a notifié d'être désormais le seul à divulguer la vraie
religion. Celle-ci tient en une courte phrase : « Allah seul
est grand ! » Ce
Dieu unique emprunte bien des traits au Jahvé d'Israël. Comme lui, il est
maître de toutes choses, mais il s'éloigne vite
du Père Éternel de l'Ancien et
du Nouveau Testament. Il écarte les
écueils d'une rédemption, d'un
monothéisme trinitaire ou d'un débat
sur la grâce permettant le salut. Il ne
demande qu'à être reconnu et
obéi. A ce titre, il sera miséricordieux.

« O Vous qui croyez !


Croyez en Dieu et en son prophète,
au livre qu'il a révélé à son prophète
et au livre qu'il a révélé auparavant.
Quiconque ne croit pas en Dieu, à ses Anges, à ses livres,
à ses prophètes et au Jour dernier se trouve dans un
profond égarement. » (IV, 136)

Le Musulman – celui qui se confie à Allah – voit tracée devant


lui une
route droite, même si ses prescriptions sont parfois sévères.
Au-delà de la
profession de foi – la Chahada : « Il n'y a de Dieu
qu'Allah et Mahomet est
son prophète  »  –  il doit respecter les prières
journalières, les aumônes, le
jeûne du Ramadan, le pèlerinage une fois
en sa vie à La Mecque. Il s'y
ajoute aussi parfois, le Djihad, la guerre
sainte contre l'infidèle. Il existe en
contre-partie d'agréables tolérances.
L'homme peut avoir jusqu'à quatre
épouses. Il lui est permis d'avoir
des relations sexuelles avec les esclaves
dont il est propriétaire. Quant
à ceux qui tomberont sur le chemin du
Djihad, le paradis est à l'ombre
des épées. Un paradis aux félicités bien
terrestres. Le croyant y trouvera :

« Des fleuves dont l'eau est incorruptible


Des fleuves de lait au goût inaltérable
Des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent
Des fleuves de miel purifié. » (XLVII, 15)
« Allah lui donnera pour épouses des houris aux grands
yeux. » (LII, 20)
« Des vierges, aimantes et d'égale jeunesse3 ? » (LVI, 36-37)

Quelle vision pour des hommes rudes, voués à la sécheresse du


désert et
à la nudité rocailleuse du plateau arabique ! Comme elle est
bien propre à
enflammer les esprits !
Tout ce message de Mahomet est bien loin de la grande loi d'amour
de
Celui qui a dit :

« Aimez-vous les uns les autres ! »

et qui a proclamé les Béatitudes :

« Bienheureux les cœurs purs. »

Eux aussi verront Dieu, mais un Dieu de bonté qui a envoyé son
fils pour
effacer le péché du monde.
Parole du Christ contre parole du Prophète. Deux conceptions de
l'existence humaine et de la morale s'opposent. En une ère de violence,
la
confrontation ne peut être que violente.

*
**

Les années et les décennies s'écoulent, coupées de revers et de succès


dans chaque camp. Celui des Musulmans a l'avantage de s'alimenter
au plus
près. Celui des chrétiens est aux antipodes du bassin méditerranéen, loin de
ses renforts possibles. Peu à peu, il s'affaiblit, mal
soutenu par un élan qui
s'effrite. Édesse est perdu. Jérusalem l'est à
son tour. Les Franj voient leur
territoire se rétrécir. Ils n'en continuent
pas moins à défendre et à aimer
cette terre qui pour beaucoup les a
vus naître et qu'ils regardent comme la
leur.
1291 – Saint-Jean-d'Acre est emporté. Le Croissant a renversé la
Croix. Il
n'est plus de Franj en Terre sainte. Les Croisades sont terminées. Même si
certains y songèrent, elles ne se renouvelleront plus.
Alors, avec le recul de sept siècles, cette « gesta Dei per Francos »,
cette
implantation française Outre-Mer, ne sauraient-elles apparaître
comme la
première des entreprises coloniales de la France ?
Interrogation insolite mais riche d'enseignements.

*
**

Les Croisades, une colonisation ? Oui et non.


Non, parce qu'elles sont d'abord en ces temps où la foi est au cœur
de
l'existence humaine une démonstration de son exigence et de sa
force. Si la
motivation religieuse, progressivement, s'atténue, relayée
par des
sentiments moins nobles, on ne peut en faire abstraction. Elle
reste sous-
jacente.
Non, parce que la France n'est encore qu'une ébauche, et ne peut
aspirer à
se prolonger outre-mer. Les Capétiens, gérants du destin
national, ont trop à
faire de l'Artois au Languedoc. Leur pré carré
est leur horizon. Le
comportement de Philippe Auguste, pourtant parti
en croisade, le démontre.
Cela posé, force est de reconnaître que ce temps des Croisades présente
déjà bien des traits de ce que sera le temps de la colonisation.
Il le présage.
Il l'éclaire.
Croisades et colonisation relèvent du même défi  : celui de l'aventure.
N'est-ce point une redoutable aventure que de s'en aller ainsi, au loin,
à des
milliers de lieues, vers des pays inconnus ? La fatigue, la maladie, la guerre,
la mort, y seront très certainement au rendez-vous. Seuls
des cœurs bien
trempés sont susceptibles de céder à cet appel du risque
et de l'incertitude.
La faiblesse des effectifs l'atteste. Passé le premier engouement, la
Croisade s'essouffle. La Syrie franque manque de bras. La colonisation
également. Elle ne déclenche pas de courant populaire. Sa sève est
pauvre.
L'esprit casanier, bien connu, des Français ne les incite pas à
s'expatrier.
Cette constatation traduit une désaffection pour une œuvre mal
connue,
mal comprise, oubliée par le plus grand nombre. La Croisade,
la
colonisation sont tenues à bout de bras par une poignée d'hommes
décidés
et convaincus. Ceux-là qui s'accrochent ne sont pas sans
mérites. Isolés, ils
montrent de singulières qualités d'audace et d'énergie. Baudouin IV, le
lépreux, Balian d'Ibelin, le défenseur de Jérusalem, sont de la même souche
que les Cavelier de La Salle, Francis
Garnier ou Jean-Baptiste Marchand
aventurés avec de minces
escouades.
A défaut, les chefs doivent faire appel à des contingents locaux. Les
barons recrutent des Syriens, des Arméniens. Ils enrôlent même des
Musulmans pour lutter contre leurs coreligionnaires. Les officiers français
de la monarchie ou de la République agissent de même. Les
Turcopoles4 sont les lointains ancêtres des cipayes, des tirailleurs algériens
ou sénégalais. Ils suppléent au manque d'Européens pour mener
à bien la
conquête.
Car c'est bien d'une conquête qu'il s'agit. A de rares exceptions
près, en
Syrie, en Amérique ou en Afrique, la présence française doit
s'imposer par
les armes.
Cette présence apporte avec elle ses structures du moment. Les
Croisés
reproduisent le système féodal. Les gouverneurs et les administrateurs
bâtissent une administration directe à l'image de celle de la
Métropole.
Autre constatation. Poulains Franj et colons transplantés deviennent
les
fils d'une nouvelle terre. Ils s'intègrent à d'autres paysages, à
d'autres
mœurs. La loi de l'intérêt ne leur fait pas défaut. Gens de
guerre ou de
négoce, ils aspirent au pouvoir, à la gloire ou à la fortune.
Il y a aussi cette rencontre avec l'Islam, adversaire obstiné de la
Croisade,
partenaire premier de la colonisation. Face à cet Islam qui
unit les peuples
et soulève les masses à l'heure du Djihad, la France
moderne hésite. Elle
oublie le précédent des Croisades. Le statu quo
l'emporte. L'Islam,
inébranlé et même affermi par la colonisation, est
l'un des grands ferments
de la décolonisation.
Autre évidence  : le fait colonial, comme la Croisade, n'a qu'un
temps,
fugitif et transitoire. La mainmise ne dure pas. Le greffon ne
prend pas. Au
mieux, par sa vigueur dénature-t-il le rameau originel.
L'élément autochtone
reprend peu à peu le dessus. L'heure de la décolonisation sonne.
Celle-ci, comme l'issue des Croisades, se termine en tragédie (pas
toujours, heureusement). Massacres, exil, chrétiennes captives entraînées à
jamais vers les harems, marquent la chute de la Syrie franque.
Indochine,
Algérie, offrent bien des points communs.
Ces dénouements tragiques s'estompent de la mémoire des hommes.
Il
reste d'autres souvenirs. Les kraks dominent encore les plaines de
Galilée.
Plus que des murs de pierre, des liens subsistent. Ils expliquent
la pérennité
et la primauté de la France en Orient, des siècles après
les Croisades.
De même, des liens nés d'un passé commun éclairent la présence
française d'aujourd'hui et de demain dans ses anciennes colonies.

*
**

Tel sont les grands traits de cette France coloniale calquée, en bien
des
points, sur l'image lointaine des Croisades.
Il faut maintenant en dérouler l'histoire.

1 Partis à environ 400 000, ils devaient se retrouver à moins de 40 000 au


terme de la Première
Croisade (chiffres estimés).
2  Faut-il écrire Mahomet  –  le loué, le glorieux  –  ou Mohamed ou Muhammad  ? Les arabisants
préfèrent Muhammad. L'usage occidental prévaut pour
Mahomet, officiellement né à La Mecque
vers  570  et mort à Médine en  632.
L'Hégire, la fuite à Médine en  622, marque le début de l'ère
musulmane.
3 Les théologiens musulmans ne voient en ces images que symboles et allégories.
4 Escadrons de cavalerie légère recrutés par les croisés auprès des indigènes.
 
Chapitre II

 
L'HÉRITAGE D'ADAM
(Seizième siècle)
 
12 octobre 1492
Elles paraissent bien frêles ces trois caravelles ancrées à une centaine
de
brasses du rivage. A peine une trentaine de mètres de la poupe à
la proue.
Un gaillard qui n'émerge que de quelques pieds au-dessus
des flots.
Pourtant, elles viennent de marquer le début d'une étape
nouvelle dans
l'histoire du monde. Le ressac devant elles meurt sur la
grève des Lucayes1,
sentinelles avancées du Nouveau Continent.
Le chef de l'escadre, le Génois Christophe Colomb a su intéresser
les
puissants « Reyes catolicos » espagnols. Ferdinand d'Aragon et
Isabelle de
Castille se sentaient forts. Ils ont terminé la « reconquista ». Grâce à eux le
Maure ne règne plus sur Grenade et Boabdil2
est parti « pleurant en femme
cette ville qu'il n'avait su défendre en
homme  ». Le Génois leur a assuré
qu'en naviguant vers l'ouest, il
arriverait aux Indes, le pays fabuleux de l'or
et des épices. Les souverains séduits lui ont permis de fréter ces trois
caravelles et un matin
d'août 1492, la Pinta, la Nina et la Santa Maria ont
quitté Palos3  et
ont cinglé vers l'ouest, oriflammes de Castille et d'Aragon
au vent.
Colomb voyait juste. Se fiant à l'antique théorie de Ptolémée sur la
rotondité de la terre, il a fini par retrouver la terre. Mais, sur l'essentiel, il se
trompe. Croyant avoir mis pied dans les Indes  –  le nom
restera aux
habitants du pays, les Indiens  –  il a découvert le Nouveau
Monde. Ses
successeurs, seuls et très progressivement, prendront
conscience de
l'ampleur de l'événement. Un continent gigantesque se
dresse là où nul
n'avait osé l'envisager. Il barre l'horizon du sud au
nord et on ne sait encore
s'il ménage quelques brèches ou passages
pour pousser plus avant, vers ces
fameuses Indes convoitées.
De suite, une question se pose. A qui appartiendront ces terres nouvelles,
découvertes ou à découvrir. Les Espagnols sont, certes, arrivés
les premiers
mais les Portugais sont aussi à l'ouvrage. Depuis des
décennies, sous
l'impulsion donnée par Henri le Navigateur4, leurs
capitaines et leurs
équipages fréquentent les côtes africaines et s'aventurent de plus en plus
loin vers le sud. Au début du XVe siècle, ils ont
vassalisé Tanger, occupé
Madère puis les Açores (1418). En 1471, ils
ont coupé l'Équateur. L'année
suivante, ils ont atteint l'embouchure
du Congo et en 1485 Barthélémy Dias
a doublé le Cap des Tempêtes,
futur cap de Bonne-Espérance5.
En  1491, Vasco de Gama joindra Calicut sur la côte occidentale du
Deccan dans la péninsule indienne. Plus que vingt ans seulement, et
l'un des
navires de Magellan effectuera le tour du monde6 (1520-1524).
Oui, donc, à qui appartiendront ces terres nouvelles ? Aux Espagnols ou
aux Portugais  ? Ils sont les seuls rivaux en lice. Le dilemme
est soumis à
l'arbitrage du chef de la Chrétienté, «  Sa Sainteté  »
Alexandre VI Borgia.
Mais ce Borgia est un Espagnol. La Bulle pontificale
du 4 mars 1493 avantage par trop son pays natal. Les Portugais protestent.
Le traité de Tordesillas, signé le  7  juin  1494  par les
Rois Catholiques et
Jean II du Portugal, déplace la limite fixée par
Alexandre VI. Les terres
situées au-delà de 370 lieues à l'ouest du
méridien des Açores et des îles du
Cap-Vert seront espagnoles. Jusque-là, elles seront portugaises.
Ce Tordesillas7 est bien lointain. Il s'est effacé lui aussi. Il n'a pas
moins
fait date. On parle portugais au Brésil et espagnol au Mexique
ou au Pérou à
cause de lui.
Et les Français ?
Nul n'a songé à eux dans ce curieux partage entre cousins de la
péninsule
ibérique. Peut-être est-ce aussi un peu leur faute. Fidèles au
passé issu des
Croisades, Charles VII et Louis XI regardaient encore
vers les Échelles du
Levant. Marseille était leur port. Charles VIII s'est
laissé prendre au mirage
italien. Et les soucis internes n'ont pas
manqué  : liquider les séquelles du
conflit avec les Anglais, lutter contre
la Maison de Bourgogne, diminuer les
prétentions des féodaux8...
François Ier, nouveau roi très chrétien en  1515, voit plus loin que
ses
prédécesseurs. Le bel Angoumois n'est pas satisfait du duo joué à
Tordesillas. Il ne se gêne pas pour le dire : « Le soleil luit pour moi
comme
pour les autres. Je voudrais bien voir la clause du testament
d'Adam qui
m'exclut du partage du monde. »
Bien entendu, il clame moins haut son arrière-pensée.
Pourquoi ce partage du monde profiterait-il essentiellement à son
principal adversaire  : le puissant Charles Quint qui le prend en
tenailles
entre les Flandres, les provinces germaniques et les Pyrénées  ?
L'or et les
trésors des Amériques que les galions espagnols ne cessent
de rapporter
doivent aussi se déverser dans la cassette du roi de
France.
Jean Ango le pense aussi. Ce riche et puissant armateur dieppois,
bien
introduit à la Cour, a également intérêt à ce que ses navires
reviennent les
cales bien remplies.
François Ier et Jean Ango commencent à regarder l'Atlantique et à
oublier
Marseille. Ango développe sa flotte. François Ier fonde « Ville
Française »
bientôt « Le Havre » pour avoir un port sur la mer
océane.
Un dessein de départ mûrit peu à peu, mais où aller exactement
porter
l'emblème à fleurs de lys ?
La tradition explique en partie l'avenir. Les pêcheurs dieppois, bretons,
basques même, ont l'habitude de s'en aller pêcher sur les bancs
de Terre-
Neuve. (Ils auraient sans en avoir conscience découvert
l'Amérique du Nord
avant Colomb9.) L'Atlantique nord n'est pas
pour des marins français une
voie tout à fait inconnue. La sécurité,
tout autant, recommande de préférer
les routes nordiques. Au sud,
dans les mers chaudes, Espagnols et Portugais
sont quasiment chez
eux. Les corsaires de Charles Quint guettent les
navires français.
Il y a enfin un traître à la cour de France, le responsable de la
Marine en
personne, l'amiral Brion Chabot. Le roi du Portugal, à
grand renfort d'écus,
en a fait son homme lige. Brion Chabot oriente
les visées françaises là où il
estime ne pas gêner les Portugais.
François Ier est ainsi conduit à diriger ses efforts vers l'Atlantique
nord et
des pays de même latitude que la France. On est en droit
d'escompter y
trouver le même climat. Ce choix sera décisif pour l'avenir.

*
**

En 1524 et 1526, le Florentin Verrazzano, commandité par Jean


Ango en
plein accord avec François Ier, prend la mer. Certes, il ne
trouve pas de
passage pour atteindre Cathay, la Chine de Marco Polo,
mais il reconnaît le
littoral américain, de la Floride à la Nouvelle-Écosse. Il défriche le chemin
pour Jacques Cartier.
Quand, comment, le roi et Jacques Cartier ont-ils mûri et bâti
ensemble
leur dessein  ? La petite histoire ne le rapporte pas. Le
Malouin Jacques
Cartier, « pilote et maître de navire »10, a derrière
lui un honnête passé de
marin, sans plus, et brutalement la fortune lui
sourit. Par lettre patente
du 12 mars 1534, François Ier demande à son
argentier de verser six mille
livres à Jacques Cartier accrédité à
«  conduire l'expédition pour certaines
îles et pays où l'on dit qu'il doit
se trouver grande quantité d'or ».
L'or, toujours l'or et les richesses des Indes ! Pour eux, Cartier fera
trois
voyages11. Progressivement, le désir de conquête se joindra à
l'appât du
gain.
Le  20  avril  1534, Jacques Cartier appareille de Saint-Malo avec deux
petits vaisseaux de soixante tonneaux. Le  10  mai, après une traversée
excessivement rapide pour l'époque, il touche Terre-Neuve qu'il
contourne
par le nord avant de reconnaître 1 ouverture d'une vaste
baie. Sur la falaise,
à la pointe de Gaspé12, il dresse une croix de
trente pieds avec un écusson
frappé de l'inscription :
« Vive le roi de France ».
Il a ainsi marqué les prétentions de son souverain.
Avant de rebrousser chemin, il capture, plus qu'il ne convainc de le
suivre, deux jeunes Indiens, Domogay et Taignoagny, fils de Donnacona, le
chef local. Il promet de les ramener après leur avoir montré
la France.
Effectivement, il revient. Le 19 mai 1535, promu capitaine général
par le
roi, il repart avec trois navires. Ce second voyage sera le principal.
Il retrouve l'entrée de la baie qui avait, l'année précédente, vu le
terme de
son expédition. Il la baptise baie du Saint-Laurent et s'engage résolument
vers le sud-ouest. Il croyait avoir trouvé un détroit
au milieu des terres. Il
découvre qu'il n'est que sur un large fleuve qui
s'enfonce dans un pays que
les habitants lui désignent sous le nom de
« Canada ».
Le 8 septembre, il mouille près de Stadocone, la capitale de Donnacona
dont il n'a pas manqué de ramener les deux fils qui lui servent
désormais
d'interprètes. Le site lui plaît. Il le dénomme Sainte-Croix
Un siècle plus
tard, Champlain le rabaptisera Québec (le détroit).
Le narrateur qui accompagne Cartier le décrit avec enthousiasme :
«  C'est, aussi bonne terre qu'il soit possible de voir et
bien
fructiférente, pleine de forts beaux arbres de la
nature et sorte de France,
comme chênes, ormes, frênes,
noyers, ifs, cèdres, vignes, aubépines, qui
portent le fruit
aussi gros que prunes de Damas, et autres arbres, sous
lesquels croît d'aussi beau chanvre que celui de France,
qui vient sans
semence ni labour... »

A Sainte-Croix, Cartier bâtit un fort et y laisse une partie de sa


troupe.
Avec le reste, il poursuit la remontée du fleuve, avançant avec
prudence et
sondant la profondeur de l'eau. Celle-ci baissant, il
embarque dans deux
chaloupes avec une trentaine d'hommes d'armes.
Tout au long de sa progression, il reste fidèle à la ligne de conduite
qui
est la sienne depuis son arrivée au Canada : se montrer pacifique,
palabrer,
distribuer de menus cadeaux. Les riverains, ces hommes à la
peau cuivrée
qu'il connaît mieux maintenant, le laissent passer. Ils lui
ont même promis
de le guider jusqu'à leur grande capitale : Hochelaga.
Le paysage paraît toujours aussi merveilleux. Des vignes, beaucoup
de
vignes. Un poisson abondant dans les rivières. Et des quantités
d'oiseaux,
que le scribe détaille  : «  grues, cygnes, outardes, oies, canes,
alouettes,
faisans, perdrix, merles, mauvis, tourtres, chardonnerets,
serins, rossignols,
passes solitaires... »
Le  9  octobre, Cartier est devant Hochelaga accueilli avec chaleur
par
« plus de mille personnes tant hommes, femmes, qu'enfants ». La
ville est
une sorte d'oppidum, ceinturée d'une palissade de bois, dominant le Saint-
Laurent. Cartier est là à six cents kilomètres de l'embouchure du fleuve.
Non loin, il remarque une autre belle colline d'où le
regard porte loin, aussi
bien sur le Saint-Laurent que sur l'immense
forêt canadienne. Il la baptise
Mont Royal. Là, est aujourd'hui Montréal.
Le Français sent que l'hiver est proche. Il en devine la rigueur même
s'il
ne la connaît pas encore. Il redescend le Saint-Laurent et regroupe
tout son
monde au camp de Sainte-Croix.
L'hivernage est rude. Quatre pieds de neige recouvrent le sol. Le
breuvage gèle dans les futailles. Le cours du fleuve est en partie pris
par les
glaces. Le scorbut frappe les équipages peu enclins à accepter
la nourriture
locale. Un cinquième de l'effectif est décimé. De surcroît,
il faut se montrer
vigilant. Les Indiens des alentours sont moins
affables que ceux
d'Hochelaga. Ils s'avèrent volontiers belliqueux et les
Européens découvrent
avec stupeur certains de leurs rites guerriers.
Enlever aux ennemis vaincus
la peau du crâne et la chevelure n'est
pas le moindre...
Le printemps, enfin, réveille la nature. Le 3 mai 1536, Cartier quitte
ces
lieux où il a passé un rude hiver. Il connaît, du moins, mieux le
pays et ses
habitants. Avant de s'éloigner, comme au cap Gaspé deux
ans plus tôt, il fait
dresser une croix avec les armes de France. On
peut y lire :
« Franciscus primus Dei gratia Francorum rex regnat13. »
C'est là l'affirmation d'une prise de possession.
Sur le chemin du retour, Cartier fait une découverte essentielle. Il
accède
directement à l'Atlantique, sans contourner Terre-Neuve par le
nord, en
empruntant ce qui sera par la suite, sans doute à tort, appelé
le détroit de
Cabot14, démontre ainsi l'insularité de Terre-Neuve et
écourte le trajet
jusqu'au Saint-Laurent.
Le 6 juillet 1536, le navigateur accoste à Saint-Malo. Son second
voyage
est terminé.
Certes, il n'a pas trouvé de passage vers le nord-ouest en direction
des
Indes mais il a découvert un grand fleuve et une contrée apparemment
prospère. Il en a pris possession, toute théorique, au nom de
François Ier. Il
est du reste persuadé qu'il a atteint le cap oriental de
l'Asie. Il croit aussi,
suivant les dires des Indiens, que l'or n'est pas
loin, un peu au nord de son
campement hivernal, aux sources du
Saguenay, un affluent de la rive
gauche du Saint-Laurent. La réalité
géographique a bien du mal à s'établir.

*
**

François Ier a pris connaissance des rapports de son envoyé outre-


Atlantique. Il a appris que des terres à la latitude de la France15  sont
cultivables, que les fleuves et les rivières y sont poissonneux, que le
gibier y
abonde. Sa rivalité avec Charles Quint le freine quelque peu.
Plus libre, la
paix revenue, il se décide. A l'exemple des Espagnols en
pays aztèque ou
inca, il enverra nombre de ses sujets s'installer au
Canada pour y créer une
Nouvelle France.
Le  17  octobre  1540, une commission royale charge Jacques Cartier,
désigné comme «  Capitaine général et Maître Pilote  », d'organiser au
Canada et à Hochelaga une expédition pour y conduire «  des colons
de
bonne volonté, et de toutes qualités, arts et industries ». Cartier
reçoit pour
ce faire une subvention de 45 000 livres. Il reçoit aussi –
ce qu'il apprécie
moins – un chef en la personne de Jean-François
de la Rocques, seigneur de
Roberval. Ce gentilhomme peu recommandable a intrigué à la cour et
compte sur le Canada pour refaire sa
fortune.
Cartier-Roberval, l'entente ne saurait exister entre le marin expérimenté
et l'aristocrate désargenté...
23 mai 1541. Cartier est prêt. Roberval ne l'est pas. Le premier
prend la
mer, le second recrute non sans peine. Le 16 avril 1542, enfin, il quitte La
Rochelle. Avec lui, trois navires et quelque 200 personnes,
pour beaucoup
plus gibier de potence et de galère qu'honnêtes colons. Il a par chance un
bon pilote, le Saintongeais Jean-Alphonse Fonteneau, dit Jean Alfonse.
Depuis le 24 août 1541, Cartier a retrouvé son hivernage de Sainte-Croix.
Cette fois, il édifie son camp à quatre lieues en amont. Ce sera
Charles
Bourg Royal du nom d'un prince du sang, Charles d'Orléans. Cartier a cru
déceler en ces endroits «  certaines feuilles d'or fin, aussi épaisses que
l'ongle  » ainsi que les «  diamants, les plus beaux, polis et aussi
merveilleusement taillés qu'il soit possible à l'homme de voir ». Après quoi,
comme à son voyage précédent, il remonte le Saint-Laurent, dépassant
Hochelaga. Les rapides du fleuve, l'approche de l'hiver
l'arrêtent. Il rentre à
Sainte-Croix où, en son absence, la situation s'est tendue. Ses compagnons
ont manqué de diplomatie vis-à-vis des Indiens du voisinage. L'amitié
mercantile s'est transformée en guerre.
L'hivernage, encore, sera pénible, aggravé par les harcèlements des
Indiens. Enfermés dans leur forteresse de bois, ils ne sont que  200
contre
des milliers d'adversaires. Cartier perdra  35  hommes, tués ou
morts de
maladie.
A l'équinoxe de  1542, ne voyant pas arriver Roberval, il évacue sa
position, emportant avec lui « l'or et les diamants ». Las !... Cartier et
ses
compagnons ne sont que piètres géologues. Leur or n'est que minerai de
cuivre, leurs diamants que micaschistes à facettes. Bientôt, le dicton
populaire clamera :
« Faux comme un diamant du Canada. »
Roberval sera-t-il plus heureux  ? Il est certes un chef à poigne mais
sa
troupe et lui-même manquent par trop d'expérience. Parvenu à
Sainte-Croix
et aux vestiges du camp du Malouin, il connaît un hiver aussi pénible. Il
perd trente pour cent de son effectif. Au printemps, comme Cartier, il tente
une expédition sur le Saint-Laurent à la recherche d'or. Mal conduite,
l'affaire avorte. Pour Roberval et ses rescapés, le salut est dans le retour en
France16. La faillite matérielle et morale est totale. Échec sur les richesses
escomptées. Échec sur la colonisation projetée. Pendant soixante ans on ne
parlera plus du
Canada français. Cartier, a priori, a travaillé dans le vide.

*
**

Un chiffre cependant. Les aventures de Cartier et Roberval ont


conduit
près de  2  000  personnes en «  France Nove  ». Les unes ont
disparu,
emportées par le scorbut et la maladie  ; d'autres ont été tuées
par les
Indiens  ; les dernières, plus heureuses, ont revu la France. Un
tel flux
humain révèle les espoirs entretenus par le roi.

*
**

Le Canada est oublié, l'outre-mer aussi. Comment en cette seconde


moitié du XVIe siècle pourrait-il en être autrement en France ?
François Ier
meurt en  1547. Avec lui les grands rêves disparaissent. Son
fils Henri II,
plus réservé, connaît le danger et surtout les premières
luttes contre la
Réforme. Les guerres de Religion débutent en 1562.
Désormais, durant plus
de trente ans, catholiques et protestants
s'entre-tuent au nom de Dieu. Qui
aurait le temps et le cœur de songer
à l'outre-mer ?
Coligny, amiral de France et protestant, y songe aussi bien dans
l'intérêt
français que pour sauver ses coreligionnaires.
En  1560, il envoie  600  huguenots, laboureurs et artisans de leur état,
chercher asile au Brésil. Certains de ces colons édifient Fort Coligny
dans
une île de la baie de Rio de Janeiro. D'autres s'établissent en
face sur le
rivage. Une « France antarctique » va-t-elle surgir ? Non,
les Portugais ne
sauraient accepter un tel voisinage. La colonie est
dispersée. De cette vaine
tentative, il subsiste un nom : « L'Ile aux
Français » devant Rio de Janeiro.
En  1562, Coligny récidive, mais sur les côtes de Floride. Cette fois,
ce
sont les Espagnols qui interviennent. Ils massacrent sans pitié les
colons
français, « non parce qu'ils sont français mais parce qu'ils sont
hérétiques ».
Dominique de Gourgues fait serment de venger ses
compatriotes. Il y
réussit avec l'aide des Indiens. Pour six ans, la Floride échappe aux
Espagnols. Elle ne devient pas française pour autant.
Anglais et Espagnols
se la disputeront.
De cette époque, il reste aussi un nom. Débarqué en 1564 sur ces
rivages
du sud des États-Unis actuels, le Français Jean de Ribault
leur donne le nom
de Caroline en l'honneur de son prince, le roi
Charles IX17.
Sa colonie ne dura qu'un an mais Caroline du Nord et Caroline du
Sud
sont toujours bien vivantes.
Ce roi Charles IX, si préoccupé soit-il par les guerres intestines, a
un
instant une idée fort curieuse. Depuis Barberousse, les Turcs sont
à Alger.
En 1572, sous Ahmed Pacha, en vue de combattre l'influence
des Espagnols
toujours très actifs en Afrique du Nord, Charles IX
envisage de donner aux
Algériens un roi d'origine française. François
de Noailles, évêque de Dax et
ambassadeur à Constantinople de Sa
Majesté, reçoit ordre de poser
officiellement, près du Sultan, la candidature d'Henri de Valois, duc d'Anjou
et futur Henri III.
La requête n'a pas de suite mais démontre bien qu'en France on
commence à s'intéresser à l'outre-Méditerranée. En  1552, les frères
marseillais Lenche se sont installés au Bastion de France, un peu à
l'ouest
de la Calle18. Ils ont su profiter de la position privilégiée que
les
19
Capitulations ont accordée en  1536  à François Ier . Un fructueux
négoce,
axé sur la pêche au corail et l'exportation des blés, s'instaure.
Il connaîtra
bien des hauts et des bas et sera une source de conflits
avec Alger.

*
**

A la fin du XVIe siècle, le bilan français outre-mer n'est pas brillant.


L'héritage d'Adam glisse vers d'autres mains. Les Espagnols sont dans
la
majeure partie de l'Amérique Centrale et du Sud. Les Portugais
sont au
Brésil, sur les côtes d'Afrique et abordent en Extrême-Orient.
Les Anglais
se manifestent très sérieusement sur le littoral nord-américain. Les Français,
eux, n'ont quasiment rien. L'illusion perdue des
diamants de Cartier, l'échec
de la colonisation de Roberval, les désastres des tentatives fractionnées de
Coligny et de quelques autres, les
guerres de Religion surtout, ont détourné
les esprits.
Le renouveau ne viendra que progressivement, avec le Grand Siècle.
Un
Grand Siècle qui s'ouvre sous le règne d'Henri de Navarre, devenu
Henri IV,
grand-père du Grand Roi. Et cet Henri IV, grand roi aussi
par son souci
d'unité et de tolérance, s'affirme en souverain « colonial ».

1 Actuellement les Bahamas, au sud-est de la Floride.


2 Dernier roi du royaume musulman de Grenade.
3  «  De Palos, de Moguer, routiers et capitaines...  » chantera le poète (J.M. de
Heredia, Les
Conquérants).
4 Prince portugais (1394-1460).
5 Nouvelle appellation donnée par le pape Jules II.
6 On sait que Magellan, après avoir franchi le détroit portant son nom, sera
tué dans un combat
contre les indigènes dans les îles Marquises. Un seul de ses
navires rejoindra le Portugal après avoir
traversé le Pacifique, l'Océan Indien,
doublé le Cap de Bonne-Espérance et effectué ainsi le premier
tour du monde.
7 La Bulle pontificale initiale prévoyait 100 lieues. La nouvelle limite définie à
Tordesillas passe
en gros par la pointe orientale de Terre-Neuve, l'embouchure de
l'Amazone et un peu à l'est de
Buenos-Aires. Vers l'est, le méridien limite se situe
sur la corne S.-O. du Japon et le centre de
l'Australie. Toutes ces contrées sont
évidemment encore inconnues.
8  Pourtant quelques rares Français ont tenté l'aventure outre-mer. Ainsi, par
exemple, Jean de
Béthencourt. En  1402, ce gentilhomme s'allie aux indigènes et
se présente en roi des Canaries
régnant sur Ténériffe pendant plus de quinze ans.
Il recrute même à Honfleur 170 colons et ouvriers.
Les Espagnols mettront fin à
une souveraineté qui contrecarrait leurs intérêts. Cf. p. 42.
9 Le fait paraît acquis en dépit de la précarité des sources historiques sur ce
sujet.
10 Ce marin (1494-1557) est mort dans la ville où il était né, à Saint-Malo.
11 Quatre très exactement, le dernier n'étant qu'un aller et retour.
12 Sur la rive droite, à l'embouchure du Saint-Laurent.
13 « François Ier, roi des Francs par la grâce de Dieu, règne. »
14  Le Génois Cabot avait en  1497, pour le compte du roi d'Angleterre
Henri VII, abordé le
continent nord-américain sans que l'on sache très exactement
s'il avait touché le Labrador, Terre-
Neuve ou l'île du Cap-Breton.
15 Si New York est à la latitude de Naples, Québec est à celle de Poitiers. On
peut donc escompter
un climat tempéré, mais le courant froid du Labrador descendu de l'Arctique bouleverse les données
climatologiques.
16  C'est alors, à l'été  1543, que Cartier effectue son quatrième et ultime voyage
au Canada. Un
aller et retour pour ramener Roberval et les siens.
17 Deuxième fils d'Henri II et de Catherine de Médicis. Roi de France de 1560
à 1574.
18 60 km à l'est d'Annaba (Bône).
19  François Ier, roi Très Chrétien, n'avait pas hésité à s'allier aux Infidèles pour
faire face à la
menace de Charles Quint. Les Capitulations accordaient, entre
autres, aux Français liberté de
commerce et de religion.
 
Chapitre III

 
UN GRAND SIÈCLE
 
Le 1er janvier 1600, il n'y a donc rien ou presque rien. Quelques
escales
de pêcheurs sur les côtes de Terre-Neuve. Un comptoir marseillais pour la
pêche au corail au Bastion de France, près de la Calle.
De-çi, de-là,
quelques individualités, commerçants ou flibustiers, qui
bataillent pour leur
compte. La France coloniale n'existe pas.
Un siècle plus tard, le gros de l'ouvrage est réalisé. Ce que l'on
appellera
le premier empire colonial a pris forme. La France tient le
Canada, le cœur
de l'Amérique du Nord, une bonne partie de Saint-Domingue et des
Antilles. Elle est présente au Sénégal, à Madagascar,
en Guyane et apparaît
dans l'océan Indien. Le travail réalisé est
immense, œuvre d'une poignée
d'hommes à Paris et sur le terrain.
Cette histoire, riche d'intelligence, d'héroïsme mais aussi d'erreurs
– pour
ne pas dire plus  –  ne peut être décrite en quelques pages.
Expliquant
d'autres lendemains, elle mérite d'être rapportée même
sommairement. Du
Saint-Laurent au Canada à Port-au-Prince en
Haïti, il en reste une trace que
le temps n'a pas altérée.

*
**

La France au XVIIe siècle a l'heureuse fortune de connaître trois


éminents
serviteurs de sa grandeur : Henri IV, Richelieu, Colbert. Ces
trois hommes
se retrouvent, évidemment, au premier rang des principaux responsables de
son développement colonial.
Le bon roi Henri IV n'est pas sans mérite de regarder outre-mer. Il
a, au
lendemain des guerres de Religion, l'unité nationale à ressouder,
les
catholiques à soutenir, les protestants à défendre, l'État à reconstruire. Il a
toujours à faire face à la menace de la Maison d'Autriche.
Il a un
surintendant, Sully, qui ne jure que par « labourage et pâturage » et qui lui
tient serrés les cordons de la bourse. Il a aussi, diront
certains, à s'occuper
de ses favorites...
Pourtant, en dépit de ces charges, le Vert Galant trouve du temps.
Comme
François Ier, il veut que la puissance française équilibre celle
de l'Espagne et
contrecarre l'Angleterre et les Provinces-Unies, c'est-à-dire la Hollande,
nations qui montent dangereusement. Et toutes ces
nations ne se
manifestent pas qu'en Europe.
Richelieu et Colbert, avec les mêmes objectifs, jouent une partie plus
ingrate. Leurs coudées sont moins franches que celles d'un Henri IV.
Ils
doivent, d'abord, affronter le Cabinet royal où se prennent les
grandes
décisions. Louis XIII et Louis XIV tiennent à leur autorité.
Ils ont
cependant l'intelligence de comprendre que leurs deux ministres
œuvrent
pour leur gloire quelles que soient leurs voies et leurs motivations.
Richelieu, véritable homme d'État, vise à la grandeur du royaume
par un
programme complet et ambitieux où la diplomatie rejoint le
bras militaire.
Colbert, fourmi infatigable et insatiable, recherche l'enrichissement
économique, chemin détourné mais assuré pour lui de la
puissance.
En ces temps, il n'existe pas d'opinion publique nationale. Il n'y a
dans le
populaire parisien ou chez les privilégiés que des réactions
épidermiques
devant l'impôt, la famine ou l'autorité royale. Cette opinion publique, quasi
inexistante, ne saurait se préoccuper d'un Outre-mer que, de surcroît, elle
ignore. Cependant, quelques voix s'élèvent.
La France du XVIIe siècle, pays
le plus peuplé d'Europe occidentale
avec vingt millions d'habitants, se doit
de tenir un rôle dans le vaste
monde.

«  Il faut planter et provigner de nouvelles Frances  »,


écrit
l'économiste Montchrestien1.
 

« Rien ne sert de rechercher et découvrir des pays nouveaux, si on ne


tire fruit de tout cela. Il faut y envoyer
des colons français », affirme de
son côté l'avocat
Lescarbot2.

Ces deux hommes s'expriment au début du siècle. Un académicien


influent, François Carpentier, commentera dans le même esprit sous
Colbert3 :
« C'est des Indes orientales que l'on tire l'or et les pier reries. C'est de
là que viennent ces marchandises si
renommées et d'un débit si assuré,
la soie, la cannelle, le
gingembre, la muscade, les toiles de coton, la
ouate, la
porcelaine, les bois qui servent à toutes teintures, l'ivoire,
l'encens et le bézoard. A Madagascar, durant les grandes
pluies et
ravines d'eau, les veines d'or se découvrent
d'elles-mêmes le long des
côtes et sur les montagnes. »

Ces avis ainsi exprimés ont-ils vraiment eu quelque influence  ? C'est


douteux. Le royaume colonise parce que deux ministres d'importance
en ont
jugé bon et en ont décidé ainsi.
Au passage, Armand du Plessis de Richelieu n'oublie pas qu'il est
prince
d'Église. Il souligne à son maître Louis XIII la nécessité de « la
conversion
des peuples ensevelis dans l'infidélité et la barbarie ».
Ces pieuses pensées n'estompent pas les autres, plus politiques. Le
danger des huguenots rochelais, alliés à l'Angleterre, ne se renouvelle
pas4.
La réplique, préventive, tombe. L'accès de la Nouvelle France
est interdit
aux protestants5. Le Canada sera le domaine réservé des
catholiques,
derrière Jésuites et Récollets, frères mais concurrents
apostoliques acharnés,
drainant prêtres, religieux et religieuses. Colbert, par la suite, s'en plaindra :
« Trop de moines, pas assez de laboureurs ! »

*
**

Pour réaliser leurs grandes ambitions coloniales, garantes de la grandeur


et de la richesse nationale, Richelieu et Colbert utilisent et développent
deux grands outils : la flotte et les compagnies commerciales.
A défaut d'une marine pour assurer communication et protection,
une
colonie n'est qu'un enfant perdu. Elle est condamnée à péricliter
ou à
tomber entre d'autres mains. Et là, le bât blesse. La flotte a
toujours été l'un
des points faibles de la puissance royale. On l'a bien
vu à l'Écluse en 13406.
Les Capétiens, forgerons consciencieux de
l'unité française, ont eu
constamment les yeux rivés sur leurs frontières
terrestres et le prochain
lopin de terre à s'approprier.
Avec François Ier, le fondateur du Havre, cette situation commence
à
évoluer. Oh, encore bien modestement  ! Certes, on parle désormais
des
flottes du Levant (Méditerranee) et du Ponant (Atlantique), mais
les
vocables sont trompeurs  ; Espagnols et Portugais détiennent une
maîtrise
que seul le désastre de l'Invincible Armada remet en cause au
profit des
Anglais et Hollandais.
Richelieu, convaincu de l'intérêt d'une marine royale forte – il se
souvient
des sièges de La Rochelle – amorce le redressement. Après
lui, les troubles
de la Fronde interrompent l'ouvrage. Colbert, à son
arrivée aux affaires ne
trouve que 18 navires de haute mer en mauvais
état. A sa mort, en 1683, la
flotte royale comprendra 276 navires –
galères7 en Méditerranée, vaisseaux
de ligne portant jusqu'à
120  canons et frégates légères en Atlantique. La
chiourme trime sur
les bancs des galères. L'inscription maritime, créée par
l'ingénieux
ministre, fournit les équipages. Et, dans cette marine les grands
corsaires, un peu en marge à leurs débuts, les Jean Bart, les Forban, tous
ces
détrousseurs de pavillons étrangers, se trouvent vite les bienvenus.
Parallèlement, la flotte marchande double de  1670  à  1680. Lorient  –
son
nom est un programme  –  est fondé pour devenir le port de la
Compagnie
des Indes orientales et commercer au-delà du Cap de
Bonne-Espérance.
L'instrument premier de la colonisation s'appelle, en fait, les compagnies
commerciales. Elles seront nombreuses puisqu'on en compte  75.
Elles
seront aussi en bien des cas éphémères.
 
Richelieu les lance8 :
– Compagnie du Morbihan (1625)
– Compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre-Fleurdelisée (1627)
– Compagnie des Cent Associés (1627)
– Compagnie des Iles d'Amérique (1625)
– Compagnie de Madagascar (1642), etc.
 
Colbert et ses successeurs les multiplient :
– Compagnie des Indes Occidentales (1664)
– Compagnie des Indes Orientales (1664)
– Compagnie du Levant (1670)
– Compagnie du Sénégal (il y en eut plusieurs)
– Compagnie de l'Acadie
– Compagnie de la Guinée (1701)
– Compagnie de l'Asiento
– Compagnie de Saint-Domingue
– Compagnie de la Chine (1698)
– Compagnie de la France équinoxiale (Guyane), etc.
 
La formule fleurit car elle a ses arguments. Elle n'est pas propre à
la
France. Anglais et Hollandais l'utilisent largement.
Théoriquement, l'État se décharge et n'engage pas de dépenses. Des
actionnaires privés reçoivent une concession territoriale à exploiter.
Tout
leur incombe, à commencer par le peuplement. En contrepartie,
ils
reçoivent monopole de commerce et délégation d'autorité.
L'expérience ne s'avérera pas toujours heureuse. La modicité des
fonds
propres, le peu d'intérêt porté par les actionnaires ayant eu souvent la main
forcée par le pouvoir, les résultats aléatoires ou décevants
des débuts liés
parfois à une gestion incertaine, conduisent à l'échec.
Une autre compagnie
prend le relais, végète une dizaine d'années et
disparaît à son tour. L'État
finalement récupère le solde englobant
biens et territoire. La colonie,
prolongement outre-mer du Royaume,
est née. Un gouverneur en prend
possession et l'administre au nom
du roi comme une province de Bretagne
ou du Languedoc.
Colbert est trop bon comptable des deniers royaux pour ne pas
poser très
vite les règles du jeu et fixer ce qu'il attend de ces colonies
qui, à leur
création, coûtent. Elles sont là uniquement pour servir
l'intérêt de la
métropole qui les a fondées et les entretient. Le Pacte
colonial, appellation
abusive du régime de l'exclusif, le définit très clairement en instituant un
strict protectionnisme. Les colonies ne peuvent
commercer qu'avec des
ports français et uniquement par le truchement
de navires français. Le
carcan est lourd. Il engendrera vite des
mécomptes. Certes l'économie
métropolitaine y gagne des clients. Par
contre, la colonie risque – et le cas
se produit pour les mélasses et
les rhums, principales ressources des
Antilles – de ne pouvoir écouler
tous ses stocks. Le système freine le bon
développement. Il entretient
des rancœurs chez les coloniaux. Poussé à
l'extrême dans les colonies
anglaises d'Amérique du Nord, il conduira à la
révolte contre un pouvoir par trop contraignant en dépit de son
éloignement9.
Les trois grands architectes, Henri IV, Richelieu et Colbert, ce dernier
surtout, ont défini la trame de l'édifice. Aux artisans, maintenant,
de monter
l'ouvrage. A eux, la tâche la plus ardue et la plus périlleuse.
Sans eux, le
mur ne s'élèverait pas. Les voici donc à la tâche.

*
**

Le Canada est une belle école. Il dispense l'énergie et le courage.


Son
climat est rude. Ses hivers persistent plusieurs mois. Tout, alors,
disparaît :
sol sous un épais manteau de neige, lacs et rivières sous
plusieurs pieds de
glace.
Avec la belle saison, la forêt ouvre son immensité mystérieuse. S'engager
sous la futaie implique de garder l'œil vigilant et l'oreille aux
aguets. Le
«  sauvage  »10  peut surgir à tout moment, dissimulé derrière
le tronc d'un
bouleau ou au milieu d'un fourré. Ce primitif à la peau
cuivrée est aussi
rapide qu'agile. Il est, il n'est plus, disparu sur un
nouveau sentier de la
guerre, du pillage ou de la torture.
Un tel univers est destiné aux forts. Les événements le montrent. Les
hommes de la pénétration canadienne  –  on ne peut réellement
parler de
conquête – le sont, physiquement, moralement.
Certes, l'histoire du Canada français est une œuvre collective. Chacun,
paysan, coureur des bois, soldat, religieux, jette sa pelletée pour
bâtir
l'édifice. Mais ils ont devant eux, pour les guider de la voix et de l'exemple,
un lot d'âmes bien trempées. Une énumération complète
en est impossible.
Il est cependant quelques empreintes plus fortes : Champlain, Monseigneur
de Montmorency-Laval, Talon, Frontenac, Joliet, le père Marquette,
Cavalier de La Salle, Iberville. A chacun
d'eux s'attache un moment de la
montée de cette terre qu'au fil des
ans on commence à dénommer «  la
Nouvelle France ».
Jacques Cartier a découvert la terre canadienne. Samuel Champlain
(1567-1635) est le fondateur du Canada français. A son actif  : vingt-neuf
années de présence effective dans le pays, vingt-cinq traversées de
l'Atlantique pour aller quérir aide et renfort ! Cet enfant de Brouage,
alors
port très actif du littoral saintongeais, n'a pas ménagé sa peine. Gouverneur
de fait, sans en avoir le titre officiel, il reste en charge
jusqu'à ses derniers
instants. Toujours passionné mais toujours juste
et droit. Profondément
religieux, il n'a pas l'âme d'un reître style
conquistador espagnol. «  Les
véritables richesses coloniales, énonce-t-il, sont la culture du sol et la
sympathie des indigènes et non les mines
et une odieuse fiscalité. »
Henri IV a remarqué et apprécié le jeune explorateur Champlain. Il
le
nomme géographe à la cour et l'envoie au Canada, second de Du
Gua de
Monts qui, suivant les instructions royales, s'efforce de jeter
les bases d'une
colonie. La création de Tadoussas11, non loin de l'embouchure du Saint-
Laurent, a été en 1600 le point de départ de cette
relance, soixante-cinq ans
après Jacques Cartier.
Sur les traces de ce dernier, Champlain remonte le Saint-Laurent.
En
juillet  1608, il fonde Québec, modeste fort entouré de quelques
masures.
Les années suivantes, il s'enfonce plus avant dans le pays,
atteignant le lac
Ontario (1615) et visitant l'Acadie (actuels Nouvelle-Écosse et Nouveau-
Brunswick). En  1620, il prend pratiquement la responsabilité du territoire
pour lequel Richelieu crée, en 1627, la
Compagnie des Cent Associés. Les
colons arrivent peu à peu (il y en
aura 400 en 1628).
C'est l'ère des pionniers. Les trappeurs courent les bois, les marchands de
pelleteries commercent avec les Indiens (les peaux de fourrures, celles des
castors essentiellement, sont la première richesse de la
colonie). Les
paysans normands, bretons, poitevins, défrichent, ensemencent, bâtissent.
Ils doivent aussi s'opposer aux Indiens et aux
Anglais.
Avec les premiers, Champlain doit faire un choix. Il opte pour les
Hurons, vieux ennemis des Iroquois qui, eux, ont pris résolument parti
pour
les Anglais. Ces Anglais, en quelques décades, s'installent en
force sur le
littoral nord-américain. En 1620, le Mayflower débarque
ses fameux Pères
pèlerins, et le flot britannique ne tarit pas. Toute la
côte devient anglaise et
protestante12, par là-même hostile à une présence française catholique. Les
escarmouches deviennent conflits. En
1629, Québec est pris. La cité, encore
modeste, ne sera restituée qu'en
1632.
L'affaire est significative. Le premier danger pour le Canada français
provient des Anglais au nombre sans cesse croissant. Ils seront près
d'un
million en 1750...
Champlain meurt à la tâche le jour de Noël  1635. Il a du moins la
satisfaction de laisser une colonie devenue une réalité bien vivante.
Après lui, le développement se poursuit. Montréal voit le jour. La
future
métropole naît du rêve de deux idéalistes. L'un est un religieux,
l'abbé Olier,
le fondateur de Saint-Sulpice. L'autre est un modeste
receveur des tailles13,
le Fléchois de la Dauversière. Leur foi qui est
de celles qui soulèvent les
montagnes, leur imagination qui ne l'est pas
moins, car ils n'ont jamais été
outre-Atlantique, conduisent à la création de la Société Notre-Dame de
Montréal. Celle-ci, à son tour,
débouche sur une équipe de  40  prêtres et
colons qui, en  1642, fonde,
près du Mont Royal et de l'Hocheloga de
Cartier, Ville Marie destinée
à être un centre d'évangélisation. Victoire de
l'ardeur et du courage
du chef Paul de Maisonneuve et de ses compagnons,
Ville Marie
résiste aux Iroquois, aux épreuves, s'agrandit et devient
Montréal.
Mais les compagnies commerciales vacillent. Elles n'ont ni les
hommes,
ni les ressources nécessaires pour mener à bien la gestion
d'un territoire plus
grand que la France. En  1663, sagement, Colbert
tranfère le Canada à la
Couronne. Désormais, intendants et gouverneurs, fonctionnaires royaux,
assureront les destinées du pays. L'entreprise n'est pas si simple dans un
pays qui, hélas, manque de bras.
Le Canada n'aura que  10  000  Français
en 1700. Cela n'empêche ni
l'intendant Talon, ni le gouverneur Frontenac,
ni Monseigneur de
Montmorency-Laval de voir grand et loin.
Monseigneur de Montmorency-Laval, premier évêque de Québec,
donne
avec d'autres au Canada un visage qu'il gardera. Souvent aux
prises avec
Talon, car il récuse vigoureusement le négoce de l'alcool
avec les indigènes,
il poursuit une christianisation active. Le Canada
est et restera une province
fortement marquée par sa foi catholique.
L'emprise du clergé sur une
population naturellement portée vers les
valeurs traditionnelles – la famille
joue un rôle essentiel – est forte.
(Elle contribuera, par la suite, à maintenir
l'identité du Canada tombé
sous la tutelle anglaise.)
Talon, Frontenac sont des gestionnaires. Ils sont aussi, à leur
manière, des
conquérants. Ils soutiennent tous ceux qui vont de
l'avant. Les Grands Lacs
sont atteints. L'Acadie est colonisée. Surtout,
grâce à eux, Joliet, le père
Marquette, Cavelier de La Salle peuvent
mener à bien leurs expéditions.
Ces trois hommes ouvrent au Canada
des horizons insoupçonnés alors que
l'idée première des explorateurs
est encore d'accéder à la Mer des
Merveilles, porte de la Chine. Toujours cette quête de la route des Indes.
Dans leur marche, Joliet et
surtout Cavelier de La Salle découvriront bien
autre chose.
Louis Joliet, un enfant de Québec, et le père Marquette, un jésuite
à la
flamme ardente, descendent le Mississippi jusqu'à l'embouchure
de l'Ohio et
du Missouri (1673). Ils en tirent la conclusion que ce
fleuve gigantesque
coule vers l'Atlantique et ne conduit pas vers cette
mer de Chine tant
espérée.
Cavelier de La Salle, qui s'était déjà aventuré sur ces rivières du
sud14,
part sur leurs traces et pousse plus loin encore. Suivant le cours
du
Mississippi, il atteint le golfe du Mexique. Avec ses compagnons,
il dresse
une croix et enterre une plaque de plomb portant l'inscription :
« Au nom de Louis XIV, roi de France et de Navarre, le 9 avril
1682. »
Il prend ainsi possession, au nom de son roi, de l'immense contrée
qu'il
vient de parcourir (plus de trois mille kilomètres)  ! En l'honneur
de son
prince, il la baptise la Louisiane.
Grâce à lui, grâce à tous ceux qui l'ont précédé, la France est maîtresse
d'un pays immense. Du Saint-Laurent au golfe du Mexique,
outre le
Canada, le cœur des actuels États-Unis lui appartient. Encore
faut-il pouvoir
garder tous ces territoires. Il y a toujours les Anglais
et les Iroquois.
Talon, en 1665, est arrivé avec le célèbre régiment de Carignan-Salières.
Cette belle unité sera par excellence la troupe du Canada
Français15. Ses
hommes s'y battent et très souvent s'installent dans le
pays, leur temps
terminé, sous la conduite de leurs officiers. Sous
réserve qu'ils sortent
indemnes des combats incessants à mener !
La France de Louis XIV est en guerre quasi perpétuelle contre
l'Angleterre protestante16. L'ensemble, conflits continentaux, convoitises
des
colons nords-américains, agressivité iroquoise, est obligatoirement
explosif
sur le «  front  » canadien. Heureusement, Frontenac est là,
solide au poste
jusqu'au bout. Sa mort à Québec en 1698, à soixante-seize ans, marque très
certainement l'apogée de la Nouvelle France.
Après lui, malgré l'héroïsme dépensé, en dépit des prouesses de
Pierre Le
Moyne d'Iberville, fondateur de la colonie de la Louisiane
en  1699, le
Canada connaît des revers. En octobre 1710, l'Acadie est
occupée.
Le traité d'Utrecht, le  11  avril  1713, qui met un terme à la guerre
de
Succession d'Espagne, consacre cet abandon ainsi que celui de
Terre-
Neuve, de la baie d'Hudson et de l'île de Saint-Christophe dans
les Antilles.
L'Angleterre commence à resserrer ses rets sur l'empire
colonial français.

*
**
Christophe Colomb a abordé le Nouveau Monde dans un îlot des
mers
chaudes, au sud de la pointe de la Floride. Ses expéditions ultérieures, ses
successeurs, permettent de découvrir tous ces paradis tropicaux qui
jalonnent la mer des Caraïbes. La température y er douce,
la nature
généreuse.
Et les Français ne sont pas les premiers à les apprécier. Sans doute
est-ce
mieux pour leur mémoire. Encore que...17 ! Les nouveaux venus,
espagnols,
hollandais, anglais, apportent leurs maladies et leurs tares.
La variole
double l'effet des méthodes expéditives. Les populations
indigènes
précolombiennes, les Caraïbes, sont décimées. Les îles se
vident. Elles
devront recevoir un nouveau peuplement.
Les Français ont donc du retard par rapport aux autres Européens.
Ce
n'est qu'en  1625  qu'ils commencent à s'installer à Saint-Christophe,
bien
située à la jonction des grandes et petites Antilles et qui sera une
bonne base
de départ. (Les Anglais sont déjà à la Barbade, à Antigua ; les Espagnols à
Hispaniola – Saint-Domingue – à Porto-Rico.
à la Jamaïque, à Cuba.)
En  1635, Olive et Duplessis, lieutenants de l'Esnambuc, gouverneur
de
Saint-Christophe, prennent possession de la Martinique et de la
Guadeloupe
pour le compte de la Compagnie des Iles d'Amérique.
Progressivement, tout
un archipel devient français avec la Martinique,
la Guadeloupe mais aussi la
Grenade, les Grenadines, Saint-Vincent,
la Dominique, Tobago, Saint-
Barthélémy, Marie-Galante, les Saintes,
Sainte-Lucie, Saint-Martin, Sainte-
Croix, la Désirade18.
A partir de  1674, l'ensemble, tout comme le Canada, passera à la
Couronne.
Serait-ce l'effet du soleil des tropiques ? Le regard découvre des
tableaux
romanesques. Corsaires à pavillon noir frappé d'une tête de
mort. Grands
escogriffes à ceinture de flanelle et bandeau sur l'œil
brandissant de
gigantesques coutelas. Grappins lancés pour l'abordage
de galions ventrus.
Coffres éventrés sur le pont pour le rituel partage
au pied du grand mât.
Capitaines brigands mais gentilshommes
saluant les prisonnières...
La réalité n'est pas si loin de la fiction en l'île d'Hispaniola devenue
Saint-Domingue. Pendant un demi-siècle, flibustiers et boucaniers hantent
les lieux.
En  1629, une poignée de Français ont été chassés de San Cristobal.
L'alizé les a conduits sur une rive de Saint-Domingue. La grande île (près
de  80  000  km2) est quasi déserte. Les Espagnols ont fait le vide et ont
déserté ce sol dépourvu d'or et d'argent. A peine tiennent-ils quelques
positions dans la partie orientale. Seules, des multitudes de
bovins errent en
liberté. Sur cette terre bien arrosée, ces animaux, introduits par les
Castillans, se sont multipliés. La richesse est là. Dans
la chasse pour les uns,
comme elle est dans la flibuste pour les autres.
Les boucaniers traquent les bêtes, les tuent, les dépècent. Ils sèchent
les
peaux. Sur le boucan, sorte de large claie, ils fument les viandes. Dans des
pots de terre, ils conservent les graisses. La vente aux équipages de ces
peaux, viandes et graisses, leur autorise un fructueux
négoce. L'île de la
Tortue, petit promontoire au nord-ouest de Saint-Domingue, est leur base.
Les flibustiers, entre deux équipées, aiment
s'y retrouver.
Tous ces écumeurs de mer où tout se mêle, mauvais garçons et
aristocrates de bonne condition, détroussent les navires espagnols et
anglais,
pillent les rivages. Le brigandage est leur compagne, la surprise leur règle,
la bravoure leur code. Ils ne sauraient se rendre. Une
corde leur est promise
au bout d'une vergue.
Le métier ne doit pas manquer de charme. Boucaniers de terre
ferme,
flibustiers de haute mer, recrutent aisément. Ils sont presque
tous d'origine
française. On se le dit de Nantes à Mortagne. Cette
présence, pendant une
bonne partie du XVIIe siècle, assure une «  colonisation  » d'un style
particulier. Elle n'est pas moins française de sang
et de langue.
A partir de  1657, un ancien officier du régiment de marine, Bertrand
d'Orego, s'attache à remettre dans le droit chemin tous ces
« coquins » ! Des
orphelines venues de France épousent les rudes boucaniers. Des Bretons,
des Angevins, débarquent. A la mort d'Orego,
en  1677, Saint-Domingue
compte près de 5 000 blancs.
Les flibustiers eux-mêmes se lassent de cette vie de maraude en
marge de
la société. Le roi, de son côté, prend conscience de leur
force. Des officiers
royaux les enrôlent et leur donnent des lettres de
commission. Les terribles
pirates se muent en valeureux corsaires au
service de Sa Majesté. Les îles
leur doivent leur défense dans les
guerres contre Anglais et Espagnols.
Tout se termine presque bien. Le traité de Ryswick qui met un
terme à la
guerre de la Ligue d'Augsbourg, reconnaît, indirectement,
la suzeraineté
française sur la partie occidentale de Saint-Domingue.
Le futur Haïti est en
puissance. Sa richesse contraste bientôt avec la
pauvreté de la partie
orientale de l'île restée espagnole et laissée à
l'abandon. Résidants, dits
« habitants », engagés contractuels, esclaves
noirs africains, mettent le pays
en valeur. En peu d'années, Saint-Domingue s'affirme comme le joyau de
l'empire colonial de la France
monarchique.

*
**

Pendant de longues années, la Guyane n'a pas d'histoire. Elle ne


présente
qu'une série d'épisodes souvent malheureux avant qu'enfin
son sort se
dessine après le désastre de Kourou en 176419.
La voici condamnée à se présenter en Cendrillon des colonies françaises.
Vouée au triste rôle de terre d'exil ou de déportation, elle
végète dans la
moiteur. L'ère de la conquête spatiale lui permet, enfin,
de retrouver un
lustre connu deux siècles plus tôt au temps des planteurs de tabac de la
première moitié du XVIIIe siècle.

*
**

La Guyane, ce marchepied rectangulaire de  90  000  km2  menant aux


monts Tumuc Humac20, relève de la zone équatoriale. Ce point est
essentiel.
La géographie commande le destin. La Guyane est chaude
de par sa
latitude, humide de par la proximité de l'Atlantique21. Au
temps des
balbutiements de la médecine et des règles d'hygiène, son
climat ne peut
apparaître que malsain, surtout dans les basses terres
souvent inondées du
littoral. Cette insalubrité déclarée, jointe aux
dommages des incursions
étrangères, explique les aléas des tentatives
de colonisation.
La première est voulue par le bon roi Henri. Suivant ses directives,
La
Ravardière et le naturaliste Jean Mocquet (1575-1617) s'embarquent à
Cancale, le  12  janvier  1604, pour ces rives lointaines dont les
navigateurs
hollandais ont fait des rapports prometteurs. L'expédition
reconnaît la
rivière de Cayenne, parcourt la côte, noue des contacts
avec les habitants,
peu nombreux, des lieux. A défaut d'un succès
immédiat, ce voyage fait
date. Il est le premier pas français sur la
terre guyanaise.
Les expéditions ultérieures se succèdent avec plus ou moins de bonheur.
On croit fermement à la richesse du pays et à la présence d'or.
Des colons
sont envoyés  ; des ports sont construits. Cayenne est créée
en  1635  dans
l'île qui porte son nom. Les jésuites évangélisent et instruisent. Des
communautés villageoises s'édifient autour de leurs missions. Les affaires
ne sont pas oubliées. Les compagnies, Compagnie
Rouennaise, Compagnie
Parisienne, Compagnie de la France Équinoxiale, bientôt absorbées par la
Compagnie des Indes occidentales,
s'efforcent de développer des
plantations de sucre et de tabac, de tabac
surtout. Des audacieux aussi se
lancent à la recherche de l'or. Les
négriers débarquent des noirs.
Le succès ne répond pas toujours aux efforts. D'autres Européens
souhaitent s'approprier ces rivages dont ils eurent la primeur. En 1615,
les
Portugais chassent les Français. En  1664, il faut déloger les Hollandais,
usurpateurs du moment. Treize ans plus tard, le vice-amiral
d'Estrées doit
reprendre Cayenne encore occupée.
Ces incursions perpétuelles ne facilitent pas la colonisation. Le traité
d'Utrecht, en 1713, fixe les limites du territoire. La Guyane sera française
jusqu'au Maroni à l'ouest, et jusqu'à l'Oyapock à l'est. Au-delà,
elle sera
hollandaise et portugaise avant de devenir brésilienne. Vers
le sud, les
monts Tumuc Humac assureront une frontière à peu près
naturelle22.
La colonie compte alors environ  400  blancs et  2  000  noirs. Le
peuplement indigène est plus difficile à estimer (on avance parfois le
chiffre
de  10  000  Indiens «  civilisés, c'est-à-dire plus ou moins christianisés).
Cayenne est la seule bourgade notable.
Après  1713, pendant un demi-siècle, la Guyane vit lointaine, oubliée
et
presque prospère. Les trois Orvilliers, le père, le fils et le petit-fils,
se
montrent, à intervalle, des gouverneurs consciencieux et sûrs. Le
tabac, le
café, l'indigo se vendent bien. Le désastre de Kourou, déjà
évoqué,
changera le cours des choses.

*
**

Français ou Portugais  ? Une querelle de plus est ouverte sur un


point
d'histoire.
Les Dieppois, preuves à l'appui, affirment avoir fondé des loges
(comptoirs) sur la côte d'Afrique dès  1364. Les Portugais, semble-t-il,
ne
produisent que des documents remontant à  1418. El Mina, sur la
Côte de
l'Or, ne serait qu'une déformation de la Mine, important
établissement
français abandonné devant la poussée portugaise.
De cette controverse, un point reste acquis. Au début du XVe siècle,
un
Normand aventureux, Jean de Béthencourt (1360-1425), puis après
lui son
neveu, « règnent » pendant une vingtaine d'années sur les
Canaries. Ils font
venir près d'eux d'autres Normands. Est-ce l'aurore
d'une première colonie
française ? Le Royaume des Lys se débat pour
survivre en pleine guerre de
Cent ans. L'Espagne, presque entièrement
libérée, aspire à la grandeur. Les
compagnons de Béthencourt doivent
céder le pays. Les Canaries ne seront
pas françaises.
L'Afrique est en face. Le rivage africain, plus exactement. Les chrétiens
n'osent pas se hasarder dans l'intérieur de ce continent inconnu.
Conséquence directe du traité de Tordesillas et de la politique suivie
depuis Henri le Navigateur, cette côte africaine commence à être, en
majeure partie, aux Portugais. Leurs comptoirs balisent la route qui
mène au
Cap de Bonne-Espérance et aux Indes, La Mina, Sâo Tomé,
Cabinda,
Luanda. Ils s'implantent aussi solidement près de chez eux,
au Maroc, à
Ceuta, Tanger, Mazagan.
Avec le déclin du Portugal, Hollandais et Anglais se précipitent. Les
premiers s'installent au Cap appelé à un bel avenir.
En 1638, Thomas Lambert, agent de la Compagnie Rouennaise,
tente sa
chance et s'installe dans l'île de Bocos, à l'embouchure du
Sénégal.
L'endroit, aisément inondé lors des crues, s'avère vite mal
choisi pour
troquer bassines de fer, bracelets de cuivre, couteaux,
haches, pièces de
Guinée, cotonnades, eau-de-vie ou mousquets contre
poudre d'or, ivoire,
gomme, cire et ambre.
En 1658, négociants et militaires d'escorte remontent le fleuve. A
25 km
en aval, ils prennent pied sur un îlot allongé, N'dar. Les indigènes
ont
déserté les lieux, persuadés que les mauvais esprits y séjournaient. Le
souverain local concède volontiers l'endroit à bail contre une redevance
annuelle « de trois pièces de Guinée, un tiers d'aulne de drap écarlate,
sept
barres de fer longues et dix pintes d'eau-de-vie ». L'année suivante
(1659),
les Français baptisent leur nouveau poste Saint-Louis en l'honneur de leur
jeune roi, alors âgé de vingt ans.
Saint-Louis grandit et sert d'exemple. Les établissements se multiplient.
En  1677, le vice-amiral d'Estrées, partant pour les Antilles,
enlève Gorée
aux Hollandais. Cette excellente position, face à la pointe
du cap Vert,
connaîtra désormais un destin français pour près de trois
siècles (sous
réserve d'occupation anglaise par intermittence). La même
année, Du Casse
prend Rufisque, Portudal, Joal, Arguin et fonde
Albreda sur l'estuaire de la
Gambie. Les compagnies commerciales s'y
relaient avec des fortunes
diverses (Compagnie Normande, Compagnie
du Sénégal, Compagnie des
Indes occidentales, Nouvelle Compagnie
du Sénégal). Leur sort, souvent
malheureux, n'enlève rien à la volonté
générale d'aller de l'avant.
En 1684 et 1685, la Nouvelle Compagnie
du Sénégal et celle de la Côte de
l'Or et de la Guinée montent des
comptoirs de la Casamance au Bénin23.
Alors que Saint-Louis devient une bourgade et Gorée un solide bastion, il
appartient à André Brué d'être, un siècle et demi avant Faidherbe, le
créateur d'un Sénégal français. Gouverneur à Saint-Louis,
avec interruption,
de  1687  à  1725, il n'hésite pas à tenter ce que ses
prédécesseurs n'avaient
pas risqué. Résolument, il navigue sur le Sénégal, atteint le confluent de la
Falémé. Il est là à plus de 700 kilomètres
de Saint-Louis.
Homme de dialogue, il s'impose aux riverains par son respect de la
parole
donnée et son prestige. Gestionnaire actif, il fonde pour travailler dans le
Galam  : Podor, Fort Saint-Joseph, Fort Saint-Pierre.
Grâce à lui, le
rayonnement français gagne l'arrière-pays.
Mais pourquoi les Français, après d'autres, s'intéressent-ils tant à
l'Afrique noire  ? Gomme, ivoire, plumes d'autruches, ne sont que des
marchandises secondaires. La raison de cet attrait est simple  :
l'Afrique
procure un produit à très haute valeur ajoutée, « le bois
d'ébène ».

1 Auteur dramatique et économiste. Auteur notamment, en 1615, d'un traité


d'économie politique
dédié au roi Louix XIII.
2 Avocat et voyageur (1570-1630). Auteur, en 1609, d'une histoire de la Nouvelle France.
3 François Carpentier, secrétaire perpétuel de l'Académie française (Rapport à
Colbert sur le projet
de formation d'une compagnie française des Indes orientales).
4  On sait qu'en  1627, les huguenots de La Rochelle, insurgés contre le roi,
avaient fait appel à
l'Angleterre, nation protestante.
5 Ainsi qu'aux juifs.
6 Bataille navale franco-anglaise au début de la guerre de Cent Ans, perdue
par les Français.
7 Colbert, par souci d'efficience, préconise la suppression de la peine de mort
au profit de celle des
galères. Ce technocrate implacable ignore la monstruosité de
la condition des malheureux rivés à
leurs rames.
8 Il y avait déjà eu une compagnie d'Afrique en 1600.
9  Les colonies anglaises connaissent un protectionnisme analogue, doublé d'un
lourd régime
douanier.
10 Telle est l'appellation du temps.
11 Le Saint-Laurent se rétrécit à cet endroit et sa largeur n'est plus que de
douze cents mètres. Là
cesse la manœuvre des grands voiliers sur le fleuve. Le site
lui-même est à l'extrémité de falaises
dominant le Saint-Laurent.
12 En 1664, les Anglais chasseront les Hollandais premiers occupants du site
de New Amsterdam,
qu'ils rebaptiseront New York.
13 Receveur des impôts.
14 Qui a le premier atteint le Mississippi ? Joliet ou La Salle ? Les avis restent
très discutés sur ce
sujet.
15 On verra aussi, aux heures graves de la guerre de Sept ans : le régiment de
la Reine (futur 41e
RI) de 1755 à 1760, le régiment d'Artois (futur 49e RI) de
1758 à 1759, le régiment du Languedoc
(futur 67e RI) de 1755 à 1761, présents
devant Fort Carillon, Fort Georges et Québec.
16  Guerre de Dévolution (1667-1668)  ; guerre de Hollande (1672-1678)  ; guerre
de la Ligue
d'Augsbourg (1686-1697) ; guerre de Succession d'Espagne (1701-1713).
17 Le sieur Olive aura sa part de responsabilités dans la disparition des
Caraïbes à la Guadeloupe.
A la Martinique ce ne sera pas mieux.
18 Aujourd'hui, outre la Martinique et la Guadeloupe, il ne reste comme possessions françaises
que : Saint-Barthélémy, Marie-Galante, les Saintes, Saint-Martin, la Désirade.
19 En 1764, Choiseul, en vue de compenser les pertes du traité de Paris, décide
de développer la
colonisation de la Guyane. L'entreprise, mal préparée, échoue
tragiquement. Près de 10 000 colons
livrés à eux-mêmes sont en quelques mois
emportés par les fièvres dans la plaine de Kourou. La
réputation de la Guyane
est acquise pour longtemps : ce pays est hostile aux Européens.
20  Les Monts Tumuc Humac barrent au sud la Guyane française, enserrée
entre le Maroni et
l'Oyapock.
21 Cayenne est à 5 degrés de latitude nord et le sud du pays écorne le cinquième parallèle.
22 Le texte est ambigu de par l'imprécision des connaissances géographiques.
Faut-il lire Oyapock
ou Vincent Pinçon, plus au sud-est ? L'incertitude et la
contestation subsisteront durant deux siècles.
En  1890, un arbitrage international,
rendu par le tsar de Russie, résoudra le litige en faveur des
Brésiliens. La France
au dossier mal préparé perdra environ 200 000 km2, à vrai dire pratiquement
inoccupés par elle, à l'est du cours réel de l'Oyapock. De même, à l'ouest, un
arbitrage suisse
accordera, en 1902, 60 000 km2 à la Guyane hollandaise (actuel
Surinam). Les lecteurs intéressés par
ce point d'Histoire peuvent se référer à l'ouvrage très documenté du docteur A. Henry, La Guyane,
Presse Diffusion, 1986.
23 En 1715, seront ainsi français :
–  du cap Blanc au Cap Vert  : Arguin, Portendick (à hauteur de l'actuelle ville de Nouakchott),
Saint-Louis ;
– du Cap Vert à l'embouchure de la Gambie : Gorée, Rufisque, Portudal et Joal ;
– de la Gambie au cap des Palmes : Bissac et les îles Bîssagos ;
– du cap des Palmes au Cap de Bonne-Espérance : Jadas dans l'État actuel du
Bénin.
Dans l'intérieur : Podor (sur le Sénégal), les forts de Saint-Joseph et de Saint-Pierre (sur le Sénégal
et la Falémé), Albréda (en Gambie), Bintam (en Guinée).
 
Chapitre IV

 
GORÉE, L'ILE AUX ESCLAVES
 
A moins de vingt minutes de traversée des jetées et des docks de
Dakar
«  la moderne  », Gorée émerge face à la pointe du Cap Vert.
Quelques
centaines de mètres de longueur. L'îlot n'a pas grande étendue.
Le sable de la petite plage crisse sous les pas. Les pêcheurs y ont
halé
leurs pirogues. Le piéton se sent chez lui dans les venelles aux
vieux noms
français. De-ci, de-là, un balcon de bois évoque une
demeure d'un autre âge.
Au centre de l'île, l'église du XVIIe siècle a la
lourdeur d'un temple grec. Au
faîte de la butte qui domine l'océan,
d'antiques bombardes pointent vers le
couchant en une garde inutile.
Sur la place, devant la mairie, sur le terre-plein prolongeant la jetée,
les
gamins rieurs se poursuivent avec malice. Les filles sont belles et
chaloupent avec grâce. Les hommes, à la haute stature, ont la poignée
de
main avenante et le regard droit.
Gorée est un havre de paix. Nulle voiture ne dépare les lieux. Nulle
cheminée d'usine n'altère le paysage. Le touriste peut s'y croire projeté
des
siècles en arrière. Qui pourrait supposer que cette terre de quiétude
présente
fut jadis, pour beaucoup, synonyme de détresse et de mort ?
Vestiges de ces temps, la Maison des Esclaves1  en porte témoignage.
Dans cette enceinte carrée, dressée en bordure de mer, des centaines
d'infortunés croupissaient dans l'attente du départ. Enchaînés, coupés
de la
lumière du jour, à peine nourris, ils se tassaient sur les quelques
mètres
carrés des cellules ouvrant sur la cour centrale. Beaucoup mouraient avant
même de s'engager dans l'étroit couloir conduisant au
navire amarré au
ponton au pied du bâtiment. Ultimes pas sur la terre
natale avant que le
négrier, les soutes pleines de «  bois d'ébène  », ne
hisse les voiles, cap à
l'ouest.

*
**

L'esclavage est une vieille tare de l'humanité. Il sévit sous l'Antiquité.


Les invasions arabes relancent le fléau. L'Afrique soudanienne,
de
l'Atlantique à la mer Rouge, devient le grand réservoir où s'alimente ce
marché. Du Niger, du Tchad, de l'Éthiopie, les caravanes
des marchands
d'esclaves remontent vers le nord.
Le Maroc, l'Égypte, les pays de la péninsule arabique sont de gros
consommateurs pour remplir les harems ou les rangs de l'armée2.
Ni âge ni sexe ne sont épargnés. Hommes, femmes, enfants,
eunuques,
capturés par les uns ou les autres, revendus après de laborieux palabres,
passent d'un maître à un autre sur les marchés de Fez,
de Kairouan, du
Caire, de Bagdad ou d'Aden.
L'Europe chrétienne a besoin de bras pour exploiter ses nouvelles
possessions américaines. La main-d'œuvre africaine, habituée aux climats
chauds, apporte la solution miracle.
Pour sauver la face et ne pas paraître par trop partie prenante, les
souverains espagnols inventent l'asiento. Moyennant redevance, l'État
concède à une compagnie commerciale le monopole du transport des
noirs
en Amérique latine. A la compagnie de faire son affaire des
opérations y
afférant. Devant l'afflux de la demande, l'asiento se révèle
vite
rémunérateur. Les Puissances européennes se battront pour l'obtenir.
Avec lui commence le fameux « commerce triangulaire ». Partis des
ports
européens, les négriers échangent le long des côtes d'Afrique  : platilles,
pipes, toiles peintes, caisses de fusils, eau-de-vie, contre des
esclaves.
Potentats et «  roitelets  » organisent un marché dont ils sont
les premiers
bénéficiaires. Des chasses à l'homme drainent vers Saint-Louis, Gorée, El
Mina, Accra, Ouidah, Fernando Po, Sâo Tomé,
Loango et autres des tribus
et des villages entiers. Du Sénégal à l'Angola, Anglais surtout, Portugais,
Hollandais, Danois et Français
comptent jusqu'à  43  établissements
spécialisés dans la traite.
Examinés, palpés, triés, monnayés, les malheureux, apeurés, malmenés,
s'entassent dans les soutes. Un bâtiment embarque jusqu'à cinq
cents
individus entravés côte à côte. Le voyage de l'horreur de plusieurs semaines
commence dans la puanteur et la chaleur étouffante
des cales. L'odeur d'un
négrier se reconnaît de loin. Près de quinze
pour cent de l'effectif meurent
avant d'arriver à destination.
Le marchandage sur les grèves en Virginie, à la Jamaïque ou à
Saint-
Domingue recommence. Un esclave mâle de bonne carrure
acheté dans
les  50  livres à Gorée peut être revendu  400  livres aux
Antilles3. La
rentabilité de la mise initiale est excellente.
Douze, quinze millions ? Les experts hésitent sur le nombre de personnes
ainsi déplacées du milieu du XVIe au début du XIXe siècle, de
l'Afrique vers
l'Amérique. Si le Nouveau Monde se peuple, le continent africain perd une
partie de sa richesse vive. (Un très long débat
reste encore ouvert sur les
conséquences humaines et économiques de
ce transfert4...)
La boucle maintenant se referme. Le dernier côté du «  commerce
triangulaire  » est le retour vers l'Europe avec le rhum, le sucre, le café,
achetés grâce à la vente des noirs. La valeur ajoutée sur les marchés
européens, là encore, sera énorme. En France, les quais de Bordeaux
et de
Nantes y doivent une bonne partie de leur splendeur. (En 1791,
106 navires
négriers quitteront encore les ports français.)
Le système est source de profits. Rare qui s'en offusque. Trop d'intérêts
de personnages haut placés sont en cause. Aristocrates, grands
bourgeois,
financent les compagnies négrières. Voltaire ne dédaigne pas
d'en être
actionnaire... L'Église, elle-même, ferme les yeux. Ses dignitaires n'ont pas
tous le cœur d'un saint Vincent de Paul.
Pourtant, la France récuse le principe de l'esclavage. Un arrêt du
Parlement de 1571 énonçait :
« La France, mère de liberté, ne permet aucun esclave. »
Conclusion retrouvée par le juriste Loisel (1536-1617) :
« Toutes personnes sont franches en ce royaume : si tost qu'un
esclave a
atteint les marches d'icelui se faisant baptiser il est affranchi. »
La loi du profit est la plus forte. Le 26 août 1670, le Conseil d'État,
à la
requête de Colbert, favorise l'esclavage en exonérant de l'impôt
de cinq
pour cent la traite des nègres de Guinée5.
Colbert connaît les excès et les vices du système. Il n'est pas dans
son
esprit d'y remédier totalement. Il désire seulement arrêter les abus
les plus
criants. Le Code noir de mars 1685 – deux ans après sa mort
– répond à sa
volonté, bien timide, de limiter l'insupportable.
L'esclave est un bien meuble. Il peut être acheté, vendu. Il ne possède pas
de droits civiques. Cependant, le mari, la femme et les enfants
ne peuvent
être vendus séparément. Les maîtres ont des obligations
bien définies quant
à l'habillement et à l'alimentation. Ils seront tout
autant poursuivis et « punis
suivant l'atrocité des circonstances » pour
avoir tué leurs esclaves.
En contrepartie, ceux-ci encourent des peines sévères  : la mort s'ils
frappent le maître ou sa famille, s'ils volent des chevaux  ; le fouet et
la
marque d'une fleur de lys sur une épaule pour un plus menu larcin.
Ce Code noir n'accorde encore que quelques protections. Cependant, ses
mesures, si limitées soient-elles, sont l'amorce d'une évolution. Celle-ci
impliquera toutefois plus d'un siècle pour franchir
d'autres pas.

*
**

Le bilan immédiat du «  commerce triangulaire  » est, par-delà sa


monstruosité, largement positif. Mais à plus ou moins long terme  ?
Ses
conséquences sont inévitables dans les colonies françaises6.
La richesse des Iles repose sur les plantations, plantations de tabac,
de
rhum, de canne à sucre, de café. Celles-ci, à leur tour, reposent sur
l'esclavage qui en permet l'exploitation au moindre coût. Les
comptoirs
africains, Saint-Louis, Gorée, assurent le gros de leurs activités avec la
traite négrière. C'est un cercle vicieux. Les intérêts en jeu
expliquent
l'obstruction et le retard apportés à des évolutions humanitaires. S'explique
aussi l'effondrement économique à l'abolition de
l'esclavage.
Certes, les colonies lointaines, Antilles, Louisiane, Saint-Domingue,
se
peuplent7. Les blancs arrivent, attirés par des perspectives favorables. Les
noirs, eux, débarquent encore plus. Si un certain métissage,
à la longue, se
produit, il demeure limité. Il n'est en rien comparable
à celui de Saint-Louis
où « les mariages à la mode du pays » profitent
aux uns comme aux autres
et débouchent sur un peuplement original8. En Amérique, l'élément blanc et
l'élément noir cohabitent sans plus.
Les écarts numériques se creusent entre
les deux communautés au
mode de vie bien opposé. Les îles françaises,
en  1789, compteront
environ  55  000  blancs, 35  000  hommes de couleur
(métis) et
700  000  noirs (dont près de  500  000  sont esclaves  !). A Saint-
Domingue, 30 000 blancs tiennent ainsi en sujétion 500 000 noirs.
Courant
discipliné endigué, les noirs travaillent. Mais que se passera-t-il le jour où le
flot emportera la digue ? Torrent impétueux, il
balaiera tout sur son passage.

*
**

L'esclavage demeure l'opprobre du premier empire colonial français


dont
il est un élément essentiel. Il n'était pas l'apanage de la France.
Les Anglais,
même devenus Américains, le pratiquaient largement.
Aujourd'hui, il
étonne, il blesse. Mœurs des temps, diront certains.
Montesquieu, en un
passage célèbre, le dépeint avec une ironie critique
qui n'ose s'engager à
fond. Il sait que c'est un sujet délicat qui
commande la prudence.

«  Les peuples d'Europe, ayant exterminé ceux d'Amérique, ont dû


mettre en esclavage ceux de l'Afrique pour
s'en servir à défricher tant de
terres. Le sucre serait trop
cher si l'on ne faisait travailler la plante qui le
produit
par des esclaves. Ceux dont il s'agit, sont des noirs
depuis les
pieds jusqu'à la tête et ils ont le nez si écrasé
qu'il est presque
impossible de les plaindre. On ne peut
se mettre dans l'esprit que Dieu,
qui est un être sage, ait
mis une âme bonne, dans un corps noir... Il est
impossible que nous supposions que ces gens-là soient des
hommes,
parce que, si nous les supposions des hommes,
on commencerait à
croire que nous ne sommes pas des
chrétiens9. »

Cette servitude, fort heureusement, n'était pas la règle partout. Bien


des
Français, outre-mer, s'honorent d'une autre attitude.
Contradiction d'une politique pouvant aller jusqu'à l'assimilation.
Richelieu ordonne :

«  Que les sauvages qui seront amenés à la connaissance de la Foi


soient désormais censés et réputés pour
naturels français... Sans être
tenus de prendre aucune
lettre de déclaration ni de naturalité. »

Concrètement la naturalisation suit l'évangélisation. Colbert lui-même


préconise les mariages mixtes. Il veut appeler les « Indiens en
communauté
de vie avec les Français » et les conduire à « composer
avec les habitants
(donc les colons) un même peuple ».
Appel entendu. Les Hurons sont pour les Canadiens français des
amis.
Les Illinois se proclament «  Frères des Français  ». En Guyane,
des
communautés christianisées se serrent autour des jésuites. A Saint-
Domingue, les prêtres missionnaires représentent un idéal de justice et
de
charité. Leur comportement leur épargnera le massacre général
réservé aux
blancs sous la Révolution.

1  Cette maison fut un moment la propriété d'Anne Pépin, la belle «  signare  »,


maîtresse du
chevalier de Boufflers, célèbre gouverneur de Gorée vers la fin de la
monarchie.
2 Là est l'origine de la Garde noire marocaine.
3 Ces chiffres sont éminemment variables.
4  Certains historiens africains avancent des chiffres plus importants. D'aucuns
regardent  50  millions comme un minimum. Ils y introduisent aussi la traite orientale, c'est-à-dire
celle pratiquée par l'est de l'Afrique vers les pays musulmans.
Celle-ci continuera jusqu'au début du
e
XX siècle.
5 R. Cornevin, Histoire de l'Afrique, page 362.
6  Elles sont bien différentes ailleurs... Mélange racial dans les possessions portugaises et
espagnoles, domination prolongée du peuplement blanc majoritaire aux
États-Unis, etc.
7 Les Mascareignes, la Guyane également.
8 A Saint-Louis, les métis prendront largement en main les destinées de la ville
9 Montesquieu, L'Esprit des Lois, Livre XV.
 
Chapitre V

 
QUELQUES ARPENTS DE NEIGE
 
Le siècle dit des Lumières s'ouvre sur une disparition.
Le  14  septembre  1715, le Roi-Soleil s'éteint. Son arrière-petit-fils, Louis
quinzième du nom, un enfant de cinq ans, assure une succession difficile.
La France sort de la guerre et elle a souffert.
Ce roi au long règne (1715-1774) a mauvaise presse. La France
oublie
qu'il lui a apporté la Lorraine et la Corse et qu'en dépit des
conflits il lui a
épargné l'invasion étrangère sur le sol métropolitain.
Elle ne se souvient que
d'une rupture de contrat.
La monarchie capétienne et ses grands commis ont tradition et mission de
façonner et de guider le pays. Le sens du devoir et des responsabilités s'est
toujours voulu l'honneur des rois. Louis XV déroge
à cette règle, pacte
tacite entre le prince et son peuple. Tout à ses
plaisirs et à ses insouciances,
il ne paraît plus incarner l'autorité et le
pouvoir. Il n'est plus le timonier qui
barre la nacelle. Il est l'artisan
auquel la conscience professionnelle fait
défaut.
Pour cette raison essentielle et parce qu'il est le chef, Louis XV se
présente donc en responsable numéro un du sort malheureux réservé
au
domaine colonial sous son règne. L'objectivité impose de relever
qu'il n'est
pas le seul coupable. Il est d'autres causes et d'autres responsabilités.
La France des Montesquieu, Voltaire, Diderot n'a plus pour les
colonies
le regard de Colbert ou de Seignelay.
Montesquieu juge en économiste  : «  L'effet ordinaire des colons est
d'affaiblir les pays d'où on les tire sans peupler ceux où on les envoie1. »
Voltaire, pas toujours inspiré en politique, lui qui préfère le « despotisme
éclairé » à la monarchie traditionnelle2, est plus acerbe : « Je
voudrais que le
Canada fût au fond de la mer glaciale même avec les Révérends Pères
Jésuites de Québec. »
L'abbé Raynal, auteur à succès d'une Histoire philosophique et politique
des Européens dans les deux Indes, s'en prend au colonisateur : « rampant
quand il est faible, violent quand il est fort, pressé d'acquérir, pressé de
jouir, capable de tous les forfaits ».
Il n'hésite pas à écrire du colonialisme  : «  Toutes les pages en sont
teintées de sang. »
Quant à Bernardin de Saint-Pierre, romancier écologiste à la mode,
il se
croit obligé de surenchérir avec une bonne foi toute patriotique : « Je croirai
avoir rendu service à ma patrie si j'empêche un seul honnête homme d'en
sortir et si je puis le déterminer à y cultiver un
arpent de plus dans quelque
lande abandonnée. »
L'Encyclopédie, pour sa part, prophétise purement et simplement la
fin
des colonies : « L'intérêt des colonies est de se rendre indépendantes. Elles
tâcheront de le devenir toutes les fois qu'elles n'auront
plus besoin à
protection. »
Diderot pose une question qui est déjà une réponse  : «  Si un Taïtien
débarquait un jour sur vos côtes et si il gravait sur une de vos pierres
ou sur
l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants
de Taïti, qu'en
penserais-tu ? »
Il ne faut donc pas s'étonner que les Français deviennent réticents
devant
le fait colonial. Ils admettent volontiers que « la France peut
être heureuse
sans Québec », ils sont casaniers et peu motivés pour
s'expatrier et s'en aller
peupler des terres nouvelles. Ils ont, il est vrai,
des circonstances
atténuantes.
Pourquoi déserter la douce France pour la vallée du Saint-Laurent
et son
austère climat ? Le littoral nord-américain, par contre, ne cesse
de recevoir
des flots d'immigrants britaniques qui trouvent, en comparaison, un ciel
beaucoup plus agréable que le leur. Au milieu du XVIIIe
siècle, ils sont ainsi
près d'un million des côtes de Virginie à la Nouvelle-Écosse. Les Canadiens
français sont à peine soixante mille, chiffre
atteint grâce à un taux de
natalité exceptionnel3.
Tout cet ensemble, carence royale, désaffection de l'élite et de la
masse,
serait déjà en lui-même suffisant, s'il n'y avait pas de surcroît
l'environnement international. La France est d'abord une nation
continentale. Le danger surgit en premier lieu de ses frontières du Rhin et
du Nord. Elle doit penser à se défendre avant de songer à secourir ses
possessions lointaines.
Pauvres colonies ! Elles sont bien isolées. La marine de Colbert n'est
plus
là pour les défendre. L'Angleterre protestante de la Maison
d'Orange,
l'Angleterre aux dents longues des marchands de la City,
l'Angleterre de
l'indomptable Pitt4, aspire à l'hégémonie outre-mer et
à la disparition de ses
rivaux en religion et en négoce.
En l'absence de personnalités susceptibles de renverser le cours des
événements, le destin d'une partie de l'empire colonial français, dans
de
telles conditions, apparaît inéluctable.

*
**

Tout débute par un scandale politique et financier d'où la notion


de
colonie, par Louisiane interposée, sort sérieusement compromise.
L'Écossais John Law, financier d'avant-garde, s'est fait fort de remplacer
l'argent liquide de plus en plus rare par du papier-monnaie et
des actions.
Ces dernières sont celles de la Compagnie d'Occident5
qu'il a créée en
août 1717 pour l'exploitation du Sénégal, des Antilles,
du Canada et de la
Louisiane (soit pratiquement tout le domaine colonial). Grâce aux bénéfices
escomptés de la Louisiane, il annonce de
fructueux dividendes.
L'engouement populaire est incroyable. On se
précipite, on se presse, on
s'écrase rue Quincampoix6, pour acheter
les actions miracles. La banque
Law devient banque royale. En avril
1719, elle est chargée de la perception
des impôts indirects, puis de la
levée des impôts directs. Le 5 janvier 1720,
Law est nommé Contrôleur
général.
Hélas, les échos du Mississippi sont désastreux. Au lieu « des roches
de
diamant, des montagnes d'or et des grottes d'émeraudes  », les malheureux
colons expédiés par Law n'ont découvert qu'impréparation et
terres
marécageuses inondées aux hautes eaux. La chute est encore
plus rapide
que l'ascension. La panique s'empare des actionnaires qui
veulent vendre à
tout prix. Le système de Law s'écroule dans la déconfiture. Le  1er
novembre  1720, tout est terminé et Law fuit en exil. Il
ne demeure qu'un
immense gâchis et un large discrédit sur les possibilités offertes par l'outre-
mer.
Certes. Néanmoins tout n'est pas absolument négatif. La Compagnie des
Indes  –  qui subsistera encore quelques décennies  –  a pu
donner une
nouvelle impulsion aux colonies d'Amérique. Déjà,
Lorient, son principal
centre de transit, sort renforcé de l'épreuve. La
Louisiane y gagne quelque
peuplement. La Compagnie y a expédié
plus de  3  000  personnes
de  1717  à  1720. Le plus grand nombre est
victime des conditions
rencontrées mais en  1726  il subsiste  2  200
blancs, embryon de la
colonisation. Ceux-là, même si Law n'a pas été
exigeant sur la qualité,
fondent des centres d'agriculture et des établissements commerciaux. Et les
esclaves débarquent pour la culture
du riz, du maïs et surtout pour celle du
tabac, du coton et de l'indigo
destinés à l'exportation.

*
**

Le traité d'Utrecht de  1713  a placé le Canada en situation délicate.


La
vallée du Saint-Laurent est prise en totalité entre la baie d'Hudson
et le
littoral nord-américain, l'un et l'autre dans des mains anglaises.
Plus grave
est la main-mise britannique sur l'Acadie et Terre-Neuve.
Elle contrôle
l'entrée de l'estuaire du Saint-Laurent. Pour y remédier,
les Français
construisent à Louisbourg, au nord-est de l'île Royale (île
du Cap-Breton),
une solide forteresse. A partir de cette base, ils sont
en droit d'espérer
pouvoir s'opposer aux incursions éventuelles des
Anglais.
Officiellement, France et Angleterre sont en paix. Dans la pratique,
celle-
ci, outre-Atlantique, est généralement respectée. De 1713 à 1744,
Canada,
Louisiane et Antilles connaissent des années d'organisation et
de prospérité.
Le  27  septembre  1717, a été définie l'organisation territoriale de
l'Amérique du Nord française. Le nord du quarantième parallèle
relève du
Canada, le sud de la Louisiane. La division est assez arbitraire. L'unité est
pourtant une nécessité face à l'adversaire commun :
l'Anglais.
Avec lui, la délimitation des frontières, plus exactement des zones
d'influence, est la pomme de discorde. Les Français sont sur le Saint-
Laurent, aux abords des Grands Lacs et par l'Ohio rejoignent le Mississippi.
Les colons anglais s'étalent sur tout le rivage jusqu'aux Appalaches et aux
Alleghanys. Tout oppose ces deux peuplements : la
nationalité, la religion.
Entre eux, deux grands axes de communication. Depuis New York, la vallée
de l'Hudson rejoint le lac Champlain
et Montréal. Plus au sud-ouest, celle
du Mohawk débouche sur le lac
Ontario. Pour barrer ces voies de
pénétration, les uns et les autres
édifient des forts. La guerre venue, on se
battra pour la possession de
ces positions clés.
Une guerre où la partie essentielle se jouera au Canada, car le
Canada
seul constitue une menace et une véritable ambition pour les
colons anglais.

*
**

Dans l'immédiat, les Français profitent de la paix pour voir plus


loin.
Pierre Gaultier de Varennes de la Vérendrye s'avance vers l'ouest
et bute sur
les Rocheuses. En dix-huit ans, il fait de l'ouest canadien
une marche
française, établissant avec ses fils une série de forts pour
essayer de
contrôler cet immense arrière-pays.
La Louisiane connaît des fluctuations. Les Natchez, poussés par les
Anglais, viennent rôder et piller. Bienville, le frère d'Iberville, non sans
mal,
tient ferme. La sécurité mieux affermie, la Louisiane, colonie adolescente,
voit peu à peu s'ériger de grands domaines et de belles exploitations. La
Nouvelle-Orléans sort de terre et devient en  1722  le centre
du
gouvernement.
Dans les îles des mers chaudes, la paix procure un extraordinaire
développement. Sucre, café, indigo font la fortune des planteurs qui
écoulent leurs productions sur le marché français. Loin du rude labeur
du
colon canadien, la société créole connaît une existence facile voire
luxueuse. Cela se sait puisqu'elle compte en 1738 près de 40 000
âmes7.

*
**

La guerre de Succession d'Autriche ne connaît en Amérique que de


brefs
épisodes (1744-1748). Les Français échouent devant Annapolis.
Plus
heureux, les Anglais s'emparent de Louisbourg, mais, à des miles
de là,
dans la péninsule indienne, ils perdent Madras. Le traité d'Aix-la-Chapelle
se solde par un pat. Les Anglais restituent Louisbourg et
les Français
Madras. Quatre années de lutte sur le continent n'ont
rien apporté de décisif.
Outre-mer, elles n'ont qu'accentué les oppositions et accru les convoitises
des colons anglais. Ceux de Boston visent
à la maîtrise économique de la
vallée du Saint-Laurent ; ceux de New
York regardent vers les Grands Lacs,
et ceux de la Virginie et des
Caroline vers la rive gauche du Mississippi et
le bassin de l'Ohio.
Leurs ambitions rejoignent les aspirations des
marchands et des politiciens londoniens. Ils ne tardent pas à le montrer.
*
**

Les hostilités s'engagent avant même l'ouverture officielle de la nouvelle


guerre dite de Sept ans (1756-1763). Un jeune Virginien appelé à
un bel
avenir – il n'a alors que vingt-deux ans –, George Washington, s'attire une
première gloire douteuse en massacrant un détachement français attiré dans
un guet-apens8 (juillet 1754).
La suite immédiate s'inscrit dans la logique de ce premier coup
bas9.
Depuis  1713, l'Angleterre a pris possession de l'Acadie. Les Acadiens,
paysans normands, bretons, du Perche ou du Poitou, sont restés
fidèles à
leur patrie d'origine, tout en s'efforçant de montrer une stricte
neutralité
dans les conflits entre leur ancien et leur nouveau souverain.
Cependant, les
Anglais s'inquiètent de leur présence et du danger
potentiel qu'elle
représente. Violant les accords, ils déportent brutalement la population
acadienne, séparant sans ménagement les familles,
détruisant maisons et
villages, traquant les irréductibles partis se réfugier dans les bois. Le
«  Grand Dérangement  » de l'été  1755  contraint
à l'exil dans les autres
colonies anglaises 10 000 Acadiens arrachés à
leurs terres et à leurs biens.
L'histoire de la Grande-Bretagne aligne
ainsi des pages noires. Le sort
misérable des Acadiens annonce celui
des Boers du Transvaal ou des Juifs
de l'Exodus...
Ce « Grand Dérangement » devrait ouvrir les yeux. L'Angleterre est
prête
à tout pour éliminer la France de son domaine colonial. Mais
qui, à Paris, en
prend conscience ?
L'affrontement s'étend et se généralise. D'entrée, chaque camp
connaît
succès et revers. L'Anglais Braddok est battu en se portant
contre Fort
Duquesne (juillet  1755). L'Allemand Dieskau, au service
de la France, est
défait à son tour (septembre 1755).
Alors que la fameuse guerre de Sept Ans débute (1756), Paris fait
un
geste. Il envoie un chef : Louis Joseph, marquis de Montcalm
(1712-1759).
Montcalm est un preux. Son âme de soldat est droite. Cette rectitude
n'empêche pas le nouveau responsable de la défense du Canada
d'être
lucide. Le rapport des forces penche par trop en faveur des
Anglais. D'un
côté, les réguliers10, les miliciens11, les alliés indiens.
De douze à quinze
mille hommes suivant le moment. De l'autre, le
flot des contingents levés
dans une colonie de plus d'un million d'habitants, renforcés par les réguliers
anglais. L'effectif de ceux-ci s'élèvera
jusqu'à 22 000 hommes. L'Angleterre
sait payer le prix fort.
Devant ce déséquilibre, Montcalm sait ce que le devoir lui
commande :
tenir et puis, aussi, ne pas faillir à l'honneur !
Prenant l'offensive, il s'empare du fort d'Oswago (août  1756) et, un
an
plus tard, du fort William Henry. La sauvagerie de ses auxiliaires
indiens
massacrant, bien malgré lui, une partie des deux mille prisonniers anglais,
ternit sa victoire.
En juillet  1758, sur une position bien organisée, il arrête devant Fort
Carillon avec  3  500  combattants plus de  20  000 Anglais. Ce beau
succès
n'estompe pas la prise de Louisbourg contraint de capituler le
27 juillet en
laissant 5 600 soldats ou marins aux mains des Anglais.
Ces derniers se renforcent sans cesse. De nouvelles troupes arrivent
du
Massachusetts, du New Jersey, de New York (17 000 hommes en
quelques
mois). Le front français fléchit. Fort Frontenac, Fort
Duquesne tombent.
Les rangs français, déjà clairsemés, connaissent la discorde. Vaudreuil, le
gouverneur, canadien de souche, n'apprécie pas le métropolitain Montcalm.
Réflexe classique et avant l'heure du pied noir vis-à-vis du pathos : « Il ne
connaît pas... il n'est pas d'ici... » Montcalm se
sent lâché et les moyens lui
manquent. Il dépêche à Paris son fidèle
Bougainville pour expliquer la
gravité de la situation.
Le futur navigateur est bien reçu à la cour. Madame de Pompadour,
la
favorite de l'heure, le soutient mais les caisses sont vides et les esprits bien
éloignés du Canada. C'est alors que Berryer, le ministre
de la Marine, lance
son fameux : « On ne cherche pas à sauver les écuries quand le feu est à la
maison. »
Voltaire, dans Candide, résumera une opinion quasi générale  : «  Vous
savez que ces deux nations (la France et l'Angleterre) sont en
guerre pour
quelques arpents de neige vers le Canada ; et qu'elles
dépensent pour cette
belle guerre beaucoup plus que tout le Canada
ne vaut12. »
Paris mise tout sur une victoire en Europe. Le sort du Canada se
négociera heureusement au traité de paix. Sous réserve que la France
soit
victorieuse...
Bougainville ne repart qu'avec  600  hommes et un mot d'ordre  :
« Conservez un pied au Canada ! »
Ce pied est Québec. Encore faut-il pouvoir le protéger. Pour ce
faire,
Montcalm se retrouve seul avec ses talents militaires et le courage des siens.
La campagne de  1759  s'ouvre mal. La famine sévit. Les ruines de
la
guerre accentuent la pénurie de ravitaillement venu de France. La
colonie
compte 52 000 habitants et 6 000 hommes de troupe à nourrir.
En face, les Anglais avec des effectifs accrus accentuent leur pression.
Leur objectif se précise : Québec. Durelle remonte le Saint-Laurent. Wolfe
progresse par terre. On se bat partout. Sur l'eau, dans les
sous-bois. Les
corps francs canadiens rivalisent d'ardeur avec l'armée
régulière. En vain.
L'ennemi est trop fort, trop nombreux. Dès la mi-juillet, Québec est sous le
feu ennemi.
La partie décisive se joue le  13  septembre sur le plateau
d'Abraham13.
L'héroïsme est égal de part et d'autre. Les deux
commandants en chef paient
tout autant de leur personne.
Wolfe est blessé trois fois en menant ses hommes à l'assaut. Il meurt
en
murmurant, après avoir appris que les Français lâchent pied : « Maintenant,
Dieu soit loué, je meurs en paix. »
Montcalm est blessé lui aussi. Atteint à la cuisse et à l'aine, il doit
s'éloigner du champ de bataille. Il mourra dans la nuit.
Le  18  septembre, Québec, à bout de forces, capitule. Le Canada est
pratiquement perdu.
Le chevalier Levis, l'un des seconds de Montcalm, tente une ultime
résistance pour défendre Montréal. Quelques milliers d'hommes en
lambeaux, mal armés, se battent encore, ne serait-ce que pour l'honneur.
Pour éviter le pire à ses compatriotes et les préserver de destructions
inutiles Vaudreuil se résout à une capitulation générale. Les Canadiens
garderont leur foi et leurs biens mais ils deviendront sujets anglais.
Une
sujétion qu'ils toléreront mais n'accepteront jamais. Dans ses
armes, Québec
inscrira fièrement : « Je me souviens. »
A Paris, Choiseul, cynique ou amer, écrit à une amie : « J'ai appris
que
nous avons perdu Montréal et par conséquent tout le Canada. Si
vous
comptiez sur nous pour les fourrures de cet hiver, je vous avertis
que c'est
en Angleterre qu'il faut vous adresser. »
Épitaphe d'une terre où les Français, derrière Voltaire et quelques
autres,
ne voyaient qu'arpents de neige ou peaux de fourrure...

*
**

Durant cette terrible guerre de Sept Ans, profitant de leur maîtrise


sur
mer, les Anglais s'en sont pris aux Antilles. La Martinique, la
Guadeloupe,
et les autres îles ont dû céder. Elles sont occupées. Seule,
Saint-Domingue,
bien peuplée, a pu résister.
En Louisiane, Trézelec, breton comme son nom l'indique, a écarté
le pire,
d'une main ferme. (Certains la disent tyrannique.) Grâce à lui,
la Louisiane
française a évité l'invasion.
Plus au sud, la Guyane a été sauvée par une tempête opportune.
La flotte
de l'amiral Warin, envoyée exprès d'Angleterre, n'a pu
atteindre son but. La
France équinoxiale que tout le monde à Paris
croyait aux mains des Anglais
n'a pas changé de pavillon. De l'autre
côté de l'Atlantique, en revanche,
Saint-Louis a été pris par un débarquement surprise. Gorée, de par sa
position, a résisté de longs mois
avant de devoir s'incliner.
Ainsi, pratiquement partout  –  sauf à Saint-Domingue  –  la
Grande-
Bretagne l'a-t-elle emporté outre-mer.

*
**

En Europe, cependant, les belligérants sont las d'une guerre qui n'a
que
trop duré surtout pour le commerce britannique. La négociation
s'impose.
Hélas, contrairement aux espoirs de la Cour, la guerre continentale n'a été
qu'à demi favorable à la France.
Le traité de Paris, le 10 février 1763, est une des dates noires de
l'Histoire
de France. Il sonne le glas du premier Empire colonial français.
En Europe, l'essentiel est préservé, mais, outre-mer...
Saint-Domingue n'est pas touchée. La Martinique, la Guadeloupe
sont
restituées ainsi que la petite île de Sainte-Lucie. L'opinion est
satisfaite. Les
bons esprits se félicitent. Les colonies qui « rapportent »14 sont sauvées. La
France retrouve aussi Saint-Pierre-et-Miquelon, alors déserts, et des droits
de pêche sur les bancs de Terre-Neuve.
Les ports du littoral de la Manche et
de l'Atlantique pourront poursuivre leur activité.
A quel prix, en contrepartie !
L'Espagne, alliée de la France, reçoit un dédommagement. Elle
abandonne la Floride à l'Angleterre et Paris lui cède la rive droite de
la
Louisiane avec La Nouvelle-Orléans et Mobile. C'est faire vite abstraction
des sentiments des colons français installés là-bas.
L'Angleterre, royalement servie, devient une grande puissance coloniale
au détriment de la France. Elle obtient :
– le Canada y compris l'île Royale (île du Cap-Breton) ;
– la rive gauche du Mississippi avec la Salle des Illinois ;
– la Dominique, Saint-Vincent, la Grenade, Tobago ;
– les comptoirs d'Afrique occidentale (sauf Gorée) ;
tous, terres à peuplement français ;
– les Indes.
Car il y avait aussi les Indes, à plus de 3 000 km à l'est du Cap de
Bonne-
Espérance !

1 Lettres persanes, Lettre CXXI, Usbek à Rhédi.


2 Qu'on songe à son soutien actif au militarisme prussien générateur du militarisme allemand...
3 Il y aura 76 000 colons français en Amérique du Nord, en 1763.
4 Homme politique anglais (1708-1778). Véritable Churchill du XVIIIe siècle.
5 Devenue peu après la Compagnie des Indes ; elle absorbe la Compagnie des
Indes Orientales, la
Compagnie d'Afrique, la Compagnie de la Chine.
6 Où siège la banque Law.
7 Qu'on peut diviser en grands blancs et petits blancs. Les premiers, aristocrates ou roturiers ayant
réussi, vivent bien. Les seconds, les malchanceux, sont un
tiers état précédant les mulâtres et les
noirs, libres ou esclaves.
8  Les camarades des disparus réagiront. Washington sera encerclé, contraint à
capituler. Dans le
document signé à cette occasion, il admettra formellement la
notion d'assassinat sur cet incident.
9 Qui, en fait, n'est pas le premier. Qu'on note, par exemple, les interceptions
de navires français
bien avant les déclarations de guerre.
10 Environ 3 000 hommes.
11 Tous les hommes de 15 à 60 ans sont requis au titre de la milice. En gros,
12 000 combattants
sont ainsi enrôlés. Les effectifs indiens varient. Montcalm
pourra, au total, regrouper 20 000 hommes
12 Candide ou l'optimiste, chapitre 23.
13 Ce site à proximité de Québec est aussi désigné sous le nom de plaines
d'Abraham.
14 Comme toujours, l'intérêt personnel des hommes politiques est déterminant.
Choiseul, chef de
fait du gouvernement, tire, comme bien d'autres personnages
influents, une bonne partie de sa fortune
personnelle des îles. On comprend son
acharnement à défendre les uns au détriment des autres.
 
Chapitre VI

 
LES INDES – L'INDE FRANÇAISE
 
Car il y avait aussi l'Inde française.
L'Inde ou les Indes ? On ne sait plus, tant cette histoire est compliquée à
souhait. L'aventure coloniale française y est à l'image du pays.
Tout se mêle.
Tout s'embrouille.
L'Inde, cette gigantesque1  canine plantée dans l'océan Indien, est
un
damier. Ethnies, croyances, langues, États s'y croisent et s'enchevêtrent. La
nature tropicale largement baignée par le flot généreux de
la mousson a de
tout temps drainé des populations prolifiques, aux
civilisations contrastées.
La sagesse du Bouddha s'oppose à la ségrégation du Brahmanisme et de ses
castes, véritable «  apartheid  » avant
l'heure. L'Islam importé par le
conquérant mongol ou afghan a largement recouvert les bassins du Gange et
de l'Indus. L'Inde, en dépit
de son isolement géographique (la mer au sud, la
montagne au nord),
n'a pas d'unité politique, religieuse ou culturelle quels
que soient ses
trésors artistiques et ses richesses naturelles.
Qu'importe  ! L'Inde, et avec elle tout cet Extrême-Orient, de Cathay
à
Cipango2, fascine. Les esprits européens rêvent de ces contrées fabuleuses
d'où proviennent  : «  rubis de Ceylan, émeraudes de la Perse,
perles
d'Ormuz, muscade de Bantam3, clous de girofle des Moluques,
poivre et
gingembre de l'Inde ».
Pour accéder à cet univers oriental si prometteur, la route terrestre
est
longue, incertaine, interdite même parfois. Les Portugais, les premiers, ont
forcé la voie maritime. Bartholomé Diaz a doublé le cap
de Bonne-
Espérance et en 1498, Vasco de Gama a mouillé devant
Calicut, sur la côte
de Malabar, dans la mer d'Oman. Vasco de Gama,
Albuquerque et leurs
successeurs se regardent chez eux. Ils s'imposent,
par le fer et par le sang, à
l'Espagnol. Gao devient la métropole de
leur nouveau fief qui essaime ses
comptoirs sur tout le pourtour de la
péninsule. Le XVIe siècle, dans l'océan
Indien, est le siècle des Portugais.
Leur déclin4 permet aux autres Européens de s'aventurer progressivement
vers l'Extrême-Orient. Si les Espagnols ont leurs préoccupations
américaines, les Anglais et les Hollandais ont les coudées
franches. Les
premiers s'établissent à Surate, à Madras et sur le pourtour du Dekkan. Les
seconds s'aventurent encore plus loin, par-delà
Sumatra et Bornéo, jusqu'à
Formose, non sans s'être assurés de
bonnes escales à Surate, Cochin et
Ceylan.
Voici enfin les Français  ! On l'a dit, dans leur aventure indienne,
tout
s'embrouille, tout se mêle. Le grand fil de l'Amérique du Nord
française
n'existe pas. Là-bas, tout était clair : une implantation sur le
Saint-Laurent
et les Grands Lacs. Une poussée sur le Mississippi jusqu'au golfe du
Mexique. Une rivalité franco-anglaise où la loi du
nombre finit par
l'emporter. Dans cet univers, quelques hautes figures,
personnages de
devoir : Champlain, le père Marquette, Cavelier de La
Salle, Montcalm et
d'autres. Derrière eux, un peuplement héroïque
dans sa modicité et
confronté à des populations de souche, peu importantes et réduites au rôle
d'auxiliaires.
Dans l'Inde, rien de tout cela. L'action est partout et nulle part. La
bataille
paraît perdue et elle reprend. Les chefs n'ont pas la belle carrure de leurs
homologues canadiens. L'élément européen transplanté
est marginal. Les
aventuriers abondent. Les soldats locaux sont les
gros bataillons. De leur
engagement dépend, en bonne partie, le sort
de la lutte. Le profit, plus que
la domination territoriale, en reste la
finalité profonde. Ceux qui l'oublient
le paient. Dans cet écheveau
emmêlé, il n'est guère de trame hormis
l'éternelle constante de l'hostilité anglaise.

*
**

L'avance française vers l'Inde s'amorce sérieusement sous Louis XIII


et
Louis XIV enfant5. Ce n'était jusqu'alors qu'équipées de marins ou
marchands hasardés au-delà du Cap.
En 1638, Salomon Goubert prend possession d'une petite île volcanique
accueillante et pratiquement vide6. « Une île paresseuse où la
nature donne
des arbres singuliers et des fruits savoureux  », écrira
Charles Baudelaire.
L'œil du poète oubliera la hardiesse d'un relief
s'élevant à plus
de  3  000  mètres. En  1649, cette «  Possession  » deviendra l'île Bourbon.
Colons européens, esclaves noirs, immigrés indiens,
peupleront au fil des
ans ces 2 500 km2 destinés à constituer le môle
de la présence française au
sud-est de l'Afrique7.
Celle-ci s'affermit. Le  24  juin  1642, Richelieu, par lettres patentes,
octroie au capitaine dieppois Rigault la concession de Madagascar et
des
îles adjacentes pour dix ans. L'année suivante, le Rochelais Pronis
élargit le
champ d'action esquissé par les premiers établissements. A
la corne
méridionale de l'île, il fonde Fort Dauphin en l'honneur de
l'héritier du
trône, le futur Louis XIV. Par extension, les Français
dénommeront la
grande île, l'île Dauphine. Ils tiennent désormais des
bases de départ
(vouées, du reste, à des destins incertains).
Sur la foi des rapports prometteurs qui lui parviennent, Colbert, en
1664,
crée la compagnie des Indes orientales8, appelée à bien des aléas
et de
multiples transformations. L'édit de concession au mois d'août
1664 accorde
à la Compagnie, à perpétuité, avec les droits de justice,
seigneurie et
souveraineté absolue, toutes les terres qu'elle pourra
découvrir ou conquérir.
Avec 15 millions de livres de capital, elle se
voit octroyer le monopole du
trafic, pendant cinquante ans, entre Le
Cap et le détroit de Magellan, la
propriété de l'île Dauphine, ainsi que
primes et remises de droit. Ces
prérogatives sont énormes. Les mains
parisiennes qui les détiennent,
éloignées des réalités, sauront-elles les
exploiter ?
A défaut, l'outil de travail existe. Il assurera l'extension vers la
péninsule
indienne au départ des Mascareignes (Ile Bourbon et Ile de
France9). Sa
finalité est naturellement celle de toutes ces compagnies
commerciales  :
dégager du profit. Plus que toute autre, cette compagnie des Indes restera
sous ce signe. Il engendrera bien des conflits
lorsque, sur place, certains de
ses agents voudront déborder du cadre
de leurs activités à caractère lucratif.
On s'en rendra compte avec
Dupleix.

*
**

Le destin de l'Inde française est lié à l'action de quelques personnalités


d'où émergent quatre noms : Martin, Dupleix, Bussy, Lally-Tollendal.
L'Inde où débarquent les premiers Français vit encore, en bonne
partie,
sous la férule de ceux que l'on appelle les Grands Moghols.
Héritiers de ces
infatigables destructeurs d'humanité, les Gengis Khan
et Tamerlan, les
Moghols islamisés, surgis des steppes du Turkestan,
ont déferlé sur l'Inde.
Un de leurs princes, Babur, au début du XVIe
siècle, s'est saisi de la vallée du
Gange jusqu'au Bengale. Son petit-fils
Akbar (1556-1605) pose l'Empire dit
des Grands Moghols sur toute
l'Inde septentrionale et centrale. Par sa
tolérance et son libéralisme, il
lui donne un éclat inégalé avant que ses
lointains successeurs, après la
mort du célèbre Aurangzeb en  170710, de
tyrannie en fanatisme ne
conduisent au morcellement. Au sud, au milieu du
XVIIe siècle, les
royaumes hindous du Dekkan11, en principe vassaux du
Grand Moghol, se heurtent à la montée des montagnards marahtes de la
région
de Bombay, en quête de revanche sur les musulmans12.
Les Français débarquent ainsi dans un pays loin d'être stabilisé.
D'autres
Européens, on le sait, les ont précédés à Diu, Surate, Bombay, Gao, Calicut,
Tranquebar, Pondichéry, Madras, Pulicat et dans
l'île de Ceylan. Les
nouveaux venus doivent s'imposer sur une terre
qu'une poignée de leurs
compatriotes, Tavernier, Bernier, Chardin, ont
déjà reconnue et aimée.
Le Hollandais Caron, passé au service de la France, installe un
comptoir
à Surate (1665). L'amiral de La Haye, envoyé avec une forte
escadre que le
grand public baptise «  flotte de Perse  », s'empare de
San Thomé13, ville
appartenant au roi de Golconde (1762). Il y laisse,
après quelques autres,
comme agent de la Compagnie des Indes, François Martin.
Ce Parisien, travailleur infatigable, honnête – ce qui n'est pas si
commun
outre-mer  –, est le véritable fondateur de l'Inde française.
En vingt-huit
années passées aux Indes, par son énergie et une habile
politique indigène,
il assoit l'audience de sa compagnie et par là même
de la France dans le
Carnatic14. Les difficultés ne lui sont pas épargnées au moment où les
guerres européennes font rage (guerre de Hollande, guerre de la Ligue
d'Augsbourg avant la terrible guerre de
Succession d'Espagne). Hollandais,
Espagnols, Anglais, suivant
l'heure, se liguent contre la France.
Martin en subit les contrecoups. Comme tant de coloniaux, avant
et après
lui, Martin se retrouve seul lorsque la guerre éclate à nouveau
en Europe
en 1689. Il est entre Mahrates et Empire moghol et il a
contre lui les Anglo-
Hollandais. Ces derniers avec leurs flottes font le
siège de Pondichéry, dont
le prédécesseur de Martin a obtenu la cession du nabab15 de Gardchou par
sympathie pour ne pas dire par
amitié. Martin n'a aucun navire à opposer.
En septembre 1693, il doit
capituler et abandonner les lieux. Heureusement,
la paix de Ryswick
(21 septembre 1697) rend Pondichéry. Martin revient. Il
en fait une
cité de  50  000  habitants et un port actif. Plus au nord, au
Bengale,
Bouneau Deslandes avait déjà acheté Chandernagor
pour 400 roupies.
Après la mort de Martin en  1706, l'Inde française périclite pendant
une
dizaine d'années. L'intermède de Law ranime la Compagnie des
Indes
absorbée par l'ingénieux financier. Les successeurs de Martin en
profitent
pour s'étoffer  ; Beauvoillier achète Mahé (1721). Dumas
acquiert Karikal.
Ce même Dumas inaugure une grande politique. Sortant des ornières du pur
négoce, il se fait le défenseur du nabab du
Carnatic contre les Mahrates.
L'entreprise réussit. Elle a porté haut le
prestige français au moment où le
gouverneur de Chandernagor,
Joseph Dupleix, prend (en 1741) la suite de
Dumas rentrant en France
afin d'assumer la direction de la Compagnie.
Avec Dupleix, l'Inde française change de visage. Rivée pratiquement
sur
les comptoirs du littoral, elle déborde brusquement sur la majeure
partie de
la péninsule. L'empire français des Indes, ou supposé tel,
s'identifie à ce
nouveau venu.
Rien, a priori, ne paraissait prédisposer Joseph Dupleix (1697-1763)16  à
un tel destin. Ce personnage, à la silhouette à la Balzac,
offre de prime
abord l'allure d'un honnête marchand. Tel est du reste
son métier. Arrivé très
jeune dans le pays, il reste dix ans à Chandernagor, gérant fort correctement
les intérêts de la Compagnie des Indes,
son employeur, et les siens propres
par la même occasion. Il s'affirme
un spécialiste du fameux commerce
d'Inde à Inde17.
En témoignage de ses bons services, sa compagnie le nomme à
Pondichéry. A quarante-cinq ans, il devient, de fait, gouverneur de l'Inde
française.
Est-ce l'effet de sa promotion  ? Est-ce l'effet de celle qu'il a épousée,
Jeanne Albert de Castro, une enfant du pays, fille d'un chirurgien
français et
d'une mère métissée de Portugais et d'Hindou. Est-ce le
démantèlement
accéléré de l'empire des Grands Moghols, ouvrant
d'autres perspectives  ?
Est-ce l'impérieuse nécessité de se procurer des
capitaux chichement
mesurés par la Compagnie  ? (Instaurer un protectorat sur des territoires
permet de prélever des ressources indispensables au développement.)
L'ensemble a joué. Brutalement, Dupleix le négociant avisé se transforme
en Dupleix le conquérant audacieux.
Il a pour lui un gros atout. Il connaît l'Inde, ses coutumes, ses
faiblesses.
Son long séjour au Bengale à Chandernagor lui a même
valu le titre de
nabab. Ce Français est aussi prince indien. Au plan
pratique, par-delà
certains avantages personnels conséquents, cette distinction place les
établissements français sous la protection du Grand
Moghol. En 1742, outre
Pondichéry, ceux-ci se nomment Surate dans
le Goudjerate, Mahé et Calicut
sur la côte de Malabar, Karikal dans
le sud du Carnatic, Masulipatam et
Yanaon aux Circars, Balassore
dans l'Orissa, Chandernagor, Cassimbazar,
Patna et Dacca dans le
Bengale. L'ensemble cerne assez bien le littoral de la
péninsule. Les
Anglais, pour leur part, sont à Bombay et Tellichery sur la
côte mahrate, à Madras dans le Carnatic, et Calcutta dans le Bengale. Ils ne
sont pas mieux lotis.

*
**

En Europe, éclate une nouvelle fois la guerre. Celle-là s'appelle la


guerre
de Succession d'Autriche (1743-1748). Tandis qu'on se bat en
Bohême ou
dans les Flandres et que le maréchal de Saxe réussit son
triplé de Fontenoy,
Raucoux et Lawfeld contre Anglais et Hanovriens,
en Inde, compagnie
française et compagnie anglaise (East India
Company) se retrouvent face à
face.
Pour une fois, le Français reçoit de l'aide. Mahé de La Bourdonnais,
gouverneur des Mascareignes, arrive à la rescousse avec une
flotte. La
Bourdonnais est un bon chef de guerre et il a bien administré les îles,
assurant leur prospérité. Mais il aime trop l'argent. Il
prend Madras, chef-
lieu de l'Inde anglaise, mais refuse de raser la
place en dépit des adjurations
de Dupleix. Un «  pot-de-vin  » de
100  000  pagodes est passé par là...
Dupleix perd ainsi l'occasion de
porter un coup durable à ses adversaires.
L'incident finit d'altérer les
rapports déjà tendus entre le marin et le terrien.
Dupleix accuse. La
Bourdonnais doit se retirer en laissant une bonne partie
des troupes
qui l'accompagnaient. Elles seront, par la suite, fort utiles à
Dupleix
pour réaliser ses projets18.
Les Anglais veulent effacer le revers de Madras. L'amiral Boscawen
s'en
prend à Pondichéry, capitale symbole de la présence française.
Dupleix est
dans ses murs. Galvanisant les énergies, il oblige Boscawen
à lâcher prise.
Le nabab Dupleix apparaît pour l'Inde entière comme l'« homme
qu'on ne
peut vaincre ».
La paix d'Aix-la-Chapelle restitue Madras aux Anglais contre
Louisbourg
au Canada mais ne règle rien. L'Angleterre tient trop à
abattre la puissance
coloniale et commerciale de la France.
L'année 1748 est pour l'Inde une échéance difficile. Le Grand Moghol, le
soubab du Dekkan meurent. Leurs successions sont délicates.
Les Mahrates
se mobilisent. Les Anglais tissent des complots aux
intentions évidentes.
Dupleix, bien informé  –  son épouse est son meilleur agent de
renseignements  –  noue ses propres alliances. Il les complète sur le terrain
où ses lieutenants, La Touche, Bussy, à la tête de quelques centaines
d'hommes – soldats européens ou cipayes – réalisent des prouesses.
A ce jeu
périlleux Bussy se veut le meilleur. Les dieux ont comblé ce
jeune officier :
intelligence, courage et la beauté en prime. Une nuit,
Gédéon moderne, il
s'infiltre avec trois cents braves dans le camp du
prince hindou, son
adversaire du moment. Se dévoilant brusquement,
il y jette la terreur et la
déroute. L'ennemi s'enfuit, laissant plusieurs
milliers de tués.
La diplomatie complète l'ouvrage des guerriers. Les protégés de
Dupleix
l'emportent sur leurs rivaux. En avril  1751, l'un de ceux-ci,
Salabet Jang,
appuyé par Bussy, entre à Hyderabad, la capitale de
l'État du même nom.
Tenir Hyderabad est tenir le Dekkan. En contrepartie, le nouveau soubab
reconnaît le protectorat français. Le Carnatic passe sous l'autorité de
Dupleix. Les rudes Mahrates eux-mêmes
reconnaissent le protectorat. En
quelques années, de 1747 à 1753, la
majeure partie de la péninsule indienne
au sud de la plaine indo-gangétique tombe dans la mouvance française.
L'ensemble représente une
superficie égale à deux fois la France et peuplé
d'environ 30 millions
d'habitants.
Le fait est d'importance mais il ne doit pas être déformé. Mouvance
n'est
pas propriété. Ces vastes territoires ne relèvent pas directement
de l'autorité
française et royale. (Dupleix, d'ailleurs, n'a pas les
moyens matériels de les
administrer et de les contrôler directement.)
Tout repose sur l'action et le
prestige de deux hommes  : Dupleix et
son second Bussy. Ces deux
hommes, au fond d'eux-mêmes, n'ont pas
les motivations profondes d'un
Cavelier de La Salle œuvrant pour son
roi. Ils travaillent pour leur
compagnie, leur gloire et leur profit. La
différence n'est pas mince.
En bref, le pays ainsi dominé, en dehors des comptoirs du littoral,
possessions affermies, n'est qu'une zone d'influence. Cette situation
pourrait
toutefois autoriser d'autres lendemains politiques et commerciaux.

*
**
Dupleix est parvenu au faîte de sa puissance. « Souvent, dit Voltaire, les
Indiens le traitent de roi et sa femme de reine... Les plus
grands seigneurs
en Europe n'ont ni autant de pouvoir, ni autant de
splendeur. »
Mais «  la roche Tarpéienne est près du Capitole  », rappelaient les
Romains.
Les Français sont bloqués devant Trichinopoly19. Appuyés par les
Anglais, Muhammad Ali, le souverain local, refuse l'allégeance à
Dupleix.
Le siège s'éternise (1751-1753), sanctionné en juin  1752  par
un lourd
revers. Law de Lauriston, neveu du trop célèbre financier,
est battu et
capitule en rase campagne avec 35 officiers, 650 Européens
et 300 Cipayes.
Paris s'émeut.
Dupleix n'est pas aux Indes pour faire la guerre mais pour faire de
l'argent. La Compagnie veut des bénéfices et non des dépenses.
Louis XV
et Machault, son ministre, en paix – pas pour longtemps
– avec l'Angleterre,
souhaitent la préserver. Le différend en Inde, par
compagnies interposées,
ne peut qu'envenimer les relations. Le rappel
de Dupleix est décidé.

*
**

En août  1754, un certain Charles Godeheu, mandaté par la Compagnie,


débarque à Pondichéry. Cette arrivée signifie un départ. A la mi-octobre,
Dupleix quitte à jamais les Indes. Son rôle y est terminé et
une grande page
se tourne.
Dupleix a bâti un grand rêve. Il a ébauché un empire. Pouvait-il
aller plus
loin, réussir ce que les Anglais réaliseront (non sans peine
et en bien des
années) ? Dans le contexte de son époque, très certainement, non. Qui, en
France, se souciait d'un éventuel Empire des
Indes ? Personne. Ni le roi, ni
la cour, ni les beaux esprits, ni l'opinion
publique  –  du moins ce qu'il en
était  –  n'avaient cure de ce pays
aux antipodes, à plusieurs mois de
navigation. Les directeurs de la
Compagnie ne parlaient que de dividendes.
Dupleix, seul, avec ses
maigres moyens20 était condamné. Il eut le mérite de
tenter. Peut-être
avait-il entendu le Taciturne21 lui souffler à l'oreille : « Qu'il
n'est pas
nécessaire d'espérer pour entreprendre. Ni de réussir pour
persévérer. »
Dupleix lui-même a-t-il vraiment connu l'échec ? Personnellement,
non.
L'œuvre est audacieuse mais non compromise lorsqu'il s'éloigne
des côtes
de Coromandel. Des positions étaient acquises  : Carnatic,
Dekkan,
provinces mahrates, comptoirs du Bengale et de la côte de
Malabar. Elles
pouvaient être préservées. La métropole, les successeurs, l'Anglais surtout,
ont sapé l'ouvrage22.
Godeheu ne fait qu'un bref passage. Son successeur, Duval de Leyrit,
aussi terne que lui, se trouve vite confronté à la guerre qui couvait
en
Europe. L'Angleterre, bien décidée à éliminer son rival commercial,
met en
jeu les moyens voulus aussi bien sur le continent qu'en Amérique et aux
Indes. Elle a pour elle sa marine, sa hargne et un certain
Pitt, premier
ministre sans complaisance.
Paris, pour faire face au danger en Inde, expédie quelques troupes
et un
commandant en chef, Lally-Tollendal (1702-1766). Ce fils d'un
immigré
irlandais catholique et d'une Dauphinoise est un soldat de
métier. Il en a les
excès. Courageux – il s'est bien battu en Europe
– , foncièrement honnête, il
ne jure que par la rigueur et la discipline.
Le sens psychologique, l'art de la
nuance et du compromis lui échappent totalement. Intègre dans un vivier
qui ne l'est pas, il condamne
sans rémission. Carré, il ignore les dessous
d'une politique de finesse,
d'alliances négociées, de services achetés. Le
résultat est inévitable. Ses
adjoints et son armée récusent un chef aussi
cassant que méprisant.
Ses alliés, désorientés, lâchent un «  protecteur  »
aussi peu diplomate
et compréhensif.
Lorsque Lally-Tollendal débarque à Pondichéry en avril 1758, au
terme
d'un voyage de près d'un an, le premier acte est déjà joué. Il
ne saurait donc
lui être reproché.
A partir de Calcutta, vieux comptoir de l'East India Company, les
Anglais
ont frappé les premiers et investi le Bengale. Chandernagor
est tombé
le 23 mai 1757. Cinq semaines plus tard, à Plassey, les alliés
de la France
ont fait défection. C'en est fini de l'influence française
au Bengale. La
conquête des bouches du Gange ouvre les portes de
l'Inde aux Anglais qui
s'engouffrent dans la brèche. Elle a aussi révélé
un homme de guerre,
cynique et redoutable, Clive23. Les Français le
retrouveront constamment
contre eux tout au long de la campagne.
L'heure de Lally-Tollendal a sonné. Il a deux handicaps : la faiblesse de
sa flotte et son propre caractère.
Sa première décision n'est pas particulièrement opportune. Pour se
renforcer, il rappelle Bussy toujours à Hyderabad. Il abandonne ainsi
le
Dekkan, annihilant le travail effectué depuis sept ans en dégarnissant tout
un flanc du Carnatic, le fief français par excellence. Après
quoi, il se porte
sur Madras, espérant, sans doute, renouveler l'exploit
de Dupleix et de La
Bourdonnais, dix ans plus tôt. Mais Madras
résiste. Clive accourt à la
rescousse. En février 1759, Lally-Tollendal
doit lever un siège sans espoir.
L'assaillant qu'il était se retrouve sur
la défensive. Clive le lui fait bien voir.
Masulipatam est occupé. La côte d'Orissa, au débouché des fleuves
descendus du Dekkan, est perdue. Les revers précipitent les changements de
camp chez les princes hindous. L'humeur irascible de Lally-Tollendal
entraîne des mutineries dans l'armée.
La menace se précise sur Pondichéry investie une nouvelle fois24. Lally-
Tollendal montre son courage habituel, mais le courage ne suffit
pas pour
sauver une place. L'Anglais tient la mer et cette mer reste
vide de vaisseaux
à fleurs de lys. La discorde règne dans le camp
français. Par ses diatribes et
ses imprécations, Lally-Tollendal affaiblit
la résistance plus qu'il ne la
conforte. Le 16 janvier 1761, la ville doit
capituler.
Pratiquement, les Anglais sont les maîtres partout, les établissements
de
la côte de Malabar ayant aussi succombé. Il n'est plus d'Inde française. Les
chefs et leurs troupes sont prisonniers. Les comptoirs sont
occupés. Les
pays sous protectorat ont été abandonnés. L'Inde est-elle
perdue à jamais
pour la France ?
Le traité de Paris (10 février 1763) rétablit un semblant de souveraineté.
Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Mahé, Karikal sont récupérés. Ils
seront les noms que les jeunes écoliers français réciteront
pendant des
décennies. Avec eux quelques «  loges  », établissements ou
entrepôts
commerciaux de valeur inégale : Calicut, Dacca, Patna,
Jougdia, etc.
Les rêves de Dupleix sont loin.
Un homme paye la défaite. Ramené en Europe par les Anglais,
Lally-
Tollendal est traduit en justice. L'ex-commandant en chef est le
bouc
émissaire des mauvaises consciences. Qui s'est vraiment soucié
de porter
secours à Pondichéry  ? Déclaré convaincu de «  haute trahison envers les
intérêts du Roi et de la Compagnie, abus d'autorité,
vexations et exactions »,
Lally-Tollendal est condamné à mort et décapité le  9  mai  1766. Son fils,
assisté par Voltaire toujours à l'affût pour
discréditer la justice royale, se
battra pour la réhabilitation. Il n'y
parviendra qu'à la longue25. Le
philosophe a sans doute, dans cette
triste affaire, la répartie exacte sur les
responsabilités du malheureux
Lally-Tollendal  : «  La tête lui avait tourné
mais il ne méritait point
qu'on la lui coupât. »
*
**

Au lendemain du traité de Paris, pendant une quinzaine d'années,


l'Inde
française, amputée et meurtrie, s'efforce de revivre. Law, l'ancien
maquisard26, Bellecombe27, un «  militaire plein de dignité  », sont
des
consciencieux gouverneurs de ces vestiges d'un empire dont la destinée se
joue à des miles.
En  1769, le roi décide de supprimer le monopole de la Compagnie
des
Indes et procède à une intégration des Comptoirs28. Leur administration
passe progressivement sous le contrôle royal.
En  1774, un prince vertueux succède à un débauché mal aimé. Le
nouveau monarque apprécie l'étude de l'histoire et de la géographie.
Ce
penchant est-il suffisant pour expliquer l'attrait soudain de l'outre-mer  ?
Plus sûrement le goût de cendres du traité de Paris réveille les
énergies.
Sartine, ministre de la Marine et des colonies, s'attache, après
Choiseul, à
reconstruire une marine digne du passé de Colbert. Sans
marine, rien n'est
possible. Le commerce s'intensifie avec les Iles. Un
parti créole s'agite à la
cour. Nouveau monarque, nouvel esprit, un
nouvel essor redevient possible.

*
**

Nouvelle équipe à la tête du royaume. Nouveau regard vers les rives


lointaines. Nouvelle marine bien reconstituée. Les conditions sont réunies
pour être à même de saisir une opportunité.

*
**

Celle-ci surgit, du Nouveau Monde lui-même, impromptue et brutale.


Les janissaires turcs renversent les marmites en signe de révolte. Les
colons américains les imitent avec des balles de thé. La guerre de
l'Indépendance américaine commence (1775-1782) pour cause de fisc
et de
taxes.
Après quelques atermoiements, la France de La Fayette s'engage.
L'occasion est trop belle pour ne pas en découdre et prendre une
revanche
sur le vieux rival d'outre-Manche. Louis XVI et Vergennes,
son ministre des
Affaires étrangères, en conviennent. Dès lors, pendant
cinq ans, on se bat
partout, dans l'Atlantique, dans l'océan Indien, en
Amérique, en Afrique, en
Asie.
Le corps expéditionnaire s'illustre et gagne sous Rochambeau. De
Grasse,
Guichen, d'Estaing, La Motte-Picquet, rivalisent dans le golfe
du Mexique
et la mer des Antilles. Bouillé enlève la Dominique, réoccupation suivie par
celle de Sainte-Lucie et de la Grenade (dont le
récit du brillant assaut est
l'événement de Versailles), de Tobago, de
Saint-Vincent, de Saint-
Christophe. En Afrique, Vaudreuil, Lauzun,
chassent l'escadre britannique
et remettent pied à Saint-Louis et sur
la côte occidentale.
En Inde, la lutte, au départ, est plus indécise. L'éloignement est
considérable. Les comptoirs, peu fortifiés depuis le démantèlement de
l'occupation anglaise, sont des proies vulnérables. La flotte locale est
modeste. A Paris, l'Amérique reste l'affaire primordiale. Pondichéry
peut
attendre.
Pondichéry a cependant des atouts. Les Mascareignes bien qu'à trois
mille kilomètres sont une excellente position pour se lancer dans
l'océan
Indien. Port-Louis, la capitale de l'île de France, possède une
très bonne
rade susceptible d'accueillir une importante escadre. Dans
la péninsule, à
condition de savoir l'exploiter, l'hostilité vis-à-vis des
Anglais de certains
princes hindous peut constituer une aide appréciable. Il est notoire, par
exemple, qu'Haidar Ali, nabab de Mysore,
récuse la présence anglaise. Il y
a aussi cette pléthore d'aventuriers
surgis aux quatre coins du pays. Soldats
de fortune à l'épée insolente,
ils se mettent au service du plus offrant. Leur
vie est un roman de
tous ces Sombre, Boigne, Perron, Modave, Madec,
Gentil et autres29. Grands amateurs de femmes et diamants, ils ont malgré
tout le bon
goût de ne pas oublier qu'ils sont nés français. Leur influence, là
encore sous réserve de judicieux emploi, peut procurer de bénéfiques
alliances.
Les Anglais frappent les premiers. Ayant l'avantage du nombre et
de la
suprématie maritime, ils occupent à nouveau Chandernagor puis
Karikal.
Pondichéry assiégé fait une défense héroïque, mais Bellecombe n'a
que 600 à 700 Européens à opposer aux 20 000 hommes
du colonel anglais
Munro. La ville doit capituler le  17  octobre  1778.
Une fois de plus, les
comptoirs français connaissent l'occupation
anglaise.
Il n'est qu'un élément positif. Haidar Ali puis son fils Tippov sont
entrés
en lutte, non sans succès, contre les Anglais.
S'associer à ce prince, envoyer un corps expéditionnaire, apparaissent, de
Paris, les seules voies possibles pour retourner la situation.
Pour mener cette
nouvelle guerre, deux chefs de prestige reçoivent le
commandement : Bussy
et Suffren. Le premier a pour lui sa légende
du Dekkan. Le second, des
succès récents.
La soixantaine passée, le séduisant Bussy n'est plus qu'un vieux
beau
malade et pommadé. Éternel dilemme. Être, avoir été. En outre,
un chef de
bande, si glorieux soit-il, ne se transforme pas obligatoirement en
commandant en chef interarmes. Du moins, celui-ci, malgré
son épuisement
physique, est-il trop intelligent pour ne pas s'entendre
avec le marin qui lui
est adjoint.
Ce marin-là, à l'accent de Raimu, ne paie pas de mine. Physique
lourdaud, bajoues et bedaine généreuses. Mais l'œil est vif et la décision
prompte. A cinquante-trois ans (il est né le  17  juillet  1729  près
d'Aix-en-
Provence), Pierre André, bailli de Suffren, est en pleine possession de son
art. Depuis sa quinzième année, il bourlingue pour le
compte du roi et de
l'ordre de Malte. La confiance mise en lui ne sera
pas déçue.
Il commence par s'emparer de Tranquemalle (septembre 1782) dans
l'île
de Ceylan (actuel Sri-Lanka). Il dispose ainsi d'une base alors que
le littoral
indien lui est interdit. De là, par une série de coups de
boutoir demeurés
fameux, il met à mal l'escadre de son vis-à-vis, l'amiral Hughes. Il soulage
et peut-être même sauve Bussy longtemps
immobilisé aux Mascareignes
par la maladie, enfin arrivé et engagé
contre Madras sur le continent. Dans
les rangs des troupes françaises
ainsi débarquées, qui peut alors se douter du
destin d'un jeune officier,
le comte Paul de Barras et d'un modeste bas-
officier30, le sergent Bernadotte dit Belle jambe31 ?
La paix intervenue en Europe met un terme à des combats où l'alliance
Bussy-Dupleix-Tippou permettait d'escompter le meilleur.

*
**

A long terme, la France tirera un heureux profit de son aide aux


Insurgents américains. Dans l'immédiat, le traité de Versailles du
3  septembre  1783  ne paraît pas lui apporter grand-chose. Jean Sérafin-
Flambeau, dit le Flambard, pourrait, une fois encore, s'exclamer : « Ne s'est
battu que pour la gloire et pour des prunes !... »
La France n'obtient que des lambeaux. Elle recouvre la possession
des
comptoirs de l'Inde (qui ne doivent pas être fortifiés), de ceux du
Sénégal.
Moins négligeable pour l'époque, elle retrouve aussi Tobago
et Sainte-Lucie
aux Antilles ainsi que Saint-Pierre-et-Miquelon. Elle se
voit même accorder
un droit de pêche à Terre-Neuve. C'est peu eu
égard aux sacrifices
consentis. Aucune allusion au Canada et à
l'Acadie32. L'Espagne, en
comparaison, est mieux servie. Elle récupère
Minorque et la Floride.
Surtout, elle obtient la rive droite de la Louisiane. Celle-ci, par la suite, lui
servira de monnaie d'échange.
Le bilan global de ce traité de Versailles ne peut, cependant, être
regardé
comme foncièrement négatif. La honte du traité de Paris est
effacée. La
France reprend son rang. Les parcelles retrouvées de l'ancien empire
colonial ne sont pas sans valeur, ne serait-ce qu'au regard
de l'avenir.
Ces résultats confortent l'élan nouveau qui se porte sur les choses
d'outre-
mer alors que la monarchie capétienne vogue vers sa fin. (Mais
qui pourrait
en 1783 l'affirmer tandis que Versailles resplendit de mille
feux, que Marie-
Antoinette joue à la bergère et son époux au serrurier ?)
Déjà Bougainville a été le premier Français à boucler le tour du
monde
(1766-1769), par Tahiti, les Salomon et les Moluques. Au préalable, il avait
pour le compte de la ville de Saint-Malo tenté un essai de colonisation aux
îles Malouines (futures Falkland). Les Espagnols
maîtres de l'Argentine
s'étaient irrités de cette présence proche, et les Français s'étaient retirés
pacifiquement33.
Un Albigeois succède à Bougainville au palmarès des grands
navigateurs. En 1785, Louis XVI charge François de Galaup, comte de La
Pérouse (1741-1788), de poursuivre, au nom de la France, les missions
d'exploration de l'Anglais Cook. Parti de Brest le 1er août 1785, La
Pérouse
aborde à l'île de Pâques, longe la côte orientale de l'Amérique
jusqu'à
l'Alaska, gagne les Hawaii puis les Philippines et le Japon. Il
reconnaît au
passage le détroit qui porte aujourd'hui son nom entre
les Sakhaline et
Hokkaido ; puis il redescend sur le Pacifique central.
Ses deux frégates font
naufrage devant un des îlots des Vanikoro34. Il disparaît alors avec ses
équipages35.
Objectivement, ce voyage s'achevant sur un désastre n'apporte rien.
Il
révèle cependant l'intérêt qu'à la veille de la Révolution le roi porte
à
l'outre-mer. Il n'en n'est pas le seul témoignage. Le  28  novembre
1788,
Louis XVI signe un traité d'amitié avec l'Annam. Le travail de
Pigneau de
Béhaine a porté ses fruits. La France fait l'acquisition de
la baie de Tourane
et de l'îlot de Poulo Condore. Elle prend ainsi pied
en Extrême-Orient.
Ces acquisitions sont aussi significatives. Paris est conscient que les
colonies peuvent être une source de bons rapports. Les chiffres parlent.
En
France, près de six millions de personnes vivent du commerce avec
les
colonies devenues synonymes de fournisseurs de produits tropicaux.
Ce
commerce, tant à l'importation qu'à l'exportation, s'élève à trois
cent
millions de livres. Les ports de la Manche et de l'Atlantique sont
les grands
bénéficiaires de cette activité. Nantes reste, par excellence,
le centre du
trafic négrier. Bordeaux, Marseille, Dieppe, Paris ont leurs
raffineries pour
les sucres et les mélasses des îles. Bordeaux importe
les gommes du
Sénégal  ; Dieppe et Rouen, les cotons de Guyane et
de Saint-Domingue.
1 219 navires (dont 92 négriers) sillonnent l'Atlantique et la Méditerranée.
Les flottilles de pêcheurs normands et bretons
gagnent régulièrement les
bancs de Terre-Neuve.
Les colonies, à l'exception de l'infortunée Guyane, se portent bien.
Celles
d'Amérique sont florissantes. Plus de  55  000  blancs y ont trouvé
une
heureuse terre d'accueil36. Les gros propriétaires  –  et certains
dignitaires
comme Choiseul  –  tirent des plantations de solides bénéfices. L'édit
de  1784  a pratiquement levé le protectionnisme étroit de
Colbert. Les
colonies peuvent commercer non seulement avec la
France mais aussi avec
l'étranger. Plus de cent millions de livres se
traitent ainsi (en particulier avec
les nouveaux États-Unis d'Amérique).
Le compte final, en 1789, est donc à nuancer. La France de la
monarchie,
au XVIIIe siècle, a perdu le Canada et les Indes. C'est ce
que l'histoire retient.
Mais la France possède encore, avec tous ses
comptoirs et possessions – au
premier rang desquels Saint-Domingue
–  disséminés aux quatre coins du
monde de belles fenêtres sur l'outre-mer37. Tout n'est pas si mauvais alors
que s'apprêtent à frapper les
trois coups annonciateurs d'un quart de siècle
passablement mouvementé.

1 3 000 000 de km2.
2 Chine, Japon.
3 L'Indonésie.
4  Qui a, est-il à rappeler, deux origines essentielles  : la faiblesse intrinsèque de
la population
portugaise (conquêtes et expéditions lointaines vident le Portugal de
sa sève. Il passe d'un million à
cinq cent mille habitants) ; le rattachement du
pays à l'Espagne en 1580.
5 1638 : naissance de Louis XIV. 1643 : mort de Louis XIII.
6  Un village, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Saint-Denis a gardé
ce nom de La
Possession, en souvenir de l'endroit où s'est jadis déroulé l'événement.
7 La Réunion compte actuellement 500 000 habitants, soit une densité très élevée.
8 Elle n'est que la troisième du nom. Des compagnies des Indes, sans grands
lendemains, avaient
déjà existé sous Henri IV et Louis XIII. En 1719, elle sera
absorbée par la compagnie française des
Indes fondée par Law. Elle sera définitivement supprimée par la Convention.
9 L'Ile Maurice – 1 865 km2 – reconnue par les Hollandais, est occupée par
les Français en 1715 et
prend le nom d'Ile de France gardé jusqu'en 1815, date
où elle devient possession britannique. Elle
est indépendante depuis mars 1968.
10 Aurangzeb (1618-1707), regardé comme le Louis XIV indien.
11 Inde péninsulaire au sud de la Plaine indo-gangétique.
12  Ce clivage  –  pour ne pas dire cette opposition  –  entre Inde musulmane
et Inde brahmaniste
éclatera en  1947  lors de l'accession à l'indépendance. Non
seulement le pays éclatera (Inde et
Pakistan), mais il se déchirera en massacres
fratricides (de 5 à 7 millions de morts).
13 Un peu au sud de Madras. Principal établissement européen à l'époque.
14 Région littorale couvrant le sud-est de la péninsule indienne.
15 Gouverneur (ou approchant).
16 Arrivé à Pondichéry en 1722.
17  C'est-à-dire commerce non pas avec la métropole mais avec les autres
comptoirs de l'océan
Indien ou l'Indonésie.
18 La Bourdonnais, mis en accusation à son retour, sera envoyé à la Bastille
d'où il ne sera libéré
que peu de temps avant sa mort. Réhabilitation officieuse
ou omission involontaire de la vérité
historique, Paris honorera La Bourdonnais
au même titre que Dupleix. L'un aura son avenue et l'autre
sa station de métropolitain. (... Dupleix aura droit à une caserne de plus dans le XVe arrondissement.)
19  Aujourd'hui, Tiruchirapalli. Dans le delta de la Kaveri, à  200  kilomètres au
sud-ouest de
Pondichéry.
20 Il eut au maximum deux mille soldats européens.
21 Guillaume Ier d'Orange, dit le Taciturne (1533-1584), stathouder de Hollande, auquel on prête
la fameuse maxime rapportée.
22  Rentré à Paris, Dupleix vivra en retrait non sans réclamer à la Compagnie
le remboursement
des sommes qu'il avait avancées sur sa cassette personnelle. Il
tentera quelques coups financiers pour
se « refaire » et mourra ruiné en 1763,
laissant 10 millions de livres de dettes.
23 Qui s'était déjà manifesté devant Trinichopoly.
24  Pondichéry connaîtra de nombreux sièges  : en  1693, sous Martin  ; en  1744,
sous Dupleix  ;
en 1760-1761, sous Lally-Tollendal ; en 1878, sous Bellecombe.
25 Louis XVI, par la suite, cassera la sentence et réhabilitera Lally-Tollendal.
26 En 1757, après la chute de Chandernagor, Jean Law avait pris le maquis,
au sens moderne du
terme, et avait pu tenir quatre ans contre les Anglais dans
la vallée du Gange. Il est le père du
maréchal Alexandre de Lauriston.
27  Ce Bellecombe fut au Canada un soldat particulièrement valeureux, plusieurs fois blessé et
rescapé par miracle.
28 A cette occasion, le roi récupère Lorient et les Iles (Bourbon et Ile de
France), propriétés de la
Compagnie.
29  Ces personnages hauts en couleur reviendront pour beaucoup finir leurs
jours sur leur terre
natale où très souvent les honneurs ne leur manqueront pas.
On peut ainsi lire dans un petit cimetière
breton :
« Ci-gît Madec Colonel
Chevalier de Saint-Louis
Nabab en Asie. »
Belle épitaphe pour un ancien matelot déserteur ! Un cas confirme la règle.
Intègre et patriote, le
colonel Gentil, authentique officier, restera pauvre. La Révolution lui ayant enlevé sa pension, il
mourra dans la misère en 1799.
30 Sous-officier avant la Révolution.
31  Barras avait alors vingt-sept ans. On connaît son rôle sous le Directoire.
Bernadotte, futur
maréchal d'Empire et roi de Suède, avait dix-neuf ans.
32 Les Américains avaient, du reste, exclu cette restitution dans l'accord initial.
Anglo-saxons et
protestants, ils préféraient garder un voisinage à leur ressemblance.
33 Les Argentins devaient être moins heureux devant les Anglais, deux siècles
plus tard.
34 Environ 1 000 km au nord de la Nouvelle-Calédonie.
35  Le sort de La Pérouse ne sera éclairci qu'en  1827  et  1828  par l'Anglais
Dillon et le Français
Dumont d'Urville.
36  Sur une population totale de  800  000  âmes dont  35  000  hommes de couleur
libres
et 700 000 esclaves (500 000 à Saint-Domingue).
37  Bien inférieures toutefois à celles de l'Angleterre au Canada, à Terre-Neuve,
en Inde, en
Australie, en Nouvelle-Zélande, à la Jamaïque, aux Bahamas, en
Afrique, etc.
 
Chapitre VII

 
PÉRISSENT LES COLONIES
PLUTÔT QU'UN PRINCIPE !
 
Au matin frileux du 21 janvier 1793, la tête du citoyen Capet, dit
Louis
XVI, tombe dans le panier de la machine du sieur Guillotin. La
Révolution
française, en quelques mois, balaie près de mille ans de
monarchie. Dans
son sillage, trois principes lancés à la face du
monde  : Liberté-Égalité-
Fraternité. De tels préceptes ne peuvent pas
être sans répercussions aussi
bien à Paris que dans les possessions
d'outre-mer. Qui peut, en effet,
affirmer de bonne foi, par exemple,
que la liberté et plus encore l'égalité et
la fraternité s'épanouissent
dans les Caraïbes et les Antilles ?
Les nantis exploitent sans vergogne les mal lotis. Le commerce
triangulaire, bien qu'atténué, persiste et la fortune des Iles repose sur les
plantations sucrières, domaine par excellence de la main-d'œuvre tirée
des
profondeurs africaines.
Le 4 août 1789, la nuit fraternelle de la Constituante a vu l'abolition
des
privilèges. Ce qui est réalisé, en théorie du moins, en métropole,
doit
pouvoir s'effectuer aussi dans la France lointaine. Certains des
fameux
Cahiers des États généraux, rédigés au début de 1789 et censés
exprimer les
revendications et aspirations populaires, faisaient déjà
allusion à
« l'abolition de l'esclavage ». Le Tiers État d'Amiens écrit :

« Que la traite des nègres est à l'origine des crimes les


plus atroces ;
qu'un homme ne peut, à aucun titre, devenir la propriété d'un autre
homme  ; que la justice et l'humanité réclament également contre
l'esclavage. »

Un courant milite en ce sens. La « Société des Amis des Noirs »,


fondée
en  1788, comprend en ses rangs des hommes qui comptent ou
appelés à
compter : Condorcet, Brissot, Mirabeau, l'abbé Grégoire,
Robespierre...
La Constituante, sous leur impulsion, vote quelques textes encore
timides. Il est des intérêts à respecter... Dieppe, Nantes, Bordeaux,
vivent
des Iles. Elles ne sont pas les seules. Un décret du 8 mars 1790
reconnaît les
droits politiques des hommes de couleur, mais en les
limitant aux
assemblées locales. Un autre, le 15 mai 1791, accorde les
droits civiques à
ceux nés de père et mère libres. Pratiquement, de
telles mesures n'ont pas
grande portée.
Robespierre, devant cette timidité non dépourvue d'arrière-pensées
mercantiles, s'insurge contre cette Constituante qui s'est prononcée
pour le
maintien, au moins provisoire, de l'esclavage, dans l'intérêt des
colonies et
au nom de l'ordre public. Le 17 mai 1791, il lance son
célèbre « Périssent
les colonies1 » si souvent déformé et écarté de son
contexte :

«  Du moment que dans l'un de vos décrets, vous aurez


prononcé le
mot esclavage, vous aurez prononcé votre
déshonneur et le
renversement de votre Constitution.
Eh ! périssent les colonies, si vous
les conservez à ce
prix ! Je déclare que nous ne sacrifierons aux colons
ni
la nation, ni les colonies, ni l'humanité entière. »

Le propos n'a pas le sens qu'on a, parfois, voulu lui attribuer. Il


est clair :
oui aux colonies, non à leur exploitation, au détriment des
règles
humanitaires et au seul profit de quelques-uns.
Ce n'est que le  18  pluviôse an II (4  février  1794) que la Convention,
entraînée par Danton, décrète l'abolition immédiate de l'esclavage.
Brusquement, des milliers d'hommes et de femmes perdent leurs
chaînes.
La liberté, l'égalité, la fraternité vont-elles triompher  ? Les
faits, hélas, ne
répondent pas toujours aux grandes espérances.

*
**

En 1792, l'Europe monarchiste s'est liguée contre la France et ses


idéaux
révolutionnaires. L'Autriche par conviction, l'Angleterre par
intérêt, figurent
au premier rang des coalisés. Le  20  septembre  1792,
Dumouriez à Valmy
écarte le danger immédiat. Les armées républicaines (la République une et
indivisible a été proclamée le
21  septembre  1792) passent à l'offensive.
L'enthousiasme des volontaires, le métier des vieux soldats restés à leur
poste, conduiront peu
à peu à la victoire2.
Sur mer, la partie est tout autre. L'émigration prive la marine de
cadres
compétents. On ne s'improvise pas commandant d'un bâtiment
de ligne.
L'Angleterre aspire à prendre sa revanche de la guerre de
l'Indépendance
américaine. L'occasion lui en est offerte. Les colonies
françaises sont plus
que jamais isolées de la mère patrie.
En  1793, l'Angleterre s'empare de Tobago (redevenue française), de
Saint-Pierre-et-Miquelon, de Pondichéry et des comptoirs de l'Inde.
En  1794, avec  20  000  hommes, elle occupe la Guadeloupe et la
Martinique. La Convention réagit. Trompant la vigilance anglaise, Victor
Hugues, nommé commissaire, débarque à la Guadeloupe avec un millier de
fantassins. Il proclame le décret d'abolition de l'esclavage, arme
les noirs et
reconquiert l'île. Il s'en sert pour reprendre Sainte-Lucie,
la Grenade, la
Dominique, Saint-Vincent, petites îles tombées également aux mains des
Anglais. Ceux-ci ne gardent que la Martinique.
L'essentiel, toutefois, se déroule au nord-ouest, à Saint-Domingue.
L'incohérence des colons blancs, la libération brutale des esclaves
entraînent dans un conflit d'où émerge un homme : Toussaint-Louverture.
Les  35  000  mulâtres de l'île s'insurgent les premiers pour faire
reconnaître leurs droits votés à Paris et rejetés par les riches planteurs.
Dans
la nuit du  22  août  1791, les blancs sont assaillis par une masse
très vite
incontrôlée. En deux mois, 2  000  d'entre eux sont assassinés
mais
aussi  8  000  hommes de couleur, noirs ou métis, que l'on soupçonne de
quelque richesse. La foule, longtemps asservie, se déchaîne.
Le crime
rejoint le pillage. Sonthonax, envoyé de Paris, attise l'incendie croyant
sauver la cause révolutionnaire.
La colonie la plus riche de la France, celle qui représente à elle
seule le
cinquième de son commerce, est à feu et à sang3.
200  sucreries,
1 800 cafétéries sont la proie des flammes.
Les blancs apeurés se divisent. Les uns font appel aux Anglais. Les
autres se défendent de leur mieux. Bon nombre choisissent l'exil vers
la
Louisiane. Apparaît alors Toussaint qui se présente lui-même :

« Né dans l'esclavage, mais ayant reçu de la nature


l'âme d'un homme
libre, j'exhalais souvent mes soupirs
vers le ciel, j'élevais tous les jours
mes mains vers lui,
pour supplier l'Être Suprême de venir au secours de
mes
frères, et pour qu'il daignât verser sa miséricorde sur
nous. »
Ce noir, à l'âme ardente, est né en  1731  à Saint-Domingue de
parents
victimes de la traite. Ses ancêtres étaient chefs de tribus au
Dahomey.
Jusqu'à cinquante ans, sa vie est semblable à celle de ses frères,
instruments de travail dans les grands domaines. Il est gardien de chevaux,
cocher. A l'occasion, il exerce comme guérisseur. Cette réputation lui vaut
peut-être son premier titre de «  médecin général  » dans
la gigantesque
flambée d'août 1791, devenue très vite anarchie et où,
Anglais et Espagnols
se précipitent à la curée4.
Le  29  août  1793, il lance son appel historique  : «  Je suis Toussaint-
Louverture5. J'ai entrepris la vengeance  : Je veux que la liberté règne
à
Saint-Domingue. »
Il s'allie à l'Espagne pour obtenir des armes, gonfle sa petite bande,
en
fait une armée de 4 000 hommes à la discipline rigoureuse. Son
ascendant,
son courage, la qualité de sa troupe le mènent de victoire
en victoire
jusqu'au jour où il offre ses services au général Laveaux,
gouverneur
intérimaire. Celui-ci accueille avec soulagement ce renversement d'alliance
de la part de ce révolté noir qui se présente soudain
en allié et non plus en
adversaire.
Promu officiellement colonel, Toussaint-Louverture défait Espagnols
et
surtout Anglais. En  1795, le Directoire le nomme général de brigade
puis
divisionnaire en  1797. Chef de l'armée, Toussaint-Louverture
devient
pratiquement le maître du pays qui, grâce à lui, retrouve le
calme, le travail
et la prospérité. Il écarte, avec courtoisie mais fermeté, les représentants de
la métropole et brise par les armes les dernières offensives anglaises.
Le  31  août  1798, le général Montlaud, au
nom de l'Angleterre  –  alors en
guerre avec la France – et le général
Toussaint-Louverture signent un traité
de paix séparé.
L'acte, aux yeux de certains, signifie l'indépendance d'Haïti (nom
indigène de Saint-Domingue avant Hispaniola).
Il déborde même Haïti, terre française. En 1795, le traité de Bâle6
signé
entre l'Espagne et la France accorde à cette dernière la partie
orientale de
Saint-Domingue. Celle-ci est moins riche, moins peuplée
que la partie
française mais sa possession assure l'unité de l'île au
profit de la France. En
droit sans plus, devant le désordre généralisé.
Toussaint-Louverture, lui, a les moyens de réaliser cette unité de
fait.
Le  27  janvier  1801, il entre à Santo Dominge et proclame la liberté
générale et la fin de l'esclavage.
En dix ans, l'ancien esclave a unifié son île natale où il conforte,
d'une
poigne aussi solide qu'intelligente, la vie politique et économique
d'où,
paradoxe, les blancs ne sont plus exclus. Le général Kerverseau,
au terme
d'un long séjour à Saint-Domingue, le décrit :

« Maître paisible de l'île entière, battant monnaie...


Que lui reste-t-il
pour consommer le grand œuvre de son
indépendance que d'oser le
proclamer ? Qui est-ce qui
établit les impôts ? Qui est-ce qui donne les
lois à Saint-Domingue ? Qui est-ce qui dispose des caisses publiques ?
Qui est-ce qui règle le nombre des troupes et crée à son
gré de nouveaux
régiments  ? Qui est-ce qui organise, institue ou abolit des tribunaux  ?
Qui est-ce qui nomme à
tous les emplois civils et militaires et fait
jusqu'à des
administrateurs, des généraux et des juges ? Qui est-ce
qui
négocie de puissance à puissance avec les nations
étrangères et fait des
traités de neutralité et même d'alliance avec les ennemis de la
Métropole ? Qui est-ce qui
chasse de la colonie les propriétaires venant
avec des passeports de la Métropole, les fonctionnaires nommés par
la
Métropole ?... »

Quel est cet autocrate ? Bien évidemment, Toussaint-Louverture.


Preuve
de puissance, celui-ci, en 1801, à l'image de la métropole, fait
rédiger une
Constitution. Elle lui confère autorité pour la durée de sa
vie avec droit de
désigner son successeur et les « lois particulières ».
A soixante et un ans, Toussaint-Louverture apparaît comme le nouveau
roi de Saint-Domingue, un roi dont les rapports avec la France
restent bons
et même privilégiés.

*
**

Il existe aussi, en 1789, dans le domaine royal ces îles d'au-delà du


cap
de Bonne-Espérance, les Mascareignes : l'île de France et l'île
Bourbon.
Curieusement, mais la distance explique ce paradoxe, la Révolution
de  1789  à  1799  ne les atteint pas. La Convention, elle-même, pourtant
si
férue de son autorité, n'a pas prise sur elles. Elle réussira néanmoins
un
geste symbolique. De farouches républicains ne sauraient tolérer
qu'une
terre française continue de porter le nom de ceux qu'ils qua lifient de tyrans.
L'île Bourbon devient l'île de la Réunion en témoignage de la « réunion »
le  10  août  1792  des gardes nationaux et des
fédérés marseillais7. Elle
redeviendra Bourbon en  1815  puis à nouveau
Réunion en  1848  à
l'avènement de la Seconde République. Elle l'est
restée (en  1803, elle est
même baptisée – pour peu de temps – île
Bonaparte).
Entre-temps, durant cette dernière décennie du XVIIIe siècle, le
gouverneur jadis nommé par le roi et les assemblées locales font la sourde
oreille aux injonctions parisiennes. Ils savent bien qu'il est difficile de
venir
leur chercher querelle à des milliers de lieues de la capitale. Surtout, ces îles
sont riches et fortes. Leur commerce est prospère. Une
certaine
bienveillance toujours manifestée à l'égard des hommes de
couleur écarte
les grandes tentations de révolte. De solides retranchements, une bonne
flotte de course, écartent les importuns, en particulier les Anglais.
Ceux-ci, fort occupés aux Indes, provisoirement du moins, délaissent
ces
bastions français et préfèrent s'en prendre aux comptoirs sénégalais
attaqués
en 1793 et 1794. Saint-Louis tombe finalement en 1800.
Outre-Atlantique végète encore la Cendrillon des colonies françaises : la
Guyane. Convention et Directoire se souviennent que son
climat a mauvaise
réputation. La Guyane devient la «  Guillotine
sèche  ». Collot d'Herbois,
Billaud-Varenne en  1795, puis Barthélémy,
Pichegru et d'autres moins
illustres connaissent ainsi le chemin d'un
exil synonyme d'une
condamnation à mort à plus ou moins long
terme ; 172 de ces politiciens au
destin contraire périssent de maladie
et de manque de soins. En  1797,
quelques-uns, parmi les plus jeunes,
parviennent à s'évader et à gagner la
Guyane hollandaise8.
Le Directoire y expédie également les prêtres réfractaires, attachés à
leur
foi et à leur liturgie. Par petits groupes, les malheureux arrêtés
dans la
France entière sont acheminés à pied vers La Rochelle. De là,
ils prennent
la mer.
Un abbé Montagnon, lointain parent de l'auteur de ces lignes, ira
en  1798  périr sur la terre guyanaise (la plume s'arrête un moment et
la
pensée s'attarde pour saluer ce martyr fidèle jusqu'au bout à ses
convictions
profondes).

*
**
Au soir du 18 Brumaire an VIII (10 novembre 1799), quelques
escouades
de grenadiers appelés à la rescousse par Lucien Bonaparte,
président des
Cinq-Cents, ont tôt fait d'expulser sans ménagements les
tenants de la loi de
leurs fauteuils. La cause est entendue. Napoléon
Bonaparte impose son
autorité à la France pour quinze ans. Quinze
années qui compteront dans
l'Histoire.
Dans la corbeille de l'héritage du sulfureux Directoire il y a de tout.
En
particulier, une France en guerre. Cette situation n'est pas sans
incidences
sur les colonies, du moins sur ce qu'il en reste. Comment
le petit général
corse pourrait-il les oublier ces colonies, lui qui a pour
femme, une certaine
Joséphine veuve de Beauharnais, née Tascher de
la Pagerie, créole de la
Martinique ?
Bonaparte est un homme d'ordre. Il n'apprécie pas les situations
troubles.
De bons esprits, Joséphine de Beauharnais en premier, ne se
gênent pas
pour lui souffler l'origine des maux qui ont ravagé Antilles
et Saint-
Domingue : la suppression de l'esclavage. Elle seule a permis
la révolte de
la masse noire, l'intronisation du pouvoir de Toussaint-Louverture et par là-
même la disparition des richesses des plantations.
La Constitution de l'an VIII qui intronise le Consulat et les textes
afférents donnent satisfaction à Joséphine et à quelques autres. Les
territoires d'outre-mer retrouvent sensiblement le statut qui était le leur
sous
l'Ancien Régime. L'esclavage n'est plus prohibé. Encore faut-il
pouvoir
l'imposer.
A Saint-Domingue, Toussaint-Louverture poursuit son règne devenu
officiel. Il ne manifeste toujours pas d'hostilité envers la France. Au
contraire. Il accepterait une aide et une alliance à condition de respecter son
autonomie. Sa missive au Premier Consul se veut courtoise
mais explicite :

« Le premier des Noirs au premier des Blancs... »

Le ton est donné. Bonaparte est grand mais Toussaint-Louverture


l'est
aussi.
Bonaparte a réussi l'accord avec les Anglais lassés d'une guerre qui
porte
préjudice à leur commerce. Les préliminaires de Londres à la fin
de 1801 sonnent un cessez-le-feu. Celui-ci débouchera sur la paix
d'Amiens
(1802) où la France récupérera quelques pièces dont la Martinique.
Cet armistice, né des préliminaires de Londres, libère l'Atlantique.
Une
flotte française peut se diriger vers Saint-Domingue pour y rétablir l'ordre
français. Saint-Domingue, il ne faut pas l'oublier, est et
reste la pièce
maîtresse de l'Empire colonial. A ses côtés, les Antilles,
les Mascareignes,
l'insalubre Guyane et les comptoirs épars de
l'Afrique pèsent bien peu.
Le Premier Consul confie le commandement de l'expédition à son
beau-
frère Leclerc, époux de sa sœur Pauline. Leclerc est un honnête
général de
théâtre d'opérations européen. Il a du coup d'œil et du
courage sur le champ
de bataille. Ces qualités ne sauraient suffire pour
affronter et comprendre la
situation nouvelle de Saint-Domingue. Les
noirs, enfin libres, refusent de
renouer avec la sujétion. Toussaint-Louverture n'entend pas céder sa place.
Ces nouvelles donnes, Leclerc peut
difficilement les appréhender.
D'ailleurs, il a des ordres à exécuter. Son
beau-frère n'est pas de ceux qui
tolèrent la discussion d'une directive.
Leclerc débarque en janvier 1802 à la tête de 21 000 hommes. De
bons
soldats, anciens du Rhin ou d'Italie. La baïonnette est pour eux
une vieille
complice. Fidèle à ses consignes, Leclerc entreprend de soumettre l'île.
L'armée de Toussaint-Louverture vite disloquée s'enfonce
dans une guérilla
sauvage. D'un côté comme de l'autre la lutte est
sans merci. Toussaint-
Louverture, attiré dans un guet-apens sous couvert d'une trêve, est fait
prisonnier et envoyé en France9. Dessalines,
l'un de ses adjoints, prend la
relève.
Leclerc paraît vainqueur. Il n'en est rien. Brutale et implacable, la
fièvre
jaune décime ses rangs. Les renforts reçus de la métropole10 
connaissent le
même sort. Leclerc lui-même est emporté (2  novembre
1802). Affaiblis,
démoralisés, les rescapés du corps expéditionnaire se
replient sur le rivage,
harcelés et traqués par les noirs. Pour ne pas
tomber entre leurs mains, en
novembre  1803, Rochambeau11  et les
3  000  survivants se rendent aux
Anglais. Tout est fini ou presque, à
l'exception d'une poignée d'hommes
commandés par le général Ferrand qui résistent encore dans l'est de l'île.
Ivre de vengeance, Dessalines proclame
le  28  novembre  1803  l'Indépendance de Saint-Domingue sous son vieux
nom d'Haïti et
ordonne la mise à mort de tous les blancs, prisonniers ou
amis.
Un nouvel État, premier État noir libre par sa seule action, est né.
Son
existence, désormais, ne relève plus de l'empire colonial français.
Sa liberté
retrouvée ne lui épargnera pas les épreuves. Dessalines qui
s'est intronisé
empereur, Christophe son successeur, sont assassinés.
L'île, par la suite12, se
scindera à nouveau et s'enfoncera dans la violence et la misère13. De plus
d'un siècle de présence française, la
«  perle des Antilles  », outre son
peuplement, gardera sa langue et sa
foi.

*
**

Le drame de Saint-Domingue française présage un autre drame, tout


aussi douloureux un siècle et demi plus tard, celui de l'Algérie française.
Que d'analogies dans les origines, le déroulement, les conséquences ! D'un
côté, l'esclavage. De l'autre, un paupérisme et une
absence quasi-totale de
droits civiques. Dans les deux cas, un refus
d'évolution de l'autorité de
tutelle. Puis, partout, une guerre, longue,
fratricide, marquée par les
assassinats, les destructions, la terreur.
Enfin, le chaos brutal, l'exil ou la
mort. Après quoi des pays livrés
aux ambitions personnelles et aux luttes de
clans. Une haine farouche
et tenace contre l'ancien colonisateur.
Qui affirmera que l'Histoire ne se renouvelle pas et que les responsables
politiques n'ont pas à l'étudier ?

*
**

Devant l'immense gâchis de Saint-Domingue, Bonaparte a compris


son
erreur14. Les possessions lointaines sont difficilement défendables.
La
guerre menace à nouveau avec l'Angleterre (elle éclatera le 16 mai
1803).
La France vient d'obtenir la restitution, par l'Espagne, de la
Louisiane (rive
droite)15. Qu'en faire ? Le réalisme brutal la
condamne. Mieux vaut la céder
à ses voisins, les États-Unis, qui la
convoitent et s'attirer ainsi leurs bonnes
grâces. Le  3  mai  1803, la
Louisiane est vendue  80  millions16. Ce qui
permettra à Lavisse
d'écrire : « Jamais dans l'Histoire on n'avait vendu un
continent si
bon marché. »
Déchirés une fois de plus, les 50 000 colons français, de Saint-Louis
à la
Nouvelle-Orléans, voient amener un drapeau qu'ils avaient
retrouvé avec
ferveur quelques semaines plus tôt. Le  20  décembre
1803, le pavillon
américain flotte sur l'intégralité du Mississippi.
L'œuvre de Cavelier de la
Salle n'est plus.
*
**

L'Empereur – il l'est depuis le 2 décembre 1804 – ne voit dans


l'Europe
qu'une taupinière, mais cette taupinière l'accapare. Hélas
aussi pour lui,
Trafalgar a ruiné ses dernières illusions maritimes.
L'Anglais tient la mer,
s'il s'efforce, lui, de tenir le Continent dans la
guerre qui a repris. La paix
d'Amiens n'a été qu'un bref épisode.
Ses soucis européens n'empêchent pas Napoléon de rêver et de laisser son
imagination s'envoler vers quelques grands desseins. Visées
coloniales,
désir de conquête ? Plus certainement volonté de frapper
ses adversaires et
en premier lieu la Grande-Bretagne.
Il dépêche ainsi des hommes dans lesquels il a grande confiance,
pour
essayer de tenter l'impossible  : atteindre l'Anglais chez lui, en
Inde. Une
telle attaque serait aussi la meilleure défense des colonies.
Decaen, valeureux combattant des guerres révolutionnaires, part
pour les
Mascareignes. Il doit s'efforcer d'appuyer les aventuriers français – il y en a
toujours – qui tentent de susciter des révoltes dans
la péninsule indienne. Il
doit surtout tâcher de mettre sur pied, à partir
des ports de l'île de France et
de l'île Bourbon, une force susceptible
de débarquer en Inde. Pénurie de
moyens, contre-offensive anglaise,
Decaen sera contraint à la défensive.
Sébastiani se rend à Constantinople pour tenter de renouer avec la
vieille
alliance franco-turque chère à François Ier. A défaut de trouver
une route
des Indes, il détournera les Turcs de la coalition anti-française.
Le général Gardane reçoit la mission la plus romanesque  : s'installer
à
Téhéran. Cette fois, l'empereur a conçu l'ambitieux projet d'atteindre
les
Indes par la Perse et la fameuse passe de Peshâwar. Une armée
française
arriverait ainsi sur les arrières de l'Empire indien de Sa
Majesté britannique.
Quel coup magistral ! Napoléon emboîtant les pas d'Alexandre sur les bords
de l'Indus ! Il faut donc se concilier les
bonnes grâces de Feth Ali Shah et
reconnaître les passages17. Dans le
petit état-major de Gardane s'activent
deux jeunes lieutenants, Fabvier
et Trézel. Fabvier sera l'un des héros de
l'Indépendance grecque. Trézel comptera parmi les plus beaux soldats de la
conquête de
l'Algérie18.
L'Algérie ! Le mot n'est pas encore prononcé. En 1800, on ne parle
que
de la Régence d'Alger.
Les Barbaresques, ces pirates algérois grands détrousseurs de bâtiments
chrétiens, continuent d'écumer la Méditerranée. Certes, la
course algérienne
a perdu de sa force d'antan. Elle n'en demeure pas
moins un danger. Butin et
innocents captifs débarquent sur les quais
d'Alger19.
Napoléon se lasse de cette impudence. Il envisage de mettre les
Algérois
à la raison en prenant leur ville. Pour étudier les lieux et
déterminer les
modalités les plus appropriées à un débarquement, il décide l'envoi sur
place d'une reconnaissance. Decrès, ministre de la
Marine, désigne, pour
cette mission aussi délicate que dangereuse, le
chef de bataillon du génie
Boutin. Cet officier s'est distingué lors du
siège de Constantinople par les
Anglais et connaît très bien les coutumes islamiques.
Se présentant comme un proche parent du consul de France, Boutin
se
rend à Alger. Ce «  touriste  » avant l'heure prend de gros risques.
Du 24 mars au 17 juillet 1808, dépassant les limites de la zone tolérée
aux
Européens, il visite la campagne algéroise pour reconnaître un site
favorable à un débarquement. Son choix se porte sur la presqu'île de
Sidi-
Ferruch, à une trentaine de kilomètres à l'ouest d'Alger. Suivant
les vents, la
pointe de la presqu'île offre d'un côté ou de l'autre une
baie bien abritée et
susceptible d'accueillir une flotte importante. De
Sidi-Ferruch, un
cheminement progressif amène, par Staouèli, sur les
hauteurs dominant la
ville. Là, se dresse Fort l'Empereur ainsi nommé
de par un ancien
campement de Charles Quint assiégeant jadis la cité
barbaresque. Fort
l'Empereur tombé, la ville est à merci.
Fort de ses observations, Boutin conçoit un véritable plan d'opérations :
débarquement à Sidi-Ferruch d'un corps expéditionnaire
d'environ 30 000 hommes, marche par l'intérieur sur Alger et prise de Fort
l'Empereur. Bon connaisseur de l'Islam, Boutin fixe également les
règles de
conduite à tenir dans le pays  : respect des femmes, des mosquées et des
jardins. Il pense que l'expédition doit être couronnée de
succès en quelques
semaines. Il n'oublie pas d'en préciser la meilleure
période  : en fin de
printemps, avant la canicule estivale et les intempéries de l'automne qui
furent jadis fatales à Charles Quint20.
La chance qui lui a souri abandonne Boutin sur le chemin du
retour. Son
brick est capturé par les Anglais. La rage au cœur, il doit
détruire ses notes
et ses croquis. Peu après, le courageux officier réussit
à s'échapper et à
rentrer en France. De mémoire, il retranscrit l'essentiel de ses conclusions.
Mais Napoléon a l'Europe à régenter. Le rapport Boutin21 n'a pas
de suite
immédiate. Il ira dormir sur un rayonnage dans les archives
du ministère de
la Guerre.
Vingt années après, il resservira avec un succès qui eût ravi son
auteur22.

*
**

« Car la garde habita Schoenbrunn et Sans-Souci23... »

Les succès, provisoires, sur le continent se paient. L'Empereur ne


peut
être présent et victorieux partout, sur terre comme sur mer.
Quelles que
soient les prouesses d'un Surcouf, la marine n'est pas à
même de se relever
des grands désastres, Aboukir, Trafalgar. Plus que
jamais, face à
l'Angleterre et ses alliés, les colonies sont isolées.
L'héroïsme des exécutants n'est pas en cause, bien au contraire. Les
chefs
et leurs troupes se défendent vaillamment. Decaen, Duperré, aux
Mascareignes, Villaret de Joyeuse à la Martinique, Victor Hugues,
l'ancien
conventionnel défenseur de la Guadeloupe, en Guyane, s'efforcent de faire
front mais n'ont pas les moyens d'écarter l'irrémédiable. La litanie s'égrène.
Les unes après les autres, les possessions
françaises d'outre-mer tombent
sous la coupe anglaise :
– Saint-Pierre-et-Miquelon, 1803 ;
– Gorée, 1804 ;
– Saint-Louis, 1807 ;
– Comptoirs sénégalais, 1809 ;
– Guyane, 12 janvier 1809 (aux Portugais) ;
– Martinique, février 1809 ;
– Guadeloupe, 5 février 1810 ;
– Ile de France24, 2 décembre 1810 ;
– Ile Bourbon, juillet 1810 ;
– Pondichéry et les comptoirs de l'Inde, 1803 ;
– Comptoirs de Madagascar (Tamatave), 1811.
 
Le sort de Saint-Domingue est scellé depuis longtemps tout comme
celui
de la Louisiane, on l'a vu.
Les adieux de Fontainebleau, le  20  avril  1814, sonnent le glas de
l'Empire. Ils sonnent aussi le glas du Premier Empire colonial français.
Mais qui en a conscience ?
Et pourtant, qui pourrait le contester ? Soixante ans plus tôt, au
milieu du
XVIIIe siècle, il a plutôt belle allure cet empire colonial français. La fleur de
lys flotte sur l'arc majestueux des possessions nord-américaines, du Saint-
Laurent au golfe du Mexique, sur les îles, Saint-Domingue, les Antilles, sur
la Guyane, sur les comptoirs nord-africains
et sur ceux de l'Afrique
Occidentale, sur les Mascareignes et les établissements de Madagascar, sur
l'Inde de Dupleix.
Certes, les rapports des uns et des autres avec la métropole sont
trop
diversifiés (rattachement au domaine royal, propriété des compagnies,
simple protectorat ou site à usage commercial) pour évoquer la
pyramide
impériale de la Troisième République avec ses agents imposant l'uniforme
loi française. Par contrecoup, le décompte reste incertain  : 10  millions,
13  millions de km2, 30  millions d'habitants  ? Cette
géopolitique est
obligatoirement floue. Où s'arrête la Nouvelle France
dans les plaines du
futur Far-West ? Combien d'Hindous relèvent
d'une tutelle française ferme ?
Qu'importe ces incertitudes  ! Un ensemble existe. La construction,
si
artificielle soit-elle, se veut française par le cœur, la langue, la religion, le
style. En  1754, un empire colonial français existe. Soixante
ans après,
en 1814, il n'est plus.
Canada, Louisiane, Saint-Domingue, Antilles, Inde, Masacareignes,
Afrique, Guyane, il ne reste plus rien. De ces terres immenses occupées
et
défrichées par la volonté d'une poignée de grands serviteurs de
l'État et par
l'ardeur des pionniers, tout a été perdu. Tout a glissé
comme grains de sable
entre les mains d'un enfant25.
La faute ou les fautes  ? Les gouvernants et les Français eux-mêmes.
L'immuable complicité des tares parisiennes et des abus locaux. La
frivolité
du prince. Le scepticisme négatif du siècle des Lumières. La
fougue
maladroite des révolutionnaires. L'appétit insatiable de l'Empereur. L'esprit
casanier des Français.
En face, il y avait l'opiniâtreté anglaise et la cupidité jamais satisfaite des
marchands de la Tamise. L'Angleterre a gagné cette autre
guerre de Cent
Ans. Elle sort grand vainqueur de cette lutte qui a
finalement brisé la France
et réduit les autres grands coloniaux,
Espagne, Portugal, Hollande, au
second rôle.
Et puis, et puis, il y avait plus. Le ver était dans les fruits les plus
opulents, Saint-Domingue, les Antilles. Il s'appelait l'esclavage.
L'exploitation de l'homme – même si elle subsistait encore dans les mœurs
du temps – devait un jour trouver un dénouement fatal.
Par contrecoup, la France se ressent durement de ces pertes. Bordeaux et
Marseille tombent de  120  000  habitants en  1789  à  75  000.
Tout le littoral
atlantique subit le même effet. Marine et commerce
extérieur sont ruinés.
Qui, à l'aube du XIXe siècle, oserait encore croire à un avenir colonial
pour la France ? Et pourtant, il existera.

1 Robespierre n'est pas le premier à avoir lancé ce « Périssent les Colonies ».


Dupont de Nemours,
président de la Constituante, dans un discours du 13 mai
1791, s'était déjà exclamé : « Périssent les
colonies plutôt qu'un principe. »
2  Sans parler de la valeur d'une nouvelle génération de généraux, de l'énergie
des commissaires
aux armées et du poids du pays le plus peuplé d'Europe.
3  En  1789, la France achète à l'extérieur pour  613  millions de livres dont
200  millions aux
Antilles. Elle vend pour 455 millions dont 100 millions aux Antilles. C'est dire l'importance de ces
îles et en particulier de Saint-Domingue, de
loin la principale.
4 On se rappelle que les Espagnols possèdent la partie orientale de Saint-Domingue. Les Anglais
sont à la Jamaïque, aux Bahamas et bientôt aux Antilles
françaises.
5 Ce pseudonyme de l'ouverture provient, semble-t-il, de l'auréole qui l'entourait. Il est celui qui
réalise « l'ouverture », c'est-à-dire ouvre victorieusement les
rangs de l'adversaire.
6  Signé le  5  avril  1795  avec la Prusse et le  22  juillet suivant avec l'Espagne, il
marque la
dislocation de la première coalition contre la République française.
7  On sait que le  10  août  1792, date de la prise des Tuileries par les Parisiens
et du début de
l'emprisonnement de Louis XVI, marque pratiquement la chute de
la Royauté.
8 Pichegru, Barthélémy seront du nombre. Collot d'Herbois est mort en
Guyane. Billaud-Varenne,
amnistié par Bonaparte, restera vingt ans en Guyane et
jouera un rôle bienfaisant pour la colonie.
9 Interné au fort de Joux, dans le Jura, il mourra peu après, le 7 avril 1803,
victime du chagrin, du
froid et du manque de soins.
10 Il sera envoyé en tout près de 40 000 hommes.
11 Fils du héros de l'Indépendance américaine.
12  Les Espagnols en  1814  recouvreront la partie orientale qui en  1844  deviendra la République
Dominicaine.
13 Haïti compte actuellement près de cinq millions d'habitants et souffre de
sous-développement.
14 « L'une des plus grandes fautes que j'ai faites, ça a été d'envoyer une armée
à Saint-Domingue.
J'aurais dû prévoir l'impossibilité du succès. C'est une faute
grave : je suis coupable d'imprévoyance,
de précipitation ; j'aurais dû reconnaître
l'indépendance de Saint-Domingue et le gouvernement des
hommes de couleur ;
j'aurais dû leur envoyer des officiers français pour les organiser avant la paix
d'Amiens... Si je me fusse pris de cette manière, je vous aurais fait à vous
(Anglais) un tort
considérable. Je vous enlevais la Jamaïque et vos colonies se
trouvaient compromises » (Mémorial de
Sainte-Hélène).
15 Traité de Saint-Idelphonse (1er octobre 1801).
16 Il ne sera payé que 54 millions suite à commissions et escomptes.
17 Le dessein tournera court devant le revirement du Shah.
18 Trézel, malheureux à la Macta, sera blessé devant Constantine et finira
ministre de la Guerre.
19 Plus de 1 500 esclaves chrétiens sont conduits à Alger de 1802 à 1815. La
valeur marchande est
faible mais l'émoi produit en Méditerranée est considérable.
20 Charles Quint avait débarqué en octobre 1541. Son camp avait été inondé
et isolé par les crues
de l'Harrach. Sa flotte avait été en partie décimée par la
tempête.
21 Boutin, promu colonel, sera assassiné en 1813 en effectuant une autre mission délicate en Asie
Mineure.
22  On peut s'étonner de ne pas voir mentionner l'expédition d'Égypte dans
cette évocation des
tentatives outre-mer de Napoléon Bonaparte. Elle n'est pas
une entreprise coloniale, même si
Bonaparte organise sa conquête comme si elle
devait être durable. Son but s'intègre dans une pensée
qui ne variera pas : frapper
l'Angleterre !
23 Edmond Rostand, L'Aiglon.
24 Elle reprend alors son nom d'île Maurice qu'elle a toujours.
25 Thierry Maulnier.
 
Chapitre VIII

 
PREMIERS JALONS AFRICAINS
(1816-1848)
 
1815. Le brasier s'est éteint. La flambée révolutionnaire, le tourbillon
impérial, sont retombés. Dans l'escarcelle de la France, outre les
éclopés, il
est surtout de grandes brassées de souvenirs et de légendes
appelés à
reprendre vie.
La France de  1815, celle de l'après-Waterloo, retrouve «  un roué  »,
le
podagre Louis XVIII, frère du malheureux Louis XVI, et un territoire
ramené à ses frontières de 1789. Des conquêtes des armées de
Sambre-et-
Meuse ou des grognards du Petit Tondu il ne reste rien.
Les frontières
naturelles, vieille ambition des Capétiens, ne sont plus
qu'un rêve perdu.
L'outre-mer est encore en plus mauvais état. La République et l'Empire
ont liquidé le solde de feu la précédente monarchie. De ce qui fut
un
empire, le décompte est tôt fait. Tout est occupé par les Anglais,
les
Portugais ou les Espagnols. Le pavillon français a disparu.
Bon prince (Talleyrand est passé par là), le Congrès de Vienne restitue,
sensiblement, les possessions de 1789 :
– la Martinique et la Guadeloupe,
– la Guyane (occupée par les Portugais),
– les comptoirs de l'Inde,
– Saint-Pierre-et-Miquelon,
–  l'île Bourbon devenue île de la Réunion sous la République et
île
Bonaparte sous l'Empire,
– les comptoirs du Sénégal,
– la partie occidentale de Saint-Domingue (mais ce n'est là qu'une
clause
de style devant la réalité de la situation existante).
 
Ont donc été perdus  : Tobago et Sainte-Lucie dans les Antilles,
Rodrigues et les Seychelles et surtout l'île de France (devenue île Maurice).
Les Anglais n'ont pas lâché l'occasion de s'approprier une bonne
rade et un
bon port sur la route des Indes.
Et pour être complet, la France garde ses droits sur Madagascar
ainsi que
ceux de pêche sur Terre-Neuve. Par contre, et le fait n'est
pas sans
importance économique, le congrès de Vienne, sur très ferme
intervention
anglaise, a définitivement prohibé la traite.
L'ensemble paraît bien modeste. Un million d'habitants environ
dont cent
mille Français. Il n'est pas négligeable. Il replace la France
en trois
continents. Il recrée la notion de domaine colonial. Il ouvre
d'autres
horizons que ceux pour lesquels les Français venaient de guerroyer pendant
un quart de siècle. Bref, il peut préparer d'autres lendemains. A condition de
le vouloir et dans un premier temps d'y
reprendre pied.

*
**

Les Anciens y auraient vu mauvais présage. Tout recommence par


un
naufrage.
Un carré de planches et de solives mal arrimées. Une voile en
déséquilibre. Quelques cadavres, à demi-nus, laissés à l'abandon. Des bras
qui agitent désespérément un haillon. Un naufragé plus robuste dressé
sur
un tonneau pour mieux se faire remarquer. Une demi-douzaine
d'individus
hagards, le regard flou, tournés vers un horizon porteur
du brick de
l'espérance. En toile de fond, une lame qui paraît vouloir
tout engloutir.
Le pinceau de Géricault n'est sans doute pas loin du spectacle
découvert
le 17 juillet 1816 par les marins de l'Argus.
Ces malheureux, 15  survivants sur  152  embarqués, dérivant sur un
radeau, sont les naufragés de la Méduse. Quelques semaines auparavant,
quatre bâtiments, l'Argus, un brick, la Loire, une flûte, l'Écho et
la Méduse,
deux corvettes, ont appareillé de l'île d'Aix, en face de
Rochefort, à
destination du Sénégal.
L'incurie d'un émigré, hâtivement promu1, a échoué la Méduse qui
a
talonné sur le banc d'Arguin au large du Cap Blanc2.
Le colonel Schmaltz, gouverneur désigné du Sénégal et dépendances,
a
pu embarquer sur un canot. Nombre de ses compagnons ont connu
le triste
sort du trop célèbre radeau.
*
**

C'est donc plus un naufragé qu'un dignitaire qui, le  11  juillet  1816,
se
présente à Saint-Louis pour prendre possession de son fief. L'Anglais le lui
fait bien comprendre. Les palabres et les contestations se
prolongent.
Schmaltz, au nom de la France, ne recouvre Saint-Louis
que
le 25 janvier 1817 et Gorée le 15 février3.
Le Sénégal n'est pas une exception. En Guyane, les Portugais renâclent.
Le gouvernement Louis XVIII doit menacer d'employer la force.
La
réoccupation n'intervient qu'en  1818, traînant derrière elle un litige
qui
durera près d'un siècle pour la propriété du territoire entre le Cap
d'Orange,
l'Oyapock actuel et la rive nord de l'embouchure de l'Amazone (près
de 100 000 kilomètres carrés).
Dans l'océan Indien, le retour dans l'île de la Réunion (rebaptisée
île
Bourbon jusqu'en  1848) s'effectue sans incidents. Par contre, Farguhar, le
gouverneur anglais de l'île Maurice (ex-île de France, est-il
à rappeler),
s'oppose à la réinstallation des Français dans les établissements qu'ils
possédaient à Madagascar en 1792. En bon Britannique,
il a des vues sur la
Grande Ile. Le gouvernement anglais, pressé par
Paris, doit le rappeler pour
lever l'obstacle.
Partout ailleurs, aux Antilles, en Inde, à Saint-Pierre-et-Miquelon,
l'autorité française se rétablit à peu près normalement4.
Il ne reste que le cas douloureux de Saint-Domingue. Pétion, Christophe,
puis Boyer, les chefs noirs de l'île, ne sauraient admettre de
revenir sous la
dépendance française, leurs frères de race tout autant.
Un moment, Paris
songe à une reconquête militaire. Ce serait, peut-être, inquiéter l'Angleterre.
Ce serait, peut-être aussi, mal venu vis-à-vis du voisin américain.
De guerre lasse, Charles X, successeur de son frère Louis XVIII,
s'incline. Le 17 avril 1825, Villèle, son ministre, reconnaît l'émancipation de
Saint-Domingue. En contrepartie, le gouvernement haïtien
s'engage à
verser  150  millions pour indemniser les anciens colons. Chateaubriand et
une partie des Chambres critiqueront cet accord, déniant
au ministre le droit
d'abandonner une partie du territoire national...
Quoi qu'il en soit, à Port-au-
Prince, une page est tournée.
*
**

Ces colonies redevenues françaises, faut-il encore les administrer.


Une
série d'ordonnances de  1825  à  1828  leur donneront une organisation qui
subsistera et se retrouvera dans les autres possessions. C'est
pourquoi elles
seront, à juste titre, dénommées « Charte des colonies ».
Le gouverneur, désigné par Paris, en est le rouage essentiel. Pratiquement
tout émane de lui. Deux conseils, conseil privé à base de
fonctionnaires,
conseil général composé de membres davantage désignés qu'élus,
n'émettent guère que des avis. Le système judiciaire est
calqué sur le
système français. L'essentiel est là et persistera. L'autorité
de la métropole
est prépondérante. Tout le second empire colonial
français reposera sur ce
principe longtemps intangible.

*
**

La traite nourrissait les comptoirs africains. L'esclavage enrichissait


les
îles. La situation nouvelle créée par l'interdiction de la traite remet
en
question la vie économique de bien des territoires récupérés. A cette
difficulté première se joint une nouvelle concurrence. La betterave à
sucre
arrive sur le marché français. (En 1815, sept pour cent des
besoins français
sont déjà assurés par la betterave sucrière des plaines
du Nord. Ce
pourcentage ira croissant.)
De par leur passé, Martinique, Guadeloupe, Réunion disposent,
dans
l'immédiat, de suffisamment de main-d'œuvre. L'exploitation des
plantations pourra s'effectuer normalement jusqu'à l'abolition de l'esclavage
en 1848. La Réunion connaît même un bel essor et une nette
augmentation
des surfaces cultivées. L'île bénéficie d'une demande
accrue, née de la
liberté de Saint-Domingue et de l'île Maurice.
Par contre, l'avenir du Sénégal et de la Guyane semble plus incertain. Le
premier n'a guère que le trafic des gommes. La seconde, peu
peuplée, traîne
le boulet de son insalubrité déclarée5.
Portal, responsable des colonies puis de la marine sous Louis XVIII
(1815-1820), entend bien redonner vie à ces lointaines possessions.
Ancien
armateur bordelais, il n'ignore pas l'intérêt qu'elles présentent
pour les ports
de l'Atlantique.
Il agit en conséquence. La marine mise à mal par les guerres
napoléoniennes est reconstituée. Des mesures protectionnistes sont prises
pour favoriser le commerce colonies-métropole. Le vieil «  exclusif  » de
Colbert joue à plein. Le sucre étranger est lourdement taxé. Sur place,
les
gouverneurs reçoivent instructions pour animer l'activité économique et
trouver de la main-d'œuvre.
En Guyane, le baron Milius, gouverneur du pays, se voit accorder
un
crédit de 400 000 francs pour organiser un centre agricole sur la
rivière de
la Mana (1822). Le mauvais vouloir des colons engagés dans
l'entreprise
entraîne son échec.
A Madagascar, l'île de Sainte-Marie6 est occupée en 1818 par le
capitaine
de frégate Mackau. Elle offre un bon port et de larges possibilités de
ravitaillement pour la Réunion. Il est envisagé de la faire
cultiver par des
colons et des indigènes. Faute de chef, l'affaire manquera de suite.
C'est au Sénégal, peut-être parce que plus proche, que les efforts les
plus
conséquents trouvent le plus de réalisation. Très certainement à
cause des
hommes qui donnent l'impulsion.
Schmaltz, le naufragé de la Méduse, est un optimiste. Il fonde de
grandes
espérances sur une mise en valeur de la vallée du Sénégal. Il
compte y
produire du coton, du café, de l'indigo, du sucre. Son
enthousiasme gagne le
ministère qui fournit des moyens en hommes
et matériel. Louis XVIII lui-
même monte un domaine à ses frais.
Schmaltz a sous-estimé la sécheresse,
les menaces des Maures
nomades, éternels ennemis des sédentaires. « Si tu
rencontres sur ton
chemin le Maure et la vipère, tue le Maure  », dit le
proverbe du pays
noir. Faute de résultats probants, Schmaltz est rappelé en
France.
Son successeur, le baron Roger (1821-1826) a sans doute plus de
rigueur.
La compagnie de Galam, sur le haut fleuve, connaît quelque
splendeur. Le
jardinier Richard crée un jardin botanique. Le nom de
Richard Toll (Toll
signifie jardin) subsistera7. Le bilan d'ensemble
reste encore décevant.
Toujours les mêmes causes : insécurité, climat.
Le Sénégal ne démarre pas.
Voué après Roger à de perpétuels changements de gouverneur, il devra
attendre Faidherbe.
Ces temps ne sont pas complètement stériles. Des audacieux
ouvrent,
pour la France, l'ère des grandes découvertes africaines. Mollien, l'un des
rescapés de la Méduse, atteint les sources du Sénégal, de
la Falémé et de la
Gambie. Duranton, un aventurier bien français,
épouse la fille du roi de
Médine et assure l'influence de son pays entre
Sénégal et Niger
de 1822 à 1838.
De 1837 à 1839, le marin Bouetz-Willaumez parcourt le golfe de
Guinée.
Il organise des escales, origines de l'établissement français en
Guinée et
Côte-d'Ivoire. Poussant plus au sud, il reconnaît l'estuaire
du Gabon. A son
initiative, le  9  février  1839, le roi Denis cède à la
France un territoire en
bordure du fleuve. Dans le cadre d'une alliance
globale, le monarque
accepte même le protectorat sur son royaume
(rive gauche du Gabon)
moyennant « 20 pièces d'étoffe assorties, 10
barils de poudre de 25 livres,
20  fusils à un coup, 2  sacs de tabac, un
baril d'eau-de-vie, 10  chaênaux
blancs ».
Deux ans plus tard, le  18  mars  1841, Bouetz-Willaumez signe un
traité
identique avec le voisin de Denis, le roi Louis, suzerain de la
rive droite du
Gabon. De proche en proche, la présence française
s'élargit pacifiquement.
Des missionnaires s'installent. Libreville, cité
conçue pour accueillir les
esclaves libérés, voit le jour en 1849. Les
bords de l'Ogooué sont atteints.
Brazza et ses compagnons trouveront
au Gabon un terrain côtier défriché et
des bases de départ.
Et il y a René Caillié (1799-1836). Seul, sans soutien, l'enfant de
Mauzé
dans les Deux-Sèvres, l'orphelin à la vocation bien établie,
accomplit un
périple sans précédent. Se joignant à une caravane, il
part du Rio Numez, en
Guinée. Il se fait passer pour un Arabe,
ramené d'Égypte par Bonaparte,
cherchant à regagner son pays. Il a
auparavant longuement préparé son
voyage. Durant deux mois, il s'est
imprégné de la vie musulmane. Il peut
tenir le rôle qu'il s'est imparti.
Par le Fouta-Djalon, Kankan, la vallée du
Niger, il se dirige vers
Tombouctou, son objectif, qu'il atteint
le 24 avril 1828. Un seul Européen a déjà pénétré dans la ville interdite : le
major anglais Laing qui
a été tué sur le chemin du retour (1826). La cité
déçoit l'explorateur.

«  Le spectacle que j'avais sous les yeux ne répondait


pas à mon
attente. Je m'étais fait de la grandeur et de
la richesse de la ville une tout
autre idée. Sur les rues,
semblent planer l'inertie, le sommeil, la tristesse
des
déserts environnants. »
Le  4  mai, Caillié reprend la route, vers le nord. A travers le Sahara,
il
espère gagner le Maroc. Suspecté, privé de monture, à peine alimenté, il ne
doit qu'à son énergie farouche d'arriver au terme de son
périple et de sauver
ses notes rédigées à la dérobée. En novembre,
enfin, hâve et en guenilles, il
s'effondre devant la porte du consultat
de France à Tanger. Il vient de
parcourir  6  000  kilomètres en des
contrées hostiles et fermées aux
Européens.
Il rapporte une profusion de renseignements sur la topographie, la
géologie, la climatologie, l'ethnologie des régions traversées.
René Caillié n'est pas un conquérant. Ce solitaire est le premier
grand
explorateur africain français. Il a montré la voie. D'autres suivront son
exemple. Ils prépareront, par là, la colonisation.

*
**

René Caillié, regagnant les bords de la Méditerranée, ne se doute


pas que
sur ces mêmes rivages, l'avenir commence à se jouer. Il termine sa route
face à la mer où tout va se dessiner et prendre une
ampleur inattendue.
Alger est à moins d'un millier de kilomètres vers
le Levant.

1 Le capitaine de frégate Hugues Duroy de Chaumareyx qui n'avait pas


navigué depuis dix-sept
ans.
2 700 kilomètres au nord de Dakar.
3 Et puis aussi, Podor sur le Sénégal ; Rufisque, Portudal sur la Petite Côte ;
des comptoirs sur la
Saloum et Albreda en Gambie.
4  Le Bastion de France, près de la Calle (El Kala), est également réoccupé à
l'amiable après
entente avec le dey d'Alger.
5 Quant aux comptoirs des Indes, ils vivotent du commerce local. L'existence
des établissements
de Madagascar est plus aléatoire.
6 Sainte-Marie se trouve à une centaine de km au sud de la baie d'Antongil
et à 7 km au large de la
côte orientale de Madagascar  ; 165  km2. L'île est officiellement possession française depuis  1750.
(Ses habitants, par la suite, bénéficieront de la double nationalité française et malgache.)
7 Richard Toll est à 90 km de Saint-Louis.
 
Chapitre IX

 
ALGER OÙ TOUT
A VRAIMENT COMMENCÉ
 
L'incident s'est déformé. Ses conséquences ont été amplifiées. Le
coup
d'éventail a pris bon rang dans le grand syllabaire de l'Histoire
de France.
Le fait en lui-même n'en demeure pas moins une réalité.

*
**

29 avril 1827. La douceur printanière a chassé l'humidité hivernale.


Alger
vit ses jours les plus agréables de l'année. La canicule ne surviendra que
dans quelques semaines. Une senteur de fleur d'oranger
emplit le patio du
palais de la Kassaubah. Sa Seigneurie, Hussein
Dey1, aime cet endroit
ombragé qu'égaye le bruissement d'une fontaine. Il y donne volontiers
audience.
Son visiteur du jour se nomme Pierre Deval. Consul de France, il
vient
présenter ses civilités en cette veille de l'Aïd Es Seghir, fête traditionnelle
qui marque la fin du Ramadan. Ainsi le veut l'usage.
Deval n'a pas bonne presse. On le dit cupide et plus volontiers
préoccupé
de ses intérêts que de ceux qu'il représente. Hussein Dey le
sait. Mais Deval
est un diplomate de qualité. Il représente la France,
grande puissance
européenne. Hussein Dey lui aussi n'est pas sans
reproches. Les années l'ont
assagi mais combien de têtes sont tombées
devant ses colères et ses
ambitions !
Le passé est le passé. Les rapports du dey et du consul se déroulent
sur
un ton affable. Presque des relations de vieux complices.
Ce  29  avril, Hussein Dey est d'humeur chagrine. Entre la France et
lui,
revient une vieille affaire. Une créance datant du Directoire est
toujours
impayée. La France révolutionnaire manquait de grains. Elle
en avait acheté
à Alger par l'intermédiaire de deux négociants israélites, Bacri et Busnach.
Le dey, bon prince, avait joué les banquiers
dans la transaction. Or, depuis
près de trente ans, il attend d'être
remboursé. Bacri et Busnach ont eu des
acomptes et Talleyrand des
commissions. Hussein Dey, lui, n'a eu que des
espérances.
Les deux parties, dans ce contentieux, ne sont pas de mauvaise foi.
La
France veut payer Bacri et Busnach pour qu'ils soldent le dey,
mais la
justice française fait opposition. Les deux israélites ont des
dettes en
métropole. Le dey est légitimement en droit d'être irrité de
l'existence d'une
dette qui n'a que trop duré.
Il l'a dit. Il l'a écrit récemment au roi Charles X, frère et successeur
de
Louis XVIII. Charles X n'a pas encore daigné lui répondre. D'où
son
courroux devant le représentant de la France.
Chacun, par la suite, rapportera sa version de l'événement.
Deval, dans son rapport au ministre des Affaires étrangères, laisse
parler
le dey :

« – Pourquoi ne m'a-t-il (le roi) pas répondu directement ? Suis-je un


manant  ? Un homme de boue  ? Un
va-nu-pieds  ? Mais c'est vous qui
êtes la cause que je n'ai
pas reçu de réponse de votre ministre  ; c'est
vous qui
avez insinué de ne pas m'écrire  ! Vous êtes un méchant,
un
infidèle, un idolâtre2.
Et le dey se dressant de son siège me frappe, me portant
trois coups
violents de chasse-mouches. »

Le dey, de son côté, dira par la suite3 :

« Vers la fin du Ramadan, Deval, que je commençais


à aimer moins,
parce qu'il me parlait souvent mal de son
souverain et que je pouvais
craindre qu'il ne lui parlât
mal aussi de moi, Deval vint me faire la visite
officielle
d'usage. Je me plaignis à lui de n'avoir pas de réponse à
quatre
lettres écrites par moi au roi de France. Il me
répondit (le croiriez-
vous ?) : « Le roi a bien d'autres
choses à faire que d'écrire à un homme
comme toi ! » « Cette réponse grossière me surprit. L'amitié ne donne
pas droit d'être impoli. J'étais un vieillard qu'on devait
respecter et puis
j'étais le dey. Je fis remarquer à Deval
qu'il s'oubliait étrangement. Il
continua à me tenir des
propos durs et méséants.
Je voulus lui imposer silence, il persista.
« Sortez, malheureux ! »
Deval ne bougea pas ; il me brava en restant, et ce fut
au point que, hors
de moi, je lui donnais en signe de
mépris de mon chasse-mouches au
visage. Voici l'exacte
vérité... »

Qui a raison ? Qui exagère ? Très certainement le dey, exaspéré, a-t-il eu


un geste peu protocolaire. Peut-être Deval lui avait-il répondu
trop
vertement.
Un soufflet, en l'occurrence un coup de chasse-mouches, a été
donné.
Deval, outragé, prend congé et rend compte.
Ce «  coup d'éventail  » doit-il pour autant entraîner une guerre entre
la
France et ce pays que l'on nomme aujourd'hui l'Algérie et que l'on
ne
connaissait alors que sous le nom de Régence d'Alger ?

*
**

Cette dénomination de Régence d'Alger désigne un pays qui de tout


temps se cherche. L'Algérie de  1830  n'existe pas et n'a pas encore
existé.
Faute de chefs, faute d'unité. Absence de sentiment national
due peut-être,
déjà, au relief compartimenté.
L'unité, si elle doit exister, elle est plutôt dans ce bloc occidental de
l'Afrique du Nord que les conquérants arabes, déboulant d'Orient,
baptisèrent Djeziret el Maghreb, l'Ile du Couchant. El Maghreb, le
couchant, le terme a subsisté pour représenter cette terre de  2  000  km
de
long sur 300 de largeur4 levée entre deux mers : mer de sable de
l'univers
saharien au sud, mer méditerranéenne au nord (et en partie
Atlantique à
l'ouest).
L'histoire du Maghreb commence avec Carthage. Les antécédents
des
prédécesseurs de la colonie phénicienne créée par Didon sont mal
connus.
La suite, par contre, est plus claire. Le flux et le reflux des
invasions se
succèdent durant des siècles.
Rome, vainqueur de Carthage, au terme des célèbres Guerres
puniques, et
des princes numides, contrôle pratiquement toute
l'Afrique du Nord. D'El
Djem en Tunisie à Volubilis au Maroc, la
pierre conserve le témoignage de
sa présence et de sa splendeur. Rome
christianisée apporte aussi sa foi. Les
Berbères5 donnent à l'Église l'un
de ses plus illustres Pères. Saint Augustin
est un enfant de Thagaste
(actuel Souk-Ahras).
Les Vandales effacent les Romains. Les Byzantins leur succèdent.
Les
Arabes, à l'aube du VIIIe siècle, déferlent. La vieille souche berbère
s'arabise
et s'islamise. Le croissant remplace la croix. Le pays, pour
autant, ne
s'unifie pas. Un autre flot d'invasions, issu de l'ouest cette
fois,
Almoravides, puis Almohades, recouvre le Maghreb. Des
royaumes se font
et se défont. L'Afrique du Nord reste à prendre. Les
Espagnols, la
Reconsquista terminée, y songent. Leur présence ou leur
menace font surgir
l'imprévu. Le chef d'une cité, encore modeste, mais
bien située, El Djezair6,
appelle des corsaires à la rescousse. Le
marché lui est fatal. Il y laisse sa
tête. El Djezair, Alger, trouve un
nouveau maître, Aroudj. Aroudj disparu,
son cadet Khayr al-Din dit
Barberousse lui succède.
Ce Barberousse est un fort mais devant la puissance espagnole il se
sent
faible. Avisé, il fait allégeance aux Turcs maîtres d'une bonne
partie de la
Méditerranée7. Le destin se fixe pour trois siècles. Les
Turcs entrent à
Alger. Par contrecoup, ils s'installent à Tunis et Tripoli.
Le Maghreb, enfin, peu à peu prend forme. A l'ouest, le Maroc
s'isole.
Une monarchie coiffe plus ou moins suivant les époques
l'outre-Moulouya.
A l'est, le Turc de Tunis identifie son patrimoine à
l'ancien domaine de
Carthage. Progressivement, il s'affranchit de la
tutelle de Constantinople.
Au-delà de la Medjerda, un sentiment national s'éveille.
Pour la partie centrale du Maghreb, rien de tout cela. Théoriquement, elle
est province turque. Cette suzeraineté est plus formelle que
réelle. Le bled
maghzen s'oppose au bled siba.
Le pays qui paie l'impôt ne couvre que la moitié de la Régence. Les
modestes garnisons turques à Oran, Constantine, Médéa ou Bône, ne
contrôlent guère la population. Marabouts en Oranie, seigneurs de
« grande
tente  » dans le Constantinois, djemaas en Kabylie sont les
vrais chefs de
tribus que tout sépare : paysages, moyens d'existence,
langue parfois.
Il n'est entre elles qu'un seul lien mais il est puissant : l'Islam, l'Islam qui
codifie la vie privée et impose ses préceptes, des prières journalières au
traditionnel Ramadan.
A Alger même, le pouvoir est incertain. Barberousse et ses corsaires
ont
créé la grande tradition de la course barbaresque devenue la ressource
première de la cité. Les Turcs pour appuyer leur autorité ont
«  importé  »
leurs janissaires. Deux forces sont face à face. Corsaires
et janissaires se
disputent le pouvoir. Renégats du Bassin méditerranéen contre mercenaires
à la solde du sultan. Le dey d'Alger sort de
leurs rangs. Il a théoriquement
autorité sur les trois beylicks (Constantine, Oran, Titteri ou Médéa) qui
doivent lui payer tribut.
La course, si enrichissante soit-elle, a, par ses pratiques, envenimé
les
rapports d'Alger avec ses voisins. Paris, Madrid, Londres, les
métropoles
italiennes, supportent mal de voir leurs sujets enlevés en
haute mer (ou sur
les rivages) et vendus dans les souks algérois.
L'image des esclaves
chrétiens croupissant dans l'attente d'un éventuel
rachat est devenue
intolérable. Au XVIe et XVIIe siècles, Espagnols et
Français ont essayé
d'intervenir militairement. Sans grand succès. Le
Congrès d'Aix-la-Chapelle
en  1818, a interdit la traite barbaresque et
sommé ses pratiquants de la
cesser. Les navires anglais, hollandais,
américains ont tenté de faire
respecter l'édit. Les bombardements,
sévères, d'Alger n'ont rien donné. La
ville, vue de la mer, paraît une
place imprenable.
Faute de mieux, les commerçants français ont tenté du négoce. Ils
se sont
établis sur les rivages de l'est constantinois. Le Bastion de
France, près de la
Calle, permet la pêche au corail et l'exportation des
grains.
Les grains ! Ils sont à l'origine de cette vieille histoire, très embrouillée,
qui a conduit à l'altercation entre Hussein Dey et le consul de
France. La
situation en est là, le 29 avril 1827 au soir.
L'incident connu, Paris pour riposter décide un blocus naval. Une
division navale croise devant Alger. Bravant les intempéries, les marins
français interdisent aux barbaresques l'entrée et la sortie de leur port.
L'entreprise coûte cher. Des négociations pourraient régler le différend.
Elles l'aggravent. La Bretonnière, un plénipotentiaire français, venu
discuter, sous le couvert du drapeau blanc, est raccompagné par les
salves
des batteries algéroises. L'insulte est cette fois manifeste.
Le gouvernement de Charles X s'inquiète de cette situation qui se
prolonge à grands frais. Elle fait la partie belle à l'opposition. Au
début
de  1830, de nouvelles élections sont décidées. Deux ans plus tôt,
fin
politique, le ministre de la Guerre, Clermont-Tonnerre, avait
glissé :

«  Si, au contraire, un résultat glorieux vient couronner


cette
entreprise, ce ne sera pas pour le roi un léger avantage que de clore la
session (de  1828) et de demander
ensuite des députés à la France, les
clefs d'Alger à la
main. »
Demander des députés à la France, les clefs d'Alger à la main !
L'idée a
fait son chemin.
Dans les milieux gouvernementaux, sans l'avouer, on pense peut-être
aussi gros sous. Le trésor des deys accumulé au long des siècles
de rapines
passe pour considérable. Il pourrait, avantageusement,
conforter celui du
roi.
Sa Majesté Charles X, quant à elle, est très chrétienne voire très
mystique. L'Islam lui fait horreur. L'héritier de saint Louis reprendrait
volontiers la croix pour chasser l'infidèle à l'exemple de son lointain
aïeul.
L'équipe au pouvoir se sait en position difficile avant l'échéance
électorale fixée en juillet. Elle songe de plus en plus à Alger. Le baron
Haussez, ministre de la Marine, le comte de Bourmont, ministre de la
Guerre, reprennent la pensée de Clermont-Tonnerre et se font pressants :
« Demander des députés à la France, les clefs d'Alger à la main. »
Le 31 janvier 1830, Charles X en son conseil, se décide. La France
ira à
Alger. Officiellement pour venger son honneur et détruire un nid
de pirates.
L'Europe, placée devant le fait à venir, se tait. La Turquie
en plein déclin est
incapable de réagir devant l'incursion annoncée sur
une terre relevant de sa
suzeraineté. Bourmont8, promu commandant
en chef de l'expédition, se
prépare à voguer vers Alger.

*
**

Le 25 mai 1830, la flotte, sous Duperré, appareille de Toulon. Le


14 juin,
Bourmont débarque sur la presqu'île de Sidi-Ferruch, à l'ouest
d'Alger.
Pour monter l'opération, il a été sorti des cartons le rapport Boutin,
vieux
de vingt ans9, prévoyant un débarquement de 30 000 hommes
et une marche
sur Alger, par Staouèli et Fort l'Empereur.
Le plan Boutin est fidèlement exécuté. Le  14  juin, les Français sont
à
terre. Le  16, ils s'engagent dans l'intérieur. Le  19  juin, les contin gents
algériens, rameutés par le dey, sont bousculés à Staouèli. Le
4 juillet, Fort
l'Empereur tombe. Le  5  juillet, Alger capitule sans
conditions. Bourmont
entre dans la ville. Dans son ordre du jour, il proclame fièrement :

« Vingt jours ont suffi pour la destruction de cet État


dont l'existence
fatiguait l'Europe depuis trois siècles. »
Dans l'acte de capitulation, il est un passage essentiel. Personne ne
l'a
vraiment relevé.

«  L'exercice de la religion restera libre  ; la liberté des


habitants de
toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce, leur
industrie, ne recevront
aucune atteinte. Les femmes seront respectées, le
général
en chef en prend l'engagement sur l'honneur. »

Les successeurs de Bourmont – et c'est à leur actif – veilleront à


respecter
la parole donnée. Les Européens, nouveaux venus, seront
catholiques. Les
Algériens demeureront musulmans. La religion ne
pourra qu'accentuer les
clivages. Du jour même de sa naissance, l'Algérie française n'était pas
viable.

*
**

Dans l'immédiat, le dey, vaincu, s'exile avec ses femmes et ses


proches.
Le trésor est récupéré. Alger connaît un joyeux pillage. Les
derniers
prisonniers chrétiens sont libérés. L'un d'eux était là depuis
1802.
Sur la Kassaubah, flotte la bannière blanche, signe de la nouvelle
souveraineté.
Les Français sont sur le sol africain. Leur victoire a été rapide et
moyennement coûteuse. Trois mille tués et blessés environ (les maladies
seront autrement dangereuses).
Voici la première conquête outre-mer depuis les grands désastres de
la fin
du premier empire colonial. Une nouvelle pierre se pose. Qui a
conscience
de son importance  ? Qui peut percevoir, ce  5  juillet  1830,
qu'une porte
s'ouvre sur l'Afrique, qu'Alger est un point de départ
vers un autre empire
colonial ? Personne assurément.

*
**

Bourmont, promu maréchal pour son succès, ne goûte pas longtemps des
satisfactions de sa dignité. Les Trois Glorieuses, les 27-28-29 juillet 1830,
renversent la première Restauration. La monarchie
absolue disparaît une
autre fois. Un prince bourgeois, mais dont les
fils seront de vrais soldats,
monte sur le trône. Louis-Philippe n'est
plus que roi des Français. La Charte
limite ses pouvoirs.
A Alger, créature de Charles X, Bourmont, contraint à l'exil,
s'éloigne. Le
drapeau tricolore remplace la bannière blanche sur la cité
qui n'est encore
que la kasbah aux ruelles étroites et sales.

*
**

Que peut-il se passer maintenant ? Réembarquer ? Rester ? Agrandir ?


La première interrogation trouve très vite réponse. Le nouveau
régime
n'entend pas lâcher la conquête de son prédécesseur (la perte
de prestige
serait trop grave). Il le fait savoir à l'Europe et à l'Angleterre peu satisfaite
de cette manifestation d'hégémonie.
La France est donc à Alger. Elle y restera, mais pour y faire quoi ?
Paris,
durant une dizaine d'années, hésitera. Sur place, les responsables
locaux aux
titres divers  –  commandant en chef, commandant de la
division
d'occupation, gouverneur... – prendront ou ne prendront pas
d'initiatives.
Leur tempérament conduira la politique algérienne devant un
gouvernement passif et timoré. Pour voir, enfin, l'aventure algérienne
amorcer un tournant définitif, il faudra attendre l'arrivée d'un certain
Bugeaud.

*
**

Après Bourmont, révoqué en septembre  1830, la noria des chefs


commence  : Clauzel, puis Berthezène, puis Savary, puis Voirol, puis le
vieux Drouet d'Erlon. Cinq nouvelles têtes en quatre ans. Comment
avoir
une ligne de conduite suivie  ? Au hasard, des pions sont avancés.
Oran,
Bône, Mostaganem, Bougie, sont occupés à demeure. Médéa,
prise après
que le Teniah de Mouzaïa eut été enlevé de haute lutte,
est abandonnée. Les
historiens parleront de l'époque de l'occupation
restreinte.
Il n'est qu'un point, a priori, constructif. L'ordonnance du  22  juillet
1834 définit le régime « des possessions françaises dans le nord de
l'Afrique
(ancienne Régence d'Alger) ». Elle prévoit un gouverneur
général, véritable
proconsul. L'administration a porté l'Algérie10 sur
les fonds baptismaux.
Un texte est bien. Il ne saurait à lui seul résoudre les incertitudes
et les
problèmes de l'heure, surtout lorsque ces derniers s'appellent
Abd el-Kader.

*
**

Le 21 novembre 1832, les tribus de la région de Mascara se sont


réunies
en conseil. Elles ont besoin d'un chef. Elles ont tant d'ennemis : les Turcs et
les Couloughlis, les Français, les tribus alliées aux
Français11. Leur choix
s'est porté sur le fils d'un honorable marabout  : Abd el-Kader. Celui-ci,
aussitôt élu, s'est proclamé Émir12.
La nature l'a bien servi, ce jeune Émir13. Prestance, Courage. Autorité
naturelle. Éloquence. Érudition. Lucidité. Sens de l'organisation.
Il est de
surcroît remarquable cavalier. Que ne possède-t-il pas !
Mieux encore, il a pour lui sa piété et sa foi. Son père, le vénéré
Mahdi el
Din, l'a élevé dans le respect et la connaissance de la religion. Ensemble, ils
ont fait le pèlerinage à La Mecque. L'existence, la
lutte d'Abd el-Kader,
s'expliquent. Il est un croyant sincère et exclusif.
Il y a du Saint Louis en ce
disciple d'Allah. Toute son action se
rattache à ses certitudes religieuses.

« Lorsqu'on est chrétien, on doit vivre avec les chrétiens  ; lorsqu'on


est musulman, on doit vivre avec les
musulmans ; et c'est un crime de
cohabiter avec les Français. »

Il ne saurait donc tolérer de cohabiter en Algérie avec les chrétiens


de
Français.
La loi islamique a ses rigueurs. Abd el-Kader surprendra parfois
par sa
cruauté. Elle est de son époque. Elle est dans la logique des
préceptes reçus.
Il ne s'en cache pas :

«  Je gouvernerai avec le livre de la loi à la main  ! Et


si la loi me
l'ordonnait, je ferais moi-même une saignée
derrière le cou de mon
propre frère. »

Homme de poudre et homme de foi, Abd el-Kader est bien le chef


dont
les tribus ont besoin pour conduire le djihad contre la France.
Mieux
soutenu par son peuple, celui qui se présentait « comme une
épine dans l'œil
des Français » aurait pu réussir.
*
**

Les siens l'ont proclamé leur maître. Ils ne l'ont pas doté pour
autant. Abd
el-Kader, en ses débuts, n'a quasiment rien. D'État, d'armée, de trésor, de
hiérarchie, de structures, point  ! Tout au plus peut-il compter sur des
guerriers courageux certes mais plus velléitaires que
disciplinés.
Avec sagesse, Abd el-Kader se donne du temps. Il signe traité avec
le
général Desmichels qui commande à Oran. Le Français, tout heureux, pense
s'être fait un allié de l'émir. Il le reconnaît. Il lui procure
des armes. Cette
trêve dans la guérilla, cette assistance, permettent à
Abd el-Kader de se
structurer. Il ébauche l'ossature d'une armée, fait
de Mascara sa capitale et
son entrepôt.
Une expédition punitive montée contre les Douairs et les Smelas,
alliés
des Français, rallume les hostilités. Trezel, successeur de Desmichels à
Oran, a une haute conception de l'honneur. Il entend protéger ses amis et
châtier leurs ennemis. Trezel est un brave soldat. Il
l'a prouvé. Il le
prouvera14. Le sens tactique lui échappe parfois. Il
lance contre Abd el-
Kader une colonne trop lourde. Le  26  juin  1835,
le long des berges de la
Macta, au sud d'Arzew, il subit un désastre
sanglant.
La frénésie de pillage de ses cavaliers interdit à Abd el-Kader d'exploiter
son succès, mais il tire prestige de cette victoire. Le contrôle
de la majeure
partie de l'Oranie lui paraît acquis.
L'arrivée de Clauzel, nommé une seconde fois en Algérie, remet tout
en
question. Bertrand Clauzel (1772-1842) est un audacieux. Il va de
l'avant. Il
voit grand. Le premier, il prend une vision globale de l'affaire algérienne.
Installé à Alger, Bône et Oran, il compte se servir de
ces bases de départ
pour s'enfoncer dans l'intérieur, abattre les résistances quelles qu'elles
soient, dominer l'ensemble algérien15. La présence à ses côtés du duc
d'Orléans, fils du roi, venu en Algérie
saupoudrer de gloire sa tunique, ne
peut qu'attiser son ardeur naturelle.
A l'automne  1835, Clauzel, avec un solide détachement, s'engage
dans
l'arrière-campagne oranaise. Il défait Abd el-Kader, prend Mascara sa
capitale et ne pouvant la conserver à cause de la saison et de
ses effectifs,
livre la ville aux flammes. L'Émir, vainqueur hier, se
retrouve défait et
abandonné.
Quelques mois plus tard, il subit un autre revers. Envoyé par Louis-
Philippe avec des renforts pour dégager une garnison française bloquée
sur
les plages à l'embouchure de la Tafna, le général Bugeaud lui
inflige une
rude défaite à la Sickack (6 juillet 1836). L'Émir perd la
meilleure partie de
son infanterie. Mais il n'a pas un tempérament à
renoncer. Replié dans
l'intérieur de l'Oranie, il se remet à l'ouvrage
pour se forger une nouvelle
armée. Ainsi sera toujours Abd el-Kader.
Battu mais non abattu, il se relève.

*
**

Clauzel était en France, parti solliciter des moyens, lors des événements
de la Sickack. Rentré à Alger, il reprend son plan. Hélas, pour
lui, il n'a rien
obtenu à Paris. Il agit un peu en franc-tireur avec les
seules troupes dont il
dispose. Unique soutien de marque, le duc de
Nemours, autre fils du roi,
volontaire pour l'accompagner dans sa
marche sur Constantine.
Constantine, l'ancienne Cirta, nichée sur son promontoire dominant
le
Rhummel, est toujours entre les mains d'Ahmed Bey, rescapé du
pouvoir
turc. La position est naturellement forte. Ben Aissa, son gouverneur, est un
chef énergique.
Clauzel a vu trop grand et trop tard. L'objectif est trop loin de sa
base de
départ. La troupe n'est pas suffisamment étoffée. Pluies glacées
ou neiges
de novembre sont au rendez-vous des Hauts plateaux. Une
armée éprouvée
et meurtrie arrive devant Constantine. L'assaut de
nuit échoue. Le repli est
un calvaire. Clauzel a perdu. Il paie le prix
de son échec. Damrémont le
remplace avec des consignes de prudence.
Au printemps de  1837, l'intérêt se transporte, de nouveau, en Oranie,
«  fief  » d'Abd el-Kader. Bugeaud est de retour en Algérie comme
commandant en titre à Oran. Il connaît les directives ministérielles  :
prudence, conciliation. Lui-même ne croit pas en une Algérie française.
Il
renoue avec son adversaire de la Sickack, en élargissant les bases
de
l'ancien traité Desmichels. Le 30 mai 1837, non loin des rives de la
Tafna
d'où le nom du traité signé alors – le lieutenant général
Bugeaud et l'Émir
Abd el-Kader s'engagent mutuellement à amitié et
alliance.
Abd el-Kader a la partie belle. Il administrera la province d'Oran,
celle du
Titteri (Médéa) et une partie de celle d'Alger. Il pourra acheter armes et
poudre dont il a besoin à la France. Quelle reconnaissance éclatante pour
l'Émir hissé en cinq ans au rang des souverains
légitimes !
La France gagne les mains libres dans l'est algérien et obtient la
reconnaissance de la possession d'Oran, Arzew, Mostaganem, Mazagran, et
de la Mitidja16.
Bugeaud qui a agi seul, sans en référer à son supérieur hiérarchique
à
Alger, Damrémont, a-t-il, par ce traité de la Tafna, le traité « inexplicable »,
pensé trouver un statu quo assurant une paix définitive  ?
C'est oublier le
djihad d'Abd el-Kader. C'est oublier le désir de gloire
des généraux et des
princes17.

*
**

Damrémont, successeur de Clauzel, a une revanche à prendre, en


dépit
des consignes de modération. Le revers de novembre  1836  devant
Constantine doit être effacé. Question de prestige pour les armes françaises.
Le gouvernement, d'accord sur ce point, lui procure les moyens.
Il lui
délègue même Valée, regardé comme le meilleur artilleur de son
temps.
Instruit par l'expérience malheureuse de Clauzel, Damrémont part
plus
tôt. Il quitte Bône le  1er octobre  1837  avec  11  000  hommes et
7  pièces
d'artillerie. Le  6, des hauteurs du Mansourah, il contemple la
ville. Elle
paraît toujours aussi redoutable. Ben Aissa a accentué ses
défenses.
9  octobre. Les batteries de Valée entrent en action. Du Mansourah
d'abord, du Coudiat Aty ensuite, elles pilonnent les remparts. Mission  :
détruire embrasures et casemates avant de forcer une brèche face
au glacis
qui monte au pied du Coudiat Aty. Là est le seul endroit
possible pour tenter
un assaut en force. Partout ailleurs se dressent les
à-pics du Rhummel.
12 octobre. Damrémont est sur le Coudiat Aty. Avec quelques officiers il
se porte de l'avant pour juger de l'efficacité du tir de Valée.
Un artilleur turc
a repéré le petit groupe qui progresse avec le
commandant en chef. Un
premier boulet bourdonne. Un second
tombe à quelques mètres et ricoche.
Il frappe le général en pleine
poitrine.
Damrémont a trouvé la mort de Turenne.
Valée, le plus ancien, prend le commandement. A lui de venger son
chef
et d'enlever Constantine.
13  octobre. Les pluies ont cessé. Le temps est clair. Lamoricière,
Combes, Corbin se préparent à l'attaque. Devant eux, une brèche
s'ouvre,
plaie béante dans la muraille18. Derrière les remparts et les
meurtrières,
Algériens et Turcs attendent.
Lamoricière se dresse, une hache à la main :
« Zouaves en avant ! Vive le Roi ! »
Trois heures plus tard, la victoire est acquise. Le dernier pouvoir
turc
dans l'ancienne régence est tombé. Constantine passe entre les
mains des
Français.
23  officiers ont été tués. 57, dont Lamoricière, ont été blessés. Plus
de 500 de leurs soldats sont tombés à leurs côtés. En face, le chiffre
reste
incertain : 2 000 morts peut-être. Dans les combats de rues, le
carnage a été
sans pitié. Tentant de fuir, des groupes entiers ont chuté
au fond du
Rhummel. Ahmed Bey, Ben Aissa, se sont enfuis19. Bel
Bedjaoui, le chef du
palais, un Turc opiniâtre, s'est suicidé.

*
**

Cette année 1837 aura donc été riche en événements :


– traité de la Tafna ;
– prise de Constantine.
Hormis quelques points sur la côte, deux camps semblent se partager le
pays. Abd el-Kader tient l'ouest  ; Valée, la Mitidja et l'est. Entre
eux, une
tache sur la carte : le bloc kabyle hostile à toute dépendance.
Chacun, apparemment, s'organise pour durer. Abd el-Kader, en
toute
liberté, étend son pouvoir. Il mate les tribus rebelles. Ses Khalifas
(lieutenants) commandent en son nom à Miliana, Médéa, Mascara,
Tlemcen, dans la vallée du Sébaou, et imposent son autorité à
leurs
coreligionnaires (non sans difficultés parfois). L'Émir frappe
monnaie, lève
l'impôt, étoffe son armée, crée des bases à la limite du
Tell : Sebdou, Saida,
Tagdempt, Taza, Boghar, Bel Kheroub, Biskra.
Il dépêche des représentants
à l'étranger. Il prend rang sur la scène
internationale.
Valée s'occupe surtout du Constantinois. Il fonde Philippeville
(Skikda),
destinée à devenir le port de Constantine. Il s'allie aux
grands seigneurs des
lieux (Mokrani dans la région de Sétif, Ben
Ghana dans le sud). Il place des
garnisons aux points clés. Le
Constantinois apparaît comme un ensemble
français et calme20.
14 octobre 1839. A Paris, une décision du ministre de la Guerre
marque
une étape et désigne un avenir.

«  Le pays occupé par les Français dans le Nord de


l'Afrique sera, à
l'avenir, désigné sous le nom d'Algérie.
En conséquence, les
dénominations d'ancienne Régence
d'Alger et de Possessions françaises
dans le Nord de
l'Afrique cesseront d'être employées dans les actes et
les
correspondances officielles21. »

L'Algérie, ce 14 octobre 1839, entre dans le grand concert des


nations ou
futures nations.

*
**

La situation n'en n'est pas encore là. En cette mi-octobre 1839,


Valée est à
Constantine.
Au fond de lui-même, une grande idée le poursuit  : relier par terre
Constantine à Alger. Il marquerait ainsi l'unité du bloc français, alors
que la
liaison s'effectue encore par mer.
En octobre  1839, ayant dissimulé jusqu'au bout son projet, il
entraîne
avec lui le duc d'Orléans dans un périple appelé à frapper les
esprits. De
Constantine, par Sétif, les redoutables Portes de fer, la
vallée de la
Soummam, le Fondouk, il rallie Alger. La démonstration
est faite. La
France seule domine l'Algérie, de la Mitidja à l'est
constantinois.
Abd el-Kader n'attendait qu'un prétexte. La Tafna et deux années
de répit
lui ont permis de consolider sa puissance. Il estime que le
temps joue contre
lui. Par-dessus tout, il ne peut tolérer plus longtemps la présence des
roumis. Avant même l'expédition de Valée, il
avait donné les ordres pour
déclencher le djihad.
La guerre éclate, brutale, sanglante. Abd el-Kader dévaste la Mitidja
que
les colons français commencent à mettre en valeur. Les fermes
brûlent.
Hommes, femmes, enfants sont massacrés. Valée n'est pas
démuni. Il
dispose de près de 70 000 hommes. Il peut riposter.
1840  est une année de marches et de contremarches. Valée, en bon
artilleur, multiplie les places fortes. Il prend Médéa, Miliana, Cherchell.
Abd el-Kader multiplie les agressions. Il est des résistances
héroïques
appelées à s'inscrire dans le mémorial de la conquête.
Lelièvre et ses
bataillonnaires résistent dans Mazagran22 (3-7 février
1840).
La guerre des bastilles coûte cher en effectifs. Elle n'est pas
obligatoirement payante. Et les Français perdent du monde  : tués, blessés,
malades.
Pourtant il ne saurait être question d'abandonner. La France est
trop
engagée. Les fils du roi  –  Nemours, Orléans  –  font percevoir à
leur père
l'intérêt pour la dynastie de succès en Afrique. N'ont-ils pas,
eux-mêmes,
été y chercher l'auréole de la gloire ?
L'intérêt national rejoint l'intérêt dynastique. La France de 1840 se
heurte
à l'Angleterre (conflit en Égypte suite au soutien apporté à
Méhemet Ali,
tension née de l'affaire Pritchard en Océanie). L'Europe,
entraînée par
Londres, fait grise mine à Paris. Les plus belliqueux
parlent de guerre.
Louis-Philippe, sagement, calme le jeu. Guizot, le pacifiste, remplace
Thiers. Mais le roi a besoin d'une contrepartie pour son opinion. Elle
ne
peut venir que d'Afrique. Guizot, poussé par les princes royaux, se
décide.
Bugeaud, le Bugeaud de la Sickack, le Bugeaud de la Tafna,
qui ne cesse de
réclamer l'urgence d'autres méthodes, ira à Alger remplacer Valée.

1  Hussein Dey est né à Smyrne vers  1763. Il a alors un peu plus de  65  ans. Il
mourra en Italie
en 1837.
2 Sidi Hamdan, secrétaire du dey, qui se présentait comme témoin oculaire de
la scène, a confirmé
les assertions de Deval.
3  Propos tenus en avril  1828  au lieutenant de vaisseau Bézard envoyé comme
parlementaire à
Alger. Narration faite ensuite de seconde main, par l'historien
Montgaillard, dans son Histoire de
France, depuis 1825 jusqu'à l'avènement de
Louis-Philippe.
4 Plus au Maroc. Il y a 700 km des Colonnes d'Hercule (Gibraltar) au Draa.
5  Berbères (de barbari, étrangers, c'est-à-dire ceux qui n'étaient pas romains).
Terme générique
pour désigner les habitants originels de l'Afrique du Nord.
6 El Djezair – les Iles – d'où Alger, ainsi nommée à cause de quatre îlots la
jouxtant à quelques
dizaines de brasses.
7 On sait qu'en 1453, ils ont pris Constantinople, ex-Byzance et futur Istanbul.
8 Louis de Bourmont (1773-1846), royaliste, rallié à l'Empire, avait déserté
avant Waterloo. Il fut
désigné comme commandant en chef pour des raisons politiques et sa fidélité au roi.
9 Cf. chapitre VII.
10 Le vocable « Algérie » est apparu pour la première fois dans des ordonnances royales des 1er
et 6 décembre 1831.
11 Ces Turcs sont les anciennes garnisons du bey d'Oran. Les Couloughlis sont
des métis de Turcs
et d'Algériennes. Parmi les tribus ralliées, il faut surtout mentionner les Douairs et les Smelas des
environs d'Oran.
12  Les tribus l'avaient élu sultan. Abd el-Kader avait refusé ce titre pour ne
pas heurter son
puissant voisin, le sultan du Maroc.
13 1808 est sa date de naissance la plus souvent retenue. Il aurait donc alors
vingt-quatre ans.
14 Il avait perdu un œil à Waterloo. Il sera blessé devant Constantine.
15  Clauzel, trop oublié dans l'histoire de la conquête de l'Algérie, est le vrai
précurseur de
Bugeaud, par sa vue d'ensemble et ses méthodes. Le succès ne
récompensera pas ses audaces.
16 La délimitation de la Mitidja française à l'est est floue ; elle sera une source
de conflits.
17  Une clause curieuse et secrète prévoyait le versement par Abd el-Kader à
Bugeaud
de  100  000  boudjouks, destinés à l'entretien des chemins vicinaux du
Périgord. Or, Bugeaud était
aussi député du Périgord...
18 Là sera par la suite, à Constantine, la célèbre place de la Brèche. En octobre
1958, Charles de
Gaulle y annoncera son plan dit de Constantine.
19 Ahmed Bey se réfugiera dans l'Aurès. Ben Aissa se ralliera.
20 A l'exception de la Petite Kabylie et de l'Aurès, ce dernier peu peuplé ne
représentant pas un
danger.
21 L'administration mettra du temps à suivre. Ce ne sera que le 15 avril 1845,
soit près de six ans
plus tard, que Bugeaud verra son titre de gouverneur général
des Possessions françaises dans le Nord
de l'Afrique transformé en celui de gouverneur général de l'Algérie.
22 Cet épisode est sur le fond largement gonflé. La défense de Mazagran, si
héroïque soit-elle, ne
saurait s'assimiler à Camerone ou Sidi-Brahim. Valée avait
besoin d'exploits.
 
Chapitre X

 
« ENSE ET ARATRO » – BUGEAUD
 
Caporal à Austerlitz en  1805, colonel en  1815, le jeune engagé de
1804 avait bien dans sa giberne son bâton de maréchal. Il devra cependant
attendre encore trente ans pour qu'il en soit ainsi.
Les Cent-Jours brisent la première carrière militaire de Thomas
Robert
Bugeaud de la Piconnerie (1789-1849). Trop de fidélité envers
l'échappé de
l'île d'Elbe. Le demi-solde Bugeaud rejoint son Périgord
natal, se marie,
cultive ses terres. Il réussit, devient un notable.
Au lendemain des Trois Glorieuses, il se porte volontaire pour
reprendre
du service. Ayant retrouvé l'uniforme après quinze années
de vie civile, il
est nommé au commandement du 56e de ligne à Grenoble. Le 6 avril 1831,
il est promu général. Simultanément  –  curiosité de l'époque  –  il est élu
député par le deuxième collège de
Périgueux. Jusqu'à sa mort, il mènera
double carrière, militaire d'un
côté, politique de l'autre.
Est-ce parce que la monarchie d'Orléans lui a permis de renouer
avec ses
rêves de jeunesse  ? Le général Bugeaud se montre un fidèle.
Il accepte
d'être le gardien  –  certains diront le geôlier  –  de la
duchesse de Berry
dressée contre le trône. Il brise sans indulgence les
émeutes parisiennes.
Voici le bourreau de la rue Transnonain1.
1836 le voit vainqueur de la Sickack. En 1837, il signe à la Tafna
avec
Abd el-Kader.
A ces dates, il ne croit pas à l'Algérie française, où il a fait deux
séjours :
«  Si la Restauration a cru nous gratifier d'un cadeau, je crois
qu'elle s'est
trompée. Il nous en coûtera cher pour garder ce sol
aride ».
Puis, peu à peu, il évolue. Distingue-t-il que l'Algérie peut lui réserver un
grand destin ? Les lenteurs de Valée l'exaspèrent :

«  Que diriez-vous d'un amiral qui, chargé de dominer


la
Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en grand
nombre sur quelques
points de la côte et ne bougerait
pas de là  ? Vous avez fait la même
chose...
Entre l'occupation restreinte par les postes retranchés et
la mobilité, il y
a toute la différence qui existe entre la
portée de fusil et la portée des
jambes. Les postes
retranchés commandent seulement à portée de fusil,
tandis que la mobilité commande le pays à quinze lieues. »

Les hésitations, les incertitudes du gouvernement le révoltent. A la


Chambre, il se dresse en procureur et en théoricien d'autres méthodes :

«  L'occupation restreinte me paraît une chimère. Il


faut donc que le
pays soit conquis et la puissance d'Abd
el-Kader détruite. Si je ne
craignais pas de fatiguer la
Chambre, je déroulerais mon système à
moi... »

Dans ce système, un thème lui est cher :

« C'est la colonisation qui garantira la conquête et


libèrera peu à peu
notre armée. »

Ayant convaincu, c'est pour appliquer ce plan, occupation totale,


colonisation, que Bugeaud a été désigné le 29 décembre 1840.
Comme Faidherbe au Sénégal, Gallieni à Madagascar, Lyautey au
Maroc,
par la suite, il sera en Algérie, de 1841 à 1847, l'homme de la
situation.

*
**

La conquête de l'Algérie2 est riche de personnages bien campés  :


Bourmont aristocrate félon et habile, Clauzel sexagénaire fringant,
Lamoricière polytechnicien talentueux, Valée chef austère et renfermé,
Changarnier ferme et assuré, Yusuf sabreur de toutes les audaces, le
duc
d'Aumale fougueux et passionné, Saint-Arnaud ambitieux et intelligent,
Bedeau soldat valeureux, Cavaignac républicain sincère, et
combien
d'autres.
Bugeaud les domine tous. Il est d'une carrure au-dessus. Il est un
nom qui
demeure et s'assimile à un moment de l'Histoire.
Il arrive en Algérie à cinquante-sept ans. En pleine forme physique
en
dépit de ses cheveux blancs qui le font surnommer « Bou Chiba »,
le Père la
blancheur. Ce colosse, au visage greffé de taches de petite
vérole, ne craint
pas les longues chevauchées par tous les temps et les
affres de la vie
militaire. Au contraire. L'ancien vélite goûte la fumée
des bivouacs et
l'odeur de la poudre.
Moralement, il est plus difficile à cerner. L'homme n'a pas que des
qualités. Madré, retors, intéressé, il aime la première place. Il n'hésite
pas à
bousculer pour l'obtenir et la conserver. De surcroît, un tempérament loin
d'être facile.
En contre-partie, du coup d'œil, un solide bon sens, de l'autorité.
Beaucoup d'autorité. Ses seconds en sauront quelque chose. (Lui seul
sait
tout et sait tout faire.) Soldat de cœur et de formation, la guerre
est son
métier. La guerre d'Espagne, sous l'Empire, lui a appris les
vertus de la
mobilité. Il en jouera. Face à un adversaire en perpétuel
déplacement, il
saura s'adapter, innover. Il sera efficace non sans brutalité.
D'entrée de jeu, il allège le dispositif territorial. Finies les garnisons
dévoreuses d'effectifs. Finis aussi les lourds convois chargés
d'impedimenta. Le mulet, le chameau, remplacent les chariots rivés aux
axes.
Il monte des colonnes légères (7  000  hommes lui paraissent le chiffre
idéal). Comme son adversaire, il se veut rapide, mobile. Il devient le
chasseur s'élançant des points d'amarre qu'il a conservés et créés et
qui lui
servent de bases de ravitaillement et de repos.
Le troupier, pour lequel il a attention, qu'il a débarrassé de son
pesant
barda, apprécie ce chef, exigeant dans le service, débonnaire au
cantonnement et qui sait le conduire à la victoire. Il est le Père
Bugeaud, le
général à la casquette. La légende subsistera. Avec la
chanson.

*
**

A son arrivée, Bugeaud dispose de 78 000 hommes dont 13 500


cavaliers
et  3  600  indigènes. Ces chiffres iront croissant jusqu'à
atteindre  107  000  hommes en  1846. Paris suit Bugeaud qui a de quoi
se
battre.
Le Constantinois, héritage de Valée, est calme. Abd el-Kader est le
principal adversaire. Bugeaud, sitôt réorganisé, lance ses colonnes
contre
lui. Tagdempt, Mascara, Saïda, Boghar, Taza sont pris. L'Émir
ne peut rien
contre les carrés français qui brisent ses attaques, brûlent
ses entrepôts et
ses récoltes, dévastent ses villes. Tlemcen, Sebdou, à
l'extrémité de
l'Oranie, tombent à leur tour. Côté opposé, en lisière de
la Mitidja,
Changarnier raye les Hadjoutes de la carte.
Guerre cruelle ! La razzia est sans pitié. Tentes, gourbis, se consument.
Troupeaux de bovins ou de moutons passent en d'autres mains.
Les fuyards
apeurés s'égayent dans la plaine ou le djebel. « Il faut
empêcher les Arabes
de semer, de pâturer », a ordonné Bugeaud.
Abd el-Kader, l'Émir au grand cœur, ne le cède en rien. Derrière
lui, une
tramée de ruines ou de victimes partout où l'on récuse sa loi.
Les populations doivent choisir : Abd el-Kader ou Bugeaud. De
plus en
plus, elles optent pour le plus fort.
1842. Médéa, l'Ouarsenis, le Sébaou changent de camp. Dans la
vallée du
Cheliff, à la jonction des routes d'Oran et d'Alger,
Orléansville3  sort de
terre. Comme Valée jadis, d'Alger à Constantine,
Bugeaud a relié Alger à
Oran par terre. Mais avec une autre solidité.
Abd el-Kader n'a plus de capitale fixe. La sienne n'est plus qu'un
vaste
camp ambulant où il a regroupé ses femmes, ses proches, ses
fidèles, son
trésor. Ils sont, paraît-il, 60 000 à peupler cette smalah qui
erre, de points
d'eau en points d'eau, aux confins des hauts plateaux.
Cette smalah, Bugeaud en connaît l'existence. Elle est l'ultime
témoignage de la puissance de son adversaire. La capturer serait un coup
de
maître qui porterait l'estocade à l'Émir. Lamoricière, de Tiaret, le
duc
d'Aumale, de Boghar, s'élancent à sa recherche.
16 mai 1843. Le très républicain colonel Charras écrira de cette
journée :

« Pour entrer comme l'a fait le duc d'Aumale avec


trois cents hommes
au milieu d'une pareille population,
il fallait avoir vingt et un ans, ne pas
savoir ce qu'est le
danger, ou bien avoir le diable dans le ventre ! »

Aumale, Yusuf, Morris, leurs trois cents spahis et chasseurs


d'Afrique ont
enlevé la smalah d'Abd el-Kader, à Taguine, à une centaine de kilomètres au
sud de Boghar.
Cette prise de la smalah paraît offrir des lendemains sans appel. Les
Français ont prouvé leur force. L'Émir a montré sa vulnérabilité. Il
n'a plus
de capitale, même itinérante. Il n'est plus qu'un proscrit.

*
**

Le  31  juillet  1843, le caporal d'Austerlitz devient Maréchal de


France.
Consécration de ses succès. Sanction de la prise de la smalah.

*
**

Abd el-Kader est loin de tels honneurs. Il n'a autour de lui qu'une
modeste deira. Mais s'il accepte de voir dans ses défaites la volonté
de Dieu,
il refuse l'abandon. Traqué sur sa terre natale, il se réfugie
au Maroc. Il
œuvre si bien qu'il y dresse le sultan et son frère contre
la France au nom de
la lutte contre l'infidèle. Officiellement, car le
sentiment religieux n'est pas
seul en cause. Le Maroc a des vues sur
l'Algérie occidentale. Les marches
du Tlemcenois sont un vieux rêve
d'expansion des dynasties chérifiennes.
Abd el-Kader pourrait y régner
en féal du sultan.
Au début de l'été  1844, Bugeaud, victorieux en Algérie même, se
retrouve avec une armée marocaine sur sa frontière. Cette menace, il
ne la
craint pas : « Moi, j'ai une armée. Lui, n'a qu'une cohue » affirmera-t-il à la
veille de la journée décisive.
Mais avant d'en découdre, comme toujours, il n'agit qu'à sa guise.
Paris prône la prudence. (A cause de l'Angleterre.) «  Surtout pas la
guerre ! » Le gouverneur général la veut pour en finir. Il pousse à
l'action le
prince de Joinville4  envoyé avec une escadre d'intimidation.
Le prince se
laisse volontiers convaincre. Il bombarde Tanger et
Mogador. Durant ce
temps, Bugeaud rassemble les siens, l'élite de ses
lieutenants, Lamoricière,
Bedeau, Morris, Pélissier, Yusuf, Tartas, avec
leurs meilleures troupes. Il
s'avance face aux Marocains. Le gouvernement lui a prescrit de ne pas
pénétrer au Maroc. Il passe outre et
marche sur Oujda.
Dans la nuit du 13 au 14 août 1844, à la lueur d'un feu de camp,
il expose
son plan avec sa flamme coutumière :
«  Je vais vous prédire ce qui se passera. Et, d'abord,
je veux vous
expliquer mon ordre d'attaque. Je donne à
ma petite armée la forme
d'une hure de sanglier. Entendez-vous bien ! La défense de droite, c'est
Lamoricière  ;
la défense de gauche, c'est Bedeau  ; le museau, c'est
Pélissier ; et moi, je suis entre les deux oreilles. Qui
pourra arrêter notre
force de pénétration  ? Ah, mes
amis  ! nous entrerons dans l'armée
marocaine comme un
couteau dans du beurre.
Je n'ai qu'une crainte, c'est que prévoyant une défaite,
ils ne se dérobent
à nos coups5. »

Tout se déroulera comme il l'avait prévu.


A midi, la bataille d'Isly6  est terminée. Bugeaud a eu  27  tués et  99
blessés. Les Marocains ont laissé sur le terrain  800  morts et près de
2 000 blessés. La route de Taza et de Fez est ouverte.
La victoire acquise, le gouvernement s'interpose. Bugeaud se replie
de
bon gré (les chaleurs excessives accablent sa troupe). Sa désobéissance et
ses lauriers seront payés du titre de Duc d'Isly.
Les diplomates interviennent. La paix, signée le  10  septembre  1844,
rétablit les relations entre la France et le Maroc. L'instigateur de la
discorde
n'est pas oublié. Il est le grand perdant. Dans les textes du
moins, car le
sultan n'appliquera pas les clauses de l'article IV qui
stipule :

«  Hadj Abd el-Kader est mis hors la loi dans toute


l'étendue de
l'Empire du Maroc aussi bien qu'en Algérie.
Il sera, en conséquence,
poursuivi à main armée par les
Français sur le territoire de l'Algérie et
par les Marocains
sur leur territoire, jusqu'à ce qu'il soit tombé au
pouvoir
de l'une ou de l'autre nation. »

En mars  1845, la convention de Lalla Marnia déterminera la frontière,


jusqu'alors indécise, entre les deux pays. Depuis la Méditerranée,
elle suit le
cours de l'oued Kiss. Après quoi, elle est bien définie par
une ligne de côtes
jusqu'au Teniet el Sassi7. L'incertitude commence
au-delà. La notion de
frontière est remplacée par celle, beaucoup plus
floue, de rattachement des
populations8. Soixante-dix ans plus tard,
Lyautey devra compter avec cet
héritage incertain, cause de bien des
embrouilles.
Après sa série de succès, après la prise de la smalah, après l'Isly,
Bugeaud
est en droit de regarder son adversaire comme définitivement
exsangue. Il
n'en est rien.
Abd el-Kader, encore et toujours, refuse de se plier. Avec quelques
milliers d'hommes, il rôde le long de la frontière algéro-marocaine. Un
pied
de son cheval au Maroc, un autre en Algérie, il se tient prêt à
saisir toutes
les occasions favorables.
A la fin de septembre  1845, le colonel Montagnac, commandant la
garnison de Djemma  –  Ghazaouet (futur Nemours), lui en procure
une.
Ayant appris la présence d'Adb el-Kader dans les collines à
l'ouest de son
poste, il décide de partir à sa recherche. Il est, lui aussi,
de ceux que la
gloire émoustille. La prise de la smalah a fait rêver...
Montagnac commet
l'imprudence de s'aventurer avec de faibles
moyens (8e bataillon de
chasseurs, un petit escadron du 2e hussards)
dans un terrain où la surprise
ne jouera pas à son avantage9.
Le 26 septembre, sur les pentes du Kerbour, le détachement Montagnac,
fractionné et étalé, est enveloppé par une multitude exaltée par
la présence
d'Abd el-Kader à ses côtés. Montagnac, les hussards,
nombre de chasseurs,
tombent avec panache. Les rescapés – la
compagnie dite de carabiniers du
capitaine Géreaux  –  se retranchent
dans la kouba proche de Sidi-Brahim.
Sans vivres, sans eau, ils tiennent durant quatre jours avant de tenter une
sortie en direction de
Djemma-Ghazaouet distant d'une dizaine de
kilomètres. Seuls, les plus
valides, une dizaine d'hommes, rejoindront.
Moins d'un mois plus tard, un autre détachement, se rendant de
Tlemcen
à Ain-Témouchent, encerclé par une troupe de l'Émir, se rend
pratiquement
sans combat. En quelques semaines, les Français ont
perdu près
de 800 hommes.
L'écho du désastre du Kerkour et de Sidi-Brahim est considérable.
Il
retentit dans toute l'Algérie. Les ralliés, les soumis relèvent la tête.
La
confrérie des Taibiya prêche la révolte. Abd el-Kader, aussitôt,
relance le
djihad.
Infatigable et insaisissable, il galope à travers l'Algérie. On le voit
aux
abords de la Mitidja et de la Kabylie. On le signale dans le sud,
dans le
Titteri. Bugeaud se retrouve en campagne. Tous ses généraux
prennent la
tête d'une colonne (il y en aura  18). La lutte est impitoyable. Pélissier
enfume des insurgés, réfugiés dans des grottes du
Dahra  ; Ben Thami
égorge les prisonniers du Kerkour et de Sidi-Brahim10...
Mais Bugeaud a plus de cent mille hommes. Seule, une partie de
l'Algérie a bougé. A l'été 1846, Abd el-Kader, traqué de partout, battu
dans
toutes les rencontres, n'a plus qu'un seul recours pour échapper
au filet qui
se resserre autour de lui. Il se réfugie en territoire marocain. Bugeaud l'a
définitivement emporté.
Il n'aura pas la satisfaction d'obtenir la reddition de son vieil adversaire.
Son caractère ne lui crée pas que des amitiés. Ceux qu'il appelle
les
« Bédouins de Paris » ne le ménagent pas. En juin 1847, fatigué,
mécontent
de voir certaines de ses propositions sur la colonisation
refusées, Bugeaud
donne sa démission et rentre en France au terme
d'un proconsulat qui a
arrimé l'Algérie à la France pour plus d'un
siècle11. Le duc d'Aumale, le
héros de la smalah, le remplace.
Abd el-Kader se tient aux approches de la frontière. Ce royaume
musulman qu'il n'a pu instaurer en Algérie, il envisage de le créer au
Maroc
oriental. Certaines tribus chérifiennes lui sont favorables. Le
sultan apprend
ce que trame son ancien protégé (et qui l'est encore).
D'ami, il devient
ennemi  : «  Je l'ai accueilli dans mon sein et il l'a
piqué avec le dard de
l'ingratitude ! » s'exclame-t-il.
L'Émir est dans l'étau  : Marocains d'un côté, Français de l'autre.
Un
moment, il songe à s'enfoncer dans le sud. L'immensité saharienne
le
mettrait à l'abri de toutes poursuites. Mais il y a les femmes, les
enfants, les
blessés.
Il réunit le conseil de ses derniers compagnons. Sa décision est prise.
Il
ira demander l'aman à ceux qu'il combat depuis quinze ans.
Dans la nuit du 24 décembre 1847, il franchit le col de Guerbous,
porte
d'accès à l'Algérie. Le lieutenant Mohammed Bou Khouia qui
tient le
passage, le reçoit. Aussitôt, il transmet sa demande à Lamoricière qui
commande à Oran.
Le général français, puis le duc d'Aumale, gouverneur général, parlant au
nom de la France, s'engagent. Abd el-Kader et les siens seront
bien traités.
Ils seront libres de choisir la destination de leur choix.
Les soldats tranchent avec leur sens de l'honneur. Les politiques en
décident autrement. Abd el-Kader ne voguera pas vers la liberté en
Turquie
mais vers les prisons françaises. Le gouvernement de Louis-Philippe, puis
la Seconde République ne tiendront pas les engagements
pris. Abd el-Kader
devra sa liberté, en  1852, au prince président Louis
Napoléon (il ne
deviendra Napoléon III que dans quelques mois) qui
ira lui ouvrir les portes
du château d'Amboise où il était détenu12.
*
**

Bugeaud est rentré en métropole. Abd el-Kader a fait soumission.


1847 marque presque un point final. Militairement, l'essentiel est
acquis. La
majeure partie de l'Algérie est sous domination française.
Cependant quelques zones incontrôlées demeurent  : la Grande
Kabylie,
la Petite Kabylie, l'Aurès, les confins sahariens. Une dizaine
d'années seront
nécessaires pour en venir à bout.
Mais, en France, une autre page se tourne. La Révolution de février
1848 chasse le roi bourgeois. A son tour, il connaît l'exil. Ses fils eux
aussi,
et qui pourtant n'ont pas démérité, doivent s'éloigner. Aumale
abandonne le
gouvernement général de l'Algérie à Changarnier
nommé par intérim. Il
laisse dans l'armée un nom et dans l'Algérois
une ville baptisée Aumale13 en
son honneur. Son frère Orléans, décédé
accidentellement en 1842, a aussi sa
ville et une statue équestre, place
du gouvernement à Alger.
Le nom de leur père se perpétuera jusqu'en  1962  dans l'une des plus
belles créations de l'Algérie française : Philippeville (Skikda). Le
monarque
méritait cet hommage. A pas mesurés d'abord, plus nettement ensuite, il a
soutenu la cause de l'Algérie terre française. Trois
fois, il y a envoyé
Bugeaud. Le duc d'Isly, en bonne partie grâce à
lui, n'a jamais manqué de
moyens. Louis-Philippe, le roi tant brocardé, a été lui aussi l'un des grands
bâtisseurs de l'Algérie.

*
**

La République, seconde du nom, remplace la monarchie libérale.


Elle
sera brève. Déchirée par les luttes intestines, elle sera finalement
balayée
par un coup d'État amenant au pouvoir le neveu du grand
empereur.
Face à l'outre-mer, son passage, si court soit-il, compte. L'esclavage
est
aboli. Cette abolition de l'esclavage est l'une des premières décisions du
nouveau régime. Elle était réclamée et souhaitée par beaucoup. Le décret
du  27  avril  1848  émis à l'initiative de Victor
Schoelcher, sous-secrétaire
d'État aux Colonies, rend leur liberté aux
hommes de couleur. Il conduira à
leur accorder la citoyenneté française et à créer un enseignement primaire et
secondaire, à leur intention, dans les vieilles colonies. Mathieu Louisy,
ancien esclave, devenu
député, sera aux Antilles le grand apôtre, avec
Schoelcher, de ces
réformes qui ne pouvaient, en leurs débuts, trouver
l'accord des nantis.
Débarquant en Martinique, le jeune officier Faidherbe
découvrira un
peuple fêtant ces mesures libérales. Il s'en souviendra.
Il ne sera pas le seul. Les militaires français, dans la conquête de
l'empire
colonial, auront, parfois, la main rude. Ils apporteront toujours avec eux
l'émancipation. En Algérie d'abord, en Afrique, en
Extrême-Orient, la
présence française fera disparaître la traite et ses
séquelles. Un exemple,
parmi cent : en 1906, le capitaine Bordeaux,
sur renseignements, en un raid
audacieux, se porte à 800 kilomètres
de sa base sur le Tchad. Il arrête après
un dur combat une caravane
qui conduisait  150  enfants vers les marchés
d'esclaves de Tripolitaine.
Bordeaux et ses camarades, oubliés comme lui, ont suivi le sillage
tracé
par Schoelcher. Les négriers, grands ou petits, devront renoncer
à leur
trafic.

*
**

En  1847, en Algérie, demeurent donc, on l'a vu, quelques zones


insoumises. L'armée française, occupée par ailleurs, ne s'est pas risquée en
ces bastions naturels. Leur occupation, à prime abord, importait peu. Il n'en
est plus ainsi. L'ordre français doit régner sur tout le pays.
Au printemps 1849, Zaatcha, au cœur d'un amas d'oasis au sud-ouest de
Biskra, refuse de payer l'impôt. Ce gros village bien fortifié est enlevé après
un siège terrible pour assiégeants et assiégés. On parlera longtemps de
Zaatcha...
Canrobert, peu après, réduit le sud de l'Aurès déjà investi par le nord. Les
Zibans14 retrouvent le calme. Les Français sont aux portes du désert. Peu à
peu, ils pousseront jusqu'à Laghouat (décembre
1852), Ouargla, le M'Zab et
Géryville15 dans le sud oranais. Le
Sahara s'étale désormais devant eux. Il
marque la limite de la
conquête méridionale de l'Algérie.
De Bougie à Philippeville, la Petite Kabylie est un maquis de broussailles
ingrates et de chênes-lièges. Saint-Arnaud, en quête d'avancement pour
préparer le coup d'État du  2  décembre, la parcourt au printemps  1851. A
bout portant, dans les lentisques et les bruyères, il y a des morts et des
blessés. Le brigadier Saint-Arnaud gagne l'étoile supplémentaire dont il
avait besoin mais il faudra revenir en Petite Kabylie. Ce n'est pas un secteur
facile16.
La Grande Kabylie a plus de majesté que sa voisine. Le Djurdjura, son
arête faîtière, offre un petit côté alpin. La Khadidja, second sommet de
l'Algérie, dresse fièrement sa pyramide à plus de deux mille mètres. Les
Kabyles, au teint blanc, descendants probables des lointains Berbères,
sédentaires islamisés, sont jaloux de leur indépendance. Dans le grand
conflit Abd el-Kader – Bugeaud, leurs djemaas (assemblées) ont refusé de
prendre parti. Si leur isolement dans leurs montagnes les a servis, leur
solitude désormais les rend vulnérables. La France ne saurait tolérer cet îlot
étranger aux portes d'Alger et susceptible de couper la route de Constantine,
cet itinéraire ouvert par Valée.
La fin de l'expédition de Crimée a libéré des troupes. Au printemps 1857,
Randon, Mac-Mahon et Yusuf enlèvent les crêtes kabyles. Les légionnaires
forcent les défenses d'Icherridène (1  065  mètres d'altitude). Cette journée
du 24 juin 1857 est l'une des plus sanglantes de la conquête. Les Français
ont 400 hommes hors de combat dont 30 officiers.
Non loin, à Souk el Arba, Randon, gouverneur général et commandant en
chef, pose la première pierre de Fort Napoléon (futur Fort National)17. Fort
National, « épine plantée dans l'œil de la Kabylie », diront les Kabyles. Abd
el-Kader avait déjà utilisé une formule semblable à son endroit...
Cette fois c'en est pratiquement terminé. La conquête de l'Algérie
n'aura
été en rien une promenade militaire. Plus d'un quart de siècle
de lutte.
L'armée française a laissé 100 000 tués et blessés. Presque
autant de morts
de maladie. Et en face deux, trois fois ces chiffres ?
Des séquelles s'expliquent. Des comportements aussi. Peur de
l'Arabe
chez les Européens. Rancœur chez les musulmans. La tradition
orale est un
phénomène vivant. Que certains soubresauts entretiennent.
Le plus grave
survient en  1871. Mokrani, bachaga de la Medjana
(région de Bordj Bou
Arréridj à l'ouest de Sétif), était pourtant un
fidèle de la France. Des
promesses non tenues, la perspective de devoir
obéir à des civils, pour
certains israélites18, attisent sa colère et sa
révolte. L'insurrection s'étale de
la Kabylie à la frontière tunisienne.
Des colons, français, des Algériens
profrançais, sont les premières victimes. Des régiments doivent être
dépêchés d'urgence. Mokrani sera
tué mais il subsistera des lendemains
douloureux. La répression, les
terres perdues – les terres perdues surtout –
 se fixeront dans les
mémoires. La carte de la révolte de mai 1945 dans le
Constantinois
recouvrira, sensiblement, celle de Mokrani, soixante-quatorze
ans plus
tôt.

*
**

Enfant de l'agriculture et des batailles, Bugeaud avait choisi une


devise
phare, à l'image de son personnage  : «  Ense et aratro  ». Par le
fer et la
charrue. Elle résumait bien son programme : conquête et colonisation.
La conquête a connu le succès constaté.
La colonisation, menée et poursuivie entre les campagnes du gouverneur
général, ne devait pas connaître un résultat moindre.
Le terme de colonisation – avant de s'élargir pour exprimer l'emprise d'un
puissant sur un plus faible – retrouve ici son premier sens
étymologique. Le
« colere » latin s'identifiait d'abord à cultiver.
Les colons de Bugeaud seront ceux qui cultiveront, qui mettront un
sol en
valeur.

*
**

Dans cette Algérie que le duc d'Isly et ses compagnons ont péniblement
conquise, tout était à faire. Sur ce sol, avant 1830, en dehors
des vestiges du
génie romain, il n'y avait rien.
Rome avait marqué son passage. La France marquera le sien deux
millénaires plus tard. Entre eux quasiment rien (une tour byzantine,
une
mosquée turque, un rempart marocain). L'Algérie a subi l'Islam.
Elle n'a
rien produit. Aucune œuvre significative. Architecture, sculpture, peinture,
littérature, sont vides. Les hommes eux-mêmes sont
absents. Aucune stature
ne se dresse face à l'immortalité sauf une, celle
d'Abd el-Kader. Pourquoi ce
néant d'une race  ? L'historien, l'ethnologue recherchent mais ne trouvent
pas19 

*
**

A l'arrivée de Bugeaud à Alger, en février 1841, le temps des « vendeurs


de goutte  », débarqués à la traîne des troupiers, est loin. Ils sont
déjà  29  000  à avoir osé. Certains sont dans les ports, Alger, Oran,
Bône,
Philippeville, commerçants, artisans, employés. Quelques-uns
ont gagné
l'intérieur. Constantine en compte 200. Les plus courageux
se lancent. Partis
des hauteurs d'Alger, ils commencent à défricher la
Mitidja.
29 000 Européens. Le chiffre reste modeste. Il pèse bien peu par
rapport
aux trois millions d'habitants de l'Algérie de 1830.
Au départ de Bugeaud, ils seront  100  000  ! C'est dire l'élan donné
par
celui qui restera sous le nom de «  soldat laboureur  ». Avec tous
ces
immigrants, débute « l'œuvre française ».
De cette œuvre réalisée en un siècle peut-on écrire, sans retenue,
travail
des Français ? Travail de Latins sous l'égide de la France serait
plus exact.
Le climat en partie, les paysages aussi, leur rappellent leur
terre natale. Ce
sol doit pouvoir produire les mêmes fruits. Ils accourent, pauvres diables
pour beaucoup, en quête d'un monde meilleur20.
Enfants de la France
méridionale, d'Andalousie, des Baléares, de la
péninsule italienne, des îles
(Corse, Sicile, Malte, Sardaigne), ils apportent leur savoir-faire. Pêcheurs
pour les uns, paysans pour la majorité,
ils savent tailler la vigne, récolter
l'olivier, arroser orangers et citronniers, faire jaillir les primeurs. Les
maraîchers se retrouveront dans la
plaine d'Arzew ou au cap Matifou, les
pêcheurs à la Calle, Stora ou
Nemours. Les agriculteurs ensemenceront,
poussant de plus en plus
vers l'intérieur.
Tous apportent avec eux les coutumes et la langue de leur territoire.
L'incidence du voisinage influe. Les accents par là-même seront bien
marqués  : castillan en Oranie, romain dans le Constantinois. L'Algérois,
face à Marseille, comprendra peut-être plus de Français de
souche, sans
qu'il y ait là une règle absolue.
Progressivement l'amalgame interviendra. La francisation brassera
les
divers apports par une naturalisation accélérée (décret Crémieux de
1870 déjà évoqué, et surtout loi de 1889 débouchant sur une naturalisation
systématique des générations nées en Algérie). 180  000  en
1856,
600  000  en  1900, 950  000  en  1936, ces Européens, devenus les
«  Pieds
Noirs », donnent à l'Algérie son aspect spécifique de colonie
de peuplement
et de France nouvelle. Ils se sentent chez eux sur un
sol qui pour beaucoup
les a vus naître et qu'ils ont fécondé.
C'est avec tous ces nouveaux venus que Bugeaud – comme d'autres
avant
lui et après lui – entame cette colonisation appelée à bouleverser le paysage
algérien.
L'Algérie de  1830  n'était qu'un monde rural. Mechtas21  pour les
sédentaires, campements pour les nomades, représentaient l'horizon
habité.
Les villes restaient modestes22. Les ports n'offraient pas
grandes ressources.
La piste muletière était la seule voie de communications. Ce passé s'éloigne.
Les villages dits de colonisation, au nombre d'environ 800, s'éparpillent
dans les plaines, les vallées, les hauts plateaux. Avec eux, la
chasse aux
terres commence. Acquisitions amiables ou légales, défrichements de
terrains jusque-là incultes, spoliations, tout se mêle. Des
Algériens vendent,
persuadés que les Français ne resteront pas et qu'ils
récupéreront leurs
biens. Broussailles arrachées, marais asséchés,
cultures irriguées, rendent
des milliers d'hectares productifs. A titre de
sanction, des tribus révoltées
sont repoussées vers des zones plus
pauvres23. D'autres, suivant le principe
du cantonnement, voient la
propriété tribale amputée24.
Quelle que soit l'origine du lot, pour les nouveaux colons, les débuts
sont
durs. Razzias, épidémies, remettent souvent l'acquis en question.
Le labeur,
à la longue, paie. Vignes, orangeries, cultures céréalières
produisent de bons
rendements. Mais la contrepartie éclate. Qui est
vraiment propriétaire de
cette terre devenue féconde  ? En toute bonne
foi, les uns proclament  :
« Cette terre est notre bien. Nous l'avons
faite de notre sueur et notre sang. »
Les fellahs évincés murmurent  : «  Cette terre est nôtre. Elle nous a
été
volée. »
Cet antagonisme entre les uns et les autres, les militaires ne l'ont
pas
voulu. Lamoricière a créé les bureaux arabes pour administrer et
protéger
les Algériens. Bugeaud les relance en force. Ils persisteront
jusqu'en 1870,
témoignage d'une volonté d'équité, témoignage également de l'action de
l'armée, première à l'ouvrage, dans la colonisation.
Avec ses moyens, sa
discipline, elle seule assure, dans les débuts, sécurité et ravitaillement.
Maître d'œuvre initial, elle construit villages, villes, ouvrages d'art.
Bugeaud, avec son esprit militaire et son goût pour l'autorité, aurait
souhaité poursuivre dans ce sens. Ses grands projets de colonies militaires à
base d'anciens soldats seront rejetés. Ils seront l'une des causes
essentielles
de sa démission.
Il n'est pas que le bled (pour utiliser le vocable local). Les vieilles
cités
sortent de leurs murs, s'agrandissent, s'embellissent. D'autres surgissent,
créées de toutes pièces : Philippeville, Orléansville, Sidi bel-Abbès, Batna,
Aumale. Alger, Oran, Bône, deviennent de vrais ports. La route, puis le rail,
relieront les extrémités de l'Algérie et pénétreront l'intérieur.
Si l'industrie, réservée à la métropole, demeure embryonnaire, l'activité
minière réveille les vieux sites, pour certains exploités jadis par
les
Romains. Les gisements de fer, de cuivre, de plomb, auxquels se
joindront
par la suite ceux de charbon (dans le sud oranais) ou de
phosphates,
assurent des productions non négligeables.
A certains égards, l'Algérien profite de ces transformations et de ces
mutations. La paix française élimine l'esclavage25  et les brigandages.
La
médecine écarte les grandes épidémies et leurs hécatombes
humaines. La
scolarisation apparaît. La culture occidentale gagne la
classe aisée. Elle
laissera des traces.
Une question, toutefois, se pose. De ces réalisations spectaculaires,
de
cette agriculture en plein essor, de ces villes en pleine croissance,
de ce
progrès apporté, les Algériens, tous les Algériens sont-ils vraiment
bénéficiaires ? Cette œuvre française ne sert-elle pas plus les
Européens que
les indigènes26 ? Terrible dilemme. De la réponse peut
surgir la paix ou la
guerre en Algérie.

1 Fusillés à bout portant par les émeutiers parisiens, des fenêtres, des lucarnes,
des soupiraux, les
soldats de Bugeaud avaient exterminé sans pitié.
2 Voir du même auteur, chez le même éditeur . La Conquête de l'Algérie.
3 Futur El Asnam.
4 Troisième fils de Louis-Philippe.
5  L'armée française compte  10  500  hommes et  16  canons. Les chiffres sur l'effectif marocain
varient de 30 000 à 60 000 ; 30 000 paraît le chiffre le plus plausible.
6 Du nom de l'oued Isly, affluent de la Tafna et bordant le champ de bataille.
7 150 km, environ, au sud de la côte méditerranéenne.
8 L'article IV de la convention de Lalla Marnia prévoit :
« Dans le Saham (désert), il n'y a pas de limites territoriales à établir entre les
deux pays, puisque
la terre ne se laboure pas et qu'elle sert de passage aux Arabes
des deux empires qui viennent y
camper pour y trouver les pâturages et les eaux
qui leur sont nécessaires. Les deux souverains
exerceront, de la manière qu'ils
l'entendront, toute la plénitude de leurs droits dans le Sahara. Et,
toutefois, si
l'un des deux souverains avait à procéder contre ses sujets, au moment où ces
derniers
seraient mêlés avec ceux de l'autre État, il procédera comme il l'entendra
sur les siens, mais il
s'abstiendra, envers les sujets de l'autre gouvernement.
« Ceux des Arabes qui dépendent de l'Empire du Maroc sont les M'beia
(Mehaia), les Beni Gueil,
les Hamian-Djenba, les Emour-Sahara (Amour) et les
Oues Sidi Cheikh el Gheraba.
« Ceux des Arabes qui dépendent de l'Algérie sont les Ouled Sidi Cheikh el
Cheraga et tous les
Hamian, excepté les Hamian-Djenba susnommés. »
L'article V répartit les ksour (ksar, pluriel ksour, terme berbère désignant un
village fortifié dans le
sud du Maroc et de l'Algérie).
« Les ksour qui appartiennent au Maroc sont ceux de Ich et de Figuig. Les
ksour qui appartiennent
à l'Algérie sont : Aïn Sefra, S'Issila Assala, Tiout, Chellala, el Ebiad, et Bou Sembhoune. »
9 La colonne Montagnac est forte de 425 combattants dont 354 chasseurs et
64 cavaliers. Elle a
deux jours de vivres et un guide indigène. Cavaignac, commandant à Tlemcen et supérieur de
Montagnac, avait recommandé la prudence et le
travail en liaison avec la garnison de Marnia (50 km
au sud).
10 Le massacre des prisonniers pèsera lourd dans les futurs rapports de Paris
avec Abd el-Kader.
Ceux-ci – trois cents environ – avaient été rassemblés dans
la deira, en territoire marocain. Il semble
que dans cette tuerie, la responsabilité
d'Abd el-Kader ne soit pas en cause. Il n'était du reste pas
présent. Son lieutenant,
Ben Thami, personnage cruel et violent, paraît seul à incriminer. Abd el-
Kader
avait toutefois laissé des ordres ambigus sur la conduite à tenir au cas où les
prisonniers
risqueraient de retomber aux mains des Français.
11  Il mourra à Paris le  10  juin  1849  emporté par le choléra qui continuait à
faire de terribles
ravages. Les populations d'Algérie, l'armée d'Afrique, payèrent
un lourd tribut à la maladie.
12  Abd el-Kader se retirera à Brousse d'abord, à Damas ensuite où il protégera
les chrétiens
en  1860. Ami de Napoléon III et de la France, fidèle à la parole
donnée lors de sa reddition, il
achèvera sa vie dans l'étude et la réflexion (il
mourra dans la paix d'Allah en 1883).
L'Algérie indépendante fera ramener sur sa terre natale les restes de celui qui
fut son
Vercingétorix.
13 Aujourd'hui, Sour el Ghozlan.
14 Les Zibans dans la région de Biskra, à la corne sud-ouest du massif de
l'Aurès.
15 Aujourd'hui, El Bayadh.
16 Les Français l'apprendront encore de 1954 à 1962. La Petite Kabylie sera
le siège de la willaya
II.
17 Aujourd'hui, Arbaa Irachen Nait.
18 Le décret Crémieux, en octobre 1870, a octroyé la nationalité française aux
israélites d'Algérie.
19 Anticipant sur l'avenir, il est contradictoire de constater que ce peuple,
avare de talents et de
réalisations, saura se sublimer dans sa lutte pour l'indépendance au milieu du XXe siècle.
20 Les vrais « politiques » sont peu nombreux. Les déportés des journées de
juin 1848 ou du coup
d'État du  2  décembre  1851  ne se fixeront pas. Quelques-uns seulement s'établiront. Les Alsaciens-
Lorrains, après  1870, soucieux de rester
français sur une terre française, seront plus importants
(5 000).
21 Ensembles de gourbis.
22 Alger comptait  30  000  habitants. Oran, Bône, Médéa, Miliana, Tlemcen,
Constantine, moins
de 10 000.
23 Cas après la révolte de Mokrani, en 1871, par exemple.
24  Dans une grande partie de l'Algérie, où l'élevage est la ressource principale,
la propriété
individuelle n'existe pas. La terre, aire de pâture pour les troupeaux,
appartient à la tribu. Le
cantonnement consiste à réduire la propriété tribale estimée trop importante pour ses besoins réels.
25 8 000 esclaves sont dénombrés lors de l'abolition de l'esclavage en 1848.
26 La population indigène fléchira sensiblement de 1850 à 1870 (maladies nouvelles, épidémies,
famine consécutive à des années de sécheresse). Sa courbe remontera dans le dernier tiers du XIXe
siècle pour atteindre quatre
millions en 1900 et six millions en 1930.
 
Chapitre XI

 
FAIDHERBE – LE SÉNÉGAL FRANÇAIS
 
Léon Faidherbe (1818-1889) demeure une énigme. Quel homme est-il
exactement ? Extérieurement, il se silhouette bien. Un corps osseux,
un peu
désincarné, un visage sévère derrière des lunettes à monture de
fer. Pour le
reste ?
La personnalité se perçoit mal. Des colères brutales. Une froideur
qui
n'est peut-être qu'une timidité. Une honnêteté absolue. Une
rigueur extrême.
Une sensibilité quasi maladive. Une insatisfaction de
mal aimé qui tourne à
l'aigreur. Tout se brouille. Attire-t-il la sympathie, l'adhésion, la crainte ? Se
prononcer est difficile.
A défaut, l'œuvre témoigne. Là où ses prédécesseurs n'avaient pas
avancé, il réussit, et sans avoir de plus grands moyens ni de plus
sérieux
appuis. En neuf années de présence effective comme gouverneur, il rend le
Sénégal français, il ouvre l'accès au Soudan. Le premier grand nom de la
France en Afrique Occidentale s'appelle
Faidherbe.

*
**

Faidherbe arrive au Sénégal en 1852, à 34 ans. Derrière lui, une


carrière
jusqu'alors sans éclat particulier. Né à Lille dans un milieu de
petite
bourgeoisie. Jeunesse difficile. La mère, veuve, doit faire face
pour élever
les enfants et tenir la petite mercerie familiale. Polytechnique et très vite
l'outre-mer (la solde y est meilleure pour aider sa
mère). La Guadeloupe au
jour de l'émancipation des esclaves. L'Algérie encore en guerre. Le
lieutenant Faidherbe échappe de peu à la
mort dans une tourmente de neige
en Grande Kabylie. Enfin, le
6 juillet 1852, un départ qui sera décisif pour
une traversée qui dure
deux mois avant d'atteindre le Sénégal.
Le Sénégal français de  1852  se réduit pratiquement à une ville,
Saint-
Louis, à un îlot, Gorée, et à quelques comptoirs aventurés sur
le fleuve ou
sur la côte1. Au-delà, c'est l'inconnu des tribus, des
royaumes qui se
déchirent plutôt plus que moins.
Si Gorée au large du Cap Vert a vocation maritime, Saint-Louis est
à la
rencontre du fleuve, de la mer, de la terre.
Cette langue de sable, dans l'embouchure du Sénégal (deux kilomètres de
long sur quatre à cinq cents mètres de large), n'est pas sans
charme et ne
saurait inciter à l'effort. Tout est plat. Tout est calme.
Pourquoi s'agiter dans
la lourdeur des Tropiques  ? Le quotidien s'en
ressent. Les demeures en
pierre aux balcons de bois des plus riches,
des négociants bordelais souvent,
côtoient les cases des plus humbles.
Les dix mille habitants, tout autant, ont
mêlé leur sang. Saint-Louis
est la cité des mulâtres, fruits des amours
passagères ou durables, des
Européens et des belles signares. Ils sont la
force vive d'une capitale
où les Français de par le climat prolongent
rarement leur séjour.
Saint-Louis vit du négoce de l'arachide et des gommes. Sa position
l'y
autorise. Le Sénégal, long de 1 700 km, artère majestueuse et
changeante2,
y achève pratiquement sa course. La mer n'est plus qu'à
17 km. Ce Sénégal
est l'axe vital, la voie naturelle par où tout s'écoule.
Il est tout autant une
frontière. Au nord, débutent les sables et les
étendues sans vie, domaine et
repère des Maure3, peuplades turbulentes plus nomades que sédentaires.
Au Sud, s'étend le vrai Sénégal4, pénéplaine à la terre rougeâtre
hérissée
de termitières et plantée de boababs ventrus. Le relief ne
s'élève vraiment
que vers le sud, dans la future Guinée, au Fouta-Djalon, château d'eau du
Niger, du Sénégal, de la Falémé et des
rivières qui s'écoulent vers
l'Atlantique. La forêt de fromagers, manguiers, palmiers à huile,
palétuviers, ne commence vraiment que bien
au sud du Cap Vert, au-delà de
la Gambie où les pluies sont plus
fréquentes et surtout plus importantes. La
population au sud du Sénégal est aussi diverse qu'opposée. Ouolofs, Peuls,
Toucouleurs, Mandingues, Malinkés, ethnies en majeure partie islamisées,
relèvent d'un
métissage ou d'un fond négroïde originel. Cette diversité ne
peut
conduire qu'à des frictions. Quant aux Européens aventurés en quête
de
commerce, ils sont souvent les victimes premières d'un brigandage
latent.

*
**
A son arrivée à Saint-Louis, le capitaine Faidherbe prend officiellement
les fonctions de sous-directeur du génie et de directeur des travaux publics.
Ce poste lui permet de circuler, de découvrir le pays. Au
nord, au sud, dans
l'intérieur, le sapeur Faidherbe bâtit. Il édifie un
fort à Podor à 200 km de
Saint-Louis pour mieux surveiller la navigation sur le Sénégal. Il se bat
aussi à l'occasion et il trouve encore
le temps d'apprendre le Ouolof,
langage couramment parlé entre
Saint-Louis et le Cap Vert. Tout ce travail
le fait connaître et apprécier. Si on le soupçonne d'idées républicaines
(plutôt mal vues après
le rétablissement de l'Empire), on constate son refus
absolu de l'esclavage, sa parfaite maîtrise des hommes et des dossiers.
A l'automne  1854, le capitaine de vaisseau Protet, gouverneur en
exercice, arrive en fin de séjour. Qui lui succèdera ? Les notables de
Saint-
Louis rédigent une pétition :

« Les gouverneurs ne restent pas, en moyenne, plus


d'un an et demi à
deux ans à la tête de l'administration.
Comment peut-il être possible de
gouverner avec des
changements aussi fréquents dans la direction
administrative et politique ?... Tout souffre de l'indécision apportée
dans
la direction des affaires... Qu'on nous donne des
gouverneurs qui
puissent rester au moins sept ans à la
colonie ! »

Ces braves gens n'ont pas tort. Depuis  1816, ils ont vu  27  titulaires
se
succéder à la direction du Sénégal. Dans la logique de leur pensée,
ils
laissent entrevoir que le choix de Faidherbe, récemment promu
commandant, serait bon sous réserve qu'il puisse durer. A Paris,
Ducos,
ministre de la Marine et des Colonies, ratifie leurs vœux. Le
5  décembre  1854, le commandant Faidherbe devient gouverneur du
Sénégal. Qui oserait alors penser qu'il occuperait ce poste jusqu'en
18655.
D'entrée, cet officier des armes dites savantes s'avère un remarquable
chef de guerre, audacieux et avisé. Omniprésent, il frappe vite
et fort. Son
commandement sera une suite d'actions bien menées et
toujours avec de
faibles moyens. Faidherbe, gouverneur et commandant en chef, hormis
quelques renforts épisodiques, ne disposera que
de trois bataillons
d'infanterie de marine, dont deux indigènes, d'un
escadron de saphis6, de
deux batteries d'artillerie et de quelques chaloupes, canonnières ou avisos.
C'est peu pour un territoire où les distances se comptent par centaines de
kilomètres7. L'armement ne sera
pas plus brillant. Pour l'essentiel, des fusils
à silex datant du premier
Empire.
Faidherbe se bat parce qu'il doit se battre pour imposer la loi et la
paix
française. Les instructions ministérielles qui ne sont que les reflets
de ses
propres rapports, lui ont précisé sa mission :

« Nous devons être les suzerains du fleuve (le Sénégal).


Nous devons
émanciper le Oualo en l'arrachant aux
Trarzas et protéger en général les
populations agricoles
de la rive gauche contre les Maures. Enfin, il faut
entreprendre l'exécution de ce programme avec conviction et
résolution. »

Conviction et résolution  ! Faidherbe n'en manque pas, lui qui est à


l'origine de ces directives. Il ira même plus loin, les dépassant largement. Il
couvrira le pays au nord en imposant des traités de paix aux
Maures. Il
s'ouvrira tout le Sénégal en refoulant El Hadj Omar vers
l'est. Il s'assurera
enfin tout le Cayor  –  région littorale située entre
Saint-Louis et le Cap
Vert – et bien au-delà de Dakar s'imposera
jusqu'en Casamance.
 
LA PAIX AU NORD
 
Le Oualo n'est qu'un petit territoire à l'arrière-plan de Saint-Louis.
Sous
protectorat tacite de la France, il lui fournit des supplétifs fidèles
tout en
assurant l'approvisionnement de la capitale.
Les tribus maures de la rive opposée – celle du nord –, Trarzas,
Braknas,
Douaïch, convoitent ce sol relativement prospère occupé par
des alliés des
infidèles. La tentation est grande d'y effectuer de fructueux coups de main.
Les Trarzas ne se privent pas d'y céder de temps
à autre.
Il y a plus. Ces Maures s'autorisent de fructueuses « coutumes »,
c'est-à-
dire des droits, sur les marchandises, en particulier sur les
gommes, à
destination de Saint-Louis. Les sommes exigées sont conséquentes et ne
cessent de croître. Comme Mohammed el Habib, le roi
des Trarzas, se tient
aux portes mêmes de Saint-Louis, il bloque pratiquement par ses exigences
la vie économique de la ville.
En avril  1855, Faidherbe, bien au courant de l'ensemble de la situation,
somme Mohammed el Habib de supprimer ses « coutumes » et
d'arrêter son
perpétuel pillage du Oualo. Le roi ne se laisse pas
impressionner et réplique
fermement :

« J'ai reçu tes conditions ; voici les miennes :


–  Augmentation des coutumes des Trarzas, des Braknas et des
Oualos.
– Destruction immédiate de tous les forts bâtis par
les Français dans
le pays.
–  Établissement de coutumes nouvelles pour prendre
de l'eau et du
bois à Guet-N'Dar et à Bap N'Kior, aux
portes de Saint-Louis.
–  Enfin, préalablement à tous pourparlers, le gouverneur Faidherbe
sera renvoyé ignominieusement en
France. »

Le recours aux armes est inévitable. Le conflit durera trois ans. A


la tête
de colonnes légères, Faidherbe se montre partout, n'hésitant
pas à s'enfoncer
dans les zones semi-désertiques où les Trarzas se
croient à l'abri. Batailles
rangées, razzias, destructions des villages
insoumis se suivent. Semant la
paix aussi, le gouverneur protège tous
ceux qui se rallient, et ils sont
nombreux ceux qui aspirent à échapper
enfin aux méfaits des gens du Nord.
Mohammed el Habib comprend. Le Toubab8 Faidherbe est et sera
le plus
fort. Le 20 mai 1858, il signe un traité de paix en bonne et
due forme.
La France se voit reconnaître les territoires du Oualo, de Gaé, de
Bokol,
du Toubé, de Dialakhar, de Gandiole, de Thiong et de
N'Diago9. Le roi des
Trarzas s'engage à exercer la plus grande surveillance pour empêcher les
courses et pillages de quelques-unes de ses
tribus sur la rive gauche du
fleuve. En contrepartie, il lui est accordé
le bénéfice d'une taxe
de 3 pour 100 environ sur le commerce des
gommes. Pour preuve des bons
rapports désormais instaurés, cet
impôt sera perçu par les Français eux-
mêmes qui le reverseront directement aux Trarzas.
Ce traité, un autre avec les Braknas, une convention avec les
Douaich,
mettent un terme à des litiges ancestraux. La rive droite du
Sénégal est
désormais en paix avec son vis-à-vis où la France s'installe
chaque jour un
peu plus.
 
LA LUTTE CONTRE EL HADJ OMAR
 
Le conflit contre les Maures a été une longue guérilla. Celui contre
El
Hadj Omar sera une véritable guerre.
El Hadj Omar (1797-1864) a laissé un souvenir durable, tout comme
son
fils Ahmadou. N'est-il pas, toutes proportions gardées, un Abd el-Kader de
l'Afrique occidentale ? Comme l'Émir, il est un homme de
foi. Comme lui,
il a fait le pélerinage à la Mecque, d'où son titre  : El
Hadj, le pèlerin.
Comme lui, il s'est initié longuement à l'exégèse coranique. Comme lui, il
refuse les confréries rivales et s'acharne à les
détruire. (Curieusement il fait
partie de cette confrérie Tidjanitya d'Ain
Maddi contre laquelle Abd el-
Kader s'est battu avec tant de hargne.)
Comme lui, il mène le djihad contre
les roumis.
Le parallèle s'arrête là. Abd el-Kader, engagé très jeune dans la
lutte, n'a
qu'un but : rassembler les siens pour créer un État qui correspond à sa foi.
Ceci implique d'éliminer les Français.
El Hadj Omar n'entame son action guerrière qu'à cinquante-sept
ans.
S'appuyant sur sa tribu, les Toucouleurs du Fouta10, il veut
imposer la
suprématie de sa confrérie plus que celle de sa foi, du Haut
Sénégal au
Niger. Plus rustre, plus brutal qu'Abd el-Kader, il se
montre aussi expéditif
que cruel. Despote, il s'appuie sur la terreur. Il
élimine les chefs, enlève les
femmes et les enfants, enrôle les hommes,
incendie les villages. La terre
brûlée est son arme première.
Face à une personnalité aussi outrancière, les Français et leurs alliés
ne
peuvent être que des ennemis et El Hadj Omar entend bien les
chasser de la
vallée du Sénégal.
Le recours aux armes est inévitable. Le conflit durera trois ans.
 
LE SIÈGE DE MÉDINE (avril-juillet 1857)
 
L'expansion coloniale est jalonnée d'images d'Épinal  : la prise de la
smalah d'Abd el-Kader, la réplique du sergent Malamine devant Stanley, les
Amazones de Behanzin... épisodes héroïques et fameux. Le
siège de
Médine est de ceux-là.
Le lieu dit Médine n'est qu'un coude du Sénégal à quelque
900 kilomètres
de Saint-Louis. Le fleuve serpente et s'étale dans la
steppe herbeuse ou
desséchée suivant la saison. Il s'est juste libéré des
chutes du Félou, barre
gréseuse entravant sa course en amont. Passé
ces rapides, il redevient
navigable dans un sens comme dans l'autre.
Ce point de transfert obligé
explique l'intérêt stratégique de Médine
face à la menace que fait peser El
Hadj Omar.
En septembre 1866, Faidherbe achète au maître des lieux, le roi
Sumbala,
quelques hectares de terre. En trois semaines, il édifie un
fort, « quadrilatère
bastionné de  300  mètres de tour avec une pièce de
canon à chaque
bastion  ». Il y laisse une garnison de  20  tirailleurs
noirs, 20  laptots11, et
de 7 blancs, un civil, un sergent, 5 marsouins12, le tout sous les ordres d'un
vieux traitant de mulâtre, Paul Holle. Et
Médine se retrouve face à son
destin de gardien du Haut Sénégal
devant El Hadj Omar qui s'active de plus
en plus, dévastant et massacrant là où on lui résiste.
1857. Le Chef Toucouleur a maintenant près de 20 000 hommes
derrière
lui. La majorité n'a guère que des coutelas et des sagaies.
Certains
cependant possèdent des fusils qui ont transité par les possessions
britanniques. Il ne déplaît pas à quelques sujets de Sa Majesté
la reine
Victoria de créer des ennuis aux vieux rivaux d'Outre-Manche.
Outre sa petite troupe que lui a confiée Faidherbe, Paul Holle dispose des
guerriers du roi Sumbala. Alliés de la France par crainte d'El
Hadj Omar, ils
se sont retranchés dans le Tata13 à peu de distance
du fort. Deux hauts murs
relient ces deux points forts. La population
s'est réfugiée dans l'enceinte
ainsi constituée. Il y a là cinq à six mille
personnes, hommes, femmes,
enfants, venus chercher refuge contre le
terrible Hadj Omar.
Début avril, El Hadj Omar et son armée sont devant Médine. Pour
lui
comme pour les siens qu'il a su fanatiser, le verrou français doit
sauter.
Médine tombé, la voie sera libre jusqu'à Bakel et au Fouta.
La saison sèche
n'est pas encore terminée et des semaines sont nécessaires avant que le
Sénégal ne redevienne navigable. Paul Holle, lui,
doit tenir. C'est sa
mission. C'est son seul espoir de salut. Tenir jusqu'à ce que le gouverneur
puisse remonter le fleuve. On en est loin...
Le siège durera 97 jours ; 97 jours terribles, face à la mort, à la
faim, à la
chaleur, à la maladie.
Sans relâche, El Hadj Omar lance des assauts. Certaines journées
sont
critiques. Le  20  avril, durant les nuits du  11  mai, du  3  juin les
assaillants
menacent de forcer les défenses. Insensibles à leurs pertes,
ils se lancent sur
les fortifications. La mitraille décime leurs rangs
avant les corps à corps
sans merci.
Paul Holle est partout. Ce colosse est d'une force prodigieuse. Aux
instants décisifs, il se précipite dans la mêlée. Tel le Grand Ferré, il
joue de
la cognée. Ses moulinets font le vide autour de lui et galvanisent les
défenseurs.
El Hadj Omar a fait occuper un îlot du fleuve pour essayer de
prendre la
défense à revers. Avec audace, le sergent Desplats et
quelques tirailleurs se
mettent à l'eau. Le coup de force, déclenché par
suprise, réussit.
Mai, juin. Il fait de plus en plus chaud. Les cadavres s'accumulent
devant
le fort et le tata. Une odeur pestilentielle flotte sur Médine et
ses abords.
Juillet. Les premières pluies arrivent mais les vivres, les munitions
se
raréfient. Le  16  juillet, il ne reste plus qu'une cartouche par fusil.
Presque
tous les défenseurs ont été plus ou moins atteints. Paul Holle
lui-même est
blessé mais il tient ferme. Sa décision est prise : il se fera
sauter plutôt que
de tomber entre les mains d'El Hadj Omar. Il a
regroupé sa réserve de
poudre pour le cas où...
A des lieues en aval, sur le Basilic, Faidherbe remonte le Sénégal.
Par
des messagers, il connaît la situation de la garnison. Le temps
presse, mais
le niveau des eaux reste encore bas. En maints endroits,
le Basilic racle les
fonds, menace de s'échouer. Faidherbe, sur la
dunette, ordonne : « Poussez
ou sautez ! ».
L'équipage pousse les feux. Les machines halètent. Le bâtiment frémit. Il
crache vapeur et fumée. Il passe. Il poursuit. Plus loin,
l'épreuve se
renouvellera.
Retranché sur la rive gauche, El Hadj Omar espère intercepter les
secours. Faidherbe déjoue la manœuvre. Le 16 juillet, il débarque sur
la rive
opposée. Ses tirs prennent son adversaire au flanc.
De Médine, on a perçu la canonnade. On devine dans le lointain le
sillage
de fumée du Basilic.
« Le Gouverneur ! Le Gouverneur ! »
Il ne reste plus que quelques heures à tenir. Les plus dures.
Le 18 juillet, les marsouins de Faidherbe, le Basilic sur le fleuve,
sont à
hauteur de Médine. Les feux de salve des uns, le canon de
l'autre, déciment
les Toucouleurs qui se battent avec rage. Dans un
dernier effort, Paul Holle
tente une sortie, alors que les canots du
Basilic assurent la traversée du
Sénégal aux troupes de Faidherbe.
La liaison est faite. Les assiégeants se replient ou tombent sur leurs
positions.
Du tata, du réduit, les survivants affamés se précipitent en quête de
nourriture. Certains mangent de l'herbe en attendant mieux.
Pour El Hadj Omar, l'échec est certain. Le lendemain, il affronte
Faidherbe en bataille rangée. Sa défaite, à la régulière, est sans appel.
Son
prestige s'en ressent. Délaissant le Sénégal, il s'enfonce dans le
Bambouk
entre la Félémé et le Haut Sénégal pour lever de nouvelles
troupes. Il
gagnera ensuite le Niger pour fonder à Ségou14  un puissant
royaume et il
aura la prudence  –  ou l'habileté  –  de négocier avec
les Français un traité
«  d'amitié  ». Le despote, sur le fond, restera égal
à lui-même. Il sera tué
en  1864  par les Bambaras révoltés contre sa
tyrannie. Son fils Ahmadou
fera par la suite aussi parler de lui.
Dans l'immédiat, la menace sur le Sénégal est écartée. Faidherbe
peut
organiser la paix française, de Saint-Louis à Médine.

*
**

Les Maures soumis, El Hadj Omar repoussé, pour Faidherbe le plus


dur
est, peut-être, fait mais sa tâche continue. Il peut désormais regarder vers
l'intérieur et vers le sud.
De par ses succès, sa position personnelle s'affermit. Il passe lieutenant-
colonel, puis colonel. Il reviendra même comme général de brigade après
deux années passées en Algérie pour essayer de rétablir sa
santé15. Par
contrecoup, son pouvoir s'élargit.
En 1859, l'unité de commandement est réalisée à son profit. Gorée
et les
Comptoirs du sud qui relevaient jusqu'alors de la division
Navale passent
sous son autorité. Le gouverneur y gagne une vision
plus large de
l'ensemble sénégalais précédemment rivée sur Saint-Louis
et le Sénégal.
Sur son ordre, en mars  1860, le commandant Pinet-Laprade pénètre
en
Basse Casamance où Féloupes et Balantas menacent les communications
avec Sedhiou16. Quel que soit le courage, lances et boucliers
en peaux
d'éléphant ne sauraient suffire. Les riverains de la Casamance
peu à peu
demandent la paix et se placent sous protectorat français17. En  1886, une
convention signée avec le Portugal délimitera, entre
Casamance et Rio
Cacheo, la frontière du Sénégal français et de la
Guinée portugaise18.
Mais tout le sud du Sénégal ne sera pas entièrement français jusqu'à
la
Guinée Portugaise. Les Anglais sont là, installés à l'embouchure de
la
Gambie. Ils ne sauraient lâcher. Déjà, en  1857, pour conforter leurs
positions, ils ont échangé Albréda, petit comptoir français, sur la rive
nord
de la Gambie, contre Portendick, sur la côte de Mauritanie, à
200  km au
nord de Saint-Louis. Une rade poissonneuse contre une
grève de sable... A
contrecœur le drapeau tricolore a été amené sur
Albréda. La Gambie
anglaise, «  cette banane entre les dents du Sénégal  », suivant un historien
africain, est et restera un coin cisaillant le
sud du pays et interdisant l'accès
direct à la Casamance19.
Faidherbe ne peut être tenu pour responsable. Paris n'avait cure de
quelques hectares de brousse ou de quelques plants d'arachide sur la
rive
d'un estuaire africain. L'enjeu ne valait pas querelle avec
l'Angleterre20.
Dans le même temps, et non sans lutte, le damel du Cayor21 est
contraint
à reconnaître la tutelle française. La route est libre de Saint-Louis à Dakar.
Dakar !
Une fois encore, les hommes du terrain ont forcé le destin. Comme
souvent, les serviteurs du Dieu des Chrétiens ont déblayé le chemin.
Dakar22 est, à l'origine, création de missionnaires.
En  1847, les pères Arragon et Warlope de la Congrégration du
Saint-
Esprit se présentent à l'éliman de Dakar « comme envoyés du
Dieu du ciel
pour faire du bien aux noirs ».
Un curieux dialogue s'instaure entre les Pères, éminemment sincères,
et
les chefs de tribus.

« – Que nous apportez-vous ?


– La science et la religion.
– La science ! nos marabouts l'inculquent à nos
enfants dans nos
écoles. Quant à la religion, nous avons
la meilleure de toutes, l'islam.
– Laisse-nous, quand même, enseigner ce que nous
savons. Nous
suivra qui voudra.
– Dans ces conditions, installez-vous. »

Effectivement, la place ne manque pas. Les Pères s'installent, soignent les


malades, étudient le Ouolof, deviennent populaires. Aidés, ils
bâtissent de
vastes constructions en pierre.
Leur établissement démontre que le climat de la presqu'île du Cap
Vert
est loin d'être insalubre comme on le prétendait. D'autres Européens, des
commerçants goréens, viennent s'implanter à leur tour.
A deux miles au large, les 5 000 habitants de Gorée sont par trop
à l'étroit
dans leur île, et leur existence n'est pas toujours aisée. Le
ravitaillement,
l'eau douce, le bois de chauffage sont à chercher sur le
continent. En 1856,
conscient de ces réalités qui ne sont que des servitudes, le capitaine de
vaisseau Protet, commandant de la Division
Navale et résident à Gorée,
sollicite l'autorisation ministérielle pour
l'extension devenue obligatoire sur
le Cap Vert. Sans même attendre
l'accord officiel, il se met à l'ouvrage et
élève un fort sur un emplacement acheté à un colon. Le 25 mai 1957, ses
marins en prennent
possession. La grande aventure de Dakar commence.
Une aventure
qui mettra néanmoins quelques décennies à se préciser.
Avec Dakar, c'est la possibilité d'un port en eau profonde dans une
rade
bien abritée. C'est l'accès au Cayor, au sud Sénégal. Faidherbe,
devenu
gouverneur de l'ensemble sénégalais, comprendra de suite l'intérêt d'une
place destinée à devenir la grande métropole de l'Afrique
occidentale
française.

*
**

Faidherbe, sans contestation possible, s'est d'abord imposé par la


force de
ses armes. Il a aussi déployé sa diplomatie. Combien de tribus, de villages,
souffraient des incursions des Maures, des massacres
ou des rapts d'un El
Hadj Omar, des foucades d'un roitelet despotique ! Faidherbe annonce qu'il
apporte avec lui la paix et la protection. Il se présente, autant que faire se
peut, en ami et non en ennemi.
N'est-il pas, en premier lieu, l'adversaire
irréductible de l'esclavage ? Il
le prouve, il l'affirme. Lui, habituellement si
concis, ne refuse pas les
longues palabres qui se transforment en traités
d'alliance et en protectorat. Cette formule, souple, laisse, dans l'immédiat,
aux petits chefs
en place ou nouvellement intronisés le soin de gérer les
problèmes
locaux.
Cette formule est la meilleure. Il a tant à faire et il dispose de si
faibles
effectifs pour régenter une superficie proche de la moitié de
celle de la
France.
Il connaît si bien sa pénurie de troupes qu'il recrute sur place. Il
est à
l'origine des tirailleurs sénégalais, soldats héroïques, à la fidélité
sans faille.
En 1857, est créé le 1er bataillon à 4 puis à 5 compagnies ;
l'exemple sera
suivi. Les tirailleurs africains noirs seront les auxiliaires
premiers de la
conquête de l'Afrique sous Galliéni, Archinard, Dodds,
Marchand et bien
d'autres.
En quête d'alliés, de seconds, il crée l'École des Otages qui deviendra par
la suite l'École des fils de chefs. Les termes sont significatifs.
Les enfants,
garants de l'alliance passée, seront élevés et préparés à
leurs futures
fonctions dans un moule français. Cette expérience
marque le début d'une
scolarisation, encore modeste, que le gouveneur, libéral, laisse
généralement entreprendre par des religieux.
Fidèle à la devise de son arme, ce sapeur aime bâtir même s'il doit
parfois
détruire. Il s'intéresse à Saint-Louis, sa ville. Il l'améliore, l'embellit,
développe les nouveaux quartiers, multiplie les artères, édifie ou
renforce
les quais. Il relie «  l'îlot de sable  » à la pointe de Barbarie
qui sépare le
Sénégal de la mer bien que l'autorisation lui eût été
refusée. Trop coûteux.
Avec lui, « une ville de pierre remplace une
ville de roseaux ».
S'il n'est pas directement responsable de la fondation de Dakar en
1857, il
participe activement à son développement, lançant en particulier les travaux
du port.
Il se préoccupe de l'activité économique23, favorise la culture de
l'arachide, relie Saint-Louis à Dakar par télégraphe, améliore la navigation
sur le Sénégal qui sera toujours pour lui l'axe de communication par
excellence.
Pour ce faire, il n'est pas sans mérite. Les soldats, l'argent, le matériel, les
munitions lui sont chichement mesurés par un gouvernement
qui ne réalise
pas l'œuvre qui s'édifie alors à plusieurs milliers de kilomètres de Paris.
Éternel destin et lot commun de bien des coloniaux  :
faire beaucoup avec
peu.
Enfin, la colonie affermie, Faidherbe voit plus loin. Il regarde vers
le
Niger où il pressent un immense marché avec un accès vers
l'Afrique
centrale. Officiellement en paix avec El Hadj Omar devenu
le maître du
royaume de Ségou, il lui envoie la mission Mage-Quintin
pour étudier les
possibilités de liaison entre les deux fleuves24. Il
appartiendra à ses
successeurs de poursuivre.

*
**
Lorsque Faidherbe, malade, abandonne définitivement le Sénégal, en
mai 1865, la France domine la rive gauche du Sénégal jusqu'à Médine
sur
une centaine de kilomètres de profondeur. Elle tient une bande
d'une même
largeur le long de la côte, de Saint-Louis à la Gambie,
et s'est implantée à
l'embouchure de la Casamance. L'essentiel est fait.
Seuls, le Ferlo, désert
sans grand attrait, et les abords du Fouta-Djalon lui échappent encore. Ils
sont destinés à lui revenir.
Le vaste triangle du Sénégal moderne se dessine. D'un côté, la mer.
En
angle droit, la Casamance et sensiblement le 13e parallèle. En
hypoténuse,
le Sénégal prolongé depuis Bakel par son affluent la
Falémé25, Faidherbe a
inscrit les contours de ce pays de près de
200 000 km2 avec une population
estimée à 700 000 habitants.
Les Sénégalais ne s'y sont pas trompés. Ils ont reconnu le travail
de
Faidherbe pour l'édification de leur pays. Une des plus importantes
avenues
de Dakar, la capitale de la République sénégalaise indépendante, a pour
nom Faidherbe. Ce nom donné par les Français a été
conservé.
Il a façonné l'unité sous une même férule de tribus hostiles, de
royaumes
adverses, d'ethnies cosmopolites. Un État lui doit la vie.

1 Au plan administratif, Gorée n'est pas encore rattaché à Saint-Louis. L'île
est le chef-lieu de la
Division navale des Côtes occidentales d'Afrique dont dépendent les rivières du sud.
2 Le niveau des eaux varie de plusieurs mètres entre la saison sèche (hiver) et
la saison humide
(été). Aux hautes eaux, le Sénégal devient navigable sur la
majeure partie de son cours pour les
avisos et canonnières de l'époque (trois
mètres de tirant d'eau environ).
3 Les Maures, par la suite, donneront son nom à l'actuelle Mauritanie.
4 Le pays ne porte pas encore officiellement le nom.
5 Avec une interruption de deux ans, de 1861 à 1863.
6 Sa base et son encadrement sont fournis par les spahis algériens.
7 Il y a 900 km de Saint-Louis à Médine.
8 Homme puissant. Terme générique appliqué aux blancs par les noirs du Sénégal et du Soudan.
9 Pratiquement, l'arrière-pays de Saint-Louis sur une petite centaine de kilomètres de profondeur le
long du Sénégal.
10 Le Fouta correspond à la rive sud du Sénégal, entre Dagana et Bakel.
11 Marins noirs de baleinière.
12 Voici les noms de ces braves  : M. Sacray, secrétaire de Paul Holle, sergent
Desplats, soldats
Marter, Chaneau, Gravanti de l'infanterie de marine, soldats
Deshayes et Marot de l'artillerie de
marine.
13 Le tata est un mur de défense en pisé protégeant un village. Par extension,
il désigne un village
fortifié et plus particulièrement la partie où se retranche le
chef du village.
14 150 km au nord-est de l'actuel Bamako.
15 Jusqu'à la fin de sa vie, Faidherbe souffrira d'une santé déficiente. Il vivra
ses dernières années
en partie paralysé.
16  Depuis  1837, les Français ont un poste permanent à Sedhiou, port sur la
rive droite de la
Casamance, à une centaine de kilomètres de la mer.
17 Cette campagne et celles qui suivent sont bien significatives de la politique
des traités passés
avec les chefs, les tribus, les villages, pour asseoir progressivement l'autorité française.
La longue liste de ces traités l'illustre clairement :
– Traités des 5, 6 et 19 mai, des 17 et 18 juin 1860 par lesquels les Féloupes
de Thiong, Wagaram,
Cassinol, Carone, Blis et Baïal se rangent sous domination
française.
– Traité du 14 février 1861 avec les chefs du Souna, dans la Haute Casamance.
–  Traités du  18  mars  1865  conclu avec les Bagnouls, sur la rive gauche de la
Casamance,
du 20 mars 1865, avec les chefs d'Ououkou et de Soura, sur les deux
rives du Songrogo (affluent rive
droite de la Casamance).
– Traités du 3 janvier 1866 avec les Mandingues de Colimanta et du 16 avril
1865 avec les Volas
de la rive droite de la Casamance.
– Traités de paix avec les village de Guimbéring, 30 avril 1865 ; avec le Forguy, 2 décembre 1865 ;
avec le Yacine, 18  mars  1882  ; avec le Balmadou et le
Souna, 7  avril  1882  ; avec le Pakao,
11 avril 1882.
18 Cette convention permet notamment d'obtenir Zinguinchor, misérable
comptoir portugais sur la
Casamance. L'endroit  –  l'église en ruine, un hangar,
quelques cases  –  sera occupé par le capitaine
Brosselard-Faidherbe, le  22  avril
1888. Les Français en feront la capitale de la Casamance.
Zinguinchor (ou Zinguichor) compte aujourd'hui 70 000 habitants.
19 Un siècle plus tard, la décolonisation venue, l'existence d'une enclave étrangère demeure l'un
des problèmes du Sénégal indépendant.
20 En 1857, les rapports franco-anglais sont bons. Les deux pays ont été alliés
en Crimée. Ils le
sont à nouveau face à la Chine. Napoléon III rend visite à la
reine Victoria.
21 Damel : roi. Le Cayor, est-il à rappeler, est sensiblement la région côtière
entre Saint-Louis et
Cap Vert. Les successeurs de Faidherbe auront encore à pacifier le Cayor.
22 Le lieu dit de Dakar est celui d'un misérable village de pêcheurs.
23  La suppression du vieux Pacte colonial, en  1861, procure enfin à la colonie
les possibilités
d'échange qui lui étaient refusées.
24 La mission du lieutenant de vaisseau Mage et du docteur Quintin, d'avril
1864 à 1866, ne fut
qu'un demi-succès. Elle devait se heurter au mauvais vouloir
d'Ahmadou, fils et successeur d'El Hadj
Omar, disparu entre-temps. Pratiquement
prisonniers d'Ahmadou durant deux ans, les deux
émissaires ne purent traiter.
25 Cette délimitation ne deviendra effective qu'avec la définition de l'A.O.F. et
les accords avec la
Gambie britannique et la Guinée portugaise. Une situation de
fait sera alors entérinée.
 
Chapitre XII

 
AU PAYS DE GIA LONG
 
LOINTAINE ET MYSTÉRIEUSE INDOCHINE
 
L'Union Jack balise la route qui mène au lointain Extrême-Orient.
Les
soldats et marins de Sa Gracieuse Majesté1 veillent avec un soin
jaloux sur
cet axe maritime qui est aussi celui qui mène aux Indes.
On est là sur une
route impériale.
Sur près de 10 000 km, autant d'escales, autant de terres où le Britanique
se sent chez lui et le Français un étranger. L'ouverture du
canal de Suez,
en 1869, n'y changera rien, même en racourcissant un
trajet qui nécessitait
jusqu'alors 30 à 33 jours de traversée. Gibraltar,
Malte, Port-Saïd, Suez. Les
Anglais sont là. Ils sont encore là au
terme de l'étouffante « descente » de la
mer Rouge, aux pieds du
rocher rougeâtre d'Aden. On les retrouve après
l'interminable océan
Indien, gentlemen distingués sur les quais de la
verdoyante Colombo
ou dans la moiteur de Singapour.
Voici enfin des eaux plus libres. Le voyageur a frôlé l'équateur mais
il n'a
pas coupé la ligne. La mer de Chine reste dans l'hémisphère
nord. Il faut
maintenant la «  remonter  » pour atteindre cet Extrême-Orient vers lequel
tant ont rêvé.

*
**

Plantée comme une gigantesque clef de sol sur la carte du monde


asiatique, la Péninsule indochinoise2, de la porte de Chine à la pointe
de
Camau, semble à première vue, présenter unité. Illusion trompeuse
que la
conscience populaire rend bien. Le pays des trois Ky3 n'est-il
pas imagé par
deux paniers de riz suspendus aux extrémités d'une
canne en bambou. Juste
vision du mince filet de l'austère Cordillère
annamitique reliant les riches
plaines de Cochinchine et du Tonkin.
Mais il est clair que la trique en
bambou n'est pas de même nature
que les deux corbeilles qui, sur le terrain,
se balancent à 1 000 km
l'une de l'autre.
Le climat, déjà, relève ces distances. En Cochinchine la température,
pratiquement, ne descend pas. La saison des pluies apporte ses
déluges. Le
Tonkin, les hauteurs de l'Annam (l'altitude y atteint  2  000
mètres parfois)
connaissent des hivers plus frais.
Cependant, en Cochinchine, comme au Tonkin, le regard accroche
le
même paysage. Les deux plaines y sont enfants de la rivière.
Mékong pour
l'une4, Song-Koi ou Fleuve Rouge pour l'autre, s'évasent en deux deltas où
la main de l'homme a fait le reste. Endigués,
contrôlés, ils nourrissent les
damiers des rizières bornées de diguettes.
La rizière ! la vie, l'horizon de ce
monde rural ! Inondée, elle offre, au
coucher du soleil, des reflets noirâtres.
A la montée des plants, elle
luit d'un vert cru. Après la récolte, elle se teinte
du roux de la paille
desséchée. Des silhouettes constamment l'habillent  :
nhaqué vêtu de
noir, au chapeau à larges bords, penché sur sa glèbe, buffle
couleur
cendre tirant l'araire ou cheminant à pas lents. Et, en toile de fond,
le village de paillotes se dissimule derrière un écran de bambous que
dominent quelques troncs de cocotiers.
Ces terres fertiles et si intensément travaillées  –  elles fournissent
deux
récoltes de riz par an –  ont de tout temps attiré. La densité
humaine y est
particulièrement élevée, pouvant atteindre 400 habitants
au km2 au Tonkin.
Les populations du Tonkin et de la Cochinchine
sont ainsi estimées
à 7 et 4 millions d'âmes à la fin du XIXe siècle5. Mais il serait faux de ne voir
dans la péninsule indochinoise qu'un
plat pays. La montagne se dresse toute
proche, accentuant les clivages
climatiques. Si elle se manifeste peu en
Cochinchine, elle s'élève, barrière redoutable, tout le long de la côte
d'Annam. Elle enserre le delta
tonkinois. Haute forêt ou épaisse végétation
la recouvrent, noyant
grottes et ravins sous la verdure. Quel refuge pour
tous ceux qui, à
un titre ou un autre, sont en rupture avec les occupants des
plaines !
Ceux-ci, l'histoire moderne les dénomme Vietnamiens. On les appelait, il
y a peu encore, Annamites6. Gallieni les voyait « petits, menus,
jaunes, aux
lèvres cousues et aux visages fermés ». Ce portrait n'est
pas flatteur dans sa
vérité première. Il rend mal compte de l'intelligence et de l'ingéniosité. Il
oublie aussi la beauté des femmes au corps
gracile et au sourire charmeur.
Ce peuple d'origine tibétaine sans doute n'est pas sans histoire. Au
nord
sinisé s'oppose le sud sous l'influence hindoue. En 939, Le Tonkin se libère,
de la tutelle du Céleste Empire. Le Nam Viet, État relativement
indépendant, apparaît. Ils sont rudes à la guerre et au travail,
ces gens du
nord. Pendant des siècles, ils le feront bien voir à ceux du
sud plus
lymphatiques. Leur marche, qui est une conquête du Tonkin
vers la
Cochinchine, se poursuit en dépit des changements de dynastie.
A partir du
XVIe siècle, deux grandes familles imposent leur prédominance, les Trinh à
Hanoi, les Nguyenh à Hué. Frères ennemis, ils
présagent le terrible
affrontement de la seconde moitié du XXe siècle.
A hauteur du 17 e parallèle,
une frontière de fait coupe la Péninsule.
Hué s'affirme la métropole de
l'Empire d'Annam7 rayonnant jusqu'à
la plaine des Jarres. Saigon8 n'est alors
qu'un modeste village.
Ce pays mal connu et que l'on devine pourtant enrichi par le double
apport chinois et hindou, ne peut qu'attirer. Marins à la recherche
d'escales
sûres, militaires toujours soucieux de nouvelles conquêtes,
négociants
avides de profits, missionnaires en quête de conversions,
aspirent tout
naturellement à y mettre pied. Il n'est pas étonnant que
les plus courageux
ou les plus sincères y aient déjà songé ou rêvent
d'y parvenir.

*
**

SAIGON, 16 DÉCEMBRE 1799, 2 HEURES DU


MATIN
 
Un long cortège funèbre se met en route. Le cercueil est porté par
40 soldats d'élite. Un baldaquin en or couvre l'ensemble. Sa Majesté
est là
avec sa mère, sa sœur et leurs dames d'honneur. Le prince héritier marche
en tête entouré des plus hauts mandarins. La garde royale
au complet
(12  000  hommes), en grande tenue, suit, précédée de trois
batteries
d'artillerie et encadrée d'une double rangée de  120  éléphants
de parade.
Trompettes et tambours emplissent la capitale de roulements et de fanfares
de deuil. Des milliers de fanaux, de flambeaux,
de cierges éclairent cette
lente procession.
Jamais Saigon n'a vu ou ne reverra un tel enterrement.
Celui qui s'en va ainsi vers sa dernière demeure9, s'appelle Pigneau
de
Béhaine, évêque d'Adran, vicaire apostolique pour la Cochinchine,
ambassadeur de France, haut dignitaire du royaume de Cochinchine.
Quelle vie  ! Cet homme de Dieu réalisant son idéal mystique dans
un
univers de luttes temporelles ponctuées par le succès eut sans doute,
au soir
de son existence, le sentiment de s'être pleinement accompli.

*
**

Le jeune prêtre, débarqué en mars 1767, n'est pas le premier Français à


venir évangéliser la terre indochinoise. Au XVIIIe siècle, le père
de Rhodes,
de la société de Jésus, auquel on doit la première carte de
l'Annam, a tracé
la voie. Monseigneur Pallu, évêque apostolique, a été
nommé ambassadeur
au Tonkin par Colbert. Il est ainsi une solide
tradition d'évangélisation
française. Ce labeur a porté fruits, même si
la France du XVIIIe siècle n'a
cure de ce pays lointain. La Cochinchine,
le Tonkin connaissent de belles
communautés catholiques10.
Les missionnaires chrétiens ne sont pas sans mérite. La partie n'est
pas
aisée. Depuis plus de deux millénaires, Confucius (v. 551-479) et
Bouddha11  marquent les esprits et les mœurs de leurs doctrines. S'ils
n'apportent pas la réponse formelle du Christ à l'interrogation de l'au-delà,
ils le rejoignent dans ses préceptes moraux et sa grande loi
d'amour. Tout
comme lui, ils demandent une adhésion personnelle
bien éloignée de
l'obédience stricte et souvent rituelle qu'impose l'Islam. Et cette adhésion
répond à la finesse orientale que la rigueur
cartésienne des Occidentaux
conçoit mal.
Pigneau de Béhaine n'a que vingt-cinq ans à son arrivée en Cochinchine.
Que sa Thiérache natale doit lui paraître loin ! En cette saison
des pluies qui
débute, un ciel de plomb couvre l'horizon, avant de se
déverser en cataracte.
Après l'ondée, les vapeurs montent de la terre
surchauffée. Avec le couchant
aucune brise ne tiédit la nuit livrée à
des myriades de moustiques. Il faut
avoir le cœur bien trempé pour
mener à bien la tâche d'apostolat.
Très vite Pigneau de Béhaine se révèle. Évangéliste, professeur, il ne
s'est
pas ménagé. En 1770, une décision pontificale le nomme évêque
d'Adran in
partibus12  et coadjuteur de Monseigneur Piguel, vicaire
apostolique de
Cochinchine. Il n'a pas trente ans ! De surcroît, la
guerre civile a éclaté en
Annam. Les Tay-Son, des montagnards de
l'ouest du pays, s'en prennent au
pouvoir central. En  1772, Saigon
tombe aux mains des révoltés. La cité,
encore modeste, est rasée. Dans
la tempête, la famille royale est décimée. Il
ne survit qu'un jeune
homme, Nguyen-Anh, que Pigneau de Béhaine aide à
échapper au
massacre.
Les Tay-Son poursuivent leurs menées. Les missionnaires eux aussi
menacés doivent s'éloigner. Nguyen-Anh et Pigneau de Béhaine se
retrouvent ensemble, proscrits, dans un îlot perdu du golfe du Siam.
Une
amitié de plus d'un quart de siècle se noue. Nguyen-Anh est
pratiquement
seul, sans moyens militaires. Il ne peut rien. Tout autant
Pigneau de Béhaine
ne peut plus poursuivre sa tâche. Les Tay-Son
rejettent les chrétiens. Le
prélat n'a pas oublié qu'il est français. Pour
un temps, l'homme d'église se
mue en diplomate. Accompagné du fils
de Nguyen-Anh, un enfant de cinq
ans, il part vers sa patrie d'origine
solliciter l'aide royale.
Qu'admirer le plus  ? L'aller et retour en ces temps où la marine à
voile
doit doubler le Cap pour regagner l'Occident  ? L'ardeur du prélat pour
convaincre ?
Le 21 novembre 1787, un traité d'alliance est signé à Versailles entre
le
roi de France Louis XVI, et le représentant du souverain annamite.
La
France aidera Nguyen-Anh, militairement, à reconquérir ses États.
En
contrepartie, elle recevra l'îlot de Poulo Condor, Tourane et la
liberté de
commercer à l'exclusion de toute autre puissance européenne. Bien
évidemment, la religion catholique sera acceptée.
De retour en Asie, Pigneau de Béhaine espère trouver près du gouverneur
de Pondichéry l'aide promise. Mais celui-ci se dérobe. Le roi
et ses
ministres ont changé d'avis et ont mandé secrètement à leur
représentant de
ne pas intervenir.
Pigneau de Béhaine, comme tant d'autres dans cette grande aventure
outre-mer, voit la France officielle se dérober. Il n'est pas de ceux qui
renoncent. Il a ramené de France un petit pécule. Environ  15  000
livres
données par parents et amis. Il possède la foi qui renverse les
montagnes et
l'enthousiasme qui entraîne. Il affrète deux petits bâtiments et rallie à sa
cause une vingtaine d'officiers et 350 matelots.
Fort de cette armada, le prélat, maintenant, se transforme en
homme de
guerre. Il rejoint Nguyen-Anh et les deux amis débarquent
dans la baie des
Cocotiers, près du Cap Saint-Jacques, non loin de
Saigon. L'incroyable se
produit. Avec l'aide des Français mués en
conseillers et instructeurs, le
prince reconquiert son trône. Il reprend
la Cochinchine, l'Annam et même le
Tonkin. En  1802, il deviendra
Gia Long, empereur d'Annam, maître des
trois Ky.
Durant ces années de lutte, Pigneau de Béhaine a toujours été là,
payant
de sa personne même dans les combats. Ami, confident, il a
été le soutien
premier. Reconnaissant de l'aide apportée, le futur Gia
Long ouvre
largement sa porte à la patrie de Pigneau de Béhaine.
Mais la France
révolutionnaire ne se soucie guère de cette amitié. Elle
a tant à faire et
l'Indochine est si loin.
Elle ne donne pas suite à ces possibilités.
L'œuvre de Pigneau de Béhaine, toutefois, n'est pas inutile. Elle
écarte de
la péninsule les velléités anglaises. Elle renforce dans le pays
un
christianisme d'inspiration française.
Épuisé par les épreuves et le climat, le prélat s'éteint en  1799  avec
la
sérénité du croyant.
Gia Long, au terme de la cérémonie funèbre, viendra lui-même avec
émotion prononcer l'éloge du disparu, auquel il fera édifier un majestueux
mausolée à Gia Dinh, dans la banlieue de Saigon13.

*
**

LA COCHINCHINE DES AMIRAUX


 
Gia Long savait ce qu'il devait au prélat. De son vivant, le souvenir
persistera. Les Français seront largement chez eux dans l'Empire
d'Annam.
Après la mort de Gia Long en 1820, la situation évolue et se
dégrade. Les
successeurs se lassent de ces étrangers vraiment voyants.
La tolérance dans
le christianisme est remise en question. Une série
d'édits  –  1833, 1836,
1838  –  prescrit le retour à la morale confucianiste et l'expulsion ou le
supplice des missionnaires. Au fil des années,
l'hostilité devient
persécution. Deux prêtres, deux évêques, d'origine
espagnole, sont mis à
mort. L'amitié franco-annamite née de la
complicité Gia Long – Pigneau de
Béhaine s'évanouit devant ce sang
innocent pour les uns, légitime pour les
autres. Ces étrangers n'ont
pas, au nom de leur propre Dieu, à venir décrier
et attaquer les
croyances ancestrales.
Ainsi s'expriment et raisonnent Tu Duc empereur d'Annam (1830-1883)
et nombre des siens.
A Paris, le parti catholique s'inquiète et réclame une intervention
pour
protéger religieux et chrétiens persécutés. Napoléon III ne peut
le
mécontenter et son épouse, la très pieuse impératrice Eugénie, le
presse.
L'environnement international s'en mêle. En  1841, les Anglais
ont mis la
main sur Hong Kong, s'ouvrant ainsi une porte sur le
commerce chinois et
une escale sur les routes d'Extrême-Orient. Négociants et marins français
voudraient bien les imiter. En Chine aussi,
tout comme en Annam, les
chrétiens sont menacés et persécutés. Cet
ensemble précipite les décisions.
Une division navale part pour l'Extrême-Orient en vue d'intervenir aussi
bien en Chine que dans la
Péninsule indochinoise.
A la tête d'une flotte franco-espagnole14, l'amiral Rigault de
Genouilly se
présente devant Tourane, l'actuelle Da Nang. Avec lui,
commence le règne
des amiraux. Marins expérimentés, chefs de guerre
avertis, administrateurs
improvisés, par leurs initiatives et leurs décisions, parfois de la main rude
du soldat, ils feront de la Cochinchine
une terre française. Rigault de
Genouilly, Page, Charner, Bonnard, La
Grandière, Dupré, Duperré, des
noms indissolublement liés dans cette
œuvre de vingt ans.
Le 1er septembre  1858, Rigault de Genouilly, premier en titre donc
des
amiraux de la Cochinchine, s'empare de Tourane et détruit ses
forts. Hué, la
capitale impériale, n'est qu'à une centaine de kilomètres  ; mais l'amiral
manque d'effectifs pour atteindre une ville située
légèrement à l'intérieur
des terres. A défaut du cœur politique, il décide de frapper l'Annam dans ses
richesses vives et son grenier à
riz. Sa flottille peut surtout remonter la
rivière de Saigon.15 
Le  17  février  1859, le capitaine de frégate Jauréguiberry prend la
citadelle de Saigon et détruit systématiquement tous les dépôts et
réserves
de riz. Saigon est un monceau de cendres. Les carcasses de
centaines de
jonques incendiées jonchent les rives des rivières et de la
côte.
Cette démonstration brutale de force contraindra-t-elle Tu Duc à
négocier ? Rigault de Genouilly l'espère.
Page, son successeur, s'il trouve une cité dévastée, entreprend de
reconstruire. En quelques semaines, ce polytechnicien ombrageux
modèle
les plans d'une nouvelle ville. Il marque les rues, les places, les
casernes, les
forts, les batteries. Saigon renaît sous son crayon et sa
poigne. Habile
homme, l'amiral lève le blocus commercial. Il prélève
au passage un droit
de tonnage de cinq pour cent. De quoi payer les
travaux engagés.
Mais la situation en Chine se détériore. Les accords de T'ien-tsin
passés
avec les puissances occidentales ne sont pas respectés par les
Célestes16.
France et Angleterre décident une nouvelle intervention.
Page doit rallier le
corps expéditionnaire avec le gros de ses forces.
Sur ordre, il abandonne
Tourane où le choléra, la dysenterie, la fièvre
typhoïde ont fait un millier de
morts, et il ne laisse à Saigon qu'un
modeste contingent sous la surveillance
du capitaine de vaisseau
Dariès et du colonel espagnol Palanca.
Ils sont ainsi environ 800 Français et 200 Espagnols à tenir Saigon
et le
bourg chinois de Cholon à quelques kilomètres à l'ouest. Les
Annamites ont
percé la faiblesse de leurs adversaires. Ils les enserrent
dans un puissant
réseau de fortifications. Un long siège de près d'un
an (mars  1860  –
 février 1861) débute. De rudes combats opposent les
uns aux autres le long
des retranchements vite devenus fameux de
Kao Ky.
Durant ce temps, le corps expéditionnaire force la résistance
chinoise.
Pékin tombe, non sans dommage pour le palais d'Été incendié en
représailles des tortures infligées aux Européens capturés. La
France et
l'Angleterre obtiennent satisfaction devant un empire chinois
à genoux.
L'amiral Charner17, commandant en chef des troupes de terre et de
mer,
les mains libres, peut se retourner pour secourir Saigon. Charner,
tout
comme Page du reste, est un chef énergique. Avec des moyens et
des
pouvoirs plus vastes que ses prédécesseurs, il sera le conquérant
de la
Cochinchine.
Les Annamites ont 12 000 combattants résolus devant les retranchements
de Kao Ky. Leur chef Nguyen Tri Phrong l'est tout autant. La
pression
contre les Français se fait chaque jour plus vive. Il était temps
que Charner
se manifeste. Arrivé le  7  février  1861  à Saigon en remontant la rivière,
l'amiral engage les 23 et 24 février l'épreuve de force.
Les retranchements
de Kao Ky sont enlevés de haute lutte dans un
combat où se distingue le 2e
bataillon de chasseurs à pied18. Un millier
d'Annamites et 235 Français sont
hors de combat mais Saigon est
définitivement dégagée.
Fort de ce succès, Charner de lui-même s'engage plus avant. Page,
plante,
le  12  avril, le drapeau tricolore sur la citadelle de Mytho19. En quelques
semaines, l'intégralité des provinces de Bien Hoa20, Saigon et Mytho
tombent aux mains des Français. Des officiers, promus
«  directeurs des
affaires indigènes  », remplacent aux points stratégiques
les fonctionnaires
locaux. Comme en Algérie, l'administration directe
impose sa loi.
A Hué, Tu Duc, placé devant la réalité d'une occupation militaire,
inquiet
devant les troubles suscités au Tonkin par la France chez ses
chrétiens, est
contraint de négocier. Le  5  juin  1862, son grand mandarin, Phan-Than-
Giang, signe avec l'amiral Bonnard21. L'empereur
reconnaît la possession
française sur les trois provinces occupées et
ouvre au commerce les portes
de Tourane, Dalat et Quangan. Il y a
plus. Le traité, en son article IV, admet
une sorte de protectorat de
la France sur l'Annam. Protectorat, le terme est
sans doute un peu
fort. Alliance privilégiée serait plus exact.
Pour un Européen, il n'est souvent que des fourbes Asiates. Tu Duc,
de
prime abord, conforte ce sommaire jugement. La main qui a signé
les
accords d'amitié ignore les agissements de l'autre. Et celle-ci
fomente des
troubles contre la présence française. L'insurrection générale éclate en
décembre. Bonnard la brise sans ménagements. Tu Duc
comprend. Il n'est
pas le plus fort. Le 14 avril 1863, à Hué, il ratifie
le traité de juin 1862. La
Cochinchine orientale est bien française. En
fait, du moins.
La liberté des chrétiens, cause première de l'intervention française,
est
reconnue. En principe... Le bilan des années de persécutions reste
lourd.
12  prêtres européens, 115  prêtres annamites, une centaine de
religieuses
indigènes ont été tués. 150 églises, 80 couvents, 200 villages
chrétiens ont
flambé. Tu Duc faisait marquer au fer rouge sur la joue
les chrétiens qu'il
pouvait capturer. Cette tragédie explique le bon
accueil reçu des catholiques
indochinois par l'armée française, étrangère mais chrétienne22.
Les responsables sur le terrain agissent. Charner, Bonnard l'ont
démontré
avec vigueur. A des milliers de kilomètres, le pouvoir politique doit
entériner. Or, Napoléon III n'apprécie pas ce fait accompli.
Il n'a que trop
fait la guerre  : en Crimée, en Algérie, en Italie, en
Chine, au Mexique
surtout où l'armée française s'enlise. Pourtant il
avait promis : « L'Empire,
c'est la paix ! » On en est loin.
Surtout l'humaniste Napoléon III n'est pas l'homme du mouvement
colonial. En Algérie, il aspire sans doute plus à se désengager qu'à se
fixer.
Alors la lointaine Indochine  ! Pour l'Empereur, donner satisfaction à
l'impératrice et au parti catholique en protégeant les missions
suffit.
Discrètement, il prépare un repli. Le lieutenant de vaisseau
Aubaret est
envoyé à Hué pour étudier un désengagement : occupation
française réduite
à quelques places, protectorat uniquement sur la
basse Cochinchine, le tout
en contrepartie d'indemnités financières.
Mais la colonie a ses partisans. Chasseloup-Laubat, le ministre de
la
Marine, Rigault de Genouilly qui fut le premier sur les lieux, Victor
Duruy
lui-même, ministre de l'Instruction publique, appuient pour
«  l'œuvre de
colonisation ». En janvier 1865, Napoléon III cède. Le
gouvernement ratifie
le traité de 1862 avec l'Annam.
Mais la Cochinchine reste troublée. Tu Duc suscite des troubles
encore et
toujours. Rigault de Genouilly, devenu ministre de la
Marine, obtient de
Napoléon III l'autorisation d'y mettre fin. L'amiral
La Grandière23  marche
sur les provinces occidentales, bases de l'agitation antifrançaise. En
juin  1865, Chaudoc et Ha Tien tombent.
Phan-Than-Giang qui menait la
résistance se suicide pour ne pas survivre à la défaite. En moins de dix ans,
le travail des amiraux a rendu
toute la Cochinchine française.

*
**

LE PROTECTORAT CAMBODGIEN
 
Au nord-ouest de la Cochinchine, de part et d'autres des rives du
Tonlé
Sap24, s'étale la large cuvette du Cambodge. A la saison des
pluies, elle n'est
qu'une gigantesque flaque gonflée par le Mékong. A
la saison sèche, elle
retrouve un sol ferme et durci. Ce va-et-vient du
fleuve et des eaux (qui
montent en quelques semaines d'environ huit
mètres) assure au pays sa
richesse et sa nourriture. Le riz et le poisson
abondent pour nourrir un
peuple de petits paysans accrochés à son
sol.25 
Du VIIIe au XVe siècle, la civilisation cambodgienne (ou khmère) fut
brillante. Les vestiges célèbres des temples d'Angkor, au nord du
Tonlé Sap,
en témoignent. Les ambitions siamoises et annamites ont
brisé cet éclat. Le
Cambodge du XIXe siècle vit sous la dépendance de
ses deux voisins et le
monarque doit, en signe d'allégeance, recevoir
sa couronne de l'un et de
l'autre.
Arrivé sur le trône en 1859, le roi Norodom26 souffre de cette ingérence
qui a de surcroît amputé son pays en 1793 et 1814. Le Siam lui
a ravi les
provinces occidentales. Ainsi Angkor est-il en territoire siamois.
Il ne paie pas de mine ce petit homme que l'on imagine volontiers
déguisé en pitre de comique troupier. Un képi de divisionnaire couvre
un
faciès ridé. Les décorations ornent le côté gauche. Une jupe-culotte
tombe
des reins. Des babouches glissent des pieds. Le tout semble
s'appuyer sur
une épée d'opérette. Et pourtant ce prince, souvent indécis dans ses débuts,
fera date27.
La Grandière, à Saigon a vu l'intérêt du Mékong cambodgien,
grand
courant de circulation. Il n'ignore pas, non plus, que les difficultés qu'il
rencontre en Cochinchine proviennent en large partie (surtout dans la
Cochinchine occidentale) de l'agitation provoquée à partir
des régions sous
influence de l'Annam. Le Cambodge est de celles-là.
Il est dans la logique
d'un bon stratège de chercher à « couvrir » sa
Cochinchine et à éliminer les
sources de danger. Installer une présence
française sur le Tonlé Sap répond
à ses perspectives. A cet effet, en
avril 1863, La Grandière délègue sur les
lieux le capitaine de frégate
Doudart de Lagrée28.
Son choix est bon. Doudart de Lagrée allie le courage à l'intelligence et à
la culture. De plus, il aime l'Extrême-Orient. Il se passionnera pour Angkor
et ses richesses.
Doudart de Lagrée manie la souplesse et la fermeté. Il montre largement
son pavillon. Il présente au roi tout l'intérêt d'un allié solide
et sûr, la France
en l'occurrence. Norodom hésite et fait un premier
pas vers les Français. En
juillet 1863, il accepte le traité de protectorat
que La Grandière en personne
est venu lui porter. Puis, il se ravise.
Il se rapproche des Siamois dont il
doit, suivant l'usage, tenir sa couronne. Il se prépare même à partir pour
Bangkok chercher la consécration de sa légitimité.
Doudart de Lagrée force l'événement. Ses matelots investissent le
palais
royal. Le 3 juin 1864, le roi ceint une couronne que lui remet
le chef d'état-
major de l'amiral, gouverneur de la Cochinchine française. Cet acte
symbolique rend compte d'un renversement de situation. Le Cambodge n'a
plus le Siam ou l'Annam comme suzerain mais
la France. La Grandière et
Doudart de Lagrée l'ont emporté et
agrandi, sans combat, le patrimoine
français en Indochine.
Napoléon III acceptera le fait accompli. Le
Cambodge apparaît si
lointain et si petit pour le locataire des Tuileries.
La France s'estime désormais chez elle au Cambodge. Norodom
tout
autant est en droit de se sentir chez lui. Le monarque qui n'est
pas sans
qualités entend rester son maître. La cohabitation s'en ressent. Les réformes
voulues par Saigon passent mal29. En juin 1884, la
France voudra renforcer
encore son autorité. Norodom se rebiffera.
Durant trois ans, il y aura des
troubles ; la sagesse imposera une
marche arrière.
Le Cambodge s'en ressentira. Simple terre de Protectorat, il n'aura
jamais
l'élan économique de sa voisine, la colonie de Cochinchine. Il
restera le
pays d'Angkor Vat30, le temple figé dans les splendeurs d'un
passé révolu
que les Européens viendront étudier, admirer ou piller31.

*
**

Une main qui s'égare n'estompe pas d'autres mains, combien laborieuses.
L'École Française d'Extrême-Orient accomplira sur des sites,
pour certains
millénaires, une grande œuvre qui honore la présence
française. Un long et
minutieux travail d'identification, classification,
restauration, fera resurgir
temples, statues, sculptures, écrasés par la
gangue puissante de la végétation
tropicale. Grâce à lui, des vestiges
de valeur inestimable seront sauvés.
Angkor et ses splendeurs de l'art
khmer seront au premier rang de ces
merveilles rendues à la vie et à
la connaissance des hommes.

1  Le règne de la reine Victoria (1837-1901) couvre la majeure partie de la


grande époque
d'expansion coloniale.
2 Pays tropical, la Péninsule indochinoise s'étale du 8o 30” au 23o 15” de latitude nord.
3  Les trois Ky  : Tonkin (Bac Ky, «  pays du Nord  »), Annam (Trung Ky,
«  pays du Centre  »),
Cochinchine (Nam Ky, « pays du Sud »). L'ensemble couvre
329 000 km2 allongés sur 1 600 km.
4 A dire vrai, la Cochinchine orientale est irriguée par le Donneu, la rivière de
Saigon – le Mékong
forme essentiellement la Cochinchine occidentale et les 2
Vaïco.
5 L'Annam, par contre, est évalué à deux millions et demi d'habitants.
6  Certaines zones, montagneuses en particulier, gardent un peuplement spécifique  : Muongs,
Méos, Thais. Ces peuples ont toujours regardé les Vietnamiens
comme des envahisseurs.
7  Il est intéressant d'étudier l'étymologie des appellations  : Nam  : Sud  ; An  :
Tranquille  ; Viet  :
Chine. L'Annam est donc le sud tranquille. Le Vietnam est la
Chine du Sud.
8 Saigon – aujourd'hui Hô Chi Minh Ville – ne devra son importance qu'à
l'arrivée des Français.
9  Qui ne sera pas la dernière. Les cendres devenues indésirables de Monseigneur Pigneau de
Béhaine seront ramenées en France, comme bien d'autres, en
1983.
10 Il y a environ 80 000 catholiques en Indochine à la fin du XVIIIe siècle.
11  Bouddha (environ  560-480  avant J.-C.). Budh signifie s'éveiller. Le Budha
est celui qui est
éveillé, qui a trouvé l'illumination.
12 In partibus, c'est-à-dire avec le titre d'un évêché disparu sans diocèse effectif.
13 En 1902, une statue de Pigneau de Béhaine guidant le prince Canh, le fils
de Gia Long, sera
érigée sur la grande place devant le parvis de la cathédrale de
Saigon.
14 Un contingent espagnol s'est joint à l'expédition pour venger ses nationaux.
15  Depuis le Cap Saint-Jacques sur la mer de Chine, la rivière de Saigon est
parfaitement
navigable aux navires de fort tonnage.
16 Du 13 au 27 juin 1859, la France, l'Angleterre, la Russie et les États-Unis
avaient conclu quatre
traités, à T'ien-tsin, avec le gouvernement chinois. Ces textes
prévoyaient l'ouverture de onze ports
chinois au commerce étranger et de missions
diplomatiques à Pékin.
17  Charner (1797-1869) fut de l'expédition d'Alger en  1830, de la prise d'Ancône en  1832  et se
distingua au siège de Sébastopol en 1855.
18 Qui s'était déjà signalé durant la campagne de Chine en enlevant le pont
de Palikao sur la route
de Pékin.
19 60 km au sud-ouest de Saigon.
20 40 km au nord-est de Saigon.
21 Successeur de l'amiral Charner. Ces rotations rapides des amiraux ne pouvaient être favorables
à la pérennité de la gestion.
22 Cet état d'esprit aura des prolongements jusqu'aux guerres d'Indochine. En
1954, des milliers de
catholiques tonkinois fuiront devant le Vietminh marxiste et
se réfugieront au Sud Viêt-nam.
23 Gouverneur général de la Cochinchine de 1863 à 1870. Véritable fondateur
de la colonie.
24 La superficie du Tonlé Sap (le grand Lac) varie de 2 700 à 10 000 km2.
25 Le Cambodge actuel compte 182 000 km2. Il est bordé par la Cochinchine,
le Laos, le Siam
(Thaïlande) et le golfe du Siam. En  1863, la population cambodgienne est estimée à environ un
million et demi d'habitants.
26 Norodom Ier (1835-1904) est l'arrière-grand-père de l'actuel prince Norodom
Sihanouk.
27 Ainsi, il lui appartient d'avoir en 1867 rétabli Phnom Penh comme capitale
du royaume (rôle
alors tenu par Oudong).
28 Doudart de Lagrée (1823-1868) : polytechnicien ; marin. En 1863, il n'est
encore que lieutenant
de vaisseau.
29 L'administration française souhaite réduire le train de vie du prince qui est
assez dispendieux et
procéder à des réformes de structures (disparition de l'esclavage notamment).
30 Les provinces de Battambang, Angkor et Sisophon sont rétrocédées au
Cambodge par le Siam
sous la pression française en 1907 (cf. chapitre XV, Pavie
et le Laos).
31  Dans les années  1920, un certain André Malraux sera condamné et emprisonné pour y avoir
dérobé des œuvres d'art.
 
Chapitre XIII

 
UNE FRANCE MEURTRIE
UNE RÉPUBLIQUE PLUS GRANDE
 
La France de 1871 se réveille meurtrie et choquée. Elle est battue.
Elles
est amputée. Prussiens et Bavarois ont foulé son sol comme aux
temps
terribles des coalitions de  1814  et  1815. Paris a été investie et
a connu la
domination étrangère. Surtout l'Alsace et la Lorraine ne
sont plus terres
françaises. Les deux provinces si chèrement acquises
aux siècles
précédents1 et dont le cœur bat français même si leur dialecte garde le rude
accent germanique ont été arrachées par Bismarck
à la mère patrie.
Strasbourg, la cité de Kléber, Metz, ville française
depuis Le Cateau-
Cambrésis en  1559, voient flotter dans leur ciel le
drapeau de l'empire
allemand.
Cette France amputée est tout autant déchirée. La capitale s'est
dressée
contre la province, l'ouvrier contre le bourgeois. Versailles,
soutenu par la
France rurale, a triomphé dans le sang d'une Commune
ivre de patriotisme
trahi et de passion révolutionnaire. La fureur vengeresse des uns a rejoint
dans l'horreur les exactions des autres.
Le Second Empire qui paraissait si fort2  et si brillant n'a pas résisté
à
Sedan et à la défaite militaire. Napoléon III n'est plus qu'un prince
déchu,
accablé par le destin et par la maladie. Il mourra en Angleterre
le 9 janvier 1873. Le prince héritier trouvera une mort prématurée, en
1879.
Essayant de faire ses preuves, il tombera dans les rangs anglais
dans une
rencontre contre les Zoulous en Afrique du Sud.
Les républicains de Paris ont su saisir l'opportunité. Le 4 septembre
1870,
au lendemain de Sedan, ils ont proclamé une République, troisième du nom,
dont l'avenir, au départ, paraît pour le moins incertain La France profonde
est conservatrice. A défaut d'un régime bonapar tiste discrédité par la
défaite, ne reviendra-t-elle pas à la monarchie de
ses ancêtres ? Le comte de
Chambord, le fils posthume du duc de
Berry, postule ouvertement au trône
de Saint Louis.
La France du début des années 1870 a ainsi mieux à faire qu'à
regarder
outre-mer. Elle doit panser ses plaies, matérielles et morales,
restaurer l'État
et définir ses structures.
Peu à peu, la grande machine se remet à tourner. Le Second
Empire, fort
heureusement, a laissé de bons bas de laine. La France
est riche. Les
indemnités imposées par l'Allemagne sont payées. Le
territoire occupé est
rapidement évacué. La poigne de Thiers3 – le
libérateur du territoire, dira de
lui Gambetta – impose la relance
politique et économique.
L'État républicain s'impose progressivement sous Thiers et Gambetta. En
repoussant le drapeau tricolore, le comte de Chambord ensevelit de ses
mains la monarchie dite légitime. Les dissensions à droite
font le reste.
Le  25  janvier  1875, l'amendement Wallon affermit une
République à
l'audience populaire croissante. En 1879, le vieux maréchal de Mac-Mahon,
soldat de métier, monarchiste de cœur, président
de la République par
devoir, se démet plutôt que de se soumettre. Un
républicain authentique,
Jules Grévy4, accède à la plus haute charge.
Le sort en est jeté. En moins d'une décennie, la France a changé de
visage, œuvre de quelques citoyens convaincus, de ceux-là qui ont,
suivant
le mot de Clemenceau, «  la tripe républicaine  », les Thiers,
Gambetta5,
Ferry...
En dépit des heurts, des à-coups ou des scandales, la France se
dégagera
des perspectives monarchistes, bonapartistes ou aventuristes
et s'enracinera
de plus en plus dans la République. L'Église elle-même
se ralliera au
nouveau régime, apportant ses gros bataillons.
A partir de  1879, le régime est affermi, l'économie restaurée. Le
fonctionnement régulier des institutions  –  présidence de la République,
gouvernement, Chambre des députés, Sénat  –, la grande
Exposition
de 1878, parfait succès, prouvent l'un comme l'autre.
Un autre état d'esprit s'instaure en politique étrangère. La notion
de
Grande Revanche6  s'atténue. Si la ligne bleue des Vosges garde
toute sa
fascination, l'Alsace et la Lorraine s'estompent des préoccupations
premières. «  Pensez-y toujours, n'en parlez jamais !  » devient
la règle. La
séparation prend l'aspect d'un fait irrémédiable, à l'image
d'un aimé disparu
que l'on n'ose plus évoquer.
L'Allemagne, de son côté, fait effort pour panser les plaies. Au
congrès
de Berlin, qui, en juin-juillet 1878, réunit les Européens pour
résoudre les
rivalités balkaniques, Bismarck se veut conciliant. Il aspire
à détourner les
pensées françaises des rives du Rhin. Alors, il se fait
cajoleur  : «  Je crois
que la poire tunisienne est mûre et qu'il est temps
pour vous de la cueillir. »
Les Anglais, tout autant, ont à se faire pardonner leur intrusion à
Chypre
et surtout en Égypte, chasse gardée de la France depuis
Bonaparte7. « Vous
ne pouvez pas laisser Carthage aux Barbares  »,
glisse Lord Salisbury, le
représentant anglais.
Et l'Angleterre, qui se taille un Empire en Afrique et en Asie, a
intérêt à
laisser des reliefs du festin pour étouffer les rancœurs.
Et derrière l'Angleterre et l'Allemagne, en 1880, qu'y a-t-il de par
le vaste
monde ? Rien ! Il suffit de l'examiner un instant pour s'en
persuader.
Les États-Unis d'Amérique, repliés sur eux-mêmes, en continuelle
gestation, s'efforcent d'oublier leur guerre civile et marchent vers
l'Ouest.
Les États latino-américains se perdent en pronunciamentos.
L'Asie n'a pas
pris conscience de sa masse. L'Inde est sujette. La
Chine gît amorphe. Le
Japon ne s'est pas encore réveillé. L'Afrique
pour une bonne part vit
toujours à l'âge de pierre ou tout au moins
de l'arc et des flèches.
En Europe, les préoccupations sont devant le pas de la porte. La
Turquie,
malade, s'efforce de survivre. La Russie se débat entre les
Balkans, la
Sibérie et les anarchistes. L'Autriche-Hongrie n'est plus
qu'un puzzle tiraillé
par des nationalismes divergents. L'Italie balbutie
encore. L'Espagne végète.
Oui, vraiment, seules l'Angleterre et l'Allemagne comptent. Et la
France !
Avec près de  40  millions d'habitants, avec sa puissance industrielle, ses
technologies, son armée, sa présence de l'autre côté de la
Méditerranée, sans
oublier le prestige de son passé, elle fait figure de
grand. Forte du
désistement  –  relatif  –  de ses deux principaux adversaires, toutes les
ambitions lui sont encore permises dans la conquête coloniale.
A situation nouvelle, perspectives nouvelles. La France, sortie de la
convalescence, entourée d'un contexte international favorable, peut regarder
ailleurs. Gambetta, le premier, y songe. Dès  1878, il prône une politique
d'expansion  : «  Conquérir ou gagner par d'habiles neutralités ce que nous
avons perdu. »
Pour ce faire, les séquelles du passé, là encore, ne sont pas toutes si
mauvaises. Il existe une France d'outre-mer.
–  La conquête de l'Algérie est définitivement terminée après l'ultime
soubresaut de  1871  et de la révolte kabyle. La colonisation européenne
s'implante avec force.
–  Le Sénégal de Faidherbe, la Cochinchine des amiraux, sont de vraies
colonies, possessions reconnues de l'opinion internationale.
Derrière ces pièces maîtresses se profilent tous les territoires demeurés
français au travers des bouleversements du règne de Louis XV ou de la
Révolution  : Saint-Pierre-et-Miquelon, Guadeloupe, Martinique, Guyane,
Réunion, comptoirs de l'ancienne Inde de Dupleix.
Il est aussi des nouveaux venus  : escales sur la côte africaine, en Côte-
d'Ivoire, au Bénin, au Gabon, à Obock, archipels océaniques des Marquises
ou de la Société, ou terres plus vastes et plus prometteuses comme la
Nouvelle-Calédonie et le Cambodge sous protectorat.
Tout cet ensemble n'est pas négligeable. Il est une large porte ouverte sur
les continents africain et asiatique. Il représente une autre France, à des
milles et des milles de la métropole, de près d'un million de kilomètres
carrés et de dix millions d'habitants environ.
Un demi-siècle plus tard, en 1918, au lendemain de la Première Guerre
mondiale, la France d'outre-mer sera un véritable empire  : 12  millions de
km2, 55  millions d'habitants  ; le second empire colonial du monde après
celui de la Grande-Bretagne.
Quel bond prodigieux en avant à mettre au compte de cette Troisième
République si souvent décriée !
–  Comment  ? Pourquoi  ? Par qui en est-on arrivé là aussi vite  ? A ces
questions répond la trame à dérouler maintenant.

1 L'Alsace est française depuis Louis XIV, au XVIIe siècle ; la Lorraine depuis
Louis XV.
2 Le référendum du 8 mai 1870 lui avait donné 7 358 000 oui contre 1 572 000
non.
3 Adolphe Thiers (1797-1877). Vieux routier de la politique, présent sous tous
les régimes depuis
la Restauration. Homme fort de la jeune Troisième République
dont il sera le chef de 1871 à 1873.
4  Jules Grévy (1807-1891). Président de la République en  1879, il dut démissionner en  1887,
compromis par les agissements de son gendre Wilson engagé dans
un trafic de décorations.
5 Léon Gambetta (1838-1882), opposant républicain au Second Empire, animateur de la résistance
en province durant la guerre de  1870. Personnalité dominante de la Troisième République après la
mort de Thiers.
6 Et aussi d'affrontement. Il y eut des menaces de guerre, en 1873 notamment.
7 La position très forte de la France en Égypte a débouché en 1869 sur la
percée du canal de Suez,
ouvrage gigantesque de par les moyens de l'époque,
accompli par une société française en droit, sous
la direction d'un Français, Ferdinand de Lesseps.
En 1875, le vice-roi d'Égypte, Ismaïl, au bord de la banqueroute, offre à des
banquiers français son
lot personnel d'actions du Canal de Suez. Le gouvernement
s'étant récusé, l'Angleterre se porte
acquéreur et devient propriétaire de 176 000
actions sur 400 000 de la compagnie de Suez. Cet achat
lui permet de participer
activement à la gestion de la compagnie. La France perd en Égypte sa
position
privilégiée.
Il y a en  1880  18  000  Français en Égypte, dans toutes les branches de la science,
de
l'enseignement, du commerce et de l'industrie.
 
Chapitre XIV

 
FERRY LE TONKINOIS :
La route de Chine
Retour au Tonkin (1883-1884)
Tuyen Quang (1885)
Le « désastre » de Langson (mars 1885)
Indochine française
 
L'histoire, cependant, pour présenter une unité, impose de revenir
quelque peu en arrière.

*
**

Ce large fleuve1, dont les origines, à l'époque, sont mal situées, est
bien
propre à enflammer les imaginations. Ne peut-il pas être la voie
naturelle
menant aux richesses chinoises ? Plus d'un l'envisage. S'il en
était ainsi, la
France bien implantée à son embouchure pourrait
détourner à son profit un
trafic commercial qui s'écoule vers Bangkok,
au Siam, ou vers Canton, en
Chine méridionale.
Doudart de Lagrée, toujours en poste au Cambodge et un jeune
officier
de marine, Francis Garnier2, administrateur à Cholon, en parlent. L'amiral
de La Grandière qui aime aussi voir loin prête une
oreille attentive à leurs
propos. Le ministre de la Marine Chasseloup-Laubat ratifie le projet. Une
petite équipe sous la direction des deux
officiers remontera le Mékong.
Mission : pénétrer au Laos encore largement inconnu et reconnaître l'accès
possible à la Chine par le fleuve.
L'expédition  –  sa désignation officielle est «  la commission  »  –  est
modeste. Trois marins  : le capitaine de frégate Doudart de Lagrée, le
lieutenant de vaisseau Garnier, un jeune enseigne Delaporte. Deux
médecins : Thorel et Joubert. Un diplomate, le benjamin de l'équipe,
Carné.
Une petite escorte de marsouins européens et de marins annamites. Ces
derniers seront des auxiliaires précieux et dévoués.
Le 5 juin 1866, deux canonnières à vapeur s'éloignent de l'embarcadère
de Saigon. Une épopée de deux années commence avec le
Mékong comme
fil conducteur.
Très vite, le Mékong montre son vrai visage. Au-delà des rapides
de
Préapatang, son cours s'étale en biefs navigables ou se fraye un
torrentueux
passage parmi les défilés. Les sampans, ces longs esquifs
à fond plat qu'une
couverture en bambou protège en partie des
ondées, et qui ont remplacé les
canonnières, doivent être halés à la
main et parfois déchargés3.
Avec les chutes de Khong s'ouvre la haute forêt tropicale. Pendant
plus
d'un an, elle sera le paysage de Doudart de Lagrée et de ses
compagnons.
Avec elle une végétation difficile à pénétrer, une faune
dangereuse, reptiles,
grands fauves, ou hostile, moustiques, sangsues.
Cet univers que doublent
le climat et le relief montagneux accentue
les difficultés de la progression.
Avec les chutes de Khong, également, les explorateurs entrent au
royaume du Laos, que depuis des siècles l'Annam et le Siam se disputent.
Depuis, il n'est plus vraiment le royaume du Laos. Subsistent
le royaume de
Luang Prabang au nord et des principautés étagées le
long du cours du
Mékong. Les Laotiens4, gens paisibles et accueillants, paient tribut à Hué et
Bangkok pour se ménager les uns comme
les autres. Auprès d'eux les
Français trouvent toujours gentillesse et
hospitalité. Mieux qu'un bivouac de
fortune sous le feuillage d'un
banian, une humble paillote ou une pagode au
faîte corné abritent de
la lourde pluie tropicale. A toute heure il y a un bol
de riz avenant.
Dans les villages, au terme d'heures de marche ou de
navigation, les
voyageurs apprécient la veillée qu'égayent quelques
danseuses entraînées par les doigts agiles du joueur de Khen.
Doudart de Lagrée et Francis Garnier sentent qu'en ce pays, morcelé et
tiraillé, la France peut trouver une terre pour elle. Non seulement le Laos
borde l'Annam à l'ouest mais plus encore il jouxte le
Cambodge, le Siam, la
Birmanie, la Chine, le Tonkin. Il est le complément obligé d'une
implantation en Indochine. Politiquement, économiquement, tout est à faire,
à commencer par éliminer l'esclavage,
négoce d'habiles Chinois au
détriment d'incultes populations5.
A côté de son œuvre géographique et scientifique6, l'expédition multiplie
ses contacts avec les souverains locaux et les notables. A Bassac,
à Vien-
Chan7, l'ancienne capitale ruinée et livrée aux hautes herbes,
aux plantes
grimpantes et à la forêt renaissante, à Luang Prabang
surtout, elle rappelle
aux uns et aux autres l'exemple du Cambodge
que le protectorat français a
libéré de la pesante tutelle siamoise. Elle
prépare ainsi le travail d'Auguste
Pavie, vingt ans plus tard.
En octobre  1867, s'ouvre la Chine du Yunnan. Le décor change. La
végétation s'atténue. En altitude, la température se fait plus fraîche,
voire
froide. La présence d'une civilisation, d'un ordre établi s'affirme.
L'accueil,
par contre, se fait plus houleux même si Doudart de Lagrée
et ses
compagnons sont en mission officielle reconnue par le gouvernement
chinois. Cette relative protection renforcée par l'aide des missionnaires
catholiques n'interdit pas les heurts dans une contrée que
la guerre civile
désole. Pourtant, le Yunnan est riche. Les ressources
minières sont l'activité
première d'une région qui n'est pas, non plus,
sans production agricole8.
Doudart de Lagrée et Francis Garnier lancent des « pointes ». Le
premier
s'avance quelque peu en territoire birman. Le second surtout
s'aventure
jusqu'aux frontières du Tonkin, reconnaissant les possibilités du Song-Koi
(Fleuve Rouge). Là est bien la voie la plus rapide
et la plus aisément
navigable menant du Yunnan à la mer par la
Haute Région et le delta
tonkinois.
Dans son rapport à l'amiral de La Grandière, le 6 janvier 1868,
Doudart
de Lagrée écrit :

«  Les renseignements qu'il a pris (Francis Garnier) et


ceux que j'ai
recueillis moi-même nous suffisent. A six
journées au sud-est de Lin-
ngan se trouve le marché
renommé de Mang-hao, à partir duquel le
Song-Koi est
navigable jusqu'à la mer. »

Et Mang-hao, comme Lin-ngan, sont encore dans la Chine du Yunnan.


Infatigable, Garnier tente une ultime marche pour reconnaître
encore plus
avant le cours du Mékong vers le nord. La révolte musulmane qui ravage le
Yunnan occidental le contraint à rebrousser chemin.
A son retour, Doudart de Lagrée n'est plus. Il s'est éteint le 12
mars 1868,
brisé par les fièvres et la maladie. Ramenant avec elle la
dépouille de son
chef, l'expédition s'engage à travers la Chine. A pied
d'abord, par le Yang-
tseu-kiang (le Fleuve Bleu) ensuite, elle gagne
Han-Kéou et Shanghai. A
Han-Kéou, Francis Garnier fait connaissance avec un négociant européen
du nom de Jean Dupuis.
Ce Jean Dupuis est un personnage. Aventurier, négociant, chef de
bande
à l'occasion. Patriote de surcroît, ce qui plaide en son honneur.
Depuis 1860,
il a découvert la Chine. Tantôt fortuné, tantôt ruiné, il y vit en quête
d'affaires fructueuses. Pour l'heure, il s'assure de bonnes
recettes en vendant
des armes aux mandarins chinois en lutte contre
les insurgés du Yunnan
occidental9. D'Han-Kéou à la mer il y a 1 100
kilomètres. Et de là, encore
plus pour atteindre le Yunnan. Garnier et
le docteur Thorel signalent à
Dupuis leur découverte : «  Mais pourquoi suivre la vieille voie du Fleuve
Bleu, au lieu d'essayer, pour aller
de la mer au Yunnan, la route infiniment
plus courte du Fleuve
Rouge ?... »
L'officier ne se doute pas que le marchand a bien retenu l'avis et
que cinq
ans plus tard leurs routes se retrouveront à cause de cette
vieille
conversation d'Han-Kéou.
Du moins se souviendra-t-il de l'itinéraire reconnu. Il écrira  : «  C'est
surtout à l'heure où il importe à la France de se créer des ressources
nouvelles, qu'il est opportun d'utiliser celles que la voie du Song-Koi
ouvre
à notre commerce extérieur10. »
Francis Garnier et ses camarades ont découvert également que le
Laos,
glacis occidental de l'Annam, est une proie possible. La population locale, à
condition de ne point perturber sa quiétude naturelle,
ne ferait point
obstacle. Peut-être même le souhaite-t-elle pour se protéger de ses voisins,
la Chine, le Siam, la Birmanie anglaise. Toutes
ces constatations et
réflexions détermineront la politique future. Par
leurs deux années
d'épreuves, Doudart de Lagrée et Francis Garnier
ont fixé l'avenir d'un
Tonkin et d'un Laos français.
Le  22  juin  1868, le vapeur de la liaison régulière débarque à Saigon
la
«  Commission française  ». Le périple aura duré deux ans. Doudart
de
Lagrée est mort. Carné, affaibli, sera emporté peu après, à vingt-huit ans.
Ces sacrifices ne sont pas inutiles pour les Français. Ils savent désormais
que l'accès direct à la Chine méridionale ne passe pas par le
Mékong. Le
Tonkin, le Song-Koi s'avèrent les portes et voies d'accès.
 
RETOUR AU TONKIN
 
Francis Garnier rentre en métropole. La guerre de 1870 le voit se
battre
avec énergie durant le siège de Paris. Son courage le fait remarquer mais le
patriote dénonce l'abandon de l'Alsace et la Lorraine.
Cette franchise ne
plaît pas et son avancement s'en ressent. L'officier
prend du recul. Il
envisage de quitter la marine où sa carrière paraît
compromise. En congé
sur sa demande, il repart en Chine pour mieux
étudier ce pays qui le
fascine. C'est là que le trouve un télégramme
de l'amiral Dupré, nouveau
gouverneur de la Cochinchine, lui mandant de venir se mettre à sa
disposition pour une mission au Tonkin.
Jean Dupuis, sa vieille connaissance d'Han-Kéou, a des ennuis à
Hanoi. Il
n'a pas oublié les propos de Garnier. Fort d'une importante
commande
d'armes à livrer au Yunnan, il a organisé une véritable
expédition militaire.
Avec une vingtaine de mercenaires européens et
deux cents Chinois il a
remonté le Song-Koi pour mener sa marchandise à bon port. La tractation
effectuée, il n'est pas revenu les mains
vides mais avec un chargement de
cuivre qu'il compte bien négocier à
bon prix.
Et le voici bloqué à Hanoi où il s'est barricadé. Les mandarins
annamites
qui régentent le pays, encouragés par leur chef nominal
l'empereur Tu Duc,
lui barrent la route et entendent s'approprier sa
cargaison. L'affaire en est là.
D'un côté, un homme bien décidé à
défendre son bien. De l'autre, des
fonctionnaires d'autorité qui dénoncent cet étranger venu en flibustier, les
armes à la main, faire négoce
dans leur pays.
Dupré a reçu des instructions formelles :
«  Sous aucun prétexte, pour quelque raison que ce soit, n'engager
la
France au Tonkin. »
 
Dupré est loin de Paris. Il est son patron. Il n'est pas contre un
coup de
main à un compatriote, Dupuis en l'occurrence, contrarié par
des mandarins
annamites. Surtout, il désire prendre pied au Tonkin
pour mieux surveiller
les menées qu'il sait hostiles de l'empereur d'Annam. Garnier, avec son
expérience et son dynamisme, sera l'homme
de cette mission délicate.
En novembre  1873, Francis Garnier débarque à Haiphong à la tête
de 180 hommes. Officiellement, il n'est là que pour faire respecter la
liberté
de commerce des Européens. Mesure plus que légitime aux yeux
des
Puissances occidentales.
Garnier entame le dialogue. Son partenaire est celui-là même qui
menait
l'attaque devant les retranchements de Tiki Koa douze ans plus
tôt. Les
Français ne sont pas particulièrement ses amis. Il élude les
réponses et la
discussion tourne court. Garnier irrité risque le coup de
force. Au prix de
deux blessés seulement, il s'empare de la citadelle
d'Hanoi où les forces
annamites se sont retranchées. Le ton est donné.
Dans les jours qui suivent,
ses adjoints avec de faibles détachements
occupent les principaux points
forts du delta  : Phuly, Nam Dinh, Ninh
Binh, bien accueillis par les
communautés chrétiennes et nombre de
Tonkinois hostiles aux Annamites
qui depuis 1802 dirigent leur
pays11.
L'ancienne dynastie des Lê compte toujours des partisans opposés
à la
famille N'Guyen. Elle représente pour eux l'autonomie du Tonkin.
Par son
audace et son esprit de décision, Garnier va-t-il placer le Tonkin sous
l'autorité française ?
C'est prématuré. Garnier a agi quasiment seul, un peu en franc-tireur avec
la relative caution de l'amiral à Saigon. Sans doute même,
a-t-il outrepassé
ses instructions.
La partie en face ne désarme pas. Les mandarins annamites bousculés par
Garnier et trop faibles militairement pour résister font appel
à des bandes
passées dans l'Histoire sous le nom de « Pavillons
Noirs ». Ces « Pavillons
Noirs  » étaient, à l'origine, des rescapés
chinois de la célèbre révolte des
Taiping qui faillit renverser la dynastie
mandchoue de 1851 à 186412. Leur
nombre, environ  3  000  initialement, s'est grossi, des brigands de grands
chemins s'étant mêlés aux
authentiques exilés politiques. Ils hantent la
région montagneuse, effectuant des raids sur les villages de la plaine.
Incontrôlés, assez bien
armés, ils opèrent en groupes de plusieurs centaines
d'individus qui
n'ont plus rien à perdre.
Le  21  décembre  1873, ils viennent harceler la citadelle d'Hanoi où
Garnier est en discussion avec un envoyé de Tu Duc. Toujours en
première
ligne, Garnier se précipite, repousse l'assaillant, le poursuit,
mais, victime
de sa fougue, se trouve brutalement presque seul face à
la meute. Il tombe
sous les coups avant d'être décapité.
La mort de Garnier remet tout en question. Il était le chef, le diplomate
qui menait l'action, joignant le geste à la parole. Dupré, soucieux
de calmer
un jeu que Paris peut lui reprocher, change de cap. Il
délègue sur place un
marin d'un autre style, le lieutenant de vaisseau
Philastre, devenu
administrateur et bien au fait des mœurs du pays13.
Philastre jalousait un peu Garnier et son auréole. Il contestait ses
méthodes. Il traite volontiers Dupuis de forban. Très honnête sur le
fond, il
a sur l'expansion coloniale des vues qui ont peut-être un siècle
d'avance. Pas
d'occupation militaire. Pas de recours à la force. De
simples alliances
d'amitié. De bons accords commerciaux.
Philastre négocie et conclut dans ce sens qui est le sien. Le traité
signé à
Saigon le  13  mars  1874, et ratifié le  4  août  1874  à Paris par
l'Assemblée
nationale, prévoit en ses principaux articles :

– Art. 2 : « (La France semble veiller sur l'Annam).


Elle s'engage à lui
donner gratuitement (à l'Annam) et
sur sa demande l'appui nécessaire
pour maintenir dans
ses États l'ordre et la tranquillité, pour se défendre
de
toute attaque et pour détruire la piraterie qui désole les
côtes. »
– Art. 3 : « En reconnaissance de cette protection, S.M.
le Roi d'Annam
s'engage à conformer sa politique extérieure à celle de la France et à ne
rien changer aux relations diplomatiques actuelles. »
– Art. 11 et 12 : « Les ports de Quin Hon (au sud de
Hué), d'Haiphong
(dans le delta du Fleuve Rouge) et
Hanoi sont ouverts au commerce.
Les sujets français ou
annamites, de la France, et les étrangers, en
général,
pourront, en respectant les lois du pays, s'établir, posséder, et se
livrer librement à toutes les opérations commerciales et industrielles
dans les villes ci-dessus désignées.
Ils pourront de même naviguer et
commercer entre la
mer et la province du Yunnan par la voie du Tonkin,
moyennant les droits fixés. »

Enfin, faut-il aussi le préciser, la France se dessaisit des gages de


Garnier,
les forteresses tonkinoises.
Apparemment, un tel texte doit satisfaire les deux parties. La France
qui
n'avait rien se voit reconnaître des positions privilégiées. A mots
couverts,
elle obtient aveu de protection et liberté de commerce. L'Annam est
débarrassé d'hôtes encombrants et on lui promet assistance.
On lui donne
une canonnière, le Scorpion. Pour le reste, la bonne foi
des intéressés doit
assurer le succès de l'accord passé.
Dans ce traité, si riche de compromis, il est une tare. Cette tare est
et sera
une honte du système colonial : l'abandon.
La rage au cœur, les troupes françaises doivent remettre les positions
enlevées. Dupuis, lui, perd tout. Philastre fait mettre ses biens
sous
séquestre14.
Il y a beaucoup plus grave.
Le prestige des nouveaux venus, la loi de l'intérêt, les liens affectifs
créés
pour telle ou telle raison ont entraîné des adhésions. Des individualités, des
collectivités se sont engagées, parfois à gros risques,
dans le camp du
colonisateur. Brutalement, une décision politique
remet tout en question
sans avoir cure de ceux qu'elle laisse pour
compte. Sort tragique, connu
jadis par les Canadiens français rejetés
aux Anglais ou des tribus
algériennes livrées à Abd el-Kader. La tragédie se renouvellera souvent. Le
traité Philastre en est un autre
exemple. Les Tonkinois christianisés qui
avaient pactisé avec les Français sont abandonnés à la vindicte des
mandarins annamites et des
Pavillons Noirs. 300  villages sont incendiés  ;
20  000  personnes de tout
âge sont massacrées  ; 70  000  sont chassées de
leurs foyers. La France,
hélas, connaîtra d'autres forfaitures identiques...

*
**

Bien curieuse situation que celle existant, au début des années  1880,
entre la France et l'Empire Céleste ! Officiellement, la concorde règne.
De
fait, les deux pays sont en état de guerre larvée. Entre eux, un
vieux
contentieux15 et surtout une pomme de discorde d'actualité : l'Annam et le
Tonkin.
Le traité de 1874 devait faire de l'Annam l'allié de la France. Illusion. Tu
Duc n'a signé que contraint et forcé. Les Français dont il perçoit les
ambitions et qui ont déjà mis la main sur une Cochinchine
qu'il regarde
comme sienne sont loin d'être pour lui des amis. Pour
leur tenir tête, il s'est
rapproché de la Chine, son suzerain de toujours.
Des unités régulières
chinoises sont entrées au Tonkin. Elles occupent
Langson sur la frontière,
Bac Ninh en limite du delta. Motif avoué
de cette présence : s'opposer à une
résurgence de la vieille révolte des
Taiping. Motif réel  : s'opposer à la
pénétration française. Dans une
telle complicité, Pavillons Noirs de Lin
Vinh Phoc et Chinois menacent les petits contingents français en place à
Hanoi et à Haiphong.
Ceux-ci pratiquement encerclés sont vulnérables.
Quant au commerce
et à la liberté de navigation que la présence française
devait faire
respecter, ils sont devenus lettre morte.
Le Myre de Vilers, premier gouverneur civil envoyé à Saigon en
1879 par la République pour mettre un terme au règne des amiraux,
décide
d'intervenir. Avec prudence. Les directives ministérielles sont
formelles :
« Éviter les coups de fusil ; ils ne serviraient à rien qu'à vous créer
des
embarras. »
 
Le commandant Rivière16, à la tête de deux compagnies, débarque
au
Tonkin en avril 1882. Il a pour mission d'imposer l'exécution des
traités et
le droit de commercer, tout en s'abstenant d'action militaire.
Ce marin, doublé « d'un homme de plume17 », a le sang chaud. Il
a bien
l'intention de ne pas se laisser contrer et de refaire, si l'occasion
s'en
présente, le «  coup de Garnier  ». S'imposer manu militari. L'hostilité
ouverte des mandarins annamites lui en fournit le prétexte. Le
25  avril, à
l'image de Garnier dix ans plus tôt, il se rend maître de la
citadelle d'Hanoi.
Mais, contrairement à son prédécesseur, il ne peut
aller plus avant. Les
Pavillons Noirs, soutenus par les Chinois, sont
trop nombreux et trop forts.
Sontay18, qu'il envisage d'enlever pour
dominer l'arrière-pays, est trop bien
défendu. Rivière, bien malgré lui,
doit se regrouper sur Hanoi dans l'attente
de jours meilleurs.
A Saigon, Le Myre de Vilers, bon prince, couvre son impétueux
subordonné. A Pékin, l'ambassadeur de France, Bourrée, essaie de
trouver
une solution négociée. Pour ce, il n'hésite pas à envisager un
abandon pur et
simple du Tonkin et de l'Annam.
Huit mois s'écoulent ainsi, dans l'expectative et en palabres.
En décembre 1882, Rivière, toujours bien isolé à Hanoi, reçoit
quelques
renforts. Il en profite pour reprendre l'initiative et se donner
de l'air. Il se
dirige sur Nam Dinh19  qu'il occupe le  27  mars  1883.
Profitant de son
absence, plusieurs milliers de Pavillons Noirs assiègent
Hanoi. Rivière
court au danger. Il a maintenant près de 15 000
Chinois et Pavillons Noirs
en face de lui.
Le 19 mai, effectuant une sortie offensive, il trouve une mort glorieuse au
«  Pont de Papier  ». L'engagement coûte aux Français  26
soldats
et  5  officiers tués dont l'adjoint de Rivière, le commandant
Berthe de
Villers.
Brutalement, l'aventure tonkinoise reprend une dimension dramatique. A
Paris, l'opinion s'émeut. Le Parlement s'inquiète.
En février  1883, Jules Ferry est revenu aux affaires. Ses idées sur
l'expansion coloniale n'ont pas varié, bien au contraire. Depuis longtemps, il
croit à l'avenir d'une France indochinoise. Dès  1873, La
République
Française, le journal de Gambetta et Ferry, écrivait  : «  L'Annam et le
Tonkin nous sont réservés. Laisserons-nous péricliter
nos droits ? »
Dix années ont passé. Jules Ferry maintient : « Le protectorat français au
Tonkin, c'est la sécurité de la Cochinchine comme Tunis est
la grande
avancée de l'Algérie ».
Il n'y a pas que la sécurité en jeu.
Ferry aspire au Tonkin pour deux raisons essentielles. Il y voit
l'antichambre de la Chine au Yunnan. Là, il n'a pas tort, Garnier et
Dupuis
l'ont démontré. Il y voit aussi une base de la marine française
en Extrême-
Orient.
Ferry le pense, Ferry le dit. Peut-être a-t-il le tort de ne pas le
proclamer
très haut, de ne pas oser agir fort. Le pourrait-il  ? Sous la
Troisième
République, l'autorité d'un chef de gouvernement reste relative et éphémère.
L'opposition guette sa proie. Contre Ferry, conservateurs de droite,
républicains de gauche, n'ont guère de répit. Surtout
Clemenceau est là.
Emporté par sa fougue, ses ambitions personnelles,
ses convictions
patriotiques, il ne cesse de harceler le pouvoir20.
Rivé sur la ligne bleue des Vosges, il refuse l'outre-mer :

« Périssent les colonies plutôt que la frontière ! » lance-t-il avec force


en janvier 1882.

Ah oui, que faire avec un Clemenceau, chien teigneux, accroché à


vos
basques  ? Procéder par petites doses, avancer par petites étapes  ?
Les
crédits sont votés. Les renforts sont expédiés. Deux hommes de valeur sont
mis en place. Le premier, le docteur Harmand part comme
commissaire
général de la République au Tonkin. Le second, l'amiral Courbet (1827-
1885) est nommé chef de la division navale du Tonkin. En décembre 1883,
ce dernier recevra l'ensemble des pouvoirs.
Courbet se trouvera à la tête d'un corps expéditionnaire de  10  000 
hommes, chiffre qui, par la suite, ira croissant. Le Tonkin s'affirme un
véritable théâtre de guerre.
Ferry, sur le fond, est bien résolu à intervenir avec vigueur, même
s'il ne
le clame pas ouvertement. A Pékin, il écarte Bourrée et sa tentative de
compromis ressemblant fort à une dérobade. La Chine devra se plier. En
Annam, il presse Courbet. L'amiral, suivant les instructions reçues, se
présente devant Hué. Tu Duc, le vieil empereur, vient de mourir. Qui lui
succèdera ? Déjà son successeur désigné a été empoisonné.
La citadelle de Hué ne saurait tenir devant les canons des marins français.
Courbet se saisit de la ville impériale et le 25 août 1883 
impose la volonté
de la France. Le vieux traité d'alliance de  1874, bien inconsistant, est
dépassé. L'Annam reconnaît le protectorat de la France.
Courbet a désormais les mains libres. Le militaire peut remplacer le
politique pour se retourner vers le Tonkin. Le 13 décembre, il prend
Sontay,
non sans mal21.
Le 12 mars 1884, il s'empare de Bac Ninh, le 13 avril d'Hong Hoa,
le 1er
juin de Tuyen Quang. En quelques mois, le drapeau tricolore flotte à
nouveau sur le delta et ses abords immédiats.
Devant l'évolution de la situation, le gouvernement chinois se décide
à
des pourparlers. Le capitaine de frégate Fournier qui commande l'un
des
bâtiments qui patrouillent en mer de Chine mène les négociations.
Le 11 mai 1884, il conclut à Tien-tsin une convention préliminaire.
Par l'article 2, le Céleste Empire s'engage :
– à retirer immédiatement sur ses frontières les garnisons du Tonkin ;
–  à respecter, dans le présent et dans l'avenir, les traités intervenus
ou à
intervenir entre la France et la Cour de Hué.
L'article  3, de surcroît, prévoit une totale liberté de commerce entre
la
France, la Chine et l'Annam.
 
La France semble ainsi avoir obtenu satisfaction. Signe mineur de
bonne
volonté, elle renonce à réclamer une indemnité pour le préjudice
subi...
A Paris, Ferry est en droit d'estimer avoir partie gagnée. A priori,
il ne
reste qu'à concrétiser le libellé des parchemins. Patenôtre,
ambassadeur de
France à Pékin, se rend à Hué. Le 6 juin, le sceau
impérial chinois, signe de
la suzeraineté de l'Empire Céleste, est solennellement fondu.
L'Empereur d'Annam signe un traité de Protectorat renforçant celui
de
Courbet du 25 août 1883.

«  L'Empire d'Annam, y compris le Tonkin, est placé


sous le
protectorat de la France. Le gouvernement français sera le représentant
du gouvernement annamite vis-à-vis des puissances étrangères. Un
ministre résident de
France sera installé à Hué. Le gouvernement
annamite
concède à la France, dans la citadelle de Hué, un grand
emplacement qui sera choisi par l'autorité militaire, et où
sera installée
une garnison française permanente.
La France aura la faculté d'occuper militairement tous
les points de
l'Annam et du Tonkin qu'elle jugera nécessaires à son établissement.
«  L'Annam et le Tonkin formeront avec la Cochinchine
une union
douanière.
«  L'administration des travaux publics, des postes et des
télégraphes,
des régies financières et des douanes de l'Annam sera concentrée entre
les mains du gouvernement
français . »

Tout est clair. La France a reconstitué sous son autorité l'unité des
trois
Ky. Elle détient en droit le pouvoir dans l'ancien Empire d'Annam. Preuve
tangible de la nouvelle situation, le lieutenant-colonel
Reinhardt s'installe
dans la citadelle de Hué comme résident.
Conformément à la convention de Tien-tsin, une petite colonne
française  –  700  hommes sous les ordres du colonel Dugenne, chef
brave
mais terrible – se dirige sur Langson pour y prendre position
le long de la
frontière.
A mi-route, à hauteur de Bac Lé, le 23 juin 1884, Dugenne se heurte
à un
fort détachement chinois, qui lui refuse le passage. Les officiers
chinois,
sans doute de bonne foi, affirment ne pas avoir reçu consigne
d'évacuer les
lieux et en bons militaires engagent le combat. Dugenne
doit livrer bataille
et se replier avec des pertes devant le nombre.
En France, le « guet-apens de Bac Lé », comme la mort de Rivière,
crée
une vive émotion. Cette fois, Pékin est directement en cause. Ce
sont bien
ses troupes qui ont ouvert le feu sur Dugenne. Le conflit
France-Chine se
rallume avec force. Jules Ferry, avec indignation,
appelle à la vengeance
contre le «  perfide Chinois  ». Et il passe aux
actes. Il envoie des renforts
avec un nouveau général, Millot, et
nomme Courbet à la tête de l'escadre de
Chine. A la marine avec ses
navires et ses fusiliers de faire expier l'outrage.
Joignant l'audace à la maîtrise, Courbet s'engage dans la rivière Min
et
détruit le gros de la flotte chinoise qui perd  22  navires et  2  000
hommes.
Poussant son avantage, il détruit l'arsenal de Fou-tchéou.
Une autre partie
de l'escadre occupe les îles Pescadores et les ports
occidentaux de Formose.
Et, pour compléter l'ouvrage, l'énergique
amiral décrète le riz contrebande
de guerre. Il contraint ainsi la Chine
à subir un blocus économique non sans
dommage pour le sud du pays.
Pékin va-t-il plier  ? Pas encore. Sur terre, l'avantage des effectifs lui
appartient. Cette poursuite de la guerre conduira au siège de Tuyen
Quang
et au « désastre » de Langson.

*
**

LA CONFÉRENCE DE BERLIN (novembre 1884 –


 février 1885)
 
Le regard, un instant, doit délaisser l'Extrême-Orient.
Du  15  novembre  1884  au  26  février  1885, quatorze puissances
européennes et les États-Unis d'Amérique se réunissent à Berlin. Cette
conférence de Berlin qui fera date ne cache pas ses ambitions : assurer
aux
participants le meilleur partage possible de l'Afrique en écartant
les
dissensions entre les parties prenantes.
Bismarck, le chancelier allemand, à l'origine de cette rencontre, travaille
d'abord pour lui. L'Alsace et la Lorraine pèsent toujours lourdement dans
les rapports entre son pays et la France. Il se veut
conciliant : « La France
doit oublier Sedan comme elle a oublié
Waterloo. » Sous-entendu : « Vous
aurez des compensations ! »
Ce à quoi Courcel, l'ambassadeur de France, réplique vertement  : «  La
France n'oubliera jamais l'Alsace et la Lorraine. »
Certes, à défaut de Metz et Strasbourg, Bismarck est presque prêt
à tout
donner pour étouffer les aigreurs et les désirs de revanche du
coq gaulois.
Cette aide, insolite, n'est pas inutile d'autant que l'Angleterre, elle-même
bien servie à Berlin, se tait22.
Ferry sait profiter de ce climat pour tailler de larges pans du continent
africain et faire observer le silence sur ses agissements en
Extrême-Orient.
La guerre au Tonkin n'est plus, ainsi, qu'une stricte affaire franco-
chinoise. Les grands du moment s'en désintéressent. Les seuls remous
ne
peuvent provenir que de France.
 

TUYEN QUANG
« Au Tonkin, la Légion immortelle
A Tuyen Quang illustra notre drapeau. »

«  La Légion  ». Un frémissement saisit la foule avant que n'éclatent


les
bravos. Impassible, la vague de képis blancs s'avance de son
rythme lent et
de son pas légendaire. Infatigables, les cuivres et les
tambours relancent
avec force :
« Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin... »
Qui en ces heures de parade d'un  30  avril ou d'un  14  juillet ne
saurait
retrouver le célèbre refrain ? Mais qui saurait situer Tuyen
Quang du second
couplet ?
Et pourtant ! A la Légion, Tuyen Quang n'est-il pas un autre Camerone
dans l'hiver brumeux du Tonkin ?

*
**

Décembre  1884. Les Chinois déboulent en force. Une première


armée
progresse le long de la frontière par Caobang et Langson. Une
seconde
descend la Rivière Claire23. Une troisième se tiendrait en renfort au-delà de
Caobang. L'objectif est clair : prendre Hanoi par une
manœuvre en tenaille.
Le commandement français l'a parfaitement
compris.
Le général Brière de L'Isle (1827-1896) qui remplace Millot  –  les
têtes
changent vite, trop vite  –  décide de se porter sur Langson et de
s'occuper
des frontaliers qui paraissent les plus menaçants. Durant ce
temps, la route
de la Rivière Claire est barrée à Tuyen Quang à  100
kilomètres au nord-
ouest d'Hanoi.
Sur la carte, le choix de Tuyen comme verrou devant Hanoi peut
paraître
judicieux au stratège. La réalité du terrain en décide autrement. La vieille
forteresse de Tuyen Quang dans un fond de vallée
n'offre qu'un médiocre
dispositif de défense. Fossés en partie comblés,
remparts de trois mètres de
haut seulement, protègent mal ce carré de
268  mètres de côté. Surtout
l'ensemble, pratiquement accolé à la
rivière, est dominé de toutes parts. Les
hauteurs boisées bordent ce
qui n'est qu'une cuvette. Cette citadelle vétuste
offre une curiosité : en
son centre, un mamelon de 70 mètres de haut, coiffé
d'un petit essaim
de pagodes. De cet observatoire les vues sont excellentes
mais ne font
que confirmer l'impression première. Tuyen Quang est
directement
sous les coups d'un assaillant éventuel.
Le 17 décembre 1884, la garnison mise en place par Brière de L'Isle
pour
défendre Tuyen Quang et interdire la Rivière Claire se retrouve
seule. Elle
est plutôt maigre pour faire face à toute une armée
chinoise : 610 hommes
très exactement. Deux compagnies de Légion
(capitaines de Borelli24  et
Moulinay) en assurent l'ossature. La ténacité
de ces briscards leur vaudra de
voir Tuyen Quang inscrit sur leur
drapeau. Autre groupe d'infanterie  :
160  tirailleurs tonkinois encadrés
par deux officiers et deux sous-officiers
français25. Eux aussi se montreront sans faille. Sur la rivière, la canonnière
la Mitrailleuse de l'enseigne de vaisseau Senes avec 12 marins renforce de
ses «  feux  » les
quatre canons et les deux Hotchkiss des artilleurs de la
citadelle. Et
puis, enfin, après un médecin, un intendant, un pasteur,
comment ne
pas citer le petit détachement des huit sapeurs du sergent
Bobillot ? Il
jouera un rôle essentiel dans les travaux de défense.
Heureusement pour elle, la garnison est bien commandée. Le
commandant Dominé, trente-six ans, est une tête solide. Il est de ces
chefs
qui réfléchissent, dirigent et paient de leur personne. Il sera l'âme
d'une
résistance qui a aucun moment ne fléchira.
Dominé26  a de suite mesuré les faiblesses de sa position. Il met ses
hommes à l'ouvrage. Il éclaircit les abords pour dégager les champs
de tir. Il
s'enterre, faisant creuser abris et tranchées.
Les dernières journées de  1884  s'écoulent relativement calmes. Les
patrouilles envoyées en reconnaissance tombent sur du vide mais les
indicateurs annamites confirment les indices. Les Chinois et les Pavillons
Noirs de Léou Vinh Phuoc27  se rapprochent. Déjà des fumées de
bivouac
s'élèvent dans la forêt. Les légionnaires ne s'y trompent pas  : Ça pue le
Chinois !28 »
Effectivement, il est là. Le 31 décembre, il se montre, en force, à
quelque
distance, sans oser apparemment par trop s'approcher.
L'attaque éclate, brutale, dans la nuit du  1er janvier  1885, portée par
le
fracas des gongs et le roulement de tambours. Les Français bien
postés
repoussent l'assaut. Presque chaque nuit, le scénario se renouvelle. Assaut
dans les clameurs. Canonnade et mousqueterie française
avant que la
baïonnette ne vienne briser l'élan de l'ultime audacieux.
Les journées sont aussi dures que les nuits. L'adversaire a avec lui
quelque artillerie. Constamment les obus éclatent dans l'enceinte de la
citadelle. Des sommets proches, des tireurs ajustent tout ce qui bouge.
Se
déplacer à découvert est un piège.
Le  20  janvier, les guetteurs signalent une nouvelle tactique. Fourmis
collées au sol, les Chinois progressent en creusant. Peu à peu, une
ligne
continue de tranchées et de parallèles enserre la position. Tuyen
Quang
évoque les sièges d'antan et annonce Verdun. Des instructeurs
allemands
conseilleraient les assiégeants.
Il y a plus grave. Les Chinois ne manient pas que la pelle et la
pioche en
surface. Les oreilles attentives distinguent des coups souterrains. L'ennemi
force des sapes. Pour y parer, Bobillot se lance dans
les contre-sapes pour
faire évent lors des explosions de mines. Ce
sapeur connaît son métier et
son entrain réchauffe les cœurs et force
les énergies. Avec Dominé, il
s'affirme le grand homme de la résistance.
Le 15 février, à 3 h 15 du matin, la première explosion ébranle un
pan de
rempart qui s'affaisse. Les Chinois se précipitent dans
lAbrèche. La mêlée
sera âpre pour les arrêter.
L'ennemi a vu que sa tactique pouvait payer. Sans relâche maintenant il
poursuit ses sapes tout en accentuant ses tirs et son réseau de
tranchées. Il
arrive au plus près.
Le  18  février, Bobillot est blessé au cou29. Le  22  février, le capitaine
Montenay et une section de légionnaires sont tués par l'explosion
d'une
mine alors qu'ils procédaient à une contre-attaque pour rejeter
une
infiltration.
Dominé n'ignore pas l'importance de la mission qui lui a été impartie. Il
doit tenir. Régulièrement, par des coolies qui risquent leur vie
en se glissant
à travers les lignes chinoises, il renseigne ses supérieurs.
Il sait maintenant
que Langson a été occupée le  13 février. La
conscience assurée du devoir
accompli, il peut désormais rendre
compte de la gravité de la situation de
Tuyen Quang. Les nerfs sont
à rude épreuve. La fatigue, le manque de
sommeil se font sentir. Les
vivres se raréfient. Un buffle égaré aux abords
de la citadelle a été une
aubaine provisoire. Les munitions surtout sont à
utiliser avec parcimonie. D'ores et déjà Dominé a décidé de se faire sauter
au cas où il
serait submergé. N'a-t-il pas des milliers de Chinois et de
Pavillons
Noirs en face de lui ?
Brière de L'Isle, effectivement, a occupé Langson le  13  février. La
frontière n'étant plus menacée, il peut se rabattre pour secourir ses
enfants
perdus de Tuyen Quang. Depuis le  16  février, avec  3  000
hommes, il
marche plein ouest. 150  kilomètres, à vol d'oiseau, séparent
Langson de
Tuyen Quang. En cette région montagneuse les distances
doublent.
La colonne de secours force sa marche. L'ennemi l'attend à 15 kilomètres
de la Rivière Claire. Les Chinois ont fortifié les sommets. Arrivant au but,
les Français tombent sur l'obstacle. Le  2  mars, ils ont  27
officiers
et 600 hommes hors de combat pour enlever l'ouvrage du
défilé de Hoac-
Moc.
Dominé et les siens reprennent espoir. Ils entendent la fusillade. La
nuit,
ils distinguent les fusées lancées par les amis.
Au matin du  3  mars tout est silencieux devant Tuyen Quang. Seuls
les
rapaces, charognards habitués des lieux depuis quelques semaines,
s'abattent près des remparts. Les légionnaires engagent des
reconnaissances : les tranchées, les fortins sont vides. Seul – et pourquoi ? –
un petit blockhaus est encore occupé. Ses défenseurs se font massacrer
sur
place. Dans cette ultime mêlée, le légionnaire Thiebold Streibler se
jette
devant le capitaine de Borelli pour le couvrir du coup qui va le
frapper. Ce
brave tombe à la place de son officier.
Vers  14  heures, enfin, les assiégés distinguent à l'orée de la jungle
les
avant-gardes des tirailleurs algériens de la colonne Brière. Tuyen
Quang est
dégagé. 48  de ses défenseurs sont morts. 28  sont grièvement
blessés (huit
mourront). 188  ont été atteints plus légèrement. Aucun
n'a vraiment été
épargné par les balles, les brûlures ou les commotions. Tous les officiers de
la Légion ont été tués ou blessés.
Brière de L'Isle retrouve les accents du Petit Caporal au soir
d'Austerlitz :

«  Aujourd'hui, vous faites l'admiration des braves


troupes qui vous
ont dégagés au prix de tant de fatigue
et de sang versé. Demain, vous
serez acclamés par la
France entière.
« Vous tous aussi, vous pourrez dire avec orgueil : “J'étais à la garnison
de Tuyen Quang, j'étais sur la
canonnière la Mitrailleuse”. »

Tuyen Quang est un fait d'armes, un beau fait d'armes. Ce titre seul
ne
justifierait peut-être pas de s'étendre longuement sur ce morceau de
bravoure si à des échelles différentes l'expansion coloniale n'était pas
une
suite de Tuyen Quang. Tout au long de cette geste outre-mer, il
est des
légionnaires, des marsouins, des marins, des chasseurs, combattants
héroïques. Il est tout autant des tirailleurs ou des partisans indigènes,
sénégalais, annamites, algériens, compagnons d'armes loyaux et
dévoués.
Tous, ils ont trouvé sur leur route la sueur et le sang. Tous,
ils ont montré
courage et fidélité. Et pour les guider, ils ont devant
eux des Dominé et des
Bobillot, de ces chefs que l'on admire et que
l'on suit.

*
**

LE « DÉSASTRE » DE LANGSON (28 mars 1885)


 
S'éloignant pour dégager Tuyen Quang, Brière de L'Isle a laissé à
l'un de
ses adjoints, le général de Négrier, la garde de Langson avec
mission  –
 suivant directive gouvernementale – de pénétrer en Chine
si besoin.
Négrier est un rude soldat30 aux formules audacieuses. Cet ancien
colonel
de la Légion n'a pas craint de dire à ses hommes : « Légionnaires, vous êtes
soldats pour mourir. Je vous envoie là où l'on
meurt ! »
Et l'orateur paie d'exemple. Il est le premier à l'ennemi.
Le  28  mars  1885, menant l'attaque contre une avancée chinoise aux
abords de Langson, Négrier bouscule l'adversaire mais est sérieusement
blessé lors de l'action. Il doit passer le commandement à son
adjoint, le
colonel Herbinger. Celui-ci, sous-estimant le succès acquis,
ne voit que
l'ampleur de la masse ennemie qui tourbillonne de toutes
parts.
Écrasé sous la responsabilité qui lui incombe, par prudence, il
ordonne le
repli. Celui-ci s'effectue sans dommages.
Brière de L'Isle, mal informé des conditions exactes de l'engagement
de
la retraite, a l'impression qu'un désastre est imminent si même il
ne s'est pas
déjà produit. Il se couvre et rend compte à Paris :

« Le général de Négrier, grièvement blessé, a été


contraint d'évacuer
Langson. Les Chinois débouchant
par grande masse... ont attaqué avec
impétuosité nos
positions...
« L'ennemi grossit toujours sur le Song-Koi ; quoi qu'il
arrive, j'espère
pouvoir défendre tout le delta. »

Que n'a fait Brière de L'Isle par son télégramme  ! Le lendemain, Le


Figaro titre : « 1 800 morts ».
Le  30  mars, la foule gronde près de la Chambre. Ferry est rendu
responsable. Les clameurs fusent :
« A bas Ferry ! A l'eau Ferry ! A mort le Tonkinois ! »
Clemenceau, fidèle à lui-même, vocifère :
« Ce ne sont pas des ministres que j'ai devant moi, ce sont des
accusés,
des accusés de haute trahison sur lesquels la main de la loi
ne tardera pas à
s'abattre. »
Le  19  février, déjà, il avait accusé, dans son journal La Justice  :
«  L'Alsace-Lorraine est encore sous la botte et notre armée part pour
le
Tonkin. »
Les faits semblent lui donner raison.
Ferry se défend mal. Il sait pourtant que le « désastre » de Langson
n'est
qu'une fausse alerte. Un second télégramme de Brière de L'Isle
a rétabli la
vérité. Langson n'est pas une déroute, bien au contraire.
Ferry sait aussi que les pourparlers avancent avec la Chine. Il se tait pour
ne rien compromettre et il s'est engagé à ne rien révéler. Homme d'honneur,
il tient parole.
Le procès est jugé d'avance. Ferry a trop d'ennemis. Il est en place
depuis
trop longtemps. La France cléricale voit en lui un Antéchrist. Les
monarchistes se liguent contre l'homme de la «  gueuse  ». La
gauche
républicaine dénonce son conservatisme. Les prolétaires l'accusent de
rigueur. Les paysans lui imputent le départ de leurs fils vers
des terres
dangereuses. Les patriotes revanchards dénoncent son
entente avec
l'Allemagne. Les milieux d'affaires doutent de son soutien.
Oui, Ferry a trop de monde contre lui. Ses propres amis eux-mêmes
se
dérobent et le lâchent. Les crédits qu'il réclame pour le Tonkin lui sont
refusés par  306  voix contre  149. Ferry «  le Tonkinois  », mais
aussi «  le
Tunisien  », «  le Malgache  », «  le Soudanais  », doit démissionner. Il ne
reviendra plus au pouvoir hormis une éphémère présidence du Sénat. Avec
le recul, il jugera du travail accompli : « L'empire colonial dont nous avons
jeté les bases en Extrême-Orient
est une des grandes affaires de ce temps-
ci. »
A sa mort, en  1893, on lui donnera raison. Pourtant, ce  30  mars
1885,
date de sa chute, l'implantation française au Tonkin paraît bien
compromise :
– Langson vu de loin se présente comme un revers militaire,
– et Ferry est tombé pour cause de Tonkin.
 
Ses successeurs ne vont-ils pas faire marche arrière ?
*
**

Il n'en sera rien. L'affaire de par Ferry était trop engagée. Les apparences
étaient trompeuses.
Le  4  avril, la Chine signe les préliminaires de paix, prélude à un
désengagement total de sa part. Le traité sera ratifié à T'ien-tsin le  9
juin 1885. En Annam et au Tonkin, la France se retrouve seule face
à des
adversaires divisés : souverain annamite à Hué, mandarins dans
l'intérieur,
Pavillons Noirs en Haute Région. Pour en venir à bout,
l'entreprise exigera
néanmoins près de dix années de lutte mais réussira
pleinement  :
l'Indochine de 1900 sera unifiée, française et pacifiée.
Pourquoi ?
La réponse est très simple. Il y aura, à Paris, une volonté politique
suivie
d'une action militaire sur le terrain.
Brisson, le successeur de Ferry, a le courage de suivre la route tracée
par
le ministre déchu. Il envoie des renforts et demande des crédits.
En décembre  1885, après les élections législatives d'octobre, sonne
l'heure de vérité. Clemenceau, encore lui, somme la Chambre d'abandonner
« le haillon colonial ». Brisson soutient que « la France ne
déserterait pas
l'Indochine  ». Le  23  décembre, enfin, au terme d'âpres
débats, les crédits
réclamés par Brisson sont approuvés par  273  voix
contre  267. Vote
restrictif31  mais vote positif. L'affaire est entendue.
La France restera au
Tonkin. L'œuvre entreprise par Jules Ferry ne
sera plus remise en cause
directement.

*
**

INDOCHINE FRANÇAISE
 
La conquête militaire, condition première de l'implantation à
demeure,
est poursuivie désormais à visage découvert. L'effort déployé
est
conséquent. Le corps de bataille atteindra 35 000 hommes32.
C'est une force considérable pour un théâtre d'opérations colonial
où la
bataille se jouera sur deux fronts  : en centre Annam et dans la
région
montagneuse du Tonkin.
A Hué, dans la nuit du 4 au 5 août 1885, le général de Courcy,
nouveau
commandant en chef (un de plus !), venu présenter ses lettres
de créances
au monarque, tombe dans une embuscade dont il se
dégage avec peine. Le
régent Thuyet et le jeune souverain Nam-Ghi
ont ainsi donné le signal d'une
révolte générale en Annam. Missionnaires et chrétiens sont les premières
victimes33 d'une guérilla difficile
de plusieurs années dans un pays escarpé
et propice à la résistance.
La pacification prend tout son sens au Tonkin. La zone montagneuse qui
ceinture pratiquement le delta est une véritable zone refuge
pour les bandes
qui harcèlent les détachements et les chantiers français
ou qui rançonnent
les villages ralliés. Elle est, en 1887, divisée en
quatre territoires militaires :
Mao-Kay, Langson, Yen Bay, Tuyen
Quang. Le colonel Gallieni, le
marsouin du Soudan, assisté du
commandant Hubert Lyautey, s'illustre, une
fois encore, à la tête du
2e territoire militaire34 à Langson de 1893 à 1896. Il
détruit le repaire
de Ba-Ky, le chef pirate et disperse les bandes de Dé-
Tham, autre
adversaire fameux35. Il a surtout l'occasion d'appliquer ses
méthodes
de pacification et de pratiquer sa méthode de la « tache d'huile »,
chère à Hubert Lyautey, son élève36.
Cette pacification militaire menée par les Gallieni, Joffre, Vallière,
Lyautey, aura exigé dix ans. On peut, au passage, s'interroger...
Un demi-siècle plus tard, l'armée française, tout aussi valeureuse,
sera
moins heureuse. A priori son adversaire n'a pas changé. Dans un
cas comme
dans l'autre, il n'est que le nhaqué de la rizière mué en
combattant. Alors,
pourquoi l'échec après le succès ? La réponse,
encore, est fort simple.
Le colonialisme de la fin du XIXe siècle est un fait patent, reconnu,
licite.
L'homme blanc est à l'apogée de sa puissance. L'indigène asiatique est seul.
Même la Chine s'est retirée du conflit. Qui irait épauler
un peuple désuni,
peu motivé, animé davantage par la xénophobie que
par un sentiment
national diffus. Signe de cette léthargie, de cette
absence d'idéologie,
l'absence de véritables chefs. Le Viet-minh37, d'après  1945, aura un autre
souffle et un autre soutien international. (Cette observation ne saurait inciter
à conclure que les campagnes
d'Annam et du Tonkin ne furent qu'une
promenade militaire. Le prix
payé fut élevé. Le commandement l'avait bien
perçu et avait instauré
la médaille du Tonkin pour récompenser les plus
braves.)
L'action politique suit ou précède l'action militaire.
On a vu le jeune souverain Nam-Ghi déclencher la révolte à Hué
en
août  1885. Une telle attitude ne saurait être de mise de la part d'un
«  Protégé  » de la France. Paris impose le monarque qu'il s'efforce,
pour
sauver la face, de choisir dans la dynastie traditionnelle des
N'Guyen38.
L'Empereur sera la porcelaine de Chine plantée sur un
guéridon pour
colorer le décor. Facilement déplacée, facilement
renversée39, elle ne pourra
être que figuration.
En 1887, est créée l'Union Indochinoise, regroupant la « vieille »
colonie
de Cochinchine et les trois protectorats d'Annam, Tonkin et
Cambodge. A
sa tête est placé un gouverneur général, proconsul tout-puissant. On y relève
de grands noms  : Paul Bert, Piquet, Lanessan,
Paul Doumer. Ces hauts
fonctionnaires qui sont souvent des hommes
politiques, se consacrent avec
passion à leurs fonctions. Paul Bert
mourra à la tâche.
L'ordre des gouverneurs généraux ne peut être qu'un ordre français,
républicain et jacobin. Le Myre de Vilers, le premier, l'avait défini
avec
franchise :

« L'intention du gouvernement est de respecter la religion, les mœurs


et les coutumes des populations appelées
à participer à notre
civilisation, de développer l'instruction, d'accroître leur richesse. Mais
que les Annamites
sachent bien que leur premier devoir est de s'incliner
devant la loi du pays. »

C'est clair. La République fraternelle et généreuse ne saurait oublier


le
respect de la légalité, marque de son autorité. Tout émane donc du
gouverneur général dépositaire de la loi française40. L'administration
directe, même par indigènes interposés41, reste la règle dans une hiérarchie
où la première difficulté est, peut-être, d'obtenir des compétences. Les
mandarins de l'ancien régime sont lettrés mais hostiles. Les
Annamites
christianisés, favorables à une collaboration, proviennent
des couches
populaires et sont peu instruits.
L'Indochine, de par son climat, ne peut être une colonie de peuplement.
Elle est donc destinée à devenir, dans le langage du temps, une
«  colonie
d'exploitation  ». Ses rizières, ses ressources minières, ses
perspectives
d'exploitation forestière, lui assurent un riche avenir. Mais
l'essor
économique du pays passe d'abord par la mise en place de
structures. Paul
Doumer (arrivé en  1896) engage l'indispensable politique de grands
travaux  : ports, routes, chemins de fer. Peu à peu, la
présence française
prépare d'autres lendemains même si, en profondeur, elle n'altère guère la
vie traditionnelle.

*
**

Parallèlement à la pacification et à l'organisation administrative, la


délimitation des frontières avec la Chine fait l'objet de nombreuses et
souvent périlleuses missions.
Le dossier est d'importance. Où commence, où finit l'autorité de
l'un ou
de l'autre, ne serait-ce déjà que pour mettre fin à un brigandage aussi bien
criminel que politique ? La mise en ordre passe par
un rapprochement avec
le voisin. Progressivement, l'autorité des militaires, comme Gallieni42, la
diplomatie des ambassadeurs, comme
Auguste Gérard représentant de la
France à Pékin, conduisent à une
relative concorde, à l'ouverture de
relations commerciales. Témoignage
du climat, en 1897, la France se voit
reconnaître l'autorisation
d'étendre son réseau de voies ferrées jusqu'au
Yunnan. Le vieux rêve
de Doudart de Lagrée, Garnier et Dupuis était
réalisé... Les travaux
seront terminés en  1910  au prix de difficultés
considérables et de pertes
importantes en vies humaines (200 Européens, au
moins 10 000 Indochinois)

*
**

LA FRANCE DE KOUANG-TCHEOU
 
Les Portugais sont à Macao, les Anglais sont à Hong Kong. Pourquoi les
Français, à leur tour, ne prendraient-ils pas pied dans le
Céleste Empire ? La
Chine est l'homme malade de l'Asie et de toutes
parts on se presse. Sa
défaite devant le Japon, en  1895, l'a affaiblie
encore un peu plus. Elle a
perdu, entre autres, la Corée et Formose
(Taiwan).
Harmand, le ministre de France à Pékin, peut écrire crûment en
août 1897 : « La Chine est appelée à subir la férule de la race européenne. »
Après le Japon, les Russes, les Allemands, les Anglais se servent.
La
France demande sa part. En  1906, elle obtient la concession, à
bail, pour
quatre-vingt-dix-neuf ans, du territoire de Kouang-tcheou-Wan. Dans
l'esprit de plus d'un, ce n'est là qu'une étape vers l'annexion de l'île d'Hainan
pour s'assurer le domination complète du
golfe du Tonkin.
Ce territoire d'un millier de kilomètres carrés pour 200 000 habitants est
situé sur la côte est de la presqu'île chinoise de Lou-Tcheou
qui forme avec
l'île d'Hainan le golfe du Tonkin. Ce plat pays de
salines et de rizières
n'offre pas grande richesse. Il a pour lui sa rade
hospitalière et sa position
entre le Tonkin et Hong Kong. Une garnison prend possession de son chef-
lieu rebaptisé Fort Bayard. En  1900,
la concession est annexée à l'Union
Indochinoise.
Les Français espèrent bien faire de leur acquisition un nouvel Hong
Kong
et détourner à leur profit une partie du commerce de la Chine
méridionale.
Mais Hong Kong est trop bien implanté, le trafic maritime et commercial
britannique trop bien assuré. Kouang-tcheou ne
répondra jamais aux
espérances. Mais il est bien la marque de ces
temps où l'homme blanc venu
des rivages européens entend s'imposer
partout43.

1 Le Mékong (4 200 km) prend sa source au Tibet. C'est l'un des plus grands
fleuves du monde.
2  Francis Garnier (1839-1873). Ancien de l'École Navale. A fait la campagne
de Chine et de
Cochinchine en 1860 et 1861.
3  Cette conclusion première, de l'époque, est à nuancer. Les Français, par la
suite, au prix de
quelques transbordements, utiliseront largement le Mékong
comme voie navigable, en particulier de
Luang Prabang à Vientiane.
4 La population du futur Laos français est alors estimée à environ
500 000 habitants.
5  L'esclavage est encore pratiqué à large échelle. Des groupes d'habitants sont
emmenés vers
Phnom Penh et le Cambodge pour être vendus comme esclaves.
L'arrivée des Français fera cesser ce
honteux trafic.
6 Francis Garnier assure les relèvements topographiques. Les docteurs Joubert
et Thorel étudient la
flore et la géologie.
7 Plus connue sous le nom de Vientiane. C'est alors une petite cité d'environ
15 000 habitants.
8 Étain surtout mais aussi fer, cuivre et zinc.
9 En 1865, un sultanat musulman autonome s'est constitué au Yunnan occidental autour de la ville
de Tali.
10 Bulletin de la Société de géographie, février 1872.
11  On se souvient que Gia Long, l'ami de Pigneau de Béhaine, avait réalisé
sous son autorité
l'union des trois Ky (Cochinchine, Annam, Tonkin). Le Tonkin
n'est donc plus qu'une province de
l'empire d'Annam, administrée, parfois sans
douceur, par les mandarins annamites.
12 Cette révolte et la répression firent, estime-t-on, 20 millions de morts.
13 Il est marié à une Annamite et passe pour très « orientalisé ».
14 Le malheureux, complètement dépouillé, se battra durant cinq ans pour
obtenir une indemnité.
15 Palikao, le sac du Palais d'Été en 1860.
16 Dans la marine, un « Pacha », c'est-à-dire le maître à bord, est baptisé
« commandant » quel que
soit son grade. Rivière (1827-1883) est capitaine de
vaisseau (équivalent de colonel dans l'armée de
terre).
17 Il écrit des romans, des nouvelles pour La Revue des deux mondes.
18 Sontay, 50 km au nord-ouest d'Hanoi sur le fleuve Rouge.
19 Nam Dinh, 100 km au sud-est d'Hanoi.
20 La France, à juste titre, se souvient du « Tigre », du « Père la Victoire »
du 11 novembre 1918.
L'autre facette du personnage, avec ses incartades, ses
intrigues, ses haines publiques et privées, s'est
estompée.
21 Les Français ont 83 tués, les Pavillons Noirs un millier.
22 Provisoirement. Par la suite, elle fera obstacle aux approvisionnements charbonniers des navires
de guerre français.
23 La Rivière Claire descendue du Yunnan est un affluent de la rive gauche
du Fleuve Rouge.
24 Le capitaine de Borelli qui était poète évoquera par la suite en un long
poème la mémoire de ses
soldats. S'y trouvent les vers célèbres sur la Légion
Etrangère :
« Jamais garde de roi, d'empereur, d'autocrate...
N'alla d'un air plus mâle et plus superbement. »
25 8e Compagnie du 1er régiment de tirailleurs tonkinois.
26 Marc Edmond Dominé (1848-1921), officier aussi honnête que courageux.
Écœuré par les jeux
politiques, le colonel Dominé refusera le poste de directeur
du cabinet du ministre de la Guerre et
quittera l'armée à quarante-trois ans brisant
ainsi une carrière prometteuse. Durant l'époque des
« fiches », il refusera la cravate de commandeur de la Légion d'honneur.
27 Qui s'est promu général pour la circonstance.
28 Des décennies plus tard, d'autres légionnaires diront aussi : « Ça pue le
Viet ! »
29  Il mourra un mois plus tard à Hanoi des suites de ses blessures. Jules
Bobillot (1860-1885),
soldat mais aussi écrivain, a sa statue à Paris.
30 Les Annamites l'ont baptisé « Maolen » (vite) à cause de son impétuosité.
31 Brisson démissionnera peu après devant la faiblesse de sa majorité, mais le
résultat sera acquis.
32  De tels effectifs n'ont été atteints que durant la conquête de l'Algérie.
Bugeaud eut plus
de 100 000 hommes sous ses ordres.
33 9 missionnaires européens, 40 000 chrétiens annamites sont massacrés.
34 Le 2e territoire militaire s'étendait le long de la frontière de Chine, bordant
la province chinoise
du Kouang-Si. Il comprenait les cercles de Langson et de
Caobang et comportait la protection de la
ligne du chemin de fer, en exploitation
ou en construction, de Phy-Lang-Thuong à Langson (ligne
Hanoi-Langson).
35  Dé-Tham, battu, ne renoncera pas. Nationaliste avant l'heure, il fomentera,
à nouveau, des
révoltes contre la domination étrangère de 1905 à 1908. Pour en
venir à bout, une coûteuse opération
militaire sera nécessaire en 1909 (100 tués
côté français). Finalement Dé-Tham, irréductible proscrit,
sera trahi par les siens
et assassiné le 9 février 1913.
36 Gallieni a défini, lui-même, sa conception de la conquête et de la pacification coloniale et sa
méthode de la « tache d'huile » : « Il faut nous rappeler que
dans les luttes coloniales nous ne devons
détruire qu'à la dernière extrémité et,
dans ce cas encore, ne ruiner que pour mieux bâtir. L'officier
colonial ne doit pas
perdre de vue que son premier soin, la soumission des habitants obtenue, sera de
reconstruire le village, d'y créer un marché et d'y établir une école. Il doit donc
éviter avec le plus
grand soin toute destruction inutile.
On ne gagne du terrain en avant qu'après avoir complètement organisé celui
qui est en arrière.
C'est la méthode de la tache d'huile. » (Colonel Gallieni, Trois colonnes au
Tonkin, 1894-1895.)
37 Le contraste est frappant entre la motivation du combattant vietminh de
1950 et celui de 1895.
Gallieni qui est foncièrement honnête écrit : « Il faudra
donc qu'il (l'indigène) surmonte sa paresse et
se mette résolument au travail. »
(Colonel Gallieni, Trois colonnes au Tonkin.)
38 Dong Khanh, fils adoptif de Tu Duc, est mis sur le trône à la place du
révolté. Après la mort
subite de Dong Khanh, celui-ci sera remplacé par un jeune
prince de la famille de Tu Duc, Thanh
Than, père du futur Duy Than.
39 Ce sera ainsi le cas en 1916. Profitant de la guerre européenne, Duy Than
essaiera de relever la
tête. Il sera immédiatement remplacé par Khai Dinh (1885-1925), père du futur Bao Dai, né
en  1913  et dernier empereur d'Annam en exercice. Le Vietminh dénommera le souverain «  Le
Fantoche ».
40 L'application de la loi française, par-delà ses contraintes et ses inégalités
liées à un racisme de
fait, n'est pas sans heureux effets. Elle supprime l'esclavage
et le code pénal annamite avec ses
raffinements de cruauté. «  Le code annamite,
calqué sur le code chinois, ne reconnaît pas l'égalité
devant la loi  ; les pénalités
varient selon le rang du coupable et celui de la personne lésée. Le
châtiment
rigoureux est la mort lente  ; viennent ensuite, par ordre de gravité, la décapitation,
la
strangulation, l'exil, la prison avec la cangue au cou et la bastonnade. Parfois
les juges ont recours à
des supplices exceptionnels : sous le règne de Minh-Mang,
les coupables d'adultère étaient foulés aux
pieds des éléphants. Pour les crimes de
lèse-majesté, la mort lente est appliquée sous des formes
variées : le condamné
peut avoir la bastonnade à raison de cent coups par jour, jusqu'à ce que la mort
s'ensuive, ce qui dure de huit jours à un mois, suivant la vigueur de l'individu ;
ou bien la victime est
coupée en morceaux qui sont exposés dans une grande jarre
à la porte de sa maison ; parfois on le
jette dans un trou garni de bambous
pointus, où son corps est lacéré de mille blessures ; on emploie
aussi, comme
instruments de supplices, des tenailles froides ou brûlantes, des chaînes garnies de
clous pointus, des couteaux rouillés, des socs de charrue rougis au feu, etc.  »
(Edouard Petit, Le
Tonkin, pp. 232-233.)
41  Trois villes, Hanoi, Haiphong, Tourane, échappent au régime général et
rappellent un peu la
situation, des quatre communes françaises du Sénégal (Dakar,
Saint-Louis, Gorée et Rufisque). Une
ordonnance de l'empereur d'Annam du
3 octobre 1888 les a érigées en concessions et les a cédées en
toute propriété au
gouvernement français. Leurs habitants ont qualité de citoyens français.
42  Gallieni entretenait les meilleures relations avec son homologue chinois, le
maréchal Sou,
commandant des troupes de la province du Koung Si jouxtant le
deuxième territoire militaire de
Langson. Les deux hommes se tenaient en haute
estime.
43 Kouang-tcheou sera restituée à la Chine en 1943.
 
Chapitre XV

 
PAVIE ET LE LAOS
 
Cet Extrême-Orient ne prend-il pas dans ses rets tous ceux qui osent
l'approcher  ? Depuis Pigneau de Béhaine, bien des générations de
missionnaires, de soldats, de civils ont été envoûtées. Auguste Pavie (1847-
1925) est de ceux-là. Il a succombé à l'appel d'une terre nommée le
Laos.
Le pays du « Million d'éléphants » l'a conquis. A son tour, il
l'a conquis et
rendu français. Mais ce conquérant n'est pas de l'étoffe
d'un Cortès ou d'un
Pizarre1. Ce grand gaillard barbu est un homme
de bien. Il aspire à l'amitié
et à la justice. Au couchant de sa vie, il
pourra écrire en toute sincérité :

« Je connus la joie d'être aimé des peuples chez qui je


passai. »

Et comment, en l'évoquant, ne pas le rapprocher d'un autre conquérant de


la paix, Savorgnan de Brazza, l'homme du Congo français  ?
A des
kilomètres de distance, ils allaient unis pour le même idéal.

*
**

Le service militaire a conduit le jeune Breton Pavie en Cochinchine.


Libéré, il revient. Il entre au service des Postes et Télégraphes. En
fonction,
plusieurs années durant, à Kampot, petit port cambodgien
sur le golfe du
Siam puis à Phnom Penh, il met sur pied les premières
liaisons
télégraphiques entre l'Indochine et Bangkok. Tout autant, il
parcourt le
Cambodge, apprend à mieux connaître le royaume, ses
habitants, leurs
mœurs.
En 1885, profitant d'un retour en France, il est l'initiateur de la
création
de l'École Cambodgienne qui deviendra par la suite l'École
Coloniale2.
Treize jeunes Cambodgiens qu'il a emmenés avec lui
comptent parmi les
premiers élèves.
A la fin de 1886, Pavie est nommé vice-consul à Luang Prabang au
nord
Laos. Durant six années, il explore ce Laos que vingt ans plus
tôt Doudart
de Lagrée et Francis Garnier ont reconnu dans leur
recherche d'un accès
vers la Chine. Il parcourt la plaine des Jarres, la
vallée de la rivière Noire, le
Pays Muong. Le premier, il relie Luang
Prabang à Hanoi. Ce travail
géographique et scientifique fait autorité.
On parlera de la «  Mission
Pavie  », regroupant sous ce vocable l'ensemble de ses explorations et
études. C'est là aussi un travail d'équipe
avec pour Pavie des lieutenants
compétents et dévoués : Cupet, Nicolon, Rivière, Malglaive.
Présage de l'Histoire. Le 12 mars 1888, Pavie, un jeune sous-lieutenant,
25  légionnaires et  50  tirailleurs font route de Laichau à Luang
Prabang.
Leur prochaine étape, le lieu dit Theng en bordure de la
frontière du Tonkin
et du Laos. Il y a là une garnison siamoise qui
n'a plus sa place. Pavie
entend bien laisser le drapeau tricolore flotter
sur Theng, et marquer la
présence française en ce carrefour des pistes
qui mènent vers le Tonkin et le
Laos. Le lieu dit Theng porte aussi
un autre nom, Dien Bien Phu3...
Infatigable, Pavie poursuit ses reconnaissances, un grand dessein au
cœur : « Je dis l'idéal dont je suis épris : faire du Laos un pays français, de
l'assentiment de ses habitants. »
Alors, il marche, il marche. Il navigue, à l'occasion, sur de frêles
sampans. Il parcourt ainsi plus de 70 000 km. De piste en piste, de
rivière
en rivière, de crête en crête, de clairière en clairière, il chemine
pour faire
connaître l'image de la France. Une France qu'il montre,
comme lui,
généreuse et protectrice.
De protection, le Laos, ce petit pays de 600 000 habitants, étiré de
part et
d'autre du Mékong sur près de  1  800  km, en a grand besoin.
Pourtant, il
n'aspire qu'à la quiétude. Les Laotiens sont gens paisibles
mais les ennemis
ne leur manquent pas. On a vu le Siam dévaster
Vientiane en  1827.
En  1888, les Hos, pirates chinois surgis du nord
Tonkin, s'abattent sur le
petit royaume de Luang Prabang. Heureusement Pavie est là. Il s'interpose,
secourt ses amis et appelle à l'aide.
Les colonnes du colonel Pernot accouru
d'Hanoi écartent le péril. Le
vieux roi Oun Khan n'oublie pas le service
rendu : « Si mon fils y
consent, nous nous offrons en don à la France, sûrs
qu'elle nous gardera des malheurs futurs ».
Et la France pour Oun Khan s'appelle Pavie, Pavie qui a fort à
faire. Un
autre danger menace, le Siam. A l'époque, et bien à tort, il apparaît bien
redoutable, ce Siam qui prétend retrouver ses anciennes
possessions
laotiennes et, qui sait, menacer l'intégrité de la péninsule
indochinoise
française. Fort de l'appui de l'Angleterre toujours soucieuse de contrer les
ambitions françaises, il s'avance sur le moyen
Mékong. Il est ainsi en
position de force. Pour atteindre Hué, il lui
suffit de franchir les cols de
l'étroite cordillère annamitique.
Juridiquement par-delà le prestige de son consul à Luang Prabang,
la
France a peut-être des titres pour prétendre à dominer le Laos. Elle
peut
revendiquer les droits de l'Annam, suzerain des États laotiens.
De par les
traités de protectorat, n'est-elle pas habilitée pour parler en
son nom ?
En 1892, fort de son prestige, Pavie est nommé résident à Bangkok.
Qui
mieux que lui peut débattre avec le Siam de l'avenir d'un Laos
qu'il connaît
bien ?
Sur le terrain, les positions se durcissent. Les troupes siamoises sont
maintenant en nombre sur une partie du cours du Mékong. Paris, sur
la
pression de Pavie, décide d'agir. Trois colonnes partent occuper le
Laos
méridional et affirmer les positions françaises. L'assassinat par
les Siamois
d'un fonctionnaire venu en plénipotentiaire, l'inspecteur
Grosgurin,
déclenche les hostilités ouvertes.
Deux canonnières forcent les défenses, remontent la Mé Nam et
viennent
s'embosser devant Bangkok. Le 5 août 1892, Pavie présente
l'ultimatum de
son gouvernement :
– Reconnaissance formelle par le Siam des droits de l'Empereur
d'Annam
et du royaume du Cambodge (donc de la France par protégés interposés) sur
la rive gauche du Mékong et sur les îles du grand
fleuve.
–  Évacuation des postes siamois établis sur la rive gauche du
Mékong
dans un délai ne pouvant excéder un mois.
– Châtiment des coupables et réparations pécuniaires aux victimes.
– Indemnité de deux millions de francs pour les divers dommages
causés
à des nationaux.
Le Siam, éléphant fragile, s'incline. Militairement, en dépit des
apparences, il ne pèse guère devant la marine et l'armée d'une puissance
européenne.
Le traité du 3 octobre 1893 reconnaît les droits français sur la rive
gauche
du Mékong et définit une zone neutre de vingt-cinq kilomètres
de
profondeur sur la rive droite.
Certes, Français et Siamois ont échangé quelques canonnades sur la

Nam  ; mais c'est là un dénouement heureux et relativement facile
à une
crise qui s'envenimait. Il appartient à Pavie, de retour à Luang
Prabang
comme commissaire général au Laos, d'asseoir définitivement,
dans le
calme, l'autorité française. Jusqu'à son départ définitif, en
1895, il œuvrera
dans ce sens, fidèle à son respect des hommes.
Par la suite, d'autres accords donneront au Laos son cadre géographique
définitif :
– Le 16 janvier 1896, la France et l'Angleterre se mettent d'accord
sur le
tracé des frontières entre un Laos français et une Birmanie
anglaise. Peu
après, le  24  février, elles s'octroient leurs zones d'influence respectives. A
l'Angleterre, la vallée de la Salouen et la péninsule malaise. A la France,
tout le bassin occidental du Mékong.
– Le 24 février 1904, un traité entre la France et le Siam remet au
Laos
les territoires du royaume de Luang Prabang situés sur la rive
droite du
Mékong ainsi que le port de Kratt.
 
Les deux parties se retrouvent en 1907 pour le plus grand avantage
de la
France. Le Siam rétrocède au Cambodge les provinces de Battambang, de
Siem-Reap (où se situe Angkor) et Sisophon ainsi que la
partie du Bassac
située sur la rive droite du Mékong. En contrepartie,
la France abandonne
Kratt et ses prétentions sur la bande neutralisée
de vingt-cinq kilomètres
suivant la convention d'octobre 1893.
 
Le point final – ou supposé tel – est mis. La France a recréé, à
son profit,
l'intégrité territoriale du Laos et du Cambodge. Dès  1890,
le protectorat
avait été établi sur le royaume de Luang Prabang et les
États du Laos. Le
Laos dans son unité rejoint l'Union Indochinoise
en  1896  sous l'autorité
d'un résident supérieur dépendant du gouverneur général de l'Indochine. Le
rêve de Pavie était concrétisé4.

1 Conquérants espagnols du Mexique et du Pérou aux méthodes expéditives.


2 Et, plus tard, l'École de la France d'Outre-Mer, pépinière d'administrateurs
coloniaux.
3 L'évacuation siamoise de Dien Bien Phu se fera sans incidents devant la
fermeté de Pavie.
4 La situation du Laos est, en fait, plus complexe. L'Annam et le Siam ont
renoncé à leurs droits
sur les royaumes du Laos. Trois des royaumes ne possédant
ni souverain ni gouvernement indigène,
la France procède à l'annexion. A Luang
Prabang, le roi sert d'intermédiaire dans l'administration.
Dans la pratique, des
commissaires du gouvernement contrôlent les petits chefs indigènes en place.
 
Chapitre XVI

 
L'ALGÉRIE COUVERTE À L'EST
LE PROTECTORAT TUNISIEN
 
Passé Constantine, l'ancienne Cirta, calée sur son dièdre rocheux, le
voyageur qui chemine vers l'est perçoit un peu plus à chaque pas
l'empreinte du lointain maître des lieux. Il a laissé derrière lui Djemila,
ses
ruelles et ses marchés, Sitifis et son camp militaire. Au hasard de
sa route, il
découvre maintenant Tagaste, la patrie de saint Augustin,
Madaure, celle
d'Apulée, Timgad, la Pompéi africaine figée dans son
damier millénaire.
Rome est là, partout présente. La pierre qui défie le temps la rappelle
sans cesse même si le saccage des générations l'a renversée, brisée
ou
dispersée.
Suivant le cours de la Medjerda, longeant la côte ou parcourant les
pistes
qui s'enfoncent vers le sud, Rome est toujours là. Voici Dougga
et ses
temples, Carthage et ses statues, El Djemm dressant vers le ciel
la
gigantesque corolle de son amphithéâtre.
Mêmes vestiges, mais aussi même paysage. Les chênes-lièges et les
bruyères recouvrent du même manteau de verdure l'arrière-pays côtier
de
Djidjelli aux approches de Bizerte. Plus avant, alors que, peu à
peu, les
oliviers ou les pins rabougris cèdent la place, la steppe s'étale
monotone et
fade des hauts plateaux du Constantinois aux limites du
Djerid. Les
chaînons montagneux qui se dressent de-ci, de-là, présentent la même
orientation, les mêmes falaises en partie éboulées, les
mêmes pentes
ravinées et dénudées. Tout à l'arrière-plan, les crêtes du
Rhifouf et du
Mandra barrent l'horizon, d'un même trait rougeâtre,
de Négrine à Redeyef
et Metlaoui.
Le relief tout autant que le climat voulait faire de ce vaste ensemble
des
Bibans et du Hodna au golfe des Scythes un seul et unique pays.
Aucune
limite naturelle, aucune barrière bien marquée. L'échange, les
communications sont toujours aisés, toujours possibles. L'unité était
inscrite
dans la géographie. Rome l'avait prouvé comme bien d'autres
conquérants.
Sa trace l'atteste, puis l'histoire en a décidé autrement.
Aujourd'hui, une
frontière barre les oueds, les pistes et la steppe, laissant d'un côté l'Algérie,
de l'autre la Tunisie1. De Tabarka, elle file
vers le sud, par Souk-Ahras et
Tébessa, jusqu'à l'immensité de l'erg.
Pourquoi une frontière se dresse-t-elle là où elle n'aurait sans doute
pas
dû ?
L'historien l'explique mal. Dans sa recherche et se référant à l'Algérie
qu'il a déjà rencontrée sur sa route, il est frappé par deux faits
nouveaux :
– la richesse du patrimoine d'un pays dont le destin se confond
souvent
avec celui d'une ville. A la différence de l'Algérie où, pratiquement, entre
Rome et la France il n'y a rien, la Tunisie présente
l'image d'une nation
s'élaborant peu à peu avec son autonomie et sa
culture ;
– l'intérêt séculaire des Français pour cette terre aujourd'hui Tunisie, hier
appelée Ifriqiya, Africa, Carthage ou Numidie.

*
**

Carthage, « la nouvelle ville », a été fondée, dit la légende, en 814


avant
J.-C. par Didon, reine de Tyr, fuyant sa ville après l'assassinat
de son époux
par son frère Pygmalion.
L'emplacement est bien situé. Vers le levant, il regarde la mer. Vers
le
couchant, il ouvre la porte sur la vallée de la Medjerda, couloir
naturel
d'accès vers l'intérieur de l'Afrique du Nord.
La légende veut aussi qu'un autre fugitif soit venu en ces lieux goûter, un
court instant, les saveurs de l'amour. Elle veut aussi qu'Énée
ait délaissé la
femme qui l'aimait. Et Didon a maudit l'infidèle parti,
obéissant aux
Dieux – dit encore la légende – pour que de sa descendance naisse une autre
cité sur l'autre rive de la Méditerranée.
Carthage domine la corne orientale de l'Afrique. Rome aspire à
dominer
le Bassin méditerranéen. Deux métropoles, deux ambitions
s'affrontent.
Grandes familles carthaginoises contre Sénat romain. La
guerre longtemps
est indécise. Annibal, «  le chef borgne monté sur
l'éléphant gétule  », sait
vaincre mais ne sait pas profiter de sa victoire.
Il délaisse Rome pour
Capoue et Rome résiste, s'affermit. Sans cesse,
le vieux Caton la fustige :
« Delenda est Carthago !2 »
Et, en  146  avant Jésus-Christ, enfin Scipion l'Africain rase Carthage.
Carthage la punique n'est plus. Carthage la romaine commence et avec
elle
les longs siècles de l'Africa en dépit de l'ultime résistance des derniers
princes numides, premiers maîtres berbères des lieux.
Dès lors, pour l'Algérie comme pour la Tunisie, les étapes se suivent
et se
ressemblent, en apparence du moins :
Rome avec sa paix, parfois troublée, et sa vie agricole et culturelle
intense. Le Christianisme et sa grande loi d'amour effaçant le monde
païen.
Le flot des invasions venues de tous les horizons  : Vandales,
Byzantins,
Arabes, Hilaliens, Almoravides, Almohades. L'Islam dans
le sillage des
guerriers d'Allah à l'aube du VIIIe siècle et la disparition
de la Croix.
L'éclatement du Maghreb en royaumes éphémères et au
XIe siècle les
premiers contours de la Tunisie actuelle sous les Zirides.
La lutte farouche
contre les Espagnols avides de prolonger leur Reconquista. L'arrivée
inopinée des Barberousse et enfin avec Khair es Din
la férule turque. Des
provinces relevant du sultan de Constantinople.
On parle désormais de la
Régence de Tunis comme l'on évoque la
Régence d'Alger.
L'analogie  –  importante  –  avec l'Algérie s'arrête là. Les routes de
la
Tunisie et de l'Algérie divergent et ont divergé depuis longtemps,
même si
la communauté de foi les rassemble à l'heure de la prière
dans une
soumission identique à Allah le Tout-Puissant.
Face à une Algérie qui se divise, se disperse et qui n'a finalement
pour
unité que l'apparence de la domination turque, la Tunisie se
façonne et
s'unifie. D'un côté, des cités rivales, Tahert, Tlemcen, Oran,
Bougie,
Constantine, Alger enfin. De l'autre, une capitale unique, Carthage d'abord,
Kairouan3 ensuite, et puis enfin et surtout Tunis.
De cette ville elle aussi bien située à quelques encablures des vestiges
de
Carthage, tout émane  : pouvoir politique, vie économique, rayonnement
intellectuel. Le pays lui-même prend le nom de la cité phare.
Qui tient
Tunis, tient la Tunisie.
En ses murs, Hussein Ibn Ali, bey des janissaires, impose en  1705
son
autorité (la dynastie husseinite régnera jusqu'en  1957). L'union, à
la
capétienne, entre le trône et le peuple, conduit à la formation d'une
entité
nationale, phénomène inconnu en Algérie.
Dans cette péninsule sans grands obstacles naturels, l'influence
étrangère,
par contre, s'affirme plus que partout ailleurs au Maghreb.
Au Maroc, en
Algérie, l'élément berbère garde sa personnalité, ses
coutumes, sa langue,
dans les môles montagneux de l'Atlas, de l'Aurès
ou de la Grande Kabylie.
La Tunisie, elle, devient intégralement arabe,
de sang, de mœurs, de
civilisation.
Tout autant, sa longue façade maritime l'autorise à regarder au loin, à
l'encontre d'une Algérie de plus en plus repliée sur elle-même derrière
l'écran des massifs côtiers qui bien souvent l'isolent du rivage. Tunis, mais
aussi Tabarka, Bizerte, Sousse, Mahdia, Sfax, Djerba
commercent avec le
monde méditerranéen. Négoce et artisanat ajoutent leurs profits à ceux de la
traite et de la course. Le tempérament
tunisien se ressent de ces échanges,
de ces contacts. Il s'avère moins
rude, plus policé que celui de son voisin
algérien, vite regardé comme
l'ennemi au-delà d'une frontière4 que le temps
a ratifiée. Rien d'étonnant donc à ce que l'étranger, et le Français en
particulier, trouvent
en Tunisie une terre favorable à leurs activités.
Le touriste du vingtième siècle qui, par la Porte de France, pénètre
dans
la Médina de Tunis se hâte de s'engouffrer dans le dédale des
venelles
voûtées qui s'ouvre devant lui. Happé par les étals des cordiers, orfèvres,
drapiers, potiers, nattiers et autres artisans aux doigts
habiles, il dédaigne,
sur sa droite, un vieux porche, des murs anonymes, le tout sans grand éclat.
Et pourtant ? Il est là des marques
d'une longue histoire.
Ce corps de bâtiment, ou plus exactement ces corps de bâtiments,
car ils
sont deux accolés, côte à côte, avec leur cour intérieure à
arcades et leurs
deux étages, sont le «  Fondouk des Français  ». Durant
deux siècles,
de 1660 à 1860, ils ont abrité les représentants de la
France. Avec eux une
longue étape de la présence française en Tunisie
revit et témoigne de sa
singulière richesse.
Cette présence française remonte à fort loin. Fait notable, elle se
déroule
dans une relative concorde. C'est là une situation d'autant
plus remarquable
que le choc des croyances, la piraterie barbaresque,
les visées chrétiennes
sur l'Afrique de Charles d'Anjou à Charles Quint
ne créent pas
obligatoirement le climat le plus favorable à la bonne
entente entre les deux
nations française et tunisienne.
L'invasion hilalienne, la conquête almohade ont eu raison des dernières
communautés catholiques du Maghreb. L'Islam triomphe. Il faut la foi
active d'un Louis IX pour espérer, sur le chemin de Terre
sainte, modifier le
cours des choses et replanter la croix dans le fief
de saint Cyprien5. Le saint
roi échoue et meurt devant Tunis qu'il
assiégeait en  1270. L'épopée des
Croisades se termine avec lui.
Charles d'Anjou, son frère et inspirateur intéressé de l'étape tunisienne, se
dégage habilement de l'aventure et impose un tribut générateur de
transactions commerciales dès la fin du XIIIe siècle.
A leurs risques et périls, les négociants du Midi de la France, des
Marseillais surtout, s'installent à Tunis. Ils ne sont pas seuls. Génois,
Livournais se pressent aussi. Mais les Français sont fils d'un grand
royaume. Ils ont ample matière à négoce. Leurs navires apportent
draps de
Carcassonne, fil d'étain, miel. Ils repartent avec des laines,
des cuirs, des
dattes. Chacun, des deux côtés de la Méditerrannée, y
trouve son compte et
le quartier franc, à Tunis, vit bien.
Au XVIe siècle, l'alliance  –  immorale pour l'époque  –  de
François Ier, le
Roi Très Chrétien, et du sultan de Constantinople
conforte la primauté
française en terre islamique. Les marchands de
Tunis en sont les premiers
bénéficiaires.
Au milieu du XVIIe siècle, leur cadre de vie s'avère trop étroit. En
1660,
est inauguré ce fameux Fondouk des Français déjà évoqué. Résidence du
consul de France et de ses services, logements et entrepôts
pour les
principaux négociants, il voit, au fil des ans, défiler maints
personnages
célèbres. Le père Jean Le Vacher, future victime expiatoire de l'attaque de
Duquesne contre Alger en  1682, est le premier
locataire des lieux. Léon
Roches, l'ancien secrétaire d'Abd el-Kader,
en sera le dernier. Entre-temps,
Chateaubriand, Alexandre Dumas
auront été des hôtes attentifs et comblés.
Certes, de-ci, de-là, des accrocs se glissent dans le bon voisinage.
Les Français n'apprécient pas la capture de certains de leurs bâtiments par
la piraterie tunisienne. Les Tunisiens s'irritent de voir le roi
de France
prendre possession de la Corse ou d'apprendre que le général Bonaparte
débarque en Égypte, province relevant de leur propre
suzerain. Alors, il
arrive que des vaisseaux de guerre français se manifestent devant La
Goulette, l'avant-port de Tunis. Il arrive aussi que
la populace gronde
devant le Fondouk. L'habileté des consuls, la
sagesse des Beys, l'intérêt
général, évitent toujours l'irréparable. La
France et la Tunisie s'affirment
deux nations amies, unies parfois dans
la même adversité comme en 1756,
lorsque les vieux ennemis algériens
prennent et pillent Tunis n'épargnant
pas le Fondouk.
L'arrivée des Français en Algérie, en  1830, n'altère rien, bien au
contraire. Le bey de Tunis, au lieu d'assister son voisin et coreligionnaire,
choisit discrètement son camp6. Le corps expéditionnaire peut
se ravitailler
chez lui. Tout naturellement, Clauzel, promu commandant en chef au départ
de Bourmont, envisage très sérieusement, pour
résoudre le problème
politique qui se pose à lui, de mettre deux
princes de la famille du bey à la
tête des beylicks algériens d'Oran et
Constantine. Le projet avorte mais
révèle bien les liens réels existants
et que les années à venir renforcent. Les
fils de Louis-Philippe font
escale à Tunis. Ahmed Bey7  est reçu en
souverain à Paris en  1846.
Saddok Bey8  se déplace à Alger pour saluer
l'empereur Napoléon III
en visite officielle en Algérie en  1860. Ce bon
climat incite les beys de
Tunis, épris de modernisme, à faire appel à des
conseillers français
pour réformer leur pays. Sans doute décident-ils d'aller
trop vite et
trop loin en besogne. Les finances tunisiennes ont perdu les
fruits de
la course et de l'esclavage, mesure imposée par l'Europe en 1819,
et
que les Tunisiens, plus souples que les Algériens ont acceptée. Elles ne
peuvent suivre. La situation se dégrade. L'impôt renforcé et mal perçu
par la
population déclenche des révoltes. L'année  1864  connaît des
troubles
aggravés par des mauvaises récoltes et des épidémies. Les
créances
étrangères s'accumulent. Le Trésor ne peut plus faire face à
son
endettement.
Pour sauver ce qui peut l'être, la France, l'Angleterre et l'Italie, le
5 juillet 1869, imposent une commission internationale La Tunisie
passe de
fait sous tutelle. Les rentrées d'argent doivent d'abord épurer
le passif
extérieur.
Ce désordre économique, une certaine xénophobie aussi devant
l'ingérence européenne, affaiblissent sérieusement l'autorité du bey. Le
pouvoir réel glisse de ses mains.
La Tunisie devient bien «  cette poire mûre  » qu'évoque Bismarck en
1878 à Berlin. Encore faut-il sauter le talus pour aller la cueillir.
D'aucuns y pensent. Un homme surtout se démène beaucoup en ce
sens,
le consul de France à Tunis, Roustan. Il a un ennemi, son homologue
italien, Maccio. Les deux diplomates se livrent une lutte d'influence
acharnée. L'Italie souhaite dominer un rivage qui n'est qu'à
une centaine de
kilomètres des côtes italiennes9. La France aurait tout
avantage à prolonger
vers l'est ses possessions nord-africaines.
Très concrètement, d'importants et immédiats dossiers sont en jeu  :
domaine de l'Enfida, réalisation du réseau télégraphique, construction
des
lignes de chemin de fer Tunis-La Goulette, Tunis-Souk-Ahras et
Tunis-
Sousse10.
Roustan, bien introduit près du bey11, œuvre pour que la France
l'emporte12. Il presse Paris d'intervenir. Jules Grévy, le nouveau président de
la République, est contre. Jules Ferry, arrivé au pouvoir en
1880, se récuse
de prime abord. On est au début de  1881  et l'année
doit voir le
renouvellement de la Chambre : « Une intervention en
Tunisie, une année
d'élections, vous n'y pensez pas ! »
Et cependant, c'est bien de ce Jules Ferry a priori réticent que viendra la
décision. L'importance de son rôle dans l'expansion coloniale
française
impose de s'attarder sur sa personnalité.

*
**

Pour bien des Français, Jules Ferry, c'est surtout un nom au fronton d'une
école. Pour quelques-uns, c'est l'enseignement obligatoire.
Pour quelques
autres, plus rares, c'est une évocation  : «  Ferry le Tonkinois  » et pour les
jeunes écoliers instruits de la fin du XXe siècle, il
est parfois celui qui «  a
inventé l'école ».
Ce clair-obscur rend mal l'identité profonde d'un homme largement
décrié de son vivant et tout autant respecté après sa mort.
Le personnage, par lui-même, n'aide pas à se faire connaître. Ce
grand
corps, au port altier, au masque sévère renforcé par une barbe
imposante, au
verbe mesuré et volontiers doctrinal, n'incite pas à l'effusion. Serait-il
« Ferry-cactus » ?
«  Mes roses poussent en-dedans  », déclare-t-il, sans rire, à son ami
Gambetta.
Ses proches, sa femme, son frère Charles, compagnon inlassablement
fidèle et dévoué, le voient tel qu'il est – peut-être – au fond de lui-même :
honnête, sensible, généreux, fraternel. Pour les autres, ses
pairs, ses
partisans, ses adversaires  –  et ceux-là sont légion, de Déroulède à
Clemenceau  –  il est le républicain, anticlérical, aussi convaincu
qu'ambitieux, politicien habile, si ce n'est retors.
Qui a raison des uns comme des autres ? La politique est là, avec
ses jeux
perfides, ses compromissions, ses bassesses. Ferry, en bon professionnel, ne
peut y échapper ; d'où la difficulté de l'appréhender honnêtement. Homme
de conviction, il reste fidèle à ses options. Homme
d'ambition, il est en
perpétuelle quête d'honneurs et de pouvoirs13. A
partir de là, tous les
jugements sont possibles.
Le père, grand bourgeois libéral et libre penseur, croyait aux vertus
de la
République. Le fils partage ses idéaux. Jeune avocat, il s'affirme
un
opposant irréductible d'un Second Empire dans lequel il voit la
source de
tous les maux. Ses pamphlets sont redoutables. La notoriété
acquise lui
procure, en  1869, un siège de député de Paris. Une carrière
nationale
débute.
Membre du gouvernement de la Défense Nationale, puis maire de
Paris,
Jules Ferry fait l'apprentissage de l'impopularité qui sera pour
lui une
compagne fidèle. Paris assiégé a faim. Ferry, par force, lui
impose la
rigueur. Les cris montent ;
« Ferry la honte ! Ferry famine ! »
A la veille de la Commune, il ne doit son salut qu'à la fuite.
L'animosité parisienne, le calme revenu, n'empêche pas le politique
de
gravir les échelons. Dans le sillage de Gambetta, il est le républicain
obstiné
et mimstrable. 1879  : Jules Ferry est nommé ministre de l'Instruction
publique. Sonne l'heure de la laïque, gratuite et obligatoire.
Le 23 septembre 1880, il accède enfin à la dernière marche. Avec l'aval
de
Gambetta, il devient président du Conseil.
Avec lui et durant ses deux ministères  –  de septembre  1880  à
novembre 1881 et de février 1883 à mars 1885 – la politique coloniale
de la
France prend une orientation décisive. Calmant le jeu avec l'Allemagne, ce
qui lui vaut une nouvelle épithète  : «  Ferry le Prussien  »,
il engage
résolument la France dans l'expansion outre-mer. Il est sur
cette voie le cas
politique unique et extrême de la grande aventure
coloniale du XIXe siècle14.
Ses prédécesseurs, ses successeurs, tolèrent
ou subissent les décisions sur le
terrain de leurs généraux, amiraux,
administrateurs ou simples capitaines.
Ferry, lui, impose sa marque.
Même s'il manœuvre et dissimule, il avance,
prend des risques et, en
final, joue et brise sa carrière.
Pourquoi un tel comportement d'un enfant des Vosges normalement
plus
préoccupé par Metz et Strasbourg que Tunis ou Hanoi ?
Par réalisme politique, ambition nationale et sentiment personnel.
En Europe, la France est dans l'impasse. Ses moyens ne l'autorisent
pas à
tenter l'aventure de la Grande Revanche à laquelle aspirent tant
de patriotes.
L'armée française n'est pas assez puissante pour se mesurer seule à l'armée
allemande. Les alliances formelles font défaut. La
France de 1880, comme
celle de  1870, ne peut compter sur personne.
Les grands rapprochements
avec l'Angleterre et la Russie ne sont pas
encore esquissés.
Et Ferry veut la grandeur de son pays. L'expansion coloniale doit
lui
apporter des marchés, des clients, des bases, bref assurer le développement
industriel et économique. C'est aussi bien une question de
fierté nationale,
déclare-t-il en juillet 1885 :

«  Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du


monde, en se
tenant à l'écart de toutes les combinaisons
européennes, en regardant
comme un piège, comme une
aventure, toute expansion vers l'Afrique et
vers l'Orient,
vivre en cette sorte, pour une grande nation, croyez-le
bien, c'est abdiquer et dans un temps plus court que vous
ne pouvez le
croire, c'est descendre du premier rang au
troisième ou au quatrième
rang. »

Cette intrusion chez des plus faibles ne le choque pas, bien au


contraire.
Il justifie ses actes par l'obligation pour le riche d'assister le
pauvre.

« Proclamer partout la loi du travail, enseigner une


morale plus pure,
étendre et transmettre notre civilisation, cette tâche est assez belle pour
honorer une grande
entreprise coloniale. »

Le  27  mars  1884, président du Conseil en exercice, il déclare en


toute
bonne foi :

« Un devoir supérieur de civilisation légitime seul le


droit d'aller chez
les Barbares. La race supérieure ne
conquiert pas pour son plaisir, dans
le but d'exploiter le
plus faible, mais bien de le civiliser et de l'élever
jusqu'à
elle. »

Tout est clair. Jules Ferry est bien le premier colonialiste de France
même
si quelques esprits chagrins le déplorent pour la mémoire du
fondateur de
l'école publique. Qu'ils n'oublient pas que ce républicain
austère voulait
ignorer tout racisme primaire, lui qui réclamait, par
exemple, en  1884,
« d'asseoir notre influence en Algérie grâce à une
véritable assimilation de
l'élément indigène ».

*
**

Ferry ne paraît donc pas, à prime abord, favorable, on l'a vu, à


une action
en Tunisie.
Pourtant, sur le fond, il la souhaite. Les raisons ne lui manquent
pas. Par
la suite, il évoquera «  la possession d'un territoire qui est
dans toute
l'acceptation du terme la clé de notre maison  ». Dans son
entourage, on
pense généralement de même. Barthélémy Saint-Hilaire,
son ministre des
Affaires étrangères, est poussé à agir par le baron de
Courcel, directeur des
Affaires politiques du quai d'Orsay. Les
ambassadeurs à Rome et Berlin
font écho à Roustan à Tunis. D'Alger,
Albert Grévy, frère du président de la
République et gouverneur général de l'Algérie, envoie lettre sur lettre pour
qu'on agisse enfin. Et, il
y a Gambetta, Gambetta qui pèse tant dans les
destinées de la Troisième République. Il a fait connaître son opinion.
Jules Guesde15, non sans raison, pourra s'écrier en substance : « Je
vois la
main scélérate de Gambetta se joindre à celle de Ferry dans
l'affaire
tunisienne. »
Alors, pourquoi ne pas se décider puisque l'environnement international
l'autorise.
L'Allemagne est favorable pour cause d'Alsace-Lorraine, l'Angleterre
pour cause de Chypre. La Turquie est incapable de réagir pour
couvrir sa
« province ». L'Italie ne saurait croiser le fer avec la France
pour Tunis.
L'incident dit des Khroumirs apporte, à bon escient, la justification
indispensable. L'intervention de la France en Tunisie peut relever de
l'honnête morale des gendarmes et des brigands.
Au nord de la vallée de la Medjerda jusqu'aux rives bleutées de la
Méditerranée, en prolongeant le massif algérien de l'oued Soudan,
s'étendent les monts dits de Khroumirie. Dans ce pays de moyenne
montagne, largement arrosé et recouvert d'un épais maquis
méditerranéen16,
les ressources sont maigres. Les habitants, les Khroumirs, ont la réputation
d'individus plutôt rustres, turbulents et peu
enclins à accepter l'autorité
étrangère.
Vue de Khroumirie, l'Algérie, pour de pauvres bougres miséreux,
est
terre d'opulence. L'ordre règne. Les fellahs travaillent en paix. Les
récoltes
mûrissent. Les troupeaux se développent. Il n'est pas étonnant
que les
vieilles habitudes de la razzia reprennent vie. Depuis des
années, les
incidents, vols, pillages, se multiplient. Le ministère des
Affaires étrangères
en dénombrera très exactement 2 379 en dix ans.
Le corps d'armée d'Alger a
dépêché des renforts mais il est impossible
de préserver l'intégralité d'une
frontière. Le bey, pour sa part, laisse
faire, faute de moyens et de volonté
politique. Peu à peu, il s'éloigne
d'une France dont la présence lui pèse. Les
ennuis qu'elle peut rencontrer ne sont pas pour lui déplaire. Cet état d'esprit
ne facilite pas
le travail de Roustan.
En février  1881, une bande de  300  Khroumirs effectue des pillages
au
nord de Souk-Ahras. Le 31 mars, une autre bande plus nombreuse
lance une
incursion dans le cercle de La Calle, en bordure de mer.
L'affaire tourne à la
bataille rangée avec une unité militaire. Cette
dernière a des pertes.
Cette fois, c'en est trop et le prétexte est bon. Jules Ferry se décide.
Le  4  avril  1881, il obtient du parlement des crédits et l'autorisation
d'envoyer contre les Khroumirs une expédition en vue « de mettre à
l'abri
d'une façon sérieuse et durable la sécurité de l'avenir de l'Algérie ».
En son for intérieur, Ferry est bien décidé à aller plus loin puisque
l'occasion lui en est offerte. Mais il se garde bien de le dire.
La parole, dans l'immédiat, est aux militaires. La campagne de
Tunisie
commence. Elle sera brève et sans aucune comparaison avec
la dure
conquête de l'Algérie.

*
**

Le corps d'intervention, sous les ordres du général Formengol,


regroupe  23  000  hommes, pour l'essentiel des troupes d'Algérie. Le
dispositif initial prévoit deux colonnes. La première, partant de La
Calle,
abordera le massif khroumir en longeant la côte. La seconde,
débouchant de
Souk-Ahras, progressera par la vallée de la Medjerda
et interdira l'accès à
d'éventuels renforts tunisiens venant du sud.
Parallèlement, et dans le plus
grand secret, la marine prépare un
débarquement à Bizerte.
A Tunis, Roustan informe le bey de ce qui se dessine. Il veille surtout à
éviter des débordements susceptibles de se reporter contre la
communauté
européenne. On compte alors  900  Français et  10  000  Italiens dans la
Régence. Saddok Bey change de camp. L'amitié s'est
transformée en
hostilité contre une France trop entreprenante. Que se
passerait-il si Saddok
Bey entrait ouvertement en guerre ? Même si
son armée ne représente pas
une force considérable, mieux vaut qu'elle
reste neutre.
Londres, Rome et Berlin sont avertis, par voie diplomatique, de la
nécessité d'une opération de police qui ne portera en rien atteinte à
leurs
intérêts. L'Italie souhaiterait réagir mais une crise ministérielle
survient à
propos. Il y a aussi Constantinople. Le sultan s'obstine à
regarder la Tunisie,
ainsi que l'Algérie, comme ses fiefs. Il dépêche une
petite flotte vers les
eaux tunisiennes. La menace, sans équivoque,
d'une intervention de la
« Royale » la contraint à un repli sans gloire
sur Tripoli.
La France a les mains libres. A condition d'agir vite. Ce qu'elle fait.
Le 23 avril, les Français franchissent la frontière à Ghardimaou et
Sakiet
Sidi Youssef17. Le temps est exécrable. La pluie, toujours la
pluie.
Fantassins et cavaliers pataugent dans un sol détrempé. Au
hasard des
crêtes ou des clairières, les Khroumirs font le coup de feu.
Mais ils ne sont
ni en nombre ni armés pour stopper une progression
qui piétine mais
avance. Ils sont partout bousculés et contraints à la
fuite ou à demander
l'aman. Le 26 avril, Tabarka tombe.
Au sud, les axes de la Medjerda et de l'oued Mellègue sont plus
aisés. Le
terrain est moins coupé et plus clair.
Le  26  avril, le général Logerot atteint le Kef tenu par un millier de
soldats tunisiens. La garnison, impressionnée, ouvre ses portes.
L'exemple
est donné. Les autorités tunisiennes, les tribus font soumission. Les pertes
françaises, au hasard de quelques échauffourées, sont
légères, voire nulles.
La décision vient de la mer. La première escadre
de la Méditerranée se
présente devant Bizerte et somme le gouverneur,
beau-frère du bey, de
rendre la ville dans les deux heures. Il n'en faut
pas tant pour obtenir une
réponse positive. 6 000 hommes sans plus
attendre débarquent aussitôt. La
route de Tunis, qui n'est qu'à 70 km,
est ouverte.
La pluie a redoublé. Elle seule freine la marche. Le  12  mai, le général
Bréart et sa brigade entrent, musique en tête, au Bardo, dans les
faubourgs
de Tunis. Une foule de curieux regarde ce défilé emmené
par le « Chant du
départ ». Peu après, le bey, en son palais de Ksar
Said, prend connaissance
du texte que Bréart et Roustan lui présentent
au nom du ministre de la
Guerre. Le document contient neuf articles :

« Article 1er. – Les traités de paix, d'amitié et de


commerce et toutes
autres conventions existant actuellement entre la République française
et S.A. le Bey de
Tunis sont expressément confirmés et renouvelés.
Art. 2.  –  En vue de faciliter au gouvernement de la
République
française l'accomplissement des mesures qu'il
doit prendre pour
atteindre le but que se proposent les
hautes parties contractantes, S.A. le
Bey de Tunis
consent à ce que l'autorité militaire fasse occuper les
points qu'elle jugera nécessaires pour assurer le rétablissement de l'ordre
et la sécurité de la frontière et du littoral. Cette occupation cessera
lorsque les autorités
militaires françaises et tunisiennes auront reconnu,
d'un
commun accord, que l'administration locale est en état de garantir
le maintien de l'ordre.
Art. 3.  –  Le gouvernement de la République française prend
l'engagement de prêter un constant appui à S.A. le Bey de Tunis contre
tout danger qui menacerait la personne ou la dynastie de Son Altesse, ou
qui compromettrait la sécurité de ses États.
Art. 4. – Le gouvernement de la République française se porte garant
de l'exécution des traités actuellement existant entre le gouvernement de
la Régence et les diverses puissances européennes.
Art. 5. – Le gouvernement de la République française sera représenté
auprès de S.A. le Bey de Tunis par un ministre résident qui veillera à
l'exécution du présent acte et qui sera l'intermédiaire des rapports du
gouvernement français avec les autorités tunisiennes pour toutes les
affaires communes aux deux pays.
Art. 6. – Les agents diplomatiques et consulaires de la France en pays
étrangers seront chargés de la protection des intérêts tunisiens et des
nationaux de la Régence. En retour, S.A. le Bey s'engage à ne conclure
aucun acte ayant un caractère international sans en avoir donné
connaissance au gouvernement de la République française et sans s'être
entendu préalablement avec lui.
Art. 7.  –  Le gouvernement de la République française et le
gouvernement de S.A. le Bey de Tunis se réservent de fixer d'un
commun accord les bases d'une organisation financière de la Régence
qui soit de nature à assurer le service de la dette publique et à garantir
les créanciers de la Tunisie.
Art. 8.  –  Une contribution de guerre sera imposée aux tribus
insoumises de la frontière et du littoral  ; une convention ultérieure en
déterminera le chiffre et le mode
de recouvrement, dont le
gouvernement de S.A. le Bey de Tunis se porte responsable.
Art. 9.  –  Afin de protéger contre la contrebande des armes et des
munitions de guerre les possessions algériennes de la République
française, le gouvernement de S.A. le Bey de Tunis s'engage à prohiber
toute introduction d'armes ou de munitions de guerre par l'île de Djerba,
le port de Gabès ou les autres ports du sud de la Tunisie. »

Le souverain tunisien n'a pas grand choix. Ses interlocuteurs lui font
vite
comprendre qu'ils ne lui laissent ni délai ni possibilité de discussion.
A 21  heures, l'affaire est entendue. Saddok Bey signe le traité
connu dans
l'Histoire sous le nom de traité du Bardo.
Le  12  mai  1881, la France, par une manœuvre politique et militaire
rapide, s'est assuré la maîtrise de la Tunisie. Si le terme de Protectorat
n'est
pas encore officiellement prononcé, il est sous-jacent. La Turquie,
puissance tutélaire en titre depuis trois siècles, est définitivement écartée.
La Tunisie, indépendante de fait, redevient vassale. Le bey doit
désormais
passer par la volonté du Résident, représentant de la
France.
L'Europe se tait. Elle avait approuvé par avance. L'Italie, seul obstacle
déclaré, est en pleine crise ministérielle qui la paralyse et lui
interdit toutes
réactions. Elle qui ne cachait pas ses ambitions sur la
terre carthaginoise se
trouve prise de vitesse et évincée.
Le  23  mai, à Paris, la Chambre ratifie le traité du Bardo à l'unanimité
sauf un18. Clemenceau, la droite et l'extrême gauche s'abstiennent. Ferry a
partie gagnée et la France avec lui. Dix ans après la
terrible défaite, elle
renoue avec le succès.
En Tunisie même, tout serait-il terminé ? Officiellement, oui.
Roustan est désigné pour occuper le nouveau poste, prévu par le
traité, de
Résident de France. Les vainqueurs sont discrets. Pour
ménager Saddok
Bey et sur sa demande, ils ne se montrent pas dans
Tunis, et très vite, ils
prennent le chemin du retour. Seules quelques
garnisons restent en place le
long de la frontière algérienne ou en pays
khroumir que le général Bréart
reçoit mission de pacifier complètement.
Ferry a voulu cette esquive accélérée. Il prétexte l'été trop dur pour
faire
campagne. Ce n'est pas faux, mais les tirailleurs venus d'Algérie
sont des
enfants du soleil. Ils ont l'habitude de marcher lorsque le ciel
se voile de
gris, que l'horizon se noie de poussière et que la canicule
oppresse les
hommes et les bêtes. L'été tunisien est bon prince. Il évite
à Ferry de trop
risquer en ces mois proches des élections et de ne pas
inquiéter son opinion
publique.
La discrétion ne paye pas toujours. « Montrer sa force pour ne pas
avoir à
s'en servir  », dira Lyautey. Tel n'est pas le cas et les rumeurs
circulent
portées par le mystérieux «  téléphone arabe  » qui vole de
mechta en
mechta. Les Français auraient été battus, d'où leur repli.
Une armée turque
arriverait à la rescousse de Tripolitaine. Le fanatisme religieux, une fois
encore, double la xénophobie et un certain
sentiment national. Des clameurs
montent des médinas :
« Djihad ! Djihad ! »
En quelques semaines, le centre et le sud du pays bougent et se
lèvent. A
Sfax, un certain Ali Ben Khalifa déclenche la révolte. La
ville tombe entre
ses mains. Le consul de France, les Européens, à la
hâte, cherchent refuge
sur les navires ancrés dans la darse.
La Tunisie paraissait soumise et brutalement tout est remis en question.
Ferry, habile manœuvrier, avance la date des élections législatives,
mettant ainsi la Chambre en congé. Il évite les questions délicates et
se
donne du champ pour intervenir sur le terrain. La situation l'impose. Les
ports de la côte orientale, Sousse, Gabès, Sfax surtout, Kairouan, le sud,
sont en rébellion ouverte contre les Français. La vague déferle jusqu'aux
abords de Tunis.
La marine se manifeste la première. Le 15 juillet 1881, l'escadre mouille
devant Sfax que tient Ali Ben Khalifa. A longue distance, les batteries
ouvrent le feu, déconcertant les défenseurs. Le lendemain, les troupes
débarquées livrent un farouche combat de rues pour s'emparer de la
Médina. A la fin de la journée, la ville a changé de mains. Les Français ont
douze tués, les Tunisiens plusieurs centaines.
Le général Saussier, promu commandant en chef, a rassemblé
50 000 hommes. La Tunisie, contrée sans reliefs majeurs à l'exception de la
partie septentrionale, se prête mal à une longue résistance et à la guérilla.
En outre, l'adversaire est mal armé, mal organisé. Mais il faut compter avec
la chaleur estivale pour des unités qui n'ont pas toutes l'expérience des
tirailleurs algériens. La prudence commande d'attendre un peu. Déjà, une
colonne envoyée à la légère sur Hammamet19 a dû se replier avec des pertes
sensibles. Saussier s'organise et attend l'automne.
La fraîcheur revenue, la puissance des moyens mis en œuvre permet de
frapper fort. Le 19 octobre, Tunis est occupée. Le 26 octobre, c'est le tour
de Kairouan. Gafsa est pris le  20  novembre, Gabès le 26  novembre. Les
accrochages contre les tribus révoltées ont été rares et rapidement menés.
Ali Ben Khalifa, le principal meneur, s'est enfui vers l'extrême sud investi à
son tour. Au bilan de cette seconde campagne de Tunisie, le chroniqueur
militaire20  dénombre très exactement 782  morts côté français, tués au
combat ou morts de maladie.
Amère victoire pour celui qui a osé risquer le pas tunisien. La Chambre,
enfin élue, lui réclame des comptes, et elle n'est pas tendre. Gambetta se
porte au secours de celui qu'il regarde comme son ami. «  L'indignation,
écrit-il, m'a poussé à la tribune : je leur ai fait ratifier une politique de fierté
nationale. »
Ferry l'emporte. De justesse. Amer, le  10  novembre, il présente sa
démission. Il appartient à Gambetta investi pour former son «  grand
gouvernement » de terminer l'ouvrage.
Les troupes françaises arrivent à Foum Tataouine au début de  1882.
Tataouine ! Ce lieu-dit, perdu dans la rocaille au pied d'une falaise à la porte
du Grand Sud, ignore encore qu'il deviendra un jour le «  paradis des
casseurs de cailloux ». Un peu à l'est, les monts des Matmata sont pacifiés
en avril.
La conquête se finit là. Mais il subsistera longtemps de par la proximité
de la Tripolitaine turque et les menées des Senoussis un «  Sud tunisien »
comme il y aura un «  Sud marocain  ». Dans ces contrées, aux frontières
imprécises21, à la propriété tout aussi indécise, l'immensité autorise bien des
libertés et des audaces où la foi pour le nomade rejoint l'appât du pillage.
Ces marches méridionales n'influent pas sur l'évolution d'un pays
dont les
destinées se sont toujours jouées et se jouent dans le nord.
Le  28  octobre  1882, Ali Bey succède à son frère Saddok décédé.
Plus
souple ou plus fataliste, le nouveau souverain accepte l'inéluctable  : le
pouvoir lui glisse des mains. Paul Cambon qui a remplacé
Roustan assure,
peu à peu, l'autorité de fait. Ministre des Affaires
étrangères de S.A. le Bey,
chef des armées, président du conseil des
ministres, le résident de France
représente la véritable autorité.
Le 8 juin 1883, Jules Ferry, revenu à la tête du gouvernement, officialise
par la convention de la Marsa, additif au traité du Bardo, le
protectorat
effectif. Celui-ci dissimule une administration directe qui
refuse son nom.
Du sommet à la base de l'État, ministres français à
Tunis ou contrôleurs
civils dans le bled dirigent tout «  en contrôlant  »
même si la hiérarchie
locale des caïds, khalifas et cheiks demeure en
place. L'ensemble permet de
réaliser les réformes indispensables.
La déconfiture financière est à l'origine de l'immixtion européenne
dans
les affaires tunisiennes. Là se situe donc la tâche première du
protectorat.
Garantissant la dette extérieure, la France peut assainir
les finances
publiques et rééquilibrer le budget. Le Trésor remis en
ordre, tout redevient
possible et en particulier la mise en valeur économique. De grands travaux,
œuvre à mettre largement à l'actif de la
France, s'engagent : édification du
port de Bizerte, développement des
chemins de fer, exploitation des
ressources minières (phosphates de
Gafsa et de Metlaoui), programme
agricole (plantation d'oliviers dans
la région Sousse-Sfax)... A défaut du
fellah dont le sort varie peu, la
bourgeoisie tunisienne compte parmi les
bénéficiaires de ce développement.
Les créanciers de la Régence sont et seront remboursés. Ils le doivent à la
France. Par contrecoup, charbonnier étant maître chez lui,
la puissance
protectrice entend bien éliminer les séquelles du passé. La
commission
internationale disparaît. Les tribunaux consulaires dont
relèvent les
ressortissants, de même. Au plan économique, la France
s'octroie en Tunisie
le statut de la nation la plus privilégiée. Les idées
de Jules Ferry trouvent
justification devant ce nouveau marché acquis
à l'industrie française par
l'expansion coloniale. Mises devant le fait
accompli, les deux nations les
plus intéressées, l'Angleterre et l'Italie,
se taisent.
De par les conditions mêmes de la conquête qui n'a pas vu des
expropriations identiques à celles intervenues en Algérie, Jules Ferry a
prévu une colonisation de capitaux plus qu'une colonisation de peuplement.
De grosses sociétés, à l'exemple de la Société Marseillaise
acquéreur de
l'Enfida en 1880, investissent en Tunisie et font un appel
de main-d'œuvre.
De nombreux émigrés italiens de petite condition
débarquent. Siciliens,
Napolitains, paysans pauvres de la Calabre ou
des Pouilles affluent, rejoints
par des Maltais, non sans faire concurrence au prolétariat indigène.
En  1901, la Tunisie compte  71  000  Italiens contre  24  000  Français. Elle
apparaît presque comme une colonie
italienne gouvernée par la France.
Certains s'en émeuvent. Un appel
plus large à de petits propriétaires
français, le recours à des lois systématiques de naturalisation permettront,
seuls, au fil des années, d'atténuer et transformer cet écart (notamment
en 1923).
La Tunisie française gardera les marques de ces temps originels, qui
ne
seront pas sans lui créer de très sérieux problèmes après la Première
Guerre
mondiale22. Quelle est vraiment l'identité réelle d'un pays où
la souche
coloniale, étrangère à la France, est largement majoritaire ?
La France de 1890 n'en n'est pas encore là. Elle a couvert l'Algérie
à l'est.
Elle a devancé l'Italie. Elle s'est assuré avec Bizerte une solide
escale pour
sa marine face au détroit de Sicile. Elle a agrandi son
champ d'action
économique. Un Ferry vieillissant est en droit de s'estimer satisfait.

1 La Tunisie moderne compte 125 000 km2. En 1880, elle avait sensiblement la


même superficie
et environ 1 500 000 habitants. La frontière avec la Tripolitaine,
province turque jusqu'en 1911, était
assez indécise de par la nature même du pays
et la connaissance qu'on en avait.
2 « Carthage doit être détruite ! »
3  Kairouan, fondée en  670  par Sidi Okba Ibn Nah, célèbre par ses mosquées,
ses zaouias, ses
souks, est la quatrième ville sainte de l'Islam mais périclite avec
l'invasion hilalienne.
4 Elle paraît s'être à peu près fixée au début du XVIIe siècle.
5 Évêque de Carthage. Martyrisé en 258.
6 Un homme joue, à cette heure, un grand rôle, le consul de France à Tunis,
Mathieu de Lesseps
père du constructeur du canal de Suez.
7 Ahmed Bey, bey de 1837 à 1855.
8 Mohammed es Saddok Bey, bey de 1859 à 1883.
9  Deux mille ans plus tôt, pour démontrer cette redoutable proximité, Caton
montrait à ses
compatriotes des figues des vergers de Carthage et qui n'avaient
pas été altérées par la brièveté de la
traversée.
10 Les 96 000 hectares du domaine de l'Enfida, à une centaine de kilomètres
au sud de Tunis, sont
une pomme de discorde entre la France et l'Angleterre. Le
domaine a été régulièrement acheté
en  1880  par une Société marseillaise, mais un
israélite, sujet anglais, conteste la validité de la
transaction. Il s'ensuit une fastidieuse procédure où les Anglais prennent parti pour leur concitoyen
qui est dans
le cas présent dans son tort. Les Français ont obtenu la concession du réseau
télégraphique. La bataille est plus serrée pour les chemins de fer. Les Italiens se
sont vus octroyer le
Tunis  –  La Goulette, les Français le Tunis-Souk-Ahras assurant la jonction avec le réseau algérien
ainsi que le Tunis-Sousse.
11 Il a pour lui le mignon et favori du bey, Mustapha Ben Ismail.
12 Par la suite, les adversaires de l'intervention française en Tunisie lui reprocheront sévèrement
ses agissements et ne manqueront pas d'évoquer la collusion
de certains milieux financiers.
13 Il sera candidat, malheureux, à la présidence de la République. Peu avant
sa mort, il sera élu
président du Sénat.
14 Si l'on excepte Charles X, acceptant résolument l'expédition d'Alger mais
bénéficiant d'un autre
contexte.
15 , Jules Guesde (1845-1922) : tribun socialiste, longtemps député du Nord.
16 La Khroumirie est l'une des régions les plus arrosées du Maghreb. Environ
1 500 mm de pluies
annuellement.
17  Des noms qui reviendront dans les communiqués, avec des accents tragiques, des décennies
plus tard.
18 Très exactement 430 voix contre une. Le Sénat ratifie à l'unanimité.
19 70 km au sud-est de Tunis.
20 Capitaine Victor Piquet, Campagne d'Afrique, p. 117.
21  La frontière avec la future Libye ne sera fixée que par la suite lorsque
l'Italie se sera rendue
maître du pays.
22  Le greffon italien prend mal près de la population tunisienne. Mussolini
revendique
ouvertement Tunis et Bizerte.
 
Chapitre XVII

 
L'AFRIQUE, UN CONTINENT
À PRENDRE
 
Tandis que la France s'installe à Tunis et à Hanoi, l'essentiel a
commencé
à se jouer en Afrique. En une trentaine d'années, de 1880
à 1914, la France
sur ce sol se taille la majeure part de son empire
colonial.
Certes, elle y avait déjà planté de solides jalons  : l'Algérie, le Sénégal,
des comptoirs de Gorée à Libreville, Obock au débouché de la
mer Rouge.
Elle aurait pu s'en tenir là. Il n'en est rien. Dans le grand
élan du
redressement, bénéficiant d'un contexte international favorable, ces
positions acquises, loin de la satisfaire, lui servent de base
de départ.
D'Alger, de Saint-Louis, des ports gabonais, la France s'enfonce dans un
continent qui est à prendre. A défaut de pouvoir le
couper en deux à son
profit en reliant Saint-Louis à Djibouti, elle
réussit, du moins, débouchant
du nord, du sud, de l'ouest, une spectaculaire convergence. Le Tchad,
épicentre symbolique de l'Afrique,
est à elle. Tout autour, les pièces
1
s'emboîtent pour former, finalement,
un empire de  11  200  000  km2 ,
dépassant celui des Britanniques2.
Aventure et réalisation exceptionnelles d'une poignée d'hommes au
cœur
suffisamment trempé pour défier les distances, le climat, la maladie,
l'adversaire issu de tous les horizons.

*
**

Pour les Européens, l'Afrique de  1880  reste encore très largement la
« terra incognita » des cartes antiques. Sa géographie, son histoire, ne
sont
qu'une vaste énigme. Avec une seule exception : le pourtour
méditerranéen.
Celui-ci, des Colonnes d'Hercule aux sables des pharaons, a toujours vécu
au contact du monde occidental3. Au-delà, le
mystère commence. Qu'en est-
il de l'intérieur du pays ? Quelle est l'importance de sa population ? Quelles
sont ses structures, ses mœurs, sa
civilisation  ? Autant de questions
auxquelles il n'est apporté que de
timides réponses.
Cette méconnaissance s'explique. L'insularité massive du continent
africain est difficile à aborder et à pénétrer. De gigantesques obstacles
barrent son accès. L'immensité saharienne, l'épaisseur de la forêt
équatoriale dressent des murs. La côte occidentale est franchement
inhospitalière avec sa barre et son absence de ports naturels. Le climat est
hostile. Et pourquoi s'enfoncer dans une terre dont la richesse n'apparaît
pas ? La grande loi de l'intérêt n'a motivé nul conquistador.
Il est cependant une exception notoire à cette désaffection européenne  :
l'Afrique australe. Au milieu du XVIIe siècle, les Hollandais
ont pris
possession du Cap dit de Bonne-Espérance et puis progressivement de son
arrière-pays. Ils ont trouvé là une douceur méditerranéenne et un sol fertile.
A partir de 1802, les Anglais les ont relayés
provoquant l'exode massif des
premiers colons vers l'intérieur (le
grand Trek du XIXe siècle). Avec
ses 400 000 habitants de souche européenne, l'Afrique du Sud est ainsi une
solide mais unique enclave
blanche en pays noir4.
Pays noir ?
L'Afrique n'est pas que le continent de la négritude. Celle-ci ne
débute
vraiment qu'au sud de la zone désertique.
Curieusement, cette limite chevauche à peu près, en la débordant
parfois,
la frontière religieuse. L'Afrique blanche islamisée a atteint
l'autre
peuplement sur une ligne allant sensiblement du Sénégal à Djibouti par le
Haut-Niger et le Tchad. Et l'Islam continue à gagner vers
le sud. Des ethnies
typiquement négroïdes ont été converties par les
disciples de Mahomet  :
ainsi, par exemple, les Peuls, peuplade noire
du Fouta-Djalon aux sources
du Sénégal.
Noire ou blanche, l'Afrique reste peu peuplée. Par-delà la traite, les
épidémies, l'absence d'hygiène, déciment une population clairsemée,
estimée à 120 millions d'individus. Ses richesses reconnues, ce pays
vide –
 4 habitants au km2 – ne peut qu'attirer les convoitises5.
Les structures, assez ténues en maints endroits, s'y prêtent.
L'Afrique
centrale relève surtout d'un cercle tribal ou familial étroit.
La loi de l'âge,
l'expérience, une certain règle démocratique entraînent
l'autorité. Par contre,
au Soudan  –  et il faut entendre par là l'Afrique
occidentale  –  ont existé
d'authentiques et puissants Etats (royaumes
du Mali, du Ghana, du Bénin,
etc.). Ils ont bien périclité. Les Français
les retrouveront devant eux à des
degrés divers et souvent tombés
entre les mains d'autocrates sanguinaires.
Cette Afrique a souffert : la traite, chrétienne à l'ouest, musulmane
à l'est,
a drainé les plus vigoureux de ses enfants. Ponction terrible,
difficilement
appréciable, aux chiffres contestés. Combien de noirs
sont-ils partis vers
« les Amériques » ? 15 ou 40 millions ? Le tragique
débat n'est pas clos. Au
moins autant ont été entraînés vers les pays
arabisés dans un flux qui,
en 1880, n'est pas mort.
La vie profonde du pays a été marquée par ce fléau, Plus d'un
royaume
s'est formé avec pour unique ambition – et ressource –
l'approvisionnement
des négriers. Le bétail humain étant devenu la
seule marchandise digne de
troc, la vie économique s'est effondrée.
Populations en fuite, villages
dépeuplés, cultures raréfiées. L'Europe
du XIXe siècle s'est ressaisie.
L'esclavage n'est plus de mise. Anglais et
Français pourchassent les derniers
contrebandiers de l'odieux trafic.
Alors, pour compenser peu à peu le
manque à gagner de la disparition
de l'ancien négoce, l'agriculture se
développe. L'Afrique occidentale se
lance dans la culture de l'arachide et la
récolte de l'huile de palme.
Par contre, en Afrique occidentale, les caravanes
continuent d'écouler
ivoire et esclaves.
L'ensemble de ces activités n'a pas enrichi le continent. L'Afrique
reste
pauvre et archaïque. Chaque ethnie a son idiome. Il n'est pas
vraiment de
culture et d'instruction dans une civilisation purement
orale mais non
dépourvue d'esprit artistique. La masse suit ses
meneurs et applaudit ses
griots, ces ménestrels africains pleins de verve
et de fantaisie bon enfant. Le
cannibalisme, les sacrifices humains
n'ont pas disparu en certaines régions
de l'Afrique centrale. L'animisme mué en fétichisme règne là où l'Islam n'a
pas pénétré. L'évangélisation, pour sa part, se limite aux franges portuaires.
Cette Afrique plus que moyenâgeuse ne saurait mieux se défendre.
La
flèche et la sagaie sont encore les armes de la multitude. Rares
sont ceux
qui arborent de vieux fusils à pierre monnayés jadis à
quelques trafiquants
d'esclaves.
Une évidence éclate au terme de ce bref survol : le continent dit
noir ne
saurait être regardé comme un bloc cohérent et soudé. La
pigmentation
spécifique de la majeure partie de sa population dissimule une trompeuse
illusion d'unité. Dès lors, s'approprier de larges
parcelles de cette terre
vulnérable relève de la loi du plus fort ou du
plus audacieux. La Conférence
de Berlin l'autorisera en « toute
liberté ».
 
LA CONFÉRENCE DE BERLIN
(15 novembre 1884 – 26 février
1885)
 
L'essor industriel, un impérialisme grandissant, ont conduit l'Europe, à
partir de  1870, à s'intéresser, enfin, à une Afrique dont les
explorations
commencent à lever le voile.
Cette Europe, elle-même, est à regarder dans un sens restreint. La
Russie
a ses difficultés internes, ses rivalités balkaniques et avec la
Sibérie ne
manque pas d'espace pour s'étaler. L'Empire austro-hongrois, disparate et
continental, se replie sur lui-même. L'Espagne n'est
plus qu'une ombre
derrière l'écran des Pyrénées.
Les États européens intéressés sont donc peu nombreux. A défaut,
ils
sont actifs :
– l'Angleterre, première puissance industrielle et maritime du
monde ;
– l'Allemagne que sa victoire sur la France autorise à regarder
loin ;
–  l'Italie, encore mal affermie, mais attirée de tous temps par la
rive
africaine ;
– la France aux mobiles déjà évoqués.
 
Derrière ces quatre ténors, deux plus modestes se faufilent. Le Portugal
rappelle sa présence plus que centenaire. La Belgique se laisse
entraîner par
le dynamisme de son souverain, le roi Léopold II.
Ce cercle est limité. Il n'en n'est pas moins dominant de par son
poids
politique, économique et militaire. La fin du XIXe siècle lui
appartient.

*
**

L'Angleterre, la France, l'Allemagne, la Belgique sont à pied


d'œuvre.
Leurs explorateurs, marins et soldats grignotent l'Afrique.
L'Angleterre s'agite sur le Nil et le Zambèze. L'Allemagne se manifeste
au sud de l'équateur. La France de Brazza arrive au Congo.
Léopold II et la
Belgique, par Stanley, tout autant.
Le Portugal, soutenu par l'Angleterre, fort d'une implantation antérieure,
revendique l'embouchure du fleuve. Inéluctablement, ces
convoitises
engendrent des frictions et des conflits, s'il n'y est pas mis
bon ordre.
Il appartient à Bismarck, le grand homme du moment, de rassembler les
divers partenaires pour codifier la partie engagée. Déjà, en
1878, il avait
tenu congrès à Berlin pour essayer de dénouer l'imbroglio balkanique. Son
prestige est suffisant pour une initiative du même
genre devant le futur
découpage africain.
Réunissant l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark,
l'Espagne, les Etats-Unis d'Amérique, la France, la Grande-Bretagne,
l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie, la Suède, la
Turquie, bref toutes
les puissances qui à un titre quelconque comptent,
la conférence dite de
Berlin  –  et qui fera date  –  s'ouvre dans la
capitale allemande
le 15 novembre 1884.
Bismarck, puissance invitante, ouvre les débats. D'emblée, il donne
le
beau rôle aux participants :

«  En organisant cette conférence, le gouvernement


impérial a été
guidé par la conviction que tous les gouvernements invités partagent le
désir d'associer les indigènes d'Afrique à la civilisation en ouvrant
l'intérieur de
ce continent au commerce, en fournissant à ses habitants
les moyens de s'instruire, en encourageant les missions et
entreprises de
nature à propager les connaissances utiles
et en préparant la suppression
de l'esclavage, surtout de
la traite des noirs. »

Hypocrisie ? Sincérité ? Les deux sans doute. Chacun est là pour


fixer les
règles d'un jeu permettant de se servir en toute impunité. Nul
ne l'ignore. Il
est aussi des convictions sincères. On a vu le Français
Jules Ferry partisan
d'une main tendue pour apporter le progrès à des
civilisations reconnues, à
l'époque, comme arriérées. L'Angleterre, par
humanisme, combat la traite
depuis le début du siècle. Qui, en 1885,
oserait contester que la colonisation
fournit le développement technique, médical, culturel  ? Pour nombre
d'Européens, n'est-elle pas
aussi synonyme de liberté en abolissant des
autocraties sanguinaires  ?
Rien n'est simple. A un siècle de distance, les
jugements ont obligatoirement évolué.
Le  26  février  1885, la Conférence de Berlin clot officiellement ses
débats. L'Acte général de conclusion dégage les grands principes
reconnus :
– Liberté commerciale du Bassin du Congo.
–  Liberté de navigation, même en temps de guerre, sur le Congo
et le
Niger, suivant les principes équivalents appliqués en Europe
(Danube).
– Liberté religieuse.
– Interdiction de la traite des Noirs.
– Nécessité de notifier aux puissances signataires toutes les
annexions de
nouveaux territoires, qu'ils proviennent d'acquisition ou
de prise de
possession.
–  Nécessité de maintenir dans les territoires ainsi annexés une autorité
suffisante pour faire respecter les droits acquis.
–  Droit de pousser les limites d'une zone maritime acquise jusqu'aux
limites terrestres d'autres possessions européennes.
Les derniers points sont essentiels. Ils donnent l'esprit des accords
et
définissent les procédures d'appropriation. Un État européen pourra
revendiquer l'arrière-pays d'une région africaine occupée sous réserve
que
sa présence y soit effective et que les traités conclus avec les indigènes
soient nettement notifiés. Autrement dit, chaque puissance européenne
bénéficie de zones d'influence sur les étendues qu'elle peut
contrôler de par
son implantation existante (côtière essentiellement).
Le signal du départ est donné. Le «  Scramble  » (la mêlée) pour les
Anglais, « la course au clocher » pour les Français sont engagés. Ils
étaient
déjà lancés, diront certains (Tunisie en  1881, Égypte en  1882,
etc.).
Question d'appréciation à l'intérêt relatif. Avec la Conférence de
Berlin, le
droit étant sauf, l'Europe se lance à l'assaut de l'Afrique.
La France est bien placée, on l'a vu. Avec l'Algérie, la Tunisie, le
Sénégal, les comptoirs du golfe de Guinée, le Congo, Obock, elle s'est
déjà
assuré une confortable avance. Cet avantage et la liberté d'action
reconnue
faciliteront et aideront son action.

1 Madagascar et Réunion comprises.


2  L'empire africain anglais comptera  10  millions de km2  mais sera plus peuplé
(50  millions
d'habitants contre 36 millions selon les statistiques de 1939).
3 Ainsi l'Algérie, Suez sont-ils par exemple des réalités bien vivantes. La
France est à Alger depuis
un demi-siècle. Le canal de Suez a été ouvert, rappelons-le, en 1869.
4 Si l'on excepte la jeune mais encore modeste Algérie française.
5 Le continent africain compte 30 259 000 km2 sur 8 000 km du Nord au Sud
et 7 800 km d'Est en
Ouest.
 
Chapitre XVIII

 
GALLIENI, LE MAÎTRE
 
Gallieni ! Un nom appelé à revenir souvent dans l'histoire de l'expansion
coloniale française. Gallieni, le premier et le plus grand de
tous les
coloniaux français ! Il les domine tous. Il est leur maître à
tous. Quels que
soient leurs mérites, leurs talents, leurs réalisations,
les grands noms,
malgré l'acier dont ils sont trempés, ont toujours un
point faible : Lyautey
est comédien, Faidherbe insatisfait, Bugeaud
douteux, Brazza fragile,
Mangin personnel, Marchand inconstant. Et
ceci en ne citant que les plus
notoires.
Gallieni, seul, échappe à la terrible règle. On gratte sans vraiment
trouver
une faille. Chez lui, tout se complète, tout s'additionne. L'intelligence à
l'imagination, l'enthousiasme au bon sens, le caractère à
la pondération, la
réflexion à la décision, le courage à l'autorité, l'ambition à l'intégrité. Il sait
être un guerrier et un diplomate, un conquérant et un pacificateur. Il mêle le
loyalisme républicain au culte de la
patrie, l'esprit de justice à l'humanisme,
le sens du devoir à la
conscience professionnelle.
L'individu est un tout. Une carrière honorable ne saurait justifier
une
existence dissolue. Mari attentionné, père affectueux, ami fidèle,
Joseph
Gallieni honore l'homme dans sa vie publique comme dans sa
vie privée.
Clemenceau, bien mal placé pourtant pour distribuer des
prix de bonne
conduite, dira de lui qu'« il était la vertu sous les
armes ».
Sa modestie, sa mort prématurée l'ont, en partie, écarté du Panthéon des
grandes gloires militaires françaises et en particulier de celles
de la
Première Guerre mondiale. Il est pourtant le meilleur de tous,
ce maréchal à
titre posthume qui, après avoir servi son pays outre-mer trente ans durant,
est venu pour le défendre lui consacrer ses
ultimes forces. Le moins connu
eût mérité d'être le plus illustre.

*
**

Il fut à bonne école.


Son père, Gaétan Gallieni, milanais d'origine, refuse l'occupation
autrichienne et choisit la France. Le jeune engagé de 1829 devient
officier.
Le hasard des garnisons militaires le conduit à Saint-Béat dans
les
Pyrénées, Il y trouve l'élue et c'est là que vient au monde le  24
avril 1849 Joseph Gallieni, fils de Gaétan et de « dame Françoise
Perisse »,
une enfant du Comminges.
Saint-Béat, dans son fond de vallée, est la porte du val d'Aran
espagnol,
cette anomalie historique sur le versant français. A quelques
kilomètres en
amont, franchi le Pont du Roi, la Garonne qui n'est
encore qu'un torrent aux
eaux limpides devient le Rio Garona.
Comme il ressemble ce pays de Saint-Béat, lorsque les nuages bas
estompent les cimes neigeuses des Pyrénées, à cette haute région tonkinoise
que Joseph Gallieni découvrira des années plus tard  ! Même
relief abrupt
aux dénivelées impressionnantes, même manteau de verdure fait de jungle
ou de feuillus, mêmes falaises grisâtres de calcaire
ou de granit, même
carrés d'un vert cru quand poussent les jeunes
blés ou que s'habillent les
rizières.
Ce décor est beau. Il a aussi sa brutalité. Il est bien fait pour donner
de
solides jarrets à un futur fantassin.
Gaétan Gallieni est un homme d'ordre et de rigueur. Le métier militaire
lui a trop apporté pour qu'il n'envisage pas une route identique
pour son
fils1. Il lui choisit la voie royale mais austère de Saint-Cyr
par le Prytanée
militaire de La Flèche.
La vie n'est pas toujours facile pour un jeune Brution2 derrière les
hauts
murs du collège jadis fondé par Henri IV. Le clairon sonne tôt
le réveil. Les
grands dortoirs sans feu sont glacés l'hiver. La discipline
ignore les nuances.
Les gradés, les «  bas-offs  » dans le jargon de
l'École3, vieux briscards de
Crimée ou d'Italie, voient de haut une
jeunesse qui n'a qu'un droit qui est un
devoir  : travailler. Que faire
d'autre, il est vrai, dans la petite bourgade
endormie des bords du
Loir ?
Joseph Gallieni travaille, travaille dur. Comme le souhaitait son
père, il
«  intègre  » à Saint-Cyr en 18684 (promotion de Suez). Il
troque l'austérité
fléchoise pour une autre austérité  : celle du «  vieux
Bahut  » dans les
célèbres locaux de Madame de Maintenon. Gallieni
restera toute sa vie
fidèle à la devise de l'École : s'instruire pour
vaincre.
Le 14 juillet 1870, la cour Wagram connaît un tumulte bien peu
militaire.
Un camarade de Gallieni rapporte :

«  C'étaient des cris, des hourras, des applaudissements


frénétiques  ;
les képis volaient en l'air  ; dans la cour
Wagram, on brûlait livres et
cahiers. Motif  : un adjudant, debout sur le perron, avait lu la nouvelle
suivante  : «  Ordre  : la guerre est déclarée. Les anciens sont nommés
sous-lieutenants par décret impérial du  14  juillet. Ils
rejoindront leurs
corps le 15. »

Le conflit entre la France et la Prusse a éclaté. Pour Gallieni, après


les
années de formation, commence l'apprentissage de la guerre. Il est
sous-
lieutenant. Il a choisi l'infanterie de marine. Avec elle, il se bat
devant
Sedan. Il est de la poignée de héros qui défendent Bazeilles les
31  août
et  1er septembre. Il n'est que légèrement blessé mais connaît
l'amertume
d'être fait prisonnier ayant, par miracle, échappé au
massacre5.
L'action a été brève mais instructive. Gallieni se détache à jamais
d'un
régime qui a conduit la France à la défaite. Il sera républicain.
Il a vu aussi
que la bravoure ne suffisait pas. L'incurie des chefs a
précipité le désastre. Il
en tire enseignement :

«  J'ai compris, en voyant combien travaillaient les officiers


allemands, qu'il me fallait m'instruire si je voulais
contribuer au
relèvement de la patrie. »6 

S'instruire. Travailler. Toujours et encore les consignes de l'ancien


Brution.
En mars 1871, Gallieni libéré rentre en France. Sa vraie carrière
militaire
commence. Séjour en métropole. Séjour dit colonial à l'île de
la Réunion.
Enfin, en  1876, le véritable départ. Le lieutenant Gallieni
est nommé en
Afrique noire.
C'est un homme fait mais plein de flamme qui débarque à Saint-Louis. Il
a alors vingt-sept ans. La silhouette est celle qu'il conservera,
l'âge venant.
Grand, sec, visage osseux. Le regard, un regard de feu,
éclaire le masque
volontaire.
Ce soldat n'est pas et ne sera jamais un reître. Il ne goûte pas les
plaisirs
seconds. Sa détente, il la prend dans la lecture. Ses cantines
contiennent
toujours de bons auteurs qui lui font une escorte fidèle.
Ils sont son
délassement tout en assurant sa bonne gymnastique intellectuelle.
On va voir Gallieni en Afrique, dans cette région qu'on dénomme
le
Soudan, à cette époque : 1877-1881 et 1886-1888.
Il s'y fait un nom. Il se forge une expérience personnelle. On l'a vu
au
Tonkin de  1891  à  1895. La patrie sait désormais ce qu'il vaut. Il
ne
s'appartient plus. De  1896  à  1905, il est l'homme de la France à
Madagascar.
La Grande Ile lui donne l'occasion d'exposer concrètement ses idées
et
ses théories sur la colonisation. Ses « Instructions » datées du 22
mai 1898,
quelques mois après son accession au gouvernement général
de
Madagascar, s'affirmeront la Bible de l'officier colonial. Lyautey,
dans son
Rôle colonial de l'armée, paru en 1910, s'en inspirera largement.
Que dit Gallieni  ? La finalité du soldat colonial n'est pas la guerre.
La
conquête ne doit servir que la pacification, œuvre seule significative
et
estimable :

« Il faut nous rappeler que dans les luttes coloniales,


que nous impose
trop souvent l'insoumission des populations, nous ne devons détruire
qu'à la dernière extrémité et, dans ce cas encore, ne ruiner que pour
mieux
bâtir. Chaque fois que des incidents de guerre obligent
l'un de nos
officiers coloniaux à agir contre un village ou
un centre habité, il ne doit
pas perdre de vue que son
premier soin, la soumission des habitants
obtenue, sera
de reconstruire le village, d'y créer immédiatement un
marché, d'y établir une école. »

Dans cette perspective, bien éloignée de celle des razzias africaines


traditionnelles, le plus humble troupier trouve sa part :

«  Comme surveillant de travaux, comme instituteur,


comme ouvrier
d'art, comme chef de petit poste, partout
où l'on fait appel à son
initiative, à son amour-propre et
à son intelligence, il se montre à la
hauteur de sa tâche. »

Lyautey ne dira pas autre chose. Ses lettres du Tonkin rendent


compte de
son admiration pour son chef : « contempteur des conventions. Haïsseur de
toute la bureaucratie galonnée  », dont la curiosité
d'esprit, l'audace, le
confondent.
La vision de Gallieni n'est pas seulement théorie. Il retrouve, en la
dépassant, la vieille formule des bureaux arabes d'Algérie des Lamoricière
ou Daumas. Les officiers des bureaux arabes n'étaient que des
administrateurs. Ceux de Gallieni possèdent le double commandement,
militaire et territorial. Cette unité se retrouve dans le secteur tenu par
un
capitaine ou un lieutenant avec sa compagnie. Elle s'élargit dans
le cercle,
réunion de plusieurs secteurs, et enfin dans le territoire,
« organe supérieur
d'action militaire et politique », correspondant à
l'autorité d'un colonel. Quel
champ d'action et de responsabilités offre
Gallieni à ceux qui en sont
dignes  ! Il explique l'engouement des
cadres de l'armée coloniale pour un
métier les amenant, les derniers
coups de feu tirés, à construire, cultiver,
éduquer...
On devine aussi l'animosité levée devant une telle intrusion. On
comprend la hâte de l'administration civile à éliminer les territoires
militaires, ces territoires où elle ne trouve pas place pour elle.
Par ses idées, par leur application, Gallieni sort des attributs d'un
chef
militaire. Diplomate, économiste, il fait œuvre de société, pour ne
pas dire
« œuvre politique » (le terme « politique » implique trop de
corruption). Ce
patriote sert son pays en aidant ceux que la fortune
coloniale lui a confiés.
Jusqu'à l'épuisement de ses forces, il servira. Il meurt, le samedi  27
mai 1916, resté à la tâche jusqu'à l'extrême limite.
A Saint-Béat, aujourd'hui, sur un terre-plein entre rivière et montagne,
une placette a été dégagée. L'endroit est calme, discret, recueilli,
à l'image
de celui que ses concitoyens ont voulu honorer en cet
endroit.
Le ciseau d'Auguste Maillard le présente debout, en petite tenue de
flanelle de général de division. Pas de geste ostentatoire. Les mains
dans les
poches de sa vareuse. Sur le côté gauche, deux décorations  :
la médaille
militaire et la croix de guerre. Le regard, grave et posé,
semble affronter
l'adversité comme pour mieux la dominer.
Sur la stèle, tout aussi simple, un rappel :

Né à Saint-Béat le 22 avril 1849 
Mort à Versailles le 27 mai 1916 
Bazeilles 1870 
Soudan 1877 – 1881 ; 1886 – 1888 
Tonkin 1891 – 1895 
Madagascar 1896 – 1905 
1914 Gouverneur militaire de Paris :
« J'ai reçu mandat de défendre Paris contre l'envahisseur.
Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout. »
Sauveur de Paris 3 septembre 1914 
Bataille de l'Ourcq 4-10 septembre 1914 
Ministre de la Guerre 1915-1916 

L'essentiel y est. Une vie de droiture au service du pays.

1 Gaétan Gallieni finira sa carrière capitaine, chevalier de la Légion d'honneur.


Fixé définitivement
à Saint-Béat, il sera nommé adjoint puis maire de la commune
en 1879.
2 Élève du Prytanée militaire.
3 Réminiscence du vieux terme de bas-officier qui désignait un sous-officier
avant la Révolution.
4 Soixante ans plus tard, une autre promotion de Saint-Cyr (1927-1929) portera son nom.
5  La défense de Bazeilles, par le  2e régiment d'infanterie de marine, est un
épisode héroïque et
fameux de la guerre de 1870. La Maison des dernières cartouches est entrée dans la légende et a fait
l'objet d'une toile d'Alphonse de Neuville.
6 Lettre de Gallieni à son père.
 
Chapitre XIX

 
LA CONQUÊTE DU SOUDAN
 
La recherche de la clarté impose, durant les vingt dernières années
du
XIXe siècle, de délaisser l'ordre chronologique. Les événements sont
trop
riches et se succèdent de trop près sur des théâtres bien distincts.
Il faut
regrouper.
Par-delà donc les enchevêtrements et les interférences, la pénétration
française sur le continent africain peut ainsi se décomposer en grands
centres d'intérêt :
– Afrique occidentale (Soudan – Guinée – Côte-d'Ivoire – Dahomey).
– Sahara. Afrique équatoriale (Gabon – Congo – Tchad).
Et, pour être complet, il restera à évoquer la Grande Ile, Madagascar, à la
vie et à l'histoire autonomes en dépit de sa proximité d'avec
l'Afrique.1 
Les héros en eurent-ils conscience ? Les plus avertis, certainement.
Les
autres, non, assurément. Une manœuvre globale se dessine, opération
gigantesque en deux temps.
Du Sénégal, à l'ouest, du golfe de Guinée, au sud, les Français
convergent sur Tombouctou. Ils sont ainsi bien arrimés en Afrique
occidentale.
Puis, n'ayant pu avec Marchand couper le continent d'ouest en est
à leur
profit, d'Algérie par le Sahara, du Soudan par le Niger, du
Congo par
l'Oubangui-Chari, ils s'avancent pour se retrouver sur le
Tchad. Leurs
possessions africaines sont enfin soudées.
Ce double schéma est trop brutal pour être totalement exact. Il n'en
demeure pas moins le fil conducteur dans le dédale des actions locales.
La procédure de cette marche en avant, à quelques variantes près,
est
toujours sensiblement la même. Sur le terrain, des officiers, voire
des
administrateurs, souvent de leur propre initiative, avancent leurs
pions. Au
fil de leurs incursions, ils font signer des traités de protectorat aux
souverains locaux. En quelques années, ces traités de protectorat se
transforment en annexion pure et simple. L'administration
civile complète
ou remplace l'autorité militaire à l'origine de la
conquête. Une nouvelle
colonie est née.
A Paris, on a entériné, accordé des budgets avec plus ou moins de
largesse. Parfois même, mais plus rarement, on a incité à l'action. (Un
groupe de pression, quelques hommes politiques, ont suscité une
exploration, une intervention.)
Les diplomates, enfin, achèvent l'ouvrage. Des conventions passées
avec
les autres gouvernements européens délimitent les zones d'influence et les
frontières entre les territoires des uns et des autres.
L'Afrique de la seconde
moitié du XXe siècle se façonne ainsi de 1880
à 1914.

*
**

LA CONQUÊTE DU SOUDAN
2
 
1880 – Le capitaine Gallieni, de l'infanterie de marine, l'intéressé
tient à
ce titre, vient d'arriver au Sénégal. Brière de l'Isle a tôt fait de
remarquer ce
jeune officier si appliqué à la tâche. Il lui confie une
mission qu'il estime
essentielle  : reconnaître l'itinéraire Kayes, sur le
Sénégal, Bamako, sur le
Niger, et s'entendre avec Ahmadou, fils d'El
Hadj Omar, roi de Ségou et
héritier de l'Empire toucouleur.
Le gouverneur entend bien, par là, prendre les Anglais de vitesse.
Les
sujets de Sa Majesté débouchent de Gambie, de Sierra Leone, de
l'embouchure du Niger. En reliant le Sénégal au Niger (Brière de l'Isle
songe déjà au chemin de fer) et en signant un traité d'alliance avec
Ahmadou, la France s'assure la primauté sur la route qui mène à
Tombouctou.
Et Tombouctou  –  bien à tort, l'avenir le démontrera  –  garde toute
sa
séduction. Le proverbe arabe ne présente-t-il pas la cité comme « le
point
de rencontre du chameau et de la pirogue  »  ? L'image dans sa
simplicité
rend bien la réalité du quotidien devant Tombouctou.
Le  20  mars  1880, le capitaine Gallieni quitte Médine à la tête d'une
colonne légère3. Il compte se présenter à Ahmadou en ambassadeur.
L'expédition s'enfonce dans un pays bien mal connu. De misérables
populations végètent sous la coupe de féodaux. L'esclavage n'a pas
cessé. Il
reste une activité florissante pour plus d'un. On troque des
barres de sel
contre des esclaves. Ces malheureux de tout âge et de
tout sexe, entravés les
uns aux autres, trottinent sous le fouet de leurs
vigiles vers de lointaines
destinations4. Gallieni, Vallière, s'indignent.
Mais que faire ? Trente fusils,
même bien servis, ne sauraient régenter
un pays.
L'accueil des villageois n'est pas mauvais et de petits cadeaux amadouent
les visages. Il est des soirées d'étapes sous des toits hospitaliers.
Mais, aux
approches du Niger et du royaume d'Ahmadou, tout
change.
Le souverain toucouleur, transplanté sur les rives du fleuve, ne s'est
pas
créé que des amitiés. Il s'est imposé par le sang. Se présenter en
allié
potentiel d'un despote n'est pas la meilleure des cartes de visite.
A Dio, les
Bambaras se montrent plus qu'hostiles. Ils se ruent sur le
convoi. Tirailleurs
et spahis prouvent leur courage et leur fidélité. Le
petit détachement a des
tués, des blessés, perd la majeure partie de ses
impedimenta, mais tient bon.
Rebrousser chemin serait toutefois dans
la logique. Vivres, munitions,
médicaments font défaut. Gallieni
démontre sa fermeté devant l'adversité. Il
galvanise les énergies et
décide de poursuivre. La mission avant tout.
Non sans mal, le capitaine et sa troupe gagnent le Niger. Résolument ils
s'orientent au nord-est, vers Ségou, la capitale d'Ahmadou.
Ce dernier ne paraît pas disposé à recevoir les émissaires français.
Gallieni est bloqué à Nango, un peu avant Ségou, et les palabres
commencent. Est-il un otage, un prisonnier, un parlementaire ? Une
fois de
plus, le jeune capitaine a besoin de toute son énergie pour
dominer l'ennui,
les fièvres, les dérobades d'Ahmadou
Les échos de l'arrivée de la troupe du lieutenant-colonel Borgnis-
Desbordes, débouchant à son tour par l'itinéraire emprunté par Gallieni,
apprennent peut-être à Ahmadou qu'il doit ménager les Français.
Plus que
des fusils, ils possèdent des canons.
Le 5 avril 1880, Gallieni peut, enfin, repartir vers les siens. A priori,
il ne
repart pas les mains vides. Ahmadou a signé un traité de protectorat avec la
France. Mais comme pour le lointain accord Desmichels-Abd el-Kader, il y
a équivoque. Les deux textes sont bien
dissemblables.
Le document français annonce :

« Traite d'amitié et de commerce conclu avec l'Empire


de Ségou au
nom de la République Française. »
Par contre, le libellé en arabe énonce :

« Gloire à Dieu ! Que sa miséricorde s'étende sur tous


les peuples en
ce monde. Qu'il récompense ses fidèles
dans l'éternité. »

La maldonne est réciproque. Elle ne saurait conduire à la concorde


entre
les parties intéressées.
Certaines clauses paraissent cependant favorables aux Français.
Ainsi :
–  l'article  6  prévoit-il un protectorat français des sources du Niger
à
Bamako ;
–  l'article  7  reconnaît à la France les seuls droits de naviguer, de
commercer et de créer des Établissements sur le Niger.
 
Le capitaine Gallieni peut regagner la France, la tête haute. Il a
ouvert le
chemin. Borgnis-Desbordes (1838-1900), nommé commandant du Haut
Fleuve5, s'emploie activement dans les années suivantes
à élargir le sillon
tracé, forçant largement la main du gouverneur général à Saint-Louis et
n'hésitant pas à outrepasser les instructions reçues.
Il occupe Kita, à mi-
route entre Sénégal et Niger. En février 1883, il
prend pied définitivement
sur le Niger en édifiant un fort à Bamako
qui n'est qu'un modeste village de
pêcheurs. Il fixe par là-même les
destinées d'une future capitale6.
1886. Gallieni est de retour au Soudan. Lieutenant-colonel, il est à
son
tour commandant supérieur du Haut Fleuve.
En cinq ans, la situation a bien évolué. Les positions françaises sont
désormais solides de Médine à Bamako. Bafoulabé, Kita, sont tenus.
Gallieni rejoignant son poste pourra effectuer quelques dizaines de
kilomètres par voie ferrée7.
Dans leur marche vers l'ouest, les Français ont maintenant face à
eux
trois puissances organisées :
– Au nord, sur les rives septentrionales du Sénégal et du Niger,
Ahmadou
qui règne sur l'Empire toucouleur hérité de son père El
Hadj Omar. Il
contrôle de Médine aux abords de Tombouctou, soit
une bonne partie de
l'actuel Soudan.
– Au sud-est, un nouveau venu, Samory Touré. Il tient le Ouassoulou, un
gigantesque haricot de 105 km de long centré sur les
sources du Niger et de
ses principaux affluents rive gauche8.
Enfin, vers le sud-ouest, encore un nouveau venu, Mamadou
Lamine,
installé entre la Haute Gambie et la Falémé9.
 
Étrange paradoxe du continent africain  ! Il vit en plein Moyen Age,

 pour ne pas dire à l'âge de pierre chez certaines peuplades – mais,
de son
sein, surgissent des hommes hors du commun qui, en quelques
années, se
taillent des empires. On a vu El Hadj Omar. Voici Mamadou Lamine,
Ahmadou et surtout Samory Touré10. L'histoire impose
de s'attarder un peu
sur ces personnalités surgies de la brousse et
entrées dans la légende
africaine.
Ahmadou est le moins éclatant. Du reste, il n'est qu'un héritier. Son
père
El Hadj Omar a fait l'essentiel. Ahmadou n'apparaît pas moins
comme un
homme de culture, lettré, obstiné dans l'adversité, fidèle à
sa foi et à son
rôle de monarque.
Mamadou Lamine Dramé (vers  1840-1918) n'est pas sans rappeler
El
Hadj Omar. Homme de foi, il se présente en pèlerin de La Mecque
et en
croyant parfaitement initié. Le marabout chez lui rejoint le guerrier tout
comme chez El Hadj Omar. Mêlant le fanatisme religieux à
l'hostilité
engendrée bien souvent par le travail forcé imposé par les
Français
(portage, génie civil), il s'érige en maître d'une région de près
de 100 000 kilomètres carrés.
Samory Touré a le plus d'envergure. Despote sanguinaire pour les
uns,
défenseur obstiné de l'intégrité africaine pour les autres, il est sans
doute ce
double personnage. Joignant l'intelligence à la cruauté, la
cupidité à la
sincérité, ce météore africain ne peut laisser indifférent.
Sa route, a écrit,
non sans raison, un historien11, passe par le négoce,
les armes, l'Islam. La
traite assure sa première fortune. Les armes de
1853 à 1875 lui taillent son
empire. L'Islam scelle l'unité des tribus
disparates et animistes.
Ce souverain a de quoi plaire. Sa prestance impressionne. Son verbe
entraîne. Son faste séduit. Son armée en impose. Elle comptera jusqu'à
40  000  guerriers, les fameux sofas, souvent équipés de fusils modernes.
L'organisation territoriale, au début du moins, n'est pas en reste. Une
solide
logistique appuie les entreprises du monarque. Hélas, pour sa
mémoire,
Almamy Samory12  n'est pas que cet heureux assemblage
d'organisateur
génial, de stratège avisé, de chef prestigieux. Pour s'affirmer, il draine
derrière lui l'incendie, le pillage, le massacre, rejoignant dans l'horreur les
conquérants déchaînés à la tête des hordes
mongoles.

*
**

Mamadou Lamine, Ahmadou, Samory, tels sont donc ceux que les
Français trouvent devant eux à partir de  1885. Habilement, les chefs
militaires battront successivement les uns et les autres de par la supériorité
de leur armement et par les rivalités qu'ils sauront exploiter.
L'armée
française trouvera toujours des alliés et non des moindres face
aux grands
Africains.
Gallieni, le premier, illustre cette situation.
Il sait fort bien que ses moyens – qui se sont renforcés, Paris ayant
fait un
effort – ne lui permettent pas de tout régler. Il compose.
Ahmadou n'est pas
immédiatement dangereux. Son empire est tiraillé
par les prétendants, ce
qui diminue d'autant le pouvoir du maître de
Ségou. En 1881, le capitaine
Gallieni a noué des liens avec celui-ci. Le
colonel Gallieni les renoue,
s'assurant de ce côté une neutralité qui
sera, à l'occasion, une complicité.
Samory, après des années d'escarmouches transformées parfois en
batailles rangées, vit en paix avec la France. Tout comme la France,
il ne
peut se battre sur deux fronts et son ennemi de l'heure s'appelle
Tieba, roi de
Sikasso13. Depuis des mois, Samory l'assiège, en vain,
dans sa capitale. Il
accueille donc favorablement l'envoyé de Gallieni,
le capitaine Peroz.
Le  23  mars  1887, le traité dit de Bissandougou
assure une concorde
(certainement provisoire). Samory reconnaît aux
Français la rive gauche du
Niger ainsi qu'un protectorat exclusif –
mais théorique – sur son empire. En
outre, le commerce national
serait libre dans les possessions de l'Almamy.
Gallieni a les mains libres. Il ne cache pas ses arrière-pensées :

« Après l'avoir empêché par le traité de Bissandougou


de se tourner
vers les Anglais, je me suis appliqué dès
ma prise de commandement de
miner la puissance de ce
souverain nègre. »

Habileté politique ou fourberie ? Gallieni, lui, est persuadé du bienfondé


de ses actes dans l'intérêt supérieur de son pays.
Il ne reste donc plus, dans l'immédiat, que Mamadou Lamine. Il
représente l'ennemi le plus pressant. Il prend les lignes françaises en
tenaille. Si le gros de ses forces est avec lui, au sud du Sénégal, son
fils
Seybou nomadise au nord du fleuve. Père et fils ont dépassé le
stade de la
menace. Ils viennent d'attaquer Bakel. L'alerte a été
chaude. La garnison
française a tenu mais les populations amies ont
souffert. Le roi du
Bondou14, un allié, a été égorgé avec nombre des
siens.
Gallieni lance deux colonnes, la première sous son fidèle adjoint, le
commandant Vallière, la seconde sous ses ordres directs. Au terme
d'une
approche discrète, les deux officiers se joignent devant Diana15,
la capitale
de Mamadou Lamine. La ville, désertée précipitamment par
ses habitants,
est occupée sans combat.
Gallieni ordonne de faire un exemple pour frapper les esprits. Ce
n'est
pas le premier. Ce ne sera pas le dernier. A la nuit tombée,
Diana est livrée
au feu. Les paillotes s'embrasent comme des torches.
Leurs flammes se
projettent très haut dans le ciel. Le paysage s'éclaire
des lieues à la ronde.
En quelques heures, Diana n'est plus qu'un amas
de cendres. Qui oserait
braver à nouveau la puissance du Toubab
français ? Mamadou Lamine.
Il a fui mais il a besoin d'une revanche. Quelques jours plus tard,
il tente
l'attaque de la colonne française.
Serait-ce Fontenoy  ? Non, c'est Kagnibé, quelque part en Afrique
occidentale. Les tirailleurs forment le carré, premier rang un genou à
terre,
second rang debout. A cheval, les officiers commandent le tir.
Les feux de
salves crépitent lorsque les assaillants jaillissent des hautes
herbes, la sagaie
à la main et hurlant des chants de guerre. Quelques-uns seulement
brandissent des fusils. Les Kropatschek à répétition16
ne chôment pas. Des
grappes humaines s'abattent. La baïonnette a
raison des derniers.
Mamadou Lamine a pu s'esquiver mais a tout perdu  : le gros de
son
armée, son trésor, son harem tombé aux mains du vainqueur.
Gallieni donne
ses femmes  –  en mariage, l'honneur est sauf  –  à des
soldats par ordre de
mérite. Le plus valeureux reçoit la plus belle. Le
17e écope de la plus
vieille. Peu après, il demandera à son colonel de
s'en séparer, la mégère lui
rendant la vie intenable...
Plus au nord du Sénégal, les cavaliers d'Ahmadou, alliés fortuits et
intéressés de Gallieni, traquent Seybou, le fils du marabout. Les Français
sont en embuscade sur le fleuve. Seybou tombe finalement dans
leurs rets.
La cour martiale juge sans appel. Reconnu coupable d'avoir massacré des
prisonniers devant Bakel, Seybou est fusillé. Le jeune homme
– il n'a que
dix-huit ans – a devant la mort la fermeté d'un vrai
croyant.

« Remercie le colonel (Gallieni), dit-il à l'officier qui


lui annonce son
jugement, de me tuer avec ses fusils et
de ne pas me rendre indigne du
séjour d'Allah17. »

Mamadou Lamine s'est enfui vers l'ouest avec les débris de son
armée. Il
s'est retranché dans Toubakouta18 dont il a fait sa nouvelle
capitale.
Mais le marabout est bien isolé. Les tribus se dressent contre lui.
Moussa
Molo et ses 2 000 guerriers se joignent aux Français engagés
pour en finir
dans une campagne d'hiver (novembre-décembre 1887).
Le 8 décembre, le
capitaine Fortin enlève Toubakouta après un rude
assaut. Une fois encore,
Mamadou s'esquive. Blessé, traqué, il est rattrapé par Moussa Molo et
succombe à ses blessures. Sa dépouille a la
tête tranchée par un griot qui
rapporte fièrement son macabre trophée.
C'en est fini de Mamadou Lamine et de son empire. Gallieni peut
écrire19 :

«  Le  14  décembre, tous les chefs réunis à Toubakouta


signaient les
traités par lesquels ils se plaçaient sous le
protectorat de la France. Le
Soudan français rejoignait
ainsi nos possessions de la Casamance et du
Saloum sur
l'Atlantique, en même temps que s'ouvraient de plus en
plus
devant nous les routes du Fouta-Djalon »...
« Le 22 janvier, la colonne de la Gambie rentrait à
Kayes, où elle était
reçue en grande pompe et fêtée pour
ses nombreux succès...
L'expédition avait d'ailleurs eu les
plus grands résultats au point de vue
politique  : toutes
les populations qui avaient suivi la fortune du
marabout,
depuis les bords de la Gambie jusqu'au Ripp et au
Saloum,
avaient promis sur le Coran de rester fidèles aux
traités du protectorat et
de commerce signés avec le chef
de la colonne... La rive droite de la
Haute Gambie pouvait donc être considérée comme entièrement
française. »

La suite appartiendra au colonel, puis général, Archinard.

*
**

En  1890, Louis Archinard (1850-1932) devient officiellement


commandant du Soudan français20. Ce titre démontre l'évolution
intervenue
en haut lieu. Étienne, le député d'Oran, est secrétaire d'État
aux Colonies. Il
pousse vigoureusement à l'expansion coloniale. Le
Comité de l'Afrique
française, créé le 24 novembre 1890, œuvre dans
le même sens. La marche
du Tchad est son objectif annoncé et il s'est
donné pour tâche de  :
« consacrer l'union à travers le Soudan du
Congo français, du Sénégal et de
l'Algérie-Tunisie ».
Ainsi, Archinard et Trentinian21  après lui auront-ils les coudées plus
franches. Ils seront les vrais créateurs du Soudan français.
Dans le même temps, Paris et Londres se mettent d'accord. La
convention
du 5 août 1890 définit leurs zones d'influence respectives
dans la région du
Niger. La ligne Say-Barroua22  délimite une frontière
lourde d'avenir23. Le
sud de la boucle du Niger, région fertile et peuplée, relève des Anglais.
Ceux-ci, depuis deux décennies, évinçaient
sans relâche les implantations
commerciales françaises au débouché du
fleuve. Ils ont gagné une partie qui
d'économique est devenue politique.
Le Niger sera une colonie anglaise. Son destin est fixé même au-delà de
son indépendance (survenue en 1960).
Les Français ont donc le nord. Ils peuvent ainsi se targuer d'une
liaison
enfin assurée – sur le papier – avec leur province d'Algérie.
Mais entre le
Niger et le Tell algérois, il y a surtout du sable et des
cailloux.
Lord Salisbury, le premier ministre anglais, se gausse  : «  Ce sont
des
terres légères, très légères, où le coq gaulois pourra gratter... »
Effectivement. Soixante ans plus tard, sous ses ergots, à force de
gratter,
le coq gaulois fera surgir du gaz, du pétrole24, nouveau pactole du XXe
siècle.

*
**

Au moment où les Français s'engagent, en force, vers l'intérieur de


l'Afrique, le regard se doit de se poser quelques instants pour saluer
deux
exploits. Qu'admirer le plus ? La force d'âme ou la résistance
physique de
ces hommes livrés à eux-mêmes des mois durant ?
Le 1er juillet 1887, le lieutenant Louis Binger (1856-1936), un enfant
de
Strasbourg, quitte Bamako. Il n'a avec lui qu'une équipe de porteurs et deux
domestiques indigènes. Pour l'exploration qu'il envisage,
le ministère, à
Paris, ne lui a alloué que 20 000 francs.
Sa longue marche à travers la brousse le mène à Sikasso qu'assiège
Samory. L'Almamy, alors en paix avec la France, lui fait bon accueil.
Binger poursuit. Il remonte vers le nord-est jusqu'à Bobo-Dioulasso
puis
Ouagadougou dans la future Haute-Volta. Mal reçu, il rebrousse
chemin et
rejoint Kong. Là, le  5  janvier  1889, il retrouve l'administrateur Treich-
Laplène parti à sa recherche. Par la vallée de la Comoé,
les deux Français
regagnent ensemble Grand Bassam sur le littoral
atlantique début 1890. Un
périple de 4 000 kilomètres parcourus en
près de trois ans ! Une somme de
renseignements géographiques et
politiques. Un traité de protectorat avec
les rois de Kong. Le bilan
est éloquent, mais Binger a surtout démontré
qu'on pouvait se rendre
directement du Soudan au golfe de Guinée,
contrairement à ce qui
était généralement admis25.
L'épopée du capitaine Louis Monteil (1855-1925) est encore plus
légendaire. Le 2 décembre 1890, Monteil quitte, lui aussi, Bamako
avec un
compagnon européen  –  l'adjudant Badaire  –  et dix tirailleurs d'escorte.
Mieux loti que Binger, il lui a été attribué  60  000
francs, 10  fusils
et  3  000  cartouches. Il doit reconnaître la fameuse
ligne Say-Barroua
appelée à séparer les influences française et anglaise.
Deux ans plus tard, presque jour pour jour, le 10 décembre 1892,
mission
accomplie, Monteil arrive à Tripoli, alors dépendance turque.
Quelle route
derrière lui  ! Il a coupé la grande boucle du Niger jusqu'à
Say, rallié le
Tchad, traversé le Sahara par Bilma et le Fezzan. Le
soldat a montré autant
de courage que de diplomatie. Monteil est le
grand précurseur, trop oublié,
de la voie menant au Tchad et des
liaisons transsahariennes.

*
**

1888, Archinard, on l'a vu, a remplacé Gallieni parvenu au terme


de son
séjour. Ce polytechnicien méthodique s'engage aussitôt, avec
résolution,
contre Ahmadou. Plus exactement, il s'en prend à l'héritage
d'El Hadj Omar
car la succession a fait des envieux et créé des rivalités. Ahmadou n'est pas
seul, ce qui l'affaiblit d'autant.
Une guerre de sièges et de prise de places fortes débute. Serait-on
au
Grand Siècle ?
Le  12  février  1889, Ségou, siège historique du royaume toucouleur,
tombe à son tour. Madani, le fils d'Ahmadou, n'a pu défendre sa ville.
Que
faire devant les canons français ?
La conquête des forteresses se poursuit non sans héroïsme de
chaque
côté. A Ouessebougou, Baudiougou Diara, un chef Bambara
rallié à
Ahmadou, se fait sauter plutôt que d'être capturé...
La chute de Nioro, le  1er janvier  1891, dont Ahmadou avait fait sa
capitale personnelle, annonce la fin. Perdant sa capitale Ahmadou se
retrouve détrôné même si la résistance se poursuit avec acharnement.
A
l'assaut de Diena, le  18  janvier, Marchand est encore blessé, plus
sérieusement cette fois. Il échappera de peu à l'amputation d'un bras.
Non
loin de lui, un autre officier est également atteint. Ce sous-lieutenant des
troupes de marine, comme Marchand, porte un nom riche
de promesses  :
Charles Mangin.
1893. Les armes ont parlé. L'Empire toucouleur a vécu. Ahmadou,
vaincu, s'éloigne. Avec 10 000 des siens, il gagne la rive orientale du
Niger.
Réfugié près de Sokoto26, où il mourra en 1898, il gardera
jusqu'à la fin son
hostilité à l'envahisseur français.
Sur place, à Ségou, les Français intronisent un frère d'Ahmadou et
instaurent un protectorat. En 1905, l'annexion pure et simple sera
décrétée.
Le Soudan, futur Mali, colonie française, prend forme. Il ne
restera plus
qu'à fixer ses frontières précises avec ses voisins. Il a tant
d'espace devant
lui, surtout au nord !

*
**

Ahmadou évincé, la route de Tombouctou est libre. A priori du


moins. Et
plus d'un rêve de mettre ses pas dans les traces de ceux de
René Caillié.
Cette approche est bien significative de la conduite de
l'expansion coloniale.
Les gens du terrain forcent les ultimes verrous.
A Paris, à Saint-Louis, on
renâcle devant les risques pris.
Pour se rendre à Tombouctou, la voie du Niger semble la plus
rapide et la
plus sûre. Les marins ont des canonnières qu'ils ont
remontées de toutes
pièces à Bamako. A maintes reprises, ils ont
essayé, mais Ahmadou était
encore là. Ce n'est plus le cas.
Le lieutenant de vaisseau Boiteux, au terme d'une heureuse navigation,
accoste à Kabara, le port de Tombouctou. Laissant une faible
garde à son
bâtiment, il entre à Tombouctou le 12 décembre 1893.
Les Touaregs – maîtres des lieux – ne l'entendent pas ainsi. Tombouctou
relève de leur autorité et de leur négoce. Le petit détachement
laissé à
Kabara est surpris et massacré. Le colonel Bonnier qui, en
dépit des ordres
reçus, s'était avancé pour couvrir Boiteux bien aventuré sans grands moyens
connaît le même sort tragique. Le 15 janvier,
à Tacoubao, la majeure partie
de la colonne, dont son chef, disparaît
dans une attaque de nuit.
Tombouctou est-elle une cité interdite ou une cité maudite ?
Le commandant Joffre force le destin. Le futur vainqueur de la
Marne
reste sourd aux directives du gouvernement civil qui a provisoirement
remplacé Archinard. Il veut venger ses compagnons. Bousculant et
dispersant la résistance touareg, il entre à son tour dans
Tombouctou
le 12 février 1894 et y impose le drapeau tricolore27.
Un succès militaire estompant un grave revers. Une occupation sans
grande incidence économique mais conséquente au plan politique28. Telle
apparaît l'occupation enfin réalisée de Tombouctou. La France
installée au
sommet de la grande boucle du Niger, est bien placée. Elle
peut surveiller le
Sud saharien et préparer la liaison avec l'Algérie.
Elle contrôle le Moyen
Niger et surveille son cours. Elle peut surtout
regarder vers le Tchad.
La prise de Tombouctou signifie aussi les mains libres au Soudan.
C'est
dire que l'essentiel des forces est à même de se retourner contre
le troisième
homme : Samory.

*
**

LA LUTTE CONTRE SAMORY


 
En  1894, elle est déjà bien engagée. Archinard a ouvert les hostilités
en 1891 dès qu'Ahmadou s'est incliné, le genou à terre. Elle se poursuit et se
poursuivra avec des hauts et des bas, des périodes d'accalmie, des tentatives
de conciliation même. Samory n'est pas un
adversaire facile. Il étonne les
officiers français qui, par-delà la barbarie de ses méthodes, reconnaissent
ses qualités militaires.
Baratier, le second de Marchand à Fachoda qui eut à le combattre
loyalement, le dépeindra29 :
« Un conducteur d'hommes... possédant l'audace,
l'énergie, l'esprit de
suite et de prévisions, et par-dessus
tout, une ténacité irréductible,
inaccessible au découragement. »

D'entrée de jeu, Samory perd Kankan et surtout Bissandougou, sa


capitale officielle. Il a compris. Ahmadou comptait sur ses places fortes
ou
supposées telles. Samory jouera la mobilité, n'hésitant pas à déplacer
l'ensemble de son dispositif. Ce sera la stratégie du «  royaume
errant  ».
En 1886, Samory tenait le Ouassoulou. Dix ans plus tard,
son royaume sera
axé sur Kong dans le nord de l'actuelle Côte-d'Ivoire. Formidable transfert
de plusieurs centaines de kilomètres qui
s'insère dans toute une stratégie de
perpétuel mouvement.
L'Almamy a scindé ses troupes en trois éléments. Le premier
conquiert.
Le second occupe et prélève. Le troisième résiste et détruit.
Samory dispose
toujours ainsi d'un territoire d'où tirer des hommes,
des
approvisionnements, de la monnaie d'échange (des esclaves contre
des
armes). Derrière lui, il ne reste qu'une terre brûlée où les Français
éprouvent
de grandes difficultés devant le vide créé.
Ceux-ci tentent un large encerclement. Du nord bien sûr, du sud
aussi. Le
résultat n'est pas toujours heureux.
En septembre  1894, Monteil, le héros de la traversée Bamako-Tripoli,
monte de Grand Bassam sur le littoral atlantique à la tête de
cinq petites
compagnies. La forêt, les populations hostiles, les sofas de
Samory lui
barrent la route. Sa troupe mise à mal, lui-même avec une
jambe brisée,
Monteil doit rebrousser chemin. Samory sort vainqueur
de cette joute alors
que plus au nord, il perd du terrain.
En 1895, il prend Kong qu'il pille et rase littéralement pour avoir
eu des
faiblesses avec les Français. Détruisant cette cité commerçante,
où Binger
avait stationné et traité, il jette la terreur dans toute la
contrée mais y impose
son autorité.
Marchand était là contre Ahmadou. Il est encore là contre Samory.
Présent aussi Charles Mangin. Et d'autres lieutenants, Baratier, Germain. La
camaraderie unit tous ces jeunes officiers. L'hostilité contre
l'Angleterre
également. Ils voient bien d'où proviennent ces fusils qui
ajustent leurs
tirailleurs ou leurs spahis : des comptoirs anglais de
Sierra Leone. Mangin
parlera de ses compagnons qui « s'indignaient
de voir une nation civilisée
armant un chasseur d'esclaves  ». Il n'est
pas étonnant que ces hommes se
soient retrouvés ensemble devant
Fachoda.
Un moment, en  1897, les deux parties pensent, peut-être, pouvoir
s'entendre. Samory accepterait-il la formule, si prônée par les Français,
du
protectorat ? La mission du capitaine Braulot, envoyée à cet effet,
connaît
un sort tragique. Braulot est tué. La responsabilité de Samory
n'est pas
engagée dans un acte qui apparaît criminel vis-à-vis d'un
parlementaire.
Mais Paris se lasse. Ordre est donné d'en finir. Les
colonnes convergent.

1898. L'année décisive.


Sikasso est prise.
Samory est capturé.

Sikasso, forteresse de huit kilomètres de développement avec ses


tours de
six mètres d'épaisseur à la base, avait vu l'échec de Samory.
Tiaba, son roi,
tenait à son indépendance. Babemba, son successeur
tout autant. «  Moi
vivant, les Français n'entreront pas à Sikasso. »
 
Sikasso, de par sa position à  300  km au sud-est de Bamako, reste
une
épine dans le Soudan français. Cette cité incontrôlée ne permet
pas de
refermer la nasse autour de Samory.
Au printemps 1898, le colonel Audéoud l'assiège. Fidèle à son serment,
Babemba se suicide lorsque le canon a raison de ses murailles
et que les
assaillants pénètrent en son palais, le 1er mai.
Dès lors, la route du nord est fermée pour Samory.
Celui-ci, maintenant, est un homme traqué même s'il entraîne dans
ses
fuites une suite importante de sofas ou de prisonniers. Les Français
veulent
sa perte. Le commandant Caudrelier a repris Kong et le
repousse vers le
nord-ouest. Le commandant Pineau lui barre la route.
Le commandant
Lartigue le presse de près. Battu à Doué et Ngaoué
les 20 et 21 juillet, puis
à nouveau à Tiafeso, Samory sait bien qu'il a
perdu la partie. 2 000 de ses
sofas ont déserté même si un grand
nombre sont demeurés fidèles. Pour le
fugitif, le Libéria s'annonce le
seul refuge. Il s'engage dans la haute forêt
pour y parvenir.
Face à lui, le commandant Lartigue ne veut pas lâcher sa proie. Ses
adjoints, le capitaine Gouraud, le lieutenant Woelffel encore moins.
Son
dispositif ratisse un front de soixante kilomètres, Gouraud au
centre,
Woelffel au sud, lui-même au nord pour mieux assurer les liaisons. Dans
cette chasse à l'homme, Gouraud sera le plus heureux.
Le jeune capitaine – il a alors trente et un ans – dispose de
9 Européens,
212 tirailleurs, 50 porteurs, 15 jours de vivres. Le moral
de la troupe est à
l'image du chef. « En avant ! »
Pourtant la progression est difficile. Il pleut, il pleut sans cesse. Le
pays
est vide. Il n'y a que des cadavres qui empoisonnent les mares.
Samory, égal
à lui-même, a semé la mort derrière lui. Des traînards
de sa horde en
déroute, ramassés au hasard, implorent les tirailleurs :
« Mfa ! Kouko ! » (Père ! J'ai faim !)
Un sofa borgne égaré est fait prisonnier. Il donne des renseignements.
Samory camperait un peu au sud, près du village de
Guelémou30.
Gouraud décide d'agir vite :

«  Ce qu'il faut, c'est une surprise brutale, complète,


pour ne pas
donner à l'Almamy le temps de fuir et le
prendre vivant. Lui pris, ses
sofas posent les armes. »

Le premier, le caporal Faganda-Toukara le reconnaît à sa haute


taille et à
son vêtement bleu rayé de blanc. Samory a une dizaine de
mètres d'avance
mais, de par son âge – il a une bonne soixantaine
d'années – il s'essouffle
vite. Le sergent Bratières lui crie
« Ilo ! Samory ! » « Arrête, Samory ! »
Et déjà, il est sur lui.
Épuisé, Samory se laisse tomber à terre. La section Jacquin l'environne.
Les sofas tirés de leur stupeur première veulent réagir. Gouraud
accourt
avec Mangin et sa section de réserve. Les baïonnettes sont
menaçantes.
Samory serait la première victime d'un combat rapproché Il ordonne à ses
hommes de déposer leurs armes.
Mektoub ! C'était écrit.
Pas un coup de feu n'a été tiré. Henri-Eugène Gouraud connaît la
gloire,
Samory la captivité. Il sera exilé au Gabon où il sera emporté
en 1900 par
une congestion pulmonaire. Le personnage laisse derrière
lui un double
héritage. Un pays dévasté  –  à l'image de Kong  –  sur
des milliers et des
milliers de kilomètres carrés. Une légende  : celle du
fier guerrier luttant
jusqu'au bout contre l'envahisseur.
La capture de Samory est un peu le pendant de la prise de la smalah
d'Abd el-Kader en 1843. Ce coup d'audace heureux frappe les esprits.
Les
Français sont vraiment les plus forts. Mais si la prise de la Smalah
marquait
un tournant décisif, la capture de Samori sonne une fin. La
conquête
militaire se termine là, pour l'essentiel, en Afrique occidentale. De Saint-
Louis à Tombouctou et au moyen Niger la paix française règne. Il ne reste
plus qu'à l'organiser et à éliminer les ultimes dissidences.
Cela est d'autant plus vrai qu'entre-temps Trentinian a conclu l'ouvrage
de sa propre autorité. Le lieutenant gouverneur a agi en oubliant, une fois
encore, les directives supérieures.
Qui sera le premier dans la partie inférieure de la boucle du Niger  ?
Certes les Français sont à Tombouctou grâce à la détermination de Joffre,
mais les Anglais arrivent. Ils montent du sud de la Côte de l'Or. Ils
progressent sur le cours inférieur du Niger. Leur Royal Niger Company
aspire au monopole et évince ses concurrents. Si les Anglais poursuivent, et
ils paraissent bien décidés à le faire, ils couperont l'axe
ouest-est menant au
Tchad. Et derrière le Tchad, il y a le Chari menant au Congo déjà français31.
Trentinian sent qu'il importe d'agir vite. Il envoie les lieutenants Voulet et
Chanoine prendre possession du Mossi au sud de Tombouctou32. A la tête
d'une colonne de tirailleurs sénégalais et bambaras, les deux officiers se
dirigent sur Ouagadougou, la capitale. Les difficultés ne manquent pas. Les
harcèlements des Samo entravent la marche. Inflexible, Voulet tient ferme.
Le 1er septembre 1896, il entre à Ouagadougou. Le protectorat français est
instauré sur le Mossi. Resté seul, Chanoine s'empare du Gourounsi
en 189733. Désormais les Anglais sont pris de vitesse. Leur progression vers
le nord est stoppée. La grande jonction Soudan-Tchad-Congo demeure
possible.
De par le drame de Dankori34  en  1899, Voulet et Chanoine demeurent,
pour l'histoire, des maudits. L'un ne doit pas estomper l'autre. Leur énergie
et leur courage35  en  1896-1897  n'en ont pas moins donné à la France, à
l'époque, une contrée de  275  000  kilomètres carrés, base d'une future
colonie et d'un futur État : la Haute-Volta.

1 Il y a environ 400 km entre les côtes africaines et malgaches


2 La région dénommée alors Soudan – « Le Pays des Noirs » – est très
vaste. Elle englobe l'actuel
Mali mais aussi une partie de la Mauritanie, du Niger
et de la Haute-Volta. Contrée immense, à vol
d'oiseau 800 km de Bamako à
Tombouctou, et marquée de plus en plus par la sécheresse saharienne.
C'est le
Sahel en remontant vers le Nord.
3 Deux officiers, les lieutenants Pietri et Vallière, le docteur Toutain et une
trentaine de tirailleurs
et spahis d'escorte. Le fidèle interprète Allasanne est le chef
du convoi.
4 La traite européenne a disparu. Il s'agit là de la traite « arabe » de la côte
orientale de l'Afrique.
5  Ce commandement militaire, transitoire, couvre en gros la région entre Sénégal et Niger. Il
prélude au commandement global du Soudan français.
6 Bamako, on le sait, est aujourd'hui la capitale de la République du Mali
après avoir été celle du
Soudan français ; 150 000 habitants.
7 La Chambre, grâce à Jules Ferry, a voté des crédits, assez modiques toutefois. La liaison Kayes-
Bamako ne sera effective qu'en 1904. Le tracé complet
Sénégal-Soudan, c'est-à-dire Dakar-Bamako,
ne sera achevé qu'en 1923.
8 Grossièrement, la Guinée septentrionale et une partie nord de la Côte-d'Ivoire.
9  La Falémé, on le sait, est le principal affluent rive gauche du Sénégal qu'il
rejoint un peu en
amont de Bakel.
10 Avant Rabah, le maître du Tchad ou le Mahdi, celui du Soudan égyptien.
11 Joseph Ki-Zerbo, historien de l'Afrique noire.
12 Samory Touré est né vers 1830 (ou 1835 ?) non loin de Kankan, dans l'actuelle Guinée.
Almamy : commandeur des croyants. Contraction des mots arabes Amir el
Moulemine.
13 Sikasso est la capitale du Faama (roi) Tieba, 300 km au sud-est de Bamako.
14 Royaume sous protectorat, entre Falémé et Haute Gambie.
15 250 km au sud de Médine.
16  Kropatschek, fusil à répétition modèle  1878, du nom de son inventeur autrichien, en service
dans les troupes de marine.
17 Allusion à une vieille croyance islamique. Allah saisit les justes par une
touffe de cheveux pour
les introduire dans son paradis. Un homme décapité ne
peut donc bénéficier de la béatitude éternelle.
18 250 km au nord-ouest de Diana.
19 Deux colonnes au Soudan.
20 Le commandement du Soudan remplace celui du Haut Fleuve tenu par
Borgnis-Desbordes et
Gallieni.
21 Trentinian (1851-1942). Au Soudan comme colonel de  1894  à  1897, puis comme général en
tant que lieutenant gouverneur de 1898 à 1899.
22 – Say sur le Niger, 50 km au sud-est de l'actuel Niamey. – Barroua à la corne nord-ouest du lac
Tchad.
23 Cette même convention règle le sort de Zanzibar et de Madagascar. Cf. chapitre XXIX.
24 Le premier pétrolier chargé de pétrole saharien quittera Philippeville
(Skikda) en février 1958.
Faut-il le rappeler : les puits de pétrole d'Hassi Messaoud sont à l'est d'Ouargla ; ceux d'Edjelé et
d'In Amenas sont au nord du Tassili des Ajjer. Le gisement de gaz naturel d'Hassi R'Mel, estimé
à 3 000 milliards de mètres cubes, est un peu au nord de Ghardia.
L'Algérie indépendante les doit à la France.
25 Une chaîne de montagnes élevées était supposée barrer la route.
26 A 350 km est-sud-est de Niamey, dans l'actuel Nigéria.
27 Le vainqueur de Bonnier, défait à son tour par Joffre, se ralliera à la
France. Dans les années 40,
octogénaire, toujours souple et alerte, il portait avec
orgueil sa Légion d'honneur sur ses voiles bleus.
Témoignage des services rendus
par la suite...
28  Tombouctou, à l'époque, compte moins de  8  000  habitants de diverses ethnies et n'est qu'un
modeste marché d'esclaves et de sel.
29 Ces lignes sont souvent citées par les apologistes de Samory.
30  Guelémou, en limite nord de la haute forêt tropicale, est à environ  280  km
de Monrovia
et  400  km au nord-ouest d'Abidjan. Son emplacement se situe non
loin du point de rencontre des
frontières de la Côte-d'Ivoire, du Libéria et de la
Guinée.
31 Cf. chapitre XXIV.
32  Pays des Volta (la noire, la rouge, la blanche) et cœur de la future Haute-Volta. Samory s'y
procurait des chevaux.
33 Le Gourounsi s'étend au sud et au sud-est de Ouagadougou.
34 Cf. chapitre XXVI.
35 Leur brutalité aussi, pour ne pas dire plus. Voulet et Chanoine ont la main
lourde – très lourde –
 pour briser ce qui leur résiste. Déjà apparaît ce trait de
leur caractère qui les mènera à leur perte.
 
Chapitre XX

 
GUINÉE, CÔTE-D'IVOIRE, DAHOMEY
 
S'implanter sur les rives du Sénégal et du Niger, vaincre El Hadj
Omar,
Mamadou Lamine, Ahmadou et Samori ont été de rudes entreprises.
Les Faidherbe, Gallieni, Borgnis-Desbordes, Archinard ou Trentinian,
ont dû s'engager sans relâche et non sans peine.
L'installation sur ce qui deviendra, par la suite, les trois colonies de
la
Guinée, de la Côte-d'Ivoire et du Dahomey apparaît, à première
vue,
beaucoup plus aisée et beaucoup plus rapide.
N'est-elle pas le résultat d'accords locaux avec les chefs indigènes et
de
compromis avec les autres puissances européennes : Angleterre,
Allemagne,
Portugal ? Les affrontements armés semblent mineurs.
Vision superficielle. La conquête de la Guinée et de la Côte-d'Ivoire,
si
elle ne connaît pas les grands affrontements avec les Ahmadou ou
Samory,
est, en bien des cas, une guérilla ingrate et prolongée. Réfugiées dans la
jungle  –  on dit plutôt la brousse  –  les populations
locales refusent
longtemps la subordination étrangère.
Il est une exception à cette règle  : le Dahomey. L'armée française
doit
livrer une véritable guerre, brève mais coûteuse, contre un adversaire de
taille, le fameux Behanzin. Pour vaincre, le commandement
est dans
l'obligation de faire appel à des troupes blanches et à «  faire
donner sa
garde », la Légion Étrangère.
Toutes ces actions, politiques et militaires, ne sont pas sans incidences
sur la grande manœuvre de marche au Tchad et d'encerclement
du Soudan
et de Samory. Elles n'en ont pas moins un caractère spécifique qui permet
de mieux les isoler.

*
**
Cette spécificité est d'autant plus vraie que le paysage se modifie.
La
steppe, la savane, la forêt sèche des immensités soudanaises disparaissent.
Au sud du 8e parallèle, la haute forêt tropicale domine,
nivelant les formes,
limitant les vues, étouffant les bruits. Elle ne s'estompe en partie qu'à
hauteur du futur Dahomey, remplacée, dans
cette large échancrure de la
zone boisée, par les palmiers à huile, les
manguiers ou les bananiers.
L'eau, souvent si rare au Soudan, abonde. Des cataractes tombent
du ciel
en saison des pluies. Conakry, en Guinée, particulièrement bien
arrosée,
reçoit annuellement plus de  4  000  millimètres d'eau (Paris,
457  mm).
Lagunes et marigots sont les premiers bénéficiaires de ces
déluges amenant
avec eux fièvres et épidémies.
Chaleur et humidité portent leurs fruits. La végétation prolifère.
Lianes,
hautes herbes encombrent les futaies. Hors des pistes, l'avance
se fait à pas
lents, au coupe-coupe dans ce monde que Baratier a bien
connu :

« Cette forêt, où la vie est répandue à profusion,


donne l'impression
de la mort... Ici, la gloire du jour est
remplacée par une demi-clarté ; le
parfum de la verdure
humide de rosée, par l'haleine fétide d'un humus
décomposé ; la douceur, le charme de la solitude et du silence,
par des
glissements furtifs, des rampements suspects, des
visions de
cauchemar1. »

Un tel univers ne peut être qu'obstacle ou refuge.


Surtout, la négritude s'affirme. En ces contrées de pénétration difficile, il
n'est pas intervenu de grands brassages ethniques. Les communautés,
repliées sur elles-mêmes, vivent pour survivre, confinées dans
les servitudes
agricoles. Cela ne les a pas empêchées de payer un lourd
tribut à la traite.
La côte du Bénin  –  ou du Dahomey  –  ne se
nomme-t-elle pas Côte des
Esclaves ?
L'animisme, le fétichisme, sauf chez les peuples islamisés du Fouta-
Djalon, règnent presque partout. L'Islam n'a pas mordu sur les
croyances
ancestrales. Aurait-il vocation à être surtout la foi des larges
horizons ?
Dans cette longue zone côtière – il y a 3 000 kilomètres de la Gambie au
delta du Niger  –  la nature, le relief, le peuplement n'ont pu
imposer des
frontières. Des royaumes se créèrent, périclitèrent, disparurent. A la fin du
XIX e siècle, il n'est pas de grande entité, hormis
une au Bénin. La tâche des
envahisseurs en sera facilitée.
Se plaçant dans l'optique de l'expansion française, cette tâche
connaîtra
trois grands pôles :
– la Guinée avec Sanderval, les docteurs Bayol et Ballay,
– la Côte-d'Ivoire avec Treich-Laplène et Binger,
– le Dahomey avec Dodds, Ballot, Decœur et Baud.

*
**

LA GUINÉE
2
 
Doit-on déjà parler de la Guinée  ? En  1880, l'usage ne retient que
le
vieux vocable, bien évocateur, des Rivières du Sud. Elles sont, en
effet, bien
au sud du Sénégal, toutes ces rivières aux larges estuaires
visités au fil des
siècles par les négriers ou les négociants européens.
Rio Compony, Rio
Nunez, Rio Pingo, Konkouré, Mellacorée3... Elles
sont autant de portes
ouvertes sur le pays. Les Français les ont utilisées. Ils ont des postes
permanents, militaires et commerciaux, à Boffa
(sur le Rio Pingo), à Boké
(sur le Rio Nunez) et à Benky (Mellacorée).
Ces modestes implantations
ont déjà joué leur rôle. De Boké, en 1828,
René Caillié est parti pour son
périple jusqu'à Tombouctou4.
En février  1880, un gentilhomme fortuné et aventureux, Olivier de
Sanderval, s'engage vers l'arrière-pays. La quête de l'or semble guider
ses
pas. Sur sa route, le Fouta-Djalon le séduit. Pour le voyageur, le
Fouta-
Djalon, ce massif de  80  000  kilomètres carrés, apparaît comme
un petit
paradis. Ce n'est plus la monotonie des plaines soudanaises.
Ce n'est plus la
brutalité de la forêt tropicale. Voici des montagnes
couronnées de villages,
des vallées boisées, des pâturages fertiles, des
orangers par milliers couverts
de fruits. Ombrages, cascades, fleurs,
égaient et reposent. Deux populations
cohabitent  : les Peuls, conquérants et maîtres du sol  ; les Malinkés, plèbe
docile et craintive.
Sanderval s'installe dans cet éden. Il organise avec succès fermes
modèles et armées privées. Véritable monarque, il n'hésite pas à battre
monnaie, et envisage la construction d'une voie ferrée pour relier ses
domaines à la côte. Patriote, il fait reconnaître par la hiérarchie locale

 assez complexe – le protectorat français. Il n'a pas tort, même si
les accords
passés en son nom présentent un caractère privé.
Les Anglais ne sont pas loin. (La Sierra Leone est plein sud5  et la
Gambie, à l'ouest, est proche.) Le Fouta-Djalon les intéresse eux aussi.
En  1881, le docteur Bayol, l'ancien compagnon de Gallieni dans sa
marche vers Ahmadou, est délégué sur place pour ratifier officiellement
le
traité passé par Sanderval. Après les signatures, pour frapper les
esprits, il
emmène en France des émissaires. Ceux-ci seront reçus à
Paris par Jules
Grévy, le président de la République en exercice.
Ainsi s'amorce la liaison directe et combien plus courte entre le Soudan
et la mer. Le Niger et Bamako sont derrière le Fouta-Djalon.
Les Français
n'auront cesse de développer et d'acquérir cette voie
rapide.
En octobre 1882, les Rivières du Sud reçoivent leur premier gouverneur
général : le docteur Bayol qui a eu plus que l'occasion de faire
ses preuves.
Il sera avec son successeur, le docteur Ballay, le grand
organisateur de la
Guinée française6.
En  1885, il doit faire face à une insurrection dans le Rio Nunez. Le
8  juillet  1889, il fait l'acquisition de la presqu'île de Timbo, revendiquée
également par les Anglais. Sur son site, au milieu des tamariniers,
des
palétuviers et des hauts palmiers à huile, s'élèvera Konakry, appelée à
devenir la plus coquette des capitales de l'Afrique Occidentale
Française.
Le 1er août 1889 est une date importante. Les Rivières du Sud se
voient
accorder leur autonomie administrative à compter du  1er janvier
1890. La
tutelle du Sénégal disparaît et la levée de cette mainmise
signe l'acte de
naissance d'une nouvelle colonie. Trois années plus
tard, celle-ci reçoit son
appellation définitive. Les Rivières du Sud
deviennent la Guinée française.
Parallèlement, les établissements de la
Côte de l'Or se transforment en
Côte-d'Ivoire et ceux du golfe du
Bénin en Bénin, bientôt Dahomey
français.
En 1896, la guerre éclate dans le Fouta-Djalon. Guerre civile surtout
mais
également opposition à l'influence française. Pour en finir et rétablir l'ordre,
Ballay, aidé de Sanderval et de sa milice, investit le massif
et place une
garnison à Tombo.
Désormais, la Guinée, par le jeu des protectorats et des annexions,
est
pratiquement constituée. En 1899, elle se voit attribuer la frange
soudanaise
du Haut Niger tandis que débutent les travaux du chemin
de fer Konakry-
Kankan devant relier la côte au Niger. Des accords
préalables avec
l'Espagne au nord, avec l'Angleterre à l'est et au sud-est, avaient établi un
cadre qui ne bougera plus7.
Ce croissant de 250 000 kilomètres carrés est le résultat type de
l'action
des colonisateurs. Aucune unité géographique. Aucune unité
politique.
Plaine littorale, massif montagneux du Fouta-Djalon, savane
septentrionale,
haute forêt tropicale de l'est, abritent des populations
que la race et la
religion séparent autant que les modes de vie. De cet
agrégat, il
appartiendra à la France de dégager un État et une
nation8.
 
LA CÔTE-D'IVOIRE
 
Le carré presque parfait de l'actuelle Côte-d'Ivoire, création aussi
artificielle que celle de la Guinée, s'encastre entre le Libéria et le
Ghana.
Derrière le cordon de lagunes qui bordent le rivage s'étale la
haute forêt
tropicale, bien difficile à pénétrer. La Sassandra, la Bandama, la Comoé ne
sont navigables que sur la partie inférieure de leur
cours. Au-delà, passé ce
front de 200 à 300 kilomètres de profondeur,
la forêt sèche, puis la savane
soudanaise reprennent leurs droits.
Une telle nature ne pouvait engendrer l'unité. Peuplades ou tribus
vivent
en marge les unes des autres. Elles apparaissent arriérées,
anthropophages
parfois, presque toujours hostiles au monde extérieur
et en particulier à
celui des Européens.
Ceux-ci sont restés en bord de mer, là où se font les échanges. La
traite a
cessé, mais l'or, l'ivoire, l'huile de palme assurent encore aux
courageux de
sérieux profits. Le commerçant rochelais Verdier n'y a
pas renoncé
en  1871  en dépit du retrait des petites garnisons françaises
de Grand
Bassam et Assinie suite à la guerre franco-allemande. Il est
resté fidèle au
poste, assurant également la permanence du drapeau
tricolore. A Paris, on
lui a tenu compte de sa fidélité. Il a reçu le titre
de résident.
Depuis  1883, son agent Marcel Treich-Laplène (1861-1890) assure
sur
place la défense de ses intérêts. Ce jeune homme, aussi courageux
qu'actif,
ne se contente pas de faire du commerce. Il reconnaît l'arrière-pays. C'est
ainsi que le 5 janvier 1889, il retrouve Binger à Kong.
Son action se solde
par des traités assurant pratiquement le littoral
atlantique à la France, de la
Sassandra à la Comoé9. Ces résultats lui
valent, à son tour, le titre de
résident mais, épuisé, Treich-Laplène
meurt à vingt-neuf ans sur le navire
qui le ramène en France.
Binger, qui connaît bien le pays et qui a opté pour le corps des
administrateurs civils, est de  1893  à  1900  le premier gouverneur de la
colonie constituée en 1893 comme entité de la Côte-d'Ivoire
française10.
Il a d'abord à se battre. Tout autour de Grand Bassam, à l'époque
le point
d'amarre de la colonisation, les révoltes grondent et explosent.
La sécurité
n'existe plus. En 1895, le colonel Monteil se voit confier
le commandement
de la fameuse colonne de Kong, déjà évoquée, pour
aller lutter contre
Samori. Il doit auparavant faire face aux insurrections locales. Monteil le
reconnaît lui-même dans une dépêche :

« La colonne actuelle est moins destinée à éloigner le


danger Samori
qu'à pacifier la colonie elle-même. »

Monteil connaît l'échec. Les embuscades des populations locales, les


combats avec les sofas de Samori, les maladies, déciment ses trop
faibles
effectifs. Il ne peut que se replier.
La conquête de tout le littoral, et de l'intérieur, la connaissance du
pays
seront une œuvre de longue haleine – déjà entamée – somme
des efforts des
Aragon, Segonzac, Quiquerez, Tavernost, Armand,
Papillon, Voituret,
Marchand, Ménard, Monnier, Pobéguin, Clozel,
Thomann, Eyséric,
Hostains, d'Ollone. Beaucoup n'arriveront pas au
bout de leur route.
Peu à peu, l'insécurité côtière s'estompe. Des postes se créent. Des
routes – des pistes plutôt – pénètrent la forêt. En 1904, le site de la
future
capitale est choisi. Abidjan, derrière la lagune Ébrié, est créé de
toutes
pièces non loin de Grand Bassam. Le chemin de fer est entrepris la même
année. Avec Abidjan pour tête de ligne, il sera à
Bouaké11 en 1912.
Ces réalisations ne signifient pas encore une pacification générale.
Angoulvant, lieutenant gouverneur de 1908 à 1916, personnage habile
pour
ne pas dire douteux, l'assurera. A sa manière. C'est-à-dire à la
manière forte.
Au début de  1916, toute la Côte-d'Ivoire est enfin
contrôlée, mais le
caractère même de cette ultime conquête impose
partout l'administration
directe donnant aux commandants de cercle
l'intégralité des pouvoirs.
 
LE DAHOMEY
 
Le Dahomey est une terre de paradoxes. Le sol y est bien réparti
et bien
entretenu, l'autorité bien affermie, l'art non sans richesses.
Pourtant la
barbarie se donne libre cours. Les rites sacrificiels des
sinistres
«  coutumes  » exigent des sacrifices humains. Les fidèles abreuvent les
dieux de sang.
Curieusement, ce pays qui a jadis tant attiré les négriers reste
encore,
vers 1860, à l'écart des grandes convoitises. Certes, les Anglais,
depuis des
décennies, sont solidement implantés à Lagos à l'est et en
Côte de
l'Or12  (futur Ghana) à l'ouest, mais entre ces possessions
britanniques la
longue langue de terre du Dahomey, comme celle du
futur Togo, demeure
fidèle à son passé. Si, sur la côte, le petit
royaume de Porto Novo envisage
des protections françaises, par
contre, à l'ouest, le royaume d'Abomey ou du
Dan Homé connaît le
règne indépendant et glorieux du roi Ghézo13. Ce
souverain a su maîtriser ses voisins et imposer une solide administration à
son peuple.
Le Dan Homé apparaît, sans doute, dans l'Afrique noire du XIXe
siècle, comme l'un des meilleurs témoins des grands empires héréditaires de
jadis.
Mieux que les commerçants, les missionnaires catholiques semblent
avoir, les premiers, fortifié la présence européenne sur ces rivages
délaissés
depuis la disparition officielle de l'esclavage. En 1861, une
petite équipe des
missions africaines de Lyon établit une communauté
à Ouidah14.
Les Pères découvrent un milieu favorable. D'anciens esclaves brésiliens
sont revenus sur la terre de leurs aïeux, apportant avec eux la
foi reçue en
Amérique latine.
Ce rayonnement des Pères missionnaires explique leur rôle dans les
conflits qui, à partir de 1889, opposent les Français au souverain
d'Abomey.
Les Français sont maintenant à Porto Novo et à Cotonou. En 1882,
le roi
Toffa II de Porto Novo a sollicité et obtenu le protectorat français pour se
sentir moins seul face à ses voisins dont le puissant Dan
Homé. Cette
intrusion ne saurait plaire à Behanzin arrivé sur le trône
à la mort de son
père Ghézo en  1889. Le différend s'aggrave d'un
contentieux financier. A
Cotonou qui relève du Dan Homé les
commerçants français refusent
d'acquitter des droits au souverain.
Qui a tiré le premier  ? Le débat n'est pas clos sur ce point. En  1890,
Behanzin attaque les garnisons françaises de Porto Novo et de Cotonou.
Sans résultats. Les feux de salves ont raison de ses assauts. A
son tour la
marine intervient et bombarde les quartiers indigènes de
Cotonou.
L'escalade est certaine mais Paris ne veut pas la guerre. Il
ordonne de
conclure par une transaction « l'incident du Dahomey ».
Le père Dorgère, qui fut un temps prisonnier de Behanzin, réussit
cette
délicate mission.
Le  3  octobre  1890, la signature de l'arrangement dit de Ouidah
semble
donner satisfaction aux deux parties. Behanzin reconnaît aux
Français leur
protectorat de Porto Novo et leur occupation de Cotonou moyennant une
redevance annuelle de 20 000 francs.
S'achemine-t-on vers la paix ?
Qui, en fait, la souhaite vraiment en dehors des missionnaires ?
Les Français sont engagés sans retenue dans leur expansion africaine. Ils
aspirent à relier entre elles leurs diverses possessions. Ils
n'ont pas renoncé
à un Niger français de sa source à son embouchure.
Abomey et son prince
sont un obstacle sur cette double perspective.
Behanzin lui-même entend bien rester maître chez lui.
Héritier d'une dynastie guerrière, il a choisi pour emblème un
requin. Il
sera ce prédateur interdisant l'accès aux intrus. Aux Français
de comprendre
et il l'a annoncé :
« Le roi du Dan Homé ne donne son pays à personne. »
La convention du père Dorgère risque donc de n'être qu'une trêve.
Des incidents éclatent. Des villages sous protection française sont
saccagés par Behanzin. La Topaze, chaloupe du gouverneur Ballot en
tournée d'inspection sur l'Ouémé, écope de coups de fusil. Il y a
quelques
blessés à bord. L'étincelle, le rapport de Ballot aidant,
embrase un brasier
qui ne demandait qu'à s'enflammer.
Freycinet est ministre de la Guerre. Ce polytechnicien est un « colonial »
pour raisons économiques. Il opte pour la fermeté. Les
Chambres le suivent
et votent les crédits sollicités.
Le colonel Dodds, un mulâtre de Saint-Louis, chef solide et expérimenté,
est dépêché avec tous les pouvoirs, civils et militaires, pour
réduire
Behanzin. Il reçoit d'importants renforts (infanterie de marine
et Légion
Étrangère).
Rien n'est gagné d'avance. Intelligent, courageux, Behanzin s'appuie
sur
un État bien constitué. Il dispose surtout d'une armée qui n'est
pas à
dédaigner où les célèbres amazones jouent un rôle essentiel.
Ah, les amazones de Behanzin !
Vierges folles  ? Tigresses endiablées  ? Prêtresses ensorcelées  ?
Guerrières mystiques ? Qui sont-elles exactement ces walkyries africaines ?
Sont-elles dans la tradition de ces femmes – a madzos, sans
mamelle – de
la mythologie grecque ?
Les Européens, depuis le XVIIe siècle, ont été frappés par ce corps,
unique
en son genre, des amazones du roi d'Abomey.
Le volontariat, la conscription, les prises de guerre nourrissent les
rangs
de cette armée spécifiquement féminine à tous les échelons de la
hiérarchie.
Tenues, en principe, au célibat, sans être pour autant
vouées à la virginité
des vestales antiques, les amazones du Dan Homé
ne vivent que pour le
service de leur souverain. Garde prétorienne,
elles veillent sur sa personne,
ses biens, son empire. La rigueur de
l'entraînement, la harangue des chefs,
les vapeurs, parfois, de l'alcool
de palme, les transforment en guerriers
redoutables. Armées d'arcs ou
de fusils plus ou moins modernes15, elles se
lancent avec frénésie sur
l'ennemi, avides d'en venir au corps à corps pour
jouer du coutelas,
des ongles ou des dents. Cette fougue se paie toujours au
prix fort.
Les effectifs s'amenuisent. De trois à quatre mille sous Gléglé, les
amazones ne sont plus que 1 500 à 2 000 sous Behanzin. Mais l'ardeur
n'a
pas faibli.
Fort de ses amazones, fort de ses  12  000  combattants, fort de ses
armements qu'il a renforcés, Behanzin16 se sent invincible.
Il écrit fièrement à Ballot :

« J'ai tant d'hommes qu'on dirait des vers qui sortent


des trous. Je suis
le roi des noirs et les blancs n'ont rien
à voir à ce que je fais... »

*
**

Le  30  août  1892, la colonne Dodds, forte de  4  000  hommes dont
800  légionnaires, s'ébranle. Objectif  : Abomey. Itinéraire  : la vallée de
l'Ouémé. Obstacles : la forêt, les marais, le climat et surtout
Behanzin17.
Ce dernier ne tarde pas à se manifester. Le  19  septembre, il attaque
en
force à Dogba. Les Français ont  45  tués, dont le commandant
Faurax, le
patron de la Légion18. Devant leurs positions, ils dénombrent 832 cadavres
ennemis.
Les engagements se poursuivent, à Akpa, à Koto, à Ouakou, à Diokoul,
toujours aussi violents. La puissance de feu, la supériorité dans
la
manœuvre et le commandement, font la différence en faveur des
Français.
Le  6  novembre, Dodds entre à Kana, la ville sainte des fétichistes.
Dix
jours plus tard, Abomey, en partie en flammes et désertée par
nombre de ses
habitants, est à lui.
Les soldats français y font d'étranges découvertes. Au cœur de la
cité, le
palais royal est ceinturé d'une grande muraille couronnée de
crânes
humains. Des crânes humains encore de part et d'autre des
portes d'entrée.
Des crânes humains toujours pour supporter le trône
de Behanzin. Quant à
l'immense parasol blanc de ce dernier, il est
orné sur son pourtour de
cinquante mâchoires inférieures ayant appartenu, elles aussi, à des êtres
humains.
Cette arrivée de la France à Abomey signifie la fin d'un régime
reposant
en bonne partie sur la guerre19, l'esclavage et le massacre,
chaque année, de
milliers de malheureuses victimes.
Si la campagne a été relativement brève – moins de trois mois –
elle s'est
révélée coûteuse. La colonne Dodds a perdu 15 officiers et
70 hommes de
troupe et a eu  440  blessés (La Légion compte près de
la moitié de son
effectif hors de combat). Behanzin aurait dans les
4  000  tués
et 8 000 blessés. Son armée ne représente plus une force
constituée.
Il en est réduit à se retrouver un homme traqué comme l'avaient
été avant
lui Mamadou Lamine et Samori. Poursuivi sans relâche
durant
l'année  1893, il essaie de traiter, mais les Français ne cèdent
pas. Il se
résigne enfin à l'inévitable et le 25 janvier 1894 effectue sa
reddition. Avec
cinq de ses femmes et deux de ses enfants préférés, il
part pour l'exil, en
Martinique tout d'abord, en Algérie ensuite. Il
mourra à Blida en 1906. Sa
dépouille sera ramenée au Dahomey en
1928.
Behanzin en fuite, Dodds a les mains libres. Il annexe une partie du
royaume d'Abomey et proclame le protectorat sur le reste. Le
15 janvier 1894, avec l'accord des notables, il intronise sous le nom
d'Ago
Li Agbo le frère de l'ancien monarque. (Homme de paille, Ago
Li Agbo
sera déchu en 1900.)
Le  24  juin  1894, la paix assurée, les civils peuvent reprendre le pas.
Ballot est nommé gouverneur de ce que l'on dénomme désormais
« Dahomey et dépendances »20.
Le danger Behanzin écarté, la seconde manche peut s'engager, ou
se
poursuivre. Il s'agit cette fois des rivaux européens. Anglais du
Nigéria,
Allemands nouvellement venus au Togo21, ne cachent pas
leurs ambitions.
Ils entendent s'approprier les rives du Niger pour les
premiers, l'arrière-pays
du Dahomey pour les seconds, toute cette
région au nord du neuvième
parallèle. Dans la logique de la Conférence de Berlin, la terre sera au
premier occupant. Longue histoire,
assez confuse même, d'explorations, de
traités, de combats où chacun
défend ses couleurs nationales.
Fidèle aux instructions de Delcassé, ministre des Colonies, Ballot
entame
la course de vitesse. Dès août  1894, sur le site du modeste
village
d'Agbassa, à  300  km de Cotonou, il crée Carnotville. Ce poste,
au nom
aujourd'hui disparu, sera sa base d'opérations vers le Niger
et l'intérieur.
Qui désormais distinguer le plus ? Ils sont toute une équipe à se
dépenser
sans compter : Decœur, Vermeersch, au Gourma22, Toutée
et Bretonnet sur
le Niger, Ganier au Borgou23. Mais deux noms
reviennent sans cesse  :
Ballot, Baud.
Constamment sur la brèche, payant de sa personne, le gouverneur
Ballot
est partout. Il traite avec les uns, palabre avec les autres, écartant même, à
l'occasion, les rivaux allemands par la persuasion (région
de Bafilaet et de
Kinikri).
Le lieutenant, puis capitaine Baud, est tout aussi infatigable. En
1895,
venant du Dahomey, il s'est efforcé de rallier la colonne Monteil
marchant
sur Kong. Le danger Samori l'en a empêché mais il est le
premier à avoir
relié le Dahomey à la Côte-d'Ivoire. Par la suite, il
entre à Say, sur le Niger,
tend la main à Voulet dans le Mossi, pacifie
le Gourma. Son action, en cette
région clé, assure à la France le lien
entre possessions du Dahomey et du
Soudan. Il ne sera qu'un
ensemble d'un seul tenant.
Tous ces efforts, ponctués de discussions, de combats avec les potentats
locaux, ne s'avèrent pas inutiles. Le 23 juillet 1897, Français et
Allemands
signent à Paris une convention. Un an plus tard, ces mêmes
Français et les
Anglais se mettent à leur tour d'accord par la Convention du 14 juin 1898.
Ces deux dates font référence.
La France garde le Mossi, le Gourma, le Borgou ainsi qu'un accès
au
Niger. Les limites septentrionales du Dahomey sont ainsi fixées.
Les
frontières occidentales et orientales sont plus faciles à matérialiser,
les
positions de chaque partie étant déjà définies au départ de la côte.
Le
Dahomey français est constitué dans les limites de l'actuel État
indépendant,
étroit couloir de 500 kilomètres de long sur 100 de large.
Avec le temps, l'organisation du territoire se précise. En 1900, le
Gourma
et le cercle de Say sont rattachés au Soudan. Le royaume
d'Abomey est
définitivement annexé. L'intégralité du pays passe sous
administration
directe. Fait notable, le Dahomey qui fut une terre de
sang, connaît aussitôt
une quiétude parfaite.

1 Baratier, Épopées africaines, O.C.


2 Géographiquement, « Guinée » est l'ancien terme qui désignait la région
comprise entre le sud du
Sénégal et le golfe du Gabon (d'où le nom de golfe de
Guinée donné à l'évasement de la côte
africaine en cet endroit).
3 Pour être complet et précis, il faudrait adjoindre à cette liste le Saloum et la
Casamance, qui en
firent longtemps partie. L'expédition de Pinet-Laprade en  1860
les a pratiquement rattachés au
Sénégal.
4 Cette bande côtière, dite des « Rivières du Sud », s'étend sur 300 km, de la
Guinée portugaise au
nord jusqu'à la Sierra Leone au sud où, en 1880, les Anglais
s'installent. L'ensemble est ainsi à une
moyenne de 500 km au sud-est de Dakar.
5 Freetown, capitale de la Sierra Leone, et ses abords sont « colonie de la
Couronne » depuis le 1er
janvier 1808. Ces antécédents donnent aux Anglais des
prétentions.
6 Le docteur Bayol sera gouverneur de 1882 à 1890, le docteur Ballay de 1890
à 1900.
7 Traité du  10  août  1889. Convention du  26  juillet  1891  définissant les frontières avec la Sierra
Leone possédée par l'Angleterre. Cette même Angleterre, en
1904, abandonnera les îles de Los face à
Konakry.
8 Des oppositions armées persisteront jusqu'en 1914.
9 La Comoé coule à environ 50 km à l'est d'Abidjan ; la Sassandra,
200 kilomètres à l'ouest.
10 Cf. plus haut. Décret du 10 mars 1893 accordant nom et individualité administrative de la Côte-
d'Ivoire. Guinée et Dahomey bénéficient alors du même statut.
11 En pays boualé, au-delà de la forêt, à 300 kilomètres au nord-nord-ouest
d'Abidjan. Ce chemin
de fer atteindra Bobo-Dioulasso en Haute-Volta en  1933,
puis Ouagadougou, la capitale de cette
même Haute-Volta, en... 1955.
12 La Côte de l'Or (Gold Coast) sera déclarée colonie britannique en 1874. La
colonie du Nigéria
sera proclamée en 1914. Elle était effective depuis longtemps.
13 Ghézo, souverain de 1818 à 1858, aura Gléglé pour successeur de 1858 à
1889, avant Behanzin
(1889-1892).
14 Ouidah est à environ 80 km à l'ouest de Cotonou. Son orthographe est
discutée.
15  Fusils Gras ou Chassepot achetés souvent à des maisons allemandes sur des
stocks saisis à
l'armée française en 1870.
16 Il a près de lui quelques conseillers militaires européens, allemands ou
belges. Ceux qui seront
capturés par les Français seront fusillés sur-le-champ.
17 « Bec en zinc » pour le troupier français.
18 Mortellement blessé, il mourra peu après.
19 Une par an, en moyenne, avec les voisins sous Ghézo.
20 Il sera gouverneur en titre de juin 1894 à août 1900.
21  Les Allemands ont pris pied au Togo en  1894. Depuis, bien évidemment,
ils s'efforcent de
s'étendre vers le nord.
22 Royaume au sud-ouest de Say (74 000 km2).
23  Royaume au sud de Say. Le  20  janvier  1895, le roi de Borgou, inquiété par
les bandes
d'Ahmadou de l'autre rive du Niger, signe un traité de protectorat avec
la France.
 
Chapitre XXI

 
LE « PARTI COLONIAL »
 
Ces officiers, ces soldats, ces administrateurs, ces explorateurs, tous
ces
hommes qui se dépensent pour gagner des terres à la France, il
faut bien les
entretenir, les nourrir, les payer. Il faut même, en certains
cas, leur donner
des instructions. Ils partent parfois avec des missions
précises. Qui est donc
derrière ? Qui est donc à l'origine de cette
marche en avant qui frappe l'Asie
et surtout l'Afrique ?
La réponse n'est pas simple.
Des individualités, seules et sans grands moyens, réalisent des
prouesses.
René Caillié est le précurseur de cette lignée des Mollien,
des Largeau, Say,
Soleillet, Charles de Foucauld et autres.
Sur le fond, ils restent peu nombreux et le Sahara est la terre de
prédilection de ces solitaires. A défaut d'une incidence politique
sérieuse,
leurs exploits apportent une connaissance de terres inconnues
et préparent
d'autres lendemains.
Il y a les cas flagrants où les initiatives ont largement dépassé les
directives. Certains en ont même pris à leur aise avec les prescriptions
reçues. Garnier, Rivière outrepassent les ordres. Trentinian, Joffre les
oublient. Pein se les crée. Marchand les provoque. Lyautey les escamote. Le
résultat immédiat ne couronne pas toujours l'entreprise mais
l'impulsion est
donnée. Garnier disparu est à l'origine du Tonkin français. Lyautey, plus
heureux, voit son Maroc se réaliser.
Par conviction personnelle, quelques responsables politiques de haut
niveau se sont, parfois, résolument engagés, entraînant par là-même la
France dont ils avaient la charge. Ferry a tenu à bout de bras la
Tunisie et
l'Indochine.
Gabriel Hanotaux1  s'est battu pour que la France obtienne, face à
l'Algérie, les meilleurs partages en Afrique. Eugène Étienne2 tout
autant.
Ceci posé, la source de bien des initiatives génératrices de décisions

 sous la Troisième République s'entend – émane de groupes d'influence et
de pression retenus sous le nom de parti colonial. Ce terme
ne saurait
évoquer un parti au sens moderne du terme, avec une doctrine, une
organisation structurée. Le Parti colonial de la Troisième
République est un
courant de pensée se manifestant concrètement par
des associations à
l'audience et à l'efficience certaines.
Ce courant de pensée axé sur l'intérêt et l'importance de l'expansion
coloniale regroupe des aspirations aussi diverses que contradictoires.
L'idéalisme pur y côtoie l'affairisme outrancier.
Il serait hypocrite de le contester. La loi du profit sous-tend l'entreprise
coloniale dès son origine. Les marins dieppois naviguent jusqu'au
golfe de
Guinée afin d'y commercer. Les comptoirs africains, les possessions outre-
Atlantique, se justifient par la traite et le fameux
« commerce triangulaire ».
Celui-ci nourrit les ports de l'Atlantique,
Nantes, La Rochelle, Bordeaux.
Cette constante économique du profit trouve un nouveau souffle à
la fin
du XIXe siècle. La disparition de la traite, origine de fructueux
bénéfices, a
enfin compensation. Le développement industriel prend
son essor, en
France, sous le Second Empire. Il impose la création de
nouveaux marchés.
Les colonies répondent à cette exigence.
Il n'est donc pas étonnant que le monde dit des « Affaires » s'intéresse à
l'outre-mer. Plus d'un y pressent un client potentiel et certains,
dans le
même temps, espèrent y voir un nouvel Eldorado se lever vers
les mines du
Yu Nan ou du Congo. Maires et notables de Nantes,
Bordeaux, Marseille
seront au premier rang des personnalités composant ou appuyant les
Comités coloniaux à partir de 1880. En
novembre 1881, Gambetta détache
les Colonies du ministère de la
Marine et crée un sous-secrétariat des
Colonies rattaché au ministère
du Commerce3. Ce rattachement signifie
bien le rapprochement effectué par bon nombre entre les notions de
colonies et de débouchés
commerciaux.
L'argent n'explique pas tout. L'impérialisme colonial répond aussi
à une
donne permanente. Les Cartier, Salle travaillaient pour leur roi
et la
grandeur française. Richelieu, Colbert œuvraient dans le même
sens. Cet
état d'esprit renaît avec force après  1870, on l'a vu. La
France, abattue,
escompte retrouver outre-mer la puissance perdue en
Europe.
Le théoricien premier de ce nouvel impérialisme est un jeune et brillant
sujet, Leroy-Beaulieu, révélé en  1870, à l'âge de vingt-trois ans,
par un
mémoire intitulé Le système colonial des peuples modernes.
Reprenant et étoffant son texte, en  1874, dans son livre De la
colonisation chez les peuples modernes, il écrit :

«  La colonisation est la forme expansive d'un peuple,


c'est sa
puissance de reproduction, c'est sa dilatation et
sa multiplication à
travers les espaces. C'est la soumission de l'univers ou d'une vaste partie
à sa langue, à ses
mœurs. Un peuple qui colonise, c'est un peuple qui
jette
les assises de sa grandeur dans l'avenir et de sa suprématie future.
Le peuple qui colonise le plus est le premier
peuple  : s'il ne l'est pas
aujourd'hui, il le sera demain4. »

C'est là langage nouveau.


Gambetta, le premier, le rejoint publiquement. Sa résolution pour
animer
la Défense nationale en  1870, son républicanisme farouche, ont
fait de ce
monstre sacré un personnage de premier plan. Il peut, au
début de  1878,
dépasser Leroy-Beaulieu et formuler une intention différente :

«  Il faut tâter d'une politique d'expansion, conquérir


ou gagner par
d'habiles neutralités l'équivalent de ce que
nous avons perdu5. »

Compenser la perte de l'Alsace et de la Lorraine par des acquisitions


outre-mer. L'idée n'est pas sans séduction.
Gambetta a aussi une arrière-pensée : « Si, à un moment donné,
nous ne
happons pas notre part de colonies, l'Allemagne, l'Angleterre
s'en
saisiront. »
L'avenir prouvera qu'il n'a pas tort.
Oh, cette opinion n'est pas générale. Bien au contraire. Gambetta,
Ferry,
tous ceux-là qui comme eux veulent planter le drapeau en Tunisie, en
Indochine ou au Soudan, n'ont pas toujours la partie facile.
Deux voix se
dressent pour les accabler et les condamner. «  Nous
avons perdu deux
sœurs6, et vous nous donnez vingt domestiques  »,
lance Paul Déroulède,
l'agressif chef de file de la Ligue des Patriotes.
Bien sûr, au premier rang des adversaires, il y a Clemenceau toujours
hostile à ce qui ne vient pas de lui. Il a le mot fameux  : «  Périssent les
colonies plutôt que la frontière7 ! »
Ces accusateurs ne sont pas seuls.
Déjà Flaubert avait mentionné en face de la rubrique « Nos Colonies » :
« S'attrister quand on en parle. »
Anatole France, opposant farouche, a des propos plus durs  : «  La
politique coloniale est la forme la plus récente de la barbarie, ou, si
l'on
préfère, le terme de la civilisation. » Ajoutant : « La politique
coloniale ne
finira-t-elle jamais ? »
Ce nationalisme exporté au-delà des mers et que certains réprouvent
au
nom de la ligne bleue des Vosges, se teinte de bien des nuances.
En  1876, Victor Hugo, en poète qu'il est, s'exprime avec lyrisme  :
« Allez, peuples  ! Versez votre plein dans cette Afrique et du même
coup
résolvez vos questions sociales : changez vos prolétaires en propriétaires ! »
Résoudre le problème social. Éliminer le paupérisme. La « colonisation
agricole  » de l'Algérie pour le bonheur des «  classes pauvres  »
est une
vieille idée. Déjà la Seconde République dépêchait outre-Méditerranée les
plus turbulents de ses ouvriers parisiens.
 
Ernest Renan rejoint cette intention :

«  La colonisation en grand est une nécessité politique


tout à fait de
premier ordre. Une nation qui ne colonise
pas est irrévocablement vouée
au socialisme, à la guerre
du riche et du pauvre. »

Et il ajoute aussi :

« La conquête d'un pays de race inférieure par une


race supérieure qui
s'y établit pour le gouverner n'a rien
de choquant... Autant les conquêtes
entre races égales
doivent être blâmées, autant la régénération des races
inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans
l'ordre
providentiel de l'humanité8. »

Régénération des races inférieures  ! Qui oserait, à la fin du


XXe siècle,
s'exprimer ainsi  ? (Renan paraît pourtant avoir laissé le souvenir d'un bel
humaniste...)
En  1880-1890, une telle idée ne fait pas peur. Bien au contraire, elle
conforte les bonnes consciences devant le fait colonial. La «  mission
civilisatrice de la France  » est un thème cher aux orateurs de tous
bords.
Elle restera un maître mot jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.
Elle
s'épanouira dans les années 1930.
Des hommes qui avec le recul du temps n'apparaissent pas
obligatoirement comme d'affreux « capitalistes droitiers » la prennent à leur
compte.
Le socialiste Louis Blanc écrivait déjà dans la Revue du Progrès :

« Le génie de la France est essentiellement cosmopolite : sortir d'elle-


même, se répandre sur le monde, le
conquérir par l'énergie des
sympathies et la puissance des
idées, voilà le rôle que l'Histoire a,
depuis longtemps,
assigné à la France... et rien qu'à l'invincible ardeur
de
notre volonté il se pouvait reconnaître que c'était en
vertu d'une loi
véritablement providentielle que nous
avions la Méditerranée à rendre
française et l'Algérie à
garder9. »

Jules Ferry, «  le Tonkinois  », s'affirme le grand chantre d'une telle


idéologie :

« L'œuvre civilisatrice qui consiste à relever l'indigène,


à lui tendre la
main, à le civiliser, c'est l'œuvre quotidienne d'une grande nation10. »

Cette conception, il l'exprime maintes fois :

« La race supérieure ne conquiert pas pour le plaisir,


dans le dessein
d'exploiter le faible, mais bien de le civiliser, et de l'élever jusqu'à elle11.
»

Sur la fin de sa vie, éclairé sur certaines réalités algériennes, il aura


des
mots sévères pour le « colon algérien ». Il se prononcera pour la
désignation
d'un gouverneur général fort, susceptible d'imposer
« l'œuvre civilisatrice de
la France qui consiste à relever l'indigène, à
l'instruire, à assurer son
existence ».
Ferry, certes, mais il n'est pas un isolé.
La Ligue des Droits de l'Homme lui emboîte le pas :

«  Il faut nous considérer comme investis du mandat


d'instruire,
d'élever, d'émanciper, d'enrichir et de secourir
les peuples qui ont besoin
de notre collaboration.12 »
La Franc-Maçonnerie n'est pas en reste. Le Convent du Grand-Orient
proclamera le 20 septembre 1923 :

«  Nous affirmons hautement que l'œuvre coloniale de


la Troisième
République est au fond une œuvre de civilisation. »

« Élever. Instruire. Éduquer. Mission civilisatrice. » Tout ce vocabulaire,


sensiblement identique, est repris sans cesse dans les propos
et discours des
tenants de l'action coloniale.
Certains l'expriment même dans leur œuvre littéraire. Ils vont même
plus
loin. La colonisation transcende ses propres auteurs. E. de Vogüé
évoque
«  une pépinière d'hommes, les cadres du relèvement national  ».
Louis
Bertrand affirme : « La France sera sauvée par ses colonies. »
Émile Zola,
dans Fécondité, célèbre « l'autre France, celle du Soudan ». Ernest Psichari
qui sera fidèle à lui-même jusqu'au bout à
l'image de Péguy, donnera de ses
héros coloniaux l'image de saints
laïcs imprégnés de leur devoir et de leur
mission. Il n'est pas étonnant
que ceux  –  explorateurs, officiers, colons,
administrateurs – qui partent outre-mer adoptent un tel état d'esprit.
Une certaine mystique se crée. La colonisation se présente comme
une
école. Lyautey le croit comme de Vogüé :

«  Je suis un colonial convaincu, parce qu'au sortir de


la Métropole
rongée par les dissensions intestines... j'ai
trouvé dans nos colonies la
plus belle école d'énergie,
celle où se retrempe, où se refond la race,
comme dans
un creuset13. »

Lyautey est sincère, non sans raisons. Il n'a pas à se plaindre des
colonies.
Elles l'ont tiré de la routine des garnisons métropolitaines,
lui ont ouvert des
horizons sans fin, apporté la renommée. Il a pu
vivre et s'épanouir
pleinement. Quel jeune officier à l'âme bien trempée
ne penserait pas
comme lui  ? L'Afrique, l'Asie, sont ces immensités où
il pourra servir, se
dépenser et peut-être, sur un champ de bataille,
croiser Dame la Gloire.
L'expansion coloniale, sur le terrain, est d'abord et surtout venue
de tous
ces lieutenants, capitaines, commandants  : Rivière, Garnier,
Gallieni,
Marchand, Mangin, Gouraud, Baud, Binger, Bretonnet,
Lamy, Largeau,
Baratier, Germain, Voulet, Chanoine, Joalland, Meynier, Monteil, Decœur,
Toutée, Ganier... dédaigneux de leur peine et
de leur sang et que la gloire
émoustille.
L'esprit des croisades qui n'est pas dépourvu de charité chrétienne
n'est
pas mort dans la France du XIXe siècle. Le renouveau de la foi
et de la
pratique religieuse au lendemain de la tourmente révolutionnaire a engendré
la création de multiples œuvres missionnaires. Prêtres,
religieux,
religieuses, sont à pied d'œuvre en Asie comme en Afrique.
La colonisation
avec ses perspectives élargies d'évangélisation du
monde païen ne peut
donc que trouver l'aval des milieux catholiques.
Ils ne le cacheront pas.
Monseigneur Lavigerie sera le chef de file de
ceux qui optent pour la
grandeur de l'Église et de la République française troisième du nom.

*
**

Il existe ainsi en France, à partir de  1880, émanant de milieux aux


motivations divergentes, un fort courant de pensée prônant une active
politique coloniale. Il est alors normal qu'à l'initiative de personnalités
des
organismes voient le jour pour promouvoir et défendre les idées
avancées.
Un homme se détache dans ce que la terminologie moderne pourrait
qualifier de véritable « activisme colonial » :
Eugène Étienne. Maire d'Oran, plusieurs fois ministre, ami et protecteur
de Lyautey, il est le porte-drapeau de l'outre-mer. On retrouve
son nom
derrière nombre d'explorations et de créations de comités,
sociétés, unions
ayant vocation coloniale.
La liste en est longue de tous ces organismes d'importance inégale,
aux
adhérents relativement modestes (rarement plus d'un millier) mais
au rôle
essentiel. Par l'autorité de leurs membres directeurs, par leur
soutien
financier, ils engendrent maintes expéditions et pèsent dans
bien des
décisions.
Le Comité de l'Afrique française est peut-être le plus connu. Créé
le 24 novembre 1890 sous l'impulsion des écrivains Paul Leroy-Beaulieu et
Melchior de Vogüé, il se donne pour tâche de « consacrer
l'union, à travers
le Soudan, du Congo français, du Sénégal et de
l'Algérie-Tunisie  ». A sa
tête, des personnalités représentatives  : militaires coloniaux comme
Borgnis-Desbordes, Binger, hommes d'affaires
comme J. Charles Roux,
député de Marseille, Jules Siegfried et Félix
Faure, députés du Havre. Avec
un millier d'adhérents, un peu plus de
souscripteurs et son « Bulletin » tiré
à 3 500 exemplaires, ce C.A.F. est
un bras de levier puissant.
Il a ses émules, véritables filiales  : Comité de l'Asie française (1901),
Comité du Maroc14 (1898), et même Comité de l'Éthiopie (1892) et
Comité
de l'Égypte (1895).
Les sociétés dites de géographie présentent beaucoup plus l'aspect
de
sociétés savantes. Elles s'orientent surtout vers une meilleure
connaissance
des régions inexplorées, d'où leur soutien privilégié aux
explorateurs
démunis. Certaines sont anciennes. La Société de Géographie de Paris date
de 1821.
Très active, elle distribue aide, prix et récompenses (Victor Largeau
lui
doit son soutien financier ; il n'est pas le seul). Ses dîners du vendredi soir
dans l'arrière-salle d'une crémerie de la rue Mazarine, à
l'enseigne de la
Petite Vache, regroupent les Francis Garnier, Brazza,
Crampel et autres, de
retour de missions.
Une mention spéciale doit être donnée aussi à l'Union Coloniale,
grande
organisatrice de congrès coloniaux, dîners-débats et dépensant
des sommes
importantes pour la propagande.
Une telle revue, si sommaire soit-elle, ne saurait écarter l'association
toujours vivante de l'Alliance Française fondée en  1883  par Paul Bert,
Victor Duruy, Ferdinand de Lesseps. Son esprit  ? Sa mission  ? Il suffit
d'écouter l'orateur. Il se nomme Jean Jaurès. Sa conférence date de
1884 à
Albi.

« L'Alliance a bien raison de songer avant tout à la


diffusion de notre
langue : nos colonies ne seront françaises d'intelligence et de cœur que
quand elles comprendront un peu le français... Pour la France surtout, la
langue est l'instrument nécessaire de la colonisation... Il
faut que des
écoles françaises multipliées, où nous appellerons l'indigène, viennent
au secours des colons français
dans leur œuvre difficile de conquête
morale et d'assimilation... Il n'y aura là (en Algérie) un vrai peuple et
une
autre France que par une large diffusion de la langue
française. De
même dans toutes nos colonies. »

Non, ce n'est pas mai 1958 à Alger. L'auteur de ces propos est bien
Jean
Jaurès, l'illustre tribun socialiste.
Parallèlement à toutes ces associations, une presse spécialisée rapporte et
soutient. Certaines publications présentent encore un indéniable intérêt
historique. Le Tour du Monde, volumineuse série en
principe semestrielle,
relate, comme son nom l'indique, les derniers
voyages dans le monde
jusqu'alors inexploré. Il insiste sur le travail
des Français. On y lit, par
exemple, de longs récits de Francis Garnier
ou de Gallieni sur leurs
expéditions respectives au Laos et au Soudan.
Véritables reportages avant
l'heure, écrits de la main même de ceux
qui ont vécu l'événement, ils
éclairent d'un jour vif les détails d'une
exploration ou d'une conquête.

*
**

Toutes ces activités trouvent un prolongement logique au niveau


parlementaire. Sous l'impulsion d'Étienne, le  15  juin  1892, 42  députés
fondent un groupe colonial appelé à s'étoffer très vite. Il comptera
200 députés en 1902, venus des divers horizons de la scène politique
et tous
« réunis par le désir d'assurer la force et la grandeur de la
France Coloniale
et extérieure »15. Il atteindra jusqu'à  250  députés
sous la Chambre dite de
Front Populaire de 1936 à 1940. Outre des
personnalités comme Delcassé,
Ribot, Lannessan, Flandin, Messimy,
il pourra se prévaloir d'avoir eu dans
ses rangs cinq futurs présidents
de la République  : Félix Faure, Raymond
Poincaré, Paul Deschanel,
Paul Doumer et Albert Lebrun16. C'est dire qu'en
ces temps (1890-1900) l'étiquette de colonialiste n'était pas contre-indiquée,
bien au
contraire, pour réaliser un beau parcours politique.
Le Sénat ne peut faire moins. Un groupe colonial, plus discret toutefois,
s'y constitue le 11 février 1898.
Le temps, les clivages, les dissensions sur la conduite à tenir dans
les
colonies elles-mêmes, useront ces groupes qui auront connu leur
apogée
de 1890 à 1905. Leur existence n'en est pas moins caractéristique.
Ce «  Parti colonial  » a-t-il, parallèlement à son action d'efficience
immédiate, réussi la tâche d'information et de propagande qu'il s'est
fixée ?
A priori, non jusqu'en 1914. La France encore largement rurale
d'avant la
Première Guerre mondiale vit à l'ombre de son clocher et
se nourrit de ses
querelles intérieures (affaire Dreyfus, affaire des
Fiches, séparation de
l'Église et de l'État). Le regard se perd toujours
au-delà des Vosges.
« Pensez-y toujours, n'en parlez jamais. »
Sensibilisée par l'aventure mexicaine, la France se méfie des expéditions
lointaines. Le « désastre » de Langson ne peut que la conforter
dans cette
réserve.
Il faudra attendre le grand choc de  1914-1918, l'ouverture forcée sur
le
monde pour que l'opinion publique dans son ensemble (et encore  !)
perçoive enfin les immenses données du problème colonial.
La Ligue Maritime coloniale créée en février  192117  sera alors un
des
grands instruments de vulgarisation, en particulier dans le milieu
scolaire.
Son mensuel, Mer et Colonies, sera distribué gratuitement à
environ 200 000 exemplaires.
L'engouement certain des années  1930  atteste l'évolution survenue
et
l'adhésion populaire18.

*
**

Sans être absolu, il est désormais possible de mieux cerner la


réponse
possible à l'interrogation initiale sur le pourquoi et le par qui
de la décision
devant le fait colonial à partir de 1880.
Tout se joue à trois niveaux  : Exécutants, «  Parti colonial  », Pouvoirs
publics.
Sur le terrain, les exécutants, à tous les échelons de la hiérarchie,
forcent
le destin et créent l'événement. L'armée, et derrière elle l'administration,
vont résolument de l'avant.
A Paris, le « Parti colonial » pèse de toute sa force. Financièrement19, il
soutient. Politiquement, il entraîne. Outre l'influence de
ses ténors, il a pour
lui sa connaissance des dossiers, ce qui n'est pas
toujours le cas des
ministres en exercice20.
De 1880 à 1900, les gouvernants, favorables ou bousculés suivant
les cas,
s'engagent, font marche arrière ou entérinent. De là, les pas
en avant, les
audaces mais aussi les hésitations et les retards constatés.
Passé  1900, le Pouvoir, emporté par la machine mise en mouvement,
stimulé par les rivaux internationaux, tergiverse beaucoup moins. On
le
verra à Madagascar, au Sahara et surtout au Maroc.
L'expansion coloniale est alors devenue un acquis qui ne paraît plus
devoir être remis en cause.

1 Hanotaux (1853-1944). Plusieurs fois ministre des Affaires Étrangères, avant


de se consacrer à
des travaux historiques. Auteur, en particulier, d'une Histoire
des Colonies françaises.
2  Etienne (1844-1921), député d'Oran. Plusieurs fois ministre. Principal animateur du Parti
Colonial.
3 Ce rattachement sera éphémère. Ce n'est que le 14 mars 1894 que sera, enfin,
créé un véritable
ministère des Colonies.
4 P. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, p. 641.
5 Juliette Adam, Après l'abandon de la revanche, pp. 173-210.
6 Bien évidemment, l'Alsace et la Lorraine. A l'époque, tous ces sous-entendus
avaient un poids.
7  On se souvient que les révolutionnaires s'écriaient  : «  Périssent les colonies
plutôt qu'un
principe ! »
8 Ernest Renan, in La Réforme intellectuelle et morale de la France.
9 Louis Blanc, in la Revue du Progrès (15 juillet 1839).
10 Discours au Sénat, le 6 mars 1891.
11 Discours à la Chambre, le 27 mars 1884.
12 On peut, au passage, s'interroger. La Coopération présente ne répond-elle
pas à cette finalité ?
Ne serait-elle pas une autre version du colonialisme ?
13 Discours d'Oran, 12 juillet 1907. In Paroles d'action, p. 53.
14 On n'ose pas encore prononcer ouvertement le mot de « Maroc français ».
Il est sous-jacent.
15 Bulletin du Comité de l'Afrique française.
16 Félix Faure président de 1895 à 1899 ; Raymond Poincaré, de 1913 à 1920 ;
Paul Deschanel
en 1920 ; Paul Doumer de 1931 à 1932 ; Albert Lebrun de 1932
à 1940.
17 Par fusion de la Ligue Maritime française et de la Ligue Coloniale française.
18 Cf. chapitre XL : La Fête coloniale.
19 Il est paradoxal, par exemple, que des fonds privés, recueillis par la Société
de Géographie de
Paris – encore elle – financent en bonne partie l'expédition
Foureau-Lamy. Le détachement militaire
relevant de l'État l'emporte pourtant,
très largement, sur l'élément civil. Cf. chapitre XXV.
20 De 1895 à 1928, 4 ministres des Colonies seulement sur 52 rendront visite
à leurs territoires de
tutelle...
 
Chapitre XXII

 
BRAZZA ET LE CONGO
 
Il faut, momentanément, abandonner Sénégambie, Soudan et
Rivières du
Sud pour descendre plus au sud et rejoindre la région qui
sera, durant un
temps, dénommée l'Ouest africain1.
L'équateur est là. Avec lui, les lourdes chaleurs humides qui persistent et
étouffent. Les nuées qui crèvent en fin de journée. Les vapeurs
qui montent
du sol. La végétation qui gagne partout. La haute forêt
qui dresse à plus de
cinquante mètres de haut ses fûts d'ébène, d'acajou ou d'okoumé. Les
rivières qui se précipitent et s'étalent. Des populations peu nombreuses2,
spécifiquement négroïdes, qui vivent repliées
sur elles-mêmes, arriérées
souvent, anthropophages parfois. Tout un
univers qui, par son climat, ses
fièvres, ses obstacles, semble se liguer
pour barrer la route à l'Européen.
Celui-ci ne s'y est pas trompé. Il n'a pas encore osé aborder de
front cette
nature brutale. Portugais, Français, Anglais, sont restés sur
le rivage
atlantique à Boma, Louango, Libreville, Cabinda ou Saint-Paul de Louanda
encore plus au sud.
Tout est à découvrir, tout est à faire au cœur de l'immense forêt
équatoriale3. Pour y accéder, il n'est guère que la voie fluviale. La
rivière,
« ce chemin qui marche », est la seule trouée valable pour
s'enfoncer dans
l'arrière-pays. C'est celle que les Français, comme
d'autres, emprunteront.
Dans cette pénétration vers l'intérieur de
l'Afrique, des noms comme
toujours émergent :
–  Pierre Savorgnan de Brazza pour les futurs Gabon et Moyen-Congo^
(Congo-Brazzaville),
– Émile Gentil pour l'Oubangui-Chari et surtout le Tchad.
 
Tout se jouera en vingt-cinq ans, de 1875 à 1900. La marche au
Congo
sera le premier temps. Celle au Tchad, le second. La première
s'effectuera
sans effusion de sang. La seconde, par contre, débouchera
sur une lutte
sévere contre le maître des lieux, le puissant Rabah.

*
**

Pierre Savorgnan de Brazza, celui qui donnera à la France le


Congo, tout
en ouvrant le Gabon, est né italien.
Il voit le jour à Rome le 25 janvier 1852, septième fils d'une famille
de
bonne noblesse. Attiré par la mer et l'outre-mer, il entre au Borda4
à titre
étranger et devient officier de marine. En 1870, il se bat pour
la patrie qu'il
a choisie et demande sa naturalisation (qu'il obtiendra
en  1874). En  1874,
embarqué sur l'escadre de l'Atlantique sud qui
veille à réprimer les vestiges
du trafic négrier, il découvre la côte gabonaise et la rivière Ogooué5.
Déjà certains se sont hasardés sur l'Ogooué. Paul de Chaillu en
1865, le
lieutenant de vaisseau Aynès en 1867 et surtout Alfred
Marche et le marquis
de Compiègne de  1873  à  1874. Ces explorations,
si incomplètes soient-
elles, ont démontré que l'Ogooué pouvait ouvrir
un accès vers l'inconnu de
l'arrière-pays. A cette date, le Congo n'est
même pas tracé en pointillé sur
les cartes.
Brazza, passionné par les découvertes à faire, sollicite et obtient de
son
ministère l'autorisation d'effectuer l'exploration de l'Ogooué.
Début
novembre 1875, il entame ce qu'on appellera son premier
voyage.
Ils sont quatre Européens  : Brazza, Marche le naturaliste, déjà aventuré
en ces lieux, le docteur Ballay, futur gouverneur de la Guinée, le
quartier-
maître Hamon. Avec eux quelques laptots et tirailleurs d'escorte.
La pirogue, cette longue embarcation taillée directement dans un
tronc
d'okoumé, est l'unique moyen de locomotion. L'Ogooué est
navigable sur
une bonne partie de son cours mais, peu à peu, les
rapides obstruent la
rivière. Transbordements, halages, se succèdent,
retardant la progression,
épuisant les hommes. Au bout de six cents
kilomètres, la voie fluviale n'est
plus utilisable. Sans se décourager, en
dépit des difficultés, Brazza s'engage
à pied, marchant vers l'est, sur
le plateau des Batéké. Assez vite, changeant
de versant, il découvre
une autre rivière, l'Alima, qui coule nord-est puis
sud-est. Résolument,
il emprunte cette nouvelle voie qui paraît favorable.
Depuis le départ, les populations rencontrées font dans l'ensemble
bon
accueil. Brazza achète, troque plus exactement, négocie, palabre.
Il n'hésite
pas à s'attarder pour mieux se faire connaître. Partout et
toujours, il se
présente en homme de paix, récusant l'usage de ses
fusils. Comme porteurs,
il acquiert des esclaves auxquels il rend aussitôt la liberté. Certains ne
comprennent pas, s'enfuient, pour retomber
un peu plus loin dans leur
servitude. D'autres restent, compagnons
fidèles et reconnaissants. Peu à peu
l'image de ce blanc, juste et bon,
se propage de proche en proche.
Ses conversations apprennent à Brazza qu'une vaste étendue d'eau,
d'aucuns parlent d'une mer, s'étend non loin. L'Alima, avec force, y
roule
ses eaux boueuses. Il suffit de se laisser porter le long de ses
larges
méandres, guettant à chaque coude de nouveaux horizons.
Mais Brazza n'atteindra pas encore ce terme où le mène l'Alima.
Les
Apfourous hostiles aux blancs (Stanley et ses méthodes sont passés
par là)
se massent sur les berges. Menaçants, ils barrent la route.
Brazza, fidèle à sa
ligne de conduite, refuse la bataille. A pied il
regagne le plateau, poursuit
vers le nord, reconnaît la Kouala6  et
enfin, épuisé, revient vers l'Ogooué
prendre les pirogues du retour. A
la fin de 1878, il touche la côte et regagne
la France. En trois années
d'efforts et d'épreuves – il fut parfois allant pieds
nus – il a parcouru plus de treize cents kilomètres.
Cette expédition, au succès a priori limité, prend brusquement une
autre
dimension.

*
**

En  1877, l'Américain Stanley7  est rentré, lui aussi, d'Afrique, porteur
d'une nouvelle exceptionnelle. Renouvelant l'exploit de
Cameron8, il a
traversé le continent africain d'est en ouest et rapporté
des informations
bouleversant les données admises. Le Congo qu'il a
redescendu est le fleuve
de l'Afrique centrale9. Loire africaine, mais
sur une autre échelle, il effectue,
comme sa cadette européenne, une
vaste boucle avant de s'orienter
franchement sud-ouest pour déboucher dans l'Atlantique. Navigable sur de
larges biefs  –  l'un d'eux
mesure  1  700  km  –  il s'élargit, peu avant son
embouchure, en un
vaste lac auquel l'explorateur a donné son nom, le
Stanley Pool. Après
quoi, il se précipite dans des gorges et des rapides qui
entravent la
navigation. Ces obstacles expliquent que nul n'ait pu encore
remonter
son cours au départ de l'Océan.
Pour Brazza, tout s'éclaire. Cette étendue d'eau dont lui parlaient
les
riverains de l'Alima est le Congo. Il n'en était qu'à cinq ou six
journées de
marche. Son dur voyage prend une tout autre importance.
La voie de
l'Ogooué débouche sur le Congo. Elle offre un axe de
pénétration pour
l'exploration et la prise de possession de l'Afrique
centrale.
Les convoitises internationales prennent elles aussi, dans le même
temps,
une tout autre dimension devant les révélations de Stanley. Une
immense
région est accessible. Elle appartiendra au premier occupant
(européen
s'entend).
Un nouveau venu a déjà pris rang dans cette compétition.
Léopold II, le
souverain du jeune État belge10, a des ambitions et des
possibilités
financières. Intelligent, énergique, autoritaire, cupide aussi,
disent ses
détracteurs, il aspire à donner à son pays au cadre modeste
l'envergure d'une
grande nation. Le Congo brutalement révélé, lui
offre une occasion unique
qui sera l'affaire de sa vie.
Les récits de Stanley ne peuvent que confirmer ses projets qui
commencent à s'ébaucher.
Du  12  au  14  septembre  1876  –  un an avant le retour de Stanley
–  il a
réuni chez lui, à Bruxelles, une conférence internationale. Il ne
vise,
affirme-t-il que des buts scientifiques et humanitaires : explorer le
centre de
l'Afrique, faire disparaître la traite des noirs. Qui ne saurait
souscrire à ces
vues généreuses  ? Sous l'impulsion de Léopold II et
pour répondre à ses
objectifs, il a été créé une Association Internationale Africaine (A.I.A.)
comprenant divers comités nationaux dont un
belge bien évidemment.
(Ferdinand de Lesseps préside le comité français.) Ces organismes ainsi mis
en place doivent permettre au roi des
Belges d'agir en toute quiétude et
légalité en Afrique centrale.
La situation en était là au retour de Stanley.
Celui-ci, passé les clameurs saluant son succès, recherche un parrainage
pour exploiter sa découverte. L'Angleterre, sollicitée, se récuse.
Léopold II,
plus opportuniste, ne laisse pas échapper l'occasion. Il a
de suite compris ce
qu'un Stanley pouvait lui apporter.
Entre les deux hommes tout aussi résolus, l'accord est vite conclu.
Un
«  Comité d'études du Haut Congo  », exclusivement belge, charge
Stanley
de remonter le Congo et de reconnaître le pays afin d'y constituer un État
noir (dont Léopold II, sous-entendu, est appelé à devenir
le souverain).
A l'automne  1879, Stanley bien pourvu en hommes et en matériel
–  les
banques belges sollicitées par le roi ont financé – parvient à
l'embouchure
du Congo. Sa mission est précise : forcer une route, le
long du fleuve, de la
mer au Stanley Pool  ; arrivé là, mettre ses
bateaux démontables à l'eau et
prendre possession des rives. Un tel
projet implique d'être le premier au
Stanley Pool. Mais Stanley est
confiant. Nul n'a osé avancer des prétentions
identiques et nul ne dispose de moyens comparables au siens.
Il a compté sans Savorgnan de Brazza. Le Français n'a pas perdu
son
temps.
Il sait parfaitement, personne ne le dissimule, ce que prépare Stanley. A
la hâte, il regroupe quelques fonds  : cent mille francs votés par
le
Parlement, des subsides de la Société de Géographie de Paris11. Le
début de
l'année 1880 le revoit au Gabon, à nouveau explorateur quasi
solitaire avec
une maigre escorte. Stanley, de son côté, a entamé sa
marche depuis
quelques semaines.
Brazza, comme prévu, renoue avec les paysages de l'Ogooué et
commence ce qui sera appelé sa deuxième mission. Au terme de sa
navigation, il établit une base. Franceville est née. Renonçant à la route
de
l'Alima, il pique directement plein sud-est et descend en partie le
Léfini,
belle rivière affluent du Congo. Les Apffourous, si hostiles
auparavant,
laissent passer l'explorateur et sa petite suite. Ils ont
compris qu'il était un
homme de bien.
Enfin, un soir tard, après une longue marche sur un plateau inhabité, il
découvre à ses pieds l'immense étendue d'eau du Congo, à
l'éclat argenté
sous le firmament étoilé.

« L'émotion que je ressentis à cette vue, dira-t-il par


la suite, fut l'une
des plus fortes de ma vie. Je me recueillis dans le silence, comprimant
les violents battements de
mon cœur, songeant qu'ici allait se décider le
sort de ma
mission. »

Brazza est maintenant chez les Batékés. Makoko12, le roi du pays,


le
reçoit avec égards et courtoisie. Il connaît la réputation du grand
chef blanc
de l'Ogooué. On échange des cadeaux. On palabre. Les
conversations se
transforment en négociations. Le  10  septembre  1880,
le Français signe le
traité par lequel Makoko reconnaît le protectorat
de la France13  sur ses
territoires. En témoignage d'amitié, Makoko lui
donne sur la rive gauche du
Stanley Pool, peu avant les rapides, une
bande de terrain au lieu dit N'Tamo.
Brazza confie la garde de l'endroit au sergent Malamine et à trois tirailleurs.
A eux de veiller sur
le drapeau tricolore hissé sur cet emplacement que peu
après la Société
de Géographie de Paris décidera de nommer Brazzaville.
Une capitale
s'élèvera sur ce promontoire dominant les eaux du fleuve14.
Et voici deux images d'Épinal. Sont-elles vraiment conformes à la
réalité ? Elles l'embellissent sans doute. Qu'importe. Les faits sont là,
moins
académiques certainement que ne le veut la fresque coloniale
mais bien
réels cependant. Stanley sur sa route a croisé Brazza et
Malamine.
Brazza, arrivé le premier au Stanley Pool par l'intérieur, redescend
le
fleuve. Stanley le remonte. Et le face à face se produit le
1er
novembre 1880.
Stanley dira :

«  J'ai rencontré un homme déguenillé, pieds nus, sans


autre escorte
que quelques misérables laptots. Il m'a dit
qu'il avait acquis des
territoires à la France. »

Le compte rendu est exact.


D'un côté, un grand gaillard barbu, large chapeau de feutre sur la
tête,
vêtements en lambeaux. Derrière lui, une poignée de gueux tout
aussi
loqueteux.
D'un autre côté, le maître d'une armada. C'est Boula Matari le
briseur de
roc. Il ne contourne pas l'obstacle. Il le renverse. Pour lui,
la force de ses
fusils et l'explosion de sa dynamite. Pour l'autre, le
dialogue, la diplomatie.
Le Français, si démuni soit-il, l'a emporté. La poignée de main,
courtoisie
obligatoire entre Européens devant leur entourage, ne saurait être vraiment
avenante de la part du perdant.
Et Stanley poursuit sa progression. Sur les berges du Stanley Pool,
un
drapeau flotte au faîte d'un mât. L'explorateur s'en approche.
Quatre
hommes assurent une garde vigilante.
Stanley va-t-il s'avancer encore ! Le sergent Malamine se dresse,
croise
sa baïonnette et annonce fièrement :
« Ici la France ! »
Les geste, le propos n'eurent peut-être pas une telle emphase. Il
n'importe. La France est sur la rive droite du Congo. Le mandataire
du roi
des Belges a été pris de vitesse.
Ce demi-échec ne l'empêchera pas de mener à bien la majeure partie
de
sa tâche. La rive gauche du Congo, grâce à lui, appartiendra à
Léopold II et
par la suite à la Belgique. Un empire de 2 345 000 km2,
plus de quatre fois
la France, s'est édifié sous sa poigne.

*
**

Brazza, après sa rencontre avec Stanley, ne s'attarde pas. Il est


pressé de
rallier la côte pour assurer le ravitaillement de Malamine et
des siens.
Au passage, il constate la véracité des propos de l'Américain. Le
Congo
est impraticable du Stanley Pool à la mer. Trente-deux chutes
ou rapides
barrent le fleuve. Par contre, le Niari, rivière qui se jette
dans l'Atlantique,
sous le nom de Kouilou, pourrait, estime-t-il, offrir
une voie d'accès rapide.
L'hostilité des autochtones ne lui permet pas
d'approfondir sa
reconnaissance15.
Infatigable, Brazza est à nouveau sur l'Ogooué. Le secours à apporter à
Malamine est son unique pensée. Le père Augouard, le futur
évêque de
Brazzaville, s'en charge. Cœur ardent de défricheur d'âmes
et de terres
nouvelles, ce missionnaire est un vaillant16. Il ravitaille le
valeureux sergent.
Devoir accompli, Brazza peut enfin rentrer en France.
 
TROISIÈME MISSION BRAZZA
 
Le traité avec Makoko, les menées de Léopold II et de Stanley ont
réveillé Paris. Jules Ferry, surtout, est au pouvoir. En janvier 1883,
Brazza
repart en Afrique pour une troisième mission. Cette fois, il
reçoit de
l'argent, des hommes, des moyens17. Il reçoit aussi un titre.
Il part intronisé
«  Commissaire du Gouvernement de la République
française dans l'Ouest
africain ».
Les garçons qui l'accompagnent, les Ballay, Chavannes, Mizon,
Dolisie,
Jacques de Brazza, son frère, forment une équipe de valeur,
bien soudée
derrière son chef. En deux ans, de  1883  à  1885, elle explorera un large
triangle, Congo-côte Atlantique – parallèle Libreville,
confluent Oubangui-
Congo. Dolisie reconnaît l'axe Kouilou-Niari,
complétant les observations
de Brazza, et remonte l'Oubangui. Jacques
de Brazza descend la Likoula.
Le lieutenant de vaisseau Cordier
occupe Loango et plusieurs points dont
Pointe-Noire pour contrer les
rivalités étrangères. Des postes sont installés
sur l'Alima, le Congo,
l'Oubangui pour affermir les prises de possession.
Brazza, pour sa part, rend visite à Makoko, honoré de retrouver
«  Rocomanbo  », le Grand Commandant. Après quoi, il va, il vient,
pour
organiser la nouvelle colonie. Palabrant avec les uns ou les
autres, veillant à
raviver les énergies et à conforter les enthousiasmes,
cheminant sur les
pistes forestières, sautant d'une pirogue à une autre
il se dépense sans
compter.
Dans sa bataille quotidienne, il ne peut se douter que le sort de son
Congo se joue et s'est joué à des milliers de lieues, à la fameuse Conférence
de Berlin de novembre 1884 à février 1885.
A dire vrai, avec le recul, on doit reconnaître que les représentants
français n'ont pas si mal manœuvré dans la capitale allemande, en ces
mois
d'hiver. Ils avaient à faire à forte partie. Si Bismarck souhaitait
détourner les
sensibilités françaises de l'Alsace-Lorraine, les Anglais ne
tenaient
nullement à favoriser par trop leurs ennemis traditionnels. Les
Portugais
aspiraient à garder leur antique prépondérance. Surtout, il y avait Léopold II
et ses intrigues.
Le souverain belge a forcé les étapes. En  1883, il a transformé son
ancienne Association Internationale Africaine et son Comité d'Études
du
Haut Congo en Association Internationale du Congo. Habilement,
Il a fait
reconnaître celle-ci comme un véritable Etat. La Conférence
de Berlin lui
apporte sur ce point satisfaction même si elle accorde à
toutes les nations la
liberté du commerce dans le «  Bassin conventionnel du Congo  ». Brazza,
fort de son arrivée première, revendiquait,
pour la France, la rive gauche du
Stanley Pool et le bassin du Niari-Kouilou. Le traité signé
le 5 février 1885 par Jules Ferry et le secrétaire du roi des Belges accorde à
la France le Niari-Kouilou et la côte
de Louango. Par contre, les Belges
s'octroient toute la rive gauche du
Stanley Pool et surtout un accès à la mer
entre territoire français et
Angola portugais. Par la suite, le  29  avril  1887,
devant l'avancée des
explorations, le Congo, l'Oubangui, le M'Bomou
seront reconnus
frontières entre le Congo belge et l'Oubangui-Chari
français.
La contestation existait également avec les Portugais présents depuis
longtemps de part et d'autre de l'estuaire du Congo. Le traité du
12  mai  1886  reconnaît aux Portugais l'enclave dite de Cabinda avec
Cabinda et Landana. Le Congo français obtient un débouché sur
l'Atlantique par la vallée du Kouilou. Non loin, Pointe-Noire prendra
bientôt son essor.
Le sort du futur Congo français est ainsi à peu près déterminé. Le
colonisateur n'aura qu'à fixer ses limites à sa propre administration.
En 1885, c'est encore prématuré. Les quatre colonies de l'ensemble
Afrique
Équatoriale française, Moyen Congo, Gabon, Oubangui-Chari, Tchad, ne
seront instaurées qu'en 1908, la conquête militaire
achevée.
Si la diplomatie a décidé, à Paris les embrouilles politiques bouleversent
les données. Jules Ferry tombe. Par contrecoup, en août  1885,
Brazza est
rappelé en métropole. La flamme coloniale semble vaciller
avec la chute du
Tonkinois.
La troisième mission Brazza est ainsi brutalement arrêtée. Mais
Brazza
sait se battre. Il a foi en son Congo. Une conférence réussie.
Un pouvoir
conscient d'avoir été trop loin en le rappelant. L'évidence
éclate. Brazza est
l'homme du Congo. Il doit y retourner.
Dans le courant de 1886, il est à nouveau nommé Commissaire
général
du Gouvernement mais cette fois dans le Congo français18. Ses fidèles se
retrouvent ses adjoints. Le docteur Ballay est lieutenant
gouverneur du
Gabon et Chavannes résident au Congo. Sous la direction du nouveau
Commissaire général, resté personnage toujours aussi
simple sous
l'emphase du titre, une autre tâche commence : l'extension
vers le nord.
Pour la rapporter, une fois encore, la chronologie ne saurait fournir
le
repère absolu. Les événements s'enchevêtrent plus qu'ils ne se succèdent. Ils
ont pourtant chacun un nom :
– Fachoda,
– marche vers le Tchad,
– conquête du Tchad.
 
Cet ordre servira de fil conducteur. Il respecte, grossièrement, les
dernières phases de l'expansion coloniale en Afrique Centrale.

1 Sur une carte, les distances de cet Ouest africain paraissent modestes (région
comprise entre le
Congo et le littoral, soit pratiquement Gabon et Congo actuels),
et pourtant il y a :
– 1 200 km (à vol d'oiseau) de Libreville à Pointe-Noire
– 600 km de Brazzaville à la mer
– 1 800 km de Brazzaville à Bangui
– 1 500 km de Fort-Lamy (N'Djaména) à Bangui.
2  En  1980, le Congo-Brazzaville (ex-Congo français) comptait  900  000  habitants, le Gabon
environ 500 000. C'est dire la faiblesse de la population un siècle
plus tôt.
3 « La forêt vierge », est-il écrit dans les manuels scolaires. Le terme est significatif.
4 Navire-école de la Royale. A formé de nombreuses générations d'officiers de
marine.
5  L'Ogooué, qui se jette dans l'Atlantique par un large delta à hauteur du cap
Lopez, a
environ 970 km de longueur.
6 Sensiblement parallèle à l'Alima, 150 km plus au nord.
7 John Stanley (1841-1904) Américain d'adoption, naturalisé anglais en 1872.
8 V.L. Cameron (1844-1894). Explorateur anglais. A le premier, de 1873 à
1875, traversé l'Afrique
centrale d'est en ouest.
9 Le Congo (Zaïre 4 500 km) prend sa source aux abords des grands lacs,
monte vers le nord-ouest
puis s'incurve vers la mer à hauteur du 2e parallèle.
10 La Belgique, faut-il le rappeler, s'est dégagée de la tutelle hollandaise en
1830. La couronne du
nouvel Etat a été confiée à la maison de Saxe-Cobourg-Gotha. Léopold II (1835-1909) est le second
souverain régnant de cette dynastie.
11 Il puisera aussi toujours largement sur sa fortune personnelle pour couvrir
ses expéditions.
12 Makoko est un titre (identique à celui de roi). L'usage, à tort, en a fait un
nom propre.
13  En principe, les deux rives du Congo, des cataractes jusqu'au confluent avec
l'Oubangui. Ce
traité sera, le 1er octobre, ratifié par les vassaux de Makoko.
14  Brazzaville, capitale de l'actuel Congo-Brazzaville, compte maintenant plus
de 300 000 habitants.
15 Les reconnaissances, effectuées par la suite, confirmeront cette perspective.
Le Kouilou-Niari
sera l'itinéraire emprunté pour se rendre de Brazzaville à la mer.
16 Prosper Augouard (1852-1921). Évêque de Brazzaville de 1890 à sa mort.
17  1  275  000  francs en janvier  1883  puis  780  000  francs en août au titre des
ministères de
l'Instruction publique, des Affaires étrangères et de la Marine.
– 30 fonctionnaires civils.
– 30 militaires ou marins.
– 150 laptots dont Malamine revenu de Brazzaville.
18  Le Congo englobe encore à l'époque le Gabon, le Congo, l'Oubangui-Chari
(future
Centrafrique).
 
Chapitre XXIII

 
LA COURSE AU NIL
SOUFFFLET A FACHODA
 
FACHODA
 
Fachoda. Un nom au relent amer pour la fierté nationale française.
Un
coup bas supplémentaire de la « perfide Albion » à la France pour
s'emparer
d'une place courageusement acquise par ses vaillants coloniaux. Un genou
mis à terre devant les exigences d'outre-Manche.
Cette présentation, si sommaire soit-elle, n'est pas absolument
fausse  ;
mais l'événement Fachoda n'est pas si simple. Derrière le
camouflet
incontestable, il y avait aussi les dividendes tirés d'une situation analysée
avec réalisme, les contreparties en Afrique même, l'Entente cordiale. Bref,
un dossier complexe, péripétie importante de la
France coloniale.
Mais avant de relater le déroulement et les conséquences de cette
affaire,
baptisée à l'époque «  l'incident de Fachoda  », il convient d'en
préciser les
données initiales par un « point » rapide de la situation en
1885.

*
**

En quelques décennies, sur la lancée des grands explorateurs, les


Livingstone, les Stanley, les Brazza, l'Europe a investi l'Afrique. La
Conférence de Berlin, en 1885, a officialisé, en lui donnant le beau
rôle, la
mainmise de l'homme blanc sur le continent noir. Si Portugais,
Belges,
Allemands, s'efforcent de profiter au mieux de la situation ainsi
créée,
Français et Anglais sont les premiers à emmagasiner.
La France est à Alger, à Dakar, sur le Niger, sur le Congo. Elle a
un pied
à Djibouti à la corne orientale de l'Afrique.
L'Angleterre s'est encore mieux servie. Depuis 1882, elle s'est imposée en
Égypte (au détriment de la France). Elle est au Cap. Elle est
au Nigéria. Elle
est sur les bords des grands lacs.
 

Dakar – Djibouti.
Le Caire – Le Cap.
 
Deux grandes diagonales, l'une ouest-est, l'autre nord-sud. Les
extrémités
de la première sont françaises ; celles de la seconde sont
anglaises.
L'idée surgit tout naturellement  : joindre par une chaîne de maillons
continus les points extrêmes de ces deux diagonales. Celui qui, le premier,
réalisera le dessein, coupera l'Afrique en deux à son profit.
La carte, d'un seul regard, éclaire cette large vision de géopolitique.
Elle
montre plus. Ces transversales Dakar-Djibouti, Le Caire-Le Cap,
se coupent
quelque part sur les bords du Nil supérieur à la partie
méridionale du
Soudan égyptien. Près de ce véritable épicentre de
l'Afrique, un nom, celui
d'une localité jusqu'alors dédaignée par l'Histoire : Fachoda1. Fachoda, voilà
le cœur de l'Afrique, le point de
rencontre non seulement d'invisibles
diagonales mais surtout de bien
réelles ambitions.
Pour l'Angleterre, il ne saurait y avoir simplement ambition. Si la
France
prend pied avant elle à Fachoda, elle la menace doublement.
Elle jouxte les
riches plateaux du Kenya et de l'Ouganda où les
Anglais viennent de
s'installer. Elle prépare peut-être une revanche
égyptienne en prenant pied
sur ses arrières dans ce Soudan pour
l'heure en rébellion ouverte contre le
pouvoir britannique du Caire.
En 1885, les Anglais ont subi là une rude défaite. Khartoum, la
capitale
du Soudan égyptien, est tombé aux mains des Mahdistes
(appelés aussi les
Derviches). Gordon Pacha, le commandant en chef
anglais, a été tué. Si la
France s'installe sur le Haut Nil, la reconquête
du Soudan n'est plus possible
et l'Égypte britannique elle-même a tout
à craindre.
Bref, pour un Anglais, le drapeau tricolore à Fachoda n'est pas
concevable. Tout se tient et tout s'éclaire. Fachoda, cité perdue, est
destinée
à entrer dans l'Histoire. Encore faut-il que la volonté humaine
rejoigne la
géographie. Celle-ci, brutalement, en  1895, se présente sous
le képi d'un
jeune officier français.

*
**

Or, cette volonté n'est pas si nouvelle.


Le  3  mai  1893, Sadi Carnot, président de la République, a demandé
au
commandant Monteil de « rouvrir la question d'Égypte » en allant
occuper
Fachoda sur le Nil. Mais Monteil n'ira pas à Fachoda. A
peine arrivé au
Congo en  1894, il est dirigé sur la Côte-d'Ivoire pour
prendre le
commandement de la fameuse colonne de Kong. Les nécessités de la lutte
contre le danger Samory ont imposé cette décision à
Delcassé, sous-
secrétaire d'État aux Colonies.

*
**

De ces perspectives sur les extensions et rivalités franco-anglaises, le


capitaine Jean-Baptiste Marchand (1863-1934), a pleine conscience.
Depuis
son arrivée à Dakar, en  1888, jeune sous-lieutenant sortant de
Saint-
Maixent2, l'Afrique est son domaine. Chef de guerre, explorateur,
administrateur, perceur de routes, il a parcouru le Sénégal, le
Soudan, le
Niger, la Côte-d'Ivoire. Partout, son allant, sa maîtrise lui
ont taillé une
réputation que ses pairs ne regardent pas comme usurpée.
De sa guérilla en brousse Marchand a gardé une rancune tenace. Il
a eu
vite fait de découvrir que des Anglais ravitaillaient et armaient
ceux qui
s'opposaient à la présence française. Marchand est un
patriote ardent et
sincère. Il veut la grandeur de son pays. L'Angleterre, il le sait d'expérience,
s'y oppose. L'Angleterre est donc l'adversaire de la France. Marchand ne
dissimulera jamais ses sentiments.
Le  14  juin  1895, Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères,
accorde audience à Marchand qui lui soumet un plan d'occupation de
Fachoda et de la rive gauche du Nil. Colonialiste ardent, il approuve
le
projet. Son successeur Berthelot  –  les cabinets ministériels tombent
vite
sous la Troisième République – entérine. Le 24 février 1896, le
ministre des
Colonies signe les instructions définitives. Ce que l'on
appellera la mission
Marchand peut prendre corps3.
Indiscrétion  ? Espionnage  ? Trois semaines après la décision française,
l'Angleterre, informée, réagit. Le  14  mars  1896, le général Kitchener,
sirdar4  de l'armée anglo-égyptienne, reçoit ordre de se mettre
en route sur
Fachoda. Les dés sont lancés. La course est engagée.
D'un côté, quelques officiers et une centaine de tirailleurs réguliers.
A la
faiblesse des moyens répond la longueur des distances à parcourir.
De l'autre, un général avec une véritable armée. En contrepartie
d'un axe
relativement aisé à suivre  –  le Nil  –  devoir briser sur le
parcours une
rébellion militaire d'ampleur, celle des Derviches.
L'importance de l'enjeu ne peut que galvaniser les énergies. Elle peut
tout
aussi bien mettre le feu aux poudres entre deux nations traditionnellement
rivales.
«  Vous allez tirer un coup de pistolet sur le Nil, déclare Hanotaux
à
Marchand ; nous en acceptons toutes les responsabilités. »
Une de ces foucades dont les politiques sont coutumiers  ! Il est aisé,
avant l'événement, d'accepter les responsabilités d'un « cœur léger ».
Ne pas
récuser les échéances connaît souvent un autre accueil
Fachoda n'échappera
pas à la règle.

*
**

Le  25  juin  1896, Marchand quitte Marseille. Il a fixé le regroupement


initial de son dispositif à Loango5. Ses épreuves commencent.
Le Congo de Savorgnan de Brazza en est encore à ses balbutiements
et
l'explorateur, par-delà ses qualités morales, ne se double pas toujours d'un
parfait gestionnaire. Son administration n'apporte à la mission Marchand
qu'un soutien relatif. Or, il y a près de  12  000  charges
de trente kilos
chacune à transporter.
Par terre, de Loango à Brazzaville, par voie fluviale essentiellement
par
la suite sur le Congo, l'Oubangui et le M'Bomou, Marchand
entame en pays
à peu près reconnu la première phase de son périple.
Elle exigera tout le
second semestre 1896.
Sur son passage, Marchand effectue un coup de force. Il réquisitionne le
Faidherbe, un petit vapeur immobilisé par la baisse des eaux.
Il s'assure
ainsi d'un moyen de transport conséquent sous réserve de
lui trouver une
voie d'eau navigable et de le déplacer d'un bief à un
autre.
A Paris, le gouvernement qui suit l'affaire de loin presse l'action.
C'est là
chose aisée. La quiétude d'un cabinet parisien est bien éloignée
des
difficultés rencontrées.
La forêt équatoriale dresse sa barrière de branchages, de lianes et
de
racines à forcer à la machette ou au coupe-coupe. Les rapides
barrent les
cours d'eau imposant portage et transbordement. Les pluies
diluviennes
alternent avec un ciel de feu. Les vapeurs montent du sol,
lourdes
d'humidité et de pestilence. La moindre plaie s'envenime. Les
fièvres
rongent les organismes les plus solides. Seuls l'énergie des chefs,
le courage
de la troupe, permettent à la colonne qui souffre et piétine
de poursuivre sa
marche en avant.
Car, celle-ci envers et contre tout, en groupes échelonnés, progresse.
En
tête, Baratier joue les éclaireurs, s'efforçant de reconnaître l'itinéraire. Au
centre, Germain et Dyé convoyant le Faidherbe que le mécanicien Souyri a
littéralement démonté pièce par pièce pour faciliter son
transport. Mais la
chaudière pèse près d'une tonne... Mangin, Largeau, l'arme à la main, sont
les gardiens vigilants du dispositif dans
cette traversée de contrées où
l'esclavage, le cannibalisme n'ont pas
renoncé à leurs droits.
Sur la fin de l'année 1897, la mission franchit la ligne de partage
des eaux
entre les bassins du Nil et du Congo. Elle est plus qu'à mi-route mais face à
des contrées quasi inexplorées.
Le 13 janvier 1898, Baratier se lance en pirogue pour reconnaître le
Bahr
el Ghazal. Le Bahr el Ghazal (Mer des Gazelles) désigne tout à
la fois un
affluent du Nil blanc et la région marécageuse qui
l'environne6. Avec
anxiété, Marchand, durant des semaines, guette le
retour de son
compagnon. Le  26  mars, enfin, épuisé mais radieux,
Baratier rapporte
l'heureuse issue de son exploration. Il a atteint le
lac No, confluent du Bahr
el Ghazal et du Nil blanc. La route vers
Fachoda est tracée. Il ne reste qu'à
attendre les crues qui permettront
la navigation.
Le Faidherbe est remonté. La région reconnue est placée sous l'autorité
française. Marchand, le soldat, n'oublie pas son rôle politique.
Le  12  juin, la flottille de pirogues et chalands s'engage dans le Bahr
el
Ghazal, le Faidherbe suivant en retrait. Le  5  juin, le Bahr el Abiod,
le
fameux Nil blanc, est rejoint et le  10  juillet  1898, enfin, vers
17  heures,
Marchand met le pied à Fachoda. Nul poteau indicateur
ne signale que
Khartoum est à 1 100 km, les plateaux abyssins à 700
et surtout Louango, le
point de départ, à plus de 5 000 km.
Surtout, et de loin le plus important, pour Marchand et les siens,
nulle
trace d'Anglais. Les Français sont les premiers au cœur de
l'Afrique.
Marchand et ses « trotte-menu » l'ont emporté après deux
années de lutte.
La cité de Fachoda7 se dressait sur une butte, à quelques mètres
au-dessus
du niveau moyen du fleuve. Les Derviches l'ont détruite.
Ruines, amas de
briques, mares, quelques palmiers en sont les seuls
vestiges. Les
populations de l'endroit, les Chillouk, montrent par
contre bon visage. Les
nouveaux venus les protégeront, peut-être, des
incursions des Derviches.
Sur le terre-plein, au pied du bastion nord de l'ancienne enceinte,
face à la
steppe qui depuis des lieues a remplacé la forêt tropicale,
Marchand fait
hisser le drapeau tricolore. Sa mission est remplie. Par
ce geste symbolique,
la France officiellement prend possession de
Fachoda et de la rive gauche
du Nil.
Le chef de l'expédition, néanmoins, ne baisse pas sa garde. Il se
hâte de
se retrancher. L'ennemi peut surgir à tout moment, qu'il soit
Derviche ou
Anglais.
Marchand ne se trompait pas. Le  23  août, deux canonnières derviches
remontant le fleuve attaquent la position mais sont repoussées
avec de
lourdes pertes. Les tirailleurs de Mangin, camouflés le long
des berges,
ajustent, comme à l'exercice, des combattants courageux
mais
inexpérimentés.
Sur la lancée de ce succès, Marchand fait signer au Abd el Fadil,
grand
Mek, c'est-à-dire grand maître du pays chillouk, un traité de
protectorat. La
simple conquête militaire paraît dépassée.
Le 29 août marque une grande date dans la vie de la mission Marchand.
Le Faidherbe, à son tour, rejoint Fachoda. Ses soutes sont
pleines à craquer
de vivres et de munitions. Fachoda pourra tenir.
Face aux Derviches. Face
aux Anglais.
Mais où sont-ils ces Anglais  ? Ils ne sauraient être loin. L'écho des
vallées propage leurs mouvements.
Au matin du  18  septembre, deux Soudanais en uniforme se présentent
porteurs d'un pli à remettre au capitaine Marchand. En quelques
lignes
polies, Kitchener signale avoir défait les Derviches et annonce
son arrivée à
Fachoda.
La réponse du Français se veut courtoise et respectueuse mais
ferme :

« Par ordre de mon gouvernement, j'ai occupé le Bahr


el Ghazal puis
le pays chillouk de la rive gauche du Nil
blanc jusqu'à Fachoda.
« J'ai signé avec le sultan Abd el Fadil, le 3 septembre,
un traité plaçant
le pays chillouk de la rive gauche du
Nil blanc sous le protectorat
français.
Je prends bonne note de votre intention de venir à
Fachoda, où je serai
heureux de vous saluer au nom de
la France. »

Aucune équivoque. Le propos a la rigueur du compte rendu militaire.


Conformément aux ordres de son gouvernement, l'officier est à
Fachoda où
il représente la France.
 
19 septembre 1898 
 

Kitchener et Marchand sont face à face.


« L'instant critique était arrivé », écrira un témoin, le docteur
Emily.
Le Britannique est sûr de sa force et de la puissance de l'Empire
qui se
dresse derrière lui. Le petit Français est de ceux qui n'ont pas
froid aux
yeux. Le sirdar avec ses canonnières, son artillerie, ses trois
mille hommes,
ne saurait l'impressionner. Il a pour lui son drapeau
tricolore et son carré de
braves prêts à mourir.
Les propos, de gens de bonne compagnie, ne laissent pas place au
doute.

« Mes forces, commandant, sont prépondérantes.


Votre intention est-
elle de maintenir l'occupation de
Fachoda ?
–  La prépondérance ne se démontre que par la
bataille. Ayant pris
possession de Fachoda au nom de
mon Gouvernement, je ne puis en
partir que sur un ordre
contraire. Je resterai donc ici jusqu'à réception de
cet
ordre et j'ajoute qu'au besoin nous nous ferons tous tuer
plutôt que
de... »

Kitchener, un instant, fait patte de velours.


« Commandant, il n'est pas question de pousser les choses aussi
loin... »
Il n'en reste pas moins qu'il a ordre lui aussi d'occuper Fachoda et
il l'a
bien fait savoir.
Dans l'immédiat, d'un commun accord, on transige. L'Anglais tolère
le
drapeau bleu blanc rouge sur Fachoda. Le Français accepte l'emblème
égyptien à quelque distance. C'est tout. Les soldats restent sous
les armes
attendant les ordres. Ceux-ci ne peuvent venir que de Paris
et de Londres.
Aux gouvernants de trancher.
A Paris, Théophile Delcassé, député de l'Ariège, ministre des
Affaires
étrangères depuis peu, a face à lui Sir Edmund Monson agissant pour ordre
et pour compte du gouvernement de Sa Gracieuse
Majesté la reine Victoria.
La tâche de Delcassé n'est pas aisée. Garder ou abandonner
Fachoda  ?
Pour une bonne partie de l'opinion publique, l'Angleterre
est et demeure
l'ennemie devant laquelle on ne saurait se plier. La
Ligue des Patriotes, plus
cocardière que jamais, tempête contre les
mous et les lâches. Sa voix porte
haut. Elle n'est pas seule. La France
déchirée par l'affaire Dreyfus n'avait
vraiment pas besoin de cette
autre pomme de discorde. Elle est déjà
littéralement scindée en deux
camps farouchement opposés. Un pays aussi
divisé est désarmé8.
En son for intérieur, et même ouvertement, Delcassé fulmine contre
ses
prédécesseurs qui lui ont laissé entre les mains, et bien à la légère,
ce piège
à retardement de Fachoda.
En Angleterre, la partie est tout autre. Le pays fait bloc. Un seul
credo :
tout pour l'Union Jack. L'opposition se range derrière le gouvernement. La
presse évoque Nelson, le héros de Trafalgar. Si les
Français ne comprennent
pas une telle réminiscence..
Delcassé veut montrer à ses électeurs qu'il n'a pas peur et qu'il n'est
pas
d'un tempérament à se laisser intimider. Il adresse une dépêche de
félicitations à Marchand et lui annonce sa promotion au grade de chef
de
bataillon. Le nouveau commandant et ses compagnons ne peuvent
se
regarder comme désavoués. Dans le même temps, le  30 septembre,
il prie
l'ambassadeur anglais de faire savoir à Lord Salisbury, le Premier ministre
de la reine Victoria, qu'il était impossible au gouvernement français
d'abandonner Fachoda, aucun ministre ne pouvant « se
soumettre à ce qui
serait une humiliation pour la France ».
Il a même un morceau de bravoure que Déroulède ne renierait pas :

« Je ne puis croire que l'Angleterre veuille faire la


guerre à ce propos
(de Fachoda), mais la France, bien
qu'à contrecœur, accepterait la guerre
plutôt que de se
soumettre. »

Serait-on donc sur le sentier de la guerre ?


Le successeur de Vergennes garde la lucidité des paysans de son
Ariège
natale. Avec le bon sens du terrien, il ne peut être dupe. La
France n'a pas
les moyens de s'engager dans l'aventure d'un bras de
fer avec l'Angleterre.
Sa flotte est surclassée. Ses alliés extérieurs douteux. La Russie, en
particulier, n'est tenue par aucun engagement dans
le cas d'un conflit franco-
anglais. Et surtout le péril allemand est toujours là. Se battre contre
l'Angleterre risque d'avoir pour conséquence
de se trouver seul face au Rhin
et d'être pris à revers. Ce n'est pas
possible.
Delcassé, le petit homme sans grande allure, à grosses moustaches
et
binocles, a compris.

«  Combiner les exigences de l'honneur national avec la


nécessité
d'éviter une guerre navale que nous ne pouvons
pas soutenir, voilà le
problème », écrit-il.

Autrement dit, se sortir sans trop de casse d'un mauvais pas.


Progressivement, il amorce une marche arrière.
Pour prouver à ses interlocuteurs qu'il est prêt à étudier le dossier,
il
mande à Marchand de lui envoyer un officier avec un rapport
complet sur
les événements9. Il tient surtout des propos moins belliqueux :

«  Je suis fatigué, dit-il le  11  octobre au même ambassadeur près


duquel il jouait les matamores onze jours plus
tôt, de vous répéter que je
suis sincèrement désireux
d'éviter une rupture. »

Oui, mais comment ?


Londres connaît parfaitement la position inconfortable de Paris. La
fermeté doit payer. Sir Edmund Manson ne mâche pas ses mots :

«  Personne ne peut contester, semble-t-il, que ladite


expédition (de
Marchand), qui l'a conduit à trois ou
quatre cents milles au-delà de ses
postes les plus avancés
du Bahr el Ghazal, n'ait été une tentative
délibérée pour
barrer notre avance dans la vallée du Nil et pour
intercepter cette ligne de communications entre l'Afrique septentrionale
et méridionale qui, toute l'Europe le sait, est
l'objet de notre politique. »

L'Angleterre ne lâchera pas. Toute sa politique africaine est en jeu.


La
conviction de Delcassé est faite. Il n'a qu'à reculer.
Il doit simplement trouver le biais de la dérobade.
Le 26 octobre, Delcassé reçoit Baratier, dépêché par Marchand et
arrivé
via Le Caire.
« Pourquoi avez-vous été à Fachoda ? » demande le ministre.
Curieux propos d'un responsable politique qui doit maintenant
demander
au soldat de s'effacer et de porter le chapeau. L'intérêt
national exige ce
sacrifice mais le ministre n'ose le dire ouvertement et
son argumentation
tombe mal.
Delcassé : « Si l'Angleterre nous déclare la guerre, vous, là-bas, vous
êtes
perdus. »
Baratier : « Le sort des membres de l'expédition ne doit pas peser
lorsque
l'honneur de la France est en jeu. »
Delcassé : « Vous ne comprenez pas bien l'honneur de la
France10. »
Le soldat blêmit sous l'affront que le politicien n'a peut-être pas
voulu.
Ces gens-là avec leurs vilenies, leurs dérobades, leurs compromissions dans
leur quête perpétuelle de prébendes, sont bien mal
placés pour donner des
leçons d'honneur à des hommes qui se battent
et meurent pour leur pays !
L'officier, «  sentant des larmes  » de rage et de douleur lui monter
aux
yeux, claque la porte. Ses camarades et lui n'ont pas derrière eux
deux
années de peines et de privations pour recevoir un tel camouflet.
Le politique a raison de vouloir se désengager. Sa vision n'est pas
à
courte vue, mais il manque de grandeur. Il maquignonne, usant
d'artifices
pour rejeter sur les malheureux exécutants la responsabilité
des décisions
qu'il doit prendre.
Télégramme du  2  novembre  : «  De la lecture des dépêches du
commandant Marchand s'est dégagée pour le Gouvernement l'impression
que les conditions d'existence et l'état sanitaire du personnel de
la mission
exigent l'ordre de retour que demandait du reste le chef de
la mission le jour
de son installation à Fachoda11. »
3 novembre : « En présence de l'état sanitaire de la mission Marchand, le
Gouvernement vient de décider qu'elle quitterait Fachoda. »
On tient le bon prétexte. L'opinion est satisfaite. L'Angleterre tout
autant.
Marchand, lui, par contre se rebiffe.

« Je n'ai qu'à m'incliner devant la terrible décision du


Gouvernement
si celui-ci pense que la situation internationale est de nature à l'imposer,
mais je refuse formellement d'accepter la forme dans laquelle vous
voulez la
présenter publiquement... Évacuer Fachoda pour cause
mauvaise situation mission française, jamais. Le motif est
faux et je
préfère que vous en chargiez un autre et que
vous me rappeliez à votre
disposition. Je suis prêt à
envoyer ma démission d'officier, plutôt que
d'exécuter
pour motif faux. »

Delcassé a l'intelligence et l'honnêteté de réaliser qu'il a été trop


loin.
Plus de faux-fuyant. La situation intérieure qui s'est apaisée sur
Fachoda le
permet. Elle est autrement passionnée par l'évolution du
dossier Dreyfus.
Le 4 novembre, le gouvernement décide le repli. L'expédition reçoit ordre
pur et simple d'abandonner les lieux. Pour éviter
l'humiliation de traverser
les lignes anglaises, les Français rentreront
par Djibouti.
Le  11  décembre  1898, le drapeau tricolore est amené sur Fachoda.
En
s'éloignant, Marchand devinera un pavillon rouge flottant au vent
du sud.
L'Angleterre l'a emporté12.
La marche du retour exigera six mois. Le  16  mai  1899, les tirailleurs
découvriront la mer. A l'instar des compagnons de Xénophon, ils
s'écrieront :
« Negou kouta ! N' gou kouta ! »
(Oui, Thalassa, Thalassa ! La mer, la mer !)
Après trois années d'efforts, cette Anabase des temps modernes
prend
fin13.
Affaire Dreyfus, anticléricalisme, séparation de l'Église et de l'État
détourneront vite l'attention de l'opinion française de la cité perdue
sur les
bords du Haut Nil.

*
**

Il reste à réparer le gâchis, au plan international, d'un dossier


politiquement mal engagé. Le mérite en revient à Delcassé, magistralement
épaulé par Paul Cambon, nouvel ambassadeur à Londres. (Il sera en
poste
durant dix-neuf ans.)
Delcassé voit monter les menaces de guerre avec l'Allemagne. Il
recherche des alliances. Pourquoi pas avec l'Angleterre ? Le préalable
passe
par l'élimination du contentieux de Fachoda. L'accord est signé
le 21 mars 1899. La volonté de conclure vite a été manifeste des deux
côtés.
L'Angleterre se voit reconnaître le bassin du Nil et donc le Bahr el
Ghazal. Les postes français établis en cette zone sont repliés sur
l'Oubangui-Chari.
L'esprit de Cecil Rhodes l'a emporté. L'axe Le Caire-Le Cap pour
les
Anglais devient une réalité.
 
La France voit ses droits reconnus sur le Haut Oubangui et surtout
sur les
pourtours du Tchad : Baguirmi, Kanem, Ouadaï14. Surtout,
elle obtient, déjà
de fait, les mains libres pour intervenir si besoin au
Maroc. Les Anglais se
doutent bien qu'ils offrent ainsi aux Français
le meilleur moyen de panser
les plaies. L'avenir le prouvera.
Sur le fond, l'incident Fachoda se termine heureusement pour la
France.
La guerre a été évitée. Les intérêts coloniaux français plus
immédiats ont
été préservés. L'avenir n'est pas hypothéqué. Le grand
tournant de la
politique extérieure de la France peut s'amorcer. Il
conduira à l'entente
cordiale et aux alliances franco-britanniques des
deux grandes guerres
mondiales.
Mais pour en arriver là, la France a renoncé à couper, à son profit,
l'Afrique de Dakar à Djibouti.
Quant au ministre, largement responsable du tumulte, il écrira par
la
suite :

«  La Mission Marchand n'avait nullement pour objet,


comme on l'a
rappelé, de couper la ligne du Cap au
Caire...
Il ne s'agissait pas de cela, mais bien d'obtenir par une
exploration
française, pareille à tant d'autres qui se sont
produites en Afrique, les
éléments d'une négociation et
d'assurer finalement, par une entente
semblable à celles
qui étaient intervenues à la suite de concurrences
analogues sur le Niger et au lac Tchad, l'exploitation
commune des deux
grands réservoirs de richesse africaine, les bassins du Congo et du
Nil... »

Parlant de la question d'Égypte, il écrit tout autant :

«  Cette question resta, tout au moins, comme un élément de


compensation, une monnaie d'échange. »

Et il cite cette contrepartie : le Maroc.


Les hommes politiques ont toujours le plaidoyer habile.

1 Aujourd'hui, Kodok. Fachoda est bâtie sur la rive gauche du Nil blanc.
2 Si les grands, les Gallieni, les Lyautey, Mangin, Gouraud, sortent de Saint-Cyr, l'École de Saint-
Maixent permettant aux sous-officiers d'accéder à l'épaulette
a donné également des coloniaux
fameux : Marchand, Largeau, Voulet...
3 Forte d'une centaine de tirailleurs sénégalais, de plusieurs centaines de porteurs, la mission, outre
Marchand, sera encadrée au départ par :
– le capitaine Germain, adjoint de Marchand ;
– le capitaine Baratier ;
– les lieutenants Mangin, Largeau et Simon (Mangin commande l'escorte des
tirailleurs) ;
– l'enseigne de vaisseau Dyé ;
– le médecin de la marine Emily ;
– l'interprète Landerouin et quatre sous-officiers.
4 Du persan sirdar, titre attribué au commandant en chef de l'armée égyptienne.
5  Le port de Loango, au Gabon, est, à l'époque, la porte d'accès au Congo et
à l'Afrique
équatoriale. Il sera par la suite abandonné au profit de Pointe-Noire
offrant un cheminement plus aisé
vers Brazzaville.
6 On sait que le Nil blanc et le Nil bleu se réunissent à hauteur de Khartoum
pour former un fleuve
unique, le Nil.
7 Fachoda est située par 9o56'16" de latitude Nord et 29o58'52" de longitude
ouest.
8 Par la suite, le dessinateur Forain, le Jacques Faizant de l'époque, devait
reprendre ce thème à la
Une du Figaro. Marchand, debout, les bras croisés, semble
protéger le drapeau tricolore. A ses côtés,
Kitchener s'interroge : « Comment
décourager ce brave ? » Quelqu'un de son entourage lui glisse :
« Je vais essayer...
en lui faisant lire quelques journaux français. » Les Anglais avaient effectivement
communiqué à Marchand cette décevante lecture, bien propre à saper le moral.
La détermination du
Français et de ses compagnons n'en avait en rien été altérée.
9 Paradoxalement, la liaison avec Marchand est assurée par les Anglais,
maîtres de la navigation
sur le Nil du Caire à Fachoda.
10  Par la suite, Delcassé regrettera cette parole malheureuse et se montrera
magnanime devant
Marchand et ses officiers qui n'auront pas mâché leurs mots
11 Faux. Marchand n'avait demandé qu'une relève au profit des éléments les
plus affaiblis.
12 Marchand, par la suite, affirmera que militairement, à Fachoda, il n'était
pas battu d'avance. Les
Soudanais de l'armée britannique auraient été prêts à
changer de camp. Cette hypothèse eût été à
démontrer et rien ne prouve qu'elle
se fût avérée fondée.
13 La mission rentrera en France par mer où elle sera reçue avec éclat par les
uns, avec plus de
retenue par les autres (le pouvoir politique notamment). Fait
exceptionnel, une promotion de Saint-
Cyr sera baptisée Commandant Marchand.
Celui-ci, déçu et amer, quittera l'armée en  1905  et ne
reprendra l'uniforme qu'en
1914 pour défendre son pays. Commandant de brigade, puis de division, il
se
couvrira de gloire.
14 Par rapport au lac Tchad : le Baguirmi se situe au sud, le Kanem au nord-est, et l'Ouadaï à l'est.
 
Chapitre XXIV

 
L'OUBANGUI-CHARI
ET LA MONTÉE VERS LE TCHAD
 
Maistre, Clozel, Mizon, Dolisie, Crampel, Gentil et d'autres sont de
ces
enfants que la France a oubliés. Et pourtant  ! Ne lui ont-ils pas
ouvert le
Tchad, donné l'Oubangui-Chari, futur Empire centrafricain
et par là-même
procuré cette version moderne du Collier de la Reine1,
les diamants de
Bokassa ?
Ils se présentent tous en disciples de Brazza, abordant, comme lui,
l'Afrique centrale les mains nues et la paix au cœur. De cette cohorte
généreuse et passionnée, un premier nom se détache : Paul Crampel
(1864-
1891). Peut-être parce qu'il est tombé encore jeune à son poste.
Plus
certainement parce qu'il est l'initiateur d'une grande idée.
A vingt-trois ans à peine, Paul Crampel est au Congo auprès de
Brazza.
Une mission en pays pygmée d'où il revient grièvement blessé
ne le
décourage pas. Bien au contraire. Convalescent, il ébauche et
mûrit ce qui
sera le grand dessein des coloniaux français :
«  La réunion sur les bords du Tchad de nos possessions de l'Algérie-
Tunisie, du Soudan, et du Congo... »
Le Tchad ! Contrairement au Congo révélé brutalement par Stanley, il est
l'un des repères africains depuis longtemps dans les esprits.
L'explorateur allemand Nachtigal, enfant, rêvait  : «  Que de fois, jadis,
aux heures fastidieuses de la classe, j'avais regardé les contours de ce lac,
qui, seul alors, avec les Monts fabuleux de la Lune, mouchetait sur les
cartes géographiques l'immense blanc de l'Afrique centrale. »
Il ne se doutait pas alors que sa destinée le mènerait, un jour, sur ces
berges couvertes de roseaux, de papyrus et de nénuphars.
Le Tchad, cette étendue lacustre, largement marécageuse, de 25 000 km2,
vestige d'une vaste mer intérieure, s'affirme de toute antiquité un carrefour
connu et disputé. De là, partent ou convergent les grandes voies
commerciales vers le Niger, le Soudan, Tripoli ou le Nil. Ses berges sont
une étape quasi obligée pour les sultanats voisins du Baguirmi, du Bornou
ou du Ouadaï. Propagé par les grands nomades chameliers, l'Islam s'y est
fortement enraciné et y assure une relative continuité de pensée et de
civilisation avec les pays du nord.
Connaissant son existence par les récits des marchands et des pèlerins
musulmans, les explorateurs européens ont aspiré à l'atteindre. En 1823,
trois Anglais, Benham, Cudney, Clapperton, y accèdent par la Tripolitaine.
L'Allemand Berth y arrive à son tour en 1853. Son compatriote Nachtigal
l'explore plus méthodiquement en  1870-1871. Le premier, il découvre le
Chari2. Mais tous ces pionniers sont en gros venus du nord. La route du sud
reste à défricher.
A priori, pour accéder au Tchad, à partir du Congo, il existe deux voies
majeures  : l'Oubangui et la Sangha. Ces affluents, importants, de la rive
droite du Congo, au cours sensiblement parallèle, remontent plein nord (du
moins jusqu'à Bangui pour l'Oubangui). Sur ces deux axes vont se
concentrer les efforts. Sous Brazza d'abord, sous Gentil ensuite,
explorateurs et militaires, fidèles à la pensée de Crampel, n'auront de cesse
durant la décennie 1890-1900 d'atteindre et d'occuper le Tchad.
En  1889, Dolisie fonde un poste à Bangui, au coude de l'Oubangui.
L'emplacement est bien situé. Les rapides, en amont, en font le terminus de
la navigation à vapeur. Mais la région est peu sûre. En mars 1890, le chef de
poste, Albert Musy, est massacré avec sa poignée de tirailleurs.
Cette mort ne dissuade pas Crampel. Fin décembre 1890, il quitte à son
tour Bangui. Il suit l'Oubangui dans un premier temps, puis l'abandonne
pour piquer vers le nord. Il arrive dans le Baguirmi et aborde le bassin du
Chari.
Le jeune homme connaît mal le danger Rabah à l'origine de la disparition
de Musy. Il se garde peu. Le  9  avril  1891, il est assassiné non loin de
l'actuelle frontière entre Tchad et République centrafricaine. Il n'avait pas
encore vingt-sept ans. Son compagnon Biscarrat
connaît le même sort peu
après.
Ce désastre pourrait porter un coup d'arrêt aux tentatives vers le
Tchad. Il
n'en est rien. A Paris, le temps des incertitudes, des hésitations, s'éloigne.
Le Comité de l'Afrique française3  s'est créé en  1890.
En  1890  également,
le  5  août, a été signée entre la France et l'Angleterre la déclaration
définissant la fameuse ligne Say-Barroua. Say est
sur le Niger, Barroua sur
le Tchad. Si le Niger commence à être bien
connu, le Tchad demeure
mystérieux. Il faut donc y aller. Les expéditions, côté français, s'amplifient.
Monteil part de Say en août  1891. En mars  1892, il sera au Tchad.
Dybowski, en novembre 1891, venge Crampel et disperse une partie
de la
bande qui l'a assassiné. En 1894, Maistre et Clozel reconnaissent
la Haute
Sangha et la ligne de partage des eaux entre les bassins du
Congo et du
Tchad. De son côté, empruntant le Niger et la Bénoué,
le lieutenant de
vaisseau Mizon atteint Yola en août  1893. Il est là, à
environ  500  km au
sud-ouest du Tchad. Liotard, commissaire de la
République dans le Haut
Oubangui, gagne Tamboura. Il s'est ainsi
aventuré bien à l'est, ayant rejoint
le bassin du Nil. Celui-ci est à
moins de 500 km. Mais pour y parvenir, il
reste à franchir le Bahr el
Ghazal, immense cuvette marécageuse.
Toutes ces missions et reconnaissances présentent un double intérêt.
Elles
améliorent les connaissances géographiques. Elles positionnent la
France
dans des régions convoitées par les Allemands, les Anglais et
les Belges.
La route pour atteindre le Tchad se dessine  : remonter le Congo,
l'Oubangui, puis un affluent de celui-ci. Après quoi, franchir à pied
les
modestes croupes et retrouver le Chari. Ce fleuve navigable mène
au
Baguirmi, vieil État riverain du lac. Son sultan paraît favorable à
la France
pour faire face aux adversaires qui l'enserrent.
Parallèlement, on discute en Europe. Une série d'accords, que les
années
à venir renforceront, déterminent les limites internationales. La
convention
du 18 août 1894, passée avec le roi des Belges Léopold II,
établit la ligne
Oubangui-M'Bomou4  comme limite nord de l'État
indépendant du Congo.
Cet accord a l'avantage de laisser, dans l'immédiat, l'accès ouvert aux
Français vers le Nil. Vers l'ouest, les Allemands du Cameroun se montrent
envahissants. Pourtant les postes de
Carnot et Berberati, créés par Clozel,
marquaient une prise de possession de la région. Le traité franco-allemand
du  4  février  1894  reconnaît
la propriété de la France mais l'écarte de la
Haute Bénoué et du
Bornou attribués au Niger anglais. Un peu plus tard,
le 15 mars 1897,
un nouveau traité abandonnera à l'Allemagne l'Adamoua
et le Mouri,
c'est-à-dire le nord de l'actuel Cameroun.
Ainsi, peu à peu, les frontières se figent, encore que, en 1895, le
Tchad ne
soit pas véritablement atteint. Le Nil inférieur non plus. Qui
y gagnera la
partie ?
Marchand se battra pour l'emporter sur le Nil. Il échouera bien
malgré
lui.
Gentil se battra et l'emportera au Tchad au terme de plusieurs
années de
lutte.

*
**

Émile Gentil, comme ses camarades du Congo, se présente en fidèle


de
Brazza ; mais ce Lorrain, non sans talents, n'a ni la carrure ni,
sans doute, la
sincérité de son maître5.
Son ambition, légitime, se double d'arrivisme. Son caractère n'est
pas
sans failles. Son cheminement paraît, parfois, manquer de rectitude. Ce
grand profil de carnassier n'inspire ni la chaleur ni la sympathie d'un
Brazza. Cependant, Gentil, volontaire, courageux, reste
l'homme de la
liaison Congo-Tchad et de la prise de possession du
grand lac aux eaux
dormantes. Ces titres lui appartiennent même s'il
eut l'honneur d'être bien
servi (Lamy  –  Reibell  –  Joalland  –  Meynier  –
Cointet), surtout dans la
seconde phase.
Officier de marine d'origine, Gentil passe jeune dans le corps des
administrateurs des colonies. Cette formation initiale ne lui sera pas
inutile.
Compagnon de Brazza dans la Sangha ou l'Oubangui, il comprend
tout
l'intérêt de la voie d'eau. Il décide donc de construire un vapeur
démontable – le Léon Blot – pour accomplir la mission que le
ministre des
Colonies lui confie en 1895 : atteindre le Tchad.
Gentil se met en route, fin 1895. En mars 1896, il entame son parcours à
pied. Rejoignant le Gribingui, il fonde un poste  –  qui sera
baptisé Fort
Crampel – et remonte son bateau, le Léon Blot. Le
21 août 1897, il entame
la descente de la rivière et pénètre dans le
Baguirmi. Gaourang, sultan du
pays, comme espéré, signe un traité.
La France lui apportera une aide contre
son ennemi Rabah et lui
fournira des armes. Le 1er novembre 1897, enfin,
Gentil navigue sur le
Tchad. Il est le premier Français à l'avoir atteint par le
sud et à l'avoir
relié au Congo.
Mais le bois manque pour alimenter la chaudière du Léon Blot. La
petite
flottille française, en dépit de l'alliance passée avec le Baguirmi,
n'est pas en
sécurité. La pression de Rabah se fait sentir. Gentil fait
demi-tour. Il a
atteint son but. Il a surtout appris avec quel adversaire
il fallait compter
pour dominer le Tchad : un certain Rabah6.

*
**

Rabah, un « autre sultan noir », un Samory ou un Ahmadou tchadien !


Conquérant, négrier, bâtisseur d'un prodigieux empire, organisateur
génial, il est aussi tout cela. Enfant de la province de Khartoum, il se
met
très tôt «  à son compte  ». Durant une dizaine d'années, il séjourne
dans
l'actuelle Centrafrique qu'il rançonne. Les esclaves vendus aux
caravaniers
du nord lui permettent de se procurer de l'armement. Renforcé et équipé, il
s'en prend aux vieux États tchadiens. S'il échoue,
en partie, contre le
Ouadaï, il impose en 1893 sa suzeraineté au
Baguirmi. En 1894, il pénètre
au Bornou qu'il soumet. Il installe enfin
sa capitale à Dikao7.
De là, il règne pratiquement en maître sur tout le bassin du Tchad.
Avec
une armée de près de 35 000 hommes, il représente une force
redoutable. Si
les Français veulent s'installer sur le Tchad, ils doivent
ou composer avec
lui ou, plus sûrement, l'éliminer. La victoire sur
Rabah sera l'enjeu du
Tchad.

1  En  1785, espérant s'attirer les bonnes grâces ou les bontés de Marie-Antoinette, le cardinal de
Rohan avait envisagé de lui offrir un collier de diamants (il
savait que la reine y tenait). Le donateur,
trop crédule, avait été berné par un
couple d'aventuriers. L'affaire, divulguée, avait fait grand bruit et
largement discrédité la monarchie.
2 Le Chari : 1 100 km (Nachtigal ignore encore son importance réelle). Il est
avec le Logone, plus
à l'ouest, l'un des principaux cours d'eau alimentant le lac.
3 Cf. chapitre XXI : « Le Parti colonial ».
4 Le M'Bomou, affluent de la rive droite de l'Oubangui, coule d'est en ouest
sur plus de trois cents
kilomètres. Il marque, aujourd'hui, avec l'Oubangui, la
frontière du Zaïre (ex-Congo belge) avec la
République centrafricaine.
5 Pierre Gentil (1866-1914).
6 Rabeh ou Rabi ou Rabah (1845 ?-1900)
7 120 km à l'ouest de l'actuel N'Djamena (Fort-Lamy).
 
Chapitre XXV

 
LA MISSION FOUREAU-LAMY
 
Quinze années ont passé depuis la mort de Flatters. Le Sahara
demeure
toujours inviolé en dépit de quelques actions isolées.
En deux ans, de décembre 1890 à décembre 1892, le capitaine Monteil,
pratiquement seul, depuis le Sénégal a rallié Tripoli par Ségou,
Ouagadougou, Say, Barroua, Bilma et Mourzouk. Magnifique exploit
personnel sans grand retentissement.
En  1892, cependant, El Goléa a été occupé. Les forts Mac-Mahon,
Miribel, El Inifel, flanquent la position au sud. Le coin s'est ainsi
enfoncé
un peu plus au cœur du Sahara entre le grand erg oriental et
le grand erg
occidental. De là, les Français menacent In Salah et le
Touat.
De l'autre côté du désert, les militaires ont encore progressé. En
1894,
Joffre a définitivement occupé Tombouctou. Plus au sud encore,
venant du
Congo de Brazza, les missions, par l'Oubangui et le Chari,
remontent vers le
Tchad.
Le Tchad ! Quel colonial ne saurait y rêver ? Il représente l'objectif
idéal,
la clé de voûte de l'expansion nationale au centre du continent
africain.
Converger de toutes parts vers le Tchad, du nord, du sud, de
l'ouest1, voir
les possessions françaises s'y accoler, l'idée fait son chemin. Le Tchad, de
surcroît, est une proie vulnérable. Les petits royaumes du Kanem, du
Baguirmi, de l'Ouadaï, du Bornou sont en
pleine décadence. Le négrier
égyptien Rabah leur porte l'estocade, ravageant le pays pour se tailler son
propre fief. Hormis ce Rabah,
aucun chef local ne peut heureusement
s'opposer à une incursion française.
Étienne, la Société de Géographie, le Comité de l'Afrique française,
militent en ce sens. Des hommes de terrain, bien au fait du problème,
se
battent pour, bien décidés à devenir les réalisateurs des projets qui
mûrissent. Ils se nomment Foureau, Lamy, Voulet, Gentil, ceux-là qui
deviendront la vie même de la marche au Tchad. Les deux premiers,
surtout, sont à Paris les vrais démarcheurs d'une idée qu'il faut bien
faire
accepter en haut lieu. Leurs noms sont indissolublement liés dans
cette
grande aventure.
Fernand Foureau (1850-1914) est le civil2. Autodidacte, colon installé à
Touggourt, il ne cesse depuis des années de pénétrer le Sahara.
Il s'est ainsi
mérité une solide réputation d'explorateur et de scientifique averti. La
cinquantaine ne freine pas son dynamisme. Il brûle de
réaliser enfin cette
traversée complète du Sahara qu'il n'a pu jusqu'alors mener à bien3.
Amédée François Lamy est le militaire. Cet ancien de La Flèche et
de
Saint-Cyr a connu le Sénégal, le Tonkin, Madagascar, le Sahara.
Il a été
chef de poste à El Goléa. Ses états de service éloquents l'ont
mis en avant et
fait désigner comme officier d'ordonnance du président
de la République,
Félix Faure. Cette affectation lui permet de côtoyer
les milieux politiques
parisiens et de débattre du dessein qui lui tient
à cœur depuis longtemps :
planter définitivement le drapeau tricolore
au Tchad.
Un legs conséquent à la Société de Géographie de Paris, destiné à
accroître le développement de l'influence française au Sahara, fournit
à
point nommé l'indispensable nerf de la guerre4. Au début de 1898,
Foureau
et Lamy obtiennent l'agrément des pouvoirs publics sur un
large
programme. Trois missions convergeront vers le Tchad :
– La mission Foureau-Lamy, dite Saharienne, au départ de l'Algérie.
–  La mission Voulet-Chanoine, dite Afrique centrale, au départ du
Sénégal.
– La mission Gentil, dite Chari, au départ du Gabon.

*
**

La mission Foureau-Lamy
 
Lamy, soldat avisé, n'entend pas renouveler l'erreur de Flatters.
Passé le
grand erg oriental, il aura contre lui les Touaregs. Au-delà,
sur quel potentat
indigène ne risque-t-il pas de tomber ? Il n'ignore
pas, en particulier, qu'un
certain Rabah esclavagiste et xénophobe
notoire sévit aux abords du Tchad.
La mission Foureau-Lamy sera donc d'abord une expédition bien
charpentée, avec une solide escorte5.
La petite équipe civile qui comporte un photographe et un député,
Charles Dorian, sera à l'abri des rezzous. En contrepartie, la colonne
sera
alourdie (ravitaillement, munitions, équipements scientifiques).
Au départ, elle ne comprendra pas moins de 1 000 chameaux. Les
guides
seront des Chaambas et Lamy n'oublie pas leur fidélité douteuse à l'égard de
Flatters.
Foureau, le civil, a le commandement nominal de la mission. Face
aux
réalités, souvent militaires, parfois politiques, toujours logistiques,
du
terrain, Lamy sera l'animateur premier et le chef incontestable.
Le  27  juillet  1898, la mission saharienne voit les palmiers de Biskra
s'effacer sur l'horizon des Zibans. Elle n'atteindra Zinder au Soudan
(2 700 km au sud-est d'Alger) que le 2 septembre 1899 – quatorze
mois de
route pour la traversée du Sahara !
Une route par Touggourt, Timassine6, le Tassili, le Tanezrouft,
l'Air,
Agadès.
Une route à la recherche perpétuelle d'un point d'eau suffisant, d'un
itinéraire convenable, dans l'expectative d'une attaque éventuelle ! Lamy est
partout. Infatigable, il se mêle aux reconnaissances à la
recherche des puits.
Arabisant et diplomate, il palabre avec une infinie
patience pour obtenir des
renseignements des Touaregs rencontrés.
Chef responsable, il veille
constamment à la sécurité de sa colonne et
de ses bivouacs. L'âme de
l'expédition, c'est lui.
Dans cette longue marche, la faim, la soif7, la maladie, le désespoir
sont
souvent au rendez-vous. Des chameaux affaiblis s'abattent pour
ne plus se
relever. Le  29  novembre, le caporal Receveur meurt de
dysenterie. Des
tirailleurs se suicident. Certains s'égarent et disparaissent à jamais.
Il y a toutefois, en plein désert, des découvertes insolites, tel ce petit lac
de cent mètres sur dix et d'un mètre de profondeur. Une bonne pêche est
possible et égaie l'ordinaire.
Et les semaines après les semaines défilent.
Le 1er janvier 1899, huit clairons et la nouba fêtent la nouvelle année par
une danse allègre et une sonnerie « Au drapeau ».
Le  9  janvier, la Croix du Sud se profile pour la première fois au
firmament. La mission saharienne a abandonné le versant méditerranéen
pour le bassin soudanais.
Le  20  janvier, Lamy, Foureau et Dorian se lancent dans un raid
d'hommage à Flatters. En quatre jours ils effectuent  300  km pour aller
reconnaître et saluer les lieux où est tombé le lieutenant-colonel le
16  février  1881. De ce périple du souvenir ils rapportent quelques
ossements et quelques vestiges.
Le 25 janvier, la colonne réceptionne son ultime convoi de ravitaillement
en provenance du nord. Elle est désormais définitivement coupée des
territoires contrôlés. Elle ne peut compter que sur elle-même dans un
univers quasi inconnu. Il reste à affronter le Tanezrouft, le pays de la soif, et
le plateau granitique de l'Aïr.
Les Touaregs durcissent leur hostilité. Deux hommes partis en
reconnaissance, sont assassinés. Le 3 mars, 400 guerriers attaquent de nuit
le campement. Ils laissent  4  tués et un prisonnier. Le  19  juin, le caporal
Billotet est tué. Plusieurs tirailleurs sont blessés.
Avec le printemps et l'arrivée de l'été la température augmente et atteint
dans la journée 45-46o. Les hommes, les bêtes souffrent de plus en plus. A
In Azaoua, Lamy a dû ordonner une longue halte et organiser une navette
jusqu'à l'Aïr. L'expédition a déjà perdu
250  chameaux et l'hécatombe se
poursuit. Tous ces transbordements, toutes ces rotations exigent du temps.
Envers et contre tout Lamy tient ferme. Il marque le 14 Juillet par un tir
d'artillerie pour impressionner les populations.
Cependant, le pays, peu à peu, change d'aspect. Il retrouve de la verdure.
Les ombrelles des gommiers, les touffes d'épineux, annoncent une terre
moins ingrate. Des orages éclatent. Le type négroïde des habitants s'affirme.
Le  28  juillet, un an presque jour pour jour après le départ de Biskra,
Lamy et ses compagnons aperçoivent la haute pyramide du minaret de la
Messeldgé. Agadès ! Agadès enfin ! Pour la première fois, des Français ont
réalisé la traversée nord-sud du Sahara. Le Tchad se devine au bout de leur
peine.

1 De l'est ? La France est à peine à Djibouti et n'a pas pénétré dans l'intérieur.
Elle buterait du reste
sur l'Abyssinie. Et puis la porte orientale se ferme avec
l'affaire de Fachoda.
2 Après avoir été un combattant valeureux au siège de Paris en 1870.
3 Il compte à son actif onze explorations géographiques et scientifiques.
4 300 000 francs offerts par M. Renoult des Orgeries. Somme considérable
pour l'époque.
5  L'escorte militaire, sous les ordres du capitaine Reibell, comprend  9  officiers,
2  médecins,
15 sous-officiers et 306 hommes de troupe. Le 1er Régiment de tirailleurs algériens de Blida a fourni
l'ossature : 212 tirailleurs (5 de ceux-ci deviendront officiers et seront tués en 14-18). Il y a aussi :
13  spahis algériens, 29  spahis
sahariens, 51  tirailleurs sahariens. Deux petits canons Hotchkiss
de 42 mm constituent l'artillerie.
6 Futur Fort Flatters. Aujourd'hui, Zaouia el Kahla.
7 L'eau reste évidemment le problème crucial. Les puits sont rares, espacés et
souvent comblés par
le sable. Il faut les creuser, les déblayer et attendre qu'ils se
remplissent pour pouvoir puiser et
remplir les guerbas (outres de peau) d'une eau
à la propreté et au goût douteux.
 
Chapitre XXVI

 
LA MISSION VOULET-CHANOINE
 
La mission Voulet-Chanoine dite Afrique centrale, qui deviendra
par la
suite la mission Joalland-Meynier, est l'un de ces épisodes dramatiques sur
lesquels une bonne partie de l'historiographie coloniale
a jeté un voile
pudique.
Les faits n'en sont pas moins là, graves et douloureux. Deux officiers
français en sont directement responsables. Ils ne sauraient être
les seuls
coupables. On ne lance pas à la légère une colonne aux
moyens limités dans
un univers hostile. Le pire risque de déboucher
de la nature humaine livrée
à elle-même.
Cette mission Afrique centrale en direction du Tchad, un homme
l'a
passionnément voulue : le capitaine Paul Voulet. Lui aussi, comme
Foureau
et Lamy, il a compris l'intérêt du Tchad :

«  Le Tchad  ! Ce sera la plaque tournante de l'Afrique,


l'Algérie, le
Soudan, le Congo unifiés en un seul bloc
compact.
« J'aurai le Tchad, quitte à m'y traîner à genoux. »

Ce faisant – il le pense, s'il ne le dit – il y gagnera une gloire


définitive.
Pour arriver à ses fins, Voulet se sent fort, très fort. A trente-trois
ans, ce
colosse a un nom. En 1896, avec une poignée de tirailleurs,
l'ancien engagé
volontaire, devenu officier par Saint-Maixent, a enlevé
le Mossi, la région
sud de la grande boucle du Niger. Par sa seule
énergie, il s'était imposé
aussi bien aux populations qu'aux Anglais de
la Côte de l'Or et aux
Allemands du Togo accourus à la curée. Cette
équipée a donné à la
France  100  000  km2  et à son auteur un prestige
incontesté. Dans les
Troupes coloniales on voyait déjà chez Voulet un
avenir à la Archinard ou
mieux encore à la Gallieni. C'était aller loin
en besogne. Si Voulet a la
force, il n'a ni la culture ni la réflexion de
l'enfant de Saint-Béat.
L'auréole du Mossi, les interventions de l'intéressé dans les ministères,
ont valu au capitaine Voulet le commandement de la mission
Afrique
centrale avec pour adjoint son fidèle compère et ami, le capitaine Julien
Chanoine. Ce fils de famille, propre fils du ministre de la
Guerre, le général
Chanoine, est depuis fort longtemps subjugué par
la personnalité de Voulet.
Il était avec lui au Mossi. Il sera avec lui
sur les pistes du Tchad, lui
emboîtant le pas dans ses ambitions et ses
méthodes.
Pour s'imposer, il faut être craint. Du moins, Voulet et Chanoine
en sont-
ils persuadés. Ils n'ont avec eux qu'une troupe relativement
modeste  :
3  officiers  –  les lieutenants Pallier, Joalland et Pateau  –,
un médecin,
3  sous-officiers français et quelque  400  tirailleurs armés
de Lebel et de
fusils Gras1. C'est peu pour traverser plus de la moitié
d'un continent dans sa
largeur et affronter tribus, royaumes et sultanats africains. C'est aussi le
signe des temps. Quelques blancs encadrant des réguliers indigènes, armés
à l'européenne, se lancent à la
conquête de territoires vastes comme la
France. La discipline, la puissance de feu, doivent avoir raison des hordes
armées de flèches, de
sagaies ou de vieux fusils à silex. Mais ces hordes ont
le nombre pour
elles. A défaut de la possibilité de former à temps un solide
carré pour
briser les attaques, par des salves bien ajustées, le flot des
assaillants
risque de tout submerger. Les exemples ne manqueront pas.
L'aventure guerrière, en Afrique, n'est pas non plus sans danger.
Voulet, par expérience, connaît les règles du jeu2. Elles ne l'effraient
pas.
Il se voit déjà de la race des grands conquistadores, les Cortès,
les Pizarre,
les conquérants illustres du Mexique ou des Andes. Ceux-là, enfants perdus
et oubliés de la lointaine patrie, comme il le sera,
ne pouvaient compter que
sur eux-mêmes et leur courage.
Noyés dans un univers hostile, ils s'imposaient par la force et la
terreur.
Voulet et son ami Chanoine estiment eux aussi, à l'image des
Pizarre et
Cortès, n'avoir pas le choix. « Le Fer et le Feu voilà nos
armes politiques »,
proclame Voulet.
En janvier  1899, Voulet et Chanoine se sont donc mis en route,
bien
décidés à aller jusqu'à ce Tchad qui glorifiera leurs noms. Et cela
quel qu'en
soit le prix.
Au fil de sa progression et au fur et à mesure qu'elle s'éloigne des
territoires contrôlés du Sénégal et du Soudan, la petite troupe s'assimile plus
à une bande qu'à une armée régulière en campagne. Les
villages qui
donnent le moindre signe d'hostilité sont rasés et brûlés
sans pitié. Les
habitants sont massacrés sans distinction d'âge et de
sexe. Les porteurs,
servitude inhérente à toute expédition, sont recrutés
sans ménagements, les
défaillants abattus sommairement. Les captifs,
épargnés, convoient le butin.
Les femmes sont livrées en pâture à l'escorte. Les Européens, eux-mêmes,
ne dédaignent pas les charmes des
plus graciles.
Voulet pense ainsi tenir sa troupe largement payée en nature de ses
épreuves. Sa poigne de fer n'impose qu'une seule chose, sa propre
autorité.
Pour le reste, il n'a cure, imputant à la faiblesse des moyens
alloués ses
expédients pour subvenir à ses besoins.
Et il s'avance, le grand Capitaine, comme l'appellent ses tirailleurs.
Insensible aux récriminations de ses officiers, il marche au Tchad, à
son
Tchad. Dans la fumée des incendies, le tumulte des pillages, les
clameurs
des tueries, il franchit le Niger, dépasse Birni N'Konni qu'il
détruit, et
s'approche de Zinder. Pour gagner du temps, il n'hésite pas
à couper par la
zone d'influence anglaise en dépit des instructions
reçues.
Car cet homme de fer ne semble plus craindre personne, ni ses supérieurs
militaires, ni les diplomates, ni les responsables politiques.
«  Tu vois, dit-il à Chanoine, quand je pense aux politiciens de Paris,
à
leurs ventres, à leurs barbes, à leurs gilets pisseux, je me demande
si je ne
préfère pas mes nègres... »
Et ses nègres, pourtant, il en fait bien peu de cas. Il ne les écoute
que
quand les griots, scandent en chœur ses louanges :

« Le grand Capitaine


Il pense à nous
Il nous emmène au paradis.
Où ça les amis ?
A Zindiri, à Zindiri3. »

Peu à peu, les méthodes Voulet-Chanoine s'ébruitent. Un officier


renvoyé
par Voulet écrit. Des rapports remontent jusqu'à Paris. Le
ministère
s'inquiète. Le 17 avril 1899, le gouverneur général de
l'A.O.F. à Saint-Louis
reçoit directive d'envoyer un officier supérieur
enquêter et prendre le
commandement de la mission Afrique centrale. Cette tâche, délicate mais
non sans perspectives glorieuses, est confiée
au lieutenant-colonel Klobb,
patron du Sahel et de la boucle du Niger
à Tombouctou.
Alsacien, polytechnicien, catholique fervent, père de famille, le colonel
Arsène Klobb se présente d'abord et surtout en homme de devoir.
Le visage
régulier de ce quadragénaire, barré par une paire de lorgnons, n'est pas de
ceux qui inspirent la fantaisie. On perçoit en lui
la droiture de l'officier
formé par la rigueur des disciplines scientifiques
et conforté dans sa
rectitude par ses convictions personnelles. Ce rigorisme ne saurait se plier
aux libertés d'un Voulet.
Avec une quarantaine de tirailleurs et un officier, le jeune lieutenant
Meynier4, Klobb se lance à la poursuite de Voulet. La trace est aisée
à
suivre. Ruines, charniers, cadavres se balançant aux branches, sont
autant
de repères. A marches forcées, Klobb et sa petite troupe
comblent leur
retard sur la mission Afrique centrale entravée par ses
impedimenta et qui
s'est scindée en plusieurs éléments.
Le 13  juillet, aux approches de Dankori, à quelque 120 km à l'ouest
de
Zinder, Klobb devine dans les lointains l'arrière de la colonne. Il
lance en
avant quatre émissaires avec un bref message pour le capitaine :

« Je viens prendre le commandement de la colonne.


Arrêtez-vous et
attendez-moi. »

L'ordre est sans appel. Il a claqué, sèchement, comme une balle de


fusil.
S'il a raison sur le fond, Klobb le rigoriste ignore les nuances
de la forme.
En quelques mots, il a dépouillé Voulet de tous ses rêves
de gloire. Grand
fauve blessé à mort, ivre de colère et de fureur, le
capitaine a le sursaut du
désespéré et du révolté. Sa réplique tombe :

« J'ai l'honneur de vous faire connaître :


1. Que je garde le commandement de la mission. 2. Que je dispose
de 600 fusils.
3. Que je vous traiterai en ennemi si vous continuez
votre marche
vers moi. »

En joignant l'action à la parole, Voulet regroupe près de lui six


sections
de tirailleurs qu'il juge à sa dévotion. Chanoine, les autres
officiers, qui
progressent en précurseurs ou en flancs-gardes, ne se doutent encore de
rien.
Le  14  juillet, au matin, Klobb, fidèle à ce qu'il regarde comme son
devoir, se rapproche. Un second message de Voulet lui parvient :
« Je suis là avec tous mes hommes. Si vous faites un
pas de plus, je
vous tire dessus ! »

Klobb ne saurait tenir compte de telles menaces. Il s'avance résolument


avec ses 40 tirailleurs, un drapeau tricolore largement déployé.
Il sait que devant lui, d'autres tirailleurs sous l'uniforme français
l'attendent.
Arrivé à portée de voix, calmement, il leur lance  : «  C'est moi, votre
colonel de Tombouctou ! »
Voulet est en face, au milieu des siens qu'il a galvanisés, leur promettant,
derrière lui, honneur et butin. Il commande : « Feu ! »
La première salve part imprécise, légèrement en l'air. Les tirailleurs
ont
hésité. Voulet réitère ses ordres, criant :
« Visez les blancs ! »
Klobb, courageusement, a refusé de reculer. Une seconde puis une
troisième salve crépitent. Klobb s'affaisse mortellement blessé. «  Vive
la
France  » est son dernier mot. Près de lui, le lieutenant Meynier
tombe,
légèrement atteint.
C'est fini. Un officier supérieur français est mort. Sa troupe, interdite,
s'égaye. Voulet l'a emporté. Provisoirement. Pour rompre définitivement
avec le passé, il arrache ses trois galons. Il n'est plus qu'un
condottiere
travaillant pour son propre compte.
Les échos de la fusillade se répandent vite. Chacun dans la mission
apprend l'issue de la rencontre de Dankori.
Chanoine, d'un seul élan, se joint à son ami. Les autres officiers se
désolidarisent. Voulet les laisse s'éloigner, ne gardant avec lui que les
tirailleurs qu'il regarde comme ses fidèles jusqu'au bout. Il se trompe.
Le calme revenu, les sergents indigènes se reprennent et comprennent. En
suivant Voulet et Chanoine, ils se coupent à jamais de leur
terre natale, de
leurs familles. Ils auront à jamais contre eux la vindicte
de la France. Leur
choix est fait. Les deux capitaines, l'origine du
mal, doivent disparaître.
Dans leur dos, le complot se trame et éclate.
Chanoine est tué le premier.
Voulet connaît peu après le même sort.
Justice apparemment faite, les
meurtriers reviennent se placer sous
l'autorité des lieutenants qui
s'efforçaient de regrouper les uns et les
autres.
Après ce choc, la mission Afrique centrale paraît condamnée. Il
serait
dans la logique des choses qu'elle rebrousse chemin. L'énergie
de trois
lieutenants en décide autrement.
Pallier, Joalland et Meynier qui se remet de sa blessure reprennent
en
main la troupe et le 25 juillet repartent sur leur objectif initial que
dans le
fond d'eux-mêmes ils convoitaient aussi : le Tchad.
Le  30  juillet  1899, ils se heurtent à Ahmadou, le sultan de Zinder
et
ses  800  guerriers. La mitraille a raison de l'obstacle et le jour même
ils
entrent en vainqueurs dans Zinder, la ville aux sept portes désertée
par ses
habitants. Dans la cité conquise et bien dépourvue de richesses,
ils
découvrent au fond d'un puits les ossements du capitaine Cazemajou et de
son interprète Olive assassinés par traîtrise par ce même
Ahmadou.
La victoire a souri aux audacieux mais le Tchad est encore loin. Le
21  août, une partie des tirailleurs se rebiffe. Mal du pays. La colonne
se
scinde en deux, en trois même. Le lieutenant Pallier rentre sur le
Sénégal
avec les réfractaires. Le sergent Bouthel avec une centaine
d'hommes se
voit confier la garde de Zinder dans l'attente de l'arrivée
– sur laquelle plane
le doute  –  de la Mission Saharienne. Joalland
et Meynier, infatigables,
poursuivent seuls avec 270 volontaires.
Afrique centrale portera désormais
leur nom. Ils le méritent même si
l'ambition n'est pas absente de leurs
pensées.
Le  23  octobre, les deux officiers distinguent devant eux les eaux
boueuses du Tchad que berce un léger clapotis. S'ils ne sont pas les
premiers Français sur ces rives marécageuses, ils sont du moins les
vainqueurs du challenge engagé entre les trois missions, Saharienne,
Afrique centrale et Chari. Mais il leur reste encore beaucoup à faire.

1  Et d'un petit canon servi par l'artilleur Joalland, également chargé de dresser
une carte
au 1/200 000.
2 Que certains, comme Brazza, ne pratiquent pas. Plus d'un, faute d'y recourir,
succombera.
3 A Zinder donc qui apparaît comme la cité des merveilles.
4 Le lieutenant Meynier fera une belle et courageuse carrière. Blessé à Dankori,
blessé encore à
Koucheri. Mutilé durant la Grande Guerre, commandant militaire
du territoire des Oasis en  1915-
1916. Général, directeur des territoires du Sud en
1930.
 
Chapitre XXVII

 
LA CONQUÊTE DU TCHAD
 
Automne 1899 
Foureau et Lamy, depuis Zinder, progressent vers le Tchad.
Joalland et Meynier, les nouveaux chefs de la Mission Afrique centrale
(ex-Voulet-Chanoine), les précèdent d'un mois sur les rives du
lac.
Gentil, commissaire du gouvernement et chef désigné de l'ensemble,
arrive du Congo par le Chari.
La manœuvre de conquête du Tchad aborde sa phase finale. Elle
comprendra trois temps. Elle connaîtra trois chefs.
– Gentil conquiert les bases, du Congo au Chari.
– Lamy défait Rabah (22 avril 1900).
–  Largeau assure l'extension et la pacification de l'actuel Tchad
(1903-
1915).

*
**

En décembre 1897, la fumée du Léon-Blot a disparu derrière un


coude du
Chari. L'incursion n'était pas possession même s'il subsiste
de son passage
une alliance avec le Baguirmi.
Les deux successeurs, intérimaires, de Gentil, rentré en France pour
se
marier, n'ont pas sa prudence. Le premier, Rousset, autorise un
aventurier,
mi-explorateur, mi-trafiquant, Ferdinand de Behagle, à se
rendre à Dikoa
pour discuter et commercer avec Rabah. Ce dernier
tient un Français en
otage. Le malheureux y laissera la vie, pendu par
Rabah.
Le second, l'ancien lieutenant de vaisseau Bretonnet, passé dans le
corps
des administrateurs, est homme d'honneur. En 1898, Rabah se
précipite sur
le Baguirmi. Gaourang doit expier son allégeance aux
Français. Le
Baguirmi est dévasté. Bretonnet, en dépit de ses faibles
moyens, se porte au
secours de son allié. A peine a-t-il avec lui
70 tirailleurs, 400 auxiliaires de
Gaourang et trois pièces d'artillerie.
Retranchée sur les rochers de Togbao,
sa troupe est décimée le
17  juillet  1899  par plus de  10  000  guerriers
fanatisés de Rabah.
Paris n'avait pas attendu la nouvelle de ce désastre pour réagir.
Investi
commissaire du gouvernement, Gentil est reparti pour l'Oubangui. Son titre
officiel lui donne la prééminence sur ses collègues aussi
bien civils que
militaires. Sa mission est précise : en liaison avec les
Missions Saharienne
(Foureau-Lamy) et Afrique centrale (Joalland-Meynier), abattre Rabah.
Arrivé à Brazzaville, Gentil, toujours prudent, recrute un détachement
solide sous les ordres du capitaine Rodillot, secondé par des
officiers de
valeur (capitaines de Cointet, Lamothe ; lieutenant Julien).
Il dispose ainsi
de  200  tirailleurs sélectionnés et aguerris, servis par
une logistique
conséquente.
Ses impedimenta retardent Gentil mais assurent sa sécurité. Le
3 novembre 1899, devant Kouno1, il disperse Rabah accouru pour lui
barrer
le passage. La journée est rude. Elle lui coûte  30  tués et lui
impose de
marquer un temps d'arrêt. Il se replie pour se renforcer et
organiser des
bases sur la route jalonnant l'itinéraire le reliant à Bangui. La première
phase s'achève.

*
**

Plus au nord, Joalland et Meynier, fin octobre, ont déjà atteint le


Tchad à
hauteur de N'Guimi2 et abordent le Kanem, contrée déchirée. La population
noire sédentaire subit les Arabes nomades surgis
quelques décennies plus
tôt de Tripolitaine. Le pays vit dans une insécurité permanente aggravée par
les razzias de Rabah et les prétentions
du sultan voisin du Ouadaï. Les deux
Français sont seuls, aventurés
très en pointe. A maintes reprises, ils sont
attaqués Leur armement,
leur équipement, attirent les convoitises. Leurs
Soudanais, heureuse ment, sont de bons combattants. Leur supériorité
tactique leur permet
d'imposer protectorat au Kanem et de poursuivre leur
progression sur
la rive orientale du lac (la ligne Say-Barroua a reconnu la
rive occidentale comme zone d'influence anglaise. Là, est aussi Dikoa, la
capitale de Rabah).
Le téléphone arabe fonctionne aussi au Tchad. «  Moussa Zienti  »
(Monsieur Gentil) arrive. Il serait à Goulféi3. Non, Gentil n'est pas à
Goulféi. Il est encore bien au sud. Courageusement, avec une petite équipe,
Meynier se porte à sa recherche. Après un raid de
700  kilomètres,
le 9 janvier 1900, il rejoint l'avant-garde de Gentil
emmenée par le capitaine
de Cointet. Le gros de la colonne Gentil n'a
guère dépassé le site du futur
Fort-Archambault4.
Le 17  février, Joalland, parti de son côté, fait jonction avec Lamy.
A la
fin du mois, missions saharienne et Afrique centrale campent côte
à côte
aux abords de Goulféi. Les escarmouches se poursuivent. Rabah rôde
autour des Français. Le 3 mars, Kousséri est enlevé après
un rapide assaut.
Le 9 mars, un farouche combat oppose des reconnaissances de chaque parti.
On se bat, à courte distance, dans les hautes herbes du bord du
Logone.
Le 21 avril, enfin, débouche Gentil. « C'est là, écrira-t-il par la suite, la
soudure définitive du dernier anneau de la chaîne française s'étendant
maintenant à travers le continent africain. »
Gentil n'a pas tort. Cette réunion sur le Tchad, point de convergence,
marque une étape historique. Les portions de l'Afrique française se rivent
entre elles. Par-dessus les eaux du lac, ce sont l'Algérie, le Congo, le
Soudan qui se rejoignent. D'Alger à Brazzaville, il n'y a
plus qu'un axe
entièrement français.
Ce temps fort de l'Histoire de leur pays, les acteurs de l'événement
n'ont
guère loisir de le prolonger. La bataille les appelle.
Lamy a fait de Kousséri sa base. Les riverains du Logone et du
Chari,
fuyant devant Rabah et ses exactions, se sont regroupés dans
l'enceinte et
aux abords de la cité5.
Rabah n'est plus qu'à quelques kilomètres. Son tata est un vaste
camp
retranché de huit cents mètres de côté, protégé par des
palanques et une
levée de terre. Tout autour, sur trois cents mètres,
la broussaille a été
dégagée pour libérer les vues et les champs de tir.
En valeur absolue, la partie est inégale. Lamy, chef militaire des
trois
missions françaises enfin réunies, n'aligne que  700  fusils6. Contre
lui,
Rabah a des milliers de sofas. Mais les tirailleurs algériens, soudanais,
sénégalais, sont des combattants disciplinés, conduits par des
chefs
énergiques (Joalland, Meynier, Reibell, Rodillot, Cointet). Des
mains
expertes servent les quatre pièces d'artillerie.
Durant les préparatifs de l'action, Gentil, en habile politique, ne
perd pas
son temps. L'expérience lui a appris la nécessité d'éviter les
complications
internationales. Officiellement, Rabah, qui a fixé sa capitale à Dikoa, dans
le Bornou, relève de la zone d'influence anglaise. Les Français n'auraient
donc pas à interférer sur les terres britanniques. Avec doigté, Gentil fait
signer un appel au secours aux souverains légitimes du Kanem et du
Bornou. Attaqués et envahis par
Rabah, les deux sultans réclament l'aide de
la France contre le négrier
envahisseur. Les apparences sont sauves.
L'action peut commencer.
Joalland attaquera le premier, par la droite, et fixera l'ennemi.
« Je vous donne le poste d'honneur, monsieur Joalland, mais je sais
que je
puis compter sur vos Soudanais.
– Merci, mon commandant, nous ferons notre devoir. »
Reibell et les Algériens manœuvreront par la gauche tandis qu'au
centre
Rodillot mènera un assaut frontal.
A dix heures, comme fixé, les canons français tonnent. Joalland, au
contact, attire le feu ennemi. A midi, la charge sonne. Les clairons
s'époumonent. Cointet et Galland mènent l'assaut. De tous les côtés,
les
Français déboulent.
Dans le tata envahi, le combat tourne au carnage. Les guerriers de
Rabah
ont plié sous le choc et se débandent. Ils s'offrent aux salves
et aux
baïonnettes françaises. Rabah, lui-même, s'est enfui. Regroupant quelques
fidèles, il tente une contre-attaque. Lamy, à cheval dans
la mêlée, au milieu
du tata, est une belle cible. Il s'affaisse grièvement
atteint. Les tirailleurs
immédiatement vengent leur chef.
Quelques minutes plus tard, suivant la triste coutume des guerres
africaines, une tête se dresse sur une baïonnette. Le sergent Samba
Ball qui
fut son prisonnier, un jeune esclave libéré par les Français, la
reconnaissent
sans hésitation : Rabah.
La joie de la victoire, pour les Français, serait sans partage s'il n'y
avait
les pertes. 20  tués. 59  blessés. Le capitaine de Cointet est tombé.
Le
commandant Lamy s'éteint. Il mourra dans la nuit, ayant passé le
commandement à son fidèle adjoint, le capitaine Reibell.
Rabah n'est plus mais ses fils Fadel Allah et Niebé se sont repliés
dans le
Bornou. Gentil lance Reibell et Joalland à leur poursuite. Le
1er mai 1900,
Dikoa, avec les palais et les casernes de Rabah, est
occupé. Le lendemain,
le gros de la smala de Fadel Allah est enlevé.
Fadel Allah et Niebé ne sont
plus que des hommes traqués. Le premier sera tué un an plus tard,
le 23 août 1901. Son frère se rendra
peu après.
La grande aventure s'achève.
Joalland rentre par Zinder pour récupérer Bouthel et les siens que
le
capitaine Millot relève7. La permanence de la présence française est
assurée
à mi-route du Niger et du Tchad.
Reibell ramène ses Algériens par le Chari et le Congo.
Gentil poursuit encore quelque temps avant de se replier à son tour.
Il ne
tient pas à s'éterniser dans le Bornou anglais. Il veut aussi respecter les
accords franco-allemands cédant à l'Allemagne la rive
gauche du Chari,
prolongement du Cameroun allemand (le fameux
Bec de canard entre Chari
et dixième parallèle). Le 25 août, à huit
heures du matin, il s'embarque sur
son vieux Léon-Blot, confiant à
Rodillot le commandement8.
Tous avant leur départ ont honoré leur chef et leurs morts. Une
pyramide
se dresse en mémoire de Lamy et de ses soldats tombés au
bord du Tchad9.
Sur la rive droite du Chari, l'emplacement du camp
français, établi après la
bataille, porte symboliquement le nom de
Fort-Lamy10. Là s'élèvera la
capitale du Tchad français, la future
N'Djamena. De là, quarante ans plus
tard, partira, derrière Leclerc,
l'épopée de la France libre pour la libération
de la Patrie.

*
**

Après la chute de Rabah et les opérations menées contre ses fils, la


situation au Tchad s'est clarifiée. L'adversaire numéro un a été abattu.
Le
succès est notoire et a frappé les populations. La France n'est pas
encore,
pour autant, maîtresse de toute la contrée du lac. Elle contrôle,
à peu près, le
Kanem et le Baguirmi. Elle tient une ligne de postes
sur le Chari en
direction de Bangui et du Congo. Tout autour, dans
la vaste dépression au
nord et à l'est du Tchad, il reste à conquérir
et pacifier.
Ce sera l'œuvre du commandant, puis colonel Largeau. En quinze
ans11, il
établira, sensiblement, le Tchad dans ses limites actuelles.
Contre lui et ceux
qui lui succéderont ou le remplaceront, deux adversaires de taille :
– Les Senoussistes au nord, dans le Borkou et le Tibesti.
– Le sultan de l'Ouaddaï à l'est.
*
**

Victor Emmanuel Étienne Largeau est le fils de l'explorateur saharien


Victor Largeau. Tient-il de son père l'amour des paysages africains  ? Il
passera la majeure partie de son existence en Afrique avant
d'être tué,
glorieusement, comme général de brigade, à quarante-neuf
ans, devant
Verdun en mars 191612.
A dix-huit ans, sur un coup de tête, il s'engage dans l'infanterie de
marine. Admis à Saint-Maixent, il sort second d'une promotion dont
le
major s'appelle Voulet. Il est de la colonne de Kong avec Monteil.
Il est à
Fachoda avec Marchand. Courtaud, carré, silencieux, il n'apprécie que le
travail. Il a, par ses capacités intellectuelles, la carrure
d'un grand. Ses
adjoints voient en lui l'étoffe d'un nouveau Gallieni.
Seule sa froideur
naturelle coupant net aux bavardages ou confidences
les retient de le
regarder comme le chef idéal.
Les  5  et  8  septembre  1900, une série de décrets a créé un «  Territoire
militaire des pays et protectorats du Tchad », entité autonome sous la
haute
direction du Commissaire du gouvernement. Prenant, en  1902,
le
commandement de ce territoire militaire du Tchad, Largeau ne dispose que
de faibles moyens (quatre compagnies d'infanterie, une batterie de
montagne, un escadron de spahis). Au-dessus de lui, un mot
d'ordre : « Pas
d'histoires ! » Le Paris de 1902 n'aime pas les soucis
coloniaux.
Largeau, intelligent, évite les « histoires ». Pour pallier à la modicité
des
effectifs, il crée, avec des autochtones, le peloton méhariste du
Kanem.
Pour assurer la sécurité, il établit une série de postes, face
aux bandes
ouaddaïennes. Les méharistes patrouillent entre ces points
d'amarre.
Revenu en 1906 (après Gouraud), comme lieutenant-colonel, sans
bruit,
mais avec efficience, il porte à ces bandes une série de coups.
L'organisation du territoire se poursuit.
En 1909, son successeur prend Abéché, la capitale de l'Ouaddaï. Sur
cette
vaste cité aux murs de terre, sur le palais aux briques roses du
sultan flotte
le drapeau tricolore. La chute d'Abéché semble indiquer
que la possession
et la pacification de la partie orientale de la cuvette
du Tchad sont acquises.
C'est aller vite et oublier les guerriers de
l'Ouaddaï, bousculés mais non
soumis.
Le capitaine Fiegenschub, le vainqueur d'Abéché, périt avec sa
compagnie dans une embuscade bien montée. Le lieutenant-colonel
Moll,
commandant du territoire, voulant venger son capitaine, connaît
le même
destin près de Doroté. Il est massacré avec son état-major et
une partie de sa
colonne (novembre 1910).
L'alerte est sérieuse. Une fois de plus, Largeau reprend la direction
de
Fort-Lamy avec un dispositif étoffé. (Le bataillon du Tchad est
transformé
en régiment à douze compagnies.) En trois ans, de mars
1911 à l'été 1914, il
mènera la conquête militaire à son terme.
Les bandes de l'Ouaddaï, malmenées par le commandant Maillard,
se
soumettent. Les Senoussistes sont repoussés vers la Libye. Le Borkou et
l'Ennedi sont occupés par une série de raids bien conduits. Les
oasis de
Ziguei, Ain-Galaka, Fada, Faya13  passent aux mains des
Français. La
maîtrise de ces positions clés, points d'eau obligés, élimine la dissidence.
Les Français sont dans l'ensemble bien accueillis. Leur présence
sonne le
glas d'une traite séculaire. Les routes deviennent libres.
Voleurs et pillards
cessent leurs exactions. Sédentaires et nomades
découvrent la sécurité.
Il faut encore coudre au plan politique ce que les militaires, derrière
Largeau, ont taillé. Mais les politiques ont déjà cousu au lendemain
de
Fachoda. Les accords franco-anglais du 21 mars 1899 ont défini les
limites
d'influence dans les bassins du Nil et du Congo14. A l'est du
Tchad, Ennedi
et Ouaddaï sont bien français. Ce qui a permis l'action
de Largeau. Au-delà,
le Darfour et le Soudan sont britanniques. Vers
l'ouest, le pays Manga,
Bilma, déjà sahariens, sont encore français.
Par contre, au sud-ouest, on le
sait, le Bornou est anglais. Seul le
nord du Tibesti reste indécis. Il faudra
attendre les accords Laval-Mussolini (jamais ratifiés) de  1935  pour fixer
une frontière toujours
contestée entre le Tchad, héritier de la colonisation
française, et la
Libye, héritière de la colonisation italienne15.
La déclaration de guerre d'août 1914 trouvera le Tchad regroupé
sous le
drapeau français.

*
**

Les propos de Largeau, le  31  décembre  1913, trouvent toute leur
justification :
«  C'est moi, le colonel de Fort-Lamy, qui vous écris
cette lettre  ; je
commande au nom de la République française, dans les pays du
Logone, du Chari, du Tchad, du
Baguirmi, du Selamat, du Rouanga, du
Sila, du Tama,
de l'Ouaddaï, du Batha, du Kanem, du Mortcha, du
Djebel et du Borkou16... »

L'ensemble des tribus, sultanats, ethnies, de l'immense cuvette tchadienne


est devenu un tout, ordonné et en paix. Largeau aura les mains
libres pour
s'en prendre à son voisin allemand du Cameroun.

1 Sur le Chari, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Fort-Archambault.


2 Province au nord-est du Tchad.
3 Sur le Chari, 40 km au nord de Fort-Lamy.
4 Fort-Archambault, sur le Chari, est à 500 km au sud-est de Fort-Lamy.
5  Kousséri, futur Fort-Foureau, est un peu à l'ouest du confluent du Logone
et du Chari (soit
quelques kilomètres à l'ouest de Fort-Lamy).
6 Plus 800 Baguirmiens (600 fantassins et 200 cavaliers) de valeur incertaine.
Nombre d'entre eux
s'étaient dérobés lors de la mort de Bretonnet.
7 Il regagnera ensuite Say sur le Niger par son itinéraire aller
8  Le  5  juillet  1902, il sera nommé lieutenant gouverneur du Commissaire général résidant à
Libreville (Gabon et Congo sont alors réunis). En janvier 1904, il
deviendra lui-même Commissaire
général.
9  Par la suite, le  20  mars  1902, sera apposée une plaque avec l'inscription  :
« A la mémoire du
commandant Lamy, du 1er R.T.A. et de ses compagnons,
morts au champ d'honneur, le 22 avril 1900,
pour la France et la civilisation. »
10  Les forts créés ou développés, le long du Chari, porteront également les
noms d'officiers ou
sous-officiers tués au cours des opérations  : Fort de Cointet
(Mandjaffa), Fort Bretonnet (Bousso),
Fort de Possel. Kousséri, devenu français
après 1914, sera baptisé Fort-Foureau.
11  Largeau effectuera trois séjours comme commandant du territoire militaire
du Tchad
de 1902 à 1904, 1906 à 1908, 1911 à 1915, avec une interruption de
sept mois en 1912.
12  La promotion  1927-1929  de l'École militaire de l'Infanterie et des chars de
combat de Saint-
Maixent portera le nom de « Général Largeau ».
13 Futur Faya-Largeau.
14 Une nouvelle convention franco-britannique sera signée le 8 septembre 1919
et complétée par
des délimitations sur le terrain, de 1921 à 1923.
15  Là est l'origine d'un litige se prolongeant les armes à la main. La zone
contestée, riche en
minerais, est une bande rectangulaire d'environ 1 000 km de
long sur 200 de profondeur. Elle englobe
une partie du Tibesti et se prolonge
jusqu'à l'Ennedi.
16 Lettre aux maîtres de la confrérie senoussiste, à Koufra.
 
Chapitre XXVIII

 
L'ARGENT ET LE CRIME
 
Décidément, l'élégance n'est pas vertu ministérielle. Baratier l'a
appris à
ses dépens. Lyautey le découvrira. Brazza en fait l'expérience.
En congé de convalescence, suite à une menace de bilieuse hématurique,
il reçoit, sans préavis, une lettre du ministre des Colonies dont
l'Histoire n'a
pas retenu le nom1 :
« Monsieur le Commissaire général, j'ai l'honneur de vous informer
que
par arrêté en date du  2  janvier  1898  je vous ai placé dans la
situation de
disponibilité avec traitement à compter du 13 janvier
1898, date à laquelle
prendra fin le congé de convalescence dont vous
êtes titulaire. Signé  : Le
Ministre des Colonies. »
Exit, par la petite porte, l'homme qui a donné à la France le Congo,
le
Gabon, l'Oubangui-Chari et ouvert le Tchad.
Un ministre ignore l'acte gratuit. Celui des Colonies n'a pas agi sans
sollicitations. Le commissaire général gênait. Sa générosité, son
humanisme, sa défense de l'indigène, son hostilité aux grosses entreprises
mercantiles, heurtaient trop d'intérêts. Beaucoup d'argent était en jeu.
Brazza, de son côté, n'a pas toujours fait preuve d'habileté. Sa gestion
pouvait laisser à désirer. Ses comptes pouvaient prêter à discussions même
s'il avait puisé largement dans sa cassette personnelle pour
couvrir les frais
de ses missions. Son aide à la mission Marchand avait
été relative. Sa
réserve devant le héros national de Fachoda avait
déplu. Plus d'un lui en
avait fait grief. Bref, Brazza pour beaucoup
avait fait son temps. Mais rien
ne justifiait une mise à pied aussi
brutale.
Brazza parti, le Congo s'offre à toutes les cupidités. Ses successeurs,
Gentil en particulier à partir de 1902, se soucient trop de leur carrière
pour
faire obstacle à tout ce qui peut de près ou de loin toucher la
gens politique
parisienne.
Les voies sont donc libres. En mars et juillet  1899, le ministre des
Colonies concède pour trente ans l'exploitation de  550  000  km2  (la
superficie de la France) à une quarantaine de sociétés. Le budget de
l'Etat
devrait être gagnant. Ces concessions sont accordées en contrepartie de
l'entretien des voies de communications et du paiement d'une
redevance
de 15 pour 100 sur les bénéfices.
En fait, la loi du profit l'emporte. La délégation n'a pas prévu de
contrôles. Les sociétés concessionnaires peuvent agir sans retenue.
Elles ne
s'en privent pas. Des milices privées, recrutées en Afrique
occidentale,
encadrées par des « petits blancs » sans scrupules, se
livrent à la chasse aux
travailleurs pour assurer les beaux jours des
Compagnie Française du Haut
Congo, Compagnie de la Lobaye,
Compagnie de Setté-Cama, Sagha-
Oubangui, Kouilou-Niari, etc.
Pour produire, toujours produire et vendre2, l'intolérable est vite
dépassé.
Femmes et enfants sont retenus en otages pour interdire aux
hommes de
s'enfuir dans la brousse. Des camps de travail sont organisés. Mauvais
traitements, maladies, déciment les malheureux requis
de force pour les
labeurs forcés. «  La terre qui tue  »... écrira Georges
Toqué, pourtant peu
innocent dans l'affaire.
Les sociétés sont coupables mais l'administration civile porte ses
responsabilités. Elle a tous les pouvoirs. Gentil a exigé qu'il en soit
ainsi.
Si l'armée règne au Tchad, territoire militaire où la conquête n'est
pas
terminée, elle n'est rien en Oubangui et au Congo.
Les administrateurs locaux règnent en maîtres, nantis d'une autorité
sans
partage. Le règlement autorise un agent, dit inférieur, à appliquer
les peines
suivantes :
– la chicotte3 
– l'amende
– la barre de justice
– la prison.
Le commandant de cercle4 a droit :
– de déportation
– de mort.
Des mains parfois trop jeunes ou peu qualifiées5, des cerveaux
déséquilibrés par le climat et l'isolement, ont latitude d'user ou d'abuser
de
ces prérogatives léonines.
Gentil, par ses propres directives, a amplifié les possibilités d'arbitraire :
« Je ne vous cacherai pas que je me baserai, pour vous
noter, surtout
sur les résultats que vous aurez obtenus au
point de vue de l'impôt
indigène, qui doit être pour vous
l'objet d'une constante préoccupation. »

Un tel langage ne peut que conduire à toutes les extrémités au détriment


des assujetits.
Si l'administration ferme les yeux ou se fait complice, les missionnaires,
eux, ne sont pas aveugles. Le sort réservé à d'innocentes populations, dans
le seul but de faire de l'argent ou de satisfaire quelques
passions sadiques,
les révolte. Le père Augouard devenu Monseigneur
Augouard, vicaire
apostolique de Brazzaville, veut briser la chape de
silence qui entoure les
réalités congolaises. Il ne voit qu'un seul
recours  : Brazza. L'ancien
commissaire général, depuis sa révocation,
vit en semi-disgrâce à Alger.
Envoyés par Monseigneur Augouard,
deux religieux viennent lui rapporter
ce qui se passe et ce qu'ils savent.
Pour Brazza, ces révélations sont un drame. Elles s'opposent à ses
conceptions humanitaires. Elles accablent son ancien compagnon,
Gentil.
Sa conscience lui interdit de se taire. Il a suffisamment d'entrées et
de
connaissances pour dévoiler l'injustice afin d'y mettre un terme.
Mais, déjà,
à Paris la rumeur se colporte. D'autres que les missionnaires ont constaté et
se sont indignés. Une partie de l'opinion
s'émeut.
Un incident tragique fait éclater le scandale.
Le 14 juillet 1904, le commissaire de première classe Léopold Gaud,
en
poste dans le secteur de Fort Crampel en Oubangui et plus ou
moins couvert
par son collègue Georges Toqué6, met à exécution une
idée diabolique. Pour
frapper ses administrés, il attache au cou d'un
certain Papka, soupçonné de
trahison, une cartouche de dynamite et
met le feu à la mèche. Quelques
secondes plus tard, le malheureux
Papka n'est plus qu'un tronc déchiqueté.
L'écho de l'explosion atteint Paris. Le président de la République,
Émile
Loubet, demande l'ouverture d'une enquête. Clémentel, le
ministre des
Colonies dont les services sont en cause, ne souhaite pas
pousser trop loin
les investigations. Gentil, le vainqueur du Tchad, est
un personnage à
ménager. Les toutes-puissantes sociétés concessionnaires sont encore plus
intouchables.
L'habile Clémentel trouve la porte de sortie. Il fait appel à Brazza.
L'apôtre du Congo reste un symbole. Il est le meilleur répondant
d'une
parfaite équité. Sa présence, à elle seule, doit suffire à dissiper
les
inquiétudes.
Chargé très officiellement d'une mission d'information, Brazza quitte
Marseille le  5  avril  1905  accompagné par son épouse, un inspecteur
des
colonies et un jeune normalien, Félicien Challaye. Le  6  mai, il
arrive à
Brazzaville et s'enfonce dans un pays qu'il connaît bien et
serait heureux de
retrouver en d'autres circonstances.
Discrètement, Gentil s'efforce de faire le vide autour de son ancien
chef7,
mais très vite celui-ci se rend compte de la gravité du mal. Les
indigènes
n'osent pas se confier ouvertement. Par leurs scènes et leurs
mimiques, ils
lui font comprendre l'existence des contraintes, des
sévices, des camps. En
quelques semaines, l'opinion de Brazza se base
sur des faits. Son Congo est
devenu un enfer.
Le 24 août 1905, il écrit à un ami8 :

«  Je vais rentrer en France par le courrier des Chargeurs réunis, qui


part du Congo le 1er septembre...
J'ai trouvé dans l'Oubangui-Chari une situation impossible. C'est la
continuation pure et simple de la destruction des populations sous forme
de réquisitions, et bien
que tout ait été mis en œuvre dans la région de
Krébdjé
pour m'empêcher de voir clair dans le passé et surtout
dans le
présent, j'ai été amené à relever de graves abus
de répression commis au
moment même où on allait y
apprendre l'envoi de ma mission...
Je rentre avec le sentiment que l'envoi de ma mission
était nécessaire.
Autrement, dans un laps de temps court,
nous aurions eu des scandales
pires que ceux de l'Abir
et de la Mongale9. »

Mais la santé du chargé de mission, déjà déficiente, se détériore.


C'est un
malade qui quitte le Congo, c'est un mourant qui doit débarquer à l'escale de
Dakar pour être hospitalisé. Le  14  septembre  1905,
Pierre Savorgnan de
Brazza n'est plus.
La France lui réserve des funérailles grandioses. On parle du Panthéon.
Sa veuve préfère le calme des Hauts d'Alger, au cimetière de
Mustapha.
Sur sa tombe, une épitaphe :
« Sa mémoire est pure de sang humain. »
A-t-il été empoisonné  ? Sa santé, certes, bien avant son départ, donnait
des signes d'inquiétude. Le climat équatorial, en plein été, ne pouvait que
l'altérer. Mais la maladie a fait des progrès foudroyants. Tant
de personnes
avaient intérêt à sa disparition. Un ami, avant son
embarquement pour
l'Afrique, lui avait dit :
« Soyez prudent de votre personne ! »
On ne saura jamais10.
 
Brazza est mort mais le mal demeure. Ses compagnons témoignent.
Dans
Le Temps, Félicien Challaye accuse avec force. Péguy, toujours
en quête de
justice, lui ouvre les colonnes de ses Cahiers de la Quinzaine. Jaurès à
gauche, Maurras à droite mêlent leurs voix.
Le ministre des Colonies comprend qu'il doit encore donner des
garanties. Il réunit une commission composée de grands noms du
monde
colonial : Gallieni, Binger, Lanessan, Beau, Roume11. Cette
commission du
Congo présentera au gouvernement un rapport confidentiel.
Le dossier est classé. La séparation de l'Église et de l'État, sur fond
d'affaire Dreyfus, préoccupe plus l'opinion publique que le sort de
quelques
noirs des fonds de l'Afrique. Gaud et Toqué, condamnés à
cinq ans de
prison pour l'exécution de Papka, sont vite relâchés. Gentil, en 1908, est mis
à la retraite avec les honneurs.
L'équipement des colonies, l'activité des sociétés concessionnaires,
procurent de trop fructueux marchés pour permettre de tout bouleverser. Le
mal persistera mais s'affaiblira. L'administration, peu à peu,
éliminera les
tares trop voyantes. De ces temps indignes il reste de
lointains souvenirs
que la tradition rapporte dans les cases du Centre
Afrique.

1 Il s'agit en fait d'André Lebon, cas type de ces parlementaires promus pour
équilibrer un cabinet
ministériel mais parfaitement ignorants des problèmes relevant de leurs ministères.
2 Du caoutchouc, des bois, de l'ivoire, etc.
3 Fouet à lanières nouées (Larousse).
4 Il y a quatre cercles en Oubangui-Chari.
5  Les meilleurs éléments de l'École Coloniale préfèrent les pays de vieilles civilisations ou au
climat moins dur : Indochine, Maghreb.
6 Georges Toqué (1879-1920) sera fusillé en 1920 pour intelligences avec l'Allemagne.
7 Documents refusés, transports retardés, télégrammes interceptés.
8 Paul Bourde.
9 Les Belges connurent de très graves scandales dans l'Abir et la Mongale
(Congo) ; les indigènes,
pour acquitter 5 francs d'impôts, fournissaient plus de
700 francs de caoutchouc.
10  Jusqu'à la fin de ses jours, Thérèse de Chambrun, son épouse, crut au
meurtre par
empoisonnement de son mari.
11  Lanessan, ancien gouverneur général de l'Indochine. Beau, gouverneur en
exercice à Hanoi.
Roume, gouverneur général de l'A.O.F.
 
Chapitre XXIX

 
MADAGASCAR
LA GRANDE ILE
 
Au-delà de  1815, en grattant bien, les bonnes consciences trouvent
toujours quelques justifications ou quelques prétextes fortuits dans les
conquêtes coloniales : piraterie, esclavage, massacres de chrétiens,
tyrannie,
terres inoccupées...
Madagascar échappe à la règle. L'île est le cas d'espèce, presque le
cas
d'école, de l'impérialisme colonial pur : lutte d'influence entre deux
grands,
la France et l'Angleterre, volonté de puissance, conquête militaire difficile
en butte à l'hostilité des populations. Le tout assorti d'intérêts matériels
conséquents.
Madagascar, la Grande Île, ce bloc isolé, vaste comme la France1,
est un
monde en marge. On le dit africain. Il ne l'est pas. Ses populations viennent
d'ailleurs. D'Indonésie pour l'essentiel. De l'Afrique
toute proche il n'a ni les
coutumes, ni la civilisation, et, encore moins,
les balbutiements. Bien au
contraire. Loin du séparatisme tribal,
Madagascar, au milieu du XIXe siècle,
est un État structuré. Il se présente comme un royaume bien établi, avec son
gouvernement, son
administration, sa juridiction, son armée, ses finances. Il
a sa langue,
le malgache, parlé par ses trois à quatre millions d'habitants2.
Le tableau n'est pas à idéaliser. Madagascar est loin de constituer
un
modèle. Le despotisme est maître. Il ne se prive pas pour éliminer
ses
adversaires. Être mis à bouillir vivant n'est pas le moindre des
supplices.
L'épreuve du poison, véritable ordalie, est coutumière. En
trente-trois
années de règne, Ranavalona aurait fait exécuter  200  000
de ses sujets.
Même si le chiffre est excessif, il rend compte de la réalité
sanguinaire du
régime.
L'esclavage sévit. Les populations sont plus soumises qu'intégrées.
Celles
du sud, encore archaïques, échappent à l'autorité centrale.
Celles de l'ouest
la contestent ouvertement. Bref, rien n'est exemplaire,
bien au contraire.
De la à s'approprier le pays au nom de l'humanisme  ! Et pourtant,
l'Angleterre et la France convoitent la Grande Île. Dans leur rivalité
sans
relâche, Madagascar apparaît aussi disputée que n'importe quelle
autre
portion du globe.

*
**

L'histoire de la France à Madagascar est d'abord celle d'un échec,


d'une
série d'échecs plus exactement. Pendant près de trois siècles, la
France
essaye mais ne réussit pas. La Grande Île, escale vers les Indes,
terre
prometteuse, l'attire et lui échappe.
Dès l'aube du XVIIe siècle, les marins dieppois se manifestent. En
1643,
Pronis fonde Fort-Dauphin. Après lui, Mondevergue part pour
Madagascar
avec un convoi considérable. Un édit de  1665  baptise
Madagascar l'île
Dauphine. Les tentatives d'installation à demeure se
multiplient. En vain.
Les fièvres, les natifs, ont raison de la France
orientale. Tous ces efforts
engendrent, du moins, ce que certains appellent les « droits historiques »3.
Le XVIIIe siècle n'est pas moins riche d'essais et d'insuccès. Les corsaires,
les aventuriers, s'en mêlent. L'île de Sainte-Marie sert de refuge
aux
flibustiers. En  1750, l'île est même cédée en toute propriété au roi
de
France. Le romanesque n'est pas oublié. Le caporal Filet, dit la
Bigorne,
épouse une princesse malgache et se taille un joli domaine.
En  1774, le
baron de Benyoski, personnage tumultueux et rocambolesque, fonde un
établissement dans la baie d'Antongil et s'impose aux
indigènes. L'aventure
finit mal. L'intéressé se rebelle contre la France.
Il est tué par le
détachement envoyé pour «  le faire rentrer dans la
raison  ». Plus sérieuse
apparaît l'entreprise du comte de Maudave qui
s'efforce de relever les ruines
de Fort-Dauphin (1768). Deux ans après,
il doit abandonner. La longue
tradition du négoce et de la traite –
car on vient des Mascareignes proches
rechercher des esclaves  –  n'est
pas épuisée. En  1803, Sylvain Roux fonde
un établissement à Tamatave. Les Anglais l'en délogent en 1811. A défaut,
il reprend pied à
Sainte-Marie, en 1819. Désormais les Français y resteront.
De ces passages plus ou moins longs des uns et des autres, ne subsistent
que des vestiges sur les côtes et une lignée de milliers de métis.
L'éloignement, la concurrence des Mascareignes, la brutalité des nouveaux
arrivants, l'absence de chefs d'envergure, l'hostilité des populations
déroutées par les méthodes employées à leur égard, expliquent
cette longue
série d'infortunes sur un sol où les richesses naturelles ne
manquent pas.

*
**

La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle marquent pour


Madagascar un tournant essentiel. L'ethnie Merina, implantée au cœur
du
pays, prend le pas sur ses vieux rivaux, Betsileos, Sakhalaves et
autres. Elle
le doit à Andrianampoimerina (1740-1810), monarque de
haute carrure et
organisateur génial. Sous sa férule, le royaume Hova,
centré initialement de
Tananarive à Tamatave, déborde de son cadre
et s'impose comme le premier
de l'île. Andrianampoimerina ne dissimule pas son ambition :
« La mer est la limite de mes rizières. »
Ses successeurs, rois ou reines4, n'auront de cesse d'élargir et de
renforcer
leur domination.
Cette émergence du royaume Hova5 survient sensiblement au
moment où
la France empêtrée dans ses guerres européennes relâche
sa vigilance outre-
mer. L'Angleterre, en  1815, prend officiellement possession de l'île de
France (rebaptisée île Maurice). Farquhar, le dynamique gouverneur de
Maurice, approuvé en sous-main par Londres,
s'intéresse de très près à
Madagascar. Il profite au maximum de la
volonté d'ouverture vers les
techniques et pratiques occidentales de
Radama Ier (1810-1828), fils
d'Andrianampoimerina. Agents de Farquhar, missionnaires protestants
anglais, affluent à Tananarive pour
une assistance militaire et une
évangélisation qui ne sont pas innocentes.
Ce vaste pays qui s'est toujours refusé à la France, deux hommes,
au
cours du XIXe siècle, vont le faire basculer.
Jean Laborde est presque le compatriote de Gallieni. Il est né à
Auch
en  1806. Saint-Béat n'est pas si loin. En bon Gascon, Laborde
a l'âme
aventureuse. Il s'expatrie et tente sa chance à Bombay non
sans succès. Un
cyclone, un naufrage, jettent son navire sur la côte
orientale de Madagascar.
Sa destinée se joue alors.
La reine Ranavalona I6, si xénophobe soit-elle, a besoin de compétences
pour renforcer son autorité et mener à bien l'unification de l'île. Introduit
par Lastelle, un créole de l'île Maurice, bien implanté à
Madagascar,
Laborde signe, en  1833, un contrat de travail avec la
reine. Ingénieux et
habile, il assure sa fortune en servant la puissance
mérina. Il sait ne pas
oublier la patrie qui l'a vu naître.
Ses réalisations, sa présence, ses introductions à la cour, son
influence
près de la reine7 servent la cause française bien malmenée
sous Radama Ier.
(Il n'est sans doute pas étranger à l'expulsion des
missionnaires anglais.)
Exilé en 1857, autant pour son appartenance à
un complot que par réaction
à l'audience des Européens, il revient en
1861 avec le titre officiel de consul
de France. Il gardera ce poste
jusqu'à sa mort en 1878.
Sous le second Empire, Laborde envisage de placer Madagascar
sous
protectorat français mais Napoléon III ne le suit pas. L'Empereur, s'il
accepte les équipées comme celle du Mexique, répugne aux
entreprises
coloniales. Partisan du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes  –
  sentiment qui l'honore  –  il n'accepte que contraint les initiatives de ses
subordonnées outre-mer.
Déçu, Laborde renonce à l'idée de protectorat. Pourtant sa position
était
forte. La monarchie malgache avait besoin de soutien.
Radama II,
Rasoherina, les successeurs de la grande Ranavalona I,
n'étaient pas
hostiles. En 1840 déjà, l'île de Nossi-Bé8, pour échapper
à l'emprise Hova,
s'était confiée à la France9. Un précédent local
existait. Au plan
international, le protectorat malgache pouvait s'intégrer dans une suite
logique.
En août  1868, Laborde parvient, cependant, à la signature d'un
traité
franco-malgache. La France obtient la reconnaissance de la
liberté
commerciale et religieuse10, le droit d'établissement et la protection de ses
nationaux. La reine, en contrepartie, voit reconnaître
officiellement son
pouvoir sur la totalité de l'île.
La défaite de  1870, la mort de Laborde en  1878, mettent en cause les
rapports franco-malgaches. Une protestante fervente, Ranavalona II, a
accédé au trône en  1862. Par contrecoup de la foi de la souveraine,
l'influence anglaise, un moment en déclin, se raffermit. L'héritage de
Laborde engendre la crise.
Cet héritage est conséquent11. Le gouvernement récuse aux neveux
de
Laborde, ses héritiers, une mainmise étrangère sur son sol surtout
pour
d'aussi vastes propriétés.
«  En conformité avec les lois immémoriales de Madagascar, la terre
malgache ne peut être vendue à des étrangers12. »
La succession Laborde se double d'un incident maritime et d'une
contestation politique. L'équipage d'un boutre français a été massacré
par
des Sakalaves. Ces mêmes Sakalaves, opprimés par les Hovas,
verraient
volontiers la France leur tenir lieu de protecteur. Celle-ci y
trouverait son
compte.
Un éphémère ministre de la Marine se trouve être un député de la
Réunion. Dans l'île, on est vigoureusement partisan d'une politique
active à
Madagascar pour s'octroyer des marchés. Le ministre envoie
une escadre.
Jules Ferry, arrivé au pouvoir peu après (mars 1883), ne
peut qu'entériner.
La guerre, ou plus modestement des actions de
guerre, s'engagent avec
Madagascar.
Majunga est occupé le  17  mai  1883, Tamatave le  9  juin. Les résidents
français évacuent, à la hâte, Tananarive. Sur les côtes la canonnade se
poursuit alors qu'en novembre les négociations s'entament à
Tamatave.
Elles dureront deux ans.
Ranavalona III, princesse de vingt-deux ans, a succédé à
Ranavalona II
décédée durant l'été. Cette jeune reine tient ferme. Ferry
et ses successeurs
tout autant. Mais le blocus mené par les navires français gêne Madagascar
et Paris ne peut éterniser le conflit.
L'accord est signé le 17 décembre 1885 en rade de Tamatave.
Ranavalona
III est reconnue souveraine de l'intégralité de Madagascar. Elle délègue à un
résident français les relations extérieures de son
pays. La France s'engage à
apporter son concours militaire, à abandonner les points occupés à
l'exception de Diégo-Suarez gardé en
toute propriété. Les Français peuvent
résider à Madagascar, y
commercer mais n'ont pas le droit d'y acquérir de
terres13. Enfin, ceux
qui se sont rangés derrière la France, les Sakalaves en
particulier,
vieux adversaires des Hovas, doivent être respectés (et
éventuellement
protégés par la France).
Le texte ne le mentionne pas (à l'exception d'une clause secrète). Le
traité
du  17  décembre  1885  établit un officieux protectorat français sur
Madagascar. La France et l'opinion internationale le comprennent
ainsi. Le
gouvernement malgache, pendant dix ans, luttera pour qu'il
en soit
autrement.
L'épreuve de force sera au terme des comportements de chacun.
Avec elle
viendra la conquête militaire ponctuée par l'annexion en
1896.

*
**

Dans l'espoir de déboucher sur une entente féconde, Paris envoie à


Tananarive, comme résident, un colonial qui a fait ses preuves. Le
Myre de
Vilers a connu l'Algérie, le Siam, la Cochinchine. Pendant
trois ans (1886-
1889), il s'efforce de fortifier les intérêts économiques
français et de contrer
l'ingérence financière anglaise. Sans doute
manque-t-il de vrais moyens. Ses
successeurs tout autant.
Le 5 août 1890, la position française se conforte. En échange de sa
liberté
d'action à Zanzibar, l'Angleterre entérine officiellement le traité
de 188514 et
par là même le protectorat français sur Madagascar.
La France a certes marqué un point, mais, sur le terrain, le gouvernement
Hova renâcle de plus en plus devant la tutelle des résidents.
Il achète des
armes. Il n'entrave en rien, bien au contraire, ce qui se
trame. Les Français
sont menacés dans leurs biens et dans leurs vies.
Plusieurs sont assassinés.
Les Sakalaves, protégés traditionnels de la
France, sont molestés.
A l'automne  1894, Le Myre de Vilers est renvoyé à Tananarive
porteur
d'un véritable ultimatum, pour une accentuation des pouvoirs
du résident. Il
ne peut que constater l'impasse et ordonner à ses
compatriotes, par mesure
de sécurité, de rejoindre les ports. Le
27  octobre, il quitte Tananarive sur
une rupture lourde de signification. La guerre est au bout.
Hanotaux est ministre des Affaires étrangères. Son colonialisme est
connu et il n'est pas seul. Étienne et les coloniaux applaudissent dès
qu'il
s'agit de planter le drapeau. Les catholiques poussent à la sauvegarde des
communautés chrétiennes. Les Réunionnais ont des intérêts. Hanotaux
entraîne ainsi aisément l'adhésion du Parlement pour
une intervention armée
(377 voix pour – 143 contre).

*
**

La France, pour une fois, ne lésine pas sur les moyens. Elle n'a pas
le
droit de perdre. Évincée, l'Angleterre prendrait sa place. Le parti
colonial ne
saurait tolérer un tel camouflet.
Le général Duchesne, commandant en chef désigné, dispose donc de
15  000  hommes en deux brigades. Toute l'armée française a donné15.
Chasseurs à pied, fantassins métropolitains, tirailleurs algériens, malgaches,
légionnaires, sont au coude à coude. Huit batteries d'artillerie,
quatre
compagnies du génie, sept compagnies du train, les appuient.
7  300  Kabyles, 1  143  Abyssins ou Somaliens, 270  Comoriens, ont été
recrutés comme coolies ou conducteurs des fameuses voitures
Lefebvre16.
Duchesne, débarqué le 15 avril 1895 à Majunga, prend ainsi la tête
d'une
colonne solide mais lourde. Par la vallée de la Betsiboka, il se
dirige vers
son objectif normal : Tananarive, la capitale Hova.
Les épreuves commencent. La piste, ou ce qu'il en est, ne saurait
offrir
une voie carrossable pour les voitures Lefebvre acheminant le
ravitaillement. Il faut donc construire une route, d'où perte de temps.
La
troupe, les recrues métropolitaines surtout, n'ont pas toujours l'endurance
requise. Le paludisme, la dysenterie font des ravages. L'adversaire, bien que
mal armé, entrave la progression par ses
harcèlements.
Début septembre, Duchesne se rend compte des difficultés encore à
surmonter. Il reste  200  km à parcourir jusqu'à Tananarive. La saison
des
pluies approche. Le commandant en chef décide de laisser le gros
de ses
forces à Andriba et de former une colonne légère, dite volante,
de 5 000 hommes. Il ne se cache pas de tenter là un véritable coup de
dés.
Le  15  septembre, il enlève le défilé de Trinaimanbry. Le  20, il force
le
passage des Ambohimena. Le 4 octobre, il entre dans Tananarive.
Une salve
d'artillerie tombée sur le palais royal a décidé la reine Ranavalona III à
hisser le drapeau blanc. La campagne s'achève sur un
succès militaire qui
doit déboucher sur une victoire politique.
Elle a coûté quelques centaines de tués au combat et surtout 6 000
morts,
victimes du paludisme et d'anémie. Un millier de malades
mourront encore
durant la traversée du retour vers la France. Les
chroniqueurs ne
manqueront pas de relever l'énergie du commandant
en chef réparant par un
coup d'audace les conséquences désastreuses
des erreurs17  qui avaient
présidé à l'élaboration de l'expédition de
Madagascar.
Avant d'entrer dans Tananarive, Duchesne, le  1er octobre  1895, a
signé
avec Ranavalona III un protocole rétablissant le traité de  1885
tout en
l'affermissant. Théoriquement, du moins, le principe du protectorat doit
trouver à Madagascar une application identique à celle
réalisée en Tunisie.
En France, les pertes de la campagne ont été douloureusement ressenties.
L'opinion publique réclame que les sacrifices consentis ne
l'aient pas été en
vain. Sans le préciser nettement, elle souhaite autre
chose qu'un vague
protectorat. Une décision un peu symbolique
semble lui donner une relative
satisfaction. Madagascar passe du
contrôle du ministère des Affaires
étrangères à celui des Colonies.
La suite immédiate ne paraît pas en accord direct.
En occupant Tananarive, les armes à la main, le corps expéditionnaire a
accompli la mission qui lui était impartie. Il appartient aux
civils de prendre
le relais. Le préfet de Haute-Garonne, Hippolyte
Laroche, est envoyé sur
place comme résident. Et ses directives entrent
bien dans le cadre d'un
protectorat : « Éviter avec soin tout acte de
nature à affaiblir sans nécessité
l'autorité de la reine auprès des populations qui lui sont soumises. »
L'équivoque commence.
Entré en fonctions au début de  1896, Laroche, libéral de tempérament,
joue le jeu. Loyalement, il entend respecter les prérogatives
royales.
Les difficultés ne tardent pas. Les troubles éclatent attisés par un
fort
sentiment xénophobe et des maladresses à tous niveaux. Le
18 janvier 1896,
le gouvernement français décrète la « prise de possession » de Madagascar.
La réaction est immédiate. L'Imérina se soulève. De forts groupes
d'insurgés tiennent la campagne. A Antsirabé,
les Européens évitent le pire
en se barricadant. Tananarive est pratiquement encerclé. Les
communications entre la capitale, Tamatave et
Majunga sont régulièrement
coupées. Le cycle infernal de la répression
s'enclenche dans la mésentente
et la dualité du commandement : administration d'un côté, armée de l'autre.
Laroche reproche aux militaires leurs coups d'épée stériles et leurs
opérations punitives. Il n'a pas tort. Les militaires reprochent à
Laroche son
aveuglement et sa faiblesse. Ils n'ont pas tort.
La situation ne saurait s'éterniser.
Les décisions se précipitent. Le 6 août 1896, la Chambre vote l'annexion
de Madagascar. La Grande Île devient une colonie. Le 10 août,
Gallieni, à
peine rentré du Tonkin, nommé général, est convié à prendre le
commandement du corps d'occupation. Homme de devoir, Gallieni
s'exécute. Il n'a sollicité en renfort qu'un bataillon de Légion
«  pour si
besoin mourir correctement ».
Le 7 septembre, il débarque à Tamatave. Le 14 septembre, une
dépêche
lui annonce sa nomination au poste de résident18  qui double
sa fonction
militaire. Paris a confiance en lui. Paris se décharge sur
lui. Laroche
s'éloigne. Désormais, Gallieni sera pendant neuf ans seul
maître à bord de la
nef malgache.
Gallieni a tôt fait de juger le cadeau qu'on lui remet :
«  Une population entièrement soulevée. Une capitale
de  100  000  habitants à garder. Deux lignes de communications à
couvrir, à travers un pays plus difficile que le
Tonkin, une influence
anglaise sérieuse à combattre, des
effectifs insuffisants19. »

Les mesures tombent, sans attendre, frappant les esprits. Gallieni,


volontairement, a la main lourde. Il le reconnaîtra. Il estime connaître
l'origine des coups qui frappent le corps expéditionnaire. On complote
au
palais. Deux ministres, dont l'un est l'oncle de la reine, sont passés
par les
armes. Le 27 février 1897, la reine elle-même est exilée à la
Réunion.
Il n'y a plus de monarchie. Il n'est qu'un pouvoir français20.
Gallieni le Soudanais, Gallieni le Tonkinois, sait mener une pacification.
Il a sa méthode, la fameuse «  tache d'huile  ». Progresser
méthodiquement
en s'étalant. La guérilla, eu égard aux moyens et à
l'étendue du pays, se
prolongera. Plusieurs années seront nécessaires
pour en venir à bout, surtout
dans le sud. Mais, très vite, les résultats
sont spectaculaires. Dès  1897,
l'Imérina21  retrouve le calme. Officiers
et administrateurs français
remplacent les gouverneurs mérina dans les
régions pacifiées (ou à
pacifier).
Tous ces nouveaux patrons locaux, que Gallieni met en place, sont
des
hommes à lui, qu'il a vus à l'œuvre et qu'il apprécie  : Lyautey,
Joffre,
Roques, Pennequin, Gérard, Gruss (futur gendre de Gallieni),
Boucabeille,
Charbonnel, Dubois... Joffre, le sapeur, se voit confier
l'organisation de la
base navale de Diégo-Suarez. Roques sera le grand
maître du chemin de fer
Tananarive-Tamatave22.
Lyautey, lui, est le joker de cette équipe. A Suez, revenant de son
séjour
en Indochine, il a sauté d'un navire dans un autre pour
rejoindre celui qu'il
appelait au Tonkin « Le Monsieur d'ici ».
Dès son arrivée, Gallieni donne à celui qui n'est encore que le
commandant Lyautey le quatrième territoire, c'est-à-dire le nord-ouest

  puis l'ouest de l'île. A l'exemple de son modèle, Lyautey ne craint
pas
d'innover. Mêlant les genres, il n'hésite pas à prendre des risques.
Des
semaines, des mois durant, il poursuit Rabezavana, l'un des principaux
chefs insurgés. Cerné, Rabezavana finit par se rendre. Osant la
forte mise,
Lyautey lui rend son commandement. La générosité
adjointe à l'habileté
paye. Rabezavana se transforme en allié. En  1900,
le colonel Lyautey
prendra le commandement du sud, soit le tiers de
Madagascar, contrée
difficile aux populations arriérées. Là encore, il
réussira23.
Pour Gallieni, la pacification n'est qu'une première étape. Une fois
atteinte, l'essentiel peut être abordé  : l'organisation et l'administration
du
pays pour assurer son développement.
La diversité raciale de Madagascar n'a pas échappé à Gallieni.
Hovas,
Betsiléos, Sakalaves, Baras, peuplades du sud, s'opposent à
bien des égards.
Si les Hovas raisonnent en Européens, les Baras
vivent sous un régime
féodal et les tribus Androy en sont encore à
l'âge de pierre. La politique des
races, préconisée par Gallieni, estompe
la prédominance hova. Sous
l'administrateur français, chaque groupe
est régi par des chefs de son sang.
Ce morcellement a pour avantage
premier de servir l'autorité globale du
colonisateur.
Cette « politique des races » conduit à un certain fédéralisme respectant
les caractères propres de chacun. Si elle sert l'administration
française, elle
protège les particularismes et favorise un certain gouvernement.
Madagascar n'ignorait pas l'esclavage. Esclavage de traite vers l'extérieur,
aux abords des côtes24. Esclavage de main-d'œuvre dans l'intérieur. Un des
premiers gestes de Laroche avait été d'interdire cette
survivance du passé.
Gallieni reprend à son compte cette mesure qui
n'est pas sans heurter les
nantis brutalement privés de pauvres diables
pour cultiver leurs terres. Il
s'efforce de réduire les corvées25, elles
aussi vieille pratique, qu'il ne saurait
abolir totalement car il en a
besoin.
Ce libéralisme ne l'empêche pas d'inciter les Malgaches, volontiers
nonchalants, à l'effort. Son «  impôt moralisateur  » répond à cette
perspective. Pour Gallieni, il y a tant à faire. Il le prouve.
Sous son impulsion, Tamatave, Majunga, Diégo-Suarez, Tuléar,
Fort-
Dauphin, deviennent de vrais ports. Des routes carrossables
relient les
principales villes. La construction du chemin de fer Tamatave-Tananarive
est lancée en 1901. Gallieni, venu en France pour
l'occasion, s'est battu pour
obtenir les crédits voulus26.
Ce général est un chef d'entreprise qui s'ignore. Non seulement il
construit et il bâtit mais il fait fructifier pour investir. La culture du
riz est
encouragée dans l'Imérina et le Betsiléo, celle du café sur la
côte orientale.
Les premières plantations d'arbres à caoutchouc apparaissent. Mais il n'est
pas question d'industries. Une colonie fournit
des matières premières et doit
rester un marché pour la métropole27. Le bilan financier est là. Le
mouvement économique passe de
19  millions en  1896  à  52  millions
en  1900. Les recettes locales, dans le
même temps, croissent
de 3 à 25 millions.
L'assistance publique voit le jour. Une école de médecine est ouverte
en  1896, attirant de nombreux étudiants. Au  1er janvier  1902, Gallieni
a
déjà créé plus de 50 hôpitaux, maternités, léproseries. Cet effort,
poursuivi,
après lui, débouchera sur un accroissement rapide de la
démographie.
Madagascar connaissait une tradition d'enseignement religieux.
Depuis le
début du XIXe siècle, bravant les persécutions, les missionnaires catholiques
et les pasteurs protestants œuvraient non sans
succès. Leurs écoles
trouvaient un large écho dans les populations de
l'Imérina mais celles
d'origine étrangère, les anglaises en particulier,
sapaient l'influence
française28. Homme de culture, Gallieni tient à
développer l'enseignement.
Sans porter atteinte aux écoles confessionnelles existantes, il opte
résolument pour les écoles laïques de caractère
strictement français29. A un
échelon plus élevé, il crée l'École normale
Le Myre de Vilers appelée à
jouer à Madagascar un rôle identique à
celui de l'École William Ponty en
Afrique Occidentale française. Par
un décret, en 1904, il organise des écoles
régionales, rurales et professionnelles. En  1902, il a fondé l'Académie
malgache, appelée à un bel
avenir et futur lieu de rencontres et d'échanges
culturels franco-malgaches.
Le 19 mai 1905, Gallieni quitte Madagascar. Il laisse la place à un
civil,
politicien pur, Victor Augagneur. Selon la formule ministérielle,
«  il avait
reçu une forêt insurgée. Il rendait une colonie tranquille et
prospère30 ».
Derrière l'emphase du propos, il existe une réalité. Les historiens
africains la reconnaissent. En neuf ans, Gallieni jette à Madagascar
les
bases d'un État moderne. Timonier impassible, en dépit des
tumultes, il
prend ses responsabilités (il peut y briser sa carrière. Les
détracteurs ne
manquent pas). Il conduit Madagascar vers ce qu'il
estime être l'intérêt de la
France et des Malgaches.
Détenteur du pouvoir militaire et civil, il ne se montre fort que pour
ne
pas paraître faible. Si la guerre, à l'occasion, est son alliée, elle
n'est pas son
amie. Il n'aspire qu'à la paix, la paix qui, seule, permet
de bâtir.
Reconstruire des villages détruits, édifier des écoles, des
centres médicaux,
ouvrir des marchés sont les préoccupations premières de ce soldat au
masque rude.
Brisant le despotisme séculaire, il apporte – dans la limite du
concevable
en 1900 – plus de responsabilités et de libertés. Développant l'économie, il
ne favorise pas une colonisation européenne susceptible de s'effectuer au
détriment des indigènes31.
Comment ne pas mentionner, enfin, une honnêteté qui interdit toujours à
monsieur le gouverneur général de profiter, à des fins personnelles, de ses
hautes fonctions. Arrivé avec sa solde d'officier général,
Gallieni n'est
reparti qu'avec les mêmes émoluments. L'intégrité est
une vertu trop rare
chez ceux qui côtoient la chose politique pour ne
pas la relever si, par
hasard, elle survient.
La conclusion de son passage à Madagascar appartient à Joseph
Gallieni :
« Les grandes choses ont toujours été dues à un homme qui
voulait quand
les autres ne voulaient pas. »

1 Un peu plus : 590 000 km2 très exactement.


2 Le chiffre de la population de Madagascar, à la fin du XIXe siècle, reste incertain.
3 Qui ne sont pas une vue de l'esprit, même s'ils sont plus théoriques que réels.
Louis XIV avait
par un édit réuni l'île de Madagascar à son domaine privé ainsi
que les forts et habitations en
dépendant pour en disposer selon son bon plaisir
en propriété, seigneurie et justice.
4 A Madagascar, n'existe aucune règle analogue à la loi salique de la monarchie capétienne. « Le
royaume peut tomber en quenouille ».
5 Hova et Mérina sont des termes souvent confondus pour désigner le même
peuplement. En fait,
les Hovas, au sein des Mérinas, représentent une caste intermédiaire entre les nobles (Andriana) et les
esclaves (Andeva).
6  Ranavalona I (1790  ?-1861). Vadibe (épouse principale de Radama Ier) lui
succède
en 1828 après avoir éliminé physiquement les autres prétendants.
7 En arrive-t-il à être « l'amant blanc » de cette femme impétueuse ? La
légende le dit, mais les
légendes déforment souvent la vérité.
8 Au nord-ouest de Madagascar.
9  Le  14  juillet  1840, une convention avait été passée entre le capitaine Passot,
au nom du
gouverneur de Bourbon (la Réunion) et la reine Tsiomeko, princesse
Sakalave. Cette convention
cédait Nossi-Bé à la France ainsi que des droits sur
une portion mal déterminée de la côte occidentale
de Madagascar. Cet accord
explique l'intérêt porté par la France pour le territoire Sakalave et ses
habitants.
Ceux-ci, par la suite, resteront fidèles à cette alliance.
10 Cette liberté religieuse, souvent contestée, est importante. (En 1832, monseigneur de Solages,
préfet apostolique pour les mers du sud, interné dans une
case, a été laissé mourir de faim). Elle
permet aux missionnaires français de poursuivre une évangélisation qui indirectement sert le
rayonnement national.
11  En francs de Napoléon III, 1  000  000  en concessions minières,
1  112  000  francs en biens
immobiliers.
12  Le principe est incontestablement en contradiction avec le traité de  1868  qui
permettait aux
Français d'acquérir des biens immeubles dans l'île et de les léguer
à leurs héritiers.
13 Ils peuvent seulement les louer par bail emphytéotique (c'est-à-dire de
longue durée et à faible
loyer de par les investissements à réaliser).
14  Cet accord s'intègre dans un ensemble. Il définit aussi la fameuse ligne Say-Barroua pour
délimiter les zones d'influence française et anglaise au Niger.
15 L'ordre de bataille reflète bien l'appel fait à toutes les unités de l'armée
française.
Une brigade, dite de guerre. Général Metzinger.
40e B.C.P. (formé avec détachements fournis par presque tous les bataillons de
chasseurs).
200e R.I. (idem avec les régiments métropolitains).
Régiment d'Algérie.
Un bataillon de Légion
Deux bataillons de tirailleurs algériens.
Une brigade, dite de marine. Général Voyron
13e Régiment infanterie de marine
Régiment colonial comprenant :
– volontaires de la Réunion
– un bataillon de tirailleurs malgaches
– un bataillon de tirailleurs haoussas
16  Ces voitures Lefebvre, imposées par les états-majors parisiens, appartiennent
à l'histoire
dramatique de cette campagne. Elles nécessitent la construction, meurtrière, d'une route carrossable
pour les exploiter.
17 Où l'on peut relever, entre autres :
– l'inexpérience d'une partie de la troupe,
– la lourdeur et l'importance des impedimenta,
– la faiblesse des moyens du service de santé.
(Le commandement peut être regardé comme bon.)
18 Titre qui, en juillet 1897, sera transformé en celui de gouverneur général.
19 Lettre à Lyautey en 1896.
20  Il existera un conseil d'administration placé auprès du gouverneur. Quelques
personnalités
malgaches y auront accès, mais ce conseil ne sera là qu'à titre
consultatif. C'est-à-dire que tout émane
du gouverneur général et de lui seul.
21 Plateau central du pays Imérina.
22 On ne peut que relever la qualité du jugement de Gallieni : Joffre, futur
généralissime, Roques,
futur ministre de la Guerre. Tous les autres seront des chefs
de prestige de 1914 à 1918 et ce sans
évoquer Lyautey.
23  En  1905, trois ans après son départ, une grave insurrection éclatera dans le
sud, due aux
exactions commises par des cadres et des sous-officiers français.
24 . Il subsistait largement en direction des pays de la péninsule arabique et du
golfe Persique.
25  Les grands travaux exigent de la main-d'œuvre. Les prestations de corvée
continueront. Les
hommes de seize à soixante ans doivent 50 journées de travail
par an. Cette prescription conduira à
de légitimes revendications.
26 60 millions de francs, de l'époque, pour le chemin de fer Tananarive-Tamatave. 10 millions et
demi pour la base navale de Diégo-Suarez.
27 L'exploitation aurifère connaît alors un gros développement, tout en restant
artisanale.
28 En 1895, l'Imérina comptait 455 000 protestants et le Betsiléo 136 000
catholiques. Les écoles
protestantes accueillaient  137  000  élèves, les écoles catholiques  27  000  (ces chiffres démontrent
l'importance de l'influence protestante,
essentiellement d'origine anglaise, donc hostile à la France).
29  Il s'efforce même de les aider. Jusqu'en  1903, il accorde des subsides aux
Lazaristes (qu'il
préfère aux Jésuites). Des instructions ministérielles, lors de la
séparation de l'Église et de l'État, et
des mesures sur les Congrégations l'obligeront
à suspendre ces subventions.
30 Gabriel Hanotaux, ancien ministre des Affaires étrangères.
31  Il s'inscrit là dans l'esprit de Bugeaud surveillant de très près la colonisation
européenne en
Algérie. «  ... Les colons de la région (de Diégo-Suarez), créoles de
Maurice et de la Réunion, se
conduisaient fort mal vis-à-vis des indigènes qu'ils
molestaient et pressuraient de la manière la plus
indigne. Je vous envoie du reste
à ce sujet copie des instructions confidentielles, que j'ai adressées
aussitôt à nos
administrateurs... » Lettres de Madagascar : J. Chailley, le 6 février 1899).
 
Chapitre XXX

 
UN CAÏD NOMMÉ HUBERT LYAUTEY
 
L'épisode est bien connu.
Le 9 septembre 1903, le colonel Lyautey, chef de corps du 14e Hussard à
Alençon, reçoit un télégramme officiel, laconique et sans appel :
«  Colonel Lyautey se présentera demain matin au ministre de la
Guerre. ».
L'officier, anxieux, s'interroge. Quelle infraction grave a-t-il pu
commettre pour devoir aller en rendre compte à son plus haut supérieur  ?
La lumière se fait vite jour en son esprit. Quelques jours auparavant, le
colonel en uniforme et à la tête de ses cadres a assisté à un
office religieux à
la mémoire du pape Léon XIII. En ces temps d'anticléricalisme où l'affaire
des fiches bat son plein, c'est là une faute qui
ne pardonne pas. Le
sectarisme du général André, le ministre de la
Guerre, est bien connu.
Le brigadier du colonel, avisé par son subordonné, le sait :
« Mon pauvre ami, nous ne nous reverrons pas. »
Sans illusions sur son sort, le colonel passe son commandement à
son
adjoint, dit un adieu définitif à son entourage et prend le train
pour Paris. Le
Mont Valérien, au régime des arrêts de rigueur, sera
sa prochaine étape
avant son exclusion de l'armée.
Arrivé à Paris, au terme d'une nuit fiévreuse, Lyautey se dirige vers
le
ministère. En avance sur son horaire, il s'arrête à une terrasse et
commande
un café et un journal.
En première page du quotidien, un titre attire son regard  : « Le
colonel
Lyautey nommé au commandement de la subdivision d'Ain-Sefra. »
Un coup d'œil sur un autre quotidien le convainc de la véracité de
l'information. Même en-tête.
Lyautey respire. D'un pas plus alerte, il aborde le boulevard Saint-
Germain et la rue Saint-Dominique, siège du ministère de la Guerre.
Il
connaît le pourquoi de sa brutale convocation.
Le ministre lui confirmera cette nomination inattendue dans le Sud
Oranais, que la personnalité de l'intéressé a pressentie et que les
circonstances ont précipitée1. Hubert Lyautey entre dans l'histoire pour
un
destin exceptionnel appelé à s'accélérer.

*
**

Paradoxale, l'existence commencée à mi-parcours de ce cavalier lorrain,


bien né2 !
Après Saint-Cyr, les années se sont traînées dans la routine des vies
de
garnison, des dîners mondains et des cercles littéraires. On apprécie
l'officier pour son métier, le convive pour sa conversation et ses belles
manières. Rien de plus.
Si, cependant ! Le 15 mars 1891, la Revue des Deux Mondes a publié
un
texte, assez court mais appelé à faire date, sur «  le Rôle social de
l'Officier ».
Le rédacteur, anonyme tout d'abord, a été assez vite découvert. Il
s'est
avéré être le capitaine Lyautey, commandant le 1er escadron du
4e Chasseur
à cheval à Saint-Germain-en-Laye. Les idées exprimées
ont été à l'époque,
pour le moins originales. Novateur et bien loin de
Courteline et de
l'adjudant Flick, l'auteur a relevé la fortune des officiers français qui se
voient confier la pâte humaine de la jeunesse de
leur pays. Tout autant qu'à
la formation militaire, ceux qui se trouvent nantis d'une telle mission
doivent aussi se consacrer à un rôle
d'éducation morale et patriotique et se
soucier des conditions de vie
des recrues.
Dans le sillage d'Albert de Mun, Lyautey a exposé là ses propres
convictions et celles du nouveau catholicisme social. Son article n'est
pas
passé inaperçu et l'a sorti de l'ombre, lui valant critiques par les
uns,
félicitations par les autres.
Est-ce cette intrusion, insolite pour un militaire, dans le monde des
idées
qui a valu trois ans après à Lyautey une mutation lointaine en
Extrême-
Orient ? Ce n'est pas impossible, encore que la preuve n'en
soit pas faite.
Dès lors, brutalement, à quarante ans, tout a basculé. Un autre
homme a
surgi. La seconde et dernière étape n'est plus qu'une course
effrénée, en
quête de mouvement. Le volcan s'est réveillé, le pur-sang
s'est échappé.
Aucun grondement, aucune ruade n'avaient précédé une telle explosion,
une telle cavalcade. Un flot d'énergie est soudain libéré.
Pourquoi ? Il ne saurait exister de réponse absolue.
Au Tonkin d'abord, à Madagascar ensuite et surtout, Lyautey a
découvert
l'action et le commandement au sens large. Devant lui, se
sont ouverts les
grands espaces, la satisfaction de conquérir, bâtir,
servir, d'être utile, bref
d'agir3.
« Soul's Joy is in doing ».4 
Voici désormais le ressort du jeune commandant nommé adjoint à
Gallieni au Tonkin. Gallieni  ! Pour Lyautey, cet aîné de cinq ans a
été et
restera le maître. Il lui a appris non seulement l'art de la
conquête militaire
mais plus encore celui de se concilier la population : ouvrir un marché, une
école, un dispensaire, tracer et construire des
routes, bâtir des villages, voire
des villes.
Lyautey s'est enflammé. Son esprit vif, ouvert, à l'affût de toutes les
nouveautés, de toutes les recherches, s'est enthousiasmé. Gallieni a
apprécié
cet officier, bien différent de lui mais si vite initié à la vie
coloniale et qui
s'est montré le plus brillant des seconds.
Nommé à Madagascar, il l'a appelé près de lui et lui a confié le
sud de la
Grande Ile, où il effectuera deux séjours de deux ans. Près
de  200  000  km2  à gouverner, plus du tiers de la France  ! L'aventure
tonkinoise s'est amplifiée. Lyautey a pacifié, bâti, instruit et surtout
régenté.
Certes, Gallieni a été le supérieur mais il était loin. Lyautey
à son tour est
devenu un patron. Il a imposé son style, ses méthodes.
Et là réside peut-être l'explication du nouveau personnage. Après la
satisfaction d'agir, celle de commander. Être un patron devant la
volonté
duquel tout doit ployer pour façonner l'ouvrage à sa guise.
« Combien je jouis de cette vie ! Étais-je assez créé et mis au monde
pour
elle », écrit-il alors dans l'une de ses lettres.
Ayant goûté « à l'ivresse du commandement », Lyautey n'aura de
cesse de
l'expérimenter de nouvelles fois.

*
**

Le retour en métropole après ces années euphoriques l'a amené à


s'interroger. Sa vie de régiment à Alençon est bien terne. Il n'a pas
écarté
l'éventualité de quitter l'armée, mais pour faire quoi ? Sur le
plan des idées,
l'aristocrate qu'il est, même s'il a accepté de servir la
République, fidèle aux
prescriptions de Léon XIII, récuse les jeux politiques de la sélection
électorale. Trop de compromissions, trop de
méandres pour ne point dire de
marchandages. (Lucide néanmoins, il saura par la suite utiliser les concours
de ces politiciens qu'il juge de
très haut).
Les hasards de la destinée lui font rencontrer dans un dîner parisien
Charles Jonnart, gouverneur général de l'Algérie. Celui-ci, peu auparavant,
a failli laisser sa vie dans une embuscade tendue par des dissidents venus du
Maroc sur une piste rocailleuse du Sud Oranais, au
col de Zenaga, non loin
de Figuig5.
Prudent, puis plus volubile, Lyautey, interrogé, s'est exprimé. Il a
évoqué
Gallieni, la pacification, la mobilité, l'emprise sur les populations.
Jonnart n'a rien dit mais a pensé avoir enfin trouvé son homme,
celui qui
pourra l'aider à réduire ce guêpier marocain qui envenime la
vie de la
frontière occidentale de l'Algérie.
Le Quai d'Orsay, sollicité de trouver une réponse à cet imbroglio,
a
répondu :
« Au Maroc, il est urgent d'attendre ».
Lyautey a de l'expérience, des idées, un rayonnement incontestable.
Il
peut apporter la solution. Le ministre de la Guerre, le général
André, a été
conciliant. A priori, la mutation d'un simple colonel ne
l'engageait guère.
Sur la demande de Jonnart, Lyautey a donc été
muté à Ain-Sefra pour y
assurer la sécurité du Sud Oranais.
Ain-Sefra  ! 350  km au sud d'Oran. Deux ans plus tôt, Charles de
Foucauld y est passé pour se rendre à Béni Abbès encore plus au
sud6.
Le chemin de fer, au terme de la traversée de la morne étendue des
Hauts
Plateaux, glacée l'hiver, grillée l'été, conduit jusqu'à la palmeraie enserrée
entre la masse du djebel Mekter et la barre du djebel
Aissa. Les
considérations stratégiques ont imposé cette réalisation jusqu'à ces contrées
sans grandes richesses7.
A Ain-Sefra, Lyautey, promu général, se trouve à la porte du
Sahara et du
Maroc, face aux grands problèmes du gouverneur général
de l'Algérie. Et,
effectivement, ceux-ci ne sont pas si simples. Tout s'en
mêle  : situation
marocaine interne, ambitions françaises, rivalités de
frontières.

*
**

Le Sahara qui s'ouvre par les vallées du Guir et de la Saoura au


sud de
Figuig, ne saurait être pour Lyautey le souci essentiel. Le pays
est peu
peuplé et les Sahariens, les Laperrine, Pein, de Foucauld et
autres y font de
la bonne besogne8. Certes, de sérieux combats ont
motivé l'inquiétude du
gouverneur général Jonnart. Le poste de
Taghit9  a été assiégé durant trois
jours, du  17  au  20  août par plus de
3  000  hommes. A El Mohngar, la
compagnie montée du 11e Étranger
est tombée dans une grosse embuscade.
Elle a perdu ses deux officiers
ainsi que 37 légionnaires et a eu 46 blessés.
Ces incidents sont graves
mais l'origine du mal n'est plus au Sahara même.
Les bandes qui
harcèlent les postes et les convois français viennent du
Maroc. Le vrai,
l'unique problème, militaire et politique, est le problème
marocain.

*
**

A l'aube du XXe siècle, le Maroc vacille. Ce vieux pays qui eut ses
heures
fastes sous les Almoravides, les Almohades ou les Mérinides,
est malade.
La dynastie Alouite10 qui règne depuis 1640 et qui eut ses
grands noms n'a
donné comme prince que l'instable et fragile Abd el
Aziz. Il faudrait une
autre poigne pour tenir les rênes d'un royaume
difficile.
Le Maroc, en lui-même, manque d'unité et par sa géographie et par
son
peuplement. Ce vaste parallélogramme, bien que bercé par la mer
sur deux
façades, reste essentiellement terrien. Au nord, le Rif l'isole
de la
Méditerranée. A l'ouest, la côte atlantique est inhospitalière, sans
ports
naturels et, surtout, d'un accès rendu difficile par une barre dangereuse à
franchir. En son centre, les longs alignements des chaînes de
l'Atlas11  coupent les régions côtières de l'intérieur qui prend très vite
un
aspect saharien. Tous ces reliefs élevés  –  le Haut Atlas dépasse
4  000  mètres  –  et difficiles d'accès y constituent autant de zones
refuges
accentuant les contrastes ethniques : arabes (ou arabisés) en
plaine, berbères
dans le djebel12.
Le Maroc, fort heureusement pour lui, possède un liant très fort  : sa
religion. L'Islam unit les hommes et les soumet – théoriquement
du moins –
  à l'autorité du souverain, successeur reconnu du prophète. Son emprise
spirituelle rejoint et souvent dépasse son pouvoir
temporel. L'unité et la
grandeur marocaines reposent ainsi en grande
partie sur le prestige et la
valeur de son prince. Moulay Mohamed
(1640-1664), Moulay
Ismail13  (1677-1712), Moulay Hassan Ier (1873-1894) en portent
témoignage.
Le Maroc, ainsi, n'a pas une Histoire mais des tronçons d'Histoire.
Il est.
Il n'est plus. Il grandit. Il dépérit. Rien de commun avec la
progression
régulière de la France.
Le présent monarque est trop falot pour le rôle imparti. De surcroît,
il est
impopulaire. Il s'entoure d'Européens, s'écartant de la vie traditionnelle dans
un pays xénophobe et refermé sur lui-même. Il y a
moins de vingt ans,
Charles de Foucauld devait se déguiser en israélite
pour explorer le Maroc..
Le double pouvoir politique et religieux
d'Abd el Aziz glisse de ses mains.
Le « Bled Maghzen »14, le pays de
l'impôt15, lui obéit vaille que vaille. Par
contre, le «  Bled el Siba  »
échappe à toute contrainte. Cette division,
devenue une constante
depuis le XVIIIe siècle, recèle une réalité. Les chefs
des tribus des
contrées montagneuses du «  Bled el Siba  » n'entendent
recevoir
d'ordres de personne.
Faute d'autorité, le rezzou s'avère une institution. On part piller le
voisin.
Les plus téméraires se hasardent loin. Pour certains jusqu'en
terre
française...
Cette fragilité du trône s'est encore aggravée d'une crise interne
alors qu'il
n'est déjà pas aisé à une dynastie arabe de s'imposer à un
peuple de souche
berbère. Moulay Hafid est en révolte ouverte contre
son frère Abd el Aziz.
Il n'est pas le seul. Un Rogui (un prétendant),
un certain inspiré du nom de
Ben Amara, lève les masses entre Taza
et Oujda.
Un tel état de semi-anarchie, doublé d'une faillite financière, n'a pas
échappé aux convoitises européennes. Si les Portugais ont progressivement
perdu leurs ports de la côte atlantique et se tiennent en marge,
les
Espagnols, eux, ne dissimulent pas leurs ambitions sur le Nord.
Dès la fin
de la Reconquista  –  1492, prise de Grenade  –  ils ont mis
pied sur la rive
africaine avec plus ou moins de bonheur16. Ils tiennent
Ceuta, Melilla et
quelques îlots  : Le Penon de Velez, Alhucemas, les
Zafarines. Forts d'une
position privilégiée, ils entendent bien s'approprier Tétouan, le Rif et plus
jusqu'à une ligne Rabat  –  Taza  –  Oujda.
Les Anglais sont discrets.
Officiellement, en contrepartie de Fachoda,
ils ont laissé les mains libres à
la France. Ils n'ont que des agents, à
Tanger surtout, tout comme les
Allemands. Ces derniers se montrent
sans cesse plus voyants, à la grande
irritation des Français enclins à
regarder le Maroc comme leur chasse
gardée.
Il y a là bien des raisons. La logique, le sentiment, conduisent tout
naturellement, étant présent à Alger et à Tunis, à dominer toute
l'Afrique du
Nord et à recréer l'unité du Maghreb réalisée sous l'égide
romaine puis
almohade.
Caillaux résumera, par la suite, cette vision :

«  Que se constituât un «  imperium  » français s'étendant depuis la


grande Syrte, comme parlaient les anciens,
jusqu'aux rivages où d'après
les croyances antiques sombra la mystérieuse Atlantide17. »

A Paris, dans la classe politique, nul ne dissimule son arrière-pensée.


Il y
a quasi-unanimité d'un camp à l'autre. Le fait n'est pas si courant
dans
l'expansion coloniale pour ne pas être relevé18.
Étienne écrit : « Nous ne pouvons partager le Maroc avec personne. »
Jean Jaurès le rejoint dans ses conclusions, même s'il s'exprime en
humaniste : « Je suis persuadé, affirme-t-il devant la Chambre en 1903,
que
la France a au Maroc des intérêts de premier ordre... J'ajoute que
la
civilisation qu'elle représente en Afrique auprès des indigènes est
certainement supérieure à l'état présent du régime marocain19. »
La presse a emboîté le pas  : «  Le Maroc devrait devenir quelque
chose
comme le pendant de la Tunisie. »20 
Il faut reconnaître que la situation présente fournit à ces ambitions
quelques motifs d'espérer et de bonnes justifications.
Si le sultan marocain a bien du mal à surveiller le devant de son
palais, à
plus forte raison est-il incapable de contrôler ses confins,
c'est-à-dire ses
frontières à l'origine des ressentiments français.
Peut-on même parler de frontières ?
Quels Marocains se souviennent encore que les Almoravides ont
dominé
l'Afrique occidentale jusqu'au Sénégal  ? La limite méridionale
du pays
apparaît plutôt au-delà du versant sud de l'Anti-Atlas sur
l'oued Draa21. Là,
commence la hamada rocailleuse que prolongeront
les déserts de sable. Ces
contrées, à peine peuplées de quelques tribus
en continuelle mouvance, ne
prêtent pas dans l'immédiat à grande
contestation.
La vraie question frontalière pour la Maroc se situe vers l'est de
par une
présence française de plus en plus remuante aussi bien en
Algérie qu'au
Sahara.
L'histoire laisse parfois des héritages difficiles. Le tracé de la séparation
entre Algérie française et Maroc est de ceux-là.
Au lendemain de la victoire de l'Isly, en août  1844, sur les Marocains,
Bugeaud, pratiquement, bordait la Moulouya. Cette rivière descendue du
Grand Atlas et se jetant dans la Méditerranée au nord
d'Oujda pouvait
représenter une limite naturelle.
Il n'en a rien été. Le traité de Lalla Maghnia, en 1845, toujours en
vigueur
en  1903, a repoussé le tracé plus à l'est. Ce dernier, suivant
l'oued Kiss,
l'oued Aoued puis une ligne de côtes dominant la plaine
d'Oujda, est
relativement bien marqué jusqu'au Teniet El Sassi sur une
centaine de
kilomètres. Au-delà, l'incertitude commence.
La notion de frontière politique est remplacée par celle, beaucoup
plus
floue, du rattachement des populations.
L'article prévoit :

«  Dans le Sahara (désert), il n'y a pas de limite territoriale à établir


entre les deux pays, puisque la terre ne
se laboure pas et qu'elle sert de
passage aux Arabes des
deux empires qui viennent camper pour y
trouver les
pâturages et les eaux qui leur sont nécessaires. Les deux
souverains exerceront de la manière qu'ils l'entendent,
toute la plénitude
de leurs droits sur leurs sujets respectifs dans le Sahara. Et, toutefois, si
l'un des deux souverains avait à procéder contre ses sujets, au moment

ces derniers seraient mêlés avec ceux de l'autre État, il
procédera
comme il l'entendra sur les siens, mais il s'abstiendra envers les sujets
de l'autre gouvernement.
«  Ceux des Arabes qui dépendent de l'Empire du
Maroc sont  : les
M'Beia (Mehaia), les Beni Guil, les
Hamian-Djenba, les Eumour-Sahara
(Amour) et les Oued
Sidi Cheikh el Gherraba.
«  Ceux des Arabes qui dépendent de l'Algérie sont  :
les Ouled Sidi
Cheikh el Cheraga et tous les Hamian,
excepté les Hamian-Djenba
susnommés. »
 
L'article V répartit les Ksour22 :
 
«  Les Ksour qui appartiennent au Maroc sont ceux de
Ich et de
Figuig.
«  Les Ksour qui appartiennent à l'Algérie sont. Ain-Sefra, S'fissifa,
Assla, Tiout, Chellala, El Abiad et Bou-Semghoune. »

Les sources de litiges sont là. Raisonnant sur les données de vassalité
supposée des tribus, les négociateurs ont bâti sur l'instable. Les
tribus vont,
viennent, refusant allégeance aux uns comme aux autres.
Qui doit les
contrôler ? Où passent les limites de responsabilités. Les
dispositions : « Il
procédera comme il l'entendra sur les siens  », ne
sous-entendent-elles pas
un droit de suite donc de poursuite après les
factieux ?
Rien ne pouvait empêcher les incidents de frontière. Depuis 1845,
ceux-
ci n'ont pas manqué de se succéder avec plus ou moins de violence et
d'accord réciproque entre Français et Marocains pour y
mettre fin.
Au fil des années, la France s'est regardée chez elle à Ain-Sefra,
Djenien
Bou Zreg et Beni Ounif. En vis-à-vis, Figuig est terre marocaine. Le traité
de Lalla Maghnia le précise, mais le saillant de Figuig
s'avance comme un
coin. Il menace la route d'Ain-Sefra à Béni Abbès
et In-Salah, la voie des
oasis sahariennes23. De ce saillant  –  et d'ailleurs  –  les pillards marocains
peuvent surgir à tout moment pour
rançonner les populations œuvrant dans
la paix française. Depuis deux
décennies, le fameux Bou Hamama, entre
autres, y prépare ses incursions sur le Sud Oranais.
Une telle guerre larvée, Lyautey en a connu de semblables au Nord
Tonkin. Les pirates lançaient leurs raids contre les nha-qués des
rizières et
se repliaient sur leurs sanctuaires chinois. Du moins, là-bas,
à 10 000 kilomètres de Paris, Gallieni et Lyautey pouvaient-ils guerroyer en
toute liberté. La situation est bien différente à Ain-Sefra.
Au-dessus de lui, le brigadier Lyautey a un divisionnaire à Oran et
un
commandant de corps d'armée à Alger, sans évoquer l'omniprésence des
services (la toute-puissante intendance)  ! Pour travailler,
Lyautey entend
avoir les mains libres. Ses relations parisiennes, la
confiance de Jonnart, lui
autorisent un statut jamais vu. Le commandant de la subdivision d'Ain-
Sefra ne relève plus que du ministre de
la Guerre. Le voici seul maître à
bord. « Déjà Napoléon perçait sous
Bonaparte... »
Lyautey a vu évoluer Gallieni. Il est trop cultivé aussi pour ignorer
les
méthodes de son illustre ancien sur ce même sol d'Algérie. Pour
Bugeaud,
pas de petits postes vulnérables, difficiles à ravitailler, gloutons en effectifs.
Des points forts d'où rayonnent des colonnes très
mobiles pour traquer
l'adversaire et rassurer les populations.
Les compagnies montées de la Légion Étrangère24, les goums, les
spahis,
les chasseurs d'Afrique, fournissent l'ossature de ces colonnes
que jadis
Bugeaud confiait à ses mousquetaires, les Lamoricière,
Bedeau, Pélissier ou
Saint-Arnaud. Avec de telles troupes, Lyautey
tient en main une force de
frappe redoutable. Muni de ses pleins pouvoirs, en maître du jeu, il frappe à
l'Ouest, en territoire supputé marocain. Surprises, les bandes qui
s'aventuraient en Algérie, doivent
commencer par se protéger avant, le plus
souvent, de devoir chercher
refuge loin de la zone frontalière.
Poussant son avantage, Lyautey occupe le terrain et s'y maintient.
Il
s'installe à Béchar auquel il donne le nom d'un officier blessé à cet
endroit,
le capitaine de Colomb. Béchar, oasis perdue, devient
Colomb-Béchar25.
Plus au nord, il s'implante à Forthasa et surtout à
Berguent26 (Ras El Ain à
l'époque).
Vers Colomb-Béchar la carte est imprécise, mais à Forthasa et surtout à
Berguent, les positions sont bien définies. Berguent se situe à
une
cinquantaine de kilomètres à l'ouest du Teniet El Sassi.
Lyautey, de son propre chef, a pris pied au Maroc. De Berguent, il
devine
au couchant la trouée de Taza et la voie qui a mené tous les
conquérants
vers Fez, Meknès et Rabat. Se laisse-t-il, parfois, entraîner à rêver ?
Dans l'immédiat, il est peut-être allé trop vite en besogne. Le sultan
proteste de cette violation. Paris s'inquiète et réagit. Les instructions
tombent : « Évacuer Berguent ! »
Évacuer Berguent ! Pour Lyautey, il n'en est pas question. Le général se
montre mauvais militaire. Oubliant que la discipline fait la force
principale
des armées27, il dédaigne d'exécuter l'ordre reçu.
Un télégramme arrive sur le bureau du ministre de la Guerre :

« M'étant, d'ailleurs, engagé personnellement vis-à-vis


populations au
nom de la France que nous ne les abandonnerions plus, les protégerions,
et les ayant ainsi amenées à se grouper autour de nous et à retrouver
sécurité
et trafic inconnus depuis sept ans, je ne pourrais, sans
manquer
à l'honneur, procéder moi-même à cette mesure
et, si elle est maintenue,
je demande respectueusement à
être mis en disponibilité. »
Est-on en  1961  ? Le signataire s'appelle-t-il Maurice Challe ou
Raoul
Salan, Non, il se nomme Hubert Lyautey ?
Un Lyautey qui sait malgré tout se couvrir. Le soutien de Jonnart
n'est
pas vain. Le ministre grincera des dents mais l'indiscipline de
Lyautey aura
payé. Le gouverneur général se manifestera et Berguent
restera français28.

*
**

L'incident Berguent est à peine estompé qu'à nouveau les cabinets


ministériels s'alarment. Il ne s'agit plus cette fois des initiatives du
général
Lyautey mais des humeurs de Guillaume II, l'empereur d'Allemagne. La
cause ne varie pas : encore le Maroc.
Le 31 mars 1905, le yacht Hohenzollern du Kaiser s'est présenté
devant
Tanger. A cheval, en grand uniforme, toutes décorations
dehors, le casque à
pointe sur la tête, le monarque a fait dans les
ruelles de la vieille ville une
entrée théâtrale et remarquée.
Sa mise en scène s'est doublée d'une mise en garde : « J'espère que
sous
sa haute autorité (celle du sultan), un Maroc libre sera ouvert à
la
concurrence de toutes les nations sans monopole ni exclusive d'aucune
sorte. »
L'allusion est claire. Paris la perçoit sans ambiguïté. L'Allemagne
s'oppose à une place prépondérante de la France au Maroc. Ce pays
doit
rester ouvert à toutes les influences, y compris celle de l'Allemagne.
Or, la France, par Delcassé et Saint-René Tallandier, ministre de
France à
Tanger, vient de proposer au sultan un programme de
réformes. Ces
réformes visent autant à revaloriser sa situation personnelle qu'à développer
l'influence française (dont une délégation est
alors à Fès pour en débattre).
La façade marocaine dissimule autre chose. Le rapprochement
franco-
anglais inquiète et irrite Berlin. L'Allemagne se sent de plus en
plus isolée.
Elle doit rompre l'Entente cordiale qui s'amorce et dont
l'initiateur a nom
Delcassé. Frapper Delcassé est frapper au Maroc et
saper l'entente.
A Paris, durant quelque temps, on campe sur des inconciliables.
Radolin,
l'ambassadeur d'Allemagne, menace :
« Ou une entente ou une rupture. »
Delcassé affirme à ses pairs :
« L'Allemagne bluffe. Il faut lui résister et accepter l'alliance
anglaise. »
Rouvier, le président du Conseil, opportuniste mais point sot, ne
sous-
estime pas les réalités. Il tranche devant son ministre :
«  L'Allemagne est aussi inquiète qu'humiliée de l'isolement où vous
la
tenez. Dans notre litige marocain, elle voit une occasion excellente
de
rompre ce blocus. Pour le rompre, elle ira jusqu'aux dernières extrémités.
Sommes-nous en état de soutenir une guerre ? Non ! »
Rouvier sur ce dernier point n'a pas tort. Affaire Dreyfus, séparation de
l'Église et de l'État ont divisé la nation et blessé l'armée. La
France est
incapable de résister à une menace venue de l'Est.
Lâché par les siens, le  6  juin  1906, Delcassé démissionne. Le débat
international sur le Maroc peut s'ouvrir.
Les partis en présence se retrouvent à Algésiras du  16  janvier au  7
avril 1907. Le décor de ce petit port d'Andalousie reflète bien les intérêts en
présence. Vers le levant, l'Union Jack flotte sur le rocher de
Gibraltar
dominant la pointe de l'Europe. Plus loin encore, dans les
brumes de la
Méditerranée, s'imagine l'Oranie française. Dans la rade,
fume la cheminée
d'un vapeur allemand. De l'autre côté du détroit
que les anciens baptisaient
les Colonnes d'Hercule, se devine la pointe
de Ceuta, le préside espagnol
sur la rive africaine. Non loin, émerge
la masse du djebel Moussa, falaise
blanchâtre au-dessus des flots.
Immobile et fière, elle semble attendre que le
sort se dessine. A qui
appartiendra-t-elle  ? Elle est peut-être l'image du
Maroc en ces années
1900 : subir le destin décidé par d'autres.
Ces autres, la France, l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, pour ne
citer
que les plus en cause29, bien évidemment pensent surtout à se
servir.
La France, dans cette joute diplomatique, n'est pas prise de court
et le
travail de Delcassé porte ses fruits. Depuis 1902, elle s'est concilié
l'Italie en
lui laissant le champ libre en Tripolitaine30. En avril  1904,
elle a mis un
point final au contentieux de Fachoda. Elle n'inquiétera
plus l'Angleterre sur
le Nil ou en Égypte moyennant relative liberté
au Maroc. Elle a enfin laissé
entendre à l'Espagne qu'elle était prête
à lui reconnaître certains droits sur le
Rif.
L'Allemagne arrivée en matador se retrouve ainsi isolée. Les conclusions
d'Algésiras ne lui sont pas favorables en dépit de l'internationalisation
reconnue du Maroc au profit de l'Europe. L'article 8 du
chapitre 1er de l'acte
final est explicite sur ce dernier point :
«  L'organisation de la police est destinée à garantir
d'une manière
efficace et conforme aux traités la sécurité
des personnes et des biens
des ressortissants étrangers ainsi que celle des transactions
commerciales. »

L'esprit d'Algésiras apparaît dans ces quelques lignes. Officiellement,


l'Empire chérifien conserve son intégrité et son indépendance. Dans la
pratique, il doit s'ouvrir aux influences internationales et accepter les
entreprises commerciales et financières de toutes les puissances
européennes.
La France et l'Espagne, grâce au soutien anglais, obtiennent des
positions
privilégiées. Elles se voient confier conjointement la police
des ports. La
France reçoit la surveillance des confins algéro-marocains et l'encadrement
de la police. Un Français présidera la banque
d'État du Maroc destinée à
rétablir les finances du pays.
Et le sultan ? Son impuissance le condamne à reconnaître le fait
accompli
et à accepter ces accords. Son autorité qui s'effrite sans cesse
un peu plus ne
saurait l'autoriser à braver l'Europe.
La France est en droit de s'estimer satisfaite. L'avenir n'est pas
hypothéqué. L'Allemagne a été écartée et s'est même retrouvée seule.
La
France, aussi, tire d'Algésiras une conclusion formelle. Son adversaire en
Europe s'appelle bien cette Allemagne avec laquelle, tôt ou
tard, il faudra en
découdre.

*
**

Un peu avant que s'ouvre la conférence d'Algésiras, à des centaines


de
kilomètres de là, un officier français a tourné une page. Promu
divisionnaire
à Oran, un bel avancement, en décembre  1906, Hubert
Lyautey a quitté
Ain-Sefra. Non sans regrets. Non sans espérances.
Les trois années écoulées
l'ont comblé en présageant au mieux de son
avenir.
Dans son bordj de la petite oasis, sous sa guitoune plantée au
hasard d'un
bivouac, dans ses chevauchées à travers l'austérité du djebel ou la nudité de
la steppe, il a connu l'existence altière d'un grand
caïd maniant avec la
même dextérité la guerre et la paix.
Soldat il est, soldat il s'est présenté. Bousculant les dissidents, châtiant les
traîtres, récompensant les fidèles, accordant l'aman ou recevant l'hommage,
il est apparu « homme de poudre » bien propre à
séduire les guerriers.
Avec autant de soin, il s'est attardé sur son rôle de pacificateur. Il
a veillé
à respecter et protéger tous ceux qui se sont soumis à la loi
française. Sa
joie éclatait à la vue des fellahs descendus au souk qu'avait fait surgir un
mât planté d'un drapeau tricolore. Il a réalisé !
Droit comme un « I », svelte comme un sous-lieutenant, la cinquantaine
fringante, il a été partout, insensible à la fournaise estivale des
Ksour
sahariens ou à la rigueur hivernale des hauts plateaux.
A Béni Abbès, il a assisté à la messe de son ami le père de Foucauld, le
témoin de la charité chrétienne en terre d'Islam. A Ain-Sefra,
il a reçu et
écouté Isabelle Eberhard31, la réfractaire du monde occidental venue
chercher d'autres certitudes. Au détour des pistes, il n'a
pas hésité à palabrer
des heures durant avec notables ou talebs séduits
par ce Roumi aussi
fastueux qu'accessible.
Ce travail, cette réussite, se sont colportés. A Paris, et ailleurs, on
parle
de lui. Ah  ! comme il apprécie qu'on parle de lui, le général
Lyautey  ! Il
préfère que ce soit en bien. Il aspire tellement à être
«  gobé  ». Dans son
jargon, traduire par être compris et aimé. Déjà il
façonne son personnage à
multiples facettes  : guerrier en quête de
paix, conquérant avide de bâtir,
autocrate soucieux de servir, gentilhomme épris de social, chrétien ouvert à
tous les dialogues. Le tout
servi par une intelligence en perpétuelle
recherche et une ambition non
dépourvue de rectitude.
L'homme n'a pas encore donné toute sa mesure. Pressent-il que
demain
ce Maroc à sa porte sera à sa main pour lui offrir la gloire et
bâtir sa
légende ?

1  Le télégramme officiel était, en fait, incomplet de par la faute d'un opérateur.


Il précisait à
l'origine « colonel Lyautey, nommé à commandement subdivision
Ain-Sefra, se présentera... »
2 Hubert Lyautey (Nancy 1854 – Thorey (M. et M.) 1934)
3 Lyautey, comme lieutenant, avait pourtant servi deux ans en Algérie, dans
l'Orléansvillois, sans
déclencher de vocation coloniale particulière.
4 « La joie de l'âme est dans l'action. »
Lyautey attribuait cette pensée  –  ou ce vers  –  au poète anglais Shelley (Lettres
du Tonkin et de
Madagascar. A ma sœur, 25 novembre 1897). les recherches effectuées dans l'œuvre de Shelley n'ont
pas permis de déceler le passage original. Par
contre, on trouve dans Shakespeare : « Joy's soul lies in
the doing » (Troilus and
Cressida, acte I, scène 2, vers 290.) On peut supposer que Lyautey a tiré sa
fameuse devise de ce vers déformé et attribué à tort à Shelley
5  Le gouverneur était alors en tournée d'inspection dans le Sud Oranais. L'accrochage avait
fait  18  blessés côté français et Jonnart aurait très bien pu être tué
ou enlevé. Cet incident l'avait
évidemment marqué.
6  Béni Abbès est à  300  km au sud-ouest d'Ain-Sefra, mais la route qui
contourne le grand erg
occidental et emprunte les vallées de la Zansfana et de la
Saoura est beaucoup plus longue.
7 En 1903, le chemin de fer atteint, par la vallée de l'oued Dermel, Beny-Ouny,
10 km au sud de
Figuig.
8 Cf. Chapitre XXXII : Sur la trace des sahariens.
9 200 km au sud-ouest de Figuig. Le poste était commandé par le capitaine
Susbielle. C'est lui qui
dégagera la compagnie montée à El Moungar (30  km au
nord de Taghit). Le père de Foucauld
viendra de Béni Abbès bénir les tombes
des tués et s'occuper des blessés.
10  Celle-ci déclare descendre du prophète Mahomet par sa fille Fatima et son
gendre et cousin
germain, l'Imam Ali. S.M. Hassan II, actuel souverain marocain,
se présente comme le  35e
descendant de Mahomet dans une famille originaire de
Yambo Ennethel en Arabie, passée en Afrique
en 1266 et installée au Tafilalet
(sud-est du Maroc).
11 Du sud-ouest au nord-ouest : Anti-Atlas, Haut Atlas, Moyen Atlas.
12  La population marocaine de l'époque est estimée à environ  5  millions d'habitants sur une
superficie d'environ 450 000 km2. Les Berbères prédominent,
divisés en trois groupes : les Rifains au
nord, les Beraber ou Berbères de l'Atlas,
les Chleuhs ou Berbères du Sous (région d'Agadir) ou du
sud-ouest. On sait que
les Berbères relèvent du peuplement de l'Afrique du nord avant les
occupations
romaine, arabe ou turque et française bien évidemment.
13 Celui-ci avait demandé, en vain, la main de mademoiselle Conti, fille naturelle de Louis XIV.
Ce Moulay Ismail disait aussi, ce qui explique sa requête  : «  Il n'y a dans le monde que deux
Souverains, moi et Louis XIV. »
14 Le terme « Maghzen », que l'on retrouvera souvent, offre une double signification :
– il désigne le gouvernement central marocain et par extension son administration ;
– il désigne aussi une troupe d'auxiliaires marocains à la disposition d'une
autorité locale.
15 Charles de Foucauld, explorateur du Maroc en 1883-1884, avant sa conversion, a dressé de ce
« Bled Maghzen » un tableau pertinent :
«  Nous quittons pour longtemps les États du Sultan, le Bled el Maghzen, triste
région où le
gouvernement paie cher au peuple une sécurité qu'il ne lui donne
pas ; où, entre les voleurs et le caïd,
riches et pauvres n'ont point de répit ; où
l'autorité ne protège personne, menace les biens de tous ; où
l'État encaisse toujours sans jamais faire une dépense pour le bien du pays ; où la justice se vend,

l'injustice s'achète ; où le travail ne profite pas ; ajoutez à cela l'usure de la
prison pour dettes : tel est
le Bled el Maghzen... » Charles de Foucauld, Voyage
d'exploration dans le Maroc.
Cette description rejoint parfaitement celle du chirurgien anglais W. Lemprière,
un siècle plus tôt,
qui s'était rendu à Marrakech et à Taroudant pour soigner le
fils de l'empereur atteint de cécité.
16 On se souvient qu'Oran fut espagnole de 1509 à 1708 et de 1732 à 1792.
17 Joseph Caillaux, Agadir o.c., p. IV
18  Il est une exception notoire. Clemenceau, fixé sur la ligne bleue des Vosges,
reste un anti-
Maroc. Il évoluera.
19 L'idée coloniale de la France, Raoul Girardet, o.c., p. 163.
20 Journal des débats. « De la paix de Francfort à la conférence d'Algésiras »
o.c., p. 200.
21  C'est là du reste que les Français, durant leur domination, fixeront la frontière algéro-
marocaine.
22 Ksar, pluriel Ksour, terme berbère désignant un village fortifié dans le sud
de l'Algérie et du
Maroc.
23 Les Marocains savaient ce qu'ils faisaient en faisant reconnaître Figuig
comme terre marocaine
au traité de Lalla Maghnia en  1845. Figuig est la porte
sur le Touat et la voie qui mène à
Tombouctou, Là débouche la route des esclaves
noirs. Les juifs de Figuig y tenaient un fructueux
négoce.
L'arrivée des Français au Soudan a reposé les données de l'esclavage. Celui-ci
sera obligé de
glisser vers la Tripolitaine turque.
24  Les compagnies montées de la Légion Étrangère appartiennent à la fresque
héroïque et
pittoresque de la Légion Étrangère au Maroc et dans le Sud Oranais.
Une brêle pour deux hommes.
L'un marche alors que l'autre récupère sur la bête.
Toutes les heures on alterne. Ce principe apportait
mobilité et rapidité d'intervention. Les compagnies montées de la L.E. ne disparaîtront qu'en 1949.
Les vieux
légionnaires ont toujours un regard attendri pour les évoquer en fredonnant un
vieil air de
la Légion : « Les carottes et les navets... »
25 Aujourd'hui, Bechar. Le capitaine de Colomb qui commandait le poste de
Geryville y avait été
blessé en 1857 lors d'une reconnaissance.
26 Aujourd'hui, Ain Benimathar à  90  kilomètres au sud d'Oudja et à
50  kilomètres à l'ouest du
Teniet El Sassi.
27 A cette époque du moins. Les choses auraient changé...
28 Lyautey, Paluel Marmont, o.c., p. 56.
Pour sauver la face, sera toutefois admis le principe d'une occupation mixte, un
détachement
marocain doublant la garnison française. Cela n'enlève rien à l'essentiel. Les Français sont
militairement au Maroc oriental.
29  Participants à la conférence d'Algésiras  : la Belgique, l'Allemagne, la
France, la Grande-
Bretagne, l'Italie, les Pays-Bas, l'Autriche, la Hongrie, le Portugal, la Russie, la Suède et les États-
Unis.
30  L'Italie qui avait subi de lourds revers en Abyssinie, comptait se rattraper
en Tripolitaine
toujours sous obédience turque.
31  L'existence de cette jeune femme d'origine russe est un roman se terminant
tragiquement.
Émigrée à Ain-Sefra, convertie à l'Islam, mariée à un musulman,
elle s'avoue elle-même «  avide
d'inconnu et de vie errante  ». Lyautey s'intéresse à
ses écrits, l'emploie comme agent de
renseignements. Elle disparaît à vingt-sept
ans, noyée, dans une crue subite de l'oued Breidj qui
dévaste Ain-Sefra. Lyautey
fera rechercher dans les sables de la crue le manuscrit sur lequel elle
travaillait et
le fera publier à Alger sous le titre : Dans l'ombre chaude de l'Islam.
 
Chapitre XXXI

 
LE PROTECTORAT MAROCAIN
LYAUTEY INSTALLE LA FRANCE
AU MAROC
 
Le peuple marocain se rend bien compte que l'Etranger profite du
délabrement du pouvoir et de ses divisions pour s'incruster sur son
sol. Le
téléphone arabe, par-delà l'Atlas, a divulgué l'avance française
sur la
frontière algérienne. Dans les villes, en bord de mer surtout, la
présence
européenne se fait chaque jour plus voyante. Financiers, marchands,
techniciens, aventuriers, s'affirment, bousculant coutumes et
traditions.
A Casablanca, ils édifient un port en engageant les travaux de
construction d'un chemin de fer. A Tanger, les diplomates de toutes origines
constituent une communauté importante et bruyante...
Les réactions violentes contre les personnes et les biens sont inéluctables
de la part de populations encore mal policées. Elles ne peuvent
qu'accélérer
une intervention des puissances incriminées et à l'affût,
sous couvert de
protection de leurs nationaux. Cette intervention est
d'autant plus inévitable
que le Maghzen (le gouvernement marocain)
est bien incapable de rétablir
l'ordre et d'assurer la sécurité.

*
**

En mars  1907, un médecin français, le docteur Mauchamp, est


lapidé à
Marrakech. Clemenceau, arrivé au pouvoir quelques mois
plus tôt, fait, par
contrecoup, occuper Oujda1. Le pas en avant n'est
pas négligeable. La
France ne se contente plus d'accaparer un ksar
perdu pour couvrir ses
marches algériennes. Elle s'empare manu militari d'une ville importante
bien à l'intérieur du territoire marocain. La
conquête du Maroc viendra-t-
elle de l'Est ?
Dans l'immédiat, non  ! La décision de Clemenceau n'a été que le
geste
politique d'un citoyen au sang chaud. Sans plus. La garnison
d'Oujda reçoit
instruction de ne pas sortir de l'enceinte de la ville. Sa
présence ne saurait
donc interdire une agitation extra-muros. Son
immobilisme conduit à
l'assimiler à de la faiblesse. Les Marocains, du
moins, sont-ils enclins à le
croire.
Avec la chaleur de l'été 1907, les passions s'accentuent. Le 30 juillet,
neuf
Européens dont cinq Français sont massacrés à Casablanca.
Une maladresse a, sans doute, provoqué l'étincelle. Un tracé de chemin
de fer prévoyait de traverser ou à défaut de longer un cimetière
musulman.
C'était oublier, bien vite, la puissance du sentiment religieux.
L'agression n'est pas l'œuvre de quelques isolés. Une multitude
venue de
la Chaouia déferle sur la ville pour s'en prendre aux
étrangers2. Ceux-ci, à la
hâte, se réfugient sur les navires au port ou
dans les consulats. Un millier
d'individus sont en danger. Déjà le quartier juif est mis à sac. Une centaine
de personnes sont massacrées. Des
femmes sont emmenées.
La France réagit par l'épée. Algésiras lui confère un droit de police
dans
les ports. Dans les quarante-huit heures, un bâtiment de guerre,
le Galilée,
arrive devant Casablanca et met à terre sa compagnie de
débarquement.
D'autres navires suivent. L'embryon d'un corps expéditionnaire est dépêché
d'Algérie sous les ordres du général Drude ;
2 000 hommes sont ainsi très
vite à pied d'œuvre.
Casablanca est occupée, les Européens dégagés. Mais il a fallu se
battre.
Les troupes à terre ont livré de rudes combats de rue. Les
batteries de la
marine ont donné. Il y aurait plusieurs centaines de
victimes chez les
Marocains.
Drude ne veut pas s'enfermer dans Casablanca. Il se donne de l'air,
non
sans mal. Les tribus de la Chaouia se lèvent. Une guerre de vingt-cinq ans
débute. Elle ne s'achèvera pratiquement, qu'un an après la
mort de l'Homme
Rouge, le capitaine Henri de Bournazel, au Bou
Gafer, le 28 février 1933.
Adversaire toujours valeureux, le Marocain est un guerrier dans
l'âme. Le
proverbe arabe le clame :

« Le Marocain est un lion,


l'Algérien un homme,
le Tunisien une femme3. »

A croire que les vertus guerrières s'amplifient avec la marche du


soleil. Il
est peut-être une explication plus rationnelle. La Tunisie, sans
bastion
naturel, est une terre de parcours, facile à dominer. Par la
suite, les
difficultés commencent. L'Algérie présente les citadelles de
l'Aurès, des
Kabylie ou de l'Ouarsenis. Le Maroc, lui, offre les terribles forteresses de
l'Atlas d'où il est hasardeux de pouvoir déloger
ceux qui s'y sont retranchés.
Ces émeutes, sur le fond, servent la France.
Les incidents de Casablanca lui ont permis de s'installer solidement
au
Maroc occidental. De nouveaux troubles vont lui permettre d'intensifier sa
présence au Maroc oriental.
Les Béni Snassen, traditionnellement hostiles à la France et vieux
habitués de la razzia, s'agitent au nord d'Oujda. Quittant leurs collines, ils
franchissent le Kiss et s'engouffrent en Oranie, entre Nemours
et Marnia. La
situation devient vite sérieuse.
Lyautey, toujours à Oran, et qui avait vainement prévenu Paris de
la
menace qui se précisait, doit intervenir. Il est chez lui. En deux
mois d'une
vigoureuse campagne d'hiver, en novembre et décembre
1907, il contraint
les Béni Snassen à demander l'aman. A la mi-janvier
1908, il borde la
Moulouya inférieure. Ce faisant, la France a progressé d'un pas notable au
Maroc oriental.
L'action a été bien menée. Son responsable y gagne l'estime de
Clemenceau, personnage peu facile à dérider. Le bouillant Vendéen
jusqu'alors jugeait à l'emporte-pièce. Il avait même eu quelques mots
qu'on
s'était colportés sur les initiatives, type Berguent, du général
Lyautey.
A un interlocuteur plaidant :
« Mais c'est un pur-sang ! »
il avait répondu vertement :
« Eh bien ! qu'il ne lance pas son crottin sur le gouvernement ! »
 
Cette page est tournée. Promu responsable, Clemenceau voit plus
clair, et
cette confiance du chef du gouvernement expédie le divisionnaire d'Oran en
mission d'observation à Rabat. Mission délicate.
Lyautey doit rendre
compte des faits et gestes de son «  Petit Co4  »
d'Amade qui a remplacé
Drude malade.
D'Amade n'est pas sans valeur ni sans moyens. Il a avec lui près
de 15 000 hommes mais il se trouve dans une situation inconfortable.
Les instructions du général Picquart, le ministre de la Guerre, prévoient :
« Vous exercerez répression sévère contre tribus coupables
mais sans vous
laisser entraîner ! »
Frapper. Châtier. Jaurès, par la suite, accusera le général d'Amade
d'avoir
fait massacrer  1  500  personnes, hommes, femmes, enfants du
douar Bou
Nouala. Si le chiffre apparaît excessif, il rend bien compte
du caractère
répressif des opérations. Mais pourquoi  ? Dans quel but  ?
Que veut la
France exactement ?
Sans doute, Paris ne le sait-il pas. Avant qu'une volonté politique
ne se
dessine et qu'une main ferme ne tienne la barre, l'avenir du
Maroc sera
incertain.
Ces hésitations du moment, Lyautey les connaît et les constate dès
son
arrivée.
Au plan international, la France a les mains liées. Encore est-il heureux
que les gouvernements étrangers n'aient pas réagi à l'engagement
du corps
expéditionnaire de Drude et d'Amade. L'unanimité s'est faite
devant la
défense de l'homme blanc. L'Allemagne, elle-même, n'a pas
bougé. Le
présent silence ne saurait cependant être regardé comme
une autorisation
d'aller plus avant.
Militairement, de par ses directives, d'Amade est bloqué. De lui-même, il
a poussé jusqu'à Settat à 70 kilomètres au sud de Casablanca. De Settat, il
contrôle ce qui se passe dans la Chaouia et en
domine les entrées. Pourtant
les ordres sont là : « Abandonner Settat ». C'est par là-même abandonner la
Chaouia et s'enfermer dans
Casablanca. Lyautey prend sur lui d'ordonner à
son camarade de garder la place. Après Berguent, voici une autre
indiscipline militaire
d'Hubert Lyautey. Elle assure la mainmise sur la
fameuse Chaouia5.
En fait, Lyautey pour sa part n'est pas partisan de la solution retenue. Il
préférait s'enfoncer au Maroc, progressivement, par l'est. La
tache d'huile !
Conquérir, pacifier, se faire accepter. Avant de repartir
de l'avant. Dans
l'immédiat, on est loin des méthodes Gallieni – Lyau tey.

*
**
Lyautey est reparti avec un bon rapport : d'Amade se bat et se bat
bien.
Le commandant du corps expéditionnaire gardera son poste
grâce à la
rectitude de son camarade de promotion. Le Maroc n'en
est pas pour autant
quitte de son interrogation quant à son avenir.
Trois partenaires sont face à face, s'observent et se neutralisent en
partie.
Français et Allemands opposent leurs intérêts politiques et économiques.
Les Marocains se perdent dans leurs divisions et leurs luttes
intestines. Qui
sortira vainqueur de cette étrange mêlée  ? Certes, Paris
aspire toujours à
occuper le Maroc mais n'ose pas accomplir le pas
décisif. Les contraintes
d'Algésiras, la crainte d'une réaction allemande, entravent les initiatives.
Alors, pendant des mois, voire des
années, la sinusoïde des heurts, des
compromis, des accords, des pas
en avant, des marches arrière, est destinée
à se poursuivre.
En 1908, Moulay Hafid l'emporte enfin sur son frère contraint de
s'enfuir
à Tanger. Sournois, cruel, débauché, le nouveau souverain est
vite rejeté par
une partie de son peuple en droit également de s'interroger. Est-il l'ami ou
l'adversaire des Français ? D'une main, il leur
demande de l'aide, de l'argent,
des instructeurs pour son armée. De
l'autre, il dénonce leur ingérence.
Au plan militaire, la guérilla anti-française se poursuit un peu partout.
Dans la Chaouia, des incidents éclatent de-ci, de-là. Des isolés,
des
officiers, sont assassinés. Le Tafilalet, surtout, bouge. Les Beraber
lancent
des razzias sur les zones françaises. En mai 1908, Lyautey,
toujours à Oran,
occupe Bou Denib pour y mettre fin. Il tient ainsi
la haute vallée du Guir6.
Quelques mois plus tard, éclate un incident lourd de lendemains. Le
25  septembre  1908, six légionnaires déserteurs, dont trois d'origine
allemande, sont arrêtés dans le port de Casablanca après une sérieuse
échauffourée, alors qu'ils allaient s'embarquer sur un vapeur germanique, le
Cintra. L'enquête révèle la responsabilité du consulat d'Allemagne,
véritable filière de désertions. Le fait divers se transforme
vite en conflit
diplomatique. Paris, preuves à l'appui, accuse le consulat allemand. Berlin
exige la libération des légionnaires, sujets allemands. La crise ne se
dénouera que par un arbitrage international
accordant un relatif avantage à
la France. La preuve est faite, s'il en
était encore besoin, que désormais tout
est susceptible de mettre le feu
aux poudres entre les deux pays.
Curieusement, en février  1909, les opposants d'hier se retrouvent
pour
chercher «  à associer leurs nationaux dans les affaires dont ceux-ci
pourraient obtenir l'entreprise ». Un an plus tard, on reparlera
encore argent
pour mettre sur pied un syndicat d'affaires. La priorité
serait-elle accordée à
l'économie ?
Il semblerait. En mars 1910, les Français signent avec le sultan un
accord
d'évacuation de la Chaouia, de Casablanca, d'Oujda et des
postes de la
frontière algéro-marocaine. Il n'y a pas de suite hormis
l'envoi d'officiers
instructeurs à l'armée marocaine. On peut même s'interroger sur la suite.
En juillet  1910, Lyautey, nommé haut-commissaire dans les confins,
s'accorde quelque indépendance. Il réalise son vieil objectif en bordant
enfin pratiquement tout le cours de la Moulouya.
Enthousiaste, il écrit à Jonnart  : «  Le traité de  18457  est virtuellement
aboli et nous tenons la Moulouya pour toujours. »
Les militaires de la Chaouia, eux, s'organisent pour durer. La
Chambre
des budgets vote des crédits pour construire des chemins de
fer stratégiques
à voie étroite :

Casablanca – Settat,
Marnia – Oujda.

Toutes ces allées et venues manquent de cohérence même si,


apparemment, la France ne lâche pas sa proie, grignotant même peu à peu
la
position. Les événements, enfin, forcent la décision.
En avril 1911, Moulay Hafid se trouve assiégé dans Fès8 par ses
propres
administrés. De Fès à Taza, le pays est en révolte armée
contre un sultan qui
n'a plus pour ressource qu'à solliciter l'aide des
Français, le 27 avril 1911.
Le général Moinier qui a remplacé d'Amade intervient et, le 21 mai
1911,
entre à Fès. Le monarque est dégagé mais les Français sont au
cœur du
Maroc historique. Meknès, cité impériale, est à courte portée.
La Moulouya,
sur les rives de laquelle flotte déjà le drapeau tricolore,
est à moins
de 200 kilomètres. L'étau se resserre sur l'empire chérifien.
L'Angleterre, l'Espagne, l'Italie se taisent. Elles se servent ailleurs.
L'Allemagne, elle, demeure la grande évincée. Elle ne saurait rester
muette.
Moins de six semaines plus tard, le 1er juillet, la Panther, petit navire
de
guerre allemand, mouille devant Agadir. Le « coup de la canonnière » est
devenu un classique des approches diplomatiques et l'avertissement est
clair.
L'Allemagne n'a nullement l'intention de renoncer au Maroc. A
moins
que...
L'Angleterre, dans l'esprit de l'Entente cordiale, fait une démarche
en
faveur de la France et avance :

«  Une solution pourrait résider dans un nouvel arrangement qui


consoliderait la position de la France au
Maroc avec l'assentiment de
l'Allemagne. Moyennant
que quelques “compensations” fussent
abandonnées à
cette puissance. »

Une compensation  ! Le ministère Caillaux comprend de suite que là


réside l'unique porte de sortie pour ne pas perdre à jamais le Maroc.
Jules Cambon, l'ambassadeur à Berlin, négocie un marchandage
ingrat.
Une crise financière allemande de dernière minute le sert et
hâte un
dénouement difficile.
Le 4 novembre 1911, un traité ratifie un large troc. L'Allemagne
reçoit au
9
profit de sa colonie du Cameroun 275 000 km2  au Congo
et en Oubangui.
La France obtient  14  000  km2  entre le Logone et le
Chari10  et surtout la
liberté d'action au Maroc. Elle va, enfin, pouvoir
relier Tunis à Rabat par
Alger.
Encore faut-il, au préalable, imposer sa loi au sultan en exercice.
En fait,
l'infortuné Moulay Hafid n'a guère le choix.
Son impopularité est à son comble. Cruauté injustifiée11, servilité
vis-à-
vis de la France, en sont les causes premières. Son autorité
n'existe plus.
Son armée ne représente plus une force. Ses sujets,
grands ou petits,
rejettent son pouvoir.
Ses finances sont en état de cessation de paiement. Rares sont les
tribus
s'acquittant encore d'un impôt. Les rentrées des douanes sont
hypothéquées
par les emprunts à l'étranger. L'issue d'une telle faillite
est inéluctable.
Moulay Hafid, pour se maintenir sur le trône, ne peut
compter que sur
l'intervention extérieure.
En France, l'éternel renvoi des cabinets ministériels a encore changé
les
têtes. Le  14  janvier  1912, à l'intrigant et ambitieux Caillaux a succédé
Poincaré, le Lorrain patriote et énergique.
Poincaré, grâce à la voie ouverte par les accords avec l'Allemagne,
peut
agir. Il donne les instructions voulues. En quelques semaines,
Regnault, le
ministre de France à Tanger, bien au fait de la situation
locale, conduit le
sultan à accepter le protectorat français. Le  30  mars
1912, les deux
interlocuteurs signent à Fès le traité en neuf articles :
Le gouvernement de la République française et le gouvernement de
Sa Majesté Chérifienne, soucieux d'établir
au Maroc un régime régulier,
fondé sur l'ordre intérieur
et la sécurité générale, qui permette
l'introduction de
réformes et assure le développement économique du
pays, sont convenus des dispositions suivantes :
Article premier. – Le gouvernement de la République
française et S.M.
le Sultan sont d'accord pour instituer
au Maroc un nouveau régime
comportant les réformes
administratives, judiciaires, scolaires,
économiques, financières et militaires que le Gouvernement français
jugera
utile d'introduire sur le territoire marocain.
Ce régime sauvegardera la situation religieuse, le respect
et le prestige
traditionnel du Sultan, l'exercice de la religion musulmane et les
institutions religieuses, notamment
celle des Habous12. Il comportera
l'organisation d'un
Maghzen chérifien réformé.
Le gouvernement de la République se concertera avec le
gouvernement
espagnol au sujet des intérêts que ce gouvernement tient de sa position
géographique et de ses
positions territoriales sur la côte marocaine.
De même, la ville de Tanger13 gardera le caractère spécial qui lui a été
reconnu et qui déterminera son organisation municipale.
Art. 2.  –  S.M. le Sultan admet dès maintenant que le
gouvernement
français procède, après avoir prévenu le
Maghzen, aux occupations
militaires du territoire marocain qu'il jugerait nécessaires au maintien de
l'ordre et
de la sécurité des transactions commerciales et à ce qu'il
exerce toute action de police sur terre et dans les eaux
marocaines.
Art. 3.  –  Le Gouvernement de la République prend l'engagement de
prêter un constant appui à S.M. Chérifienne
contre tout danger qui
menacerait sa personne ou son
trône ou qui compromettrait la
tranquillité de ses États.
Le même appui sera prêté à l'héritier du trône et
à ses
successeurs.
Art. 4. – Les mesures que nécessitera le nouveau régime
du protectorat
seront édictées, sur la proposition du
Gouvernement français, par S.M.
Chérifienne ou par les
autorités auxquelles elle en aura délégué le
pouvoir. Il en
sera de même des règlements nouveaux et des
modifications aux règlements existants.
Art. 5.  –  Le Gouvernement français sera représenté
auprès de S.M.
Chérifienne par un commissaire résident
général, dépositaire de tous les
pouvoirs de la République
française au Maroc, qui veillera à l'exécution
du présent
accord.
Le commissaire résident général sera le seul intermédiaire
du Sultan
auprès des représentants étrangers et dans les
rapports que ces
représentants entretiennent avec le gouvernement marocain. Il sera,
notamment, chargé de
toutes les questions intéressant les étrangers dans
l'Empire chérifien. Il aura le pouvoir d'approuver et de promulguer, au
nom du Gouvernement français, tous les
décrets rendus par S.M.
Chérifienne.
Art. 6.  –  Les agents diplomatiques et consulaires de la
France seront
chargés de la représentation et de la protection des sujets et des intérêts
marocains à l'étranger.
S.M. le Sultan s'engage à ne conclure aucun acte
ayant
un caractère international sans l'assentiment préalable du
Gouvernement de la République française.
Art. 7.  –  Le Gouvernement de la République française
et le
Gouvernement de S.M. Chérifienne se réservent de
fixer d'un commun
accord les bases d'une réorganisation
financière qui, en respectant les
droits conférés aux porteurs des titres des emprunts publics marocains,
permette
de garantir les engagements du Trésor chérifien et de percevoir
régulièrement les revenus de l'Empire.
Art. 8. – S.M. Chérifienne s'interdit de contracter à
l'avenir, directement
ou indirectement, aucun emprunt
public ou privé et d'accorder, sous une
forme quelconque, aucune concession, sans l'autorisation du
Gouvernement français.
Art. 9.  –  La présente convention sera soumise à la ratification du
Gouvernement de la République française14
et l'instrument de ladite
ratification sera remis à S.M. le
Sultan dans le plus bref délai possible.
En foi de quoi les soussignés ont dressé le présent acte
et l'ont revêtu de
leurs cachets.
 
Fait à Fès, le 30 mars 1912.
 
Signé : « Regnault
Moulay Abd el Hafid. »

Réformes, respect de la religion islamique et du souverain chérifien,


pouvoirs quasi absolus de l'autorité de tutelle, sont les dominantes
d'un texte
qui balaye des siècles d'indépendance marocaine. Une indépendance
devenue, il est vrai, bien ténue au fil des dernières années.
Le Maroc, plus
contraint que complice, sans doute, ce  30  mars  1912,
amarre son destin à
celui de la France pour un avenir commun qui
durera quarante-quatre ans,
jusqu'au 3 mars 1956.

*
**

Qui aura la mission de prendre en charge sur le terrain la nouvelle


acquisition française  ? En bonne logique républicaine, les politiciens
parisiens souhaiteraient que ce fût un civil. Regnault qui a négocié le
protectorat semble qualifié mais la situation militaire est grave. Celle-ci
exige un homme d'armes riche d'expérience coloniale. Le nom du
général
d'Amade est avancé.
Millerand, le ministre de la Guerre (et futur président de la République),
propose Lyautey qui a des titres et ce choix est retenu15. Le
disciple de
Gallieni, le pacificateur des confins algéro-marocains, repartira en Afrique.
Peut-être, au fond de lui-même, Hubert Lyautey regrette-t-il cette
nomination. Il voit monter l'orage avec l'Allemagne et pressent que la
guerre est inévitable. A cinquante-huit ans il se prépare à y jouer un
rôle
majeur. Cette affectation imprévue remet tout en question.
Mais avec le Maroc c'est tout aussi la vie, l'action, le commandement qui
s'offrent au général Lyautey.
Asseoir la présence de la France, réveiller un peuple encore en plein
Moyen Age, et le lancer sur la voie du progrès ne sont pas tâches
aisées au
Maroc en 1912.
A Fès, les tabors marocains se sont soulevés, massacrant leurs
instructeurs français16. Les tribus environnantes ont suivi le mouvement.
Toute la région de Fès est ainsi levée contre la France et le sultan,
son
obligé apparent. Partout ailleurs la révolte menace.
L'économie est étiolée. L'or et les esclaves ne montent plus du Soudan.
La piraterie n'enrichit plus les côtes. Pas de routes, pas de ports
dignes de ce
nom, pas d'industrie.
L'État s'est désagrégé, l'anarchie s'est généralisée. Le pouvoir est
parti à
la dérive.
Oui, en cette année 1912, tout est bien à bâtir, tout est bien à créer,
sur la
terre marocaine.
Plus encore, l'auteur du Rôle social de l'Officier ne saurait pas ne
pas voir
les cœurs à gagner, les intelligences à ouvrir, les énergies à
féconder. La
pâte humaine est trop riche pour la laisser inculte.
Les perspectives sont grandioses, même si la route s'annonce rude.
Elles
ont de quoi séduire un homme de générosité, de talent et de
caractère.
Lyautey ne possède-t-il pas tout cela ?

*
**

Débarquant à Casablanca le 13 mai 1912, Hubert Lyautey est plus


riche
de titres que de patrimoine. Monsieur le commissaire résident
général,
commandant en chef du corps d'occupation17, dispose d'un
pré carré bien
modeste. Hormis dans la Chaouia et dans la frange
orientale du Maroc – et
encore ! – nul ne reconnaît son pouvoir. Et
l'on s'apprête à le lui faire savoir.
Derrière chaque olivier de la plaine,
derrière chaque rocher du djebel, se
profilent la tache brunâtre d'un
burnous et le long canon d'un Moukhala18.
La foi, la sauvegarde du
terroir, l'exorde des chefs ont fait jaillir de partout
des guerriers prêts
à en découdre et à mourir. Le Djihad est déclenché
contre les Roumis.
Heureusement pour lui, le représentant de la France
dispose de
quelques bons atouts. Il a autour de lui des têtes solides  :
Brulard,
Gouraud et bientôt Mangin et Franchet d'Esperey19. Ces chefs de
caractère ont derrière eux une armée modeste – environ 15 000
hommes –
  mais aguerrie. Ils ont du métier tous ces coloniaux, tirailleurs algériens,
chasseurs d'Afrique ou légionnaires. Ah, la Légion ! Lyautey aura toujours
un faible pour ces carcasses tannées par le soleil
brûlant d'Afrique, de
Cochinchine ou de Madagascar.
Il écrira par la suite :

«  La Légion a été, dans tout mon commandement oranais et


marocain, ma troupe, ma plus chère troupe  ; et
pendant la guerre
de  1914  à  1918, elle a constitué ma
première force, ma première
réserve. »

Lyautey a derrière lui dix ans d'Afrique et de pratique de l'Islam.


Cette
expérience lui a appris qu'il n'était pas inutile que la parole
double le fer. La
« poudre » et la « tasse de thé ». Pourquoi cet insolite ménage ? La réponse
absolue est délicate. Le fait est là. Les marchandages du souk, les longs
palabres à la dialectique serrée, les
envolées oratoires, font partie des
plaisirs de l'existence dans le monde
musulman.
Donc, Lyautey se battra et dialoguera.
Le 24  mai 1912, il arrive à Fès. La position des Français est loin
d'être
brillante. Avec le dédale de ses ruelles, ses maisonnettes aux
toits en
terrasse accolées les unes aux autres, ses jardinets aux murets
de pierres et
de terre sèche, la vieille cité des Mérinides est bien difficile
à défendre. On
peut s'infiltrer de toutes parts et partout. Il n'y a pas
de larges glacis pour
briser les attaques par des tirs d'artillerie ou des
feux de salves.
Ils sont en face plusieurs dizaines de milliers. Lyautey n'a avec lui
que  4  000  hommes. Trois jours durant, le sort sera incertain. Lyautey
le
rapportera avec panache :

« Le 28 mai, ma peau ne valait pas cher de six heures


à dix heures du
soir...
La nuit, d'ailleurs, était splendide et la lune éclairait au
mieux les blancs
Marocains dévalant vers la ville. »

Le barrage établi par le colonel Gouraud tient, et ce même Gouraud


passe
à l'offensive. Le 1er juin, à la tête d'une colonne, il prend d'assaut le camp
d'El Hadjani, le chef des tribus coalisées. Il y gagne ses
étoiles à quarante-
six ans, mais surtout Fès et Meknès se libèrent de
l'étreinte.
Lyautey présente maintenant le visage du vainqueur. Il peut engager
le
dialogue, art où il se complaît et où il est passé maître. Il reçoit les
notables,
les religieux de Fès. Manifestant des égards, gommant des
erreurs, levant
des amendes, apaisant les esprits, il se fait reconnaître
et regarder comme le
chef. Fès retrouve le calme.
Sur ce premier succès, le Résident général peut regagner Casablanca
et
organiser son action d'ensemble. Celle-ci doit être militaire  –  nécessité
oblige, – politique et économique.
Il y a toutefois, pour le représentant de la France, un préalable. La
nation
tutélaire ne saurait s'appuyer sur un monarque déconsidéré et
le soutenir. Le
remplacement de Moulay Abd el Hafid prime. Moyennant finances, celui-
ci, le 12 août 1912, abdique et s'exile. Le collège
des oulémas élit à sa place
son frère Moulay Youssef, prince effacé
mais d'une grande piété qui saura
par la dignité de sa vie se gagner
son peuple et en être le chef religieux à
défaut du vrai chef politique20. Ce sultan respectable deviendra vite
respecté. Lyautey, pour sa part,
se voudra pour lui un conseiller honnête et
loyal.
Fès dégagé ne signifiait pas partie gagnée militairement. Le protectorat
français est loin d'être accepté. La menace la plus sérieuse provient du sud.
Le prétendant (au trône) El Hiba surgi du Sous21  et des
confins sahariens
franchit l'Atlas et s'installe à Marrakech. La
Chaouia est menacée. Mangin,
par une vigoureuse offensive lancée sur
ordre de Lyautey  –  «  Allez-y
carrément », lui a-t-il prescrit –, en
dépit des directives gouvernementales,
sauve la situation. Bousculant
les  10  000  guerriers d'El Hiba
le 19 décembre, il occupe Marrakech et
intronise pacha de la ville El Hadh
Thami el Glaoui, l'un des grands
féodaux berbères qui jouent résolument la
carte de la France. La
longue fidélité de ceux que les Tharaud dénommeront
les « Seigneurs
de l'Atlas » débute.
Victorieux à Fès, victorieux à Marrakech, Lyautey a montré sa
force.
S'engagera-t-il plus avant ? Non. Résolument et contre l'avis de
plus d'un, il
opte pour la modération. 1913 sera une année de « digestion », annonce-t-il
dans ses propos toujours imagés. Il pacifiera les
côtes, les plaines de l'ouest
et du nord et les grands axes. Il ne visera
le djebel que par la suite, une fois
la conquête de son « Maroc utile »
affermie.
Il organise six grandes régions militaires  ; Casablanca, Rabat, Fès,
Meknès, Marrakech et Oujda. A charge pour ses généraux et colonels
de
pratiquer sa fameuse tache d'huile.
A cet effet, Mangin nettoie le plateau du Tadla. Franchet d'Esperey
assure
la tranquillité de la zone côtière entre Mazagan et Mogador22.
Le corps expéditionnaire a reçu quelques renforts – des Sénégalais
pour
l'essentiel  –  mais une vingtaine de milliers d'hommes ne sauraient, à eux
seuls, couvrir un pays presque aussi vaste que la France.
Les alliances
s'avèrent une nécessité aussi bien militaire que politique.
Le Maroc,
agglomérat de potentats locaux, permet une telle perspective et Lyautey s'y
engage résolument, se souvenant de la main tendue
aux mandarins
indochinois. Il a les atouts pour ce faire.
Les chefs de tribus sont sensibles au style de ce général qui sait les
accueillir avec tant d'égards et de distinction. Ils n'ont jamais été
traités de
la sorte et leur maître en titre, Sa Majesté le Sultan, ne leur
avait jamais
offert un tel doigté, une telle élégance, une telle maîtrise.
Cet ascendant
personnel du Résident général est gagnant... Il entraîne
des adhésions
sincères, principalement dans le Sud. La politique «  des
grands caïds  »,
amorcée par Mangin à Marrakech, sera l'une des clés
de la présence
française23.
Elle permet de suite de trouver sur place des connivences, de recruter des
combattants et de gonfler ainsi les rangs français par la création d'unités
autochtones  : les goums. Les goums marocains, unités
indigènes, à
encadrement français, constitueront très vite une force
appréciable. Au
nombre de  12  dès septembre  1912, ils seront déjà  16
en
juillet 1914 et 50 en 1933.
Pépinières de chefs militaires prestigieux, Bournazel, Guillaume,
Leclerc,
Olié... ils donneront à la France des guerriers dont l'épopée
aura son point
d'orgue des Apennins aux Vosges pour libérer la patrie
d'adoption24.
Cette ligne de conduite de recherche d'alliés prouvera vite son efficacité.
En mai 1913, El Hiba se manifeste à nouveau dans le Sous. Les
grands
caïds de Marrakech, Si el Madani Glaoui, Si Abdelmalek
M'Tougui, Si
Tayeb el Goundafi, lèvent leurs harkas et à eux seuls
chassent El Hiba de
Taroudant. Le Sous passe définitivement sous
l'obédience française.
L'année  1913  s'écoule ainsi en consolidations. Au printemps  1914,
Lyautey se sent assez fort pour réaliser, enfin, un vieux rêve  : relier
l'Oriental à l'Occidental, c'est-à-dire joindre entre elles les deux portions du
Maroc bien tenues par les Français. La voie naturelle pour
une telle jonction
s'appelle la fameuse trouée de Taza qui de la Moulouya mène à Fès et à la
vallée du Sebou25. Tous les grands conquérants, Romains, Vandales, Arabes,
Almoravides, Almohades, sont
passés par là. Ailleurs, la montagne – Rif ou
Atlas – barre la route.
Le  10  mai  1914, Taza est occupée. Le  16  mai, date historique, les
colonnes Gouraud et Baumgarten, venue l'une de l'ouest, l'autre de
l'est, se
trouvent face à face au col de Bab Hamama26. Le drapeau
tricolore flotte
sans interruption de l'Atlantique au golfe des Syrtes.
La France a renoué
avec le passé de Rome.
L'évocation sommaire des principales opérations militaires ne doit
pas
estomper une donnée humaine  : la sévérité des combats et l'héroïsme
réciproque. La progression de la mainmise française est une
lutte acharnée.
Les tribus qui se sont dressées se battent avec la foi et
le fanatisme des
guerriers du Djihad. De l'autre côté, les Français et
leurs alliés présentent le
même courage. Les pertes sont lourdes de part
et d'autre.
– Du 14 au 16 octobre 1912, une harka marocaine insurgée perd
500 tués
et 800 blessés sur les bords de l'Oum er Rebia, au nord de
Marrakech.
–  Les  8, 9  et  10  juin  1913, un détachement français a  150  tués ou
disparus dans l'affaire de Ksiba, non loin de Kasba Tadla.
Ce ne sont là que des exemples.
Le Maroc, le  1er août  1914, présente, de loin, la silhouette du bourricot
indigène trottinant sur la piste. L'ossature de la bête est la masse
montagneuse et toujours incontrôlée qui, de l'Anti-Atlas au Tafilalet,
monte
vers Taza. Sur ses flancs pendent deux paniers bien garnis. Les
Français,
auxquels ils appartiennent, les dénomment l'Occidental et
l'Oriental27. Ce
sont, d'un côté, la large zone côtière, de l'autre, l'étendue entre Moulouya et
frontière algérienne. Quant à la partie supérieure de l'animal, au-dessus de
la trouée de Taza, elle est
essentiellement espagnole28. Est-il inconvenant,
enfin, d'ajouter que le
fellah qui de sa trique presse la marche se nomme
Hubert Lyautey ?
Ah ! oui, il presse l'attelage le général Lyautey :

« Allant en chaque endroit


Faire avancer ses gens
Et hâter la victoire. »29 

Il est sur le terrain, conduisant les opérations, encourageant ses


troupes.
En mai 1912, il était à Fez aux heures chaudes, avec Gouraud. Le 2 octobre,
il rentre à Marrakech avec Mangin. Trois jours
plus tard, il y recevra le
sultan en grande pompe. Le  17  mai  1914, il
entre encore dans Taza avec
Gouraud et Baumgarten.
Le chef de guerre sait parfaitement qu'il ne doit pas être qu'un
conquérant. Il est venu pour bâtir. Aussi, là encore frappe-t-il le fer
d'une
poigne vigoureuse.
Les contrôleurs français, civils ou militaires, suivant l'avancée de la
pacification, se mettent en place pour assister la hiérarchie marocaine
et
réaliser les indispensables réformes administratives. Rabat, en bord
de mer,
regardant aussi bien vers Tanger et Casablanca que vers Marrakech, Fès ou
Meknès, devient la capitale du pays de par le choix
du Résident général qui,
de même, désigne Casablanca comme futur
grand port du nouveau Maroc.
Les travaux des quais et de la rade y
sont accélérés. Dans le même temps,
un large programme de routes
de chemins de fer30 est mis en chantier. Des
écoles, des hôpitaux, des
bâtiments publics s'élèvent. Des villes nouvelles
s'édifient. Soucieux de
respecter et de préserver le passé, Lyautey fait
construire les nouveaux
quartiers, de caractère européen, bien à l'extérieur
des vieilles médinas.
Pour lancer de tels travaux, Lyautey a dû se déplacer et batailler
ferme à
Paris afin d'obtenir les emprunts dont le Maroc a besoin. Le
militaire a su se
transformer en homme d'affaires. Progressivement, les
finances marocaines
retrouvent ainsi vigueur. En 1915, elles seront
excédentaires.
Les Marocains paraissent sensibles à cette œuvre gigantesque, source
de
paix et d'activité. Moulay Youssef, dont l'autorité s'est restaurée,
le
reconnaît :

«  Sans l'aide de la France, le Maroc était perdu  ; grâce


à elle,
l'autorité chérifienne a été rétablie et un « Maghzen » digne de ce nom a
été constitué. En retour de ses
bienfaits, la France peut compter sur ma
collaboration la
plus sincère. »31 

Ce ne sont pas là propos de circonstance, ce n'est pas le tempérament de


Moulay Youssef. Sans doute méritent-ils d'être rapportés
pour équilibrer le
poids de jugements vite définitifs sur l'action coloniale.
Autre preuve tangible d'une économie qui se réveille, d'une sécurité
qui
s'affirme, les émigrants se présentent. Leur flot régulier draine
chaque mois
plusieurs milliers d'Européens. Féconde à court terme,
cette arrivée, à long
terme, bouleversera l'image initiale du protectorat
tel que l'entendait
Lyautey. Mais là est une autre étape de la présence
française dans l'empire
chérifien32.

1  Le Jacobin Clemenceau a une âme de Conventionnel en mission. Il agit sans


se soucier des
formes. Dans le cas présent, il oublie la hiérarchie et en particulier
le général Lyautey, commandant
entre autres de la division d'Oran.
2 Casablanca compte alors environ 30 000 habitants dont 1 000 Européens et
6 000 israélites.
3 Les Tunisiens du 4e R.T.T. devant Monte Cassino, en 1944, ont montré, s'il
en était besoin, que
ce dicton arabe n'était pas obligatoirement fondé.
4 Camarade de promotion dans le jargon de Saint-Cyr.
5 Habile comédien, Lyautey saura justifier sa décision près de Clemenceau en
lui démontrant par
faits et par gestes la valeur de la position.
6 Le Guir descend du Haut Atlas et rejoint la vallée de la Saouara au sud de
Colomb-Béchar.
7 Celui de Lalla Maghnia.
8 Fès, fondée par la dynastie idrisside en 809, est la vraie capitale historique
du Maroc. Cet appel à
l'aide de Moulay Hafid est contesté.
9  Prélevés sur le Congo français et en deux points. Soit une superficie égale à
la moitié de la
France.
10 Portion dénommée à l'époque le Bec de Canard.
11  Ayant réussi à capturer son vieil adversaire le Rogui, il l'expose enchaîné,
plusieurs jours
durant, dans une cage de fer sur le Méchouar de Marrakech. Il le
livre ensuite aux lions de son zoo.
12  Habous  : biens de fondations pieuses servant à l'entretien des mosquées, des
établissements
d'enseignement, des fontaines, etc.
13 Tanger, on le sait, possède une importante colonie européenne. Commerçants et diplomates s'y
sont installés, Fès étant officiellement ville interdite.
14  Le traité sera ratifié le  1er juillet  1912  par le Parlement français en dépit de
l'opposition des
socialistes et surtout de Jean Jaurès, parvenu à d'autres sentiments
sur la question marocaine et
s'élevant contre « l'acte hasardeux, frauduleux, de
Fès ».
15 Lyautey, rentré en France un an plus tôt, est alors commandant du corps
d'armée de Rennes.
16 13 officiers ont été tués ainsi qu'une cinquantaine d'Européens. Nombre
d'israélites, éternelles
victimes en de telles circonstances, ont été égorgés. L'annonce du protectorat, des décisions
d'intendance maladroites, le tout sur un fond
de xénophobie générale, dues à des cadres peu au fait
des mœurs islamiques,
paraissent avoir déclenché ces émeutes.
17 Il est de surcroît – et le fait atteste de ses prérogatives – ministre de la
Guerre et ministre des
Affaires étrangères du sultan.
18  Présentation à nuancer. Avec le temps, les Marocains s'armeront correctement  : prises de
guerre, fournitures d'armes allemandes et ce même avant 1914.
19 Il dispose aussi de bons seconds civils : Saint-Aulaire et Gaillard.
20 Moulay Youssef, 10e souverain alaouite, régnera de 1912 à 1927. Il est le
grand-père de l'actuel
roi du Maroc, S.M. Hassan II arrivé sur le trône en 1961.
21 Le Sous est la large vallée de l'oued Sous à l'est d'Agadir et par extension
la région limitrophe.
Cette révolte d'El Hiba est largement soutenue, en sous-main,
par l'Allemagne.
22 Aujourd'hui, Essaouira.
23 Une considération strictement militaire explique, au départ, cette politique.
Les grands caïds du
Haut Atlas tiennent les cols et barrent (ou ouvrent) les routes
devant les invasions montant du sud. Il
est préférable d'avoir avec soi ceux que
l'on qualifie de « Guichetiers de l'Atlas ».
24  Les goums auront un effectif variable, en principe celui d'une compagnie,
soit une bonne
centaine d'hommes mais parfois beaucoup plus. On verra des
goums de  500  fusils. Les lecteurs
intéressés par l'épopée des Goums marocains pourront se référer
au magistral travail du colonel Jean
Saulay : L'Histoire des Goums marocains,
ouvrage couronné par l'Académie française.
25 Taza est à 50 km à l'est de Fès et à 100 km à l'ouest d'Oujda.
26 15 km nord-ouest de Taza.
27 Dans l'Occidental, la ligne de front ou de pays soumis, du nord au sud,
passe un peu à l'est de
Taza, Ain-Leur, Khenifra, Kasba Tadla, Marrakech et
Taroudant.
Dans l'Oriental, toujours du nord au sud, elle suit sensiblement la Moulouya
(un peu à l'est),
s'incurve en avant de Bou Denib et contourne le Tafilalet.
Au nord, d'est en ouest, elle colle à la Moulouya jusqu'à Guercif et ne s'écarte
guère des hauteurs
méridionales de l'Oued Sebou.
Le sud, bien évidemment, est encore incontrôlé et tributaire de l'implantation
en Mauritanie et au
Sahara occidental.
28 A la fin de  1912, un accord entre les gouvernements français et espagnol a
délimité la zone
reconnue d'influence espagnole, sans que le terme « protectorat »
ait été officiellement prononcé. Le
sultan en est resté, comme ailleurs, le souverain
nominal.
29 La Fontaine, « Le Coche et la Mouche ». On se gausse volontiers du rôle
de la mouche, mais on
oublie aussi la réplique d'Edmond Rostand : « Et qui sait
si le coche eût monté sans la mouche... »
30 Qui restent encore à voie étroite – 60 cm – et à vocation militaire de par
le traité d'Algésiras et
les accords franco-allemands de 1911.
31 Déclaration au journal Le Temps (Le Temps est Le Monde de l'époque).
32 60 000 Européens, environ, s'établissent au Maroc de 1912 à 1914.
 
Chapitre XXXII

 
SUR LA TRACE DES SAHARIENS
 
Mars 1904. Sur la piste sableuse, deux Européens cheminent côte à
côte.
Leurs méhara progressent du pas égal des montures habituées
aux longues
étapes. Plus de  100  km séparent Akbili, le point de
départ, d'In-Salah, la
prochaine destination.
Ces deux hommes qui n'échangent, par intermittence, que de brefs
propos
se connaissent bien. Ils furent ensemble, vingt ans plus tôt,
lieutenants au 4e
Chasseurs d'Afrique dans le Sud oranais. Ils guerroyaient alors pour
préserver la sécurité. Leurs routes ont divergé et
se sont retrouvées. Les
voici réunis à nouveau pour un destin similaire.
Ils vivent, ils mourront sur
cette terre saharienne qu'ils ont librement
choisie.
Le plus petit, celui à la longue tunique blanche frappée d'un cœur,
surmontée d'une croix pectorale, s'appelle Charles de Foucauld. Le
noceur
de jadis a trouvé la lumière et la certitude. Dieu est devenu
son maître.
Frère Charles de Jésus, ordonné prêtre en 1900, à quarante-deux ans, mène
une existence d'ermite rayonnant sa foi et
l'amour de son prochain.
Le second est le commandant Henri Laperrine, le chef militaire des
Oasis. Ce Saint-Cyrien, comme Charles de Foucauld, est un soldat
non de
Dieu mais de la France. Avec lui s'avance la paix française au
Sahara.
Cette paix, il veut la repousser encore plus loin. C'est pourquoi il a
demandé au frère Charles de Jésus de se joindre à lui. L'homme de
Dieu, le
marabout pour les musulmans, l'aidera à témoigner de sa
volonté de
concorde. Laperrine dénomme ce genre de voyage une
tournée
d'apprivoisement. Apprivoiser, c'est-à-dire habituer à vivre
ensemble. La
démarche s'inscrit dans cette aventure engagée depuis
près d'un demi-siècle,
que certains appellent la pénétration saharienne
et à laquelle les noms de
Laperrine et du père de Foucauld sont éternellement liés. Si une image doit
rester de ce que fut jadis, en ses
premiers temps, le Sahara français, c'est
bien celle de ce moine et de
cet officier œuvrant la main dans la main.
*
**

Où commence la culture de la datte, commence le Sahara, disent les


géographes. Ce royaume de la datte ne manque pas d'espace. Il y a
2 000 km de Biskra à Zinder aux approches du Tchad. Presque autant
d'Ain-
Sefra à Tombouctou sur le Niger. Dans la diagonale, 4 000 km
séparent la
côte atlantique de la vallée du Nil.
Ce monde en marge, sans humidité, ce désert suivant le vocable
habituel,
est le pays du sable, de la rocaille, du vent, de la poussière,
des
températures excessives, de l'aridité sans fin, de la soif. Il ne
s'égaye que
des taches vertes des oasis qui le piquettent de-ci, de-là.
Là, se dressent ces
palmiers-dattiers qui aiment avoir les pieds dans
l'eau et la tête au soleil.
Devant cet univers démesuré, l'homme prend conscience de sa faiblesse
et de son néant. La transcendance s'impose à lui. Rien d'étonnant que des
décors identiques aient vu surgir les grandes religions de
l'humanité. Moïse
transcrit les Tables de la Loi dans le chaos du Sinaï.
Le Christ s'est retiré
dans le Néguev proche pour préparer sa vie
publique. Mahomet a prêché
dans l'austérité de la Péninsule arabique.
De tout temps, les anachorètes, à
l'exemple de saint Antoine, ont
recherché la paix intérieure et la vision
divine dans de telles solitudes.
Comme eux, Charles de Foucauld a dressé là son ermitage pour
méditer,
prier, travailler. Il n'a, à Béni Abbès, qu'un gourbi pour
demeure. Bientôt, il
s'enfoncera encore plus vers le sud. Tamanrasset,
au cœur désolé du massif
du Hoggar, sera son ultime étape dans la
même humilité.
Le sud  ? Qui ne se sent happé par l'horizon qui flamboie à l'heure
du
midi ? Qui ne veut s'enfoncer plus avant, découvrir l'au-delà des
dunes, des
chotts blanchâtres, de la hamada sans fin  ? Le découvrir,
mais peut-être
aussi se l'approprier pour son pays. N'est-ce point le
rêve secret des
Laperrine et autres ?
Car, politiquement, ce pays appartient à tout le monde et à personne. A
prime abord, on ne distingue pas de trace humaine. Qui
oserait s'y fixer
hormis dans les oasis ? Et pourtant le Sahara n'est
pas vide. Ses habitants,
les Touaregs1, ont su s'adapter. Berbères
métissés et islamisés, ils sont
nomades, fractionnés en petites tribus.
Caravaniers souvent, pillards à
l'occasion, pasteurs presque toujours
pour survivre, ils vont, ils viennent à la
recherche de butin et de pâturages. Ils tiennent en soumission les
sédentaires subsistant chichement
dans les palmeraies et tirent un large
profit des caravanes qui du Soudan remontent sur Tripoli par Ghat ou
Ghadamès à moins qu'elles
ne s'en aillent vers le Touat ou le Sud marocain.
Le commerce des
esclaves reste encore fructueux en ces zones incontrôlées.
Près de
400  000  malheureux, dont le dixième à peine atteint le terme du
voyage, remontent ainsi de l'Afrique centrale vers le Nord.
Guerriers reconnus, fiers de leur indépendance, ces Touaregs, ces
hommes bleus, au physique avantageux, au visage aux deux tiers dissimulé
par l'écran du litham, entendent bien s'opposer à quiconque
voudrait leur
parler de sujétion. Il en est ainsi depuis des siècles. L'envahisseur,
maintenant, prend les traits du Saharien français.
Avant les Français, le pouvoir souvent nominal des Turcs en Algérie
butait définitivement sur l'écran du désert. Les Romains, déjà, avaient
connu le même clivage. Leur « limes » dont les traces se retrouvent
encore
dans les sables au sud de Biskra couvrait le Tell, le pays utile.
Après,
commençait le pays barbare et inconnu.
Bugeaud et ses compagnons avaient eu sensiblement la même attitude.
Le Sud n'offrait pas grand attrait et les moyens manquaient. La
cavalerie
française ne pouvait risquer ses montures au pays de la soif.
Abd el-Kader, lui, fort des voyages de sa jeunesse, n'ignorait pas ce
Sud.
Il y cherchait parfois refuge lorsque les colonnes de Bugeaud le
pressaient
de trop près. Il songea même, un moment, avant sa reddition, y disparaître à
jamais. Mais que seraient devenus les femmes, les
enfants, les blessés  ?
L'émir avait préféré rendre son épée à Lamoricière.
Ces temps ne sont pas si éloignés. Depuis, l'Algérie connaît le calme

  parfois troublé  –  de la paix française. Cette paix ne saurait souffrir
des
trouble-fête. Ceux-là, d'où qu'ils viennent, du Maroc, de la Tunisie
ou
d'ailleurs, les généraux iront leur demander raison. Ils s'enfonceront même,
s'il le faut, dans les profondeurs sahariennes.
Le siège, terrible, de Zaatcha en  1849  en est la première manifestation.
Celui, tout aussi terrible, de Laghouat en 1852, la seconde. Des
morts par
centaines côté français, par milliers de l'autre.
L'origine de ces interventions reste toujours la même : le refus d'accepter
l'autorité du nouvel occupant.
Quoi qu'il en soit, dès  1852, avec le pied à Biskra, à Laghouat, et
à
Geryville dans l'ouest, l'Algérie française se couvre au midi. A première
vue, cela lui suffit, dans l'immédiat.
Certains officiers, toutefois, aspirent à aller plus loin. Le jeune
commandant du Barail est de ceux-là. Investi commandant d'armes de
Laghouat après la prise de la ville, il pousse jusqu'au M'Zab2. Il n'est
pas
suivi dans son projet d'occupation permanente et reçoit ordre de
faire
marche arrière. Le général de Galliffet, tout autant, atteint El-Goléa
en 1873 mais ne peut s'y maintenir. Les militaires doivent marquer le pas.
Peut-être rêvent-ils à ce que d'audacieux civils ont osé et
osent faire.

*
**

L'Histoire, à cet égard, ne saurait oublier René Caillié. Son périple


trace
la voie de la grande aventure3.
Un autre jeune Français, Henri Duveyrier4, l'égale s'il ne le dépasse.
A
moins de vingt ans, il se risque jusqu'à Ouargla et El-Goléa (Galliffet ne
viendra que treize ans après). A peine plus âgé, en 1861, grâce
à ses liens
d'amitié avec le cheik Otman, Amménokhal des Touaregs
Ajjer, il se rend à
Ghadamès et Ghat5. Il rentre par Mourzouk et la
Tripolitaine, à l'époque
sous domination turque. Sa vie durant, en
dépit d'une santé affaiblie, il sera
l'initiateur de nouvelles expéditions.
Caillié, Duveyrier et d'autres, Say, Largeau, Soleillet, Foureau que
l'on
retrouvera, rappellent ainsi aux Français par leurs voyages non
sans risques
qu'il est une terre immense et encore inconnue à la porte
de leur possession
algérienne. Après des années d'immobilisme, l'heure
de l'aborder semble, à
la fin des années 1870, devoir sonner.

*
**

LA MISSION FLATTERS
 
Le traumatisme de la défaite de  1870  s'estompe. La fierté nationale
se
relève. L'Algérie est devenue une colonie prospère, terre d'accueil
pour les
Alsaciens-Lorrains qui ont voulu rester fidèles à leur patrie
de naissance. A
des milliers de kilomètres de là, la mainmise sur le
Sénégal est acquise. Le
regard sur le Soudan se précise. Pourquoi ne
pas relier ces ensembles ?
La France de la seconde moitié du XIXe siècle connaît l'essor
extraordinaire du chemin de fer. L'Algérie française n'échappe pas au
phénomène. Dès 1860, est inaugurée la ligne Alger-Blida, premier tronçon
d'un projet ambitieux. Progressivement, le rail relie Alger à Oran,
Constantine, Bône, Philippeville6  et se ramifie vers l'intérieur. Support
de
l'expansion économique, il assure tout autant la sécurité en permettant
d'acheminer, très rapidement, des renforts militaires en cas de
besoin. Il s'en
ira ainsi jusqu'à Mecheria puis Ain-Sefra avant finalement d'atteindre
Colomb-Béchar en 1904 pour permettre de faire face
aux rezzous venus du
Maroc.
La France joue aussi le rail en Afrique centrale. Les travaux du
Saint-
Louis-Dakar (263  km) débutent en  1881. Quatre ans plus tard,
la liaison
sera achevée. De Dakar, on envisage de gagner le lointain
Soudan7. Des
portions de voie sont mises en chantier ; certaines sont
réalisées. En 1886,
le lieutenant-colonel Gallieni, rejoignant une
colonne, effectuera après
Kayes une partie de son trajet par chemin
de fer.
En  1880, relier les possessions françaises entre elles par le rail et
plus
particulièrement l'Algérie au Niger ne saurait donc apparaître
comme une
idée singulière. Elle est d'une parfaite logique politique,
militaire,
économique.
L'ingénieur des Ponts et Chaussées Duponchel se distingue dans
cette
perspective. En  1875, il préconise la construction d'un chemin de
fer
d'Alger à Tombouctou par le Touat. Trois ans plus tard, au lendemain d'un
voyage à Laghouat, il publie un ouvrage remarqué et
intitulé : Le chemin de
fer transsaharien. Études préliminaires du projet
et rapport de mission.
L'heure de ce Transsaharien aurait-elle sonné ? Le ministre des Travaux
publics, le polytechnicien Freycinet, personnage au sérieux incontesté,
estime que oui. En  1878, il décide la création d'une commission,
pensant
« que l'heure était venue de relier par chemin de fer l'Algérie
et le Sénégal
où cent millions de consommateurs offraient un immense
débouché à nos
produits ».
Pour reconnaître le tracé de ce futur rail, trois missions sont dépêchées
sur place, dans le Sud oranais, le Sahara central et le Sahara
oriental. A la
tête de la dernière et la plus importante est désigné le
lieutenant-colonel
Paul Flatters alors âgé de quarante-huit ans.
Ce choix n'est qu'à demi heureux. Certes, ancien officier des
Bureaux
arabes en Algérie, longtemps en poste à Laghouat, Flatters
passe pour un
homme d'expérience. Mais le chef est nerveux, facilement irritable.
Emporté par le désir du succès, il gomme trop vite les
obstacles et accorde
trop aisément sa confiance. Lui accorde-t-on aussi
les moyens suffisants ?
Pour s'aventurer si avant en pays inconnu et
hostile, il faudrait une équipe
homogène, habituée aux risques de la
vie du désert, et une forte escorte. Ce
ne sera pas le cas. La mission
Flatters se voudra une mission scientifique et
non militaire. C'est prématuré.
Le 5 mars 1880, Flatters quitte Ouargla. Arrivé à hauteur du Tassili
des
Ajjer sur le 26e degré de latitude, après avoir parcouru 900 km, la
pénurie
de vivres, le comportement de sa troupe, la rigueur du climat
l'obligent à
rebrousser chemin. Il n'en revient pas moins riche de renseignements
topographiques.
A son retour à Paris, Flatters est le héros du moment, un héros qui
ne
songe qu'à repartir pour acquérir une gloire définitive. Il sera celui
qui le
premier assurera la liaison entre les possessions africaines de la
France.
Il se prépare donc à reprendre la route avec une équipe tout aussi
légère
et des compagnons manquant souvent d'expérience, ingénieurs
civils aussi
bien qu'officiers. Le capitaine Masson assisté du lieutenant
Dianous
commandera une modeste escorte8 de tirailleurs algériens.
Le  26  novembre  1880, la seconde mission Flatters part cette fois de
Laghouat et emprunte la vallée de l'oued Nya. Un mois plus tard, elle
est
à 330 km au sud-ouest d'Ouargla et pique vers Amgud. Les conditions sont
bonnes en dépit de la fraîcheur nocturne. Si la température
s'élève à 25-26o
dans la journée, elle tombe à moins cinq dans la nuit.
Plus Flatters s'avance vers le sud, plus il s'engage dans un pays mal
connu et a priori hostile. Confiant malgré tout, le colonel compte jouer
la
conciliation et s'entendre avec les Touaregs. Il espère obtenir aide
et
protection de leur chef, l'Amménokhal du Hoggar. Pourtant déjà
celui-ci
l'avait mandé sans ménagements  : «  Vous nous avez dit d'ouvrir la route,
nous ne vous l'ouvrirons pas9. »
A l'hostilité des lieux, s'adjoint aussi l'hostilité des hommes. Celle-ci déjà
se manifeste dans l'ombre. Obligatoirement Flatters doit se fier
à ses guides
indigènes qui de point d'eau en point d'eau ont charge
de le mener au
Soudan. Ils s'égarent mais la boussole, elle, ne trompe
pas. Peu à peu,
Flatters se rend compte que l'axe de marche s'oriente
plus vers l'est-sud-est
que vers le sud-ouest. Il s'en inquiète mais ses
guides s'obstinent et se
veulent rassurants. Flatters ne peut que faire
confiance.
L'expédition fête la nouvelle année 1881 à hauteur de Hassi Messeguem
aux approches du Tassili des Ajjer. Comme toujours, il a fallu
pour trouver
de l'eau déblayer le puits de cinq à six mètres de sable
et de terre. La vie au
désert n'est jamais une sinécure.
Ces solitudes, pourtant, sont moins vides qu'il ne paraît. La mission
croise des chameliers revenant de Ghadamès où ils avaient convoyé de
la
poudre d'or, des plumes d'autruche et surtout des esclaves. Ce
marché reste
toujours aussi fructueux en ces régions insoumises.
La nature se durcit. Aux étendues planes succèdent des chaos sans
fin.
Les passages sont si étroits que deux chameaux ne peuvent progresser de
front.
Flatters maintenant s'inquiète. Une sciatique qu'il traîne depuis le
départ
le fait souffrir de plus en plus. Son caractère s'en ressent. Le
chef devient
rapidement irritable. Un chef qui s'interroge, ne serait-il
pas prudent de
rebrousser chemin  ? L'eau se raréfie. Hommes et bêtes
sont fatigués. Les
guides sont douteux. Les Touaregs aperçus de loin
ne manifestent que
défiance.
Le  29  janvier, Flatters est à  25o  31  minutes de latitude nord. Déjà
il se
croit sauvé. Tel le navigateur, il lui semble apercevoir le rivage à
l'horizon.
Et ce rivage est pour lui le Soudan (en fait, le Niger). Or
Agadès, la porte de
ce Soudan, est à plus de  700  km. Flatters n'est
encore qu'entre les deux
massifs du Hoggar et des Ajjer. Il décide de
poursuivre.
16  février  1881. Il fait chaud. L'eau commence à manquer. Les deux
guides déclarent s'être égarés mais connaître néanmoins un puits
proche. La
situation impose de s'y rendre. Flatters scinde sa troupe
en deux. Laissant
Dianous à la garde du campement, il part de l'avant
avec quelques
compagnons dont Masson. Effectivement le puits existe
au lieu dit Bir el
Gharama10. Il se dessine au centre d'une gorge, lieu
idéal pour une
embuscade. Flatters, néanmoins, s'engage avec sa petite
troupe et
s'approche du point d'eau convoité.
«  Colonel, tu es trahi  !  » s'écrie soudain Bou Djemaa, l'un des deux
guides. Remords ou avertissement ?
De toutes parts, des ravins, des crêtes, à pied, en méhari, des Touaregs
surgissent menaçants. Flatters qui n'est pas sans courage fait
front. Il est
frappé le premier. En vain, il vide son revolver et tombe
pour ne plus se
relever. Ses compagnons européens connaissent le
même sort. Quelques
chameliers indigènes réussissent à briser l'encerclement et à regagner le
campement.
Dianous alerté veut essayer de porter secours à son chef. Il n'a
qu'une
quarantaine d'hommes. Ils sont plusieurs centaines en face et
il est trop tard.
Flatters est mort. La mission s'est achevée avec lui. Pour les vivants, il n'est
qu'une ressource : remonter vers le nord.
Lentement l'odyssée commence. Il faut se battre. Il faut trouver de
l'eau
et des vivres. Au fil des jours, la colonne s'amenuise. Les harcèlements
réduisent les rangs. Des dattes achetées à des Touaregs se
révèlent
empoisonnées à la jusquiame. Des hommes deviennent à demi
fous.
Un ultime combat a pratiquement raison de tout l'effectif. Dianous
est
tué11. Il ne reste plus qu'un Européen, le maréchal des logis Poléquin. Il est
victime des siens qui l'abattent pour le dévorer. La faim,
la soif, ont
transformé les tirailleurs survivants en bêtes furieuses ; les
valides mangent
les morts pour survivre.
Finalement, ils ne seront qu'une petite douzaine à être, un peu
miraculeusement, récupérés par le Maghzen d'Ouargla. La mission Flatters
s'est achevée dans l'horreur et la tragédie.
La France ressent douloureusement l'événement. On oublie la faiblesse
des moyens mis en œuvre, les erreurs humaines. On ne retient
que la cruelle
réalité. Le Sahara se présente en milieu hostile et ingrat,
aux populations
dangereuses. Il n'est plus une mer tranquille à traverser. Il devient une
barrière redoutable. Tout est à repenser12.
Par contrecoup, l'issue dramatique de la mission Flatters remet ainsi
en
question la pénétration saharienne et la retarde de plus de quinze
ans. Elle
ajourne, en particulier, le projet, bien dans le goût du temps,
de
Transsaharien qui cependant continuera, longtemps, à hanter les
esprits.
Sur place, le massacre de la mission Flatters est regardé comme une
défaite, voire un aveu d'impuissance de la France. Il autorise une série
d'incidents contre un pays trop faible apparemment pour venger ses
nationaux.
En 1881, trois pères blancs sont assassinés au sud de Ghadamès, les
pères
Richard, Mor et Pouplard.
La même année, l'insurrection de Bou Amana, marabout de la tribu
des
Ouled Sidi Cheick – prolongeant celle de 1864 – ravage le Sud
oranais. Des
ouvriers espagnols travaillant sur des chantiers d'alfa sont
massacrés près de
Saïda. Des renforts militaires importants doivent
être envoyés.
En  1886, un officier est tué. En  1889, l'explorateur Douls connaît le
même sort.
Cette insécurité a en  1882  provoqué l'annexion définitive du M'Zab
souhaitée par du Barral trente ans plus tôt. La France, présente à
Ghardaia,
à 200 km au sud de Laghouat, tient la porte ouverte vers
El-Goléa, In-Salah,
le Hoggar. L'enchaînement y conduira obligatoirement.
Les diplomates ne peuvent qu'y songer. Les militaires, les Archinard, les
Gallieni ont atteint le Niger à Ségou et ne cachent pas leur
intention de
pousser plus avant. Tombouctou n'est qu'à  300  km. Ils
bornent ainsi
pratiquement le Sahara à son midi.
Le  5  août  1890, pour clarifier la situation sur ce point, la France et
l'Angleterre signent une convention :

«  Le gouvernement de Sa Majesté britannique reconnaît la zone


d'influence de la France au sud de ses possessions méditerranéennes
jusqu'à une ligne de Say13 sur
le Niger à Barroua14 sur le Tchad. »

C'est placer une bonne partie de la rive droite du Niger sous l'autorité
britannique qui y constituera sa colonie du Nigeria et laisser le
nord à la
France.
Lord Salisbury, le Premier ministre de la reine Victoria, ne pensait
pas
faire un grand cadeau. Il se gaussera : « Ce sont là des terres
légères où le
coq gaulois trouverait de quoi gratter. »
Il ne croyait pas si bien dire. Soixante ans plus tard, sous ses ergots,
le
coq gaulois fera jaillir gaz et pétrole, nouveau pactole du
XXe siècle15.

*
**

La mission Foureau-Lamy, après le douloureux désastre de Flatters,


a
démontré que le Sahara pouvait être vaincu. Sa traversée, sa pénétration
sont réalisables. Désormais, selon l'heureuse expression d'un
historien, « le
Sahara devient pour les officiers des oasis sud-sahariennes ce qu'est la mer
pour le marin, le rocher pour le montagnard16 ». Il doit être vaincu.
Des postes, Fort Miribel, Fort Mac-Mahon, Inifel, ont été implantés
au
sud d'El-Goléa. Bâtisses coûteuses au ravitaillement difficile, ces
blockhaus
lourds d'ennui présentent du moins l'avantage de constituer
des môles
avancés utilisables pour pousser plus avant.
Le gouverneur général Laferrière, à Alger, est de ceux qui pensent
à de
telles entreprises et rêvent d'un Sahara entièrement français. Il
obtient
l'autorisation d'organiser, avec le patronage du ministère de
l'Instruction
publique, une mission scientifique pour explorer le plateau du Tadmaït et le
Tidikelt. Un géologue algérois, Georges Flamand (1861-1919), reçoit la
direction de cette expédition, officiellement
sans but militaire. Il lui est
toutefois adjoint une escorte de goumiers
commandée par le capitaine
Pein17.
Partie d'Ouargla le  28  novembre  1899, la mission arrive sans obstacles
majeurs le 27 décembre à une trentaine de kilomètres à l'est
d'In-Salah. Un
peu en arrière, nomadise l'escadron de spahis sahariens
du capitaine
Germain susceptible d'intervenir si besoin.
Les Ksouriens se montrent hostiles et barrent la route. Pein n'a que
140 fusils à opposer à un millier d'individus qui l'encerclent et le
menacent.
L'officier souhaite se montrer ferme et forcer le passage. Le
scientifique
veut temporiser et éviter l'incident. Entre les deux hommes,
tous les deux de
bonne foi, les propos acerbes fusent.
Alors que, finalement, Pein, respectueux de l'autorité du chef en
titre,
donne l'ordre de repli, les Ksouriens ouvrent le feu18. Pein tient
son prétexte.
L'honneur est en jeu. Le pur-sang peut se libérer. Décimé
par les feux de
salve, l'adversaire recule en désordre. La poursuite
amène les goumiers,
relayés par les spahis de Germain, jusque sous les
murs d'In-Salah.
Le  29  décembre  1899, le drapeau tricolore est hissé
sur la capitale du
Tidikelt.
Pein écrit à son supérieur hiérarchique :

«  J'ai l'honneur de vous rendre compte que la mission


Flamand,
installée le  27  au soir aux environs d'Igosten,
a été attaquée
le  28  décembre vers  7  heures du matin par
un millier d'indigènes
accourus de tous les ksour environnants.
Les habitants des ksour ont perdu  : 37  morts dont Bouamama ben
Badjouda et le fils du caïd, 38 blessés sans
importance.
Le goum a perdu un homme tué, deux très grièvement
blessés, deux
légèrement.
J'ai profité de l'arrivée des spahis sahariens vers 2 heures
de l'après-midi
pour leur confier la garde de nos bagages
et me rendre à In-Salah qui
m'a fait sa soumission.
J'ai reçu aujourd'hui la soumission de toutes les tribus
environnantes
dépendant d'In-Salah, c'est-à-dire les
Oulad Bahamou, les Oulad
Mokhtar, les Ahl Azzi, les
Oulad Dahman, Igosten, Sahela, Foggaret El
Arab,
Hassi el Hadjar. »

In-Salah est à mille kilomètres plein sud d'Alger. Le coup de force


d'un
petit capitaine place la France au cœur du Sahara. Le Hoggar,
bastion des
Touaregs, se dresse au sud-est. Les grands ergs menant
vers l'Atlantique
s'étalent à l'ouest. La vallée de la Saoura s'ouvre au
nord, remontant vers
Béni Abbès et Colomb-Béchar. A partir d'In-Salah tout est possible pour
dominer l'univers saharien que la convention franco-anglaise
du 5 août 1890 a reconnu à la France.
«  Le conquérant des oasis  » fait école. Dans les mois qui suivent,
l'intégralité du Tidikelt, le Touat, le Gourara sont investis, non sans
de très
sérieux accrochages. Les oasis, Igli, Timimoun, Adrar, passent
sous
l'autorité française. La « Rue des Palmiers » menant du Maroc
méridional
au Sénégal est contrôlée.
La suite de ce travail, bien engagé, appartient à Laperrine.
Le 6 juillet 1901, Henri Laperrine est nommé commandant supérieur
du
Territoire des Oasis. Depuis sa sortie de Saint-Cyr en 1880, ce
Gascon19 sec
et élancé n'a guère moisi dans les garnisons métropolitaines. Algérie,
Soudan avec la lutte contre Samory, Sahara à la tête
de l'escadron de spahis
sahariens d'El-Goléa, ont alterné dans sa vie
militaire. Prenant son
commandement, Laperrine s'impose une mission  : donner le Sahara à la
France.
La chance le sert. Un grand chef, il est vrai, se doit d'être chanceux.
Le  7  mai  1902, au terme de six semaines de poursuite sur  1  500  km,
le
goum du lieutenant Cottenest20 met à mal un fort rezzou touareg,
au puits du
Tit, sur les flancs ouest du Hoggar. Les « Hommes bleus »
laissent 93 tués
sur le terrain. Ce succès apporte aux armes françaises
un lustre
considérable. Elles sont les plus fortes. Le massacre de la
mission Flatters
est effacé. L'invulnérabilité touareg n'est plus qu'un
mythe caduc.
Mais l'année 1902 est une année riche d'événements.
Le  24  décembre  1902, sont officiellement créés les Territoires du
Sud,
entité administrative à quatre circonscriptions  : Ain-Sefra, Laghouat,
Ouargla, les Oasis. Ces Territoires échappent à l'Algérie et relèvent
directement du ministère de la Guerre. Cette nouvelle
organisation donne
plus de latitude d'action à Laperrine.
Celui-ci, comme Gallieni, comme Lyautey, a perçu que la mobilité,
le
rayonnement personnel sont les meilleures armes contre l'insoumission. De
là sont nées les compagnies sahariennes et les «  tournées
d'apprivoisement ».
A son initiative, une loi du  30  mars  1902  institue les compagnies
sahariennes ou méharistes. Encadrées par un personnel européen
sélectionné, les nouvelles unités recrutent des «  Chambaas  » du nord
Sahara, rivaux de toujours des Touaregs21. Avec elles, Laperrine dispose
d'un bras séculier pouvant frapper vite et loin si besoin. Ce
besoin, il espère
l'utiliser le moins souvent possible.
Il peut mener de front conciliation et intimidation. Payant
d'exemple, il
parcourt le désert pour ces fameuses «  tournées d'apprivoisement  » où il
n'hésite pas à demander à l'homme de Dieu d'être
à ses côtés. A la nuit
tombée, les palabres durent souvent fort tard.
Cette tactique paye. Le  20  janvier  1904, Moussa Ag Amastan,
Amménokhal du Hoggar, fait sa soumission. Il promet amitié et obédience.
Désormais la route du Sud est ouverte.
Laperrine en profite pour pousser ses tournées encore plus au sud.
Et là,
la rencontre orageuse de deux officiers français fera jaillir des
frontières.
Début avril  1904, Laperrine, encore accompagné du père de Foucauld,
parvient à la limite de l'Adrar des Iforhas. A vingt degrés de
latitude nord, il
est descendu très bas.
Le  18  avril, son détachement se heurte, au sens littéral du terme, à
un
autre détachement français venu cette fois du Soudan. Le capitaine
Theveniaut qui le commande est d'humeur chagrine. Il s'estime chez
lui et
refuse le passage. Laperrine, avec sagesse, s'arrête mais le ton a
monté.
Foucauld, évoquant l'attitude des officiers de Theveniaut, note
avec tristesse
dans son carnet : « Après leur avoir fraternellement serré
la main à l'arrivée,
je partirai demain sans leur dire adieu... »
La querelle de boutons entre coloniaux du Soudan et métropolitains22 des
Territoires du Sud dépasse les deux antagonistes. Elle
prouve que l'heure de
l'exploration est dépassée. Les politiques le
comprennent. Ils fixent les
limites des zones de chacun. Les frontières
coloniales entre le Sahara et le
Soudan annoncent, là comme ailleurs,
les limites de futurs États.
 
13 août 1905. Le père de Foucauld arrive à Tamanrasset. Le Hoggar est
son horizon. Il s'occupe d'acquérir un petit lopin de terre pour
s'y installer et
écrit à sa sœur :

« Je commence demain à construire ici ma cabane : j'y


suis désormais
pour un temps inconnu  ; le Bon Dieu m'y
facilite si bien mon
établissement que je vois là un indice
de Sa volonté. Qu'elle soit bénie !
Ce n'est pas une petite
grâce que Jésus me fait de m'installer ici : c'était
si fermé
pendant tant de siècles. Il faut que je sois fidèle à une
telle
grâce et que je fasse le bien attendu. »

Le bien ! La seule voie qu'entend utiliser Charles de Foucauld.


Laperrine, muté en métropole, quitte le Sahara en  1910. Il le laisse
pacifié mais avec une menace à l'est. Ses successeurs devront se couvrir
du
côté de la Tripolitaine. Si les Turcs qui occupent Ghadamès et
Ghat ne se
manifestent guère, les Senoussistes bougent. Pour les
déjouer, le capitaine
Charlet occupe Djanet en 1913. Il y bâtit un fort.
La guerre bientôt prouvera
sa nécessité.

*
**

Tandis que Laperrine contrôlait le Sahara central et oriental, Coppolani et


Gouraud amorçaient la domination du Sahara occidental,
future
Mauritanie23. Dans cet univers de sable et de rocaille, la France
doit
compter avec trois partenaires : les Espagnols, les Marocains, les
Maures.
L'Espagne alanguie ne se présente pas en rival dangereux. Tout juste
tient-elle à bénéficier de quelques retombées de son héritage
historique24 et
de sa position proche aux Canaries. Le  27  juin  1900,
Delcassé et son
homologue espagnol se sont mis aisément d'accord.
La côte atlantique sera
espagnole du 21o 20' (latitude nord) jusqu'au
Seguiet el Hamra25. Le Sahara
espagnol, ou Rio de Oro, couvre ainsi
266 000 km2 sur 1 500 km de rivage.
Les accords prévoient également
les limites du Territoire d'Ifni concédé à
l'Espagne par le gouvernement marocain le  26  avril  186026. Dans
l'immédiat, l'intérêt de cet
ensemble, en dehors de ses bancs de pêche,
n'apparaît guère27...
Côté marocain, tout est fonction de l'évolution de l'Empire chérifien. Au
début du XXe siècle, quelles que soient ses crises internes, il subsiste en tant
qu'État indépendant. Ses frontières méridionales n'apparaissent pas. Sont-
elles sur le Draa  ? Sont-elles plus au sud  ? A
l'apogée de son histoire, le
Maroc s'étendait jusqu'à Tombouctou. De
cette splendeur passée, il
s'efforce, à l'occasion, de rappeler le souvenir.
Lorsqu'il se sent fort, il
réclame le paiement de l'impôt dans certaines
oasis du Sud. L'occupation
d'In-Salah et du Touat28  provoque ses
doléances. Atteinte à son intégrité  !
Mais qui en  1900  a cure des récriminations du sultan chérifien  ? Le plus
fort l'emportera. Dans le Sud
marocain la détermination de la frontière ne
sera effective qu'avec l'occupation française de l'ensemble Maghreb-Sahara.
Le maître des lieux
décidera29.
Les adversaires réels des Français sont les habitants de l'endroit,
lien
entre l'Afrique blanche et l'Afrique noire. Berbères islamisés, largement
arabisés et métissés, les Maures vivent en tribus parfois regroupées en
confédérations. Locataires d'un sol aride, ils se sont adaptés.
L'obligation
les rend nomades, leur tempérament pillards. Ceux du
Sud, refoulés par la
présence française au-delà du Sénégal, demeurent
pour les riverains du
fleuve un danger plus ou moins bien écarté. Ils
trouveront un guide à leur
mesure en la personne de Ma el Ainin30,
cheik de Smara31. Marabout et chef
de guerre, Ma el Ainin prêchera
le Djihad, s'appuiera sur le frère du sultan
marocain, recherchera l'assistance allemande. Il pourra ainsi obtenir des
armes et se montrera
jusqu'à sa mort – en 1910 – un combattant farouche et
sans concessions.

*
**

Ancien fonctionnaire des services civils d'Algérie, connu pour ses


travaux sur les confréries musulmanes, Xavier Coppolani sillonne, en
1899,
le sud de la Mauritanie. Arabisant, cœur généreux, Coppolani
désire
rapprocher les peuples. Il veut atténuer le fossé, intellectuel et
religieux,
entre Européens et Musulmans. Il y a en lui du Brazza ou
du Pavie, même
s'il n'écarte pas le recours aux armes. Il sait qu'en
pays maure, seuls les forts
sont susceptibles de se faire écouter.
En mars 1901, il met sur pied un service spécial des Affaires maures.
A la
fin de  1902, il est nommé commissaire du gouvernement général
en
Mauritanie. Sous son impulsion, la pénétration du Sahara occidental débute.
Les chefs du Brakna et du Trarza, fils des vieux adversaires
de Faidherbe,
font leur soumission. Poussant vers le nord, Coppolani
installe un poste
militaire à Nouakchott32, non loin du site de l'ancien
Portendick. Il pénètre
dans le Tagant et occupe Tridjikdja33  (futur
Fort Coppolani). C'est là qu'il
est assassiné, le 12 mai 1905, sans
doute à l'instigation de Ma el Ainin.
Sa mort remet en question le Territoire civil de Mauritanie créé le
8  octobre  1904. Il manque une directive d'ensemble et une poigne
solide.
Les pelotons méharistes connaissent des revers. Le capitaine
Mangin est tué
à El Moinan le  12  juin  1908. Le capitaine Repoux,
commandant le poste
d'Akjoucht, tombe également.
L'homme de la situation, le gouvernement français le connaît. Sa
réputation n'est plus à établir. Désigné pour le poste de Commissaire
du
gouvernement général en Mauritanie, le colonel Gouraud débarque
à Dakar
en octobre  1907. Après le Sénégal, le Soudan, le Tchad, il
entame sa
cinquième campagne africaine. Elle durera deux ans. Elle
confortera la
Mauritanie française.
Gouraud comprend très vite qu'une bonne partie de l'issue du problème
mauritanien se situe dans l'Adrar. Ce vieux plateau gréseux
coupé de gorges
est un repaire et un refuge. Les guerriers maures et
tout spécialement les
Reguibat, les « Hommes bleus » vêtus de
khount34, descendus du Nord, s'en
servent de point d'appui. De là
partent les rezzous qui harcèlent les tribus
ralliées et les postes français.
Le ministre des Colonies ayant approuvé son plan, Gouraud lance
deux
colonnes  ; la première, sous le commandant Frèrejean35, au
départ de
Podor36. Après une série d'engagements sérieux, les deux
détachements
réunis débouchent devant Atar, la « capitale » de
l'Adrar, le 9 janvier 1909,
dont la djemaa demande aussitôt l'aman.
Le principal point d'eau et la
palmeraie tenus, la résistance dans
l'Adrar s'effondre. Les soumissions
affluent. La paix absolue n'est pas
acquise pour autant. Des irréductibles
poursuivent.
Les pelotons méharistes maures n'ont de cesse de traquer ces
insaisissables. A la tête de l'un d'eux, il y a le lieutenant d'artillerie coloniale
Ernest Psichari. Cette vie intense, faite de dangers, de privations,
de
fraternité, séduit ce jeune philosophe épris d'action et d'absolu. Elle
inspire
et guide son œuvre littéraire, rédigée au hasard des bivouacs
de fortune37.
Cette pacification qui se prolonge est coûteuse. Des pelotons méharistes
sont décimés. En 1913, un dur combat devant Smara coûte
24 tués – dont
deux officiers – et 40 blessés. En représailles, le colonel Mouret incendie la
cité de Ma el Ainin, devenue le symbole de la
résistance aux Français.
En août 1914, la France n'en aura pas encore terminé avec la Mauritanie.
Vingt années supplémentaires seront nécessaires pour en venir
à bout...

1 Si le Sahara central et méridional est peuplé par les Touaregs, le Sahara
septentrional est occupé
par les Chaambas eux aussi pasteurs et de tout temps
ennemis de leurs voisins du Sud. A la fin du
e
XIX siècle, la population globale du
Sahara est estimée à environ 500 000 personnes.
2  Le M'Zab, 180  000  palmiers et  25  000  habitants environ à l'époque,
comprend sept villes  :
Ghardaia, Melika, Beni-Isguen, Bou-Noura, El-Ateuf, Berryan, Guerrara. Ses habitants, les
Mozabites, sont de remarquables commerçants.
3 René Caillié (1799-1838). Cf. chapitre VIII.
4 Henri Duveyrier (1840-1892). Un poste militaire, en Algérie, entre Ain-Sefra
et Colomb-Béchar,
un peu à l'est de Figuig, portait son nom.
5 L'oasis de Ghat est à 1 000 km au sud-ouest de Tripoli, à la corne sud-est
du Tassili des Ajjer.
Clé du Sahara oriental, elle était alors occupée par une petite
garnison turque.
6  Alger-Oran est achevé en  1868, Constantine-Philippeville en  1870. Alger-Constantine, plus
délicat de par le passage des portes de Fer, ne sera complètement terminé qu'en 1887.
7 La liaison complète Dakar-Niger sera achevée en 1923.
8  47  tirailleurs algériens  –  31  civils arabes chambas du nord du Sahara pour
convoyer le
ravitaillement – 7 guides.
9 Lettre du 7 mai 1880.
10 Foureau, passé sur les lieux quelques années plus tard, parlera du puits de
Tadjemout.
11  Pour honorer le lieutenant Dianous dont l'héroïsme fut certain, un village
de colonisation en
Algérie portera son nom. Il périclitera très vite et disparaîtra
de la carte.
12 Anticipant sur l'avenir, on est en droit de penser que le massacre de la
mission Flatters est la
cause première que ce Transsaharien n'ait jamais vu le jour.
Si Flatters avait relié l'Algérie au Soudan,
les travaux auraient certainement été
engagés, le chemin de fer étant le grand moyen de déplacement
du moment.
Auraient-ils été menés à leur terme  ? On peut s'interroger devant les difficultés qui
n'auraient pas manqué.
Le Transsaharien, finalement, ne dépassera jamais Touggourt dans le Sud
constantinois, Colomb-
Béchar dans le Sud oranais. L'État français du maréchal
Pétain, en 1941-1942, reprendra le projet. La
loi du 22 mars 1941, validée par
l'ordonnance du 2 novembre 1945, après la Libération, autorisera la
construction
d'un réseau Méditerranée-Niger (nouveau nom du Transsaharien) reliant l'Algérie
au
Niger par Colomb-Béchar, Béni Abbès, Adrar, In-Tassit. 90  km seront mis en
service en  1948  de
Colomb-Béchar à Abdala, terminus actuel. Les études, très
poussées, ont confirmé qu'aucun
problème technique majeur n'interdisait une réalisation que les dissensions politiques entre les pays
africains concernés rendent
aujourd'hui plus qu'aléatoire (sans parler de sa justification économique).
13 Say : 50 km sud-est de l'actuel Niamey.
14 Barroua, sur les bords du Tchad, à environ 250 km nord-ouest de N'Djamena (ex-Fort-Lamy).
15 Faut-il le rappeler : les puits de pétrole d'Hassi-Messaoud sont à l'est
d'Ouargla. Ceux d'Edjelé
et d'In Amenas sont au nord du Tassili des Ajjer. Le
gisement de gaz naturel de Hassi-R'Mel estimé
à 3 000 milliards de mètres cubes
est un peu au nord de Ghardaia. L'Algérie indépendante doit cela à
la France.
16 Henri Blet, La France d'outre-mer, o.c., tome III, p. 127.
17 Théodore Pein, « le conquérant des oasis ». Tué en Artois le 9 mai 1915, à la tête de la première
brigade de la division
marocaine, alors qu'il venait de quitter le commandement du  2e Régiment
étranger.
18 Y a-t-il eu un ou plusieurs coups de feu  ? Une étincelle suffit à allumer un
incendie qui ne
demandait qu'à s'embraser.
19  Gascon relatif. Henri Laperrine est né en  1860  à Castelnaudary. Par sa
mère, il descend du
fameux général d'Hautpoul tué à Eylau.
20 Le chef de bataillon Cottenest sera tué sur la Marne le 28 septembre 1914.
21 La compagnie méhariste comprend 6 officiers, 36 sous-officiers, caporaux et
soldats européens
et 300 hommes de troupe indigènes. Ceux-ci, engagés pour deux
ans, perçoivent une solde qui doit
subvenir à leurs besoins. Le problème de l'intendance ne se pose plus. Le méhariste vit sur un pays
qu'il connaît bien.
22 Les unités des Territoires du Sud ne relèvent pas des Troupes coloniales
mais des Troupes dites
métropolitaines de l'Armée d'Afrique.
23 Mauritanie : appellation romaine pour désigner le pays des Maures (Berbères de l'Afrique du
Nord). Les Romains distinguaient la Mauritanie Tangitane
(Tanger), Césarienne (Cherchell),
Sétifienne (Sétif).
24  Il est une vieille tradition de présence espagnole sur le continent africain
(l'esprit de la
Reconquista n'est pas mort en 1492 avec la prise de Grenade).
L'Espagne, prenant parfois le relais du
Portugal, occupe des places fortes (Présides), Ceuta, Melilla... Occupant en particulier Mogador
(Essaouira), l'Espagne
tire profit du commerce montant du Soudan par Tindouf, Goulimine et le
Sous.
Une guerre hispano-marocaine en 1859 s'est terminée par le traité du 26 avril 1860
concédant à
l'Espagne à perpétuité un territoire de pêche sur la côte sud du
Maroc.
25 Selon l'accord du 27 juin 1900.
26 L'Espagne ne prendra, en fait, possession d'Ifni que le 7 avril 1934.
27 Il apparaîtra par la suite, avec la création des escales aériennes sur la route
de Dakar (Cap Juby,
Villa Cisneros) et les découvertes minières.
28 Historiquement et juridiquement, le Touat en 1900 relève du Maroc, même
si l'allégeance est
des plus ténues.
29  Détermination indécise et remise en question. Les rivalités algéro-marocaines
au Sahara
occidental ont conduit à la présente guerre du Maroc avec le Front
Polisario soutenu par l'Algérie.
30 Littéralement, « La liqueur des yeux ».
31 150 kilomètres est-sud-est de l'actuel Elayoun.
32 300 km au nord de Saint-Louis.
33 500 km à l'est de Nouakchott.
34 Cotonnade anglaise de mauvaise qualité.
35 Joseph Frèrejean est un personnage. Indochine, Soudan avant la Mauritanie
où il séjourne une
dizaine d'années et se fait un grand nom. Ernest Psichari l'a
approché maintes fois et a servi sous ses
ordres. Frèrejean revit sous sa plume :
 
« Véritable chef de bande, sorte de condottiere africain, il est illustre en Mauritanie où, je crois, nul
Maure ne l'ignore. C'est lui qui, en 1905, a tué Bakar, roi
de Dovich, notre vieil ennemi. C'est lui qui
a soutenu le célèbre et homérique
combat de Tincheiba, qui a conduit la terrible et meurtrière colonne
de l'Inchiri.
Certes, pas un intellectuel, mais un brave et bon soldat. Et, en plus, très brave
homme. »
Lettre d'Ernest Psichari à sa mère, M'Bout, le 2 avril 1910.
 
«  C'est un homme extraordinaire que ce Frèrejean. Je n'ai jamais vu de ma vie
un homme aussi
dépourvu d'intellectualisme. Mais quel riche caractère ! franc,
hardi, actif. Enfin, c'est un soldat, et
c'est la première fois que je marche avec un
soldat. Frèrejean n'est pas un saint. Je l'ai vu à Saint-
Louis ivre comme un Polonais. C'est un soldat comme devaient l'être ceux de l'Empire. C'est un Soult
dépourvu de toute nervosité et constant d'humeur. Combien je préfère ce genre à
tous nos
polytechniciens de l'artillerie, gens savants à lorgnons et à crâne dénudé  ! Maintenant, j'ai une
conviction : s'il se fait quelque chose d'intéressant en Mauritanie ces années-ci, c'est lui qui le fera.
Non qu'il soit fort bien vu en haut lieu
où ses intempérances de langage, ses idées paradoxales et
violentes heurtent le
caractère rassis des gouvernants. Mais, d'abord, il est indispensable. C'est le seul
qui connaisse bien le pays et qui puisse agir utilement près d'eux. Et puis il a la
hardiesse, l'audace
nécessaire, en un mot l'allant  –  comme on dit dans l'armée
–  et de plus, le besoin et la volonté
d'agir. »
Fou Adjar, le 23 avril 1910. Lettre à sa mère.
 
Ces lignes sont instructives. Elles éclairent autant sur Psichari que sur Frèrejean.
36  La colonne Gouraud, un peu plus étoffée, regroupe un millier de combattants (sénégalais,
spahis, partisans maures).
37 Terre de soleil et de sommeil, 1908.
L'Appel des armes, Les voix qui crient dans le désert, 1912.
Le Voyage du Centurion, 1913.
 
Chapitre XXXIII

 
DANS LES MERS LOINTAINES
 
Elles sont bien lointaines toutes ces possessions de l'Océanie, de
l'Afrique australe ou de l'Antarctique  ! Pour y accéder, des milliers et
des
milliers de kilomètres à parcourir, des journées et des journées de
navigation à affronter.
Entre elles, à première vue, bien peu de points communs. Soleil
brûlant,
bourrasques glaciales, pluies torrentielles, aridité extrême,
sont, au gré des
latitudes, le lot des unes et des autres dans des paysages de rocaille, de
glace, de verdure, ou de désert. Ah, si, toutefois,
une première
convergence  ! Partout, aux prémices de la colonisation,
des communautés
aux civilisations archaïques
Mais leur lien essentiel est ailleurs. Il est dans le drapeau tricolore,
planté, un jour, par une poignée de cœurs aventureux, partis de leur
terre
natale, en quête de découvertes, de richesses, de grandeur ou de
don de soi.
Cette absence d'unité originelle rend l'étude fragmentaire. L'ordre
chronologique n'est pas obligatoirement le meilleur même s'il rend
compte
de la progression. La spécificité impose beaucoup plus d'avoir
recours à
l'analyse particulière de ces territoires des antipodes  : Océanie, Djibouti,
Comores, Nouvelle-Calédonie, Nouvelles-Hébrides, îles
des mers australes,
Antarctique.

*
**

LA POLYNÉSIE
 
«  Mes enfants iront sauver des âmes. Je les vois partir pour des îles
lointaines », confie le père Coudrin, fondateur des Picpusiens.
«  Propager l'Église romaine par les Missions jusque sur les plages
les
plus reculées de la terre », assigne le pape Grégoire XVI aux
Maristes1.
Les deux ordres seront fidèles à ces prescriptions. Leurs disciples se
montreront les grands évangélisateurs catholiques du Pacifique. Mais,
leur
œuvre ne sera pas que spirituelle. Partout, dans l'Archipel de la
Société, aux
Marquises, à Touamotou, aux Gambier, à Wallis et
Futuna, en propageant
leur foi, en contrant le protestantisme anglais,
ils prépareront et favoriseront
l'implantation française.

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Le 7 août 1834, deux picpusiens, le père Laval et le père Caret,


arrivent
en vue des Gambier. Cinq ans plus tard, en  1839, le père
Baudichon
débarque aux Marquises. Le père Dordillon le rejoindra en
1846. Ces deux
derniers sont des maristes.
Gambier, Marquises. Les deux sommets d'un immense triangle dont
le
troisième sommet a nom Tahiti. Tahiti ! « L'Émeraude du Pacifique », « le
Diamant du cinquième monde », « la reine des archipels
polynésiens ». Tels
les colliers des vahinés, les qualificatifs fleurissent.
Plus rigoureux, les
géographes précisent :
Tahiti : 18o de latitude sud,
 152o de longitude ouest
 la côte américaine à 5 000 km
 la côte australienne à 6 000 km
 les Hawaii, 2 000 km au nord.
 
De tous les côtés, au-delà de la grève, la mer, la mer «  sans cesse
renouvelée  ». «  Que d'eau  ! Que d'eau  !  » pourrait une fois de plus
s'exclamer Mac-Mahon devant cette immensité aquatique baptisée le
Pacifique.
La grande joute, engagée par l'apostolat missionnaire français, se
joue là,
à Tahiti.
Les pères Laval et Caret aux Gambier se dépensent beaucoup. Non
seulement ils ensemencent grâce aux graines apportées avec eux mais
surtout ils sèment leur foi. Les îles deviennent chrétiennes. Confortés
par
leur succès, les deux missionnaires se permettent de s'aventurer
plus au
nord-ouest, à Papeete même qui apparaît par sa position géographique et
son histoire comme la pièce maîtresse de l'ensemble polynésien.
Ils ne se présentent qu'en seconde position. Le pasteur anglais Pritchard,
qui est aussi un homme d'affaires, les a devancés en  1824. Son
influence
près de la maîtresse des lieux, la reine Pomaré IV, est forte. Pritchard ne
saurait tolérer les deux nouveaux venus susceptibles de
contrecarrer le
rayonnement protestant et anglais. Il fait tant et si bien
que les Français sont
jetés dans le premier navire en partance
(12 décembre).
L'affaire Pritchard, épisode marquant des relations franco-anglaises
sous
Louis-Philippe, débute.
Pour la France, il y a eu expulsion de ses nationaux. De plus, quelques
colons installés à Tahiti ont subi des mauvais traitements. Paris est en droit
de s'estimer blessé. Il n'y a pas que cela. Depuis
longtemps, on souhaite
dans la capitale française acquérir des bases
en Océanie à l'intention des
bâtiments militaires ou commerciaux. S'établir en Nouvelle-Zélande a été
envisagé. Les Anglais ont concrétisé les premiers. A défaut, on songe aux
Marquises.
La France, comme dix ans plus tôt à Alger, a officiellement un
affront à
effacer sur fond d'intérêts de pavillon.
L'amiral Dupetit-Thouars en croisière dans le Pacifique reçoit, à
l'occasion d'une escale de routine à Valparaiso, instructions « d'exiger
de la
reine Pomaré une complète réparation de l'insulte faite à la France en la
personne de trois de nos nationaux ».
Abel Dupetit-Thouars n'est pas pour rien le neveu du héros
d'Aboukir2.
Marin et homme de guerre, il s'est illustré devant Alger
et par la suite dans
des différends entre la France et le Pérou en 1834. On peut compter sur son
énergie.
Le  20  août  1838, Dupetit-Thouars mouille sa frégate, la Vénus, devant
Papeete. Il somme aussitôt la reine Pomaré :
– d'adresser une lettre d'excuses au roi des Français,
–  de verser  2  000  piastres fortes d'Espagne pour dédommager les pères
Laval et Caret,
–  de faire hisser le pavillon français à l'endroit où a été commise
l'agression contre les pères.
A défaut, dès le lendemain, il engagera les opérations de guerre. Les
40 canons de la Vénus sont là pour rappeler qu'il ne s'agit pas de propos à la
légère.
 
Pomaré et derrière elle Pritchard s'inclinent. Les Français pourront
aller
librement dans l'île de Tahiti, exercer le métier de leur choix, pratiquer
librement leur culte. L'incident paraît clos et Pritchard évincé.
Mais l'Anglais a une ténacité bien britannique. Les marins français
éloignés, il retrouve son audience. Le protestantisme est déclaré religion
d'État. Les étrangers se voient interdire d'acheter des terres. Sur
les conseils
de Pritchard, Pomaré adresse à la reine Victoria une lettre
pour solliciter son
protectorat.
De retour dans l'île, le père Caret voit les obstacles se dresser devant
lui.
Ses compatriotes tout autant. Les engagements pris avec Dupetit-Thouars
sont loin.
L'amiral est de nouveau en Polynésie. Le  1er mai  1842, il a placé les
Marquises sous protectorat français à la plus grande satisfaction du
père
Baudichon, supérieur de la mission catholique et qui, depuis son
arrivée
en 1839, n'a cessé d'œuvrer dans ce sens.
Dupetit-Thouars reçoit mission d'intervenir une nouvelle fois à
Papeete.
Il frappera fort.
Son ultimatum, le  8  septembre  1842, est sans concessions. Pomaré
aux
abois fait volte-face, sollicite le protectorat français, acte signé le
lendemain
même. La France peut se regarder chez elle à Tahiti.
Mais il y a encore Pritchard devenu entre-temps consul d'Angleterre
(1837), poste à caractère officiel. Pritchard refuse l'accord du
9 septembre.
Il fait abattre le drapeau tricolore. Des hommes à lui
molestent les
ressortissants français. Dupetit-Thouars, alerté, débarque.
Le 6 janvier 1843, il prend de vive force possession de Tahiti et proclame la
déchéance de la reine. Pritchard, essayant de fomenter une
insurrection, est
arrêté, emprisonné puis expulsé. La rébellion amorcée
est brisée par le
commandant Bruat, un ancien d'Alger3.
Dupetit-Thouars a largement outrepassé ses directives. Il a détrôné
une
souveraine, imposé un protectorat4, expulsé un consul d'un pays
ami. Le
gouvernement français est mis devant le fait accompli. Le
28 avril 1843, il
ratifie le traité du  9  septembre  1842. Il doit surtout
faire face à la colère
anglaise. Un Français a osé renverser une implantation regardée comme
acquise. Waterloo n'est pas si lointain. Les
vieilles animosités ressortent.
Certains parlent de guerre. Pritchard est
accueilli à Londres en héros
victime des menées d'outre-Manche...
Pour apaiser la tension, Paris accepte le principe d'une indemnité à
l'intéressé (même si l'opposition s'insurge). Le gouvernement anglais,
de
son côté, reconnaît le nouvel état de choses5.
Tahiti est désormais français.
Le 5 août 1847, le roi Pomaré V signera un nouveau traité de protectorat
renforçant le premier. Tahiti, Moorea et leurs dépendances
forment, sous le
nom d'Archipel de la Société, un État protégé exclusivement par la France.
En 1880, Pomaré V remettra complètement
son royaume à la France. Tahiti
devient le centre des «  Établissements
français de l'Océanie  ». Colons,
métayers chinois, marchands, artistes,
écrivains, affluent.
Avec la France, le catholicisme triomphe. Le  9  septembre  1848,
Rome
agrée le père Florentin Jansen comme vicaire apostolique à
Tahiti. Les
intérêts des uns et des autres, même si personne n'ose
l'avouer, étaient liés.
Avec Tahiti, l'essentiel est acquis.
Les Marquises sont françaises depuis 1842.
Aux Gambier, il ne saurait en être autrement. Le père Laval est
devenu le
vrai maître des lieux. Son autorité fait parler d'une véritable
«  dictature
paternaliste6 ». Le 11 février 1844, le protectorat est proclamé. L'annexion
interviendra en 1881.
La même année, l'archipel des Touamotou entre Marquises et
Société
passe également sous protectorat français. Parmi les nombreuses îles des
Touamotou, il en est une du nom de Mururoa. Un
nom qui reviendra sur la
fin du XXe siècle...
Les missionnaires ont aussi mis le pied sur Wallis au nord des Fidji.
Ils
sont là aux antipodes de la métropole. Les deux îles sont presque
sur le 180e
degré. Peut-on parler d'Extrême-Orient ou d'Extrême-Occident  ? Le
voyageur doit choisir son sens de marche. A Wallis, le sang
a coulé.
Le 28 avril 1841, le père Chanel a trouvé le martyre, massacré
à coups de
casse-tête. Ce sang versé a porté ses fruits. Les païens
d'hier se sont
christianisés derrière le père Bataillon. Celui-ci depuis
toujours souhaite
l'assistance française. En novembre 1842, il fait
signer une demande en ce
sens à Laveloua, le chef local. Louis-Philippe donne son accord au
protectorat. En 1886, Wallis et Futuna
seront définitivement annexés.
Tout comme Rimatara, dans les Tubuai (700  km au sud de Tahiti)
en 1901.

*
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Il existe encore un petit atoll à quelque  1  500  km au large des côtes


mexicaines  : Clipperton. Il n'est riche que de guano, ce produit d'origine
organique qui fournit un très bon engrais.
La France se l'est approprié en 1858. Les Mexicains en ont fait de
même
pour en tirer ce fameux guano. Celui-ci épuisé, ils se sont
retirés. En 1931,
Clipperton, point perdu et inhabité, sera reconnu à
la France par la Cour
internationale de La Haye. Parfois, un bâtiment
de guerre y transite pour
rappeler les droits anciens.

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LA NOUVELLE-CALÉDONIE
 
Grande Terre hier. «  Caillou  » aujourd'hui. Nouvelle-Calédonie
depuis
deux siècles.
Telle une sentinelle avancée, cette longue langue de terre de  400  km
sur  507  semble monter une garde vigilante à  1  500  km au nord-est du
continent australien. Le capitaine Cook, le célèbre navigateur anglais,
est le
premier Européen à la découvrir le  5  août  1774. En fidèle sujet
de Sa
Majesté britannique, il la dénomme la Nouvelle-Calédonie8. Le
nom
subsistera.
Les horizons, sur la mer et la montagne, sont beaux. La nature
encore
vierge. La chaleur et l'humidité tropicale favorisent une végétation
généreuse. Les indigènes, Polynésiens cuivrés ou Mélanésiens
plus foncés,
encore sous la préhistoire, profitent de l'éternel printemps.
Volontiers
nonchalants, ils vivent d'un peu de pêche ou de cueillette,
voire d'ignames
ou de reliefs humains. L'anthropophagie subsiste.
Après Cook, la Nouvelle-Calédonie retombe dans l'oubli. Peut-être
La
Pérouse, en  1788, y fait-il escale  ? Très certainement, l'amiral
d'Encastreaux, parti à sa recherche, s'y arrête-t-il à son tour quelques
années
plus tard.
L'île entre vraiment dans la vie française le  21  décembre  1843. Cinq
pères maristes venus de France débarquent en la rade de Balade.
Répondant
au souhait du pape Grégoire XVI d'évangéliser l'Océanie,
ils ont l'intention
de s'installer à demeure pour christianiser les
Canaques, les indigènes des
lieux.
Le jour de Noël, leur chef, Monseigneur Guillaume Douarre, célèbre
la
première messe en terre calédonienne9.
Quelques jours après, les cinq prêtres se retrouvent seuls. Le
commandant de la corvette Bucéphale qui les a convoyés leur a laissé
trois
sacs de farine et un baril de salaison. Il leur a aussi confié le
pavillon
national. Ils en feront bon usage.
Les missionnaires, comme toujours, n'ont pas choisi une tâche aisée.
Ils
sont loin de tout, coupés du monde dit civilisé. Leur apostolat se
heurte
souvent à l'hostilité. En  1847, l'un d'eux est tué. Ils doivent
durant une
année renoncer.
Monseigneur Douarre est un Auvergnat patriote. Il œuvre pour son
Dieu.
Il voudrait aussi que cette terre qu'il s'efforce de rendre chrétienne lie son
sort à celui de la France. Profitant du passage d'un
navire, il se rend à Paris
pour plaider sa cause. Louis-Philippe n'a pas
l'âme audacieuse. Il ne veut
pas heurter l'Angleterre qu'il sait hanter
les eaux néo-calédoniennes.
L'affaire Pritchard lui suffit. Monseigneur
Douarre, à son grand désespoir,
se heurte à un refus.
Les années passent. Napoléon III remplace le roi bourgeois. Les
missionnaires, après une courte absence, ont repris leur apostolat. Ils
sont à
Balade, à Pouibo et dans l'île des Pins. La Croix et le pavillon
national se
dressent au-dessus de leur mission.
Monseigneur Douarre se montre toujours aussi pressant. Il n'a pas
renoncé. D'autres pensent comme lui. Les marins se hasardent sur les
côtes
et dans l'intérieur. Non sans risques. Douze hommes de l'équipage de
l'Alomène, aventurés dans la forêt, sont massacrés et promptement utilisés
comme festin.
Il faut en finir. Les missions sont vulnérables. La menace d'une
mainmise
anglaise se précise. En  1853, Napoléon III se décide. L'amiral Febvrier-
Despointes est chargé de passer aux actes.
Le 24 septembre 1853, l'amiral est à Balade sur le site de la mission
créée
dix ans plus tôt. Derrière lui, ses officiers. Sur ses côtés, des
détachements
en armes. Face à lui, 150 Canaques chrétiens et les missionnaires français.
Le rituel peut s'exécuter :
« Aujourd'hui, vingt-quatre septembre mil huit cent
cinquante-trois, à
trois heures de l'après-midi, moi,
Auguste Febvrier-Despointes, contre-
amiral commandant
en chef des forces navales françaises dans la Mer
Pacifique, agissant en vertu des ordres de mon gouvernement,
je prends
officiellement possession, au nom de l'Empereur
et pour la France, de
l'île de la Nouvelle-Calédonie et de
ses dépendances, sur laquelle je fais
arborer le pavillon
national – à ce moment le drapeau est hissé en tête
de
mât à la mission – et je déclare à tous qu'à partir de ce
jour cette terre
est française. »

Après quoi est tirée une salve de vingt et un coups de canon. Le


procès-
verbal est enfin signé par l'amiral, ses officiers et les missionnaires,
premiers responsables de l'événement.
Cinq jours plus tard, le même cérémonial se reproduit à l'île des
Pins. Les
missionnaires ont décidé le chef local à traiter avec la
France. Moyennant
une rente annuelle de  1  500  francs, il cède son île.
Les Anglais ont été
devancés d'extrême justesse. Une corvette britannique, l'Herald, arrivait sur
les lieux aux mêmes fins que les
Français10.
Le sort en est jeté. La Nouvelle-Calédonie est officiellement terre
française. Il reste à la civiliser et à la peupler de résidents.

*
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Les débuts sont modestes. En  1858, les colons ne sont encore qu'une
centaine. Nouméa n'est qu'un fortin du nom de Port-de-France11. Les
Canaques se montrent souvent dangereux. Des blancs sont assassinés
et
mangés.
Cependant, la colonisation continue à se développer, passablement
anarchique. Des permis d'occupation sont donnés sans grand contrôle.
Des
tribus sont dépossédées de terres productives. Peu à peu, elles sont
refoulées
dans les parties ingrates de l'île. Les troupeaux des nouveaux
arrivants ont
besoin d'espace, d'où cette marche en avant. Les natifs
de leur côté n'ont
qu'un goût modéré pour le travail. Il est fait appel
à une main-d'œuvre
asiatique. La Nouvelle-Calédonie reçoit un autre
peuplement. Elle connaît
le métissage. Les célibataires prennent femme
au grand mécontentement
des Canaques perdant des bras et des cœurs
dans un pays où la population
féminine est minoritaire.
Mais l'orientation de l'avenir pour la seconde moitié du XIXe siècle
se
décide à Paris.
En  1854, est instituée en France la peine dite de transportation,
condamnation de droit pénal dont le but est «  de rendre plus humaine
la
répression et de la moraliser, en l'utilisant au profit de la colonisation
française12 ». Une telle décision s'inscrit bien dans l'esprit d'un
Napoléon III
généreux et utopique.
En  1863, la Nouvelle-Calédonie est désignée comme lieu de
transportation des individus de race blanche, condamnés à plus de huit ans
de travaux forcés. Le 7 mars 1864, un premier convoi de 250 forçats
arrive
à Nouméa, à bord de l'Iphigénie. Dix ans plus tard, ils seront
6  000,
plus 1 300 libérés astreints à résidence.
Entre-temps, sera intervenu un autre événement essentiel pour les
destinées de l'île. En 1867, un nickel à haut rendement (15 %) est
découvert
au Mont d'Or. La richesse future est assurée. Le 1er janvier
1880, la société
Le Nickel est créée avec participation de la banque
Rothschild.
Dans l'immédiat, l'irruption des forçats demeure le fait premier. A
ses
débuts, il s'avère bénéfique. Cette chiourme peut être utilement
exploitée
dans les travaux publics ou la colonisation agricole. La
population
européenne s'accroît. Nouméa s'affirme port et capitale. La
ville, bien située
au fond d'une belle rade entre l'île Nou et la presqu'île Ducos,
compte 6 000 habitants en 1870.
Tout n'est pas heureux. Deux pour cent seulement des anciens
condamnés
demeurent sur les concessions octroyées. Les méthodes et
les personnels de
l'administration pénitentiaire ne sont pas toujours
exemplaires. La
Nouvelle-Calédonie se crée mauvaise réputation en
métropole. Elle est le
pays du bagne. Ce discrédit s'amplifie avec les
lendemains de la Commune.
La révolution bourgeoise de Thiers a tremblé devant la révolte née
d'un
patriotisme exacerbé par la défaite et de la misère des quartiers
ouvriers.
Elle sanctionne sans pitié. Un grand nombre parmi ceux qui
ont échappé
aux salves vengeresses de la chute de la Commune sont
condamnés à la
déportation en Nouvelle-Calédonie13. Ils seront loin.
Ils ne troubleront plus
l'ordre public.
Ils se retrouvent ainsi  4  220  hommes et  23  femmes à débarquer sur
la
jetée de Nouméa entre 1872 et 1878. Dans leurs rangs, des noms
célèbres :
Henri de Rochefort14, Jean Allemane, Francis Jourde, Paul
Rastoul, Henry
Bauer, Louise Michel. Pour tous ces exilés : « Quand
reviendra le temps des
cerises  ?...  » dix pour cent d'entre eux ne reverront jamais la France et
mourront victimes des maladies et des conditions précaires de détention.
Après les mesures de grâce et surtout l'amnistie générale du
11  juillet  1880, quelques dizaines seulement de ces déportés resteront
en
Nouvelle-Calédonie. Il ne déplaît pas à un Caldoche de la fin du
XXe siècle
de se présenter en lointain descendant de l'un de ces politiques de la
Commune...
L'Algérie, en 1871, a vécu la révolte « kabyle ». Mokrani et certains
des
siens découvrent, eux aussi, l'île des Pins, l'île Nou15 ou la presqu'île Ducos,
principaux lieux de détention.
Leurs rapports sont bons avec leurs autres compagnons.
Tous ces déportés, politiques ou de droit commun, se trouvent
confrontés,
avec leurs compatriotes européens, à ce qui sera appelé la
grande révolte
canaque de 1878.
Les Canaques, les indigènes de la Nouvelle-Calédonie, sont estimés,
à
l'époque, à environ  40  000  personnes. Certains ont été christianisés
et
côtoient la colonisation. D'autres vivent de plus en plus repliés dans
l'intérieur. Il y a à leur égard des abus, des atteintes à la propriété, à
la
dignité, les ravages des troupeaux, les mesures dites de cantonnement des
tribus (analogues à celles pratiquées en Algérie), le comportement du
directeur de l'administration pénitentiaire, organisme tout-puissant16.
Les esprits s'échauffent. Les chefs se rebiffent.
Le capitaine de vaisseau Olry, gouverneur de l'île, visite la tribu du
chef
Ataï. Celui-ci est coiffé d'un képi d'officier de marine. Le dialogue
situe les
positions :
« Lorsqu'on se trouve devant le gouverneur, représentant de la
France, on
se découvre.
– Quand toi retirer ta casquette, moi retirer mon képi ! »
L'insurrection éclate le  19  juin  1878  par le massacre d'un forçat
libéré,
Chêne, de sa popinée17 et de leur enfant.
Les gendarmes intervenus pour arrêter les coupables sont massacrés
à
leur tour. Une guerre impitoyable s'engage. D'un côté, une multitude
armée
de casse-tête et de tamioc18. De l'autre, les Européens assistés
par les tribus
fidèles.
Les insurgés tuent et pillent sans pitié. Forçats, déportés, femmes,
enfants, vieillards, tout ce qui a un visage blanc, tombent sous leurs
coups.
Trente-sept personnes, dont six enfants, sont tuées à La Foa.
Le colonel
Galli Passeboc est assassiné. Plusieurs politiques sont assaillis sur leur lieu
de travail. La tuerie se termine parfois en cannibalisme.
La situation devient vite critique. Pour faire face, l'administration
n'a que
peu de moyens et doit avoir recours à tout. Colons, militaires,
prennent les
armes. Les politiques  –  ils sont nombreux  –  choisissent
leur camp. Ils
offrent leurs services à l'exception de quelques individualités comme Louise
Michel  : «  Moi, je suis avec eux, comme j'étais
avec le peuple de Paris,
révolté, écrasé, et vaincu... »
Le capitaine de frégate Rivière, le futur héros du Tonkin, est alors
en
poste à Nouméa. Il prend la direction des opérations dans le nord
de l'île où
l'insurrection est la plus sérieuse. Il autorise son adjoint, le
lieutenant de
vaisseau Servan, à armer certains politiques. Ensemble,
ils viennent à bout
de la révolte. Ataï, l'interlocuteur du gouverneur,
est tué l'un des premiers19.
En mars 1879, les combats tirent à leur fin. Les principaux meneurs
sont
morts. Les Européens ont eu  200  victimes, les Canaques, 1  200
(officiellement du moins). Armée, tribus loyalistes, transportés de la
Commune, Algériens déportés, ont eu raison de la révolte20.
La Nouvelle-Calédonie retrouve son calme. Elle perd ses politiques
mais
garde ses bagnards. Elle s'endort un peu, victime de sa mauvaise
réputation.
Les Canaques révoltés paient. Les tribus éclatent. Elles se
tassent dans les
réserves, principalement dans la partie orientale de
l'île. Leur démographie
se ressent du contact avec les Européens, leurs
tares – l'alcoolisme – et leurs
maladies. Elle fléchit sérieusement
durant plusieurs décennies.
Un nouveau départ survient avec le gouverneur Paul Feillet (1894-1902).
Enthousiaste, il s'assigne deux objectifs  : arrêter la colonisation
pénale,
développer la colonisation libre. Il obtient de Paris l'arrêt de
l'envoi de
nouveaux condamnés aux travaux forcés et met le bagne en
extinction (la
suspension définitive n'interviendra qu'en  1921). Surtout
il attire de
nouveaux immigrants. Ceux-ci doivent répondre à trois
exigences  : être
agriculteur, disposer de 5 000 francs-or, avoir les qualités morales requises.
Feillet s'assure ainsi d'un potentiel humain de
qualité.
Les «  colons Feillet  » se dispersent dans l'intérieur, cultivent le café,
s'efforcent d'avoir de bons rapports avec les Canaques, donnent une
heureuse image de la France. Le succès n'est pas le même pour tous.
Cinq
cents familles persévèrent et réussissent. En brousse, descendre
« d'un colon
Feillet » reste encore un titre de gloire.
Parallèlement, Feillet fait appel à une main-d'œuvre susceptible de
stimuler l'économie. Tonkinois, Indiens, Javanais (un petit millier)
optent
pour l'agriculture, Japonais (2 500) pour les mines de nickel.
La Nouvelle-Calédonie serait-elle condamnée à connaître de longues
périodes de basses eaux  ? Après Feillet, elle doit attendre Joseph
Guyon
(1925-1930) pour une nouvelle relance et une politique de
grands travaux.
Mais, déjà, elle n'est plus ce qu'elle était. L'élément
européen tend à
équilibrer le peuplement canaque. Celui-ci s'est
éloigné de ses mœurs
primitives et largement christianisé. Les étrangers, asiatiques ou
polynésiens, jouent un rôle économique de plus en
plus important. Une
société multiraciale semble prendre forme.
Terre de peuplement, terre de christianisme, terre d'intérêts (avec le
nickel) puissants21, la Nouvelle-Calédonie n'est plus une colonie au
vrai
sens du terme, du moins pour la majorité de ses habitants. Elle
est la France
océanique.

*
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LES NOUVELLES-HÉBRIDES
 
Non loin, au nord-est de la Nouvelle-Calédonie, sur  1  200  km, s'étirent
les 80 îles des Nouvelles-Hébrides22. Non loin est une formule à
l'échelle du
Pacifique. Que représentent  400  km devant l'immensité de
ce dernier  ?
Cette proximité, de même, autorise la Nouvelle-Calédonie
à regarder
comme relevant de sa mouvance la série d'archipels des
Nouvelles-
Hébrides.
Ces archipels, un Portugais, Fernandes Quieres, les a découverts en
1606.
Bougainville, en 1768, en a pris possession au nom de la France,
possession
bien aléatoire faute de suivi. Cook, en 1774, leur a donné
leur nom définitif.
Ils seront les Nouvelles-Hébrides23.
A l'arrivée des premiers pasteurs protestants (1824), la population
de ces
îlots volcaniques noyés sous une épaisse végétation tropicale ne
se
différencie guère de ses voisines de Nouvelle-Calédonie ou Nouvelle-
Guinée. Son existence est celle de primitifs. Les missionnaires ne peuvent
avancer que pas à pas.
Les Nouvelles-Hébrides ne sont pas dépourvues de richesses. A partir
de 1840, des audacieux viennent s'y hasarder au trafic du bois de
santal. Des
baleiniers y font escale. Des colons anglais et français,
français surtout, y
tentent leurs chances après  1870. Leurs plantations
se jouxtent et se
recoupent. L'un d'entre eux, un certain John Higginson, commerçant néo-
calédonien naturalisé français, prend de l'importance. Son activité
commerciale lui procure une position en vue. Il en
profite pour réclamer le
rattachement pur et simple des Nouvelles-Hébrides à la France. Les
exploitants français ne sont-ils pas, de loin,
les plus nombreux ?
Une telle solution ne saurait plaire à Londres. La France n'est déjà
que
trop présente en Océanie. Un modus vivendi s'établit toutefois
par la
création d'une commission navale mixte, le  24  octobre  1887.
Français et
Anglais, au coude à coude, prennent en charge la gestion
des Nouvelles-
Hébrides. Leur expérience s'avérant à peu près
concluante, ils signent
le  20  octobre  1896  un protocole instaurant un
condominium, c'est-à-dire
une cosouveraineté franco-anglaise sur les
Nouvelles-Hébrides.
La formule est originale. L'Entente cordiale l'autorise. L'intérêt
commun
lui assure vie24. Elle durera jusqu'après la Seconde Guerre
mondiale. Elle
permet à cette partie du monde jusqu'alors arriérée
d'accéder à la
civilisation et au développement, même si les grosses
sociétés et le millier
de colons européens en sont les premiers
bénéficiaires25.

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LA CÔTE DES SOMALIS


 
Il n'est pas toujours plaisant de transiter par l'endroit. Pendant les
mois
d'été, la mer Rouge devient une fournaise.
Pourtant ce fossé d'effondrement entre l'Afrique et l'Asie a toujours
été
fréquenté. Il semblerait même qu'il fut de toute éternité un haut
carrefour de
civilisations. Moïse dans les temps bibliques fait franchir
la mer Rouge à
son peuple. Alexandrie, dans l'Antiquité gréco-romaine, y dépêche ses
navires. Depuis le milieu du VIIe siècle, les pèlerins musulmans, se rendant à
La Mecque, affluent à Djeddah.
De l'intérêt de cette mer qui s'offre comme le plus court chemin
vers le
monde oriental, quel géographe, quel stratège n'en a pas eu
conscience  !
Bonaparte fut de ceux-là. Les Anglais en furent aussi.
Avant même la
percée de l'isthme de Suez, dès 1839, ils s'installent à
Aden à la corne sud-
ouest de la péninsule arabique. En 1840, ils coiffent dans l'îlot de Perim les
Français victimes, une fois de plus, de
leurs fanfaronnades26.
Dans les années  1860, l'ouverture du canal de Suez, œuvre française,
s'annonce comme une perspective proche. La mer Rouge prendra alors
toute
son importance d'axe maritime aussi bien commercial que militaire.
L'Europe s'active27.
En  1862, Henri Lambert, consul de France à Aden, est assassiné
alors
qu'il se préparait à traiter avec Ibrahim Abou Betz, chef important de la baie
de Tadjourah, sur la rive africaine du détroit de Bab
el-Mandeb. La vente
peut cependant être conclue.
Contre  10  000  talari28  Ibrahim Abou Betz cède à la France le territoire
d'Obock du ras29 Doumana au ras Ali. A priori, ces terres
ocre ou rougeâtres
suivant l'heure du jour, parcourues par des tribus
nomades plus ou moins
belliqueuses, n'ont guère de valeur marchande
pour les vendeurs.
Le  17  novembre  1869, l'impératrice Eugénie, en compagnie de
l'empereur François-Joseph, des princes héritiers de Grande-Bretagne et de
Prusse, d'Abd el-Kader venu tout exprès, de nombreux écrivains,
artistes ou
personnalités, inaugure le canal de Suez. La réalisation de
Ferdinand de
Lesseps abrège de 8 000 km le trajet entre Londres et
Bombay30. Le succès
est immédiat. Les navires européens sillonnent
la mer Rouge. Aden connaît
des heures fastes. Obock, son vis-à-vis,
par contre végète. Nul Français ne
s'en soucie vraiment hormis peut-être quelques explorateurs comme Paul
Solleillet venu y tenter négoce.
Heureusement et enfin, au début de  1884, survient Léonce Lagarde.
Ce
jeune homme  –  il n'a que vingt-trois ans  –  arrive à Obock en
qualité de
commissaire de la marine. Il est entreprenant. Il voit loin.
Il a compris
l'intérêt du site. L'année précédente, comme en 1870, les
Anglais ont refusé
aux Français de se ravitailler en charbon à Aden.
Il va être le «  Père de
Djibouti ».
Sous le fallacieux prétexte du respect de la neutralité, il signe des
accords
de protectorat avec les sultanats voisins. Il prend contact avec
le négus
Ménélik d'Éthiopie, celui-là même auquel un poète du nom
d'Arthur
Rimbaud a essayé, pour s'enrichir, de vendre des armes.
Nommé
gouverneur des colonies en 1888, il assume, en 1892, la responsabilité d'une
décision capitale. Il transfère sa résidence d'Obock à
Djibouti, au sud du
golfe de Tadjourah. L'endroit est plus ouvert vers
l'arrière-pays et dispose
d'une bonne rade à l'abri du cap. Obock s'estompe. Djibouti s'affirme la
capitale et le port du nouveau territoire
qui, le 22 juillet 1898, prend le nom
de Côte des Somalis.
En  1896, Lagarde a signé des conventions de délimitation avec ses
voisins  : Érythrée italienne, Côte des Somalis anglaise. La Somalie
française a pris sa forme et sa superficie définitives. Surtout, prenant
de
vitesse Lord Kenell, le gouverneur d'Aden, Lagarde négocie avec
l'Éthiopie
et obtient pour la France la construction du chemin de fer
Djibouti-Addis-
Abeba (qui sera achevée en 1917). Djibouti n'est plus
seulement une escale
vers Madagascar, l'Océanie ou l'Indochine. Il
sera la porte de l'empire
éthiopien vers la mer.
Mener ces tâches à bien honorera la poignée de soldats, marins ou
commerçants perdus dans ce coin de terre écrasé par le soleil. Ils
devront
aussi unir les hommes, pasteurs Afars ou Somaliens Issas. Et
là ne sera pas
toujours le plus aisé31.

*
**

LES COMORES
 
« Pistolet braqué sur Madagascar. » Certains historiens ne craignent
pas
les réminiscences pour qualifier les Comores32.
C'est sans doute aller trop loin, même si la position des intéressées
dans
le canal de Mozambique, entre Afrique et Grande Ile, en fait un
bon relais
entre ces deux mondes.
Les Comores, comme les Trois Mousquetaires, sont quatre  : Grande
Comore, Anjouan, Mohéli, Mayotte33. Bien que la rive africaine ne
soit qu'à
trois ou quatre cents kilomètres, elles sont loin de présenter
le même visage
que leur imposant voisin. Le vieux fond cafre a été
laminé par l'apport
arabe. Par contrecoup, la région s'est islamisée et
intégrée dans le périmètre
commercial Somalie-Zanzibar-Colombo. Les
autres arrivants  –  esclaves
d'origine malgache pour l'essentiel  –  ont
dû se rallier à la loi d'Allah. La
religion donne ainsi aux Comores un
caractère propre que la présence de
petits sultanats et l'activité maritime renforcent.
La France, depuis longtemps, a des vues sur Madagascar. Les
Comores,
étape sur la route de Majunga ou de Tamatave, l'intéressent
donc. Les
bonnes occasions seront exploitées.
Un ancien roi sakalave, Andrian Souli, doit, en  1840, se réfugier à
Mayotte pour fuir l'hégémonie des Hovas. Devenu sultan de l'île, mais
se
sentant toujours menacé, il fait appel aux Français (présents, est-il
à
rappeler, à la Réunion). Le  10  février  1842, il leur cède son territoire
moyennant une rente annuelle de 5 000 francs. Mayotte est ainsi la
première
des Comores à tomber dans la mouvance française.
Des circonstances, sensiblement analogues, conduisent à un résultat
identique sur Mohéli. Un beau-frère de Radama Ier, rescapé du massacre de
toute sa famille, trouve lui aussi refuge dans les Comores. De
1828 à 1842,
il règne sur Mohéli. Sa fille, conseillée par une Française
de Pondichéry,
Mme Drouet, se rapproche de la France. Un protectorat
relatif s'établit. Mais
la souveraine commet l'erreur d'épouser un vindicatif qui la confine dans le
harem et pressure ses sujets au point
d'être chassé par une révolte en 1860.
La reine reprend son pouvoir
et ses anciennes alliances. Lambert, le
Lambert de Madagascar,
expulsé de Tananarive en 1867, s'installe à Mohéli,
contribue à sa mise
en valeur, et renforce l'influence française. Tout se
termine par un
traité de protectorat signé le 26 avril 1886.
Les deux autres Comores ne sont plus qu'un fruit mûr. En  1892,
Said
Abdallah accepte également le protectorat sur Anjouan. La partie
dans la
Grande Comore se joue au départ entre deux hommes unis
par l'intérêt : le
sultan Said Ali et le naturaliste Léon Humblot. Humblot s'est bâti un empire
économique. Le pouvoir de fait lui appartient. Said Ali est à la fois son
obligé et sa façade. Les sujets de Said
Ali se révoltent contre leur prince.
Une intervention militaire française
est nécessaire. En  1892, la Grande
Comore connaît elle aussi le régime
du protectorat.
Désormais, le drapeau tricolore flotte sur l'ensemble de l'archipel.
La
fiction du protectorat disparaîtra en 1912 et 1914. Les Comores
sont alors
rattachées à Madagascar, colonie française sans équivoque.

*
**
DANS LES MERS FROIDES
 
Un peu de géographie n'est peut-être pas inutile, car où situer exactement
les Kerguelen ou Saint-Paul ?
L'archipel des Kerguelen surgit dans l'extrême sud de l'océan
Indien.
Madagascar est à 3 000 km. Le continent antarctique à
2 000 km. Les îles
Saint-Paul et Amsterdam en sont distantes de
1 200 km en remontant vers le
nord. L'archipel des Crozet est à  1  800
km à l'ouest. Quant à la Terre
Adélie, elle est sensiblement sur le
méridien de Melbourne en Australie34.
Ses rivages sont eux-mêmes à
2 500 km du pôle Sud.
Voici le pays du froid. Adieu les mers chaudes, les lagons aux eaux
toujours tièdes. Aux Kerguelen, la température de la mer oscille de
5 degrés
en été à  1  ou  2  degrés en hiver. La banquise est le domaine
de la Terre
Adélie. Les vents soufflent avec violence. Les journées
calmes sont rares.
Manchots en terre Adélie, cormorans, albatros,
pétrels, «  oiseaux des
tempêtes  », manchots encore, sont les principaux
locataires de ces lieux
déshérités.
Il n'est pas étonnant que les visiteurs soient rares et ne s'attardent
pas.
Pourtant, ces sites doivent présenter un intérêt puisque la France
en a pris
possession de ces Kerguelen, Crozet, Saint-Paul, Amsterdam
et autres Terre
Adélie.

*
**

LES KERGUELEN
35
 
Au début de la seconde moitié du XVIIIe siècle, l'idée est largement
admise de l'existence d'un continent austral. Une «  Terra Australis
incognita  » est supposée se situer dans la partie méridionale de l'océan
Indien.
A la tête d'une petite flottille, les flûtes la Fortune et le Gros Ventre, le
Breton Yves de Kerguelen-Tremarec est parti dans cette perspective
d'un
autre monde à découvrir. Le 12 février 1772, il aborde un rivage
inconnu,
longe ses côtes durant une semaine et repart vers le nord,
persuadé d'avoir,
enfin, découvert ce continent attendu.
Deux ans plus tard, revenu sur les lieux, il doit se rendre compte
de son
erreur. Il n'a en face de lui qu'un archipel montagneux en
partie recouvert
par des neiges éternelles. Il renouvelle la prise de possession, effectuée à
son précédent voyage, et fixe sur un rocher une
bouteille renfermant l'acte
sur lequel est écrit :

Ludovico XV Galliarum
Rege et D (A) de Boynes
régi. A Secretis A.D. Rex
Maritimus annus 1772 
at 1773 

Louis XV, roi de France, est ainsi déclaré propriétaire des lieux.
Et l'oubli se fait. Il se passe tellement de choses sous le ciel de
France !
En  1868, une maison de commerce anglaise envisage de demander
à la
France l'autorisation d'y établir un dépôt de charbon. La guerre
de 1870 interrompt le projet.
Avec les années 1890, l'intérêt colonial s'accroît. L'Angleterre s'intéresse
à ces îles désertes que l'on nomme maintenant Kerguelen en
souvenir du
marin breton. A titre préventif, sur les instances d'un
sénateur de la
Réunion, un navire de guerre, l'Eure, reprend une fois
encore possession de
l'archipel le 1er janvier 1893.
Désormais, les Kerguelen entrent dans la vie économique et scientifique.
Des pêcheries s'installent. Des expéditions se penchent sur la
flore, la faune,
la géologie de l'archipel.
Les Kerguelen appartiennent au patrimoine national.

*
**

LES CROZET
36
 
L'archipel des Crozet n'a pas dans la conscience française l'écho des
Kerguelen. Il est moins connu, moins cité. Peut-être parce qu'il est
plus
modeste de taille, plus à l'écart encore des grandes voies maritimes.
Toujours à la recherche du continent austral, le Malouin Nicolas
Marion
Dufresne découvre, le  13  janvier  1772, deux îles montagneuses.
Poursuivant sa route, il rencontre un autre archipel étalé sur environ
150 km. Son second, Crozet, en prend possession toujours par un
manuscrit
fiché cette fois au sommet d'une pyramide de pierre.
Quelques mois plus tard, Marion et vingt-huit de ses matelots seront
massacrés et dévorés par les Maoris de Nouvelle-Zélande. Crozet rendra
compte du voyage et des découvertes. L'honneur lui en reviendra.
L'archipel
découvert porte son nom.
Il était et restera inhabité, visité, à l'occasion, par des navigateurs,
des
équipages de navires de guerre ou des chasseurs de phoques. Des
naufragés
y vécurent en Robinson dans l'attente d'un secours.

*
**

SAINT-PAUL ET AMSTERDAM37
 
Connues depuis longtemps de par leur position plus septentrionale
que
les îles précédentes, Saint-Paul et Amsterdam38 offrent surtout des
curiosités
naturelles.
Saint-Paul est un volcan mais où la chaleur sort du sol. Le lac de
son
cratère s'ouvre sur la mer par un goulet étroit. Amsterdam, à
l'encontre, est
une pyramide tronquée dressée sur l'Océan. Marais et
tourbières occupent
son plateau central.
Ces îlots, sans grande valeur, la France en a pris possession en
juillet  1843. Le site intéressait des pêcheurs de la Réunion. Il fallut
cependant dépêcher un navire de guerre. Toujours les desseins anglais
si
prompts à contrarier les visées françaises.
Depuis, la pêche réunionnaise y poursuit ses activités.
Toutes ces îles, Kerguelen, Crozet, Saint-Paul et Amsterdam, comme
la
Terre Adélie, ont été, en  1924, rattachées au gouvernement général
de
Madagascar.

*
**

LA TERRE ADÉLIE
 
L'honneur revient à Dumont d'Urville39 d'avoir bourlingué aussi
bien dans
les mers chaudes que dans les mers froides. Ce marin sut
être complet.
Ses campagnes en Océanie lui valent d'être remarqué par Louis-Philippe.
Le roi, en 1837, lui confie la charge d'un voyage scientifique
avec mission
de reconnaître l'univers austral encore inconnu :

«  Vous étendrez vos recherches vers le pôle autant que


pourront le
permettre les glaces polaires40. »

Dumont d'Urville s'éloigne avec deux corvettes, l'Astrolabe et la Zélée.


En janvier  1838, profitant de l'été dans l'hémisphère sud, il prend un
premier contact. Très vite bloqué par les glaces, il doit reconnaître son
échec. Il n'a pas dépassé le  64e parallèle et n'a donc pas
atteint le cercle
polaire.
Instruit par l'expérience, il appareille de Tasmanie le  1er janvier
1840.
Servi par un temps clément qui, en contrepartie, ralentit la navigation à
voile, il trouve la terre le 21 janvier suivant. Il la baptise du
prénom de sa
femme, Terre Adélie, et pendant trois jours longe la côte sur 120 milles. Il
fait débarquer une petite équipe, prélève des
échantillons et dresse une
carte. (Entre les  134e et  139e degrés est du
méridien de Paris, par  66o 30,
soit sous le cercle polaire.)
Le Français est ainsi le premier à avoir abordé le continent
antarctique41.
La France peut, à partir de cet antécédent, revendiquer
des titres à
possession.
Des titres qu'elle oubliera longtemps. Il faudra attendre le docteur
Charcot pour revoir le pavillon tricolore sur la banquise  : en  1903-1907,
avec le Français, en  1908-1910  avec le célèbre Pourquoi-pas  ? dans le
naufrage duquel Charcot trouvera la mort en 1936.
En 1924, enfin, sur les instances de ce même Charcot, puis en 1938, deux
décrets officialiseront la Terre Adélie comme possession française
et la
rattacheront au gouvernement général de Madagascar, ponctuant
provisoirement un débat qui n'est pas clos devant les revendications
internationales.

*
**
La France, pour sa part, se regarde chez elle entre le pôle Sud et
les
méridiens 136 et 132 est de Greenwich42.

1  La congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, fondée en  1800  par
le père Coudrin,
s'est installée en 1805 rue de Picpus, d'où le nom de ses disciples.
La Société de Marie, créée par le père Colin dans le Lyonnais, reçut l'approbation pontificale
en 1836. De là encore le nom donné à ses membres.
2  Aristide Dupetit-Thouars (1760-1798), commandant du Tonant, trouva une
mort héroïque à
Aboukir.
Abel Dupetit-Thouars (1793-1864). Vice-amiral.
3  L'enseigne de vaisseau Bruat avait été fait prisonnier par les Barbaresques,
peu avant la prise
d'Alger, lors d'un débarquement. Il avait fait preuve d'une
grande fermeté.
4 Même s'il doit être entériné par Paris.
5  Lettre de Lord Aberdeen, du Cabinet britannique, à Lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre à
Paris.
6 Cet autoritarisme, pas toujours nuancé, du père Laval donnera prétexte à
questions, enquête et
même débats au Parlement. Sur le fond, rien ne poura être
véritablement reproché à ce prêtre à la
rigueur parfois d'un autre âge.
7  La Nouvelle-Calédonie couvre  16  750  km2, soit une superficie d'environ deux
fois la Corse.
Avec l'Archipel des Loyauté, 100  km à l'est, l'île des Pins au sud-est, les minuscules îlots des
Chesterfield au nord-ouest, l'ensemble néo-calédonien
atteint 19 103 km2.
8  On sait que «  Calédonie  » était l'appellation romaine pour désigner la région
correspondant,
sensiblement, à l'Écosse.
9  Magnifique aventure que celle de ces serviteurs de Dieu. L'un d'entre eux
passera plus d'un
demi-siècle en Nouvelle-Calédonie. Le père Rougeyron, arrivé à
Balade le  21  décembre  1843, y
mourra le 14 novembre 1902 à quatre-vingt-cinq
ans, dans la soixantième année de sa vie sacerdotale
en Océanie. Monseigneur
Douarre mourra jeune, à quarante-trois ans.
10 La petite histoire rapporte que le commodore anglais, en poste en Australie,
qui avait retardé
l'exécution des ordres qui prescrivaient de s'emparer de la Nouvelle-Calédonie, fut emporté par un
coup de sang en apprenant l'opération réalisée
par les Français. Quant au chef canaque de l'île des
Pins, reçu avec des honneurs
royaux à bord de l'Herald, il fut proprement jeté à la mer lorsqu'il
annonça avoir
déjà traité avec les Français. Il dut regagner son rivage à la nage. Le fair-play
n'est pas
toujours britannique.
11 Le nom de Port-de-France sera abandonné au profit de Nouméa pour éviter
une confusion avec
Fort-de-France en Martinique.
12 Les Français, en la matière, n'ont rien inventé.
Les Anglais pratiquaient la transportation depuis  1787. Leurs convicts étaient
envoyés en
Australie. Le pays actuel y puise ses origines. Ainsi fut fondée la ville
de Sydney. (160 000 bagnards
ont été déportés en Australie jusqu'en 1867, date
de la suppression de la transportation.)
13 Elle était auparavant, rattachée à Tahiti. Les îles Loyauté ont été occupées
en 1864.
14 Qui, plus libre et disposant de moyens financiers, parviendra à s'échapper
en 1874.
15 L'île Nou a été achetée à l'Anglais Paddon qui s'y était installé en 1851
après l'avoir acquise aux
Mélanésiens.
16 Le rapport du général de Trentinian, envoyé sur place enquêter après la
révolte, sera accablant.
(Ce général de Trentinian est le père du général de Trentinian du Soudan.)
17 Concubine indigène.
18 Hachette.
19 Sa tête sera envoyée dans un bocal au Muséum d'histoire naturelle de
Paris... Elle se trouve sans
doute encore dans quelque réserve.
20 L'attitude des uns et des autres libéralisera leur régime et accélérera les
mesures de libération et
d'amnistie.
21  L'exploitation, dans les années  1980, fournit une centaine de milliers de
tonnes annuelles en
moyenne.
22 14 700 km2, peuplés d'environ 70 000 habitants en 1900.
23 On sait que les Hébrides sont un archipel britannique au nord-ouest de
l'Écosse.
24  Les Nouvelles-Hébrides exportent du bois  : santal, bois de rose, teck, acajou, et des produits
tropicaux : coprah, cacao, coton.
25 800 Français et 200 Anglais.
26 L'anecdote pourrait prêter à rire.
En 1840, un navire français est envoyé en mer Rouge pour prendre possession
de l'îlot inoccupé de
Perim. Il fait escale à Aden. Bien reçus et bien traités, les
marins français ne cachent pas leur mission
devant leurs collègues britanniques.
Ceux-ci appareillent au plus vite. A l'arrivée des Français,
l'Union Jack flotte sur
Perim.
27 Voyant cette ouverture, en 1868, des commerçants marseillais achètent l'îlot
de Cheikh Said qui
commande le détroit de Bab el-Mandeb contre  80  000  talari
en vue d'y constituer un dépôt de
charbon. La transaction, jamais intégralement
payée, sera une source de contestations avec
l'Angleterre et le Yémen.
28 Le talara (pluriel talari) vaut à l'époque 5,25 francs.
29 Ras : cap.
30 Le canal mesure 161 kilomètres et demi, de Port-Saïd à Suez
31  La population de la Côte française des Somalis est estimée au début du
XXe siècle à
environ 50 000 habitants sur 30 000 km2.
32 Allusion à la fameuse expression :
« Anvers, pistolet braqué au cœur de l'Angleterre. »
33 Les Comores : 2 000 km2, 47 000 habitants en 1900 (chiffre appelé à doubler
sous la présence
française).
34 Pas exactement. La Terre Adélie s'évase depuis le pôle Sud entre les
méridiens 134 et 139 est
de Paris. Melbourne est sensiblement sur le méridien 142.
35  Les Kerguelen se composent d'une île principale entourée d'environ  300  îles
ou îlots.
L'ensemble a une superficie de  6  500  km2. Le mont Ross, le plus haut
sommet, culmine
à 1 860 mètres.
36 Crozet : environ 500 km2.
37 Elles sont aujourd'hui érigées en parc national.
38  Saint-Paul est un triangle de  5  km sur  3, d'une superficie de  7  km2. Amsterdam couvre
environ 50 km2.
39 Jules Dumont d'Urville (1790-1842).
On lui doit notamment d'avoir retrouvé en 1828 les vestiges du naufrage de La
Pérouse à Vanikoro.
40  Instructions en date du  26  août  1837  du vice-amiral Rosamel, ministre de
la Marine et des
Colonies.
41 Encore qu'il y ait là aussi polémique.
Est-ce bien le Français Dumont d'Urville  ? Ou n'est-ce pas plutôt l'Américain
Wilkes  ? Wilkes
aurait découvert la terre ferme un jour plus tôt. Mais le doute
subsiste sur l'identification et même sur
la date.
42 Anticipant, on peut rappeler les Expéditions polaires françaises en Terre
Adélie en 1950 et la
création des bases permanentes de Fort-Martin puis Dumont
d'Urville.
Il faut aussi signaler le traité de Washington de  1958  conclu pour une durée de
trente ans
entre 12 grandes puissances et attribuant une portion du Continent
antarctique à chaque signataire.
 
Chapitre XXXIV

 
LA CROIX ET LE DRAPEAU
MONSEIGNEUR LAVIGERIE
 
L'évangélisation appartient aux racines mêmes de l'Église catholique.
Le
Christ n'avait-il pas dit :
« Allez enseigner toutes les nations et baptisez-les. »
Les Apôtres furent les premiers missionnaires à partir à la conquête
des
âmes de ceux que saint Paul appelait les païens. Leurs disciples, après
eux,
poursuivirent. Le résultat est connu. L'Europe, l'Afrique du Nord
durant un
temps, deviennent chrétiennes.
L'ouverture du Nouveau Monde offre un autre champ d'apostolat. Le
païen a simplement changé de nom. Il est le sauvage. Ce sauvage-là est
lui
aussi à baptiser.
La logique d'une foi encore nourrie d'une sève militante conduit donc
les
religieux à emboîter le pas des Conquistadores. La Croix accompagne
l'épée. En certains endroits, elle la précède même.
La France, sortie de ses guerres fratricides, s'intègre, on l'a vu, à ce
vaste
mouvement de conquête et d'apostolat. Le XVIIe siècle, grand siècle
colonial
d'une France rayonnante, est tout autant un grand siècle missionnaire.
Au déclin de l'esprit religieux du XVIIIe siècle, au creux absolu  –  en
apparence du moins  –  de la Révolution et de l'Empire, succède avec la
Restauration un nouvel essor missionnaire lié au renouveau de la foi. Le
mouvement s'accroît avec l'extension du domaine colonial. Le XIXe siècle
est le siècle missionnaire par excellence. Des ordres nouveaux surgissent.
Les volontaires se pressent avides d'apostolat et même de martyre. Alors
que peu à peu la France se déchristianise, des vocations nouvelles se
lèvent
pour porter l'Évangile outre-mer.
Ces Français, hommes ou femmes, qui partent propager leur foi
délaissent-ils ainsi leur sentiment national, abandonnent-ils leur
attachement à
la patrie de leur enfance ?
A cette question, le cardinal Lavigerie, le grand nom de l'action
missionnaire coloniale, apporte une réponse catégorique :

«  Dispersé sur tous les points du monde habité et jusqu'au fond des
contrées les plus barbares, le clergé des Missions françaises garde
partout à la France un amour
ardent. En la quittant, il renonce à tout ici-
bas, au sol
natal, aux affections des siens, à la vie même, car il en fait,
par avance, le sacrifice ; mais il conserve pieusement,
comme un dernier
et plus cher trésor, avec le culte de Dieu,
le culte de la patrie. Chargé de
perpétuer ses traditions les
plus pures, sa charité, sa foi, ses inspirations
généreuses, il
compte, parmi les jours les plus fortunés, ceux où, en
servant la religion et l'humanité, il peut servir et honorer le
nom de la
France1. »

*
**

Ainsi s'exprimait Henri Lavigerie, archevêque d'Alger et de Carthage,


devant Jules Grévy, président de la République française, le  20  mai  1882.
Une relation sommaire du comportement des «  Missions  » atteste qu'il
n'avait pas tort.

*
**

Il est a priori normal que le premier empire colonial, celui de la


Monarchie, voie une liaison étroite entre religieux et coloniaux. La
France
est un royaume catholique. L'Église bénéficie d'une place privilégiée et
imprègne profondément la vie quotidienne. Les curés des
paroisses, par
exemple, ne tiennent-ils pas  –  les communes n'existant
pas  –  les actes de
l'état civil ?
Des prêtres se joignent donc tout naturellement aux expéditions. Ils
s'associent aux prises de possession  ; ils contribuent aux nouvelles
créations. Le père Vimont marque par la célébration de la messe la
fondation
de Ville-Marie, futur Montréal. Le père Marquette est le fidèle
compagnon de Joliet dans sa marche vers le Mississippi. La mère Marie de
l'Incarnation est à l'origine des premiers établissements hospitaliers et
éducatifs de Québec.
Certains toutefois défrichent tout seuls. Le père Alexandre de Rhodes
(1591-1660), évangélise le Tonkin et la Cochinchine. Un siècle après son
apostolat, ces deux pays ont déjà chacun un évêque. Ce travail prépare
celui
de Pigneau de Béhaine. Il ouvre à la France les communautés indochinoises
christianisées. Celles-ci, par la suite, se tourneront plus volontiers vers les
Français que vers les mandarins annamites.
Après le temps mort de la Révolution et de l'Empire, l'action
missionnaire ne connaît pas de frontières. Elle est bien à l'image de la levée
de
ce second empire colonial qui s'édifie sur les cinq continents.
Elle n'en a alors, peut-être, que plus de mérite. Les rapports Église-État
évoluent. Ils ne sont plus ceux de la Monarchie. Restauration et
Second
Empire soutiennent le catholicisme avec une ardeur mesurée au
sommet et
plus réservée à la base. L'armée a bien souvent des réticences.
La Troisième
République, après trente années de cohabitation, opte pour
la séparation
officielle, manifestation tangible de l'anticléricalisme de plus
d'un
gouvernant. Les missions se ressentent de la rupture de 1904 et des
mesures
contre les Congrégations. Si les distances atténuent certains effets,
des
écoles, des infirmeries, tenues par des religieux, doivent fermer. La
France
ne se grandit pas et surtout n'y gagne rien en prestige près des
populations
indigènes.

*
**

Une femme, mais quelle femme, la mère Javouhey (1779-1853), ouvre


le
XIXe siècle missionnaire. Louis-Philippe l'appelait un «  Grand
homme  ».
Constamment sur la brèche, elle paye de sa personne. Elle
s'installe sur le
Sénégal, bien en amont de Saint-Louis. Puis elle part en
Guinée et enfin en
Guyane. Son rôle charitable, son action contre l'esclavage, lui valent le beau
titre de « Mère des Noirs ». Faidherbe se
souviendra de ses réalisations.
A des milliers de lieues, le 21 décembre 1843, Monseigneur Douarre et
quatre maristes s'établissent en Nouvelle-Calédonie. Le prélat se rend vite
compte des visées anglaises. Il redoute une annexion par la Grande-
Bretagne. Sa lettre au ministre de la Marine se fait pressante :
 
« Cette idée me fait mal, surtout quand je pense que le pavillon français a
flotté plusieurs années sur notre case. »
 
Il sera entendu2.
En  1872, le gouvernement français, accablé par la défaite, envisage
d'abandonner le Gabon. Monseigneur Bessieux, en Afrique depuis 1843,
y
dirige la mission catholique. L'amiral gouverneur le consulte sur
l'opportunité de ce départ.
« Amiral, lui réplique le prélat, nous sommes ici à une porte qui s'ouvrira
tôt ou tard sur un immense continent. Nous attendrons... Si vous
partez,
amiral, comptez sur nous pour maintenir haut et ferme le drapeau
de la
France. »
Ébranlé, le marin tranche. La France reste au Gabon.
De ces missionnaires, à barbe drue, à la soutane rapiécée, au propos
coloré, au dévouement inlassable mais aussi au patriotisme sans faille, le
père Augouard est peut-être l'un des plus représentatifs. Cet ancien
zouave
pontifical, futur vicaire apostolique de Brazzaville, ignore le
repos3.
En 1881, Brazza l'envoie rejoindre le sergent Malamine, l'enfant
perdu sur
les bords du Stanley Pool, pour le soutenir et l'aider à représenter la France.
Un an plus tard, le père Augouard négocie avec doigté
l'acquisition du site
de Pointe-Noire et permettra ainsi la réalisation d'une
base pour la marine.
Sans cesse sur les pistes et les rivières, il ajoute à
son actif le rachat de
plusieurs milliers d'esclaves. On le verra en  1911
lors des accords franco-
allemands sur l'Afrique équatoriale intervenir à
Paris pour que la France ne
cède aucune portion de son territoire. Ce
patriotisme actif lui vaudra la
rosette de la Légion d'honneur.
De cette action des missionnaires, Binger, colonial averti, a pleine
conscience. Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, il les appelle pour évangéliser
le pays. Il compte sur eux pour contrer l'Islam hostile à l'influence française.
Le père Dorgère est un peu du même style que le père Augouard. Il
est le
négociateur numéro un du Dahomey. L'amiral de Cuverville,
témoin de son
action, écrira de lui :
« La robe d'un religieux avait produit au Dahomey l'effet que n'avait
pas
obtenu une expédition de guerre, c'est-à-dire la pacification des esprits
et le
retour aux sympathies françaises sans ressentiments. »
Le père Augouard n'est pas seul à lutter contre l'esclavage. En Oubangui,
les spiritains construisent des «  villages de Liberté  » à l'intention de
ceux
qu'ils rachètent avec l'aide de la Société anti-esclavagiste. Cette
œuvre
humanitaire assure des ralliements à la France.
Dans cette brève énumération, pourquoi avoir oublié Monseigneur
Kobès
au Sénéral, le père Peyriguère au Maroc, le père Baudin au Dahomey, le
père Kieffer au Congo, Monseigneur Gaspar en Annam, Monseigneur
Charbonnier en Cochinchine, mère Amélie de Vialar en Algérie,
le père de
Villèle à Madagascar, le frère Scibillion à la Réunion, les pères
Moreau et
Allaire en Oubangui et Haut Congo  ? Oui, pourquoi pas eux,
et pourquoi
pas d'autres  ? Il n'est pas de réponse satisfaisante4. De tous
ces
missionnaires, anonymes ou plus fameux, deux personnalités cependant se
détachent  : le cardinal Lavigerie et le père Charles de Foucauld.
Leur
rayonnement de leur vivant – et plus encore après sa disparition
pour le père
de Foucauld – a pesé dans l'action missionnaire.

*
**

Monseigneur Lavigerie, prélat voyant, ne laisse pas indifférent. Il fait


tout pour qu'il en soit ainsi. Il frappe fort de la crosse et du verbe. Il
ne
connaît qu'une vérité, la sienne, dut-il déformer la réalité. Il aime les
premiers rangs. Il y préfère même la première place. Un compliment le
ravit. Une ovation populaire le comble.
Petits ou grands travers d'une éminence qui dans l'attente des
satisfactions éternelles ne dédaigne pas celles que sa haute dignité lui
autorise
ici-bas ?
Ce cardinal n'offre pas que ce visage. Il rayonne. Il bâtit. Il entraîne.
Intervenir au plus haut niveau pour obtenir satisfaction ne le rebute pas.
Il
sait être généreux et charitable. Il se dépense sans compter pour la
cause
qu'il a choisie. En final, son œuvre, spirituelle et matérielle, lui
survit.
Charles Lavigerie est né près de Bayonne en 1825. Sa vocation surprend.
Elle éclot dans un milieu aisé mais peu suspect d'ardeur religieuse.
Elle est
donc sincère et répond à une foi réelle.
Sujet brillant, l'abbé Lavigerie se retrouve à trente-sept ans évêque de
Nancy. Il est le plus jeune évêque de France. Auparavant, un bref séjour
en
Orient lui a fait rencontrer l'Islam. Il a pu mesurer sa force. Il a pu
jauger
son opposition à la pénétration européenne et chrétienne.
C'est à Nancy que lui parvient, le 17 novembre 1866, une proposition
du
maréchal de Mac-Mahon. Le gouverneur général de l'Algérie lui offre
de
venir à Alger assurer la succession de Monseigneur Pavy décédé5. Dans
l'esprit de Mac-Mahon, il s'agit uniquement d'être le pasteur des
ouailles
européennes déjà nombreuses6. D'origine latine pour la moitié,
elles sont
profondément attachées au catholicisme.
Lavigerie répond d'enthousiasme. Mais ses pensées sont bien différentes
de celles du gouverneur. Il ne tardera pas à le montrer. Il vient pour
conquérir les âmes et reconstruire la vieille Afrique chrétienne de saint
Augustin.
Intronisé à Alger, le nouvel évêque se trouve, presque de suite,
confronté
à une misère extrême. La terrible famine de  1867, l'épidémie
de choléra,
font des milliers de victimes parmi la population indigène.
(L'administration
reconnaîtra un peu plus de cent mille morts.) Monseigneur Lavigerie
s'efforce de porter aide aux malheureux. Il se préoccupe
surtout des enfants.
Il recueille, autant qu'il le peut, ceux qu'il appelle
«  les orphelins de la
famine  ». Il les nourrit, les éduque. Allant plus loin, il s'efforce de leur
transmettre la foi chrétienne.
Le respect de l'Islam appartient à l'héritage de Bourmont. La capitulation
du 5 juillet 1830 le prévoyait sans ambiguïté. Cette clause, sous
réserve de
la mainmise sur quelques mosquées – cas de la cathédrale
d'Alger –, a été
respectée. L'armée y a toujours vu une des conditions
premières de la
pacification. Le nouvel évêque d'Alger ne l'entend pas
ainsi :

« Il faut relever ce peuple. Il faut cesser de le parquer


dans son Coran,
comme on l'a fait trop longtemps par tous
les moyens possibles. Il faut
lui inspirer, dans ses enfants
du moins, d'autres sentiments, d'autres
principes. Il faut
que la France lui donne, je me trompe, lui laisse
donner
l'Évangile, ou qu'elle le chasse dans les déserts, loin du
monde
civilisé... Hors de là, tout sera un palliatif insuffisant
et impuissant7. »

Le conflit est désormais permanent entre évêque et palais du gouverneur.


Mac-Mahon supporte très mal l'attitude de l'évêque dénonçant les
carences
de l'administration et faisant appel à la charité publique pour
secourir les
infortunés. La question de fond sur le comportement de la
France devant
l'Islam ne peut qu'aggraver le débat.
Pour obtenir satisfaction, Monseigneur Lavigerie force les portes du
cabinet impérial. Napoléon III l'écoute et acquiesce à demi. Lavigerie
pourra poursuivre son œuvre caritative.
Après ce signal d'alarme, Lavigerie reprend la route d'Alger et se remet
à
l'ouvrage. Il crée un orphelinat à Ben Aknoun, près d'Alger. En  1869,
il
fonde les Missionnaires d'Afrique que leur tenue blanche fera très vite
baptiser les Pères blancs. Ils sont bientôt épaulés par les sœurs blanches
pour l'action plus spécifiquement hospitalière et éducative.
La chute de l'Empire, la défaite, la Commune, la révolte de Mokrani
en
Algérie imposent un temps d'arrêt. Le calme revenu, le génie constructeur,
la fougue de l'évêque éclatent à nouveau. Il multiplie les initiatives,
bravant
les obstacles en dépit des difficultés matérielles (les subventions
publiques
lui sont retirées).
Il édifie, dans la vallée du Cheliff, deux villages de colonisation, Saint-
Cyprien et Sainte-Monique, pour recevoir les «  orphelins de la famine  »
devenus majeurs. Il bâtit un hôpital pour les indigènes aux Attafs, toujours
dans le Cheliff. Il achève la basilique de Notre-Dame d'Afrique sur
les hauts
d'Alger. Il implante des missions en Kabylie, vieux pays berbère
qu'il rêve
de voir retrouver sa foi ancestrale. Il envisage de relier l'Algérie
à
Tombouctou par une chaîne d'évangélisation à travers le Sahara. (La
tentative se termine tragiquement par le massacre des pères envoyés en
précurseurs.)
Il n'hésite pas, dès 1875, à conseiller au gouvernement français d'établir
le protectorat français sur la Tunisie. La Régence occupée et lui-même
promu archevêque de Carthage, il y élargit son action. Là aussi, il crée
des
collèges, des dispensaires, des missions.
Débordant résolument du Maghreb, il se tourne vers l'Afrique centrale.
Ses Pères blancs atteignent le Niger et les Grands Lacs – où les catholiques
seront persécutés  –  et deviennent l'un des grands ordres missionnaires du
continent africain.
En  1888, il lance une campagne anti-esclavagiste dénonçant le fléau
sévissant encore au Maroc, en Tripolitaine, au Sahara, au Soudan, en
Égypte, en Arabie, en Afrique orientale. Il va à Londres, à Bruxelles, à
Rome, à Gênes, à Milan, à Paris bien sûr, prêcher cette nouvelle croisade
qui provoque la levée de nombreux comités anti-esclavagistes et la tenue
d'un congrès à Paris. Le catholicisme se dresse en libérateur face à l'Islam
encore négrier.
Au couchant de sa vie, le cardinal Lavigerie – il a été promu cardinal,
par
Léon XIII en  1882  –  ponctue cette activité inlassable par un acte
d'une
grande audace politique. Recevant le  12  novembre  1890  l'escadre
de la
Méditerranée à Alger, il recommande aux catholiques français de
se rallier
au pouvoir établi, c'est-à-dire à la République. Le «  toast d'Alger  »
déclenche un tumulte lourd de polémiques contre son auteur.
Le  25  novembre  1892, le «  grand cardinal  » quitte ce monde. Alger,
Tunis lui font de grandioses funérailles. Un imposant monument funèbre
lui
est érigé dans la cathédrale de Carthage8.

*
**

La tentative de Lavigerie pour christianiser la population musulmane


d'Afrique du Nord se solde globalement par un résultat décevant9. Lucide,
le cardinal l'avait compris. Des années avant sa mort, il avait
écarté
l'apostolat direct au seul profit du rayonnement par la charité et
l'exemple.
Rien n'y fit. Écoles, ouvroirs, dispensaires, bien acceptés pourtant, n'ont pas
suffi pour transmettre le message évangélique.
Pourquoi cet échec  ? Il y a bien des raisons. Hostilité certaine de
l'administration et de l'armée. Anticléricalisme. Scrupules honorables de
respecter la liberté de conscience et les vieux engagements de 1830.
Certes, mais surtout solidité intrinsèque de l'Islam étayée par un autre
facteur. La religion s'affirme souvent le recours du nationalisme (le cas
présent du catholicisme polonais illustre ce rôle de la religion nationale).
L'Islam a été pour l'Algérie et les pays du Maghreb le meilleur rempart
de
leur spécificité (avec la langue). Il a été leur refuge.
Charles de Foucauld, bon connaisseur de l'âme musulmane, s'en était
rendu compte et ses propos sont prémonitoires :
«  Si nous n'avons su faire des Français de ces peuples, ils nous
chasseront. Le seul moyen qu'ils deviennent français est qu'ils deviennent
chrétiens10. »
L'Histoire, si elle se renouvelle, ne se refait pas, c'est bien connu. Elle
n'autorise que les constats ou les interrogations. Le refus de la France
de
christianiser le Maghreb, comme le préconisait le cardinal Lavigerie,
a
écarté les perspectives d'assimilation des populations indigènes.
Le cas d'Augustin Ibazizen, kabyle et chrétien francisé, devenu membre
du Conseil d'État, démontre que d'autres voies auraient pu être
ouvertes11.

*
**

A la pompe un peu ostentatoire du prince de l'Église, répond le


dénuement extérieur et la richesse intérieure d'un ermite épris d'absolu.
Pourtant, rien ne paraissait prédisposer Charles de Foucauld à un tel
destin. Il voit le jour à Strasbourg en  1858  dans une famille fortunée de
vieille noblesse. Orphelin à cinq ans, il est élevé par son grand-père, colonel
en retraite et ancien polytechnicien. A dix-huit ans, il entre à Saint-Cyr.
Parmi ses anciens, à l'École, Sarrail, Driant, le futur héros du bois
des Cors.
De sa promotion, Philippe Pétain. De ses jeunes, Henri Laperrine.
Saint-Cyr, Saumur. Les frasques commencent. Elles se poursuivent à
Sétif en Algérie. Charles de Foucauld aime la belle vie, dépense beaucoup.
L'armée se lasse de son inconduite, le rejette.
La guerre reprend dans le sud oranais. Bou Amama a prêché le djihad
chez les Ouled-Sidi-Cheikh-Garaba. Le lieutenant de Foucauld obtient de
retrouver son rang et son unité. Il se bat bien. « Payant constamment de
sa
personne, s'occupant avec dévouement de ses hommes, il faisait
l'admiration des vieux Mexicains12 du régiment, des connaisseurs13. »
Charles de Foucauld a maintenant vingt-quatre ans. Ces mois de
baroud
lui ont fait découvrir l'Afrique, l'Islam, les musulmans. Il se sent
brutalement attiré par ce pays si différent de ses horizons métropolitains.
Il donne sa démission de l'armée et décide d'explorer le Maroc. C'est
encore un pays fermé aux Européens (à l'exception des diplomates aux
libertés mesurées). Déguisé en israélite, et accompagné du rabbin algérois
Mardochée comme guide, Charles de Foucauld, venant de Nemours14,
débarque le  20 juin 1883  à Tanger. Son périple marocain durera près
d'un
an, jusqu'au 23 mai 1884.
Il traverse le Rif, visite Fez et Meknès, franchit le Haut Atlas, le Draa
et
le Sous. Il revient par le Moyen Atlas et la vallée de la Moulouya. Il
rejoint
enfin l'Algérie, terre française, à Marnia. Chaque jour, sur de
petits carnets,
il a noté, à la dérobée, son itinéraire, les renseignements
recueillis, les
relèvements de longitude et latitude effectués, toujours en se
dissimulant, au
sextant.
Rentré en France, il rédige la relation de son exploration. Sa
Reconnaissance du Maroc connaît un vif succès. Son auteur devient un
explorateur connu et célébré.
Entre mondanités et séjours d'études en Algérie, Charles de Foucauld
se
retrouve face à lui-même. Son long parcours au Maghreb l'a mis, lui
qui ne
pratique et ne croit plus depuis longtemps, au contact d'un univers
imprégné
de ferveur religieuse. Il s'interroge. Un ami de sa famille, l'abbé
Huvelin,
ancien normalien, guide cette conscience tourmentée. La foi, la
conversion
sont au terme d'une recherche spirituelle et intellectuelle. Des
années de
retraite, de renoncement, dans une trappe, en France et au
Levant, sont
encore nécessaires. Charles de Foucauld est ordonné prêtre
à Viviers
le 9 juin 1901. Il a alors quarante-trois ans.
Il demande et obtient l'autorisation de s'établir dans l'extrême sud de
la
province d'Oran, à proximité du Maroc.
Dès lors, jusqu'à sa mort, il meuble avec passion une existence un peu
irréelle. Ascète, mystique, prêtre, voyageur, écrivain15, il n'ignore que le
repos. Cinq heures de sommeil par nuit. Le tout dans un dépouillement
extrême. Un gourbi en toub et roseaux est son logement. Quelques dattes,
un peu de kesra et de café, sa nourriture. Comment peut-il résister à ce
rythme infernal  ? Laperrine, inquiet sur sa santé, lui envoie du lait
concentré, du sucre, des vivres pour «  refaire sa bosse  ». Il en distribue
l'essentiel. Charles de Foucauld a une foi qui l'alimente et le soutient.
Béni Abbès, au cœur de la vallée de la Saoura, au sud de Colomb-Béchar,
est sa première attache. Il est à la fois aumônier de la garnison
militaire et le
marabout très respecté. A partir de 1905, il se fixe à
Tamanrasset, au cœur
du Hoggar. C'est là qu'il mourra. Désormais, il
est le seul Français. Fort
Motylinski16, premier poste français, est à plusieurs heures de marche,
50 kilomètres. Le père goûte cette solitude. Souvent il grimpe à Asekrem,
à 2 300 mètres d'altitude :

«  Ici, mon ermitage est sur un sommet qui domine à peu


près tout
l'Ahaggar (le Hoggar), entre des montagnes sauvages au-delà desquelles
l'horizon, qui semble illimité, fait
penser à l'infini de Dieu. C'est un beau
lieu pour adorer,
méditer et rendre grâce17... »

Cette vie d'oraison, de méditation, ne l'empêche pas d'être


extraordinairement présent. A Béni Abbès, il recueille et nourrit les plus
démunis.
Il rachète des esclaves qu'il libère aussitôt. A Tamanrasset, il
soigne, il
éduque, il réconforte. Son apostolat est celui de l'exemple. Il veut
montrer
que son Dieu est un Dieu d'amour et de charité.
Cet expatrié n'est pas coupé du monde. Il écrit, il écrit beaucoup. A
sa
sœur, madame de Blic, à sa cousine, madame de Bondy, à ses amis,
militaires ou anciens militaires comme lui, Laperrine, Henri de Castries.
Ces militaires sont les plus proches de lui.
Soldat il fut, soldat il reste. Il en a parfois la rigueur.
«  Il faut les rejoindre et y aller rudement  », s'exclame-t-il devant les
méfaits d'une bande de pillards.
Il n'oublie et il ne renie rien de ses origines. Ancien Saint-Cyrien
oblige.
Laperrine, dès son arrivée, l'a perçu ! « Vous pouvez compter sur
lui comme
un instrument parfait de pacification et de moralisation. Il
fera là-bas en
petit ce qu'a fait le grand cardinal en Tunisie pour l'influence française. »
Laperrine, le vieux camarade de Saint-Cyr et du  4e chasseurs à cheval
dans le sud oranais, ne se croyait pas si bon prophète. Charles de Foucauld
est son meilleur atout. Il l'emmène avec lui dans ses tournées
« d'apprivoisement ». Il décide avec lui de son implantation au Hoggar.
Il
sait que dans cette citadelle au cœur du Sahara où transitent encore
les
caravanes d'esclaves montant vers le Maroc et la Tripolitaine, Charles
de
Foucauld sera le parfait représentant de la France auprès des populations
touarègues.
Le père conçoit bien sa mission ainsi.
Ami des populations dont il partage l'austérité et parle la langue, il est
aussi le conseiller et l'agent de renseignements des officiers français. Il
entretient des relations suivies et cordiales avec Moussa Ag Amastane,
l'Amménokhal du Hoggar, personnage influent. Il a ses informateurs un
peu
partout. Laperrine, et après lui les autres commandants des Oasis,
sont, par
son intermédiaire, pleinement informés de tout ce qui se trame.
Si l'homme est unanimement écouté et vénéré, le missionnaire est peu
entendu. La voix de Charles de Foucauld est bien « une voix qui crie
dans
le désert  ». Elle attire les cœurs. Elle ne draine pas les âmes. L'Islam
ne
lâche pas les siens.
Mais le rayonnement demeure. Ernest Psichari, le petit-fils d'Ernest
Renan, officier méhariste en Mauritanie, le constate en décembre 1912 :
«  J'ignore le nombre de musulmans qu'a convertis le
vénérable et
illustre père de Foucauld dans le Sahara septentrional, mais je suis
assuré qu'il a plus fait pour asseoir
notre domination dans ce pays que
tous administrateurs
civils et militaires18. »

*
**

La guerre est là. Charles de Foucauld s'interroge. Où est son devoir ?


Il
envisage de partir pour le front. Aumônier, brancardier ? Il choisit :

«  Vous sentez qu'il m'en coûte d'être si loin de nos soldats et de la


frontière : mais mon devoir est, avec évidence,
de rester ici pour aider à
y tenir la population dans le
calme. Je ne quitterai pas Tamanrasset
jusqu'à la paix19. »

Il a raison. Les Italiens dans le sud de la Tripolitaine (actuelle Libye)


plient le genou devant les Turcs et leurs alliés Senoussis20. Par sa sérénité,
Charles de Foucauld assure la permanence de la présence française alors
que les garnisons militaires se réduisent. A Fort Motylinski, pendant un
temps, on ne compte plus qu'un adjudant et sept soldats indigènes.
En ces temps combien difficiles pour la France, le chrétien, le moraliste,
le patriote se rejoignent. Depuis sa conversion ils ne font qu'un.

«  J'ai pleine confiance que Dieu gardera la France et


que, par celle
qui reste, malgré tout, la fille aînée de son
Église, Il sauvera les
principes de justice et de morale, la
liberté de l'Église et l'indépendance
des peuples21. »

Au début de  1916, la menace des Senoussis se précise. Djanet, sur la


frontière tripolitaine, a été évacuée. La prudence conseillerait de se replier.
Charles de Foucauld refuse. Il construit un bordj pour permettre à ses
protégés de s'y réfugier si besoin.
1er décembre  1916. Le danger senoussiste paraît écarté. Les troupes
françaises ont été renforcées. Charles de Foucauld écrit à Laperrine, alors
sur le front :
« Ici, grand calme, excellente attitude de la population. »
Sa modestie lui interdit de préciser qu'il est le grand responsable de ce
comportement des Touaregs. Chaque jour, il va, il vient, il écoute. Chacun a
compris que ce corps décharné, drapé dans une gandoura blanche,
ceint d'un
vieux ceinturon de cuir, recèle des trésors de bonté et de don
de soi. Alors,
on parle, on se confie.
L'ermite sent-il que les heures lui sont comptées ? Ce 1er décembre
1916,
il écrit beaucoup, à Louis Massignon  –  futur professeur au Collège
de
France  –  à sa sœur, à sa cousine, à Laperrine, au commandant de
Saint-
Léger lui aussi sur le front. A tous, il rapporte les événements présents et sa
foi en Dieu. A tous, il termine avant de signer :
« Je vous embrasse, comme je vous aime, dans le cœur de Jésus. »
Charles de Foucauld est prêt depuis longtemps. Seul dans le bordj, il
travaille à ses études sur la langue touarègue. Le jour décline. Il est
environ 19 heures.
Une quarantaine de Senoussis, infiltrés dans le Hoggar, s'approche
sans
bruit. El Madani Ag Soda, un fidèle des lieux, connaît les usages
du père. Il
sera l'instrument de la trahison. Il annonce l'arrivée du courrier. Sans
crainte, à la voix de l'un de ses familiers, le père entrouvre la
porte. Des
mains l'agrippent et le tirent à l'extérieur. Il se retrouve les
bras attachés
dans le dos. Le pillage, le pillage d'un maigre butin, commence.
Le père ne dit rien, sourd aux questions qu'on lui pose. On le somme
de
réciter la Chahada. Impassible, il prie.
Soudain, les guetteurs donnent l'alerte. Les deux méharistes porteurs
du
courrier arrivent. Des coups de feu claquent. L'un des deux militaires
est
tué ; l'autre, blessé, est achevé.
A l'écho de la fusillade, le gardien du père prend peur. Il porte le
canon
de son fusil à hauteur de la tête de l'ermite. La balle entre derrière
l'oreille
droite et sort par l'œil gauche.
A cinquante-huit ans, Charles de Foucauld est tombé pour sa foi et
pour
la France. Ceux qui l'ont frappé savaient ce qu'il représentait.

*
**

L'Église reconnaîtra-t-elle, un jour, officiellement Charles de Foucauld ?


Son procès en béatification, introduit en  1927, semble marquer le pas.
D'ores et déjà, des hommes, des femmes, ont répondu à son exemple.
Les
Petits Frères et les Petites Sœurs de Jésus, les Petites Sœurs du Sacré
Cœur
de Charles de Foucauld s'inspirent de son apostolat22.

*
**

Il serait injuste de n'évoquer que les missionnaires catholiques. De par


la
religion de la majorité des Français, ils tiennent le rôle essentiel. Un
apostolat protestant, plus modeste, existe. Ne pas le rappeler serait, entre
autres, oublier le docteur Albert Schweitzer, médecin mais aussi pasteur
à
Lambaréné23, ou le pasteur Mabille (1902-1976) en Oubangui-Chari
(actuelle Centrafrique).

*
**

Il faut conclure.
Des forêts québécoises à la brousse soudanaise, par les rizières
indochinoises, les coraux océaniques ou l'erg saharien, le même phénomène
s'est reproduit. Compagnons de Jacques Cartier ou de Champlain, émules
de la mère Javouhey, disciples de Lavigerie ou de Charles de Foucauld,
oubliés pour le plus grand nombre, des clercs en répandant la parole de
leur
Dieu se muent en serviteurs de leur patrie.
Certains reprocheront à ces gens d'Église d'avoir « emporté leur patrie
à
la semelle de leurs souliers24 » et d'avoir débordé de leur domaine
propre.
C'est un autre débat.
Il ne saurait éclipser un fait historique : l'influence politique, humanitaire,
culturelle de ces hommes et de ces femmes. Elle a contribué au
développement, même indirect, de l'expansion coloniale. Elle a apporté
une
dignité et une justice valorisant l'image de la France ternie par la
cupidité de
plus d'un. Elle a assuré un développement intellectuel porteur
d'avenir. La
Francophonie, cette communauté de langue et de culture, a
pris naissance,
bien souvent, face au tableau noir de fortune, dressé
devant une cabane
canadienne ou une case africaine. Qui, en toute bonne
foi, pourrait le
contester25 ?
Pour le reste, hors des sentiers de l'Histoire, chacun a le droit de
s'interroger.
1 20 mai 1882. Réponse à Jules Grévy, président de la République.
Le fait n'est pas propre à la France. Les missionnaires européens n'oublient pas
leur drapeau. Le
cas est particulièrement net avec les missionnaires anglais (protestants de surcroît).
2 L'action des Picpusiens dans les îles océaniques est identique. Cf.
chapitre XXXIII.
3 Les indigènes l'avaient surnommé Diata-Diata (Vite-Vite).
4 La longue liste des martyrs de la foi, victimes de leur apostolat mais aussi,
très souvent, de leur
nationalité française, mériterait d'être évoquée.
5 Monseigneur Pavy était le successeur de Monseigneur Dupuch, premier
évêque d'Alger.
6 Il y a environ 220 000 Européens en Algérie à cette date.
7 Lettre du 6 avril 1866 à l'Œuvre des Écoles d'Orient.
8  Monseigneur Lavigerie repose maintenant en la maison mère des Pères
blancs, via Aureli, à
Rome, la cathédrale de Carthage ayant été transformée en
musée après l'indépendance de la Tunisie.
9 Effectivement. Les statistiques, à caractère officiel, des Pères blancs donnent
en 1931 :
– 83 chrétiens à Saint-Cyprien et 11 catéchumènes,
– 82 chrétiens à Sainte-Monique,
– environ 600 chrétiens en Kabylie et une cinquantaine de catéchumènes.
C'est infime par rapport à l'effectif scolarisé et surtout à celui des malades
soignés annuellement
(environ 180 000).
Les Sœurs blanches, de leur côté, soignent :
– 180 000 malades en Kabylie,
– 250 000 malades dans le restant de l'Algérie,
– 180 000 malades au Sahara.
Chiffres extraits de Missions des Pères blancs, Anthony Philippe, o.c., 1931.
10 Lettre au duc de Fitz-James, 1912.
11  Cf. Le testament d'un berbère, o.c., d'Augustin Ibazizen. Le cas d'Augustin
Ibazizen illustre
aussi l'extrême rareté d'une telle situation.
12 Ceux qui avaient fait la guerre du Mexique quinze ans auparavant, sous
Napoléon III.
13  Général Laperrine, «  Étapes de la conversion d'un houzard  ». Revue de la
cavalerie, Paris,
octobre 1913.
14 Sur la côte, à l'extrême ouest de l'Algérie. Actuellement, Djemma Ghazaouet.
15 Son œuvre littéraire, outre sa correspondance, apparaît particulièrement
riche :
– Dictionnaire Touareg-Français,
– traduction de Poésies touarègues (575 très exactement), etc.,
– ainsi que de très nombreux écrits spirituels.
16 Fort Motylinski fut même édifié bien après l'implantation du père de Foucauld à Tamanrasset
(juin 1908).
17 Lettre à Henri de Castries, 10 décembre 1911.
18 Lettre à Monseigneur Jalabert, évêque de Sénégambie, à Dakar.
19 Lettre à sa cousine, madame de Bondy, le 15 septembre 1914.
20  Fondée en  1843  par Mohammed Ibn Ali es-Senoussi, la confrérie des
Senoussis et son
idéologie puritaine réformatrice se sont étendues rapidement sur
le Sahara oriental. Avant et pendant
la Première Guerre mondiale, les Senoussis
entrent en conflit contre Français de Tunisie et Italiens de
Tripolitaine.
Après la Seconde Guerre mondiale, leur chef devient roi de Libye (détrôné en
1969). Le rigorisme
religieux du senoussisme continue d'inspirer le nouveau chef
de l'État libyen, le colonel Kadhafi.
21 Lettre à madame de Bondy, 11 janvier 1916.
22  Charles de Foucauld repose aujourd'hui dans le cimetière des Pères blancs
à El Goléa.
Longtemps près de lui, son compagnon et ami, François Laperrine,
mort lui aussi en plein Sahara
le 5 mars 1920 à la suite d'un accident d'avion, a
été ramené en France en 1963.
23 Lambaréné, sur l'Ogooué, site cher à Brazza, est pratiquement sous l'équateur.
24  Danton, pourtant menacé, refusait de s'exiler, déclarant «  qu'on n'emportait pas sa patrie à la
semelle de ses souliers ».
25  Un tableau statistique de la situation des Missions catholiques dans les Colonies françaises
(établi en 1930) permet de mieux situer le travail effectué...

Églises et chapelles 8 832


Écoles 2 806
Orphelinats 351
Hôpitaux 131
Dispensaires 304
Asiles 57
Léproseries 29
Élèves 217 487
Orphelins 20 237
Malades 380 326
Consultations 3 652 665
Protégés 5 279
Lépreux 3 174

Ces chiffres des réalisations matérielles expliquent l'audience.


 
Chapitre XXXV

 
ARMÉE COLONIALE
 
Conquérir, surveiller, défendre un empire implique des effectifs. Pour
trouver ces bras et ces poitrines, les grands conquérants ont toujours
su
gonfler leurs rangs en puisant hors de leurs nationaux. Les contingents
barbares montent la garde le long du «  limes  » romain face à
d'autres
barbares. Les Arabes envahissent l'Espagne et la France méridionale avec
les Berbères nord-africains levés sur place. Les croisés
aux garnisons
squelettiques enrôlent des Syriens, des Arméniens. Les
exemples abondent
jusqu'à la Grande Armée de Napoléon Ier qui
s'ébranle, plus étrangère que
française, pour la campagne de Russie.
L'Empire français n'échappe pas à cette règle. Officiers et administrateurs
recrutent largement sur place pour trouver les hommes que la
métropole
leur mesure. De là l'Armée d'Afrique et les Troupes Coloniales.

*
**

L'Armée d'Afrique a vu le jour le  14  juin  1830. Elle a disparu le


3 juillet 1962. Certes, son existence pratique ne s'intercale pas exactement
entre ces 14 juin 1830 et 3 juillet 1962. Ces deux dates ont néanmoins une
signification profonde. L'Armée d'Afrique est liée à la
présence française en
Afrique du Nord, en Algérie plus particulièrement. Elle n'existe plus une
fois la France partie des rivages nord-africains. Son nom même peut prêter
à équivoque. L'Armée d'Afrique
n'est pas celle du continent africain dans
son ensemble. Elle est celle
de cette terre abordée en  1830, qui pour les
Français de l'époque s'appelait l'Afrique et pour les Musulmans le Maghreb.
L'Armée
d'Afrique est l'armée de l'Afrique du Nord, Algérie, Tunisie,
Maroc1,
Cette terre ensoleillée voit naître zouaves, tirailleurs, goumiers,
spahis,
chasseurs d'Afrique, bataillonnaires, légionnaires et autres..
*
**

LES ZOUAVES
 

Bourmont a pris Alger avec la ligne, cette vieille infanterie héritière


des
bandes de la Royauté, des demi-brigades de la République et des
régiments
de l'Empire2. Le commandant en chef est trop intelligent
pour ne pas
imaginer que très vite le ministère de la Guerre rappellera
une partie du
corps expéditionnaire. Comme ses prédécesseurs turcs,
il envisage d'avoir
recours aux services des Kabyles de la tribu des
Zaoua. Destitué à la suite
de la chute de la Seconde Restauration, il
laisse le projet à son successeur
qui le mène à bien. Le 1er octobre
1830, Clauzel signe l'arrêté organisant le
« Corps des Zouaves », unité
indigène à encadrement français3.
Deux bataillons de zouaves sont mis sur pied. Les régiments seront
créés
à partir de  18524. Cette nouvelle troupe attire des officiers de
valeur,
soucieux de s'adapter au terrain et à l'adversaire, à l'heure où
la conquête de
l'Algérie commence. Duvivier, Lamoricière, seront les
premiers patrons des
zouaves appelés, assez vite, à se transformer.
L'élément algérien disparaîtra.
Les zouaves seront Européens, partout
présents de l'Algérie au Tonkin.
Figure excessivement populaire de l'Armée française tout au long
du XIXe
siècle, avec son pantalon bouffant, sa veste courte à tresse
jonquille, sa
ceinture de flanelle et sa chéchia de travers, le zouave,
aujourd'hui, s'est figé
dans la pierre d'une statue aux pieds souvent
mouillés. Traversant le pont de
l'Alma, combien de Parisiens sauraient
situer le fait d'armes que l'ouvrage
veut honorer5 ?

*
**

LES TIRAILLEURS
 

Les tirailleurs seront ce que les zouaves auraient dû être  : une


troupe
spécifiquement indigène.
En Algérie, la conquête chasse devant elle le pouvoir existant. Dey
et
beys sont réduits à la fuite ou à l'exil. L'infrastructure militaire en
place,
Turcs, couloughlis, Algériens, tribus alliées, se retrouvent face
aux
vainqueurs. Pour ces soldats de métier, l'alliance avec ce vainqueur est
souvent préférable à l'expulsion ou la vindicte des
populations6. Les milices
turques d'Ibrahim à Bône, d'Ahmed Bey à
Constantine, donnent naissance
dès 1832 et 1837 à des bataillons dits
turcs. Le même processus se produit
en Oranie où le bataillon turc du
bey d'Oran s'est rallié avec armes et
bagages à Mostaganem et Mascara. Ces bataillons sont la souche, en 1842,
de trois nouveaux bataillons, bataillons de tirailleurs indigènes d'Alger et du
Titteri, d'Oran,
de Constantine.
Les tirailleurs algériens existent désormais en puissance. La création
officielle des régiments de tirailleurs algériens, appellation destinée à
subsister, n'interviendra qu'en 18567.
Les «  Turcos  » seront une des composantes majeures de l'Armée
d'Afrique, présents dans les grandes mêlées comme les tirailleurs tunisiens
et marocains créés à leur modèle8. L'expansion coloniale fera
largement
appel à eux. Le 1er R.T.A. aura, en particulier, l'honneur
de fournir l'escorte
de la Mission Foureau-Lamy dans sa marche jusqu'au Tchad. Leur musée
du souvenir, à Blida, leur garnison, présentera jusqu'en  1962  le sabre à la
turque de Rabah et celui, droit et
règlementaire de l'Infanterie française, de
son vainqueur, le commandant Lamy.
Chéchia, nouba, bélier, sur un fond de «  Les Turcos sont de bons
enfants », évoquent souvent les tirailleurs. Cette note folklorique et
haute en
couleur ne saurait faire oublier que des milliers et des milliers
de tirailleurs
algériens, tunisiens ou marocains, sont tombés au service
de la France.

*
**

LES BATAILLONS D'INFANTERIE LÉGÈRE


D'AFRIQUE
 

«  Et pourtant on dit qu'au feu ils vont bien  !  » écrivait à leur sujet
le
colonel Montagnac, héros malheureux de la tragédie de Sidi-Brahim.
Certes. Ils ont à se racheter. Leur passé n'est pas blanc. « Ils », ce
sont les
« Zéphyrs », sortis des ateliers et des compagnies de
condamnés. Capables
du meilleur comme du pire, ils défendent Mazagran avec énergie mais
massacrent sans vergogne les malheureux fellahs passant à leur portée.
Troupe difficile, les Bataillons d'Infanterie légère d'Afrique, créés
officiellement en 1832 et 1833, à défaut d'être un exemple, sauront,
comme
l'annonçait Montagnac, se battre courageusement. Ils le prouveront en 14-
189.

*
**

LES GOUMIERS
 

Derniers venus, ou presque, ces rudes guerriers marocains, drapés


dans
leurs djellabas brunes, se créeront une légende encore vivante.
Compagnons
de l'Homme Rouge, combattants du Garigliano, ces
visages basanés,
encadrés par le traditionnel turban des sujets de l'Empire chérifien,
porteront très haut, pendant près d'un demi-siècle, les
vertus militaires de
leur race.
Les premiers goums sont algériens10. La levée d'une centaine de
supplétifs indigènes, commandés par un officier français, est une vieille
donne des campagnes d'Afrique du Nord. Ces auxiliaires occasionnels,
par
leur connaissance de la langue et du pays, jouent avec profit le
rôle
d'éclaireurs. L'un de ces goums, enrôlé sur les hauts plateaux de
la frontière
algéro-marocaine, débarque à Casablanca, en août  1907,
avec le corps
expéditionnaire du général Drude. Celui-ci se rend vite
compte de l'intérêt
de la formule.
Le 3 octobre 1907, en relève du goum algérien rapatrié, est constitué
le
premier goum marocain à deux pelotons de  50  cavaliers fournis par
les
tribus ralliées de la Chaouia. Les goums seront bientôt au nombre
de 6, et
monteront jusqu'à  5111. Regroupés, ils formeront les célèbres
tabors12  au
souvenir à jamais lié à celui de leur illustre chef, le colonel
puis général
Guillaume13.

*
**

LES SPAHIS
 
Les spahis algériens ont un parrain, Yousouf14, esclave, mamelouk
et
général de l'Armée d'Afrique, leur fondateur.
Quelle destinée ! Né très certainement italien et chrétien, enlevé
encore
enfant par des corsaires, élevé près du Bey de Tunis, il se
retrouve à vingt
ans, en juillet 1830, à la solde des Français pénétrant
en Algérie.
Le jeune Yousouf est téméraire, intelligent, parfait connaisseur du
milieu
ambiant et peu regardant sur les principes. Ses talents de
sabreur, son
autorité naturelle le poussent en avant. Clauzel lui confie
le soin de mettre
sur pied un escadron de mamelouks dans la tradition
napoléonienne15.
Promu capitaine à titre provisoire, Yousouf enrôle une centaine de
cavaliers de sac et de corde, prêts à toutes les aventures. Ils deviendront les
spahis16. Spahis réguliers d'Alger, Oran et Bône d'abord,
régiments de
spahis en 1845.
Yousouf, et avec lui Marey, Thorigny, mais surtout Yousouf insufflent
l'esprit spahi : Audace, Vitesse. Panache.
Déboulant sans retenue, les spahis font les beaux jours de la
conquête.
Yousouf les mène à la prise de la smala d'Abd el-Kader, à
la bataille d'Isly.
Les têtes volent sur leur passage. Leur chef n'est pas
un tendre. Mieux vaut
un ennemi mort que vivant.
De charges en charges, de coups de yatagan en coups de yatagan,
Yousouf est promu général et grand officier de la Légion d'honneur.
Aussi
beau que brave, ses succès d'alcôve n'ont d'égal que ses
prouesses
guerrières. Sous le Second Empire, décrié par les uns, courtisé par les
autres, Yousouf est un personnage en vue. Revenu à la
religion de son
enfance, marié à une héritière de bonne famille, il est
nommé commandant
de la division d'Alger puis de celle de Montpellier. La maladie seule, à
cinquante-huit ans, a raison de ce trompe-la-mort perpétuel. Sur son lit
d'agonie, il lance son dernier cri : « En
avant ! »
En avant ! Les spahis s'en souviendront.
Sur leurs drapeaux : Taguin, Isly – Zaatcha – Extrême-Orient –
Maroc –
  Aisne  –  Artois  –  Champagne  –  Somme  –  Vosges  1944
–  Rome  1944  –
 Indochine 1949-195417.

*
**

LES CHASSEURS D'AFRIQUE


 

Ils seront durant la conquête de l'Algérie les grands concurrents des


spahis, que chronologiquement ils précèdent, avant de s'en aller, eux
aussi,
chevaucher dans l'espace colonial français.
Leur parcours n'est pas sans analogie avec celui des zouaves. Unités
mixtes aux origines, les chasseurs d'Afrique deviennent progressivement
une troupe européenne. Aisément identifiables avec leur taconet
à large
visière et pompon, ils sont comme les spahis des sabreurs dont
l'irruption,
souvent, enlève la décision. Peut-être y a-t-il chez eux plus
de force et de
cohésion que chez les spahis friands de l'escarmouche
et de l'exploit
individuel. Cinquante d'entre eux seront à la prise de la
smala.
Les  1er et  2e régiments de chasseurs d'Afrique sont créés en
novembre  1831. Le  3e, par dédoublement du  1er, un an plus tard. Le
4e
en 1839.
Un siècle plus tard, la chenille remplacera le cheval. Onze régiments
de
chasseurs d'Afrique seront présents avec éclat dans les campagnes
de la
Libération.

*
**

LA LÉGION ÉTRANGÈRE
« Quand chasseurs et marsouins, ces héros de légende,
Reviennent des combats, par le feu décimés,
Un grand chef dit toujours : Pour que tombe l'obstacle,
Envoyez la Légion ! La Légion passera ! »

Quel officier de Légion, un soir de dégagement, n'a pas lancé ce


couplet ?
La Légion sait tout faire, sauf... Elle ne sait pas être modeste. Elle
a, il est
vrai, quelque répondant depuis un certain décret de 1831 :
« Il sera formé une Légion composée d'étrangers. Cette Légion portera le
nom de Légion Étrangère. »
Signant ce texte, Louis-Philippe n'innove pas. Il est de longue tradition de
voir les étrangers servir la France. Les Suisses ont été aux
Tuileries,
le 10 août 1792, les ultimes et valeureux défenseurs du roi.
Fidèles jusqu'au
bout, ils sont tombés à leurs postes.
Les temps sont favorables à un tel retour en arrière. L'Europe est
riche de
disponibilités. Paupérisme, bouleversements politiques (1830  a
été une
année de révolutions), crises personnelles, poussée démographique, laissent
des hommes face à eux-mêmes, avides de trouver un
refuge, un exutoire, un
but. La Légion nouvellement créée a matière
à recruter.
Les débuts sont ingrats pour ne pas dire difficiles ; le système se
cherche.
Le regroupement par nationalités n'entraîne pas la cohésion
indispensable.
Il faudra attendre l'amalgame institué par le colonel
Bernelle à l'arrivée en
Espagne en 183518.
Mais l'Algérie de la conquête est là. Destinée par ses statuts à
combattre
et à œuvrer hors du « Territoire continental du Royaume  »,
la Légion y a
obligatoirement sa place. Elle a, du reste, été créée dans
cette intention.
Derrière des chefs qui s'appellent Combes, Saint-Arnaud, Bedeau, Mac-
Mahon, elle est à Constantine, Djidjelli, Médéa,
Miliana, M'Chounech,
Zaatcha. La légende prend corps. Ce sera
Cameronee le  30  avril  1863,
l'Indochine, le Dahomey, Madagascar, le Maroc, la Syrie. La Légion est de
toutes les campagnes coloniales (des
autres aussi).
La discipline forge l'outil. La camaraderie soude les rangs. L'esprit
de
corps exalte les cœurs. Le légionnaire se bat et meurt pour sa
propre gloire,
pour celle de ses camarades, de ses chefs, de son unité. Pour ces hommes
rudes issus des quatre coins de l'Europe, la Légion
est plus qu'une famille.
« Legio Patria Nostra ». Légion notre Patrie.
La Légion combat. Elle bâtit plus encore.
«  La montagne barrait la route. L'ordre fut donné de passer. La
Légion
l'exécuta. »
Tunnel du légionnaire. Chaussée du légionnaire. La masse et la pioche du
légionnaire sont passées par là. Sidi-Bel-Abbès en est un
exemple.
En 1843, Bugeaud, sur un site d'étape de l'arrière-pays oranais, ordonne
la création d'un poste militaire. Il le confie à la Légion. Non
loin se dresse la
koubba de Sidi-Bel-Abbès. La Légion fera de l'endroit sa maison mère,
édifiera une des plus belles villes de l'Algérie française, lui donnera une
renommée mondiale.
Grand quartier, petit quartier, quartier Vienot, boulevard Rollet, ces noms
parlent à tous ceux qui, un jour, ont osé en franchir le seuil. Là, s'est forgée
l'âme de la Légion se préparant à affronter les champs
de bataille du
monde19.
La Légion a aussi ses poètes.
A mes hommes qui sont morts
et particulièrement à la mémoire de Tiebald Streibler
qui m'a donné sa vie le 3 mars 1885.
Siège de Tuyen-Quang
 
Mes compagnons, c'est moi ; mes bonnes gens de guerre.
C'est votre Chef d'hier qui vient parler ici
De ce qu'on ne sait pas, ou que l'on ne sait guère ;
Mes morts, je vous salue et je vous dis : Merci.
....................
Jamais Garde de Roi, d'Empereur, d'Autocrate,
De Pape ou de Sultan ; jamais nul Régiment
Chamarré d'or, drapé d'azur ou d'écarlate,
N'alla d'un air plus mâle et plus superbement.
 
Vous aviez des bras forts et des tailles bien prises,
Que faisaient mieux valoir vos hardes en lambeaux ;
Et je rajeunissais à voir vos barbes grises,
Et je tressaillais d'aise à vous trouver si beaux.
 
Votre allure était simple et jamais théâtrale ;
Mais, le moment venu, ce qu'il eût fallu voir,
C'était votre façon hautaine et magistrale
D'aborder le « Céleste » ou de le recevoir.
....................
N'ayant à vous ni nom, ni foyer, ni Patrie,
Rien où mettre l'orgueil de votre sang versé,
Humble renoncement, pure chevalerie,
C'était dans votre chef que vous l'aviez placé.
....................
Si parfois, dans la jungle où le tigre vous frôle
Et que n'ébranle plus le recul du canon,
Il vous semble qu'un doigt se pose à votre épaule,
Si vous croyez entendre appeler votre nom ;
 
Soldats qui reposez sous la terre lointaine,
Et dont le sang donné me laisse des remords,
Dites-vous simplement : « C'est notre Capitaine
Qui se souvient de nous... et qui compte ses Morts. »
 

Capitaine de Borelli20 

*
**

LES CHASSEURS
 

Les chasseurs, chasseurs de Vincennes d'abord, d'Orléans ensuite,


enfin à
pied21, n'appartiennent pas à l'Armée d'Afrique. C'est cependant en Afrique
du Nord, bien avant les grands sacrifices de 14-18,
qu'ils se sont hissés au
rang des meilleurs. N'est-il pas inscrit sur leur
drapeau : « Isly 1844 – Sidi-
Brahim 1845 » ? N'est-ce pas en Oranie
qu'ils ont vécu leur Golgotha, Sidi-
Brahim, devenu pour eux le Camerone des légionnaires ou le Bazeilles des
coloniaux ?
Les chasseurs sont nés de l'expérimentation d'une nouvelle arme, à
canon
rayé et à percussion centrale, la carabine Delvigne-Pontcharra.
Le  21  août  1837, une compagnie de chasseurs est mise sur pied, à
Vincennes, afin d'en poursuivre les essais techniques et tactiques. La
compagnie se transforme en bataillon envoyé en Algérie en janvier
1840 pour y vivre la seule expérience valable, celle de la guerre.
Les résultats obtenus conduisent Louis-Philippe à signer, le
29 septembre 1840, un décret :

« Article 1er.  –  Il sera formé dix Bataillons de chasseurs à pied qui


prendront les numéros de Un à
Dix22... »

Deux ans après, les Chasseurs de Vincennes, en l'honneur du duc


d'Orléans décédé accidentellement, deviennent les Chasseurs d'Orléans.
(Appellation qui disparaîtra en mars 1848 avec la Seconde République.)
Cinq ans après, le  8e bataillon (commandant Froment-Coste) succombe
sur les pentes du Kerkour. Les survivants retranchés dans la
koubba de Sidi-
Brahim résistent à un contre cent.
Et puis, ce sera la Crimée, le Mexique, 1870, l'Indochine, Madagascar...
L'esprit chasseur, né sur la terre d'Afrique, fait d'allant et de
sens du
sacrifice, persistera et s'amplifiera.
*
**

L'Armée d'Afrique sera toujours à la pointe de l'armée française.


Elle
combattra partout, en Afrique, à Madagascar, en Extrême-Orient,
au
Levant, au Mexique, en Europe, avant d'être l'ossature des forces
de
libération du pays, de la Tunisie au Danube par l'Italie, la Provence et
l'Alsace.
Elle gardera la marque de ses origines, de l'époque où il fallait se
hâter
sans cesse devant les bandes en perpétuel déplacement d'Abd el-Kader.
Troupe faite pour le mouvement, elle n'apprécie qu'à demi la
guerre de
positions (à l'exception de la Légion, roc devant l'ennemi).
Les veillées sans
fin, les coups venus de loin ne sont pas pour elle.
Elle aime les chocs
rapides et brusques, les charges folles, les actions
hasardeuses où l'audace
prime.
Cette armée, enfantée sous le soleil et les vastes horizons, goûte le
faste,
la couleur, le panache. Il lui plaît de se montrer  : spahis dressés
sur leurs
montures dans la frénésie des fantasias, turcos bombant le
torse dans un
cliquetis de médailles, carré majestueux des légionnaires
cheminant du pas
lent des guerriers sûrs de leur fait.
Elle est ainsi l'Armée d'Afrique, dans le tumulte de la pétarade, le
scintillement des aciers, le fracas des cuivres, l'écho aigrelet des raita,
l'éclat
des coloris. Elle aime la poudre et tout ce qui l'évoque.
On peut saluer ses succès mais on peut s'interroger sur son attrait
près des
populations au départ vaincues et assujetties.
En Afrique du Nord, le métier des armes est un métier noble. Le
guerrier
est respecté. Servir sous l'uniforme français ne rebute pas,
bien au contraire.
C'est un honneur de figurer dans l'une des plus
grandes années du monde.
Les volontaires23  ne manqueront pas. La
condition matérielle, par ailleurs,
n'est pas sans attraits pour des fellahs rivés à des tâches misérables. Elle
ouvre une certaine promotion
sociale par sa sécurité immédiate et ses
lendemains. Les anciens soldats, outre leurs retraites, bénéficient d'une
position privilégiée qui
favorise l'accession aux postes recherchés de
l'administration. Ils sont
le vivier préférentiel d'où proviennent les caïds, les
gardes champêtres,
les chaouchs et autres.
La France et les intéressés en ont-ils conscience ? L'Armée d'Afrique
unit
les hommes. La complicité devant le danger crée une fraternité
qui se
prolonge après la démobilisation. Les anciens tirailleurs seront,
presque
toujours, loyaux et fidèles jusqu'au bout. Nombreux paieront
du prix fort
cette fidélité méritoire. Le capitaine en retraite Said Boualam, devenu le
bachagha Boualam, patron du douar des Béni Boudouanne dans l'Ouarsenis,
verra massacrer dix-sept membres de sa
famille pendant la guerre
d'indépendance de l'Algérie. Son cas est loin
d'être isolé.
L'ostracisme de certains, malheureusement, à Paris comme en
Afrique,
ternit le tableau. Les avancements sont obstrués, les carrières
limitées, les
soldes minorées. Ainsi, par exemple, beaucoup méritaient-ils mieux que le
grade subalterne de capitaine, plafond reconnu pour
un officier indigène
jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Des rancœurs
s'expliquent24.
Ces ombres – ou ces fautes – relevées, l'Armée d'Afrique est en
droit de
proclamer ses objectifs atteints  : Avoir servi la France. Avoir
contribué à
élever ceux qu'elle avait pris en charge.

*
**

LES TROUPES DE MARINE


« Pour faire un soldat de marine,
Il faut avoir dans la poitrine
Le cœur d'un matelot et celui d'un soldat25. »

Les paroles sonnent juste. S'en aller à l'aventure outre-mer requiert


un
cœur bien trempé. Les voyages sont longs et incertains. Le confort
dans les
cales plus que relatif. Les terres inhospitalières. Le climat
souvent malsain.
Et les populations n'ont pas toujours l'humeur placide. Naviguer, guerroyer,
y laisser les os très probablement, avec en
contrepartie l'aventure, la
découverte, la gloire peut-être, voilà le destin des soldats coloniaux. Les
forts se laissent séduire. Les timorés
restent au port. La Royauté et ses
compagnies commerciales avaient
trouvé des volontaires. La Restauration,
le Second Empire, la Troisième République, tout autant, ne manqueront pas
d'engagements.
*
**

L'aventure remonte à très loin. Les navigateurs, outre leurs équipages


pour les manœuvres de bord, ont besoin, en prenant pied sur
des grèves
inconnues, d'escortes pour leur sécurité, de factionnaires
pour leurs bases.
Richelieu, le premier, toujours soucieux de bon
ordre, régente une
organisation jusqu'alors pas mal disparate. La création de cent
« compagnies de Marine », en 1622, vise à fournir unités
de débarquement
et de défense des ports. Elle est suivie de la formation de régiments aux
noms significatifs : Régiment de la Marine,
Régiment des Isles, Régiment
des Galères, Régiment du Havre, etc26.
Ce sont ces soldats des compagnies de marine qui, unis à ceux des
compagnies commerciales ou des milices locales, assurent jusqu'à la
Révolution le service outre-mer.
A la Restauration, la France, pour s'occuper des parcelles recouvrées,
improvise. L'incertitude, l'hésitation l'emportent pendant
quelques années.
La création en  1822  d'un Régiment d'artillerie de
Marine et de deux
Régiments d'infanterie de Marine dissimule une
querelle appelée à se
prolonger. La Guerre recrute des hommes que la
Marine administre27.
La réorganisation du  14  mai  1831  fixe un avenir plus durable. Les
1er
et  2e Régiments de la Marine28  (de trois bataillons à huit compagnies
chacun) englobent les troupes destinées au service dans les possessions
coloniales (autres que l'Algérie). L'ensemble groupe plus de
10  000  fantasins auxquels s'adjoignent environ  5  000  artilleurs de
l'Artillerie de Marine.
Ces « Marsouins » et « Bigors »29 ne sont encore qu'une troupe
blanche,
conduite par des officiers formés à Saint-Cyr et arborant fièrement l'ancre
de marine sur les boutons de la vareuse ou la plaque
du shako.
Montcalm employait des éclaireurs indiens, Dupleix des combattants
hindous. Faidherbe se souvient de ces exemples heureux. Il a, lui aussi,
besoin de troupes. Le  5  décembre  1854, sont formées deux compagnies
dites de tirailleurs sénégalais, l'une à Gorée, l'autre au Sénégal. L'expérience
réussira. Ces grands gaillards, au sourire éclatant, sont fidèles
et solides (à
condition d'être bien encadrés). Par contrecoup, leur nom
deviendra une
appellation générique. Tout tirailleur noir, Mossi, Bambara ou Toucouleur,
sera un tirailleur sénégalais, quelle que soit son
origine ethnique.
Faidherbe fait école. Ses pairs et successeurs lèvent, aux autres coins
de
l'Empire, d'autres tirailleurs  : tirailleurs annamites (1879), tirailleurs
tonkinois, tirailleurs malgaches (1895)...
Le fardeau des conquêtes coloniales, de suite, repose sur eux, en
particulier en Afrique. Quelques cadres européens se lancent dans la
brousse ou la forêt à la tête de contingents autochtones. Gallieni, Marchand,
Gentil, Binger et les autres n'ont qu'une poignée de blancs
autour d'eux.
Une des clés des succès de ces campagnes est là. Opposer une ethnie
à
une autre en jouant sur les vieilles haines tribales. Des noirs appuient
des
blancs contre des noirs (et aussi des jaunes contre des jaunes en
Extrême-
Orient). Avec une telle formule, l'appel aux troupes blanches
(Légion en
Indochine et Dahomey, unités métropolitaines à Madagascar) devient
exceptionnel. Les milieux politiques ne peuvent que s'en
féliciter.
Sur le fond, avec le succès des Troupes de Marine, le vieux dilemme
ressort. Qui doit commander, gérer, payer  ? La Guerre, la Marine ou
les
Colonies ? A qui appartiennent ces nouvelles compagnies de Sénégalais ou
Annamites ?
Une nouvelle mouture s'impose.

*
**

Les Troupes coloniales sont le fruit d'un vif débat, pour ne pas
écrire
d'une belle querelle. L'Empire doit être défendu et chacun s'en
dispute
l'honneur. La Marine le revendique au nom de l'antériorité et
du rôle joué.
La Guerre n'oublie pas sa propre participation et entend
bien couvrir tout ce
qui relève de la Défense nationale. Le ministère
des Colonies, créé en 1894,
ambitionne de superviser aussi bien les
troupes que les populations
dépendant de son administration.
Le vote de la Chambre, le  7  juillet  1900, trouve une médiane qui a
l'avantage de préserver la spécificité des vieilles troupes de Marine.
Dénommées Troupes coloniales, autonomes et distinctes de l'Armée
métropolitaine, elles passent à la Guerre mais dépendent outre-mer du
ministère des Colonies. La Marine, évincée, se voit accorder une
satisfaction toute morale : les Troupes coloniales garderont l'ancre, vestige
de leur filiation.
Pratiquement, les Troupes coloniales s'organisent et se scindent en
deux
corps d'armée. Le premier, à trois divisions, stationne en Métropole et
Afrique du Nord. Il a mission de recruter, instruire et assurer
les relèves.
Cherbourg, Brest, Toulon, sont ainsi le creuset des Régiments d'Infanterie
coloniale fournissant la noria des contingents régulièrement désignés pour
ce qu'on appelle le «  séjour colonial  ». Le
second corps d'armée est plus
hétérogène. Tout y contribue : l'éparpillement, le recrutement indigène local
pourvoyeur essentiel des
effectifs30. Ceux-ci s'élèveront en  1930  pour
l'ensemble des forces stationnées outre-mer (Armée d'Afrique comprise)
à  7  800  officiers et
198  000  sous-officiers et hommes de troupe,
dont  58  000  Européens
(aux postes d'encadrement et de techniciens
essentiellement), renforcés
par  24  000  indigènes des Troupes auxiliaires.
C'est beaucoup. C'est
peu eu égard aux étendues à couvrir et à protéger.
Madagascar n'est
tenue que par  4  000  militaires, dont moins d'un millier
d'Européens.
Sans doute est-ce la preuve que, la conquête achevée, la paix
française
est devenue réalité.
La Coloniale (la « Colo », petit nom vite adopté), forte de ses traditions,
de sa présence outre-mer, de l'autonomie que lui accorde la
loi, présente de
suite la physionomie et les caractéristiques d'une armée
originale. Elle a un
état-major particulier, des cadres propres, des régiments levés en dehors du
classique appel du contingent. Elle a surtout
son esprit. Marsouins et Bigors
se veulent une caste à part. A eux les
horizons lointains faits de couleur, de
chaleur, d'exotisme et d'action.
Le jeune Mangin, à vingt-deux ans, écrit :
«  Je suis venu ici pour faire quelque chose et je ferai ce quelque
chose
encore inconnu. »
Ernest Psichari31 le rejoint avec plus de mysticisme :
«  L'Afrique est un des derniers endroits où nos meilleurs sentiments
peuvent encore s'affirmer, où les dernières consciences fortes ont l'espoir de
trouver un champ à leur activité tendue. »
L'action, ressort profond de ceux qui, comme Mangin et Psichari,
ont
choisi de partir.
Les coloniaux ont eux aussi une vie qui offre d'autres satisfactions
que la
routine des garnisons métropolitaines. (Quel marsouin n'a pas
à Hanoi ou
Saigon sa conghaie32 gracile et attentive ?)
Par-delà ce quotidien, la discordance est plus sérieuse.
Un grand débat s'engage. Une grande confrontation se lève.
D'un côté, ceux qui, par l'étude et la réflexion, préparent la Grande
Revanche. D'un autre, ceux qui, par l'action immédiate, optent pour
une
France élargie, Foch, Pétain, d'un bord, Gallieni, Lyautey, d'un
autre.
Ah, ils auront certains jours la partie belle, ces aventuriers de la
« Colo ».
La guerre, ils ne l'apprennent pas dans un manuel, ils la
vivent. Ils la vivent
même en grands seigneurs, maîtres de leur art. Les
anecdotes sont
instructives. Le fils de Louis Mangin rapporte :

«  Dans les derniers jours de la retraite (après Charleroi), Mangin


rencontre Pétain sur le bord de la route à
l'heure du déjeuner. Tandis que
Pétain, accablé de
fatigue, sort d'un sac quelque mauvais sandwich,
Baba,
l'ordonnance de Mangin, installe une nappe sur une table
improvisée, et sert à son général un filet de bœuf chaud,
des pommes de
terre frites et débouche une bouteille d'un
honorable bordeaux.
« Comment faites-vous cela ?
demande Pétain. Ne savez-vous pas que
nous sommes en
guerre ? – C'est précisément pourquoi j'ai besoin d'être
bien nourri, réplique Mangin. J'ai fait la guerre toute ma
vie et ne me
suis jamais senti mieux qu'à présent. Vous
l'avez faite quinze jours, et
vous êtes presque mort  ! Suivez mon conseil, nourrissez-vous
convenablement, et
faites-moi la camaraderie de partager mon repas.33 »

Pétain prendra sa revanche quatre ans plus tard. Voyant Mangin


diriger sa
bataille du sommet d'un arbre, il lui en fera reproche, lui
rappelant qu'il n'est
pas dans la brousse africaine pour se percher au
faîte d'un baobab34.
L'expérience prouvera la complémentarité des deux visions, celle de
la
ligne bleue des Voges, celle de la ligne bleue de l'outre-mer.
Sur les sept maréchaux de la Grande Guerre, trois (Foch, Pétain,
Fayolle)
sont des produits de l'École de Guerre et de l'œuvre de
redressement
militaire après 1870 ; quatre (Gallieni, Joffre, Lyautey,
Franchet d'Esperey)
sont des vétérans des campagnes coloniales.
La partie eût été égale si la rancune de Foch n'avait pas écarté le
bâton –
 mérité – de Castelnau. Mais là n'est pas le sujet.

1 Le Sahara relevant de l'Algérie.


2  Ceci ne signifie pas que les régiments aient été créés sous l'Empire. Les
vieilles bandes
françaises ont donné naissance aux régiments de la Monarchie
capétienne  : Régiments de Picardie
(1585), de Provence (1776), de Piémont (1569),
de Navarre (1569)...
3 Deux officiers, trois sous-officiers, deux caporaux par compagnie.
4 Ils seront, en principe, au nombre de quatre.
5  Le  20  septembre  1854, le  1er Zouave enlève de haute lutte le pont de l'Alma
et permet aux
Français de déboucher sur les positions russes couvrant Sébastopol
au nord. La journée devait se
solder par une belle victoire.
6  Au lendemain de la prise d'Alger, par précaution, Bourmont avait expulsé
bon nombre de
janissaires d'Hussein Dey.
7  1er, 2e et  3e R.T.A. Le  4e R.T.A. apparaîtra en  1884  et sera l'embryon du
4e Régiment de
tirailleurs tunisiens, le glorieux régiment du Belvédère de la campagne d'Italie en 1944.
8 Il y aura 2 régiments de Tirailleurs tunisiens et 8 régiments de Tirailleurs
marocains.
9 Il y aura jusqu'à cinq bataillons d'Infanterie légère d'Afrique. A ne pas
confondre avec les « Bat.
d'Af. », les « Joyeux », disciplinaires des Bataillons
d'Afrique, « grands casseurs de cailloux » dans le
sud tunisien.
10 Goum : terme arabe signifiant troupe.
11 A effectifs variables de 100 à 200 hommes (fantassins ou cavaliers).
12 Un tabor est l'équivalent d'un bataillon.
13 Le lecteur intéressé par l'histoire des goums marocains pourra se reporter
au très remarquable
ouvrage du colonel Jean Saulay, Histoire des goums marocains, o.c.
14 Ou Yusuf (1808 ?-1866).
15  Bonaparte, en Égypte, avait rallié à lui des mamelouks qui devaient par la
suite former une
compagnie de la Garde de l'Empereur.
16 Du turc Sipahi, cavalier.
17  Il sera créé également un régiment de spahis tunisiens, un régiment de spahis
marocains, et
pendant un temps assez bref des spahis sénégalais et sahariens.
18 La Légion Étrangère est alors prêtée à l'Espagne, plus exactement à la reine
Isabelle, pour lutter
contre le prétendant Don Carlos (1835-1838). Entre-temps,
une autre Légion est constituée en
Algérie.
19  Les structures de la Légion évolueront au fil des besoins. Le  1er Régiment
étranger a été
officiellement créé en  1841, le  2e en  1842  ; les autres bien plus tard,
les deux premiers régiments
fournissant alors les détachements voulus.
20 Ce capitaine de Borelli avait confié au Musée du Souvenir, à Sidi-Bel-Abbès,
un grand drapeau
de soie pris aux Pavillons Noirs à Tuyen-Quang en 1885, en
spécifiant : « Ce trophée ne devra jamais
quitter Sidi-Bel-Abbès. Si la Légion en
part définitivement, il faudra le brûler. » Le 24 octobre 1962,
à la nuit tombée, le
drapeau fut brûlé dans la cour centrale du quartier Vienot à l'heure où la Légion
quittait à jamais Sidi-Bel-Abbès.
21  Et même alpins, portés, voire cyclistes (1914-1918) ou parachutistes (Xe BCP
en Extrême-
Orient de 1950 à 1952).
22  Le nombre sera par la suite porté à trente, répondant ainsi à la réflexion
du maréchal Soult,
ministre de la Guerre, passant en revue avec Louis-Philippe le
1er bataillon de Chasseurs : « Sire, ce
n'est pas un bataillon, c'est trente comme
celui-là que je voudrais voir à Votre Majesté. »
23 Si l'on excepte les phases de crise des conflits mondiaux où il sera nécessaire
de faire, en partie,
appel à la conscription.
24 Le témoignage d'un officier « musulman » sur ce sujet est révélateur. Cf.
L'Affaire des officiers
algériens, de l'ex-lieutenant Abdelkader Rahmani, aux Éditions du Seuil (1959).
25 Premier couplet de l'hymne de l'Infanterie de marine (Paul Cappé).
26 Ils disparaîtront en 1791.
27  Par Guerre il faut comprendre le ministère de la Guerre, et par Marine le
ministère de la
Marine.
28 Un troisième Régiment sera créé en 1838.
29  Sobriquets donnés à leurs camarades par les marins et vite revendiqués avec
fierté. Les
Marsouins sont les fantassins, les Bigors les artilleurs.
30 Des divers régiments de tirailleurs sénégalais, malgaches, tonkinois ou annamites.
31 L'auteur de L'Appel des armes et du Voyage du Centurion est tombé, comme
Charles Péguy, dès
le début de la Première Guerre mondiale, le 22 août 1914.
32 Vocabulaire indochinois : femme.
33 Louis Eugène Mangin, Le général Mangin, o.c.
34 Authentique, le 18 juillet 1918 (Mangin avait fait installer son PC observatoire au sommet d'un
immense chêne).
 
Chapitre XXXVI

 
LA FORCE NOIRE
 
2 AOÛT 1914. 10 HEURES 20
 

Un petit poste du  44e Régiment d'infanterie de Montbéliard, sous les


ordres du caporal Peugeot, est en « sonnette » au hameau de Joncherey,
au
sud-est de Belfort. La frontière n'est qu'à quatre kilomètres.
Soudain, une patrouille de uhlans déboule à bride abattue. Les cinq
fantassins font face et épaulent leurs Lebel. Les cavaliers adverses chargent.
A bout portant, le lieutenant Mayer qui commande le détachement,
vide son
revolver. Un homme s'affaisse. Le caporal André Peugeot est le
premier tué
français de la guerre qui s'engage.
Quatre ans plus tard, le caporal Sellier, au matin brumeux du
11 novembre 1918, sonne, enfin, le cessez-le-feu. La France est victorieuse
mais exsangue. 1  400  000  de ses fils sont tombés. Un Français sur  29  est
mort. Près de trois quarts de siècle après, le pays ne s'est pas encore
remis
de l'holocauste de la plus glorieuse victoire de sa longue histoire.

*
**

Cette guerre monstrueuse, les plus lucides l'ont vue monter à l'horizon.
Politiques ou militaires, ils savaient que le rapport des nombres ne penchait
pas en faveur de la France. Il n'est pas étonnant que d'aucuns aient
songé à
tirer profit de la puissance acquise outre-mer.

*
**
Il est en haut, à droite, sur la photo. Petit, courtaud, solides moustaches,
faciès de bouledogue. Devant lui, son patron, Marchand. Le
groupe
d'officiers ainsi rassemblés sur le cliché marche vers Fachoda.
Vingt ans ont passé. Les étoiles sur les manches ont remplacé les trois
modestes galons. Il est toujours le même, visage aussi carré, menton en
galoche aussi volontaire, le képi crânement planté sur un chef au cuir
basané par le soleil d'Afrique.
Il, c'est ce « bougre » – comme aurait dit Clemenceau1 – de Mangin. Un
dur à cuire. Pour lui et pour les autres.
Mangin. A lui seul, un raccourci de l'aventure coloniale. Le Soudan,
à la
sortie de Saint-Cyr. Fachoda avec Marchand. Le Tonkin ensuite. Le
Maroc
avec Lyautey. Partout où il y avait des coups à donner et le
drapeau tricolore
à planter, il était là, avec de l'allant, de la hargne, du
courage à revendre. Le
petit lieutenant de l'infanterie de marine qui allait
la canne d'une main, le
revolver de l'autre, a eu tôt fait de se forger un
nom.
Ce meneur d'hommes, derrière son masque altier de condottiere, n'est
pas
aveugle. Il sait discerner plus loin que la lisière des baobabs. Il a fait
ses
comptes. L'Allemagne de Guillaume II annonce 52 millions d'habitants. En
temps de guerre, elle peut aligner  5  millions d'hommes. Son
allié,
l'Autriche-Hongrie, fort de  41  millions de sujets, peut en apporter
1  200  000. En face, la France, amputée de l'Alsace et la Lorraine, n'a
que 39 millions d'âmes. Les chiffres sont implacables. Le potentiel
humain
de la France est de loin dépassé par celui du bloc Allemagne-Autriche-
Hongrie. Même si les Français ont des alliances, que peuvent-ils espérer ?
L'Angleterre n'a pas d'armée de terre2. La Russie est bien
loin et ce colosse
offre une force plus apparente que réelle.
Pour étoffer ce camp français par trop étriqué, Mangin l'Africain
connaît
un solide réservoir  : celui où il a puisé les contingents de ses
campagnes,
l'Afrique.
Son ouvrage, La Force noire, paraît en  1910. La faiblesse de la
population française, la crise de la natalité en sont le préambule. S'il désire
sur ce point une autre politique3, il s'exprime surtout en militaire. Les
troupes noires représentent déjà  20  000  hommes. Il préconise d'enrôler
20  000  tirailleurs supplémentaires en quatre ans. Son but est de pouvoir
disposer de 70  000  combattants en cas de guerre. Il prévoit de surcroît
de
placer des tirailleurs sénégalais en garnison en Afrique du Nord pour
relever des tirailleurs algériens à envoyer en France. La sécurité intérieure
de l'Afrique du Nord française ne pourrait, selon lui, qu'y gagner.
Il est aussi, dans La Force noire, un passage prémonitoire. Charles de
Gaulle, non sans raison, relèvera qu'il aurait pu davantage être médité
par
les gouvernements et les chefs militaires en 1940.

«  Tout en faisant les derniers efforts pour assurer le


résultat de la
première bataille (en Europe) où nos troupes
noires peuvent jouer le rôle
décisif, il ne faudrait pas considérer que nous serions irrémédiablement
perdus si le sort
des armes ne nous était pas favorable. Ce serait le plus
dangereux des états d'esprit. Le succès final nous attend
dans une lutte
de longue durée, où la puissance du crédit,
la maîtrise de la mer, l'entrée
en ligne d'alliés lointains,
nous procurent sans cesse des forces
nouvelles. La Force
noire s'ajoutera à toutes les autres... Nous disposons
de
réserves pour ainsi dire indéfinies, dont la source est hors
de portée
de l'ennemi. Tant que nous garderions un port
et la maîtrise de la mer, il
ne faudrait pas désespérer du
succès. Cloisonné par la Méditerranée et
le Sahara, le territoire national est inattaquable4. »

Les idées de Mangin ne passent pas inaperçues. Avec sa fougue


habituelle, leur auteur s'efforce de convaincre parlementaires et cabinets
ministériels de la justesse de ses conceptions. Il n'y gagne pas toujours
des
amitiés. Il a du moins la satisfaction de pouvoir expérimenter ses
théories.
Le 20 juin 1912, il débarque au Maroc. Déjà ses Sénégalais
démontrent que
les troupes noires peuvent se battre avec succès sur un
théâtre d'opérations
différent de celui de leur terre natale. Il conforte ce
jugement. Avec ses
Sénégalais – et d'autres – il enlève Marrakech avec
brio.
Les événements, en Europe, ne tardent pas à lui donner cruellement
raison. Les hécatombes de l'offensive à tout prix, puis l'holocauste de la
guerre de positions, creusent les rangs de l'armée française. Le pays
réclame
des poitrines pour le défendre. La Force noire n'est plus une
vision abstraite.
De tous les horizons de l'Empire, Sénégalais, Malgaches,
Annamites,
Algériens, Marocains, Tunisiens, sont levés pour tenir le front
de l'Est ou le
front d'Orient5.
Le volontariat se veut d'abord la règle. Beaucoup répondent présents.
Fierté, sens de l'héroïsme, incitation des administrateurs ou des notables,
paraissent les ressorts premiers d'un engagement où l'attrait des primes
n'est
pas toujours oublié.
Mais les besoins augmentent. Le gouvernement français se montre
pressant. A partir de 1916, la conscription, officielle ou de fait, s'organise,
non sans heurts parfois6. En Casamance, région où des zones
d'insoumission
subsistent, plus d'un renâcle et s'exile en Guinée
portugaise. Dans le
Constantinois, une révolte éclate dans le
Belezma (frange occidentale du
massif de l'Aurès). Le sous-préfet
de Batna, l'administrateur d'Ain-Touta
(Mac-Mahon) sont assassinés dans leur bordj. Les appelés devenus
insoumis prennent le
maquis. Une division métropolitaine doit être appelée
pour rétablir
l'ordre7.
L'Indochine connaît également des troubles sans relations apparemment
avec la conscription.
En mars 1916, le jeune souverain Duy Than organise, sans grand
succès,
un complot visant à chasser les Français. Arrêté et déposé,
Duy Than est
exilé à la Réunion. Khai Dinh, le fils de Dông-Khan,
le remplace. (Il est le
père du futur empereur Bao Daï.)
Sur la frontière du Tonkin, le sang coule. A plusieurs reprises,
des
bandes, moitié pillards, moitié révolutionnaires, attaquent les
postes
frontières. Chaque fois, les assaillants sont repoussés et
rejetés en Chine.
Le  30  août  1917, des miliciens indigènes ouvrent les portes du
pénitencier de Thai-Nguyen et libèrent les prisonniers. Plusieurs
Français
sont massacrés. Une campagne de quatre mois est nécessaire pour venir à
bout de deux cent cinquante rebelles bien armés.
Un an plus tard, près de Moncay (en bordure de la Chine), les
tirailleurs
du poste de Binh Lien désertent avec armes et bagages
après avoir, là
encore, exécuté leurs cadres européens. Il s'agit cette
fois d'une véritable
révolte militaire. Sept mois de campagne seront
nécessaires pour la réduire.
Ces incidents locaux8, si sérieux soient-ils, n'altèrent pas une
mobilisation
aux résultats conséquents. Les chiffres parlent. En
quatre ans, près
de 500 000 hommes partent pour la France9 et
plus de 300 000 rejoignent
les unités combattantes
(215  000  tirailleurs sénégalais, 170  000  tirailleurs
algériens10, 50  000
tirailleurs tunisiens, 45  000  tirailleurs marocains,
43 000 tirailleurs
indochinois, plus 49 000 travailleurs annamites).
Les lointaines colonies fournissent leur participation. La Nouvelle-
Calédonie envoie le bataillon du Pacifique11 (un millier
d'hommes, canaques
et tahitiens pour l'essentiel). La Côte des
Somalis fournit 2 000 hommes12,
la Réunion 10 000, les Antilles
17 000, la Guyane 5 40013. Cet effort permet
la mise sur pied de
92  bataillons dits sénégalais et de  14  régiments de
marche maghrébins. Les non-combattants sont intégrés en tant que
travailleurs à
des titres divers (conducteurs, ambulanciers...)14.

 
EFFORT FOURNI PAR LES COLONIES FRANÇAISES DURANT LA GUERRE 1914-
1918 (1)

(Suite du tableau page 410)


(Suite du tableau de la page 409)
 

 
A cet apport militaire s'adjoint l'effort humain et financier. Afrique
du
Nord, Indochine, Madagascar, envoient plus de deux cent mille
travailleurs
dans les usines ou sur les chantiers métropolitains. Le soutien économique
n'est pas moins considérable (un million et demi de
francs-or souscrits aux
emprunts nationaux  ; six millions de tonnes de
fournitures en matières
premières et denrées alimentaires).

*
**

Les débuts en Europe sont difficiles. Des enfants du soleil se retrouvent


sous la pluie et la neige, dans le froid et la boue. Ils découvrent
les ravages
du feu qui tue. Les pilonnages sans fin de l'artillerie, les
rafales meurtrières
venues des nids de mitrailleuses paralysent des
combattants habitués au
mouvement, aux empoignades violentes mais
brèves.
Comment ne pas expliquer les défaillances ? Il y a des débandades.
Une
compagnie se rend sans combat, abandonnant son capitaine. Un
lieutenant
déserte15.
Ce ne sont là que mauvaises passes. Le commandement comprend
que
cette troupe a besoin d'un bon encadrement, d'être mieux instruite, qu'elle
est plus apte à la fureur des assauts qu'à la ténacité
d'une guerre de
positions. Peu à peu tout rentre dans l'ordre. Le
devoir reprend ses droits.
Armée d'Afrique et Troupes coloniales
deviennent les égales des meilleurs.
Des Marocains et des Algériens
étaient sur la Marne. Désormais,
Maghrébins, Sénégalais, Malgaches
sont sur la Somme, dans les Flandres, à
Verdun, au Chemin des
Dames, à l'offensive finale. La reprise du fort de
Douaumont, en
octobre  1916, est confiée aux unités coloniales16  (sous
Mangin).
Au moment où toute l'armée française rivalise d'héroïsme, les coloniaux
relèvent la tête. Les  1er corps d'armée colonial, 2e corps d'armée
colonial,
division Marchand (10e D.I.C.) sont de grands numéros. Les
récompenses
tombent. Le 1er R.T.S. obtient quatre citations à l'ordre
de l'armée. Les 2e,
4e et 7e R.T.A., six. Deux drapeaux, venus d'outre-mer, celui du R.M.L.E. et
du R.I.C.M., deviennent les plus chargés
de gloire17.
«  Régiment d'assaut qui a conservé dans cette guerre les rudes et
éclatantes traditions de l'arme blanche et de la baïonnette française...  »
proclame le texte d'une citation (2e Régiment de marche de tirailleurs
algériens). L'emphase du rédacteur peut prêter à sourire. Elle ne saurait
estomper la cruelle mais téméraire réalité des assauts et des corps
à corps.
On rapporte, avec émotion, des actes de dévouement et de ferveur
patriotique. Chabane Mohammed ben Slimane, 1re classe au  5e R.T.A.,
ramène sous le feu son officier blessé. Djoudi Mohammed, mortellement
frappé, expire en murmurant : « Je suis content, c'est pour la
France. »
Le public français découvre tous ces soldats. L'imagerie s'empare de
leurs personnages : fier turco à la baïonnette menaçante, Sénégalais
hilare
brandissant son coupe-coupe de nettoyeur de tranchées. Après
la guerre,
dans Les Croix de bois, Roland Dorgelès fera dire à un
poilu voyant les
tirailleurs monter en première ligne  : «  Les bicots défilent. Ça va
barder ! »18 
Derrière, il y a le prix du sang. Il est lourd. 36  000  Algériens,
30  000  Sénégalais, 10  000 Tunisiens, 4  000  Malgaches, plusieurs milliers
de Marocains reposent, à jamais, sur cette terre de France qu'ils
sont venus
protéger. Combien d'autres rentrent mutilés, estropiés !
Tout n'est pas négatif. Ces anciens combattants qui repartent chez
eux
souvent marqués dans leur chair ne le sont pas moins moralement.
Ils ont
connu la grande fraternité des armes qui unissait les uns et les
autres devant
la mort. Le sang versé les soude à la patrie française.
Les anciens
combattants formeront, dans l'ensemble, une cohorte
fidèle. La France
pourra compter sur eux.
Ils ont aussi le sentiment absolu de s'être comportés en égaux de
leurs
camarades européens. Ils ne comprendraient pas de ne pas être
regardés
comme des Français à part entière et comme les fils d'une
France à laquelle
ils ont prouvé leur amour.
Peut-être aussi ont-ils découvert et apprécié l'accueil de la métropole. Ils
ont été l'objet d'égards auxquels les Européens, outre-mer, ne
les avaient pas
habitués.
Clemenceau a relevé ces sacrifices acceptés ou supportés. «  Il faut
récompenser ces gens-là », s'exclame-t-il.
Au lendemain de la guerre, une série de mesures sanctionnent les
services rendus. Les titulaires de la Légion d'honneur, de la Médaille
militaire se voient accorder les droits civiques liés à la citoyenneté
française.
Ces décisions confortent l'adhésion des intéressés à la France. Elles
n'en
restent pas moins timides. Certains s'en plaignent.
Un Algérien, très vite, l'exprime haut et fort. Il a des titres. Ancien
Saint-
Cyrien, il a repris du service au début de la guerre. Il s'appelle
l'émir
Khaled. Il est l'un des petits-fils d'Abd el-Kader. Il formule un
programme,
où il réclame : « l'accession des indigènes à la citoyenneté
française dans le
cadre du statut personnel musulman ».
Autrement dit, oui à l'égalité avec les Français. Non à l'assimilation
à la
vie française. (Au plan juridique, les préceptes islamiques régentent le droit
privé des Algériens19.) Plus que jamais l'Islam reste le
recours. L'émir
Khaled ne s'en cache pas  : «  Si vous désirez le paradis
de l'Islam,
choisissez-nous parce que nous sommes des croyants. »
La France de  1920  ne saurait suivre ce précurseur20. Tout le statut
colonial présent serait à remettre en cause.

1 « Ce bougre nous a tirés de là », disait Clemenceau évoquant Foch au lendemain de la victoire et
exprimant la sympathie malicieuse qu'il éprouvait pour
l'intéressé.
2 La conscription n'existe pas en Grande-Bretagne.
3 Mangin, père de famille, aura neuf enfants.
4 Le général Mangin, o.c., p. 98.
5 Le front d'Orient est le grand sous-estimé ou oublié de la guerre 1914-1918.
Pourtant il prenait
l'Autriche-Hongrie sur ses arrières. L'offensive victorieuse de
Franchet d'Esperey, à l'automne 1918,
confortera le succès général. La route de
Vienne et de l'Allemagne s'ouvrait devant elle.
6 Une conscription partielle existait déjà en Algérie depuis 1912.
7  Le bilan de cette insurrection reste incertain. L'administration française
annoncera  38  tués
européens et  200  à  300  morts algériens. Ce dernier chiffre est
certainement sous-estimé. De tels
mouvements laissent des traces. En  1954, la cinquantaine passée, un ancien insurgé
de 1916 reprendra les armes et tiendra le
djebel durant quatre ans.
8 Il y en eut d'autres, au Soudan, dans la région de Bamako, en Haute-Volta,
près de Dédougou, en
Nouvelle-Calédonie.
9  Certains toutefois sont envoyés au Maroc. Ils soulagent d'autant Lyautey
obligé de faire
réembarquer la majeure partie de ses effectifs.
10  Sur ce nombre, on compte  80  000  appelés, 57  000  engagés, 33  000  déjà sous
les drapeaux
en 1914.
11 325 seront tués.
12 400 tués, 1 200 blessés.
13  Dans ces vieilles possessions, Réunion, Antilles, Guyane, ces chiffres
comprennent les
Européens.
14 Cf. tableau ci-après extrait de La Mise en valeur des colonies françaises,
Albert Sarraut, o.c.
15 Lieutenant Boukabouya au printemps 1915 (il aurait entraîné 78 sous-officiers et tirailleurs).
16  L'attaque est menée le  26  octobre  1916  par le  8e R.T.S. et le R.I.C.M. (régiment d'infanterie
coloniale du Maroc). Marsouins du R.I.C.M. et Sénégalais sont
en première ligne.
17  Neuf et dix citations à l'ordre de l'armée pour ces deux régiments. Si le
R.M.L.E. est
exclusivement européen, le R.I.C.M. compte des éléments indigènes.
18 Cité par Ferhat Abbas, Le jeune Algérien, Éditions Garnier.
19 Les Algériens bénéficient du statut dit coranique.
20  Discrédité par son alliance politique avec les communistes et des problèmes
financiers
personnels, l'émir Khaled renoncera et finira ses jours en exil.
 
Chapitre XXXVII

 
LES FRONTS COLONIAUX :
MAROC
TOGO-CAMEROUN
SAHARA
 
Pour la grande majorité des Français, la guerre de 1914-1918, la
Grande
Guerre, évoque la Marne, la Somme, Verdun. Quelques-uns,
plus avertis,
peuvent mentionner les Dardanelles, Salonique, le Front
d'Orient. C'est vrai.
Les combats les plus âpres se sont déroulés sur
ces hauts lieux où le sang a
coulé avec tant de générosité. La primeur
de l'action y est incontestable et le
sort des armes s'y est joué.
Il n'en est pas moins vrai que des hommes, sous le drapeau tricolore, se
sont battus aux quatre coins du monde pour « Veiller au salut
de l'Empire ».
Au Maroc, au Sahara, en Afrique équatoriale, au
Moyen-Orient, des
combattants, métropolitains ou indigènes, ont participé activement à la
grande mêlée. Plus d'un est tombé, soldat oublié,
à des milliers de
kilomètres de la mère patrie.
Cette guerre de 1914-1918 met essentiellement aux prises le bloc
franco-
anglais regroupant à ses côtés la Russie, l'Italie, puis les
U.S.A.1, face à
l'Allemagne assistée de l'Empire austro-hongrois et de
la Turquie.
La France, l'Angleterre qui possède le premier empire colonial du
monde,
sont des puissances coloniales affirmées. L'Allemagne s'est
efforcée, avec
plus ou moins de succès, de se créer un empire en
Afrique. Elle possède ces
contrées qu'on dénomme Togoland, Cameroun, Afrique orientale, Sud-
Ouest africain. L'ensemble n'est pas à
négliger. Il représente une belle
convoitise même pour de mieux lotis2. La Turquie, «  l'homme malade de
l'Europe », reste présente en Tripolitaine et dans l'ensemble de la péninsule
arabique. Surtout, le
maître de l'Empire turc, le sultan de Constantinople, se
présente en
chef religieux du monde islamique. Fort de l'héritage spirituel
de
Mahomet, il peut proclamer la guerre sainte contre l'infidèle français
ou
anglais et entraîner ses coreligionnaires qui peuplent une bonne
partie de
l'Afrique, dont l'Afrique du Nord française.
Hors d'Europe, les principaux points de conflit se localiseront partout où
les nationaux des pays engagés se trouveront face à face.
Colonies
allemandes, provinces turques sont ainsi destinées à devenir
d'autres
champs de bataille. Parallèlement, les menées des uns et des
autres
s'efforceront de créer des ennuis à l'adversaire sur ses propres
terres.
Tripolitaine, Sahara, Maroc verront leur pacification  –  parfois
relative
comme au Maroc – remise en cause par des séditions locales
soutenues par
l'extérieur.
La France connaîtra ces deux situations. Face aux possessions
allemandes ou turques, elle passera le plus souvent à l'offensive avec son
allié anglais et s'efforcera d'agrandir son empire. Contre les actions
subversives, elle devra par contre se protéger, menant une lutte défensive où
la riposte ne sera pas absente.

*
**

LE FRONT MAROCAIN
 

L'attentat de Sarajevo qui coûte la vie au prince héritier d'Autriche


date
du  28  juin  1914. Il met pratiquement en marche l'infernale
machine de
guerre. Devant l'inéluctable, chaque camp lève ses troupes
et fourbit ses
armes. L'impérialisme allemand, l'éclosion des nationalités dans l'empire
austro-hongrois, les rivalités coloniales, l'Alsace et
la Lorraine, ont conduit
l'Europe au suicide.
Le  27  juillet, alors que les hostilités ne sont pas encore officiellement
déclarées, Lyautey, Résident général de France au Maroc, reçoit ordre
de
réduire son dispositif. Le gouvernement français entend regrouper
toutes
ses forces pour la partie décisive qui s'annonce. Messimy, le
ministre de la
Guerre, l'annonce nettement :
« L'avenir au Maroc se jouera en Lorraine. »
Lyautey n'en disconvient pas, bien au contraire. Mais, réduire son
dispositif signifie se replier sur les ports de la côte, garder si possible
la
transversale Fès-Taza-Oujda, envoyer en France le gros de ses
bataillons.
Abandonner le « Maroc utile », c'est renoncer à l'œuvre
accomplie, trahir la
confiance accordée par les tribus ralliées, briser à
jamais le prestige de la
France en cette portion du Maghreb.
A la hâte, le Résident convoque ses commandants de régions, les
Gouraud, Henrys, Brulard, Peltier et Gueydon de Dives. Plusieurs
d'entre
eux vont rejoindre le front français. Ils apprécient pleinement
tous les
risques et toutes les responsabilités d'un choix ou d'un autre.
Leur avis
rejoint celui de leur chef :
« On doit pouvoir tenir. »
Et Lyautey, une fois de plus, transgresse les ordres. Conscient de
ses
devoirs devant la patrie en danger, il expédie vers la métropole les
renforts
réclamés. On lui demandait  30  bataillons, il en envoie  37  ainsi
qu'une
brigade de cavalerie et 6 batteries d'artillerie. Tirailleurs,
zouaves, chasseurs
d'Afrique3 s'embarquent pour la gloire et l'hécatombe du champ de bataille
européen.
Lyautey est désormais quasiment seul face au risque qu'il a osé
prendre.
Du nord au sud, avec les unités d'active qu'il a conservées,
il maintient la
colonne vertébrale de son dispositif. Il est présent
devant les tribus toujours
insoumises. Ailleurs, dans les plaines, sur la
côte, il tente l'impasse. A peine
peut-il, de-ci, de-là, plaquer quelques
bataillons de braves territoriaux
débarqués de France ou de colons
mobilisés sur place. En fin d'année 1914,
il recevra des « Sénégalais »,
pauvres diables tirés, sitôt vaccinés et habillés,
de la tiède Côte-d'Ivoire
pour se plonger dans les neiges et les frimas de
l'hiver marocain.
Combien y laisseront la vie !
Apparemment, le Maroc français n'a pas changé d'allure. Lyautey,
toujours imagé, aura là encore sa trouvaille :
« J'ai vidé la langouste. J'ai gardé la carapace. »
A la carapace de tenir ce qu'il dénommera avec raison «  le front
marocain ». Là aussi, on se battra et on mourra.

*
**

Pas plus en 1914 qu'en 1912 ou 1907, un bon nombre de Marocains


n'est
disposé à subir l'obédience française. L'ambassadeur de
Guillaume II à
Madrid, les agents allemands de la zone espagnole (à
Tétouan, Larache et
Melilla) entretiennent et accentuent cette hostilité
latente. Fusils Mauser et
pesetas alimentent clandestinement une résistance qui a vite trouvé ses
chefs : Raisouni chez les Jbala au sud de
Tanger, Abd el Malek4 dans le Rif,
Moha ou Said, Moha ou Hammou chez les Zaians et les Chleuh de l'Atlas,
El Hiba dans les confins
sahariens.
La campagne débute mal, très mal. Trop pressé par la gloire, le
colonel
Laverdure tente, le 13 novembre 1914, dans la région de Kenifra, un coup
de main pour anéantir le campement du chef Zaian
Moha ou Hammou. Le
succès initial se paye sur le chemin du retour
où les guerriers de l'Atlas
dévalent de partout. 33 officiers dont Laverdure, 530 hommes sont tués ou
portés disparus. Le «  front marocain  »
ne saurait être regardé comme un
secteur sans risque.
Lyautey, lui, n'a jamais sous-estimé le danger. Il commande la prudence.
Défendre d'abord, progresser ensuite. Ses adjoints agissent en
ce sens. Peu à
peu, Henrys élargit la trouée de Taza, secteur périlleux
où les convois de
l'axe Fès-Oujda sont sans cesse harcelés. Lamothe
écarte le danger d'El
Hiba en s'appuyant sur les grands caïds5. Ceux-ci emmenés par El Hadj
Thami el Glaoui sont les vrais gardiens du
Maroc français dans sa partie
méridionale. Ils font preuve d'une
loyauté absolue, apportant le poids de
leurs armes et de leur courage.
On voit el Glaoui charger avec une folle
bravoure, restant miraculeusement indemne dans la mitraille. Au
printemps  1918, son neveu Abd
el Malek est tué alors qu'emporté par sa
fougue il poursuivait les
dissidents.

*
**

Il est un bref intermède, pour le chef qui mène la bataille sur ce


front
marocain.
Dans la nuit du  10  au 11 décembre 1916, Lyautey reçoit le télégramme
suivant :

« Dans éventualité où ministère de la Guerre pourrait


vous être offert
sous ma présidence pourriez-vous accepter sans inconvénient pour le
Maroc ? Répondez extrême
urgence. Signé : Briand6. »

Serait-il l'annonce d'un nouveau destin, national cette fois ?...


La réponse est belle, dans son habileté :
« J'appartiens à mon pays... »

Briand la regarde comme positive. Passant le témoin à Gouraud,


rapatrié
des Dardanelles7, Lyautey part s'installer boulevard Saint-Germain. Le
Maroc change de mains. Provisoirement...
Lyautey à Paris, c'est l'Albatros de Charles Baudelaire. «  Ses ailes
de
géant l'empêchent de marcher.  » Ses confrères le brident. La valetaille
ministérielle le harcèle du secondaire. La horde parlementaire
hurle à la
mort devant un discours trop direct.
L'expérience ne dure pas trois mois. Pour une fois, dans une carrière
exceptionnelle, voici l'échec devant le refus par trop criant de se plier
aux
compromis du jeu politique. Lyautey rend son tablier et repart en
Afrique. Il
préfère être le premier dans son douar marocain que le
second à Paris. Là,
au moins, il peut agir et commander à son gré.

*
**

Lyautey a repris son poste à Rabat. Pour réduire la menace de ce


qu'il
appelle «  la besace  » (la zone montagneuse centrale avec Riata
et Beni
Ouaraîan au nord, Zairans et Chleuh au sud), il décide de la
scinder en
deux. Durant l'été 1917, progressant entre 1 500 et
2 000 mètres d'altitude,
deux colonnes convergent l'une vers l'autre.
Venu de Meknès, le colonel
Poeymirau s'avance vers son camarade
Doury, parti de Bou Denib. La
jonction, après celle de Taza, marque
une seconde percée du quadrilatère
marocain. Une ligne de postes –
Bekrit-Itzer-Midelt – jalonne cette nouvelle
étape.
Le printemps 1918 voit une alerte générale : l'Allemagne qui attaque
en
force sur la Marne et en Champagne dans l'espoir enfin de l'emporter,
accentue ses menées au Maroc. Abd el Malek, Raisouni, Moha
ou Said,
Moha ou Hammou, El Hiba se concertent pour une action
généralisée, aide
germanique aidant. Le front marocain s'embrase de
Taza à l'Anti-Atlas.
L'offensive des insoumis est brisée non sans
pertes. Dans l'Anti-Atlas, une
colonne a 10 officiers et la moitié de
son effectif tués. Au combat de Gaouz,
le 9 août, dans le Tafilalet, la
compagnie montée du 1er Étranger perd deux
officiers et 50 sous-officiers et légionnaires8.
Envers et contre tout, l'armistice du  11  novembre  1918, signe de la
victoire, trouve un Maroc resté français par la ténacité d'un homme.
Mieux
même, ce Maroc s'est développé, l'action militaire n'ayant
jamais estompé
l'action économique.
La guerre franco-allemande, sur ce point, a eu au moins un avantage. Elle
a libéré le Protectorat des contraintes nées d'un passé récent
(Algésiras,
accords avec l'Allemagne de 1909 et 1911).
Les mains libres, Lyautey peut donc encore et toujours agir. Il veut
prouver que la France est toujours là et bien là. Pour ce faire, il lance
des
chantiers.
« Un chantier vaut un bataillon », proclame-t-il.
Les territoriaux venus de France représentent une main-d'œuvre
qualifiée.
Lyautey l'utilise largement, poursuivant les grands travaux
engagés avant le
déclenchement des hostilités (ports, routes, dernier
tronçon de la voie ferrée
Taza-Oujda9). Il organise des foires-expositions pour impressionner les
populations (Casablanca en  1915  –  Fès
en  1916  –  Rabat en  1917). Le
succès dépasse ses espérances. Des
chefs se rallient pour être autorisés à
venir visiter les stands. Et les
ralliements d'hier et d'aujourd'hui fournissent
des combattants aussi
bien pour le front marocain que pour le front français
qui, lui, a tant
besoin de poitrines pour arrêter l'Allemand10.
Mais si le clairon a sonné le cessez-le-feu dans le ciel de France, il
ne
marque pas au Maroc l'arrêt des combats. Beaucoup reste encore
à faire
pour unifier et pacifier le pays, sous la main de la France. Un
travail de plus
de quinze années.

*
**

TOGO-CAMERON
 

Le  4  août  1914, à l'aube, deux croiseurs allemands faisant route vers
Constantinople bombardaient l'Est constantinois. A Bône (Annaba),
le
Breslau lançait  140  obus sur le cours Bertagna, la gare et les docks.
Il y
avait un tué. A Philippeville (Skikda), les salves du Goebben
étaient plus
meurtrières. On dénombrait  16  morts et une vingtaine de
blessés. En
Océanie, d'autres croiseurs allemands sillonnaient le Pacifique, bombardant,
peu après, Papeete, la capitale de Tahiti. Ils occasionnaient aussi quelques
dommages.
Il s'agissait là des seules incursions spectaculaires contre le domaine
colonial français11. La suprématie navale de la Grande-Bretagne et de
la
France interdisait de voir ce genre d'action se renouveler. Elle permettait
surtout, d'isoler les colonies allemandes. Noyées au milieu de
territoires
français ou anglais, celles-ci s'avèrent vulnérables.
Le Togo, étroite bande de terre de 50 à 150 km de large sur 600 km
de
profondeur, était le premier visé. Il n'avait pour le défendre qu'une
milice
locale mal armée et peu encadrée. Conscient de sa faiblesse, le
gouverneur
allemand von Doering proposait à ses collègues anglais et
français de la
Côte de l'Or (actuel Ghana) et du Dahomey (actuel
Bénin) une sorte de
pacte de neutralité réciproque. Cette formule, trop
facile, était évidemment
rejetée. Si Français et Anglais étaient en
guerre contre l'Allemagne en
Europe, ils l'étaient également aux quatre
coins de l'univers. Leurs colonnes
marchaient sur Lomé et Anecho.
La campagne était rapidement menée au
prix de pertes relativement
légères12. Le  26  août, von Doering capitulait
sans conditions. Ce
succès remettait entre les mains de la France et de
l'Angleterre une
nouvelle colonie.
Une convention provisoire, conclue à Lomé le 2 septembre 1914
entre les
vainqueurs, partageait les responsabilités territoriales en
attendant une
solution définitive. Celle-ci n'interviendrait qu'à la paix
avec la mise sous
mandat, par la Société des Nations, des anciennes
possessions allemandes.

*
**

La partie au Cameroun sera autrement difficile.


Ce territoire est vaste (493 000 km2 pour 3 500 000 habitants). La
forêt
équatoriale, coupée de marigots et de rivières, était de pénétration difficile.
Surtout, les Allemands étaient en force, commandés par
deux chefs
énergiques, le gouverneur Ebermayer et le colonel Zimmermann. Ils
alignaient au moins  4  000  hommes, bien équipés et bien
entraînés. C'est
beaucoup pour un pays colonial. C'est peu pour
défendre  4  000  km de
frontières.
Les Français avaient une revanche à prendre. Les coloniaux
n'avaient pas
oublié les cessions effectuées en 1911. Le Congo, l'Oubangui-Chari, avaient
été amputés en contrepartie des mains libres au
Maroc13.
Les hostillités avaient commencé le  21  août  1914. Anglais et Français,
bientôt renforcés par les Belges venus du Congo, attaquant à
l'est, à l'ouest
comme au nord, 9  autres colonnes sous les ordres du
général Aymerich,
reprenaient les territoires cédés. Largeau, à partir
du Tchad, marchait sur
Garoua. Les Anglais, de leur côté, prenaient
Victoria, au pied du mont
Cameroun. Dans le sud, Douala cédait
devant une offensive franco-
britannique.
Mais l'ensemble manquait de coordination. Les combats se
prolongeaient. Les Allemands se défendaient âprement, utilisant au mieux
le
terrain, détruisant les ouvrages d'art des rares voies de communication.
Dans le nord, le poste de Mora14 bien qu'encerclé tenait ferme.
En mars  1915, l'unité d'action franco-anglaise se réalisait à Douala.
L'objectif commun était clairement désigné : Yaoundé. Sous les ordres
des
généraux Aymerich et Dobell, huit colonnes venues de Douala, du
Nigéria,
du Tchad, de l'Oubangui, du Moyen Congo, du Gabon,
convergeaient vers
la cité. Les pluies, quelque temps, retardaient l'offensive. Le 9 janvier 1916,
enfin, la capitale du Cameroun tombait.
Mora, abandonné, capitulait. Le
dernier carré des défenseurs allemands, derrière le colonel Zimmermann,
réussissait à trouver refuge
en Guinée espagnole.
La guerre – coûteuse en vies humaines – aura donc duré près de
dix-huit
mois. Comme précédemment au Togo, Français et Anglais se
répartissaient
les responsabilités en attendant la fin des hostilités sur
le continent. La
France avait ainsi éliminé un concurrent entreprenant
en A.O.F.-A.E.F.15 

*
**

SAHARA
Lamy a conquis les rives du Tchad. Largeau a agrandi le territoire
aux
dimensions du Tibesti et du Borkou. La guerre ne remet rien en
question.
Tirailleurs sénégalais venus du Congo, méharistes de recrutement local,
contrôlent les sables et les oasis.
Le danger, en Afrique centrale, se situe au Sahara oriental. Celui-ci
sur
un bon millier de kilomètres jouxte la Tripolitaine. Cette immensité
essentiellement désertique relève encore de la dépendance nominale
des
Turcs, alliés des Allemands dans le conflit international. Les Turcs
ne sont
que des maîtres théoriques. Les Italiens ont été évincés de
Tunisie. Leur
désastre à Adoua en  1896  les a écartés de l'Éthiopie. Ils
cherchent à
compenser ces échecs sur un rivage proche du leur. En
guerre contre les
Turcs, ils ont occupé depuis  1909  une partie de la
Tripolitaine. Succès
éphémère. Les senoussistes, soutenus par Turcs et
Allemands, leur ont pris
Ghadamès et Ghat. Le butin récupéré les a
armés. Renforcés, ils menacent
désormais les postes français du Sud
tunisien et du Sahara. La situation est
devenue sérieuse. Djanet16,
après une belle résistance du maréchal des logis
Lapierre, est tombé.
Fort-Polignac, plus au nord, a été abandonné.
La mort de Charles de Foucauld en décembre  1916  aggrave encore
la
position de la France. Le père, par son rayonnement personnel,
était le
meilleur garant de sa présence. Moussa ag Amastane, notre
allié,
s'interroge. Son loyalisme jusqu'alors exemplaire faiblit. Le
commandement
lui-même, qui redoute le pire, envisage d'évacuer Fort
Motylinski et Fort
Flatters. Ce serait reconnaître la perte du Hoggar
et du Sahara oriental. Déjà
certains croient cette heure venue. Khaoussen, le chef senoussiste, assiège
Agadès. Si la capitale de l'Aïr tombe,
la route du Niger et du Tchad, par
l'est, celle de Foureau et Lamy,
est coupée.
Lyautey est pour quelques semaines ministre de la Guerre. Mieux
que
quiconque, il connaît l'influence d'un homme en pays africain.
Il décide en conséquence. Le  12  janvier  1917, Laperrine reçoit le
commandement des territoires sahariens de Tunisie, Algérie et Afrique
occidentale. Sage mesure. Les Sahariens de Tunisie relevaient du résident
général à Tunis. Donc du ministre des Affaires étrangères. Ceux
d'Algérie
du gouverneur général à Alger. Donc du ministre de l'Intérieur. Ceux
d'Afrique occidentale française du gouverneur général à
Dakar. Donc du
ministre des Colonies...
Les unités de l'Armée d'Afrique et des troupes coloniales se retrouvent
sous un même chef. Un chef qui depuis vingt ans pratique le
Sahara et les
Sahariens.
Diplomate, Laperrine se montre, parle et sait convaincre. « La
France est
et restera.  » «  Fort Flatters, Fort Motylinski ne seront pas
évacués.  »
Moussag ag Amastane reprend confiance.
D'autres aussi. Le Hoggar ne lâchera pas la France.
Soldat, Laperrine prend l'offensive. Ayant reçu des renforts, il lance
trois
colonnes vers Agadès assiégé : colonne Berger au départ de Gao,
colonne
Depommier-Lehureaux depuis In-Salah et colonne Mourin à
partir de
Zinder. Agadès dégagée, Djanet est réoccupé. Les senoussistes étrillés en
plusieurs rencontres se replient bien au-delà de la frontière de la
Tripolitaine.
En 1918, le Sahara a retrouvé le calme17.
Laperrine, une poignée d'Européens et les troupes d'autochtones y
ont
préservé les positions françaises. Ils ont par là-même préparé le
développement de cette présence qui suivra l'après-guerre18.

1 D'autres aussi, mais combien valeureux si l'on songe, par exemple, à la Belgique et à la Serbie.
2 L'Allemagne domine aussi le nord-est de la Nouvelle-Guinée et plusieurs
archipels du Pacifique
(Marshall, Palaos, Bismarck, Salomon, Carolines,
Mariannes). L'empire africain allemand est le
troisième du monde après ceux de
la France et de l'Angleterre.
3 Et 2 500 Marocains.
4 Cet Abd el Malek est un fils d'Abd el-Kader. Il recevra de l'Allemagne plus
de seize millions de
pesetas pour mener la guerre contre la France.
5 Lamothe poussera même jusqu'à Tiznit, 100 km au sud d'Agadir.
6 Aristide Briand, vieux routier de la politique française, sera onze fois président du Conseil. (Ce
terme désigne à l'époque le Premier ministre.)
7 Gouraud a été très grièvement blessé aux Dardanelles et amputé du bras
droit.
8 Si le glorieux R.M.L.E. (Régiment de marche de la Légion Étrangère) se bat
sur le front français,
dans le cadre de la division marocaine, et revient avec le
drapeau le plus décoré de l'Armée française
(avec celui du R.I.C.M., Régiment
d'infanterie coloniale du Maroc), la Légion a mis sur pied pour le
Maroc deux
régiments de marche et deux compagnies montées. De nombreux ressortissants
allemands servent en ses rangs.
9 Un petit tableau est significatif :
Kilomètres exploités (chemin de fer militaire)

    Maroc occidental oriental

1er janvier 1912 – –


1913 88 –
1914 234 163
1915 314 201
1916 488 230
1917 538 234
1918 622 247
1919 677 258

Ce chemin de fer à voie étroite sera par la suite élargi aux normes traditionnelles.
10 De 1914 à 1918, 45 000 Marocains partent pour le Front français.
11 Les actions des senoussistes au Sahara oriental passeront relativement inaperçues de l'opinion
publique, bien que provoquant de sérieuses opérations militaires.
12 Deux officiers français et quarante tirailleurs indigènes.
13  On se souvient que par le traité de Berlin du  4  novembre  1911  la France
avait abandonné la
basse vallée de la Sangha et un couloir le long de la Loubaye.
Elle avait certes reçu le «  Bec de
canard ».
14 Environ 150 kilomètres au sud-ouest de Fort-Lamy (N'Djamena).
15  Les unités françaises étaient à base d'engagés des divers territoires de
l'A.E.F. Le Tchad,
récemment conquis, avait aussi fourni des volontaires.
L'Allemagne perd aussi ses autres colonies africaines. Le Sud-Ouest africain est
occupé par
l'Afrique du Sud. L'Afrique orientale allemande (futur Tanganyika)
résistera durant toute la guerre et
ne sera occupée qu'en 1918.
16 Djanet, face à Ghat de l'autre côté de la frontière, est à environ 600 km au
sud de Ghadamès.
17 A l'exception du Sahara dit marocain qui devra attendre la fin de la pacification dans les années
trente.
18  Le général Laperrine y trouvera alors la mort. Devenu commandant de la
division d'Alger, il
participe à un raid aérien Alger-Tombouctou. Son avion
s'écrase. Il meurt victime de ses blessures
le 5 mars 1920, un peu au sud de
Tamanrasset. Une promotion de Saint-Cyr (1956-58) porte le nom
de ce grand
Saharien mort, comme Charles de Foucauld, sur la terre qu'il aimait.
 
Chapitre XXXVIII

 
RETOUR EN TERRE FRANQUE
 
11 NOVEMBRE 1918.
 

Toutes les cloches de France carillonnent à l'unisson. Après la Turquie et


l'Autriche, l'Allemagne a déposé les armes. La France et l'Angleterre sortent
grands vainqueurs du conflit mondial. Cette victoire a
coûté cher, très cher ;
aussi bien en vies humaines qu'en richesses économiques. Le nord-est de la
France a été ravagé. Les dépenses militaires ont été un gouffre.
« L'Allemagne paiera », clament les hommes politiques français
appuyés
par leurs électeurs.
Tous les créanciers le savent. S'en prendre au patrimoine d'un débiteur est
le plus sûr moyen d'espérer se faire payer. L'empire colonial
allemand
n'échappe pas à cette règle. En une vingtaine d'années,
Guillaume II s'était
lui aussi bien servi en Afrique et Océanie. Ce
domaine
représentait  2  600  000  km2  peuplés de  11  millions d'habitants
(dont 25 000 Européens).
Le colonisateur allemand n'avait pas toujours employé la méthode
douce.
Dénoncer la brutalité germanique permet, en se donnant le
beau rôle, de
refuser à l'Allemagne la vocation coloniale et de l'exproprier en toute
légalité. L'article 118 du traité de Versailles est sans
appel :

«  Hors de ses limites en Europe, l'Allemagne renonce


à tous droits,
titres et privilèges sur ou concernant tous
territoires lui appartenant, à
elle ou à ses alliés. »

La Turquie se retrouve visée par ce texte. L'empire qui, des siècles


durant, fit trembler l'Europe, s'enferme dans le périmètre du plateau
d'Anatolie1. Le croissant turc disparaît du Tigre au Sinaï.
Des milliers de kilomètres carrés, en Afrique et en Asie Mineure,
s'avèrent ainsi disponibles2. Quel sort vont-ils connaître  ? A qui vont-ils
désormais appartenir ?
Le colonialisme n'a pas bonne presse outre-Atlantique, même si
l'impérialisme n'y est pas absent. Réaction naturelle dans un pays qui
fut
colonisé et qui dut se battre pour son indépendance. Wilson, le
président des
États-Unis, a bien précisé que la guerre engagée par les
Américains était
«  une guerre de la liberté et du droit, menée pour
que tous les peuples, y
compris les Allemands, aient le droit de se
gouverner par eux-mêmes ». Ses
célèbres quatorze points du  8  janvier
1918  relèvent de cet état d'esprit3.
L'Afrique du Sud qui sort d'une
longue épreuve pour se libérer de la
domination coloniale anglaise
partage, semble-t-il, ces sentiments. Ils
n'empêchent pas Pretoria
d'avoir des vues sur le Sud-Ouest africain
allemand.
Le général Smuts, le premier ministre sud-africain, trouve le biais
susceptible de satisfaire toutes les convoitises en sauvant la face4. Les
anciennes colonies allemandes et les territoires non turcs de l'empire
ottoman sont remis à la toute nouvelle Société des Nations5. Celle-ci,
pour
en assurer la bonne gestion, mandatera certaines grandes puissances « qui,
en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de
leur position
géographique, sont le mieux à même d'assumer cette responsabilité ». Ces
puissances auront pour tâche de conduire « les
peuples non encore capables
de se diriger eux-mêmes » et de les préparer à une « évolution progressive
vers la capacité à s'administrer
eux-mêmes ou vers l'indépendance ».
Le terme « colonies » n'est plus prononcé. Il n'y a que des territoires sous
mandat (sous-entendu, de la S.D.N.).
Il est prévu trois types de mandat. Le mandat A concerne les pays
à
guider vers une indépendance regardée comme une échéance proche
(Liban, Syrie, Irak, Palestine, Transjordanie). Le mandat B débouche
sur un
statut de type colonial (Togo, Cameroun, Afrique orientale
allemande). Le
mandat C, enfin, s'adresse aux contrées regardées
comme les plus attardées
(Sud-Ouest africain allemand, îles du Pacifique).
D'un commun accord, la France et l'Angleterre se partagent l'essentiel
(Conférence de San Remo en  1920). La France de l'après-guerre
entend
bien qu'il en soit ainsi. Elle a payé le plus lourd tribut pour
la victoire. Elle
doit être servie en conséquence.
Elle reçoit donc la Syrie, le Liban (mandat A), le Togo6 et le Cameroun
(mandat B). L'Angleterre, pour sa part, est bien servie également  : Irak,
Palestine, Transjordanie (mandat A) et Est africain, futur
Tanganyika.
L'Afrique du Sud prend en charge le Sud-Ouest africain.
Les États-Unis et
le Japon récupèrent l'essentiel des îles du Pacifique.
La France s'installe au Togo et au Cameroun sans difficultés. Les
Français qui ont conquis le pays ont eu, il est vrai, toute latitude pour
s'organiser. Il en sera autrement en Asie Mineure.
Revenant en force en Asie Mineure, la France renoue avec une
vieille et
longue tradition.
Pendant deux siècles, de  1099  à  1291, les Francs furent sur les côtes
libanaises et syriennes, du comté d'Antioche au royaume de Jérusalem.
Ils
n'hésitèrent pas à s'enfoncer dans l'arrière-pays. Édesse fut à eux
durant
quelques décennies. Au XVIe siècle, François Ier, au grand scandale de la
Chrétienté, s'est allié à Soliman le Magnifique pour faire
obstacle à son
rival Charles Quint. Les capitulations de 1536 ont
accordé à la France une
situation commerciale privilégiée. Les Échelles
du Levant, Alep, Tripoli,
Saïda, ont été des hauts lieux de négoce pour
les maisons françaises.
En 1673, la monarchie capétienne a été reconnue comme la protectrice des
chrétiens dans l'Empire ottoman. Ses
successeurs ont toujours fait valoir ce
droit. En 1860, Napoléon III a
envoyé le général d'Hautpoul, à la tête d'un
corps expéditionnaire,
secourir les chrétiens libanais agressés par les
Druses7. Depuis, la
France a affermi sa présence, surtout au plan culturel.
En  1914, les
écoles françaises (religieuses ou laïques)
accueillaient  40  000  élèves,
chiffre considérable par rapport à l'effectif
scolarisé. Le français est
devenu la langue quasi officielle.
Ce monde moyen-oriental, où les troupes françaises débarquent en
1919,
n'est pas simple. Avec la guerre, chacun a brouillé les cartes.
Les Anglais
les premiers.
En  1914, Syrie et Liban, comme les régions avoisinantes, étaient
provinces turques. Soucieuse de préserver l'Égypte et la route des
Indes,
l'Angleterre a pris la tête de la lutte contre la Turquie au
Moyen-Orient.
Pour l'emporter, elle n'a pas ménagé ses promesses.
Son agent, le célèbre
colonel Lawrence d'Arabie, s'est appuyé sans
retenue sur le monde arabe.
En contrepartie de leur soutien, Hussein,
le chérif de La Mecque, Ibn
Séoud, l'émir du Nedj, ont vu miroiter
devant eux de vastes royaumes sur la
péninsule arabique et son pourtour.
Dans le même temps, en  1916, Français et Anglais se partageaient
le
Levant à leur profit. Aux premiers, une zone d'influence englobant
Cilicie,
Syrie, Liban. Aux seconds, la Mésopotamie et la Jordanie.
Pour satisfaire
les sionistes, le gouvernement anglais, par la voix de
Balfour, son ministre
des Affaires étrangères, s'était également engagé
(21  janvier  1917) à la
création d'un « foyer national juif » en Palestine.
Tout le monde était ainsi en droit de tout espérer du départ des
Turcs. La
guerre contre eux avait scellé l'union. Le  30  septembre  1918,
l'armée
anglaise du général Allenby, flanquée par les bédouins de Lawrence, était
entrée à Damas8. L'heure des récompenses, qui allait être
celle des
mécomptes, pouvait sonner.

*
**

Nommé haut-commissaire de France, le général Gouraud débarque


à
Beyrouth le 21 novembre 1919. Le vainqueur de Samory, le glorieux
mutilé
des Dardanelles, le brillant commandant de la IVe armée9, a
l'habitude des
missions difficiles. Celle qui lui échoit en novembre
1919, réclame encore
de l'intelligence et du caractère. Il doit imposer
la présence et l'autorité
française dans ces pays que l'on désigne désormais sous le vocable de
Territoires du Levant.
Accueillis en libérateurs par les chrétiens du Liban, les Français
apparaissent partout ailleurs comme de nouveaux occupants. A
Damas,
l'émir Fayçal, fils du chérif de La Mecque, fort de l'appui
anglais10, s'est fait
proclamer roi de la Grande Syrie11, le  9  mars  1920.
Il est bien décidé à
conserver son trône. L'armée française de 1918 est
la première du monde.
Les bandes de Fayçal ne sauraient lui barrer
longtemps la route. Elle doit
cependant livrer un rude combat, le
24  juillet  1920, à Khan Meïsseloum,
pour s'ouvrir le chemin de
Damas. Après Damas, Alep et Homs, plus au
nord, sont occupés12.
Proconsul en titre, Gouraud, entré à Damas, organise le pays confié.
Il
crée quatre entités politiques :
–  Un grand Liban (capitale Beyrouth), contrée francophile de par
sa
population composée pour moitié de chrétiens. Une certaine structure
républicaine peut se mettre en place.
– La Syrie (Alep et Damas). Pays musulman à 90 pour 100 et hostile, où
existe un fort sentiment nationaliste.
–  Les Alaouites (capitale Lattaquieh). Pays chiite, ayant dans ses
montagnes gardé ses mœurs et ses traditions médiévales.
–  Le Djebel druse, peu peuplé (200  000  habitants), contrée austère
et
fermée.
 
Les trois derniers États ainsi constitués ne cachent pas leur opposition. A
défaut de conciliation avec les notables locaux, ils tombent
sous le coup de
l'administration directe.
Encore faut-il pouvoir commander. La présence française est mal
tolérée.
Une fois de plus, l'Islam soude les uns et les autres contre les
Français.
Syriens, Alaouites, Druses se dressent face aux Roumis.
Attentats,
insurrections se poursuivent. Les années  1920-1923  en Syrie
se
transforment en années de luttes dites de pacification.
Pourquoi cette obstination française à vouloir dominer une terre où
elle
n'est pas acceptée  ? Le gouvernement et l'opinion se rejoignent.
Les
sacrifices de  14-18  méritent des compensations. La France les a
bien
gagnées. Elle a le droit pour elle. Preuve de cette détermination,
elle envoie
en Orient ses plus brillants sujets  : Gouraud en  1919, Weygand en  1923,
Sarrail en  1924, bientôt secondé par Gamelin, le futur
généralissime
de 1939.
Peut-être certains dirigeants, militaires en particulier comme Gouraud et
Weygand, se font-ils une conception plus noble de la tâche
assignée par le
mandat.
Sentiment que traduit Raymond Poincaré en janvier 1921 :

« Nous ne sommes au Levant ni pour y annexer des


territoires ni pour
y installer notre protectorat. Nous ne
sommes que des auxiliaires et des
conseillers de populations civilisées, appelées, dans la plus large
mesure, à se
gouverner elles-mêmes. »

Élaborer les structures administratives, assurer les relations extérieures,


instituer un système judiciaire équitable, développer l'instruction publique
et l'activité économique, garantir les libertés
individuelles, et ce dans une
perspective d'indépendance à mériter à
plus ou moins long terme, répondent
à des idéaux indéniables. Ceux
qui s'y opposent apparaissent comme des
rebelles à la civilisation. Ils
sont à écarter même s'il faut recourir aux armes.
Dans ces rencontres où les deux camps ne se font pas de quartier,
Armée
d'Afrique et Troupes coloniales sont encore en première ligne.
Tirailleurs
algériens ou sénégalais, légionnaires ou méharistes, spahis
marocains ou
tunisiens, traquent pillards ou dissidents. Héré-Déré,
Acham, Bessireh,
Dirkyé-Bdhendour et bien d'autres. Autant de
combats sanglants où les
Français submergés par la masse n'ont pas
toujours l'avantage.
Chaque guerre engendre ses héros. Les campagnes du Levant ont le
leur :
Collet. Collet, plus qu'un nom, un titre. Collet des Tcherkess13.
A peine sorti de la guerre en Europe, le lieutenant Collet rejoint la
Syrie.
En vingt ans, il y gagnera tous ses grades. Dès 1922, il lève les
escadrons
tcherkess – il y en aura dix-huit – qui seront un des
éléments essentiels de la
lutte. A leur tête, Collet entre dans la légende.
Il est l'homme des folles
poursuites, des raids audacieux, des charges
épiques. Il a la baraka, cette
chance insolente et miraculeuse que les
Dieux réservent à la fleur de leurs
guerriers.
Les Tcherkess attaquent un village fortifié. Le feu des Druses fait
fléchir
les plus audacieux. Collet s'avance seul. Comme à l'accoutumée,
il n'a pour
arme que sa cravache. Indemne dans la mitraille, il arrive
devant le mur
d'enceinte. D'un geste, il lance son couvre-chef de
l'autre côté.
« Qui rapportera mon képi ? »
La résistance est vaincue.
Quinze palmes, cinq étoiles ornent la croix de guerre de ce Bournazel du
Levant. Ses Tcherkess lui ont conféré leur plus haute dignité.
Il est leur
émir, leur seigneur14.
En 1923, la pacification générale semble acquise. Ce n'est qu'une
trêve.
La nouvelle révolte, née à Damas, s'appuie très vite sur le pays
druse,
massif montagneux au sud de la capitale syrienne. Musulmans
en marge de
l'Islam, les Druses sont farouchement indépendants.
Leurs chefs
traditionnels redoutent toute autorité susceptible de les
évincer. La France
l'avait en partie compris et constitué un État druse
autonome, mais sa tutelle
restait trop pesante.
La guerre commence par des revers. Le 21 juillet 1925, un détachement
français, surpris au bivouac, perd  104  hommes sur  167  et ses
officiers.
Quelques jours plus tard, le  2  août, un convoi mal engagé
laisse sur le
terrain 16 officiers et 585 hommes.
Par contrecoup, l'insurrection gagne tout le sud de la Syrie. L'Hermon,
l'Anti-Liban, le Djebel druse, la région de Damas s'embrasent.
Les postes,
les garnisons isolés sont attaqués par des forces aussi nombreuses que
résolues. Le  17  septembre  1925, les légionnaires du  4e REI
et du  1er
REC15  ont  47  tués mais tiennent dans la koubba de Mousseifré. Fin
novembre, les mêmes légionnaires du 1er REC perdent
encore 58 des leurs
en défendant victorieusement Rachaya.
Ces troubles surviennent au plus mauvais moment. Le Rif a déjà
exigé
des renforts. La France doit encore en envoyer en Syrie.
Plus d'une année de guerre sera nécessaire pour rétablir le calme.
Rien ne
sera résolu pour autant. Le nationalisme syrien refuse la
France.
Ces combats au Levant, de  1919  à  1927, ont coûté aux Français
près
de 300 officiers et 9 000 hommes de troupe. Qui se souvient
encore de ce
sang versé sur la terre des Croisés ?

1  En connaissant, surtout sous la férule d'Ataturk, une complète transformation. L'islamisme est
rejeté. Le pays s'occidentalise, s'ouvre au progrès et au
modernisme.
2 Ainsi qu'en Océanie.
3  La France, surtout après  1940, aura peut-être trop tendance à oublier cet
anticolonialisme des
États-Unis qui se manifestera plus d'une fois à ses dépens.
4  L'Afrique du Sud a participé plus qu'honorablement à la première Guerre
mondiale. Ses
combattants se sont bien battus sur le front de France.
5 La Société des Nations, S.D.N., est entre les deux guerres, est-il à rappeler,
la première mouture
de l'O.N.U.
6 En fait, l'Angleterre reçoit la frange occidentale du Togo (Togoland) à l'ouest
des monts du Togo.
Cette région s'intégrera par la suite à la Côte de l'Or, futur
Ghana. Au sud, elle reçoit la région de
Victoria et du mont Cameroun au sud
ainsi qu'un petit territoire entre Fort-Lamy (N'Djamena) et
Dikpa, au nord. L'ensemble est rattaché au Nigeria.
7 Le vieil air de la reine Hortense, « Partant pour la Syrie... », détrône alors
La Marseillaise.
8 Cette armée anglaise comprenait également un détachement français d'environ 7 000 hommes, le
«  Détachement français de Palestine-Syrie  ». Le régiment
mixte de cavalerie de ce Détachement
(spahis et chasseurs d'Afrique) participe
activement à la prise de Damas.
9 Gouraud, rétabli, s'était illustré à nouveau à la tête de la IVe armée, en Champagne, sur la Somme
et lors de l'offensive de juillet 1918.
10  Évincé par les Français de Damas, Fayçal, toujours soutenu par les Anglais,
deviendra, peu
après, roi d'Irak. Témoignage manifeste du double jeu mené par
la Grande-Bretagne, traitant avec la
France d'un côté et appuyant son protégé
d'un autre. L'Entente cordiale n'a pas fait taire toutes les
rivalités coloniales. On
s'en apercevra encore par la suite.
11 Comprenant la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine.
12  Parallèlement, l'armée française se bat très durement depuis novembre  1919
en Cilicie,
province initalement détachée de la Turquie. En dépit des succès militaires, le traité d'Ankara
(octobre 1921) rend la Cilicie aux Turcs, à l'exception
du sandjak d'Alexandrette qui demeurera sous
contrôle jusqu'en 1939.
13 Les Tcherkess, Caucasiens musulmans, se sont réfugiés dans l'Empire ottoman à la fin du XIXe
siècle pour fuir la colonisation russe. Certains ont essaimé
en Syrie. Ils fourniront les redoutables
escadrons levés par Collet.
14 Compagnon de la Libération, le général Collet quittera la Syrie en 1943 et
mourra à Toulouse
en 1945.
15 Le 1er Régiment étranger de cavalerie, créé en Tunisie en 1921, comprend
en bonne partie des
rescapés des armées russes blanches de Denikine et Wrangel.
Cette nouvelle unité de la Légion
Étrangère fait ses premières armes au Maroc et
s'illustre ensuite en Syrie. Le chant de tradition du
régiment le rappelle  : «  Les
Druses s'avancent à la bataille...  » (Le lieutenant Paul Gardy, futur
général en
chef de l'OAS à Oran au printemps 1962, est alors grièvement blessé en ses rangs.)
 
Chapitre XXXIX

 
DERNIERS BAROUDS
 
LE PROCONSUL AFRICAIN
1922. Lyautey est depuis dix ans au Maroc. Il a bien œuvré. Tel le
bon
serviteur de l'Écriture, il ne se contente pas de sauvegarder le
talent confié
par le maître. Il le fait fructifier.
La pacification se poursuit sans relâche. Le général Aubert a fini de
réduire la partie nord de la tache de Taza. Le général Poeymirau, «  Le
Poey  », a reçu la soumission des fils d'Habi ou Hammou qui ont
égorgé
devant lui le taureau de targuiba1. Les guerriers Zaians se
montrent
désormais des alliés valeureux et fidèles. La fameuse
«  Besace  », c'est-à-
dire le bloc montagneux du Moyen Atlas, s'est ainsi
considérablement
amincie. Encore quelques lignes de crêtes à dominer
et il ne restera plus que
le Grand Atlas, le sud, le Saghro, le Tafilalet,
les abords du Draa, à occuper.
Déjà, plus des quatre cinquièmes du
Maroc reconnaissent l'autorité du
sultan... et de la France2.
Un autre bilan est incontestable.
Casablanca est devenu un vrai port, Rabat une vraie capitale. La
route, le
chemin de fer – souvent encore à voie étroite – relient Fès,
Tanger, Oujda,
Rabat, Marrakech. Les liaisons postales sont une réalité. L'agriculture se
modernise, l'industrie surgit, l'artisanat revit, le
phosphate s'exporte.
L'instruction se développe, la santé s'améliore.
L'État a été restauré. Le « Bled siba » recule sans cesse devant le
« Bled
Maghzen  ». L'unité marocaine se forge à nouveau officiellement
sous
l'égide de Sa Majesté le Sultan. Les dahirs3  sont ratifiés par le
prince et
promulgués en son nom. Le trône a gagné un nouveau lustre.
Les
Marocains sont trop fins pour ne pas avoir compris que les Français sont les
vrais maîtres et qu'ils imposent leur loi. Qu'importe et
même au contraire !
Ce souverain, jadis bien mal obéi et bien peu
respecté, n'est pas sans
évoquer un monarque à l'« anglaise ». Sa personne est un emblème. Pour le
peuple marocain, elle représente sa
religion, sa race, ses coutumes, sa fierté
nationale. Demain, un demain
qui viendra très vite, elle représentera et
personnifiera son Indépendance.
De ces résultats, qui n'aurait pas conscience, le Résident général le
premier  ? Le maître des lieux est à l'apogée de sa gloire. Membre de
l'Académie française, maréchal de France depuis le  19  février  1921, il
est
un monument national et il ne lui déplaît pas de le rappeler. Lyautey joue
Lyautey. Un rôle qu'il connaît pas cœur et qu'il déclame avec
brio.
Il a maintenant soixante-huit ans. Le grand seigneur, ami du faste
et du
panache, a gardé le port altier et le geste royal. Il aime chevaucher, seul de
l'avant, suivi de ses trois porte-fanions chamarrés d'or et
de pourpre.
L'homme est resté étonnamment jeune. Un de ses officiers
le peint d'une
plume vigoureuse :

« Il avait les yeux en coup de cravache, une bouche


noble et ardente,
un menton fin, énergique, volontaire et
sous le nez le plus aristocrate un
ouragan capillaire paraphant, en moustaches, l'accent de cette âme
inflexible. »4

Il a le verbe cru, le propos volontiers égrillard voire paillard. Il


porte sur
les hommes et sur les événements un jugement sans appel.
Il ne dédaigne
pas foucades et humeurs. Elles pimentent le jeu du
personnage. Par la suite,
plus d'un voudra « faire du Lyautey »5.
Trois quarts de siècle après son passage au Maroc, ce bâtisseur
d'empire
pourrait, dans une vision sommaire et brutale, passer pour
le premier
colonialiste de France. Impression trompeuse  ! Nul plus que
lui n'a vu si
loin, ayant autant de lucidité et de générosité.
Il n'est pas là pour asservir. Il est là pour assister et préparer
d'autres
lendemains. Ses convictions, comme ses propos, sont sans
équivoque,
même si, dans l'immédiat, il se comporte largement en proconsul régentant
à sa guise. Car il est vrai que tout émane de lui. Il
s'est octroyé, de fait, les
pleins pouvoirs. Il traite et légifère depuis sa
Résidence, véritable poste de
commandement du pays. En toute
conscience, il s'estime, du reste, dans son
rôle et son devoir. N'est-il
pas le Protecteur qui a mission de prescrire ce qui
est bon pour son
protégé. La seule notion de contrôle, prévue par le traité de
Fès, est
largement dépassée. La carrure d'un Lyautey, les circonstances
premières de son action, rendent possible une telle attitude. Mais après
lui ?
L'administration directe6 qu'il a pratiquée, quoi qu'on en dise,
s'amplifiera.
Tout autant, le maréchal refuse une colonisation européenne égoïste
et
dominatrice. Sans doute a-t-il conscience des conséquences et des
risques, à
moyen terme, de l'implantation et du rejet possible de ce
greffon insolite en
terre d'Islam. Et puis, s'il a le sens de l'activité
économique, rouage
indispensable à la bonne santé d'un peuple, ce
soldat qui ne compte pas ses
dépenses, ne saurait avoir l'esprit d'un
mercanti. Il est au-dessus des
problèmes de gros sous et il n'hésite pas
à condamner les nouveaux
immigrants européens venus uniquement
pour faire de l'argent :

«  Poussée de chaleur des colons, hermétiques et fermés


au sens du
protectorat, des droits légitimes des indigènes,
revendiquant tous les
droits de France, se regardant
comme en terre conquise, méconnaissant
le statut et les
institutions d'un peuple qui existe, qui possède, qui
compte, qui veut vivre et n'entend ni se laisser dépouiller
ni être traité
en ilote. »7 

Il envisage, déjà, l'inéluctable indépendance. Il ne la redoute pas. Le


18  novembre  1920, dans sa «  Lettre circulaire sur la politique du
protectorat », il l'évoque loyalement :

« Mais ce dont il faut être persuadé, c'est que des


temps nouveaux se
lèvent et menacent...
Le meilleur palliatif est de donner le plus tôt possible
à l'élite
marocaine les moyens d'évoluer dans sa norme,
en donnant à temps
satisfaction à ses aspirations inévitables, en remplissant auprès d'elle
dans toute son
ampleur le rôle d'un tuteur, d'un grand frère, bienfaiteur
auquel elle ait intérêt à rester liée, et en bénéficiant ainsi
d'avoir affaire,
ici, non pas à de la poussière, mais à une
nation dont l'émancipation se
fera sous notre tutelle, sous
notre direction, à notre profit, alors que ce
serait une si
périlleuse illusion d'imaginer que nous la tiendrons
indéfiniment en main avec notre mince et fragile pellicule
d'occupation. »

Il va même très loin. Le 14 avril 1925, il déclare au Conseil de


politique
indigène, à Rabat :
« Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que dans
un temps plus ou moins lointain
l'Afrique du Nord évoluée, civilisée,
vivant de sa vie
autonome, se détachera de la Métropole. Il faut qu'à ce
moment-là  –  et ce doit être le but suprême de sa politique  –  cette
séparation se fasse sans douleur et que les
regards des indigènes
continuent à se tourner toujours
avec affection vers la France. »8 

Alors Lyautey, le proconsul africain, lui aussi, un «  affreux


colonialiste » ? Les faits répondent non. Ils montrent son respect d'une foi,
d'une civilisation, d'un trône. Mais comme il le pressentait, ses sucesseurs
ne le suivront pas. Son héritage s'en ressentira.

*
**

Tout serait bien si...


De lourds nuages noirs avant-coureurs de la tempête s'amoncellent
sur le
Rif.
Le Rif, un vaste croissant de la pointe de Tanger à l'embouchure
de la
Moulouya. Une barrière montagneuse sur une bonne centaine
de kilomètres
de long. Des crêtes souvent à plus de  2  000  mètres. Un
relief brutal de
vallées encaissées, de gorges profondes, d'arêtes effilées.
Une végétation
généreuse sur les versants bien arrosés, surtout vers
l'ouest. Pins, cèdres, sur
les hauts. Maquis méditerranéen aux
approches de la mer. Et dans ce
bastion naturel une population fière
et résolue de berbères sédentaires ou
d'arabes semi-pasteurs.
De tout temps, le Rif a constitué un obstacle et une zone refuge.
Les
Espagnols en savent quelque chose. Au cours des siècles, ils n'ont
guère pu
déboucher de leurs présides, Ceuta, Penon de Velez, Alhucemas, Melilla.
Depuis  1912, et leurs accords avec les Français, ils
espèrent bien
s'approprier enfin ce Rif qui leur a été reconnu comme
zone d'influence.
Leur objectif vise à atteindre une ligne Larache-Ouezzane et se prolongeant
par la vallée de l'oued Ouerrha et une ligne en
gros parallèle à l'axe Fès-
Taza-Taourirt. Mais, les Espagnols n'ont ni
Lyautey ni ses soldats. Ils
marquent le pas. Si Tétouan et Larache
sont occupés, la majeure partie de la
montagne demeure incontrôlée.
Plus grave encore, l'armée espagnole vient de subir, en juillet 1921,
une
défaite remettant en cause jusqu'à sa présence.
Le gouverneur de Melilla, le général Silvestre, a cru pouvoir relier
Alhucemas au départ de sa base9.
L'opération, imprudemment engagée, a tourné au désastre. Bloqués
dans
la cuvette d'Anoual, le  20  juillet  1921, les Espagnols ont perdu
15 000 hommes avec tout leur équipement et leur armement. Silvestre
lui-
même a péri (tué ou suicidé  ?). Une déroute sans précédent dans
une
campagne coloniale.
Melilla quasi sans défenses s'est retrouvé à la merci d'une incursion
des
Rifains. Un colonel de trente-deux ans est arrivé en toute hâte, à
la tête du
Tercio10, pour défendre et dégager la ville. Le nom de cet
officier  :
Francisco Bahamonde Franco. Sa bravoure, son sens tactique, ont fait de lui
le plus jeune colonel de l'armée espagnole avant
d'en faire le plus jeune
général11.
Face à lui, le vainqueur d'Anoual, l'homme qui a dressé les Rifains  :
Mohamed ould Abdelekrim el Khettabi dit Abd el-Krim (1882  ?–
1963).
Durant de longs mois, le sort du Maroc français sera lié à ce
nouveau venu.

*
**

ABD EL-KRIM ET LA GUERRE DU RIF (1925-


1926)
 

Il a grandi très vite cet ancien cadi de Melilla, originaire de la tribu


des
Beni Our Iaghel, une des plus puissantes tribus du Rif central. En
moins de
deux ans il a constitué un embryon d'État et il se présente
désormais en
président de la République du Rif12. Fidèle Musulman,
il s'affirme aussi
Émir el Mounimim, Prince des croyants. La prière
est dite en son nom, et
rien qu'à ce titre, déjà, il se pose en adversaire
de Sa Majesté le Sultan
Moulay Hafid.
Une fois lancé dans l'action politique et militaire (à partir de 1920)
contre
les Espagnols, la chance le sert. Ses deux rivaux les plus
notoires
disparaissent. Abd el Malek13  est tué dans une embuscade.
Le vieux
Raisouni tombe entre ses mains et finira ses jours dans ses
geôles. La
personnalité, l'ascendant, de ce petit homme, râblé et courtaud, au regard
dur, ont fait le reste. Le chef a su entraîner l'ensemble
du Rif et armer ses
partisans (en grande partie avec les dépouilles des
Espagnols d'Anoual).
1923-1924  sont pour Abd el-Krim des années de consolidation et de
préparation. Son ambition est bien ferme  : établir la république du Rif
d'Ajdir à Agadir.
Lyautey, par ses officiers de renseignements, mesure chaque jour de
plus
en plus le danger qui se lève. Il voit ses voisins espagnols reculer
sans
cesse. Ils viennent d'abandonner Chechaouen14  au cœur du massif rifain.
Leurs garnisons se réduisent aux places fortifiées du triangle
Tétouan-
Larache-Ceuta, de Melilla et de la plaine de l'oued Kert. Abd
el-Krim est le
maître partout ailleurs. Son armée, encadrée souvent
par des légionnaires
déserteurs, comme le fameux Allemand Klems, est
prête. L'appel au djihad
va la lancer contre Fès et Taza.
Militairement, Lyautey s'organise. Il jalonne «  la frontière  » d'une
série
de petits postes, véritables sonnettes d'alarme pour couvrir la voie
stratégique essentielle Fès-Oujda. Il rameute tout autour, pour les
épauler, le
gros de ses goums commandés par des officiers de valeur.
Il mesure surtout
la précarité de ses moyens15. Le  20  décembre  1924,
il adresse au
gouvernement  –  qu'il a déjà alerté et prévenu  –  un
long rapport sur la
gravité de la situation. Des renforts sont indispensables.
Le vieux soldat, à Paris, n'a pas que des amis. Plus d'un politicien
commence à trouver encombrante cette statue du commandeur dressée
sur
la terre africaine. D'aucuns aspirent à la remplacer. Le signal
d'alarme du
Résident général ne trouve pas d'écho. Abd el-Krim qui
a des connivences
aussi bien en France qu'à l'étranger, se sent les
mains libres. Devant lui, les
Français sont en sous-effectif.
Le  12  avril  1925, les méhallas d'Abd el-Krim partent à l'attaque du
dispositif français. Sur toute la largeur du front rifain, la période
héroïque
de la guerre du Rif commence. Elle occupera le printemps et
l'été avant la
riposte rendue possible par l'arrivée des renforts.

*
**

Les Rifains  –  comme tous les Marocains  –  sont des combattants-nés.


Connaissant admirablement bien leur pays, ils s'infiltrent par les
ravines et
les couverts pour se démasquer brutalement. En vagues hurlantes, ils se
précipitent à l'assaut des positions ou des convois français. Leur action
achevée, ils s'évanouissent dans la montagne.
Localisés et fixés, ils
opposent une résistance opiniâtre. Remarquables
tireurs à la vue perçante,
leurs coups sont meurtriers et il est bien
difficile de les déloger dans les
châteaux forts naturels des falaises et
pierriers du djebel.
La nuit, l'obscurité devient leur complice. S'approchant au plus
près, ils
harcèlent les bivouacs et les impacts de leurs Mauser claquent
sur les
murettes dressées chaque soir par les légionnaires ou les tirailleurs. Ou bien,
se collant au sol, ils rampent vers les guitounes. Pratiquement nus16, le corps
enduit d'huile pour ne pas laisser de prises
aux mains adverses, le couteau
entre les dents, ils se glissent pour
poignarder une sentinelle ou dérober une
arme. Plus d'un dormeur ne
retrouve que la courroie sectionnée du fusil
qu'il avait jugé prudent
d'attacher à l'un de ses membres.
Tel est l'adversaire dont les postes de la « frontière » sont les premières
cibles au matin du 12 avril 1925. Enfants perdus, ces petits
postes sont fort
vulnérables. Pourtant leur mission est essentielle. Ils
« tiennent » les tribus
récemment ralliées qu'Abd el-Krim entend bien
faire basculer dans son
camp.
Ce printemps  1925  se joue une partie terrible. Les Rifains méprisant
la
mitraille s'élancent pour franchir barbelés et fortifications. Tout
aussi
résolus, les défenseurs les fusillent à bout portant ou les repoussent à l'arme
blanche. Des postes tiennent. D'autres succombent. Le
5  juin, celui de
l'héroïque sergent Bernez-Cambot est enlevé. Le
14 juin, le sous-lieutenant
Pol Lapeyre s'ensevelit sous les décombres
de Béni Derkoul17 plutôt que de
se rendre. Une promotion de Saint-Cyr portera son nom18.
La situation s'aggrave. La ligne de l'oued Ouerrha19  est forcée. Fès
et
surtout Taza sont menacées. Si Abd el-Krim ne cache pas son ambition de
se faire proclamer Sultan dans Fès, la ville sainte, il veut
surtout prendre
Taza. Avec Taza entre ses mains, il coupe le Maroc
en deux, il se met en
mesure d'assurer la liaison avec la dissidence
encore active du Moyen Atlas.
Tout le cœur du pays pourrait entrer
en rébellion. Déjà, certaines tribus
donnent des signes de fléchissement.
Les Tsoul, les Branès, sont incertains,
pour ne pas dire plus.
Taza devient le premier enjeu de la bataille. Faute de moyens devant
la
poussée adverse – Abd el-Krim a au moins 20 000 hommes d'engagés – les
Français devront-ils abandonner la vieille cité occupée
depuis treize ans  ?
Ce serait presque le signal de la victoire pour les
Rifains.
Lyautey est sur place. Il est toujours là aux heures chaudes. Une
fois
encore, il doit trancher, rançon inéluctable du titre de chef. Son
entourage
penche pour l'abandon de Taza. Une nuit entière, il pèse le
pour et le contre.
Le 6 juillet, il ordonne de faire face et de tenir Taza.
Sa décision, comme en
août 1914, sauve le Maroc français.
Par tempérament, le commandant en chef préfère l'attaque à la
stricte
défensive. Sur son ordre, le colonel Giraud passe à l'offensive,
avec son 15e
régiment de tirailleurs algériens, aux abords de la ville
menacée. L'épreuve
de force réussit. Taza est dégagée de l'étreinte.
Profitant de quelques
renforts venus d'Algérie, les Français contre-attaquent de toutes parts. Les
Rifains, surpris, sont contenus et
stoppés. A la fin juillet, la période
héroïque de la guerre du Rif prend
fin. La partie, puisqu'elle n'est pas
perdue, sera gagnée. Elle a déjà
coûté plus de  1  000  morts côté français.
Côté Rifains ? Nul ne le saura
jamais. A la longue, l'armée française avec
son métier et sa puissance
se doit d'être la meilleure devant une armée de
fortune, si valeureuse
soit-elle.

*
**

Le front rifain n'a pas craqué et le Maroc français n'a pas été
ébranlé. Ce
succès, Lyautey le doit d'abord à lui-même, capitaine
tenant la barre d'une
main ferme. Il le doit aussi à la valeur de sa
troupe.
Tirailleurs sénégalais, légionnaires, goumiers, combattants de tout
rang,
ont été exemplaires. A leur tête, généraux et colonels, minutieusement
choisis, dominaient leur art. Vétérans trempés par l'expérience
récente, ils
étaient rompus à appliquer des feux ou à engager une
manœuvre. Et au-
dessous d'eux, il y avait la relève. Et quelle relève !
Les Juin, Guillaume, de Lattre, de la Tour, de Montsabert et leurs
émules
ne sont pas là pour faire de la figuration. Ils se pressent avides
d'occuper les
places de choix au festin de la gloire. Et dans leurs rangs
il est un nom entré
plus encore dans la légende que dans l'histoire : Bournazel.
La démarche de ce grand corps bien charpenté est un peu lourde.
Le
visage massif aux yeux clairs dissimule mal une certaine insolence.
Le képi
volontairement cabossé et planté comme pour défier la verticale comme la
hiérarchie accentue cette désinvolture apparente. La
culotte bleu pâle, la
veste rouge des spahis sont portées avec une élégance bien cavalière.
Ah, cette veste rouge  ! Henri de Bournazel (1898-1933), «  Bou vista
hamina  ». L'homme à la veste rouge, disent les Marocains. Et cette
veste
rouge, quel repère ! Quelle étoile au firmament du baroud rifain !
Toujours
de l'avant, toujours en tête ! Au galop de charge ou dans
une course folle,
elle mène l'attaque.
En quelques mois, le lieutenant du  16e goum, puis du  33e goum,
immortalise sa fameuse veste rouge, témoignage d'une vitalité, d'une
audace
et d'un ascendant exceptionnels, servis par une baraka miraculeuse. La mort
s'écarte de ce guerrier qui semble l'ignorer. Il est
invulnérable. Ses
compagnons, ses adversaires s'en persuadent. Et les
exploits du lieutenant
de Bournazel entraînant les siens par son
exemple et sa présence ne se
comptent plus. Postes secourus en forçant
l'encerclement, crêtes enlevées de
haute lutte, coups de main réussis
derrière les lignes ennemies sont le
quotidien de ce baroudeur hors
rang. Sa renommée remonte jusqu'à
Lyautey. Le maréchal goûte les
destins hors du commun. Mangin, Gouraud,
Poeymirau ont été ses
hommes.
Il voudrait Bournazel près de lui. Mais Bournazel aime la poudre,
les
chevauchées, la gloire des vainqueurs. Il restera au combat.
Bournazel, pratiquement seul officier français au milieu de ses goumiers
et de ses partisans, est un peu le symbole du Maroc que conçoit
Lyautey.
Aux Marocains, épaulés, conseillés par la France, de travailler à
l'élaboration de leur destin. Un destin qui commence par la sauvegarde de
leur patrimoine.
Le Sultan n'est pas contre cette vision. Bien au contraire. Son trône
peut
vaciller devant ce nouveau Rogui  –  un de plus  –  levé contre
lui. Moulay-
Hafid a plus à perdre qu'à gagner si l'aventure d'Abd el-Krim se prolonge.
Le monarque, qui n'est point sot, le comprend. Il
est aussi sensible à la
sollicitation, discrète, du résident général, personnage qu'il tient en haute
estime. N'a-t-il pas, toujours, été éminemment respectueux de sa personne ?
Moulay Hafid s'engage. Il fait
appel aux tribus les plus fidèles pour fournir
des contingents. La
Méhalla chérifienne, forte de plus de  6  000  cavaliers,
prend la direction
du front rifain. Le prince Moulay Mahmoun, frère du
sultan, est à sa
tête, assisté du pacha de Fès et de hauts dignitaires20.
Français de souche, Marocains, tirailleurs algériens, ou sénégalais,
légionnaires «  devenus fils de France par le sang versé  », se retrouveront
ainsi fraternellement unis dans la bataille. Une bataille qui, maintenant,
prend un cours nouveau. Sortant de sa léthargie, alors que le
péril premier
est écarté, Paris prend conscience du danger.
Le gouvernement dépêche sur place, investi d'une mission d'observation,
un maréchal de France pour étudier les faits et gestes d'un
autre maréchal de
France. L'Histoire se renouvelle. En  1908, Hubert
Lyautey devait rendre
compte de son camarade d'Amade. En 1925,
Philippe Pétain doit statuer sur
son pair, Hubert Lyautey. L'issue,
cette fois, sera différente.
Pétain et Lyautey. Deux hommes qui n'ont qu'un seul point
commun  :
l'excellente opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. Pour le reste,
Pétain, c'est un
peu l'anti-Lyautey. La prudence à la place du risque,
la réserve contre
l'exubérance. Ce fantassin, sans grand génie, que la
Grande Guerre a tiré de
l'anonymat définitif21, a pour lui une extrême
rigueur et un solide bon sens.
On ne lui en compte pas. Oh, il n'aurait
jamais de son seul fait «  vidé la
langouste pour ne garder que la carapace  ». Par contre, il sait tenir. Il l'a
prouvé à Verdun. Mais il a aussi
besoin de la « poussette » d'un Foch pour
s'engager plus avant.
Pétain débarque à la mi-juillet  1925. En quelques semaines, il
obtient
deux choses : des renforts et une lettre de commandement. Est-il pleinement
responsable de cette dernière  ? On ne sait. Lyautey avait
sauvé d'Amade.
Pétain n'a pas sauvé Lyautey

*
**

La blessure est sévère pour celui qui se voit retirer la direction des
opération militaires. Dans ce pays où les armes continuent de parler,
il se
veut d'abord le chef de ceux qui combattent. Avec dignité, Lyautey tire la
conclusion du camouflet qui lui est infligé. Il sollicite une
relève que son
état de santé, à soixante et onze ans justifie largement22.
Le 24 septembre, il écrit en ce sens et sa requête est acceptée. Pétain
est
seul, commandant en chef militaire. Un civil, Théodore Steeg,
devient
résident général. Il sera bien falot ce nouveau représentant de
la France  !
Lui et les autres ! Peut-il en être autrement ? Comment
briller dans l'ombre
portée d'un Lyautey  ? Comment s'imposer, en
complet-veston, face à des
hommes qui ne tolèrent que les hommes de
poudre  ? Comment aussi,
fonctionnaire ou politique de tradition jacobine, ne pas vouloir tout régenter
et refuser de déléguer  ? Avec les
résidents civils, l'administration directe
refusée par Lyautey (même s'il
l'appliquait) et si contraire à l'idée du
protectorat imposera sa loi et
ses mécomptes.
Après avoir salué une dernière fois Sa Majesté le Sultan, le  10
octobre  1925, le maréchal et son épouse embarquent sur l'Anfa,
modeste
paquebot de la Compagnie Paquet. Sur les quais, une foule
«  dense  »,
respectueuse, émue23. L'hommage des Marocains, des Européens nouveaux
venus.
C'est fini. Le rénovateur du Maroc regarde s'éloigner cette terre
pour
laquelle il a tant œuvré. Un murmure dans sa voix :
« Ma vie et mon bonheur étaient ici ».
A Gibraltar, deux navires de guerre anglais saluent et font escorte.
Fair-
play britannique.
A Marseille, le débarcadère est vide, hormis quelques intimes. Pas
de
troupes. Pas d'officiels si ce n'est un retardataire embarrassé. Si,
pourtant,
une gandoura blanche se détache. Un visage rude au regard
d'oiseau de
proie s'approche. Tami el Glaoui, pacha de Marrakech.
Le fier Marocain,
lui, n'a pas oublié.

*
**

Contre Abd el-Krim, Pétain est bien décidé à se battre à sa


manière  : à
petits pas, avec de gros bataillons, en usant largement de
ce « feu qui tue »
et qu'il connaît bien24.
Il dispose de près de  150  000  hommes bien équipés et bien encadrés.
7  divisions, 40  généraux sont à pied d'œuvre25. Le danger Abd el-Krim a,
enfin, été estimé à sa vraie valeur. Le rouleau compresseur
français est en
mesure de tout écraser.
Dans le nord du Rif, les Espagnols, tout autant, ont aussi réagi.
L'honneur
de la vieille Castille est en jeu contre les Infidèles des temps
modernes. La
marine espagnole déverse des troupes et des canons
pilonnent les
concentrations rifaines.
A Tétouan, Pétain a rencontré le général Primo de Rivera, l'homme
fort
de ce qui est encore la monarchie espagnole. Entre militaires on
s'est mis
d'accord. Les deux armées attaqueront conjointement. L'automne précoce,
avec des pluies diluviennes, interrompt seul l'offensive
projetée. Après les
mois d'hiver, l'attaque généralisée prend corps et
dès lors tout va très vite.
Abd el-Krim est condamné à mettre un genou à terre. Ses harkas
ne
sauraient endiguer le flot qui les enserre avec artillerie, blindés et
aviation.
Sa poche de résistance se réduit en quelques semaines et le
Rogui sent la
partie perdue. Un moment, jouant sur la crédulité du
nouveau résident
général, il tente de négocier. La soi-disant conférence
d'Oujda n'est qu'un
épisode et les armes reprennent leurs droits.
Autour d'Abd el-Krim les désertions s'accélèrent. Il se retrouve avec
ses
derniers fidèles, encerclé dans la plaine de Targuist par la  8e brigade du
colonel Corap constituée pour l'essentiel des forces supplétives
de Taza
nord parmi lesquelles le  33e goum du lieutenant de Bournazel.
Le 26 mai 1926, pris au piège, Abd el-Krim demande l'aman ; et le
27 au
matin, il se présente devant le détachement du lieutenant-colonel Giraud, le
sauveur de Taza quelques mois plus tôt.
La guerre du Rif est terminée. Elle a coûté aux Français  5  500  tués
dont 200 officiers. Aux Rifains ? Le double, le triple, plus peut-être. Il est
hasardeux d'avancer un chiffre avec certitude. Le bilan reste certainement
lourd de par l'importance des moyens de feu mis en place dans la seconde
phase de la bataille.
Français et Espagnols campent, en final, sur leur ligne de séparation
initiale. La coupure est désormais bien affirmée pour trois décennies même
si, en droit, chacun des deux tronçons du royaume ainsi découpé reconnaît
le même souverain quel que soit son « Protecteur » local26.
Abd el-Krim connaît l'exil. Il est expédié à la Réunion avec sa famille. A
des milliers de kilomètres du Maroc, il ne pourra plus, estime-t-on, être
dangereux27.
La guerre du Rif, dernier exemple d'une résistance indigène28  à
l'expansion coloniale, est déjà une guerre d'un autre âge. Elle ne s'intègre
plus dans la fresque traditionnelle des campagnes coloniales du XIXe siècle.
Elle est une lutte nationale annonçant d'autres lendemains.
Jusqu'alors, en France, les manifestations d'opposition au colonialisme se
déroulaient en vase clos. Elles relevaient des joutes parlementaires ou à la
rigueur de quelques pamphlets dans la presse. Clémenceau, Jaurès s'étaient
classés parmi les ténors des diatribes
contre l'impérialisme. Le débat n'avait
jamais mené très loin. Avec le Rif, tout change. Abd el-Krim noue des
intelligences à l'étranger29  et encore plus ouvertement en France. Ces
dernières émanent du jeune
parti communiste français.
La presse communiste – l'Humanité, l'Avant-Garde, organe de la jeunesse
communiste – ne cache pas ses sympathies et son soutien à
la cause rifaine :

«  La cause des Marocains est juste. Nous la soutiendrons à notre


manière. Notre campagne commence  : évacuation immédiate du
Maroc  ! Laissons le champ libre à
Abd el-Krim  ! Le Maroc aux
Marocains ! »30 

La Caserne, journal de même inspiration et rédigé en arabe, porte


en
manchette au-dessus d'un long éditorial de Paul Vaillant-Couturier31 :
« Vive le Maroc libre ! »
En septembre  1924, les chefs communistes, Pierre Sémard, au nom
du
Comité directeur, Jacques Doriot32, au nom de la jeunesse communiste,
envoient à Abd el-Krim un télégramme pour le féliciter de «  brillante
victoire du peuple marocain sur impérialisme espagnol ».
Des actes suivent les déclarations. Les conscrits sont incités à chanter
l'Internationale et à clamer  : «  A bas la guerre du Maroc  ! Vive les
Rifains  !  » Des perquisitions permettent de découvrir que des militants
communisants fournissent des renseignements sur les mouvements de
troupes. La justice militaire doit intervenir. Du  1er juillet  1925  au
31 juillet 1927, elle prononcera 1 371 condamnations à titres divers.
Oui, tout cela est nouveau, même si l'incidence d'une telle subversion
s'avère limitée. Le fait n'apparaît pas moins révélateur d'un état
d'esprit en
contradiction avec l'opinion métropolitaine dans son
ensemble33. Il présage
d'autres réactions autrement plus sérieuses
durant les grands conflits de la
décolonisation, guerre d'Indochine,
guerre d'Algérie. L'armée française,
engagée outre-mer, aura contre
elle, en métropole même, une véritable
cinquième colonne au service
de son adversaire.

*
**

LA MORT DE L'HOMME ROUGE


 

Depuis la fin de la guerre du Rif, la pacification s'est poursuivie


non sans
pertes pour les combattants, non sans tergiversations pour
les politiques.
Cependant les résultats sont là.
En 1926, grâce aux troupes libérées par la soumission d'Abd el-Krim, la
tache de Taza, c'est-à-dire sensiblement le Moyen Atlas, a
été réduite. En
juin, le Tichkout, le pays des forêts de cèdres, en juillet,
le Bou Iblane et
ses  3  000  mètres, ont cessé de représenter une zone
de dissidence. Le
drapeau tricolore flotte sur la crête des Beni Ouarâin.
Par temps clair, le
regard y devine, dans les lointains, l'Atlantique, la
Méditerranée, l'Algérie,
le Sahara...
En  1927, de mars à juin, il a fallu revenir vers le Rif pour remettre
de
l'ordre aux abords d'Ouezzane. Le  8  juillet, Sliten el Khamlichi,
l'irréductible, a enfin cédé. Le nord est définitivement en paix. Nombreux
sont les Rifains à rejoindre les rangs des goums et des partisans.
De  1929  à  1931, le colonel, puis général de Loustal, un vétéran des
campagnes marocaines, s'est vu confier mission de réduire la « Courtine »
aux moindres frais. Cette fameuse «  Courtine d'El Abdid  » dans
la
terminologie des militaires représente l'ultime massif flanquant le
Haut
Atlas sur la Moulouya supérieure et l'oued El Abdid. La
«  Courtine  »
occupée, le Haut Atlas est à portée de main, et le Tedla
couvert.
Parallèlement, le  1er mars  1930, a été créé le commandement militaire
des confins algéro-marocains sous le colonel, puis général Giraud,
avec P.C.
à Bou-Dehib. Ces confins, dira-t-on très vite, regroupent le
cercle de
Colomb-Béchar (en Algérie) et les territoires du sud du
Maroc. Le Sud
marocain peut être abordé franchement.
Ici, le paysage n'est plus le même, si la montagne reste toujours
présente.
Étendues désolées, djebels arides, gorges et vallées semées
d'oasis lui
donnent une vision saharienne. La tâche des hommes, de
ceux qui attaquent
comme de ceux qui défendent, n'est pas facilitée
pour autant. La
préocupation première demeure le point d'eau.
Dans les combats menés dans ce vaste ensemble, un certain lieutenant
Philippe de Hauteclocque, adjoint au commandant du  38e goum,
est
sérieusement blessé le  13  juillet  1930. Le jeune officier de cavalerie,
entraînant ses goumiers dans un rude assaut d'infanterie, ne se doute
pas,
alors, quelle fortune la destinée lui réserve...
Toutes ces actions menées dans les «  Confins  » permettent d'envisager
d'occuper enfin le Tafilalet34. Le Tafilalet, c'est un peu un symbole. Cet
essaim d'oasis, de part et d'autre de l'oued Ziz et de l'oued
Gheris, n'est-il
pas le berceau de la dynastie régnante  ? Un berceau
où l'autorité lui
échappe. Pour les Français, c'est aussi effacer un vieil
affront. En 1918, ils y
avaient subi un grave revers35...
L'attaque préparée par un bombardement d'aviation et d'artillerie
est
lancée, par Giraud, le  15  janvier  1932. De toutes parts, les supplétifs
s'engagent dans le dédale des jardins, des murettes, des sequias et
des
foggaras susceptibles de se transformer en redoutables obstacles.
Le
groupement sud-est (46e goum du lieutenant de Tournemire, et  500
partisans) est dirigé par le capitaine de Bournazel, de retour au Maroc
depuis un an.
L'Homme rouge n'a perdu ni son audace ni son coup d'œil. Avec
brio il
coiffe ses objectifs. En récompense, Giraud le nomme patron
du Bureau des
Affaires indigènes à Rissani36. Voici Bournazel « Gouverneur du Tafilalet »,
comme il se présente avec humour. Le titre
sonne bien et le « gouverneur »
s'avère aussi bon administrateur que
bon baroudeur, réorganisant en
particulier le système d'irrigation mis
à mal par la guerre.
A l'hiver 1932, les troupes des Confins du général Giraud par le
Ferkla et
le Tadra37  donnent la main à celles de la région de Marrakech. Cette
jonction38 marque l'investissement complet, par le sud,
des derniers bastions
de la dissidence.

*
**

Sur ce fond guerrier, il est un événement politique dont l'importance, à


prime abord, échappera. A l'automne  1927, brutalement, le
sultan Moulay
Hafid disparaît. Le 18 novembre, les Oulémas élisent
pour lui succéder son
troisième fils, Si Mohammed, alors âgé de dix-huit ans. Un tournant
s'amorce dans les rapports entre protecteur et
protégé.
Le jeune Mohammed V n'a pas connu la décomposition de l'État
marocain et la fragilité du trône. Depuis sa prime jeunesse et sa première
prise de conscience, il ne voit que la toute-puissance française
imposant sa
tutelle à son père et à son peuple. Ses sentiments ne
sauraient être ceux d'un
Moulay Hafid reconnaissant à la patrie de
Lyautey d'avoir restauré son
prestige et engagé son pays sur la voie
du progrès. Il se présente en
monarque de la servitude d'un Empire
qui eut sa grandeur.
Mohammed V a compris qu'il ne pouvait, pour l'heure, s'opposer
à son
mentor. Ce prince, intelligent, instruit, dont le regard ne révèle
jamais la
pensée et ne se fixe pas, saura dissimuler et se préparer.
Véritable Louis XI
marocain, il tissera sa toile. La toile de l'indépendance et du nationalisme.
Lorsque la France comprendra, il sera trop
tard.

*
**

Dans l'immédiat cependant, en ce début de 1933, il faut en finir.


Les militaires le réclament. Le nouveau résident général Lucien Saint
en
est bien conscient lui aussi. Alors que l'immense majorité du Maroc
vit et
travaille dans la paix française, plus rien ne justifie l'existence
d'une ultime
dissidence. L'Atlas central, le Saghro doivent cesser d'être
« Bled Siba » et
se transformer en « Bled Maghzen ».
Vu du Tafilalet, le Djebel Saghro barre l'horizon vers l'ouest. Sa
masse
noirâtre, entre les vallées du Draa et du Dadès, se silhouette,
un peu, comme
celle du hérisson dardé d'aiguilles. Mais l'animal s'est
figé dans l'éternité.
Ses piquants se dressent comme des repères ou des
tours crénelées.
Le Saghro, point culminant à  2  559  mètres, est sur une soixantaine
de
kilomètres de long le bastion refuge de l'une des dernières tribus
berbères
toujours insoumises : les Ait Atta. La razzia, l'indépendance,
sont chez eux
de vieilles traditions. En  1812, leurs rezzous avaient pillé
les environs de
Fès et de Meknès. Avant l'arrivée des Français, ils s'en
allaient jusqu'aux
lointains Touat et Tidikelt. A la fin du XIXe siècle,
Moulay Hassan I avait
voulu les conduire à l'obéissance. Sa colonne
avait dû rebrousser chemin
devant l'hostilité des populations et les
tempêtes de neige.
Les Ait Atta de  1933  restent égaux à eux-mêmes. Ils refusent l'impôt.
Leur dicton le répète :
« Halef Dadda Atta la iataa oukha Saghro irjaa outa » (le Père
Atta a juré
qu'il ne paierait pas, même si le Saghro devenait une
plaine39.)
Leur chef Asso ou Baselham les veut à jamais des hommes libres et
tous
ceux qui, du Tafilalet au Draa, ont reflué devant l'avance française se sont
joints à lui. Ils sont ainsi plusieurs milliers farouchement
retranchés derrière
leurs rochers, exhortés par leurs femmes à une lutte
sans merci. Un vieux
sage a prévenu :
« Chez nous vous rencontrerez trois adversaires, « Oussemid », le
froid,
« izzan », les rochers, « en nhas », les balles ».
Il n'a pas tort, mais il oublie l'unique faiblesse : leur château fort
naturel
manque de points d'eau.
Pour venir à bout du Saghro, le commandant en chef, le général
Huré, a
mobilisé deux groupes mobiles  : celui des Confins sous
Giraud, celui de
Marrakech sous Catroux. Il sait pouvoir compter
aussi bien sur ces deux
chefs expérimentés que sur leurs troupes, goumiers, partisans et
légionnaires40.
Le jour « J » a été fixé au 13 février 1933. De suite, l'attaque piétine. Les
assaillants qui convergent vers le Saghro, se heurtent à des
résistances
farouches. Le  24e goum s'efforçant, envers et contre tout,
d'enlever une
crête, a la moitié de son effectif hors de combat. Son
chef est tué.
Le 14 février, à 9 h 30, Bournazel se met en marche à son tour. Il
a sous
ses ordres directs trois goums (16e, 21e, 28e), des partisans  –
en majeure
partie des Branès du Rif  –  et deux compagnies de
Légion41. Il est sans
illusions. La partie sera difficile.
« Le Saghro, c'est le Saghro », a-t-il clairement annoncé.
L'objectif du groupement Bournazel se nomme le Bou Gafer, une
avancée du Saghro vers l'est. Tenir le Bou Gafer est dominer le
Saghro,
mais le Bou Gafer, plus que tout autre, est un château fort.
Le 20 février, Bournazel est sur le Bou Gafer, sur ses pentes du
moins. Le
combat est une guerre de tranchées. Chaque falaise gagnée
doit être
organisée pour parer à une contre-attaque. Ce duel est un
duel d'hommes.
L'artillerie, même en tir vertical, ne peut pas grand-chose. Plaqués sous les
blocs de rochers, les Ait Atta ajustent leurs
adversaires d'une main qui ne
tremble pas.
Le commandement français s'inquiète. Les pertes s'allongent. Plusieurs
officiers ont été atteints. Le 26 février, l'aide de camp du général
Giraud se
glisse près du capitaine de Bournazel avec un ordre formel
de son chef :
« L'Homme rouge doit mettre une gandoura kaki sur sa veste. »

*
**

28 FÉVRIER 1933
 

L'aube, froide et nuageuse, se lève sur le Bou Gafer.


Bournazel a regroupé les siens au pied du piton enlevé de haute
lutte et
que sa silhouette a fait baptiser « La Chapelle ». Ce sera sa
base de départ.
En première ligne, les 16e et 28e goums. En deuxième
ligne, la compagnie
montée du 3e REI (capitaine Faucheux) et l'autre
peloton légion (lieutenant
Brincklé de la compagnie « Fourré »).
Dans le jour naissant, l'objectif et le terrain d'attaque se dévoilent
peu à
peu.
Au premier plan, un glacis ascendant, débouchant sur un étranglement,
point de passage obligé. Après quoi, un dôme rocheux coupé
de murettes.
Puis un ensellement avant l'objectif final : le piton 642.
Déjà les balles claquent. Les Ait Atta ont vu déboucher la vague
d'assaut.
Elle avale le glacis et s'engouffre dans le goulet imposé par
les murailles
latérales pour éclater à nouveau. A chaque mètre gagné,
des hommes
tombent pour ne plus se relever. Bournazel est en tête.
Revolver d'une main,
canne de l'autre, il est le chef qui entraîne et
montre la voie.
Il arrive, lui aussi, sur le dôme rocheux, que viennent d'atteindre
ses
voltigeurs de pointe. Soudain, il s'affaisse, touché à l'abdomen. A
force de
volonté, il se redresse. Il sent que le désarroi saisit ses Branès.
La mort
frappe trop fort. Ils fléchissent, ils reculent. Leur chef, debout
les exhorte.
Une seconde blessure, au bras droit, le jette à terre irrémédiablement.
Autour de lui, maintenant, la débandade sévit. Les plus
valeureux craquent.
Heureusement, la Légion est là, égale à elle-même dans sa force et
son
héroïsme. A son tour, elle s'élance, pour conserver le terrain
conquis et
dégager les goums43. Stoïque sous le feu, elle progresse
avant de former un
rempart assurant une couverture et un point
d'amarre. Elle perd du monde.
Le capitaine Faucheux, le lieutenant
Brincklé sont tués.
Deux légionnaires ont vu tomber le capitaine de Bournazel. Sans
grands
ménagements,  –  le tir ennemi ne le permet pas  –  ils le tirent
en arrière.
Quelques goumiers peuvent alors le redescendre un peu. A
l'abri sommaire
d'une roche, le médecin-major Vial tente les soins
d'urgence. Il est sept
heures quarante-cinq.
Le blessé a les traits tirés. Il souffre. Il a froid. La piqûre de morphine le
calme un peu. Et pendant près d'une heure, il va avoir près
de lui un ultime
confident, son ami le médecin Vial.
« C'est dégoûtant, toubib, de mourir sale. »
Sa pensée va vers les siens. Sa femme. Ses deux fils. Sa mère.
« Ma pauvre maman ! »
Et le chrétien, instinctivement, trouve la prière du soldat :
« Mon Dieu, pardon pour toutes mes saloperies. »
La main est retombée. La vie s'est enfuie. L'Homme rouge n'est
plus. La
légende subsiste.

*
**

Le 12 février 1957, le lieutenant Maurice Mennesson, Saint-Cyrien


de la
promotion Extrême-Orient, chef de section à la 1re compagnie
du 2e R.E.P.,
tombe au djebel Bou Gafer (secteur de Tébessa, Algérie).
Lui rendant
hommage, son chef de corps, le colonel de Vismes, évoque
un autre Bou
Gafer et un autre Saint-Cyrien.44 
« Vous étiez à son exemple et comme lui vous avez trouvé votre
Bou Gafer. »
Pour des générations d'officiers français, le Bou Gafer, l'Homme
rouge,
sont et resteront des emblèmes45.

*
**

L'attaque sur le Bou Gafer a échoué. Partout, les Ait Atta ont tenu.
De
leurs tirs précis, à l'arme blanche parfois, ou bien faisant dévaler
des blocs
de rochers, ils ont brisé toutes les tentatives. Les Français,
ce 28 février, ont
eu 64 tués.
Réaliste, le  1er mars, le général Huré ordonne l'arrêt d'assauts aussi
coûteux que stériles, et décide le blocus de l'ensemble Saghro-Bou-Gafer.
La guerre d'usure commence. On se fusille, on s'injurie d'une
murette à
l'autre.
On palabre aussi. Les officiers des Affaires indigènes46  sont passés
maîtres en cet art où ils étaient à bonne école. Le lieutenant Lecomte,
le
lieutenant Lazennec jouent de la lassitude, légitime, de l'adversaire
et de son
manque d'eau. Ils n'oublient pas sa fierté. Habilement, ils
démontrent que
reconnaître le Maghzen47  n'est pas s'humilier. L'action  –  qualifiée deux
décennies plus tard de psychologique – paye.
Asso ou Baselham, le «  Vercingétorix berbère  »48, accepte de négocier.
Le  25  mars, les derniers insoumis du Bou Gafer mettent bas les
armes49.
Fièrement, regardant le général Huré droit dans les yeux,
Asso ou Baselham
fait hommage :
«  J'ai eu des torts envers le Maghzen. J'en demande pardon au
Maghzen. »
Le général lui répond :
« Tout cela est du passé. Le Maghzen ne t'en veut plus. »
Une amnistie générale tourne une page douloureuse de cette amère
victoire : 1 000 morts (dont 8 officiers) côté franco-marocain ; 1 200
morts
côté berbère. Ce fut du un pour un avant que le Saghro et le
Bou Gafer ne
retrouvent le silence et la paix.

*
**

Une campagne d'été de juin à septembre, encore difficile50, a raison


du
bastion de l'Atlas central51. Les goums sont toujours de l'avant et
28 d'entre
eux, sur 50 existants, participent à l'action. Le 5 septembre
1933, enfin, Sidi
Ali et Sidi Ahmed Oujemaa, les chefs des derniers
irréductibles, demandent
l'aman.
 
« Pour la première fois de leur histoire, les farouches tribus
Senhaja52 que
les Méhalla des sultans n'avaient jamais affrontées, sont
contraintes de
reconnaître l'autorité du «  roi  », qu'elles avaient jusque-là superbement
ignorée53 ».
 
Au début de  1934, une ultime opération réduira l'Anti-Atlas, au sud
du
Sous, et permettra d'occuper Tindouf54.

*
**

Le  10  mars  1934, la pacification, certains diront la conquête, du


Maroc
est achevée. Le prix payé a été fort. Le plus cher après celui
de la conquête
de l'Algérie.
Dans cette rude guerre, Français et Marocains ont très largement
combattu côte à côte. La France a été le maître d'œuvre d'une action
dont
les Marocains ont été les premiers artisans. Tirailleurs, goumiers,
partisans,
harkas des caïds alliés, encadrés par des officiers français –
les Bournazel,
de Hauteclocque, Spillman, Lecomte, Parlange, de la
Tour, Olié et autres –
  ont été à la pointe des combats, même si, à
l'occasion, le coup d'épaule
d'une unité de Légion n'était pas inutile.
Le Maroc, au terme, trouve enfin son unité55. L'autorité, si théorique soit-
elle, du sultan est enfin affirmée sur tout le pays. Du Rif au
Draa56, de
l'Atlantique à la frontière algérienne, nul ne saurait contester le nom du
prince et le principe de son pouvoir. Les crêtes du pays
berbère jusqu'alors
ne l'avaient jamais admis.
Le double fait historique est là, n'en déplaise, peut-être, à certaines
interprétations. Si la guerre a été cruelle avec ses razzias et ses victimes

 mais avec le panache de l'héroïsme des deux camps – il n'en
demeure pas
moins :
– qu'elle a été menée à bien grâce à un apport marocain essentiel ;
– qu'elle a débouché sur l'unité politique du Maroc.
 
A l'heure de son indépendance, vingt-deux ans plus tard, le jeune
État,
« Vieux pays berbère, de civilisation arabe et de confession
musulmane »,
trouvera, au moins, cela dans l'héritage du Protectorat.
La situation était tout
autre en  1912. La dynastie alaouite, moribonde
alors, est la première
bénéficiaire de ce bouleversement57.

1 De soumission.
2 Si l'on excepte la zone espagnole.
3 Décrets. Nom arabe d'une disposition législative prise par l'autorité chérifienne.
4 Colonel Maire, Souvenirs, o.c., p. 273.
5 Jean de Lattre de Tassigny, futur maréchal de France, sera de ceux-là. Il
aura, lui aussi, le verbe
cru, les propos à l'emporte-pièce, les caprices d'une diva.
Il se montrera aussi injuste que cruel, mais
comme son illustre modèle il rayonnera
et s'imposera. «  Vous serez commandés  !  » lance-t-il
débarquant au Tonkin aux
lieutenants et capitaines. Un souffle nouveau embrase le corps
expéditionnaire
groggy par le désastre de Cao Bang. Jean de Lattre, un bon élève de l'écurie
Lyautey.
6  Le maréchal Juin, orfèvre en la matière, l'a parfaitement reconnu et justifié
devant Vincent
Auriol, alors président de la République : « Il a instauré la gestion
directe. Il a mis l'administration
régionale, il a mis les directeurs, il ne pouvait
pas faire autrement... Tous auraient fait comme
Lyautey. Il fallait d'abord créer
l'État chérifien. » Vincent Auriol, Journal, 5 octobre 1950.
7 Lettre à Ormesson (Lyautey, o.c., p. 405).
8 Général Spillman, Le Protectorat, p. 26.
9 En 1921, le Maroc espagnol est pratiquement coupé en deux : Melilla à l'est,
Larache-Tétouan à
l'ouest. S'implanter en force à Alhucemas est préparer l'unité
de la zone (Alhucemas est
à 40 kilomètres ouest de Melilla).
10 Le Tercio, la Légion Étrangère espagnole, a été fondé en 1920 par le lieutenant-colonel Milan
Astray, secondé par le commandant Franco. Cette troupe,
conçue à l'origine sur le modèle de la
Légion Étrangère française, est essentiellement espagnole. A elle non plus le courage ne fait pas
défaut.
11 Le futur Caudillo doit sa première fortune à ses campagnes marocaines.
12 Il est en pays berbère où les coutumes sont démocratiques.
13 Fils d'Abd el-Kader et adversaire résolu de la France.
14 60 kilomètres au sud de Tétouan. Centre commercial et religieux.
15 Il n'a, à l'époque, que 75 000 hommes pour tenir tout le Maroc.
16 Selon les témoignages des anciens du Rif, les chiens n'aboyaient pas à l'approche de l'homme
nu.
17 Béni Derkoul, 60 kilomètres au nord de Fès. La garnison commandée par
le sous-lieutenant Pol
Lapeyre, forte de deux officiers et 40 tirailleurs sénégalais,
tenait depuis 40 jours. Le sous-lieutenant
se fit sauter au moment où les Rifains
pénétraient dans la position.
18  Les noms de baptême des promotions de Saint-Cyr sont de bons repères de
l'expansion
coloniale. Ils témoignent surtout de l'intérêt porté par les jeunes élèves
officiers et le milieu militaire
aux événements d'outre-mer. On avait vu la promotion Marchand après Fachoda.
Il y avait eu ou il y aura :
1837-1839 Promotion de Constantine ; 1839-1841 Promotion de Mazagran ; 1843-1845 Promotion
d'Isly ; 1849-1851 Promotion de Zaatcha ; 1850-1852 Promotion
de Kabylie ; 1856-1858 Promotion
de Djurdjura  ; 1880-1882  Promotion des Kroumirs  ; 1882-1884  Promotion des Pavillons Noirs  ;
1883-1885 Promotion de Madagascar ; 1885-1887 Promotion de l'Annam ; 1887-1889 Promotion de
Tombouctou  ; 1889-1891  Promotion du Dahomey  ; 1891-1893  Promotion du Soudan  ; 1892-
1894 Promotion du Siam ; 1895-1897 Promotion de Tananarive ; 1898-1900 Promotion Marchand ;
1899-1901 Promotion d'In-Salah ; 1900-1902 Promotion du Tchad ; 1902-1904 Promotion du Sud-
oranais  ; 1907-1910  Promotion
du Maroc  ; 1908-1911  Promotion de Mauritanie  ; 1909-
1912 Promotion de Fès ;
1924-1926 Promotion du Rif ; 1925-1927 Promotion de Maroc et Syrie ;
1926-1928  Promotion du sous-lieutenant Pol Lapeyre  ; 1931-1933  Promotion du Tafilalet  ; 1932-
1934 Promotion de Bournazel.
De même, par la suite, lors des guerres de décolonisation, il y aura :
1950-1952  Promotion Extrême-Orient  ; 1952-1954  Promotion Union Française  ;
1953-
1955  Promotion Ceux de Dien Bien Phu  ; 1957-1959  Promotion Terre
d'Afrique  ; 1959-
1961 Promotion Colonel Jeanpierre.
19  L'oued Ouerrha, flanqué au nord par quelques postes, marque pratiquement
la limite entre la
zone française et celle d'Abd el-Krim.
20 Engagée pendant trois mois, elle aura au combat 32 tués et 51 blessés.
21 Philippe Pétain (1856-1951). Maréchal de France en 1918. Chef de l'État
français (1940-1944).
En  1914, à cinquante-huit ans, le colonel Philippe Pétain, atteint par la limite de
son grade, allait
prendre sa retraite. Il avait alors, sous ses ordres, comme jeune
sous-lieutenant, au 33e d'infanterie à
Arras, un certain Charles de Gaulle.
22  En  1923, il avait été gravement malade. On avait craint pour ses jours.
Pendant dix jours, il
avait été entre la vie et la mort. Fait unique, le sultan avait
ordonné que des prières publiques soient
dites dans toutes les mosquées pour sa
guérison. A Fès, le conseil municipal et les corporations
avaient récité le Ia-el'Attif, la prière du Prophète que l'on dit uniquement en l'honneur du sultan.
23 Dans l'ombre de Lyautey (o.c., p. 223).
24 Le premier, avant la Grande Guerre, et devant l'engouement général pour
l'offensive à tout prix,
Philippe Pétain avait dénoncé le danger du « feu qui tue ».
L'expérience devait lui donner raison.
25  Le contingent marocain n'est pas négligeable. Six nouveaux goums ont été
constitués. Des
partisans ont été recrutés. On a vu la mise sur pied de la Méhalla
chérifienne. Enfin, de nombreux
Marocains servent dans les régiments de tirailleurs.
26 Tanger, où les Européens s'étaient installés en nombre avant le protectorat,
avait fait l'objet d'un
accord entre les Français et les Espagnols en 1923. Le sultan
en reste le suzerain nominal, mais la
ville bénéficie d'un statut d'internationalité.
Elle est pratiquement administrée par les résidents de la
communauté européenne
(Anglais, Français, Espagnols, puis avec eux Italiens à partir de 1928). Ce
statut, à quelques détails près, restera en vigueur jusqu'en  1957, le Maroc y
retrouvant alors ses
droits.
27  En  1947, Abd el-Krim, ramené en France, profitera de l'escale de Suez pour
s'évader. Il sera
jusqu'à sa mort, survenue en  1963, un nationaliste farouche, profondément hostile à la France,
exigeant l'indépendance totale du Maghreb et le
retrait de la monarchie marocaine.
28 A quelques réserves près : Haut Atlas, Druzes.
29 L'Angleterre, secrètement, avait fourni des armes et s'était entremise pour
la reconnaissance de
l'« État du Rif » par la Société des Nations.
30 L'Avant-garde du 16 septembre 1924.
31  Paul Vaillant-Couturier, membre du comité directeur du P.C.F. et futur
rédacteur en chef de
L'Humanité.
32  Jacques Doriot (1898-1945). A l'époque, secrétaire général des jeunesses
communistes et
député de Saint-Denis. Futur chef du P.P.F. et militant actif de
la collaboration avec l'Allemagne
durant la Seconde Guerre mondiale.
33 Cf. chapitre XL : La Fête coloniale
34 Le Tafilalet, 150 kilomètres ouest-sud ouest de Colomb-Béchar, est un ovale
d'une cinquantaine
de kilomètres de long comptant environ  50  000  habitants
répartis entre  200  et  300  Ksour. Jadis
prospère, étape des caravanes venant du
sud avec des esclaves (René Caillié arrivant de Tombouctou
y avait séjourné), le
Tafilalet s'appauvrissait. Il souffrait de son isolement dû à l'arrivée des Français
et surtout du bayoud, maladie ravageant les palmiers. Il restait sous l'emprise des
djouch
environnants dirigés par Bel Kacem.
35 Le 2 août 1918, un bataillon de Sénégalais avait été décimé à Gaouz, au
cœur du Tafilalet. Les
Français avaient dû se replier sur Erfoud au nord et s'y
retrancher.
36 Rissani est la principale bourgade du Tafilalet.
37 Les petites oasis du Ferkla et du Tadra sont à l'ouest du Tafilalet.
38  Zagora et la boucle du Draa. Environ  150  km sud-ouest du Tafilalet et
250  km sud-est de
Marrakech.
39 On se souvient qu'en berbère « Ait » veut dire fils. Les Ait Atta sont donc
les descendants d'un
certain Atta.
40 Il y a aussi des éléments de cavalerie, d'artillerie et de l'aviation.
41 De fait, la seconde compagnie (compagnie Fourré) n'est forte que d'un peloton aux ordres du
lieutenant Brincklé.
42 Les principaux sommets objectifs du Saghro et du Bou Gafer ont reçu un
numéro d'ordre.
43 Certains légionnaires poursuivront et atteindront l'objectif final. On y
retrouvera, par la suite,
leurs cadavres.
44 Le général Raoul Salan appartenait à cette promotion. Bournazel était de la promotion  1917-
1918 de Sainte-Odile et de La Fayette.
45 La promotion 1932-1934 de Saint-Cyr portera le nom d'Henri de Bournazel.
46 Les officiers des Affaires indigènes – les A.I. dans le jargon du temps –
tiendront un grand rôle
dans le Maroc français. Administrateurs, sans en avoir le
titre, ils régenteront une grande partie du
bled.
47 Maghzen qu'il faut ici entendre en son sens premier de Gouvernement
marocain.
48  A une réserve importante près, il ne sera pas sacrifié par le vainqueur. Asso
ou Baselham
deviendra, peu après, Amghar (caïd en berbère) supérieur des
Ait Atta.
49 Elles seront recensées et leurs propriétaires pourront les garder.
50  Le lieutenant Olié, futur chef d'Etat-Major de l'armée, et commandant le
8e goum, est
grièvement blessé le 3 septembre lors des derniers affrontements.
51 Cet Atlas central représente un rectangle d'environ 80 kilomètres sur 40
(nord-est du Saghro et
plein est de Marrakech). L'altitude y dépasse souvent 3 000
mètres, d'où la nécessité d'une campagne
d'été.
52 Donc berbères pures.
53 L'Histoire des goums, o.c., p. 430.
54 Qui sera, par la suite, rattaché au Sahara algérien, donc à l'Algérie.
55 Si l'on excepte Tanger et la zone espagnole.
56 Qui sera bientôt défini par les Français comme la limite méridionale du
pays.
57  Cinquante ans après, la dynastie alaouite, l'État marocain, célèbrent les
combat du Saghro,
symbole officiel de la lutte contre le colonisateur. Le résultat premier de cette bataille entre
Marocains fut pourtant d'amener à
l'obédience du pouvoir central et du sultan cette contrée qui de
tout temps la
refusait.
 
Chapitre XL

 
LA FÊTE COLONIALE
 
Les échos de la fusillade se sont à peine éteints dans les gorges du
Djebel
Druze. Ils se prolongent dans les sables du Tafilalet. Le Saghro
demeure
inviolé et Bournazel n'est pas encore tombé sur les pentes du
Bou Gafer.
Paris est bien loin de cette geste guerrière. La France aspire à la
paix.
Elle goûte sa victoire. Sa fierté éclate, devant sa force et ses
succès. Il est
dans la logique de cette autosatisfaction qu'elle glorifie
son empire colonial.
Celui-ci n'est-il pas un témoignage manifeste de
sa puissance et de sa
renommée mondiale ?
Marseille a donné l'exemple en 1922. Il n'y a pas à s'en étonner.
La cité
phocéenne vit en regardant le large. L'Afrique lui fait face.
Madagascar,
l'Extrême-Orient sont au départ de ses compagnies maritimes. Son
exposition coloniale répondait à une vocation et à une
situation. Strasbourg,
curieusement, a emboîté le pas. La patrie de
Kléber, il est vrai, possède la
fibre patriotique et l'on veut gommer les
décennies de l'annexion
germanique.
La capitale, le pays tout entier, ne sauraient être en reste de la
province,
pour exalter le sentiment général. De là, les deux grandes
manifestations
nationales.
En  1930, la France entière commémore officiellement le centième
anniversaire de la conquête de l'Algérie. On abrège. Par pudeur peut-être.
On biffe le terme « conquête ». 1930 est l'année du centenaire de
l'Algérie.
Quelques mois plus tard, s'ouvre, à Paris, l'Exposition coloniale
internationale. Un semestre d'immense spectacle. Après l'Algérie, voici
l'Empire saisi dans son ensemble.
En Algérie, en métropole, ces événements, par leur éclat et leur
importance, ont un retentissement considérable. Voulus par les pouvoirs
publics, approuvés par l'opinion, ils s'intègrent parfaitement dans
la pensée
impériale et coloniale du temps.
*
**

Le 14 juin 1830, Bourmont et ses troupes débarquaient à Sidi-Ferruch. La


France a derrière elle cent années de présence sur cette terre
qu'elle a
dénommée l'Algérie.
Elle tient à célébrer ce centième anniversaire. La conquête de l'Algérie
marque son renouveau au lendemain de Waterloo. Elle est
l'amorce de son
empire colonial. L'Algérie de  1930  apparaît comme le
fleuron de ses
colonies, premier client et premier fournisseur de la
métropole. Les
Français ont là-bas 900 000 de leurs compatriotes installés à demeure. Leur
présence a bouleversé l'ancienne Régence d'Alger qui, plus que tout autre,
mérite l'appellation de Nouvelle France.
Villes, ports, voies de
communications, agriculture, enseignement,
hôpitaux, rendent compte du
travail effectué, le seul que l'on veut
vraiment voir. De la rue d'Isly ou de la
rue d'Arzew, on oublie que
la masse indigène n'a guère évolué et que la vie
dans le bled est restée
sensiblement ce qu'elle était en 18301. La réalité des
mechtas et des
gourbis est bien lointaine.
Le gouvernement a donc décidé de fêter ce centenaire, témoignage
éclatant d'une réussite matérielle et que chacun regarde comme une
réussite
morale.
En juin 1929, le président du Conseil d'alors officialise le but
recherché :

«  Le centenaire de l'Algérie sera une heureuse occasion


de rappeler
que, malgré les changements de régime, les
grandes œuvres françaises
se poursuivent à travers les
siècles avec une continuité faite pour nous
rassurer.
« Le centenaire sera une manifestation de force civilisatrice, une œuvre
matérielle et morale, une démonstration
de notre capacité de jeter outre-
mer des racines profondes, une affirmation d'énergie française. »

Tout est organisé pour qu'il en soit ainsi.


Un comité constitué de hautes personnalités est chargé de son
déroulement. Il fait paraître des Cahiers du Centenaire de l'Algérie,
largement diffusés par les soins des ministères, y compris et surtout
par
celui de l'Instruction publique. 70 000 exemplaires sont adressés
aux lycées,
collèges et écoles pour faire connaître les réalisations françaises en Algérie.
Dans l'un de ces cahiers, sous la plume du général O. Meynier,
authentique colonial, ancien de l'épopée de la marche au Tchad, et
devenu
directeur des Territoires du Sud, on peut lire :

« En 1930, l'Algérie va célébrer d'un cœur unanime le


centenaire du
débarquement des troupes françaises à
Sidi-Ferruch. Tandis que les fils
des premiers colons, et
à côté d'eux, les émigrés européens venus des
différents
pays montreront avec orgueil le fruit d'un labeur déjà
centenaire, les indigènes du Tell, comme ceux du lointain
Sahara,
libérés, par notre intervention, d'une tyrannie
anarchique et de la misère
endémique, pourront mesurer
les bienfaits que leur a apportés
l'intervention française,
par la paix, la justice et le bien-être qu'elle a
partout
introduit.2 »

Parfait résumé des idées communément acquises !

*
**

A Paris, une exposition au Petit Palais retrace les grandes heures de


la
conquête. Tous les soldats qui comptèrent, Bourmont, Duperré,
Clauzel,
Danrémont, Valée, Changarnier, Bedeau, Cavaignac, Lamoricière, Yousouf,
le duc d'Aumale, Saint-Arnaud, Bugeaud, bien sûr,
et d'autres se
retrouveront dans une large panoplie de leurs portraits
et de leurs souvenirs.
Tous les hauts lieux, Sidi-Ferruch, le col du
Teniah, Constantine, Taguine de
la prise de la Smala, les Portes de
fer, Isly renaissent. Les tableaux de
Delacroix, Chassériau, Fromentin, évoquent les paysages, les décors, les
coutumes de l'outre-Méditerranée devenu français.
Pour qui ignorerait les bienfaits de la conquête, de nombreuses toiles
rappellent les malheurs du temps avant 1830 : marché aux esclaves,
tortures
et supplices infligés par les Barbaresques à leurs prisonniers,
femmes
enlevées sur un rivage chrétien ou cloîtrées dans un harem,
pirates ou
corsaires algérois au masque patibulaire. La leçon est évidente.
Bien évidemment, l'essentiel des festivités se déroule en Algérie
même.
Le 4 mai 1930, Gaston Doumergue, président de la République, arrive, par
mer, à Alger dans un grand concours de croiseurs,
torpilleurs, sous-marins
survolés par des dizaines d'avions. Dignitaires
de la République, mais aussi
aghas, bachaghas ou caïds aux burnous
constellés de décorations se pressent
pour le saluer et l'accompagner
jusqu'au monument aux morts au-dessus du
boulevard Laferrière3.
L'après-midi, après un imposant défilé militaire, l'hippodrome du
Caroubier se retrouve en 1830. Infanterie de ligne avec ses lourds shakos,
artilleurs aux canons de bronze, marins de Duperré, gendarmes
à bicorne,
projettent les  50  000  spectateurs enthousiastes un siècle en
arrière. Les
cavaliers arabes, eux aussi en tenue d'époque, qui, hormis
– oh ironie ! – les
médailles françaises, n'ont guère changé, ajoutent
la note locale. Bien rares
sont ceux qui se chagrinent ou s'étonnent de
cette fastueuse parade du
vainqueur devant le vaincu d'hier, devenu
aujourd'hui acteur ou témoin de
sa propre défaite.
Tout au long de cette journée, le président de la République peut à
loisir,
suivant ses propres termes, célébrer :

«  Cette plus grande France que la Méditerranée ne


doit pas séparer
mais unir. »4 

Le lendemain, 5 mai, Gaston Doumergue est à Boufarik, petit village de


colonisation au cœur de la Mitidja. 5  000  Européens vivent et
travaillent
dans cette paisible et coquette bourgade de  13  000  habitants. Son maire
s'appelle Amédée Froger. Il sera assassiné par le
F.L.N. en décembre 1956.
A Boufarik, le président dévoile le monument en l'honneur des pionniers de
la colonisation, de tous ceux-là
qui firent des marécages et des landes de
jadis les riches cultures qu'ils
sont devenus.
Les jours suivants, Gaston Doumergue est à Constantine, Bône,
puis
Oran qu'il a rejoint par le chemin de fer reliant l'Algérois à
l'Oranie par la
vallée du Cheliff. Partout, il a pu visiter et relever les
réalisations
significatives et rendre leur salut aux nobles Algériens
venus proclamer
devant le chef de l'État leur indéfectible dévouement
à la mère patrie.
Repassant par Alger, il a assisté à une somptueuse revue navale
dans la
baie d'Alger, clôturée en soirée par un gigantesque feu d'artifice.
Le  14  mai, le président est de retour à l'Élysée, au terme, écrit le
chroniqueur, « d'un merveilleux voyage qui avait exalté l'œuvre civilisatrice
de la France5 ».
Cette Algérie de 1930, celle-là même que quelqu'un, par la suite,
raillera,
la qualifiant d'« Algérie de papa », apparaît bien aux contemporains comme
une province française et destinée à le rester.
*
**

L'événement peut être jugé plus modeste, voire secondaire. Il n'est


pas
moins révélateur.
Le Congrès Eucharistique international se déroule à Carthage en
juillet  1930. La Croix officiellement levée en terre d'Islam  ! Pour les
organisateurs du Congrès, il ne saurait y avoir provocation. Ce n'est
qu'un
retour aux sources. La foi revient au pays de saint Augustin et
de saint
Cyprien. Elle retrouve le sol où est mort le Saint Roi et qui
avait vocation à
devenir et à rester chrétien.
L'esprit des Croisades n'est pas mort. Il semble même reprendre
force
dans le sillage de l'expansion coloniale. Quelques-uns s'en défendent. Ils ne
sont pas là pour imposer mais pour rayonner par
l'exemple et la charité.
Certes. Les plus lucides, cependant, n'oublient pas l'avertissement
du père
de Foucauld :

« Car je dois le dire, l'Islam est notre ennemi : nous


serons toujours
les roumis méprisés. »6 

Là où est l'Islam, il est difficile à l'Occident et au Christianisme de


progresser.
Le principe d'une grande exposition coloniale à Paris a été retenu
dès  1919. Son application ne débute vraiment qu'en  1927. Le maréchal
Lyautey, tiré de sa retraite lorraine de Thorey, en est nommé commissaire
général.
Le vieux soldat – il a alors soixante-treize ans – possède encore
toute sa
vigueur et surtout son prestige. Il fut en Indochine, à Madagascar, en
Algérie, au Sahara, au Maroc. Qui mieux que lui pouvait
présenter à la
France et au monde l'empire colonial français ? Qui
pouvait mieux que lui
témoigner du spectaculaire bilan économique
dû à la présence française ?
Suivant son habitude, Lyautey voit grand et il commence par s'entourer.
Le ministre des Colonies en personne préside le Conseil supérieur de
l'exposition. Un gouverneur général a titre de délégué général.
Anciens
ministres, parlementaires, académiciens, officiers généraux se
pressent dans
les commissions consultatives. Albert Lebrun, président
du Sénat – et futur
président de la République – est président d'honneur de l'une d'elles ; André
Le Trocquer, député, ancien ministre7,
d'une autre. Le général Archinard,
Gabriel Hanotaux, anciens coloniaux par excellence, sont là aussi. Les
places ont été chères. L'honneur était recherché.
Le  6  mai  1931, à la date fixée, l'Exposition coloniale internationale
de
Paris ouvre ses portes. A l'orée du bois de Vincennes, sur
110  hectares,
autour du lac Daumesnil, elle regroupe les présentations
des colonies
françaises, des protectorats et des pays sous mandat. Belgique, Danemark,
États-Unis, Italie, Pays-Bas, Portugal, présentent
également leurs
possessions extérieures.
On note une absence de marque  : celle de l'Angleterre, même si la
Palestine et l'Hindoustan ont des participations.
Dès l'inauguration officielle, par Gaston Doumergue, le succès
populaire
ne se dément pas. On compte  80  000  entrées pour la seule
journée
du 15 août. En six mois, 34 millions de visiteurs sont
dénombrés. Certains
on dû venir deux ou plusieurs fois. Il y avait tant
à voir8.
Tour dite de bronze, en l'honneur des Troupes coloniales et nord-
africaines, avec les bustes des grands militaires coloniaux (Faidherbe,
Gallieni, Courbet, Lyautey...). Palais de l'Algérie, tout blanc avec sa
coupole
ovoïde et son minaret. Souks tunisiens avec leurs artisans et
leurs
boutiquiers. Kiosques et jardins marocains. Palais et habitations
de la vieille
ville de Djenné. Cases des villages fétichistes pour
l'Afrique occidentale.
Reproduction agrandie des habitations riveraines
du Logone pour l'Afrique
équatoriale. Gigantesque tour des Bucranes,
haute de 51 mètres, coiffée par
quatre têtes de zébus9, pour Madagascar. Reproduction grandiose de la
partie centrale du temple
d'Angkor Vat, avec ses escaliers verticaux, ses
galeries disposées en
cloîtres, ses quatre tours d'angle et son dôme central,
pour l'Indochine.
Là figure peut-être la plus belle réussite de l'exposition, la
plus propre
à faire rêver surtout, lorsque, à la nuit tombée, la façade
s'illumine.
Villa de Chaudron, habitation de l'île, pour la Réunion. Chambre
de
jeune fille de Joséphine Tascher de la Pagerie, devenue l'impératrice
Joséphine, pour la Martinique. Danses créoles en costumes locaux
pour la
Guadeloupe. Vaste paillote en troncs de cocotiers, bambous,
roseaux,
feuilles de pandanus, pour l'Océanie. Case de paille soutenue
par un grand
mât central orné de sculptures pour la Nouvelle-Calédonie. Maisonnette de
pêcheurs pour Saint-Pierre-et-Miquelon.
Essences de la forêt équatoriale
pour la Guyane. Maison de Pondichéry, rehaussée d'une stylisation
artistique, pour les Indes françaises.
Reproduction exacte, à échelle réduite,
de la mosquée Damoudi pour
la côte des Somalis. Patio d'inspiration
mauresque pour les États du
Levant. Village africain pour le Togo et le
Cameroun. Les natifs, tout
autant, sont là. Leurs burnous, djellabas, pagnes,
fez ou turbans
pimentent et colorent stands et pavillons.
Voilà peut-être ce que le métropolitain retiendra ou que l'ancien
colonial
retrouvera. Voilà les points d'amarre folkloriques relayés par
un large
étalage du réalisé et du potentiel. Car l'activité économique
est loin d'être
oubliée après le tribut rendu à l'exotisme et à l'imagination. Les statistiques
rappellent que le commerce colonial représente
27 pour 100 du commerce
national (contre  13  pour  100  en  1913). Les
possessions d'outre-mer
absorbent  33  pour  100  des exportations françaises. Elles sont le meilleur
client d'une métropole qui y tire
23  pour  100  de ses importations10.
Industriels, financiers, chefs d'entreprises, commerçants, colons, sont
conviés à accroître ces chiffres  ;
enseignants, publicistes, historiens et
journalistes, à les faire connaître.

*
**

Au lendemain du Centenaire de l'Algérie et de l'Exposition coloniale, une


première évidence éclate : la bonne conscience quasi générale
devant le fait
colonial. Évoquant l'action de la France outre-mer, une
expression revient
en leitmotiv : l'œuvre française.
Oh, il y a longtemps que le ton a été donné ! Débarquant à Casablanca,
le 5 avril 1922, Millerand, président de la République, s'écriait,
haut et fort :

« La France n'aurait pas été fidèle à elle-même si, en


venant dans ce
pays pour y remplir le rôle de protecteur
et de guide, son premier souci
n'avait pas été d'y
répandre l'instruction, d'y faire régner la justice,
d'engager partout la lutte contre l'ignorance, l'arbitraire, la
misère. »

Les autres hommes politiques ne sont pas en retard.


Albert Sarraut, ancien ministre, parle de la «  juste colonisation  » et
évoque un humanisme colonial11.
« Le Français a la vocation coloniale », écrit Paul Reynaud,
ministre des
Colonies et futur chef du gouvernement en juin 1940.
Face aux colonies, la classe politique est quasi unanime. La droite
qui
reprochait à la gauche de détourner l'attention des Français du
danger
allemand, d'oublier l'Alsace-Lorraine lui est acquise depuis
1895. Maurice
Barrès, chantre du nationalisme, a été enthousiaste.
Charles Maurras, le
chef de l'Action française, admet leur intérêt militaire et économique. La
gauche pense de même, et en particulier le
Parti Radical, sa principale
composante. Maurice Violette, ancien gouverneur général de l'Algérie,
l'universitaire Bayet, qui en sont des personnalités influentes, parlent de
« colonisation purifiée devenue un
bienfait ». Les socialistes de la S.F.I.O.,
s'ils dénoncent les abus qui
vont à l'encontre de la fameuse «  Mission
civilisatrice  » de la France,
regardent la colonisation comme une voie
royale conduisant au
progrès. A l'appui, ils rappellent Jaurès et ses propos
sur le protectorat
au Maroc où la France représentait «  un genre de
civilisation supérieure ».
Génie colonisateur de la France, mission civilisatrice, esprit colonial
des
Français, colonisation humaine, progrès apportés deviennent ainsi
des lieux
communs des discours ou des éditoriaux. Toutes les justifications sont
trouvées à la mainmise sur une partie du monde. On
célèbre les bâtisseurs
d'empire. On mêle dans une même louange militaires, administrateurs,
explorateurs, religieux, tous ceux qui portent la
France d'outre-mer.
Les Églises, elles-mêmes, ne rechignent pas. Le Pavillon des Missions
catholiques, à l'Exposition coloniale, a été inauguré en grande
pompe par le
maréchal Lyautey, le ministre des Colonies, le nonce
apostolique et le
cardinal Verdier, archevêque de Paris. L'Église catholique souligne
cependant ses efforts pour répondre aux vœux de
Benoît XV et de Pie XI et
constituer un clergé indigène.
Elle est là en avance sur l'administration officielle. (L'intégration et
la
promotion des colonisés dans la fonction publique n'avance qu'à
petits pas).
Au Tonkin, par exemple, terre de vieille évangélisation,
732  prêtres
sur  1089  sont indochinois. Il y a  2  000  religieuses indigènes. Les
catholiques représentent  7,6  pour  100  de la population. Ce
pourcentage
important explique les drames futurs devant l'arrivée du
communisme au
Nord-Vietnam12.
L'opinion métropolitaine a emboîté le pas à ce vaste mouvement
procolonial. L'affluence des visiteurs à l'Exposition coloniale le prouve.
La
vie courante prolonge cet engouement. La Ligue Maritime et Coloniale, la
L.M.C.13, annonce  550  000  adhérents. Un professeur, d'histoire ou de
géographie le plus souvent, est son correspondant dans les
lycées et
collèges. La presse ne saurait gommer cette ferveur et ne pas
en profiter.
L'Illustration, les Annales, sortent régulièrement des numéros exceptionnels
consacrés aux colonies. L'Écho de Paris, Le Petit
Parisien, Le Figaro
publient enquêtes, reportages, chroniques, les
concernant.
Le Temps tire chaque semaine un supplément colonial dirigé par
l'historien Maurice Reclus.
Elles sont loin les années où Flaubert écrivait  : «  Colonies  : s'attrister
quand on en parle. »
Le monde littéraire suit la mode. On voit André Maurois au Maroc,
Pierre Benoit au Liban, Roland Dorgelès en Annam, Albert Londres
au
Cambodge, Pierre Mac Orlan à Rabat, Paul Morand sur le Niger.
Francis
Carco ne cache pas qu'il est un enfant de Nouméa. Claude
Farrère apparaît
habillé d'un costume de cavalier arabe.
Toute une littérature de sensibilité « coloniale » fleurit, même si la
France
n'a pas son Kipling. L'académicien Louis Bertrand chante l'Algérie et ne
craint pas les envolées lyriques pour exalter l'Outre-Mer :

«  La France n'est pas là où dorment les morts. Elle


est sur tous les
chemins du monde où passent nos soldats
et nos marins ; où nos colons
et nos travailleurs créent
du bien-être et de la richesse ; où nos savants,
nos écrivains, nos artistes et nos poètes découvrent de la vérité
et de la
beauté  ; où nos missionnaires de tout ordre rendent l'homme plus
humain et le monde plus habitable  ;
où un Français, enfin, fût-il seul,
réalise un des grands
idéaux de la race... »

Robert Randau14, d'une plume plus acerbe, le suit sur l'Algérie. Les
Tharaud évoquent Lyautey et le Maroc, Pierre Benoit le Levant et le
désert15. Les historiens, les géographes, Charles-André Julien,
E F. Gautier,
le général Azan, Jean d'Esme, Gabriel Hanotaux multiplient leurs études.
Le septième art naissant ne craint pas d'aborder le sujet. Pépé le
Moko est
tourné en bonne partie dans les ruelles de la kasbah d'Alger.
Trois de Saint-
Cyr (un peu plus tard, en 1939) relate le sacrifice de
Pol Lapeyre durant la
guerre du Rif...16 
La France coloniale de  1930  se présente ainsi comme un très grand
courant populaire forgé de bonne conscience. Il n'est pas non plus
dépourvu
de fierté. Devant le nombre et la diversité de ces possessions
qui ressortent
si bien en rose-violet sur les atlas de géographie, devant
leurs richesses
découvertes à l'Exposition, devant ce drapeau tricolore
ainsi planté aux
quatre coins du monde, quel Français ne ressent-il
pas au fond de lui-même
un sentiment de « fierté nationale » ?17 
Très certainement aussi, cet empire provoque confiance et sécurité.
La
France de  40  millions d'habitants, saignée par l'hécatombe de
14-18,
s'élargit à un ensemble de 100 millions d'individus susceptibles
de se lever
pour la défendre. Ne viennent-ils pas de le montrer ?
Dans ce courant général, il est certes quelques discordances. Les
communistes récusent le colonialisme de l'Empire. (Ils évolueront avec
la
montée du nazisme.) Des intellectuels condamnent. André Gide, une
nouvelle fois, dénonce les abus commis au Congo par les représentants
d'une compagnie d'exploitation forestière à l'égard des indigènes18. Le
philosophe Félicien Challaye est plus sévère encore. Celui auquel
Péguy
avait ouvert ses Cahiers de la Quinzaine pour une légitime
réprobation des
excès est devenu un procureur sans appel du colonialisme.
Ces voix ne sauraient être oubliées et étouffées. En aucun cas, elles
ne
couvrent la rumeur qui monte de la masse.

*
**

Mais quel est donc exactement, en 1930, cet empire tant glorifié ?

1  A l'époque, 4  pour  100  des Algériens seulement ont un niveau de vie identique à celui des
Européens. Ce dernier est d'environ  15  pour  100  –  du moins
est-il admis  –  inférieur à celui des
métropolitains.
2 Cahiers du Centenaire de l'Algérie, « La pacification du Sahara ».
3  Naturellement la dénomination de plateau des Glières n'existe pas encore.
Édouard Laferrière
(1841-1901) fut gouverneur général de l'Algérie en 1898.
4 Un quart de siècle plus tard, on dira sur le même thème : « La Méditerranée
traverse la France
comme la Seine traverse Paris. »
5 L'Illustration du 24 mai 1930.
6 Guy Dervil, « Témoignage sur le père de Foucauld », dans Les Grands Africains, p. 56. Le père
s'est du reste plusieurs fois exprimé verbalement et par écrit
sur ce thème. Il avait pleine conscience
de l'impossibilité de cohabitation entre les
deux religions.
7 Futur président de la Chambre et futur protagoniste des « Ballets roses ».
8 Un chemin de fer circulaire de 5 kilomètres et demi fait le tour de l'exposition.
9 Le bœuf, comme la vache dans les Indes, tient une place essentielle à Madagascar. Il est mêlé à
la religion, aux superstitions. Il est source de richesse.
10  Ces chiffres correspondent à une augmentation spectaculaire. En  1908-1913,
12,8  pour cent
pour les exportations, 10,9 pour cent pour les importations.
11 Grandeurs et servitudes coloniales, 1931, o.c.
12 Pour 12 959 prêtres missionnaires, il y aurait 4 304 prêtres indigènes dans
l'Église catholique
(chiffres de  1931). Par contre, les  402  évêques ou vicaires apostoliques sont presque tous des
Européens. Il faut relever le rôle de la France qui
se situe au premier rang. 35, 76  pour  100  des
missionnaires sont des Français.
13 La L.M.C. est née en 1921 de la fusion de la Ligue maritime et de la Ligue
coloniale française.
14 Robert Arnaud, dit Robert Randau (1873-1950).
15 La Châtelaine du Liban, L'Atlantide, par Pierre Benoit. Marrakech ou les
Seigneurs de l'Atlas
(1920), Fez ou les bourgeois de l'Islam (1930), etc., par les
frères Tharaud.
16  Un tourisme, encore réservé à une clientèle aisée, voit le jour au Maghreb
et au Sahara. La
Compagnie Générale Transatlantique édifie des hôtels de luxe
dans des sites choisis (Rabat, Fez,
Marrakech, Bou-Saada, Laghouat, Ghardaia,
Biskra, Tozeur, Dougga) et organise des «  auto-
circuits » pour découvrir les paysages nord-africains.
17 Sur ces sentiments des Français, il existe un sondage instructif réalisé en
1939. Interrogées pour
savoir s'il était « aussi pénible de voir céder un morceau
de notre empire colonial qu'un morceau du
territoire de la France », 53 pour 100
des personnes répondent oui et 43 pour 100 non.
Parallèlement, à la question posée à ces Français s'ils croyaient opportun et justifié
de se battre pour
défendre le moindre bout de possession coloniale, 44 pour cent
répondent non mais 40 pour cent oui.
Cet attachement à l'outre-mer explique les drames nés de la colonisation et les
engagements pris
par beaucoup.
18 Voyage au Congo est publié en 1927.
 
Chapitre XLI

 
L'EMPIRE
 
A l'apogée de l'empire, avant que n'éclate la Seconde Guerre mondiale, il
n'est pas inutile de faire le tour du propriétaire et de dresser
l'inventaire. Les
Français de l'an 2000 n'ont pas à ignorer ce que fut
le patrimoine de leurs
aînés. Il explique tant de choses ! Il éclaire
tellement le présent !

*
**

Il présente bien, cet empire. N'est-il pas le second du monde ? Loin


certes
derrière celui de la Grande-Bretagne1, mais devant ceux des
Pays-Bas, du
Portugal, de la Belgique, des États-Unis, du Japon, de
l'Italie, de l'Espagne2.
12  millions de km2, 68  millions d'habitants (dont  1  million et demi
d'Européens) hissent la France au rang de très grande puissance mondiale.
Avec la métropole, le bloc français présente plus de 100 millions
d'âmes. Il
est une force politique, économique, militaire. Son rayonnement intellectuel
n'est pas moindre. Le travail des Bugeaud, Faidherbe, Ferry, Gallieni,
Brazza, Lyautey, est envié de par le monde.
L'EMPIRE FRANÇAIS A LA VEILLE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Superficie Population Population
Territoires
en km2 totale européenne
AMÉRIQUE      
Saint-Pierre-et-Miquelon 242 4 000  
Martinique, Guadeloupe et
     
dépen
dances (Marie-Galante, la
     

sirade, les Saintes, Saint-
     
Martin,
Saint-Barthélémy) 2 870 501 000  
Guyane 90 000 32 000  
AFRIQUE DU NORD      
Algérie 2 195 000 7 235 000 946 000
Tunisie 125 000 2 608 000 213 000
Maroc 415 000 6 295 000 202 000
AFRIQUE NOIRE      
A.O.F. : Sénégal,
     
Mauritanie, Sou
dan, Niger, Guinée, Côte-      
14 550
d'Ivoire, Dahomey 4 659 000 25 000
000
A.E.F. : Gabon, Congo,
     
Oubangui,
Tchad 2 370 000 3 201 000 5 000
Sous mandat : Cameroun 418 000 2 230 000 3 000
Togo 56 000 750 000 600
Côte française des Somalis 22 000 84 000 500
OCÉAN INDIEN      
Madagascar et les Comores 592 000 3 745 000 22 000
La Réunion 2 500 200 000  
Saint-Paul et la Nouvelle- 62    
Amsterdam      
Archipel Crozet 500    
Archipel et îles Kerguelen 7 000    
Terre Adélie 432 000    
ASIE      
Syrie et Liban 196 000 2 772 000 4 300
Territoire de Cheikh Saïd
1 622 1 000  
(Arabie).
Indochine (Tonkin,
     
Annam,
Cochinchine, Laos,
736 000 23 111 111 32 000
Cambodge)...
Kouang Tchéou Wan 842 205 000  
Cinq comptoirs dans l'Inde
     
(Pondi
chéry, Karikal, Yanaon,
     
Mahé,
Chandernagor) et quelques
508 270 000  
loges.
OCÉAN PACIFIQUE      
Nouvelle-Calédonie et îles
18 250 56 000 16 000
Loyauté.
Nouvelles-Hébrides 12 000 44 000 1 000
(Mélanésie)
Archipel des Wallis 240 8 000  
Tahiti, Iles Sous le Vent      
Tuamotu et Gambier...
4 000 40 000 5 000
(Polynésie)
Marquises, Tubuai      
Iles Clipperton      
12 356 67 831
  1 475 000
636 000

S'il s'éparpille sur les cinq continents3, le gros de cet empire est en
Afrique. La superficie du domaine africain couvre plus de 80 pour 100
de
l'ensemble. Ce pourcentage, énorme, se ressent dans l'impression
générale.
L'empire colonial français est marqué par l'Afrique, même si
le continent
noir a une population clairsemée. La densité humaine ne
se trouve qu'en
Extrême-Orient. Avec 23 millions d'habitants sur
736 000 km2, l'Indochine
est le grand vivier, riche d'une main-d'œuvre
intelligente et laborieuse.
L'Afrique du Nord avec 16 millions d'individus reste en retrait.
Le climat, l'éloignement, la baisse de la démographie en France,
expliquent la faiblesse du peuplement européen. Il n'est vraiment
conséquent qu'au Maghreb (950  000  en Algérie, 210  000  en Tunisie,
200  000  au Maroc). Partout ailleurs, la colonisation européenne
demeure
marginale (sauf en Nouvelle-Calédonie où elle équilibre avant
de le
dépasser l'élément indigène). Quelques milliers de Français seulement,
militaires, fonctionnaires, commerçants, colons, planteurs, missionnaires,
représentent la France dans ses possessions outre-mer.

*
**

Le statut politique de chaque territoire découle de l'historique et des


conditions de la conquête. On distingue colonies, protectorats et États
sous
mandat. Il existe même un condominium, celui de la France et
de
l'Angleterre aux Nouvelles-Hébrides. Cas d'espèce, l'Algérie relève
du
ministère de l'Intérieur  ; Tunisie et Maroc, pays sous protectorat,
du
ministère des Affaires étrangères. Les autres possessions sont regardées
comme des colonies et dépendent du ministère des Colonies,
ministère à
part entière créé en 1894. Cette diversité apparente n'enlève
rien à la réalité
du pouvoir exercé. La France commande. Voulue ou
non, dans les faits,
l'administration directe est la règle.
Nanti des pouvoirs de la République, le gouverneur général est le
sommet de la pyramide hiérarchique.
Il est à Alger pour coiffer le «  fleuron des colonies  » artificiellement
agrandi par adjonction d'une bonne partie du Sahara. Il contrôle ainsi
7 300 000 habitants sur 2 195 000 km2. Si les Territoires dits du Sud,
c'est-
à-dire le Sahara, sont encore territoires militaires sous le
commandement
d'un officier général, l'Algérie, elle-même, est divisée
en trois départements.
Ceux-ci, Alger, Oran, Constantine, remontent
à  1848  et à la Seconde
République. Les héritiers de la pensée républicaine rêvaient, déjà, d'une
grande assimilation de l'Algérie à la métropole...
Il est, ce gouverneur général, à Dakar, à la tête de l'A.O.F.,
l'Afrique
Occidentale Française, immense entité instaurée en 1895 et
regroupant :

          Chef-lieu
le Sénégal 201 000 km2 1 400 000 hab. Saint-Louis
la Mauritanie 835 000 » 300 000 » Saint-Louis
le Niger 1 320 000 » 1 300 000 » Niamey
la Côte-d'Ivoire 315 000 » 1 700 000 » Bingerville
la Guinée 251 000 » 2 000 000 » Konakry
française          
le Soudan 1 464 000 » 2 600 000 » Bamako
français          
la Haute-Volta4 293 000 » 3 200 000 » Ouagadougou
le Dahomey 122 000 » 1 000 000 » Porto-Novo5
 
Il est à Brazzaville, dirigeant l'A.E.F., l'Afrique Équatoriale Française, de
création plus récente (1908) et constituée du :

          Chef-lieu
Gabon 275 000 km2 400 000 » Libreville
Moyen Congo 240 000 » 700 000 » Brazzaville
Oubangui-Chari 500 000 » 750 000 » Bangui
Tchad 1 300 000 » 280 000 » Fort-Lamy6

 
Il est à Tananarive, dans les mêmes conditions pour la Grande Ile
(3 800 000 habitants) et les Comores voisines.
Il est à Hanoi, pour l'Indochine française. Celle-ci regroupe une
colonie,
la Cochinchine, et quatre protectorats (Tonkin, Laos, Cambodge, Annam).
Ce sont là des pays bien peuplés :

          Capitale
Cochinchine 56 965 km2 4 500 000 hab. Saigon
Tonkin 103 450 » 8 000 000 » Hanoi
Laos 214 000 » 1 000 000 » Vientiane7
Annam 150 000 » 5 000 000 » Hué
Cambodge 175 000 » 2 500 000 » Phnom Penh

 
La situation dans les deux pays de protectorat n'est guère différente,
même si la présentation varie. Le gouverneur général porte le titre de
résident général. Un pouvoir local est censé subsister. Le sultan à
Rabat, le
bey à Tunis sont reconnus chefs civils et religieux. Le premier dirige le
Maghzen chérifien  ; le second, le gouvernement de la
Régence. Dans la
pratique, tout émane des autorités françaises pour
diriger :

        Capitale
le Maroc 415 000 km2 6 300 000 hab. Rabat
la Tunisie 125 000 » 2 600 000 » Tunis

 
Dans les États sous mandat, confiés depuis peu à la France,
l'administration doit tenir compte de l'évolution des populations. Le haut-
commissaire, à Damas, délègue à des gouvernements locaux en Syrie
et
République libanaise. L'État des Alaouites et celui du Djebel Druze
sont,
par contre, administrés par un gouverneur français. Dans les
deux cas,
Affaires étrangères et Défense sont entre les mains de la
France8...

          Capitale
le Cameroun 431 000 km2 3 700 000 hab. Yaoundé
le Togo 52 000 » 730 000 » Lomé

 
anciens pays coloniaux, sont regardés comme tels. Les gouverneurs,
commissaires de la République, retrouvent les prérogatives de leurs
pairs de
Dakar ou Brazzaville.
Les petites ou vieilles colonies (Antilles, Guyane, Inde, Nouvelle-
Calédonie, Océanie, Saint-Pierre-et-Miquelon) ne sont administrativement
pas très éloignées de la Métropole. Les gouverneurs généraux
peuvent
s'assimiler à des préfets.
La France a donc mis en place des gouverneurs généraux véritables
proconsuls, recevant directement leurs instructions de Paris. Lieutenants
gouverneurs dans les chefs-lieux, administrateurs dans les cercles
et
subdivisions, prolongent cette action et cette autorité. A tout
moment, Paris,
par ses décrets (le sénatus-consulte du  3  mai  1854  est
toujours en
application), se réserve le droit d'imposer sa décision. A
peine certains
organismes consultatifs sont-ils là pour donner l'illusion
d'une approbation
populaire. Ils ne peuvent guère émettre que des
vœux pieux. Seule,
l'Algérie, depuis 1900, connaît-elle les Délégations
financières, assemblées
territoriales appelées, comme le nom l'indique,
à débattre du budget. Forum
où les Algériens commencent à siéger à
côté des colons européens, elles
autorisent une confrontation sur les
problèmes internes de la colonie.
Quant à la justice, elle est l'émanation pure et simple du droit français, en
respectant les statuts dits personnels ou coutumiers, le plus
souvent à la
base des préceptes islamiques.
Dans cette toute-puissance de l'administration, il ne saurait exister
véritablement d'autonomie indigène. Caïds, pachas, mandarins, ne sont
que
des auxiliaires subalternes, voués aux tâches ingrates (impôts,
renseignements), des administrateurs issus pour beaucoup de l'École de la
France coloniale fondée en 1889 – et future École de la France
d'outre-mer.
Même si certains le souhaitent, la décentralisation n'existe
pas. Le quotidien
est loin de Gallieni et de Lyautey, apôtres des hiérarchies en place et de leur
célèbre formule : « Ne pas donner le coup
de pied au mandarin ! »
Mais Lyautey, lui-même, si respectueux des formes vis-à-vis du sultan et
des grands caïds, ne pratiquait-il pas l'administration directe
qui lui
permettait d'œuvrer à sa guise ?

*
**

Et les populations ?
Les Européens, ceux qui sont français de souche ou par naturalisation,
disposent de leurs droits civiques. Citoyens comme leurs
compatriotes
métropolitains, ils participent à la vie politique. C'est le
cas, par exemple, en
Algérie. Parlementaires, conseillers municipaux
dans les communes dites
de plein exercice9 sont normalement élus.
Les habitants des vieilles colonies connaissent le même régime, lointain
héritage de la Seconde République et de l'abolition de l'esclavage.
A leurs
côtés, il est des cas spécifiques. Quatre communes du Sénégal
(Dakar,
Saint-Louis, Rufisque et Gorée) bénéficient du même privilège.
Leurs
résidents sont citoyens français. En  1914, ils ont envoyé à la
Chambre le
premier député africain : Blaise Diagne, un enfant de
Gorée10.
Partout ailleurs existent des similitudes, liées à des cas personnels et
nées
pour l'essentiel des lendemains de la guerre. Anciens combattants
décorés,
fonctionnaires, diplômés, ont accès au bulletin de vote. C'est
en quelque
sorte un régime censitaire, basé non sur l'argent mais sur
l'élitisme. Il
intéresse quelques milliers de personnes.
Les autres, tous les autres autochtones, Algériens, Tunisiens, Marocains,
Africains, Malgaches, Indochinois... sont sujets français. Ils doivent
sujétion à la France. Leurs prérogatives s'arrêtent là. Le grand
courant qui
amènera à créer des collèges électoraux, même secondaires, ne s'est pas
encore levé (sauf en Algérie avec les délégations
financières).
Il reste, il est vrai, sur cette route des obstacles de taille : les Européens,
l'Islam, l'obscurantisme, l'état d'esprit de la Métropole. Les
Européens  –  le
cas est surtout vrai au Maghreb – ont peur d'un
bouleversement du système
électoral qui les submergerait. Leurs voix
pèsent près des politiques.
Plus de  20  millions de sujets français sont musulmans (au Maghreb,
en
Mauritanie en quasi-totalité et pour une part importante en A.O.F.
et au
Tchad, sans parler du Levant). Là où est l'Islam, avec sa xénophobie et son
fanatisme, le christianisme ne pénètre pas, et la civilisation occidentale avec
lui. Les musulmans ne sont pas prêts à
s'intégrer aux valeurs françaises
(position de la femme, par exemple)
même s'ils ne s'interdisent pas d'en
profiter.
L'obscurantisme, le sous-développement demeurent dans de nombreuses
colonies. Les analphabètes emplissent encore les cases africaines. Cette
réalité conforte l'opinion générale. La France a une
mission civilisatrice qui
n'est qu'engagée. Elle est le tuteur. Ses administrés ne sont, en terme
juridique, que des mineurs en état d'incapacité.

*
**

L'armée française, garante de la souveraineté, est évidemment présente


partout où flotte le drapeau tricolore11. Armée d'Afrique au
Maghreb.
Troupes coloniales partout ailleurs. L'outre-mer est la
chasse gardée de la
«  colo  ». La Marine nationale a ses bases  : Bizerte
et Mers el-Kébir, ses
deux points forts en Méditerranée. Dakar, Djibouti, Diégo-Suarez,
Haiphong, en escales plus lointaines.
Cette présence militaire est faible (à l'exception du Maroc à peine
pacifié). Madagascar n'a que  4  000  hommes de troupe (dont un millier
d'Européens). La paix française s'est enfin établie. Le recrutement
local
assure les effectifs suffisants aux unités régulières. En Indochine,
cependant, la garde indigène, mi-civile, mi-militaire, renforce les services
policiers. L'importance de la population l'explique.

*
**

Cet outre-mer joue un rôle important dans la vie économique de la


France. Il lui assure, en 1936, 34 pour 100 de son commerce. L'Algérie
est
le premier client et le premier fournisseur de la métropole.
Ceci s'explique. Sans revenir à l'exclusif de Colbert, un certain
protectionnisme de fait s'est instauré. La France a aussi largement investi
dans des pays qu'elle avait trouvés souvent au niveau de l'an mille.
L'État,
les sociétés privées, ont joué la carte coloniale. Des particuliers
ont apporté
leurs capitaux ou, à défaut, leur savoir-faire. Des ports
ont été creusés, des
voies ferrées construites12, des barrages édifiés, des
plantations lancées, des
mines exploitées, des milliers d'hectares
cultivés. Les grandes métropoles
du XXe siècle datent de l'époque coloniale (Alger, Casablanca, Dakar,
Konakry, Abidjan, Brazzaville, Sai-gon, etc.).
La France a imposé ses choix. Elle fournit à ses colonies les produits
manufacturés13. Elle leur réclame des matières premières, des
produits
agricoles. Primeurs, vins et agrumes du Maghreb, arachides
du Sénégal,
vanille, café de Madagascar, fruits tropicaux des Antilles
ou du golfe de
Guinée, riz, caoutchouc, charbon d'Indochine, bois
d'A.E.F., partent vers
Marseille ou Bordeaux. La Métropole fournit
le reste. A l'exception de
l'Indochine où la balance commerciale est
équilibrée, les importations
l'emportent sur les exportations. La dépendance vis-à-vis de la France ne
peut qu'en être accentuée. Financièrement, l'Empire n'est pas payant. Mais
la France et les Français en
tirent d'autres dividendes. Les indigènes aussi.
Tout est loin d'avoir été entrepris, mais il y a eu des réalisations
certaines.
En médecine tout d'abord. Les hôpitaux ont suivi les
casernes. Des instituts
Pasteur ont été fondés. Les grands fléaux ont
été vaincus ou sont sur le
point de l'être : paludisme, fièvre jaune,
choléra, peste, maladie du sommeil.
La vaccination pénètre la brousse,
la rizière ou le bled. Le budget de
l'assistance médicale indigène a été
multiplié par trente de 1900 à 1925.
L'instruction, dispensée par les écoles religieuses ou publiques, se
développe. 450  000  enfants sont scolarisés en Indochine, 185  000  à
Madagascar, 57 000 en A.O.F. En Algérie, 6 pour 100 seulement des
jeunes
Algériens fréquentent les bancs de l'école. Certains sourient
d'entendre les
petits négrillons ânonner :
« Nos ancêtres, les Gaulois... »
Le jacobinisme universitaire est passé par là. Si l'ensemble est
globalement insuffisant, il prépare d'autres lendemains. Les futures élites
africaines sortiront de l'École normale William-Ponty de Gorée.
La masse, outre l'apport de la médecine et de l'instruction, bénéficie
de
certaines retombées agricoles. Oliveraies dans le Sahel tunisien,
céréales en
Algérie, riz en Indochine et à Madagascar, arachides en
A.O.F. connaissent
des progressions spectaculaires. Les S.I.P. (Sociétés
indigènes de
prévoyance), nées en Algérie et largement étendues, se
transforment en
agences de crédit et de mutualité.
Tout ceci n'est pas négligeable. Il est encore bien imparfait. Le
niveau de
vie de l'indigène reste bas. Les analphabètes sont majoritaires. Toute cette
population rurale, avec le temps, regardera de plus
en plus vers les villes,
synonymes dans son esprit de travail, de confort
à l'occidentale, de vie
publique. La colonisation, à cet égard, aura
préparé les grandes mutations
intervenues dans la seconde moitié du
XXe siècle, dans les sociétés des pays
dits sous-développés d'aujourd'hui.
Progrès économique, instruction, association parfois. Les objectifs
sont
généreux. Certains y croient et œuvrent en ce sens. D'autres y
perçoivent
une menace.
« L'entreprise de civilisation, dans ses créations mêmes, forge le fer
qui
se retournera contre elle », écrit Albert Sarraut en 193114. Certes,
le lot de
l'enfant majeur n'est-il pas de quitter le foyer paternel  ? Une
éducation
réussie n'est-elle pas celle qui lui a permis de s'épanouir en
gardant son
respect et son affection pour ses tuteurs ?

*
**
Cet empire, que plus d'un envie, présente-t-il quelques lézardes ? Oui
et
non.
L'ordre français règne d'Alger à Dakar, de Brazzaville à Saigon.
L'édifice
paraît puissant et bien organisé. Gouverneurs, résidents, généraux, tiennent
les rênes d'une main ferme. L'État impose sa loi républicaine. Troupes
coloniales, armée d'Afrique, garde indigène, milice,
forces de police sont là
pour la faire respecter.
Qui oserait, du reste, s'en prendre à la domination française devant
cet
appareil en place ? Qui même pourrait y songer ? Le fellah dans
son djebel,
l'Africain dans sa brousse, le nhaqué dans sa rizière, vivent
encore en plein
Moyen Age. Leur cadre de vie, leur niveau intellectuel,
ne sauraient les
conduire à aspirer à d'autres perspectives politiques
que celles présentement
offertes par l'horizon français.
Certes, puissance du colonisateur, passivité du colonisé favorisent
l'état
de fait. Elles n'empêchent pas certains de le remettre en question.
Parfois –
 même si le cas est rare – avec violence.
A Paris, alors, la Chambre évoque ces incidents. Le Parti communiste se
lève en accusateur. Il reste pratiquement seul. La grandeur de
l'empire, la
mission colonisatrice de la France sont des principes
immuables. La
présidence de la République, le gouvernement, tout
l'aréopage politique,
proclament haut et fort ce credo de la France de
l'entre-deux-guerres. Il en
sera ainsi jusqu'au douloureux réveil de juin
1940.
Quoi qu'il en soit du discours officiel, il est cependant des frémissements.
A Tunis, à Alger, à Fez, à Hanoi, à Damas.

*
**

LA TUNISIE
 
Les Tunisiens sont gens pacifiques mais, à la différence de leurs
voisins
algériens, ils ont un passé. Lointains héritiers de Carthage, ils
ont
conscience de leur histoire. Ils eurent un prince, un État, une vie
économique, un rayonnement intellectuel. Leur civilisation scellée dans
le
moule islamique et turc demeure avec l'originalité propre à ce
peuple
industrieux et commerçant. L'université d'Al Zaytuna de Tunis
poursuit son
enseignement. Kairouan est toujours la quatrième ville
sainte de l'Islam.
L'élite tunisienne n'oublie pas ce qui fut et ce qui est. Si la France
a su
profiter des faiblesses du régime beylical pour prendre possession
du pays,
un esprit national subsiste. Entretenu par la bourgeoisie lettrée, il ne saurait
mourir même s'il ne se dresse pas les armes à la
main. D'ores et déjà, il
souhaite des réformes apportant aux Tunisiens
plus de responsabilités et
d'autonomie.
Ce courant, si modeste soit-il, ne tarde pas à manifester son existence.
En  1919, un mémoire est adressé à Wilson, ce président américain qui a
repris à son compte la formule du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes.
En  1920, un pamphlet est publié à Paris  : «  La
Tunisie martyre. Ses
revendications. » Le président des États-Unis ne
répond pas. «  La Tunisie
martyre », au titre excessif, ne rencontre
guère d'écho.
Cependant, une structure prend forme. Derrière Abd el Aziz, Thahabli,
elle réclame un Destour (Constitution). Le terme a du succès. Il
donne son
nom à un parti. Le Destour se présente en tenant de l'idéologie nationale.
Ce qui n'était encore que le fruit d'un petit groupe, prend, en  1928,
un
autre visage. Arrive un jeune avocat, Habib Bourguiba.
Habib Bourguiba a alors vingt-cinq ans15. Des études sérieuses à
Tunis et
Paris lui ont fait découvrir les valeurs du monde occidental.
Il les a adoptées
et se révolte de ne pas les retrouver appliquées dans
sa terre natale, sous
l'emprise coloniale.
Désormais sa vie sera liée à l'histoire de l'évolution de son pays. Il
y
consacrera toute la force d'une personnalité qui sait associer la souplesse à
la fermeté, la sincérité à l'ambition, la persuasion à l'autorité.
Avec Habib Bourguiba une autre génération, plus jeune que celle
des
notables du Destour, entre dans la bataille politique.
Elle peut d'abord compter sur un courant populaire né de la nature
même
de la colonisation. Le prolétariat tunisien ressent durement la
concurrence
des colons d'origine italienne16. Ce petit peuple latin
accapare les emplois
modestes que bien des indigènes pourraient se
voir attribuer.
Bourguiba et son aîné, le docteur Materi, ont tôt fait de s'appuyer
sur
cette masse miséreuse et rurale dans son ensemble. Se détachant,
en 1934,
du vieux Destour figé, le Néo-Destour de Bourguiba s'affirme
résolument
moderne, laïc et démocratique.
Son chef ne tarde pas à ressentir les foudres du Protectorat. Arrêté,
il est
exilé à bordj Le Bœuf17 dans le Sud tunisien. Le succès du Front
populaire
en  1936  laisse espérer une libération. Bourguiba peut
reprendre son
opposition et son combat en faveur de l'indépendance.
Mais les tentatives,
réciproques, de rapprochement entre le résident
général et le Néo-Destour
n'aboutissent pas. La colonie européenne
récuse l'évolution. Paris n'est pas
mûr pour se décharger d'une partie
de ses prérogatives.
L'agitation se développe, coupée par des incidents18  et la rupture
définitive entre le vieux Destour et son cadet le Néo-Destour. Le
9 avril 1938, les manifestations tournent mal. Tunis connaît l'émeute.
Habib
Bourguiba, les dirigeants néo-destouriens, sont poursuivis et
incarcérés en
métropole. Le mouvement paraît brisé.
Le contexte international dessert les nationalistes. L'Italie fasciste
réclame avec force clameurs et gesticulations la Tunisie, la Corse et
Djibouti. Les Tunisiens, et ils ne s'en cachent pas, préfèrent la France
synonyme d'une autre grandeur. Les menées de Benito Mussolini et
des
siens estompent celles du Néo-Destour. A la veille de la Seconde
Guerre
mondiale, les rangs se serrent derrière le drapeau tricolore.

*
**

LE MAROC
La sève marocaine est vigoureuse. Elle donne des hommes forts et
fiers.
Le Marocain, à l'image de l'Atlas dominant la plaine, se dresse inflexible,
dédaigneux des nuances. Il est d'une fidélité extrême ou
d'une hostilité
farouche. Les Français l'ont découvert et appris à leurs
dépens. La conquête
a exigé vingt années de lutte, mais entraîné aussi
d'indéfectibles
dévouements.
Elle n'est pas totalement achevée qu'elle se voit déjà remise en
cause. La
guerre du Rif a eu plus de retentissement que soupçonné.
L'armée française,
un moment, a été mise à mal. Elle y a perdu de
son lustre. Abd el-Krim a
fait figure de héros national. Le départ de
Lyautey a laissé un vide. Ses
successeurs, des civils à l'air faussement
martial en dépit des bottes bien
cirées et des casquettes à large visière,
ne sauraient prétendre au prestige de
l'illustre soldat19. Ces nouveaux
résidents favorisent la colonisation
européenne, politique que Lyautey
s'était bien gardé d'adopter. Les places
de plus en plus nombreuses
occupées par des fonctionnaires ou des colons
provoquent rancœur et
mécontentement.
Plus encore qu'en Tunisie, la fronde naît de la jeunesse. Derrière
Allal El-
Fassi à Fez, derrière Ahmed Balafrej à Rabat, les étudiants,
à partir de 1930,
relèvent la tête. Les compagnons de Bourguiba se
réclament du peuple et de
la justice. Ceux d'Allal El-Fassi et de Balafrej, de par leurs origines
familiales20  et leur formation, mettent en
avant, surtout pour le premier,
l'Islam et la patrie marocaine.
Au Maroc, comme dans tout le Maghreb, la loi islamique régit le
droit.
Celui-ci devrait donc être le même, partout. Il n'en n'est rien.
Les Berbères
du Bled es Siba ont toujours vécu leur religion à leur
guise. Par conséquent,
leurs coutumes, leur organisation judiciaire,
s'écartent largement de celles
du Bled el Maghzen contrôlé par le sultan.
Cette originalité n'a pas échappé au colonisateur. Il s'en est servi.
La
politique des grands caïds voulait opposer Maroc berbère à Maroc
arabe.
Diviser pour régner. Le principe reste immuable.
Il ne déplairait pas, non plus, à certains de voir le pays berbère se
détacher de l'Islam et se rapprocher du catholicisme. Il y aurait des
convergences entre les deux pratiques. La conversion et l'entrée au
séminaire en France de Mohammed Ben Abd el Jalil, fils d'une bonne
famille de Fez, suscite des illusions.
Répondant à cet ensemble, le  16  mai  1930, le résident général
Lucien
Saint présente au sultan Mohammed V un dahir reconnaissant
et accentuant
le particularisme judiciaire berbère. Le prince, peu
informé et encore
novice21, paraphe le texte. L'affaire dite du « Dahir
berbère » commence.
Manifestement, ce « Dahir berbère » porte brèche dans l'unité législative.
De là à en déduire qu'il porte atteinte à l'intégrité du Maroc,
le pas est aisé à
franchir. Le «  Dahir berbère  » offre un bon sujet pour
exalter la patrie
marocaine.
L'entreprise, au départ, n'a pas grande possibilité d'action. La religion en
offre une. Les prières prévues lorsqu'un péril menace la
communauté
musulmane sont récitées dans les mosquées, à Rabat
d'abord, puis à Salé et
Fez. Elles marquent le vrai début d'une agitation appelée à prendre de
l'ampleur. Celle-ci n'en reste pas moins
limitée. A peine regroupe-t-elle
quelques centaines d'étudiants et de
notables. La masse n'est pas encore
concernée. Du moins, les jeunes
nationalistes – car nationalistes ils sont –
 se sont-ils manifestés. Ils
ont le sentiment d'une victoire. La Résidence, à
Rabat, le comprend
dans le même sens.
Forts de ce succès22, Mohammed el Ouezzani, Ahmed Balafrej et
leurs
amis développent leur action. Appuyés par quelques hommes
politiques
français de gauche, ils lancent deux revues, Maghreb (juillet
1932) à Paris,
Action du Peuple (août  1934) à Rabat. Ces périodiques
aux destins
incertains leur permettent de colporter leurs idées.
Habilement, ils s'efforcent d'établir une analogie entre Maroc et
Territoires sous mandat. Le protectorat ne serait qu'un moment transitoire,
étape devant très rapidement s'achever par l'indépendance.
Tout aussi habilement, ils se rapprochent du sultan. Le jeune prince
est
encore un personnage un peu falot à la traîne du résident général.
Il n'en
n'est pas moins le chef religieux du pays. A cet égard déjà, il
représente le
Maroc. Les étudiants l'ovationnent à chacune de ses sorties. Ils le saluent du
titre de roi, de préférence à celui de sultan jugé
désuet. Le monarque, s'il ne
le manifeste pas encore, découvre, peu à
peu, qu'il peut être mieux qu'une
potiche déplacée au gré de la volonté
du protecteur. Le futur artisan de
l'indépendance marocaine ne l'oubliera pas.
Le 1er décembre  1934, le «  Comité d'action marocaine  » créé par
Allal
El-Fassi et El Ouezzani présente au sultan, au résident général
et au chef du
Gouvernement français, Pierre Laval, un plan de
réformes marocaines.
S'appuyant sur l'esprit du traité du  30  mars
1912, ce plan condamne
l'administration directe et réclame une plus
large participation des
Marocains à la gestion de leur pays. Au-delà
du plan doctrinal, il propose
un certain nombre de réformes, politiques, judiciaires, sociales,
économiques et financières. L'ensemble,
épais document de 134 pages, vise
à redonner aux Marocains l'égalité
des droits et des chances. A défaut d'une
efficacité immédiate  –  le
gouvernement français, la Résidence ne donnent
pas de suite, le sultan
se tait  –  il élargit le débat. Des intellectuels, des
commerçants, des
artisans, font connaître, par télégramme, leur accord.
Progressivement,
une couche populaire, arabe essentiellement, se sent
concernée.
1936  est une année de campagne nationaliste. Réunions, congrès,
dénoncent le Protectorat dans le nord du Maroc. Mais le mouvement
n'échappe pas aux rivalités personnelles. Les compagnons du départ
se
séparent. El Ouezzani regroupe le courant traditionaliste23. Allal
El-Fassi
entraîne derrière lui la majorité. En avril 1937, il fonde le
parti National –
 appelé par la suite, sous le nom d'Istiqlal (Indépendant), à devenir le fer de
lance de la lutte. Il est à même de susciter
grèves et manifestations.
Le  2  décembre  1937, à Meknès, une échauffourée connaît un bilan
tragique : 13 morts, une centaine de blessés. Le service d'ordre,
débordé, a
tiré. Un cycle de violence est engagé : 16 blessés à Khemisset, gros bourg
entre Meknès et Rabat, le  22  octobre  ; deux manifestants tués à Port-
Lyautey (Kenitra), le 27 octobre.
Paris ne peut plus tolérer le désordre. Le général Noguès reçoit
l'autorisation d'agir. Les meneurs sont arrêtés. Certains sont assignés
à
résidence dans le Sud marocain. Allal El-Fassi est condamné au
bannissement dans le lointain Congo, où il restera jusqu'en 1946.
Comme en Tunisie, le nationalisme, faute de chefs, est provisoirement
bridé. Son bilan immédiat reste modeste. Il ne s'est pas appuyé
sur une
grande assise populaire. Il s'est localisé dans le nord, dans les
cités à haute
emprise religieuse, Fez, Meknès, Salé, Taza. Il n'a pas
touché la montagne
berbère. Le sultan n'a pas pris parti.
Dès la fin de 1937, le Maroc connaît un calme qu'il conservera
jusqu'à la
guerre. Mais les exilés du nationalisme ne sont pas décidés
à renoncer. Ce
qui sera demain leurs atouts essentiels, l'Islam et le
Trône, n'a pas été
affaibli. Bien au contraire.

*
**

L'ALGÉRIE
 
L'Algérie est calme, mais... Les temps de la conquête, ceux de
l'insurrection de Mokrani, ne sont pas si lointains. Il y a eu la révolte
des
Ouled Sidi Cheikh dans le Sud oranais en  1881. Des colons ont
été
assassinés à Marguerite, près de Miliana, en 1901. Il y eut l'Aurès
en 1916.
Les Européens le savent. Ils vivent dans une certaine méfiance de
l'Arabe. Ce sentiment les conduit à refuser toute évolution, car ils
savent
aussi que la loi du nombre ne joue pas pour eux. A défaut
d'une stricte
tutelle des Algériens, leurs existences, leurs biens, pourraient être menacés.
Chez les musulmans, la grande masse est amorphe. Les Français
sont les
maîtres. « Mektoub ! » C'était écrit. Cette attitude n'interdit
pas les regards
de convoitise du pauvre vers le mieux loti. Il est des
amis sincères de la
France, anciens combattants, dignitaires, avantageusement traités. De l'autre
côté, un mouvement se dessine. Dix ans
après la fin du premier conflit
mondial, grâce aux mesures qui ont
accordé à certains l'accession aux droits
civiques, trois tendances prennent forme.
Derrière le docteur Bendjelloul et surtout Ferhat Abbas, le pharmacien de
Sétif, les élus du Constantinois réclament l'assimilation pure
et simple à la
patrie française. De sang algérien mais de culture française, Ferhat Abbas,
futur Premier ministre du G.P.R.A.24, écrit dans
l'Entente25,
le 23 avril 1936 :

« Si j'avais découvert la “nation algérienne”, je serais


nationaliste. Et,
cependant, je ne mourrai pas pour la
“patrie algérienne” parce que cette
patrie n'existe pas.
Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé l'Histoire, j'ai
interrogé les vivants et les morts, j'ai visité les cimetières : personne ne
m'en a parlé. Sans doute ai-je trouvé “l'Empire arabe “l'Empire
musulman”, qui honorent l'Islam et notre race. Mais ces empires se sont
éteints. Ils
correspondaient à l'Empire latin et au Saint-Empire
romain
germanique de l'époque médiévale. Ils sont nés
pour une époque et une
humanité qui ne sont plus
nôtres... Nous avons donc écarté une fois pour
toutes les
nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir
à
celui de l'œuvre française dans ce pays. Nous l'avons
écrit. La
sauvegarde de cette œuvre est le pivot de notre
action politique. »

A l'opposé, les oulémas  –  ou docteurs de la Loi  –  autour du cheik


Ben
Badis prônent un Islam pur et dur garant de l'entité algérienne.
Leur
déclaration nette est catégorique :

«  Nous, les oulémas, parlant au nom de la majorité


des indigènes,
disons à ceux qui se prétendent français  :
“Vous ne nous représentez
pas ! Le peuple musulman
d'Algérie a son histoire, son unité religieuse,
sa langue,
sa culture, ses traditions. Cette population musulmane
n'est
pas la France, elle ne peut pas être la France, elle
ne veut pas être la
France.” »

Résumant leur pensée, les oulémas enseignent dans leurs écoles et


font
réciter à leurs élèves :
« L'Islam est ma religion, l'arabe ma langue, l'Algérie ma patrie. »
 
Il ne peut être de plus claire profession de foi.
Tous ces hommes, élus de Ferhat Abbas, oulémas de Ben Badis,
sont des
notables, gens posés aux situations assises. Ils ne sauraient se
présenter en
révolutionnaires bâtissant sur le sang.
La vraie révolte provient du troisième courant. Celui-là présente une
véritable force, car il émane d'une souche populaire prête à oser et
risquer.
Son apôtre est un enfant de Tlemcen : Messali Hadj. Celui que
Bourguiba
saluera par la suite du titre de Père du nationalisme algérien osera, le
premier, crier : « Istiqlal ! » « Indépendance ! ».
Messali Hadj est né en 1898, dans un milieu à la foi ardente.
Immigré en
France au lendemain de la Première Guerre mondiale, il
fait d'abord un bout
de chemin avec le Parti communiste. En 1926,
quelques immigrés comme
lui créent l'E.N.A., l'Étoile Nord-Africaine,
mouvement d'unité africaine
dans l'obédience du P.C. Messali Hadj y
tient très vite le premier rôle.
Derrière lui, l'E.N.A. s'écarte des
communistes jugés trop timorés dans leurs
options vis-à-vis de l'indépendance de l'Algérie. L'E.N.A. se veut la voix
des Algériens, pour
une Algérie libre. Cette voix, peu à peu, se fait entendre
à Alger et
dans la banlieue parisienne où les travailleurs algériens sont
nombreux.
Certains en France, à l'heure du Front populaire, souhaiteraient
voir
évoluer les choses. Le chef du gouvernement, Léon Blum, le sénateur
Maurice Violette, ancien gouverneur général de l'Algérie, élaborent un
projet qui portera leur nom. Il s'inscrit dans une perspective
politique qui
sera longtemps celle de la France en Algérie : élever au
rang de citoyens les
musulmans qui en sont dignes. Ce texte, encore
que bien timide, ne sera ni
ratifié ni encore moins appliqué. Il suscite
trop de réactions violentes chez
les Européens d'Algérie. Violette,
pourtant, les a prévenus :

«  Prenez garde. Les indigènes d'Algérie, par votre faute


sans doute,
n'ont pas encore de patrie, ils en cherchent
une. Ils vous demandent la
patrie française. Donnez-la-leur vite ; sans cela, ils en feront une autre. »

Terrible et prémonitoire avertissement des drames de demain ! Devant la


dérobade française, les Ferhat Abbas, les Bendjelloul, s'irritent et
commencent à s'interroger. Messali Hadj n'aurait-il pas raison ? L'équité ne
passerait-elle pas par l'indépendance ?
Infatigable, Messali Hadj, lui, poursuit. De réunion en réunion, il se fait
entendre, drainant les clameurs populaires.
Le gouvernement général s'inquiète. Messali Hadj va trop loin. Le
25  janvier  1937, l'Étoile Nord-Africaine est dissoute. Messali Hadj
recrée
un autre parti, le P.P.A., Parti du Peuple Algérien. Cette fois,
c'en est trop.
Le chef du P.P.A. est arrêté le  28  août  1937. Condamné
à deux ans de
prison, sa voix est réduite au silence26.
Qui pourrait se douter que de ce Messalisme, provisoirement
muselé,
jaillira la lame de fond qui renversera l'Algérie française ?

*
**

LE LEVANT
 
En Syrie, la répression de la révolte druse n'a rien résolu, bien au
contraire. Le nationalisme syrien demeure vivant.
En  1922, l'Angleterre a accordé son indépendance à l'Égypte tout
en
gardant la haute main sur le canal de Suez. Elle a agi de même
vis-à-vis de
l'Irak en  1930  en s'assurant de solides bases militaires et
le contrôle de la
production pétrolière. L'Irak a obtenu un siège à la
Société des Nations
en 1932.
Ces exemples proches sont contagieux. A Damas, on s'interroge.
Qu'attend la France pour résilier son propre mandat ? Les assemblées
élues
en  1928  et  1930  ne cachent pas leurs sentiments. Grèves et incidents
éclatent en 1936.
Le gouvernement de Front populaire comprend qu'il doit agir. Le
9  septembre  1936, un accord est signé entre Paris et Damas. La Syrie,
au
terme d'une période probatoire, obtiendra son indépendance, dans
les trois
ans. La France conservera deux bases militaires. Ses intérêts
économiques
et culturels seront préservés. Un texte identique est également paraphé à
Beyrouth, prévoyant de surcroît des facilités militaires élargies pour les
troupes françaises.
La France semblerait ainsi s'engager vers une issue honorable à ses
responsabilités de mandataire au Levant. Semblerait... Le gouvernement
français ne fera pas ratifier des traités condamnés, par là-même,
à demeurer
lettre morte. Pourquoi ? Le pétrole n'est certainement pas
étranger à certains
comportements. Tripoli, en Syrie française, est le
terminus du pipe-line de
l'Irak Petroleum Company. 27,5  pour  100  de
sa production passent ainsi
entre les mains françaises.
En  1939, le retour à la Turquie du sandjak d'Alexandrette, territoire
habité par des Turcs, mais revendiqué par les nationalistes syriens, ne
pourra qu'accroître les mécontentements. On en sera là à la déclaration de
guerre.

*
**

L'INDOCHINE
 
L'Indochine est toujours bien lointaine. La route maritime, la seule
véritablement utilisée, reste longue, très longue. L'écho des événements
survenus en Extrême-Orient n'arrive qu'avec retard et en partie affaibli.
L'opinion métropolitaine ne le reçoit pas. Pourtant, les incidents
survenus
en Annam et au Tonkin sont graves, très graves. Ils dépassent de très loin
tout ce qui a pu advenir dans les autres parties de
l'Empire.
Les événements d'Indochine ont deux origines immédiates. Une crise
sociale  : le petit peuple souffre. Un mouvement nationaliste  : le
V.N.Q.D.D., créé en 1927 à Hanoi. A partir de 1930, on verra apparaître un
agitateur politique connu par la suite sous le nom d'Hô Chi
Minh27, et qui
jouera un rôle d'une importance considérable.
Le Viet Nam Quoc28 Dan Dang, Parti national du Viet Nam, est
un peu
l'émule du Kuomintang chinois. Sa doctrine, s'inspirant de Sun
Yat-Sen,
s'appuie sur trois grands principes : démocratie, nationalisme,
bien-être du
peuple. Se réclamant du Komintern, il s'imprègne profondément de
marxisme. Résolument révolutionnaire, il compte sur l'action directe.
L'agitation débute en février 1929 par un meurtre. Le recruteur
général de
la main-d'œuvre Bazin est assassiné à Hanoi. Un tract, sur
son cadavre,
revendique les mobiles du crime  : «  Vampire qui suçait
le sang des
Annamites, nous avons eu le tien à notre tour. »
Les coupables seront vite appréhendés. Des élèves de l'École d'Arts
appliqués d'Hanoi.
Un an plus tard, l'affaire prend d'autres proportions. Dans la nuit
du 9 au 10 février 1930, 50 tirailleurs (sur 600) de la garnison de Yen-Bay,
au Tonkin, se révoltent. 5  sous-officiers européens, 2  tirailleurs
indigènes,
sont tués. Une véritable opération militaire doit être engagée
pour venir à
bout des mutins. D'autres exactions se produisent. Un
instituteur indigène et
son épouse sont assassinés. La maison d'un
sous-préfet (annamite) est
incendiée. Des bombes sont lancées contre
des locaux de la gendarmerie ou
de la police à Hanoi.
Au début du mois de mai 1930, des manifestations populaires
secouent le
Ben-Thuy, région misérable, en limite du Tonkin et de
l'Annam. La garde
indigène, débordée, tire : 21 manifestants sont tués.
Des soviets s'installent
dans les villages. Règlements de comptes, liquidations, saccages, se
succèdent devant une administration de prime
abord dépassée. La
répression est brutale. L'aviation bombarde les
villages révoltés. La Légion
intervient. La révolte ne s'éteint qu'en septembre 1931.
Le calme revenu, la justice sévit. L'affaire de Yen-Bay, regardée
comme
très grave, entraîne 58 condamnations à mort. (Il y aura
quatre exécutions
capitales.) Des centaines de militants condamnés à
l'emprisonnement se
retrouvent à Poulo Condor et dans d'autres pénitenciers moins connus. Ces
bagnes deviennent le creuset d'un ferment
révolutionnaire.
Cette agitation réveille cependant les gouvernants locaux. Un effort
réel
est engagé en faveur des coolies, en particulier ceux des plantations. Un
Code du travail est promulgué le  30  décembre  1936. La
scolarisation se
développe. L'amnistie du Front populaire, en 1936,
vide les prisons.
Sur le fond encore rien n'est résolu. Le nationalisme reste sous-jacent.
Les cellules communistes, peu nombreuses, mais déterminées,
poursuivent
leur action.

*
**

Force est donc de constater une rigidité extrême et un refus d'évolution


de la part de la France devant les frémissements29  dans ses
possessions
d'outre-mer. La répression, le silence, répondent aux aspirations.
Il est une autre constatation, contradictoire.
Curieusement, tous ces mouvements nationalistes présentent un
caractère
commun. Tous leurs chefs  –  à l'exception peut-être de ceux
du Parti
communiste indochinois –  ne veulent ni d'un affrontement
brutal, ni d'une
coupure totale avec la France. Il est, à cette attitude,
deux raisons
essentielles.
La France apparaît trop forte, politiquement, économiquement,
militairement. Il n'est pas possible de se mesurer avec elle ni de se
passer de
son concours. Tous les affrontements l'ont montré. Le colonisateur tient son
empire d'une main ferme. Les révoltes armées
débouchent sur l'échec,
freinant et retardant l'évolution.
Surtout, tous ces hommes qui mènent une action pour l'indépendance
nationale sont pétris de culture française. Messali Hadj, Ferhat
Abbas,
Habib Bourguiba, ont vécu en France. Ils ont épousé des
Françaises. Ferhat
Abbas, lui-même, ne parle pas l'arabe. Il ne s'exprime qu'en français.
L'Empire colonial français abordera la grande épreuve de la
Seconde
Guerre mondiale apparemment intact. Cependant des lézardes
existent
même si les témoins n'ont guère bougé. Les années trente ont
révélé leur
présence. Que le prestige impérial décline, que l'environnement mondial
évolue, les rêves et les espérances des précurseurs
pourront prendre une
autre dimension.

1 L'empire britannique regroupe 400 millions d'habitants sur 35 millions de


kilomètres carrés.
2 Pays-Bas, 2 millions de km2, 48 millions d'habitants ;
Portugal, 2 millions de km2, 8,7 millions d'habitants ;
Belgique, 2,4 millions de km2, 8,5 millions d'habitants ;
États-Unis, 1,8 million de km2, 12 millions d'habitants ;
Japon, 300 000 km2, 21 millions d'habitants ;
Italie, 1,5 million de km2, 1,6 million d'habitants ;
Espagne, 370 000 km2, 850 000 habitants.
3 Voir tableau page 462.
4  Colonie au destin aléatoire, la Haute-Volta, détachée du Sénégal, est instituée
en  1919.
Supprimée en  1932  pour des motifs économiques assez sordides (procurer
de la main-d'œuvre à la
Côte-d'Ivoire), elle sera restaurée en 1947.
5  Certaines de ces anciennes colonies s'appellent désormais  : Soudan  : Mali  –
Haute-Volta  :
Burkina-Faso – Dahomey : Bénin.
6 Nouvelles appellations :
Moyen Congo : Congo-Brazzaville (ou république du) ;
Oubangui-Chari : Centrafrique (ou république de).
7 Si Vientiane est la capitale administrative, Luang Prabang est la résidence do
roi du Laos.
De l'Indochine française relève aussi le territoire chinois de Kouang Tchéou Wan
(1 000 km2) avec
ses 200 000 habitants.
8 Syrie et Liban comptent 196 000 km2, avec 2 800 000 habitants.
9  Les communes dites de plein exercice sont celles où la population européenne
est jugée
suffisante (cas d'Alger, Oran, etc.).
Dans les autres, dites communes mixtes, où l'élément indigène prédomine et où
les Européens sont
peu nombreux, un administrateur des services civils est en
place.
10 Blaise Diagne (1870-1964). Ancien élève des frères de Ploermel de Gorée,
puis fonctionnaire
des douanes, Blaise Diagne est élu député du Sénégal en 1914.
Constamment réélu par la suite, puis
maire de Dakar. Fut pendant un temps haut-commissaire en A.O.F., chargé du recrutement des
troupes, durant la Grande
Guerre. Sous-secrétaire d'État aux Colonies en 1931-1932. Personnage de
tempérament, homme de culture française, conscient de sa négritude, Blaise Diagne
annonce les
personnalités africaines de l'après-Seconde Guerre mondiale.
11 Sauf au Togo, État trop modeste.
12 Non sans peine parfois. Le Congo-Océan reliant Brazzaville à l'Atlantique
a coûté très cher en
argent et en vies humaines.
13 Ainsi n'y a-t-il pas de hauts fourneaux en Indochine. Pourtant fer et charbon sont au Tonkin. Il
en est de même pour le caoutchouc en Cochinchine.
14 Grandeurs et servitudes coloniales, o.c.
15 Habib Bourguiba est né le 3 août 1903 à Monastir, petit port du Sahel
tunisien, dans un milieu
modeste. L'aide pécuniaire de son frère aîné lui a permis
de mener à bien ses études.
16  L'élément de souche italienne représente plus de la moitié de la population
européenne de
Tunisie. A la veille de la Première Guerre mondiale, il y avait
88 000 Italiens pour 48 000 Français
(musulmans 1 700 000, juifs 100 000). S'il se
francise peu à peu, cet élément italien garde néanmoins
une bonne part de sa
spécificité.
17 Aujourd'hui, bordj Bourguiba. A une centaine de kilomètres au sud-sud-ouest de Tataouine.
18 En particulier, le 4 mars 1937, dans les mines de Metlaoui, à l'ouest de
Gafsa.
19 Le poste, aux yeux des Marocains, ne retrouvera son éclat qu'en 1937 avec
la nomination du
général Noguès. Ce chef, attaché au Maroc et à ses habitants,
sera de plus lié par une amitié réelle
avec Mohammed V. Son éviction, en 1943,
facilitera l'évolution anti-française du sultan.
20 Allal El-Fassi (1910-1974) appartient à une vieille famille arabe de Fez,
notoirement connue
pour sa contribution aux études musulmanes.
21 Il n'a pas encore vingt et un ans. Sidi Mohammed Ben Youssef est né le
10 août 1909. Mort à
Rabat le 26 février 1961. Il était le père de l'actuel roi du
Maroc, Hassan II.
22 Le « Dahir berbère » a même eu des résonances internationales. Certains
s'en sont servis, dans
le monde musulman, pour attaquer la politique française au
Maroc.
23 Qu'il faut entendre dans un sens religieux.
24 Gouvernement provisoire de la République algérienne, mis sur pied en 1958.
25 Organe officiel des Fédérations d'élus musulmans du Constantinois.
26 Messali Hadj, bien qu'emprisonné, sera toutefois élu conseiller général d'Alger, à la fin de 1937.
27  Hô Chi Minh (1890-1969). De son vrai nom Nguyen-Tat-Thanh (premier
pseudonyme  :
Nguyên Ai Quôc : Nguyen le Patriote).
28 Quôc : peuple.
29  Le terme est trop faible. Il signifie seulement que le mouvement n'est pas
général, qu'il ne
touche qu'une frange de la population.
 
Chapitre XLII

 
ILS ONT SEMÉ LA FRANCE
 
Il est de bon ton, à la fin du deuxième millénaire, de fustiger
l'époque
coloniale.
On prête à un récent président de la République des propos
péremptoires :
« La colonisation est le plus grand crime du XIXe siècle. »
 
Ses prédécesseurs, cinquante ans plus tôt, affirmaient le contraire.
Les
présidents changent. Les idées varient. Ainsi va le vent de l'histoire. Le
centenaire de l'Algérie, l'Exposition coloniale internationale
le voyaient
souffler dans un autre sens qu'aujourd'hui.
Soit, mais cette époque coloniale fut un moment de l'histoire de la
France  ; au même titre que le temps des Croisades ou la période
révolutionnaire. Elle mérite, par là-même, une analyse objective, sans a
priori.
 
Il est une évidence première. Des Français, durant des décennies,
s'en
sont allés troubler le pré carré des natifs d'outre-mer. S'ils ne
furent point les
seuls, ils n'en restent pas moins justiciables pour avoir
été se mêler des
affaires d'autrui. Qui pourrait, de bonne foi, le contester ?
L'ambition personnelle, le patriotisme, l'esprit missionnaire, d'autres
mobiles encore  –  peut-être moins avouables, comme l'appât du gain
–  ont
guidé les pas de ceux-là qui débarquèrent sur les côtes lointaines. Il leur
fallait un courage à toute épreuve pour affronter ces
horizons inconnus.
L'adversité, l'inconfort, la maladie, la mort, étaient
constamment au rendez-
vous de ces vaillants.
Qu'ont-ils trouvé encore, le plus souvent, en ces paysages nouveaux ? La
tyrannie, l'obscurantisme, la barbarie, l'esclavage. Ces obstacles ne leur ont
pas interdit de continuer. En moins d'un siècle, ils
ont rebâti un second
empire effaçant les ruines du premier.
Sur cette route, il y eut des hommes forts. Il y eut des chefs. Des
chefs
qui surent créer l'événement et forcer le destin. Il n'est de colonie
qui ne
porte la marque d'un Bugeaud, d'un Faidherbe, d'un Brazza,
d'un Lyautey,
d'un Gallieni, d'un Lagarde... On ne peut à leur endroit
qu'évoquer la
remarque fameuse :
« Ce ne sont pas les Romains qui ont envahi la Gaule, c'est César. »
 
Ces hommes de terrain furent les vrais bâtisseurs. En de rares occasions,
ils furent soutenus par des politiques. Ferry, qui a voulu le
Tonkin et la
Tunisie, est au premier rang de ceux-là.
Eux et leurs compagnons étaient de bonne foi.
Devant les tombes de ses soldats tombés pour la prise de Galakka
(Tchad), Largeau, après avoir salué la mémoire des disparus, ajoute :

«  C'est donc pleins de résolution et de réconfort que


nous nous
éloignerons de ces sépultures, avec le ferme
propos de pourchasser,
dans toute la mesure où nos
forces nous le permettront, la barbarie
religieuse qui s'est
dressée depuis treize ans contre notre civilisation. »

Propos de militaire, mais propos sincères bien éloignés du discours


rituel
d'un politicien hypocrite.
Certes, il y eut des Savary, des Voulet, des Toqué. Mais il y eut
aussi des
Brazza, des Pavie, des Foucauld. Générosité, intégrité contre
cupidité et
despotisme.

*
**

Bonne foi, sens de l'humain, n'ont pas évité la guerre. L'Algérie a


connu
des combats acharnés durant plus d'un demi-siècle. Samory,
Rabah furent
des adversaires redoutables. Indochine, Afrique, Madagascar ont été le
théâtre de rudes affrontements. La colonisation a
d'abord été, le plus
souvent, une difficile conquête militaire.
Par sa présence, la France a imposé sa loi. Il serait fallacieux de le
contester. Le colonisateur a régné. Mais il est un point notable. Si le
conquérant, face aux résistances, a eu la main lourde  –  que l'on
songe à
l'Algérie ou à certaines expéditions africaines  –  la victoire
venue, il a
loyalement tendu la main. Les problèmes de peuplement
indigène n'ont
jamais été résolus « à l'américaine » ou « à l'australienne »1. L'adage anglo-
américain «  qu'il n'est de bon Indien qu'un
Indien mort  » n'a pas été de
mise.
 
La constitution de l'Empire colonial s'intègre dans la longue rivalité
franco-anglaise. L'Angleterre a brisé le premier domaine colonial français.
Elle n'a eu de cesse de contrer le second.
«  L'Entente cordiale  », les deux conflits mondiaux, l'amitié affichée

 même si la sincérité en est douteuse – ont eu tendance à estomper
le vieil
antagonisme d'outre-Manche. L'hostilité anglaise n'en fut pas
moins une
constante dressée devant les aspirations françaises. Si
Fachoda se présente
en témoin révélateur, il ne faut pas oublier le
Niger, Madagascar, la
Nouvelle-Calédonie...

*
**

Il resterait pour conclure à dresser un premier bilan alors que l'Empire est
à l'apogée de sa gloire.
N'est-ce point prématuré ? La route ingrate et souvent douloureuse
de la
décolonisation est encore à parcourir. Le temps a-t-il apporté le
recul
suffisant et, avec lui, la sérénité, gage d'objectivité ? C'est douteux.
Le fléau de la balance est condamné à osciller avant que les esprits
admettent que, dans le fait colonial, il n'est de manichéisme absolu.
Ils
doivent, devant lui, apprendre à raison garder.
Il y eut conquête, domination, exploitation parfois. Il y eut apport
aussi.
Les colonisés eux-mêmes l'expriment et le reconnaissent.
«  Sans l'aide de la France, le Maroc était perdu  ; grâce à elle, l'autorité
chérifienne a été rétablie », proclame Moulay Youssef.
« L'héritage de la France était magnifique », écrit Ferhat Abbas.
 
Juste évocation des États créés, des cités bâties, de la médecine et
de
l'instruction répandues, du progrès technologique introduit, des
économies
développées, des valeurs transmises dont la démocratie n'est
pas la moindre.
Il y eut surtout, dominant le tout :
« Le merveilleux outil trouvé dans les décombres du
régime colonial :
la langue française » (Léopold Sédar
Senghor, 1962).

Non, le débat sur l'apport du colonisateur et le « préjudice » du


colonisé
n'est pas près d'être clos !
Quoi qu'il en soit, ceux qui ont conquis, pacifié, bâti, soigné, instruit,
évangélisé, par-delà leurs erreurs ou leurs fautes, ont-ils à se
refuser un
légitime sentiment de fierté ?
La France, elle-même, a-t-elle à en rougir, à les regarder comme un
opprobre ?
 
Assurément, non.
 
Ils ont semé la France.
Cornaudric
 

1986-1988 

1 A l'arrivée des Européens, il y avait en Amérique du Nord (hors Mexique),


selon les études les
plus récentes, environ un million d'Indiens. Ils étaient moins
de 200 000 à la fin du XIXe siècle.
L'estimation de la population totale des Aborigènes d'Australie au XVIIIe siècle
varie
de 150 000 à 350 000 personnes.
En 1960, il ne restait plus que 145 000 Aborigènes, 1 pour 100 de la population,
isolés dans les
réserves.
 
ANNEXES
 
Chronologie

 
814 Avant Jésus-Christ Fondation de Carthage
146 Avant Jésus-Christ Chute de Carthage
 

632 Mort de Mahomet
1095 Urbain II prêche la 1re Croisade
1099 Prise de Jérusalem par les Croisés
1270 Mort de saint Louis devant Tunis
1291 Chute de Saint-Jean-d'Acre
1492 Prise de Grenade par les Rois Catholiques
Christophe Colomb découvre le Nouveau Monde
1494 Traité de Tordesillas
1514 Barberousse maître d'Alger
1534 Premier voyage de Jacques Cartier au Canada
1536 François Ier signe les Capitulations
1552 Les frères Lenche s'installent au Bastion de France
 
XVIIe siècle
 

1608 Champlain fonde Québec


1610 Assassinat d'Henri IV
1642 Fondation de Montréal
1643 Louis XIV, roi de France
Pronis fonde Fort-Dauphin
1664  Création des premières compagnies des Indes occidentales et
des
Indes orientales
1665 Madagascar baptisée île Dauphine
Installation française à Saint-Domingue (Haïti)
1669 Création de Saint-Louis au Sénégal
1673 Installation française à Pondichéry
1682 Cavelier de La Salle prend possession de la Louisiane
 
XVIIIe siècle
 

1715 Mort de Louis XIV


1742 Dupleix gouverneur de l'Inde française
1755 « Le grand dérangement » : l'exil des Acadiens
1759 Mort de Montcalm
1763 Traité de Paris (perte du Canada et des Indes)
1767 Pigneau de Béhaine débarque en Cochinchine
1775-1783 Guerre de l'Indépendance américaine
1783 Traité de Versailles
1789 14 juillet : prise de la Bastille
1791 Révolte des esclaves à Saint-Domingue
1793 21 janvier : exécution de Louis XVI
 
XIXe siècle
 
1803 Indépendance de Saint-Domingue (Haïti)
Vente de la Louisiane aux États-Unis
1815 Waterloo
1827 29 avril : le « Coup d'éventail » à Alger
1828 René Caillié atteint Tombouctou
1830 14 juin : débarquement français à Sidi-Ferruch
5 juillet : prise d'Alger par les Français
28-29-30 juillet : les « Trois Glorieuses »
1836 Les pères picpusiens débarquent aux Gambier
1837 Prise de Constantine par les Français
1840 Bugeaud gouverneur général de l'Algérie
1843 6 janvier : Dupetit-Thouars occupe Tahiti
16 mai : prise de la smalah d'Abd el-Kader
21 décembre : cinq pères maristes débarquent en Nouvelle-Calédonie
1844 Bataille d'Isly
1845 Traité de Lalla Maghnia
25 septembre : désastre de Sidi-Brahim
1847 Reddition d'Abd el-Kader
1848 Décret Schoelcher : abolition de l'esclavage aux colonies
1852 Napoléon III empereur
1853 Prise de possession de la Nouvelle-Calédonie
1854 Faidherbe gouverneur du Sénégal
1857 Siège de Médine
1858 Prise de Tourane (Da Nang) par les Français
1859 Prise de Saigon par les Français
1863 Protectorat français sur le Cambodge
1869 Inauguration du Canal de Suez
1870 4 septembre : chute du Second Empire
1871 Révolte de Mokrani en Algérie
1873 Prise d'Hanoi par les Français
21 décembre : mort de Francis Garnier
1878 Révolte canaque en Nouvelle-Calédonie
1880 Brazza atteint le Congo
1881 18 février : massacre de la mission Flatters
12 mai : traité du Bardo
1883 Février à mars 1885 : Ferry chef du gouvernement
19 mars : mort du commandant Rivière
Traité de protectorat français sur l'Annam et le Tonkin
1884 15 novembre – 26 février 1885 : conférence de Berlin
Décembre 1884 – mars 1885 : siège de Tuyen Quang
1885 28 mars : « Désastre de Langson »
Création de l'École cambodgienne, future École coloniale
1887 Condominium franco-anglais aux Nouvelles-Hébrides
Création de l'Union Indochinoise
1888 Protectorat français sur le Laos
1890 5 août : convention franco-anglaise sur le Niger (ligne Say-Barroua)
Fondation du Comité de l'Afrique française
1892 Conquête du Dahomey
1893 12 décembre . entrée des Français à Tombouctou
1894 Création du ministère des Colonies
1895 Campagne de Madagascar
1896 Annexion de Madagascar
Gallieni gouverneur général de Madagascar
1897 Gentil sur le Tchad
1898 Marchand à Fachoda
Capture de Samory
1899 14 juillet : « Drame » de Dankori
28 décembre : prise d'Ain-Salah
 
XXe siècle
 

1900 22 avril : mort de Rabah et du commandant Lamy


1902 Création des Territoires du Sud
1903 Septembre : Lyautey nommé à Ain-Sefra
1905 31 mars : Guillaume II à Tanger
1907 Conférence d'Algésiras
Débarquement français à Casablanca
1909 9 janvier : prise d'Adrar en Mauritanie par les Français
1912 30 mars : protectorat français sur le Maroc
Mai : Lyautey résident général de France au Maroc
1914 1er août : début de la Première Guerre mondiale
Août : conquête du Togo
Août 1914 – janvier 1916 : conquête du Cameroun
1916 1er décembre : assassinat du Père de Foucauld
1918 11 novembre : armistice sur le front français
1920 Conférence de San Remo
1921 Création de la Ligue Maritime et Coloniale
1925 Révolte druze en Syrie
1925-1926 Guerre du Rif
1930 Centenaire de l'Algérie
Révolte de Yen Bay en Indochine
1931 Exposition coloniale internationale de Paris
1933 28 février : mort de Bournazel
1934 Occupation de Tindouf
1939 1er septembre : début de la Seconde Guerre mondiale
Bibliographie

 
Les ouvrages consacrés à l'Empire Colonial français sont trop
nombreux pour pouvoir être tous rapportés. Il ne sera donc
mentionné
que les titres principaux ou ceux plus particulièrement
exploités par
l'auteur.
Par souci de clarté, ils seront présentés en référence des sujets
évoqués.
 
Ouvrages d'intérêt général
 
BLET H., France d'outre-mer, Arthaud, 1950 (trois tomes).
DELAVIGNETTE R. et JULIEN Ch.-A., Les Grands Constructeurs
de la
France d'outre-mer, Corréa, 1946.
HANOTAUX G., Histoire des Colonies françaises, Plon, 1930  (six
volumes).
HARDY G., Histoire de la Colonisation Française, La Rose, 1928.
RAMBAUD A. et COLIN A., La France Coloniale, 1886.
RECLUS O., La France et ses colonies, Hachette, 1889.
SÉDILLOT R., Histoire des Colonisations, Fayard, 1958.
YACCONO X., Histoire de la Colonisation Française, P.U.F., 1969.
L'Illustration, Atlas Colonial Français, 1938.
Le Domaine Colonial Français, Éditions du Cygne,
1929 (quatre tomes).
Hommes et Destins, Dictionnaire biographique d'Outre-Mer, Académie
des Sciences d'Outre-Mer (huit tomes parus).
Revue Historique de l'Armée.
Vert et Rouge, Revue de la Légion Étrangère.

 
Chapitre I. – « Gesta dei per Francos »
 
DANIEL-ROPS, L'Église de la Cathédrale et de la Croisade,
Fayard,
1952.
GROUSSET R., L'Empire du Levant, Payot, 1979.
MAALOUF Amin, Les Croisades vues par les Arabes, J.-C. Lattès,
1983.
Le Coran (traduction D. Masson), Gallimard, 1967.
 
Chapitre II. – L'héritage d'Adam
 
LA RONCIÈRE C. de, Jacques Cartier, Lavauzelle, 1984.
MARTIN G., Jacques Cartier et la découverte de l'Amérique du Nord,
Gallimard, 1938.
 
Chapitre III. – Un grand siècle
 
HENRY A., La Guyane, Guyane presse diffusion.
Les Colonies et la Vie Française, Firmin-Didot, 1931.
 
Chapitre IV. – Gorée l'île aux esclaves
 
RENAULT F., DAGET S., Les Traites négrières en Afrique, Karthala,
1985.
 
Chapitre V. – Quelques arpents de neige
 
BOSSU J.-B., Nouveaux Voyages en Louisiane, Aubier-Montaigne,
1980.
LEMONNIER L., Histoire du Canada Français.
J.C.B., Voyage au Canada, Aubier-Montaigne, 1978.
 
Chapitre VI. – Les Indes
 
GLANCHANT R., Histoire de l'Inde des Français, Plon, 1965. Suffi en.
France-Empire, 1976.
VAISSIÈRE Pierre de, Dupleix, Plon, 1931.
 
Chapitre VII. – Périssent les colonies
 
BESSON M. et CHAUVELOT R., Napoléon colonial, Éditions
géographiques, maritimes et coloniales, 1939.
JARAY G.-L., COLON A., L'Empire Français d'Amérique, 1938.
 
Chapitre IX. – Alger où tout a vraiment commencé
 
D'ESTAILLEUR-CHANTERAINE P., Abd el-Kader le Croyant,
Fayard,
1959.
GAUTHEROT G., La Conquête d'Alger, Payot, 192 ?.
HAMIDANI Amar, La Vérité sur l'Expédition d'Alger, Balland,
1985.
JULIEN C.-A., Histoire de l'Afrique du Nord, Payot, 1956.
JULIEN C.-A., L'Algérie contemporaine, P.U. F.
MERLE J.-T., JONQUIÈRES Henri, La Prise d'Alger, 1930.
MONTAGNON P., La Conquête de l'Algérie, Pygmalion/Gérard
Watelet,
1986.

 
Chapitre X. – « Ense et aratro » Bugeaud
 
ADRIEN H., Le Père Bugeaud, Plon, 1951.
AZAN P. (général), Sidi-Brahim, Charles Lavauzelle, 1930.
GOINARD P., Algérie. L'Œuvre Française, Robert Laffont, 1984.
D'IDEVILLE, Le Maréchal Bugeaud, Firmin-Didot, 1855.
Émile Paul frères, Éditeur, Lettres inédites du maréchal Bugeaud,
1922.

 
Chapitre XI. – Faidherbe
 
BIONDI J.-P., Saint-Louis du Sénégal, Denoël, 1987.
DEMAISON A., Faidherbe, Plon, 1932.
ROCHE, Histoire de la Casamance, Karthala, 1985.
VILLARD A., Histoire du Sénégal, Ars Africae, 1943.

 
Chapitre XII. – Au pays de Gia Long
 
FRANCHINI P., Les Guerres d'Indochine, Pygmalion/Gérard Watelet,
1988.
TRUNONG VINH KY P.J.B., Cours d'histoire Annamite, Imprimerie du
Gouvernement, 1879.

 
Chapitre XIV. – Ferry le Tonkinois
 
BARRAL P., Jules Ferry, Éditions Serpenoise, 1985.
BERNARD F. (capitaine), L'Indochine, Eugène Fasquelle Éditeur,
1901.
DESCHANEL Paul, Gambetta, Hachette, 1919.
IBOS (capitaine), Le chemin de fer du fleuve Rouge, Charles
Lavauzelle.
Jules Ferry fondateur de la République, Éditions de l'École des
Hautes
Études es Sciences, 1985.
 
Chapitre XVI. – L'Algérie couverte à l'est
 
ARNOULD François, Tunisie 1881, Éditions Calendal, 1985.
CAMBON Paul, Correspondance, Grasset, 1940.
PIQUET V., Campagne d'Afrique, Algérie-Tunisie-Maroc, Charles
Lavauzelle.
La Nation française en Tunisie (1577-1835), Éditions du Recueil,
Sirey, 1955.
 
Chapitre XVII. – L'Afrique, un continent à prendre
 
CORNEVIN Robert, Histoire de l'Afrique  –  l'Afrique pré-coloniale,
Payot, 1976.
GUERNIER E.-L., L'Afrique champ d'expansion de l'Europe,
A. Colin,
1933.
KI-ZERBO Joseph, Histoire de l'Afrique Noire, Hatier, 1978 
WELCH G., L'Afrique avant la colonisation, Fayard, 1970.
L'Afrique Occidentale Française, Encyclopédie coloniale et maritime,
1949.
Centenaire de la Conférence de Berlin, Présence africaine, 1987.
 
Chapitre XVIII. – Gallieni, le maître
 
DIDELOT Roger-Francis, Gallieni, Éditions Paul Dupont, 1947.
GHEUSI J.-B., Gallieni, Charpentier, 1922.
GHEUSI J.-B., La vie prodigieuse du maréchal Gallieni, Plon, 1939
LYAUTEY Pierre, Gallieni, Gallimard, 1959.
Les Carnets de Gallieni, Albin Michel, 1932.
Gallieni au Tonkin, Berger-Levrault, 1941.
 
Chapitre XX. – Guinée, Côte-d'Ivoire, Dahomey
 
D'ALMEIDA TOPOR Hélène, Les Amazones, Éditions Rochevignes,
1984.
BARATIER (colonel), Épopées Africaines, Fayard, 1912.
BARATIER (général), A travers l'Afrique, Fayard. 1942 
BIARNES Pierre, Les Français en Afrique Noire, A. Colin, 1897 
GAFFFAREL P., Les Colonies Françaises, Félix Alcan, 1899 
HANIN Charles, Occident Noir, Alsatia, 1946.
RICHARD-MOLARD J., Afrique Occidentale Française Berger-Levrault,
1949.
 
Chapitre XXI. – Le Parti colonial
 
AGERON Charles-Robert, France Coloniale ou Parti Colonial,
P.U.F.,
1978.
GIRARDET R., La société militaire dans la France contemporaine
(1815-1939), Plon, 1953.
La France Colonisatrice, Liana Levi, 1983.

 
Chapitre XXII. – Brazza et le Congo
 
AUTIN J., Pierre Savorgnan de Brazza, Perrin, 1985.
COMTE G., L'Empire triomphant, Denoël, 1988.
CRISENOY Maria de, Pierre Savorgnan de Brazza, S.P.E.S., 1946.

 
Chapitre XXIII. – Fachoda
 
BARATIER (général), Fachoda, Grasset, 1941.
DELEBECQUE J., Vie du général Marchand, Hachette, 1936.
LA BATUT Guy de, Fachoda, Gallimard, 1932.
LEYGUES Jacques-Raphaël, Delcassé, Encre, 1980.

 
Chapitre XXV. – Mission Foureau-Lamy
 
CHAMBRUN René de, Général Comte de Chambrun, sorti du rang,
Julliard, 1980.
REIBELL (général), Carnet de route de la mission saharienne Foureau-
Lamy, Plon, 1931.

 
Chapitre XXVI. – Mission Voulet-Chanoine
 
JOALLAND (général), Le Drame de Dankoli, Nouvelles Éditions
Argo,
1930.
ROLLAND J.-F., Le Grand Capitaine, Grasset, 1976.

 
Chapitre XXVII. – La conquête du Tchad
 
FERRANDI J. (lieutenant-colonel), Le Centre Africain Français, Charles
Lavauzelle, 1930.
 
Chapitre XXVIII. – L'argent et le crime
 
SURET-CANALE, Afrique Noire – L'Ère coloniale, Terrains, 1962.
TOQUE Georges, Les Massacres du Congo, la Librairie Mondiale,
1907.

 
Chapitre XXIX. – Madagascar
 
TAHON (général), Avec les bâtisseurs de l'Empire, Grasset, 1947.

 
Chapitre XXX. – Un caïd nommé Hubert Lyautey
 
BOISBOISSEL (général de), Dans l'ombre de Lyautey, André Bonne
éditeur, 1954.
LE RÉVÉREND André, Lyautey, Fayard, 1983.
LYAUTEY (colonel), Du rôle colonial de l'Armée, A. Colin, 1900.
LYAUTEY, Paroles d'action, A. Colin, 1938.
MAUROIS A., Lyautey, Hachette, 1939.
TARD Guillaume de, Lyautey, Gallimard, 1959.
 
Chapitre XXXI. – Lyautey installe la France au Maroc
 
HASSAN II, Le Défi, Albin Michel, 1976.
JULIEN Charles-André, Le Maroc face aux impérialismes, Éditions
J.A., 1978.
REZETTE Robert, Le Sahara Occidental et les frontières marocaines,
Nouvelles Éditions latines, 1975.
TERRASSE Henri, Histoire du Maroc, Éditions Atlantides, 1952.

 
Chapitre XXXII. – Sur la trace des Sahariens
 
DERVIL Guy, Lyautey – Laperrine – Foucauld, J. Susse, 1946.
GAUTIER E.-F., La conquête du Sahara, A. Colin, 1925.
GERMAIN J., FAYE S., Le général Laperrine, Plon, 1922.
HÉRISSON Robert, Avec le père de Foucauld et le général Laperrine,
Plon, 1937.
LEHURAUX Léon, Le conquérant des oasis, Plon, 1935.
POTTIER René, Flatters, Éditions de l'Empire Français, 1948.
PSICHARI E., Lettres du Centurion, Louis Conard, 1933.
 
Chapitre XXXIII. – Dans les mers lointaines
 
AUBERT DE LA RUE E., Terres françaises inconnues, Société Parisienne
d'Édition, 1930.
AUBERT DE LA RUE E., Saint-Pierre-et-Miquelon, Éditions de
l'Arbre,
1944.
BARONNET J. et CHALOU J., Communards en Nouvelle-Calédonie,
Mercure de France, 1987.
GUILLOU J. (amiral), Dumont d'Urville, France-Empire, 1986.
 
Chapitre XXXIV. – La croix et le drapeau
 
BAZIN René, Charles de Foucauld, Plon, 1921.
CUSSAC (Père), Le cardinal Lavigerie, Librairie Missionnaire,
1940.
DU MESNIL (chanoine), Les Missions, Éditions Marcel Daubin,
1948 (trois tomes).
FOUCAULD Ch. de, Lettres à Henry de Castries, Grasset, 1938.
GROFFIER V., Héros trop oubliés, Librairie Catholique Emmanuel
Vitte,
1928 (trois tomes).
PICCIOLA A., Missionnaires en Afrique, Denoël, 1987.
DE VAULX B., Histoire des Missions Catholiques Françaises,
Fayard,
1951.
 
Chapitre XXXV. – Armée coloniale
 
BLOND G., La Légion Étrangère, Stock, 1964.
JOUHAUD (général), Yousouf, Robert Laffont, 1980.
WEYGAND (général), Histoire de l'Armée Française, Flammarion,
1953.
Historique des corps de troupes de l'Armée Française (1569-1900),
Berger-Levrault, 1900.
Livre d'or de la Légion Étrangère, Lavauzelle, 1958.
L'Armée d'Afrique, Lavauzelle, 1977.
 
Chapitre XXXVI. – La force noire
 
MANGIN Louis, Mangin, 1987.
 
Chapitre XXXVIII. – Retour en terre franque
 
ANDRÉA (général), La Révolte Druze, Payot, 1937.
COLLET Anne, Collet des Tcherkesses, Corréa, 1949.
 
Chapitre XXXIX. – Derniers barouds
 
BORDEAUX H., Henry de Bournazel, Plon, 1935.
DUMAS Pierre, Abd el-Krim, Le bon plaisir, 1927.
SAULAY Jean, Histoire des Goums Marocains, La Koumia, 1985.
VIAL J. (médecin-capitaine), Le Maroc héroïque, Hachette, 1938.
 
Chapitre XL. – La fête coloniale
 
GIRARDET R., L'Idée Coloniale en France, La Table Ronde, 1972.
Cahiers du Centenaire de l'Algérie, 1930.
L”Exposition Nationale Coloniale de Marseille, 1922.
Exposition Coloniale Internationale, Guide Officiel, Éditions
Mayeux,
1931.
Le Livre d'or de l'Exposition Coloniale, Librairie ancienne Honoré
Champion, 1931.
 
Chapitre XLI. – L'Empire
 
ABBAS Ferhat, Autopsie d'une guerre, Garnier, 1980.
ABBAS Ferhat, Le Jeune Algérien, Garnier, 1981.
DAUFES E., La Garde indigène de l'Indochine, Imprimerie D.
Seguin,
1933.
DEMANGEON A., L'Empire Britannique, A. Colin, 1925.
DURAND Pierre, Cette Mystérieuse Section Coloniale, Éditions
Messidor, 1986.
LE TOURNEAU R., Évolution politique de l'Afrique du Nord
Musulmane, A. Colin, 1962.
MEYNIER Gilbert, L'Algérie Révélée, Librairie Droz, 1981.
RAHMANI Abdelkader, L'Affaire des officiers algériens, Le Seuil,
1959.
SARRAUT A., La Mise en valeur des Colonies Françaises, Payot,
1922.
Les Mémoires de Messali Hadj, J.-C Lattès, 1982.
Index sélectif des noms des principaux personnages
cités
 
Abbas Fehrat,
voir Fehrat Abbas
Abd el Aziz, 315, 316, 317, 470 
Abd el-Fadil, 262 
Abd el-Kader, 104, 105, 106, 107, 108,
109, 112, 113, 114, 116, 117, 118,
120, 122, 129, 130, 159, 185, 211,
222, 369, , 395, 399, 412, 415, 435 
Abd el-Krim, 435, 436, 437, 438, 439,
441, 442, 443, 471 
Abd el-Malek, 415, 416, 417, 435 
Aberdeen Lord, 360 
Adam Juliette, 239 
Ago Li Agbo d', 234 
Ahmadou, 129, 132, 136, 210, 211,
212, 213, 214, 215, 218, 219, 220,
221, 225, 228, 283, 284 
Ahmed Bey, 106, 108, 185, 393 
Akbar, 64 
Albuquerque, 62 
Alexandre, 86 
Alexandre VI Borgia, 22 
Ali Ben Khalifa, 193, 194 
Ali Bey, 195 
Allah, 16, 183, 215 
Allaire, 380 
Allal el-Fassi, 471, 472, 473 
Allasanne, 211 
Allemane Jean, 365 
Allenby (général), 426 
Almamy, 213, 214 
Alphonse Jean,
voir Fonteneau Jean
Alphonse
Amade d', 327, 328, 330, 333, 439,
440 
Andrianampoimerina, 301 
André (général), 311 
Ango Jean, 23, 24 
Angoulvant, 230 
Annibal, 182 
Apulée, 181 
Aragon Ferdinand d', 21 
Aragon Louis, 230 
Archinard, 135, 216, 217, 218, 219,
220, 225, 280, 455 
Armand, 230 
Aroudj, 100 
Arragon, 134 
Asso ou Baselham, 446, 449 
Ataï, 366 
Atta, 446 
Aubaret (lieutenant de vaisseau), 145 
Aubert (général), 431 
Audéoud, 221 
Augagneur, 309 
Augouard, 295, 380 
Aumale duc d', 112, 114, 118, 453 
Aurangzeb, 64 
Auriol Vincent, 433 
Aymcrich (général), 419 
Aynès, 248 
Azan, 459 
Baba, , 403 
Babemba, 221 
Babur, 64 
Bacri , 98 
Badaire, 218 
Bakar (roi), 355 
Ba ky, 171 
Balafrej Ahmed, 471, 472 
Balfour, 426 
Ballay (médecin), 227, 228, 248, 253,
254 
Ballot, 227, 232, 233, 234 
Bao Daï, 408 
Barail du, 343 
Baratier, 220, 221, 226, 259, 261, 265,
293 
Barberousse
voir Kahair es Din
Barras Paul comte de, 73 
Barrès Maurice, 457 
Bart Jean, 34 
Barthélémy, 82 
Bataillon, 361 
Baudelaire, 63, 416 
Baudichon, 358, 360 
Baudin, 380 
Baudiougou Diara, 218 
Baudouin IV, 18 
Baud, 227, 234 
Bauer Henry, 365 
Baumgarten, 337, 339 
Bayet, 457 
Bayol, 227, 228 
Bazin, 477 
Beauvoillier, 65 
Beau, 297 
Bedeau, 112, 115, 320, 396, 453 
Behagle Ferdinand de, 285 
Behanzin, 130, 225, 231, 232, 233, 234
Bellecombe, 69, 70, 72 
Bel Kacem, 444 
Ben Aissa, 106, 107, 108 
Ben Amara, 317 
Ben Badis, 475 
Ben Ghana, 108 
Ben Thami, 117 
Bendjelloul, 474, 476 
Benoit Pierre, 458, 459 
Benoît XV, 458 
Benyoski, 300 
Berger, 421 
Bernadotte, 73 
Bernardin de Saint-Pierre, 52 
Bernelle , 396 
Bernez-Cambot, 437 
Bernier, 64 
Berryer, 57 
Berry duc de, 150 
Berry duchesse de, 111 
Bert Paul, 172, 244 
Berth, 270 
Berthelot, 259 
Berthe de Villers, 161 
Berthezène, 104 
Bertrand Louis, 459 
Bessieux Mgr, 379 
Bessireh, 428 
Béthencourt Jean de, 23, 42 
Bézard, 98 
Bienville, 54 
Billaud-Varenne, 82 
Billotet, 278 
Binger, 217, 218, 221, 227, 229, 297,
402 
Biscarrat, 271 
Bismarck, 149, 164, 186, 200, 201 
Blanc Louis, 241 
Blic Mme de, 386 
Blum Léon, 475 
Boabdil, 21 
Bobillot, 166, 167, 168 
Boigne de, 72 
Boiteux, 219 
Bonaparte Lucien, 82 
Bonaparte Napoléon, 83, 84, 85, 86,
87, 151, 185, 320, 368, 391, 395 
Bondy Mme de, 386, 387 
Bonnard, 143, 144, 145 
Bonnier, 219 
Bordeaux capitaine, 119 
Borelli de, capitaine, 165, 167, 398 
Borgnis-Desbordes, 211, 212, 216, 225
Boscawen, 66 
Boualam Said, 400 
Bou Amama, 319, 384 
Boucabeille, 307 
Bouddha, 61, 140 
Bouetz-Willaumez, 95 
Boufflers de, 45 
Bougainville, 56, 57, 73, 367 
Bouillé, 71 
Boukabouya, 410 
Bouneau Deslandes, 65 
Bourde Paul, 296 
Bourguiba Habib, 470, 471, 478 
Bourmont Louis de (maréchal), 102,
103, 104, 112, 381, 393, 452, 453 
Bournazel Henri de, 326, 337, 438,
439, 441, 444, 446, 447, 448, 450,
451 
Bourrée, 161 162 
Bouthel, 284, 288 
Boutin, 86, 87, 102 
Boyer, 93 
Braddok, 56 
Bratières, 222 
Braulot, 221 
Brazza Jacques de, 253 
Brazza Pierre Savorgnan de, 171, 200,
203, 275, 280, 293, 294, 295, 296,
297, 380, 463, 482, 483 
Bréart (général), 191, 193 
Bretonnet, 234, 286, 289 
Briand, 416 
Brienne Jean de, 14 
Brincklé, 446 
Brion Chabot, 23 
Brisson, 170 
Brissot, 78 
Brière de l'Isle (général), 165, 167,
168, 169, 210 
Brosselard, 133 
Bruat, 360 
Brué André, 44 
Brulard, 335 415 
Bugeaud, Thomas Robert de la Piconnerie, 104, 106, 107, 109, 110, 111,
112, 113, 114, 115, 116, 117, 120,
121, 122, 123, 203, 310, 318, 320,
397,
453, 463, 482 
Busnach, 98 
Bussy, 64, 67, 69, 72, 73 
Béthencourt Jean de, 43 
Bézard, 98 
Cabot, 26 
Caillaux, 317, 330, 331 
Caillié, 95, 96, 219, 227, 444 
Cambon Paul, 195 
Cambon Jules, 330 
Cameron, 230 
Canh, 142 
Canrobert, 120 
Cappé, 400 
Carco Francis, 458 
Caret, 358, 359, 360 
Carignan-Salières, 38 
Carné de, 154, 156 
Caron, 64 
Carpentier François, 33 
Cartier Jacques, 24, 25, 26, 27, 29, 36,
37, 389 
Caspar Mgr, 380 
Casse du, 43 
Castelnau (général), 404 
Castries Henri de, 386 
Catherine de Médicis, 28 
Caton, 183, 186 
Catroux, 446 
Caudrelier, 221 
Cavaignac, 112, 117, 453 
Cavelier de La Salle, 18, 36, 38, 62,
67, 85 
Cazemajou, 283 
Chabane Mohammed ben Slimane,
411 
Chailley, 310 
Challaye Félicien, 296, 297, 460 
Challe Maurice (général), 321 
Chaillu Paul de, 248 
Chambord comte de, 150 
Chambrun Thérèse de, 297 
Champlain, 25, 36, 37, 62, 389 
Chaneau, 130 
Chanel, 361 
Changarnier, 112, 113, 119, 483 
Chanoine, 223, 276, 279, 280, 281,
282, 285, 453 
Charbonnel, 408 
Charbonnier Mgr, 380 
Charcot, 374 
Chardin, 64 
Charles d'Anjou, 184 
Charles d'Orléans, 27 
Charles Quint, 23, 26, 29, 86, 87, 184,
425 
Charles VII, 23 
Charles VIII, 23 
Charles IX, 28 
Charles X, 93, 98, 101, 102, 103, 188 
Charlet (capitaine), 352 
Charnet Léopold (amiral), 143, 144,
145 
Charras, 114 
Chartres Foucher de, 15 
Chasseloup-Laubat, 145, 154 
Chassepot, 232 
Chassériau, 453 
Châtillon Renaud de, 14 
Chateaubriand, 93 
Chêne, 366 
Choiseul, 41, 58, 71, 74 
Christophe, 84, 93 
Churchill, 53 
Claperton,
Clauzel, 104, 105, 106, 107, 112, 185,
392, 453 
Clemenceau, 150, 161, 169, 170, 187,
193, 203, 317, 326, 327, 328, 406,
412, 442 
Clermont-Tonnerre, 101, 102 
Clive , 69 
Clémentel, 295, 296 
Clozel, 230, 271 
Cointet, 286, 287, 288, 289 
Colbert, 31, 32, 33, 34, 35, 37, 47, 49,
51, 52, 63, 71, 74, 94, 140, 467 
Coligny amiral, 28, 29 
Colin, 358 
Collet des Tcherkess, 428 
Collot d'Herbois , 82 
Colomb Christophe, 21, 39 
Colomb de, 320 
Combes, 108, 396 
Condorcet, 78 
Confucius, 140 
Conti, Mlle de, 316 
Cook, 74, 362, 367 
Coppolani, 352 
Corap, 441 
Corbin, 108 
Cornevin Robert, 47 
Cortès, 177, 280, 281 
Coudrin, 358 
Courbet (amiral), 162, 163, 456 
Courcel, 164, 189 
Courcy (général), 170 
Courteheuse Robert, 14 
Courteline, 312 
Cowley Lord, 360 
Crampel Paul, 243, 269, 270 
Crémieux, 121 
Crozet, 373 
Cudney, 270 
Cupet, 178 
Cuverville (amiral), 380 
Cyprien (saint), 184, 455 
Damrémont (ou Danremont), 106,
107, 453, 483 
Danton, 78, 389 
Dariès (capitaine de vaisseau), 143 
Daumas, 206 
Decaen, 85, 87 
Decœur, 227, 234 
Delacroix, 453 
Delaporte, 154 
Delcassé, 234, 321, 322 
Delvigne, 398 
Denis (roi), 95 
Depommier-Lehureaux, 421 
Déroulède Paul, 187, 239 
Dervil, 455 
Deschanel Paul, 245 
Deshayes , 130 
Desmichels (général), 105, 106, 211 
Desplats, 130, 131 
Dessalines, 84 
Deval Pierre, 97, 98, 99 
Diagne, 466 
Diaz (ou Dias) Bartholomé, 22, 62 
Dianous Théophile, 346, 347 
Diderot, 51, 52 
Didon, 99, 182 
Dieskau, 56 
Dillon, 74 
Dirkhyé, 428 
Djoudi Mohammed, 411 
Dobell, 419 
Dodds, 135, 227, 232, 233, 234 
Dominé, 166, 167, 168 
Domogay, 24 
Donnacona, 24 
Don Carlos, 396 
Dordillon, 358 
Dorgelès Roland, 411, 458 
Dorgère (père), 231, 232, 380 
Dorian Charles, 277, 278 
Doriot Jacques, 443 
Douarre Mgr, 362, 363, 379 
Doudart de Lagrée (capitaine de vaisseau), 146, 147, 153, 154, 155, 156,
174, 178 
Doumer Paul, 172, 173, 245 
Doumergue Gaston, 453, 454, 456 
Doury, 417 
Dreyfus, 297, 322 
Driant, 384 
Drouet d'Erlon. , 104 
Drouet Mme, 371 
Drude (général), 326, 327, 328, 394 
Dubois, 408 
Duchesne (général), 304, 305, 306 
Dufresne, 373 
Dugenne, 163 
Dumas, 65 
Dumont d'Urville, 74, 374, 375 
Dumouriez, 78 
Duperré, 87, 102, 143, 453, 454 
Dupetit-Thouars, 359, 360 
Dupleix, 63, 64, 65, 66, 68, 69, 70, 73,
152, 401 
Duplessis, 39 
Duponchel, 345 
Dupont de Nemours, 78 
Dupré (amiral), 143, 157, 158 
Dupuch Mgr, 381 
Dupuis, 156, 157, 158, 159, 161, 174 
Duquesne, 185 
Duranton (capitaine de frégate), 95 
Durelle, 57 
Duroy de Chaumareyx Hugues, 92 
Duval de Leyrit, , 68 
Duvivier, 392 
Duy Than, 408 
Déroulède Paul, 187 
Dé-Tham, 171 
Dông-Khan, 408 
Dye (enseigne de vaisseau), 259, 261 
Eberhard Isabelle, 324 
Ebermayer, 419 
El Hadh Thami, 336 
El Hadj Omar, 128, 129, 130, 131,
132, 135, 136, 210, 212, 213, 218,
225 
El Hadj Thami, 416, 441 
El Hadj, 129 
El Hiba, 336, 337, 415, 416, 417 
El Madani Ag Soda, 388 
El Ouezzani, 473 
Encastreaux d' (amiral), 362 
Esme Jean, 459 
Enée, 182 
Estaing d', 71 
Estrées d' (vice-amiral), 42, 43 
Etienne, conte de Blois, 14 
Etienne Eugène, 276, 304, 317 
Eugénie (impératrice), 142, 369 
Eyséric, 230 
 
Fabvier, 86 
Fadel Allah, 288 
Faganda-Toukara, 222 
Faidherbe, 44, 95, 112, 119, 125, 126,
127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 152, 203, 225, 379 
401, 456, 463, 482 
Farguhar, 93, 301 
Farrère Claude, 458 
Faucheux, 447 
Faurax, 233 
Faure, 276 
Fayçal (émir), 426 
Fayolle, 404 
Febvrier-Despointes (amiral), 363 
Feillet, 366, 367 
Ferhat Abbas, 411, 474, 475, 476, 478,
479 
Ferrand (général), 84 
Ferré (dit le Grand Ferré), 131 
Ferry Charlers, 187 
Ferry Jules, 150, 153, 161, 162, 163,
164, 169, 170, 186, 187, 188, 189,
190, 193, 194, 195, 196, 201, 212,
303, 463 
Feth Ali Shah, 86 
Fiegenschub, 290 
Filet dit La Bigorre (caporal), 300 
Fitz-James, 384 
Flambeau Jean Seraphin, 73 
Flandin, 245 
Flatters Paul, 275, 277, 278, 345 et
passim
Flaubert Gustave, 458 
Flick (adjudant), 312 
Foch (maréchal), 403, 404, 406 
Fonteneau Jean-Alphonse, 27 
Forban, 34 
Formengol, 190 
Fortin, 216 
Foucauld Charles de, 314, 315, 316,
324, 380, 384, 385, 386, 387, 388,
389, 420, 421, 455, 483 
Foulque d'Anjou, 14 
Foureau-Lamy, 275, 276, 277, 278,
279, 285, 286, 289, 393 
Fournier (capitaine de frégate), 162 
Fourré, 446 
France Anatole, 240 
Franchet d'Esperey, 335, 336, 404,
407 
François Ier, 23, 24, 26, 28, 29, 32, 33,
85, 425 
Franco Francisco Bahamonde, 435 
François-Joseph (empereur), 369 
Frèrejean Joseph, 355 
Freycinet, 232 
Froger Amédé, 454 
Froment-Coste, 399 
Formentin, 453 
Frontenac, 36, 37, 38 
Gabriel (Archange), 16 
Gaillard, 335 
Galland, 288 
Gallieni Joseph (maréchal), 112, 135,
139, 171, 174, 203, 204, 205, 206,
207, 210, 211, 212, 214, 215, 216.
218, 225, 228, 280, 290, 297, 301,
306, 307, 308, 309, 310, 313, 314,
319, 320, 328, 333, 402, 403, 404,
456, 463, 466 
Gallieni Gaetan, 204, 211 
Galliffet de (général), 344 
Galli Passeboc, 366 
Gambetta, 150, 152, 161, 187, 189 
194 
Gamelin, 427 
Ganier, 234 
Gaourang, 286 
Gardane (général), 86 
Gardy, 429 
Garnier Francis, 18, 154, 155, 156,
157, 158, 159, 160, 161, 174, 178 
Gaspar, 380 
Gaud, 295, 297 
Gaulle Charles de, 407, 440 
Gaultier de Varennes de La Vérendrye
Pierre, 54 
Gautier E.F., 459 
Gautier, 14 
Gentil, 72, 276, 285, 286, 287, 288,
294, 295, 296, 297, 402 
Gérard Auguste, 174 
Gérard (général), 307 
Gereaux (capitaine), 147 
Géricault, 92 
Ghézo, 231, 233 
Gia Long, 137, 14. 42 
Gide André, 460 
Girardet Raoul, 317 
Giraud (général), 438, 442, 444, 445,
446, 447 
Gléglé, 231, 232 
Godefroy de Bouillon, 14 
Godeheu Charles, 68 
Gouraud Henri Eugène, 221, 222, 335,
337, 339, 415, 416, 426, 427, 439 
Gourgues de, 28 
Gras, 232 
Grasse de, 71 
Graventi, 130 
Grosgurin, 179 
Grégoire XVI, 358 
Grévy Albert, 189 
Grévy Jules, 150, 186, 228, 378 
Gruss, 307 
Gua de Monts du, 36 
Guesde Jules, 189 
Gueydon de Dives, 415 
Guichen, 71 
Guillaume Ier d'Orange, 68 
Guillaume II, 321, 406, 415, 423 
Guillaume (général), 337, 394, 438 
Guizot, 110 
Guyon Joseph, 367 
Habi ou Hammou, 431 
Haidar Ali, 71, 72 
Hanotaux Gabriel, 304, 309, 455, 459
Harmand (médecin), 162, 174 
Hassan II, 315, 336, 472 
Haussez baron, 102 
Hauteclocque Philippe de,
voir Leclerc
Hautpoul (général), 425 
Henri II, 28 
Henri III, 28 
Henri IV, 29, 31, 32, 35, 36, 63, 204 
Henri VII, 26 
Henri le Navigateur, 22, 43 
Henrys, 415, 416 
Herbinger, 168 
Higginson John, 368 
Holle Paul, 130, 131, 132 
Hortense (la reine), 425 
Hostains, 230 
Hugues (amiral), 72 
Hugo Victor, 240 
Humblot, 371 
Huré, 446 
Hussein Dey, 97, 98, 101 
Hussein Ibn Ali, 183 
Hussein, 393, 425 
Huvelin, 385 
Hô Chi Minh, 477 
 
Ibazizen, 384 
Ibein Bahan d', 18 
Iberville, 36, 38, 54 
Ibn Ali es-Senoussi Mohamed, 387 
Ibn Séoud, 426 
Ibrahim Abou Betz. 369 
Ibrahim, 393 
Isabelle de Castille, 21, 396 
Isly duc d', 121, voir Bugeaud
Ismaïl (vice-roi d'Égypte), 151 
Jacquin, 222 
Jalabert Mgr, 387 
Jansen Florentin, 361 
Jauréguiberry (capitaine de frégate),
143 
Jaurès Jean, 297, 317, 328, 333, 442,
457 
Javouhey, 379, 389 
Jésus-Christ, 342 
Jean II du Portugal, 22 
Joalland, 279, 280, 283, 284, 285, 286,
287, 288 
Joffre (maréchal), 171, 219, 223, 275,
307, 404 
Joinville, prince de, 115 
Joliet, 36, 38, 378 
Jonnart Charles, 314, 315, 320, 321,
329 
Joséphine de Beauharnais, 82, 83 
Joubert (médecin), 154 
Jourde Francis, 365 
Juin (maréchal), 433, 438 
Julien, 286 
Julien Charles André, 459 
 
Kenell Lord, 370 
Kerguelen-Tremarec Yves de, 372 
Khair es Din (Barberousse), 28, 100,
183 
Khai Dinh, 408 
Khaled (émir), 412 
Khaoussen, 420 
Khayr al-Din , 100 
Kieffer, 380 
Ki-Zerbo, 213 
Kitchener (général), 260, 262, 263 
Klems, 436 
Klobb Arsène, 282, 283 
Kléber, 149, 451 
Kobès Mgr, 380 
La Dauversière, 37 
Laborde Jean, 301, 302, 303 
Laferrière, 454 
Lagarde Léonce, 369, 370 
La Haye de, 64 
Laing Major, 96 
Lally-Tollendal , 69, 70 
Lambert Thomas, 43, 369, 371 
Lamoricière, 108, 112, 114, 115, 118,
123, 206, 320, 392, 453 
Lamothe (capitaine), 286 
La Motte-Picquet, 71 
Lamy Amédée François, 276, 277,
278, 279, 285, 287, 288, 289, 393,
420 
Lanessan, 172, 245, 297 
Landerouin, 259 
La Pérouse, 362, 374 
Laperrine Henri, 315, 384, 385, 386,
387, 388, 421 
Lapierre, 420 
Largeau Victor Emmanuel Etienne,
237, 242, 285, 289, 290, 291, 344,
419, 420, 483 
Laroche Hyppolite, 306, 307, 308 
La Rocques Jean-François de, seigneur de Roberval, 26, 27, 29 
Lartigue, 221 
Lastelle, 302 
La Tour de, 438 
Lattre de Tassigny Jean de (maréchal), 432, 438 
Lauriston Alexandre de (maréchal), 70
Lauriston Law de, 68 
Lauzun, 71 
Laval Pierre, 291, 473 
Laval, 358, 359, 361 
Laveaux (général), 80 
Laveloua, 361 
Laverdure, 415, 416 
Lavigerie Henri, Mgr, 378, 380, 381, 382, 383, 384, 389 
Law, 53, 63, 65, 68, 70 
Lawrence d'Arabie, 425, 426 
Lazennec, 448 
La Bourdonnais Mahé de, 66, 69 
La Bretonnière, 101 
La Fayette, 71 
La Fontaine, 338 
La Grandière, 143, 145, 146, 147, 154,
155 
La Pérouse François de Galoup,
comte de, 74, 362, 374 
La Ravardiére, 41 
La Salle, 38 
La Touche, 67 
La Tour de, 450 
Lebon André, 293 
Lebrun Albert, 455 
Leclerc, 83, 84 
Leclerc (Philippe de Hauteclocque dit)
maréchal, 289, 337, 444, 450 
Lecomte, 448, 450 
Lefebvre, 305 
Le grand Moghol, 64, 66, 67 
Lelièvre , 109 
Lemprière (chirurgien), 316 
Lenche , 28 
Léon XIII, 311, 314, 383 
Léopold II, 200 
Leroy Beaulieu Paul, 239, 243 
Lescarbot Marc, 32 
Lesseps Ferdinand de, 151, 185, 244,
250, 369 
Lesseps Mathieu de, 185 
Levis (chevalier), 57 
Le Myre de Vilers, 160, 172, 304, 309
Le Trocquer André, 455 
Le Vacher Jean, 185 
Livingstone, 257 
Logerot (général), 191 
Loisel, 47 
Londres Albert, 458 
Loubet Emile, 295 
Louis (roi), 95 
Louis Napoléon, 118 
Louis-Philippe, 103, 110, 118, 119, 185, 359, 361, 362, 374, 379, 396,
398, 399 
Louis VII, 14 
Louis XIII, 32, 33, 62, 63 
Louis IX,
voir Saint Louis
Louis XIV, 32, 38, 63, 149, 300, 316 
Louis XI , 23, 445 
Louis XVIII, 91, 93, 94, 95, 98 
Louis XVI, 41, 71, 74, 77, 81, 91, 170 
Louis XV, 51, 68, 149, 152, 372 
Loustai, 443 
Louisy Mathieu, 119 
Lusignan Guy de, 14 
Lyautey Hubert (maréchal), 112, 116,
171, 193, 203, 206, 293, 307, 308, ,
311, 312, 313, 314, 315, 319, 320,
321, 323, 324, 325, 326, 327, 328,
329, 333, 334, 335, 336, 337, 338,
339, 403, 406, 408, 414, 415, 416,
417, 421, 431, 432, 433, 434, 436,
438, 439, 440, 445, 455, 456, 458,
459, 463, 466, 471 
 
Ma el Ainin, 354, 356 
Mabille (pasteur), 389 
Maccio, 186 
Machault, 68 
Mackau, 94 
Mac-Mahon, 120, 150, 358, 381, 382,
396 
Mac Orlan Pierre, 458 
Madani, 218 
Madec, 72 
Magellan, 22 
Mage, 136 
Mahdi, 213 
Mahomet, 16, 17, 198, 315, 414 
Maillard Auguste, 207 
Maillard (commandant), 290 
Maintenon Mme, 205 
Maire, 432 
Maisonneuve Paul de, 37 
Makoko, 25, 253 
Malamine (sergent), 130, 380 
Malglaive, 178 
Malraux André, 147 
Mamadou Lamine, 213, 214, 215, 216,
225, 234 
Mangin Louis (général), 203, 218, 221,
222, 335, 336, 337, 339, 403,
404,
406, 407, 411, 439 
Marchand Jean-Baptiste, 18, 135, 203,
209, 218, 220, 221, 230, 290, 294,
402, 406, 411, 437 
Marche Alfred, 248 
Marco Polo, 24 
Mardochée, 384 
Marey, 395 
Marie-Antoinette (reine), 73, 269 
Marie de l'Incarnation, 378 
Marion, 373 
Marot, 130 
Marquette, 36, 38, 378 
Marter, 130 
Martin François, 64, 65, 69 
Massignon Louis, 388 
Masson (capitaine), 346, 347 
Materi, 470 
Mauchamp, 326 
Maudave comte de, 300 
Maulnier Thierry, 88 
Maurois André, 458 
Maurras Charles, 297, 457 
Mayer, 405 
Ménard, 230 
Mennesson (lieutenant), 448 
Messali Hadj, 475, 476, 478 
Messimy (ministre), 245, 414 
Metzinger (général), 304 
Meynier (général), 279, 282, 283, 284,
285, 286, 287, 453 
Michel Louise, 365, 366 
Milan Astray, 435 
Milius baron, 94 
Mizon (lieutenant de vaisseau), 253,
269, 271 
Millerand (président), 333, 457 
Millot (général), 163, 165, 288 
Mirabeau, 78 
Mocquet Jean, 41 
Modave, 72 
Mohamed, 16 
Mohammed Ben Abd el Jalil, 472 
Mohammed Bou Khouia, 118 
Mohammed el Habib, 128, 129 
Mohammed el Ouezzani, 472 
Mohammed es Saddok Bey, 185 
Mohammed V, 445, 471, 472 
Moha ou Hammou, 415, 416, 417 
Moha ou Said, 415, 417 
Moinier (général), 330 
Moïse, 342, 368 
Mokrani, 108, 121, 123, 365, 382, 474
Moll, 290 
Mollien, 95 
Mondevergue, 300 
Monnier, 230 
Montagnac, 116, 117, 393, 394 
Montagnon (abbé), 82 
Montcalm (marquis de), 56, 57, 62,
401 
Montchrestien, 32 
Monteil Adhemar de, 14 
Monteil Louis, 218, 220, 230, 234,
275, 290 
Montenay (capitaine), 167 
Montesquieu, 48, 49, 51 
Montgaillard, 98 
Montlaud (général), 80 
Montmorency Mgr, 36, 37 
Montsabert de (général), 438 
Mor, 348 
Mora, 420 
Morand Paul, 458 
Moreau, 380 
Morris, 114, 115 
Moulay Abd el Hafid, 316, 329, 330,
331, 336, 435, 439, 445 
Moulay Hassan Ier, 316, 446 
Moulay Ismail, 316 
Moulay Mahmoun, 439 
Moulay Mohamed, 316 
Moulay Youssef, 336, 339 
Moulinay, 165 
Mouret (colonel), 355 
Mourin, 421 
Moussa Ag Amastane, 386, 420, 421 
Moussa Molo, 216 
Muhammad, 16 
Muhammad Ali, 68 
Mun Albert de, 312 
Munro, 72 
Musy Albert, 271 
Mussolini, 196, 291, 471 
Mustapha Ben Ismail, 186 
Méhemet Ali, 110 
Ménélik, 369 
Nachtigai (explorateur), 269 
Nam-Ghi, 171, 172 
Napoléon
voir Bonaparte
Napoléon III 118 133, 142, 145, 147,
149, 185, 302 363, 364, 382, 384,
425 
Nelson, 263 
Nemours duc de, 106, 110 
Neuville Alphonse de, 205 
Nguyen-Anh, 141 
Nguyen-Tat-Thanh voir Hô Chi
Minh, 477 
Nicolon, 178 
Niebé, 288 
Noailles François de (évèque), 28 
Noguès (général), 471, 473 
Norodom Ier, 146, 147 
Norodom Sihanouk, 146 
Négrier de (général), 168, 169 
N'Guyen, 172 
Olive, 39, 284 
Olié (général), 337, 449, 450 
Olier (abbé), 37 
Ollone d', 230 
Olry, 365 
Orégo Bertrand d', 40 
Orléans duc d', 399 
Ormesson, 433 
Orvilliers, père, fils et petit-fils, 42 
Otman (cheikh), 344 
Pacha Ahmed, 28 
Paddon, 365 
Page, 143, 144 
Palanca, 143 
Pallier, 280, 283, 284 
Pallu Mgr, 140 
Papillon, 230 
Papka, 295, 297 
Parlange, 450 
Passot, 302 
Pateau, 280 
Patenôtre, 162 
Pavie Auguste, 155, 177, 178, 179
180, 354, 483 
Pavy Mgr, 381 
Pein, 237, 315, 349, 350 
Peguy, 242, 291, 403 
Pélissier, 115, 320 
Peltier, 415 
Pennequin, 307 
Pépin Anne, 45 
Perisse, 204 
Pernot, 178 
Peroz, 214 
Perron, 72 
Peugeot (caporal), 405 
Peyriguère, 380 
Phan-Than-Giang, 144, 145 
Philastre, 158, 159 
Philippe Auguste, 14, 18 
Philippe Anthony, 383 
Pichegru, 82 
Picquart (général), 328 
Pierre André, bailli de Suffren, 72 
Pierre l'Ermite , 14 
Pietri, 211 
Pie XI, 458 
Piguel, 140 
Pigneau de Behaine, 74, 140, 141, 142,
177 
Pineau, 221 
Pinet-Laprade, 133 
Piquet Victor, 172, 194 
Pitt, 53, 69 
Pizarre, 177, 280, 281 
Pobéguin, 320 
Poeymirau, 417, 431, 439 
Poincaré Raymond, 245, 331, 427 
Pol Lapeyre, 437, 459 
Poléquin, 347 
Pomaré IV (reine), 359, 360 
Pomaré V, 360 
Pompadour Mme de, 57 
Poncharra, 398 
Ponty William, 309, 468 
Portal, 94 
Possel, 289 
Poulains Franj, 18 
Pouplard, 348 
Primo de Rivera (général), 441 
Pritchard (pasteur), 110, 359, 360, 362
Pronis, 63, 300 
Protet (capitaine de vaisseau), 127,
134 
Psichari Ernest, 242, 355, 386, 403 
Ptolémée, 22 
Pygmalion, 182 
Péguy, 297, 403, 460 
Pélissier, 115, 117 
Pétain Philippe, 384, 403, 404, 439,
440, 441 
Pétion, Christophe, 93 
Quieres, 367 
Quintin, 136 
Quiquerez, 230 
Rabah, 213, 276, 277, 285, 286, 287,
288, 289 
Rabezavana, 308 
Radama I, 301, 371 
Radama II, 302 
Radolin (ambassadeur), 322 
Rahmani, 400 
Raimu, 72 
Raisouni, 415, 417, 435 
Ranavalona I, 300, 301, 302 
Ranavalona II, 302, 303 
Ranavalona III, 303, 305, 306 
Randau Robert, 459 
Randon, 120 
Rasoherina, 302 
Rastoul Paul, 365 
Raynal (abbé), 52 
Receveur, 277 
Reclus Maurice, 458 
Regnault, 331, 333 
Reibell, 277, 287, 288 
Reinhardt, 163 
Renan Ernest, 240, 386 
Renoult, 276 
Repoux (capitaine), 354 
Reynaud Paul, 457 
Rhodes Alexandre de, 140, 370 
Rhodes Cecil, 267 
Ribault Jean de, 28 
Ribot, 245 
Richard, 348 
Richard Toll, 95 
Richelieu (cardinal), 31, 32, 33, 34, 35,
36, 49, 63, 239, 401 
Rigault de Genouilly (amiral), 142,
143, 145 
Rigault, 63 
Rimbaud, 369 
Rivière (lieutenant), 178 
Rivière (commandant), 160, 161, 163,
366 
Roberval
voir La Rocques Jean-François, seigneur de Roberval
Robespierre, 78 
Rochambeau, 71, 84 
Rochefort, Henri de, 365 
Roches Léon, 185 
Rodillot, 286, 287, 288, 289 
Roger, 95 
Rollet, , 397 
Roques, 307 
Rosamel, 374 
Rostand Edmond, 87, 338 
Rothschild, 364 
Rougeyron, 362 
Roume, 297 
Rousset, 285 
Roustan, 186, 189, 190, 191, 195 
Rouvier, 322 
Roux Charles, 243 
Roux Sylvain, 300 
Sacray, 130 
Sadi Carnot, 259 
Saddok Bey, 185, 190, 192, 193, 195 
Said Abdallah, 371 
Said Ali, 371 
Saint Antoine, 342 
Saint Arnaud, 112, 120, 320, 396 
Saint Augustin, 100, 181, 381, 455 
Saint Aulaire, 335 
Saint Bernard, 14 
Saint Gilles de, Raymond, 14 
Saint Hilaire, 189 
Saint Lucien (général), 445 
Saint Louis, 14, 150, 184 
Saint Léger, 388 
Saint Paul, 377 
Saint René Tallandier, 321 
Salabet Jang, 67 
Salan Raoul, 321, 448 
Salisbury Lord, 151, 217 
Salomon Goubert, 63 
Samba Ball, 288 
Samory Touré Almamy, 212, 213,
214, 217, 220, 221, 222, 223, 225,
226, 230, 234 
Sanderval Olivier de, 227, 228 
Sarrail, 384, 427 
Sarraut, 409, 457, 469 
Sartine, 71 
Saulay, 337, 394 
Saussier (général), 194 
Savary, 104, 483 
Savorgnan de Brazza,
voir Brazza
Saxe, maréchal de, 66 
Schmaltz, 92, 93, 95 
Schoelcher, 119 
Schweitzer, 388 
Scibillion, 380 
Scipion l'Africain, 183 
Sébastiani, 85 
Segonzac, 230 
Seignelay, 51 
Sellier (caporal), 405 
Sémard, 443 
Senes (enseigne de vaisseau), 165 
Senghor Léopold, 484 
Servan (lieutenant de vaisseau), 366 
Seybou, 214, 215 
Shakespeare, 313 
Shelley, 313 
Si Abdelmalek M'Tougui, 337 
Sidi Ahmed Oujemaa, 449 
Sidi Ali, 449 
Sidi Hamdan, 98 
Sidi Mohammed Ben Youssef, 472 
Sidi Okba Ibn Nah, 183 
Siegfried Jules, 243 
Si el Madani Glaoui, 337 
Silvestre (général), 435, 435 
Si Mohammed, 445 
Simon (lieutenant), 259 
Si Tayeb el Goundafi, 337 
Sliten el Khamlichi, 443 
Smuts (général), 424 
Solages Mgr, 302 
Soliman le Magnifique, 425 
Solleillet, 369 
Sombre, 72 
Sou, 174 
Souli Andrian, 370 
Soult (maréchal), 355, 399 
Souyri (médecin), 261 
Spillman, 434, 450 
Stanley, 130, 200, 249, 250, 251, 252,
253, 269 
Steeg Théodore, 440 
Streibler Thiebold, 167, 397 
Suffren Pierre-André, 72 
Sully, 32 
Sumbala (roi), 131 
Surcouf, 87 
Susbielle, 315 
Sébastiani, 85 
 
Taignoagny, 24 
Talleyrand, 91, 98 
Talon, 36, 37, 38 
Tartas, 115 
Tascher de la Pagerie Joséphine, 456 
Tavernier, 64 
Tavernost de, 230 
Thanh Than, 172 
Theveniaut (capitaine), 352 
Tharaud, 336, 459 
Thiers Alphonse, 150, 365 
Thomann, 230 
Thorel (médecin), 154, 156 
Thorigny de, 395 
Thuyet, 171 
Tieba (roi), 214, 221 
Tippou, 72, 73 
Toffa II, 231 
Toqué, 294, 295, 297, 483 
Tournemire de, 444 
Tour de, 450 
Toussaint-Louverture, 79, 80, 81, 83 
Toutain (docteur), 211 
Toutée , 234, 242 
Treich-Laplène, 218, 227, 229 
Trentinian, 217, 223 225, 365 
Trezel, 86, 105 
Trézelec, 58 
Tsiomeko (reine), 302 
Tu Duc 142 144 145, 157, 158, 160,
162 
Urbain II, 13, 14 
 
Vadibe, 301 
Vaillant-Couturier, 443 
Valée, 107, 108, 109, 110, 112, 114,
120, 211, 453 
Vallière (lieutenant), 211, 215 
Vasco de Gama, 22, 62 
Vaudreuil, 57, 71 
Vercingétorix, 118 
Verdier, 229 
Verdier (cardinal), 458 
Vergennes, 71 
Vermandois Hugues de, 14 
Verrazzano, 24 
Vermeesch, 234 
Vialar de (mère Amélie), 380 
Vial, 448 
Victoria (reine), 131, 133, 360 
Vienot, 397 
Villaret de Joyeuse (amiral), 87 
Villèle de (ministre), 93 
Villèle de, 380 
Vimont, 378 
Vinh Phuoc Leou, 166 
Violette Maurice, 457, 475, 476 
Vismes de, 448 
Vogue, Eugène Melchior de, 242, 243
Voirol, 104 
Voituret, 230 
Voltaire, 51, 52, 57, 58, 67, 70 
Voulet Paul, 223, 234, 276, 279, 280,
281, 282, 283, 285, 290, 483 
Voyron (général), 305 
Von Doering (gouverneur), 418, 419 
 
Weygand, 427 
Wilkes, 374 
Wilson, 424 
Woelffel, 221, 222 
Yousouf, 394, 395, 453 
 
Zimmermann, 419, 420 

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