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Ce livre a une qualité essentielle : quand on le lit, on a le sentiment de

comprendre l’Algérie de l’intérieur. Les tentatives démocratiques de


certains réformistes du FLN à la fin des années quatre-vingt, la naissance du
terrorisme ; la lente montée du FIS, la reprise en main d’un Etat dirigiste ;
les stratégies de la France et des Etats-Unis, le poids de la corruption, celui
de la dette ; les choix du pouvoir — volontaires selon l’auteur — qui ont
contraint les démocrates à opter pour le FIS ou pour l’armée, la logique des
attentats, la spirale de la violence, les meurtres d’étrangers... Pris sous
l’angle du récit chronologique, documenté, précis et vivant, cet essai est
nourri de chacun de ces dossiers difficiles.
Ecrit par un journaliste algérien, qui malgré deux tentatives d’assassinat,
a choisi jusqu’à présent de vivre et de travailler à Alger, ce livre a la force
des textes écrits de l’intérieur des drames ; avec un vif souci d’objectivité,
accessible à un large public, il vient à point nommé.
Abed Charef

Algérie
Le grand dérapage

éditions de l’aube
Sommaire

Couverture
Présentation

Page de titre

I. L’EUPHORIE DÉMOCRATIQUE

Les réformes politiques


Les réformes économiques

L’islamisme radical en Algérie


Abbassi Madani prend le FIS

Les dérives de la nébuleuse islamiste

L’armée et l’intégrisme

La guerre du Golfe

Les USA et l’affaire du réacteur


La corruption

Le système algérien et la France

II. JUIN 1991

Sociologie d’une crise

La crise interne du FIS


L’idée de grève

Deux fronts en campagne

Les lois électorales

Le FIS prépare sa grève

Succès économiques et déboires politiques


La grève du FIS

III. LA FIN DES RÉFORMES

Le dérapage
Ghozali au pouvoir

La fin de Abbassi Madani

Le FIS, un parti comme les autres ?

Première confrontation FIS-armée


Les guerres de Ghozali

Hachani prend le FIS

Préparation de la faillite

IV. L’ÉPISODE BOUDIAF

Les élections de décembre 1991

La préparation du coup d’Etat

La fin de Chadli

Boudiaf

Pression sur le FIS


Les vendredis noirs

Tâtonnements au sommet

Le premier terrorisme

La fin du FIS légal

La presse rate le virage

V. LE DÉRAPAGE TOTALITAIRE

Procès du FIS et des réformateurs

L’échec de Boudiaf

L’échec économique de Ghozali

L’assassinat de Boudiaf
Kafi et Abdessalam

Verrouillage

Le terrorisme s’installe

La lutte antiterroriste

La dérive des droits de l’homme

L’armée se cherche une doctrine

VI. L’IMPASSE

Débat politique et dialogue

L’échec économique

La violence se déchaîne

Statu quo
Presse et intellectuels dans la tourmente

La pression internationale

La dernière ligne droite


La solution militaire

CONCLUSION : L’INÉVITABLE NÉGOCIATION

LES PRINCIPAUX ACTEURS DE LA SCÈNE POLITIQUE

SIGLES UTILISÉS

À propos de l’auteur

Notes

Copyright d’origine

Achevé de numériser
Collection Monde en cours
animée par Jean Viard
I. L’EUPHORIE DÉMOCRATIQUE
Les réformes politiques

De la mi-1989 à la mi-1991, l’Algérie a connu l’expérience démocratique


la plus tumultueuse et la plus franche du monde arabe. Des manifestations
regroupant des centaines de milliers de personnes se sont déroulées, sans
donner lieu à des incidents significatifs. L’opposition a eu accès, sans
limite, aux médias publics et privés ; la presse a connu une libération
exceptionnelle, et des élections devaient couronner le tout, pour parachever
la transformation d’un système de parti unique en une démocratie pluraliste.
Parallèlement, étaient menées des réformes économiques qui devaient faire
passer le pays à l’économie de marché. Mais en juin 1991, tout a basculé à
la suite de la grève générale lancée par le Front islamique du salut (FIS).
C’est le premier événement annonçant le compte à rebours vers la reprise
en main progressive du pays par un système totalitaire. L’annulation des
élections de décembre 1991 n’était qu’un résultat logique du dérapage de
juin, tout comme l’engrenage violence-répression qui s’est déclenché par la
suite.
Par deux fois, ce sont donc des élections législatives qui ont été, sous une
forme ou une autre, à l’origine du dérapage. Ces élections ont été annoncées
pour la première fois par le président Chadli Bendjedid en octobre 1990,
dans une émission de télévision. Elles auraient lieu durant le premier
trimestre 1991, annonçait le chef de l’Etat. Chadli répondait-il à la forte
pression qui s’exerçait sur lui de toutes parts, au sein du système comme de
la part de l’opposition ? Ou bien faisait-il une mauvaise analyse de la
situation, pensant le moment opportun d’aller aux élections, pour terminer
tranquillement son mandat ? Chadli n’a pas expliqué sa position, mais selon
d’anciennes déclarations émanant de lui et du chef du gouvernement
Mouloud Hamrouche, les élections ne devaient initialement avoir lieu que
début 1992, à la fin du mandat de l’ancienne Assemblée nationale populaire
(APN), élue en 1987 pour un mandat de cinq ans. C’est, du moins, l’accord
conclu avec Mouloud Hamrouche lorsque celui-ci a été désigné comme
chef du gouvernement, en septembre 1989. Hamrouche avait demandé un
délai de deux ans et demi, allant jusqu’à fin 1991. Il pensait ainsi terminer
la mise en place d’un système pluraliste, mener à leur terme les réformes
économiques et donner au pays le temps de souffler pour aller aux
élections. Il pensait aussi avoir le temps de terminer la rénovation du Front
de libération nationale (FLN), pour le transformer en parti moderne, en
mesure de contrer le FIS lorsque l’heure des élections aurait sonné. Mais sa
démarche a été bloquée au milieu du gué.
En fait, la volonté de réforme n’était pas nouvelle en Algérie. Elle datait
du début des années quatre-vingt, mais elle n’avait pas trouvé de structures
et d’hommes en mesure de l’élaborer, de la défendre et de la lancer, face à
l’opposition du système politique algérien, qui constituait un obstacle
insurmontable. Les mesures lancées au milieu des années quatre-vingt pour
tenter de changer la gestion de l’économie ont donné des résultats inverses
à ce qui en était attendu. La restructuration des grandes entreprises
étatiques, divisées en une multitude de petites entreprises, a davantage
compliqué leur gestion qu’elle n’a résolu leurs problèmes.
En 1985 était lancée une opération visant à changer la Charte nationale,
le document qui servait de référence à la vie politique algérienne. L’objectif
initial était d’aller à une ouverture progressive, pour introduire le débat
d’idées, lancer les germes du multipartisme et favoriser le secteur privé.
Mais le débat, totalement pris en main par l’appareil du parti, avec le
concours de la bureaucratie et d’une frange des services de sécurité, a
capoté. Le virage était raté.
En septembre 1989, le président Chadli avait expliqué qu’il avait chargé
le parti et le gouvernement de faire des propositions pour faire face à la
situation économique, créée par la chute des prix du pétrole à partir de fin
1985. Devant la carence du parti et de l’administration, il avait constitué des
groupes de travail parallèles à la présidence, pour élaborer une formule
globale susceptible de faire face à la crise. C’est là la naissance des
réformateurs. Il s’agissait de groupes de juristes, sociologues, gestionnaires,
hommes de communication, spécialistes de la finance, de la sécurité, de la
santé, de l’éducation, regroupés autour de Mouloud Hamrouche, alors
secrétaire général de la présidence.
Hamrouche venait de dépasser le cap de la quarantaine. Relativement
jeune par rapport à la classe politique algérienne, il avait cependant une
connaissance inégalée du système algérien et de son fonctionnement. « Il
est né dans le système », selon la formule de l’un de ses proches. Fils de
chahid (martyr), il avait lui-même rejoint, très jeune, l’Armée de libération
nationale (ALN), pendant la guerre d’Algérie. Après un court passage dans
l’armée après l’indépendance, il a travaillé dans l’ombre de Boumediene
pendant une décennie, pour collaborer ensuite avec Chadli, comme chef du
protocole puis comme secrétaire général du gouvernement, et enfin
secrétaire général de la présidence. Entre-temps, il a poursuivi des études,
couronnées par une formation en Grande-Bretagne, qu’il termine par un
mémoire sur « le phénomène militaire » en Afrique.
Hamrouche a donc eu un poste d’observation privilégié. Il a vu comment
fonctionne le système, comment se font et se défont des carrières, comment
sont gérés les clans et les groupes d’intérêt, et comment se manifeste le
régionalisme. Il a pu voir comment fonctionne la bureaucratie, qui distribue
les privilèges et de quelle manière, et aussi comment s’organise et se gère la
corruption. Il en gardera quelques points de fixation, qu’il tentera de
combattre : éliminer le monopole de l’Etat sur le commerce extérieur,
source de corruption, remplacer le système de cooptation par celui des
élections, et libérer des énergies pour aller à un système économique
efficace.
Lorsqu’il réunit les premiers groupes d’experts, en février 1986,
Hamrouche n’a pas d’idée précise sur ce qu’il compte faire. Il se contente
de recueillir les propositions, dissèque les secteurs d’activité un par un,
recense les problèmes et les blocages, et tente d’élaborer des solutions.
Elles prennent progressivement forme, pour devenir publiques une première
fois en juillet 1987. On est alors sous le gouvernement d’Abdelhamid
Brahimi, qui adopte deux circulaires sur l’autonomie de l’entreprise et la
réorganisation des terres agricoles.
La première prévoit d’accorder aux entreprises publiques, sous tutelle de
l’Etat, une autonomie de gestion qui leur laisse le libre choix des décisions
qui les concernent. Elles doivent être transformées en sociétés par actions
(SPA), dont le capital est détenu par des Fonds de participation, qui agissent
pour le compte de l’Etat, mais selon des formes traditionnelles de gestion,
avec des assemblées générales et des conseils d’administration. A défaut de
privatiser l’entreprise, sujet tabou, la réforme prévoit de privatiser la
gestion.
Les fermes d’Etat, domaines agricoles largement déficitaires mais
occupant les meilleures terres du pays, doivent, quant à elles, selon la
seconde circulaire, être partagées en exploitations agricoles collectives
(EAC), entre les fellahs qui se réunissent en petits groupes selon leur propre
choix et selon leurs affinités.
Ces deux circulaires constituent un changement de fond par rapport aux
anciens textes économiques et donnent lieu à un long débat. Pendant que la
réforme de l’agriculture est lancée, celle de l’entreprise est progressivement
élaborée dans de nouvelles lois, adoptées début 1988. La réforme
économique déborde, par ses implications, sur de nouveaux terrains. Ainsi
s’aperçoit-on qu’il faut aussi changer de manière radicale la gestion de la
monnaie, changement consacré dans la « loi sur la monnaie et le crédit »,
qui donne à la Banque centrale une large autonomie pour imposer
l’orthodoxie financière.
Les principales lois économiques sont adoptées début 1988, avant les
événement d’octobre. Les Fonds de participation sont installés durant l’été
et le partage des terres agricoles est entamé la même année.
Ce lancement des réformes invite à deux constats. Le premier dément la
thèse selon laquelle le pouvoir d’alors, avec à sa tête Chadli, a lancé les
réformes et la démocratisation pour se maintenir après les émeutes
d’octobre 1988. Le second constat est fait par les promoteurs des réformes
eux-mêmes, qui notent qu’un système de gestion économique transparent
est inséparable d’un système politique pluraliste. La mise en place des
nouvelles règles économiques bute alors sur un système bureaucratique qui
réussit à bloquer l’évolution de l’économie.
Mais la crise sociale, politique et économique est très forte, et il faut alors
les événements d’octobre 1988 pour débloquer la situation. Ces
émeutes — un affrontement au sein du système qui déborde dans la
rue — bouleversent les données politiques. Chadli, appuyé par des courants
libéraux, réussit à garder la confiance de l’armée, qui rétablit l’ordre. Il
remporte une première bataille sur une partie des services de sécurité,
appuyée par l’appareil du FLN et de puissants réseaux occultes, qui lui
étaient hostiles. Mais l’intervention de la rue, dans cette bataille d’états-
majors politiques, introduit une nouvelle donne : la société, qui regardait en
spectatrice la vie politique, réclame désormais d’y participer.
Lorsque le président Chadli prononce un discours le 10 octobre 1988,
dernier jour des émeutes, pour promettre des « changements de fond », il ne
semble cependant pas encore avoir une vision claire de ce qu’il va faire.
Trois jours plus tard, un référendum pour la révision de la Constitution est
annoncé pour début novembre 1988. Mais ce référendum a une portée
limitée. La seule innovation importante concerne la possibilité, pour
l’Assemblée nationale, de contrôler le gouvernement, qui est désormais
tenu de défendre son programme devant le Parlement. Lorsque
l’amendement de la Constitution est adopté, le 3 novembre 1988, Chadli
peut nommer Kasdi Merbah, ancien patron de la sécurité militaire, ancien
ministre, à la tête du gouvernement.
Le gouvernement Merbah va durer jusqu’en septembre 1989. Il réussit à
gérer les retombées des événements d’octobre, notamment la puissante
contestation qui se développe. Les grèves se multiplient, les marches et les
rassemblements sont très nombreux, et l’Algérie découvre la liberté
d’expression, qui se développe sans limites.
Chadli renforce rapidement sa victoire d’octobre. A la fin du même mois,
il limoge deux hommes-clés de l’ancien système : Mohamed Cherif
Messaadia, responsable du secrétariat permanent du comité central, et à ce
titre, numéro deux du FLN, et Mejdoub Lakehal Ayat, responsable de la
direction générale de la prévention et de la sécurité (DGPS), héritière de
l’ancienne et puissante sécurité militaire. Celle-ci avait été auparavant
divisée en deux, la DGPS et la sécurité de l’armée, confiée au général
Mohamed Betchine. C’est précisément le général Betchine qui passe à la
tête de la DGPS : l’armée, dont il dirigeait les services de renseignements,
était restée fidèle à Chadli, alors que la DGPS avait joué contre le chef de
l’Etat en octobre 1988.
Au sortir des émeutes d’octobre 1988, Chadli cherche une voie pour
canaliser le changement. Elle lui est offerte par les réformateurs, qui lui
soumettent un long document énonçant des propositions de sortie de crise.
Un premier rapport alarmant lui avait déjà été remis par Mouloud
Hamrouche, en septembre 1989. Le second document, préparé à la suite des
événements d’octobre, fait une analyse détaillée de la situation, propose les
différentes alternatives de sortie de la crise, dont l’une concerne des
réformes globales à mettre en place progressivement sur un délai de trois
ans.
La première manifestation publique des réformateurs a lieu le 24 octobre
1988, avec la publication d’un « communiqué de la présidence », un texte
d’un ton nouveau, qui laisse entrevoir des bouleversements importants dans
la vie politique. Le texte parle d’indépendance de la presse, des syndicats et
des associations, et n’exclut pas le multipartisme. Le texte dessine un projet
pour le long terme, mais Chadli est encore lié par les échéances à court
terme. Il doit notamment préparer le congrès du FLN qui se tient le 27
novembre1988, et assurer sa réélection qui doit avoir lieu à la fin de
l’année. Elle est fixée au 22 décembre. Chadli est alors obligé de composer
avec l’appareil du parti qui rejette le multipartisme lors du congrès, et doit
faire face à la contestation qui se développe au sein du système et à
l’extérieur.
Ce n’est qu’une fois sa réélection assurée que Chadli se sent les mains
libres. Il a cinq ans devant lui — la durée de son mandat — pour s’engager
dans une rénovation complète du système et assurer sa sortie de manière
honorable. A défaut d’avoir réussi le développement économique, il pense
qu’il sera l’homme qui aura instauré la démocratie. Sa première action
d’envergure est la nouvelle Constitution, adoptée le 23 février 1989. Trois
mois après que le FLN a rejeté le multipartisme, lors de son congrès de
novembre 1988, Chadli fait préparer une Constitution qui introduit le
multipartisme. La nouveauté est contenue dans l’article 40, qui autorise les
« associations à caractère politique » (ACP). Pendant de longs mois, les
partis seront désignés par cette appellation ACP, jusqu’à ce que l’idée de
multipartisme soit définitivement admise. Le nouveau texte introduit la
liberté d’expression et la notion du droit à l’information, consacre les droits
de l’homme et l’indépendance de la justice. La Constitution est aussi
dépouillée de son contenu idéologique et confirme une nette séparation des
pouvoirs. La seule ambiguïté réside dans la bipolarité de l’exécutif, dirigé
par le chef de l’Etat et le premier ministre. Le chef du gouvernement forme
son équipe, à l’exception des ministres de la Défense et des Affaires
étrangères, deux domaines qui restent encore du ressort du chef de l’Etat.
Cette disposition semble transitoire, et vise à assurer une certaine stabilité
dans deux secteurs qui acceptent peu les bouleversements. Mais cette
ambiguïté sera à l’origine de la crise de septembre 1989, lorsque Kasdi
Merbah, limogé de son poste de chef du gouvernement, rejette la décision
de Chadli. Le chef du gouvernement, nommé par le chef de l’Etat, est en
effet doublement responsable : devant le chef de l’Etat qui le nomme, et
devant le Parlement qui peut approuver ou rejeter son programme. Le chef
de l’Etat peut-il pour autant limoger le chef du gouvernement ? Selon la
lettre de la Constitution, oui, puisqu’elle prévoit que le président nomme et
met fin aux fonctions du premier ministre. Mais comme le chef du
gouvernement présente son gouvernement au Parlement qui le vote, Merbah
conteste cette lecture, affirmant que c’est au Parlement de voter une motion
de défiance pour le censurer.
Cette crise permet aussi de faire le point sur l’évolution du pays, un an
après les émeutes d’octobre 1988. Depuis cette date, Chadli a été réélu ;
l’armée a formellement quitté le FLN en mars 1989 pour se mettre en retrait
de la vie politique ; une nouvelle Constitution a été votée et elle connaît un
début d’application. Des lois importantes, comme la loi sur les partis, ont
été adoptées. Certains partis, tel que le Rassemblement pour la culture et la
démocratie (RCD), avaient anticipé sur la Constitution elle-même. Le RCD
a en effet été créé deux semaines avant le référendum sur la Constitution, à
la faveur d’un regroupement du Mouvement culturel berbère, exploité par
Saadi Saadi et ses proches afin de lancer leur parti et tenter de couper
l’herbe sous le pied du Front des forces socialistes (FFS). Le premier parti
officiellement agréé est le Parti social démocrate (PSD), de Abderrahmane
Adjerid. Il est le premier à être invité à la plus grande émission politique de
la télévision algérienne, « Face à la presse », lorsque la télévision s’ouvre
aux débats. Il est aussi le premier à connaître une crise, aboutissant au
départ de son président, qui laisse le parti à un de ses adjoints, l’avocat
Hamidi Khodja.
Le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS-communiste) sort lui aussi
d’un quart de siècle de clandestinité, pour demander et obtenir
officiellement son agrément. Mais le parti qui fera le plus parler de lui est le
FIS. Il obtient son agrément le 5 septembre 1989, sous le gouvernement
Merbah. L’agrément est signé par Abou Bakr Belkaïd, ministre de
l’Intérieur : le même homme se présentera plus tard comme un des
principaux animateurs du courant démocrate. Selon Mouloud Hamrouche,
cette décision d’agréer le FIS n’a donné lieu à aucun débat. Hamrouche a
déclaré n’avoir assisté à aucune réunion où cette question a été débattue, et
que personne ne lui a demandé son opinion sur le sujet. En fait, l’agrément
du FIS semble avoir été un des derniers actes du gouvernement Merbah, en
tout cas un des plus importants de cet été 1989 : le terrain était désormais
miné pour ceux qui allaient diriger le pays.
Lorsque Mouloud Hamrouche devient chef du gouvernement, il est
officiellement chargé de l’application des réformes. La tâche est immense,
car l’action doit être menée de front sur tous les secteurs. Il faut continuer
l’application de la nouvelle Constitution, en démantelant les structures
héritées de l’ancien système pour les remplacer par de nouvelles. Il entame
un travail législatif qu’il préfère réaliser avec l’Assemblée nationale de
l’époque, bien qu’elle ait été élue sous le parti unique. Avec ces députés,
Hamrouche pense qu’il sait à qui il a affaire. Il maintient un dialogue
permanent avec eux, organise des journées parlementaires et réussit à les
convaincre de le suivre sur ses choix.
Hamrouche agit par à-coups, travaillant là où il lui semble que le climat
est favorable. Ali Benflis, ministre de la Justice, fait voter une loi
d’amnistie pour les actes à caractère politique antérieurs. C’est un préalable
nécessaire pour permettre à des opposants, condamnés à des peines de
prison ou poursuivis, de rentrer en Algérie. La loi permet aussi de faire
libérer les anciens compagnons de Mustapha Bouyali, qui passeront plus
tard dans les groupes armés, comme Abdelkader Chebouti, Méliani
Mansouri, Azzeddine Baa et d’autres. Benflis fait aussi supprimer les cours
d’exception, notamment la cour de sûreté de l’Etat de Médéa, qui se
chargeait des procès à caractère politique. Islamistes, berbéristes, militants
du FFS et des droits de l’homme, comme Saïd Saadi, Mokrane Aït-Larbi,
son ancien compagnon, Chebouti, Hachemi Naït-Djoudi, un moment
numéro deux du FFS, ou encore Abdennour Ali-Yahia, président de la
Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), y avaient été
jugés et condamnés. Parallèlement est menée une double opération visant à
assainir la justice et à renforcer son autonomie. Près de quatre cents
magistrats et employés à différents niveaux sont révoqués, pendant que le
corps judiciaire bénéficiait de nouvelles règles pour le gérer de manière
autonome.
La presse a constitué, de son côté, un enjeu politique de taille. Un
premier projet de loi avait été déposé à l’Assemblée nationale par le
gouvernement Merbah, mais ce n’est que sous Hamrouche que la loi est
adoptée, pour consacrer la liberté d’expression. Cependant, plus que la loi,
c’est la situation économique qui empêche l’émergence d’une presse libre.
Sous l’impulsion du Mouvement des journalistes algériens (MJA), né avant
les événements d’octobre 1988, un débat de haut niveau avait en effet eu
lieu en Algérie. Les possibilités financières des journalistes ne leur
permettaient cependant pas de réaliser une presse à la hauteur des idées
alors en vogue. Pour éviter aussi que la presse ne sombre sous l’emprise de
l’argent et des appareils politiques, le gouvernement Hamrouche lance deux
formules, à travers une circulaire publiée en mars 1990. La première, visant
à encourager les partis à lancer leurs propres journaux, accorde aux
journalistes qui veulent rejoindre la publication d’un parti une garantie de
salaire de trois années. La seconde formule, visant à lancer une presse faite
et gérée par des journalistes, accorde ces mêmes facilités salariales aux
journalistes qui veulent se constituer en collectifs pour lancer des journaux.
Finalement, cette formule évolue et se transforme ainsi : les journalistes qui
veulent quitter les journaux étatiques pour lancer leurs propres publications
se voient accorder trois années de salaire sous forme de prime de
licenciement, pour réaliser leurs projets. El-Watan et le Soir d’Algérie en
français, Al-Khabar en arabe, sont les principaux quotidiens qui émergent
avec cette formule, durant l’automne 1990. D’autres publications, lancées
par des particuliers, avaient vu le jour auparavant, notamment deux
hebdomadaires, le Nouvel Hebdo et le Jeune Indépendant, qui deviennent
des journaux violemment anti-gouvernementaux.
Mais les luttes les plus violentes et les plus discrètes se déroulent dans les
appareils et au sein des clans qui composent le pouvoir. Mouloud
Hamrouche tente de mettre les nouveaux acteurs politiques à l’abri des
appareils, et notamment de la police politique qui continue de hanter le
leader du Front des forces socialistes, Hocine Aït-Ahmed. Celui-ci, rentré
en décembre 1989, précédant l’ancien président Ahmed Ben Bella, continue
de se méfier de la sécurité militaire, sa bête noire. Certains faits lui donnent
raison. Abdelouahab Benchenouf, un ancien pilote, ami de Ben Bella, est
arrêté par la police et accusé de vouloir mener des attentats et empoisonner
des barrages. Il lui est reproché d’être rentré clandestinement en Algérie à
bord d’un bateau de plaisance et d’avoir rapporté avec lui des armes et des
produits toxiques.
Une autre affaire est révélée par Saïd Saadi, lors du congrès de son parti,
le RCD, en décembre 1989. Saadi déclare qu’il a été approché par le
général Betchine, patron de la sécurité militaire, qui lui a demandé de
collaborer avec ce service. Saadi fait cette révélation au cours d’une
conférence de presse et déclare que le général Betchine l’a informé que les
autres partis, contactés, ont accepté cette offre.
Ces affaires empoisonnent l’atmosphère et gênent le gouvernement
Hamrouche, accusé de jouer double jeu. D’un côté, il déclare que les partis
sont des institutions de l’Etat qu’il faut protéger, et d’un autre, il est accusé
de vouloir les contrôler. En fait, Hamrouche souhaite que les partis prennent
de l’envergure, pour devenir les véritables animateurs de la vie politique.
Les interférences des « services » provoquent un conflit qui se termine par
le départ du général Betchine et son remplacement par le général Toufik
Mediene. Mais le conflit ne fait que rebondir. Dans la nomination de
différents responsables, Hamrouche a éliminé la « fiche bleue », une
fameuse fiche de renseignements fournie, avec un avis, par la sécurité
militaire. Le résultat en est énorme : les nominations à la tête d’entreprises,
de médias publics et dans les administrations, ainsi que les candidatures
pour les élections, échappent désormais à la police politique.
Lorsque le FIS a occupé le terrain, pour devenir dominant dans les
quartiers populaires, le gouvernement a constaté que c’était dû à l’absence
de structures crédibles. Mohamed Salah Mohammedi, ministre de
l’Intérieur, a proposé de créer de nouvelles daïras (sous-préfectures), pour
doubler les structures du FIS. Il a, lui aussi, refusé les propositions de
nomination émanant de la sécurité militaire, préférant recruter des cadres
dans l’administration elle-même. Les différents clans qui avaient l’habitude
d’avoir leurs quotas dans toutes les nominations à des postes donnant lieu à
des privilèges ont, eux aussi, mal réagi à la démarche gouvernementale.
Ceci a valu à Hamrouche et ses ministres de solides inimitiés de la part des
« services ».
Les mosquées, prises d’assaut par des imams du FIS, étaient elles aussi
concernées par ces mesures. Rejetant dos à dos la laïcité prônée par le RCD
et la politisation de la religion prônée par le FIS, Hamrouche voulait une
mosquée gardienne de la pratique religieuse et des valeurs morales, en
dehors de toute influence partisane. A cet effet, il a fait publier, début avril
1990, quatre décrets régissant le fonctionnement des mosquées. Les décrets
interdisent l’activité politique partisane dans les mosquées, instituent la
nidhara (censorat) et la fondation de la mosquée, dont le conseil est présidé
par le nadher (censeur). L’Etat nomme les imams et les nadher, assure
l’indépendance et la sécurité des mosquées, qui passent, toutes, dans les
biens wakf (habous, biens appartenant au domaine religieux), même si elles
sont construites par des particuliers. Cette décision vise à soustraire à
l’influence du FIS les multiples mosquées construites grâce à des
cotisations, ainsi que les moussallate (lieux de prière), squattés par des
imams FIS.
Les quatre décrets sont complétés par un cinquième, adopté le 15 mai
suivant en conseil des ministres, sur le Haut Conseil islamique. La mission
de ce conseil est d’ouvrer à la propagation des enseignements de l’islam, de
combattre les déformations dans la compréhension de l’islam, de proclamer
les fetwas (avis religieux autorisés) et de promouvoir la conscience
islamique. Il veillera à soustraire la religion du « domaine des manœuvres et
de la surenchère » et à la « restituer à sa vocation originelle d’être toujours
le guide de l’homme vers le bonheur et la tolérance, en harmonie avec la
mutation que connaît la Oumma ». Cette vision de l’Islam s’accommode
mal de la pratique religieuse telle que menée par le FIS. En revanche, elle
conduit à une réhabilitation des zaouïas, longtemps tenues sous haute
suspicion pour leur rôle supposé négatif durant la période coloniale. Les
zaouïas peuvent enfin tenir leur premier séminaire le 27 mai 1991, qui se
termine par la création d’une association des zaouïas.
Pendant qu’ils mènent cette action en profondeur, les réformateurs sont
attaqués de toutes parts, de l’intérieur du système et de l’extérieur, par la
nouvelle opposition qui vient de naître, et qui se révèle aussi violente
qu’impatiente. Saïd Saadi et Noureddine Boukrouh, leader du Parti du
renouveau algérien (PRA, islamiste moderniste), réclament, d’un commun
accord, « le départ du système dans son ensemble ». Hocine Aït-Ahmed
réclame l’élection d’une Assemblée constituante. Le FIS prône
l’instauration d’un Etat islamique.
Le gouvernement n’a pas d’organisation politique sur qui il puisse
compter. Le FLN est alors largement discrédité, car considéré comme
responsable de la mauvaise gestion et de la corruption qui ont rongé le pays.
Toutes les critiques sont alors dirigées contre lui. Mais pendant que le FIS
va dans les quartiers et investit les villes et les villages, la plupart des partis
se contentent de communiqués dénonçant la gestion FLN et réclamant le
départ de l’ancien parti unique. Hamrouche laisse faire, pensant que le
temps finira par donner raison à son projet. Il compte, dans un premier
temps, travailler avec l’Assemblée nationale existante, pour aller vite dans
l’adoption des lois nécessaires au changement. Une fois celles-ci adoptées,
vers la mi-1991, il pense aller vers un nouveau congrès du FLN, qui
dégagerait une nouvelle élite, élue à la base et non plus cooptée à partir du
sommet. Avec cette nouvelle direction du FLN, il pense aller aux élections
et être en mesure de battre le FIS.
Dans l’intervalle, Hamrouche pense que les partis auront fait leur
apprentissage, les plus solides devant faire leurs preuves, alors que les
autres sont plus ou moins condamnés à disparaître. Les réformes
économiques doivent donner leurs premiers résultats à partir de la mi-1991,
pense-t-il. Effectivement, le 3 juin 1991, le FMI approuve le programme
des réformes économiques, donnant le premier signal indiquant que
l’économie algérienne peut de nouveau être solvable. Fort de son succès
économique, Hamrouche envisage de rénover totalement le FLN, en le
dotant d’une ligne politique cohérente et en changeant aussi bien ses
méthodes de travail que les hommes. Ainsi, le FLN pourrait de nouveau
devenir un instrument de conquête du pouvoir, après avoir restauré son
image de grand parti populaire.
Hamrouche réussit à garder son cap, malgré la pression qui s’exerce sur
lui de toutes parts, allant de la contestation politique et sociale aux incidents
provoqués par les islamistes. Durant le seul premier semestre 1990, 1482
conflits sociaux sont signalés. 200 000 travailleurs se sont mis en grève
pendant cette période, dont 40 % dans le secteur public et 28 % dans la
fonction publique. Début septembre, cinq personnes, qui introduisaient 48
pistolets automatiques, sont arrêtées à Debdeb, dans le nord du Sahara. Un
mois plus tard, une centaine de détenus s’évadent de la prison de Blida.
Beaucoup d’entre eux sont des islamistes, dont Abdelkader Chekendi, chef
d’un groupe qui organise plusieurs attentats.
L’ancien président Ahmed Ben Bella, rentré le 17 septembre 1990,
demande des élections présidentielles anticipées. Il exige un « changement
radical, de la base au sommet ». Kasdi Merbah, qui a déposé le dossier de
son parti le 5 novembre 1990, demande une convention nationale de
l’opposition pour mettre sur pied un gouvernement de transition et « éviter
le naufrage du pays ». Saïd Saadi, dans une conférence de presse, et
s’appuyant sur un document qui est un faux, fourni par le futur ministre de
l’Economie Mourad Benachenou, déclare que le gouvernement Hamrouche
a signé un « accord secret » avec le FMI. Cette thèse de l’accord secret, un
non-sens pour les spécialistes, est pourtant reprise plus tard par Sid-Ahmed
Ghozali, qui réussit à en faire un thème pour discréditer son prédécesseur
aux yeux de l’opinion.
Le discours radical, souvent à l’emporte-pièce, domine alors pendant
toute l’année 1990, malgré la sérieuse alerte que constituent les élections
communales du 12 juin, qui donnent lieu à un raz-de-marée du FIS. Le parti
islamiste confirme sa position de premier parti du pays. Il recueille 34 %
des voix, et contrôle 853 communes sur 1540, soit plus de la moitié des
communes du pays. Il est notamment le maître dans les 32 communes
d’Alger, et contrôle les municipalités des principales villes, comme Oran,
Constantine, Annaba, Blida, et d’autres. Il contrôle également 32
assemblées de wilaya sur les 48, soit les deux tiers. Le FIS a été favorisé par
le système électoral adopté. C’est le système majoritaire à un tour, avec une
prime à la majorité. Le parti qui remporte la moitié des voix exprimées plus
une remporte la totalité des sièges. Si aucun parti n’est majoritaire, le parti
qui arrive en tête obtient la moitié des sièges.
Le FFS a boycotté les élections communales. Il a organisé une grande
manifestation, pendant la campagne électorale, pour appeler au boycott. Il
demandait une Assemblée constituante, une de ses principales
revendications depuis toujours. En fait, le leader du FFS, Hocine Aït-
Ahmed, ne semblait pas encore croire que le gouvernement de l’époque
voulait réellement aller à des élections libres. Cette hésitation traduisait un
de ses principaux conflits avec le FLN. Pour Aït-Ahmed, ce qui avait été
fait en Algérie depuis l’indépendance était contestable, et il fallait une
Constituante, pour consacrer formellement l’entrée de l’Algérie dans l’ère
démocratique. Le FLN, qui ne pouvait se renier totalement, admettait ses
erreurs, mais il excluait l’éventualité d’une remise en cause totale de sa
gestion depuis l’indépendance.
Le boycott des élections par le FFS permet au RCD de remporter des
municipalités en Kabylie, mais avec des scores relativement faibles. Quant
au FLN, il réussit à survivre, en se maintenant comme le deuxième parti du
pays. Le FLN a remporté 28 % des suffrages. C’est peu pour un parti qui a
été au pouvoir pendant un quart de siècle. Mais c’est beaucoup dans la
conjoncture politique du moment. A la mi-1990, le FLN vivait en effet une
véritable débandade. Les affaires de corruption se succédaient, les conflits
internes minaient le parti, et le discours du gouvernement réformateur FLN
était peu compris par les militants. Le président de l’Assemblée nationale,
Rabah Bitat, membre du bureau politique, démissionnait pour protester
contre la politique du gouvernement. En fait, ce résultat a été obtenu par le
FLN grâce essentiellement à son appareil et à ses réseaux traditionnels.
Le soir des élections, Saïd Saadi affronte Abbassi Madani, chef du FIS,
dans un face-à-face télévisé. Il lui déclare : « Nous vous empêcherons
d’accéder au pouvoir par les moyens démocratiques. » Mais Abbassi est
déjà en course pour la prochaine étape. Il veut des élections présidentielles,
estimant que son parti est en mesure de les remporter. Ses élus connaissent
de sérieux problèmes de gestion, dans les mois qui suivent. Il convient, avec
le gouvernement, d’organiser des séminaires à leur intention, mais il
abandonne cette idée. Il préfère organiser lui-même, au profit de ses élus
municipaux, une grande réunion le 14 novembre, ponctuée par une marche
sur la présidence de la République, pour protester contre « les entraves de
l’Etat » au travail des élus islamistes. Il s’agit, en fait, de décisions de
municipalités FIS, plus ou moins illégales, qui sont rejetées par
l’administration.
La vie politique est ponctuée par de grandes marches tout le long de
l’année 1990. Le FIS, le FFS, le FLN, les partis de la mouvance
démocratique organisent de grandes démonstrations qui réunissent plusieurs
centaines de milliers de personnes chacune. Le succès de ces marches
montre que le paysage politique du pays a profondément changé, et qu’il est
désormais difficile à une force politique de gouverner seule. Le FLN, qui
tente de se présenter comme l’organisateur du passage à la démocratie, reste
présent, malgré les difficultés qu’il éprouve pour faire sa mutation. Le FFS,
grâce au prestige de son leader, contrôle la Kabylie et tente, lui aussi, de se
trouver une relève, notamment après la dissidence de Hachemi Naït-Djoudi,
numéro deux du parti entré en conflit avec Aït-Ahmed. Les discours du
FLN et du FFS se rejoignent d’ailleurs de plus en plus sur des thèmes aussi
variés que la démocratie, le pluralisme, les droits de l’homme et l’économie
de marché.
Le RCD tente, de son côté, de se présenter comme le chef de file des
partis modernistes, laïcs et violemment opposés au FIS. Il veut aussi
représenter la « société civile », en fait des personnalités vivant à la
périphérie du système et bénéficiant le plus souvent des faveurs de la
presse. Avocats, universitaires, hommes de lettres, médecins, présidents
d’associations et, plus tard, journalistes, forment cette nébuleuse qui tente
de développer une pensée anti-intégriste.
Quant au FIS, il s’est d’abord imposé comme le premier parti islamiste,
au détriment de Hamas de Mahfoudh Nahnah et Ennahdha de Abdallah
Djaballah. Il a ensuite réussi à devenir le premier parti du pays, en adoptant
une attitude offensive, exerçant une pression continuelle sur le pouvoir, tout
en menant un gigantesque travail de mobilisation. Son chef, Abbassi
Madani, a adopté une stratégie qui s’est révélée payante : il choisit la
confrontation de manière systématique pour faire reculer ses adversaires.
C’est dans ce climat que le président Chadli annonce donc, le 8 octobre
1990, dans l’émission phare de la télévision « Face à la presse », qu’il a
l’intention d’organiser des législatives anticipées. Il demande aux Algériens
un « climat favorable » pour les élections, pour permettre au peuple de
« choisir en toute liberté et démocratie ». Cette décision n’est pas conforme
au calendrier initialement prévu avec le chef du gouvernement Mouloud
Hamrouche, qui rappelle au chef de l’Etat leur contrat initial. Chadli tente
de se rattraper, en déclarant le 5 décembre dans une interview à l’APS
(Algérie Presse Service), que les législatives auront lieu « dans les six mois
qui viennent ». Elles sont donc repoussées à la fin du premier semestre
1991, au lieu de la fin du premier trimestre. Chadli déclare que « les
réformes politiques sont achevées, et les réformes économiques se
poursuivent. La future majorité parlementaire pourra améliorer les réformes
politiques si elle veut. A elle d’apporter les correctifs nécessaires pour la
grandeur du pays ».
Hamrouche gagne trois mois supplémentaires, mais il sent que le compte
à rebours a commencé. Il est assailli de toutes parts. Deux jours après la
déclaration de Chadli, le FIS organise, le 7 décembre, un rassemblement qui
regroupe près de 100 000 personnes au stade du 5 Juillet à Alger. Abbassi
Madani rejette la décision de Chadli de « reporter » les législatives. Le FFS
organise à son tour une marche pour protester contre une loi sur
l’arabisation, proposée par les députés, et pour protester contre
l’intolérance. Aït-Ahmed dresse ensuite une tente devant la présidence,
pour réclamer un siège pour son parti. Kasdi Merbah et Ben Bella lancent
de violentes attaques contre le gouvernement.
La tension provient également de l’intérieur du FLN. Chadli, lui aussi
sous pression, n’a pas donné à Mouloud Hamrouche le temps souhaité pour
mener ses réformes à leur terme. A l’Assemblée nationale, un groupe de
députés tente de déposer une motion de censure. Hamrouche se rend à
l’Assemblée le 8 décembre, où il prononce un discours de guerre : « Le
FLN demeure le seul front capable de répondre aux aspirations du peuple,
et le seul pouvant conduire au développement, au progrès et à la
concrétisation de la démocratie. » Il déclare qu’il est « déterminé à aller au
bout des réformes », et appelle à la création d’un « large front » pour les
défendre. Il s’attaque violemment au FIS. Le passage à l’économie de
marché a été « contrarié par des débats marginaux » et par des partis qui
« ont tenu à une population désemparée des promesses démagogiques de
miracles culturels, économiques et sociaux à brève échéance ». Malgré les
attaques dont il a été l’objet de la part de dirigeants de son parti, il annonce
que le processus de réformes va « s’accélérer en 1991, grâce notamment à
la libération du commerce extérieur », un des grands enjeux des réformes
économiques, le second front ouvert par les réformateurs.
Les réformes économiques

Parallèlement à cette activité politique tumultueuse que connaît l’Algérie


durant l’année 1990, une réforme économique de fond est engagée. En
quatre années de réflexion, les réformateurs sont arrivés à élaborer une
démarche globale, qu’ils mettront en œuvre de manière coordonnée. La
pensée économique des réformateurs est consignée dans une série de cinq
livres, les Cahiers de la Réforme, auxquels s’est intéressé le chercheur
libanais Georges Corm. Nous reprenons des extraits de son analyse publiée
dans la revue Machrek-Maghreb de mars 1993.
Georges Corm note que la réforme économique algérienne n’a pas donné
lieu à « l’inflation galopante, la débandade du taux de change, les chutes de
production et d’exportations et les dramatiques réductions de niveau de vie
expérimentées, à des degrés divers et durant des périodes variées, par
beaucoup de pays d’Amérique latine, de l’Europe de l’Est ou la Russie ».
L’équipe qui met en place le dispositif vient essentiellement du
secrétariat d’Etat, puis du ministère du Plan, une structure qui a longtemps
mené une lutte sourde contre l’option industrialisante de Belaïd Abdessalam
dans les années soixante-dix. Autour de Ghazi Hidouci, elle regroupe
Mohamed Salah Belkahla, et d’autres managers qui ont fait leur carrière
dans les entreprises, comme Amar Kara, Mohamed Ghrib, Smaïl
Goumeziane et Hadj Nacer.
« En deux ans, 1986 et 1987, cette équipe avait mis au point un ensemble
de projets de réformes de structures dans tous les domaines économiques et
sociaux », note Georges Corm. « La réforme algérienne, ajoute-t-il, n’a pas
été faite de touches successives et aménagements progressifs, sous le coup
de la pression des bailleurs de fonds extérieurs exercée à l’occasion des
rééchelonnements successifs de la dette extérieure. Elle a été le fruit de la
réflexion d’une équipe relativement homogène, ayant travaillé hors de tout
mécanisme officiel ou bureaucratique dépendant d’un organisme
administratif. »
Tous les aspects de la vie économique et sociale sont abordés.
L’autonomie des entreprises publiques, le changement du système de
planification et l’assouplissement du Statut général du travailleur (SGT),
qui régit les relations de travail, la question de la valeur externe du dinar en
relation avec le système des prix et des revenus, les techniques, institutions
et instruments financiers, l’administration centrale, la santé, la sécurité
sociale, et enfin, le secteur agricole et coopératif.
La réforme est menée d’abord sur le plan législatif, et les premières lois
sont adoptées en janvier 1988. Georges Corm note que les réformateurs
« ne cherchent pas le démantèlement du secteur public productif, mais son
insertion dans une économie de marché où la monnaie et la gestion
monétaire reprennent tous leurs droits. Les réformateurs seront souvent
accusés de monétarisme doctrinaire, accusation un peu paradoxale, puisque
leur approche n’invoque pas, comme devrait le faire toute approche néo-
libérale orthodoxe, la liquidation des entreprises publiques économiques
(EPE) impliquées dans la production pour faire place nette et exclusive au
secteur privé ».
Le schéma théorique bâti pèche par certaines candeurs. Pour mettre fin à
la bureaucratie qui paralyse l’économie, les réformateurs ne veulent pas
recourir aux directives administratives qui ont fait tant de mal, mais
préfèrent plutôt mettre en place les instruments nécessaires et les règles du
jeu, à charge pour chaque partenaire de jouer son rôle dans la nouvelle
dynamique. Aux entreprises de réaliser leur propre redéploiement
industriel, aux banques d’apprendre à financer, aux partenaires sociaux de
négocier les salaires. Il n’y a pas d’a priori pour ce qui concerne la
privatisation du secteur public : les règles du marché lui permettront d’aller
à la performance ou de mourir. « Seules les missions de type stratégique
pour le compte de l’Etat ou les contraintes de service public peuvent donner
lieu à subvention, le reste des activités doit se dérouler dans la
“commercialité”, c’est-à-dire être soumis à la régulation par le marché. »
Ce sont les Fonds de participation, au nombre de huit, qui ont pour
mission de gérer les valeurs mobilières de l’Etat et de veiller à la rentabilité
de ce vaste portefeuille. Afin d’éviter que les Fonds ne se transforment en
organe de tutelle, les réformateurs ont prévu qu’aucun d’entre eux ne pourra
détenir une majorité d’actions dans une EPE.
Lorsque le gouvernement de Mouloud Hamrouche est installé en
septembre 1989, il constate que « le succès de la réforme économique est
largement conditionné par l’accélération des réformes politiques, qui
peuvent seules permettre une relève de générations dans le haut personnel
dirigeant politique et administratif », selon Georges Corm.
Le gros morceau fut cependant le monopole sur le commerce extérieur,
confié jusque-là à une dizaine de grandes sociétés nationales pour
l’essentiel des importations du pays. C’est en effet là que se situe une des
clés, sinon la clé, de toute la corruption des années précédentes. L’Algérie
importait pour 12 à 14 milliards de dollars de produits par an. Sur ce chiffre,
les commissions, pots-de-vin, surcoûts et gaspillages sont énormes, et
Abdelhamid Brahimi, ancien chef du gouvernement, les a évalués à 26
milliards de dollars. Déjà, un décret du 18 octobre 1988 avait abrogé
partiellement ce monopole. Il faudra cependant attendre la nouvelle
Constitution de février 1989 pour pouvoir mettre en place les lois
nécessaires pour y mettre fin.
La loi sur la monnaie et le crédit bouleverse les règles de gestion de la
monnaie. Elle donne à la Banque centrale un rôle-clé dans le dispositif, en
en faisant « un centre de pouvoir monétaire et financier tout à fait
indépendant du ministère des Finances », selon Georges Corm.
L’inamovibilité du gouverneur et des vice-gouverneurs, nommés par le chef
de l’Etat pour une période de six ans, renforce l’indépendance de l’institut
d’émission. La nomination à la tête de la Banque centrale de Hadj Nacer
Rostomi, un orthodoxe de la gestion financière qui se montrera
intransigeant, lui permettra de jouer ce rôle. Symbole de cette orthodoxie :
Hadj Nacer est un mozabite, qui sont considérés en Algérie comme des
gens particulièrement avares.
La loi confie à la Banque centrale des missions très diverses, comme la
fixation du taux de change du dinar, l’agrément des investissements
étrangers et des concessionnaires, appelés à investir et assurés du
rapatriement de leurs bénéfices. Les sociétés et banques étrangères peuvent
s’établir en Algérie, avec l’accord de la Banque centrale.
Lorsque l’équipe au pouvoir s’en va en juin 1991, à la suite du dérapage
de la grève générale du FIS, il ne reste plus au dispositif en place que
quelques lois : le code du commerce et une nouvelle loi sur la sécurité
sociale, notamment. La réforme fiscale, la plus complexe et la plus difficile
à mener, est ébauchée, mais c’est un travail de longue haleine, qui n’est pas
encore engagé plusieurs années après. C’est pourtant là que se situe une des
principales causes de la crise, car les fortunes en circulation, travaillant le
plus souvent dans des circuits parallèles, échappent à l’Etat et à
l’investissement, et sont la principale cause des déséquilibres financiers.
Quant au code des investissements, que Sid-Ahmed Ghozali et Belaïd
Abdessalam ont passé une année à préparer, avant que Mourad Benachenou
l’adopte en deux mois, il était parfaitement inutile, car toutes les
dispositions qu’il prévoit sont déjà contenues dans des textes antérieurs.
Malgré sa cohérence et la solidarité de l’équipe qui l’a élaborée, la
réforme économique algérienne a donné des résultats mitigés. Les raisons
de son demi-succès ne sont pas encore analysées, mais on peut en énumérer
les principales.
1. La conjoncture politique interne est hostile. L’opposition algérienne
n’arrive pas à se convaincre qu’une équipe née dans le système puisse
travailler précisément pour changer ce même système. L’opposition
démocratique comme les partis islamistes ne manquent pas une occasion de
dénoncer le gouvernement. La victoire du FIS aux élections communales de
juin 1990 augmente la crainte des courants démocrates qui finissent,
sincèrement ou non, par accuser le gouvernement et son parti d’être de
connivence avec le FIS.
2. Le gouvernement, qui comptait sur l’appui, ou au moins sur la non-
hostilité de l’opposition, à qui il a offert une ouverture politique totale, se
trouve en plus contrarié par les courants conservateurs au sein de son propre
parti, le FLN. Certes, le FLN adopte les réformes, mais des personnalités,
comme Belaïd Abdessalam, lui sont hostiles, alors que d’autres, en
désaccord avec les réformateurs dans le domaine politique, mènent d’autres
campagnes de dénigrement systématique.
3. Le président Chadli, qui semble avoir totalement adhéré à un certain
moment à la démarche des réformateurs, est dans une position politique
assez fragile. Il lui apporte son soutien tant que les oppositions sont
modérées, mais dès que le FIS descend dans la rue, Chadli laisse faire les
militaires.
4. Le gouvernement des réformateurs lui-même, portant un projet
particulièrement ambitieux, a probablement surestimé la capacité de ses
partenaires sociaux et politiques de jouer le jeu démocratique et d’adhérer
aux changements, qui leur ont pourtant permis d’exister. L’extraordinaire
capacité de mobilisation du FIS, qui a peu de chose à proposer dans le
domaine économique, montre le décalage entre la société réelle, et ce que
les réformateurs en attendent.
5. Les réformateurs ont choisi de mener les réformes avec le soutien du
FLN, mais ont négligé la communication politique envers les autres partis,
d’une part, et la pédagogie en direction de la population, d’autre part. Le
gouvernement Hamrouche a choisi d’agir, laissant le soin aux partis de
constater sur le terrain que le programme annoncé est réellement appliqué.
Certains partis ont interprété cette attitude comme un dédain, un mépris de
la part des réformateurs, d’où beaucoup de malentendus qui se sont avérés
irréparables. En outre, le populisme du FIS a réussi à battre le discours
rationnel des réformateurs, privant les réformes d’une base sociale qui lui a
cruellement fait défaut.
6. Dans l’application des réformes économiques, un débat s’est instauré
au sein même de l’équipe chargée de les mener : quelles sont les priorités,
et à quel rythme faut-il mener le changement ? Partisans de l’ouverture de
tous les fronts se sont affrontés à ceux qui prônent une démarche graduelle,
secteur par secteur. Ce débat est élargi d’ailleurs aux autres secteurs de
l’activité sociale, culturelle et politique. Visiblement, les réformateurs
n’avaient pas les moyens et les institutions en mesure de mener toutes les
batailles en même temps, allant de l’école à la santé, en passant par la
fiscalité, les banques et les entreprises. Ils semblent avoir adopté une
démarche pragmatique, s’attaquant aux gros secteurs, comme les
entreprises et les banques, et reculant lorsqu’ils s’aperçoivent que la
situation n’est pas mûre dans un secteur, comme ce fut le cas pour
l’université et la santé. Paradoxalement, la réforme a été bien acceptée dans
des secteurs comme l’agriculture, où le niveau intellectuel est bas, mais où
l’intérêt du public concerné est immédiat. En revanche, dans les secteurs de
l’université ou de la santé, où le personnel est théoriquement mieux outillé
pour comprendre la nouvelle démarche, ce fut l’échec.
7. L’armée, qui voyait d’un mauvais œil la rue éclater en manifestations
et marches, était sceptique face à cette réforme économique, dont elle ne
percevait pas réellement les objectifs. La haute hiérarchie de l’armée était,
en plus, inquiète. Habituée à gérer certains conflits dans des cercles
restreints, loin des yeux et des oreilles du public, elle refusait que certaines
choses soient étalées à la connaissance de tous. La publication de la liste
des bénéficiaires illégaux de terres agricoles, incluant des proches de
militaires de haut rang, sonne comme un avertissement.
L’armée, habituée aussi à gérer son budget de manière autonome,
pratiquement en dehors des structures normales, n’admet pas non plus cette
nouvelle pratique qui contraint un ministre de la Défense d’aller défendre
son budget devant les députés, et risquer de voir ainsi l’Assemblée
nationale le refuser. Pour les réformateurs, pourtant, il était hors de question
de rogner les éventuels privilèges de l’armée. Il s’agissait simplement de les
aménager de manière plus transparente, pour redonner à l’institution
militaire sa crédibilité, et par là-même, son autorité. Mais la
communication, là aussi, semble avoir fait défaut.
8. L’économiste Abdelmadjid Bouzidi a parlé d’une « alliance contre
nature » qui s’est tissée contre les réformes économiques, entre des
partenaires que tout sépare, du moins théoriquement. Travailleurs,
managers et rentiers se sont trouvés dans la même tranchée contre les
réformes, alors que les retombées sur les uns et les autres étaient totalement
différentes. « La haute bureaucratie industrielle et bancaire » était hostile à
la réforme, car elle touchait ses privilèges. Le banquier ne pouvait plus
accorder des crédits à qui il voulait, le haut responsable ne pouvait plus
introduire ses proches auprès des banques, qui étaient appelées à travailler
selon les règles strictes de la commercialité.
9. Les patrons privés, habitués à des bénéfices élevés par rapport à leur
investissement initial, n’ont pas admis les nouvelles règles, qui bloquent
l’accès facile au crédit et aux matières premières. Travaillant selon des
normes peu performantes, ils ont eu peur de la concurrence du capital
étranger. Le secteur du textile en est l’illustration parfaite. La fédération du
textile demande à la fois des crédits et des devises bon marché pour investir
et pouvoir importer des matières premières, la liberté des prix pour vendre
en Algérie, et le maintien de l’interdiction d’importer pour garder le
monopole du marché intérieur.
10. Les chefs d’entreprises publiques, les banquiers et la haute
administration n’ont pas su s’engager dans la brèche offerte par la réforme
économique. Au cours de conférences annuelles organisées depuis la moitié
des années quatre-vingt, les gestionnaires ont plaidé pour le changement des
méthodes de gestion. Mais lorsque leurs prérogatives ont été élargies, ils ont
été peu imaginatifs, demandant l’assainissement total des entreprises avant
d’engager la moindre action, et refusant de prendre les mesures
impopulaires nécessaires à leur relance
11. L’environnement international était particulièrement hostile aux
réformes économiques algériennes. Les banques internationales ont refusé
d’accompagner le mouvement, parfois pour des raisons politiques, parfois
parce qu’elles n’admettaient pas ces changements réalisés en dehors des
schémas convenus selon les règles de l’orthodoxie imposée par les grandes
places financières. Le gouvernement algérien n’attendait, certes, pas un
comportement de la communauté internationale similaire à celui qui fut
adopté en faveur de pays comme la Pologne, l’Egypte, ou certains pays
d’Amérique latine, qui se sont vu éponger une partie ou la totalité de leur
dette. Mais il ne s’attendait pas non plus au verrouillage qui s’est opéré,
notamment de la part de la France.
Au moment où le FMI a admis le bien-fondé des réformes économiques
algériennes, il était trop tard. Pourtant, note Georges Corm, « au cours des
négociations avec la Banque mondiale et le FMI, les seuls points de tension
auront porté sur le rythme et les taux de dévaluation » du dinar. Le FMI et
la Banque mondiale voulaient un rythme rapide, pour que les taux officiel et
parallèle du dinar soient rapidement égaux. Les réformateurs estimaient, de
leur côté, que l’assainissement des circuits commerciaux devait conduire à
une amélioration progressive du cours du dinar. Cet objectif sera presque
atteint vers la mi-1991, mais le dérapage avait déjà commencé, le FIS
s’étant lancé à l’assaut du pouvoir.

L’islamisme radical en Algérie

La violence qui embrase l’Algérie après l’interruption des élections


législatives de décembre 1991 a déjà un précédent, qui n’avait cependant
pas réussi à faire autant de dégâts : c’est l’aventure de Bouyali, qui
commence à la fin des années soixante-dix, et se termine le 3 janvier 1987
de manière dramatique. Mustapha Bouyali — dit Cheikh Yacine — est un
moudjahid ayant fait la guerre de libération dans la wilaya 4 (centre du
pays). Militant FLN, il demande à être candidat aux élections législatives en
1977, époque où, comme beaucoup d’Algériens, y compris des militants
FLN, il souhaitait une plus grande islamisation de la législation. D’ailleurs,
il avait déjà commencé à prêcher à la mosquée d’El-Achour, où réside sa
famille, dès les années soixante-dix.
A l’origine, selon les témoignages d’anciens compagnons de Bouyali,
lorsque l’organisation qu’il veut mettre sur pied à la fin des années
soixante-dix apparaît, c’est une simple manière de protester contre la
« déviation des moeurs » à laquelle il veut remédier. L’organisation, encore
très modeste, a été divisée en deux groupes — celui d’Alger-Sahel et celui
de la Mitidja. On notera que, près de quinze ans plus tard, ce sont ces deux
régions qui sont les premières à s’embraser. Ce ne sera pas la seule
similitude.
Petit à petit, le mouvement de Bouyali prend forme, se transforme,
touche de nombreux relais, ce qui lui permet la création du Mouvement
islamique en Algérie (MIA). Il envoie aux autorités un mémorandum en
treize parties, et élabore un Dalil, guide en quatre-vingt-dix-neuf parties,
avec pour but de créer une république islamique en Algérie, afin d’arriver à
un régime qui regrouperait tous les pays islamiques, avec pour capitale La
Mecque.
Les principaux lieutenants de Bouyali connaîtront des fortunes diverses.
Belkacem Boukasmia, du groupe de Sidi-Bel-Abbès, meurt durant les
incidents de la mosquée de La Mecque, en 1979. Occupée par des
fondamentalistes, cette mosquée est reprise par le fameux capitaine Barril.
Il n’a pas été possible d’établir la raison pour laquelle le militant islamiste
algérien s’y trouvait, certains islamistes de sa région affirmant qu’il y était
par hasard, d’autres estimant qu’il était déjà membre d’une autre
organisation ayant des liens avec des groupes fondamentalistes saoudiens.
Ahmed Merrah, homme énigmatique, haut en couleur, est arrêté le 17
janvier 1983. Il est la star du procès qui se déroule devant la cour de sûreté
de l’Etat en mai 1985, où il est condamné à douze ans de prison. Les
Mansouri offrent, quant à eux, quatre frères au groupe de Bouyali. L’aîné,
Abdelaziz, sera tué dans la forêt près de Larbaa, sur les hauteurs de la
Mitidja, lors d’un accrochage en novembre 1985. Méliani, blessé,
Abderrachid et un autre, plus jeune, sont arrêtés et condamnés. Ils seront
graciés une première fois en 1989. Méliani, arrêté une deuxième fois dans
l’affaire de l’aéroport d’Alger, sera condamné à mort et exécuté durant l’été
1993.
Abdelkader Chebouti reste, quant à lui, un mystère. Arrêté une première
fois, condamné à mort en 1987, gracié en 1989, il reprend le maquis peu
après l’interruption des élections. Il devient célèbre sous le nom de général
Chebouti, avant d’être donné pour mort durant l’été 1992. Depuis, aucun
islamiste arrêté n’a déclaré l’avoir rencontré. Le quotidien le Matin avait
même annoncé sa mort, en août 1992, ce qui lui avait d’ailleurs valu une
suspension.
En 1981, le groupe de Bouyali commence à s’activer. Ahmed Merrah est
chargé de trafiquer les documents pour les voitures utilisées par le MIA, et
d’organiser la logistique. Le 30 avril 1981, Bouyali organise un
rassemblement des prédicateurs d’Alger et de nombreuses autres villes. Il
propose une marche pacifique pour le lendemain, en vue de demander
l’application de la chariaa et la libération d’islamistes arrêtés peu
auparavant à Sidi-Bel-Abbès. Ali Belhadj est présent. La réunion refuse la
proposition de Bouyali.
En mai 1981, Merrah se fait embaucher pendant quinze jours à la société
nationale de construction et de travaux publics d’El-Achour, près d’Alger. Il
emporte 2,4 millions de dinars, pour financer le mouvement.
Deux mois plus tard, en juillet, le MIA fabrique une première bombe
qu’il expérimente. Y participent des personnes qui ont totalement disparu
de la mouvance depuis : Benmiradi, Bousnina et Charef. Le groupe est
cependant repéré, et le 3 octobre, Bouyali échappe à une tentative de
kidnapping à la sortie de son travail, menée par des agents de la sécurité
militaire, selon les déclarations de ses compagnons devant le tribunal.
L’année 1982 sera plus animée. En août, Bouyali est plébiscité « émir »,
à la tête des « Volontaires pour la cause de Dieu » (el moutatouyine fi sabil
ellah). Lorsque les forces de sécurité opèrent une série d’arrestations, dont
celle d’Abbassi Madani, après le rassemblement du 12 novembre à
l’université d’Alger, Bouyali, hostile aux méthodes classiques de lutte
politique, pense qu’il a eu raison de prôner la manière forte face aux autres
leaders islamistes, qui se contentaient des prêches et de l’éducation.
Cinq jours plus tard, le 17 novembre 1982, en compagnie de Ahmed
Merah et Abdelkrim Benramdane, Bouyali tire pour la première fois sur les
forces de sécurité. Il s’agit d’un barrage de gendarmerie près de Oued-
Rommane, dans la périphérie ouest d’Alger. Les trois hommes,
accompagnés de deux autres, Omar Ferhat et Mohamed Bousnina, attaquent
ensuite un dépôt d’une société d’Etat pour dérober cent soixante kilos de
TNT. C’est alors l’engrenage, avec notamment un nouvel essai d’une
bombe à Alger-Plage, et un vol d’explosifs à Cap-Djinet, à l’est d’Alger.
Finalement, le 10 décembre 1982, un mandat d’amener est lancé contre
Bouyali : désormais, son action se passe totalement dans la clandestinité.
Parallèlement, une action politique naïve, sinon franchement
rudimentaire, est menée. Des tracts sont adressés à l’ambassade d’Union
soviétique, demandant aux Soviétiques de ne pas s’ingérer dans les affaires
algériennes comme ils le font en Afghanistan.
Début 1983, le groupe de Bouyali, qui se trouve pourchassé, mène une
activité effrénée, mais ses hommes tombent un à un. Ahmed Merrah est
arrêté le 17 janvier, au cours d’un accrochage à son domicile d’El-Madania,
sur les hauteurs d’Alger, incident durant lequel un officier de gendarmerie,
Ahmed Hadj-Sadok, est blessé.
Les offensives se multiplient entre éléments de Bouyali et forces de
l’ordre, et le 26 janvier, au cours d’un accrochage à Oued-Rommane,
Benramdane, qui avait réussi à se dégager deux jours plus tôt en tirant sur
les policiers à Bab-El-Oued, est tué, un gendarme blessé.
L’organisation de Bouyali ne réussit pas à s’implanter sérieusement à
l’est du pays. En revanche, à l’ouest, des embryons naissent. L’un d’eux, à
Sidi-Bel-Abbès, est notamment animé par Bachir Fekih, qui mourra durant
l’été 1991, quelques mois après avoir dénoncé, à la télévision,
l’aventurisme de Abbassi Madani.
1983 marque donc l’échec d’une organisation, mais Bouyali repart à
l’assaut. Il remet sur pied quelques réseaux, et un patient travail lui permet
de survivre. Pour lui, le Rubicon est franchi, mais grâce à certains contacts,
les autorités tentent de le persuader de discuter. Les discussions permettent
d’organiser une rencontre entre Bouyali et Hedi Khediri, ministre de
l’Intérieur, mais c’est l’échec, selon l’hebdomadaire Algérie-Actualités.
Bouyali était méfiant : son frère Mokhtar avait été en effet tué dans une
fusillade, apparemment par erreur, alors qu’il sortait de chez lui, en janvier
1983.
Recherché d’un côté, reçu de l’autre, Bouyali prépare des attentats. Les
forces de sécurité découvrent à son domicile des plans détaillés de la villa
ainsi que l’emploi du temps de Mohamed Cherif Messaadia, alors numéro
deux du FLN. Il peut aussi profiter de la libération d’une centaine de
détenus islamistes, en mai 1983, pour opérer de nouveaux recrutements. Il
reprend donc son travail de fourmi, et réussit, le 7 février 1985, à présider
une réunion à Abaziz, près de Bougara, en présence de vingt et une
personnes. En comptant Bouyali, ils sont donc vingt-deux : chiffre symbole,
car en 1954, ils étaient aussi vingt-deux à décider de créer le FLN. La
réunion aboutit à la création de sept commissions : armement, chariaa,
finances, fida (guérilla), renseignements, liaisons, logistique. Une personne
est nommée à la tête de chaque commission, avec le grade de commandant.
Pendant que ces nouvelles structures vont faire leurs premiers pas sur le
terrain, le premier procès du Mouvement islamique en Algérie, nom qu’a
pris le groupe armé de Bouyali, se tient devant la cour de sûreté de l’Etat de
Médéa. C’est là que les premiers compagnons de Bouyali font connaissance
avec la justice. Parmi eux, un jeune encore inconnu, Ali Belhadj, est
condamné à trois ans de prison.
Cela n’empêche pas Bouyali de continuer son travail de restructuration.
Une autre réunion se tient dans la montage de Chréa pendant dix jours,
présidée par Bouyali. Le pays est divisé en dix régions, selon un autre
découpage géographique, qui vient doubler les dix commissions déjà
créées. Les organigrammes, élaborés sans tenir compte des réalités, se
succèdent. Le plus élaboré semble atteint à ce moment-là, lorsqu’une
organisation géographique est doublée d’une structuration par commission.
Le MIA est alors ainsi organisé :
— 1ère région (Sud-Est) : El-Oued, Touggourt, Ouargla, avec à sa tête
Mahmoud Benomar, dit commandant Abdallah.
— 2e région (Sud) : Ghardaïa, Tammanrasset, Illizi, Adrar, avec pour
responsable Mustapha Maïz, dit commandant Mahi.
— 3e région (Sud-Ouest) : Djanet, Tindouf, Béchar, Mecheria, El-
Bayadh, avec à sa tête Boulenouar Taïbi, dit commandant Tahar.
— 4e région (Centre-Est) : Laghouat, Djelfa, Biskra, Batna, Khenchela,
dirigée par Maamar Touati, alias commandant Khaled.
— 5e région (Est) : Tébessa, Oum-El-Bouaghi, Guelma, Souk-Ahras,
dirigée par Abdelkader Chebouti, dit commandant Othmane.
— 6e région (Nord-Est) : Skikda, Milia, Constantine, Sétif, avec à sa tête
Abdelaziz Lahouidj, dit commandant Slimane.
— 7e région (Centre-Est) : Béjaïa, Bordj-Bou-Arriredj, M’Sila, Tizi-
Ouzou et Bouira, dirigée par Abdelaziz Mansouri, dit commandant Hamza.
— 8e région (Centre) : Boumerdès, Alger, Tipaza, avec comme patron
Méliani Mansouri, dit commandant Méliani.
— 9e région (Centre-Ouest) : Blida, Aïn-Defla, Médéa, Chlef,
Tissemsilt, Tiaret. Elle est dirigée par Djaafar Berkani, dit commandant Sid-
Ali.
— 10e région (Ouest) : Mascara, Saïda, Oran, Mostaganem, Sidi-Bel-
Abbès, Aïn-Témouchent, dirigée par Azzeddine Baa, dit capitaine Zakaria.

Les mêmes hommes exercent parallèlement des responsabilités au sein


des commissions.
— Commission législation : Abdelkader Chebouti.
— Commission armement : Mahmoud Benomar, secondé par Mohamed
Amamra.
— Commission fida : Abdelaziz Mansouri.
— Commission finances : Abdelaziz Lahouidj, secondé de Brahim
Mansouri (capitaine Hadj-Brahim), Omar Djenadi (capitaine Omar
Salaheddine).
— Commission liaisons : Méliani Mansouri, avec Rachid Mansouri
(capitaine Abderrachid Youssef).
— Commission équipement et moyens matériels : Maammar Touati
(commandant Khaled), assisté de Mohamed Rabhi (capitaine Menad),
Abderrahmane Hattab (capitaine Tahar).
— Commission information et renseignements : Tayeb Boulenouar
(commandant Tahar) et Mohamed Khida (capitaine Mourad).
Mais là encore, cela ne dure pas longtemps, et peu après, Bouyali décide
un nouveau déploiement des maquis, en les répartissant en quatre régions
seulement, l’ancien étant visiblement trop ambitieux. La première région
regroupe désormais Alger, Boumerdès, Tipaza, et elle est dirigée par
Bouyali lui-même. Blida est confiée à Mahmoud Benomar, qui est tué
quelques mois plus tard. Tizi-Ouzou a à sa tête Méliani Mansouri, et
Abdelkader Chebouti est chargé de diriger les maquis qui s’étendent jusqu’à
la région de Chlef. En réalité, seules Alger et Blida ont de véritables
réseaux.
Le MIA est alors mûr pour passer à l’action. Dans la nuit du 21 au 22
août 1985, à la veille de l’Aïd, le groupe s’empare de la paie des travailleurs
de la DNC, une entreprise d’Etat, à Aïn-Naadja, près d’Alger. Le gardien
est ligoté et bâillonné, le téléphone coupé. Butin : près d’un million de
dinars, qui permettent de financer les prochaines opérations.
Mais c’est dans la nuit du 26 au 27 août 1985, nuit sacrée — celle de
l’Aïd-EI-Adha — que se déroule l’action qui allait marquer une coupure
définitive entre l’islamisme activiste et les autorités : l’attaque de la caserne
de la police de Soumaa, près de Boufarik, dans la Mitidja. L’attaque est
menée par dix-sept à dix-huit personnes, dirigées par Bouyali lui-même.
Elle se solde par la mort d’un vieux brigadier de police, Boualem
Boukazoula, ligoté et tué à coups de sabre, et le vol d’une quantité d’armes.
Ce n’est qu’une semaine plus tard, le 3 septembre, que la presse annonce
le vol déjà largement connu par la rumeur. Le MIA est alors traqué de
manière serrée, et les hommes de Bouyali commencent à tomber. Le 21
octobre, c’est cependant la stupeur. Les capacités du MIA sont
apparemment encore sous-estimées, car cinq gendarmes sont tués dans une
embuscade dans la région de Larbaa. Bouyali perd aussi quelques
compagnons. Abdelaziz Mansouri est tué, son frère Méliani blessé et fait
prisonnier. Egalement blessé et capturé, Mehdi Rabah. Six membres du
groupes réussissent à prendre la fuite.
Jusque-là, les autorités algériennes ne parlent pas du caractère religieux
de l’affaire, mais l’assassinat d’un policier et de gendarmes provoque une
vive émotion. Le 25 octobre, pendant un prêche du vendredi, Ahmed
Hamani, président du Conseil supérieur islamique, condamne « l’utilisation
de la violence entre musulmans ». Quelques jours plus tard, l’écrivain
Kateb Yacine dénonce l’intégrisme au Maghreb. Le monde politique et les
milieux intellectuels restent cependant assez prudents, le pouvoir donnant à
l’affaire une simple tournure policière.
Face à la pression des forces de sécurité, le groupe de Bouyali décide la
dispersion. Par petits groupes (deux à trois), ils tentent de se fondre dans la
Mitidja, mais c’est apparemment l’échec. Le 2 novembre, l’agence APS
annonce la mort de deux intégristes, et la capture d’un troisième. Le 5
novembre, Amamra est arrêté à Hatatba, dans la Mitidja. Le lendemain,
Chebouti est arrêté et Fodhil tué à Oued-El-Alleug. Repérés dans une
gargote, ils blessent deux gendarmes, mais ils sont cernés et capturés. Trois
pistolets sont découverts chez eux, et quatre mitraillettes cachés dans les
fourrés retrouvées.
Le MIA semble alors décapité, et le dernier noyau autour de Bouyali se
réfugie dans la forêt, près de Larbaa, où il réussit à survivre. Il passe l’année
1986 dans des conditions difficiles, et ne peut guère élargir ses réseaux ou
opérer des recrutements. Selon certaines versions, Bouyali aurait réussi à se
rendre quelque temps à l’étranger, mais rien ne permet de l’affirmer avec
certitude.
Le samedi 3 janvier 1987, Bouyali et ses compagnons décident de
changer de refuge. La situation est intenable pour eux dans la région de
Larbaa, où l’étau s’est resserré. Ils veulent se rendre dans la région de
Bouira, à l’est, où ils pourraient se réfugier dans les maquis autour de
Lakhdaria. Il pleut cette nuit-là. Leur camionnette roule doucement, car la
route est mauvaise. Soudain, c’est l’enfer. Les forces de sécurité, au courant
de ce déplacement, leur tendent une embuscade. Bouyali, Maamar Touati,
Abdelaziz Aghrib et Abdelaziz Mahi sont tués sur le coup. Trois autres,
Boulenouar Taïbi, Mustapha Hamza et Abdelaziz Lehouidj sont blessés et
capturés. Lehouidj meurt quarante-huit heures après. Le chef de l’unité
d’élite de la police qui a mené l’assaut, Noureddine Belhedjam, est tué.
Lorsque, six mois plus tard, le 15 juin, s’ouvre le procès du MIA devant
la cour de sûreté de l’Etat, un seul membre important du groupe, Djaafar
Berkani, est encore en liberté, mais il est serré de près par les forces de
sécurité. Dans la nuit du 25 au 26 juin, il est repéré à Bab-El-Oued, mais
réussit encore une fois à s’en sortir, après une fusillade dans laquelle un
commissaire de police est blessé. Trois jours plus tard, le 29 juin, au
moment où le procureur requérait la peine de mort par contumace contre
lui, Berkani est abattu dans une cache à Badjarah.
Le procès se déroule du 15 juin au 10 juillet 1987. La cour est présidée
par Saad Abdelaziz, et le procureur en est Ali Sahraoui. Une cinquantaine
d’avocats, parmi lesquels les ténors du barreau, comme le bâtonnier d’Alger
Ahmed Belloula, le président de la Ligue algérienne des droits de l’homme
Miloud Brahimi, ainsi qu’un observateur d’Amnesty International, assistent
au procès. Trois condamnations à mort sont prononcées, contre Méliani
Mansouri, Abdelkader Chebouti et Mohamed Amamra.
On croit alors l’affaire Bouyali terminée. Mais elle rebondit après les
événements d’octobre 1988. Le multipartisme, qui donne naissance au FIS,
relance l’affaire, lorsque le parti de Abassi Madani considère les hommes
de Bouyali comme ses militants : Ali Belhadj avait connu Bouyali et fait
trois ans de prison. Le FIS mène donc campagne, dans ses prêches et par le
biais d’El-Mounkidh, son journal, pour leur libération. Curieusement, le
PAGS, alors dirigé par Sadek Hadjerès, appelle lui aussi à des mesures en
faveur des hommes de Bouyali.
Lorsque la cour de sûreté de l’Etat est supprimée, par une loi proposée
par Ali Benflis, alors ministre de la Justice, le dossier du groupe de Bouyali
est transmis à la cour d’assises de Blida. Les hommes de Bouyali sont alors
partagés. Certains veulent faire appel, d’autres veulent demander des
mesures de grâce, et un dernier carré estime que ce n’est pas à un pouvoir
qu’ils contestent qu’il appartient de leur pardonner.
Le 15 octobre, s’ouvre devant le tribunal de Blida le procès de quinze
personnes qui ont fait appel. Initialement, quarante-deux personnes avaient
fait appel, mais vingt-sept avaient mis fin à la procédure les concernant, à la
suite de contacts ayant laissé entendre que des mesures de grâce leur
seraient accordées à l’occasion du 35e anniversaire du 1er novembre.
Comme les mesures de grâce ne peuvent être accordées à des hommes dont
le procès n’a pas épuisé toutes les procédures, ils préfèrent ne pas faire
appel pour être libérés dans l’immédiat. Parmi eux, on retrouve les ténors
du MIA, dont trois sont condamnés à mort (Chebouti, Méliani Mansouri et
Mohamed Amamra), quatre à la réclusion à perpétuité (Azzeddine Baa,
Rachid Mansouri, Lehouidj), et huit condamnés à des peines de vingt ans de
prison.
Le procès donne lieu à un grand spectacle. Abbassi Madani et Ali
Belhadj y assistent, et un « service d’ordre » de militants du FIS organise
les quelque 2000 personnes présentes près du tribunal. Parmi les avocats, on
note déjà la présence de Ali-Yahia et maître Khelil, membre de la Ligue des
droits de l’homme dirigée par Miloud Brahimi, qui assiste au procès à titre
d’observateur. Le procès est renvoyé devant la cour suprême.
Le procès s’enfonce dans une procédure, avant que la parade ne soit
trouvée pour mettre fin aussi bien à ce procès qu’à de nombreuses autres
affaires encore en suspens. Le ministre de la Justice, Ali Benflis, présente à
l’Assemblée nationale un projet de loi qui met fin à toutes les affaires ayant
un volet politique antérieures à 1988. C’est donc l’annulation des
poursuites, aussi bien pour les hommes de Bouyali que pour de nombreux
autres hommes politiques, parmi lesquels Ben Bella et Aït-Ahmed.
Cette loi est une mesure sérieuse d’apaisement, accueillie comme telle
par les différents milieux d’opposition. Mais au bout du compte, c’est
Abbassi Madani qui en sort gagnant. D’une part, il a réussi à rallier le
courant islamiste le plus radical, incarné par l’ancienne organisation de
Bouyali. Il a, d’autre part, le soutien des centaines de prêcheurs, représentés
par Ali Belhadj. Enfin, Abbassi se veut être lui-même le chef de file des
universitaires islamistes. Ainsi Abbassi Madani se place-t-il comme le
rassembleur de courants islamistes les plus divers, ce qui lui avait été
contesté quelques mois auparavant lors de la création du FIS.

Abbassi Madani prend le FIS

Le Front islamique du salut, premier parti politique religieux de l’Algérie


indépendante, se réclame héritier de l’Association des Oulémas de Cheikh
Abdelhamid Ben Badis, tout en soulignant l’universalité de l’islam, qui ne
peut être limité à un seul pays. Au cours d’une conférence de presse donnée
le 22 août 1989, après avoir déposé la demande d’agrément du FIS, Abbassi
Madani, membre fondateur, porte-parole et président du FIS, déclare que
son parti apportera « le salut à l’Algérie, à la nation islamique et à
l’humanité ».
Dans une interview à l’auteur, le 28 octobre 1988, Ali Belhadj déclarait
de son côté qu’il se considèrait comme l’héritier de l’Association des
Oulémas, sans pour autant rejeter ce qui a été apporté de positif par de
nombreux autres mouvements dans le monde islamique, tels que
l’Organisation des frères musulmans en Egypte ou le Hezbollah iranien. « Il
y a des vérités » dans les positions de ces organisations, mais si « la
révolution iranienne a éliminé des injustices, elle est aussi tombée dans des
pièges, avec des actes que condamne l’islam, comme l’injustice, l’abus dans
les exécutions, alors que l’islam prône une forme très développée de
pardon », disait Ali Belhadj.
Ce sont là des positions affichées au lendemain d’octobre 1988, à une
époque où Ali Belhadj venait de découvrir le poids de la rue, de la foule, et
alors qu’il se cherchait encore une voie pour propager ses idées. La
révolution iranienne avait donné une idée de ce que pouvait faire une foule
bien prise en main, mais Ali Belhadj ne semblait pas partager les excès qui
étaient apparus au pays de Khomeyni.
La référence à Ben Badis se justifie largement, car c’est l’homme qui, en
Algérie, est considéré comme celui qui a donné à l’islam politique ses
lettres de noblesse dans le mouvement national algérien. Quant à
l’ouverture sur le monde islamique affichée par Belhadj, elle semble avoir
deux raisons fondamentales. D’un côté, le réformisme islamiste apparu en
Algérie même dans les années quarante, sous les Oulémas, subissait
largement l’influence des grands leaders réformistes orientaux de la fin du
XIXe-début du XXe siècle, essentiellement Djamel-Eddine El-Afghani et
Mohamed Abdou ; d’autre part, le courant islamiste algérien s’est
développé de manière particulièrement rapide sous l’effet de la vague
islamiste qui a secoué tous les pays arabes sous l’influence de la révolution
iranienne.
En Algérie, l’Association des Oulémas a largement contribué à propager
l’idée d’identité algérienne, face aux partisans de l’assimilation. La célèbre
phrase de Abdelhamid Ben Badis, « l’Algérie est notre patrie, l’arabe est
notre langue, l’islam est notre religion », est restée l’un des plus célèbres
slogans du nationalisme algérien. Sa célèbre réponse à Ferhat Abbas, qui
déclarait avoir cherché partout la nation algérienne et ne l’avoir pas trouvée,
marque aussi une des coupures entre les Oulémas et le courant nationaliste
modéré d’avant la guerre d’indépendance.
Si l’Association des Oulémas a formé de nombreux cadres de la
révolution algérienne et lancé des écoles libres qui ont rayonné avant 1954,
elle a perdu beaucoup de terrain par la suite, en limitant son action à la
sphère culturelle. Le courant islamiste n’arrivera jamais à combler le retard
politique qu’il avait face au courant nationaliste activiste issu de l’ENA-
PPA-MTLD-FLN, promoteur de la guerre de libération.
Au lendemain de l’indépendance, les héritiers des Oulémas se retrouvent
dans une position d’autant plus vulnérable que certaines personnalités de
l’Association des Oulémas n’avaient pas basculé dans la guerre de manière
directe, comme le demandait le FLN. A cela, s’ajoute la répression, avec les
arrestations, les assignations à résidence, et l’impossibilité d’accéder aux
moyens de communication.
L’absence de théoriciens d’envergure a également gravement entravé
l’action du courant islamiste. A l’exception de Malek Bennabi, partisan
d’une vision scientifique du monde, aucun intellectuel se réclamant de
l’islam comme source d’inspiration n’a émergé réellement au lendemain de
l’indépendance.
Sous Boumediene, la même situation persiste. Les islamistes ne peuvent
s’exprimer, et l’orientation à gauche prise par le régime à partir de 1971
renforce le verrouillage qu’ils subissent. C’est pourtant durant la deuxième
moitié de l’ère Boumediene que le courant islamiste commence à relever la
tête. D’abord à l’université, qui connaît alors un véritable bouillonnement
politique, sous la poussée des communistes qui dominent l’Union nationale
des étudiants algériens (UNEA) puis l’Union nationale de la jeunesse
algérienne (UNJA). Les islamistes tentent de contrer les militants du PAGS,
puissants dans les structures de représentation et dans les comités de
volontariat qui animent la révolution agraire, mais ne réussissent guère à
percer.
Entre-temps, des leaders islamistes, dont Cheikh Sahnoun et Abdellatif
Soltani, appellent à voter contre la Constitution de 1976, après avoir tenté
de renforcer le contenu islamique de la Charte nationale de 1975. Plus tard,
Abdellatif Soltani publie les griefs du courant islamiste contre Boumediene
dans un livre, Siham El Islam (les Flèches de l’islam). Le livre est
largement adopté dans les milieux islamistes, mais il est plutôt mal accueilli
par l’opinion. On n’accepte pas notamment l’idée de Soltani selon laquelle
les Algériens tombés durant la guerre de libération ne sont pas des
chouhaha (martyrs).
La révolution islamique en Iran donne ensuite un puissant souffle au
courant islamiste en Algérie. Même l’apparence physique change : le
tchador fait son apparition puis s’étend. Chez les hommes, c’est le kamis,
longue tunique blanche, et la barbe qui constituent le signe distinctif de
ceux qui seront connus ensuite sous l’appellation de « frères musulmans »,
« intégristes », « khouandjia », ou autres.
La poussée des islamistes est d’abord sensible dans les différentes
universités et dans les « mosquées libres », construites grâce aux cotisations
de citoyens, souvent à faible revenu, mais certains parfois millionnaires, qui
donnent des sommes énormes, jusqu’à plusieurs millions de dinars. Elle
s’étend ensuite aux quartiers populaires, grâce à certains types d’actions
sociales lancées par les islamistes. Le ton violent adopté par les
prédicateurs, qui s’attaquent ouvertement au pouvoir, séduit les jeunes.
C’est ainsi qu’émerge progressivement un jeune prédicateur, qui fera
beaucoup parler de lui plus tard : Ali Belhadj.
Sous le parti unique, le courant islamiste atteint son apogée en 1982-
1983. En 1982, il organise à l’université d’Alger un rassemblement auquel
participent quelque 20 000 personnes. Ils occupent toute l’esplanade du
siège de l’université, ainsi que les rues avoisinantes, et débordent à
l’extérieur sur le tunnel des facultés. Un service d’ordre très strict encadre
une assistance particulièrement disciplinée.
Un programme politique en quatorze points est diffusé lors de ce
rassemblement, étroitement surveillé par les forces de sécurité, qui n’ont
cependant pas à intervenir. Ce rassemblement marque un tournant : il
constitue une démonstration de force, et plus personne ne peut désormais
ignorer le poids des islamistes. En même temps, il montre les faiblesses de
ce courant, qui ne semble pas avoir de stratégie de négociation ou de
confrontation avec le pouvoir.
Au sein du courant islamiste, cohabitent alors trois grandes tendances. La
première est favorable à un engagement plus important dans la vie
politique, sans que cela amène à sortir de la légalité. Elle semble alors avoir
pour chef de file Abbassi Madani. La seconde prône de continuer le travail
d’éducation et de formation, dans la ligne de l’Association des Oulémas.
C’est la plus modérée, et elle a pour chefs spirituels des hommes dans la
mouvance de Mahfoudh Nahnah et Cheikh Sahnoun. La troisième,
franchement activiste, prône la confrontation directe, violente et immédiate
avec un pouvoir jugé non musulman. Elle est dans la lignée de Mustapha
Bouyali.
La démarcation n’est jamais claire entre les trois mouvances, et chacun
peut agir à sa guise. A cause de conflits au sommet, il n’y a pas une
stratégie claire, ni une grande organisation structurée et homogène. Cela
conduit à l’éparpillement, avec l’apparition d’influences de mosquées,
chaque groupe suivant l’imam du coin qui est lui affilié à une des branches
du mouvement.
Une énorme action est cependant menée à la base, dans les quartiers, à
l’école et à l’université. Seul le monde du travail reste assez fermé à cette
vague, bien que les islamistes réussissent progressivement à s’introduire
dans les administrations où ils prennent des positions assez importantes en
nombre, mais peu influentes : ils recrutent dans le monde du petit
secrétariat, de la petite et moyenne administration, chez les employés jeunes
et d’un niveau d’instruction assez limité.
Les réseaux de solidarité se multiplient, et bientôt une grande
organisation informelle s’organise à l’échelle de tout le pays. Des leaders
apparaissent, des imams se joignent au mouvement et prennent
progressivement les mosquées, transformées en un redoutable système de
propagande et de mobilisation. Les discours renforcent leur violence contre
le pouvoir, attirant de plus en plus les jeunes qui découvrent qu’on peut
défier le pouvoir en toute impunité. Mais si le discours est violent et très
critique, le niveau des prêches reste relativement rudimentaire, les imams se
contentant de proposer la solution de l’Etat islamique, censée résoudre tous
les problèmes. Des actions simples réussissent aussi à renforcer le
mouvement, en frappant les esprits, comme cette véritable fraternité entre
les groupes, la solidarité entre islamistes, ou ces hommes qui se mobilisent
le vendredi pour apporter l’eau et la prière aux croyants. Cela frappe
l’imagination, offre un espoir aux plus jeunes, qui sont progressivement
intégrés dans un mouvement auquel ils finissent par tout donner. Le travail
de mobilisation des islamistes est d’ailleurs d’une efficacité extraordinaire.
Aucune tâche ne répugne aux militants, prêts à tout. Ils font de longs
voyages pour assister aux prêches, et reçoivent ce que dit l’imam comme
une vérité absolue, qui n’est ni à débattre ni à contester. Les « familles »
sont bien organisées, de manière très pratique, et la discipline est
particulièrement respectée.
C’est au niveau des idées que se posent cependant les plus gros
problèmes. Les islamistes n’ont pas de programme précis, cohérent,
moderne, en mesure de convaincre de manière rationnelle. Alors, c’est le
recours à l’irrationnel, dans une course frénétique dans laquelle Abbassi
Madani fait preuve d’un art peu commun.
Surpris par les événements d’octobre 1988, les islamistes s’engouffrent
dans la brèche, et se font manipuler de manière rudimentaire. C’est
notamment le cas lors de la célèbre marche du 10 octobre 1988. Au moment
où Chadli prépare un discours à la nation, une marche se déroule de
Belcourt à la place des Martyrs. Des témoignages directs et des écrits de
presse attestent que des hommes armés font partie des manifestants, ce
qu’avait remarqué le vieux Cheikh Sahnoun, qui craint une provocation. Il
appelle donc à annuler la marche, mais des ordres venant des proches de Ali
Belhadj la maintiennent. Il y aura trente-quatre morts lorsque, devant la
direction de la police, les parachutistes riposteront à des tirs provenant des
rangs des manifestants.
Pendant plusieurs mois, après octobre 1988, les islamistes se posent des
questions. Comment faut-il agir dans la période qui vient ? Comment
mobiliser les gens ? Faut-il accepter de jouer le jeu de la légalité, en allant
vers le multipartisme qui se dessine ?
C’est là que Abbassi Madani se révèle le plus rapide. Le 7 mars 1989,
alors que le consensus n’est pas encore fait dans la mouvance islamiste sur
l’idée de créer un parti, une grande réunion se tient dans une mosquée à
Kouba, en présence des principaux ténors du courant islamiste. Des milliers
de personnes sont présentes, et Madani obtient trois grandes victoires. La
décision de créer un parti est prise, et il en est le patron. Il a avec lui Ahmed
Sahnoun, Benazzouz Zebda et Ali Belhadj. Enfin, ceux qui se sont montrés
hésitants, comme Mahfoudh Nahnah et Abdallah Djaballah, sont pris de
vitesse.
Abbassi est le premier, et dans une course effrénée il lance une
dynamique extraordinaire pour s’imposer aussi bien au sein du courant
islamiste que face au pouvoir. C’est désormais l’homme le plus médiatisé
du pays, et il joue cette carte des médias avec une habileté extraordinaire.
Tenant le discours qu’il faut, face à chaque public, il est tantôt radical
devant les troupes du FIS, tantôt rassurant lorsqu’il s’adresse aux autres
catégories sociales, tantôt très modéré lorsqu’il s’adresse à la presse
internationale. L’homme n’est en réalité lié par aucun programme, et le parti
qui était sur le point de prendre le pouvoir en janvier 1992 n’a jamais tenu
de congrès. Les discours de ses chefs font figure de programme — y
compris dans leurs contradictions les plus flagrantes. Le parti est
théoriquement dirigé par un Madjliss Echoura, de trente à trente-cinq
membres, mais on ne connaîtra jamais la liste complète de cette instance.
Certains membres, comme Abdelkader Fekir, ne sont connus du public que
lorsqu’ils désavouent publiquement Abbassi Madani à la télévision.
Le 22 août 1989, Abbassi Madani, Ali Belhadj et Benazzouz Zebda
donnent la première conférence de presse légale du FIS : ils viennent de
déposer leur demande d’agrément au ministère de l’Intérieur. Ali Belhadj
reste assez timide et ne se prononce que sur une seule question, celle
relative à la liberté d’opinion et de conscience. « L’islam les respecte », dit-
il. Mais Abbassi Madani donne déjà le ton de ce qu’allait être le discours du
FIS : « Le peuple mènera une révolution si l’agrément n’est pas accordé à
son parti. » Ainsi, dès le premier jour, il se déclare représentant du peuple,
dépositaire de la légitimité religieuse et populaire. La presse et les différents
interlocuteurs lui permettent de jouer ce rôle, qui le présentent comme un
homme appelé à prendre le pouvoir tôt ou tard. A la télévision, dans les
journaux et dans les rares débats publics, tous ses interlocuteurs lui posent
systématiquement la question suivante : « Quelles garanties donne-t-il à ses
adversaires s’il accède au pouvoir ? »
Le FIS obtient son agrément début septembre 1989. Pendant longtemps,
il sera dit dans la presse que c’est le gouvernement Hamrouche, nommé le 9
septembre 1989, qui le lui a accordé. C’est pourtant sous le gouvernement
Merbah, et alors que Abou Bakr Belkaïd est ministre de l’Intérieur, que le
FIS obtient son agrément, daté du 6 septembre 1989.
Face à l’offensive d’Abbassi Madani, les autres leaders islamistes se
tiennent dans l’expectative. C’est Cheikh Sahnoun — dont un des proches,
Mohamed Saïd, est au sein de la direction du FIS — qui est le premier à
exprimer son désaccord sur le chemin que prend le parti de Abbassi
Madani. Il l’exprime publiquement en créant la Ligue de la Daawa
islamique (rabitat eddaawa el islamia). Mahfoudh Nahnah crée à son tour
l’association El Irchad Ouel Islah ; d’autres islamistes créent de petits
partis, qui n’auront pas d’importance particulière pour la suite.
Cette stratégie offensive qui a si bien réussi à Abbassi Madani va être
maintenue jusqu’aux premiers dérapages qui interviendront dans les
événements de mai-juin 1991. Le FIS mobilise, attaque, impose les thèmes
de la vie et du débat politiques à son gré. Il réussit notamment à imposer
l’islam comme principal thème du débat politique dans le pays, en faisant
admettre à ses militants l’idée que ceux qui s’opposent au FIS sont contre
l’islam. Peu importe la constance dans les positions, le FIS réussit, lors de
la guerre du Golfe, à changer de position du jour au lendemain.

Les dérives de la nébuleuse islamiste

Sous le FIS, devenu parti légal, couvait une nébuleuse qui prône une
démarche radicale d’opposition au pouvoir, rejetant la démocratie et les
urnes, et ne croyant qu’au djihad. Pour ce courant, seul Ali Belhadj,
considéré comme un modéré, a droit à quelque respect. Quant à Abbassi,
c’est un mou, et Nahnah un traître. Toute l’aura de Ali Belhadj ne suffit
d’ailleurs pas à intégrer cette nébuleuse au sein du FIS. Tantôt elle le boude,
tantôt elle le rejoint, comme lors des événements de mai-juin 1991, lorsque
le FIS lui-même bascule dans des positions radicales.
Dans cette nébuleuse, on trouve en gros trois types d’idées :
l’organisation Takfir Oua Hidjra (Exil et rédemption), des petites sectes
locales et les « Afghans ». Le passage d’un courant à un autre est
relativement facile, au sein de petits cercles fermés qui trouvent souvent
dans le FIS une couverture parfaite pour l’organisation des réseaux.
Takfir Oua Hidjra a une pensée relativement simple. Elle estime que la
société telle qu’elle est dans les pays arabes est impie. Il faut donc s’exiler,
pour éviter d’être contaminé par les mœurs dévoyées puis, une fois la foi
renforcée, revenir combattre, mener le djihad, pour rétablir le parole de
Dieu sur terre. Ce courant, qui recrute un peu partout, particulièrement chez
les jeunes déclassés, n’a pas une structure nationale rigide, mais des
groupes dispersés qui maintiennent parfois un contact assez lâche entre eux.
Ce sont eux qui organisent les camps de vacances pour de jeunes
adolescents, où on leur fait faire des exercices de culture physique
semblables à ceux des forces paramilitaires. La discipline est ici très dure,
et dans les manifestations, ils constituent un redoutable cordon de sécurité
lorsque cette tâche leur est confiée. Lorsqu’eux-mêmes manifestent parmi
les militants du FIS, ils marchent souvent au pas de course, à l’image des
commandos.
Takfir Oua Hidjra compte parmi ses membres beaucoup
d’« Afghans » — ces milliers d’Algériens qui se sont rendus en Afghanistan
combattre l’armée soviétique. Selon le général Djouadi, huit cents jeunes de
la seule région d’El-Oued avaient fait le voyage de Peschawar. Ils passaient
par différents réseaux, dont les plus connus sont ceux de l’Allemagne et de
l’Arabie Saoudite, avant d’atterrir à Peschawar, au Pakistan. Selon des
enquêtes menées par de nombreux journalistes, dont H’Mida Layachi
(auteur du livre les Islamistes algériens, entre le pouvoir et les balles), très
peu d’entre eux ont réellement fait le coup de feu en Afghanistan. La
désorganisation de la guérilla afghane et la nature de la guerre, menée avec
du matériel militaire performant, ne leur offraient guère de place. Leur
formation aurait demandé trop de temps, pour peu d’efficacité, alors que les
organisations de moudjahidine afghanes ne manquaient pas d’hommes. Ces
combattants de la foi reviennent donc souvent déçus de leur voyage en
Afghanistan, un voyage fait de longues étapes d’attente. Il y en a tout de
même une cinquantaine qui meurent en Afghanistan, selon les chiffres les
plus souvent cités.
Les Afghans rapportent cependant avec eux une culture : celle du
moudjahid. Ils sont vénérés par les islamistes, et eux-mêmes cultivent
souvent le mythe. Ils portent souvent l’habit afghan qu’ils ont rapporté avec
eux, se tiennent en marge des autres groupes islamistes. Longtemps, la
mosquée « Kaboul », à Belcourt, au cœur d’Alger, a été considérée comme
leur fief. Hachemi Sahnouni, un des dirigeants les plus radicaux du FIS,
était considéré comme leur chef spirituel, tout comme il était pris pour le
chef spirituel de Takfir Oua Hidjra.
Beaucoup moins importantes en nombre sont les multiples petites sectes,
dont l’audience ne dépasse pas une mosquée. Généralement peu connues,
dirigées par un maître qui est plus un illuminé qu’un homme de religion,
elles ne sortent de l’ombre qu’à l’occasion d’un fait dramatique, lorsque le
chef lance ses quelques disciples à l’assaut d’un quelconque symbole de
l’ordre ou même de l’islam. Certaines, probablement les plus nombreuses,
parfaitement inoffensives, se réfugient dans le tassaouf (mysticisme),
organisant des halkate (réunions) et des rencontres où sont chantées les
louanges de Dieu.
Quant aux anciens du groupe de Bouyali, ils constituent un courant à
part, dont les membres se retrouveront un peu partout, mais ce sont
généralement les premiers à prendre les armes. Abdelkader Chebouti est vu
plusieurs fois avec Ali Belhadj en 1990 et début 1991, et participe à
certaines manifestations du FIS. Rachid et Méliani Mansouri, Azzeddine
Baa et d’autres, proches de Bouyali, gardent un pied dans le FIS et un pied
dans la clandestinité durant la période faste du FIS.
Dans un premier temps, cette nébuleuse agissant à la périphérie du
FIS — tantôt se réclamant de lui, tantôt le dénonçant — se satisfait de
l’avènement de la démocratie, avec la liberté d’action et d’organisation
qu’elle offre. Puis, progressivement, trouvant que le FIS n’est pas assez
radical, elle entame une lente dérive qui installe le trouble dans la société.
Le FIS soutient parfois cette dérive, la réprouve très rarement, mais
n’adopte pas de position définitive. Il réagit au coup par coup, selon
l’événement, et aussi selon la réaction prévisible de sa base. Ces dérives
sont de toutes sortes : attaques à main armée, refus de saluer le drapeau,
non-respect des institutions, ou encore tentatives d’empêcher la tenue de
concerts et manifestations artistiques.
La chanteuse Linda de Souza sera, symboliquement, la première victime
de l’entrée en scène de ces groupes. Invitée à animer deux concerts à Alger,
elle est forcée de les annuler à la suite d’une décision en ce sens prise par le
directeur du centre de culture et d’information d’Alger, le comédien Sid-
Ahmed Agoumi. Celui-ci reçoit des menaces de troubles qui seraient
provoqués lors du concert. Il déclarera que sous la pression exercée
quotidiennement par les ismalistes contre les manifestations culturelles, il a
préféré annuler ce concert pour attirer l’attention des responsables sur la
gravité de la situation.
En juin 1989, un groupuscule se lance dans une action qui aura des
conséquences dramatiques à Ouargla. La maison d’une femme, accusée de
mœurs légères, est brûlée par une dizaine de personnes. La femme survit,
mais sa fillette de trois ans est brûlée vive dans l’incendie. L’affaire met en
émoi de nombreux cercles, particulièrement les intellectuels, qui dénoncent
cette propension des islamistes à tenter d’établir une justice immédiate,
adaptée à une vision morale rigoriste, peu compatible avec les aspirations à
une vie démocratique. Le procès de cette affaire a lieu en janvier 1991 et se
termine par une condamnation à vingt ans de prison, et dix condamnations à
douze ans.
Trois mois plus tard, en septembre 1989, c’est Saïd Makhloufi qui fait
parler de lui une première fois. Il est alors rédacteur en chef d’El-Mounkidh,
le journal du FIS. Il publie un article annonçant qu’un adolescent, qui
escroquait des structures locales du FIS, a été appréhendé par « la garde du
FIS ». L’information est grave, car elle révèle que le FIS a mis en place une
milice parallèle. Elle coïncide aussi avec l’installation du gouvernement
Hamrouche : elle est publiée le jour même où le nouveau chef du
gouvernement donne sa première conférence de presse. Interrogé sur cette
affaire, Hamrouche s’en tient à un discours légaliste. Seule les forces de
sécurité peuvent arrêter des gens, et les auteurs de ce dépassement seront
poursuivis conformément à la loi, dit-il. La victime de cette affaire sera Saïd
Makhloufi, qui est limogé d’El-Mounkidh.
L’année 1990 commence elle aussi par un autre drame. Le 16 janvier, le
tribunal de Blida, où doivent être traitées des affaires banales, est attaqué
par un groupe de jeunes gens à peine sortis de l’adolescence. Certains sont
même mineurs. Mohamed Salah Mohammedi, ministre de l’Intérieur, se
rend sur les lieux et rencontre les auteurs de l’attaque. Il en sort choqué :
« Ce sont des enfants. » Un gendarme et deux assaillants ont été tués lors de
l’accrochage. Quatorze personnes sont arrêtées et jugées à la fin de l’année,
le 30 décembre. Sept autres, évadées entre-temps de la prison de Blida, sont
condamnées à mcrt par contumace. Six mineurs sont jugés à part et
condamnés à des peines de deux à cinq ans de prison. Le chef de cette secte,
Hamdi Talour, qui officiait dans une petite mosquée de Blida, est condamné
à dix ans de prison.
Les « affaires » se multiplient ensuite. En mai éclate l’affaire du foulard
islamique à Aïn-Naadja. L’administration de cet hôpital militaire interdit
aux infirmières et fonctionnaires islamistes le port du tchador dans
l’exercice de leurs fonctions. Dans de nombreux hôpitaux, des chirurgiens
s’étaient auparavant trouvés confrontés au même problème. Des infirmières
islamistes refusent de mettre la tenue exigée par les règles médicales dans
les blocs opératoires.
La décision de l’administration de l’hôpital militaire est dénoncée par
Abbassi Madani, qui la trouve « anticonstitutionnelle et illégale ». Il
demande que les auteurs de la décision soient traduits en justice. Ali
Belhadj va plus loin et déclare que « des éléments de l’armée, de la police
et de la gendarmerie, qui adorent Dieu, vont se retourner contre leurs
généraux ». La hiérarchie militaire reste cependant ferme : le secrétaire
général du ministère de la Défense, le général Mustapha Chelloufi, déclare
dans une interview à l’agence Reuter qu’il est hors de question de céder aux
débordements des islamistes.
C’est ensuite l’affaire de la cinémathèque de Bordj Bou-Arriredj, que les
élus locaux du FIS décident de fermer. Une marche de protestation est
organisée, à laquelle participent des artistes de renom, aux côtés du
directeur de la cinémathèque nationale, Boudjemaa Karèche.
Tout de suite après, début novembre, c’est l’affaire de la fermeture du
siège de l’association culturelle Ismaïlia située à Bou Ismaïl, à quarante
kilomètres d’Alger, sur la côte ouest. Les élus du FIS décident d’expulser
l’association de son local, afin d’en faire un logement pour des nécessiteux.
L’argument porte, en raison de la crise du logement. Aït-Ahmed appelle à
« la mobilisation pour défendre le droit à la culture ».
Un nouveau drame survient à l’occasion du 1er novembre. Des islamistes
de Tarf, près de la frontière tunisienne, sur la côte, refusent de hisser le
drapeau national. L’atmosphère s’échauffe, la tension monte : un
affrontement éclate après qu’un groupe d’islamistes a tenté d’enlever le
drapeau. On enregistre un mort et un blessé. Le même jour, à Alger,
Abbassi Madani refuse de répondre à l’invitation qui lui est adressée par le
chef de l’Etat pour participer aux cérémonies du 1er novembre.
Le 8 novembre, un meeting du RCD à Sidi-Bel-Abbès, animé par le
chanteur Ferhat Mehenni, est interrompu par des militants islamistes.
L’endroit où se tient le meeting est saccagé. Le RCD est victime d’une
seconde intervention musclée des islamistes, le 10 janvier 1991, cette fois-
ci à Batna, dans les Aurès. On enregistre, selon le RCD, une cinquantaine
de blessés lorsque près de deux cents militants du FIS, armés de bâtons et
de barres de fer, s’attaquent au rassemblement. Saïd Saadi affirme que c’est
une « provocation préméditée » de la part du FIS.
L’incident diplomatique est évité de justesse le 27 novembre, lorsque
Bachir Touil, président de l’Assemblée populaire de la wilaya d’Alger,
refuse de serrer la main de la reine Fabiola de Belgique, qui effectue une
visite en Algérie en compagnie du roi Albert. Le rigorisme des préceptes
religieux conduit, le 30 novembre, les trente maires d’Alger, par
l’intermédiaire de Kamel Guemmazi, président du Comité populaire de la
capitale, à demander l’interdiction d’y vendre et d’y consommer de l’alcool.
Il exige « la fermeture de toutes les fabriques de boissons alcoolisées,
l’interdiction de la consommation des boissons alcoolisées et des poursuites
judiciaires contre les consommateurs ».
Dans la gestion locale, le FIS, qui contrôle les municipalités et les
assemblées de wilaya depuis juin 1990, est en butte à de sérieuses
difficultés. Une centaine de ses élus démissionnent en une année, pour
protester contre la mauvaise gestion de leurs collègues. Les municipalités
sont parfois en conflit avec les Madjliss Echoura locaux, ce qui paralyse les
mairies. La crise aidant, les municipalités FIS n’arrivent pas à satisfaire les
promesses qu’elles ont faites lors de la campagne électorale. Elles déclarent
alors qu’elles n’arrivent pas à travailler à cause de l’obstruction imposée par
les walis, dont elles demandent le départ. En fait, les préfectures rejettent
des délibérations, portant sur des secteurs qui ne sont pas du ressort de la
commune. Une des crises les plus connues est celle de Annaba, lorsque le
FIS organise, le 29 novembre, une marche pour demander la tête du wali.
Elle est suivie, le 3 janvier, par une manifestation anti-FIS.
Les municipalités islamistes commettent aussi des abus dans les
subventions qu’elles accordent aux associations proches du FIS. Selon des
enquêtes menées fin 1991, toutes les wilayas du pays ont eu des conflits
avec au moins une municipalité sur les délibérations et les subventions.
Selon la gendarmerie, les subventions accordées à certaines associations
servaient ouvertement à l’activité politique du FIS. Un autre abus concerne
l’utilisation des moyens des communes lors des marches et manifestations
organisées par le FIS. Les mosquées sont aussi occupées par les militants
FIS, qui y placent leurs imams ; la prière devient essentiellement un
meeting politique, particulièrement celle du vendredi. Avec les mosquées, le
FIS dispose du meilleur réseau d’information et de propagande du pays.
Certaines mosquées invitent le maire FIS à venir expliquer aux fidèles les
réalisations de sa mairie uniquement dans la mosquée, et ce maire ne
s’adresse pas aux autres citoyens.
Une des initiatives du FIS, qui donnera lieu à des événements
dramatiques, est le remplacement de la devise « Par le peuple et pour le
peuple », devise officielle de la République, et par la mention « commune
islamique », apposée sur de nombreuses mairies. Les tampons utilisés et les
documents officiels de l’état civil portent eux aussi la devise « commune
islamique ». Ceci pose évidemment des problèmes inextricables, car les
documents ainsi délivrés ne sont pas reconnus par les administrations. Le
portrait du président de la République et le drapeau sont parfois enlevés.
Le 20 mars 1991, Cherif Meziane, wali d’Alger, a déposé une plainte
contre quatorze municipalités de la capitale pour violation de la
Constitution. Il leur est précisément reproché d’avoir substitué à la devise
officielle de la République une autre, non reconnue par la loi. Quatre jours
plus tard, la presse rapporte que le wali de Tlemcen a déposé plainte contre
sept maires FIS pour les mêmes raisons.
Certains épisodes de l’histoire récente du FIS laissent, quant à eux,
perplexes. Le plus célèbre est cette inscription « Allah Akbar », vue dans le
ciel au-dessus du stade du 5 Juillet par plus de 100 000 personnes qui
participaient à un rassemblement présidé par Abbassi et Belhadj. Des
militants du FIS — universitaires, enseignants, médecins — y ont cru. Des
reproductions de photographies ont circulé dans la plupart des villes du
pays, montrant ce signe de Dieu. Un universitaire, militant du FIS, l’a
expliqué par la « karama », une sorte de volonté divine qui confirme aux
hommes qu’ils sont sur le droit chemin.
Avec l’année 1991, un autre pas est franchi dans cette lente dérive de la
nébuleuse islamiste. En février, un communiqué de Takfir Oua Hidjra est
envoyé à la plupart des rédactions, annonçant que cette organisation dispose
d’un arsenal impressionnant qu’elle va utiliser dans le djihad pour imposer
l’Etat islamique : « L’Etat islamique est la seule alternative. Sinon, nous
proclamerons le djihad. » Il affirme que cette organisation dispose de
16 000 soldats, armés de 860 pistolets-mitrailleurs et de 2700 pistolets
automatiques. Elle prône « le retour aux sources de l’islam » et affirme
militer pour « l’assainissement des mœurs ». L’Hebdo libéré publie un
reportage sur un maquis de ce mouvement.
Le mois du Ramadhan 1991 est marqué par une série d’incidents liés à
des tentatives d’empêcher la tenue de soirées artistiques. Le 25 mars, un
gala d’Aït-Menguellet à la salle Atlas, à l’entrée du fief islamiste de Bab-
El-Oued, est perturbé par des jets de pierre et un rassemblement de
plusieurs centaines de personnes, en majorité très jeunes. La police
intervient pour assurer la sécurité du concert. Quinze personnes sont
interpellées au cours des incidents. Kamel Guemmazi, président du Comité
populaire de la ville d’Alger, déclare que ce concert sera le dernier, sinon,
« le pire serait à craindre ». Une lettre est envoyée au Centre de culture et
d’information (CCI), qui organise les spectacles. Il lui est demandé
d’annuler les galas. Le romancier Boudjadi Allaoua, directeur du CCI,
refuse et exige une décision de justice pour annuler les spectacles. Il a
l’appui de Mohammedi, le ministre de l’Intérieur, qui déclare que l’Etat
« répondra à la violence par la violence ». « Les unités de la police seront
appelées pour assurer la sécurité publique et garantir la tenue d’activités
culturelles », précise-t-il.
Le deuxième concert de Aït-Menguellet se déroule en présence
d’importants renforts de police, alors que des milliers d’islamistes
encerclent la salle Atlas. Ils bombardent le cordon de police de jets de
pierre et de toutes sortes de projectiles, mais les unités de la police anti-
émeutes ne bougent pas. Deux semaines plus tard, les personnes arrêtées
lors de la première soirée sont jugées devant un tribunal des flagrants délits.
Douze condamnations à un an de prison, une peine d’un an avec sursis et
une autre peine d’un mois ferme sont prononcées. Ali Belhadj justifie
pourtant, implicitement, les débordements des militants islamistes, en
déclarant, le 27 mars, que la chanson est haram (péché). Il affirme aussi que
les soirées organisées pendant le Ramadhan constituent « une insulte pour
ceux qui font la prière ». Forts de cette déclaration, les élus FIS décident, le
même jour, de fermer la salle Atlas. La veille, un groupe d’islamistes était
entré à Blida, à l’hôtel Palace, pour vérifier qu’il ne s’y déroulait pas
d’activité contraire à la religion.
Pendant ce Ramadhan, le FIS multiplie les initiatives, imposant une
domination totale de ses thèmes, de sa campagne et aussi de ses dérives. Il
crée les marchés islamiques, pratiquant des prix inférieurs à ceux du
marché, particulièrement pendant le Ramadhan, qui connaît
traditionnellement une flambée des prix. Il ouvre aussi des restaurants
gratuits pour les nécessiteux et les voyageurs. Ces actions ont une incidence
économique mineure, mais elles atteignent leur but : elles sont d’abord
destinées à frapper l’imagination.
Mais dès que le Ramadhan se termine, la périphérie du FIS se manifeste
de manière dramatique. Le 16 avril, jour de l’Aïd, qui marque la fin du mois
de jeûne, éclate l’affaire de Hennaya, petite bourgade proche de Tlemcen, à
la frontière marocaine. Des coups de feu sont tirés à l’intérieur même de la
mosquée par les membres d’un groupuscule, pendant la prière de l’Aïd.
Trois personnes sont grièvement blessées. L’attentat est l’œuvre d’une petite
secte, s’inspirant d’une dissidence chiite, qui affirme que le Prophète n’a
jamais existé. Tous les membres du groupe, huit au total, sont finalement
arrêtés. Ils apparaissent comme des illuminés plutôt que comme des
politiques, mais ils sont tout de même dangereux. Ils avaient dérobé 350 kg
d’explosifs dans une carrière.
A la même époque, apparaît, dans plusieurs villes, une sorte de petite
milice contre la délinquance. Des petits délinquants sont blâmés, puis
frappés en cas de récidive, par leurs anciens compagnons, devenus entre-
temps militants du FIS. El-Moudjahid rapporte ensuite, le 4 mai, qu’un
ancien élu FIS de Annaba, dans l’Est, a reçu la falaqa (bastonnade) pour
avoir participé à l’accueil du chef du gouvernement Mouloud Hamrouche,
alors que le FIS avait décidé de boycotter la visite. La victime dépose
plainte, et deux personnes qui l’avaient frappée sont condamnées le 14 mai
à huit et quatre mois de prison.
Les dérives du langage sont aussi très nombreuses et proviennent de tous
les niveaux de la hiérarchie du FIS et de sa périphérie. Abbassi Madani
déclare ainsi que du sang collecté en Algérie au profit de l’Irak pendant la
guerre du Golfe avait été vendu à la France. Le président du Croissant
rouge algérien, Mouloud Belahouane, dépose plainte contre Abbassi
Madani, qui est toutefois relaxé le 26 mai.
La polémique lancée par les islamistes à propos du mouton australien
relève, quant à elle, du tragi-comique, en montrant l’indigence du débat au
sein du FIS et de sa périphérie. Une entreprise d’Etat avait importé 220 000
moutons d’Australie, pour l’Aïd El-Adha, la fête du sacrifice. L’objectif
était, entre autres, de casser les prix de la viande à l’occasion de cette fête,
qui connaît une flambée des prix. Mais c’était compter sans les courants
islamistes les plus rigoristes, qui affirment que ce mouton australien n’est
pas licite pour le sacrifice. Argument : le mouton australien a la queue
coupée, alors que la tradition islamiste prévoit que le mouton sacrifié doit
être totalement sain. Le Conseil supérieur islamique réagit, à la mi-juin, en
déclarant que le mouton australien est licite pour le sacrifice. Un mouton
n’est pas valable pour la fête du sacrifice s’il est castré, non s’il lui manque
la queue, selon la commission des fetwa du ministère des Affaires
religieuses. Mais les intégristes les plus rigoristes ont gagné : ils ont réussi à
introduire le doute. Ils ont aussi permis à des commerçants de faire fortune.
En effet, dans le doute, des milliers de personnes ont revendu leur mouton
australien à bas prix, pour racheter des moutons d’Algérie. De petites
fortunes se sont constituées à cette occasion.
En tant que parti aussi, le FIS n’a pas hésité à se laisser aller à de très
nombreuses dérives, imposant des règles antiéconomiques. Ainsi, la
municipalité FIS de Dellys a-t-elle décidé d’interdire le port du short, pour
des raisons religieuses, alors que Dellys est une cité côtière qui peut tirer
d’énormes ressources du tourisme. Un cas similaire s’est posé à Staouéli,
petit village à vingt kilomètres à l’ouest d’Alger. La municipalité FIS a
décidé de fermer les commerces à partir de vingt-deux heures,
officiellement pour préserver la tranquillité des habitants. Pourtant, la
localité de Staouéli connaît une vie nocturne très active, grâce à ses
installations touristiques.
Dans les mosquées, les imams FIS ont dénoncé la championne du monde
et championne olympique du 1500 mètres, Hassiba Boulmerka, parce
qu’elle courait les jambes nues. Quant aux journalistes femmes qui refusent
de mettre un foulard, elles ne seront pas autorisées à entrer à la réunion des
élus FIS qui se tient le 2 octobre 1991 à Alger.
Les assassinats n’ont pas manqué non plus. Fin 1990, Mohamed
Hamiche, militant du FIS, assassine Ahmed Cherati, un de ses voisins à
Sidi-Semiane, un minuscule village perdu dans le Dhahra, à l’ouest d’Alger.
Le FIS dément son implication dans l’assassinat, tout comme il prend ses
distances avec l’assassinat de Saïd Mecili, 54 ans, tué dans le mitraillage
d’un bar de Bologhine, à Alger, fin 1990. La victime est le cousin d’Ali
Mecili, opposant, ami d’Aït-Ahmed, tué en avril 1987 à Paris par la sécurité
militaire, selon le leader du FFS. Le groupe responsable de l’attentat de
1990 est celui de « l’émir Nouh » (Noé), de la mouvance Takfir Oua Hidjra,
selon le procureur général d’Alger. Peu après, le 20 décembre, le même
groupe est capturé dans la région de Sour El-Ghozlane, après avoir tué un
gendarme.
Pendant la guerre du Golfe, des menaces de représailles ont été lancées
par des imams FIS contre l’ambassade des Etats-Unis à Alger. Abbassi
Madani a démenti ces menaces, mais les Etats-Unis ont fait évacuer le
personnel non indispensable de leur ambassade. Dans la passion qui a
marqué l’Algérie pendant la guerre du Golfe, comme on le verra plus loin,
le FIS a organisé une marche sur le ministère de la Défense pour demander
l’ouverture de camps d’entraînement au profit de volontaires pour l’Irak.
Dans le même temps, circule une brochure, celle de Saïd Makhloufi, sur la
désobéissance civile. Le gouvernement sent le dérapage et met en garde
contre « les aventuriers de tous bords ».
Plus tard, après le premier tour des élections de décembre 1991, alors que
les bruits de bottes se font entendre de plus en plus fort, Abdelkader
Moghni dénonce la démocratie à la mosquée Essouna de Bab-El-Oued. En
Grande-Bretagne, la démocratie a permis de voter une loi pour autoriser le
mariage des homosexuels, dit-il. Le 7 janvier, quatre jours avant la
destitution de Chadli, le FIS organise une exposition sur l’Etat islamique à
Alger. Selon des affiches exposées, l’Etat islamique aura pour tâche de
« propager la foi à l’intérieur et à l’extérieur, par la persuasion (ettabligh) et
la terreur (attarhib) ». Les affiches soulignent la nécessité d’appliquer la
chariaa dans toute sa rigueur, avec les houdoud (sanctions religieuses) et la
kassas (loi du talion).
La nébuleuse islamiste s’en prend aussi à l’armée et aux forces de
sécurité, faisant de nombreuses victimes, avant l’arrêt des élections.
L’armée, notamment, regarde avec une irritation à peine voilée la percée du
FIS.

L’armée et l’intégrisme

L’armée algérienne parle peu, très peu, mais elle agit. Depuis que
Boumediene l’a structurée et a établi une certaine homogénéité en son sein
en pleine guerre de libération, elle est devenue le principal centre de
pouvoir. En 1962, elle a porté Ben Bella au pouvoir, puis, devenue Armée
nationale populaire (ANP) à l’indépendance, elle porte son propre patron à
la tête en 1965. A la mort de Boumediene, c’est elle encore qui décide de
porter Chadli Bendjedid à la présidence. C’est elle qui ramène Boudiaf,
désigne son successeur Ali Kafi, avant de porter de nouveau l’un des siens,
Liamine Zeroual, à la tête de l’Etat.
Boumediene était un patron, Chadli est un homme de consensus. Autant
le premier se voulait tranchant, autant Chadli cherche à ménager, à emporter
l’adhésion de ses pairs. Ceux qui ne sont pas d’accord avec son orientation
quittent l’institution. Ils sont nombreux, et parfois brillants. Mais
curieusement, Chadli n’est jamais apparu comme le vrai patron de l’armée,
bien qu’il ait détenu le ministère de la Défense de 1979 à juin 1990. Il
déléguait beaucoup de pouvoirs à deux hommes de manière générale : Larbi
Belkheïr, un des hommes qui lui étaient les plus proches, et le secrétaire
général en exercice au ministère de la Défense. Ce furent tour à tour Kasdi
Merbah, Mostefa Belloucif, puis, plus tard, le chef d’état-major ou le
ministre de la Défense.
Khaled Nezzar, grand, les cheveux et la moustache en broussaille, natif
de Seriana près de Batna, en 1937, déserteur de l’armée française, officier
ayant fait les écoles de Frunzé en Union soviétique et l’école de guerre en
France, réussit, au moment des graves difficultés de 1992, à devenir le
patron de cette armée. L’homme a gravi tous les échelons, dirigeant des
unités opérationnelles, des régions militaires, avant de devenir chef de
l’état-major adjoint et commandant des forces terrestres. A ce titre, il gère
l’état de siège durant les événements d’octobre 1988. Il est alors général-
major — le grade le plus élevé de l’armée algérienne.
Khaled Nezzar sort profondément troublé de ces événements d’octobre.
Les constats négatifs sont particulièrement nombreux. L’armée algérienne a
tiré sur des Algériens. Elle n’est ni équipée, ni formée, ni adaptée pour ce
type de confrontations. La solution démocratique qui s’ébauche alors offre
un répit, mais il est urgent de restructurer en profondeur l’armée, d’autant
que le principal fournisseur d’équipements militaires, l’Union soviétique,
est en pleine déconfiture, ce qui annonce de sérieuses difficultés
d’approvisionnement, de renouvellement et d’entretien du matériel. Il faut
ajouter à cela le changement de génération qui s’opère au sein de l’armée.
Les vétérans de la guerre de libération sont peu nombreux et sont le plus
souvent techniquement inférieurs aux jeunes officiers formés après
l’indépendance. Les anciens gardent le prestige et l’expérience du combat,
mais dès qu’il s’agit de nouvelles techniques, ils sont souvent hors du coup.
Beaucoup d’entre eux, traumatisés, partent à la retraite au lendemain des
événements d’octobre 1988.
C’est dans cette conjoncture difficile que Khaled Nezzar est chargé, en
même temps qu’un autre jeune général, Liamine Zeroual, de préparer un
plan de restructuration de l’armée. C’est le projet de Nezzar qui est choisi
par Chadli. Zeroual abandonne alors l’armée pour un poste d’ambassadeur
qui ne lui convient guère. Il le quitte au bout de quelques mois, avant de
revenir par la grande porte, appelé par Nezzar lui-même.
Avec l’adoption de la Constitution du 23 février 1989, l’armée a de
nouvelles missions à assumer et doit symboliquement quitter l’arène
politique. Elle le fait solennellement en mars, lorsque les officiers les plus
gradés sont reçus par le président Chadli, pour lui annoncer qu’ils quittent
le comité central du FLN, où ils avaient jusqu’alors un poids déterminant.
Commence alors pour l’armée une étape difficile, celle où elle doit se
chercher une doctrine. Elle tâtonne pendant un moment, essayant
d’apprendre son nouveau métier.
La première affaire politique impliquant l’armée malgré elle, dans le
cadre du multipartisme, l’oppose tout naturellement au FIS, au printemps
1990. C’est celle du foulard de l’hôpital militaire d’Aïn-Naadja dont nous
avons parlé plus haut. L’armée répond sèchement. « Nous ne pouvons
accepter que certains assimilent la démocratie à l’anarchie, et la liberté
d’expression à la violence et l’anarchie », déclare le général Chelloufi,
secrétaire général du ministère de la Défense.
La déclaration du général Chelloufi semble cependant tout à fait
ponctuelle, pour répondre à un fait précis. Mais dans les mois qui suivent,
l’armée, par le biais d’une série de textes et de déclarations, définit
progressivement sa nouvelle doctrine, aussi bien à l’égard de la démocratie,
de la situation politique, que de l’islamisme politique, qui allait devenir son
principal problème. Le premier texte est une longue interview du général-
major Khaled Nezzar, qui vient d’être nommé ministre de la Défense.
Depuis 1965, ce poste avait été toujours détenu par le chef de l’Etat lui-
même, Boumediene comme Chadli. Khaled Nezzar est donc le premier à y
accéder depuis vingt-cinq ans sans être également président de la
République.
Khaled Nezzar tente de donner une cohérence à l’action de l’armée
depuis l’indépendance, et même avant. Il réfute l’idée de conflits entre
officiers de l’armée française et ceux formés directement par l’ALN, ou
encore celle d’une armée des frontières opposée à une armée de l’intérieur.
« Ce qu’on appelle l’armée des frontières est un non-sens. A cette époque,
les Français voulaient faire cette séparation entre l’armée de l’intérieur et
l’armée de l’extérieur. »
Quant au rôle de l’armée après l’indépendance, Khaled Nezzar l’explique
par les nécessités de l’époque. « Historiquement, on ne peut pas passer
immédiatement d’une étape révolutionnaire à une phase démocratique
classique. Il était nécessaire, pour consolider les objectifs de la guerre de
libération, de recourir à une centralisation du pouvoir. Cette phase de
centralisation était nécessaire afin de réaliser et de construire les conditions
favorables à un régime démocratique. C’est ce qui a été fait. Bien sûr, ceci
s’est accompagné d’actions ou d’aspects parasitaires plus ou moins
prévisibles. »
Nezzar s’explique aussi longuement sur les événements d’octobre 1988,
une « manipulation », selon lui. Visiblement secoué par ces drames et la
torture qui a été pratiquée alors, il en parle d’une manière d’autant plus
étonnante que son poste est traditionnellement soumis à une forte réserve.
« Octobre a été une contestation des aspects parasitaires de ce mode
d’exercice du pouvoir qui, dans une conjoncture de crise économique, ont
constitué une explication-refuge aux difficultés du moment. » Il défend la
thèse de la provocation qui a, notamment, conduit à la fusillade meurtrière
qui a eu lieu devant le siège de la police, à l’entrée de Bab-El-Oued, le 10
octobre 1988 dans l’après-midi.
« Nous étions lundi 10 octobre et un discours du président était annoncé
pour le soir », rappelle-t-il. « Un grand rassemblement s’est constitué
devant la mosquée de Belcourt et se proposait de traverser la ville pour
atteindre Bab-El-Oued, malgré l’interdiction. Des personnalités religieuses
ont adressé des appels au calme et à la dispersion (il s’agit de Cheikh
Sahnoun), qui ont été partiellement suivis. D’autres leaders religieux (Ali
Belhadj) ont persisté à conduire la manifestation jusqu’à Bab-El-Oued, sous
prétexte que les autorités l’avaient autorisée. Je saisis l’occasion pour y
apporter le démenti le plus catégorique. »
« Aucun militaire n’a ouvert le feu sur la foule tout au long de l’itinéraire.
Pourquoi, alors, la fusillade de Bab-El-Oued ? Il y a eu provocation.
Plusieurs témoins et indices l’ont prouvé. Une fusillade incontrôlée s’est
ensuivie, provoquant la panique, avec les conséquences tragiques que vous
connaissez. (...) Il s’agit d’actes de manipulation pour servir de sombres
desseins des uns et des autres. »
Pour Khaled Nezzar, « l’intervention de l’armée et le discours
d’apaisement du président de la République ont fait échec aux manœuvres
de radicalisation du système, ainsi qu’à la tentative de déstabilisation de
l’Etat. En conséquence, le programme politique de l’ouverture a pu se
dérouler et, effectivement, nous pouvons dire que la dimension tragique des
événements d’octobre a précipité les réformes et leur a peut-être assuré une
portée plus large ». Il rappelle qu’il y avait, dans la capitale, deux cents
engins de combat et dix mille hommes lors des événements d’octobre.
Sur la torture qui accompagne ces événements, Khaled Nezzar l’admet,
mais la minimise. « Ce n’est pas impossible », dit-il, mais il l’impute à des
« cas d’infractions clandestines ». Il affirme pourtant que « la torture n’a
jamais atteint les dimensions d’un phénomène institutionnalisé et généralisé
comme l’ont écrit certains médias ». Le remède pour Khaled Nezzar doit
être radical. « Les cas de torture révélés durant les événements d’octobre
sont une salissure qu’il faudra s’employer à effacer. Ceci ne peut s’obtenir
que s’ils ne se reproduisent plus jamais. »
Il revient ensuite aux conséquences politiques des événements d’octobre.
Il accuse « les manipulateurs d’octobre » d’avoir voulu contrer l’ouverture
souhaitée alors par le pouvoir. « Les manifestants, dans leur élan spontané,
ont exprimé une contestation des aspects parasitaires du système, mais les
instigateurs à l’origine et les récupérateurs, par la suite, se sont bien gardés
de leur communiquer, pour les brandir, leurs véritables objectifs politiques.
Et pour cause, c’eût été de leur part aller à contre-courant de l’élan
populaire. »
Quant à la place de l’armée dans le nouveau dispositif politique, Khaled
Nezzar en trace les grandes lignes. Il rejette le débat au sein de l’armée, en
soulignant qu’elle « n’est pas un forum » pour les idées politiques. « Il y a
des organisations et associations pour cela ». Il annonce alors la
transformation du commissariat politique en une direction classique de la
communication, de l’information et de l’orientation.
Quand à la démocratie, il se déclare convaincu de son avènement. « Le
multipartisme était inéluctable, car au sein même du parti FLN, il n’y avait
pas seulement des courants, mais des positions politiques divergentes, voire
opposées. » Il rejette totalement les commentaires selon lesquels l’armée
s’opposerait aux réformes politiques : « C’est un mythe auquel il convient
de mettre fin. » « L’armée n’a jamais constitué le moindre frein à
l’avènement de la démocratie, bien au contraire. »
Khaled Nezzar fait un dernier commentaire sur la vie politique et les
partis. Le FLN peut « sortir grandi de l’épreuve » actuelle, particulièrement
en « condamnant et en combattant tout dépassement et toute attitude
extrémiste comme étant de nature à diviser la communauté nationale ».
« Les associations religieuses sont mieux à même de servir l’islam en
formant, en éduquant et en orientant les masses, en tout désintéressement. »
Quant aux partis démocrates, il estime qu’ils « ne peuvent jouer leur rôle
que s’ils se débarrassent de certains concepts peu familiers de notre
société ». Il semble vouloir parler du concept de laïcité, prôné alors par le
RCD de Saïd Saadi. « Il y a en toute chose un juste milieu que la
préoccupation du sage est de rechercher. J’espère que ce sera là la conduite
qu’adopteront les différentes formations politiques », déclare Khaled
Nezzar. « Je souhaite que les extrémistes, d’où qu’ils viennent, soient
neutralisés dans notre société », ajoute-t-il.
Pour l’avenir, le rôle de l’armée est tracé par Khaled Nezzar de manière
très claire. D’abord, il réfute l’idée d’un retour de l’armée dans les casernes,
qu’il juge dégradant. « Nous refusons catégoriquement cette formule
péjorative, car elle exprime un concept importé qui ne correspond
nullement à notre histoire militaire. » L’armée dans les casernes est, pour
lui, un « ghetto ». Ensuite, il déclare que l’armée peut être appelée à remplir
des tâches à l’intérieur du pays de manière légale : « S’il advient que les
pouvoirs publics obtiennent que la loi associe l’ANP à des tâches d’intérêt
national, elle ne peut que répondre. » Enfin, précisant cette idée, Khaled
Nezzar donne à l’armée un nouveau rôle politique, celui du rétablissement
de l’ordre : « Si des événements graves venaient à se reproduire et à mettre
en péril l’unité de la nation, l’ANP, respectueuse de ses missions,
interviendra sans hésitation pour rétablir l’ordre et l’unité, et pour que force
reste à la loi. »
Dans les mois qui suivent, et particulièrement durant le second semestre
1990, l’armée est confrontée aux bouleversements qui secouent le monde,
notamment la guerre du Golfe. Les Etats-Unis parlent alors de désarmement
et vont organiser la guerre du Golfe pour désarmer l’Irak. Khaled Nezzar
commente ces développements le 18 novembre, dans un séminaire organisé
pour la première fois avec la participation de civils et de militaires. Il
déclare que le désarmement évoqué alors par les grandes puissances est « le
désarmement des faibles », car les pays développés pourront toujours
fabriquer les armes qu’ils veulent. « On n’aura pas d’armes performantes
vendues par les riches », dit-il.
Une semaine plus tard, Mouloud Hamrouche, chef du gouvernement,
prône une « politique de défense commune » au Maghreb. Il développe une
vision plus large du concept de défense, en affirmant que les pays
maghrébins doivent oublier « leurs querelles passées et concrétiser une
politique de défense commune face au retour de la politique d’intervention
étrangère qui les menace ». Il appelle à « redéfinir le concept de défense »
des pays du Maghreb. « La sécurité du sud ne doit pas être dissociée de
celle du nord de la Méditerranée. » La chute du mur de Berlin a abouti à
l’apparition d’un « nouveau mur inquiétant entre le Sud et le Nord ». Tout
le monde parle alors sur le même ton, et le président Chadli complète ces
déclarations en affirmant, le 25 novembre, que le désarmement ne doit pas
se limiter aux armes conventionnelles. Ce type d’armes est le seul maîtrisé
dans le Tiers Monde et particulièrement par le monde arabe. Aussi voit-il
dans le désarmement une menace visant d’abord les plus faibles.
L’armée tente entre-temps de changer de look. Son nouveau patron parle.
Elle organise, pour la première fois, un séminaire avec la participation de
civils. Et, pour couronner le tout, le 16 décembre, et pour la première fois
depuis l’indépendance, un ministre de la Défense, Khaled Nezzar en
l’occurrence, se rend à l’Assemblée nationale pour défendre le budget de
son ministère. Les députés jouent le jeu et lui demandent de leur soumettre
la loi sur la programmation militaire.
La guerre du Golfe vient ensuite perturber cette lente évolution et
conduire à de nouvelles orientations pour la réflexion au sein de l’armée. Le
15 janvier, à la veille du déclenchement de la guerre, Khaled Nezzar
déclare, dans une interview à El-Watan, que l’Algérie sera obligée d’assurer
sa sécurité en cas de guerre dans le Golfe : « Dans l’hypothèse d’un
embrasement général, l’Algérie, quoiqu’elle se trouve à des milliers de
kilomètres de la région, sera obligée d’assurer sa sécurité et celle de ses
citoyens. Il y aura des consultations militaires informelles, mais on ne peut
pas préjuger de leur contenu. » Il estime qu’Israël pourrait « envisager »
d’attaquer l’Algérie. Ce serait un objectif « ponctuel ». Il semble déjà
penser au réacteur nucléaire d’Aïn-Ouessara.
Quand le FIS organise une marche sur le ministère de la Défense, le 18
janvier, pour demander l’ouverture de camps pour l’entraînement de
volontaires désirant se rendre en Irak, les militaires sont outrés. Aucune
analyse militaire ne donne la moindre chance à l’Irak, et la participation de
volontaires apparaît aux spécialistes comme parfaitement ridicule. Au
mieux, c’est de la naïveté. Au pire, c’est de la manipulation sur le sang des
Irakiens, nous disait alors un ancien général. Le refus de l’armée de
répondre aux demandes du FIS provoque de violentes réactions, qui mènent
l’armée à subir pendant trois mois de violentes critiques des islamistes.
Fin février, El-Forkane publie une interview de Hachemi Sahnouni,
qualifiant l’armée algérienne de « militairement impuissante » : « Notre
armée ne possède pas un matériel performant, ni une industrie militaire, ni
l’expérience du combat, ni un effectif qualifié. » « Nos officiers accèdent à
des grades qu’ils n’ont pas véritablement mérités. » « Les équipements
aériens, maritimes et terrestres sont faibles et presque obsolètes. » Les
commentaires de ce genre se multiplient. Ils sont d’autant plus inquiétants
qu’ils émanent d’hommes n’ayant aucune connaissance de l’armée, d’une
part, et qu’ils ont de l’écho au sein de la base du FIS, d’autre part. Les
simples militants suivent leurs chefs et se préparent à affronter cette armée
qu’on peut désormais insulter impunément.
La réponse de l’armée vient dans un long article de la revue El-Djeïch,
publié début avril 1990, deux mois avant les élections législatives prévues
pour juin 1991. L’article d’El-Djeïch est, théoriquement, une analyse des
« incidences de la guerre du Golfe sur le monde arabe et musulman », mais
il traite également des islamistes algériens, auxquels il adresse une sévère
mise en garde. Il accuse les islamistes de mener une « vaste conspiration
visant la dislocation du monde musulman ». Les positions des islamistes
algériens dans la guerre du Golfe sont dénoncées et interprétées comme
destinées à la conquête du pouvoir. El-Djeïch dénonce « le double langage »
des islamistes et « leur manière particulière de ne pas s’encombrer de
sincérité ni de scrupules, pour adapter leur rhétorique et leur discours
politique aux circonstances ». « La guerre du Golfe a dévoilé
indiscutablement les positions versatiles des mouvements activistes
politico-religieux », ajoute El-Djeïch. « L’extrémisme politico-religieux
s’est avéré dans sa pratique comme un moyen insidieux de désintégration
des structures modernes des Etats arabes nationalistes et un facteur
d’immobilisme et de stagnation pour les politiques de développement. » Il
accuse, en outre, les islamistes d’être liés à des intérêts occidentaux, faisant
référence notamment au soutien et au financement de nombreux
mouvements islamistes par les Etats-Unis durant la guerre froide. Il affirme
qu’il y a un certain « degré de collusion, d’interdépendance et d’identité
entre les intérêts occidentaux et la nébuleuse intégriste et activiste dans les
Etats arabes ».
Pour l’analyste d’El-Djeïch, les mouvements islamistes demeurent
encore financés par l’Arabie Saoudite : « La prétendue démarcation des
extrémismes religieux algériens par rapport au régime saoudien est factice
et purement conjoncturelle. » « Par Oulémas interposés et autres canaux
parallèles, ces liens sont plus vivaces que jamais et correspondent à une
nouvelle réalité saoudienne interne en mouvement, mue par une rivalité
Oulémas-famille Ibn Séoud, et susceptible de justifier les aménagements
d’après-guerre après la fragilisation du régime wahhabite, qui sera contraint
à des concessions démocratiques ou à céder le pouvoir. » C’est la première
fois qu’un journal ayant un caractère aussi officiel parle de cette manière de
l’Arabie Saoudite depuis des années : le rôle de Ryadh dans la guerre du
Golfe est encore frais dans les mémoires. Mais surtout, l’Arabie Saoudite a
été violemment prise à partie par le FIS durant la guerre du Golfe, et les
Saoudiens ne sont pas mécontents de voir le parti de Abbassi Madani payer
le prix de ces positions. L’Arabie Saoudite confirme d’ailleurs, par le prince
sultan, qu’elle a financé le FIS.
Les dirigeants du FIS ne semblent guère tenir compte de cet
avertissement. Ils multiplient les attaques et les défis. Le 14 mai, dix jours
avant d’annoncer la grève générale, Abbassi Madani déclare à Tlemcen que
le FIS « affrontera l’armée jusqu’à l’anéantissement, si elle intervient pour
l’empêcher d’organiser une grève générale ». Il ajoute : « Notre grève sera
légale. Si l’armée intervient, nous nous battrons. Si une goutte de sang
venait à couler, je jure par Dieu que nous les combattrons jusqu’à
l’anéantissement. » Il menace aussi d’appeler au djihad si des
présidentielles anticipées ne sont pas organisées dans les trois mois. Si
Chadli n’annonce pas des présidentielles, « notre ultime recours sera le
djihad », dit-il. Ali Belhadj n’est pas en reste. Il promet, dans un prêche à
Kouba, « une épuration de l’armée, de la gendarmerie et de la police ».
Ces positions tranchées, adoptées d’un côté et de l’autre, ne tiennent
guère compte d’une nouvelle réalité internationale, née de la guerre du
Golfe. Elles font aussi abstraction d’une nouvelle donnée : la volonté des
Etats-Unis d’empêcher tout pays arabe de maîtriser la technologie
nucléaire.

La guerre du Golfe

Jamais l’Algérie ne s’est autant mobilisée à l’extérieur comme elle l’a


fait pour soutenir l’Irak lors de la guerre du Golfe. A la faveur de
l’ouverture démocratique et de l’ouverture totale des médias, c’est une
frénésie de déclarations, de prises de positions et d’actions, souvent
sincères, parfois maladroites, mais aussi politiciennes, qui tiennent le pays
en haleine.
L’Algérie a condamné, au premier jour, l’invasion du Koweït par l’Irak,
et a tenté de favoriser une solution arabe à la crise. Mais lors d’une réunion
de la Ligue arabe au Caire, au lendemain de l’invasion, il apparaît déjà que
les jeux sont truqués. Les autorités algériennes tentent de réagir, mais elle
paraissent convaincues que les pays arabes sont d’ores et déjà dépossédés
de leur pouvoir de décision. C’est ailleurs que les choses se décident
désormais et, malgré des tentatives désespérées, menées au sein de l’Union
du Maghreb arabe, des non-alignés ou au niveau africain, il n’y a guère de
résultats.
La position algérienne dans la crise du Golfe a une particularité : elle est
indépendante, et porte sur une vision des intérêts arabes différente à la fois
de celles des pays du Golfe et de celle de l’Irak. Elle sera maintenue tout au
long de la crise, malgré le reproche fait à Saddam Hussein de n’avoir
consulté personne dans son invasion du Koweït, de ne pas avoir écouté ses
partenaires arabes, et de s’être engagé dans une aventure dont tout le monde
paierait le prix. Elle est exprimée au plus haut niveau, par le général-major
Khaled Nezzar, ministre de la Défense, qui déclare le 18 novembre 1990
que c’est au monde arabe de trouver une « solution globale » à la crise.
Cette solution doit obéir aux « seuls intérêts arabes et s’opposer aux intérêts
d’hégémonie extérieure ».
Il conteste les analyses arabes qui estiment que le surarmement de l’Irak
est un danger. « Comment ces pays peuvent-ils accepter sans broncher
qu’Israël pointe sur leurs capitales des missiles balistiques à tête nucléaire,
bactériologique et chimique ? En vertu de quel principe du droit
international nous interdit-on ce qui est permis à d’autres ? » Il refuse aussi
le « statut de faible », qu’il qualifie d’« inacceptable ».
Formé dans une culture nationaliste intransigeante, ancien moudjahid,
Khaled Nezzar ne semble pas encore avoir pleinement mesuré les
changements intervenus depuis la chute du mur de Berlin. Deux mois
auparavant, alors que les premières unités occidentales s’installaient dans le
Golfe, il avait pourtant déclaré que « les concentrations des forces
étrangères (dans cette région) prouvent que la fin de la guerre froide va
réveiller ou raviver l’interventionnisme militaire ».
Malgré le scepticisme affiché par les autorités algériennes à la veille du
début de la guerre, le président Chadli tente un dernier pari. Il se rend en
Irak, en Iran, en Arabie Saoudite, en Jordanie et en Egypte, pour tenter
d’éviter la guerre. Il fera une seconde tournée en Europe, dans le même but.
A Bagdad, il tente de convaincre Saddam Hussein du désastre qui
s’annonce pour le monde arabe si l’Irak est détruit. A Téhéran, il tente de
convaincre les dirigeants iraniens de hausser le ton, en espérant que la
crainte d’une double confrontation contre l’Irak et l’Iran en même temps
pourrait faire reculer les coalisés. Il veut se rendre aussi aux Etats-Unis,
mais son voyage est annulé à la dernières minute. Washington fait savoir
que sa visite n’est pas souhaitée. On se tourne aussi du côté de la France et
d’autres pays européens, en espérant qu’une attitude moins ferme de leur
part pourrait influer la décision américaine, mais rien n’y fait.
L’opinion publique est, de son côté, partagée lors de l’invasion du
Koweït. Elle désapprouve l’action irakienne, mais l’opulence du riche
émirat du Koweït, dont les dirigeants dilapident des fortunes, n’est pas
appréciée non plus.
Les partis adoptent une position mitigée, puis soutiennent à fond l’Irak, à
l’exception de l’Association populaire pour l’unité et l’action (APUA), de
Mahdi Abbas Allalou, qui prend fait et cause pour le Koweït. Le FIS, dans
un premier temps, dénonce « Saddam Haddam » (Saddam le destructeur).
Puis, lorsqu’il constate que l’opinion commence à sympathiser avec
Bagdad, il change de position. Il adopte le slogan lancé par un chanteur,
« Saddam Laddam » (Saddam le fonceur), et soutient l’Irak. Les dirigeants
du FIS tentent aussi des « médiations ». La télévision les montre avec
Saddam Hussein et avec les dirigeants saoudiens, ce qui ajoute au prestige
de Ali Belhadj, cet enseignant algérien parti de rien et reçu désormais par
les grands de ce monde.
Mais dès que la guerre commence, la rue bouillonne, et le FIS décide de
prendre le train en route. Il organise une marche sur le ministère de la
Défense, pour demander l’ouverture de camps d’entraînement pour les
volontaires algériens. C’est Khaled Nezzar lui-même, en costume, qui
reçoit Ali Belhadj, portant une tenue militaire !
Après une ferme déclaration de Chadli, qui dénonce la « démagogie » et
la « surenchère » du FIS, Abbassi Madani déclare qu’il souhaite que les
jeunes volontaires algériens soient entraînés dans les casernes, et non par le
FIS lui-même. Mais aussitôt, Ali Belhadj annonce l’ouverture de listes pour
dispenser une éducation physique et sportive aux volontaires, à défaut d’une
formation militaire.
Le gouvernement tente d’intervenir, mais il est contraint de suivre la rue,
en essayant de calmer les esprits. Le ministère de l’Intérieur, face au
bouillonnement de la rue, rappelle qu’il faut « impérativement » respecter la
réglementation sur les marches et manifestations, car certaines sont
organisées de manière désordonnée. Elles donnent lieu à des débordements,
et au saccage de l’agence Air France et du consulat français à Constantine,
au saccage du siège d’Alitalia à Alger, et de nombreux autres dégâts.
Mais rien ne peut plus empêcher la passion des Algériens pour Saddam
Hussein, dont les portraits sont affichés partout. Plus rien non plus ne peut
arrêter les partis, y compris le FLN, mais particulièrement le FIS, qui jouent
là un test de mobilisation de grande importance.
Le 3 février, Abbassi Madani se rend en Iran pour une mission de paix.
En septembre 1990, il s’était déjà rendu à Bagdad et Ryadh, pour une
mission qui avait échoué. Ali Belhadj se rend à Bagdad à son tour, où il
rencontre Saddam Hussein. A son retour, il déclare que « tout musulman
valide qui ne se rend pas au djihad est un pêcheur ».
Début février, le prénom Saddam Hussein fait fortune, et de très
nombreux nouveau-nés portent le nom du maître de Bagdad. Le prénom
« Scud », missile sol-sol utilisé par l’Irak pour bombarder Israël et l’Arabie
Saoudite, est refusé par l’état civil, selon le Soir d’Algérie. Partout, y
compris dans les salles de rédaction, l’annonce d’un tir de missile Scud sur
Israël est accueillie par des clameurs de joie. La télévision organise des
débats non-stop sur la guerre, avec la présence de dirigeants de partis et
celle, quasi permanente, du général Chazli, le héros égyptien de la traversée
du canal de Suez.
Personne n’est en reste, d’une manière ou d’une autre. Le 5 février, les
évêques d’Algérie se prononcent pour l’arrêt de la guerre. Ils demandent
« l’arrêt de l’engrenage de la violence avant qu’il ne soit trop tard ».
Abdelaziz Belkhadem reçoit Michel Vauzelle, président de la commission
des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, et lui fait part de
la « profonde préoccupation de l’Algérie devant les destructions imposées à
l’Irak ».
Le 10 février, Chadli appelle à une « solution pacifique immédiate » de la
crise du Golfe, et le lendemain, dans une interview, Abdallah Djaballah,
leader du parti islamiste Ennahdha, rejette la fetwa de Cheikh Tantaoui,
grand muphti d’Egypte, qui justifie la guerre contre l’Irak. Mohamed
Ghazali, le nouveau guide des frères musulmans, est lui aussi vivement pris
à partie. Il soutient la guerre contre Bagdad, alors que dans ses prêches
diffusés pendant huit ans par la télévision algérienne, il a toujours donné
l’impression d’être un homme différent.
Le 11 février, Sid-Ahmed Ghozali déclare que l’Algérie ne participera
pas à une réunion à huis clos du Conseil de sécurité, dont elle est membre.
Le même jour, dans la soirée, la télévision diffuse une exclusivité
mondiale : elle a eu accès au P.C. de Saddam Hussein, à Bagdad, d’où ses
envoyés spéciaux contribuent à maintenir le sentiment de fraternité avec les
Irakiens. Un de ces journalistes, Ismaïl Yefsah, sera assassiné en octobre
1993.
Le 14 février est une journée de deuil et de colère : la télévision
algérienne vient de diffuser les images du massacre d’El-Amirya, un refuge
souterrain où un missile américain a fait des dizaines de victimes civiles. La
colère est d’autant plus grande contre la France que les chaînes de
télévision françaises n’ont pas diffusé ces images, prétextant qu’elles
risquent de choquer. « Aucun doute que si c’était l’armée irakienne qui avait
été à l’origine de l’attaque, on les aurait montrées des heures entières »,
écrit un éditorialiste.
La présidence dénonce alors « la guerre d’extermination contre le peuple
irakien », et le vendredi suivant est décrété journée de deuil national. C’est
durant cette journée de deuil et de prière, le vendredi, que Ali Belhadj, dans
un long prêche, annonce le prochain départ de volontaires pour l’Irak. Saïd
Makhloufi, ancien militaire, ancien journaliste, est en Jordanie pour
coordonner leur départ, avec un des fils de Abbassi Madani, Oussama.
Le jour même, une manifestation est organisée devant le siège de l’ONU
à Alger, où les vitres sont détruites et un début d’émeute maîtrisé par la
police. Des représentations commerciales d’Air France, Egyptair, Syrian
Airlines et Alitalia sont saccagées, et la résidence de l’ambassadeur du
Maroc est attaquée à coups de pierres : le Maroc a envoyé un contingent
symbolique en Arabie Saoudite.
Le 15 février est une journée nationale de protestation contre la guerre du
Golfe. Quatorze partis y appellent et proposent que des marches
simultanées soient organisées dans les pays du Maghreb. Saadoun Hamadi,
vice-premier ministre irakien, est accueilli comme un héros à Alger.
Le 16, Ghozali appelle les alliés à répondre favorablement à la
proposition de retrait de Saddam Hussein. Kasdi Merbah lance, à la
télévision, un appel à ne pas faire le pèlerinage à La Mecque. Ben Bella
déclare lui aussi que le pèlerinage n’est plus valable. Mustapha Cherif,
ministre des Universités du gouvernement Hamrouche, prône à son tour le
boycott du pèlerinage quelques jours plus tard. Il précise toutefois qu’il
parle en son nom personnel, en sa qualité d’islamologue, non en tant que
membre du gouvernement.
Un mois plus tard, le 19 mars, Ali Belhadj déclare, à son tour, qu’il ne se
rendra plus en Arabie Saoudite, sauf pour le pèlerinage. Il déclare à El-
Watan que « l’Arabie Saoudite et le Koweït sont plus dangereux que les
juifs, car ils utilisent l’argent et l’islam pour parvenir à leurs fins. Ce sont
des traîtres ». Il demande aux savants musulmans de trouver une formule
pour gérer les lieux saints, car « c’est aux musulmans, les vrais, qu’il
appartient de les garder ». Il appelle les musulmans qui en ont les moyens à
se rendre à La Mecque et à y rester, car il ne peut plus être question de
laisser les Saoudiens maîtres des lieux saints. Il n’épargne pas non plus
l’Iran, estimant qu’une intervention de Téhéran aurait pu changer l’issue de
la guerre. « Je me demande si c’est une République islamique »,
s’interroge-t-il à propos de l’Iran. Quant aux dirigeants algériens, il les
accuse d’aller « aux ordres » américains et français avant de dire le moindre
mot sur la guerre : « Ils ont eu deux discours, l’un envers leurs peuples,
l’autre en direction des Etats-Unis. »
Le 19 février, Ali Belhadj déclare au Soir d’Algérie que les cent premiers
volontaires partiront dans quelques jours pour l’Irak. Parmi eux, il y a vingt
médecins. Ces volontaires doivent avoir fait l’armée et être entraînés.
Oussama Madani, fils de Abbassi Madani, sera dans le premier groupe à
rejoindre l’Irak, selon le journal El-Forkane.
Le 20 février, au moment où les ministres maghrébins des Affaires
étrangères, réunis à Alger, demandent une réunion d’urgence du conseil
ministériel de la Ligue arabe, des universitaires algériens demandent la
rupture des relations diplomatiques avec les pays coalisés. Le lendemain,
c’est au tour des commerçants de manifester en faveur de l’Irak. Le 21, la
télévision transmet en direct le discours de Saddam Hussein, alors que Aït-
Ahmed appelle l’ONU à déclarer un « cessez-le-feu immédiat ».
Le lendemain, trois personnalités de premier plan interviennent encore
sur la guerre du Golfe. Chadli, dans un discours prononcé devant le conseil
de la magistrature, regrette que l’initiative irakienne de retrait du Koweït
n’ait pas reçu la réponse qu’elle mérite de la part des coalisés. Abbassi
Madani appelle de son côté « la nation arabe et islamique à poursuivre le
djihad au service de Dieu et à affronter l’Occident ». Cette guerre
« marquera le début d’un monde nouveau, celui du martyre au service de
Dieu ». Pour Abdelhamid Mehri, cette guerre « est apparue dans sa
véritable nature, telle qu’Israël l’avait voulue dès le premier jour. La guerre
pouvait être évitée, mais toutes les tentatives pour cela ont été mises en
échec ». C’est aussi, le même jour, l’annonce du premier départ d’un groupe
de volontaires islamistes pour la Jordanie, ensuite pour l’Irak.
Le début de l’offensive terrestre occidentale contre l’Irak, signe d’une
défaite qui se rapproche pour Saddam Hussein, ne calme pas la rue et ne
change pas la position des autorités. L’Algérie condamne avec force
l’offensive terrestre. C’est « une décision d’une extrême gravité, en
contradiction totale avec les objectifs que le Conseil de sécurité s’était
assigné », déclare le porte-parole des Affaires étrangères, qui appelle à
« mettre rapidement un terme à la guerre d’anéantissement dont est victime
l’Irak ».
De Hassi-Messaoud, où il commémore l’anniversaire de la
nationalisation des hydrocarbures, Chadli dénonce l’attaque « sauvage ».
Parlant de l’avenir de l’Algérie, il entrevoit déjà les premiers symptômes de
ce que sera la suite de cette guerre pour l’Algérie : la prochaine étape sera
« difficile à traverser », dit-il, et il appelle à renforcer « la cohésion et
l’unité nationales ».
La presse internationale note alors que Chadli veut recentrer le débat sur
les problèmes internes. Il lance un slogan, qui sera repris plus tard avec
beaucoup de fortune : « L’Algérie d’abord. » Il dénonce la « surenchère »
du FIS au sujet de la guerre du Golfe, ainsi que les « agissements sur une
base superficielle, irréaliste et passionnelle ». Il s’agit des tentatives de
médiation entre l’Irak et l’Arabie Saoudite, menées par Abbassi Madani et
Ali Belhadj. Ghozali précise, dans une rencontre avec la presse, que les
deux dirigeants du FIS agissaient alors pour leur propre compte, sans
aucune coordination avec les autorités, « même pas pour prendre
connaissance des dossiers ». Il précise qu’il a demandé aux différentes
ambassades algériennes d’informer les pays concernés que ces démarches
ne concernent pas l’Etat algérien.
Sadek Boussenna, ministre de l’Energie, à l’époque président de
l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), commence lui
aussi à percevoir les dangers de la guerre du Golfe sur l’Algérie,
particulièrement dans le domaine des prix des hydrocarbures. Il appelle à
une « approche froide et objective » de l’évolution du marché pétrolier,
« axée sur la défense des intérêts algériens d’abord, sur le moyen et le long
termes ». La CGOEA, organisation patronale, publie elle aussi une
déclaration dans laquelle elle exprime le même souci, en soulignant les
problèmes internes de l’économie.
Mais rien n’y fait. La guerre du Golfe a décidément envahi l’Algérie. Les
étudiants, environ un millier, manifestent le 25 février contre la neutralité de
l’Algérie dans la guerre du Golfe. Ils demandent une participation directe
aux côtés de l’Irak.
Le 27, Alger abrite une réunion du Conseil parlementaire arabe qui se
déclare pour « l’arrêt immédiat et inconditionnel de l’agression ». Un
colloque sur « la dérive du droit », à la suite de la mainmise des Etats-Unis
sur le Conseil de sécurité, s’ouvre à Alger le lendemain. Il a un certain
écho, grâce à la qualité de ses participants. Il est présidé par un juriste,
Abdelouahab Bekhchi. Y participent Nabil Bouaïta, qui a été l’un des
avocats de Klaus Barbie, Bernard Langlois, directeur de la revue française
Politis, Ramsey Clark, ancien attorney général des Etats-Unis, l’ancien
ministre tunisien Ahmed Mestiri, Mme Leïla Aslaoui, juriste algérienne et
futur ministre, l’écrivain marocain Fatima Mernissi, Vincent Monteil et
Henri Alleg, entre autres.
Ces mêmes personnalités devaient organiser, en décembre, un
retentissant « procès » du président américain George Bush, pour « crimes
contre l’humanité » et « tentative de génocide ». Nabil Bouaïta devait y
représenter la partie civile, et Jacques Vergès en serait le procureur.
L’ancien président nicaraguayen Daniel Ortega, le philosophe Roger
Garaudy, l’ancien attorney général américain Ramsey Clark, le député
suisse anticonformiste Jean Ziegler, l’archevêque de Jérusalem, Hilarion
Capucci, ainsi que d’autres personnalités connues sur le plan international
devaient y participer. Le « procès »fut annulé à la suite de fortes pressions
des autorités, d’autant plus qu’il gênait les efforts diplomatiques de
l’Algérie.
A la date prévue de sa tenue, en effet, Chadli s’était rendu dans les pays
du Golfe. Le ministère de l’Intérieur avait fermement exprimé sa
désapprobation concernant ce « procès ». La sécurité des personnes qui y
seraient présentes ne serait pas assurée, avait-il dit dans un communiqué,
qui notait aussi que les « véritables initiateurs » du « procès » n’étaient pas
visibles. Autrement dit, les organisateurs étaient manipulés.
Le 1er mars, Abbassi Madani préside la prière du vendredi à
Mohammadia, dans la banlieue d’Alger. Il déclare que « le changement de
tous les régimes arabes et islamiques est devenu une nécessité pour le salut
de la nation arabe et islamique ». Ces régimes « n’ont pas été à la hauteur ».
Les imams FIS, qui dominent les mosquées, relaient ce discours, mais
continuent à affirmer que l’Irak a gagné la guerre, alors que la débâcle de
l’armée irakienne est totale.
Pendant cette agitation frénétique de la classe politique et de la rue en
Algérie, les chancelleries observent et en déduisent quelques grandes
conclusions.
En premier lieu, la démocratisation en Algérie est réelle, profonde. Ce
n’est pas une démocratie taillée sur mesure, avec des partis donnant le
change, ou faisant de la figuration. Elle exprime le sentiment d’une société
profondément bouleversée, qui s’engage à fond dans une action de soutien à
un pays pour qui elle a été prise de passion. Le besoin de relever la tête a
été bien exprimée à ses yeux par Saddam Hussein. A l’inverse, les pays
alliés des Etats-Unis sont honnis par les Algériens.
Le pouvoir en place — président de la République et
gouvernement — laisse faire. Mieux, il accompagne le mouvement, même
si la rue l’accuse de le faire contre son gré. Et cette expérience
démocratique, suivie avec d’autant plus d’intérêt que les pays occidentaux
font pression depuis longtemps pour favoriser une ouverture, commence à
inquiéter. Car pour la première fois que la rue s’est exprimée librement dans
un pays arabe, en Algérie comme en Jordanie, au Yémen, et à un degré
moindre au Maroc, en Tunisie ou chez les Palestiniens, elle a pris
violemment position contre les intérêts occidentaux. Pour le cas de
l’Algérie, ce sont d’abord les intérêts américains et français.
Deuxième conclusion des pays occidentaux : les élections législatives qui
s’annoncent en Algérie risquent d’être dangereuses, car leur résultat doit
déboucher inévitablement sur un partenariat difficile à gérer. La victoire
doit revenir soit au gouvernement de Mouloud Hamrouche, à la tête des
listes FLN, qui a laissé la rue s’exprimer de manière aussi libre, soit à son
concurrent, le FIS, imprévisible dans ses positions et dans son action.
La nécessité de préserver la stabilité dans les pays de la région constitue
la troisième conclusion des Occidentaux. Ce n’est plus un secret que la
démocratisation en Algérie gêne fortement au Maroc et en Tunisie, où les
islamistes sont traqués, les démocrates bâillonnés ou forcés à l’exil. Rached
Ghennouchi, le leader islamiste tunisien, se promène d’ailleurs librement en
Algérie. L’auteur l’a d’ailleurs reçu une fois, à Alger, dans une rédaction, où
il est venu d’une manière très simple.
Une onde de choc risque donc de toucher les deux pays voisins, le Maroc
et la Tunisie, qui suivent avec attention les événements en Algérie. Tous
deux poussent leurs partenaires occidentaux à faire pression sur l’Algérie
pour mettre fin ou, au moins, atténuer cette vague démocratique. Tunisiens
et Marocains captent la télévision algérienne dans les régions frontalières et
sont impressionnés par la liberté de ton des émissions de télévision. Des
cassettes vidéo reproduisant des débats télévisés se vendent sous le manteau
dans ces deux pays. Il faut donc, coûte que coûte, éviter la contagion.
D’autres pays ont aussi envie de régler des comptes avec l’Algérie,
notamment l’Arabie Saoudite qui s’est sentie trahie par le FIS et rejetée par
le pouvoir.
L’heure des règlements de comptes a sonné. La démocratie à l’algérienne
n’est pas acceptable, et de nombreux partenaires vont le faire savoir. C’est
de France et des Etats-Unis que sont venus les deux premiers coups de
semonce. Les deux pays ont d’importants moyens de pression sur l’Algérie.
La France agit essentiellement sur le volet financier. Elle réussit à fermer le
marché financier international aux banques algériennes. Quant aux Etats-
Unis, ils lancent une « affaire » : celle du réacteur nucléaire de Berine, près
de Aïn-Ouessara.

Les USA et l’affaire du réacteur

Lorsque la nouvelle ambassadrice des Etats-Unis à Alger, Mme Ann Mary


Casey, obtient son agrément du ministère des Affaires étrangères, le 7 avril
1991, elle doit traiter un dossier difficile pour l’Algérie, révélé quatre jours
plus tard par le Washington Times : l’existence d’un réacteur nucléaire en
Algérie, construit avec l’aide de la Chine. Après la guerre du Golfe, menée
d’abord pour empêcher l’Irak de posséder l’arme nucléaire, les Etats-Unis
étaient décidés à ne pas permettre à un pays arabe de maîtriser la
technologie nucléaire. Avec l’écroulement de l’Union soviétique, les USA
ont désormais le moyen d’imposer leurs vues.
Le 13 avril, l’Algérie confirme officiellement l’existence d’une
coopération nucléaire avec la Chine, précisant qu’elle est destinée « à des
fins exclusivement pacifiques ». C’est le principal argument qui sera
défendu par l’Algérie : maîtrise de la technologie à des fins pacifiques,
grâce à ses énormes retombées sur des secteurs aussi différents que la santé
et l’agriculture, en passant par l’industrie électronique et l’électronucléaire.
En fait, les Etats-Unis n’ignorent rien de ce réacteur en construction à
Berine, petite localité des hauts plateaux près d’Aïn-Ouessara, à deux cents
kilomètres au sud d’Alger. Il existe déjà une coopération entre l’Algérie et
l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), largement contrôlée
par les Etats-Unis. Des experts de cette agence avaient alors visité le
chantier et le connaissaient parfaitement.
L’affaire est un énorme montage qui a commencé de manière
rocambolesque avec l’attaché militaire britannique, William Mike Cross,
qui se rend près du réacteur à Berine, en utilisant des méthodes qui
ressemblent à du pur James Bond. Au cours d’une enquête menée peu après
sur les lieux, il nous est apparu évident que l’attaché militaire britannique a
en réalité tout fait pour se faire surprendre. Il était suivi et cela ne semblait
pas l’avoir gêné. Sa présence tout près du réacteur ne pouvait passer
inaperçue : que pouvait faire un Européen bien habillé au milieu des
troupeaux de moutons et des bergers qui les font paître dans les arbustes qui
entourent le réacteur ? Comment pouvait-il penser passer inaperçu ? Le 10
avril, il est finalement expulsé d’Algérie. Une photo satellite du réacteur
circule alors dans les ambassades occidentales à Alger, montrant le bâtiment
central qui abrite le réacteur nucléaire.
Le chef du gouvernement, Mouloud Hamrouche, parle du réacteur le 26
avril à Constantine : « L’Algérie est souveraine, libre de choisir la
technologie, les sciences et les techniques utiles à son développement. » « Il
nous reste peu de temps, car dans dix ou quinze ans, l’accès aux sciences et
aux techniques nous sera totalement interdit par le nouvel ordre qui se met
en place sous l’égide des Etats-Unis. » L’APS donne, le 30 avril, des détails
sur le réacteur de 20 mégawatts en construction. C’est un projet « à
caractère exclusivement pacifique », pour « se doter d’une technologie
nucléaire civile dans le seul but de maîtriser l’application de l’énergie
nucléaire dans le cadre du développement », répète à son tour l’APS.
Le 25 mai, et alors que la grève générale du FIS a commencé,
Hamrouche déclare, dans une émission de la télévision : « La bombe
atomique ne nous intéresse pas. » Il rappelle que l’Union soviétique
possède des armes nucléaires mais se débat avec des problèmes graves,
alors que le Japon et l’Allemagne, dénucléarisés, se portent bien. Pour lui,
c’est le signe que posséder la bombe n’est pas un objectif qui intéresse
l’Algérie. Il dénie cependant « à toute personne et à toute puissance le droit
d’interdire » à l’Algérie la maîtrise de la technologie nucléaire.
Toutes les déclarations algériennes sont faites sous haut contrôle de
l’armée. Pour une fois, elles sont cohérentes. Sid-Ahmed Ghozali déclare à
son tour que l’Algérie a « parfaitement le droit de posséder l’arme
atomique, mais elle ne la veut pas. Elle est intéressée d’abord par les
retombées civiles de la maîtrise de la technologie nucléaire ».
Slimane Cherif, ministre délégué à la Recherche scientifique, spécialiste
du nucléaire, participe à une émission de la télévision diffusée en direct à
partir du centre de recherches nucléaires de Aïn-Ouessara, où travaillent les
chercheurs algériens. Il reprend les mêmes arguments, en insistant sur les
bienfaits de la recherche nucléaire. Il précise que deux mille chercheurs et
techniciens travaillent sur le réacteur dont la puissance ne saurait dépasser
20 mégawatts.
Ce qui inquiète aussi les Etats-Unis, c’est que l’Algérie dispose de
20 000 tonnes de réserves prouvées d’uranium, exploitables tout de suite,
selon des spécialistes. Les réserves se trouvent essentiellement dans le
Hoggar, au Sahara, et une société d’Etat y a longuement travaillé
auparavant avec la coopération de spécialistes roumains. Selon les données
techniques lors de la révélation de l’affaire, l’Algérie serait en mesure de
disposer de suffisamment de plutonium pour construire sa propre bombe à
la fin du siècle.
L’affaire n’en reste pas là, car les Etats-Unis veulent le démantèlement du
projet. Washington veut que le réacteur n’existe plus avant que des élections
démocratiques libres soient organisées en Algérie. Des maladresses de la
presse algérienne compliquent encore la situation, en révélant, à l’occasion
d’enquêtes apparemment anodines, que des chercheurs dans le domaine du
nucléaire se trouvent sur un autre site près de Bou-Medfaa, à cent
kilomètres à l’ouest d’Alger, dans la wilaya de Aïn-Defla. La presse évoque
aussi le brusque afflux de spécialistes irakiens de haut niveau dans les
installations de Sonatrach ou dans les universités algériennes, au moment
où les Etats-Unis s’inquiètent du sort des experts irakiens du nucléaire.
S’agit-il de simples erreurs de journalistes ?
Deux personnalités américaines se rendent en Algérie, début mai 1991 :
Margaret Thompson, de l’Institut républicain des affaires internationales, et
Edward Mac Mahon, de l’Institut démocrate des relations internationales.
Officiellement, ils s’y rendent pour étudier l’expérience démocratique
algérienne. D’autres missions se succèdent, mais la discrétion règne sur leur
objectif. En tout état de cause, il a été acquis, selon notre propre enquête,
que les autorités algériennes ont accepté de démanteler le réacteur de Aïn-
Ouessara avant les événements de juin 1991. Mais les Etats-Unis ne s’y
sont pas fiés, car ils n’avaient pas suffisamment de garanties. Ils craignaient
un changement de pouvoir, qui ne permettrait plus au pays de remplir cet
engagement, tout comme ils craignaient que le même gouvernement,
renforcé avec la légitimité que lui offrirait le vote prévu pour juin 1991,
révise sa position, avec le soutien de sa population. Ne pouvant exiger et
obtenir le démantèlement total dans un délai aussi court, entre avril et juin,
les Etats-Unis ne souhaitaient donc pas que les élections se tiennent, ce qui
leur donnerait le temps nécessaire pour agir.
Une attaque, américaine ou israélienne, contre le réacteur de Aïn-
Ouessara a-t-elle été envisagée ? L’éventualité a été étudiée par les autorités
algériennes. Des militaires de haut rang l’ont dit, et la même inquiétude a
été exprimée par l’APS qui craignait une attaque à la faveur de l’occupation
de l’armée ailleurs, c’est-à-dire dans sa confrontation avec le FIS.
Curieusement, en pleine grève du FIS, en juin 1991, alors que la situation
dérapait dangereusement, une équipe de la télévision britannique BBC a été
interpellée à Annaba, dans l’est du pays, en train de filmer une usine de la
société d’Etat Asmidal, spécialisée dans les produits chimiques. Les rejets
chimiques de l’usine d’Annaba provoquent une certaine gêne pour la
population, mais les autorités ne croient pas que l’équipe de la télévision
britannique s’intéressait à l’environnement alors que le pays était en train de
basculer dans la violence.
La société Asmidal était soupçonnée de se lancer dans la recherche et la
conception de produits qui pourraient servir de base à la fabrication d’armes
chimiques. Cette société avait atteint une maîtrise assez avancée des
techniques utilisées dans ce domaine, fabriquant elle-même une série de
produits relativement élaborés. Mise dans le collimateur à son tour, à la
suite de pressions extérieures, elle arrête sa recherche à partir de l’été 1992.
Ses laboratoires sont démantelés, et ses équipes dispersées. L’opération de
démantèlement a été couverte par des impératifs économiques et financiers,
et l’entreprise ne fabrique plus que des produits très communs.
C’est ce choix que les Etats-Unis veulent aussi pour la filière du
nucléaire. Ils voient donc d’un bon œil s’installer en Algérie une situation
politique qui va rendre le pays si fragile qu’il ne peut résister à une forte
pression en ce sens. Ils ne font pas de commentaire sur la grève du FIS, qui
va s’avérer si utile, et approuvent discrètement l’intervention de l’armée. Ce
n’est que lorsque la situation se calme que James Baker, secrétaire d’Etat,
effectue une visite à Alger. C’est la première fois qu’un responsable
américain de ce niveau se rend en Algérie en dix ans. Officiellement, il
effectue une tournée dans les pays arabes pour soutenir son plan de paix au
Proche-Orient. L’Algérie, qui entretient une relation privilégiée avec les
Palestiniens de tous bords, est sollicitée, non seulement à approuver ce plan
de paix, mais aussi à lui apporter son concours. Baker obtient satisfaction.
Au cours d’une conférence de presse commune avec Lakhdar Brahimi,
ministre algérien des Affaires étrangères, Baker déclare qu’il serait heureux
que l’Union du Maghreb arabe (UMA) participe à la conférence de paix. Il
suggère deux formules : soit une participation de l’UMA en tant que telle,
soit la présence des pays membres. Lakhdar Brahimi donne son accord et
annonce que l’Algérie va demander une réunion des ministres des Affaires
étrangères de l’Union du Maghreb arabe, pour examiner les propositions
américaines de paix.
Il n’est pas fait mention, publiquement, de discussions sur le réacteur
nucléaire de Aïn-Ouessara durant cette visite, ni lors de la rencontre, le 4
décembre, entre le ministre de la Défense, Khaled Nezzar, et la nouvelle
ambassadrice des Etats-Unis, Ann Mary Casey. Mais la pression américaine
augmente, d’autant que l’Algérie n’arrive pas à définir une nouvelle
doctrine en matière de politique étrangère ni dans le domaine de la sécurité.
Ce désarroi est exprimé par le président Chadli qui note, le 18 décembre,
une semaine avant les élections de décembre 1991, que « le non-alignement
n’existe pratiquement plus ». « C’est une notion entièrement à revoir », dit-
il, se demandant « contre qui et avec qui » le maintenir. Il confirme
implicitement la pression américaine sur l’Algérie, en rappelant que « le
nouvel ordre international existe déjà dans les faits, comme l’a illustré la
guerre du Golfe ». Penchant traditionnellement pour l’Union soviétique et
se trouvant en confrontation permanente dans son tête-à-tête avec la France,
l’Algérie découvre la toute-puissance des Etats-Unis, qui s’exerce
directement cette fois-ci.
En réalité, le sort du réacteur de Aïn-Ouessara était déjà scellé à ce
moment. Le 5 décembre, un accord avait été signé entre l’Algérie et
l’Agence internationale de l’énergie atomique pour le contrôle du réacteur.
Mais l’affaire n’est pas close pour autant, car le 6 janvier 1992, entre les
deux tours des élections, alors que l’armée se prépare à mettre fin à la
consultation, un quotidien anglais, le Sunday Times, relance l’affaire pour
augmenter la pression. C’est déjà par l’action d’un diplomate anglais que
l’affaire avait éclaté. Cette fois-ci, le Sunday Times va plus loin et affirme
que l’Algérie coopère avec l’Irak pour produire une bombe atomique, « la
première bombe islamique ». Le ministère des Affaires étrangères dément
ces informations, soulignant, selon la formule classique, qu’elles sont
« fausses et dénuées de tout fondement ». Mais l’information du journal
britannique, largement reprise, a une signification bien claire : c’est un
avertissement sérieux lancé aux autorités algériennes, qui doivent d’urgence
donner des garanties, d’autant plus que l’imprévisible FIS apparaît comme
vainqueur des élections.
Après la destitution de Chadli, l’Algérie donne de nouvelles assurances,
le 19 janvier, en annonçant que le réacteur de Aïn-Ouessara a été inspecté
par des techniciens de l’AIEA. Ces techniciens se sont « rendu compte
directement de l’état d’avancement des travaux », pour « instaurer un climat
de confiance ». Dans l’intervalle, les Etats-Unis ont approuvé l’interruption
des élections réalisée contre les islamistes du FIS. C’est un cheminement
particulièrement tortueux de Washington, qui se poursuivra par la suite,
décidé non pas par les grands principes de politique étrangère publiquement
annoncés, mais par le souci de gérer une situation politique précise dans un
monde où l’islamisme n’est plus un allié des Etats-Unis, mais un risque de
déstabilisation.
Le soutien des Etats-Unis aux islamistes, dans les années soixante-dix et
quatre-vingt, est suffisamment connu pour ne pas être développé ici. Il était
destiné à contrer l’Union soviétique. Bien que relativement nuisible dans les
années quatre-vingt, avec la révolution iranienne et le terrorisme,
l’islamisme radical était tout de même utile pour soutenir d’autres pays,
alliés des Etats-Unis, qui se déclaraient publiquement hostiles à
l’intégrisme. Mais la guerre du Golfe, durant laquelle les islamistes ont,
généralement, basculé dans le sens du vent, pour s’opposer au camp
occidental, a provoqué une évolution de la perception de ce phénomène par
les Etats-Unis. En Algérie, l’islamisme, incarné par le FIS, était
particulièrement utile pour mettre le pays à genoux, et éviter qu’il ait la
moindre velléité de devenir une puissance régionale menaçante avec sa
technologie nucléaire.
L’échec de la gestion de l’islamisme par la force a progressivement
conduit les Etats-Unis à prôner une nouvelle démarche pour l’Algérie, axée
sur trois priorités : poursuite de la libéralisation économique, maintien du
processus démocratique, et négociation avec les islamistes modérés. Cette
démarche a poussé les Etats-Unis à s’intéresser durant de longs mois à deux
questions, l’une concernant le FIS, la seconde concernant l’armée. Le FIS
avait-il des relations directes, organiques, avec le terrorisme, ce qui en ferait
à la fois un élément politique et militaire incontournable ? Ou bien était-il
possible de séparer un courant politique qui condamnerait le terrorisme et
permettrait une cohabitation des islamistes avec le reste de la société ?
Quant à l’armée, les Etats-Unis se demandaient si elle voulait réellement
poursuivre le processus démocratique, et si elle en était empêchée à cause
d’une situation qu’elle ne contrôlait pas. Ou bien, jouait-elle délibérément
le pourrissement pour se maintenir au pouvoir de manière indirecte ? Peu
d’analystes, y compris les Américains, ont cru, depuis janvier 1992, à la
thèse d’un terrorisme qui serait contrôlé en quelques semaines ou quelques
mois. Officieusement pourtant, les Etats-Unis ont cru à cette hypothèse,
mais il semble plus probable qu’ils ont laissé faire, sachant qu’ils auraient
tout à gagner. En cas de victoire rapide sur le terrorisme, ils auraient joué la
carte d’un pouvoir crédible avec qui il serait possible de négocier. En cas de
pourrissement, comme ce fut le cas, l’Algérie ne serait plus en mesure de
négocier et accepterait ce qui lui serait demandé. Le réacteur nucléaire de
Aïn-Ouessara est alors fini, et l’Algérie abandonne, pour longtemps, ses
rêves technologiques. C’est cette option qui va primer. D’autant plus que
l’Algérie est minée par la corruption, en relation avec un autre partenaire
encombrant, la France.

La corruption

L’affaire des vingt-six milliards, l’affaire de la Chambre nationale de


commerce, ou encore des affaires portant le nom des personnes mises en
cause, comme Belloucif et Hadj Bettou : la corruption a été un sujet
constant de polémique depuis l’ouverture démocratique, mais il y a
rarement eu une réflexion sérieuse sur le sujet. Du petit privilège plus ou
mois illégal au passe-droit systématique, du petit « trabendo » au trafic de
marchandises à grande échelle, de la petite récompense pour service rendu
aux millions de dollars de pots-de-vin, la corruption a pris diverses formes,
favorisée en cela par un système opaque de cooptation et de clientélisme
qui ne s’est jamais relâché.
La corruption s’est aussi, très souvent, développée sous le couvert de
bonnes intentions. En 1978 déjà, la loi portant monopole de l’Etat sur le
commerce extérieur visait officiellement, entre autres, à permettre à l’Etat
de contrôler le commerce extérieur pour éviter les malversations et orienter
les flux commerciaux selon des choix politiques arrêtés au sommet. Mais
cette loi a provoqué une grande dérive, en devenant la principale source de
la corruption. C’est ce qui est notamment apparu lors de l’enquête
parlementaire réalisée à la suite des affaires des vingt-six milliards et de la
Chambre nationale de commerce. La commission parlementaire chargée du
dossier a auditionné de nombreux responsables de premier plan, comme
Larbi Belkheïr, secrétaire général de la présidence. Sous l’influence du
gouvernement Hamrouche, elle a cependant pris tout le monde à contrepied,
en préférant faire une analyse approfondie des mécanismes de la corruption
et de sa logique, pour appuyer les réformes économiques en cours, plutôt
que d’offrir des têtes en pâture à la population.
Elle a eu à enquêter sur l’affaire des vingt-six milliards, apparue le 22
mars 1990, lorsque l’ancien premier ministre Abdelhamid Brahimi a
déclaré que les pots-de-vin avaient atteint, depuis l’indépendance, le chiffre
de vingt-six milliards de dollars. En fait, Abdelhamid Brahimi reprenait une
analyse alors en vogue, selon laquelle la corruption atteignait 20 % des
contrats avec l’étranger. L’Algérie ayant importé pour 130 milliards de
dollars durant cette époque, il en tire le chiffre de 26 milliards de dollars,
lors d’une conférence apparemment anodine, donnée à l’université du
Caroubier, à Alger.
Le journal El-Massa publie cette information, qui devient un des grands
sujets de polémique. Parallèlement, la Chambre nationale de commerce,
chargée de donner les agréments pour les importations par des particuliers,
est secouée par un autre scandale. Des informations, révélées au cours des
années 1989 et 1990, laissent entendre qu’un petit groupe se partageait les
autorisations de change pour importer des équipements, et que les
importations étaient systématiquement surfacturées, ce qui permettait à
l’importateur algérien et à son partenaire étranger de se partager la
différence.
Le 26 décembre 1990, l’Assemblée nationale recommande au
gouvernement l’ouverture d’une information judiciaire sur l’affaire de la
Chambre nationale de commerce. La commission parlementaire qui a
travaillé sur le dossier a noté un abus dans l’octroi de licences d’importation
et de nombreuses surfacturations. Vingt-neuf élus de la Chambre de
commerce sur quatre-vingt onze ont reçu des agréments pour quarante-trois
projets d’une valeur de 650 millions de dinars, soit une valeur moyenne de
15,5 millions chacun. Pour les autres bénéficiaires d’agréments, la moyenne
est nettement inférieure : 10 millions de dinars.
Deux jours plus tard, l’Assemblée nationale demande au gouvernement
d’ouvrir une autre enquête sur l’affaire des vingt-six milliards, suite à
l’établissement d’un rapport de 2800 pages par une autre commission
parlementaire. Le gouvernement Hamrouche joue le jeu et décide, début
janvier, de transmettre les deux dossiers à la justice. Le gouvernement
justifie sa décision par sa volonté d’agir pour « la manifestation de la vérité
en toute transparence et sérénité, et quelles que soient les charges qui
pourraient être retenues contre les personnes ».
La commission parlementaire cite peu d’hommes et peu d’affaires de
manière précise, mais elle note que la corruption était due à l’impunité dont
jouissaient les coupables, à l’opacité du système, au monopole sur le
commerce extérieur, et au système de désignation des responsables, le plus
souvent cooptés pour servir leurs parrains. Autre règle relevée par la
commission : on trouvait, dans beaucoup d’affaires où il y a eu
malversation, un partenaire français. Même quand c’est une affaire d’abord
interne, la France se trouve mêlée, pour des raisons d’intérêts ou
simplement parce que de l’argent y est transféré ou dépensé.
C’est le cas par exemple dans l’affaire Belloucif, le général-major qui a
été chef d’état-major de l’armée algérienne, avant de connaître la disgrâce
et finir par être condamné à douze ans de détention. Elevé en 1984 au grade
de général-major qui venait d’être créé, Mostefa Belloucif est aussi nommé,
le 24 novembre, chef d’état-major de l’armée. Ce poste avait été supprimé
en 1967, lorsque son titulaire d’alors, Tahar Zbiri, avait mené une tentative
de coup d’Etat contre Houari Boumediene. C’est dire l’importance du
poste, qui faisait de son titulaire un dauphin potentiel du chef de l’Etat.
Belloucif était accusé d’avoir détourné près de 40 millions de francs
français en devises, et d’avoir illégalement prélevé de l’argent sur les fonds
du service social du ministère de la Défense. Il s’agit de près de 50 millions
de dinars destinés à l’aménagement de trois luxueuses villas dans sa ville de
Annaba, dans l’Est, ainsi qu’à EI-Biar et aux Bains Romains, à Alger. Le
lieutenant-colonel en retraite Fekir Mohamed Hebri, directeur du budget au
ministère de la Défense, et Tidjani Abdelkader, ancien directeur de
l’administration générale à la présidence, sont inculpés avec Belloucif. Les
dépenses en France couvrent notamment l’aménagement d’un luxueux
appartement à Paris, et des dépenses en relation avec une clinique que
possède un Français d’origine algérienne, le docteur Allaoua Benchoufi.
Dans un premier temps, Belloucif a été limogé en 1986, officiellement
pour raisons de santé. Mais ce n’était que partie remise. Le 27 avril 1992, le
quotidien El-Watan, bénéficiant d’une « fuite », publie le rapport d’une
commission militaire sur l’affaire Belloucif. La commission comprenait les
principaux patrons de l’armée : le général-major Abdallah Belhouchet, chef
d’état-major, les généraux Mejdoub Lakhel Ayat, patron de la sécurité
militaire, Mohamed Ataïlia, chef de la première région militaire, Hachemi
Hadjerès, inspecteur général de l’armée, et Khaled Nezzar, patron des
forces terrestres, futur patron de l’armée. La commission avait dénoncé
« l’esprit de suffisance, les réponses ambiguës et le comportement
dilatoire » de Belloucif durant l’enquête. Elle l’avait « condamné
moralement pour son chantage implicite visant à impliquer une haute
personnalité de ses proches, au lieu de s’assumer dignement ». En fait,
Belloucif avait voulu impliquer le président Chadli Bendjedid, affirmant
avoir agi sous ses ordres.
Les généraux « dénient que l’armée puisse être impliquée par les
agissements d’un responsable obnubilé par ses fonctions et trop soucieux de
son prestige personnel ». Ils demandent « à l’unanimité » que Belloucif
rembourse l’argent utilisé, cède au domaine de l’Etat les résidences en
question ainsi que les meubles détournés. Belloucif a aussi été empêché de
quitter le territoire.
L’affaire Belloucif gêne considérablement l’armée, qui avait tenté, dans
un premier temps, de lui trouver une issue discrète. La gêne a encore
augmenté lorsque l’affaire est devenue publique, car l’armée n’aime pas
que ses affaires, particulièrement son linge sale, soient étalées
publiquement. De plus, la fuite ne peut provenir que de l’intérieur du
système, ce qui montre une volonté de faire pression sur les militaires. Le
ministère de la Défense a d’ailleurs essayé de dégager sa responsabilité
dans la publication du document. Le quotidien El-Watan, qui a publié le
document, précise lui aussi que le texte n’émane pas du ministère de la
Défense.
Dans sa défense, Belloucif a tenté d’impliquer le président Chadli
Bendjedid. L’appartement de Paris devait servir à accueillir la famille du
président, et d’autres personnalités, a-t-il dit à la presse puis au procès. Son
avocat, maître Arezki Bouzida, reprend les mêmes arguments. Belloucif ne
faisait qu’appliquer « les ordres du ministre de la Défense, un certain Chadli
Bendjedid », dit-il.
Avant d’être placé sous mandat de dépôt, le 2 mai 1992, Belloucif donne
une dernière interview, le 28 avril, au Quotidien d’Algérie : « On cherche à
salir l’image d’un homme qui a conservé sa dignité pendant sa traversée du
désert et que l’on souhaiterait abattre de crainte qu’il n’émerge à nouveau
sur la scène politique. Cela me choque d’autant plus que j’ai observé
jusqu’à aujourd’hui une attitude de réserve. »
Il estime aussi « curieux que dans tout ce tapage, on ne parle guère de
marchés, car tout le monde sait que je n’y ai jamais été mêlé. Si on évite
d’en parler, c’est que cela concerne directement ceux qui s’acharnent à me
nuire ». Il ajoute : « Si on veut faire du déballage, ouvrons tous les dossiers
et laissons faire la justice. » Tout ceci promet un grand feuilleton, où il doit
y avoir argent, politique et lutte d’influences. La presse n’exclut pas non
plus des histoires de femmes, lors de soirées parisiennes.
Pourtant, lorsque le procès s’ouvre le 6 février 1993, toutes ces
prévisions sont démenties. L’ancien président Chadli a été entendu par le
juge d’instruction, mais il n’est pas convoqué au procès. Le suspense est
maintenu lorsque la demande du procureur pour imposer le huis clos est
rejetée. Belloucif affirme qu’on veut lui faire payer « les pots cassés » de la
corruption. « Des sommes bien plus importantes ont été dépensées par
d’autres personnalités du régime, et on veut faire payer à moi tout seul les
pots cassés », dit-il, essayant toujours d’impliquer Chadli, en affirmant
avoir agi sur ses instructions. Belloucif a toutefois reconnu, dans une lettre
du 29 décembre 1989 adressée à Chadli, avoir reçu sept millions de francs
du docteur Allaoua Benchoufi. Dans sa déposition, recueillie en novembre
1992 par un juge d’instruction et lue au procès, le président Chadli nie avoir
donné des instructions à Belloucif et lui demande « d’avoir le courage
d’assumer ses responsabilités ».
Belloucif affirme ensuite que ses problèmes viennent du fait qu’il a
refusé le survol du territoire algérien par l’aviation militaire française lors
de la guerre au Tchad, et de son refus d’engager l’armée lors des émeutes de
Constantine, en 1986. Cette tentative de politiser le procès ne marche pas
non plus, car Belloucif ne semble pas en avoir dit suffisamment. Sur
l’affaire des contrats qu’il a évoquée, il s’agit de contrats pour l’équipement
de l’armée algérienne en matériel. Belloucif laisse entendre que des
commissions ont été versées, mais il ne cite aucun nom. Il s’agit également
d’un énorme projet qui a avorté, celui d’un dispositif pour la couverture
aérienne du territoire algérien. Ce projet, d’une valeur de plusieurs milliards
de dollars, intéressait des entreprises françaises, mais aussi allemandes et
suédoises. Longtemps en négociation, il a finalement été abandonné après
la chute des prix du pétrole. Dans la bataille pour choisir le partenaire
étranger chargé de réaliser ce projet, il y a eu également une bataille interne,
chacun essayant de placer son sponsor étranger.
Quand le procureur militaire requiert vingt ans de détention contre
Belloucif, et la confiscation des biens qu’il s’est appropriés, il est devenu
clair que l’affaire Belloucif est une fausse affaire. Elle met en cause un
homme fini, n’ayant aucune ambition pour l’avenir. Le procès ne donnerait
lieu à aucune révélation fracassante, et ne mettrait en cause aucun haut
responsable en activité. Le verdict, prononcé le 10 février, confirme la
banalité de l’affaire : quinze ans de prison ferme pour Belloucif et Hebri, et
la perpétuité pour le docteur Benchoufi, jugé par contumace.
Cette banalité réside dans le fait qu’il s’agit d’un « haut responsable qui a
puisé dans des biens publics comme s’il s’agissait de biens personnels »,
selon l’expression d’un éditorialiste. Car si l’affaire Belloucif révèle les us
dans certains cercles dirigeants où des hommes abusent de biens publics,
elle n’a pas dévoilé, en revanche, les mécanismes de la corruption.
C’est le cas d’autres affaires, qui ont plus servi à polémiquer qu’à
contribuer à faire éclater la vérité. En 1990, alors qu’il venait d’adhérer au
FIS, Mohammedi Saïd, ancien colonel de la wilaya 3, est accusé d’avoir
pris 90 millions de dollars en 1964. L’accusation est formulée par Mme
Ouardia Hadj Mahfoudh, lors du congrès des moudjahidine en novembre.
Cette somme inclut notamment des bijoux, faisant partie de ce qui a été
collecté pour alimenter la Banque centrale, lors d’une grande opération de
solidarité nationale (sandouk ettadhamoun).
Le 5 novembre 1990, Ahmed Ben Bella déclare, dans « Face à la
presse » — l’émission phare de la télévision — que 200 kg d’or et 8 000 kg
d’argent, confiés à l’armée, ont disparu. Ces fonds ont été transférés de la
Banque centrale à la caserne Ali Khodja, à côté du ministère de la Défense.
Il s’agit de fonds collectés pendant la guerre, provenant de dons, et mis sous
protection de l’armée le 22 novembre 1962.
Mise en cause directement, l’armée répond que ces fonds ont été remis à
la Banque centrale, avec un procès-verbal dûment établi. Elle précise que le
transfert s’est fait sous Chadli, qui a donné instruction en ce sens. Selon
l’armée, Ben Bella a fait une confusion, « de bonne foi », entre ces fonds et
le Fonds de solidarité nationale, créé en 1963. Ce dernier n’a jamais été
confié à l’armée, précise le ministère de la Défense. L’allusion est claire : ce
fond a été collecté sous Ben Bella, et l’armée laisse entendre qu’il a été
détourné.
Ben Bella ne démord pas et demande, le 15 novembre, à Annaba, dans
l’Est, l’ouverture de tous les dossiers de la corruption. « Je suis rentré en
Algérie pour moraliser le pouvoir et lutter contre les voleurs », dit-il. Il
réaffirme que le Fonds de solidarité de 1963 a été confié à l’armée, qui
répond, de nouveau, le 20 novembre, par la voix du responsable de
l’information, le lieutenant-colonel Bouchareb.
Les cibles favorites de Ben Bella sont Chadli et l’armée. Plus d’un an
plus tard, en mars 1992, il déclare, dans une interview à Paris-Match, que
Chadli a détourné 10 à 15 millions de dollars. Il précise, le 16 mars, au
lendemain de la sortie de l’interview : « C’est de milliards de dollars qu’il
s’agit, et non de millions. Beaucoup d’argent a été volé pendant le règne de
Chadli », et il ajoute que « beaucoup de gens sont impliqués dans la
corruption, les détournements des richesses du pays ». Il se dit prêt à
témoigner, mais précise qu’il n’a pas de documents. En revanche, il affirme
avoir des informations, notamment sur la destination de l’argent, déposé,
selon lui, au Venezuela. Il reprend en cela une vieille rumeur : la famille de
Chadli Bendjedid aurait nommé l’un des siens ambassadeur au Venezuela
pour gérer l’argent détourné.
La famille de Chadli est d’ailleurs constamment mise en cause :
particulièrement son fils, Toufik, que la rumeur considère comme un
élément important de l’affaire de la Banque extérieure d’Algérie des Pins
Maritimes, dans la banlieue est d’Alger. Cette affaire met en cause un jeune
désoeuvré, Rachid Mouhouche, devenu subitement millionnaire : il aurait
bénéficié de prêts sans aucune demande de garantie de la banque. Son train
de vie de millionnaire a attiré l’attention des services de sécurité, qui ont
rapidement découvert que Mouhouche a acheté de nombreux biens
immobiliers. La rumeur veut qu’il ait pu obtenir des crédits bancaires sans
garantie, grâce à l’amitié qui le lie au fils de Chadli.
Rachid Mouhouche et trois de ses complices, dont deux jugés par
contumace, sont condamnés à mort le 18 mars 1991. La brutalité de la peine
provoque une certaine émotion, d’autant que les comptes rendus de la
presse laissent planer un doute : n’a-t-on pas condamné un bouc émissaire ?
Finalement, après appel, la condamnation est ramenée, le 6 mars 1993, à
vingt ans de détention.
Chadli est de nouveau mis en cause par Kasdi Merbah qui demande, dans
une interview publiée le 31 mars 1992 par le quotidien le Matin, un
« contrôle officiel » de sa gestion. Merbah affirme qu’il y a eu des dépenses
personnelles et des gaspillages. Selon lui, le contrôle doit porter sur certains
dossiers précis, qu’il cite :
— les dépenses personnelles de Chadli effectuées sur les fonds de l’Etat
en habillement, séjours à l’étranger, achats de véhicules et biens personnels,
constructions de villas et ameublement ;
— les gaspillages, dont l’achat et la vente d’un avion présidentiel gros
porteur Lockheed Tristar, l’acquisition de deux superjets Falcon, la
commande de deux hélicoptères version présidentielle Puma, l’achat de
bateaux, l’aménagement de ports privés et de plusieurs résidences,
l’agrandissement de l’aéroport militaire de Boufarik pour l’atterrissage du
Tristar qui n’a jamais atterri ;
— les marchés passés de gré à gré, contraires à la réglementation ;
— l’origine et l’évolution de la fortune des proches de Chadli.
Face à la campagne qui se déchaîne contre lui, Chadli répond par le biais
de ses proches. Ceux-ci accusent Ben Bella d’avoir détourné 10 millions de
dollars accordés par la Chine à l’Algérie en 1964. Selon Ben Bella, cet
argent a été utilisé pour construire le Palais des Nations, installation qui
abrite les grands rendez-vous politiques en Algérie.
Chadli lui-même sort de son silence une seule fois depuis qu’il a quitté le
pouvoir, pour répondre aux multiples accusations de corruption qui
s’accumulent contre lui. Il se déclare, dans un communiqué publié le 21
mars 1992, prêt à collaborer avec la justice. Il affirme sa « disponibilité
totale » pour faire la lumière sur les attaques dont il est l’objet, et exprime
son « mépris » pour Ben Bella.
Les déclarations de Ben Bella sont « irresponsables », selon Chadli qui
affirme son « adhésion à toute enquête sereine, légale, fondée sur la
transparence ». Il est prêt à rendre public « le contenu exact et réel » de ses
biens. Il précise qu’il « ne possède, ni aujourd’hui ni hier, ni résidence ni
fortune ». Il « défie » ses « détracteurs et autres manipulateurs d’opinion de
donner le moindre début de preuve à leurs allégations mensongères. » « Je
ne peux que marquer mon mépris et affirmer mon refus de mises en scène
politiciennes qui empêchent le peuple de se confronter aux vrais problèmes,
en lui jetant en pâture un dossier et un homme », dit-il.
Chadli veut à la fois se défendre contre les anciennes accusations et se
prémunir contre de nouvelles mises en cause, qui risquent de se multiplier
après qu’il a quitté le pouvoir. Déjà, lorsqu’il était au pouvoir, il avait tenté
de mettre en garde contre les dérapages. Le 5 décembre 1990, encore au
pouvoir, il avait demandé que des preuves soient fournies dans les affaires
de corruption. « Il faut agir avec prudence et assurance pour éviter
d’accuser injustement et de salir la dignité des gens. »
De fait, Chadli est présenté par une partie de la presse et de l’opposition
comme le principal responsable de la corruption. Ces attaques vont se
poursuivre pour atteindre leur paroxysme lorsque le ministre de l’Intérieur
de Belaïd Abdessalam, Mohamed Hardi, lâche la formule « décennie
noire » pour désigner l’ère Chadli.
Dans tout cela, la corruption n’a fait que préparer le lit du FIS, en
enlevant tout crédit au système en place. Rares ont été les interventions
visant à situer les enjeux pour poser réellement le problème. Mouloud
Hamrouche, alors chef du gouvernement, déclarait en 1990 que la seule
démarche qui en valait la peine était celle qui consistait à changer le
système pour diminuer sérieusement le poids et les opportunités de
corruption. Quant à la corruption passée, c’était à la justice de faire son
travail, à charge pour les accusateurs de fournir les preuves de ce qu’ils
avancent. En fait, Hamrouche ne croyait pas à l’élimination de la corruption
par des procès spectaculaires. Il croyait plus au changement des règles
économiques et à la transparence des transactions, seules en mesure de
supprimer le risque de corruption. Le gros du travail est confié à Smaïl
Goumeziane 1, ministre délégué au Commerce, qui met en place les règles
nécessaires à la libération du commerce extérieur, principale source de
corruption.
Les malversations ont aussi beaucoup servi la polémique, y compris de la
part d’hommes politiques de premier plan. Le 17 novembre 1990, le
Mouvement algérien pour la justice et le développement (MAJD) de Kasdi
Merbah dénonce la publication de la liste des bénéficiaires illégaux de
terres agricoles. Il s’agit de personnes qui avaient, grâce à leurs relations,
bénéficié d’attributions de terres agricoles lors de la réforme de 1987-1988.
La liste comprend des parents de ministres, de généraux, et de hauts
fonctionnaires — dont le père de Mohamed Meguedem qui avait été le
puissant directeur de l’information à la présidence pendant de longues
années sous Chadli. Kasdi Merbah qualifie la publication de cette liste
d’« opération électoraliste » et de « show politique ». C’est pourtant lui-
même, alors chef du gouvernement, qui avait promis en novembre 1989
devant l’Assemblée nationale, qu’une enquête serait menée sur cette
question.
Encore plus complexe est l’affaire Hadj Bettou, cet homme parti de rien
et devenu seigneur du désert, disposant d’armes, d’une petite milice et
d’une fortune fabuleuse dans le Sahara, entretenant des relations avec des
pontes d’Algérie et des pays voisins, notamment avec les rebelles touaregs
maliens et nigériens. Distribuant de l’argent à flots, bienfaiteur dans le Sud,
protégé pour services rendus lors de contacts avec les autres seigneurs du
désert dans les pays subsahariens, il n’en est pas moins un puissant
trafiquant, écoulant des centaines de tonnes de produits subventionnés à
travers les frontières du Sud.
Arrêté en janvier 1992, lors d’une opération spectaculaire menée par une
unité d’élite de la gendarmerie aéroportée à partir d’Alger, Hadj Bettou, de
son vrai nom Mohamed Berhous, est condamné le 18 novembre à huit mois
de prison pour « détention illégale d’armes de guerre » par le tribunal
militaire de Blida. Le procureur a requis contre lui cinq ans. Le verdict est
jugé très clément, tant la presse a insisté pour présenter Hadj Bettou comme
une sorte d’Al Capone de la contrebande. Lors de son arrestation, deux
milliards de dinars de marchandises ont été retrouvés chez lui, ainsi que dix
millions de dinars en liquide, en plus des armes. Mais ce premier procès
devant une juridiction militaire ne concerne que la détention d’armes, que
Hadj Bettou a justifiée par la nécessité de se défendre contre ses rivaux. Le
procès de Hadj Bettou a lui aussi été une déception. Argent, armes et
politique y étaient mêlés : Hadj Bettou était proche d’un clan qui venait de
perdre sa place au pouvoir, mais le procès n’a pas donné lieu à des
révélations fracassantes.
Lorsqu’il rentre en Algérie pour présider le Haut Comité d’Etat (HCE),
Mohamed Boudiaf se trouve lui aussi pris dans cette tourmente de la
corruption : l’affaire Hadj Bettou vient d’ailleurs juste d’éclater. Le 4
février 1992, Boudiaf déclare que « s’il existe des gens qui ont détourné des
deniers publics, ils doivent être jugés sans indulgence, sur des bases sûres et
avec des preuves, afin d’éviter les règlements de comptes ». Mais il est
rapidement débordé, notamment avec la publication du rapport des
généraux mettant en cause Mostefa Belloucif : Boudiaf a une haute opinion
des militaires, et le premier dossier de corruption concerne un ancien chef
d’état-major de l’armée.
Boudiaf commence aussi progressivement à comprendre la nature de la
corruption. Il parle de « mafia politico-financière » et affirme qu’il n’y a pas
de preuves à l’appui des accusations formulées par Ben Bella contre Chadli.
Cela lui vaut d’ailleurs la colère de Ben Bella, qui affirme détenir des
informations d’une personnalité « très proche de Chadli », qui veut garder
l’anonymat. Ben Bella est entendu à deux reprises par le juge d’instruction.
Après la deuxième audience, il affirme avoir « produit quelque chose qui
peut être déterminant pour engager la responsabilité de Chadli dans ces
affaires de corruption ». En réalité, Ben Bella n’a rien entre les mains.
Lorsque Boudiaf est assassiné, c’est tout naturellement que la « mafia
politico-financière » est désignée du doigt. Cela n’empêche pas le nouveau
chef du gouvernement, Belaïd Abdessalam, de déclarer le 22 juillet, dans
son premier discours, qu’il va lutter contre « toutes les formes de
corruption » : « Une lutte implacable sera menée contre les groupes
d’intérêts qui ont gangrené la vie économique. Ceux qui les servent dans
l’appareil de l’Etat doivent également savoir qu’ils seront châtiés avec la
plus extrême sévérité. »
Tout en menant une politique centralisatrice elle-même génératrice de
corruption, Belaïd Abdessalam multiplie les déclarations populistes. Le 27
juillet, il rappelle une vieille proposition qu’il avait faite en 1979 pour le
contrôle de la fortune : faire participer la population à cette tâche. Il déclare
aussi qu’il est disposé à laisser Abdelhamid Brahimi, l’ancien chef du
gouvernement, s’expliquer à la télévision sur l’affaire des vingt-six
milliards. Abdelhamid Brahimi s’est entre-temps installé en Grande-
Bretagne où il a commencé à enseigner l’économie islamique. Il refuse de
se présenter aux convocations du juge d’instruction chargé de ce dossier.
Belaïd Abdessalam fait de la lutte contre la corruption son cheval de
bataille. Il décide, le 23 septembre 1992, de suspendre les « D1 », ou
transits temporaires. C’est une formule qui permet à une marchandise de
traverser le territoire d’un pays, avec vérification du chargement à l’entrée
et à la sortie du territoire. En Algérie, des marchandises entraient par la
frontière marocaine ou tunisienne, officiellement pour être acheminées vers
un autre pays. En fait, elles étaient débarquées en Algérie, puis le camion
qui le transportait ressortait, vide, avec la complicité des services de
douanes. Cela permettait aux propriétaires de la marchandise de ne pas
payer les taxes douanières et de détenir un véritable monopole sur certains
produits plus ou moins interdits d’exportation, ce qui leur permettait de
réaliser des bénéfices énormes. L’opération nécessitait des complicités
importantes. Elle avait déjà fait l’objet d’une interpellation du
gouvernement à l’Assemblée nationale.
En février 1993, Belaïd Abdessalam lance l’opération de récupération
des biens de l’Etat, cédés à des particuliers à la faveur d’une loi votée sous
Chadli. Cette loi avait donné lieu à des abus importants, permettant à des
dignitaires du régime, dont des ministres, d’acheter des villas somptueuses
pour le prix d’un petit appartement. Apparemment animé de bons
sentiments, Belaïd Abdessalam n’a cependant ni les moyens ni les
instruments juridiques pour mener cette campagne. Il réussit toutefois à
introduire un impôt sur l’immobilier, prévu dans la loi de finances, mais là
non plus, il ne peut rien faire : il ne veut pas s’attaquer à la réforme de la
fiscalité, seul moyen d’action efficace dans ce domaine. En plus, les grands
bénéficiaires de la cession des biens de l’Etat figurent parmi ceux qui ont
conduit Abdessalam au pouvoir.
Lassé de cette succession d’échecs, Belaïd Abdessalam lance une
opération spectaculaire en avril 1993 : c’est l’affaire du Club des Pins, dont
il veut expulser les anciens dignitaires du régime, qui y habitent en payant
un loyer dérisoire. Abdessalam veut transformer le lieu en résidence d’Etat,
pour notamment y installer les personnalités sur qui pèse une menace
terroriste. Mais là encore, l’affaire commence par des règlements de
comptes lorsque la presse s’en empare.
Il se lance ensuite dans une affaire autrement plus délicate, en décidant,
le 10 avril, d’ouvrir une information officielle au sujet de transactions
douteuses avec l’Italie. La décision est prise à la suite de l’opération
« mains propres » déclenchée en Italie. Cette affaire a révélé que Omar
Yahia, un Libyen ayant pris la nationalité omanaise, a touché une
commission de 30 millions de dollars dans l’affaire du gazoduc reliant
l’Algérie à l’Italie. Omar Yahia, qui avait ses entrées dans les bureaux de
Chadli Bendjedid, a-t-il reversé une partie de la commission à des
dirigeants algériens, parmi lesquels Chadli ? C’est la version qui a circulé,
mais il il y a une seconde version qui disculpe Chadli. Selon elle, c’est
l’Algérie qui aurait, dans ce cas précis, acheté la coopération de
responsables italiens pour placer le gaz algérien. Des responsables italiens
avaient été corrompus bien avant, pour faire accepter certaines conditions
d’achat du gaz algérien par l’Italie, notamment lorsque la pression française
s’était faite trop forte lors de la bataille de la valorisation du prix du gaz, au
milieu des années quatre-vingt. Un député français, membre du
gouvernement Chirac, avait lui aussi sollicité une commission pour appuyer
les revendications algériennes, mais sa demande n’avait pas été retenue.
L’opération de corruption dans le cas de l’Italie aurait donc été profitable
à l’Algérie, même si quelques hommes ont pu, au passage, se servir. Belaïd
Abdessalam demande tout de même à Sonatrach de se constituer partie
civile, pour vérifier les déclarations sur le contrat portant élargissement du
gazoduc algéro-italien. Il demande aussi à son ministre des Affaires
étrangères, Redha Malek, de recueillir « toutes informations relatives à des
actes de corruption impliquant l’économie algérienne, quels qu’en soient
l’importance et les auteurs, notamment ceux concernant le gazoduc algéro-
italien ».
Dans sa croisade anti-corruption, Belaïd Abdessalam se rend aussi le 4
mai 1993 à Berlin, pour participer à la conférence internationale sur la
« responsabilité et la transparence dans le développement international ». Il
y appelle à une « mobilisation internationale contre la corruption ».
Durant cet intervalle où la corruption a été systématiquement dénoncée,
elle n’en a pas moins continué à fleurir, car les changements structurels et la
transparence, moyens les plus efficaces pour en réduire la portée, n’ont pas
réussi à s’imposer. La corruption est même devenue un instrument de
chantage. Ce fut le cas dans l’affaire Belloucif. La divulgation du dossier
concernant Belloucif n’avait aucun intérêt politique. L’homme n’avait pas
d’avenir et n’était en course pour aucun poste. Il ne constituait une menace
pour personne. Il est, par ailleurs, peu probable que la divulgation de son
dossier ait été motivée par des objectifs moraux ou de lutte contre la
corruption. En fait, la seule explication plausible est que l’affaire Belloucif
était un avertissement : un homme isolé, sans clan puissant, a été livré par le
système pour signifier à tous les membres de ce système, anciens ou encore
en poste, qu’ils devaient rester solidaires, et qu’aucune défaillance ne serait
tolérée. Tout ancien membre du système qui voudrait prendre son
autonomie, ou gêner le système, connaîtrait le sort de Belloucif. A défaut
d’une participation active au maintien du système, le silence était exigé. Le
seul moyen d’y échapper était l’exil, comme ce fut le cas de Abdelhamid
Brahimi. Kasdi Merbah, qui a tenté d’obscurs contacts avec les éléments du
FIS et des groupes armés, a été tué dans un attentat avec son frère, son fils
et son chauffeur. Un de ses adjoints, Abdelkader Hammouche, a déclaré que
l’attentat était l’œuvre de « professionnels ». Il s’est rétracté, lui aussi, pour
se réfugier à son tour dans le silence : le système ne pardonne pas.

Le système algérien et la France

L’Algérie est l’un des rares pays au monde à ne pas avoir un vol direct
vers les Etats-Unis, à ne pas abriter de sociétés américaines à l’exception de
celles travaillant dans les hydrocarbures, à ne pas disposer d’un hôtel Hilton
ou Sheraton (le Hilton, inauguré en 1993, est fermé peu après). C’est aussi
l’un des rares pays au monde où la presse américaine ne parvient pas, et
auquel elle s’intéresse très peu, malgré les graves incidents qui s’y
déroulent en 1993 et 1994. Coca Cola n’est entré en Algérie qu’en 1993,
pour voir rapidement son usine de la périphérie d’Alger subir un attentat
durant l’été 1994. L’Algérie ne reçoit pas non plus d’aide américaine. En
1993, 50 000 dollars seulement sont accordés à l’Algérie, pour former
quelques militaires dans l’esprit du respect de l’administration civile...
Washington n’a donc pas de moyen d’influence significatif sur l’Algérie.
A l’inverse, la France est présente dans tous les secteurs de la vie
économique, politique et culturelle. Au fil des années, depuis
l’indépendance et bien avant, des liens de tout genre se sont noués
progressivement, pour constituer un tissu tel qu’il est pratiquement
impossible d’éliminer la toile d’araignée tissée autour de l’Algérie, avec
une influence directe sur le pays.
Cette influence de la France en Algérie a été largement médiatisée à
travers le concept folklorique de « Hizb França » (parti de la France). A
l’origine, l’expression désignait les courants francophones ou francophiles,
et se limitait à quelques aspects mineurs, comme une dénonciation des
activités des centres culturels français, de la scolarisation d’élèves algériens
dans des écoles françaises, ou l’utilisation du français, encore largement
dominant dans certains secteurs. La presse en arabe, les partis d’essence
nationaliste, islamiste ou panarabiste, et certaines associations, comme
l’Association de défense de la langue arabe, ont été les principaux
animateurs des campagnes contre la France.
Cet aspect folklorique concernant l’existence d’une « cinquième
colonne » laisse la place, à intervalles réguliers, à des accusations qui
semblent plus sérieuses, basées sur des faits plus précis et mettant en cause
des hommes puissants. Lorsque Mostefa Belloucif est arrêté en 1992, des
journaux en arabe laissent entendre que le « clan des officiers de l’armée
française » règle ses comptes avec les anciens officiers de l’ALN. Des
généraux et généraux-majors sont mis en cause. Khaled Nezzar, ministre de
la Défense, Abdelmadjid Guenaïzia, chef d’état-major de l’armée, Abbès
Benabbès Ghezaïel, commandant de la gendarmerie, Mohamed Lamari,
chef des forces terrestres, puis chef d’état-major de l’armée, Mohamed
Touati, conseiller du ministre de la Défense et un des hommes les plus
influents, ont tous été officiers de l’armée française avant de déserter,
durant la guerre de libération. Ils n’ont jamais été accusés publiquement,
mais ils ont souvent été implicitement considérés, à titre individuel ou en
groupe, comme les représentants d’un courant puissant au sein de l’armée
algérienne.
Cette polémique autour de « Hizb França » est, en fait, l’expression
naïve d’un phénomène autrement plus grave : l’intégration structurelle de
l’Algérie, notamment son économie, à la France, depuis l’indépendance. La
scolarisation massive après l’indépendance, sous des gouvernements
nationalistes, s’est faite en français, faisant de l’Algérie un des principaux
pays francophones au monde, alors que la politique officielle était celle de
l’arabisation. En favorisant la scolarisation, qui ne pouvait se faire qu’en
français pendant les premières décennies de l’indépendance, sous Ben Bella
et Boumediene, l’Algérie a fait plus pour l’implantation du français en
Algérie que la France elle-même pendant la colonisation, lorsque les
Algériens ne pouvaient pas accéder à l’école. Le manque cruel
d’enseignants et l’application des accords d’Evian, prévoyant une assistance
française dans le domaine de l’enseignement, ont favorisé cette évolution.
L’intégration économique de l’Algérie à la France s’est, quant à elle,
poursuivie de manière systématique depuis l’indépendance. Les deux pays,
après une guerre meurtrière, se sont trouvés dans un face-à-face trop inégal.
Pays sous-développé, sans cadres ni moyens financiers, et encore moins
pourvu de technologie, l’Algérie n’avait qu’une volonté politique à opposer
à un partenaire puissant. Ce qui s’est avéré bien insuffisant.
Dans un premier temps, l’intégration de l’Algérie à la France était surtout
due à l’insuffisance de cadres et de spécialistes en Algérie. Puis, dans un
deuxième temps, elle s’est faite par le biais des relations économiques, de la
corruption et du marché informel.
La plupart des entreprises algériennes créées au lendemain de
l’Indépendance étaient des antennes de sociétés françaises nationalisées,
sous une forme ou une autre. Elles ont donc gardé des liens avec les
entreprises mères, qui se sont recyclées progressivement, pour rester le
partenaire privilégié des firmes algériennes. Des entreprises françaises se
sont spécialisées dans une seule activité : vendre des produits à leur
ancienne filiale algérienne, devenue entreprise nationale.
La nationalisation de certaines entreprises françaises par les autorités
algériennes s’est faite parfois au détriment même de l’entreprise algérienne,
comme l’attestent de nombreux exemples. Ainsi, derrière un discours
nationaliste et volontariste, parfois sincère, se profile la mise en place d’un
dispositif qui ne fait que renforcer l’intégration de l’Algérie à la France,
selon un schéma immuable.
Exemple : la création d’une entreprise algérienne travaillant dans le
domaine du médicament. Au départ, une telle entreprise est un simple office
chargé d’importer des médicaments, qu’il va tout naturellement acheter en
France. Ne possédant ni techniciens, ni économistes, ni sites de production,
l’entreprise nouvellement créée devient ainsi un simple comptoir chargé de
centraliser les importations provenant de France, alors qu’un partenariat
normal aurait donné lieu à un transfert progressif de savoir-faire, pour
fabriquer progressivement des médicaments en Algérie, où le coût de
production est inférieur à celui en vigueur en France.
Plus tard, lorsque l’argent est devenu disponible, l’Algérie a opté pour la
construction de complexes, conçus pour être, en théorie, totalement
autonomes. Cela a donné lieu à une nouvelle dépendance envers les firmes
françaises, qui fournissent études, financement, spécialistes, matières
premières et services. Mais comme la nouvelle entreprise ne produit jamais
à un rythme satisfaisant, le produit fini continue d’être importé. Ainsi, les
problèmes se sont multipliés. Aux difficultés posées par le déficit structurel
de l’entreprise, s’ajoutent la dépendance en matières premières,
l’augmentation de la dette, alors que le produit est, de toute façon, importé.
Les importations de médicaments à partir de la France n’ont d’ailleurs
jamais cessé d’augmenter, pour dépasser le demi-milliard de dollars à partir
du milieu des années quatre-vingt. Un poste aussi important dans le
domaine de l’importation donne lieu à une corruption qui est devenue, plus
tard, une pratique courante.
Dans tous les autres domaines, le même schéma a été suivi. Parfois, ce
fut plus grave. Belaïd Abdessalam, alors puissant ministre de l’Industrie et
de l’Energie, a lui-même participé, dans les années soixante, à la démolition
d’une petite unité de montage de véhicules à El-Harrach, dans la banlieue
d’Alger. A l’époque, l’Algérie voulait officiellement se lancer dans la
fabrication et le montage de voitures à grande échelle. L’unité de montage
d’El-Harrach était considérée comme trop insignifiante. Près de trente ans
plus tard, l’Algérie en est encore au stade de la négociation pour lancer les
premières voitures montées en Algérie, alors que le marché algérien est plus
que jamais dominé par les voitures françaises. Ainsi, ceux qui rêvaient,
peut-être sincèrement, d’une Algérie produisant des voitures faisant
concurrence à l’industrie automobile française, constatent, trente ans plus
tard, que l’Algérie achète pour plus d’un milliard de dollars par an de
voitures et pièces détachées françaises.
Dans le domaine financier, la dépendance est encore plus frappante.
Pendant trois décennies, les banques et les entreprises algériennes, ne
disposant pas de cadres qualifiés, ont demandé systématiquement à leurs
partenaires français, de réaliser pour elles les opérations de montage
financier nécessaires à leurs opérations, investissements ou importations.
Au passage, les banques françaises se faisaient payer le prix de leur
prestation et prenaient connaissance de la destination de l’argent algérien.
Quand une banque française accepte de financer un investissement
algérien, elle a naturellement tendance à privilégier d’autres entreprises
françaises pour la réalisation du contrat. Ainsi, quand Bouygues obtient des
contrats pour la construction de plusieurs milliers de logements en Algérie,
les transactions financières se font à travers les banques dans lesquelles
Bouygues détient une part du capital. Les matériaux de construction
proviennent de filiales de Bouygues, et le transport se fait également avec le
concours de sociétés partenaires de Bouygues. D’un seul contrat, c’est ainsi
toute une chaîne d’opérateurs français qui tirent profit.
Cette procédure était officialisée, côté algérien, par la fameuse formule
du « produit clés en main ». La formule consiste à confier au partenaire
étranger la réalisation d’un projet jusqu’au bout — de l’étude technique et
économique à la réalisation sur le terrain — pour n’en faire la livraison que
lorsque le projet entre en production. L’Algérie n’avait pas les moyens de
vérifier que les projets qui lui étaient proposés étaient conformes à ses
besoins, ce qui a donné lieu au lancement de projets n’ayant aucune
justification économique.
Par ailleurs, quand un marché d’importation ou de réalisation d’un projet
industriel échappe à une entreprise française, les banques françaises
réussissent à contourner le problème pour percevoir au passage une
commission. Toutes les banques algériennes sont domiciliées à l’étranger
auprès de banques françaises, qui bénéficient ainsi de l’argent qu’elles
déposent. Lorsqu’une entreprise, allemande par exemple, obtient un marché
en Algérie, c’est tout de même une banque française qui est chargée de
réaliser le montage financier nécessaire à l’opération, de transférer l’argent
et de vérifier les comptes du partenaire algérien. Dans de nombreux cas
aussi, des entreprises françaises se sont contentées d’ouvrir une petite
succursale à l’étranger, en Suisse ou ailleurs, avec une autre nationalité,
pour décrocher un contrat que les autorités algériennes rechignaient à
accorder à une firme française. Pour des questions de simple commodité, ou
parce qu’il touche une commission, le gestionnaire algérien chargé de
réaliser une opération, préfère en effet travailler avec le même partenaire
qui lui a déjà fourni des prestations. Au passage, le partenaire français fait
payer à l’entreprise algérienne le surcoût induit par l’opération.
La volonté politique n’a pas manqué, sous différents pouvoirs algériens,
de mettre fin à une situation où l’économie française bénéficiait d’une rente
de fait qu’elle prélevait sur l’économie algérienne. La partie algérienne a
notamment essayé de rétablir l’équilibre de la balance des paiements,
structurellement déséquilibrée en faveur de la France. Les transferts de la
France vers l’Algérie sont théoriquement importants. Ils concernent le
paiement du pétrole et du gaz, les prêts accordés à l’Algérie, et les transferts
des travailleurs émigrés, qui ont fini par se tarir. Le solde de la balance des
paiements a pourtant toujours été favorable à la France. En effet, les
transferts de l’Algérie vers la France concernent les achats d’équipements et
de produits finis et semi-finis, les produits alimentaires, les médicaments,
ainsi que le remboursement de la dette et de son service annuel. Avec le
temps, se sont ajoutés les revenus de la corruption et du marché noir. Au
début des années quatre-vingt-dix, le marché parallèle à lui seul permettait
le transfert annuel de près de trois milliards de dollars d’Algérie vers la
France, une somme qui couvre le prix des hydrocarbures achetés par la
France à l’Algérie.
Selon une étude détaillée consacrée par la douane algérienne aux
importations algériennes durant le premier semestre 1991, la France était
encore le premier fournisseur de l’Algérie, avec près du quart de ses achats
(22,83 %). Malgré son importance, ce chiffre ne comprend que les
importations officielles, transitant par les banques, et qui sont à peine
supérieures à celles qui transitent par le marché officiel. L’Italie, qui avait
pourtant accordé à l’Algérie des crédits supérieurs à sept milliards de
dollars, ne fournissait que 12,94 % des importations algériennes, contre
9,84 % pour l’Allemagne. L’Italie était, en revanche, devenue le premier
acheteur de l’Algérie, qui écoulait vers elle 21,02 % de ses exportations,
devant la France (20,24 %) et les Etats-Unis (19,09 %).
La prédominance de la France comme partenaire économique ne s’est
jamais altérée, malgré les différentes mesures prises pour diversifier les
échanges. A quoi cela tient-il, alors que les produits français ne sont pas
toujours les plus compétitifs ? La proximité de la France, l’histoire
commune, la facilité offerte par la langue ne semblent pas constituer des
explications suffisantes. Des décisions économiques prises par des officiels
algériens à différentes époques montrent que des intérêts français étaient
défendus au plus haut niveau en Algérie.
Pour l’automobile par exemple, il y a eu deux grandes tentatives de se
soustraire au monopole français détenu par deux marques, Peugeot et
Renault. La première tentative, en 1981-1982, a permis l’introduction de
voitures japonaises, importées par la Société nationale des véhicules
industriels (SNVI) et revendues en dinars. Cet achat a concerné près de
100 000 véhicules, acquis pour 20 000 francs l’unité environ, alors que les
équivalents français de ces voitures étaient achetés par des Algériens au
double. L’Algérie découvrait ainsi les produits japonais qui inondent le
monde.
Pourtant, deux années plus tard, les autorités algériennes introduisaient
l’autorisation d’importation de véhicules (AIV) — formule qui permettait
aux Algériens détenteurs de devises d’importer des véhicules de l’étranger.
Parallèlement, des licences étaient accordées aux particuliers,
moudjahidine, puis fils et veuves de chahid, pour importer des véhicules
sans paiement de taxe douanière. Une moyenne de 100 000 véhicules furent
ainsi importés chaque année, pendant près d’une décennie.
Si ces véhicules avaient été achetés de manière groupée par des réseaux
structurés, il était possible d’en réduire le coût de 10 000 francs par
véhicule au moins, selon un économiste algérien, Mourad Goumiri. Selon
lui, avec une bonne négociation, il était possible d’obtenir des gains allant
jusqu’à 20 000 francs par véhicule, si on inclut les gains sur le prix d’achat,
ainsi que le coût du transport et les dépenses effectuées par chaque Algérien
devant se rendre en France pour acheter un véhicule. Au total, à raison de
10 000 francs de dépenses superflues par véhicule, cela représente, sur une
décennie, la somme de près de 10 milliards de francs, transférés inutilement
d’Algérie vers la France, apparemment à cause de décisions irréfléchies.
Pourtant, des études ont été menées concernant ces mesures, et il est exclu
de supposer que les décideurs économiques n’en connaissaient pas les
conséquences. D’ailleurs, les autorités françaises ont continué à donner des
visas pour les acheteurs de véhicules malgré l’encombrement de leurs
services consulaires. Leur intérêt est évident : même quand le produit n’est
pas français — comme les voitures japonaises et allemandes, ou les
produits électroménagers japonais — ils sont, le plus souvent, achetés en
France, dans des réseaux commerciaux français. Ceci permet à l’économie
française de tirer une sorte de rente permanente de toute transaction
commerciale menée par l’Algérie.
Le gouvernement Hamrouche a tenté de contourner cette situation en
favorisant l’installation de concessionnaires. La firme sud-coréenne
Daewoo, une des premières à s’installer en Algérie, a réussi à conquérir une
part de marché importante dans le secteur de l’automobile, jusqu’à ce
qu’une rumeur freine le rythme de ses ventes, en 1993. Selon cette rumeur,
les groupes armés auraient appelé les Algériens à ne plus acheter de
voitures de marque Daewoo, parce que la police et l’administration
algériennes en étaient équipées. Les groupes armés mettaient ainsi en garde
contre les risques d’erreur. Comme toutes les rumeurs circulant en Algérie,
celle-ci a été accompagnée d’une autre : ce sont des groupes liés aux
marques françaises qui ont mis en garde contre l’achat des Daewoo.
Fin 1993, toutes ces données concernant les intérêts des marques
automobiles françaises étaient publiques. Toutes les analyses plaidaient
pour une nouvelle politique dans le domaine de l’automobile. Pourtant, la
loi de finances pour 1994 a, de nouveau, introduit la possibilité pour les
Algériens d’acheter des voitures à l’étranger, malgré les pertes que cette
procédure entraînait pour l’Algérie. Il est exclu de dire que le ministre, les
services des douanes et les banques ne connaissaient pas l’impact d’une
telle décision. Faut-il en déduire que des lobbies liés à des intérêts français
l’ont imposée ?
Dans une série de déclarations à la presse, Abdelhak Benhamouda,
patron de l’UGTA, a souhaité, au moins, que les marchés avec l’étranger ne
donnent pas lieu à des gaspillages, puisque la corruption semblait
inévitable. Selon lui, les managers algériens chargés de l’importation
acceptaient des surfacturations qui atteignent 100 % et plus du prix du
produit importé. Mais le montant de cette surfacturation était encaissé, à
80 %, par le partenaire étranger. « Si au moins l’acheteur algérien prenait
20 % de commission sans offrir de cadeau au partenaire étranger... », a-t-il
dit à l’auteur.
Ce sont, là encore, des partenaires français qui encaissent, le plus
souvent, les bénéfices. Mais le plus grave réside dans la structuration de
cette corruption puis, plus tard, dans la façon dont elle est devenue un
moyen de pression sur des responsables algériens à différents niveaux. Les
deux systèmes d’intérêts, algérien et français, se sont trouvés totalement
imbriqués l’un dans l’autre, avec un rôle de premier plan joué par les
services de sécurité des deux côtés.
Il est ici nécessaire de dire comment fonctionnait le système algérien, et
comment il a évolué. Apparemment, le système algérien est bâti autour de
l’armée, considérée comme la première force structurée du pays, le premier
parti. C’est, apparemment aussi, elle qui nomme et dénomme, prend les
décisions, fait et défait les carrières et les régimes. En réalité, l’armée est le
plus souvent un exécutant d’un autre noyau plus restreint, regroupé autour
d’une fraction de la sécurité militaire, dont les patrons sont les véritables
maîtres de la décision. Houari Boumediene avait la haute main sur la
sécurité militaire, grâce à la fidélité de Kasdi Merbah, qui la dirigeait. Mais
Chadli Bendjedid, qui a progressivement écarté Merbah, avant d’essayer de
mettre sur pied son propre système, s’est constamment trouvé confronté à la
sécurité militaire dont l’ossature, recrutée dans les années soixante et
soixante-dix, était composée de « boumedienistes » qui n’ont jamais
totalement admis Chadli.
Dans son livre sur « l’affaire Mecili », du nom de l’opposant tué en
France en 1987, Hocine Aït-Ahmed décrit le fonctionnement de ce système
depuis l’origine. Au départ, était le MALG (ministère de l’Armement et des
Liaisons générales), mis sur pied pendant la guerre de libération par
Abdelhafidh Boussouf, un des dirigeants mythiques de la guerre. Conçu
comme un instrument puissant au service de la guerre puis au service de
l’Etat, le MALG, qui a donné naissance à la sécurité militaire, s’est
progressivement transformé en un instrument de prise du pouvoir, au
service de Boumediene. La sécurité militaire recrutait alors, de manière
classique, les hommes, notamment les étudiants, les plus brillants, les
employés les plus dynamiques, qu’elle propulsait à des postes de
responsabilité. Elle a réussi à donner à l’Etat algérien des cadres de haut
niveau, des commis de l’Etat qui ont mené une carrière brillante.
Mais avec le temps, quand elle s’est transformée en instrument de prise
puis de préservation du pouvoir, la sécurité militaire a aussi commencé à
gérer de l’argent, directement ou par des hommes agissant à sa périphérie.
Le schéma le plus classique est le suivant : un homme, favorisé par la
sécurité militaire dans les transactions commerciales, met sa fortune à la
disposition des « services ». Dans un livre consacré à Messaoud Zeggar, le
milliardaire algérien ami de Boumediene, Hanafi Taguemout a montré
comment cet homme, agissant en dehors de toute structure officielle, est
devenu un élément important dans le système algérien. Centralisateur de
toutes les commissions, Zeggar travaillait avec l’accord de Boumediene, au
service de qui il mettait sa fortune pour certaines opérations secrètes.
Après la disparition de Boumediene et de Zeggar, les anciens partenaires
de l’Algérie, habitués à traiter les marchés sur la base du versement de
commissions, ont trouvé en face d’eux une multitude d’hommes voulant
prendre la place de Zeggar. En outre, selon la réglementation algérienne,
toutes les équipes qui négociaient des marchés importants, en Algérie ou
avec des partenaires étrangers, comprenaient des hommes des services de
sécurité. Cela signifie que sous Boumediene comme sous Chadli,
l’information relative à la corruption ne pouvait, en aucune manière,
échapper à ces structures, particulièrement la sécurité militaire. Il est
cependant difficile d’établir une démarcation nette, ou une date précise,
pour dire quand s’est opérée la mutation : quand les hommes qui utilisaient
ces fonds parallèles pour réaliser des opérations politiques, comme l’achat
d’armes pour les mouvements de libération proches de l’Algérie ou le
financement de l’opposition dans certains pays, ont-ils cédé la place à
d’autres qui ont utilisé l’argent des commissions à des fins personnelles ?
Ou encore, quand ces mêmes hommes des services de sécurité, agissant
dans l’ombre, ont-ils eux-mêmes commencé à se rendre compte qu’ils
pouvaient impunément se servir, et quand ont-ils commencé à le faire ?
Avec leurs multiples transactions avec l’étranger, ces responsables
algériens qui structuraient les commissions ont fini, avec le temps, par être
repérés et connus des partenaires étrangers, notamment français. Même si,
du côté algérien, c’étaient des gestionnaires qui traitaient officiellement
avec le partenaire étranger, celui-ci a fini par comprendre comment
fonctionne le transfert de la commission, et notamment le fait que sans la
complicité active des services de sécurité, rien ne peut se faire. Comme
partout ailleurs, ce phénomène de la corruption a fini par intéresser les
Français. De là à dire que services français et algériens ont travaillé de pair
sur ce dossier, il n’y a qu’un pas, franchi par plusieurs anciens hommes
politiques algériens interrogés par l’auteur. Certains des ces hommes
politiques estiment que le dossier de la corruption est devenu un moyen de
pression utilisé par le système français contre nombre de responsables
algériens.
Mais ces réseaux de pouvoir en Algérie, constitués d’un noyau dur
d’hommes ayant appartenu aux services de sécurité ou y travaillant encore,
avec leur périphérie de fonctionnaires et de responsables civils, ont fini par
acquérir un pouvoir immense. C’est ce que Chadli Bendjedid et Mouloud
Hamrouche désignaient sous le terme d’« appareils », et que Mohamed
Boudiaf a désigné par l’expression de « mafia politico-financière ».
Ce sont ces réseaux que Chadli a longtemps essayé de démanteler. Dans
un premier temps, il a fractionné la sécurité militaire en deux, la direction
générale de la prévention et de la sécurité (DGPS, contre-espionnage
classique), confiée au général Medjdoub Lakehal-Ayat, et la sécurité de
l’armée, confiée au général Mohamed Betchine. L’opération visait, entre
autres, à séparer la police politique de l’armée, la première étant source
d’information, d’analyse et de pouvoir occulte, la seconde étant source de
pouvoir. Lors des événements d’octobre 1988, la DGPS s’est alliée aux
courants conservateurs du FLN pour déstabiliser Chadli. La sécurité de
l’armée lui est, de son côté, restée fidèle. C’est ainsi que le 28 novembre
1988, deux semaines après la fin des émeutes, Chadli limogeait le général
Lakehal-Ayat, patron de la DGPS, et le remplaçait par le général Betchine,
qui lui était resté loyal.
Mais à son tour, Betchine était remplacé par le général Toufik Mediene,
un homme discret, qui n’a pratiquement pas quitté Chadli depuis
l’indépendance. Toufik Mediene montre une très grande habileté à remettre
sur pied le service, qui reprend progressivement son poids dans la vie
politique. Des hommes de la sécurité militaire sont ainsi présents dans les
principaux événements qui secouent le pays. L’assassinat de Boudiaf est
exécuté par un homme du Groupement d’intervention spéciale (GIS), une
unité d’élite dépendant de la police politique.
Lors de la grève générale du FIS, en mai-juin 1991, un journaliste assiste,
le 3 juin, à une manifestation encadrée par des hommes qui ne sont
visiblement pas du FIS. Il est ensuite témoin, près de la place du 1er Mai, à
Alger, d’une fusillade : les hommes qui tirent, jeunes, apparemment bien
entraînés, ne sont pas de la police, selon le témoignage de ce journaliste. Le
jour même, Mohamed Salah Mohammedi, alors ministre de l’Intérieur,
déclare que les forces de police n’ont pas tiré, mais il confirme qu’il y a eu
des morts par balles. Il laisse implicitement entendre que d’autres forces,
structurées et armées, sont entrées en jeu.
En juin 1992, un an après la grève générale du FIS, Abdennour Ali-Yahia
se demande encore, dans Libération, si Abbassi Madani et Ali Belhadj « ont
agi seuls ou s’ils ont bénéficié de complicités tacites de certains milieux du
pouvoir », lors de la grève de juin 1991. Quelques mois plus tôt, Libération
notait, en février 1992, que le FIS a été « utilisé dans un premier temps pour
mouiller l’ancien chef de gouvernement Mouloud Hamrouche et son
ministre de l’Intérieur, Mohamed Salah Mohammedi, auxquels le pouvoir
actuel livre une guerre sans merci ».
Abbassi Madani et Ali Belhadj affirment également avoir passé un
accord début juin avec Sid-Ahmed Ghozali et Larbi Belkheïr, en présence
du général Mediene. Ce sont pourtant Mouloud Hamrouche et Mohamed
Salah Mohammedi, qui sont mis en cause. Les deux hommes sont aussi
considérés par la presse, par les partis et par la rue, comme responsables de
la prise d’assaut des places du 1er Mai et des Martyrs, le 3 juin 1991. C’est
l’évacuation de ces places qui a provoqué la première dérive de juin 1991 et
l’annulation des législatives qui devaient avoir lieu le 27 juin. Un an plus
tard, lors du procès des dirigeants du FIS devant le tribunal militaire de
Blida, Mouloud Hamrouche déclarera qu’il n’a pas donné l’ordre d’évacuer
ces places. La décision a été prise à la présidence, et lui-même n’a pas
assisté à la réunion du 2 juin qui a débouché sur celle-ci. Selon les
témoignages de Abdelaziz Belkhadem, alors président de l’Assemblée
nationale, Abdelhamid Mehri, secrétaire général du FLN, et d’autres
hommes politiques, le général Toufik Mediene a joué un rôle-clé dans cette
décision.
Lors du même procès des dirigeants du FIS, Abdelhamid Mehri déclare
que le général Toufik lui a demandé de contacter les dirigeants du FIS. Un
ancien officier de la sécurité militaire, le commandant Bouazza,
officiellement président d’une association de parents d’enfants handicapés,
témoigne devant le tribunal. Il a joué un rôle important de contact avec les
dirigeants du FIS. Au cours de ce procès, il est aussi apparu que le FIS, en
grève contre les lois électorales, entretenait plus de relations avec différents
cercles occultes du pouvoir qu’avec le gouvernement. Le chef du
gouvernement n’avait rencontré les dirigeants du FIS, Ali Belhadj et
Abbassi Madani, qu’une seule fois. En revanche, ceux-ci ont rencontré une
multitude de responsables, selon les déclarations faites lors du procès. Le
quotidien El-Watan a fait état d’une rencontre de Abbassi Madani avec
deux généraux, laissant entendre qu’il s’agissait de Toufik Mediene et
Mohamed Lamari.
Le FIS était aussi largement infiltré par les services de sécurité, qui ont
participé, pour une grande part, à l’accentuation des divisions en son sein
pour précipiter sa dérive. De nombreux dirigeants du FIS, dont Ahmed
Merani, Hachemi Sahnouni, Bachir Fekih et Abbassi Madani lui-même, ont
largement reconnu ce fait. Lorsque des membres du Madjliss Echoura du
FIS ont publié un appel pour mettre fin à la grève de mai 1991, Abbassi
Madani, interrogé par l’auteur, a répondu que c’était un « texte des
moukhabarate ».
Ces milieux occultes ont également réussi, progressivement, à manipuler
la presse privée, qui n’avait pas la capacité nécessaire pour résister à une
telle pression. Une affaire est particulièrement révélatrice de cette
manipulation : l’affaire Benhaïm ; encore un dossier portant sur le
commerce extérieur, dans lequel est mêlé un partenaire français.
Pour contrôler les transactions avec l’étranger, le gouvernement
Hamrouche a mis en place, entre autres, un observatoire du commerce
extérieur, chargé de suivre l’évolution des produits qui intéressent l’Algérie.
Il a chargé un bureau d’études installé en France, l’ACT, de faire un travail
similaire au profit de l’Algérie. L’ACT est dirigé par un juif d’origine
marocaine, proche des Palestiniens, Raymond Benhaïm. Un des premiers
dossiers auquel s’attaque ce bureau est celui du café et du sucre, importés
par l’Algérie.
Il se trouve précisément que le monopole des importations algériennes de
sucre et de café est détenu depuis près de deux décennies par un exportateur
français, Jean Lion. Lui aussi est juif, et son monopole est menacé. Avec ses
réseaux installés en Algérie, Jean Lion contre-attaque, notamment par le
biais de deux journaux, qui vivent longtemps de ce dossier : le Jeune
Indépendant et, surtout, le Nouvel Hebdo, qui deviendra plus tard l’Hebdo
libéré. Alors que Smaïl Goumeziane, ministre délégué du Commerce, tente
de démanteler un monopole sur lequel il y a de fortes présomptions de
corruption, c’est le détenteur de ce monopole, Jean Lion, qui devient la
victime. Les deux journaux le défendent, mènent une grande campagne
pour démontrer que le gouvernement de l’époque a « livré l’économie
algérienne au diktat des juifs », et réussissent à convaincre une partie de
l’opinion que des ministres de Mouloud Hamrouche sont corrompus !
D’autres hommes, courants et structures ont été aussi pris en charge, au
moins pendant une période, par le système algérien, comme l’UGTA, et son
patron Abdelhak Benhamouda. Certains ont été réellement inquiets de voir
une fraction radicale du FIS prendre le pouvoir et les réprimer. Il s’agit, par
exemple, d’associations de femmes, d’artistes, d’intellectuels, auxquelles le
FIS promettait publiquement la répression. D’autres ont joué le jeu du
système en pensant qu’il était préférable de s’allier à lui pour vaincre
l’intégrisme, au moins dans un premier temps. Il s’agit, ici, de certains
courants au sein du mouvement communiste, des courants de gauche et
berbéristes. D’autres en revanche se sont collés au système, dans l’espoir
d’accéder au pouvoir, lorsqu’ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient
pas y parvenir par les urnes. Le FFS de Hocine Aït-Ahmed a, quant à lui,
continué, vaille que vaille, à dénoncer l’état policier, que son leader connaît
bien.
Le FLN s’est, de son côté, retrouvé enfermé dans les idées du courant
réformateur. Il avait longtemps servi de couverture au système, et en a subi
les conséquences, en voyant son image considérablement ternie. Mais il
s’en est progressivement séparé, refusant de cautionner l’action du système,
affirmant constamment sa volonté d’aller aux urnes, objectif ultime des
réformateurs : remplacer la cooptation dans la désignation des responsables
par le vote.
Le FLN et le FFS étaient finalement les principaux partenaires qui
avaient réellement intérêt à ce que les élections législatives de juin 1991
aient lieu. La France, qui voyait émerger en Algérie une démocratie et une
nouvelle génération politique qu’elle ne connaissait pas, était inquiète pour
ses intérêts. Les Etats-Unis, de leur côté, redoutaient l’émergence d’un
pouvoir démocratique, islamiste ou nationaliste, dans un pays qui était sur
le point de maîtriser la technologie nucléaire. Pour les Etats-Unis, c’était
une option inacceptable, alors que la guerre du Golfe visant principalement
à empêcher l’Irak de détenir une bombe atomique, venait à peine de se
terminer.
Américains et Français étaient également inquiets du sort des voisins
marocain et tunisien, leurs alliés. Une puissante démocratisation en Algérie
risquait de provoquer une contagion hors des frontières, d’autant plus que
les frontières s’étaient ouvertes au sein de l’Union du Maghreb arabe. Les
relations des services de sécurité marocains avec le FIS, longtemps
soupçonnées, ont fini par être révélées au grand jour lors de procès
d’anciens responsables du FIS, notamment avec les groupes armés les plus
radicaux.
Au plan interne, le FIS était, en juin 1991, largement divisé, comme on le
verra plus loin. Il connaissait, en outre, un reflux après son échec dans la
gestion des communes, lorsqu’il est apparu qu’il n’était pas en mesure de
présenter une alternative fiable. Il a donc, tout naturellement, laissé ses
fractions les plus radicales, hostiles aux élections, prendre le dessus.
Ainsi apparaît-il qu’un consensus, national, régional et international, se
mettait en place contre l’avènement d’un régime démocratique en Algérie,
en ce début 1991. Il n’y avait plus qu’à trouver le prétexte pour éviter de
passer par les urnes. Il sera trouvé avec la grève générale du FIS, une idée
plus ou moins suggérée au parti de Abbassi Madani. Le reste n’était qu’une
question de technique pour provoquer le dérapage et suspendre
momentanément les élections.
II. JUIN 1991
Sociologie d’une crise

Lorsque l’Algérie s’apprête à entrer dans cette turbulence qui commence


en juin 1991, elle a accumulé toutes les contradictions héritées de trois
décennies de gestion volontariste et approximative, mais que le système du
parti unique avait voilées. Sociologues et intellectuels tentent d’étudier ces
bouleversements, mais rares sont ceux qui ont pu en tracer les vrais
contours. Deux chercheurs, Djillai Liabès et M’hamed Boukhobza, qui se
sont consacrés à ce travail, ont été assassinés en 1993. Ils dirigeaient
l’Institut national d’études stratégiques globales (INESG), une des rares
institutions à avoir tenté d’intégrer des chercheurs à l’étude de la vie
politique algérienne.
Car en Algérie, depuis l’avènement du multipartisme, tout le monde s’est
lancé dans l’activité politique. Les intellectuels, qui ont mal digéré leur
silence — ou leur impuissance — sous le parti unique, se sont trouvés pris
dans l’engrenage politique, ne parvenant pas à garder leurs distances face à
des appareils qui voulaient les absorber. Ils n’ont pas réussi à imposer les
thèmes du débat politique et leurs analyses ont souvent été utilisées pour
appuyer les positions d’un parti ou d’un courant.
Les hommes politiques algériens ont invoqué pêle-mêle l’échec de
l’école, celui de l’économie, du populisme ou de la classe politique comme
principal facteur de la crise. D’autres ont mis en cause la baisse du prix du
pétrole, la dette, le FLN, la crise d’identité, le renouveau de l’islamisme
politique, la crise morale et des valeurs, ou encore le conflit des
générations. Chaque parti avait ses intellectuels qui justifiaient ses positions
sur chacun des sujets au travers d’analyses souvent approximatives,
hasardeuses, parfois simplistes, mais l’important était de frapper l’opinion.
C’était un nouvel échec des intellectuels algériens qui s’annonçait.
Parmi les éléments qui ont conduit la société algérienne à la crise, il est
difficile de dire quel a été le plus déterminant. Il semble que chacun, de
l’école à l’environnement international, de la corruption à la baisse des prix
du pétrole, a eu un impact, que chaque parti avait partiellement raison en
menant campagne autour d’un thème précis, mais les tentatives d’analyser
la crise dans toutes ses dimensions ont fait défaut.
Selon les chiffres de l’Office national des statistiques (ONS), l’Algérie
comptait 27 millions d’habitants en 1992. Ce chiffre, selon une commission
constituée par le Haut Comité d’Etat, s’élèvera à 32 millions en l’an 2000 et
à 52 millions en l’an 2010. Cette population a déjà plus que doublé depuis
le premier recensement de 1966, où elle atteignait 12 millions. Cet énorme
boom démographique a déjà bouleversé la société. Au lendemain de
l’indépendance, c’est la politique nataliste mise en place, doublée d’une
amélioration des conditions de vie et de santé, qui a permis cette
progression fulgurante du nombre d’habitants. Il s’agissait d’un choix
politique, dicté par des objectifs stratégiques : avoir une population forte
pour assurer la survie du pays dans des conditions difficiles. L’observation
paraissait juste, si l’on se réfère à certaines expériences historiques de
l’Algérie elle-même. A la fin du XIXe siècle, la population avait diminué de
près de la moitié, par rapport au début de la colonisation, passant de six à
trois millions d’habitants. Si cette tendance à la baisse s’était poursuivie
pendant quelques décennies encore, l’Algérien de souche arabo-berbère
aurait peut-être cessé d’exister. C’est cette analyse, développée notamment
par l’historien Djillali Sari dans son livre le Désastre démographique, qui
semble avoir motivé la politique nataliste des années soixante et soixante-
dix.
Mais ses conséquences ont commencé à se faire sentir, vingt ans plus
tard, dans le domaine de l’instruction, du logement, du travail et de
l’insertion dans la vie sociale en général. Doublée des phénomènes de
l’industrialisation et de l’exode rural, elle allait engendrer la grande crise
sociale des années quatre-vingt-dix. Dans le domaine du logement par
exemple, le déficit est d’au moins un million de logements, si l’on prend
pour modèle un pays moyennement développé de l’Europe. En 1992, les
chiffres officiels faisaient état de l’existence en Algérie de bidonvilles
abritant 300 000 familles vivant dans des conditions très dures. Chaque
ville a son bidonville, plus ou moins aménagé, disposant de peu de
commodités. On recense par exemple 30 000 logements précaires à Skikda.
A Constantine, les quartiers populaires de Aouinet El-Foul et Sidi Mabrouk
abritent près de 100 000 personnes. Les constructions sauvages respectant
plus ou moins les normes de l’urbanisme moderne pullulent. Plusieurs
dizaines de milliers de « villas » sont éparpillées dans la périphérie des
grandes villes, souvent construites sur des terres agricoles. Autour d’Alger,
le célèbre périmètre compris entre l’autoroute qui contourne la capitale,
vers l’est, et les montagnes de Larbaa-Meftah, est parsemé de constructions
de ce type. Des villes « pirates » où les constructions n’ont pas d’existence
légale, ont fini par s’imposer et devenir le siège de nouvelles communes.
C’est justement dans ces zones d’habitation que se sont faits les plus grands
recrutements du FIS et, plus tard, des groupes armés : les quartiers dits
« populaires » comme Badjarah à Alger, Aouinet El-Foul à Constantine, et
ces nouveaux villages satellites qui ont explosé pour accueillir le trop-plein
des grandes villes, comme Khemis El-Khechna, Meftah, Baraki, Les
Eucalyptus, Boufarik, entre Alger et Blida, ou encore Boumerdès, ainsi que
Khroub, Hamma Bouziane, autour de Constantine.
Les centres urbains regroupaient trois millions d’habitants à
l’indépendance du pays, en 1962, lorsque les trois quarts de la population
vivaient encore à la campagne. Au début des années quatre-vingt-dix, ville
et campagne se répartissaient à égalité le nombre d’habitants, mais la
population des villes a été multipliée par huit en trois décennies. Les
infrastructures n’ont évidemment pas suivi la même tendance, rendant les
villes totalement ingérables. La composition même de cette population pose
un nouveau problème. La moitié de la population algérienne adulte, en
1993, est née après l’indépendance. Dans les années soixante et soixante-
dix, l’accroissement de la population urbaine s’est fait par l’exode rural. Les
nouveaux arrivants s’installaient dans la ville et tentaient de s’intégrer, avec
plus ou moins de succès. Mais les nouvelles générations sont urbaines ou
suburbaines, nées dans les villes, où elles établissent leur propre mode de
vie, particulièrement chez les plus jeunes, qui forment le gros des troupes
du FIS. Population d’autant plus contestataire qu’elle voit les débouchés se
fermer devant elle, cette jeunesse était une proie facile pour les islamistes,
qui remportent les élections dans toutes les grandes villes lors des
communales de juin 1990.
La crise touche aussi l’école, bâtie sur le modèle populaire, qui n’arrive
plus à contenir les vagues successives de millions d’enfants en âge d’être
scolarisés. Près de huit millions d’Algériens sont à l’école, tous cycles
confondus, soit près d’un Algérien sur trois. La scolarisation touche 93 %
des garçons et 83 % des filles, pour lesquelles elle est encore faible dans les
zones rurales. Mais malgré cet effort colossal, qui absorbe annuellement
près du quart du budget de l’Etat, 7,5 millions d’Algériens — dont 4,5
millions de femmes — sont encore considérés comme analphabètes au
début des années quatre-vingt-dix.
Le poids de l’école est dramatique sur la vie économique. Il y a en
Algérie deux fois plus d’écoliers que de travailleurs, selon l’Office national
des statistiques qui considère que la charge pour chaque salarié est à la
limite du supportable. Chaque Algérien qui travaille nourrit sept personnes,
alors que ce chiffre oscille entre un actif pour deux à trois non-travailleurs
en Europe. Plus grave : l’ONS estime qu’il est impossible de faire quoi que
ce soit avant l’an 2000 pour changer cette situation, car les enfants
concernés par l’emploi et la scolarité sont déjà nés. Ce boom
démographique demeure un poids, bien que le nombre des naissances soit
passé sous la barre des 800 000 par an depuis 1986. En 1991, il n’y a eu que
773 000 naissances et le taux de natalité qui est encore de 3,01 % est sur le
point de descendre sous la barre symbolique des 3 %.
Si le chômage frappe l’Algérie de plein fouet, avec près de 1,5 million de
sans-emploi, un phénomène nouveau est le chômage du personnel qualifié,
visible depuis le début des années quatre-vingt-dix. Fin 1992, l’Algérie
comptait 74 000 universitaires sans emploi. Sur 40 000 nouveaux diplômés
de l’université en 1992, seuls 9000 étaient assurés de trouver un poste. Dans
le même temps, l’Algérie souffre cruellement de l’absence de spécialistes
de haut niveau. La formation à l’étranger, menée à la hussarde dans les
décennies soixante et soixante-dix, a donné au pays des milliers de cadres,
mais le rapport coût-résultat a été très faible. Beaucoup de spécialistes
formés dans des universités prestigieuses, en Europe et aux Etats-Unis, ne
sont pas revenus. Près de 6000 étudiants bénéficient chaque année de
bourses de formation à l’étranger, dont 400 à 450 en France. 4000 d’entre
eux sont en post-graduation mais, selon les chiffres officiels, près de 50 %
ne reviennent pas. Pour cette raison, les bourses aux Etats-Unis ont fini par
être suspendues. Un autre phénomène plus grave est apparu plus tard : le
départ de spécialistes de haut niveau, formés aussi bien dans le pays qu’à
l’étranger. Selon des chiffres publiés par la presse en 1992, 70 % des
professeurs de mathématiques de l’université de Bab Ezzouar, la plus
grande du pays, ont quitté l’Algérie entre 1988 et 1990, le plus souvent pour
les pays où ils ont été formés. Durant l’année universitaire 1991-1992, une
étude portant sur 700 étudiants envoyés en formation a révélé que seuls
cinquante d’entre eux étaient revenus en Algérie.
Pour contrer le double échec de l’école — dont 75 % des élèves échouent
avant l’université — et le chômage, en mars 1990 a été engagée une
réforme visant à introduire un enseignement « préqualifiant » proposant une
formation aux petits métiers qui manquent cruellement en Algérie, où il est
plus facile de trouver un médecin qu’un plombier ou un électricien. Mais
cette réforme s’est perdue dans les guerres politiques. La politisation à
outrance a fini par occulter tout débat sur une véritable réforme de l’école
accusée, par l’enseignement qu’elle dispense, de former des militants
islamistes.
La guerre de l’école est évidemment dominée par la question de la
langue, sujet de polémiques régulières dans la presse et entre partis
politiques. La loi sur l’utilisation de la langue arabe, votée par l’Assemblée
nationale, devait entrer en vigueur le 16 janvier 1992. Excessive, elle
interdit tout acte officiel, correspondance, discours, réunion, etc., dans une
langue autre que l’arabe. Elle prévoyait un délai jusqu’au 5 juillet 1992
pour tout arabiser : les banques, les administrations, les correspondances
avec l’étranger, les documents, les débats officiels et les émissions de
télévision. Elle vise essentiellement l’interdiction de l’usage du français
encore présent — parfois en force — dans certains secteurs,
particulièrement les plus techniques et ceux de la finance.
Le forcing mené pour imposer la loi n’a d’égal que la résistance des
cercles qui lui sont hostiles. Ceux qui lui sont favorables se recrutent dans
la presse arabophone, dans l’enseignement et certains partis, comme le FIS
et le FLN. Ceux qui lui sont hostiles sont issus des milieux de la presse
francophone, de l’administration et des berbérophones. La polémique a
inévitablement rebondi sur l’école, poussant le ministère de l’Education à
annoncer, en mai 1992, que le français serait dès l’année scolaire suivante
enseigné à partir de la cinquième année, et non de la quatrième. Mais le
nouveau ministre de l’Education annulait cette décision quatre mois plus
tard, et affirmait le maintien du français en quatrième année. Le français
sera toutefois mis en compétition avec l’anglais et les élèves auront le choix
entre les deux langues étrangères. Comme pour les administrations et les
autres secteurs, ces mesures obéissent plus à des considérations politiques
qu’à des données objectives que l’Etat peut réellement contrôler.
La loi sur l’arabisation est gelée en juillet 1992, provoquant la colère des
courants arabophones. Le 9 juillet, l’Union des écrivains algériens qualifie
le gel de la loi d’« arbitraire ». Elle met en garde contre « toute tentative de
porter atteinte à nos constantes, dont la langue arabe constitue une des
valeurs nationales sacrées ». C’est ensuite l’Association de défense de la
langue arabe qui exprime le 22 août sa « profonde indignation » à la suite
de cette décision. « Le gel de l’entrée en vigueur de la loi constitue une
nouvelle page noire dans le palmarès des traditionnels et nouveaux ennemis
de la révolution, et vient confirmer que les pressions exercées par le parti de
la France sur les institutions de l’Etat sont très fortes. C’est la première fois
dans l’histoire de l’Algérie qu’un texte consacrant l’une des plus
importantes constantes de l’identité nationale est gelé », affirme
l’association. La guerre de la langue traduit en réalité la confrontation entre
deux mondes, l’Orient et l’Occident, où les extrémistes des deux camps
réussissent à imposer les termes du débat. Entre les partisans du français
comme « butin de guerre » et ceux qui demandent sa disparition totale
comme symbole de la colonisation, le dialogue n’est guère possible. Le
clivage devient politique lorsqu’il oppose les « républicains », partisans de
la modernité et de l’ouverture, aux islamistes et arabophones, qui
revendiquent une suprématie absolue de l’arabe, langue de l’Islam et de la
nation arabe. Le FLN réussit pourtant le tour de force de faire cohabiter, en
son sein, des représentants de tous ces courants !
Loin de ces polémiques, l’Algérie continue pourtant de vivre ses drames
sociaux quotidiens. La pauvreté, dans les zones rurales comme dans les
quartiers des périphéries des grandes villes, reste forte. Elle s’exprime par la
stagnation, sinon la baisse du niveau de vie, difficile à chiffrer tant les
statistiques sont manipulées. La misère à grande échelle est pourtant évitée
grâce à la subvention des produits de base, et à la solidarité traditionnelle,
familiale ou clanique. La récession, qui ne permet plus d’offrir des emplois,
est contournée par le « trabendo », l’activité parallèle, qui emploie près
d’un million de personnes, selon des chiffres non officiels. Du marchand de
cigarettes à l’unité au gros commerçant de fruits et légumes qui brasse des
milliards, l’activité est florissante. Selon des estimations de 1992, les
importations réalisées dans des réseaux non officiels atteignent trois
milliards de dollars.
Les drames les plus visibles sont ceux du secteur de la santé.
Officiellement, l’Algérie s’est rapprochée du seuil d’un médecin pour 2000
habitants, considéré par l’OMS comme le chiffre suffisant pour assurer une
couverture médicale acceptable. Mais les bienfaits de l’existence de
médecins et de structures en nombre important sont totalement annihilés par
l’inefficacité du système en place. Les hôpitaux et les structures publiques
sont complètement délaissés, ne possédant pas le minimum de matériel
nécessaire : fil chirurgical, produits anesthésiques et médicaments. En 1990,
on a dénombré 1556 cas de choléra, 2497 cas de typhoïde et 3800 cas
d’hépatite virale.
L’Observatoire national des droits de l’homme (ONDH) a officiellement
protesté, le 8 juin 1992, contre la pénurie de médicaments, bien que les prix
aient augmenté de 700 %. Le système de protection sociale n’a pas suivi
l’évolution, aggravant les difficultés aussi bien pour les salariés que pour les
chômeurs, pour qui l’accès aux soins devient extrêmement difficile. « La
pénurie de médicaments a entraîné des morts évitables, qui sont autant
d’atteintes majeures aux droits de l’homme », selon l’ONDH qui note aussi
que « les pénuries de médicaments ou leur non-disponibilité, en raison d’un
coût devenu prohibitif pour les familles, ont interrompu le traitement de
diabétiques, d’hypertendus, de cardiaques, d’ulcéreux, d’asthmatiques et
d’insuffisants respiratoires chroniques ».
Dans une société minée par autant de problèmes, la crise ne demande
qu’à être exploitée. Crise politique, économique, sociale, culturelle, il suffit
d’un détonateur pour que tout s’embrase. C’est le FIS qui jouera ce rôle,
faisant entrer l’Algérie dans un engrenage qui va faire des milliers de morts
et entraîner des dégâts économiques et sociaux qui demanderont des années,
sinon des décennies, pour être surmontés.

La crise interne du FIS

Quand le FIS a remporté sa victoire au premier tour des législatives de


décembre 1991, il n’avait pas encore tenu son congrès. On ne connaissait
pas officiellement la composante de son Madjliss Echoura ni celle de son
premier comité exécutif. Cette opacité qui a toujours entouré la vie interne
du FIS a constitué à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force, car le FIS,
n’ayant ni programme public ni instances élues, peut adapter son discours
selon l’interlocuteur et isoler, voire exclure, un dirigeant qui sort de la ligne
de la direction.
Mais ce n’était pas sans danger non plus, car n’importe qui peut dire
n’importe quoi et affirmer qu’il est dans la ligne politique du FIS. Des cas
innombrables ont été recensés d’hommes, disant une chose ou son contraire
le même jour, et affirmant parler au nom du FIS. Même au sommet, les
dirigeants n’ont pu éviter de telles contradictions.
Mais la crise la plus grave du FIS est celle qui a eu lieu début 1991, et
qui semble avoir joué un rôle déterminant dans la décision d’aller à la grève
générale. Elle a pris naissance en dehors du FIS, au sein de la mouvance
islamique. Les conflits doctrinaux, les rivalités personnelles et une certaine
dose de régionalisme semblent avoir joué dans ces conflits, latents depuis
les années de la clandestinité, mais qui ont fini par éclater au grand jour. Ils
étaient visibles lors de la création du FIS. Kamel Hamid, dans un livre sur
les dirigeants islamistes intitulé Différents ou différends, note que les
premiers signes du conflit sont évidents lorsque Mahfoudh Nahnah,
Mohamed Saïd et Abdallah Djaballah boudent la rencontre de la mosquée
de Kouba qui a donné naissance au FIS.
Le FIS mène son combat tout seul, sous le regard parfois approbateur,
mais le plus souvent sceptique, sinon inquiet, des autres leaders islamistes.
Progressivement, le fossé se creuse, et Ahmed Sahnoun crée la Rabita
(Ligue de la Daaoua islamique) en octobre 1989. Ahmed Sahnoun voulait
aussi se placer au-dessus des partis islamistes, espérant leur apporter la
pondération nécessaire et les pousser progressivement à un rapprochement
qu’il estime inévitable.
En voyant que Ahmed Sahnoun n’adhérait pas totalement au FIS,
Nahnah et Djaballah décident eux aussi de créer des partis. Les deux
hommes sont assez proches sur le plan doctrinal, s’inspirant tous les deux
de l’Organisation des frères musulmans. Mais les relations sont
compliquées, car Nahnah recrute essentiellement au centre, et Djaballah à
l’est. De plus, Djaballah lorgne constamment du côté du FIS, avec qui il
entretient des relations plus suivies. Des dirigeants importants du FIS,
comme Abdelkader Hachani, originaire de Skikda, Rabah Kebir, de Collo,
ont été formés dans les cercles mis sur pied par Abdallah Djaballah, natif
lui-même de Skikda.
Quand le FIS remporte les élections communales de juin 1990, Nahnah et
Djaballah se sentent en position de faiblesse, mais les dirigeants du FIS se
sentent eux aussi coupables. Pour Nahnah et Djaballah, le FIS, sorti
renforcé de ces élections en s’imposant comme le premier parti du pays, va
les négliger, et c’est ce qui ne manque pas d’arriver. Ils appellent donc à une
alliance entre les islamistes, pensant qu’ainsi, ils réussiront, grâce à leur
encadrement et leur base doctrinale, à s’imposer progressivement au sein de
la mouvance islamiste. Quant au FIS, il est sous la pression de sa base, qui
appelle constamment à l’union. Lors d’un meeting organisé à la veille des
élections communales, au stade du 5 Juillet, les militants répondaient
« Union, Union » (wihda) aux appels de Abbassi Madani à la création de
l’Etat islamique.
Abbassi Madani se déchaînera plus tard contre Nahnah, qu’il accuse
d’avoir planté « un poignard dans le dos » de l’Islam en décidant de créer
son propre parti. Il estime que l’appel de Nahnah à l’alliance entre
islamistes est « un appel à la division sous le slogan de l’unité ». Dans des
propos rapportés par Kamel Hamdi, déjà cité, Abbassi affirme que « l’appel
à l’alliance ne vise qu’à créer un différend au lieu de le dépasser. Car quand
on parle d’alliance, on parle automatiquement de vente et d’achat. Combien
as-tu de voix, combien j’en ai, etc. Cette démarche n’obéit pas à des règles
islamiques, et nous la rejetons ».
Mais dans un style bien à lui, Abbassi se rattrape, probablement sous la
pression de la direction du FIS et de la désapprobation de la base, très
idéaliste, qui ne comprend pas que des islamistes se déchirent. Il déclare
donc que le FIS est prêt à apporter « une assistance » aux autres partis
islamistes, « pour qu’ils découvrent leurs contradictions et s’en
débarrassent, afin d’atténuer la tension et de renforcer l’efficacité et la
complémentarité ». Se faisant paternaliste et rassurant, il déclare : « Ce sont
nos frères. Même s’ils nous frappent, ils ne nous feront pas de mal, parce
que nous acceptons leurs coups. S’ils nous affrontent, c’est par erreur et non
par acte prémédité. Quand ils retrouveront le bon sens, ils seront de notre
côté, car l’objectif est le même. »
Ali Belhadj est, de son côté, plus partagé. Ayant une vision idéaliste de la
vie politique, il croit à une unité qui se ferait simplement, parce que tout le
monde y croit. Il écoute les arguments des uns et des autres et n’arrive pas à
trancher. Il n’attaque pas les autres partis islamistes, mais reste attaché à
Abbassi Madani.
Nahnah et Djaballah tentent, quant à eux, d’éviter les conflits publics
avec le FIS. Le caractère de ces dirigeants, plus mesurés dans leurs propos,
permet d’arrondir les angles. Nahnah déclare, dans une émission de
télévision, que « l’ijtihad doit être poursuivi ». Il considère les différentes
démarches qui ont donné lieu à la création de plusieurs partis islamistes,
comme le résultat de cet ijtihad. Djaballah abonde dans le même sens, en
affirmant que le FIS mène son action, mais qu’il ne peut « prendre en
charge tous les aspects de la revendication islamiste ». Il rappelle que son
parti s’était prononcé contre la participation aux élections communales, au
contraire du FIS. Ennahdha a apporté son concours au FIS pour remporter
les élections, mais « refuse son hégémonie », dit-il. Quant à l’autre parti
islamiste, El-Oumma, de Benyoucef Benkhedda, il parait négligeable, et se
contente de suivre les autres partis, appelant régulièrement à l’unité mais ne
trouvant guère d’écho.
C’est en réalité la position de Abbassi Madani et Ali Belhadj qui est
déterminante dans ces conflits feutrés, qui finissent par devenir publics.
Abbassi ne semble pas avoir alors une démarche claire sur l’attitude à
adopter, bien que son caractère semble le pousser naturellement à tout
balayer d’un revers de la main. Après de nombreuses hésitations, il finit par
le faire, lorsqu’il englobe tous les partis dans le qualificatif de « sanafirs »,
qu’on peut traduire par « ceux qui ne comptent pas ». Car Abbassi veut, à
ce moment-là, en découdre vite avec le pouvoir, en accentuant la pression
sur la revendication d’élections présidentielles anticipées. « Nous voulons
la fin du régime, et eux nous accablent de problèmes secondaires », dit-il à
l’auteur fin décembre 1990. Des rencontres sont cependant organisées, dans
une ultime tentative, durant le printemps 1991, entre le FIS et les autres
partis islamistes. Abbassi se montre cependant intransigeant, selon ses
interlocuteurs. Lui-même ne fait pas de déclarations publiques sur ces
rencontres, qui semblent lui avoir été imposées par ses pairs de la direction
du FIS. « Il ne fait aucun effort pour aller à un accord », estime la presse.
En vérité, Abbassi est alors pris dans une autre logique. Il est sous
pression, confronté au pouvoir, aux autres partis islamistes et à une fronde
au sein du FIS. Il retourne la situation et impose cette idée selon laquelle il
est « seul contre tous », idée qui permet de mobiliser la base en lui affirmant
que « tous les autres partis sont des suppôts du pouvoir ». Se sentant
pratiquement encerclé de partout, il recourt à la vieille méthode utilisée par
le FLN en 1954 et qui lui avait si bien réussi : faire basculer tout le monde
dans un nouvel engrenage qui mette devant le fait accompli.
Dans la bataille pour le contrôle du FIS, Abbassi joue gagnant contre le
Madjliss Echoura en maîtrisant une arme, qui se révélera redoutable :
l’accord de Ali Belhadj, avec qui il maintiendra des relations étroites
jusqu’à leur arrestation. Belhadj n’est pas un homme politique, mais un
mythe pour la base du FIS. Lui seul peut inciter les courants les plus
radicaux à soutenir le FIS. Lui seul a osé, dans les colonnes d’El-Mounkidh,
polémiquer avec eux, lorsque le FIS a été accusé d’être trop modéré en
acceptant d’aller aux élections législatives. Seul Ali Belhadj est considéré
comme un pur, se désintéressant du pouvoir, de l’argent ou de la gloire.
Quitte à modérer les propos de son numéro deux, Abbassi prend soin de le
ménager jusqu’au bout.
Pourtant, les divergences entre les deux hommes existent, comme entre
les autres courants. Elles se sont exprimées notamment dans la volonté de
contrôler les journaux du FIS. FJ-Mounkidh, dirigé dans un premier temps
par Benazzouz Zebda, est en réalité dans la ligne de Abbassi Madani. Il fait
de l’ombre aux autres courants, particulièrement lorsque son rédacteur en
chef, Saïd Makhloufi, considéré comme radical, est limogé fin 1989, après
avoir fait état de l’existence d’une milice du FIS. La crise amène Hachemi
Sahnouni et Ali Belhadj à lancer un nouveau titre, El-Hidaya, qui reflète
mieux leurs points de vue, alors qu‘El-Forkane (en français) tente plutôt de
faire l’équilibre, avec une sensibilité pour la Djazaara (islamisme
algérianiste). C’est d’ailleurs une bataille autour du contrôle d’El-Mounkidh
qui révèle publiquement les divergences au sein du FIS, entre fin avril et
début mai 1991.
Elle se déroule en coulisse, puis publiquement pendant trois jours, du
dimanche au mardi. Initialement, le journal devait publier un communiqué
du Madjliss Echoura hostile à Abbassi Madani. Quand celui-ci l’apprend, il
envoie ses hommes à l’imprimerie pour supprimer la page en question et la
remplacer par un éditorial qu’il a lui-même signé. La direction du journal
s’y oppose, mais Abbassi finit par avoir gain de cause. Il s’affirme comme
le vrai patron dans son conflit avec les autres courants.
Il est difficile de reconstituer cette crise dans le détail. Selon la version
qui semble la plus plausible, le Madjliss Echoura avait adopté le 1er mai une
déclaration affirmant que seul le Madjliss pouvait parler au nom du parti.
La volonté de limiter le champ d’action de Abbassi Madani est claire. « Les
déclarations et décisions politiques décisives ne peuvent être prises que par
le Madjliss Echoura et ce, pour faire face à toute éventualité et éviter toute
interprétation tendancieuse », déclare le Madjliss. Le communiqué parle de
« décisions politiques importantes » qui sont à prendre. Il s’agit de la
participation ou non aux élections qui approchent et de la préparation de la
grève générale, qui partagent la direction du FIS. Un courant, majoritaire,
veut aller aux élections, mais un autre refuse et prépare déjà la grève de
juin. Abbassi se rallie à ce dernier courant.
Le second sujet de discorde concerne les relations avec les autres partis
islamistes. Le communiqué du Madjliss Echoura, publié le 8 mai par El-
Mounkidh, s’oppose à Abbassi Madani. Il appelle à une « unité islamique
globale, totale, concrète et organique », et rejette « l’unité formelle et
limitée dans ses objectifs, fondée sur les coalitions et les ententes entre
zaïms (chefs charismatiques) ». Le Madjliss Echoura déclare que « le FIS
estime en toute sincérité que l’unité des rangs islamiques est un devoir afin
de prévenir les positions politiques contradictoires pouvant mener à
l’avortement de la solution islamique recherchée ». Il accuse implicitement
Abbassi de n’avoir pas fait les efforts nécessaires pour aller à un accord.
Abbassi répond le 4 mai dans une interview à Horizons, en rejetant toute
alliance avec Hamas. Il lui déclare la guerre en qualifiant Mahfoudh
Nahnah d’ « homme de Chadli ».
Autre question à laquelle il est difficile de répondre avec certitude : qui a
soutenu Abbassi, et qui s’est opposé à lui au sein du FIS ? Début avril 1991,
El-Massar El-Maghribi avait parlé de conflit entre Djazaara, héritiers de
Malek Bennabi, partisans d’une solution islamique moderne, et
« salafistes » voulant revenir à la première tradition de l’islam. Parmi les
salafistes, figurent Ali Belhadj, Benazzouz Zebda et Hachemi Sahnouni, qui
seraient contre la participation aux élections. Abbassi Madani est, lui, du
côté de la Djazaara, qui mène alors une sourde bataille pour le contrôle du
FIS. Ce courant souhaite que les compétences du Madjliss Echoura soient
transférées aux futurs élus à l’Assemblée nationale. Ayant échoué dans sa
démarche pour demander l’organisation d’un congrès, ce courant veut coûte
que coûte transférer le pouvoir détenu par des dirigeants cooptés à des
dirigeants élus.
Il est aussi établi que Benazzouz Zebda boudait les meetings du FIS
depuis plusieurs semaines, avant d’affronter directement Abbassi dans la
crise d’El-Mounkidh. Mohamed Kerrar, responsable aux finances, et Ali
Djeddi, responsable à l’organisation, se tiennent aussi en réserve, mais ne
démissionnent pas du parti. Ils maintiennent une activité minimale, alors
que Saïd Guechi, qui contrôle la commission organique — et donc
l’appareil du FIS — prend ses distances. Ali Belhadj arbitre ce conflit :
tantôt il est en faveur des uns, tantôt il penche pour les autres. Animé de sa
foi mais intellectuellement fragile et peu habitué aux stratégies politiques, il
vit un drame. Selon plusieurs dirigeants du FIS, Belhadj a promis de forcer
Abbassi à respecter le principe de la choura (consultation), mais n’a pu le
faire. « Son seul recours, c’était de pleurer devant son incapacité à unifier la
direction », selon un membre du Madjliss Echoura. La situation est
particulièrement dure pour Ali Belhadj qui est contraint d’entrer en conflit
avec l’homme qui lui est apparemment le plus proche, Hachemi Sahnouni.
Face à la défiance de ceux qui apparaissent comme modérés, Abbassi
Madani se rapproche des courants les plus radicaux. A mesure que la crise
s’accentue, il se rapproche de Saïd Makhloufi, auteur du fascicule sur la
désobéissance civile. Abbassi tend aussi la main à Takfir Oua Hidjra,
courant radical qu’il amène à renier Hachemi Sahnouni pour faire
allégeance à Ali Belhadj. Abbassi considère les membres de ce courant
comme « des frères en religion ». Il minimise les divergences qui les
séparent.
Abbassi se lance alors dans l’engrenage qui mène à la grève générale. Il
est intransigeant envers ses adversaires du FIS. Au cours d’un face-à-face
télévisé avec Abdelhamid Mehri, le 9 mai, il confirme mais minimise les
conflits au sein du FIS. Il déclare toutefois que « les communiqués publiés
par des éléments du Madjliss Echoura sont illégaux » et affirme qu’ils vont
être démentis.
Selon Bachir Fekih, un des dissidents du FIS, la bataille pour
l’organisation ou non de la grève a duré jusqu’à la dernière minute. Son
témoignage est cité notamment dans le livre de H’Mida Layachi, Les
Islamistes algériens, entre le pouvoir et les balles. Fekih affirme qu’avant la
conférence de presse au cours de laquelle il a annoncé la grève générale, le
23 mai, Abbassi avait rencontré les membres du Madjliss Echoura, des
bureaux de wilaya et des personnalités du FIS. Il les a informés de sa
décision d’appeler à la grève, alors que les membres du Madjliss n’avaient
pas tous été convoqués. Les dirigeants présents se sont cependant opposés
en majorité à la grève, obligeant Abbassi à composer. Il les a alors rassurés,
en affirmant que la grève serait de courte durée, ne dépassant pas les trois
jours. Mais au cours de la même réunion, toujours selon Fekih, Abbassi
aurait donné des instructions à certains membres des bureaux de wilaya
présents, mais pas à tous. Les documents contenaient une instruction
précisant que seuls les ordres donnés par Abbassi et Belhadj devaient être
suivis, à l’exclusion de tout autre membre du Madjliss. Abbassi craignait
d’être désavoué en cours de route, et prenait ses précautions. Fekih aurait
menacé d’assister à la conférence de presse pour dénoncer à la fois Abbassi
Madani et la grève. A la dernière minute, est intervenu Ali Belhadj, qui a
réussi à calmer Bachir Fekih. Mais les dés étaient jetés.
Quand les opposants à Abbassi Madani tentent, pendant et après la grève,
de reprendre les choses en main, ils sont discrédités, et leurs paroles
étouffées par celles diffusées par les haut-parleurs des extrémistes du FIS
ou par les chars. Le 29 mai, le Madjliss Echoura appelle à la fin de la grève
générale, entamée quelques jours plus tôt. Le Madjliss précise que « la
grève avait été retenue seulement comme dernier recours ». Il est difficile
de dire qui, parmi les membres du Madjliss, a participé à la rédaction du
communiqué, mais les accusations portées contre Abbassi sont graves : la
grève fait partie d’un « plan établi par les autorités et leurs complices pour
porter atteinte au FIS et empêcher l’option islamique ». « Après plusieurs
jours de grève, il apparaît, selon certains frères, que dans nos rangs existent
certaines personnalités qui travaillent pour le régime. (...) L’appel à la
grève, spécialement dans cette période, constitue un plan qui va dans le sens
des intérêts du pouvoir pour porter atteinte au FIS et empêcher l’avènement
de l’option islamique. Il s’agit d’un plan établi par les autorités et leurs
complices pour mettre fin au FIS, et ce de manière légale. » A partir de
cette analyse, le Madjliss appelle à « préserver tous les acquis du FIS ». Il
s’adresse à « tous les hommes de foi jaloux des intérêts du pays et de la
patrie », pour leur demander de « reprendre le travail et empêcher ceux qui,
dans ses rangs et à l’extérieur, veulent tirer profit de cette situation ».
Le communiqué, publié par quelques journaux, fait l’effet d’une bombe.
Mais il est écarté par Abbassi Madani d’un revers de la main : « C’est un
faux qui veut jeter le trouble au sein du peuple. » Il affirme que « c’est une
manipulation », un faux « fabriqué de toutes pièces par les moukhabarate
(services de renseignements) ». La base du FIS ne se pose guère de
questions. Elle se contente de suivre Abbassi et justifie son action. En effet,
Abbassi et Belhadj avaient averti qu’eux seuls pourraient mettre fin à la
grève. La base estime qu’ils ont eu raison de prendre cette précaution, car le
pouvoir est capable de toutes les manipulations. En l’occurrence, c’était
peut-être une manipulation, mais le désaccord était réel.
La base du FIS découvre, ébahie, le désaccord le 25 juin au soir, lorsque
trois dirigeants du FIS, Hachemi Sahnouni, Ahmed Merani et Bachir Fekih
dénoncent Abbassi en direct à la télévision. Abbassi constitue « un danger
pour l’Islam et pour l’Algérie », déclare Fekih. Les trois dirigeants
appellent les militants du FIS à ne plus suivre les directives de Abbassi. La
crise s’accélère alors, pour se dénouer en cinq jours, dans une série de
déclarations et de décisions. Dès le lendemain, le Madjliss Echoura, réuni
sans les dissidents et leurs partisans, parle de « complot ». Désormais
contrôlé par Abbassi, le Madjliss renouvelle ses exigences, qui lui
permettent d’apparaître aux yeux de la base comme le meilleur représentant
de ses aspirations. Abbassi prend de vitesse ses concurrents, en annonçant
par un nouveau communiqué l’exclusion de Merani et Fekih du Madjliss
Echoura. La victoire est totale, car le communiqué d’exclusion est cette fois
signé de Ali Belhadj, qui épargne cependant son ancien compagnon
Hachemi Sahnouni, entendu et innocenté par les dirigeants du FIS. Belhadj
accuse les dissidents d’être « tombés dans le piège du régime et de ses
services de renseignements ».
Les dissidents ne s’avouent pas vaincus. Ils reviennent à la charge le 29,
toujours par le biais de la télévision, ce qui les dessert énormément, car le
FIS a réussi une campagne particulièrement efficace contre la télévision,
faisant un parallèle avec le rôle joué par la chaîne américaine CNN lors de
la guerre du Golfe. Fekih, Merani et un autre dissident, Mohamed El-Imam,
repartent à l’assaut. Ils déclarent qu’ils « sont menacés de mort » après leurs
révélations sur Abbassi. Fekih qualifie Abbassi de « tyran », et l’accuse de
faire de la politique « uniquement pour être président ». Il dénonce le
« pouvoir personnel » de Abbassi, qu’il juge « contraire aux enseignements
de l’islam ». Révélation de taille, Fekih annonce que plusieurs membres du
Madjliss Echoura, dont Ali Belhadj lui-même, ont demandé, dans un
document écrit, la révocation de Abbassi de la direction du FIS. Ahmed
Merani annonce, de son côté, qu’il se retire. « La politique nous a
corrompus », dit-il. Il déclare qu’il va rassembler des témoignages sur des
cassettes vidéo, au cas où il disparaîtrait.
C’est paradoxalement le pouvoir qui, délibérément ou non, sonne la
défaite des dissidents. Leurs passages répétés à la télévision conduisent la
base du FIS à les considérer comme suspects. Ils n’ont pas le prestige des
autres dirigeants et ne semblent pas non plus avoir de mainmise sur
l’appareil du FIS. Zebda est un homme politique modeste, Sahnouni avait
du prestige tant qu’il était radical, prestige qu’il perd dès qu’il s’oppose à la
grève. De plus, l’appareil de propagande du FIS finit de le détruire auprès
de la base, en lançant l’information selon laquelle le pouvoir exerce des
pressions sur lui pour des questions de moeurs. Merani est lâché par son fief
de la Casbah, alors que Fekih et Kerrar, originaires de l’Ouest, apparaissent
comme les hommes du nouveau chef du gouvernement, Sid-Ahmed
Ghozali. Le coup de grâce définitif est donné aux dissidents par
l’arrestation de Abbassi et Belhadj le 30 juin, au moment où le doute
commence à s’implanter chez certains courants du FIS. La prison confère
au duo Abbassi-Belhadj le statut de martyrs, qui fera définitivement
basculer la base du FIS en leur faveur.
C’est donc une bataille d’arrière-garde que vont mener les dissidents
dans les semaines qui suivent, pour tenter de reprendre en main le FIS. Le 7
juillet, au moment où Mohamed Saïd est arrêté, un autre dissident, Saïd
Guechi, appelle les mairies islamistes à reprendre l’activité « sans délai »
pour servir les citoyens. Il appelle à asseoir « les bases véritables du
dialogue et de la concertation, dans le respect de la loi et de la légalité ». Le
FIS a trois directions : Guechi qui appelle au dialogue, les dissidents qui
n’ont pas de stratégie, et Mohamed Saïd, qui reçoit l’appui de Ahmed
Sahnoun, bien qu’il soit contesté par Hachemi Sahnouni. « Je ne suis ni un
intrus, ni à la recherche de leadership. Devant les vides, j’ai pris mes
responsabilités », déclare Mohamed Saïd peu avant son arrestation. « Il n’a
même pas la carte du FIS », répond Hachemi Sahnouni qui déclare, dans
une interview au Soir d’Algérie, que les membres du Madjliss Echoura non
arrêtés sont tombés d’accord pour maintenir la direction telle qu’elle est.
Cela signifie que Mohamed Saïd ne peut devenir le chef du FIS.
Saïd Guechi abonde dans le même sens. Il considère, le 11 juillet, comme
« nulle et non avenue toute modification partielle ou totale au sein des
instances dirigeantes du FIS au niveau des wilayas ». Il fait cette déclaration
en prévision de la réunion qui se prépare, sous l’égide de Abdelkader
Hachani. Fort de sa position de responsable de l’organique, Guechi menace
de poursuites judiciaires tout responsable d’une quelconque modification. Il
poursuit son offensive, en préconisant, dans une interview publiée le 14
juillet par El-Watan, une grande épuration au sein du FIS « pour ne laisser
dans ses rangs que les gens qui croient à la nouvelle conjoncture du pays, au
droit à l’expression d’autrui ». Il rejette la tentative de mainmise de
Mohamed Saïd sur le FIS et affirme avoir un document de Abbassi et
Belhadj, laissant au Madjliss Echoura le soin de décider. Mohamed Saïd ne
fait pas partie du Madjliss Echoura, mais déclare lui aussi avoir un
document lui confiant le soin de diriger le FIS.
A la différence des dissidents, Saïd Guechi ne s’attaque pas à Abbassi
Madani, mais se revendique de lui. Cependant, le 9 juillet, il se rend compte
de la difficulté de sa tâche : il veut donner une conférence de presse à la
mairie d’Alger, mais il en est empêché par les militants qui le conspuent. Le
même traitement est réservé à Hachemi Sahnouni. Benazzouz Zebda prône
lui aussi le dialogue avec le pouvoir. Dans des déclarations à la presse, le 9
juillet, il affirme que « s’il n’y a pas un dialogue calme et constructif des
deux côtés, les jours à venir seront un naufrage ».
Une guerre ouverte est alors déclarée. Les déclarations se multiplient,
désordonnées et contradictoires. Le 16 juillet, Mohamed Kerrar, dans une
interview à El-Massa, rejette la scission du FIS sur la Djazaara, pour qui
« la fin justifie les moyens ». « L’égocentrisme de quelques dirigeants a
engendré le désordre au sein du FIS », affirme-t-il. Il met en cause
Abdelkader Hachani, devenu entre-temps un personnage-clé du FIS, après
l’arrestation de Mohamed Saïd, qui l’avait désigné comme son dauphin.
Guechi finit de se discréditer le 27 juillet, en déclarant que le FIS doit
participer à la rencontre qui se prépare entre le gouvernement et les partis,
participation qui, pour lui, est « logique et nécessaire ».
Le 23 août, Fekih annonce qu’il va reprendre en main le FIS : « Ceux qui
veulent nous rejoindre seront les bienvenus, les autres sont libres de
refuser. » Il estime alors que la reprise des activités du FIS « est vitale », car
« la base veut aller aux élections, et toute bataille électorale doit être
préparée et abordée dans les meilleures conditions ». Il reproche à Hachani
sa « politique de la chaise vide », car il avait refusé d’aller à la rencontre
entre les partis et le gouvernement, fin juillet. Kerrar et Merani y assistent,
« à titre personnel ». Louisa Hanoun, leader du Parti des travailleurs
(PT) — un petit parti trotskiste qui avait soutenu la grève générale du
FIS — constitue alors un point de discorde entre dirigeants du FIS. Merani
et Kerrar l’accusent d’avoir « poussé le FIS dans l’impasse en lui soufflant
l’idée de grève générale ». A l’opposé, Hachani « salue le courage » de
Louisa Hanoun, et accuse Merani et Fekih d’être des « traîtres ».
Merani affirme alors lui aussi vouloir reprendre en main le FIS, mais
entre les dissidents aussi, les relations sont tendues, et Kerrar finit par se
désolidariser de Fekih et Merani. Merani est alors un proche du chef du
gouvernement Sid-Ahmed Ghozali, ce qui lui enlève tout crédit auprès des
militants. Il a joué son rôle, désormais fini. Il sera conseiller de Ghozali et
le restera longtemps, ayant compris que la partie se joue, désormais, ailleurs
et sans lui.
Car le 30 août, alors que la situation politique s’améliore, Abdelkader
Moghni, qui a remplacé Ali Belhadj à la mosquée Essounna, déclare que
« la légitimité reste entre les mains des détenus de Blida ». Et c’est Hachani
qui détient cette légitimité. Il a discrètement pris en main le parti, dont il
contrôle l’appareil. C’est alors une nouvelle étoile qui monte.

L’idée de grève

L’idée de grève générale a-t-elle été suggérée au FIS ? En tous les cas,
durant tout le printemps 1991, l’idée a circulé en Algérie. Mardi 13 mars,
l’Algérie a été paralysée par une grève générale lancée par l’UGTA. Trois
jours auparavant, le secrétaire national de l’UGTA chargé des Affaires
sociales, Sidi Saïd, avait annoncé cette grève à l’issue d’une réunion
commune entre le secrétariat national de l’UGTA et les élus syndicaux dans
l’intérieur du pays. Sidi Saïd précisait qu’il ne s’agissait pas d’une partie de
bras de fer avec le gouvernement, mais que la centrale syndicale se trouvait
dans l’obligation d’agir pour attirer l’attention des autorités sur la
dégradation du pouvoir d’achat. Les prix avaient en effet flambé à cette
époque, à la faveur d’une libération réalisée depuis le début de l’année.
La veille de la grève, Benhamouda, dans une conférence de presse,
précise que la grève se fera sur les lieux de travail, qu’il n’y aura pas
d’incidents, et assure que les travailleurs montreront leur maturité. Il lance
un des slogans que répétera souvent la centrale syndicale : l’économie de
marché ne se fera pas sur le dos des travailleurs.
Le lendemain, 10 mars, le Syndicat islamique du travail (SIT), affilié au
FIS, annonce qu’il va boycotter la grève, et accuse l’UGTA de vouloir « à
nouveau monopoliser l’action syndicale ». C’est une « manœuvre du
gouvernement pour redonner de la crédibilité à un syndicat défaillant, en
vue de légitimer l’économie de marché et asseoir la dépendance du pays
vis-à-vis des multinationales », affirme le SIT, dont c’est le premier grand
conflit avec l’UGTA. Le FIS avait de son côté demandé purement et
simplement l’interdiction de l’UGTA.
Dans le Sud, les travailleurs du pétrole boycottent aussi la grève, estimant
qu’elle coûterait 20 millions de dollars au pays. Le SNAPAP (syndicat des
fonctionnaires) fait de même, tout comme certains syndicats de branche
affiliés à l’UGTA. En revanche, les bastions syndicaux traditionnels,
comme El-Hadjar, Rouiba et le port d’Alger, sont pour la grève.
L’UGTA accuse le gouvernement de ne pas avoir appliqué l’accord
conclu le 25 octobre 1990, après trois jours de négociations portant sur le
contrôle des prix et la hausse des salaires. « Les prix à la consommation
subissent des hausses que le marché non organisé amplifie à des niveaux
sans précédent. Les couches déshéritées sont réduites à une franche
misère », affirme l’UGTA. « Au niveau des entreprises publiques, les
techno-bureaucraties dirigeantes prennent prétexte de l’autonomie des
entreprises, et entreprennent délibérément de rétablir des bilans désastreux
de leur gestion aux dépens des ouvriers : compression des effectifs,
licenciements sans indemnisation, distribution d’avantages à certains
niveaux et spoliation des producteurs de base. » Selon l’UGTA, la plupart
des prix des produits de consommation courante avaient doublé depuis le
dernier accord gouvernement-UGTA d’octobre 1990, alors que les salaires
n’avaient augmenté que de 50 % dans le meilleurs des cas. Mais dans le
même temps, seules 10 % des entreprises avaient accordé les hausses de
salaires convenues ou les négociaient, alors que dans le reste des
entreprises, c’était l’impasse. 20 % des travailleurs avaient été licenciés
dans l’intervalle, affirme aussi la centrale syndicale. Le chiffre est
visiblement exagéré, car il est difficile d’envisager que plusieurs dizaines de
milliers de travailleurs aient été licenciés.
Mohamed Ghrib, ministre des Affaires sociales, qualifie l’appel de
l’UGTA à la grève d’« acte grave ». Il rappelle l’accord d’octobre conclu
avec le syndicat, reconnaît que les mesures d’application ont pris du retard
dans les entreprises, mais que cela ne justifie par de recourir à une grève
générale. Quant à la hausse des prix, le gouvernement se déclare étonné de
la volte-face de l’UGTA. Le syndicat savait que ces mesures allaient
intervenir, car elles étaient implicitement contenues dans les accords sur
l’augmentation des salaires conclus en octobre 1990. Comment planifier
des augmentations de salaires sur une année, si on ne prévoit pas que les
prix vont suivre une courbe à peu près similaire, d’autant plus que c’était
nécessaire pour mettre les prix à un niveau acceptable avec la nouvelle
parité du dinar par rapport aux devises, disait-on du côté du gouvernement ?
C’est donc une « opération politicienne » de la part du syndicat, conclut le
gouvernement.
La grève est un franc succès. Largement suivie, elle se passe dans le
calme, à travers la plupart des régions du pays. Aucun incident n’est
signalé. Les travailleurs se rendent dans les usines et les chantiers, mais
aucun débordement ni manifestation n’est organisé. Seuls quelques îlots
travaillent encore, comme les mairies, contrôlées par les islamistes depuis
les élections de juin 1992. Mais au deuxième jour de la grève, certaines
mairies rejoignent à leur tour le mouvement. Mieux encore, les travailleurs
assurent le service minimum dans le service public, ce qui permet aux
grévistes de ne pas trop gêner la population dans la gestion de ses affaires
quotidiennes.
Benhamouda en sort renforcé. Il vient, à son tour, de découvrir l’impact
de la foule. Il est devenu un homme politique. Le chef du gouvernement,
Mouloud Hamrouche, suit la grève de loin. Il est intéressé par le succès de
la nouvelle direction du syndicat : il souhaitait avoir en face de lui un
syndicat fort, crédible, en mesure de revendiquer, mais aussi de représenter
réellement les travailleurs. Désormais, cet interlocuteur existe, et il ne peut
que satisfaire le gouvernement. Cela avait d’ailleurs valu à Benhamouda
certaines attaques, y compris dans la presse et de la part du FIS, qui ont vu
dans la grève une opération montée par Mouloud Hamrouche pour
renforcer l’UGTA et contrer le SIT, qui commençait à s’introduire dans les
entreprises.
Parallèlement, Mouloud Hamrouche avait un autre problème urgent à
régler : la fronde des députés qui, à l’approche des élections, voyaient d’un
mauvais œil cette flambée des prix qui risquait de les gêner fortement
lorsqu’il s’agirait de se présenter devant leurs électeurs. C’est cette fronde
qu’a exprimée Abdelaziz Belkhadem, président de l’Assemblée nationale,
en demandant à Mouloud Hamrouche de venir s’expliquer devant
l’Assemblée.
Le chef du gouvernement rejette cette interpellation, et après une série de
tractations, une formule est trouvée pour organiser une journée
parlementaire, avec la présence de dirigeants du FLN. Hamrouche réussit à
convaincre les députés de maintenir leur soutien à sa démarche, et un débat
sur les questions sociales à l’APN est annulé.
Le même jour, un autre grand interlocuteur intervient, mais sur un autre
plan. La gendarmerie expulse plusieurs familles relogées dans un centre
hippique par la municipalité de Mohammadia, dans la banlieue d’Alger.
L’imam FIS de la mosquée toute proche appelle au djihad en pleine nuit, et
des centaines d’islamistes se regroupent très tôt dans la matinée devant le
centre hippique, où ils font face aux éléments de la gendarmerie. Des
militants islamistes affluent ensuite de partout et la situation manque
tourner au drame à plusieurs reprises. Abbassi Madani se rend sur les lieux,
et menace d’appeler à la grève générale.
Le maire de Mohammadia, M. Chebrek, un universitaire formé dans de
grandes universités européennes, aura d’ailleurs de nombreux démêlés avec
les autorités. Cette affaire est utilisée par le FIS pour lancer une grande
campagne contre le mauvais usage fait de l’argent public. Les militants
islamistes qui se rendent sur les lieux répètent souvent que « ces centres
pour riches sont construits avec l’argent des pauvres ». Dans la foulée, la
municipalité de Mohammadia publie un grand projet qu’elle veut lancer :
transformer l’hôtel Hilton, en construction sur le bord de mer, en logements,
et élever plusieurs milliers de logements sociaux dans les terrains de golf et
de loisirs qui doivent accompagner cet hôtel. Pour les nécessiteux et les mal
logés, bien encadrés par les militants islamistes, qui placardent l’ensemble
du projet sur les mosquées des environs, l’argument est séduisant.
Parallèlement à cette agitation, interviennent les « 7 + 1 », groupe de
partis moyens ou petits, qui brandissent à leur tour la menace de grève
générale. Face aux deux géants que sont le FLN et le FIS, ces partis tentent
de se trouver une place au soleil. Pour eux, il n’y a visiblement guère
d’espace assuré dans l’échiquier politique, coincés qu’ils sont dans « la
bipolarisation entre le FIS et le FLN, la peste et le choléra ». Si leurs chefs
sont parfois connus, comme l’ancien président Ahmed Ben Bella, l’ancien
chef du gouvernement Kasdi Merbah, ou encore Saïd Saadi, leur
implantation est très lacunaire.
Ce sont donc sept partis, largement différents dans leur ligne politique,
leur origine, leur formation et leurs structures, qui se rencontrent une
première fois pour tenter de se trouver des affinités. Le Mouvement pour la
démocratie en Algérie de Ben Bella est un parti populiste, qui aurait
parfaitement trouvé sa place dans le FLN ancienne formule. Le RCD de
Saïd Saadi est un parti social-démocrate devenu ultra-libéral, laïc, formé
d’anciens militants berbéristes dissidents du FFS et de gauchistes. Le Parti
social-démocrate de Hamidi Khodja veut se placer au centre, mais il est en
pleine crise. Le Parti du renouveau algérien de Noureddine Boukrouh,
islamiste élitiste, s’inspire de la pensée islamique moderne de Malek
Bennabi. Ennahdha, le Mouvement de la nahdha (renaissance) islamique,
de Abdallah Djaballah, est un parti islamiste qui dispute à Hamas la
représentation de frères musulmans en Algérie. Le Parti des travailleurs de
Louisa Hanoun est une petite organisation trotskiste, mais c’est le seul parti
en Algérie dirigé par une femme. Ils sont donc sept au départ, et lorsque le
Mouvement algérien pour la justice et le développement de Kasdi Merbah
se joint à eux, ils deviennent les « 7 + 1 ».
Le FFS, lui, refuse de se joindre à eux. Il voit dans ces partis des
mouvements de moindre importance, alors qu’il préfère jouer dans la cour
des grands. Sûr de sa base, menant seul son jeu, il finira par avoir raison et
être consacré comme un des trois grands, les trois « fronts », FIS, FLN et
FFS, qui arrivent en tête lors des élections de décembre 1991.
Le FFS reste aussi sceptique devant ce regroupement entre des courants
et des personnes que tout oppose apparemment. Merbah était patron de la
sécurité militaire quand Ben Bella a été renversé. Il était donc un des
principaux organisateurs du coup d’Etat. Saadi a eu de nombreux démêlés
avec la sécurité militaire. Saadi et Boukrouh se sont eux aussi affrontés
lorsque le leader du PRA a accusé le RCD d’avoir plagié son programme.
L’affaire était allée en justice.
Le 5 mars 1990, à trois mois et demi des élections législatives, ces partis
font leur première grande déclaration. Sept d’entre eux demandent une
« commission nationale » pour superviser les législatives. Ils ne font
visiblement pas confiance au gouvernement en place, et affirment que la
commission dont ils réclament la création aura « une mission unique et
limitée ». Elle aura à se prononcer sur la loi électorale, le découpage et le
rôle des médias.
Le président Chadli répond par la négative le 18 mars, ayant choisi de
mener le jeu jusqu’au bout avec les institutions qui existent déjà : « C’est à
l’Assemblée nationale de décider. » « Une telle structure ne serait viable et
représentative que si elle incluait l’ensemble des partis », précise le
président de la République. A cette date, une cinquantaine de partis avaient
déjà reçu leur agrément, et il paraissait difficile de faire un choix pour
négocier avec les uns sans les autres, les réunir tous étant impossible.
Les sept reviennent aussitôt à la charge et critiquent vivement le refus de
Chadli. Pour eux, Chadli « justifie les craintes de manipulation des élections
législatives au profit » du FLN, et « décourage tout espoir pour une
alternance pacifique et démocratique ». Ils appellent tous les partis à une
concertation.
La coordination entre ces partis est cependant assez lâche et les
interminables réunions qui se tiennent ne donnent guère de résultats.
Chaque parti continue d’ailleurs à mener son propre jeu. Ben Bella et
Merbah notamment maintiennent leur principale revendication pour
l’organisation d’élections présidentielles anticipées. Ben Bella, inquiet
devant la non-préparation de son parti, finit aussi par demander le report des
législatives pour six mois. Boukrouh annonce qu’il appellera à voter au
second tour pour le candidat de l’opposition le mieux placé, « même si c’est
un candidat du FIS ». Saadi, en revanche, affirme que ce candidat de
l’opposition doit être un candidat démocratique. Autrement, il appellerait à
l’abstention.
C’est le 27 mars que les « 7 + 1 » menacent, pour la première fois, de
recourir à la grève générale si leurs revendications ne sont pas exaucées. Ils
demandent que le découpage électoral soit établi en tenant compte d’une
moyenne nationale d’un député pour 65 000 habitants, avec une
pondération raisonnable, ainsi que la représentation de l’émigration.
Quand Mahfoudh Nahnah dépose le dossier d’agrément de son parti, le
29 mars, il encombre davantage encore le terrain des partis « moyens ». Ce
parti qui propose une solution par étapes, par le dialogue et non la violence,
tentera plus tard quelques contacts avec eux, mais sans résultat.
Quand Chadli annonce la date des élections pour le 27 juin, ces partis se
dispersent, chacun faisant sa propre campagne. Ils tiennent cependant une
dernière réunion importante le 8 avril. Ils annoncent leur décision de
participer aux législatives, mais ils maintiennent leur menace de grève
générale. Ils n’excluent pas d’aller à la candidature unique, se proposent de
constituer un « pôle démocratique ». Ils précisent que la date de la grève
sera décidée à la mi-avril, après le Ramadhan. C’est le FIS qui fera la grève,
les « 7 + 1 » n’ont fait que la préparation psychologique.

Deux fronts en campagne

Lorsque le FLN part en campagne pour les élections législatives de juin


1991, il a deux grands handicaps : il est considéré comme responsable des
problèmes du pays, qu’il a géré depuis l’indépendance, et il fait face à ses
propres divisions internes. Sur ses rivaux, il a cependant deux grands
avantages : il est le seul à avoir une envergure nationale en mesure de
contrer le FIS, et il entre en campagne avec une composante nouvelle,
espérant trouver dans les élections la consécration de son programme et de
son renouveau.
Le FLN est attaqué par tous les autres partis, pour l’échec qu’il est censé
assumer dans la gestion du pays depuis l’indépendance. Corruption,
bureaucratie, mauvaise gestion, drames d’octobre 1988, tout lui est imputé
pas ses adversaires, qui l’accusent de n’avoir accepté le multipartisme que
pour mieux se maintenir au pouvoir.
A cela s’ajoutent des accusations plus récentes, comme l’attribution
d’une volonté délibérée d’organiser une bipolarisation de la vie politique
pour offrir aux Algériens un seul choix, le FLN ou le FIS. Il est aussi accusé
de s’être préparé une loi électorale et un découpage sur mesure, lui offrant
les meilleures chances de succès. C’est officiellement contre ces lois que le
FIS va lancer sa grève générale.
Le FLN est aussi très divisé. Seuls soixante-dix députés de l’Assemblée
précédente ont été retenus par la commission de candidature pour être de
nouveau candidats. Certains anciens élus s’étaient retirés d’eux-mêmes,
sachant qu’ils n’avaient pas de chance d’être réélus, ou sincèrement
convaincus qu’il était temps de passer la main. Mais nombre d’entre eux se
rebiffent. Le plus connu est Abdelaziz Ziari, président de la commission de
la santé et des affaires sociales, qui est éliminé. Dès qu’il apprend qu’il
n’est pas retenu parmi la liste des candidats, il publie dans El-Watan un
violent réquisitoire contre le chef du gouvernement et le ministre de
l’Intérieur, et affirme qu’il a longtemps été opposant aux méthodes de
travail du FLN.
Chez les barons aussi, c’est la colère. Des personnalités en vue, comme
Hadi Khediri, ancien puissant patron de la police puis ministre de
l’Intérieur, ne sont pas retenues, tout comme Abderrezak Bouhara, ancien
ministre. Belaïd Abdessalam, en revanche, avait senti venir les
événements : il se porte candidat indépendant dans son village de Aïn-
Kebira.
Les colonnes de la presse regorgent d’informations sur ces divisions qui
alimentent la vie politique quotidienne. La presse parle de la commission de
candidature du FLN, présidée par Mohammedi, ministre de l’Intérieur, sur
qui vont se concentrer les attaques. En fait, le FLN avait mis sur pied une
commission de candidature, qui travaillait en tenant compte des
propositions de la base du parti : pour être candidat, il fallait d’abord être
proposé par la base. Beaucoup d’hommes politiques de la première
génération avaient totalement perdu le contact avec leurs villes ou leurs
villages, parfois en raison de leur réussite, mais parfois aussi en raison des
charges qu’ils exercaient. La nouvelle génération, qui apparaissait au sein
du FLN, en avait accepté quelques-uns, mais en avait refusé beaucoup,
certains ayant été aussi victimes du clanisme que connaissait le parti.
Face aux problèmes qui s’accumulent, avec près de 18 000 postulants à la
candidature, Mehri fixe les règles du jeu dans une interview publiée le 5
mai par El-Moudjahid. Il réaffirme que les candidats du FLN « seront
choisis par une commission de candidature, sur la base des propositions »
des instances locales. Il n’exclut pas la candidature de sympathisants ou de
citoyens reconnus pour leurs qualités.
Toujours est-il que Bachir Boumaza est retenu candidat dans sa ville de
Kherrata, alors que la plupart des membres du gouvernement Hamrouche
sont eux aussi candidats : Mohammedi à Aïn-Beïda, Ghazi Hidouci,
ministre de l’Economie à Oum-EI-Bouaghi, Smaïl Goumeziane, ministre
délégué au Commerce à Tizi-Ouzou, où il a fort à faire avec Saïd Saadi et
Saïd Khelil, un des barons du FFS, Abdennour Keramane à Béjaïa, Sadek
Boussena, ministre de l’Energie à Guelma, Abdelkader Bendaoud, ministre
de l’Agriculture, dans la région de Tlemcen, Mustapha Cherif, ministre de
l’Université, à Miliana, Hamid Sidi Saïd, ministre des PTT, Mohamed
Guenifed, ministre de l’Equipement, et Hassan Kahlouche à Alger,
Mohamed Ghrib à Sidi-Bel-Abbès.
Le FLN est également gêné par des questions de calendrier. Le
gouvernement Hamrouche pensait que les élections n’auraient lieu que
début 1992 et avait établi un programme de travail pour pouvoir récolter les
fruits des réformes lorsqu’il faudrait aller aux urnes. Pris de vitesse, il est
contraint d’abandonner son programme pour se lancer dans la campagne
électorale.
Le problème majeur est que le programme de réformes fait apparaître
dans un premier temps les inconvénients du changement. L’austérité, la
baisse du pouvoir d’achat et les multiples dysfonctionnements de l’appareil
économique sont à leur comble lorsque le FLN part en campagne. A
l’inverse, les premiers effets positifs étaient attendus pour la fin de l’année.
Comble de l’ironie, le Fonds monétaire international (FMI) allait débloquer
un premier prêt de 300 millions de dollars quelques heures avant que la
gendarmerie intervienne, le 3 juin, pour dégager les places du 1er Mai et des
Martyrs, occupées par les militants du FIS pendant leur grève générale. Cet
accord devait marquer le début de l’ouverture de la finance internationale
pour l’Algérie.
Le FLN se choisit une double image dans cette campagne, celle d’un
parti posé, rassurant, face aux turbulences provoquées par le FIS, et celle du
renouveau, lorsque les candidats se présentent sous l’étiquette « FLN
réformateur ». Quant au programme, Mehri rappelle le 22 mai que le FLN
défendra celui du gouvernement lors de la campagne électorale, un
programme « qui exclut toute approche démagogique, et vise à sortir le
pays de la crise ».
La mise en mouvement du FLN se fait difficilement. Son appareil est
lourd. La machine démarre alors en dehors de l’appareil, que le courant
réformateur soupçonne d’être un handicap. Abdelhamid Mehri n’est pas
candidat. Il déclare qu’il faut laisser la place à de nouvelles générations.
C’est lui qui propose les termes d’un accord aux autres partis
démocratiques. Il déclare le 15 avril que le FLN appellera à une large
coalition gouvernementale après les élections, même s’il est majoritaire. Il
rejette en revanche les alliances pour les élections, préfèrant que chacun
aille aux urnes de son côté, pour savoir qui pèse réellement sur la scène
politique. Par la même occasion, il décline l’offre de nombreux partis, qui
souhaitent avoir des élus à l’ombre du FLN.
Mohamed Salah Mohammedi est, lui, un homme du sérail. Une longue
carrière dans la justice et dans l’administration lui permet de bien connaître
les hommes et ce qui les anime. Il est intrigué par la coalition qui se forme,
les « 7 + 1 ». Il se pose des questions sur des partis qui « s’allient sur des
bases curieuses pour appeler à la désobéissance civile », allusion à la grève
générale dont ces partis menaçaient trois mois avant les élections. Il sent le
danger. « Il y a un crime grave qui se prépare contre la démocratie », dit-il,
et il lance une formule qui deviendra célèbre : il met en garde contre une
« solution chilienne » au cas où le processus démocratique échouerait sous
les effets des débordements de toutes sortes. Parallèlement, une autre
expression, « ça passe ou ça casse », est lancée, pour dire que les réformes
ne s’arrêteront pas à mi-chemin.
Le 20 avril, Mohammedi s’en prend au FIS. Il déclare à la télévision que
des « partis extrémistes ont des liens avec les services secrets étrangers »,
évoquant un « grand complot contre l’Islam ». « Dans tous les pays arabes
nationalistes, on a vu naître des courants extrémistes voulant imposer des
habitudes importées. » Il évoque le rite malékite, dominant depuis toujours
en Algérie, et « qu’on veut abandonner aujourd’hui pour importer des
traditions d’autres peuples ». Il cite les œuvres islamiques détruites par des
hommes proches du FIS, comme le mirhab de la mosquée de Cherchell, et
dénonce la profanation du mausolée de Sidi Abderrahmane, dans la basse
Casbah, perpétrée la semaine précédente.
Le 23 avril, c’est Smaïl Goumeziane qui appelle, dans El-Moudjahid, les
« lions » des réformes économiques — des hommes « courageux, honnêtes
et compétents » — à « se faire connaître, reconnaître et respecter pour être
choisis ». « La concurrence politique va de pair avec la concurrence
économique. » Les élections doivent traduire « un acte positif et
responsable de chacun, un engagement résolu du peuple algérien pour la
démocratie politique pluraliste, mais aussi pour la démocratie économique,
pour barrer la route définitivement à toute politique passéiste ».
La grande offensive du FLN se déroule à partir du 24 avril, lorsque
Mouloud Hamrouche se rend dans les wilayas de Aïn-Defla et Chlef, dans
le centre-ouest. Il est boycotté par les élus du FIS, qui ne veulent pas
l’accueillir, l’accusant d’être venu en campagne électorale et non en tant
que chef du gouvernement. Dans la wilaya de Aïn-Defla, les élus de vingt-
six communes refusent de le rencontrer.
A son tour, Hamrouche s’attaque violemment au FIS : « Nous
combattrons de toutes nos forces les idées qui prônent l’obscurantisme,
l’ignorance et une vision réductrice de l’islam, car l’islam doit être servi par
la politique et non l’inverse. » A partir du 28 avril, c’est l’hécatombe pour
les élus FIS qui l’avaient boycotté. Mécontents, les habitants de très
nombreuses communes protestent. Ils offrent un terrain favorable aux
responsables locaux du FLN, qui ne trouvent guère de difficulté à mobiliser
la population contre les municipalités FIS. Des rassemblements sont
organisés, des mairies FIS sont occupées, et des routes sont coupées,
particulièrement dans des zones rurales où la gestion FIS a été un échec.
Le 1er mai, Hamrouche se rend à El-Hadjar, bastion de l’industrie et fief
du syndicalisme, où il reprend ses attaques contre le FIS. Il l’accuse de
vouloir « briser l’unité nationale ». Les Algériens « sont sunnites, et nous ne
voulons pas d’un autre rite ». « Comment admettre que le FIS appelle des
musulmans à déclencher, au nom de l’islam, le djihad contre d’autres
musulmans ? » Là aussi, la visite est aussi boycottée par les élus FIS.
Devant les chefs d’entreprises publiques, le 16 mai, Hamrouche plaide de
nouveau pour les réformes économiques. Il est d’autant plus à l’aise que le
FIS n’a pas de programme dans ce domaine. « Il n’y a pas de miracle en
économie. Ce n’est pas dans les mosquées et les rassemblements que
peuvent être débattues valablement les solutions au problème de
l’endettement », dit-il, ajoutant que « le peuple saura faire la différence
entre les discours réalistes et les mirages ». Le 12 mai, il clôt sa pré-
campagne en déposant sa candidature à Ksar Chellala, un village pauvre des
Hauts Plateaux, symbole de cette Algérie de l’intérieur qui fait peu de
politique alors qu’elle reste très arriérée.
Mais Hamrouche a sous-estimé le poids de l’environnement. A
Constantine, le 26 avril, il déclarait, dans un débat organisé par un club de
journalistes, qu’il était « sur le point de battre les appareils ». Un mois plus
tard, les appareils lui apportaient les preuves du contraire.
Le FIS fait face aux mêmes difficultés, avec une crise interne qui le mine,
accentuant son échec dans la gestion des communes. La base, maintenue en
haleine pendant deux années, commençe à se poser des questions. La
mobilisation permanente a bien fonctionné, mais les marches et
rassemblements du FIS commençent à drainer moins de monde. C’est
visible.
Le génie de Abbassi Madani consiste à constamment rejeter la balle sur
le terrain des autres. Et c’est ainsi que, dès l’adoption des lois électorales, il
relance la machine du FIS, sillonnant le pays, multipliant les conférences de
presse et les déclarations, pour mettre le régime en accusation.
Abbassi Madani commence donc par parler de « tricherie » de la part du
pouvoir, et affirme que le gouvernement « ne souhaite pas d’élections
honnêtes ». Pendant que les députés discutent encore des projets de loi,
Abbassi Madani rend public, le 30 mars, un message dans lequel il accuse
les députés de « haute trahison » s’ils changent la loi électorale. Il veut
maintenir le scrutin de liste à un tour, qui lui avait permis de faire le plein
lors des communales. Il est aussi contre la limitation du vote par
procuration, qui permet plus facilement aux militants du FIS de voter à la
place des femmes.
Le 14 mars, le FIS retire pourtant les formulaires mis à la disposition des
candidats pour les élections, mais il n’annonce pas sa décision de participer
ou de boycotter. Il fait cependant feu de tout bois. Le 28 avril, des chefs
historiques de la révolution algérienne rencontrent Ali Kafi, patron de
l’Organisation des moudjahidine et futur président du Haut Comité d’Etat,
pour tenter de dessiner une alliance anti-FIS. La rencontre est informelle,
« autour d’une tasse de thé », selon la formule consacrée. Il y a là l’ancien
président Ahmed Ben Bella, le leader du FFS Hocine Aït-Ahmed, l’ancien
président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA)
Benyoucef Benkhedda, qui a fondé le parti islamiste El-Oumma, et
Abdelhamid Mehri, secrétaire général du FLN. La rencontre échoue, et Aït-
Ahmed finit par déclarer qu’il « n’y a plus de chefs historiques, mais une
jeunesse vers qui il faut se tourner ». Pourtant, c’est Abbassi Madani qui
tire profit de cette rencontre, qui lui offre l’occasion de dire que tous les
anciens du système, quelles que soient leurs opinions politiques, sont
« contre la solution islamique ». Il exprime de nouveau sa méfiance et
demande que les élections soient contrôlées par « une commission d’imams
et un comité de sages ».
Une semaine plus tard, le 9 mai, il affronte Abdelhamid Mehri dans un
face-à-face télévisé qui bat tous les records d’audience de la télévision
algérienne. Il maintient la barre très haut, et confirme son exigence de
présidentielles anticipées. Au discours pondéré, mesuré, de Mehri, Abbassi
répond par des propos offensifs, s’attaquant aux tares du système, citant le
dossier de la corruption.
Ben Bella, engagé dans une vive polémique autour d’une déclaration
dans laquelle il aurait appelé à voter pour le FIS, apporte de l’eau au moulin
de Abbassi. Il appelle, quelques jours plus tard, à voter « propre, démocrate,
tolérant, compétent et utile ». Mais il s’attaque vivement au FLN, en
déclarant : « Non à l’association de malfaiteurs autoproclamés
réformateurs. »
Les autres dirigeants du FIS sont eux aussi en campagne. Ali Belhadj et
Hachemi Sahnouni, longtemps inséparables, tiennent les discours les plus
durs. A Alger et Blida, ils annoncent que si le FIS remporte les élections, il
instaurera « immédiatement la chariaa, suspendra la Constitution en
vigueur, interdira les partis laïcs et communistes et expulsera le président de
la République », selon l’AFP.
Les excès verbaux de certains dirigeants du FIS inquiètent quelque peu
Abbassi, qui se montre parfois modéré. Il affirme ainsi, au cours d’un
meeting, que les autres partis « seront maintenus » après la victoire du FIS
dont « il ne doute pas un seul instant ». Mais il reprend lui aussi des
positions radicales pour répondre aux autres partis islamistes. Ainsi, le 16
mai, Mahfoudh Nahnah, leader de Hamas, se prononce pour un Islam
« orienté vers la science et le monde moderne, et non pas un Islam qui, à
l’orée du XXIe siècle, continue de considérer la voix d’une femme comme
aoura (partie du corps qu’il est interdit de voir) ». Il dénonce les « bandits
et les faux dévots », et déclare qu’il n’y a « pas de place à Hamas pour
quiconque insulte un savant ou un autre parti ».
Ces propos suscitent la colère de Abbassi, qui répond dans une émission
de radio que « l’islam moderne est une invention des orientalistes. Il n’y pas
d’islam moderne, il n’y a que l’islam ». Quant à Ali Belhadj, il propose au
président Chadli, le 22 mai au cours d’un meeting à Mascara, « d’instaurer
la République islamique », auquel cas, « le FIS se dissout ».
Mais nous sommes déjà à la veille de la grève générale, qui constitue
alors le principal sujet de débats du Madjliss Echoura du FIS, et qui va
déboucher sur un engrenage dramatique.

Les lois électorales

En élaborant la loi électorale pour les législatives, qui serviront de


prétexte à la grève générale du FIS, le gouvernement de Mouloud
Hamrouche tient compte de quatre paramètres essentiels. La loi électorale
qui avait été utilisée pour les élections locales de juin 1990 avait fortement
favorisé le FIS. On avait eu alors recours au scrutin de liste majoritaire à un
tour, qui offre une prime au parti qui arrive en tête. C’est ce qui avait permis
au FIS de remporter une victoire écrasante.
En deuxième lieu, le FIS était essentiellement un parti urbain et
suburbain. Pour pouvoir le contrer, il était nécessaire d’offrir une
représentation plus forte aux zones rurales, les campagnes, plus
traditionalistes, étant moins acquises à ses thèses. De plus, ces régions
restaient les moins développées, ce qui donnait un fondement politique à
leur surreprésentation.
Mouloud Hamrouche voulait, en troisième lieu, favoriser l’émergence
d’une génération politique nouvelle. Jusqu’à cette époque, les principaux
hommes politiques approchaient de la soixantaine ou l’avaient dépassée. Ils
avaient tous fait la guerre de libération, dont ils s’étaient longtemps
légitimés. Ainsi, plus il y aurait de députés, plus il y aurait de chances que
de nouveaux hommes émergent.
En quatrième lieu, multiplier le nombre d’élus constituait une chance
évidente aux petits partis de faire élire au moins leurs dirigeants. Ainsi, on
aurait une Assemblée qui refléterait au mieux le paysage politique du pays,
tout en dégageant des majorités relativement stables pour gouverner. La
proportionnelle, défendue par le FFS, permettrait d’assurer au mieux cette
conformité de la composition de l’Assemblée avec la société algérienne,
mais elle n’a pas été retenue par Hamrouche.
Dans le domaine politique, les élections devaient constituer, aux yeux de
Hamrouche, un pas qualitatif supplémentaire dans la réalisation des
réformes politiques. Jusque-là, le FLN avait gouverné seul. Désormais, il
gouvernerait avec d’autres. Et le FLN annonçait, dès le début de la
campagne électorale, qu’il ferait appel à une coalition, quels que soient les
résultats des élections.
C’est le 20 mars 1991, trois mois avant la date fixée pour les élections,
que le Conseil des ministres étudie le projet de loi électorale, pour le
transmettre le lendemain à l’Assemblée nationale. Le projet limite le vote
par procuration aux cas de force majeure, mais il essuie de violentes
critiques des associations de femmes et des partis démocrates : il admet le
principe de la procuration, qui va s’exercer essentiellement au détriment des
femmes. C’est le mari, le père, le fils ou le frère qui votent à la place de la
femme. C’est la réalité de la société algérienne.
Le projet prévoit 559 sièges, élus au scrutin uninominal à deux tours. Il
prévoit aussi des suppléants, au cas où le candidat serait appelé à faire
partie du gouvernement : dans la logique de Hamrouche, l’accès au pouvoir,
à n’importe quel niveau, doit passer par l’urne. Le projet exclut des
représentants de l’émigration, demandés par certains partis, comme le FFS,
qui a un électoral potentiellement important en France.
Les critiques pleuvent. Le FIS demande le scrutin de liste à un tour, qui
lui avait réussi dans les communales. D’autres demandent la
proportionnelle. La surreprésentation du Sud et des zones rurales,
considérées comme acquises au FLN, par rapport au Nord et aux grandes
villes, fait l’objet d’une violente campagne. Abbassi Madani, Louisa
Hanoun, leader du Parti des travailleurs, Abdallah Djaballah, chef
d’Ennahdha (islamiste), Kasdi Merbah, qui vient de créer le MAJD, Saïd
Saadi, du RCD, se rejoignent dans cette critique.
La tempête se déclenche alors que la date des élections n’a pas encore été
fixée. C’est le quotidien du soir El-Massa qui, le 25 mars, est le premier à la
donner : les élections auront lieu le 27 juin.
Belkhadem, président de l’Assemblée sortante, essaie de se faire
rassurant et souple. Le 27 mars, jour même où l’Assemblée ouvre sa session
qui sera dominée par l’examen des lois électorales, il déclare au quotidien
El-Watan que le découpage contesté « peut être revu ». « On ne peut aller à
des élections avec le boycott de tous les partis », dit-il suite à la menace de
plusieurs partis de ne pas participer.
Le ton monte d’un cran lorsque, le 30 mars, Abbassi Madani rend public
un message adressé aux députés, dans lequel il les accuse de « haute
trahison » s’ils changent la loi électorale. Belkhadem, considéré comme un
des représentants de l’aile islamiste au sein du FLN, lui répond : « C’es-t
excessif, inadmissible », exprimant « l’indignation » des députés.
La loi électorale est adoptée le 1er avril, par 232 voix pour, 9 contre et 24
abstentions. Elle confirme le scrutin majoritaire à deux tours, limite la
procuration à une seule, mais admet le vote automatique pour le conjoint
sur simple présentation du livret de famille. Elle introduit une mesure qui
pouvait considérablement gêner le FIS mais qui ne sera pas appliquée :
l’interdiction d’utiliser les lieux de culte et les établissements scolaires pour
la campagne électorale.
Le 2 avril à l’aube, c’est au tour de la loi sur le découpage d’être adoptée
par 196 voix pour, 21 contre et 33 abstentions. On note 34 voix hostiles à la
loi, ce qui s’explique par le mécontentement des députés qui n’ont pas été
retenus sur les listes FLN.
Le Parlement retient finalement 542 sièges, contre 559 proposés par le
gouvernement. Mohamed Salah Mohammedi défend son projet : « Les
zones rurales sont marginalisées, il faut bien les représenter. » A ceux qui
contestent la légitimité même des députés qui votent la loi, il répond dans
une déclaration à la télévision : « Nous allons à la démocratie. On ne peut
pas tout effacer. Il faut bien commencer quelque part. C’est un début.
Allons-y. »
Le dispositif est complété, le 6 avril, par la publication de quatre décrets
régissant le fonctionnement des mosquées, pour les soustraire au FIS. Le
parti de Abbassi Madani avait transformé la plupart des mosquées du pays
en centres de communication et de propagande impossibles à contrer. Il
réagit violemment à la publication de ces textes, affirmant qu’il ne les
respectera pas. Ali Belhadj déclare, le 14 avril, qu’il va les « fouler aux
pieds ».
Vingt-quatre heures à peine après l’adoption des lois électorales, Chadli
confirme, le 3 avril, la tenue des élections législatives pour le 27 juin. Dans
une allocution télévisée, il demande aux partis de « répudier toute forme de
violence et d’intolérance », d’« œuvrer dans le calme pour préserver les
valeurs et les principes de la démocratie », et d’être « conscients de la
grande responsabilité qu’ils doivent assumer ». Les élections constitueront
« un test de l’avenir de la démocratie en Algérie », dit-il enfin.
Malgré les critiques qu’il émet, Saïd Saadi est le premier à annoncer que
son parti participera aux élections. Noureddine Boukrouh annonce, lui
aussi, sa participation, et précise qu’il votera, au second tour, pour « le
candidat de l’opposition le mieux placé, même si c’est le FIS ».
La campagne électorale est fixée du 1er au 19 juin. Le temps d’antenne
dans les médias publics étant établi selon le nombre de candidats, les partis
tentent de les multiplier pour avoir accès le plus possible aux grands
médias, radio et télévision. Le 28 mai, le Conseil supérieur de l’information
fixe le temps d’accès aux médias, et le répartit selon un tirage au sort
effectué en présence de représentants des partis, qui ont entre une et 268
minutes d’antenne, selon le nombre de candidats. 46 heures d’antenne en
tout sont accordées à la campagne.
Les dépenses électorales ne doivent pas dépasser 100 000 dinars au
premier tour, et 150 000 au second tour. Les candidatures seront déposées
du 11 avril au 12 mai.
Le 9 mai, Algérie-Actualités, hebdomadaire dirigé par Kheïreddine
Ameyar, proche de Mouloud Hamrouche, publie un sondage réalisé par le
Centre national d’économie appliquée (CENEAP) qui jouit d’une bonne
réputation. Ce sondage, qui sera détaillé plus loin, donne le FLN vainqueur
des élections, devant le FIS, grâce essentiellement à un meilleur report de
voix au second tour.
Pour la première fois depuis son indépendance, l’Algérie découvre alors
les hommes politiques sous un nouveau visage. Auparavant, on les
connaissait de loin, et on les disait arrogants ou sympathiques, compétents
ou nuls, travailleurs ou voleurs. Mais à l’approche des élections, ce sont les
hommes politiques qui deviennent demandeurs : eux-mêmes vont quêter les
voix des électeurs.
Aït-Ahmed est candidat à Beni Ourtilane, en petite Kabylie. Pour
l’épauler, il a de nombreuses célébrités, dont Abdelmadjid Bencheïkh,
juriste connu, Mohamed Amokrane Cherifi, ancien ministre, Hocine
Benissaad, économiste de renom et futur ministre, Aziz Derouaz, entraîneur
de l’équipe nationale de handball, et Saïd Khelil, « patron » de Tizi-Ouzou.
Mohamed Ali Allalou, présentateur d’émissions provocatrices à la télé,
veut se présenter comme indépendant à Alger, sous le slogan « Akhtini
nekhtik » (fous-moi la paix, je te fous la paix). Il n’arrive pas à réunir les
500 signatures nécessaires, tout comme la militante féministe Khalida
Messaoudi. Du coup, il déclare qu’il est candidat aux présidentielles.
Dans l’euphorie électorale d’alors, le PAGS continue de tirer la sonnette
d’alarme, après avoir décidé de boycotter les élections. Le 14 mai, il en
demande encore l’annulation. Dans une lettre au président Chadli, le PAGS
estime que « tenir des élections dans les conditions actuelles, c’est ouvrir la
voie à l’aventure et au chaos. » « L’avenir démocratique et moderne de
l’Algérie est en danger », ajoute le parti de Hachemi Cherif. Il aura raison
sur l’existence du danger, mais c’est la non-tenue des élections qui se
révélera en être la source.

Le FIS prépare sa grève

Si la grève générale du FIS n’a été annoncée que le 23 mai, sa


préparation a commencé bien avant. Deux textes, datant de janvier 1991,
montrent de manière évidente les intentions des uns et les craintes des
autres.
Le premier texte est le fascicule rédigé par Saïd Makhloufi, un des
principaux chefs de la guérilla islamiste, ancien officier, qui décrit comment
organiser une désobéissance civile, avec ses différentes étapes. Le fascicule
a circulé dans les mosquées et les milieux les plus radicaux du FIS. Le
second texte est un commentaire apparemment autorisé de l’APS, dont le
directeur, Mohamed Hamdi, était un proche de Mouloud Hamrouche. Le 30
janvier, l’APS lance une alerte contre l’« aventurisme » d’un courant du
FIS, et met « en garde contre les aventuriers de tous bords qui (...) veulent
assouvir leur soif de pouvoir et imposer une dictature aux couleurs de
l’islam ».
Plus tard a lieu la grève générale de l’UGTA, dont le succès donne bien
des idées à Abbassi Madani : c’est un moyen redoutable pour paralyser un
pays, en tout cas plus efficace pour faire pression sur le pouvoir que les
marches organisées jusque-là par le FIS. Les « 7 + 1 », à leur tour,
menaçent d’y recourir, mais reportent à chaque fois leur décision de
l’utiliser.
Ainsi martelée, l’idée de grève finit par être reprise par Abbassi Madani à
son propre compte, le 2 avril, pour appuyer ses revendications politiques,
qui sont les mêmes : élections législatives et présidentielles anticipées et
simultanées, et plus tard, révision de la loi et découpage électoral. Dans les
autres domaines, ses revendications restent confuses. Ainsi, dans une
interview à El-Watan, Abbassi Madani demande-t-il la création d’un
« conseil de sages » pour remplacer le gouvernement. Il rejette l’idée d’un
gouvernement d’union nationale ou de coalition, comme toute solution
provisoire, préférant un conseil avec les partis influents, qui n’y seraient pas
représentés en tant que tels. Quant à Ali Belhadj, il continue de proposer à
Chadli de proclamer la République islamique, en contrepartie de quoi le FIS
serait dissous. Pêle-mêle, le FIS demande aussi la dissolution de l’UGTA, la
démission du gouvernement, l’instauration de la chariaa, mais ses discours
sont aussi nombreux que ses leaders.
C’est le 2 avril 1991 que Abbassi Madani, dans une conférence de presse,
parle pour la première fois de la grève générale, après avoir réitéré ses
demandes pour des présidentielles et législatives anticipées dans un délai de
trois mois, faute de quoi il boycotterait les législatives.
A cette étape de la vie du pays, la décantation commençe sérieusement à
se faire, les positions se précisent, aussi bien pour les éventuels perdants
que les gagnants. Au sommet de la pyramide, le président Chadli a tout à
gagner à un déroulement normal des élections, particulièrement si les partis
non islamistes remportent la majorité au Parlement. Certains indices
laissent penser que cette éventualité est possible.
Mouloud Hamrouche a, lui aussi, tout à gagner en organisant les
élections. Son parti, le FLN, accusé d’avoir mis sur pied un découpage
électoral sur mesure, apparaît comme le favori, d’autant plus qu’il bénéficie
d’une dynamique assez puissante. La gestion locale du FIS, principal rival
du FLN, commence à être contestée au niveau des communes, et le
programme des réformes économiques, malgré les restrictions qu’il impose,
donne ses premiers résultats. Il arrive à convaincre aussi bien au niveau
interne qu’externe.
Le FFS a une position assez ambiguë. Il a décidé d’aller aux élections,
convaincu que le gouvernement jouerait le jeu cette fois-ci, comme il en
avait donné les preuves en respectant les résultats des communales. Mais en
même temps, le FFS se méfie, car il ne fait pas encore la distinction entre le
gouvernement et les autres centres du pouvoir. Il sait, en tous les cas, que le
pouvoir ne cédera pas aussi facilement, et que l’Etat policier qu’Aït-Ahmed
a si souvent dénoncé n’a pas totalement abdiqué.
Les « 7 + 1 » ont tout à perdre. N’ayant pas réussi à s’entendre sur des
alliances qui leur auraient permis de se présenter comme un pôle
démocratique en mesure de concurrencer le FLN et le FIS, ils ne sont pas
très enthousiastes pour les élections, et certains souhaitent leur report.
Mais c’est du côté du FIS que se joue la partie la plus importante. Les
divisions internes sont très fortes. Aller aux élections, alors que le parti est
en déclin, comporte un double danger. D’une part, le FIS risque de
s’intégrer définitivement dans le jeu démocratique, et cela doit forcément le
conduire à perdre tout un courant en son sein, le plus radical. D’autre part,
si la participation aux élections aboutissait à une défaite, ce serait la fin du
parti, car la dynamique entretenue par le discours populiste ne tiendrait
plus.
Abbassi Madani avait réussi à fédérer des courants très hétérogènes en
maintenant un discours vague, se limitant à l’instauration de l’Etat
islamique. Mais une fois contraint d’exposer un programme, le parti va à
l’éclatement, car aucun programme ne peut objectivement réunir toutes les
composantes du FIS, et encore moins le FIS avec les autres partis
islamistes.
C’est pourtant les divisions internes qui semblent avoir poussé le FIS
dans la logique de la confrontation. Abbassi risquait rapidement d’être mis
en minorité au sein du FIS. Il lance donc la grève, et par là-même interdit à
quiconque de le contester : il sera automatiquement traité de traître, comme
ce fut le cas pour Ahmed Merani, Bechir Fekih et Hachemi Sahnouni.
Pour l’armée, enfin, la situation est plus complexe. Les militaires voient
avec intérêt le déclin du FIS, un parti qui représente à leurs yeux la négation
de l’ordre. Leurs textes doctrinaux, comme la célèbre analyse de la revue
El-Djeïch, ont clairement affirmé qu’ils ne le laisseront pas accéder au
pouvoir. Mais ils préfèrent néanmoins ne pas avoir à le réprimer de manière
directe. Leur grande incertitude concerne le résultat des élections.
Mais l’armée est soumise à des influences très contradictoires. Les
prévisions qui lui sont soumises sont très différentes, ce qui incite
l’institution militaire à s’installer dans une expectative prudente, alors
qu’un choix de sa part aurait permis de faire basculer les choses d’un côté
ou de l’autre. Il suffisait donc de lui créer les conditions d’une intervention
pour qu’elle réagisse dans le sens souhaité. L’occasion lui a été fournie par
le nihilisme du FIS et l’intervention discrète des appareils.
L’enjeu le plus important des élections est cependant le devenir du
système lui-même. Si une assemblée était élue de manière démocratique, le
gouvernement qui en sortirait serait suffisamment fort et légitime pour
pouvoir éventuellement réprimer les débordements du FIS. Plus que le FIS,
c’est probablement le système qui a tout à perdre, avec ses énormes
privilèges et sa rente qui risque de disparaître dans un système à la fois
démocratique et basé sur de nouvelles règles économiques. C’est donc de ce
côté-là qu’il faut éventuellement chercher le maître d’œuvre principal de
ces événements, le FIS, manipulé à outrance, n’ayant fait que suivre un
chemin parfaitement tracé par une gigantesque manipulation. Les
événements révéleront, plus tard, que des hommes apparemment aussi
radicaux que Hachemi Sahnouni pouvaient intervenir à la télévision pour
dénoncer Abbassi Madani ! Les deux hommes avaient auparavant fait des
centaines de meetings ensemble, en compagnie de Ali Belhadj et Benazouz
Zebda, qui lui aussi a dénoncé Madani à la télévision !
L’influence extérieure a aussi eu son poids dans ces événements. Alors
que la grève générale avait déjà commencé, Chadli rencontrait le roi Hassan
II du Maroc à Oran. Le Maroc avait une double inquiétude : que le FIS
accède au pouvoir et donne un coup de fouet à la contestation islamiste
qu’il commence à connaître lui aussi, ou qu’un pouvoir réellement
démocratique émerge. Mais en réalité, son inquiétude n’était pas très
grande, car il savait qu’avec un pouvoir FIS, l’Algérie serait rapidement
isolée sur le plan international, et il pourrait détourner à son profit l’intérêt
que commencent à porter certains pays occidentaux à l’Algérie, en matière
de coopération. La régression que connaîtrait l’Algérie en cas de victoire
des islamistes est donc totalement à l’avantage du Maroc.
Plus important encore, le FIS n’est pas très intéressé par le Sahara
occidental. Sur un plan doctrinal, le FIS rejette les divisions du monde
islamique en petits Etats. Le FIS n’a d’ailleurs jamais eu une position claire
à ce sujet, allant d’un soutien très tiède au Polisario, à un franc désintérêt
envers cette question.
Le schéma est un peu différent du côté tunisien. Le président Ben Ali fait
face à une contestation islamiste assez puissante, et durement réprimée.
Rached Ghannouchi, le chef du parti tunisien Ennahdha, avait trouvé refuge
en Algérie, ainsi que de nombreux militants recherchés. La Tunisie voyait
avec inquiétude l’émergence du FIS, qui risquait de mettre sa logistique à la
disposition de Ghannouchi. Les dirigeants tunisiens, qui s’étaient engagés
dans un processus démocratique contrôlé, ont choisi une autre méthode
pour contenir les islamistes. Ils suivaient donc avec une inquiétude mêlée
de curiosité la méthode algérienne, mais se posaient des questions sur ses
chances de succès.
Ces deux pays ne sont cependant pas des acteurs importants, rôle qui
revient à deux puissances : la France et les Etats-Unis. La France a des
intérêts énormes en Algérie. Marché pour les capitaux et les produits
français, fournisseur de gaz, sources de recettes pour beaucoup
d’entreprises et activités de commerce en France, l’Algérie, pays encore
largement francophone, fait aussi partie de son espace stratégique. Autant
de raisons qui poussent Paris à s’intéresser de près au cas algérien. A tout
cela, il faut probablement ajouter tout ce qui est invisible dans les relations
bilatérales, comme les rapports personnels engendrés par l’histoire et la
corruption qui lient entreprises algériennes et françaises.
La France n’était pas opposée à une victoire du FIS, bien au contraire.
Cette éventualité lui permettait de régler définitivement un vieux compte,
historique et symbolique, avec le FLN. C’est donc une victoire du FLN qui
était redoutée en France, particulièrement si ce FLN réussissait à se
régénérer à la faveur de la dynamique lancée à cette époque. La
transparence qui s’installe menace beaucoup d’intérêts occultes français.
Lorsque Roland Dumas se rend à Alger, le 24 mai, il pose notamment deux
questions essentielles à ses interlocuteurs algériens : qui sont les véritables
patrons du FIS qui font la grève, et qui sont ces candidats du FLN ? C’est
en effet une génération inconnue des Français, ne faisant pas partie de la
classe politique traditionnelle. Que ce soit le FLN ou le FIS qui gagne, les
relations avec la France risquent de changer.
La pensée et la culture politiques algériennes sont aussi très
antioccidentales, antifrançaises et antiaméricaines. Certes, l’Algérie n’a
guère de moyens d’agir sur le plan international, mais au moment où les
Etats-Unis mettent en place le nouvel ordre, au sortir de la guerre du Golfe,
il était particulièrement malvenu de faire preuve d’indépendance.
Particulièrement quand on est sur le point d’accéder à la technologie
nucléaire.
La conjoncture interne et externe était donc particulièrement hostile aux
élections législatives. On citera tout de même l’Italie et l’Espagne, deux
pays voisins qui soutenaient les réformes économiques et ont beaucoup
investi, dans l’espoir qu’elles casseraient le monopole des entreprises
françaises en Algérie au profit de leurs propres firmes. Mais leur poids
n’était pas suffisant.

Succès économiques et déboires politiques

Lorsque les réformes économiques sont engagées, puis « accélérées »


sous le gouvernement Hamrouche, elles butent sur un inconvénient majeur :
l’insuffisance des liquidités. La dette extérieure de l’Algérie, 25 milliards de
dollars, n’est pas très importante, et représente au pire deux années
d’exportations. Elle est cependant très mal répartie, car entre 1989 et 1991,
elle absorbe au moins 70 % des recettes fournies par les exportations des
hydrocarbures.
Des contacts sont donc pris avec le FMI et la Banque mondiale en 1990,
pour explorer le terrain et voir ce que pourrait être leur concours pour la
concrétisation des réformes. La réponse est ferme ; les deux institutions
proposent les remèdes traditionnels : baisse des dépenses sociales,
dévaluation du dinar et mesures sociales douloureuses.
Le gouvernement Hamrouche rejette cette démarche. Il explique qu’il
veut introduire des réformes profondes, mais qu’il compte les mener selon
son propre rythme, en tenant compte de la possibilité de la société
algérienne d’amortir le choc du passage à l’économie de marché. Il compte
consacrer à cette tâche de mutation de l’économie les deux années 1990 et
1991.
Ghazi Hidouci, ministre de l’Economie, se contente d’envoyer une lettre
d’intention au FMI, expliquant la démarche qu’il va mettre en œuvre sur le
plan interne, et qu’il prend soin de faire avaliser par l’Assemblée nationale.
L’essentiel des mesures concernant les hausses des prix, le réaménagement
des salaires, et la libéralisation de l’économie sont contenues dans la loi de
finances pour 1991.
Fin octobre 1990, le dispositif est d’ailleurs suffisamment avancé pour
que le gouverneur de la Banque centrale puisse déclarer qu’il prévoit la
convertibilité du dinar pour fin 1991, au plus tard début 1992. Pour
encourager les partenaires extérieurs, qui commencent à se poser des
questions sur la solvabilité du pays, l’Algérie paie 350 millions de dollars
d’arriérés commerciaux en octobre 1990, et promet que les 250 millions
restants le seront avant la fin de l’année. La crise du Golfe a provoqué une
augmentation des prix du pétrole qui offre une bouffée d’oxygène
salvatrice, permettant d’honorer les engagements financiers.
Les premiers signes laissant entendre que les partenaires extérieurs
approuvent la démarche économique de Mouloud Hamrouche se précisent
en cette fin 1990. Cent vingt concessionnaires ont déposé leurs dossiers
d’agrément, mais le gouverneur de la Banque centrale affirme qu’ils ne sont
pas tous « recevables ». Certains proposent d’installer des « bureaux de
liaison » en Algérie pour écouler des produits, alors que les autorités
attendent des investissements. Le gouverneur de la Banque centrale précise
que les promoteurs de ces dossiers doivent « s’impliquer localement et
investir ». C’est un moyen d’affirmer clairement que si l’Algérie s’ouvre au
capital étranger, elle n’en entend pas moins le faire selon ses propres règles,
et faire respecter la démarche qu’elle a mise en place.
Le 4 novembre, un accord est signé à Alger, portant sur deux prêts
totalisant 700 millions de dollars accordés à l’Algérie par la banque
saoudienne Baraka. Parallèlement, le dinar, qui opère une longue et lente
glissade par paliers depuis trois ans, passe, le 6 novembre 1990, sous la
barre symbolique des 0,50 franc et 0,1 dollar. Depuis le début de l’année, il
a enregistré une baisse de 46 %. C’est presque autant que ce qui était
suggéré par le FMI, mais l’opération s’est déroulée progressivement, sans
heurts majeurs, permettant aux opérateurs économiques les plus
dynamiques de s’adapter progressivement aux nouvelles données. Les
augmentations de prix permises par la nouvelle loi, alternent avec les
négociations salariales, ce qui permet de maintenir les grands équilibres
dans des seuils raisonnables. Smaïl Goumeziane, ministre délégué au
Commerce, annonce le 25 novembre, que la hausse des prix a atteint 30 %
pour les produits agricoles durant les huit premiers mois, contre 20 % pour
les produits industriels, alors que le taux d’inflation est de 18 %. Ces
chiffres sont contestés, mais le seuil des 50 % d’inflation, largement
dépassé dans presque toutes les économies de transition, dans les anciens
pays de l’Est comme en Amérique latine, n’est jamais cité, y compris par
les adversaires les plus farouches du gouvernement. Le succès est
appréciable, car la démarche a non seulement évité les traditionnels troubles
sociaux que provoque un réajustement structurel mené avec le FMI, mais a
donné des résultats similaires, sinon meilleurs, dans le domaine du
réajustement. A cela, il faut ajouter que le travail réalisé jusque-là l’a été
sans le soutien financier du FMI et de la Banque mondiale, et avec une
hostilité générale de la finance internationale.
En cette fin 1990, le gouvernement se sent alors suffisamment sûr de lui
pour lancer deux grandes opérations. Il annonce, d’un côté, qu’il a engagé
1,5 milliards de francs dans l’achat d’équipements pour promouvoir
l’opération « emplois des jeunes ». 60 000 entrepreneurs sont concernés par
la mesure. D’un autre côté, il lance une opération destinée à rassembler
deux milliards de dollars pour le reprofilage de la dette algérienne. Cette
seconde opération est confiée, dans un premier temps, à la Banque de
l’Union européenne, et une autre sera lancée sur le marché japonais.
Le reprofilage, qui devient alors un mot familier dans le discours
économique, avait été choisi pour éviter le rééchelonnement. Il consiste à
trouver des financements à long terme pour payer la dette et les intérêts qui
arrivent à échéance entre 1991 et 1993, années les plus dures.
Tout ceci ne va pas sans problèmes, et surtout sans manipulations. La
finance internationale reste sceptique et n’admet pas que le sauvetage d’une
ancienne économie centralisée puisse se faire selon des règles autres que
celles dictées à partir des centres traditionnels, FMI et Banque mondiale.
Elle ne voit pas non plus comment des hommes, apparemment issus d’un
même sérail, pourraient développer une autre démarche que celle de leurs
prédécesseurs.
Sur le plan interne, les choses se gâtent aussi. Saïd Saadi, au cours d’une
conférence de presse, montre des documents prouvant, selon lui, que le
gouvernement Hamrouche a signé un « accord secret » avec le FMI. Les
documents, des faux, ont été fournis, selon le RCD, par un futur ministre,
Mourad Benachenou, ancien représentant de l’Algérie au FMI, remercié par
Hidouci.
La pression exercée de toutes parts sur le gouvernement oblige son chef,
Mouloud Hamrouche, à monter au créneau le 8 décembre, dans un long
discours prononcé à l’APN. Hamrouche ne cède pas d’un pouce, et affirme
qu’il est « déterminé à aller au bout des réformes économiques ». Il
annonce que « le processus de réformes va s’accélérer en 1991, grâce
notamment à la libération du commerce extérieur » et l’installation de
concessionnaires. Cinq cents entreprises vont balancer dans l’autonomie. Il
avertit que la mutation sera particulièrement difficile, en renouvelant sa
célèbre expression : « Je promets des sueurs et des larmes, pour éviter le
sang. »
Entre décembre 1990 et janvier 1992, les premiers grands succès
économiques, qui permettent d’entrevoir la fin du tunnel, sont annoncés. En
décembre 1991, un contrat est signé avec l’Italie pour lui fournir sept
milliards de mètres cube de gaz supplémentaires à partir de 1994-1995. Au
total, les importations italiennes de gaz algérien s’élèveront alors à 19,25
milliards de mètres cube. L’accord a une importance capitale. Il offre des
garanties pour la signature, quelques semaines plus tard, d’un prêt italien de
7,2 milliards de dollars. Il offre aussi des moyens de convaincre les autres
importateurs de gaz, l’Espagne et, surtout, la France, qui reste réticente face
aux demandes de financement algériennes.
Daewoo, la firme sud-coréenne, obtient de son côté un agrément pour
travailler en Algérie. Elle a, nous l’avons vu plus haut, un projet pour le
montage de voitures et de bus, avec un investissement envisagé qui devrait
atteindre un milliard de dollars sur plusieurs années. 200 millions de dollars
d’investissements sont annoncés dans une première étape, pour le montage
de 3500 véhicules et autobus par an. Le projet sera cependant annulé, en
raison de l’insécurité. Peugeot signe aussi un accord pour produire 30 000
voitures et vendre des pièces détachées. Peugeot doit investir deux milliards
de francs. Près de 2000 dossiers de concessionnaires sont à l’examen, début
1992.
La Banque mondiale fait aussi une petite ouverture en accordant, le 8
janvier, un prêt de 100 millions de dollars consacré à la restructuration de
quatre grandes entreprises industrielles. C’est la première tranche d’un
crédit, qui doit être débloqué progressivement, pour atteindre deux milliards
de dollars au total, au fur et à mesure de la réalisation du programme de
réformes, qui doit toucher au total vingt et une grandes entreprises. Le
gouvernement prévoit 100 milliards de dinars pour l’assainissement en
cours.
En février, le Conseil de la monnaie et du crédit accorde son agrément à
une série de nouveaux projets mixtes assez importants. Y figure notamment
un projet de complexe pétrochimique qui demande un investissement de 3,5
milliards de dollars. Les autres concernent des investissement de 250
millions de dollars pour la production de feuilles de verre plat, et dans le
domaine de l’électroménager et de l’informatique, plusieurs projets avec
des entreprises sud-coréennes pour produire 50 000 micro-ordinateurs par
an, ainsi que 200 000 téléviseurs, et autant de machines à laver à réaliser
avec le concours d’entreprises françaises et italiennes.
Les réformes économiques ont alors le vent en poupe et la Banque
centrale peut lancer une opération-test pour vérifier l’implantation des
nouvelles idées chez les citoyens et les opérateurs économiques. Elle met en
circulation des coupons convertibles. Les titres, d’une valeur de 10 000
dinars, peuvent être convertibles au taux officiel à raison de 20 % tous les
six mois. Ils ne sont pas imposables. L’opération est plus symbolique
qu’économique, car elle porte sur une somme limitée. En un mois, au 7
avril, des coupons pour une valeur totale de 400 millions de dinars sont
achetés, soit 25 % de plus que l’objectif fixé.
Smaïl Goumeziane, ministre du Commerce, annonce que le commerce
extérieur est désormais « totalement libre » et toute entreprise, publique ou
privée, peut faire librement de l’import-export, en se pliant aux règles
traditionnelles instaurées pour ce type d’activité dans les économies
libérales. Les seules conditions sont la solvabilité de l’entreprise opératrice.
Il ne faut pas qu’elle ait des dettes, et elle doit être jugée en mesure de
remplir correctement le contrat.
Nous sommes alors en pleine guerre du Golfe, qui occupe l’essentiel de
l’actualité politique, occultant les augmentations des prix de 25 %,
appliquées durant les deux premiers mois de l’année 1991. L’opposition
dénonce ces hausses, décidées « en catimini » à la faveur de la guerre du
Golfe.
Mais les dirigeants algériens sont surtout inquiets lorsqu’ils commencent
à étudier les conséquences de la guerre du Golfe. Sadek Boussenna,
ministre de l’Energie, note que les pays arabes ont perdu toute
indépendance de décision sur les prix, ce qui est particulièrement inquiétant
pour l’avenir. Il appelle à une « approche froide et objective » de
l’évolution du marché pétrolier, « axée sur la défense des intérêts algériens
d’abord ». Les événements lui donnent rapidement raison. Début mars, une
polémique algéro-saoudienne s’engage alors que se prépare une réunion de
l’OPEP, prévue pour le 11. James Watkins, le secrétaire américain à
l’Energie, avait déclaré que les prix du pétrole devaient se situer dans une
fourchette allant de 18 à 21 dollars le baril. Faisant écho à la déclaration
américaine, Rachid El Amiri, ministre koweïtien du Pétrole, affirmait que
les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France avaient « le droit
d’intervenir dans la décision sur les prix au sein de l’OPEP », après la
guerre du Golfe.
Boussenna avait répondu que les pays du Golfe devaient « montrer leur
capacité de poursuivre une politique pétrolière indépendante, en dépit du
nouvel équilibre des forces dans la région ». Autrement dit, il demandait
aux gros exportateurs du Golfe de ne pas tenir compte uniquement des
besoins de l’économie américaine, qui voulait une énergie à bon marché
pour assurer la relance.
La réponse saoudienne est venue de l’agence officielle SPA, qui a
répliqué que « la politique pétrolière des Etats du Golfe procède de leur
souveraineté et de leur souci de préserver leurs intérêts ». La polémique
prenait fin, annonçant des jours difficiles. Boussenna annonce le 13 mars
qu’il ne se présentera pas pour présider à nouveau l’OPEP, dont il avait
tenté de maintenir la cohésion pendant la tourmente de la guerre du Golfe.
Il sait que la décision échappe désormais à l’organisation : « Le consensus
sur les objectifs et les stratégies de l’OPEP n’est plus rempli. Nous avons
réussi à éviter la politisation de l’OPEP pendant la guerre du Golfe pour
défendre les intérêts communs des pays membres, mais maintenant, il y a
des données nouvelles. »
Le retour aux préoccupations économiques internes est annoncé par
l’UGTA, qui organise une grève générale de deux jours à la mi-mars. Le
malaise social rappelle que la situation économique n’est pas encore
redressée. La dette publique atteint 270 milliards de dinars et les entreprises
n’arrivent pas à s’en sortir. Le 10 avril, Air Algérie annonce une
augmentation de 50 % de ses tarifs internationaux : elle a enregistré un
déficit de 1,16 milliards de dinars en 1990. L’année précédente a été assez
dure. Durant le dernier trimestre 1990, on avait enregistré une régiession de
l’activité industrielle brute de 1,89 %.
Les patrons du textile, qui font face à la concurrence des produits
importés et doivent payer la taxe compensatoire, menacent de fermer leurs
usines et de déclarer la désobéissance fiscale. Ils refusent de payer la taxe,
demandent à être dédommagés pour les pertes de changes dues à la
dévaluation rampante du dinar et exigent des mesures de lutte contre le
« trabendo ». Il est vrai qu’ils étaient habitués à travailler selon des normes
peu performantes, dans un marché totalement protégé. La mutation est
difficile. Ils appellent, deux semaines plus tard, à une grève de vingt-quatre
heures. Le secteur emploie 400 000 travailleurs.
Mais face à cette stagnation dans certains secteurs, les succès sont
nombreux ailleurs, comme pour le glissement du dinar vers sa parité réelle,
la mise en placement de nouveaux mécanismes de gestion et pour le
commerce. Une autre opération connaît elle aussi un certain succès :
l’emploi des jeunes. Depuis que les premières coopératives ont reçu leurs
équipements et commencé à travailler, les jeunes, jusque-là sceptiques,
commencent à y croire. 10 000 emplois ont été créés en 1990 avec cette
formule.
Le 17 mars, Amar Kara, ministre de l’Emploi, annonce 120 millions de
dollars de nouveaux crédits pour les équipements destinés aux coopératives
de jeunes. 77 contrats d’importation sont conclus, et 30 autres en
négociation. Ils couvrent des domaines aussi variés que l’informatique,
l’artisanat, la PMI, le matériel agricole et industriel. Cent coopératives en
bénéficient, ce qui donnera 5000 emplois permanents. Les jeunes chômeurs
avaient organisé des marches et des caravanes, et manifesté devant le Palais
du Gouvernement.
La grève de l’UGTA, un grand succès, aboutit à un accord avec le
gouvernement et la centrale syndicale, après trois jours de négociations. 7,7
milliards de dinars seront consacrés au relèvement des prestations sociales
et le gouvernement promet 130 milliards de dinars pour le renflouement des
entreprises publiques, qui assurent l’essentiel de l’emploi dont proviennent
les militants syndicaux.
Le gouvernement réussit à dénouer cette crise et semble aller
tranquillement aux législatives qui se rapprochent, car il est sur le point de
desserrer l’étau financier. Le 2 mai, Hidouci et Gianni De Michelis,
ministre italien des Affaires étrangères, signent l’accord sur un prêt de 7,2
milliards de dollars, dont 2,5 consacrés au reprofilage de la dette, et le reste
destiné à l’achat d’équipements italiens. La première tranche sera libérée
dès le 21 juin, malgré l’état de siège. Les relations avec les pays du Golfe
ne se détériorent pas trop, et le Fonds monétaire arabe accorde un prêt de 50
millions de dollars. Il est suivi, le lendemain, par la Banque islamique de
développement, qui fournit à son tour 47,5 millions de dollars à des
entreprises algériennes pour l’achat de matières premières.
Il y a bien quelques inquiétudes encore, comme celle exprimée le 11 mai
par l’ambassadeur du Japon Tomohiko Kobayshi, qui rappelle que les
investisseurs japonais « veulent la stabilité et une amélioration du
fonctionnement de l’économie ». Mais le ton est à l’optimisme et, le 12
mai, Sonatrach et Total France signent un contrat pour le partage de la
production et de la recherche, avec un investissement total de 5 milliards de
dollars sur le champ d’El-Hamra. La production totale envisagée jusqu’à
l’an 2010 serait de 66 millions de tonnes de condensat et 75 millions de
tonnes de GPL (gaz de pétrole liquéfié).
Le gouvernement de Mouloud Hamrouche est alors en pleine campagne
électorale, après avoir mené l’essentiel des réformes à leur terme. Le 13
mai, Hadj Nacer, gouverneur de la Banque centrale, déclare à l’AFP que
« le dinar est à sa valeur réelle », et qu’il n’y a pas de glissement attendu :
« A moins d’une détérioration brutale de l’économie algérienne ou d’un
changement dans le système des taxes, la parité ne devrait pas changer.
L’équation taxe plus taux de change est tout à fait convenable. » Le dinar
est alors coté officiellement à 0,33 francs français. La différence entre le
taux de change officiel et celui du marché noir a été sérieusement réduite.
Détail symbolique de la manière dont les partenaires traitent alors avec l’
Algérie : le Conseil de la monnaie et du crédit accorde, le 21 mai,
l’agrément pour l’installation de Fiat, mais pas de Renault. Fiat va vendre
des pièces détachées, car la firme italienne est déjà engagée dans des projets
d’investissement. En revanche, Renault n’a pas présenté de projet
d’investissements aux côtés de l’activité de vente et de distribution de
pièces détachées.
La trésorerie tend aussi à s’améliorer, car Sonatrach a vendu, pendant le
premier trimestre de l’année, pour 3,41 milliards de dollars. Ce chiffre
représente 29 % des prévisions annuelles. La structure de ces ventes, qui
représentent 40 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP) confirme la
prédominance du gaz dans les exportations d’hydrocarbures algériennes :
25,1 millions de TEP de gaz, 8,8 millions de pétrole brut, 4,9 pour les
condensats et 1,2 pour le GPL.
Mais la victoire la plus amère du gouvernement Hamrouche est l’accord
donné par le FMI, le 3 juin, à un premier crédit à l’Algérie. Il sera suivi, le
24 juin, par un prêt de 350 millions de dollars accordé par la Banque
mondiale. Quelques heures avant l’annonce de l’accord du FMI, qui devait
ouvrir l’accès aux banques commerciales, les places du 1er Mai et des
Martyrs étaient évacuées de force, ouvrant la voie au dérapage de juin. A ce
moment-là, Hamrouche était « moralement » déjà démissionnaire.
La grève du FIS

C’est, d’une certaine manière, l’armée qui a annoncé la grève générale du


FIS de mai-juin 1991. Le 22 mai, elle avertit qu’elle a décidé de déployer
ses unités près des agglomérations, pour assurer le bon déroulement des
élections législatives, prévues un mois plus tard. Le FIS est coincé. Ou il
lance tout de suite la grève, ce qui comporte de grands risques, ou il la
laisse pour l’approche des élections, et dans ce cas, il sera accusé de vouloir
éviter l’épreuve des urnes. En perte de vitesse à ce moment-là, miné par une
crise interne, il a une marge de manœuvre très étroite.
Abbassi Madani et Ali Belhadj choisissent, une fois encore, la
confrontation. Ils vont à l’épreuve de force, en décidant la grève contre
l’avis du Madjliss Echoura, contre le gouvernement, qu’ils continuent
d’accuser de trafic, contre Chadli dont ils veulent le départ immédiat. Et
enfin, contre l’armée, qu’ils menacent d’affronter si elle intervient. Mais
l’armée les prend de vitesse : visiblement, les patrons de l’armée savent que
le FIS va à la grève, et ce sont les unités militaires qui sont les premières à
se déployer, avant les troupes du FIS.
C’est le jeudi 23 mai que Abbassi Madani et Ali Belhadj appellent, dans
une conférence de presse, à la grève générale illimitée à partir du samedi
suivant, pour imposer l’abrogation de la loi du découpage électoral et exiger
des élections présidentielles anticipées : une grève « pacifique, disciplinée,
qui sera entrecoupée de marches », affirme Abbassi Madani. C’est aussi,
dit-il, une grève « pour la démocratie », car les élections sont « truquées
d’avance ».
Il propose une alternative au pouvoir : ou bien la tenue de présidentielles
anticipées, ou bien que ses revendications soient soumises à un référendum.
Il exclut une éventuelle intervention de l’armée et affirme que la grève ne
s’arrêtera que lorsque le président Chadli répondra aux exigences du FIS.
Durant toute la conférence de presse, Belhadj reste plutôt discret. Il
intervient une seule fois, pour dénoncer la presse. Il regarde faire Abbassi
Madani qui adopte, devant les journalistes, un discours différent de celui
qu’il tient devant la direction du FIS.
Le jour même, les réactions hostiles à la grève se multiplient. Le PAGS
souligne que « la patrie est en danger », et réaffirme sa revendication pour
une dissolution du FIS, qu’il considère comme « obscurantiste et
anticonstitutionnel ». Les journalistes d’Alger républicain, en conflit avec
leur nouveau directeur, membre du bureau politique du PAGS, décident de
suspendre leur grève pour répondre au FIS. Le journal, disent-ils « ne peut
être absent » dans ces circonstances graves.
L’UGTA dénonce la grève générale. Le MDA la désapprouve, même s’il
ne ménage pas le gouvernement : c’est « une démarche antidémocratique »,
et il souligne les risques « d’affrontements et de violence civile », ainsi que
les « risques de dérapage ».
Aït-Ahmed se prononce à son tour contre la grève générale. Il veut
« refuser l’engrenage » de la violence et de la bipolarisation politique, et
appelle à faire face à « toutes les tentatives de déstabilisation du processus
démocratique. Un sursaut populaire pour la défense de la République est
une nécessité de l’heure », déclare-t-il.
Le lendemain, le ministre de l’Intérieur, Mohamed Salah Mohammedi,
publie un communiqué dont la presse souligne le ton inhabituellement
grave. Il condamne la grève, souligne les dangers de dérapage et affirme la
volonté des autorités d’y faire face, déclarant que « les pouvoirs publics
sont déterminés à assurer le fonctionnement des institutions et des activités
économiques et sociales ». La grève est une action « aventureuse, dont
l’objectif consiste à déstabiliser, par la voie illégale, le mouvement
démocratique, à remettre en cause l’exercice de la liberté de choix de
l’ensemble des citoyens ». Elle vise à « créer un climat de tension et
d’insécurité dans l’espoir de remettre en cause les choix politiques du
pays ». Il note enfin qu’au moment où il lance sa grève générale, le FIS,
« paradoxalement, ne refuse pas de participer aux prochaines élections ».
Pendant que le communiqué du ministre de l’Intérieur est diffusé, la
machine du FIS se met en marche. Les mosquées chauffent les militants, et
les premières affiches appelant à la grève font leur apparition dès le
vendredi dans l’après-midi.
Samedi 25 mai, début de la grève. Le premier constat est net : c’est un
échec. Les écoles, administrations et commerces travaillent normalement, y
compris dans les fiefs du FIS. Seuls quelques très rares magasins sont
fermés. Les zones industrielles où le FIS n’a pas encore réussi à s’implanter
ont leur activité habituelle. Dans quelques écoles, de rares professeurs sont
absents, alors que l’enseignement est un secteur où le FIS a une assez bonne
assise. Sonatrach annonce que le secteur pétrolier n’est pas touché.
Les grands centres symboliques ne sont pas, eux non plus, atteints : El-
Hadjar, où l’entrée avait été refusée à Abbassi Madani quelques semaines
auparavant, les grands ports, commerciaux ou pétroliers, comme Alger,
Skikda, Oran ou Arzew, la zone industrielle de Rouiba, les régions
pétrolières du Sud. La presse algérienne et internationale fait ce constat :
« Le FIS a totalement raté son mot d’ordre de grève générale. »
Mais le FIS ne se trouve pas dans les milieux ouvriers et productifs. Il
recrute d’abord chez les laissés-pour-compte, les jeunes chômeurs, les
désœuvrés. Et c’est ainsi qu’un journal note que, « au moment où on pensait
qu’Alger travaillait normalement, des dizaines de milliers de gens ont
entamé une marche. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? » Les militants du
FIS, en kamis, se rassemblent sur les places des Martyrs et du 1er Mai, à
Alger. Beaucoup de jeunes, mais aussi des gens mûrs. Les Algériens
découvrent le slogan :

La ilaha Illa Allah,


Mohamed rassoulou Allah
Alaïha nahya, oua alayha namout
oua alaïha noudjahid
oua alaïha nalka Allah
(Il n’y a de Dieu que Dieu,
et Mohamed est son prophète.
Pour cette profession de foi nous vivons,
et pour elle nous mourrons
pour elle nous mènerons le djihad
et c’est par elle que nous rencontrerons Dieu.)

En ce premier jour de grève, cependant, même les places du 1er Mai et


des Martyrs ne sont pas particulièrement animées. Quand Abbassi Madani
se rend, dans l’après-midi, place des Martyrs, il y a à peine 5000 personnes
à l’attendre. Le leader du FIS ne se décourage pas, et maintient le mot
d’ordre de grève. Il donne lui-même le signal du départ pour la publication
des chiffres les plus fantaisistes sur la participation à la grève : 100 % à
Tiaret, Médéa, et Tlemcen, annonce-t-il en personne. Plus tard, l’auteur
entend place du 1er Mai les chiffres de 100 % à Marseille et 30 % à
Londres.
Les militants du FIS s’installent sur les deux grandes places. Ils montent
des tentes, et une impressionnante logistique se met en place, pour assurer
les repas et distribuer l’eau. Visiblement, le FIS dispose d’une infrastructure
importante et d’un financement qu’on savait conséquent, mais qui se
révélera encore plus impressionnant. Des milliers de personnes sont
totalement prises en charge pendant des jours, et le FIS n’hésite pas, un peu
partout, à utiliser les moyens des municipalités qu’il contrôle.
Au deuxième jour de grève, le FIS tente une marche sur la présidence ou
la télévision, situées dans le même secteur. Les manifestants, soutenus cette
fois par des milliers de personnes venues de l’intérieur du pays, sont
bloqués au carrefour Addis-Abbéba. Ils retournent vers la place du 1er Mai,
d’où ils multiplient les marches vers la place des Martyrs.
La grève touche progressivement d’autres secteurs, comme le commerce,
l’administration, et réussira à paralyser quelques branches d’activité,
lorsque le Syndicat islamique du travail, non encore agréé, décide de se
joindre au mouvement. Certaines villes de l’intérieur la subissent plus
qu’Alger, comme Médéa. Dans d’autres, elle n’a pratiquement aucun
impact, comme à Oran par exemple. Dans les écoles, la pression se fait
cependant plus importante, en raison des examens qui approchent.
Le gouvernement suit la grève avec un double sentiment : satisfaction
face à son échec et inquiétude face au dérapage possible. Deux hommes,
pourtant très proches l’un de l’autre, symbolisent ce sentiment : Hamrouche
estime que la situation est « totalement maîtrisable », mais Mohammedi,
ministre de l’Intérieur, parle de « situation très dangereuse ». Le président
Chadli semble, lui, rassuré. Au deuxième jour de la grève, il se rend à Oran
pour rencontrer le roi Hassan II et recevoir le secrétaire général de l’ONU
Javier Pérez De Cuéllar, venus discuter du plan de paix de l’ONU pour le
Sahara occidental.
Le 26 mai, troisième jour de grève, Abdelhak Benhamouda, patron de
l’UGTA, est agressé par un groupe d’islamistes alors qu’il se trouve dans sa
voiture, entre Husseïn-Dey et Ruisseau. Il s’oppose à la grève, et
maintiendra, à partir de cette date, une ligne anti-FIS pure et dure.
Le lendemain, alors que la grève piétine, El-Watan publie une interview
de Ali Belhadj dans laquelle le numéro deux du FIS déclare : « Notre action
est réfléchie. Elle intervient au bon moment. » Dans l’après-midi, le FIS
publie son premier communiqué pour commenter la grève. Nouveauté : il
est signé par Ali Belhadj. La rumeur a commencé à circuler, y compris à
l’intérieur du FIS, que Abbassi aurait été mis en minorité au sein du
Madjliss Echoura et aurait décidé la grève tout seul. La signature de Belhadj
se révèle ici une garantie sérieuse. Il appelle à « la persévérance » et « se
félicite de l’attitude des masses populaires » qui ont suivi la grève. Il
dénonce les médias, qui ont, selon lui, « occulté l’écho de l’appel à la
grève ».
La télévision réagit. Ses équipes sont malmenées par les manifestants,
qui les empêchent de filmer. Ismaïl Yefsah, qui sera assassiné en octobre
1993, se rend à Madania et place du 1er Mai, où on l’empêche de filmer. La
télévision annonce donc qu’elle ne peut assurer la couverture si la sécurité
de ses équipes n’est pas assurée.
En réalité, le FIS a adopté une stratégie de communication d’une
redoutable efficacité. Il donne instruction à ses militants de ne pas croire à
ce que rapporte la presse, tous médias confondus. Il lance, contre la
télévision, le slogan : « ENTV = CNN », en souvenir du rôle joué par la
célèbre chaîne de télévision américaine dans la guerre du Golfe. Le slogan
est souvent scandé par les manifestants, particulièrement lorsqu’ils passent
près des locaux de journaux. Il est brandi dans d’immenses banderoles
aussi. Et c’est en discréditant les médias que le FIS parvient à lancer son
propre réseau de communication.
Le comité populaire de la ville d’Alger utilise le réseau d’affichage
électronique de la ville pour donner ses instructions et ses propres
informations. Le FIS réussit aussi à contrôler les informations dans
l’ensemble du pays, à travers les fax, les estafettes, et surtout, les cassettes
vidéo, qui permettent aux militants de toutes les régions de voir par eux-
mêmes comment se déroule la grève générale. A l’intérieur du pays, les
militants affluent toute la journée pour voir grâce aux cassettes ce que les
« frères » ont fait, notamment à Alger, où se concentre l’essentiel de la
pression du FIS. Les mosquées sont occupées en permanence et les haut-
parleurs diffusent, aussi bien sur les places publiques que dans les
mosquées, le nouvel hymne du FIS : Alaïha nahya...
En fin d’après-midi de ce dimanche 26 mai, la grève prend une nouvelle
tournure. Une grande manifestation se déroule au centre d’Alger, avec la
première apparition de manifestants défilant au pas, tels des commandos, et
des « Afghans », portant la tenue des moudjahidine. Les groupes les plus
radicaux, comme Takfir Oua Hidjra, sont restés longtemps à l’écart du FIS
et ne croient pas aux élections. Ils ne l’ont rejoint qu’à l’occasion de cette
grève, pour s’en séparer après.
Face à la persistance de la fermeture des services publics, les walis
adressent aux maires des mises en demeure les enjoignant de rétablir
l’activité des municipalités. La fermeture de ces services donne lieu à des
empoignades, aussi bien entre les employés qui refusent la grève et les élus
FIS, qu’entre des citoyens qui demandent des documents et leurs élus qui
imposent la grève.
La ville d’Alger bloque les camions après le refus des éboueurs de faire
grève. Les ordures ne sont pas ramassées. La population commence à sentir
le poids de la grève, particulièrement à Alger, où les crèches et les mairies
sont fermées. Dans les écoles aussi, c’est l’inquiétude. Les examens
approchent, et dans les universités, ils ont commencé. Des échauffourées se
sont produites entre étudiants FIS qui voulaient empêcher la tenue
d’examens semestriels et étudiants non grévistes. Le 28 mai, Abbassi
Madani annonce que l’examen du baccalauréat, prévu du 9 au 12 juin, sera
reporté. Il demande que les examens de fin de semestre à l’université soient
également reportés.
C’est la stupeur. Le leader du FIS a adopté un ton affirmatif, se posant
comme un véritable décideur. Il semble certain de sa force, particulièrement
après que les contacts qu’il a eus avec certains cercles du pouvoir l’ont
rassuré sur ses forces. Mais le ministre de l’Education, Mustapha Cherif,
dément rapidement et affirme que les examens seront maintenus aux dates
prévues.
Dans la nuit, le dispositif des unités de police se renforce à Alger. Les
premières interventions des unités anti-émeutes ont lieu d’ailleurs dès le
lendemain, au centre ville, devant le restaurant universitaire Amirouche, et
à l’université de Bab-Ezzouar. Dans les deux cas, ce sont des étudiants qui
sont en cause.
Pour Abbassi Madani, qui a joué gros dans cette grève, il n’est plus
question de reculer. Il risque de ne pas se relever. Ses différents contacts, y
compris au sein du pouvoir, comme le révéleront plus tard les dissidents du
FIS, l’encouragent. Il choisit donc délibérément la stratégie de la
confrontation. Il peut compter sur la mobilisation des troupes du FIS tant
que Ali Belhadj l’appuie. Il décide donc de recourir aux marches, alors que
le FIS n’avait demandé et obtenu que l’occupation de deux grandes places
d’Alger, celles du 1er Mai et des Martyrs. L’après-midi, une autre
intervention des forces anti-émeutes a lieu pour bloquer une marche devant
le commissariat central.
Le premier et le seul contact entre le chef du gouvernement Mouloud
Hamrouche et les dirigeants du FIS a lieu le 29 mai au soir, cinquième jour
de la grève. Les deux partis exposent leurs points de vue. Hamrouche veut
expliquer, convaincre. Abbassi Madani exige. Ali Belhadj écoute et parle de
République islamique. Mais les deux parties ne réussissent pas à s’entendre.
C’est la première et dernière fois que Hamrouche et Belhadj se rencontrent.
Hamrouche estime que la grève n’a pas d’impact sur la vie économique
du pays. Elle cause des désagréments à la population, qui va finir par s’en
lasser tout comme du FIS. Ce sentiment commence à se dessiner,
particulièrement dans les zones proches des lieux de rassemblement du FIS.
Ainsi, les habitants de la place du 1er Mai et les malades de l’hôpital
Mustapha tout proche se plaignent-ils de l’agitation permanente, de
l’amoncellement des ordures et des haut-parleurs qui diffusent jusque tard
dans la nuit. Ils s’en plaignent aux autorités, mais il n’y a pas de réponse.
La rue commence aussi à gronder, face aux perturbations et à l’inquiétude
des parents d’élèves, à l’approche des examens.
Pour Hamrouche, le seul danger vient d’un possible dérapage,
particulièrement en cette période favorable à toutes les manipulations.
L’entrée en scène de groupes radicaux en est un signe, qui commence à
inquiéter le gouvernement.
Gouvernement et FIS conviennent toutefois de « maintenir ouvertes les
voies du dialogue » et « d’éviter tout recours à la violence ». Le FIS obtient
l’accord du gouvernement pour occuper quatre places à Alger, mais il n’a
pas le droit d’organiser des marches. C’est un minimum, qui permet de
préserver un statu quo très fragile.
Pendant que Hamrouche et les dirigeants du FIS discutent, le premier
signe public de la grave crise qui secoue le FIS circule : c’est un
communiqué du Madjliss Echoura appelant à la fin de la grève générale et
désavouant Abbassi qui aurait lancé la grève sans le consulter : « Il s’agit
d’un plan établi par les autorités et leurs complices pour mettre fin au FIS et
ce, de manière légale. » Le communiqué est daté du 27 mai, c’est-à-dire du
troisième jour de grève. Il a été rédigé au moment où le mouvement
paraissait aller à l’échec. Abbassi et Belhadj n’en ont pas tenu compte et ont
décidé de continuer la confrontation.
Les auteurs du communiqué ne se font cependant pas connaître
publiquement. Ils n’osent pas affronter le duo Abbassi-Belhadj. Et comme
les membres de cette instance supérieure du FIS ne sont pas connus et que
les tendances internes sont très complexes, il est difficile de l’attribuer à tel
ou tel groupe. Mais qu’importe si le FIS reçoit un soutien symbolique, c’est
un soutien tout de même. Il s’agit de Louisa Hanoun, leader du Parti des
travailleurs, le seul à soutenir la grève du FIS. Benyoucef Benkhedda,
président d’El-Oumma, appelle à des mesures de détente avec le FIS. Il
demande la démission de Chadli et des ministres candidats.
Mais Abbassi est acculé, d’autant que le jour même, un nouveau sondage
réalisé par le CENEAP pour Algérie-Actualités confirme le recul du FIS. Il
a été réalisé entre le 19 et le 25 mai, avant l’appel à la grève, sur un
échantillon de 1507 personnes, dans onze villes et trente-deux villages. Il
est plus complet que le premier.
Selon ce sondage, le FIS recule de 5,5 points au premier tour, et
n’obtiendrait plus que 28,9 % des intentions de vote. Au second tour, son
recul est encore plus net, avec 33,4 % des intentions de vote. Il perd sept
points. A l’inverse, son rival, le FLN, recueillerait 51,3 % des intentions de
vote, grâce à un meilleur report des voix. Abbassi reste le leader le plus
populaire, mais il perd 14 points : 43,7 contre 57,7 % lors du premier
sondage.
Le communiqué du Madjliss Echoura secoue les dirigeants du FIS et, lors
de la prière du vendredi du lendemain 31 mai à Kouba, Ali Belhadj et
Abbassi Madani n’en parlent pas de manière directe. Des tractations sont en
cours pour tenter de sauver les meubles du FIS et, selon des dirigeants du
mouvement, Ali Belhadj voudrait une consultation avec tous les leaders du
parti avant de prendre une décision sur le sort de la grève pour la semaine
qui vient.
Mais Abbassi semble, à ce moment-là, avoir définitivement imprégné le
FIS de sa propre logique. Car quand le lendemain, 1er juin, s’ouvre la
campagne électorale officielle pour les législatives, le FIS n’a pas procédé
aux enregistrements à la radio et la télévision. Cela semble signifier
clairement que le FIS va aller à la confrontation jusqu’au bout, et que d’ores
et déjà, quelle qu’en soit l’issue, il n’ira pas aux urnes. Abbassi est aussi
conforté. Il a réussi à convaincre Belhadj de continuer à appuyer la grève
générale et il a obtenu l’entrée du Syndicat islamique du travail, non encore
agréé, dans la grève.
Dès le 2 juin, Abbassi riposte contre ses rivaux du Madjliss Echoura et
dément l’existence d’un communiqué qui a été entre-temps diffusé par la
télévision et plusieurs quotidiens. « C’est un faux qui veut jeter le trouble
au sein du peuple », affirme-t-il dans un texte qu’il signe au nom du
Madjliss Echoura, dont il est aussi président.
C’est ainsi que l’engrenage reprend, avec l’organisation de nouvelles
marches malgré leur non-autorisation et leur dispersion par les unités anti-
émeutes de la police. Le principal affrontement de la journée se passe à El-
Biar, sur les hauteurs, où les unités anti-émeutes utilisent les grenades
lacrymogènes.
Les alertes et les mises en garde se multiplient en direction de Abbassi
Madani, mais rien ne l’arrête. Il rend publique, le 2 juin, une lettre ouverte
adressée au président Chadli, dans laquelle il déclare que « les forces de
répression et de terreur mobilisées contre le peuple algérien sous couvert
des élections législatives, n’arrêteront pas ses marches et n’entameront pas
sa détermination et son courage à changer le régime que vous présidez ». Il
dénonce la poursuite des examens, les licenciements des grévistes, et
affirme que Chadli en « assumera la responsabilité devant Dieu et devant la
nation ». Il ponctue cette nouvelle position par une grande manifestation qui
est dispersée par la police à la Grande Poste.
Quand Chadli s’engage, le 2 juin au soir, dans une ultime tentative pour
rétablir le calme, à respecter le choix du peuple, la situation est
virtuellement réglée par la force. Hamrouche est déjà « moralement
démissionnaire », comme il l’affirmera plus tard, car la décision de principe
de faire intervenir l’armée pour mettre fin au mouvement de désobéissance
du FIS est prise.
Dans un discours télévisé, Chadli prend des engagements quant au
respect du processus de démocratisation en cours et dont il appelle à la
poursuite. Il s’engage à « respecter la volonté populaire » et à
« encourager » le gouvernement qui sortira des urnes à l’issue des élections
législatives. Il fait preuve de fermeté et affirme que « le gouvernement
réunira toutes les conditions pour que les citoyens accomplissent leur devoir
à l’abri de toute agitation et de toute pression ». Il réaffirme que les
élections auront lieu « loin des intimidations et des pressions, quelle qu’en
soit la nature ». Il ne cite pas le FIS, mais dénonce les « fauteurs de
troubles » et rend hommage aux travailleurs qui « ne se sont pas laissé
entraîner ». Des mesures ont été prises pour le bon déroulement des
élections, dit-il, appelant à un vote sincère, transparent et sans truquage. Il
souligne aussi l’importance de l’enjeu, et demande aux Algériens de
participer « massivement » aux élections, car c’est « une étape historique ».
Chadli fait des ouvertures de trois sortes. Envers le FIS qui continue de
réclamer des présidentielles anticipées, il s’engage à laisser le parti
islamiste former un gouvernement qui aura les pouvoirs nécessaires en cas
de victoire aux législatives. Depuis des mois, le FIS mène campagne pour
des présidentielles, en affirmant que les pouvoirs réels sont détenus par le
président et que celui-ci ne permettra pas au FIS de travailler librement en
cas de victoire aux législatives, tout comme les walis avaient limité les
compétences des maires du FIS.
Il garantit, aussi bien au FIS qu’aux autres partis, que les élections ne
seront pas truquées. Enfin, il tente de rassurer les autres partis, car la
pression politique et psychologique de la grève du FIS risque de peser le
jour où il faudra aller aux urnes. Chadli pense-t-il convaincre réellement le
FIS, ou n’intervient-il que de manière formelle, pour lancer un ultime
avertissement et présenter le FIS, aux yeux de l’opinion, comme un parti
extrémiste, insensible aux appels de la raison ? Difficile à dire, car tout
laisse supposer qu’au moment où il parle, les plans de l’intervention de
l’armée sont prêts, et ce n’est désormais plus qu’une question d’heures. Ce
discours apaisant laisserait supposer que Chadli serait hostile à une nouvelle
intervention de l’armée, ce qui signifierait qu’on lui a forcé la main.
Aït-Ahmed sent le danger du dérapage imminent et appelle à une marche
pacifique pour le 6 juin. Cette marche vise à dénoncer « les manœuvres du
pouvoir et du FIS », indique le leader du FFS. « La situation fait craindre le
pire. Le pourrissement du climat politique voulu par certaines sphères du
pouvoir et les dirigeants du FIS atteint des proportions dangereuses pour la
démocratie », dit-il, rejetant « la double fatalité de l’Etat islamique et de
l’Etat policier. Seul un sursaut populaire pacifique pour la défense de la
République est de nature à apaiser les esprits ». Mais c’est déjà trop tard.
L’armée interviendra avant le 6 juin.
Abbassi et Belhadj ne semblent pas encore voir le danger qui se dessine.
Le 3 juin, ils dirigent une grande manifestation du FIS, en présence de
milliers de personnes, qui affluent de partout vers la place des Martyrs.
Le ministre de l’Intérieur, Mohamed Salah Mohammedi, durcit le ton à
son tour. Il publie le soir même un communiqué annonçant trois mesures
prises pour « rétablir le fonctionnement normal et régulier des activités ».
« La situation créée est porteuse de germes de dangers réels pour l’ordre
public et la paix civile. » C’est une « désobéissance civile », affirme le
communiqué.
Le ministre de l’Intérieur décide que :
1. « Les regroupements sur la voie publique non autorisés seront
dispersés par les services de sécurité, qui prendront à cet effet toutes les
dispositions autorisées par la loi. Les organisateurs de ces regroupements
seront poursuivis conformément à la loi. »
2. « Les autorités locales, les entreprises et les administrations
concernées par le fonctionnement des services publics d’hygiène, de santé
et d’approvisionnement stratégique » sont appelées à prendre toutes les
mesures nécessaires.
3. Les entreprises sont autorisées à « prendre les mesures légales
extrêmes à l’encontre des personnes qui entravent le fonctionnement des
services ».
Ces mesures font suite à une série d’incidents qui ont eu lieu à Alger,
mais aussi à l’intérieur du pays, où les militants du FIS, dans l’anonymat et
dans une discipline de fer, continuent de suivre le mouvement de grève.
C’est ainsi qu’à El-Tarf, cinq policiers sont blessés le 3 juin, lorsqu’ils
décident d’ouvrir la mairie, sur instruction du wali. Un affrontement les
oppose aux manifestants du FIS et treize personnes sont arrêtées.
Et quand, dans la soirée, à El-Harrach, Abbassi Madani appelle à une
nouvelle marche pour mardi, ses paroles sont déjà étouffées par les bruits de
bottes.
III. LA FIN DES RÉFORMES
Le dérapage

Dans la nuit du 3 au 4 juin 1991, des unités de la gendarmerie dégagent, à


coups de gaz lacrymogènes et de canons à eau, les places du 1er Mai et des
Martyrs, occupées depuis onze jours par les militants du FIS : c’est le
dérapage. L’Algérie, qui gérait jusque-là l’islamisme politique par des
moyens politiques, change de méthode.
A ce moment, la grève du FIS est elle-même un échec, mais le parti de
Abbassi Madani a réussi à passer à une étape supérieure, en organisant des
marches permanentes qui parviennent à perturber la vie dans la capitale et
dans certaines villes. Au moment où il est le plus isolé, boudé par son
Madjliss Echoura et par les autres partis islamistes, Abbassi Madani se
lance donc dans un engrenage de conquête du pouvoir qui le propulse dans
la cour des grands. Négociant simultanément avec le pouvoir apparent et le
pouvoir réel, il réussit à provoquer la chute du premier, avec la démission
du gouvernement Hamrouche, mais il a trop préjugé de ses forces face au
second. Les voitures banalisées, les tireurs isolés, les promesses les plus
contradictoires n’ont pas soulevé la méfiance de Abbassi Madani, qui n’a
compris que lorsqu’il était trop tard.
La place du 1er Mai, évacuée donc dans la nuit du 3 au 4, est interdite
d’accès par les unités de la gendarmerie, qui la bouclent. L’odeur des gaz
lacrymogènes y est très forte. Les gendarmes ont également utilisé des
canons à eau. En revanche, il n’y a pas eu de tirs, ce qui explique qu’il n’y
ait pas eu de victimes du côté des manifestants lors de l’opération. Les
manifestants, surpris par la fermeté des unités de la gendarmerie, se
réfugient dans les rues environnantes. Ils tentent de faire face et les haut-
parleurs des mosquées appellent au djihad en pleine nuit. Refoulés vers
Belcourt, les militants du FIS occupent la Maison de la presse, limitrophe
de la place du 1er Mai, où quelques dégâts sont enregistrés dans les locaux
des journaux.
Tôt dans la matinée, la police prend position aux grands carrefours de la
capitale. Les militants du FIS se tiennent en face des gendarmes place du 1er
Mai et occupent l’hôpital Mustapha où des dizaines de personnes sont
admises. Les habitants du quartier, eux, commencent à le quitter quand ils le
peuvent. Les mosquées diffusent du Coran et des informations toute la
journée. Les sirènes des ambulances ajoutent au caractère dramatique du
moment.
Place des Martyrs, les islamistes réoccupent rapidement les lieux, après
le départ des unités anti-émeutes qui l’ont dégagée. Alger se transforme
progressivement en ville morte. Les magasins ferment, les administrations
tournent au ralenti, pour cesser progressivement toute activité.
Le premier mort est un officier de gendarmerie. Il a été tué par un lavabo
jeté d’un balcon, près de la place du 1er Mai. Un autre gendarme est blessé
par balles à la jambe. C’est le ministre de l’Intérieur, Mohammedi, qui le
confirme dans la journée, ajoutant qu’il y a eu d’autres blessés et des
arrestations. Un groupe de manifestants a été mitraillé depuis une voiture
banalisée et des éléments des forces de l’ordre ont été eux aussi mitraillés
depuis une fourgonnette camouflée en ambulance. La télévision diffuse des
images des gendarmes blessés quelques jours plus tard.
Mohammedi insiste sur la manipulation, au cours d’une conférence de
presse, le 4 juin au soir. « Ceux qui attaquent les forces de l’ordre ne sont
plus uniquement des militants du Front islamique du salut », dit-il, notant
que « la composition des manifestants s’est radicalement modifiée ». La
situation est déjà grave, mais pour Mohammedi, un espoir persiste : « Pour
un gouvernement, la situation est toujours maîtrisable. Sinon, il s’en va. » A
ce moment-là, la démission de Hamrouche n’est pas encore annoncée.
Toute la journée, les affrontements se poursuivent à Alger. A l’intérieur
du pays, l’inquiétude gagne. Dans toutes les villes, on est à l’écoute de ce
qui se passe dans la capitale. Mais partout, des marches sont organisées : le
FIS a décidé de mettre le paquet dans une ultime tentative de forcer la
décision.
Dans cet énorme dérapage, l’appel lancé par le mouvement Hamas à des
présidentielles anticipées, immédiatement après les législatives, et à
l’organisation d’un dialogue pouvoir-FIS en présence des autres partis,
passe totalement inaperçu. Car dans la nuit du 4 au 5, la situation se
complique encore. On enregistre deux morts à Souk-Ahras, près de la
frontière tunisienne, dans des affrontements entre militants FIS et forces de
l’ordre. Les nouvelles des autres villes sont tout aussi inquiétantes.
Les décisions se succèdent alors selon un rythme presque mécanique.
L’armée commence à apprendre comment se déployer dans les villes,
comment occuper les centres stratégiques et les gérer. Et c’est tout
naturellement que, dans la nuit du 4 au 5 juin, trois décisions sont
annoncées : instauration de l’état de siège, report des élections et démission
du gouvernement Hamrouche.
L’armée fait son entrée à Alger et dans d’autres villes la nuit même. Elle
occupe les principaux carrefours de la capitale. C’est la deuxième fois
qu’elle le fait en cinq ans. Elle avait déjà mené une opération similaire en
octobre 1988.
Un long communiqué du président Chadli annonce l’état de siège.
« Devant la situation de troubles à l’ordre public qui prévaut depuis plus
d’une semaine et devant les dangers d’aggravation de la situation pouvant
mener le pays vers une crise majeure nécessitant des mesures répressives à
grande échelle, et afin d’éviter celle-ci,
« Conformément à l’article 86 de la Constitution,
« Je proclame, en ma qualité de président de la République, garant de la
Constitution, l’état de siège sur l’ensemble du territoire national à partir du
5 juin 1991 à 0 heure.
« Le chef du gouvernement m’a présenté la démission de son
gouvernement que j’ai acceptée. Un gouvernement sera formé après les
consultations nécessaires avec les formations politiques.
« A compter de ce jour, le processus électoral en cours est suspendu, et
les élections législatives sont reportées à une date ultérieure.
« Les mesures nécessaires et susceptibles de créer les conditions
appropriées à la tenue d’élections législatives répondant aux aspirations
démocratiques du peuple algérien seront prises.
« J’appelle l’ensemble des Algériennes et des Algériens, toutes les
associations politiques, les associations civiles, ainsi que l’ensemble des
personnalités soucieuses de l’intérêt national, et tous les commis de l’Etat à
se mobiliser pour éviter au pays des épreuves difficiles, assurer la pérennité
des institutions républicaines et poursuivre l’approfondissement et la
consolidation du processus démocratique. »
L’état de siège confère à l’armée de très larges pouvoirs qui seront
annoncés progressivement dans les heures et les jours qui suivent. Les
services de police relèvent désormais des autorités militaires. Ce sont les
chefs de région et de secteurs militaires qui deviennent les véritables
autorités, supplantant les walis et les chefs de daïra (sous-préfecture).
Des mesures d’internement administratif peuvent être prises contre les
personnes « susceptibles de troubler l’ordre public, la sécurité ou le
fonctionnement normal des institutions ». L’armée peut aussi
perquisitionner, de jour et de nuit, suspendre des publications ou des
réunions, et peut suspendre des associations et des partis dont l’activité
serait nuisible à l’ordre public. Des recours sont prévus contre
l’internement.
Le lendemain, 5 juin, il est précisé que l’état de siège est d’une durée de
quatre mois, et qu’il est bien instauré sur l’ensemble du territoire national. Il
sera levé « dès que la situation sera rétablie ». Le couvre-feu est peu après
annoncé. Il concerne la wilaya d’Alger et les trois autres qui lui sont
limitrophes, Blida, Tipaza et Boumerdès. Il est en vigueur de 0 heure à 3
heures 30.
Sid-Ahmed Ghozali, ministre des Affaires étrangères, participe alors à
une réunion de l’Organisation de l’unité africaine au Nigéria. Il est rappelé
pour être nommé chef du gouvernement dès le 5 juin, au lendemain de
l’annonce de la démission de Mouloud Hamrouche. En réalité, Ghozali était
déjà revenu à Alger, avait reçu la proposition et l’avait acceptée, avant de
repartir pour le Nigéria.
La situation est alors très confuse en ce jeudi 5 juin, début du week-end.
La vie est complètement désorganisée. Même le sport en pâtit et la
fédération de football annonce le report de tous les matches prévus durant le
week-end ! Dans le monde de la presse, seul El-Moudjahid réussit à
paraître. Les locaux des principaux journaux privés sont occupés par les
manifestants, et ceux qui réussissent à confectionner un journal ne pourront
pas assurer sa distribution.
Le FIS est lui aussi pris dans la tourmente. Il tente de se ressaisir, et un
porte-parole déclare que le Madjliss Echoura tient une réunion
extraordinaire. Dans l’après-midi, il publie un communiqué dans lequel il
maintient la grève générale illimitée et les marches « si possible ». Il précise
toutefois que s’il y a contre-ordre de l’armée, de la police et de la
gendarmerie, il faut les annuler. Il appelle à veiller au respect de l’ordre et à
éviter les confrontations, à maîtriser l’organisation des déplacements, et
rappelle que seuls Abbassi et Belhadj peuvent arrêter la grève et les
marches : Abbassi craint toujours une décision de ses rivaux du Madjliss
Echoura.
Dès le premier jour de l’état de siège, apparaissent des réactions qui vont
tracer des lignes de conduite maintenues pour longtemps. Ainsi, Aït-
Ahmed, qui continue à se méfier du système, se demande « si l’état
d’urgence ne cache pas la volonté d’un putsch militaire ». Un an plus tard,
les dirigeants du FFS franchiront le pas et qualifieront ces événements de
juin 1991 de « coup d’Etat ».
A l’opposé, Saïd Saadi estime que « c’est un moindre mal par rapport à la
désobéissance civile » qu’avait imposée la grève générale du FIS. Il
souhaite la levée de l’état d’urgence et demande la formation d’un
gouvernement « démocratique de transition », avec des personnalités
« propres, intègres, probes et compétentes », avec un « conseil de partis et
d’associations ». « Il n’y a pas de salut pour l’armée en dehors d’un système
démocratique et pluraliste », déclare Saadi, qui rejette les solutions « à la
chilienne ou à l’iranienne ».
Quant au FLN, il estime que « les mesures exceptionnelles prises par le
président de la République ont été rendues nécessaires, eu égard aux
développements de la situation que vit le pays ». Il note toutefois que ces
mesures « ont atteint un processus qui visait l’instauration d’un régime
démocratique basé sur le multipartisme et le libre choix des citoyens ».
A l’intérieur du pays, c’est l’expectative. Des rassemblements continuent,
mais les militants sont peu convaincus. Des marches commencent, mais les
responsables militaires locaux invitent fermement les chefs locaux du FIS à
les annuler. Là où les leaders du FIS sont modérés, les incidents sont
facilement évités.
Les militants du FIS se font discrets, mais des problèmes de discipline
commencent à se poser. De petits groupes, échappant à tout contrôle,
établissent des barrages pour contrôler les véhicules civils à Alger ou
narguer les unités de l’armée. A Husseïn-Dey, ils affirment qu’ils sont à la
recherche de voitures banalisées à partir desquelles des inconnus ont
mitraillé les militants du FIS.
Le troisième communiqué de l’autorité militaire chargée de gérer l’état
de siège, publié dans la nuit du 5 au 6 juin, annonce de nouvelles
restrictions. Les rassemblements, attroupements, marches ou manifestations
sont désormais « strictement interdits ».
L’armée se trouve confrontée à une agitation difficile à maîtriser. Car si le
FIS a officiellement appelé à éviter l’affrontement avec les forces de
sécurité, des incidents jamais élucidés se multiplient. Ils seraient le fait de
groupuscules radicaux qui avaient fait union avec le FIS juste pour la grève,
avant de reprendre leur autonomie. C’est ainsi que dans la nuit du 6 au 7
juin, cinq membres des forces de l’ordre sont blessés dans un accrochage du
côté de Oued Ouchayah, quartier pauvre entre Husseïn-Dey et Badjarah.
Trente personnes sont aussi arrêtées après avoir tenté d’incendier un dépôt
d’alimentation, alors qu’à Tlemcen, un manifestant est tué et un autre blessé
dans un affrontement avec la police.
En cette matinée cruciale du 7 juin, où le décompte des morts va devenir
inquiétant, Abbassi Madani et Ali Belhadj sont reçus par Sid-Ahmed
Ghozali, qui vient d’être désigné comme premier ministre. La rencontre est
l’une des plus énigmatiques de l’histoire récente de l’Algérie : on n’a
jamais pu établir avec certitude ce qui s’y est dit, et même Ali Belhadj, dont
la franchise est considérée comme légendaire par ses partisans, n’en a pas
totalement révélé le contenu. Toujours est-il qu’elle donnera lieu à une
longue polémique, les dirigeants du FIS assurant qu’on leur a donné les
garanties qu’ils réclamaient, alors que Ghozali s’en défend.
En tout état de cause, Ali Belhadj se sent suffisamment sûr de lui pour
annoncer, à la prière du vendredi, à Bab-El-Oued, en présence d’une dizaine
de milliers de personnes, la fin de la grève générale, la tenue de
présidentielles anticipées, et le passage en direct à la télévision des deux
leaders du FIS pour annoncer la nouvelle à tout le pays. Il affirme que des
assurances leur ont été données et il met en garde le pouvoir contre un
manquement à ces engagements.
Abbassi est encore plus confus. Il affirme qu’un accord a été conclu avec
le FLN, faisant allusion aux rencontres qu’il a eues avec Mehri et
Belkhadem. Mais les deux hommes ont précisé qu’ils n’étaient que des
émissaires. Et le 7 juin, le FLN dément l’existence d’un accord avec le FIS
pour mettre fin à la grève et organiser des élections législatives et
présidentielles anticipées. Abbassi est pourtant sûr de lui. En fin d’après-
midi, il téléphone à la télévision à plusieurs reprises pour « parler en direct
à la nation », selon sa formule. Abbassi affirme qu’il a eu l’accord des
autorités pour passer à la télévision, mais il est éconduit.
Pourquoi Abbassi et Belhadj ont-ils mis fin à la grève ? Ont-ils cru
naïvement à des promesses qui leur auraient été faites lors de la rencontre
avec Ghozali ? Le 8 juin, El-Moudjahid affirme en tout cas que des
éléments armés voulaient rééditer le coup de la fusillade du 10 octobre
1988. Les responsables de l’armée ont-ils rappelé ce douloureux souvenir à
Ali Belhadj, pour lui affirmer qu’il assumerait la responsabilité en cas de
répétition ? Avaient-ils des informations sûres concernant ce qui se
préparait ? Un « début d’insurrection avait atteint » certains quartiers,
affirme en tout cas El-Moudjahid, et il semble que les arguments des
autorités militaires aient été suffisamment solides pour convaincre Ali
Belhadj et Abbassi de mettre fin à la grève et d’annuler la marche qu’ils
voulaient organiser.
Les grandes décisions concernant les élections seront annoncées par
Ghozali, dans son premier discours télévisé depuis qu’il a été chargé de
former un nouveau gouvernement. Il déclare qu’il va organiser des
« élections législatives anticipées avant la fin de l’année, et des élections
présidentielles ». C’est, dit-il, la mission qui lui a été confiée et que le FIS a
acceptée.
La formule est particulièrement ambiguë. On ne sait pas si les
présidentielles seront elles aussi anticipées et si elles auront lieu, elles aussi,
avant la fin de l’année. Les déclarations de Ghozali donnent l’impression
que le FIS a remporté une victoire sur toute la ligne et il faudra plusieurs
mois pour éclaircir ces subtilités de langage. C’est aussi ce jour-là que
Ghozali lance une formule célèbre, quand il affirme que les élections seront
« propres et honnêtes ».
Ce redéploiement politique semble du moins avoir quelques résultats. Le
lendemain, 8 juin, un début de normalisation est enregistré à Alger. L’armée
décide même d’alléger son dispositif dans la capitale.
Abbassi Madani annonce, dans une conférence de presse, que les récents
événements ont fait au moins vingt morts. Il parle de victoire du FIS et
réaffirme qu’il y a eu bel et bien accord avec Ghozali sur quatre points :
— l’organisation d’élections présidentielles et législatives avant la fin de
l’année ;
— la formation d’un gouvernement de transition composé de
technocrates ;
— le passage en direct à la télévision de Abbassi et Belhadj pour
annoncer la fin du mouvement de protestation. La télévision n’a pas
respecté l’accord, dit-il ;
— l’échange des militants du FIS arrêtés contre les prisonniers détenus
par le FIS. Selon lui, ce sont des gens qui tiraient sur ses militants à partir
de voitures banalisées.
Ce dernier point pose un sérieux problème. Il est en effet difficile
d’admettre que l’armée accepte de discuter avec le FIS d’un échange de
prisonniers. Mais d’un autre côté, les voitures banalisées ont existé et le FIS
a réellement gardé en otage des agents de l’ordre, dont l’un a pu se libérer
de lui-même à l’hôpital Mustapha. Qui sont ces hommes ? A quelle
structure appartenaient-ils ? Pourquoi Abbassi n’a-t-il jamais révélé
publiquement avec qui il a discuté de leur libération ? Etaient-ce des
hommes de la sécurité militaire ? Beaucoup d’hommes politiques ont
avancé cette hypothèse qui aurait l’avantage d’expliquer beaucoup de
choses, notamment le silence de Abbassi lui-même : comment aurait-il pu
expliquer publiquement des tractations avec des partenaires qui l’ont piégé
de bout en bout ?
Abbassi se veut encore rassurant envers ses troupes lors de sa conférence
de presse : « S’ils recommencent, nous recommencerons. Nous sommes
prêts à mourir. » « Si nous n’avions pas arrêté nos militants, ils auraient
dévoré les chars. » Il ajoute que le couvre-feu et l’état de siège n’ont plus de
raison d’être. Curieusement, il « rend hommage à la neutralité de l’armée,
qui n’a pas tiré un coup de feu » : il a négocié avec des officiers supérieurs
de l’armée, dont deux généraux, selon El-Watan.
El-Moudjahid dresse, le 9 juin, un bilan de la grève du FIS et estime qu’il
a échoué : « Il n’a pas obtenu le départ du président, les travailleurs n’ont
pas suivi sa grève, l’Etat islamique n’a pas été proclamé, la Constitution n’a
pas été abrogée... Abbassi et Belhadj ont surestimé leur puissance, et se sont
trompés lourdement sur l’attitude de l’armée. » Chadli ne veut pas non plus
laisser entendre que les islamistes ont atteint leurs objectifs sous la pression.
Il déclare, le 18 juin, que sa décision d’organiser des présidentielles
anticipées avait été prise depuis longtemps, et qu’il en a lui-même fait part à
plusieurs chefs de partis.
Rien n’est donc réglé et les affrontements reprennent, avec cependant
moins d’intensité que les 4 et 5 juin. Le 9 juin, les forces de sécurité
décident d’évacuer la mosquée de Djelfa, où s’étaient retranchés des
militants du FIS. Plusieurs personnes sont blessées. Et au cours de cette
opération, les forces de sécurité découvrent ce qui était soupçonné depuis
longtemps : beaucoup de mosquées ont été transformées en camps de
retranchement. Des cocktails Molotov, des armes blanches, des munitions
d’armes de chasse et des manches de pioches y sont découverts, ainsi que
des médicaments et du matériel médical d’urgence.
Le lendemain, l’Algérie peut mesurer l’ampleur des événements lorsque
le premier bilan officiel est arrêté : dix-sept morts et deux cent dix-neuf
blessés. Les militaires comptent deux morts et six blessés, les gendarmes un
mort et vingt-trois blessés, et les policiers vingt-deux blessés. Il y a
quatorze morts et cent soixante-huit blessés chez les « civils », c’est-à-dire
les militants du FIS.
En dehors du FIS lui-même, la première dénonciation publique de la
position du pouvoir émane de Abdennour Ali-Yahia, président de la Ligue
algérienne pour la défense des droits de l’homme et futur avocat du FIS. Le
10 juin, il demande la levée de l’état de siège, dont il dénonce « le caractère
prémédité et inopportun ». Il lance une « sévère mise en garde contre les
dérapages » car, estime-t-il, « l’internement administratif et l’assignation à
résidence sont porteurs de risques sérieux de vengeance politique et
d’arbitraire policier ». Il demande la libération de tous les prisonniers, la
réintégration des travailleurs licenciés, exige que les personnes arrêtées
soient déférées devant des tribunaux de droit commun. Il conteste aussi
toute la procédure mise en place par le pouvoir car, selon lui, elle a été
appliquée avant d’être publiée au journal officiel !
Abbassi Madani tente, de son côté, de se rendre à Hassi R‘Mel, où se
trouvent les installations du plus grand gisement de gaz du pays, pour
négocier la réintégration de travailleurs licenciés. Les grévistes du FIS
étaient peu nombreux dans les installations gazières et pétrolières, entourées
d’un vigilant dispositif de sécurité. Au plus fort de la crise, la participation à
la grève n’a pas dépassé 5 % des travailleurs. Les grévistes ont été
immédiatement licenciés, priés de quitter les appartements de Sonatrach
qu’ils occupaient et déposés au bord de la route avec leurs bagages avant
d’être invités à quitter la ville. Sur la route de Hassi R’Mel, Abbassi est
refoulé par la gendarmerie. Il utilise trois itinéraires différents, mais il est
pris en chasse et repoussé. Il est aussi fouillé par les gendarmes, debout
devant sa voiture. Il n’oubliera pas cette humiliation.
L’armée s’était contentée jusque-là d’endiguer la poussée du FIS, mais
elle ne paraissait pas avoir dégagé une ligne de conduite claire. On a alors
l’impression qu’elle n’a fait que subir les événements, essayant de parer au
plus pressé plutôt qu’elle n’a anticipé.
Mais à partir du 12 juillet, elle passe à l’offensive, avec la publication
d’un communiqué d’une grande fermeté, suivie d’un autre, le 14, pour
expliquer son action. Elle lance un « appel pour la première et dernière fois
à la raison de chacun ». Elle affirme que les enquêtes qui ont été entamées
sur les troubles « s’étaleront des années sans relâche, avec toute la rigueur
requise ». La levée de l’état de siège « n’entamera pas ces recherches ».
Elle souligne que « des infractions ou des délits graves ont été commis
contre des biens, des personnes et contre les forces de l’ordre par des
individus formés pour l’action violente et entraînant souvent avec eux des
adolescents ».
Un traitement particulier est réservé aux plus jeunes, qui forment le gros
des troupes du FIS. Ils sont invités à « ne pas compromettre leur avenir et
leur sécurité » en s’engageant dans des actions irréfléchies. Des numéros de
téléphone dans cinq régions militaires et à Alger sont publiés, pour appeler
les jeunes impliqués dans les troubles à prendre contact pour se rendre.
Le second communiqué explique longuement les raisons qui ont poussé
l’armée à intervenir, le cadre de son action, et les périls qu’elle voulait
endiguer. L’armée affirme qu’elle ne pouvait admettre que « la rue prenne le
pas sur la Constitution », et qu’elle a agi pour défendre la légalité.
« L’armée a scrupuleusement agi à la demande de l’autorité politique légale
(le président de la République) pour protéger les institutions et l’ordre
public, en ne perdant pas de vue que la crise politique doit trouver une
solution politique. »
L’intervention devait donc s’accompagner de mesures politiques
susceptibles de « décongestionner la révolte et lui éviter qu’elle (l’armée)
n’ait à rétablir la situation par des actions de répression et de violence, ce
qui a été fait avec le report des élections ».
Quelle analyse l’armée fait-elle de la situation, à ce moment précis de la
grève générale ? « Il y avait une désobéissance civile de plus en plus
violente qui avait débouché sur un véritable début d’insurrection armée (...)
avec l’existence de groupes armés qui tiraient sur la foule et les forces de
l’ordre de façon à entraîner la répression », selon le communiqué de
l’autorité militaire qui gère l’état de siège. « Ces groupes armés
appartiennent à une espèce de nébuleuse islamique comprenant des
révolutionnaires ayant opéré en Afghanistan ou au Liban, et parmi lesquels
figurent des étrangers. » Le jour même où l’armée publie son communiqué,
est arrêté à Bordj-Bou-Naama, dans l’Ouarsenis, un ressortissant français
repris de justice, Didier Guyon. Il est en possession de quatre fusils à
lunettes, d’explosifs et de manuels pour la fabrication d’explosifs. Il déclare
être venu en Algérie « aider les musulmans contre les réactions des
communistes et des laïcs ». Il affirme avoir déjà rencontré aussi bien Ali
Belhadj que Abbassi Madani.
L’armée lance aussi un appel aux imams pour la prière de ce vendredi
crucial. Dès jeudi soir, les imams sont invités à « éviter tout commentaire
sur les récents troubles susceptibles de raviver les passions ». Elle
« recommande de faire la prière à l’intérieur » des mosquées. D’habitude,
les rues aux abords des mosquées contrôlées par le FIS sont envahies les
vendredis par les dizaines de milliers de fidèles, qui bloquent la circulation
et mettent eux-mêmes en place leur service d’ordre.
Ces mesures sont prises, selon l’armée, en raison de « risques de
présence d’éléments armés, toujours résolus à incriminer, à la suite de tirs
isolés embusqués, les force de l’ordre dans des actions de répression ».
C’est donc tout naturellement que la prière du vendredi 14 juin se tient sous
haute surveillance. A Kouba, plusieurs dizaines de parachutistes, baïonnette
au canon, certains munis de lance-roquettes, appuyés par des chars, se
trouvent sur les lieux bien avant le début de la prière. La police assure la
circulation, mais le service d’ordre du FIS est lui aussi présent, bien que
plus discret que d’habitude.
Dans son prêche, Abbassi Madani somme l’armée de quitter les villes et
de mettre fin à l’encerclement des mosquées. Il déclare : « Nous sommes
dans une situation de coup d’Etat militaire. »
Pour la première fois aussi, Abbassi parle d’intermédiaires qui ont permis
de conclure « un accord avec Chadli », et met en garde contre un non-
respect de l’accord : « Si Chadli ne respecte pas cet accord, ce serait une
trahison. »
Mais visiblement, Abbassi Madani ne se fait plus d’illusions. Un rouleau
compresseur a commencé son œuvre contre son parti. Les services de
sécurité découvrent aussi l’ampleur du dispositif du FIS : un lot d’armes
artisanales, de médicaments et de vêtements est découvert le 16 juin à
Tlemcen, et le lendemain, quarante-sept cocktails Molotov sont mis au jour
à Bordj-Bou-Arriredj. Des dizaines d’autres caches seront découvertes plus
tard, et des armes automatiques retrouvées, aux côtés du traditionnel
attirail : livres et cassettes de propagande, médicaments, armes blanches,
tracts, etc.
La grande offensive de l’armée commence par le démantèlement de
l’encadrement et de l’appareil du FIS. Du 15 au 18 juin, quatre cent
soixante-neuf cadres et éléments parmi les plus activistes sont arrêtés.
L’appareil du FIS est alors sérieusement ébranlé et il n’y a plus de leaders
pour donner les instructions, ceux qui sont encore libres préférant
disparaître.
Le dispositif est alors prêt pour frapper au sommet. Et c’est le 17 juin que
la première accusation est lancée contre Ali Belhadj, avec un mandat
d’amener. La gendarmerie accuse le numéro deux du FIS d’avoir approuvé
la création d’une organisation armée, à partir de la France. L’accusation est
basée sur les déclarations faites par le Français Didier Guyon lors de son
interrogatoire. Ali Belhadj dément l’accusation dès le lendemain et met la
gendarmerie au défi de la prouver. Mais dans la même conférence de
presse, il déclare que « l’islam autorise les musulmans à détenir des armes
et à les utiliser pour combattre leurs ennemis ». Une semaine plus tard, il
persiste à la mosquée Essounna : il demande aux militants du FIS de
« stocker toute arme qu’ils trouveraient, kalachnikov ou explosif ».
Belhadj répète sa doctrine lors d’une conférence de presse qu’il quitte en
s’en prenant violemment aux journalistes : « J’obéis au commandement de
la loi divine. Les lois positives, je les piétine. » Visiblement, il est à bout et
c’est en vain que Abbassi Madani tente de le retenir.
Ayant arrêté sa démarche envers les dirigeants islamistes, l’armée veut
rassurer les autres courants d’opinion. Un porte-parole militaire déclare le
17 juin : « Notre souci est de protéger le processus démocratique, d’amener
le pays à des élections libres et démocratiques, avec le moins de coercition,
de contraintes et de perturbations possibles. » Malgré les larges pouvoirs
accordés aux militaires, le communiqué estime que les autorités civiles
n’ont pas été dessaisies de leurs compétences.
Cette phrase semble répondre aux critiques qui pleuvent de toutes parts
sur le maintien de l’état de siège et aux inquiétudes que suscite la
multiplication des arrestations. La plupart des partis demandent que l’état
de siège soit levé. La Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH)
affirme, le 19 juin, que l’état de siège n’a plus de raison d’être, après la
formation du gouvernement : il appartient au gouvernement de « rétablir la
paix civile ».
Ali Haroun, nouveau ministre des Droits de l’homme, tente lui aussi de
rassurer. Il affirme que son ministère « ne sera pas un ministère alibi ». Il
s’engage à « rendre publiques toutes les informations sur les arrestations et
internements ». Ali Haroun a une vision des droits de l’homme qui va
soulever beaucoup de protestations. Le 10 juillet, il déclare que l’ouverture
de centres de sûreté a été exigée et obtenue par le ministère des Droits de
l’homme ! Six centres sont ouverts, pour recevoir « les personnes dont
l’activité peut porter atteinte à l’ordre public ».
La décision d’ouvrir des centres d’internement sera à l’origine de la
démission du ministre de la Justice, Ali Benflis. Ministre sous Merbah, puis
sous Hamrouche, Benflis avait supprimé toutes les juridictions spéciales. Il
exprime son désaccord dans une lettre au chef du gouvernement et
démissionne. Curieusement, Benflis et Haroun étaient membres fondateurs
de la Ligue des droits de l’homme créée sous le parti unique.
Ali Belhadj aussi s’inquiète des arrestations qui provoquent le
démantèlement de l’encadrement de son parti. Il demande, le vendredi
suivant, 21 juin, à la mosquée Essounna, « l’arrêt des enlèvements de nuit »,
la réintégration des islamistes licenciés et la levée de l’état de siège. Il
accuse l’armée de ne pas être intervenue « pour sauver la démocratie, mais
pour frapper le FIS ».
Belhadj sent que la pression augmente sur son parti. Elle vient même de
ses propres rangs. Le 20 juin, Hachemi Sahnouni, que Ali Belhadj refuse de
qualifier de traître malgré son intervention en direct à la télévision pour
dénoncer Abbassi Madani, déclare dans une interview à l’hebdomadaire
Algérie-Actualités, que « la grève n’a pas atteint tous ses objectifs ».
L’armée, de son côté, poursuit son offensive et ordonne, le 21 juin, de
rétablir la devise républicaine « Par le peuple et pour le peuple », sur les
mairies, pour remplacer la devise du FIS « Commune islamique ». Le
rétablissement de la devise républicaine va donner lieu à des affrontements
dramatiques. Les forces de sécurité décident d’opérer la nuit, mais les
militants du FIS bravent le couvre-feu et résistent. Les violations du couvre-
feu se multiplient d’ailleurs, et des hommes armés non identifiés tirent à
plusieurs reprises sur les unités des forces de sécurité aux barrages. La
situation d’extrême tension n’exclut pas les bavures. Le 20 juin, un noceur
est tué et son compagnon blessé à Aïn-Benian, sur la côte, près d’Alger. Ils
ne s’étaient pas arrêtés à un barrage, alors qu’ils n’avaient aucun lien avec
l’agitation islamiste.
Cette tension annonce un dernier bras de fer entre, d’un côté, une armée
résolue, et de l’autre, un FIS désorienté, ne sachant plus quelle direction
prendre et de plus en plus débordé par ses fractions les plus radicales. Le 25
juin, l’armée annonce qu’il y a eu un mort et douze blessés à Bordj El-
Kiffan, lors d’une opération visant à rétablir la devise de la République à la
mairie. Le lendemain, un adolescent est tué lors du dégagement d’une
barricade. Au total, sept morts et trente-quatre blessés sont enregistrés du 24
au 26 juin. En plus de cela, il y a au moins six morts, dont deux policiers, à
Lakhdaria, à cent kilomètres à l’est d’Alger, lors d’une attaque contre la
police. Un policier a été enlevé et égorgé. Son corps, mutilé, est retrouvé
sous un pont
La nuit suivante, celle du 27 au 28, est tout aussi dramatique, avec trois
morts, treize blessés et soixante-treize arrestations, dont trois étrangers. A
Alger, a lieu une tentative d’assaut contre un commissariat, qui fait trois
morts. Fort de la résolution de ses militants, Abbassi Madani déclare le 28
juin que « si l’armée ne rentre pas dans ses casernes, le FIS aura le droit
d’appeler au djihad ». Pour lui, c’est de la « légitime défense ». Il
commence aussi à se rendre compte qu’une énorme partie, dans laquelle il a
joué un rôle important, s’est dénouée contre lui. Il accuse alors Ghozali
d’avoir « trahi » ses promesses, et déclare qu’il refusera « tout dialogue
avec le gouvernement sous la coupe de l’armée ». Il fait référence à la
rencontre entre le gouvernement et les partis, qui se tiendra deux semaines
plus tard.
Mais le compte à rebours a déjà commencé pour les deux leaders du FIS.
Car au moment même où Abbassi Madani menaçe de recourir au djihad, la
gendarmerie agit, en leur adressant à tous les deux une convocation pour
qu’ils soient « entendus dans le cadre d’une enquête préliminaire ». Il s’agit
de l’enquête sur le Français Didier Guyon.
Le FFS est l’un des rares partis à sentir alors l’engrenage. Et le 29 juin, il
rejette dos à dos le pouvoir et le FIS. D’un côté, il « refuse de cautionner la
logique de la confrontation violente et la banalisation de la mort » et de
l’autre, il dénonce toute « action aventuriste ».
Le FIS joue alors son va-tout et l’agitation reprend de manière
particulièrement dramatique à partir du 30 juin, jour de l’arrestation de ses
deux leaders, Abbassi et Belhadj. Les militants, désorientés, livrés à eux-
mêmes, agissent de manière désordonnée. Ils s’exposent dans des situations
très difficiles, poussés par les plus radicaux qui sont entrés en clandestinité.
Les bilans des victimes, morts et blessés, jalonnent alors la presse. Un
mort et des dizaines de blessés sont enregistrés le jour même,
particulièrement à Belcourt, quartier qui abrite la célèbre mosquée
« Kaboul », fief des « Afghans ». Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, on
dénombre quatre morts, dont un policier, quinze blessés et sept cents
arrestations, selon l’armée. Les affrontements s’étendent à Constantine et à
de nombreuses villes de l’intérieur.
Le 1er août dans la journée, il y a encore quatre autres morts, dont un
militaire, quarante-quatre blessés et trois cent quarante arrestations, toujours
selon les bilans officiels. Des armes sont récupérées à l’issue des
affrontements. Le lendemain, on enregistre deux morts dans l’Est, dont une
fillette à Constantine, ainsi que quarante arrestations.
La situation se dégrade rapidement. Mohamed Saïd, qui tente de prendre
le relais de Abbassi et Belhadj après leur arrestation, menace à son tour
d’appeler au djihad, dans un prêche à la mosquée Essounna. « Nous
sommes pour le dialogue, mais si le pouvoir persiste dans son attitude
agressive, nous appellerons au djihad, et le pouvoir en assumera l’entière
responsabilité. » Il menace aussi de passer dans la clandestinité. Il adopte le
même ton ferme, dans une conférence de presse le 7 juillet à Kouba : « Il ne
peut y avoir de paix civile sans le FIS. Nous avons dans les mains une
grenade dégoupillée. Si les exigences du FIS ne sont pas satisfaites, la
grenade risque de nous tomber des mains. » Mais ce ne sont déjà plus que
des paroles sans effet. En pleine conférence de presse, Mohamed Saïd est
arrêté par des policiers qui font irruption dans la salle.
Le 1er août, un bilan définitif est publié. Il fait état de 2976 arrestations et
interpellations, de 301 personnes dans les centres de détention, et surtout,
55 morts et 326 blessés depuis le début de l’état de siège. Mais même ces
bilans sont contestés et Abdennour Ali-Yahia parle de 300 morts et 8000
interpellations. Il fait aussi état de 3600 salariés non encore réintégrés, et
non 500 comme l’avait dit auparavant le chef du gouvernement Sid-Ahmed
Ghozali. Au 18 août, on comptera 342 peines de prison déjà prononcées par
les tribunaux civils, et 442 personnes présentées devant les tribunaux
militaires.
Après ce vaste coup de filet, l’armée estime avoir réduit les capacités du
FIS, mais redoute encore de nouveaux troubles. Et le 15 juillet, alors que le
ministre des Relations avec le Parlement commence à préparer la rencontre
avec les partis prévue pour la fin du mois, l’armée annonce que le couvre-
feu sera levé le 17. L’état de siège demeure en vigueur, et des mesures de
contrôle seront maintenues, à titre préventif, annonce l’armée, qui lance à la
fois une « mise en garde » contre de nouveaux troubles et « un appel à la
raison et au civisme ».

Ghozali au pouvoir

Lorsque Sid-Ahmed Ghozali est chargé, le 5 juin 1991, de former un


gouvernement après la démission de Mouloud Hamrouche, il tient une
grande revanche sur l’histoire. L’ancien patron de Sonatrach, qui a effectué
une longue traversée du désert de 1980 à 1988, a réussi à revenir au centre
du pouvoir et pourra régler de nombreux comptes restés en suspens avec les
équipes qui ont dirigé l’Algérie durant la décennie quatre-vingt. Critiqué
pour la politique pétrolière qu’il a mise en place avec Belaïd Abdessalam, il
est aussi mis en cause dans le contrat pour l’exportation de gaz signé avec
la société américaine El Paso. Ce contrat, conclu dans les années soixante-
dix, a été dénoncé plus tard, car estimé préjudiciable aux intérêts algériens.
Les choses se sont envenimées et une commission parlementaire a été mise
sur pied pour en vérifier les termes. Cela sentait le scandale, mais Ghozali
bénéficiait d’un exil doré en Belgique, comme ambassadeur. Il réussit alors
à se rapprocher de Chadli, qui se fait soigner à Bruxelles dans les années
quatre-vingt.
En apprenant la nomination de Ghozali à la tête du gouvernement, les
Algériens, hommes politiques ou citoyens, ne sont pas particulièrement
surpris. Ghozali est en effet assez connu dans le sérail par les premiers, et
les autres ont fini par s’habituer à lui après ses longs passages à la télévision
qu’il affectionne particulièrement. Ses démêlés avec le pouvoir, sa longue
carrière de gestionnaire puis de diplomate, couronnée par le poste de
ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement Hamrouche, font de
lui un homme du centre du sérail. Élégant, avec son éternel nœud papillon,
l’homme aime épater, séduire.
Il réussit à séduire Hocine Aït-Ahmed, qu’il est pourtant difficile de
tromper sur la nature du système et de ses hommes. Le leader du FFS
déclare en effet qu’il n’a pas de « préjugé défavorable » sur Sid-Ahmed
Ghozali. « Nous allons voir s’il va s’inscrire dans une logique
démocratique » ou s’il va diriger un « gouvernement militaire ».
Aït-Ahmed rencontre le 8 juin Ghozali, qui lui donne des « assurances
sur la liberté des prochaines élections ». Il lui assure que ces élections
auront lieu en octobre et que le prochain gouvernement ne comportera pas
de « personnalités partisanes ». Mais Aït-Ahmed n’est, en fait, que la
seconde victime de Ghozali.
Car auparavant, le nouveau chef du gouvernement avait déjà assuré à
Abbassi Madani que les détenus allaient être libérés, que les élections
présidentielles qui intéressent beaucoup le leader du FIS, auraient lieu très
vite, et que Abbassi et Belhadj passeraient en direct à la télévision pour
annoncer la fin de la grève.
Saïd Saadi rejette, lui aussi, l’idée d’un gouvernement de coalition entre
les partis, mais se déclare favorable à un gouvernement neutre. Il est rejoint
en cela par Kasdi Merbah, lui aussi reçu le 8 juin, et qui demande « un
gouvernement de commis de l’Etat et d’indépendants ». Merbah affirme
aussi, après la rencontre, que les lois électorales seront revues par Ghozali
et réaffirme sa préférence pour des élections présidentielles avant les
législatives.
Seul le FLN reste sceptique. Les hommes du sérail se connaissent et les
informations dont dispose le FLN sur la grève générale du FIS lui
permettent de savoir le rôle que Ghozali y a joué. Le FLN appelle donc à la
vigilance et annonce un comité central pour le 26 juin. Il préfère laisser les
événements se tasser avant de se réunir pour une session qui promet d’être
houleuse. Beaucoup, au sein du FLN, en veulent à la ligne suivie par Mehri
et aux réformes de Hamrouche, qui ont failli les marginaliser
définitivement. Mehri a aussi une information de taille à annoncer au
comité central : le chef de l’Etat lui a transmis, le 10 juin, une lettre
l’informant qu’il démissionne de la présidence du FLN.
La démission peut avoir deux significations. Ou bien Chadli veut prendre
ses distances envers un parti qui a perdu la bataille, et c’est celle qui est
privilégiée par les commentaires de la presse et des hommes politiques. Ou
bien Chadli veut prendre ses distances à l’égard du FLN pour à la fois se
présenter comme arbitre et préparer sa sortie en douceur. C’est celle que
Chadli met en avant.
La démission du chef de l’Etat pose aussi un sérieux problème, qui va
ouvrir tous les appétits : le président du FLN est en effet le candidat de ce
parti à la présidence de la République, selon les nouveaux statuts adoptés au
congrès de novembre 1988. La bataille pour le poste de président du FLN
est donc ouverte, car le FLN garde une sérieuse chance de gagner des
présidentielles éventuelles. Les appétits se déchaînent lorsque Ghozali
annonce des présidentielles anticipées.
Quant au FIS, il est en pleine tourmente. Abbassi et Belhadj voient bien
qu’ils ont été parfaitement manipulés, que l’accord qu’ils ont conclu n’était
destiné en réalité qu’à confirmer définitivement le départ de Hamrouche. Ils
ont promis à leurs troupes une victoire totale et se rendent compte qu’ils
n’ont aucun bilan à présenter. Plus grave encore, les militants sont arrêtés, il
y a des victimes, et eux-mêmes prennent conscience qu’ils ont été pris dans
un jeu politique qui les a largement dépassés.
C’est dans cette ambiance que Ghozali parle pour la première fois à la
télévision depuis qu’il a été nommé dans ses nouvelles fonctions. Nous
sommes le 9 juin au soir, au quatrième jour de l’état de siège. Il annonce des
« élections législatives avant la fin de l’année et des présidentielles
anticipées », sans donner de date. La formule elle-même, ambiguë, laisse
planer des doutes : les présidentielles auront-elles lieu avant la fin de
l’année ou non ? Si la réponse est positive, ce serait une victoire totale du
FIS, qui revendiquait des présidentielles dans les délais les plus rapprochés.
Mais encore une fois, Abbassi va déchanter.
Ghozali confirme aussi la « volonté du président de la République de
parachever le processus démocratique », et annonce que son gouvernement
sera un exécutif « d’ouverture et de dialogue », formé « en concertation
avec les partis », et composé de « personnalités indépendantes et
compétentes ». Il s’en prend aussi aux dirigeants du FIS qui continuent
d’entretenir l’illusion d’une victoire auprès de leurs troupes et déclare qu’il
est « indécent de parler de victoire, là où tout le monde aurait pu tout
perdre ».
Il rend hommage à l’armée qui s’est « retirée de la vie politique pour se
consacrer à ses nobles tâches ». Il affirme qu’elle « a été appelée pour la
défense de l’ordre public, des institutions et du processus démocratique ». Il
appelle tous les partis à « protéger l’armée », qui « est un acquis de tous ».
La phrase la plus célèbre, que toute l’Algérie retiendra, est cependant
celle dans laquelle Ghozali affirme qu’il va organiser des « élections
propres et honnêtes ». Elle va lui coller bien après qu’il aura quitté le
gouvernement, car elle est particulièrement lourde de sens. D’un côté, elle
confirme implicitement que celles que devait gérer son prédécesseur
n’étaient ni propres ni honnêtes. C’est un coup dur porté au gouvernement
précédent et aussi au président Chadli lui-même, qui avait cautionné la
démarche de Mouloud Hamrouche. D’un autre côté, cette formule reconnaît
aussi, implicitement, que les revendications du FIS, pour lesquelles il avait
lancé son mouvement insurrectionnel, étaient fondées. Très logiquement
donc, Ghozali sera amené à faire au FIS les concessions qu’il demande,
préparant la victoire du FIS le 26 décembre 1991.
Quand Ghozali et Hamrouche se retrouvent pour le dernier tête-à-tête de
leur carrière le 17 juin, pour la passation des pouvoirs, la rencontre est
froide. La poignée de main symbolique devant les photographes n’arrive
guère à décrisper l’atmosphère, ni à faire oublier que la rencontre entre les
deux hommes n’a guère duré plus de dix minutes. « Nous devons laisser M.
Ghozali travailler dans la sérénité », déclare Hamrouche avant de partir.
Le lendemain, Ghozali forme son gouvernement, dans lequel figurent
toujours Khaled Nezzar à la Défense, Ali Benflis à la Justice, et Ali
Benmohamed à l’Education. Si Nezzar va durer plus longtemps que
Ghozali, Benflis et Benmohamed vont tous les deux partir dans des
conditions assez difficiles. Le premier démissionne en refusant d’avaliser la
décision d’ouvrir des camps d’internement, le second à la suite de la fuite
des épreuves du baccalauréat, un an plus tard.
Ghozali inclut quelques nouveaux, parmi lesquelles Hocine Benissaad à
l’Economie et Ali Haroun aux Droits de l’homme. Abou Bakr Belkaïd
obtient la Communication. Ces trois hommes vont connaître des fortunes
diverses. Benissaad est un économiste de renom, proche du FFS, dont il
sera candidat aux législatives. Il sera le premier auteur de virulentes
attaques contre la gestion de l’économie par le gouvernement précédent,
avant de se rendre compte que les « jeux étaient complètement truqués ».
Abou Bakr Belkaïd est un ancien de la fédération de France du FLN. Après
un passage au Parti de la révolution socialiste (PRS) de Mohamed Boudiaf
après l’indépendance, il revient au FLN, et gravit les échelons pour devenir
ministre de l’Habitat puis de l’Enseignement supérieur, poste qu’il occupait
lors des événements d’octobre 1988. Il est ministre de l’Intérieur du
gouvernement Merbah formé en novembre 1988, et à ce titre, sera le
principal auteur de la loi sur les partis politiques. C’est lui encore qui
signera l’agrément du FIS début septembre 1989, à la veille du limogeage
du gouvernement Merbah. Mis à l’écart pendant le gouvernement
Hamrouche, proche du RCD, il participe aux principales activités politiques
organisées par les partis « démocrates », dont il devient une des figures de
proue. Et, retour de l’histoire, il sera membre du gouvernement qui
dissoudra le FIS, avant de se rallier aux « républicains », le courant anti-
intégriste le plus prononcé, après avoir participé à la chute de Chadli.
Ali Haroun, le nouveau ministre des Droits de l’homme, a lui aussi été
membre de la fédération de France du FLN, sous le pseudonyme de M.
Alain. Il a écrit le seul livre important qui retrace cette épopée, la Septième
Wilaya. Avocat d’affaires, prospère, il est membre fondateur de la Ligue des
droits de l’homme, créée en 1987. Il semble donc tout désigné pour être
ministre des Droits de l’homme dans le nouveau gouvernement, mais il aura
une conception particulière de ces droits. Il cautionnera aussi bien la
création des centres d’internement administratifs créés durant l’été 1992
que les centres de détention ouverts en plein Sahara à partir de février 1992.
Pendant que Ghozali donne la liste des membres de son gouvernement, le
SIT annonce que 12 000 travailleurs, licenciés pendant la grève générale du
FIS, n’ont pas encore été réintégrés. Il veut tester la position du
gouvernement sur ce point, car ceux qui ont suivi le FIS le paient durement.
La réaction la plus curieuse vient toutefois de Abbassi Madani, qui, le
jour même de la formation du gouvernement, souhaite « succès » à Ghozali
dont il qualifie la mission de « très difficile ». La nomination d’un
gouvernement non partisan « contribue au retour à la paix, la clarté et la
sérénité », affirme le dirigeant du FIS. Abbassi Madani mettra deux
semaines pour se rendre compte qu’il a été manipulé. Il accuse alors
Ghozali de l’avoir « trahi ». Mais c’est déjà trop tard : Abbassi est arrêté
trois jours après.
Ghozali peut alors porter l’estocade et lorsqu’il reçoit, le 3 juillet, une
délégation du Madjliss Echoura, il déclare que « des puissances étrangères
ont apporté leur aide » aux islamistes. La délégation du FIS comprend Saïd
Guechi, responsable à l’organisation, Mohamed Kerrar, responsables aux
finances, Hachemi Sahnouni et Achour Rebihi. Elle demande des
explications sur les arrestations des dirigeants du FIS, dont Abbassi et
Belhadj, réclame la restitution du siège du parti, et s’engage à appeler les
militants à travailler dans la légalité.
Ces exigences restent sans écho. En revanche, Saïd Saadi commence, et
pour longtemps, à donner le ton au débat politique, car deux ministres-clés
du gouvernement Ghozali, Haroun et Belkaïd, lui sont proches. Le 27 juin,
le RCD appelle à l’organisation d’une rencontre entre le gouvernement et
les partis, « pour dégager un consensus, évacuer la violence et préserver la
paix civile ».
Le 3 juillet, Ghozali présente son programme devant l’Assemblée
nationale, et c’est pour lui une nouvelle occasion de régler ses comptes avec
le FLN. Il dénonce « ceux qui n’ont eu de cesse de monopoliser le pouvoir
et de s’y accrocher, fût-ce au détriment de la résolution des problèmes du
pays et au mépris des intérêts fondamentaux du citoyen, au point de le
plonger dans l’angoisse, les difficultés, les malheurs quotidiens, la
détresse ». Pour faire bonne mesure, il s’en prend aussi aux dirigeants du
FIS, « ceux qui sont venus cruellement exploiter cette détresse, n’ayant de
cesse de s’accaparer à leur tour le pouvoir, fût-ce au prix du sang des
Algériens et de l’émiettement de la nation ». Pour Ghozali donc, la
responsabilité des événements incombe au FIS et au FLN, qu’il accuse
d’avoir voulu « partager le pouvoir ».
Il affirme que les problèmes de l’économie algérienne sont d’ordre
strictement conjoncturels et financiers. Un trésor de guerre est à Hassi-
Messaoud, pourquoi ne pas le vendre pour passer ce cap difficile ? Ce choix
est totalement opposé à celui de son prédécesseur, qui estime que les
problèmes sont d’ordre structurel et que la dette n’en est qu’un révélateur.
Lorsque les députés lui font remarquer que le programme qu’il veut lancer
dépasse largement celui d’un gouvernement de transition, il répond que « sa
mission est limitée, mais il ne peut pas rester inactif devant la situation
économique du pays ». Il obtient l’aval de l’APN le 9 juillet.
Cette bataille gagnée, Ghozali s’attelle à l’organisation de la rencontre
avec les partis, annoncée le 1er juillet. Mais il est contraint de parer au plus
pressé dans les jours qui suivent, car les autres fronts commencent ou
continuent à bouger. Il reçoit Cheikh Sahnoun, qui continue de réclamer la
libération des détenus et la réintégration des travailleurs licenciés que
Ghozali annonce pour la majorité d’entre eux, affirmant que les employeurs
ont donné « la primauté à la clémence ».
A son tour, Benhamouda monte au créneau le 23 juillet pour demander
pourquoi Ghozali n’a pas reçu l’UGTA lors des consultations qu’il a
menées avant de former son gouvernement. Il décide cependant de lui
accorder « un délai de grâce », mais rappelle qu’il « ne peut y avoir de paix
civile sans paix sociale ». Il estime aussi que Ghozali exagère la situation
économique et sociale.
Puis c’est autour du PAGS d’annoncer qu’il boudera la rencontre avec les
partis si les partis islamistes y participent. « Nous ne pouvons nous asseoir à
la même table que ces partis pour une consultation ou pour la recherche
d’un quelconque cadre de dialogue », déclare le PAGS. Il demande que
l’état de siège soit maintenu « jusqu’à la disparition des causes qui l’ont
rendu inévitable », estimant qu’il s’agit d’une mesure « exceptionnelle
salutaire ». Mais de ce côté, Ghozali a pris les devants. Son ministre de la
Communication Belkaïd exploite la crise interne au PAGS qui se répercute
sur le journal Alger républicain, pour aider les dissidents de ce journal à
lancer un nouveau quotidien, le Matin.
Ghozali reste tout de même braqué contre le FLN. Pendant que reprend
une session houleuse de son comité central, Ghozali lance une nouvelle
attaque, en annonçant qu’il présentera bientôt deux projets de loi, sur la
fortune des responsables et le mensonge dans l’exercice des fonctions
politiques. L’allusion au FLN est évidente, car c’est lui qui a exercé le
pouvoir depuis l’indépendance et ce sont ses chefs qui sont supposés
mentir. Cela n’a cependant guère d’effet et Abdelhamid Mehri est reconduit
à la tête du FLN.
Ghozali limoge les directeurs généraux de l’APS et de la télévision, et
met en place le dispositif pour le grand show médiatique qu’il se prépare à
l’occasion de la rencontre entre le gouvernement et les partis qui s’ouvre le
30 juillet. « Ghozali s’offre le plus grand gadget des temps modernes. Plus
que le pouvoir, plus que l’argent, il s’est offert quarante-huit heures de
télévision non-stop », écrira plus tard un commentateur. La rencontre est en
effet diffusée en direct à la télévision.
Ghozali déclare qu’il va préparer un projet électoral « ne suscitant aucun
doute ». Il dit n’avoir « aucun but inavoué, ni d’intentions cachées ». « Je
ne cherche pas à imposer mes vues, ni à obtenir un plébiscite », ajoute-t-il.
Le gouvernement partira après les élections. Le seul mandat qu’il a est celui
d’organiser les élections, répète-t-il. Ghozali ne rate cependant pas
l’occasion d’enfoncer le FLN et affirme que son gouvernement a trouvé les
réserves financières du pays réduites à dix jours d’importations.
Mehri demande un gouvernement d’unité nationale et souhaite une
nouvelle rencontre, en présence du FIS et du FFS. Face aux attaques dont
son parti est l’objet, il demande une commission nationale pour évaluer
trente ans de gestion FLN.
La rencontre s’engage cependant assez mal. Saïd Saadi préside déjà la
commission technique chargée de préparer les résolutions qui doivent être
adoptées. Le FIS et le PAGS sont absents, et le FFS se retire dès
l’ouverture. En revanche, Merbah et Ben Bella restent. Vingt-six partis
demandent la levée « immédiate » de l’état de siège. Le FLN se retire lui
aussi dans la soirée, après que Saadi a réussi à imposer un projet de
résolution demandant que l’Etat reprenne les biens du FLN. Finalement, la
rencontre a été un grand show pour Ghozali qui entendait montrer que les
partis ont peu de densité politique et peu de chose à proposer. En l’absence
des ténors, le débat a été faible et l’ombre du FIS a plané sur la rencontre.
On décide de se retrouver deux semaines plus tard.
Une polémique s’engage ensuite entre le FFS et la présidence. Après sa
rencontre avec Chadli le 6 août, Aït-Ahmed déclare que les élections
législatives auront lieu en novembre. La présidence dément et précise que la
date n’a pas encore été fixée. Elle sera annoncée après la seconde rencontre
entre le gouvernement et les partis.
Les islamistes quant à eux maintiennent la pression. Benyoucef
Benkhedda et Cheikh Sahnoun demandent, le 16 août, la libération des
détenus du FIS, dont ses dirigeants, la levée de l’état de siège, l’arrêt des
poursuites contre les personnes recherchées, la réintégration des travailleurs
licenciés et l’indemnisation des victimes des récents événements. Ils font
cette déclaration à l’appui de la grève de la faim déclenchée le jour même
par les dirigeants du FIS. La grève est annoncée par Abdelkader Moghni,
qui assure la prière du vendredi à Essounna.
Le pouvoir reste ferme face à la demande de libération des dirigeants du
FIS, mais le lendemain, Ghozali annonce une première mesure
d’apaisement, qui est en même temps une invitation au FIS à jouer le jeu du
dialogue. Tois cent vingt-neuf militants et dirigeants du FIS, détenus dans
les centres d’internement, sont libérés le lendemain. L’APS estime que c’est
là une « mesure d’apaisement », accompagnée d’une mise en garde : les
personnes libérées peuvent être internées de nouveau.
La préparation de la seconde rencontre gouvernement-partis bat alors son
plein. Le 17 août, huit partis, dont Hamas, le MAJD et le MDA s’entendent
sur des propositions communes qu’ils vont présenter à la conférence. Vingt-
six partis prenaient part à cette rencontre de préparation, mais les
divergences étaient trop nombreuses, provoquant le retrait des partis les uns
après les autres, parmi lesquels le RCD. L’idée d’un troisième candidat au
deuxième tour des élections est alors lancée. Les petits partis estiment que
le FIS a toutes les chances de se trouver confronté, un peu partout, à un
candidat FLN ou FFS au deuxième tour, si des élections sont organisées. Ils
proposent donc qu’un troisième candidat soit présent au second tour,
candidat qui pourrait recueillir les voix de tous ceux qui refuseront de voter
FLN ou FIS. C’est du moins ainsi que la proposition est présentée, car dans
les faits, si elle était appliquée, cette proposition ferait le jeu du FIS. Un
candidat démocrate qui concurrencerait le FIS et le FLN au second tour n’a
aucune chance de prendre les voix des militants et sympathisants FIS, qui
sont disciplinés. En revanche, il a toutes les chances de grignoter des voix
FLN.
C’est dans ce climat que s’ouvre, jeudi 21 août, la seconde rencontre
entre le gouvernement et les partis, elle aussi retransmise en direct par la
télévision. Elle est dominée par quatre thèmes : la levée de l’état de siège, le
mode de scrutin pour les législatives, la date des élections, et les garanties
que le pouvoir doit donner pour le bon déroulement du scrutin. Le FFS
assiste à la rencontre, après avoir constaté qu’elle sera ouverte à la presse et
obtenu qu’elle soit consacrée à la préparation des législatives.
Ghozali confirme que les législatives auront lieu à la fin de l’année et le
pouvoir multiplie les mesures d’apaisement. Le 27 août, Ali Haroun
annonce que les derniers détenus dans les camps de sûreté seront libérés
dans les quarante-huit heures. Dans la foulée, l’armée annonce ensuite la
fermeture des camps de détention.
Le pays baigne alors dans une fausse quiétude qui n’est dérangée que par
les actes d’insécurité signalés dans le Sud. Des voyageurs sont attaqués
dans les wilayas de Tammanrasset et In Salah, pour être délestés de leurs
biens et de leurs voitures. Les agressions se multiplient, liées à la guérilla
menée par les Touaregs contre les gouvernements malien et nigérien. La
situation est suffisamment grave pour pousser à une réunion de
coordination, le 2 septembre, entre le ministère de l’Intérieur, l’armée, la
police et la gendarmerie
Mais cela ne dérange guère le Nord, où l’armée a apparemment réussi un
coup de maître. Son intervention a en effet mis fin à une agitation qui était
devenue insupportable. Sous l’état de siège durant les mois de juillet et
août, les Algériens ont pu passer des vacances tranquilles, sous la protection
des chars et des baïonnettes. Ils se sont habitués à la présence sécurisante
des militaires. Ce type de commentaire est particulièrement présent au sein
des couches moyennes et aisées, qui aspirent à une vie paisible.
Ghozali s’agite beaucoup, mais visiblement, il patauge. Les choses n’ont
guère bougé depuis son installation. Cela inquiète le FFS, et Aït-Ahmed
dénonce, le 18 septembre, « une machination pour empêcher les législatives
de se tenir ». Benissaad, proche du FFS, a déjà démissionné et expliqué aux
dirigeants du FFS les intrigues menées par Ghozali. Aït-Ahmed retire donc
sa confiance au chef du gouvernement, et demande un référendum pour
permettre au chef de l’Etat de préparer les lois électorales par ordonnance.
« Des indices concordants laissent à penser que l’engrenage infernal est en
place », déclare-t-il. En faisant apparemment confiance à Chadli et non à
Ghozali, Aït-Ahmed semble implicitement vouloir dire que les intrigues en
cours se déroulent en dehors du chef de l’Etat.
L’armée répond à Aït-Ahmed en annonçant, le 22 septembre, la levée de
l’état de siège pour le 29, une semaine avant l’expiration du délai de trois
mois fixé lors de sa proclamation. L’armée estime alors que la situation est
maîtrisée, que l’agitation maintenue par quelques groupes islamistes isolés
n’est plus en mesure de constituer un danger pour l’ordre public. Le Haut
Conseil de sécurité recommande toutefois de prendre des mesures sérieuses
pour prévenir des troubles à l’avenir.
Le bureau politique du FLN se réunit le 25 septembre et déclare qu’il
« est urgent que le peuple algérien soit de nouveau appelé aux urnes pour
choisir en toute liberté et responsabilité ceux qui seront les plus aptes à le
défendre ». Il s’inquiète que « les manipulations politiciennes mettent en
danger la poursuite du processus démocratique », dénonce des « alliances
de conjoncture entre différentes catégories menacées dans leurs acquis et
privilèges ». Le RCD lui répond le 4 octobre en demandant tout simplement
la disparition du FLN. Saïd Saadi, qui organise à Alger une réunion de ses
cadres et élus, se présente alors comme « l’ultime recours qui peut sauver
l’Algérie ».
Pendant toute cette agitation, le FIS restait soigneusement à l’écart de la
vie politique officielle et un autre homme se préparait à devenir
incontournable dans le paysage politique algérien : il s’agit de Abdelkader
Hachani, qui prend le contrôle du FIS pour le mener à la victoire du 26
décembre.

La fin de Abbassi Madani

Quand la gendarmerie annonce, le 28 juin 1991, que Abbassi Madani et


Ali Belhadj ont été convoqués pour « être entendus dans le cadre d’une
enquête préliminaire », les deux hommes sentent confusément qu’une
nouvelle étape a commencé pour eux, celle du déclin. Ils continuent tous les
deux à se sentir forts pendant quelques jours encore, particulièrement au
contact de leur base. Mais ce n’est qu’une illusion.
Le nouveau dispositif mis en place autour des deux hommes sera
complété assez rapidement et l’étau se resserre. Le 29 juin, M’Hamed Tolba
est nommé à la tête de la police, en remplacement du colonel Bachir
Lahrèche. A ce dernier, ancien colonel de la sécurité militaire, il est
reproché son laxisme dans le traitement du dossier des islamistes. Un de ses
lieutenants, Ali Hadj-Sadok, puissant patron de la sûreté de la wilaya
d’Alger et un des meilleurs connaisseurs des dossiers de l’intégrisme dans
la région d’Alger, est remercié peu après pour être désigné consul à Oujda
au Maroc. La tradition n’est pas nouvelle, car Tolba avait été lui aussi
consul, et Bouzbid, le prédécesseur du colonel Lahrèche, était devenu
ambassadeur au Mali. Hadi Khediri, ancien patron de la police puis ministre
de l’Intérieur, avait été ambassadeur à Tunis. Toutes ces mesures ont été des
disgrâces, mais elles ont eu un mérite assez rare : celui d’utiliser des
anciens cadres des services de sécurité, à des niveaux différents, dans des
postes voisins de l’Algérie, pour assurer une ceinture de sécurité autour des
frontières.
Mais dans le cas présent, le changement intervenait surtout au moment
d’un durcissement envers le FIS. Et deux jours après que les leaders de ce
parti avaient été convoqués par la gendarmerie, commençaient les premiers
procès des personnes impliquées dans les troubles survenus depuis juin.
Cent quarante-quatre personnes passent en deux jours devant les tribunaux.
Ali Belhadj est, à cette période, particulièrement troublé. Pris dans une
tempête politique dont il n’entrevoyait guère les ramifications et la portée, il
est choqué par la trahison de ses compagnons, particulièrement Hachemi
Sahnouni, pour qui il avait une affection particulière. Les déclarations de
Sahnouni à la télévision l’ont ébranlé, d’autant plus que lui-même
commence à avoir des doutes sur Abbassi Madani.
Le 30 juin dans l’après-midi, il se rend donc boulevard des Martyrs, au
siège de la télévision. Il veut répondre à la fois aux accusations portées
contre lui par la gendarmerie et à celles de ses compagnons du FIS. La
direction de la télévision lui refuse cette demande, lui qui n’a jamais
participé à une émission. Il reste longuement au poste de police de la
télévision, où il parle des médias aux journalistes présents.
Mais au moment où il sort de l’enceinte de la télévision, des éléments en
civil d’unités spéciales des services de sécurité l’encadrent et l’arrêtent,
dans un impressionnant déploiement. Ali Belhadj paraît particulièrement
frêle entre les mains des hommes surentraînés qui s’emparent de lui.
Au même moment, Abbassi Madani discute au siège de son parti avec un
groupe de journalistes, parmi lesquels Fatiha Akeb, de l’hebdomadaire
Algérie-Actualités, qui aura la dernière interview de Abbassi Madani libre.
Cette journaliste avait écrit un jour qu’il « mettait plus de temps pour dire
une phrase qu’un Japonais pour inventer une puce ». Mais contrairement à
Belhadj, Abbassi a le sens des relations publiques. Il avait, un peu plus tard,
participé à une émission de télévision avec Fatiha Akeb et lui avait décerné
le qualificatif de « fehla » (courageuse). Depuis, elle avait été adoptée par
les militants du FIS.
Pendant que Abbassi parle aux journalistes, des unités de la gendarmerie
encerclent le siège du parti. Véhicules blindés, automitrailleuse, le dispositif
est impressionnant. C’est la première fois aussi que les Algérois voient
publiquement à l’œuvre les « ninjas », ces hommes cagoulés spécialisés
dans les opérations les plus délicates.
Abbassi est arrêté, après de longues palabres, mais la fermeté des unités
de la gendarmerie l’impressionne. Il dit aux journalistes : ils veulent nous
tuer. Les scellés sont mis au siège du FIS, après une saisie de documents.
Dans le même temps, un vaste coup de filet est opéré parmi les dirigeants
du FIS, dont presque toute la direction se retrouve en prison. Il y aura mille
deux cent quatre-vingt-treize arrestations en trois jours, selon un bilan
officiel. Kamel Guemmazi, président de l’Assemblée populaire de la wilaya
d’Alger, Abdelkader Boukhamkham, Ali Djeddi, président de la
commission politique, Abderrezak Redjam, Noureddine Chigara, Abdallah
Hammouche (Constantine) et Abdelkader Omar (Blida) sont arrêtés parmi
les membres du Madjliss Echoura. L’ancien footballeur international Salah
Assad, qui a souvent servi de chauffeur bénévole à Abbassi Madani avec sa
propre Mercedès, est également arrêté.
On est alors en pleine crise interne du FIS, ce qui permet à une aile
légaliste, dirigée par Saïd Guechi, de tenter de s’engouffrer dans la brèche.
Le 3 juillet, une délégation du Madjliss Echoura, comprenant Guechi,
responsable à l’organisation, Mohamed Kerrar, responsable aux finances,
Hachemi Sahnouni et Achour Rebihi, obtient d’être reçue par le chef du
gouvernement Sid-Ahmed Ghozali. Elle demande des explications sur les
arrestations de Abbassi et Belhadj, demande la restitution du siège central
du FIS et s’engage à appeler les militants à travailler dans la légalité.
Ghozali pensait-il réellement que ces dissidents du FIS étaient en mesure
de récupérer la base du parti et le conduire sur le chemin de la légalité ?
Peut-être, d’autant plus qu’il cherchera lui-même beaucoup de dissidents de
partis pour tenter de constituer autour de lui un pôle politique. Toujours est-
il qu’il accepte de discuter avec les dissidents du FIS, mais dès le
lendemain, 4 juillet, il s’en prend violemment au courant du FIS dirigé par
Abbassi Madani. En présentant son programme de gouvernement à
l’Assemblée nationale, Ghozali dénonce « certains dirigeants d’un parti qui
se sont autorisés à sortir du cadre de la légalité en s’engageant dans la voie
de l’intimidation, puis de la violence, pour imposer leurs prétentions
dictatoriales, défiant ouvertement l’Etat et les lois, appelant à la désertion
dans l’armée et appelant ouvertement à l’insurrection ».
Le même jour, l’armée confirme son intention de se montrer
intransigeante envers les dirigeants du FIS arrêtés. Les chefs d’inculpation
retenus contre eux lorsqu’ils sont présentés devant le juge d’instruction sont
significatifs de cette volonté. Ils sont accusés d’avoir « fomenté, organisé et
conduit une conspiration armée contre la sûreté de l’Etat ». Le procureur
militaire, dans un communiqué, relève les « graves dépassements engendrés
par la grève illimitée lancée par certains dirigeants du FIS et à leur tête
Abbassi Madani ». Il qualifie leurs agissements d’« actes criminels » et de
« délits contre la sûreté de l’Etat ».
Lorsque, le 6 juillet, l’avocat de Abbassi, maître Nacer Benzine, réussit à
rencontrer son client « en totale liberté », il peut affirmer que celui-ci « est
traité avec respect et égard », mais cela ne freine pas les ambitions des
jeunes loups qui se battent déjà pour la succession. Pour les dirigeants du
FIS encore en liberté, la situation est en effet prometteuse pour celui qui sait
la gérer. Les troupes sont là, mais n’ont plus de chef, et le vide est
dangereux mais opportun.
Le 5 juillet, le comité exécutif prend de vitesse tout le monde et annonce
une prochaine réunion des représentants au niveau des wilayas. Le temps
est alors à la surenchère. Tous les courants et personnalités qui veulent se
placer sont obligés de tenir un discours intransigeant pour être acceptés. Et
c’est ainsi que Mohamed Saïd déclare le 7 juillet à Kouba qu’il « ne peut y
avoir de paix civile sans le FIS ». Il est particulièrement menaçant envers le
pouvoir, en affirmant qu’il tient « une grenade dégoupillée. Si les exigences
du FIS ne sont pas satisfaites, la grenade risque de nous tomber des
mains ». Mohamed Saïd ne fait pourtant pas partie du FIS. Il est membre
important de l’association de la Rabita Islamia (Ligue islamique) dirigée
par Cheikh Sahnoun. De tendance Djazaara, il est peu connu dans les
courants les plus radicaux, mais il tente sa chance lui aussi avec l’appui de
Cheikh Sahnoun. Mohamed Saïd affirme avoir une recommandation de
Abbassi pour diriger le FIS et Cheïkh Sahnoun dont personne ne peut
mettre la parole en doute confirme. Mais la tentative de la Rabita de
s’emparer du FIS tourne court, car Mohamed Saïd est arrêté.
C’en est alors fini du FIS d’une époque, et le 10 juillet, l’armée enfonce
le clou, en alourdissant encore les chefs d’inculpation retenus contre
Abbassi et ses compagnons. Selon Mahmoud Khelili, un de leurs avocats,
les chefs d’inculpation sont au nombre de huit :
— agression,
— incitation à la violence contre l’autorité de l’Etat,
— appel à l’affrontement,
— sabotage,
— direction et organisation d’un mouvement de rébellion contre
l’autorité de l’Etat,
— constitution de forces armées sans autorisation, entrave au
fonctionnement de l’économie,
— distribution de tracts et propagande susceptibles de nuire à l’intérêt
national,
— enlèvement, séquestration et torture d’éléments des forces de l’ordre.
Le procès est aussi une aubaine pour de nombreux avocats qui veulent se
faire un nom. Plusieurs membres du barreau parlent à la presse en cette
qualité, ce qui oblige un des fils de Abbassi à faire une mise au point pour
donner les noms des avocats réellement sollicités par son père. Il confirme
que Abdennour Ali-Yahia, président de la LADDH, en fait partie.
Celui-ci demande que le tribunal militaire soit dessaisi du dossier car,
selon lui, un tribunal militaire ne peut juger que des militaires. Il affirme
que l’arrestation est illégale et remet en cause le décret sur l’état de siège,
appliqué avant sa publication au journal officiel. Mais les avocats ont beau
dénoncer, Ali-Yahia a beau parler de violation des droits de l’homme,
l’armée reste intransigeante. Puis, face aux rumeurs sur une possible remise
en liberté des dirigeants du FIS, elle met les choses au point de manière
définitive dans un communiqué publié le 12 août.
L’autorité militaire chargée de gérer l’état de siège affirme dans ce
communiqué sa « détermination à juger Abbassi et Belhadj. L’information
judiciaire en cours près le tribunal militaire de Blida contre Abbassi et
consorts, prévenus de crimes et délits graves contre la sûreté de l’Etat, suite
aux troubles tragiques de juin 1991, se poursuivra sans relâche jusqu’à son
terme normal en respect des lois en vigueur ». « La rigueur des lois de
l’Etat algérien s’exercera par toutes les voies de droit, en dépit des
tentatives de perturbation émanant de parties au procès ou de menaces
provenant d’officines ou groupes occultes », souligne le communiqué. Il
réaffirme que « nulle menée subversive, nulle information orientée ou
pernicieuse ne sauraient altérer la sérénité recherchée durant la phase
d’instruction. Seule prévaudra devant la justice la valeur des arguments
présentés par voie de droit et seulement cela, afin que force reste à la loi ».
Alors, quand le 15 août est annoncée la suspension de deux journaux du
FIS, El-Mounkidh et El-Forkane, le FIS de Abbassi et Belhadj est fini. Un
autre FIS est en train de naître, celui de Hachani.

Le FIS, un parti comme les autres ?

Lorsque des éléments du FIS, dont des élus, sont impliqués dans l’affaire
de Guemmar, en novembre 1991, la question que tout le monde se pose
depuis des années revient, plus lancinante que jamais : le FIS est-il un parti
comme les autres, ou bien est-ce un mouvement insurrectionnel, qui veut
prendre le pouvoir coûte que coûte ? Dans les moments où il a semblé jouer
le jeu démocratique, ne faisait-il qu’adopter une tactique pour rassurer, tout
en renforçant sa préparation pour l’insurrection ? Après l’arrêt des
élections, en janvier 1992, le FIS a basculé progressivement vers un choix
radical, celui de s’opposer au pouvoir, y compris par les armes. Mais
auparavant, avait-il exclu cette éventualité ?
Deux textes importants dans la vie mouvementée du FIS sont consacrés
au choix insurrectionnel. Le premier est le fameux fascicule sur la
désobéissance civile, rédigé par Saïd Makhloufi, apparemment en janvier
1991, alors que rien ne laissait présager les dérapages qui ont suivi. Le
second est l’instruction n° 22, simplement discutée ou adoptée, selon les
versions, le 6 juin 1991, au lendemain de la proclamation de l’état de siège,
en pleine grève du FIS.
Le document de Saïd Makhloufi est un petit livret d’une vingtaine de
pages, bourré de versets coraniques et de hadiths du Prophète pour justifier
la démonstration à laquelle il se livre. Il peut paraître fastidieux de lire ce
document, mais il est d’une importance capitale pour la suite des
événements. Son auteur est un ancien officier de l’armée qu’il a quittée
alors qu’il avait atteint le grade de capitaine. Sa connaissance des
techniques traditionnelles de la guerre insurrectionnelle, conforme aux
méthodes les plus célèbres de la guérilla, est parfaite. De plus, il offre pour
la première fois un document théorique et pratique pour les courants
radicaux du FIS qui se trouvent, début 1991, en difficulté face aux éléments
les plus modérés.
Saïd Makhloufi semble en effet confronté à l’hostilité de la majorité des
dirigeants du FIS lorsqu’il élabore son fascicule et le distribue dans les
mosquées. De nombreux modérés le critiquent vertement et certains gèlent
leur activité au sein du Madjliss Echoura. En revanche, il trouve une aide
auprès de courants radicaux qui assurent au moins la logistique nécessaire
pour la réalisation technique du document et sa distribution. Abbassi
Madani a rejeté ce document au cours d’une conversation avec les
journalistes, alors que Ali Belhadj l’a rarement commenté en public.
Pourtant, en revoyant le fil des événements de mai-juin 1991, le constat est
évident : le fascicule sur la désobéissance civile semble avoir été suivi à la
lettre, comme un manuel du parfait insurgé.
Dans la première partie intitulée « Bases et objectifs de la désobéissance
civile », Saïd Makhloufi considère que « l’injustice se maintient pour une
raison essentielle : la complicité et le silence de la majorité. Le pouvoir en
place n’a d’autre pouvoir que celui que lui donne la société par son
consentement, son silence, son obéissance et sa coopération avec le régime.
Sans notre consentement et notre silence, le pouvoir en place ne peut
contrôler plus de vingt millions de personnes avec quatre cent mille
policiers et militaires ». Pour réaliser le changement, « il nous appartient de
retirer notre confiance au régime en place, et de ne pas coopérer avec lui et
de ne pas lui obéir. C’est la base et le chemin de la stratégie de la
désobéissance civile ».
Il accuse le pouvoir d’aller « vers une grande destruction, en raison de la
politique de libéralisation qui va ouvrir le pays aux ennemis de l’islam,
chrétiens et juifs, et mettre les capacités du pays à leur disposition. Il est
donc nécessaire et c’est un devoir de combattre le régime ». Pour lui, « ce
n’est donc pas seulement l’opposition au pouvoir qui devient une
obligation, mais il faut aussi détruire les ponts de la coopération avec lui.
(...) Nous avons à ne pas nous soumettre, à ne pas obéir à l’Etat, à ses
institutions, ses lois, qu’il a créés pour se protéger et maintenir son
injustice ».
Saïd Makhloufi recourt jusque-là à la rhétorique traditionnelle du FIS. Le
régime est fondamentalement mauvais, il travaille pour instaurer un régime
impie, en collaboration avec les juifs et les chrétiens. Il faut le remplacer
par un système parfait. Il se lance ensuite dans des démonstrations
religieuses offrant aux militants le fondement religieux de la protestation.
« Obéir à la loi signifie assumer la responsabilité des injustices qui
découlent de cette loi. Il doit donc y mettre fin, et cela ne peut se réaliser
qu’en retirant sa confiance au régime. » La démocratie est, pour lui, « un
des moyens pour pousser l’individu et le contraindre à se soumettre ». « Ce
n’est pas l’avis de la majorité qui représente la vérité et la justice, mais
Dieu. »
Il rejette la démocratie, de manière tranchée, s’opposant ainsi aussi bien
aux dirigeants du FIS qu’aux autres partis islamistes qui la considèrent
comme un moyen de parvenir à la solution islamique. « Le point de vue de
la majorité n’a aucune valeur. Ce n’est pas non plus la loi qui nous dicte la
vérité et la justice », écrit-il. « Ceux qui ont pour mission de nous
contraindre à respecter la loi du régime, que ce soit le pouvoir exécutif,
comme le gouvernement, les walis, la police et la gendarmerie, ou le
pouvoir judiciaire, tribunaux et juges, ou encore le pouvoir législatif,
comme l’Assemblée nationale populaire, sont associés dans un seul crime,
qui est de trahir Dieu et le Prophète. »
Saïd Makhloufi appelle ensuite à ne pas considérer les problèmes
économiques, sociaux et moraux de manière isolée, mais comme le résultat
« d’un mal profond ». Ce mal, « c’est que le régime en place n’est pas
islamique dans sa démarche, ses lois et sa gestion. Il gère selon les
préceptes des juifs, des chrétiens et des fétichistes (madjouss) ». Il prône
donc « l’entrée dans un combat politique global pour changer le système
dans sa totalité ». Le meilleur pour cela est, selon lui, « une rupture totale et
globale de tous les éléments et les institutions du régime ».
Après plusieurs versets coraniques et hadiths pour étayer ce point de vue,
il affirme qu’il est « illusoire d’attendre l’instauration de la justice alors que
l’Etat islamique est absent ». « Aucun musulman ne doit se laisser berner
par la politique de réformes que mène le régime. C’est l’une des plus
grandes destructions menées au détriment de la nation, planifiée par les
juifs, pour détruire les capacités morales, économiques, sociales et
militaires de la nation. »
Il dénonce donc « l’activité politique et syndicale qui se limite à critiquer
et à organiser des marches, à publier des communiqués, à mener des grèves
ponctuelles ou sectorielles, (qui) ne peuvent mener à l’instauration de l’Etat
islamique ». Il fait référence aux multiples marches organisées par le FIS,
qui a réussi à rassembler à certaines occasions plusieurs centaines de
milliers de personnes. C’est une critique directe à Abbassi Madani,
organisateur de ces grandes démonstrations, mais aussi aux autres dirigeants
qui animent les meetings du FIS.
La solution réside donc, pour Saïd Makhloufi, dans « le renversement du
régime ». Il faut « mobiliser les travailleurs et les individus » pour
« instaurer l’Etat islamique en Algérie dans les plus brefs délais, et
appliquer la chariaa islamique, qui éliminera toutes les contradictions et les
luttes ». « Pour réaliser cet objectif, il faut unifier tous les efforts et les
énergies, pour les orienter vers un seul objectif, l’instauration de l’Etat
islamique. Toute action, de n’importe quelle partie, qui provoquerait
l’éparpillement des efforts et des rangs du peuple algérien sera considérée
comme une trahison et un crime contre l’islam, les musulmans et l’avenir
de cette religion. » L’attaque est dirigée contre le parti Ennahdha de
Abdallah Djaballah, qui a préféré faire cavalier seul, et aussi contre
Mahfoudh Nahnah, qui se prépare, à cette époque, à fonder son propre parti,
Hamas. Mais elle est aussi dirigée contre les courants modérés du FIS, car il
s’attend à ce que certains dirigeants désapprouvent sa démarche.
Ainsi posés les fondements théoriques, Saïd Makhloufi explique ensuite
« le moyens et les méthodes de travail » de la désobéissance civile. Il
précise que « la désobéissance civile est une mesure intermédiaire entre
l’action politique et l’action armée dans l’utilisation des moyens. Quant aux
objectifs, ils sont les mêmes, et visent tous à instaurer l’Etat islamique ». Le
choix de l’une des deux voies « dépend d’une bonne évaluation des
conditions politiques, sociales, économiques et psychologiques dans une
conjoncture précise de la vie d’une société ».
En ce début de l’année 1991, il n’exclut pas le passage à la lutte armée,
mais il considère cependant que le passage à cette forme d’action n’est pas
encore opportun. « Une bonne direction est celle qui prend la décision
adéquate, au moment adéquat, avec les moyens appropriés. Les expériences
ont montré que l’action armée est prématurée pour de nombreuses
considérations », notamment parce que « ce serait un argument utilisé
contre nous par le pouvoir pour user de la violence ». En revanche,
« l’activité strictement politique est virtuellement arrivée à une impasse. La
désobéissance civile est donc le moyen adéquat dans la conjoncture
actuelle ».
Il traite ensuite de « l’importance de l’organisation », particulièrement
dans les moments d’affrontement, « lorsque le pouvoir utilise la
répression ». « Il faut que le parti et le syndicat deviennent de véritables
organisations, dans le cadre desquelles les travailleurs et les militants
agissent de manière organisée et disciplinée. » Ceci est particulièrement
important, note-t-il, lorsqu’il faudra passer à « l’affrontement direct. Dans
de pareilles conditions, il est nécessaire d’avoir un centre de décision
unique pour assurer la cohésion et l’unité d’action ». Les communiqués de
Abbassi Madani et Ali Belhadj, avant et pendant la grève de juin, affirmant
qu’eux seuls peuvent arrêter le mouvement, semblent obéir à cette règle
autant qu’aux craintes de voir les membres du Madjliss Echoura en
désaccord arrêter la grève.
La mobilisation de l’opinion publique est ensuite largement décrite, avec
la multiplication des déclarations, des affiches, puis les marches et
manifestations, « toutes actions menées parallèlement avec un dialogue
avec les centres de décision au sein du pouvoir. Quand toutes les tentatives
de dialogue échouent, il devient nécessaire de fixer un ultimatum, avant de
passer à une autre étape, caractérisée par le travail direct sur le terrain.
L’ultimatum doit mentionner les raisons, les objectifs, et les raisons de
l’échec des précédentes négociations. L’ultimatum est un moyen de
contraindre, et non de convaincre. Le pouvoir l’interprétera comme une
menace, et le refusera forcément ».
Intervient alors, selon Saïd Makhloufi, « l’affrontement direct », durant
lequel « il est utile de recourir à des moyens plus violents. Durant cette
étape, l’opinion publique n’est pas appelée à donner son point de vue sur le
problème posé, mais il devient nécessaire de l’appeler à participer, et à
descendre sur le terrain de l’affrontement. Cette étape se distingue par la
durée, par la non-interruption des marches et manifestations. L’affrontement
peut se durcir, au point où le pouvoir interdit les manifestations. Dans ce
cas, il faut évaluer la capacité des manifestants à affronter le pouvoir avec
ses forces de sécurité et de répression (police, gendarmerie, armée). Il faut
alors renforcer l’encadrement, la sécurité des manifestations, et
probablement réduire le nombre de manifestants pour maîtriser les
marches ».
Il explique aussi comment mener différentes actions pour soutenir
marches et manifestations. Cela va de la paralysie de l’activité économique
au boycott des institutions, en refusant la justice, le non-paiement des
impôts et autres moyens. Les attroupements doivent être « bien préparés »,
particulièrement « les premiers rangs » en cas de risque d’affrontement avec
les forces de l’ordre. La grève est aussi utile, mais il souligne « ses aspects
négatifs. Elle affaiblit la volonté du travailleur et sa conscience de la
nécessité d’un changement global. Elle met aussi le travailleur en conflit
avec le citoyen ». Il est donc « préférable de passer à la grève générale
globale », qui « doit être ouverte jusqu’à la chute du régime et son
remplacement par un régime islamique ».
La situation peut donc être mûre pour « changer le régime ». « Au lieu
d’arrêter toute activité, il peut être préférable, pour faire échec au régime,
de le remplacer de l’intérieur. Il faut alors refuser ses instructions et
appliquer exclusivement les instructions de la direction syndicale et
politique », qui devient « l’autorité de fait dans le pays ».
La lecture de ce document permet, finalement, de suivre pas à pas la
grève générale du FIS, depuis la préparation psychologique et politique,
jusqu’au dérapage, c’est-à-dire le 6 juin. Le document confirme aussi que
Saïd Makhloufi, marginalisé de fin 1989 à début 1991, est revenu en force
par la suite, imposant sa démarche radicale et rigoureuse, sa formation de
type militaire, au sein du FIS. On retrouve la même technique dans la
fameuse instruction n° 22, qui a pris le relais du fascicule sur la
désobéissance civile. Ce document a été signé le 6 juin 1991 par Abbassi et
Belhadj. Selon les deux chefs du FIS, il est resté à l’état de projet ; selon
l’accusation lors du procès des dirigeants, il a été transmis aux militants.
Selon un autre document lu lors du même procès, Ali Belhadj a déclaré au
juge d’instruction que l’instruction n° 22 n’a jamais été adoptée et n’a pas
dépassé le stade d’une simple discussion. Au procès, c’est pourtant le
principal document qui semble justifier l’accusation d’atteinte à la sûreté de
l’Etat.
L’instruction n° 22, apparue au lendemain de la proclamation de l’état de
siège, recommande aux militants les directives suivantes :
1. Violer le couvre-feu à partir de minuit trente par l’invocation de Dieu
et la constitution de groupes légers avec pour consigne de passer
rapidement d’un quartier à un autre.
2. Défendre et résister au niveau de chaque quartier, au sein duquel il
faudra déterminer la méthode jugée à même de répondre aux objectifs de
résistance.
3. Surveiller les mosquées et les points sensibles communaux pour éviter
un trop grand nombre de pertes en vies humaines.
4. Eviter toute confrontation collective avec l’armée, mais arrêter une
stratégie de résistance efficace.
5. Dresser des barricades pour endiguer toute vague d’assaut.
6. Organiser des permanences vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans
le quartier ou la commune, à raison de trois tranches de huit heures
chacune. Mettre hors d’usage l’éclairage public.
7. Mettre hors de fonctionnement tous les moyens de communication de
la police en particulier, et de la gendarmerie et de l’armée en général (radars
et installations).
8. Procéder à l’enlèvement de responsables, en cas d’arrestation de
dirigeants du FIS.
9. Constituer des groupes chargés de mener des attaques contre les
centres névralgiques de l’ennemi, avec consigne de repli vers les
départements limitrophes ou les régions montagneuses.
10. Traiter convenablement, en s’inspirant des préceptes du prophète
Mohamed, les agents des services de renseignements ou de police capturés.
11. Poursuivre et intensifier la grève politique du FIS.
12. Seuls les cheikhs Abbassi Madani ou Ali Belhadj sont en mesure
d’arrêter la grève.
Là aussi, c’est un véritable manuel du petit insurgé. Il n’a pas été établi
formellement que Saïd Makhloufi ait participé à sa rédaction, bien que les
actions qu’il prône se situent dans la suite logique de ce que recommandait
le rédacteur du fascicule sur la désobéissance civile. Les militants du FIS
ont, en tout cas, largement suivi des consignes de ce genre, après
l’arrestation des dirigeants du FIS.
Saïd Makhloufi a-t-il été exclu du FIS après la rédaction de son
document ? Les dirigeants du FIS ont-ils réellement réussi à convaincre le
tribunal que la circulaire n° 22 n’était qu’un vague projet sans suite ? C’est
ce qui semble apparaître à travers la réponse du juge du tribunal militaire de
Blida, Bouchareb, lorsqu’il a été interrogé par des journalistes sur la
disproportion entre le verdict prononcé et les charges retenues initialement
contre les accusés. « Le tribunal pas pu établir leur responsabilité directe
dans l’organisation d’un mouvement insurrectionnel contre l’autorité de
l’Etat. »
Mais là aussi, on retrouve le FIS tel qu’il a toujours été : ambigu et sans
position publique officielle et définitive qui permette de trancher. La
préparation de certains courants pour la lutte armée est évidente.
L’existence d’armes, de documents préparatoires, de réseaux souterrains et
d’hommes qui s’y préparaient le prouve amplement. Le refus de cette
alternative par d’autres courants est tout aussi évident. Certains dirigeants
ont pris le risque de dénoncer publiquement le choix de Abbassi, et d’autres
ont plus discrètement gelé leur activité au sein du parti.
L’existence de réseaux souterrains est confirmée de manière sanglante
lors de l’affaire de Guemmar, à moins d’un mois des élections législatives
de décembre 1991, lorsqu’un groupe d’islamistes attaque une caserne dans
la région d’El-Oued, près de la frontière tunisienne. L’affaire apporte la
confirmation de l’existence de réseaux armés importants dans le pays. Elle
donne une nouvelle preuve que le FIS dispose d’une branche militaire
clandestine, agissant avec ou sans l’approbation de la direction du parti. Les
autorités disposent d’un moyen légal pour dissoudre le FIS ou amener les
courants modérés en son sein à se démarquer de ceux qui prônent la
violence. Mais l’attitude du pouvoir est paradoxale : adoptant un ton ferme
dans un premier temps, il minimise l’affaire ensuite, donnant l’impression
qu’il ne veut pas gêner une participation du FIS aux élections législatives.
L’opinion est alors partagée sur la nature du FIS, ses objectifs et sa
volonté de s’adapter aux règles démocratiques. Seul le PAGS maintient une
ligne constante, demandant la dissolution des partis intégristes. Ce point de
vue semble partagé à l’intérieur du système, mais la démarche à suivre est
différente. Une dissolution du FIS, au moment de l’affaire de Guemmar,
aurait été difficile à faire admettre à l’opinion, car elle n’était demandée que
par un seul parti, ne disposant pas de base populaire.
L’attaque du poste frontalier de Guemmar se déroule le 29 novembre
1991, dans la nuit. Elle est précédée par une agitation assez importante,
mais les autorités sont loin de se douter de la gravité de l’événement. Le 27
novembre, la gendarmerie arrête trois islamistes, membres de groupes qui
avaient attaqué des patrouilles de gendarmerie les 24 et 25 novembre.
L’enquête révèle rapidement que les groupes préparaient depuis la grève
générale du FIS en juin, des attaques contre les forces de l’ordre. La
gendarmerie note que les groupes sont « en état de préparation matérielle
avancée », et découvre chez eux des armes, des munitions et des produits
chimiques destinés à la fabrication d’explosifs.
En remontant les filières du groupe, les forces de l’ordre opèrent une
série d’arrestations, qui mènent chez quelques personnes : Aïssa Messaoudi,
dit Tayeb El-Afghani, Mohamed Dehane, le cerveau du groupe, tué peu
après, Amar Lazhar, maire de Guemmar, ancien officier, qui était dans la
clandestinité depuis juin et qui a réapparu peu avant l’attaque, et le
responsable du bureau communal du FIS Abdelhamid Baghli. Les deux
premiers ont fait la guerre d’Afghanistan et semblent à la tête d’un
mouvement solidement structuré. Leur organisation s’appuie en outre sur le
FIS, car Tayeb El-Afghani est membre du Syndicat islamique du travail,
alors que le maire de Guemmar se trouve lui aussi impliqué dans les
réseaux. Lorsque les forces de l’ordre perquisitionnent, le 28 novembre, au
domicile de Tayeb El-Afghani, elles sont accueillies par des coups de feu, et
El-Afghani réussit à s’enfuir. A ce moment-là, l’attaque de la caserne de
Guemmar est déjà programmée et les plans établis. Elle doit avoir lieu le
lendemain à l’aube.
L’attaque est menée par une quarantaine d’hommes, dirigés par
Abderrahmane Dehane. Les assaillants ont quelques pistolets mitrailleurs,
des fusils de chasse, des grenades et des épées, et certains portent des tenues
militaires. Ils crient les slogans traditionnels du djihad : « Allah Akbar »,
« Jihad fi sabil Allah » (« Djihad pour la gloire de Dieu »). Trois militaires,
dont deux effectuant leur service national, sont égorgés, et l’un d’eux
sauvagement mutilé. Le groupe armé réussit à s’emparer d’un lot d’armes
important : vingt-deux pistolets-mitrailleurs kalachnikovs, vingt-sept fusils
semiautomatiques simonovs et des munitions, près de mille sept cents
balles.
La région de Guemmar, jusqu’à El-Oued et les villages voisins, est
rapidement encerclée par un énorme dispositif, incluant des unités de la
police, mais surtout de la gendarmerie et des forces spéciales. L’armée
affirme, dans un communiqué publié le 1er décembre, que les recherches se
poursuivront « jusqu’à ce que la lumière soit entièrement faite sur l’identité
des assaillants ». Le ministre de la Défense Khaled Nezzar se rend sur les
lieux et annonce, le 6 décembre, que trois parmi les assaillants ont été
abattus, quatorze suspects ont été arrêtés et une partie des armes récupérée.
Mais Khaled Nezzar révèle surtout que le FIS est mêlé à l’affaire. Il déclare
qu’un lien « indirect » a d’ores et déjà été établi entre le FIS et les auteurs
de l’attaque et que l’enquête permettra de révéler s’il y a un lien « direct ».
Dans cette affaire, « il n’y a pas de main étrangère, il n’y a que des mains
algériennes », déclare le ministre de la Défense qui note que tous les
assaillants sont des militants ou sympathisants du FIS. Il avertit que les
assaillants qui se sont dispersés seront « pourchassés sans répit et anéantis
définitivement ». Khaled Nezzar fait implicitement un lien avec les
élections qui se préparent, en appelant les Algériens à se rendre « en toute
sécurité » aux urnes.
La deuxième réaction de l’armée après cette attaque est donnée par le
lieutenant-colonel Abdessalam Bouchouareb, responsable de l’information
de l’armée, lors des obsèques d’un des trois tués, le caporal-chef Ahmed
Kasri. Khaled Nezzar, le chef du gouvernement Sid-Ahmed Ghozali et le
ministre de l’Intérieur Larbi Belkheïr assistent aux obsèques qui se
déroulent dans la région de Chlef. Le lieutenant-colonel Bouchouareb
qualifie les assaillants de « tueurs et criminels ». Il affirme que « l’armée ira
au bout de sa mission ».
Hachani, devenu entre-temps chef du FIS, rejette toute implication de son
parti dans l’attaque de Guemmar, dans une déclaration faite le 2 décembre
avant même que des accusations claires aient été portées contre son parti.
Sa déclaration est maladroite, car il ne semblait pas au courant des faits. Il
affirme notamment que l’affaire de Guemmar est une guerre de clans au
sein du pouvoir. Cela lui vaudra une plainte du ministère de la Défense et il
sera entendu par le juge d’instruction en rapport avec cette déclaration le 5
janvier 1992, une semaine avant la décision d’annuler les élections.
Mais début décembre 1991, c’est la chasse à l’homme organisée dans la
région de Guemmar qui retient l’attention. L’armée veut coûte que coûte
frapper vite et fort pour dissuader toute tentative de rééditer le coup de
Guemmar. Les auteurs de l’attaque se sont dispersés dans un environnement
hostile, les recherches difficiles et dangereuses sont ponctuées par deux
accrochages importants.
Le 7 décembre, un groupe est repéré à quarante-cinq kilomètres au sud
d’El-Oued. L’accrochage fait neuf morts et un blessé parmi le groupe de El-
Afghani, un mort et deux blessés dans les rangs de l’armée. Onze
kalachnikovs, un simonov et un fusil d’entraînement sont récupérés. Deux
jours plus tard, le groupe islamiste enregistre douze morts et trois blessés,
alors que les forces de l’ordre et l’armée comptent trois morts et trois
blessés. Un des blessés du groupe islamiste succombe peu après. Durant
l’accrochage, qui a lieu à cinquante kilomètres au sud de Biskra, dix
kalachnikovs, deux simonovs et deux pistolets automatiques sont récupérés.
L’armée est satisfaite du résultat, car plus de la moitié des assaillants ont été
tués et l’essentiel des armes repris.
Entre-temps, l’enquête a déjà abouti à l’arrestation d’une centaine de
personnes. Mais l’inquiétude grandit quand la télévision diffuse, le 8
décembre, des déclarations de membres du groupe armé, qui font état de
l’existence d’un Mouvement islamique armé (MIA), auquel seront
imputées, pendant plus d’une année, toutes les actions terroristes menées
dans le pays. Selon les membres du groupe de Guemmar, ce mouvement a
déjà des ramifications dans de nombreuses régions, comme Sidi-Bel-Abbès
et Tiaret, dans l’ouest du pays, et Djelfa, région steppique du centre. Tous
ces groupes devaient mener des actions le même jour, selon les mêmes
déclarations dont les auteurs reconnaissent appartenir au FIS. Le maire de
Guemmar nie cependant toute relation entre le FIS et l’attaque elle-même.
Lorsque quarante-quatre personnes directement impliquées dans l’attaque
ou ayant apporté leur aide sont présentées au tribunal militaire de Ouargla,
le 13 décembre, il n’y a plus que cinq membres du commando encore en
fuite. Mais c’est aussi l’heure des inquiétudes, car le général Abdelmadjid
Djouadi, alors chef de la quatrième région militaire dont le siège est à
Ouargla, déclare que huit cents personnes de la région d’El-Oued ont reçu
une formation au Pakistan et en Afghanistan. A la radio, il précise que leur
formation inclut les techniques de sabotage, de fabrication et d’utilisation
des explosifs, l’organisation d’embuscades et d’assassinats. Il soupçonne
aussi l’existence d’ateliers de fabrication de bombes artisanales, d’armes
blanches et de poudre. Le potentiel humain pour l’organisation de groupes
armés est énorme. Il suffit de trouver l’organisateur et le prétexte politique.
Tayeb El-Afghani tient trois mois dans la clandestinité, avant d’être
arrêté dans la nuit du 23 au 24 février 1992. C’est le dernier maillon
important de la chaîne, dont l’arrestation permet au procès de se tenir
rapidement. L’armée veut en finir vite avec cette affaire, pour donner
l’exemple, d’autant plus que dans l’intervalle, a eu lieu l’attaque de
l’amirauté, qui fait sept morts parmi les militaires.
Le procès s’ouvre le 26 avril devant le tribunal militaire de Ouargla.
Soixante-deux personnes sont jugées, dont sept en fuite. Elles sont accusées
d’atteinte à l’autorité de l’Etat, constitution de bande armée, vol d’armes de
guerre et de munitions, et crimes et sabotage contre l’autorité de l’Etat. Les
accusés font leur entrée dans la salle d’audience en répétant des slogans du
FIS. Curieusement, malgré les menaces qui pèsent sur les prévenus, le
procès se déroule dans une atmosphère détendue. Tayeb El-Afghani révèle
même que son mouvement avait projeté une attaque en Tunisie, après la
pendaison d’un groupe d’islamistes tunisiens.
Amar Lazhar, le maire de Guemmar, ancien officier, est présenté par le
parquet comme le principal instigateur de l’attaque. Selon les recoupements
faits par les enquêteurs, il serait le chef du MIA, le chef militaire étant
Tayeb El-Afghani. Ils ont agi sur une « fetwa » du chef spirituel du groupe,
Mohamed Dehane, tué dans un accrochage. Deux anciens militaires qui ont
fait leurs classes dans les forces spéciales, Salim Mahmoudi et Ali Senouga,
seraient les adjoints de Dehane. Comme leur chef, ils ont eux aussi fait
l’Afghanistan.
Le cas de Tayeb El-Afghani pose problème. Largement médiatisé, il ne
semble pas avoir l’envergure pour organiser un aussi important mouvement.
Ses propos sont incohérents, et il ne semble pas prendre conscience de la
gravité de la situation. Ses compagnons ne semblent pas l’apprécier. Il fait
sa prière tout seul. En détention, il est isolé des autres accusés, selon la
presse. Son avocat le présente comme un « attardé mental, souffrant
d’infantilisme » et « sa bonne foi a été abusée par des associations
islamiques internationales basées au Pakistan et en Grande-Bretagne ».
Cela n’impressionne ni le procureur, ni le juge. Le procureur requiert, le
3 mai, quinze peines capitales contre les principaux accusés, dont Amar
Lazhar, l’ancien officier auquel l’armée ne pardonne pas sa « trahison ».
Parlant de lui, le procureur déclare : « J’ai honte de cet ancien membre de
l’ANP, ce traître à l’histoire. » La peine capitale est aussi requise contre
Tayeb El-Afghani, son agent de liaison Zakaria Mohamed, Laïd Sayah, un
médecin, autre idéologue du groupe, et Osmane Omar, qui a tué un militaire
lors de l’attaque.
Le lendemain, le verdict tombe, sans surprise : treize condamnations à
mort, dont une par défaut, prononcées contre les principaux chefs du
groupe. Le tribunal prononce aussi une peine de prison à perpétuité, cinq
condamnations à vingt ans de prison, parmi lesquelles quatre par défaut,
ainsi que des peines allant de six mois à quinze ans de détention. Un des
condamnés à mort par défaut, Abdennasser, est arrêté un mois après le
procès.
L’armée veut en finir rapidement avec cette affaire. Tayeb El-Afghani et
les principaux responsables du groupe sont exécutés durant l’été 1992, alors
que des mesures de grâce sont prononcées en faveur des autres. Mais plus
que ces drames, Guemmar a surtout révélé que la mouvance islamiste, ou
au moins une partie, était prête à passer aux armes, avec ou sans l’arrêt des
élections. La seule question qui se pose alors est de savoir si une autre
gestion du phénomène islamiste aurait permis d’éviter, ou au moins de
contenir, cette tendance.

Première confrontation FIS-armée

L’armée est le « dernier rempart » face au FIS, selon une formule


consacrée en Algérie. Son intervention a mis fin progressivement à
l’agitation du FIS, mais ce dérapage du parti islamiste a ramené l’armée à
son rôle de premier acteur politique du pays. L’armée savait que le FIS
préparait sa grève générale. Savait-elle aussi que le dérapage était plus ou
moins provoqué ? A-t-elle participé à provoquer le dérapage ? L’a-t-elle fait
pour se remettre en selle, ou a-t-elle été piégée ?
Il y a quelques certitudes. L’armée était hostile au FIS et l’a exprimé
publiquement. Dans ses rangs, des voix s’élevaient contre la gestion
politique du FIS, qualifiée de « laxiste ». Quand elle décide de rapprocher
ses unités des grands quartiers de la capitale, à la veille de la grève
générale, l’armée se met dans une situation qui ouvre virtuellement la porte
à tous les dérapages. C’est inévitable. Le FIS a une démarche qui y mène
tout droit. A défaut, les événements sont un peu poussés pour forcer la
dérive. C’est le cas le 4 juin 1991 : d’où a émané l’ordre de faire intervenir
les forces de sécurité pour évacuer les places publiques, alors que la grève
du FIS s’était essoufflée ?
Deux choix étaient alors possibles. Soit laisser la situation pourrir, pour
provoquer un déclic au sein de la population, soit utiliser la manière forte.
La première idée était défendue aussi bien par le gouvernement que par Aït-
Ahmed. Le gouvernement commençait à enregistrer des protestations contre
le FIS un peu partout : dans les mairies soumises à la grève, chez les
habitants des quartiers où se déroulaient les rassemblements, et au sein de la
population excédée par la paralysie progressive de la vie imposée par les
marches du FIS. Le gouvernement a probablement fait une erreur, en ne
suscitant pas une réaction de la société, espérant simplement qu’elle naîtrait
d’elle-même. Il pensait qu’elle se développerait de manière naturelle. Ainsi,
c’est la société, et non le pouvoir, qui irait affronter le FIS. A l’approche des
élections législatives, une telle réaction pouvait en sonner le glas. Aït-
Ahmed, de son côté, avait appelé, le 2 juin, à une marche de protestation
contre la dérive du FIS et contre le pouvoir pour le 6 juin. Mais
gouvernement et FFS ont été pris de vitesse par l’intervention des forces de
sécurité puis de l’armée.
Tous deux ont probablement sous-estimé l’animosité qui se faisait sentir
au sein de l’armée contre les islamistes. Les militaires, particulièrement
dans la haute hiérarchie, voulaient en découdre avec ces hommes qui se
croyaient tout permis. Ils étaient psychologiquement prêts à intervenir. Il
suffisait de leur en fournir le prétexte. Il leur a été donné, et il entraîna, pour
longtemps, la suspension du processus démocratique.
Les dirigeants du FIS, qui ont rencontré des officiers supérieurs en pleine
grève, ne réalisent pas tout de suite la portée de l’intervention de l’armée.
Ils semblent croire qu’elle veut réellement négocier avec eux. Le 8 juin, au
troisième jour de l’état de siège, Abbassi Madani, dans une conférence de
presse, rend d’ailleurs un hommage appuyé à la neutralité de l’armée, qui
« n’a pas tiré un coup de feu ». Mais il se montre aussi menaçant,
affirmant : « Si nous n’avions pas arrêté nos militants, ils auraient dévoré
les chars. » Ce discours contradictoire a en fait deux destinataires : il se
montre conciliant avec l’armée qui a investi la rue, tout en restant un
discours radical pour galvaniser ses troupes.
Pendant deux semaines, les dirigeants du FIS continuent d’ailleurs à
hésiter dans leur analyse des événements. Le 14 juin, Ali Belhadj se
demande encore « si un coup d’Etat a eu lieu ». Il appelle les soldats « à ne
pas tirer sur les musulmans et à désobéir à leurs officiers ». Il est difficile de
dire à quel point il croyait à ce qu’on lui disait, mais il déclare, ce même
jour, dans un prêche prononcé à Kouba, que l’épouse d’un officier supérieur
a informé les dirigeants du FIS des différentes décisions de l’armée. Mais
face à ces propos virulents, Abbassi continue à tenter de calmer le jeu. Il
affirme deux jours plus tard, dans une interview à Horizons, que « jusqu’à
présent, l’armée est restée neutre et c’est ce qui l’honore ». Il se « félicite »
qu’elle ne s’ingère pas dans les affaires politiques et respecte la
Constitution. Mais il se montre toujours menaçant, déclarant que « si
l’armée s’implique encore une fois dans une effusion de sang, ce serait une
très, très grave responsabilité ». Ce n’est que le 18 juin que Abbassi semble
se rendre compte de ce qui arrive. Il déclare que « l’armée n’est pas sortie
pour défendre la démocratie, mais le régime ».
Mais l’armée est engagée alors dans sa propre logique de gestion de la
crise. Elle va la maintenir jusqu’au bout et ne pas en dévier un seul instant.
Cette démarche a trois objectifs : mettre fin à l’agitation, restaurer l’autorité
et affaiblir les courants radicaux du FIS, en réglant quelques vieux comptes
au passage. Elle veut également montrer que l’armée est la seule force en
mesure de faire face au FIS.
L’armée justifie son intervention, neuf jours après la proclamation de
l’état de siège, en précisant que son action s’est déroulée dans un cadre
légal et qu’elle a notamment évité « un carnage ». Dans un long
communiqué, elle affirme qu’elle ne pouvait admettre que « la rue prenne le
pas sur la Constitution. L’armée a scrupuleusement agi à la demande de
l’autorité politique légale », selon le communiqué, qui laisse entendre
qu’elle a posé des conditions à son intervention, incluant des mesures
politiques pour arrêter les élections et pour légaliser son action. Le
communiqué précise en effet que l’armée ne pouvait agir « en dehors du
cadre légal », celui « d’un décret sur un état d’exception ou de siège ». En
outre, « pour faciliter la mission de l’armée, ce texte (sur la proclamation de
l’état de siège) devait s’accompagner d’une mesure politique en vue de
décongestionner la révolte et lui éviter qu’elle n’ait à rétablir la situation par
des actions de répression et de violence, ce qui a été fait avec le report des
élections ». C’est peut-être un élément-clé dans cette crise : l’armée voulait-
elle d’abord arrêter le FIS, ou arrêter les élections ?
Pour l’armée, son intervention visait à « protéger les institutions et
l’ordre public, en ne perdant pas de vue que la crise politique doit trouver
une solution politique ». Elle affirme qu’il « y avait une désobéissance
civile de plus en plus violente qui avait débouché sur un véritable début
d’insurrection armée », avec l’existence « de groupes armés qui tiraient sur
la foule et les forces de l’ordre de façon à entraîner la répression ». « Ces
groupes armés appartiennent à une espèce de nébuleuse islamique
comprenant des révolutionnaires ayant opéré en Afghanistan ou au Liban, et
parmi lesquels figurent des étrangers », précise un communiqué.
Toujours selon l’armée, « un carnage devait avoir lieu le vendredi 7 juin.
Des groupes devaient mitrailler la foule à la suite de la marche prévue à la
sortie » de la mosquée Essounna. « Ces éléments armés voulaient
manifestement mettre en accusation l’armée en organisant un massacre. »
Ce scénario rappelle beaucoup celui du 10 octobre 1988, qui a conduit à la
fusillade de Bab-El-Oued. Ali Belhadj et Abbassi Madani semblent en avoir
été informés.
L’armée estime alors suffisamment contrôler la situation pour procéder,
le 5 juillet, à la traditionnelle remise de grades aux officiers supérieurs. Elle
resserre aussi ses rangs autour du noyau qui entoure Khaled Nezzar. Trois
généraux passent au grade de général-major : Larbi Belkheïr, secrétaire
général de la présidence, Mohamed Alleg et Ali Bouhadja. Il y a déjà quatre
généraux-majors : Khaled Nezzar, Mohamed Guenaïzia, chef d’état-major
de l’armée, Abbès Benabbès Ghezaïel, commandant de la gendarmerie, et
Hocine Benmaalem, conseiller du président Chadli pour les affaires
militaires.
La nouvelle équipe ainsi ressoudée par la montée de nouveaux hommes,
explique ses choix politiques le 18 juillet par la voix du lieutenant-colonel
Mohamed Bouchareb, directeur de l’information de l’armée. Il déclare que
« l’armée ne s’opposera pas à la voie des réformes et du dialogue, tant que
les mécanismes de la démocratie resteront dans la légalité ». Mais il avertit
que « l’armée ne saurait garder le silence lorsque les données changent dans
un sens où l’unité de la nation est en danger ». « L’ennemi commun, c’est le
sous-développement, et l’adversaire, celui qui allume le feu de la
discorde. »
L’armée est cependant confrontée à la poursuite de l’agitation par les
éléments du FIS laissés sans orientation après le démantèlement de
l’encadrement du parti. Elle lance donc un « appel pour la première et
dernière fois à la raison de chacun ». Les affrontements se poursuivent,
faisant de nouveaux drames lors de la guerre des mosquées, du
rétablissement de la devise républicaine sur les mairies, et des prières du
vendredi. Mais la machine de l’armée s’est mise en branle. Elle agira sans
concession, jusqu’à l’arrestation des dirigeants du FIS. Hamrouche parti,
c’est le tour de Abbassi, qui a un moment pensé avoir gagné. Les deux
hommes vont d’ailleurs longtemps être accusés de connivence et d’avoir
voulu partager le pouvoir. Au mieux, ils sont accusés d’avoir mené à une
bipolarisation de la vie politique, pour se présenter, l’un comme l’autre,
comme le seul recours à son adversaire du jour. Le procès du FIS, auquel
Hamrouche et son ministre de l’Intérieur Mohamed Salah Mohammedi sont
convoqués comme témoins, sera d’ailleurs fixé pour le 27 juin 1992,
premier anniversaire des législatives avortées. Les révélations qui sont
faites au procès, permettent de rétablir une part de la vérité, et d’expliquer
l’engrenage de juin. Mais l’Algérie est alors dans un autre dérapage, encore
plus grave, auquel mène l’intransigeance du FIS et du nouveau pouvoir.

Les guerres de Ghozali

Dès sa première apparition publique à la télévision en tant que chef du


gouvernement, Sid-Ahmed Ghozali lance une attaque contre son
prédécesseur Mouloud Hamrouche au gouvernement duquel il appartenait.
Ghozali annonce qu’il va organiser des élections « propres et honnêtes », ce
qui signifie clairement que celles que devait organiser Hamrouche ne
l’étaient pas. Pendant toute l’année qu’il va passer à la tête du
gouvernement, Ghozali ne va pas changer de position et élargira ses
attaques à d’autres partis. Mais au bout du compte, il perdra sur toute la
ligne, car il a choisi de s’en prendre aux deux « fronts », FLN, FIS, puis au
troisième, le FFS.
Ghozali aura une démarche constante envers ces trois partis. Il est
d’abord partie prenante dans la scission du FIS, dont certains éléments
dissidents lui étaient proches. Ahmed Meransera, son conseiller au premier
ministère avant de le suivre à l’ambassade à Paris, et Saïd Guechi feront
partie de son second gouvernement. Auprès du FFS, Ghozali va aussi
chercher un dissident, Hachemi Naït-Djoudi, qu’il fera ministre. Naït-
Djoudi avait été un personnage de premier plan au sein du FFS. C’est lui
qui avait déposé le dossier du parti au ministère de l’Intérieur, en l’absence
d’Aït-Ahmed. Il faisait alors figure de numéro deux.
Dans son premier gouvernement, Ghozali a réussi à inclure Hocine
Benissaad, professeur d’économie connu, proche du FFS, pour lui confier le
portefeuille de l’Economie. Il parvient aussi à convaincre le FFS de sa
bonne foi pendant quelques mois. Mais Benissaad ne tarde pas à claquer la
porte et à exprimer publiquement son soulagement de quitter le
gouvernement Ghozali.
La hantise de Ghozali, ce sera cependant le FLN, et en premier lieu
Hamrouche. Il ne se passe guère de semaine sans qu’il l’attaque directement
et publiquement. Il peut d’autant plus facilement le faire que Hamrouche,
entouré d’un grand mur de silence depuis les événements de juin, refuse de
répondre. Un consensus national s’était formé pour lui imputer les
événements de juin et il se retrouve en difficulté au sein même du FLN, où
Ghozali est membre du comité central, mais où le courant réformateur
dirigé par Hamrouche est majoritaire.
Ghozali a l’appui de nombreuses personnalités et partis dans cette
bataille contre Hamrouche : l’ancien président Ahmed Ben Bella, le futur
premier ministre Belaïd Abdessalam, le RCD de Saïd Saadi, ainsi que de
nombreux journaux. C’est du sein même du comité central du FLN que part
l’une de ces attaques. Belaïd Abdessalam annonce avec fracas, le 20 juillet,
sa démission du comité central, pour protester à la fois contre les hommes
qui le dirigent et contre la ligne qu’il défend. Le lendemain, Ben Bella
accuse Hamrouche d’être « rédacteur en chef de quinze journaux », et
d’avoir « mené le pays à la dérive en parlant de réformes ».
Le terrain est préparé pour le limogeage, dès le lendemain, de Abdou
Benziane, directeur général de la télévision, et de Mohamed Hamdi, qui est
à la têt de l’APS, tous les deux proches de Hamrouche. Ils sont remplacés
respectivement par Lahcène Zerrouki et Mohamed Merzoug. Zerrouki est
un ancien collaborateur de Belkaïd, et Merzoug un ancien directeur général
de l’APS, ancien officier du MALG pendant la guerre d’indépendance.
Kheireddine Ameyar, directeur général d’Algérie-Actualités, également
proche de Hamrouche, démissionne le lendemain. C’est Zouaoui Benamadi,
qui avait travaillé quelques mois dans le service de presse de Mouloud
Hamrouche, qui le remplace.
Le comité central du FLN n’arrive pas à s’entendre sur la composante
d’un nouveau bureau politique. La réunion est ajournée, et lorsqu’elle
reprend, le 8 août, Ghozali y fait une intervention largement consacrée aux
questions économiques. Il déclare que le principal problème de l’économie
est l’indisponibilité des devises, alors que Hamrouche maintient que les
problèmes sont d’abord d’ordre structurel. A la fin de la réunion, la
direction du FLN adopte la ligne Hamrouche au détriment de celle de
Ghozali. L’événement est d’importance, car pour la première fois depuis
l’indépendance de l’Algérie, le FLN a pris une position différente, sinon
opposée à celle du gouvernement. Hamrouche et Mehri sont certes
contestés, mais le bureau politique formé lors de cette seconde réunion,
comprend Hamrouche et Ali Benflis, le ministre de la Justice
démissionnaire depuis deux semaines.
C’est donc un revers pour Ghozali, qui va contre-attaquer, cette fois par
le biais de son ministre de l’Economie Hocine Benissaad. Au retour d’une
visite à l’étranger, Benissaad lance l’affaire du swap de l’or. Il déclare que
17 % des réserves algériennes en or ont été gagées : c’est une politique
« dangereuse », particulièrement dans le cas où la Banque centrale n’aurait
pas de devises au moment du rachat de l’or. Mais Benissaad est lui-même
berné, car dans cette opération de swap, le risque de perte est nul. Il s’agit
de vendre une quantité d’or dans une place financière donnée, pour le
récupérer dans un délai fixé à l’avance, soit sur une autre place financière,
soit sous une autre forme.
Hadj Nacer, gouverneur de la Banque centrale, proche de Mouloud
Hamrouche, est la principale cible dans cette affaire. Ghozali souhaite son
limogeage, pour pouvoir contourner les restrictions financières imposés par
la politique budgétaire très stricte suivie par le gouverneur. Ghozali veut
aussi changer la loi sur la monnaie et le crédit qui, à son avis, accorde trop
de pouvoirs à la Banque centrale.
Hadj Nacer est contraint de s’expliquer. Il publie un communiqué
déclarant que la Banque centrale « a géré l’or de manière active, tout en
s’assurant que le stock est complètement protégé ». Le swap, dit-il, « ne
conduit pas à des pertes définitives, mais c’est une opération menée de
façon telle qu’à échéance, il y a toujours couverture », car « l’engagement
de rachat se négocie au moment même où l’opération est lancée ».
L’opération a rapporté 4,8 millions de dollars. Le stock, à l’origine de
5 418 000 onces, est passé à 5 481 853 onces. Hadj Nacer est aussi invité à
s’expliquer devant l’Assemblée nationale où il parle dans une séance à huis
clos. Il réussit à convaincre les députés.
Mais le communiqué de la Banque centrale à peine publié dans la presse,
Benissaad lance, dès le lendemain, une seconde affaire, celle d’un accord
secret signé avec le FMI. Il fait ces déclarations en présentant le projet de
loi de finances complémentaires à l’Assemblée. L’accord, dit-il, prévoit la
liberté des prix encore subventionnés. Ghozali ajoute, le 4 septembre, que
son prédécesseur lui a laissé 900 millions de dollars d’arriérés de paiement
dûs à des partenaires extérieurs et accuse Hamrouche d’avoir vendu par
anticipation du pétrole brut pour un montant de 250 millions de dollars.
Entre-temps, Ghozali souhaite que Hamrouche comparaisse devant le
tribunal militaire de Blida en même temps que Ali Belhadj et Abbassi
Madani. Le 17 août, le quotidien gouvernemental Essalam annonce que
Hamrouche, son ministre de l’Intérieur Mohammedi, et un officier
supérieur sont invités à comparaître devant le tribunal de Blida. Hamrouche
dément le lendemain.
Mais la pression est maintenue sur le FLN. Le communiqué de
Hamrouche à peine rendu public, Belkaïd, ministre chargé des Relations
avec le Parlement, lance la bataille de l’Assemblée nationale. L’APN est
considérée comme acquise à Hamrouche, et Ghozali craint qu’elle ne soit
réticente à avaliser aussi bien sa politique économique que ses nouvelles
lois électorales.
Belkaïd lance une première sonde le 18 août, en annonçant que le FLN
serait disposé à revoir les lois électorales. Mais fin août, l’Assemblée rejette
les augmentations de prix proposées par Ghozali dans la loi de finances
complémentaire. Elle lui recommande de demander au FMI de surseoir à
ces mesures jusqu’à la fin de l’année. Les députés ne souhaitent pas voter
des mesures impopulaires alors qu’ils doivent se rendre devant leurs
électeurs dans un délai assez rapproché. Ils refusent également de
réintroduire l’autorisation d’importation de véhicules (AIV), une formule
qui permet aux Algériens possédant des devises d’acheter des voitures
particulières à l’étranger. Ils préfèrent la formule des concessionnaires, qui
commencent à s’implanter avec pour eux l’obligation d’investir en Algérie,
alors que l’AIV ne ferait que les décourager.
C’est le 8 septembre que la grande tempête s’abat sur le FLN, offrant à
Ghozali un terrain extrêmement favorable pour s’en prendre à lui. Le parti
dirigé par Mehri annonce, à cette date, la création du groupe Novembre, un
holding de presse rassemblant les quotidiens El-Moudjahid et Echaab, les
hebdomadaires El-Moudjahid (en arabe), l’Unité et Révolution africaine,
ainsi que l’imprimerie rattachée à El-Moudjahid. Le holding est constitué
sous forme de société par actions, avec 10 000 parts de 10 000 dinars
chacune. Mehri, Benhamouda, Hadjerès et Hamrouche, membres du bureau
politique, sont les détenteurs de ses parts, au nom du parti.
Le RCD est le premier à réagir, en criant au « hold-up » : « De tous les
monopoles, celui de la presse est le plus dangereux pour la démocratie. »
Cette bataille connaîtra de multiples péripéties, et le 6 novembre, les
salariés d’El-Moudjahid déclenchent une grève illimitée pour « protester
contre le passage d’El-Moudjahid du secteur public au secteur privé ». Le
directeur général d’El-Moudjahid, Zoubir Zemzoum, déclare que la grève
est « illégale et manipulée », que le FLN a bel et bien acheté l’entreprise.
Saadi soutient les travailleurs du journal qui ne paraît pas le lendemain 7
novembre. L’affaire est soumise à la justice, mais le 11 novembre, le
tribunal se déclare incompétent. Il renvoie l’affaire devant la chambre
administrative, ce qui offre un répit qui permet de mettre fin à la grève le
12.
Les attaques continuent sur le terrain économique. Le 18 septembre,
Fodhil Bey, ministre du Commerce, reproche à l’ancien gouvernement une
politique qui a mené le dinar à perdre la moitié de sa valeur en un an.
L’inflation a atteint 25 % en un semestre, dit-il, alors que Kasdi Merbah,
ancien premier ministre, l’évalue déjà à 60 % et estime qu’elle sera de trois
chiffres à la fin de l’année.
Devant se rendre à l’Assemblée pour défendre ses lois électorales,
Ghozali choisit la confrontation. Il exerce une pression permanente sur les
députés et finit par demander l’ouverture de la session de l’Assemblée à
peine une semaine après qu’il a déposé les projets de loi au Parlement.
Les députés se rebiffent et refusent de « se mettre aux ordres ». Ils
prennent tout leur temps : discussion du projet de loi par la commission
juridique, audition du ministre concerné, dépôt des amendements, ce qui
prend près de trois semaines. Durant toute cette période, Ghozali ne cesse
de crier au blocage, dans de multiples déclarations à la presse.
Lorsque la session de l’Assemblée est ouverte le 28 septembre, les
députés sont sur les nerfs. Ils mènent une bataille serrée pour refuser de
descendre sous le chiffre de quatre cents députés. Le gouvernement
Hamrouche, rappelons-le, avait prévu cinq cent quarante sièges de députés
et Ghozali leur demande de descendre en dessous du seuil des trois cents.
Ahmed Kiès, président de la commission juridique, tient des séances
marathon avec les représentants du gouvernement, avant et après
l’ouverture de la session de l’Assemblée. La tension monte alors et des
tentatives de conciliation sont organisées. Ghozali rencontre les députés en
présence des membres du bureau politique du FLN le 1er octobre, mais sans
Hamrouche. A l’issue de la réunion, Ghozali annonce que le FLN accepte
que les députés votent librement, sans consigne particulière de leur parti.
Mehri croit que la crise est dénouée, et se rend à Batna, où il s’adresse
aux militants le 5 octobre, jour anniversaire des événements d’octobre
1988. Il appelle à une coalition de « grands partis » après les élections
législatives car, dit-il, « aucun parti ne peut à lui seul sortir le pays de la
crise ». Il affirme la volonté de son parti d’aller loyalement aux urnes.
« Tous, sans préjugés ni appréhension, nous nous soumettrons à la sentence
du peuple. »
Mais la crise rebondit. Pour contourner le FLN, Ghozali se tourne vers
l’Organisation nationale des moudjahidine (combattants de la guerre
d’indépendance) et fera une alliance qui va durer plusieurs mois avec Ali
Kafi, nouveau patron tout puissant de l’ONM. Car si le FLN se prévaut de
sa légitimité historique, les moudjahidine sont tout aussi légitimes, ayant
eux-mêmes fait la guerre d’indépendance. Leur influence est très forte dans
le système et Ghozali pense qu’elle peut faire contrepoids au FLN.
Et c’est ainsi que, le jour même où Mehri parle à Batna, Ghozali
s’adresse au conseil national de l’Organisation des moudjahidin. « Le pays
est menacé, leur dit-il, les problèmes sont nombreux et complexes », et il en
impute une bonne part à son prédécesseur. Il rappelle que son
gouvernement a deux priorités : organiser des « élections propres et
honnêtes », et relancer l’économie. « Beaucoup d’hommes politiques ont
ignoré la seconde priorité, en ne pensant qu’aux élections et au pouvoir,
oubliant ainsi les véritables préoccupations des citoyens », dit-il dans une
allusion claire à Mouloud Hamrouche.
Mais les députés se montrent intraitables. Le lendemain, 6 octobre, ils
reportent une troisième fois le vote des lois électorales. Ghozali augmente
la pression et laisse entendre que s’il échoue devant les députés, il
démissionnera. Il dément ensuite, pour menacer de recourir au vote bloqué.
« Le gouvernement fera preuve d’une grande fermeté », dit-il notamment.
Durant toute cette période, Chadli s’est maintenu dans une stricte
neutralité. Mais devant la crise persistante, il est obligé d’intervenir,
d’autant que les partis lui demandent de contourner autrement l’Assemblée
nationale, en légiférant par ordonnance. Une réunion, qui n’a jamais été
confirmée, regroupe finalement autour de Chadli, Abdelhamid Mehri,
secrétaire général du FLN, Abdelaziz Belkhadem, président de
l’Assemblée, membre du bureau politique du FLN, Ghozali et son
prédécesseur, Mouloud Hamrouche.
Aussitôt, Belkhadem se montre apaisant. Il déclare que « l’APN ne veut
pas retarder les élections » et minimise les divergences entre le
gouvernement et les députés. Mais Ghozali relance immédiatement la
polémique et affirme, le 10 octobre, qu’il demandera une deuxième lecture
des lois électorales si les textes votés par les députés ne lui conviennent pas.
Le députés sont décriés de partout. Le MDA de Ben Bella, le RCD de
Saadi, le PRA de Boukrouh, le MAJD de Merbah et le FFS publient tous
des déclarations accusant les députés de faire des blocages. Le FFS
organise, le 13 octobre, un sit-in devant le siège de l’Assemblée, pour
protester contre le « blocage du processus démocratique ». Aït-Ahmed se
rend lui-même sur place et s’assoit sur le trottoir, au milieu de ses militants,
pendant près de deux heures.
C’est finalement à partir du 13 octobre que les lois électorales sont
votées. Ghozali intervient une dernière fois à l’Assemblée, juste avant le
vote, et se montre conciliant. Il va jusqu’à s’excuser pour les affrontements
verbaux qui ont eu lieu. Il accuse toutefois les « réseaux souterrains »
laissés par Hamrouche d’avoir été à l’origine de ce malentendu.
La loi sur le découpage prévoit 440 sièges, contre 542 dans la loi
Hamrouche, et près de 370 demandés par Ghozali. Elle est adoptée par 151
voix pour, 71 contre, et 30 abstentions. Il y a beaucoup de mécontents qui
votent contre, parce qu’ils avaient des comptes à régler avec la direction du
FLN qui ne les avait pas retenus comme candidats pour les législatives de
juin. D’autres, sentant le vent tourner, ont simplement rejoint Ghozali.
Le découpage est conçu pour mieux représenter les zones rurales et le
Sud, selon des normes de pondération divisant l’Algérie en cinq zones : les
villes de plus de 200 000 habitants (zone 1, un siège pour 80 000 habitants),
le Nord (zone 2, un siège pour 60 000), les Hauts Plateaux (zone 3, un siège
pour 55 000), l’Atlas saharien (zone 4, un siège pour 45 000) et l’extrême
Sud (zone 5, un siège pour 25 000).
La loi atténue légèrement les disparités entre le Nord et le Sud, et entre
les zones rurales et urbaines, mais sur le fond, elle part du même principe
que la loi Hamrouche : le Sud et les zones rurales sont surreprésentés
respectivement par rapport au Nord et aux zones urbaines. Pourtant, autant
la loi Hamrouche avait été décriée, autant la loi Ghozali est acceptée. Il n’y
a que Ghozali lui-même d’ailleurs à critiquer le découpage, en laissant
entendre qu’il n’a pas pu en voir le texte avant qu’il soit présenté au vote.
Mais il finit par dire que cette loi est bonne et la défendra.
La bataille se poursuit sur d’autres sujets. Ghozali veut supprimer
totalement la procuration de vote. Les députés veulent la maintenir. Ils
savent que, avec ou sans procuration, toutes les femmes militantes du FIS,
épouses ou membres de la famille de militants du parti, voteront. A
l’inverse, les femmes épouses ou membres de la famille des militants FLN,
plus traditionalistes, ne se rendront pas aux urnes.
Ghozali, qui a dans son équipe des militantes féministes, comme Khalida
Messaoudi, semble adopter une attitude très moderne, en voulant supprimer
totalement la procuration, pour permettre aux femmes d’exercer librement
leur droit de vote. Mais en réalité, lui-même joue objectivement contre les
partis populistes traditionalistes, comme le FFS et le FLN, et donc en faveur
du FIS. Quant aux femmes militantes qui l’entourent, elles sont en grand
décalage par rapport à la réalité de la société algérienne. Une délégation de
femmes est reçue par Abdelaziz Belkhadem, président de l’Assemblée, pour
lui présenter leurs doléances. Elles organisent aussi un sit-in devant le siège
du gouvernement.
La poire est finalement coupée en deux et seule la procuration
automatique entre époux est acceptée, sur simple présentation du livret de
famille. Mais cette mesure sera supprimée par le Conseil constitutionnel, à
qui Chadli soumettra plus tard la loi adoptée par les députés. Miloud
Brahimi, président de la Ligue des droits de l’homme, est l’une des
personnalités qui demandent la saisine du Conseil constitutionnel à ce sujet.
Les candidatures des indépendants feront aussi l’objet d’une dernière
bataille. L’ancienne loi prévoyait que le candidat à la députation au titre
d’indépendant doit être parrainé par cinq cents citoyens, qui doivent tous se
présenter devant un magistrat pour confirmer leur parrainage. La nouvelle
loi maintient le chiffre de cinq cents, mais seules quinze personnes, tirées au
sort, se présenteront devant le magistrat pour vérification.
La deuxième quinzaine d’octobre est aussi marquée par l’ouverture d’un
autre front pour Ghozali, celui du FFS. Après la démission de Benissaad du
ministère de l’Economie, le parti d’Aït-Ahmed continue de dénoncer le
FLN, mais commence aussi à avoir des doutes sur les intentions de Ghozali.
Le 12 octobre, il exprime publiquement ces doutes en demandant le retrait
du projet de loi sur la monnaie et le crédit, que Ghozali veut coûte que
coûte amender pour enlever certaines prérogatives à la Banque centrale. Ce
qui inquiète le plus le FFS cependant, c’est la loi sur l’ordre public, qui doit
permettre au wali de demander l’intervention de l’armée.
La rupture est consommée dix jours plus tard, le 22 octobre, lorsque le
FFS retire sa confiance au gouvernement Ghozali. « Ghozali tombe le
masque », déclare-t-il dans un communiqué, ajoutant que « le
gouvernement a outrepassé et dévoyé largement sa mission première ». Le
FFS prévoit que les élections législatives « ne seront ni libres ni honnêtes ni
loyales ni propres ». Il dénonce aussi, de la part de Ghozali, « une stratégie
électorale présidentielle, pour conforter l’image d’un homme d’Etat capable
de donner des garanties tant au plan international qu’interne ».
Peu importe, Ghozali réussit à trouver de nouveaux alliés dans sa bataille
contre le FLN. Le 27 octobre, c’est son successeur, Belaïd Abdessalam, qui
monte au créneau. Il appelle les militants du FLN à « libérer leur parti », à
occuper les locaux, « qui ne sont pas les biens d’un clan ». Il demande aussi
à Ghozali de dénoncer l’accord avec le FMI et de mettre en place une
« économie de guerre ».
Ghozali se déclare alors « dissident » du FLN, dont il veut assurer un
retour aux sources. Il affirme être dans la ligne originelle du FLN, et Ben
Bella se place dans la même optique, en affirmant, le 16 novembre, qu’il est
« prêt à rejoindre le FLN ». « Si le FLN fait son nettoyage, je dirai oui sans
hésitation à un retour à ce parti », déclare-t-il à plusieurs reprises. Il affirme
publiquement son soutien à Ghozali qui, selon lui, « doit utiliser toutes les
armes pour nettoyer le FLN ». De nouvelles alliances se dessinent alors,
avec les multiples tournées effectuées par Ghozali à l’intérieur du pays en
compagnie des « historiques » du FLN, Ben Bella, Bouteflika, Yahiaoui,
Kafi.
Un autre soutien inattendu à Ghozali vient de l’intérieur du FLN, lorsque
Belkhadem, président de l’Assemblée, reprend, le 17 novembre, les thèses
de Ghozali sur la loi sur les hydrocarbures. Belkhadem, dans un débat sur le
projet de loi de finances, déclare que l’augmentation des ventes
d’hydrocarbures est le seul moyen de sortir de la crise. Il va plus loin et
accuse Hamrouche d’avoir vendu du pétrole par anticipation le 12 mai à
une société française. Hamrouche dément cette information.
Malgré ses revers, Ghozali fait preuve d’un aveuglement politique
rarement égalé. Il estime qu’il peut rassembler des courants politiques
autour de lui, aussi bien au sein du FLN que dans d’autres mouvements,
FFS et même FIS, alors que pour lui, les partis démocrates sont acquis. Sa
principale cible est cependant le FLN, et notamment Mouloud Hamrouche,
qu’il continue d’accuser de tous les maux.
Le 21 novembre, il annonce qu’il va déposer un projet de loi contre le
mensonge des hommes politiques et « les fausses déclarations à l’opinion
publique ou devant le Parlement ». Malgré le peu de crédibilité de tels
projets, il est applaudi par la presse. Il donne même des détails sur ces lois :
50 000 à 100 000 dinars d’amende, et deux à dix ans de prison et déchéance
des droits civiques pour le coupable.
Jusqu’à la veille des élections de décembre 1991, il maintient ces
déclarations. Ainsi, le 25 décembre, à Oran, il s’attaque encore violemment
au FLN qu’il accuse de « créer un climat d’hostilité » autour du
gouvernement : les dirigeants du FLN « jouent la stratégie du pourrissement
à la seule fin d’arriver au pouvoir ». Il attaque aussi le FFS, pour aider le
RCD. « Sitôt la loi sur les hydrocarbures adoptée, Hamrouche s’est
empressé de téléphoner à l’AFP pour prédire qu’elle serait annulée par la
future assemblée. Mehri a fait la même déclaration au journal le Point »,
dit-il à Oran.
Ce long développement de la « guerre » de Ghozali conduit à se poser
beaucoup de questions. Une stratégie électorale, après tout légitime, peut-
elle justifier que Ghozali ait fait preuve d’un aveuglement aussi évident,
pour attaquer les seuls partis qui étaient en mesure de contrer le FIS ?
Ghozali se rendait-il compte qu’en les attaquant, il rendait service,
objectivement, au FIS ? En se lançant dans la promotion des candidats
indépendants qui ne pouvaient prendre des voix au FIS avec son électorat
discipliné, Ghozali se rendait-il compte qu’il affaiblissait les concurrents les
plus sérieux du parti islamiste ? Enfin, autre hypothèse, Ghozali l’a-t-il fait
délibérément, en sachant que le jeu était truqué à l’avance ? Etait-il partie
prenante dans ce jeu qui allait préparer le lit du FIS et l’engrenage qui a
suivi ?
Ce sont des questions à poser, car au moment où Ghozali menait ses
batailles, un dispositif complet se mettait en place pour permettre au FIS de
remporter les élections législatives. Il y a des faits que l’inconscience et
l’incompétence n’expliquent pas à elles seules.

Hachani prend le FIS

Tandis que Abbassi Madani et Ali Belhadj, les dirigeants mythiques du


FIS, étaient arrêtés, Abdelkader Hachani, un ingénieur pétrochimiste de 35
ans, l’allure timide, le regard caché par ses lunettes de myope, allait
progressivement prendre en main le FIS et le mener au sommet : la victoire
aux élections législatives de décembre 1991. Membre du Madjliss Echoura,
plutôt effacé et donc en mesure de réaliser un consensus, Hachani avait
adopté une position réservée sur la grève générale de juin. Il avait
cependant suivi Abbassi Madani, et l’arrestation du numéro un lui ouvrait
les portes de la consécration.
Au départ, il se trouve en concurrence avec Saïd Guechi, un des hommes
du pouvoir au sein du FIS, et Mohamed Saïd, celui que Cheikh Sahnoun,
puissant leader de la Ligue islamique, tente de parachuter à la tête du FIS.
Avec Mohamed Saïd, Hachani a des affinités. Ils sont tous les deux de la
Djazaara, le courant algérianiste au sein du FIS.
Le premier succès de Hachani a lieu le 25 juillet à Batna, lors de la
conférence nationale des bureaux de wilaya du FIS. Le choix symbolique
de l’endroit, capitale des Aurès, permet aussi d’éviter les pressions d’Alger.
Hachani réussit à réunir les représentants de quarante-cinq wilayas sur
quarante-huit. Hachemi Sahnouni et Benazzouz Zebda sont absents, ce qui
facilite le règlement du problème des dissidents. Ils ne seront pas
représentés et sont donc exclus de fait. Saïd Guechi, quant à lui, constate
dès le début de la réunion que le climat lui est défavorable. Il la quitte
rapidement.
La conférence n’aboutit pas tout de suite. Elle décide de reporter à une
date ultérieure la nomination d’un porte-parole pour suppléer l’absence de
Abbassi Madani. Elle coopte douze nouveaux membres au sein du Madjliss
Echoura, dont Mohamed Saïd, et suspend cinq dissidents. Mais déjà,
Hachani a une majorité favorable au sein de la nouvelle composante du
Madjliss. Il annonce aussitôt que le FIS ne participera pas à la rencontre
entre le gouvernement et les partis prévue deux semaines plus tard, si l’état
de siège n’est pas levé et si ses dirigeants ne sont pas libérés. Il reprend en
cela la position exprimée deux jours plus tôt par Abbassi Madani à partir de
sa prison.
« Rien dans le comportement économique et politique de l’actuel
gouvernement n’est rassurant ou suscite la confiance, ce qui nous incite à
refuser de participer à cette rencontre que le gouvernement veut utiliser
pour légitimer ses thèses et gagner une crédibilité qu’il recherche depuis
longtemps », déclare Hachani. Le pouvoir « avait refusé le dialogue sérieux
dans les circonstances normales et prétend, aujourd’hui, l’organiser sous
l’état de siège ».
Dans les deux semaines qui suivent, Hachani fait peu d’apparitions
publiques, mais mène un travail de fourmi qui lui permet de faire accepter
sa présence à la tête du FIS et de convaincre l’appareil du parti qu’il reste
fidèle à la ligne Abbassi-Belhadj. Lui-même, considéré comme un modéré,
adopte des positions radicales, apparemment nécessaires pour avoir
l’adhésion de la base du FIS. Il se sent suffisamment fort pour laisser
entendre, le 15 août, que le FIS ne participera pas non plus à la seconde
rencontre entre le gouvernement et les partis prévue pour la fin du mois. Il
est suivi par le Madjliss Echoura, qui décide à son tour, le 19 août, de
boycotter cette rencontre. Le communiqué du Madjliss est cependant signé
Othmane Aïssani et Kassem Tadjouri, et non Hachani. Il dénie « à toute
personne le droit de parler au nom du FIS ».
Dans cette bataille pour le contrôle du FIS, les dirigeants de ce parti eux-
mêmes se désintéressent des questions qui ne concernent pas le leadership.
Ainsi, la suspension d’El-Mounkidh et El-Forkane, les deux journaux du
FIS, passe inaperçue le 19 août. Les deux journaux ont publié des articles
« appelant à la désobéissance civile et à la violence, et incitant aux crimes et
délits contre l’ordre public et l’autorité de l’Etat », selon la décision de
suspension.
Hachani doit alors faire face à une contre-attaque de Bachir Fekih, un des
dissidents, qui annonce le 23 août qu’il va « reprendre en mains le FIS » :
« Ceux qui veulent nous rejoindre seront les bienvenus, les autres sont
libres de refuser. » Tout le monde sent alors que c’est une course de vitesse,
dans laquelle Hachani se révélera le plus habile. Fekih déclare que la reprise
des activités du FIS « est vitale », car « la base veut aller aux élections ». Il
reproche à Hachani « la politique de la chaise vide », après le refus de ce
dernier d’aller à la seconde rencontre gouvernement-partis. Mohamed
Kerrar et Ahmed Merani assistent à cette réunion, « à titre personnel ».
Mais Hachani sait que la conquête du FIS doit se faire dans les mosquées
et non dans les travées du pouvoir. C’est là qu’il mène l’essentiel de son
activité, secondé par quelques dirigeants, comme Abderrezak Redjam,
Moghni, qui prend la place de Ali Belhadj à la mosquée Essounna, et Rabah
Kebir. Et quand, le 2 septembre, Hachani lance la campagne électorale en
déclarant que le FIS ne participera pas aux législatives prévues à la fin de
l’année si les « chouyoukh 2 » ne sont pas libérés, il le dit en vainqueur. Il
peut alors nier qu’il y ait des divergences au sein du FIS, car la nouvelle
direction est homogène autour de lui.
Jusque-là, Hachani avait peu parlé et beaucoup agi. Il va, dès lors, se
montrer redoutable, organisant une succession de prêches et de conférences
de presse qui lui permettent de tenir un rôle de premier plan dans la vie
politique, bien qu’il soit largement boudé par les médias publics. Il hausse
aussi le ton en adressant, le 12 septembre, une sévère mise en garde au
gouvernement contre ce qui pourrait arriver aux dirigeants du FIS
emprisonnés et qui observent une grève de la faim. Il exprime sa crainte de
« ne plus pouvoir contrôler la situation si quelque chose arrivait aux deux
cheikhs ».
Il obtient, le jour même, un soutien important, de la part de personnalités,
dont Abdelhamid Brahimi, ancien chef du gouvernement, Ahmed Taleb
Ibrahimi, ancien ministre des Affaires étrangères, islamiste du FLN,
Benyoucef Benkhedda, président du parti El-Oumma, Abdallah Djaballah,
leader du parti islamiste Ennahdha, et Mohammedi Saïd, ancien ministre,
ancien chef de wilaya pendant la guerre d’indépendance, qui avait rallié le
FIS. Ces personnalités créent un « comité national de soutien aux détenus
politiques » dont ils demandent la « libération immédiate ». Le comité a
pour objectif « la solidarité morale et matérielle avec les victimes de la
répression ».
Le lendemain, les familles des détenus annoncent une grève de la faim
pour les soutenir. Mais les autorités se montrent inflexibles. Non seulement
elles refusent toute concession, mais le vendredi suivant, 27 septembre,
elles interdisent la prière dans la rue près des mosquées contrôlées par le
FIS à Alger.
Et pour bien marquer la fermeté dont elle va faire preuve à l’égard du
FIS, l’armée fait procéder à l’arrestation de Hachani le 27 septembre. Il est
accusé de « propos séditieux et violence verbale portant atteinte à corps
constitués », à la suite de son prêche dans lequel il dénonçait l’armée. Cette
arrestation, un coup du destin, sera particulièrement utile pour Hachani :
désormais, comme les autres « grands » du FIS, il a l’auréole du martyr,
obtenue grâce à ses positions radicales, fidèles à la ligne de Abbassi-
Belhadj. Elle sera particulièrement utile pour prendre en main le FIS au
moment nécessaire, car la base du parti islamiste n’accepte pas les demi-
mesures ni les déclarations mitigées.
Et c’est alors qu’il se trouve en prison que Hachani est plébiscité par le
FIS, lors de la réunion de ses élus, qui se tient le 2 octobre à Alger. 850
mairies et 31 assemblées de wilaya sont représentées par 3000 délégués, et
sur la tribune, Hachani, comme les autres dirigeants incarcérés, a une place
vide qui lui est réservée, avec son nom.
La conférence réaffirme la fidélité des élus à la ligne Abbassi et Belhadj,
et affirme surtout son « attachement à la conférence de Batna », tout comme
elle « renouvelle sa confiance au bureau exécutif provisoire » dirigé par
Hachani. Elle porte un coup fatal aux adversaires du nouveau patron du
FIS, en « reniant ceux qui sont rejetés par la base ». La victoire est totale.
Rabah Kebir, président de la commission politique, affirme que dix-sept
membres au total ont été exclus du Madjliss Echoura. Sept d’entre eux
seront réintégrés un mois plus tard, après de longues tractations. Kebir
précise aussi que seul le Madjliss peut prendre des décisions concernant une
participation ou non aux élections : le Madjliss est désormais dominé par
les amis de Hachani.
L’arrestation de Hachani permet à deux autres dirigeants, Rabah Kebir et
Moghni, d’émerger. C’est Othmane Aïssani, du bureau du FIS de Jijel, qui
devrait succéder à Hachani, mais l’homme est réservé et laisse s’exprimer
les deux autres. Ce sont donc eux qui vont énoncer l’essentiel des prises de
position du FIS durant l’absence de Hachani. Les deux hommes, appelés à
de lourdes responsabilité, restent hésitants quelque temps. Ils ne
commentent pas la création du Mouvement pour le message islamique, qui
demande également l’application de la chariaa, lorsque son président,
Ahmed Kerfah, un ancien du groupe de Bouyali, dépose le dossier
d’agrément. Ils restent tout aussi impassibles le 4 octobre lorsqu’une
mutinerie, menée par des islamistes, éclate à la prison d’El-Harrach.
D’habitude, les dirigeants du FIS, particulièrement Ali Belhadj et Abbassi
Madani, se rendent sur les lieux où se produisent des incidents impliquant
des islamistes.
Moghni a une redoutable mission : pallier l’absence de Ali Belhadj et des
autres chefs du FIS pour diriger la prière à la mosquée Essounna, alors que
Kebir s’occupe plutôt des déclarations politiques, bien que la frontière soit
mince entre les deux. Ils réussissent parfaitement leur mission et peuvent
organiser, le 4 octobre, un grand meeting au stade du 20 Août à Alger. Le
rassemblement se déroule sans incidents et l’hommage aux absents n’est
pas oublié. Les noms de Abbassi et Belhadj sont présents sur d’énormes
affiches, derrière des barreaux. Les symboles frappent toujours.
Les deux hommes attendent du renfort, car s’ils savent maintenir des
positions d’opposants, ils hésitent encore pour prendre des initiatives. Ils
doivent encore patienter, car le 15 octobre, le juge d’instruction ordonne la
mise en liberté provisoire de Hachani, mais le procureur fait appel.
Le discours politique s’en ressent et une certaine incohérence semble
apparaître. Ainsi, Moghni affirme-t-il le 25, lors de la prière du vendredi à
la mosquée Essounna, sa préférence pour des élections présidentielles. Les
législatives ont, selon lui, perdu leur « propreté, leur crédibilité, leur
loyauté ». Mais trois jours plus tard, Rabah Kebir annonce que le FIS va
préparer les législatives. Il précise toutefois qu’il n’y a pas encore de
décision du Madjliss Echoura qui a étudié la question, mais le FIS décide
tout de même de retirer les dossiers de candidature.
C’est la période durant laquelle Larbi Belkheïr passe au ministère de
l’Intérieur et la décision est mal accueillie par le FIS. Kebir estime que la
nomination d’un général au ministère de l’Intérieur « est une fraude
électorale anticipée ».
Kebir et Moghni sont donc soulagés quand, le 29 octobre, Hachani est
libéré. Il a obtenu la veille un non-lieu de la chambre d’accusation du
tribunal d’Alger. Aussitôt, ils partent en campagne et une de leurs premières
destinations est Blida, cette ville où sont détenus les « chouyoukh ». Il y
tiennent un grand rassemblement le 31.
Cette petite tournée de quelques jours permet à Hachani de mesurer le
degré de mobilisation de la base. Il la juge importante et les troupes du FIS
sont prêtes à repartir de nouveau occuper la rue. Alors, pour la première fois
depuis la levée de l’état de siège, le 1er novembre, date symbole, le FIS
renoue, sous la direction de son nouveau patron, avec les grandes
manifestations. Trois cent mille personnes se rassemblent pour cet
anniversaire à Alger. Encore une fois, on y parle des absents et un nouveau
slogan fait fureur : « Ya Ali, Ya Abbas, el djebha rahi labès » (Ali, Abbas, le
Front se porte bien). Ali et Abbas, c’est Belhadj et Madani, dont les
prénoms sont chargés de symbole : ce sont ceux des deux cousins du
Prophète, qui ont connu la gloire et le martyre. On y répète aussi : « Pas de
charte, pas de Constitution, Dieu a dit, le Prophète a dit. »
La mobilisation des militants est intacte, la force du FIS est encore
importante. Elle est visible dans la rue, mais aussi ailleurs, comme à
l’université, où les islamistes organisent des grèves et des regroupements
sur le thème de l’arabisation. Ceci permet à Hachani de dire, en ce 1er
novembre, que « le FIS est une organisation solide, qui ne doit pas être
touchée par l’emprisonnement de ses dirigeants ».
A partir de cette date, Hachani va adopter une stratégie politique
redoutable dans la perspective des élections. Il souffle le chaud et le froid,
affirmant que son parti étudie la question de sa participation éventuelle,
mais qu’il lui semble que la conjoncture ne s’y prête pas. De déclaration en
déclaration, il va multiplier les conférences de presse et les interviews,
amenant le pouvoir à faire une série de concessions, alors que le FIS
prépare sa victoire en sous-main, mettant en place un dispositif presque
infaillible.
Le 6 novembre, il fait sa première déclaration, laissant entendre qu’il
pourrait participer aux élections, à la suite de « développements positifs »
apparus dans le discours du pouvoir. Il se montre presque rassurant en
disant que le FIS se « dirige » vers les élections, mais il précise que la
décision n’est pas encore prise. Comme pour maintenir l’ambiguïté, une
constante dans le discours du FIS, Abdelkader Moghni déclare deux jours
plus tard à la mosquée Essounna que « la démocratie est kofr (athéisme) ».
Les courants radicaux sont donc rassurés.
La mort de Bachir Fekih, en même temps qu’elle met fin à un problème
que pourrait affronter Hachani, est accueillie comme un signe du destin. Le
dissident qui avait publiquement dénoncé Abbassi Madani à la télévision
est victime d’un mystérieux accident de la circulation le 7 novembre, entre
Oran et Sidi-Bel-Abbès, son fief. Il est dans un état comateux et meurt
quelques jours plus tard.
Lorsque survient, le 11 novembre, la date limite de dépôt des
candidatures pour les élections, Hachani n’a toujours pas annoncé sa
décision sur la participation, mais il a déposé les dossiers. Encore une fois,
les absents n’ont pas été oubliés : Abbassi Madani est candidat aux
Anassers, et Ali Belhadj à Badjarah, selon Hachani. Les deux candidatures
seront toutefois rejetées par le tribunal, car le dossier doit être déposé
personnellement par le candidat.
Hachani est candidat à Skikda, sa ville natale, et Moghni à Bab-El-Oued,
le fief de la mosquée Essounna. Anouar Haddam se présente à Tlemcen,
mais la plupart des candidats du FIS sont peu connus du grand public. De
bonne formation, ce sont surtout des technocrates qui ont réussi à s’imposer
au niveau local, dans les villes et villages de l’intérieur. Ils ont, en majorité
écrasante, une particularité : ils appartiennent à la Djazaara, qui a largement
éliminé ses rivaux « salafistes » (fidèles à la première tradition de l’islam)
de l’appareil du FIS.
Les courants radicaux expriment d’ailleurs leur désaccord après le dépôt
des candidatures. En juin, Abbassi et Belhadj avaient refusé cette démarche,
rappellent-ils. Hachani est alors contraint de durcir le ton, de rappeler
encore une fois que la décision n’a pas encore été prise. Il demande aussi au
pouvoir « l’assainissement du climat politique et un geste en faveur de
l’alternance » avant d’annoncer sa décision.
Il mène une large campagne pour convaincre la base du FIS, qui le
considère comme un mou malgré ses positions radicales. Il organise une
conférence de presse ou un meeting par jour, se rendant dans les régions les
plus réticentes, comme Lakhdaria, fief des plus durs, le 14, puis Tizi-
Ouzou, considérée comme hostile aux islamistes, le 21. Pour ces courants
radicaux, il y a aussi les autres dirigeants qui leur tiennent toujours les
discours appropriés. Ainsi, le 22 novembre, Moghni qui parle peu en dehors
de la mosquée Essounna, déclare-t-il que « les élections présidentielles
anticipées et immédiates constituent la seule sortie possible de la crise ».
« Si le Madjliss Echoura décide de ne pas participer, le FIS mobilisera tous
ses moyens contre les élections », dit-il à ceux qui craignent qu’elles se
déroulent sans le FIS.
Le geste attendu de la part du pouvoir survient fin novembre, avec la
libération de Mohamed Saïd, lui aussi propulsé à la tête du FIS grâce à la
bénédiction de Cheikh Sahnoun et grâce aussi à sa toute récente détention.
Aussitôt après sa libération, c’est à lui que le Madjliss Echoura confie la
lecture du communiqué qu’il a adopté le 28. Le communiqué maintient le
suspense, se contentant de dire qu’il se prononcera sur les élections dans les
prochains jours, « à la lumière de l’évolution de la situation politique ». Il
estime que « la seule alternative pour le pouvoir est de libérer les dirigeants
incarcérés et de les traduire devant une juridiction civile ». « Nous
considérons la réponse positive du pouvoir à cette proposition comme un
premier pas vers l’assainissement du climat politique. »
Le choix de la participation aux élections se précise cependant et Hachani
révèle, le 2 décembre, que son parti est « en contact direct » avec le
ministère de l’Intérieur. Il lui a transmis les exigences du FIS pour
participer aux élections, notamment la retransmission du vote en direct à la
télévision et la présence de candidats du FIS au ministère de l’Intérieur pour
le dépouillement.
Entre-temps survient l’affaire de Guemmar, le poste frontalier attaqué par
des militants du FIS qui fait cinq morts parmi les militaires. Hachani, qui
veut visiblement aller au vote, est gêné. Il dément toute implication dans
l’affaire, alors que le ministre de la Défense Khaled Nezzar a mis en cause
le FIS. « L’affaire n’est pas claire, mais il s’agirait probablement de
règlements de comptes entre deux clans rivaux au sein de l’armée », déclare
Hachani. Cette déclaration est mal accueillie et lui vaudra des désagréments
avec les militaires, d’autant plus que l’enquête révélera que la plupart des
assaillants de Guemmar étaient réellement militants du FIS. Hachani se
rattrape le 4 décembre en déclarant : « La violence ne fait pas partie de nos
méthodes. Le FIS agit dans la légalité. » Il reconnaît implicitement que des
personnes incriminées dans l’affaire de Guemmar sont des militants du FIS,
en disant qu’il « peut y avoir des responsabilités individuelles ».
Une forte pression s’exerce alors sur le FIS et on parle même de
l’éventualité de sa dissolution, si des preuves de l’implication d’éléments
FIS sont apportées lors de l’enquête. Alors, Hachani cède. Il avait demandé
l’organisation de marches dans tout le pays pour demander la libération des
détenus, mais lorsque le ministère de l’Intérieur interdit les marches, il les
annule. Il veut aller aux élections et éviter tout incident.
Hachani est alors sur tous les fronts. A Sétif, le 6 décembre, il déclare
que « le pouvoir doit partir en bloc ». Il réaffirme que « le FIS veut édifier
un Etat islamique par les urnes ». Le même jour, il est aussi à la télévision,
qui diffuse les enregistrements du FIS dans le cadre de la campagne
électorale. Il ouvre la campagne avec Mohamed Saïd. Il multiplie les
démentis sur la participation du FIS dans l’attaque de Guemmar, puis, à
douze jours des élections, il contre-attaque. Il accuse le pouvoir de vouloir
interdire son parti. « Si le pouvoir veut liquider le FIS, qu’il le dise
clairement. »
Il est alors suffisamment fort pour défier tout le monde. Il a mis en place
son dispositif électoral partout dans le pays, grâce à une véritable toile
d’araignée, combinant les moyens de communication les plus modernes aux
méthodes traditionnelles les plus archaïques. Les réseaux fax et le bouche à
oreille vont fonctionner de pair pour assurer la victoire.
Quant au pouvoir, il est allé trop loin pour pouvoir annuler les élections à
la mi-décembre. Alors, le 14 décembre, le FIS annonce sa décision : il
participera. « Le Madjliss Echoura a décidé la participation du FIS aux
élections législatives et appelle le peuple algérien musulman et toutes les
structures organiques du FIS à œuvrer chacun à son niveau pour réunir les
conditions à même de favoriser le projet islamique, afin de rester fidèles à
la chariaa et aux martyrs, et de concrétiser les aspirations de la Oumma. »
Et le 23 décembre, le FIS clôt, de manière triomphale, sa campagne
électorale par un gigantesque rassemblement au stade du 5 Juillet. Hachani
précise aux derniers réticents de son parti, dont certains commencent déjà à
organiser des attentats : « Nous n’avons pas d’autre choix que la voie
électorale », soulignant que son parti demandera « des présidentielles
anticipées immédiatement après les législatives ».
Grâce à une stratégie redoutable, aidé par de curieux coups du destin,
Hachani va réussir là où Abbassi et Belhadj avaient échoué : avoir la
légitimité des urnes. Mais sa victoire sera particulièrement amère, pour lui
comme pour l’Algérie. Elle mènera à un dérapage qui va durer des années.

Préparation de la faillite

Pendant que Hachani préparait ses troupes pour remporter la victoire qui
tendait la main à son parti, le régime organisait tranquillement sa propre
banqueroute. Le point de départ en est donné lorsque, le 15 octobre, le
président Chadli, resté très discret pendant plusieurs semaines, annonce la
date des élections législatives pour le 26 décembre 1991. L’agitation
islamiste est alors relativement contrôlée, seuls quelques groupes ayant
basculé dans la clandestinité mais n’arrivant pas à constituer un sérieux
danger pour le pouvoir.
Chadli demande à tous les partis « de contribuer au succès » des
élections. Il appelle au « calme et au respect de la loi, pour que les citoyens
fassent leur devoir en toute liberté ». Il met en garde contre « l’extrémisme
verbal et le recours à la violence », dans des allusions claires au FIS, qu’il
évite pourtant de citer.
Par cette décision, Chadli a, en réalité, complètement changé le débat
politique dans le pays. Jusque-là, différentes parties s’étaient enfoncées
dans une polémique sur les lois électorales et beaucoup d’hommes
politiques s’étaient lancés dans une campagne à peine voilée pour les
présidentielles. Le FIS, Ben Bella et Merbah les réclamaient publiquement,
et Ghozali s’efforçait de constituer un regroupement autour de lui au cas où
l’échéance approcherait.
En annonçant la date des législatives, Chadli remet les pendules à
l’heure, en signifiant à tous que la prochaine étape sera les législatives. Les
présidentielles, elles, ne seront possibles que lorsque les législatives auront
été organisées dans de bonnes conditions. Le battage pour les
présidentielles connaît alors un répit, mais de courte durée, car le 21
octobre, en ouvrant l’année judiciaire, Chadli annonce qu’il a toujours
l’intention d’organiser des présidentielles anticipées, mais selon le rythme
qu’il jugera bon.
Dès le lendemain de l’annonce des législatives, plusieurs partis déplorent
cette décision du chef de l’Etat, qu’ils qualifient de « hâtive ». Ils estiment
qu’il faut plus de temps, mais affirment tout de même qu’ils vont y
participer. Le PRA de Noureddine Boukrouh exprime crûment ses réserves :
l’opposition est « conviée à l’abattoir ». Il affirme que c’est là un « scénario
décidé de longue date à l’intérieur d’un triangle présidence-FLN-
gouvernement ».
En fait, la plupart des partis de l’opposition comprennent parfaitement
qu’ils ont peu de chance face aux trois « fronts », FIS, FLN et FFS. Le FIS
est certainement le premier parti du pays et il a une stratégie électorale. Le
FLN, espérant profiter d’un rejet du FIS et d’une dynamique positive,
compte sur un bon report de voix pour se placer devant le FIS ou le talonner
de près. Il pense être en mesure d’organiser une alliance, au moins avec le
FFS, pour contrebalancer le poids du FIS. Quant au FFS, il est sûr de son
bastion de Kabylie et compte glaner quelques sièges ailleurs. Il lui suffit de
voir quelle a été la moyenne nationale de participation dans tout le pays lors
des communales de juin 1990 et quelle a été la participation dans son
bastion, pour savoir que la différence lui est acquise.
Mais c’était compter sans la succession de déboires qui vont s’accumuler,
à un rythme et selon une logique tels qu’une seule conclusion est possible :
la victoire du FIS a été délibérément facilitée, sinon organisée, par des
centres à l’intérieur même du pouvoir. Car dans une telle situation, un
pouvoir qui affirmait vouloir contrer le FIS avait un minimum de
précautions à prendre. Il devait au moins se présenter comme un pouvoir
cohérent, ayant un objectif clair et acceptable, et favorisant les partis qui
avaient un projet démocratique, particulièrement ceux qui étaient
suffisamment forts pour pouvoir s’imposer. C’est à l’inverse qu’on va
assister durant deux mois, dans une succession de fautes et de
manipulations qui conduiront droit à la débâcle du 26 décembre, en
impliquant des hommes très proches de Chadli.
Le remaniement du 16 octobre permet à Ghozali de prendre le
portefeuille de l’Economie après le départ de Benissaad. Mais le
changement vaut surtout par la nomination du général-major Larbi Belkheïr
au poste de ministre de l’Intérieur. L’homme est en effet un élément
essentiel du système depuis le début des années quatre-vingt. Très proche
de Chadli, ancien chef de région militaire, il avait, en tant directeur de
l’ENITA (université militaire), organisé une célèbre réunion des officiers
supérieurs de l’armée dans l’enceinte de cette école pour décider de la
succession de Boumediene.
Nommé secrétaire permanent du Haut Conseil de sécurité (1980-1982),
ancien directeur de cabinet du président de la République (1986-1989), puis
secrétaire général de la présidence depuis cette date, général-major depuis
juillet 1991, l’homme est crédité d’un pouvoir immense. Ses prérogatives
ont été élargies lorsque l’équipe qui travaillait avec Mouloud Hamrouche à
la présidence est passée avec lui au gouvernement, laissant le champ libre à
Larbi Belkheïr. Son grade et sa qualité de militaire font aussi de lui
l’homme qui assure la jonction entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire.
D’un physique massif, jovial, facile d’accès, il connaît aussi tous les
dossiers les plus délicats sur les plans interne et externe.
Lorsqu’il passe au gouvernement, il est chargé de mettre en place les
recommandations du Haut Conseil de sécurité pour éviter les troubles.
L’armée, qui ne souhaite pas gérer une troisième fois des troubles, après
octobre 1988 et juin 1991, veut instituer de nouvelles règles pour prévenir
de telles situations. Ce sera fait par le biais d’une nouvelle loi, qui permet
de faire appel à l’armée en cas de troubles, sans recourir à l’état de siège. Il
établit aussi une nouvelle législation, plus restrictive, pour les marches et
les manifestations.
Le 26 octobre, dix jours après sa nomination, il précise à l’APS que sa
mission vise « essentiellement à permettre le déroulement des élections
dans une totale transparence ». La nouvelle loi sur l’armée n’a pas pour
objectif de « restreindre les libertés politiques », dit-il, mais de « préserver
la sécurité des citoyens et des biens. L’armée n’interviendra qu’en appoint
aux services de police et de gendarmerie ».
Belkheïr fait visiblement de l’ombre à Ghozali, mais celui-ci ne désarme
pas. Il s’en va en campagne et se déclare capable d’organiser « des élections
propres et honnêtes en dépit des lois électorales » qu’il continue à critiquer.
Il estime d’ailleurs qu’il a battu les députés dans la bataille qui l’a opposé à
eux car, dit-il, « à part la question de la procuration, j’ai obtenu
satisfaction ».
Quand le FFS lui « retire sa confiance », le 22 octobre, Ghozali repart à
la charge contre le FLN qu’il accuse, dans une émission de télévision,
d’avoir mis en place une « machine de guerre » pour le contrer. Il se déclare
de nouveau « dissident » du FLN et promet, à plusieurs reprises, de le
« nettoyer ». Abdelhamid Mehri demande une mise au point à la télévision,
mais elle lui est refusée.
Dès lors, Ghozali est parti dans sa propre stratégie, qui l’amène
progressivement à abandonner l’organisation des élections et la gestion de
l’économie. Le 24 octobre, Abdelhak Benhamouda, patron de l’UGTA,
menace d’organiser une grève générale, de multiplier les grèves sectorielles
ou d’appeler au boycott des législatives si le gouvernement ne s’intéresse
pas à la dégradation de la situation économique. Beaucoup de secteurs sont
alors touchés par des grèves cycliques : l’éducation, le transport aérien, la
santé et les hydrocarbures notamment.
Le RCD, dont deux ministres de Ghozali sont proches, Ali Haroun et
Abou Bakr Belkaïd, est le premier à organiser une marche autorisée depuis
le 3 juin. Elle a lieu le 24 octobre, cinq mois après que Abbassi et Belhadj
ont lancé leurs troupes à l’assaut du pouvoir. La marche du RCD est, elle
aussi, essentiellement dirigée contre le FLN, accusé de « voleur, suceur de
sang ». La marche, qui part de la place du 1er Mai, réunit quelque 20 000
personnes, mais les manifestants sont empêchés d’aller vers la présidence,
leur destination initiale.
C’est à la fin octobre aussi que les doutes commencent à planer sur le
déroulement des élections. Le climat politique général ne s’y prête pas et
plusieurs personnalités le disent publiquement. Hamrouche, empêché de
parler à la veille du 1er novembre à Bourouba, banlieue populaire d’Alger,
par des « manifestants islamistes », déclare peu après que « le climat
politique n’incite pas à aller aux urnes ». Le 1er décembre, il affirme encore
qu’on « n’a pas donné la preuve à l’opinion publique que les élections
législatives auront lieu à la date fixée. Cela m’inquiète ». Il note la
multiplication des grèves et le malaise social ambiant, car les élections que
lui-même devait organiser six mois plutôt ont été sabordées par une grève
générale qui a « dérapé ».
Hamrouche est d’autant plus inquiet qu’il est de nouveau mis sur la
sellette le 29 novembre, après qu’un policier est grièvement blessé à Kouba
lorsque des islamistes encerclent un local d’une organisation d’enfants de
chouhada (martyrs). Le policier a été blessé par des éléments armés et
meurt peu après. La rumeur affirme alors que Hamrouche se trouvait sur les
lieux lors de l’incident. Il est lui-même fils de chahid et avait des relations
suivies avec des courants au sein de l’organisation des chouhada.
Hamrouche dément, mais la rumeur a fait son chemin.
Le climat social est alors extrêmement tendu et les grèves s’étendent. A
l’université, qui est paralysée près d’un mois par une grève sur le thème de
l’arabisation, début novembre, Djillali Liabès, alors ministre des
Universités, répond en proposant de maintenir un « SMIG » linguistique,
avec au moins deux langues. Il est « aberrant de concevoir un cadre de la
nation formé dans un strict monolinguisme », affirme-t-il. Mais rien n’y fait
et la dérive est évitée de justesse, le 26 novembre, lorsque les professeurs
d’université, qui organisaient un rassemblement sur l’esplanade du Palais
du Gouvernement, sont tabassés par la police. Il y a quelques blessés, mais
Ghozali finit par les rejoindre, leur exprimer son soutien et leur affirmer
qu’il n’est pas responsable de ce qui s’est passé. Il rejette implicitement la
responsabilité sur Larbi Belkheïr, ministre de l’Intérieur.
Une grève est aussi en cours à DVP, une entreprise publique de
distribution de véhicules particuliers, qui compte 15 000 travailleurs. Elle
dure une dizaine de jours. Le SNAPAP, syndicat des fonctionnaires, menace
lui aussi de faire grève, alors que les postiers déposent un préavis, pendant
que les magistrats et fonctionnaires de la cour des comptes entament un
arrêt de travail.
Face à cette pression, Ghozali répond de deux manières. Il cède face à
tous ses interlocuteurs et s’en va mener sa campagne à l’intérieur du pays,
souvent en compagnie de Ali Kafi. Une réunion tripartite regroupe, le 21
novembre, le gouvernement, l’UGTA et l’Union nationale des entrepreneurs
publics (UNEP), pour tenter de régler les problèmes sociaux. Elle est
précédée d’une déclaration du ministre du Commerce, Fodhil Bey, destinée
à apaiser les travailleurs. Il met en garde les entreprises publiques et privées
contre « toute augmentation excessive des prix ».
Au bout de deux jours de négociations, un accord est obtenu pour un
relèvement du SMIG, qui augmente de 40 % en deux tranches, à partir de
janvier. Il doit passer de 2500 dinars à 3000 en janvier, et 3500 en juillet. Le
coût de cette concession gouvernementale est de quinze milliards de dinars.
Le président Chadli lui-même s’engage au respect de cet accord, en
recevant Benhamouda.
Mohamed Salah Menaa, un des dirigeants du Syndicat islamique du
travail, dénonce l’accord et dénie à l’UGTA le droit de parler au nom des
salariés. Mais Benhamouda a marqué un point important face aux
syndicalistes islamistes.
Mais c’est au FIS que le pouvoir fait les plus grandes concessions, dans
une ultime tentative de l’amener à participer aux élections. Les appels du
pied au parti de Abbassi Madani se multiplient et des contacts discrets ont
lieu. Le 15 octobre, le juge d’instruction ordonne la mise en liberté
provisoire de Abdelkader Hachani, l’homme qui va mener le FIS à la
victoire. Le procureur a beau faire appel, il n’est pas suivi dans sa requête.
Puis, le 27 novembre, nouveau geste de bonne volonté en direction du FIS :
la chambre d’accusation du tribunal militaire de Blida accorde la libération
provisoire à Mohamed Saïd. Le FIS dispose désormais de deux dirigeants
crédibles, car tous deux ont été en prison. Ils sont plus jeunes et ont la
réputation d’être moins radicaux, ce qui rassure sur les intentions du FIS
new-look.
Le FIS continue de réclamer la libération de ses « chouyoukh el
achawiss » (vénérés cheikhs) détenus à Blida, mais il ne l’obtiendra pas. En
revanche, le 18 novembre, il peut de nouveau disposer de ses journaux.
L’interdiction des journaux El-Mounkidh et El-Forkane est levée. Salah
Gouami, ancien présentateur du journal télévisé sous le parti unique,
remplace Benazzouz Zebda à la tête d’El-Mounkidh. Pendant les quelques
jours de flottement entre les deux tours des élections de décembre 1991 et
janvier 1992, Gouami se présente à la télévision algérienne comme futur
patron.
Plus rien n’empêche désormais la participation du FIS aux élections
législatives et la décision est annoncée le 14 décembre. Les alertes se
multiplient pourtant, avec la sanglante affaire de Guemmar, le 29 novembre,
puis le 16 décembre, lorsque onze islamistes, en possession d’armes et de
bombes artisanales, et s’apprêtant à mener des attentats, sont arrêtés à
Blida. Ils avaient déjà réalisé des hold-up destinés à rassembler des fonds.
A la veille des élections, les 24 et 25 décembre, trois personnes sont tuées
dans des attaques contre la police et la gendarmerie. Les incidents ne sont
pas annoncés le jour même et ne seront rendus publics qu’au lendemain des
élections : silence, on va voter.
Entre-temps, les partis politiques continuent de mener une campagne
morne, sans relief, que seules quelques personnalités tentent de relever.
Mahfoudh Nahnah est empêché, le 17 décembre, de tenir un meeting à Bou-
Saada par des militants du FIS. Il traite les perturbateurs de « harkis » et
d’« ignorants ».
Saïd Saadi est, quant à lui, réélu à la tête du RCD. Il a réussi à surmonter
la crise provoquée par la contestation menée par le numéro deux de son
parti, Mokrane Aït-Larbi, qui a boycotté le congrès. Aït-Larbi avait
dénoncé, dans sa lettre de démission, « l’absence de débats au sein du
parti », et considère le congrès comme « illégal et illégitime ». Qu’importe,
Saadi est satisfait : le 14 décembre, la télévision, contrôlée par Belkaïd,
annonce la prochaine diffusion d’un journal télévisé en tamazight.
Les partis, qui avaient bénéficié d’une « aide exceptionnelle » décidée le
31 octobre, pataugent. Le MDA, et particulièrement son président Ben
Bella, passe son temps à trouver des opportunités pour « se fondre dans le
FLN », selon la formule d’un journaliste. Il reste braqué sur
d’hypothétiques présidentielles, tout comme le MAJD, alors que des partis
comme le PSD s’enfonçent dans des crises cycliques.
Pendant ce temps, le FIS renforce son occupation du terrain électoral, ce
que tentent de faire aussi le FFS et le FLN. Le parti de Aït-Ahmed fait un
travail remarquable à Alger et conforte son implantation en Kabylie. Les
dirigeants du FLN sillonnent le pays. Hamrouche se rend pratiquement dans
toutes les wilayas, multipliant les rencontres sur le terrain. Il rejette les
élections présidentielles anticipées, affirmant qu’il faut « rompre avec la
culture de l’homme providentiel, inhérente au système du parti unique ». Il
refuse toute alliance au premier tour, mais affirme que le FLN aura recours
à des alliances locales au second tour, qui n’aura jamais lieu. Pour l’après-
élections, Hamrouche affirme sa préférence pour un « gouvernement
d’union nationale » et se déclare prêt à respecter l’alternance. « Si le FLN
est minoritaire et qu’on ne veut pas de nous, nous ne resterons pas au
pouvoir. »
Ghozali est, pendant ce temps, en campagne lui aussi. Il se rend souvent
dans des villes où les dirigeants du FFS et du FLN viennent de passer, pour
tenir des discours violents contre ces deux partis. Il sponsorise un peu
partout des candidats indépendants, recrutés chez les notables locaux,
parfois chez les fils de chouhada et les moudjahidine.
C’est Larbi Belkheïr qui est chargé de mettre en place le dispositif de
gestion des élections et, surtout, le dispositif de crise en cas d’échec des
élections. Le 1er décembre, l’Assemblée nationale adopte la nouvelle loi sur
les manifestations, introduisant de nouvelles contraintes. Seul le wali peut
désormais autoriser une manifestation, alors qu’auparavant, les maires
avaient cette capacité. Les maires FIS en avaient largement abusé pendant
les dix-huit mois précédents. Le wali peut aussi interdire une manifestation
s’il estime qu’elle trouble l’ordre public.
En prévision des élections et craignant une répétition de l’expérience de
juin 1991, le ministère de l’Intérieur interdit, le 4 décembre, les marches et
les manifestations durant la campagne électorale. Elles « constituent une
forme de pression inadmissible sur les électeurs et une menace pour l’ordre
public ». En fait, elles sont facilement manipulables. Les meetings et
rassemblements doivent donc se tenir dans des endroits clos.
La loi la plus importante est adoptée le lendemain, 5 décembre. Elle
donne au wali la possibilité de faire appel à l’armée pour aider les forces de
sécurité. Cette loi avait été préconisée par le Haut Conseil de sécurité avant
la levée de l’état de siège.
Jusque-là, en deux états de siège, le déploiement de l’armée s’est avéré
juridiquement difficile à gérer et politiquement dangereux. La coordination
avec les autres services de sécurité n’est pas facile à assurer, chacun ayant
sa propre logique de fonctionnement. De plus, proclamer l’état de siège dès
qu’il y a des troubles dans une ville constitue un inconvénient politique
difficile à assumer au plan interne comme sur le plan international. Il fallait
donc trouver une mesure intermédiaire qui puisse éviter le recours à ces
mesures extrêmes. Selon la nouvelle loi, l’armée ainsi déployée dans une
ville reste subordonnée au pouvoir civil, mais les militaires continuent de
recevoir leurs ordres de leur hiérarchie. Cette loi sera appliquée un mois
plus tard.
Pour couronner le tout, un Observatoire des droits de l’homme, qui
servira plus tard à couvrir de graves dérives dans ce domaine, est créé le 18
décembre par le Conseil des ministres. Il est chargé de l’« évaluation
permanente des mesures prises par les autorités publiques pour la
promotion des droits de l’homme ». Cette évaluation « permet aux
institutions de la République de disposer d’un indicateur permanent et
privilégié pour la sauvegarde des droits collectifs et la protection contre les
atteintes aux droits individuels ». Le communiqué annonçant sa création
affirme qu’il sera « crédible, grâce à son indépendance et sa composante ».
Kamel Rezzag-Bara, membre fondateur de la Ligue des droits de l’homme,
est désigné à sa tête. Il aura une rude tâche face aux milliers de personnes
envoyées dans des camps au Sahara et au terrible engrenage de la violence
qui s’annonce.
Mais à ce moment de l’histoire de l’Algérie, ce sont surtout des questions
d’un autre ordre qui se posent et qui amènent à des conclusions troublantes.
La démarche du pouvoir donne en effet l’impression d’avoir mis tous les
atouts en faveur du FIS. D’abord, Ghozali a refusé, lors des débats sur la loi
électorale, un amendement présenté par cent huit députés, proposant la
proportionnelle intégrale. Les députés FLN avaient fini par se ranger aux
côtés de la revendication du FFS en faveur de ce mode de scrutin car,
pensaient-ils, la conjoncture l’imposait. L’amendement, confié à Djamel
Ould Abbas, président de la commission des Affaires étrangères de
l’Assemblée, a été « torpillé », selon un de ses promoteurs. Parallèlement,
le découpage proposé était « idéal » pour le FIS, selon la formule utilisée
par un député lors des débats à l’Assemblée.
Ensuite, Ghozali a systématiquement mené campagne contre les deux
grands partis qui pouvaient talonner le FIS. Non seulement il les a affaiblis,
mais il a lancé des candidatures indépendantes qui ont rogné sur l’électorat
de ces deux partis, là où c’était possible.
Il y a également eu un forcing pour assurer la participation du FIS. Ses
dirigeants, poursuivis sur des chefs d’inculpation « très légers », selon un
avocat, ont été libérés au bon moment, et ses journaux autorisés à reparaître.
De hauts responsables ont demandé la dissolution du FIS lorsque des
preuves ont été rassemblées sur la participation de ses militants à l’attaque
de Guemmar, mais la proposition a été refusée. Les multiples attaques que
des éléments armés de la nébuleuse FIS ont menées à la veille des élections,
ont été gardées secrètes.
Des manipulations encore plus troublantes méritent d’être signalées.
Différentes sphères du pouvoir ont toujours présenté le résultat probable des
élections comme systématiquement favorable aux courants démocrates. Des
hommes politiques, qui ont rencontré le président Chadli, ont déclaré que,
sur la base des informations fournies par le gouvernement, le chef de l’Etat
croyait que le FIS n’atteindrait pas 25 % des sièges, contre autant pour le
FLN, alors que les démocrates et les indépendants devaient se partager le
reste.
Pourtant, au moins deux enquêtes prouvaient le contraire et donnaient la
victoire au FIS dans tous les cas de figure. La première, réalisée par un
grand institut, a fait un recoupement simple. Elle a pris les résultats des
élections communales de juin 1990. Elle a additionné les voix obtenues par
chaque parti dans les communes qui constituent une circonscription
électorale. Elle est arrivée à la conclusion que même si le FIS perdait près
de 30 % de son électorat, il gagnerait les élections avec le nouveau
découpage et le nouveau mode de scrutin.
La deuxième enquête, dont la presse a parlé, a été réalisée par la
gendarmerie. Elle aussi évoquait des hypothèses très pessimistes, d’autant
plus qu’elle avait permis de relever que le FIS avait mis en place un
dispositif électoral parallèle à celui du ministère de l’Intérieur. Grâce aux
militants dont il disposait dans l’administration, et grâce au contrôle des
communes, le FIS avait la mainmise sur les cartes électorales et sur les
données informatiques de l’Etat.
M’Hamed Boukhobza, qui sera assassiné durant l’été 1993, a longuement
travaillé sur une de ces enquêtes. Il a notamment étudié l’électorat, auquel
le pouvoir et les partis non islamistes se sont très peu intéressés. Boukhobza
a noté que l’électorat algérien est jeune, urbain et féminin. 72 % des
Algériens ont moins de 30 ans, et dans la tranche des 20 à 30 ans, on trouve
près de la moitié de l’électorat : c’est la tranche la plus favorable au FIS. La
commission juridique de l’Assemblée avait d’ailleurs proposé de relever
l’âge des votants à 21 au lieu de 18 ans : dans cette tranche, il y a près d’un
million et demi de votants, favorables en majorité au FIS. Là aussi, Ghozali
avait refusé la proposition des députés.
M’Hamed Boukhobza définit trois types d’électorat : l’électorat rural,
stable et plutôt FLN ou FFS ; les urbains et néo-urbains, contestataires,
favorables donc au FIS ; et enfin, la classe moyenne, qui souhaite participer
davantage au pouvoir. Il note toutefois que cette classification peut être
influencée par des intérêts familiaux, tribaux et régionalistes. Son étude,
comme toutes les autres, a été ignorée. L’explication selon laquelle Ghozali
était surtout intéressé par son propre avenir présidentiel ne paraît pas
suffisante. Ces informations sont-elles arrivées à bon port, à leurs
destinataires ? L’improvisation avec laquelle l’armée a agi au lendemain des
élections laisse supposer qu’elle n’était pas au courant. Mais comment une
aussi grande opération peut-elle lui échapper ? Et Chadli lui-même,
président de la République, en a-t-il eu connaissance ? Le fait qu’il semble
être la principale victime des résultats des élections laisse supposer que non.
Mais dans ce cas, jusqu’où sont arrivées les complicités ?
Car ici, le doute ne semble guère permis : avec l’ensemble de ces faits, il
est possible de dire que la victoire du FIS a été sciemment planifiée,
organisée, pour mettre le pays devant une terrible alternative : choisir entre
le système en place et le FIS. C’était l’ultime, la vraie bipolarisation. Chadli
n’était alors qu’un élément qui paraissait diriger ce système, mais il n’avait
pas une fonction essentielle. La preuve en sera fournie lorsqu’il
démissionnera, le 12 janvier 1992 : son remplacement par Boudiaf ne
change rien. Il permet même au système de se renforcer autour d’un homme
plus crédible. C’est le principal résultat des élections avortées de décembre
1991.
IV. L’ÉPISODE BOUDIAF
Les élections de décembre 1991

Le FIS n’annonce sa participation officielle aux élections que le 14


décembre, douze jours avant le scrutin. Mais depuis le 6 décembre, sa
participation est acquise, lorsque les premiers enregistrements de sa
campagne électorale sont diffusés par la télévision. Ce sont Abdelkader
Hachani et Mohamed Saïd qui lancent la campagne, relayés par d’autres
personnalités, comme l’ancien footballeur international Salah Assad et
Amar Brahmia, le manager du champion du monde d’athlétisme
Noureddine Morcelli. Moghni, qui tient la mosquée Essounna, Rabah Kebir
et Abderrezak Redjam jouent également un rôle important.
La campagne du FIS est celle d’un parti conquérant. Le seul doute pour
les dirigeants du FIS concerne l’ampleur de leur victoire. Le 20 décembre, à
la mosquée Essounna, Moghni, candidat à Bab-El-Oued, prédit un raz-de-
marée. Il estime que son parti obtiendra 90 % des sièges dès le premier tour.
« Nous n’attendrons pas le deuxième tour pour avaler le pouvoir et les
autres partis », dit-il, rassurant les militants sceptiques qui se demandent si
la décision d’aller aux urnes est bonne. Abbassi Madani et Ali Belhadj sont
d’accord avec cette décision, assure-t-il. Hachani prévoit, de son côté, que
le FIS recueillera 70 % des suffrages.
Quarante-neuf partis au total sur les cinquante-huit agréés participent aux
élections. Ils présentent 4691 candidats, auxquels s’ajoutent 1021
indépendants. Il y a, en moyenne, un peu plus de treize candidats par
circonscription électorale, avec deux à trois candidats indépendants. Seules
cinquante-trois femmes sont candidates chez les partis, avec quatre
indépendantes ; elles représentent 1 % seulement des candidats.
La campagne électorale suscite peu d’intérêt. Le PAGS boycotte les
élections, le MDA et le MAJD ont toujours les yeux braqués sur les
présidentielles. Le FIS continue de souffler le chaud et le froid sur ses
intentions, promettant de respecter la démocratie ou d’ériger des tribunaux
populaires pour juger les anciens responsables, selon l’identité du dirigeant
qui s’exprime et la nature de son auditoire. Le FFS mène une excellente
campagne en Kabylie et à Alger, où ses réseaux réussissent à l’implanter.
Le FLN mène sa campagne sur le thème des réformes. Il maintient les
candidatures de jeunes cadres, technocrates, entrepreneurs, ayant une bonne
cote au niveau local. Il se présente comme l’initiateur du processus
démocratique et son chef de file reste Mouloud Hamrouche, qui doit
toujours faire face à la contre-campagne animée par Ghozali, avec le
soutien de Ali Kafi, alors patron de l’Organisation des moudjahidine. Le
chef du gouvernement sillonne le pays, où il multiplie les attaques contre le
FLN, qu’il accuse de vouloir « uniquement s’accrocher au pouvoir pour le
pouvoir ». Il se rend à Annaba, Tlemcen, Oran, faisant de brèves
apparitions à Alger, où Larbi Belkheïr semble avoir pris les choses en main.
La veille des élections, Ghozali est à Oran, où il s’attaque violemment au
FLN. Il l’accuse de « créer un climat d’hostilité » autour du gouvernement
et affirme que les dirigeants du FLN « jouent la stratégie du pourrissement à
la seule fin d’arriver au pouvoir ».
Ghozali devait aussi intervenir à la télévision le 24 décembre, moins de
quarante-huit heures avant les élections. Il prépare un dernier tir de barrage
contre le FLN. Il avertit les responsables de la télévision de son intervention
et leur demande de prendre les dispositions nécessaires. L’information
parvient à la présidence qui prend Ghozali de court. C’est au chef de l’Etat
de parler à la veille d’une échéance aussi importante. C’est finalement
Chadli qui s’adresse aux Algériens, pour les appeler à « participer
massivement aux élections ». Il sait que le FIS fera le plein et que la
capacité des autres courants à avoir des sièges dépend de la mobilisation
des abstentionnistes. Il appelle aussi à « élire une assemblée représentative
des différentes couches de la société algérienne ». « Le vote est un droit et
un devoir », dit Chadli qui se déclare « déterminé à mener jusqu’au bout le
processus démocratique ». Il lance une dernière mise en garde contre « les
traquenards, les manœuvres et les manipulations dans le but d’exploiter les
nobles sentiments du peuple pour des raisons strictement électoralistes ». Il
assure que « toutes les dispositions de sécurité ont été prises pour que le
scrutin se déroule dans la sérénité et le calme ».
Dans un entretien à la radio, Chadli évoque aussi son propre avenir. « S’il
faut que je reste jusqu’à la fin du mandat présidentiel, je resterai », dit-il en
réponse aux partis qui demandent d’aller rapidement à des élections
présidentielles. « On a pensé, lorsque j’ai évoqué l’éventualité d’élections
présidentielles anticipées, que j’allais terminer les élections législatives puis
les présidentielles, et je m’en irais ensuite, laissant tout le monde se
débrouiller. » Il rejette ce scénario et précise que la démocratie doit
s’instaurer par étapes, sa retraite ne devant intervenir que dans des
conditions normales. « Il n’y aura d’élections présidentielles anticipées que
si toutes les conditions sont réunies. On ne peut penser à ces élections dans
un climat trouble, dans lequel pèsent des menaces sur l’unité nationale et
sur le devenir de la nation. »
Les propos les plus controversés de Chadli sont contenus dans cette
même déclaration, lorsqu’il affirme qu’il est prêt à « cohabiter avec la
majorité qui sortira des urnes », donc éventuellement avec le FIS. Il déclare
ne nourrir « aucune appréhension » envers l’opposition. « Nous
respecterons la volonté du peuple. Il n’y aura pas de compétition entre le
président et le gouvernement. Je veillerai seulement au respect de la
Constitution. Je ne crois pas qu’il y ait un quelconque problème si on
respecte la Constitution », dit-il en réponse à une question sur une victoire
éventuelle du FIS. Il appelle tout de même les Algériens à éviter les
« aventures politiques », mais il envisage cette éventualité dont il rejette la
responsabilité sur les partis démocrates. En effet, dit-il, en cas de victoire du
FIS, « ce serait alors aux citoyens et aux partis attachés à la démocratie de
se demander ce qu’ils ont fait pour que le pays reste stable ». Il critique le
« manque de courage politique » de l’opposition démocratique. « L’Etat est
prêt à assumer ses responsabilités, sans changer de démarche, ni passer à
une dictature militaire », dit-il. En tout cas, dans cette déclaration, Chadli
exclut de recourir à un coup de force contre le FIS et écarte de se plier à lui.
Il semble préférer une défaite des islamistes, mais est prêt à composer avec,
le cas échéant.
Au moment où Chadli s’adresse aux Algériens par le biais de la
télévision, une attaque se déroule contre le poste de gendarmerie de Ben
Mered, à Bordj-El-Kiffan. Un gendarme est blessé et deux armes sont
dérobées. Le lendemain soir, un sous-officier de l’armée est tué au même
endroit lors du mitraillage d’un véhicule de militaires. Un groupe
particulièrement actif agit dans cette zone. Le même soir, les membres d’un
groupe armé tirent sur une patrouille de police à Birmandreïs. Mais
l’incident le plus grave se déroule quelques heures avant l’ouverture des
bureaux de vote. Une dizaine d’hommes armés tirent sur des gendarmes à
Ouled Mendil, à vingt kilomètres au sud d’Alger. Un gendarme est tué et
deux autres blessés, et un des assaillants est abattu. Toujours dans la même
nuit, des bombes artisanales sont lancées contre un cantonnement de
gendarmerie à Fouka, petit village côtier à quarante kilomètres à l’ouest
d’Alger, et contre des unités de police à Husseïn-Dey. Ces incidents
semblent montrer que les courants islamistes radicaux mènent un dernier
forcing pour tenter d’empêcher les élections. Mais ils échouent, car les
incidents ont peu d’impact et ne sont annoncés que trois jours plus tard, une
fois la victoire du FIS établie. C’est comme si les autorités voulaient, coûte
que coûte, éviter de gêner la victoire du FIS du 26 décembre 1991.
Cette journée du 26 décembre commence difficilement. Des bureaux de
vote, y compris à Alger, ne sont pas ouverts avant onze heures. Juste avant
le vote, il y a encore eu des mutations de hauts responsables dans
l’administration. Des secrétaires généraux de wilayas et des directeurs de
l’administration et de la réglementation, c’est-à-dire les hommes-clés de
l’administration préfectorale, sont mutés à la veille du scrutin. Ce sont
finalement les réseaux du FIS qui prennent les choses en main. Le parti de
Hachani a lancé une mobilisation générale de toutes ses structures, qui sont
pratiquement en mesure de réaliser un pointage lorsque les électeurs sortent
de l’isoloir. Ils savent qui a voté et comment ; leurs estimations se révèlent
si proches de la réalité qu’il s’avère difficile de faire mieux. Selon le
ministre de l’Intérieur, ils distribuent des bulletins vierges un peu partout à
leurs militants. Pour les analphabètes, ils organisent un système qui ne
permet pas de se tromper. Ils donnent un bulletin déjà préparé à un électeur
qui va voter et lui demandent de rapporter le bulletin qui va lui être donné
dans le bureau de vote. De nouveau, ils préparent ce bulletin à l’intention
d’un autre analphabète, et ainsi de suite. Des camionnettes, y compris celles
des communes, sont mobilisées en certains endroits pour transporter les
votants. Les femmes FIS votent en masse et de manière disciplinée elles
aussi.
Les autres partis sont moins présents. Seuls le FLN et le FFS tentent de
mener un action timide pour contrôler les bureaux de vote. Mais leurs
militants ne font pas preuve de la même discipline que ceux du FIS. Les
autres partis se contentent de faire de la figuration et de parler aux médias
qui restent en majorité hostiles aux islamistes. Le jour du vote, Alger
républicain, fidèle à sa ligne hostile aux élections, annonce en première
page : « L’urne d’une fracture annoncée. » Il craint une victoire massive du
FIS et appelle au boycott, tout en maintenant sa revendication pour la
dissolution des « partis totalitaires ». « Le drame de ce jeudi, écrit Alger
républicain, c’est que le pays risque de payer cher la décision, on a envie de
dire la folie, de tous ceux qui ont décidé de jouer le pays à la roulette
russe. » El-Watan, de son côté, titre : « Démocratie, ça passe ou ça casse. »
Ce jour-là, Aït-Ahmed vote pour la première fois en Algérie depuis 1963.
Il suit le déroulement des élections à partir du siège de son parti, comme la
plupart des principaux dirigeants de partis. Il n’y a pas d’incident signalé
dans la journée, mais l’abstention inquiète. Le taux de participation n’atteint
que 50,77 % des inscrits à dix-sept heures. Le ministère de l’Intérieur
décide alors de prolonger l’ouverture des bureaux de vote jusqu’à vingt
heures. Il laisse à l’appréciation des walis le soin de juger de la nécessité de
cette prolongation pour deux heures supplémentaires. Le FIS ne proteste
pas à la suite de cette mesure, visiblement prise de manière précipitée. Il est
difficile de dire si les autorités avaient commencé à soupçonner les résultats
du vote et ont fait une ultime tentative pour changer le cours des choses, ou
si c’était une simple décision technique, sans plus. En tous les cas, Ghozali
se déclare « très satisfait du déroulement, du climat et du taux de
participation ».
Cette déclaration contredit les protestations qui s’accumulent. Le
Mouvement démocratique pour le renouveau algérien (MDRA) de Slimane
Amirat accuse le FIS d’avoir envahi les bureaux de vote d’Alger afin
d’intimider les électeurs. Hamas signale des bulletins cochés et remis à des
analphabètes avant qu’ils se rendent aux urnes. Le FFS dénonce les
scrutateurs qui cochent FIS lorsqu’on leur annonce une voix FFS. Cette
fraude a porté sur plusieurs dizaines de milliers de voix, selon lui. Le FIS
aussi proteste. Hachani accuse un chef de bureau de vote d’avoir appelé à
voter pour le FLN : à aucun moment, Hachani n’a évoqué les partis autres
que le FLN et le FFS, car sa base savait d’où viendrait la concurrence. Le
MAJD de Kasdi Merbah affirme que des bureaux de vote ont été désertés et
des bulletins de vote volés. Il évoque aussi l’ouverture tardive de certains
bureaux.
Toutes ces accusations passent inaperçues aux yeux du ministre de
l’Intérieur Larbi Belkheïr, qui se déclare à son tour « très satisfait » du
déroulement des élections. Il précise que les conditions de vote ont été
« généralement parfaites » et que les incidents signalés sont « sans
conséquence ». Mais au fur et à mesure que les résultats tombent, dans la
soirée, Larbi Belkheïr se montre moins sûr de lui. Quand, enfin, vers deux
heures du matin, il donne une conférence de presse à la salle Ibn Khaldoun,
attenante au Palais du Gouvernement, pour annoncer les premiers résultats,
il a nettement changé. L’homme qui annonce la victoire du FIS a l’air
fatigué, usé. Dans un premier temps, il avait fait état de résultats donnant
lieu à des ballottage FLN-FIS, alors que le FFS était bien placé en Kabylie.
Puis les choses se sont précisées, avec la victoire indiscutable du parti de
Hachani.
Le FIS exprime sa joie bien avant l’annonce des résultats officiels. Les
résultats lui parviennent avant le ministère de l’Intérieur, grâce à ses
réseaux. Dans un premier temps, le FIS annonce avoir remporté 89 sièges
au premier tour sur 150 circonscriptions dont les résultats sont connus. Puis
il annonce 150 sièges au premier tour sur 224. Les chiffres sont précis et
conformes à la réalité, à peu de chose près. Le lendemain, à la prière du
vendredi à Kouba, Rabah Kebir annonce que son parti a remporté 171
sièges et ne doute pas de la majorité au second tour. Puis, Hachani annonce
le soir même que ses partisans ont obtenu 189 sièges sur les 399 en jeu. Il
reste alors à connaître les résultats de 31 circonscriptions seulement. 16
sièges sur 22 en compétition à Alger reviennent au FIS.
Mais cela ne lui servira à rien, car on commence déjà à décompter les
lacunes des élections. Le ministre de l’Intérieur note que près de 900 000
cartes d’électeurs n’ont pas été distribuées. Le FIS est clairement accusé
car, contrôlant les mairies, c’est lui qui doit normalement distribuer ces
cartes. Il est donc accusé d’avoir omis les personnes qui lui sont hostiles. Le
taux de participation définitif est aussi relativement bas : 58,55 %. Il atteint
58 % à Alger, fief du FIS, alors que la capitale traditionnellement vote peu.
Oran enregistre un score encore plus important, avec 61,62 %, contre
64,53 % pour Constantine. Le raz-de-marée du FIS est pondéré par le raz-
de-marée du FFS en Kabylie, où Aït-Ahmed est élu au premier tour à Beni
Ourthilane. Abdelkader Moghni est lui aussi élu avec une confortable
majorité à Bab-El-Oued, avec 67 % des voix. Curieusement, les chefs de
file du FIS et du FLN, Hachani et Hamrouche, sont tous les deux en
ballottage défavorable, le premier à Skikda, sa ville natale, le second à Jijel.
Leurs concurrents sont du parti adverse. Saïd Saadi est, quant à lui, battu à
Tizi-Ouzou par Saïd Khelil, le « patron » FFS de la ville. « Nous nous
sommes trompés de société », déclare Saadi, qui accuse ses rivaux d’avoir
mené la campagne électorale « dans les égouts ».
Finalement, c’est le 30 décembre que le Conseil constitutionnel proclame
les résultats du premier tour, qui s’établissent ainsi :
Inscrits : 13 258 554 ;
Votants : 7 882 625, soit 59 % des inscrits ;
Suffrages exprimés : 6 897 719, soit 88,18 % des votants, mais à peine
plus de 50 % des inscrits ;
Bulletins nuls : 924 906, soit 11,82 % des votants ;
Abstentions : 5 435 929, soit 41 % des inscrits ;
Nombre de sièges pourvus : 231 sur 340 ;
FIS : 188 sièges, avec 3 260 222 voix ;
FFS : 25 sièges, avec 510 661 voix ;
FLN : 16 sièges, avec 1 612 947voix ;
Indépendants : 3 sièges ;
Ballottage : 199.
Au second tour, il y aura 198 sièges en jeu. Ils concerneront 5 403 259
électeurs. Le FIS sera en ballottage dans 187 circonscriptions, dont 143 en
ballottage favorable. Il est talonné par le FLN, avec 172 candidats en lice.
Mais les candidats FLN ne sont en situation favorable que dans 46
circonscriptions. Le FFS sera présent dans 17 circonscriptions, dont quatre
en position favorable. Hamas, Ennahdha, le PRA, le PSD seront également
présents, mais pour quelques sièges seulement. A Alger, les ballottages
opposent le FIS et le FFS. Le parti d’Aït-Ahmed a remporté douze des
sièges en jeu dans la wilaya de Tizi-Ouzou, et pratiquement fait le plein
dans celle de Béjaïa, avec 11 sièges sur 12. Fatima Kartout, médecin,
candidate FFS, est la seule femme en lice au second tour. Elle est en
ballottage à Raïs Hamidou.
Le vote présente aussi de nombreux paradoxes, dus essentiellement au
mode de scrutin retenu. Le FIS, avec un peu plus de 3 millions de voix sur
13 millions d’inscrits (moins du quart), obtient une confortable majorité. Le
FLN, avec la moitié des voix du FIS, n’a que 15 sièges. Il a moins de sièges
que le FFS, alors qu’il a près de trois fois plus de voix que lui. Le parti
d’Aït-Ahmed sort renforcé, car en plus des sièges qu’il remporte, il se
présente, à Alger, comme le principal rival du FIS.
Mais c’est déjà une vieille histoire, car au moment où les résultats
définitifs sont proclamés, les bruits de bottes commencent à se faire
entendre. Les inquiétudes grandissent. Les appels à l’annulation du vote se
multiplient. C’est le FIS qui tente, le premier, de se modérer, en se rendant
compte des implications du vote. Rabah Kebir veut « rassurer toutes les
couches de la société algérienne », affirmant que le « projet islamique est
celui du bien et de la générosité ». Moghni, dans le même sens, déclare que
le FIS « laissera à tous les courants politiques toute la place pour
s’exprimer ». Mohamed Saïd met en garde les militants du FIS contre
« toute tentation de vengeance ». Mais en même temps, il appelle les
Algériens à « se préparer à changer leurs habitudes vestimentaires et
alimentaires », et à « s’abstenir de l’alcool ». A Kouba, un imam appelle à
la création de « tribunaux populaires pour juger les traîtres ».
Faisant le bilan des élections, Mehri note que le FLN a des scores
meilleurs qu’en juin 1990, mais il reconnaît l’avance du FIS. Il appelle à
voter plus nombreux au second tour, espérant que l’abstention a joué
d’abord en faveur du FIS. Il craint que l’Algérie « connaisse un pluralisme
fictif, bâti sur un discours politique démagogique compromettant
l’approfondissement du processus démocratique ».
Aït-Ahmed note que seuls sept millions d’Algériens sur treize ont voté.
Avec le mode de scrutin proportionnel, le FIS n’aurait pas obtenu une aussi
grande victoire, dit-il. Il annonce qu’il appellera à voter démocrate au
second tour. Mais il n’y aura jamais de second tour.

La préparation du coup d’Etat

Qui a gagné après l’annulation des élections de décembre 1991 ?


Question encore plus simple : qui a perdu ? Le FIS, le FLN, le FFS, la
démocratie ont perdu. Chadli également. L’armée, officiellement mise
devant le fait accompli, s’est trouvée obligée d’intervenir, face à une
situation qu’elle ne semblait pas avoir souhaitée, mais à laquelle elle s’était
préparée. Des cercles d’initiés savaient que le FIS allait remporter les
élections. Les données confirmant cette hypothèse existent, comme on l’a
vu plus haut.
En juin 1991, Abbassi Madani a été manipulé pour renverser le
gouvernement Hamrouche et suspendre temporairement une alternative
démocratique. L’armée qui, comme toutes les armées du monde, n’aime pas
le désordre, s’est trouvée devant une situation où elle ne pouvait
qu’intervenir. Il suffit de créer des conditions troubles pour provoquer une
réaction en chaîne, à laquelle l’armée doit réagir. Les exemples historiques
ne manquent pas, les militants de partis démocrates ou de gauche ayant
parfois une part de responsabilité importante dans le dérapage. Leur
radicalisme et leurs positions extrêmes constituent souvent le prétexte à la
contre-révolution totale, imposée au nom de l’ordre et de la stabilité. En
Algérie, ce sont les islamistes qui ont joué ce rôle. Mohamed Salah
Mohammedi, ministre de l’Intérieur, avait mis en garde début 1991 contre
« une solution à la chilienne ». Il n’en a pas dit plus, mais cette déclaration
permet de comprendre beaucoup de situations et d’événements arrivés plus
tard.
Abbassi Madani a été lui-même, avec Mouloud Hamrouche, une des
principales victimes de juin 1991. Mais juin n’a fait que reporter
l’alternative démocratique, qui risquait de revenir en force à l’occasion des
élections législatives de décembre. Cette fois-ci, c’est un dispositif plus
complexe qui est mis en place : organiser délibérément la victoire du FIS,
en sachant que l’armée va réagir de manière mécanique à une telle
éventualité. Peu d’analystes envisageaient sérieusement une prise du
pouvoir du FIS sans que l’armée intervienne. Et, contrairement à l’Iran où
une majorité écrasante de la population était contre le Shah et favorable à la
révolution de Khomeyni, il existait en Algérie de larges franges de la
population qui étaient hostiles à un pouvoir intégriste. Ces franges
regroupent toute la mouvance nationaliste et démocratique. Il suffit donc de
mettre cette partie de la population devant le fait accompli pour qu’elle
demande l’intervention de l’armée. C’est ce qui est arrivé. Deux partis, le
FLN et le FFS, qui connaissaient bien la nature du système, ont estimé qu’il
était plus facile d’affronter le FIS que le système. Ils se sont déclarés
favorables à la poursuite des élections.
Il est impossible de savoir qui savait, qui était au courant de toutes les
données de cette grande opération. Certains hommes politiques, y compris
dans l’opposition, semblaient en tous les cas parfaitement prévoir ce qui
allait se passer. Ainsi, le 12 décembre, c’est-à-dire deux semaines avant le
premier tour des élections, Kasdi Merbah, ancien patron de la sécurité
militaire, se déclare « sceptique ». Interrogé par la radio, il estime qu’il « est
possible » que le premier tour ait lieu, mais en fonction de ses résultats, « il
est probable que des manœuvres politiciennes aient lieu pour renvoyer le
second tour aux calendes grecques ». Il se demande notamment ce qui se
passerait « si une majorité FIS se dégageait » au premier tour !
Le Quotidien d’Algérie évoque, de son côté, quatre hypothèses. Pour lui,
si le FLN revient, ce serait « un coup pour rien ». Si les démocrates
gagnent, ce serait « une divine surprise », à laquelle il ne croit guère. Il
évoque aussi une Assemblée islamiste, mais cette éventualité est, pour le
journal, liée à une quatrième, celle du « chaos final », avec un raz-de-marée
islamiste, suivi de la proclamation de l’état d’exception et de la création
d’un comité de salut public. Le commentaire de Merbah comme l’analyse
du Quotidien d’Algérie évoquent clairement l’hypothèse de l’arrêt des
élections, qui paraissait la plus probable chez les initiés.
Après le premier tour des élections et le raz-de-marée du FIS, les excès
des islamistes radicaux ajoutent aux inquiétudes qui s’expriment
publiquement. Hachani se veut pourtant rassurant envers les intellectuels,
les femmes, les pays voisins et les partenaires de l’Algérie. Le 29 décembre,
il déclare qu’il « n’y aura pas de tribunaux populaires, ni de règlements de
comptes, ni de bain de sang ». « Le FIS garantira les libertés individuelles
et collectives dans le cadre de la loi islamique et tolérera l’existence de
partis non islamiques. » Le 31, il fait adopter un communiqué par le FIS,
dans lequel il appelle ses militants à ne pas céder aux provocations « d’où
qu’elles viennent et quelle que soit leur nature ». Il demande au peuple de
« fraterniser, de bannir tout sentiment de rancœur et de haine ». Le peuple
algérien « a franchi le premier pas vers l’édification de l’Etat islamique qui
le hissera au rang d’avant-garde et suprématie ».
Les déclarations modérées sont cependant étouffées par d’autres,
radicales, et les actions menées par les jusqu’au-boutistes. Un policier est
blessé à coups de couteau par un islamiste et délesté de son arme le 29
décembre. Deux jours plus tard, les services de sécurité annoncent le
démantèlement d’un groupe du Mouvement islamique armé à Mascara. Six
personnes sont arrêtées, alors que quatre réussissent à s’enfuir. Des
équipements militaires, des armes blanches, des chevrotines et un lot de
matériel de propagande sont retrouvés chez le groupe. Des bâtiments de la
SNCF sont ensuite incendiés à Hamma Bouziane, près de Constantine, par
cinq hommes armés. Les deux gardiens du lieu sont ligotés et trois
directions sont détruites, avec tout leur matériel. Le 6 janvier, un livre de
Ali Belhadj, Ecrits d’un prisonnier, est saisi. Il a été tiré à 5000
exemplaires. Une exposition du FIS se tient aussi début janvier à Alger,
pour présenter l’Etat islamique. Cet Etat aura notamment recours à « la
persuasion » (targhib) et à la « terreur » (tarhib) pour propager la foi.
Après un moment de flottement, la presse s’élève contre le FIS dès fin
décembre, dans des commentaires édifiants. El-Moudjahid estime qu’il
« faut être aliéné pour ne pas mesurer les risques majeurs qui pèsent sur la
nation si des dispositions adéquates ne sont pas prises par tous ceux qui ont
à cœur le pays et ses intérêts supérieurs ». Alger républicain, commentant
les propos apaisants de Hachani, écrit qu’à « deux doigts du pouvoir, le FIS
n’est pas à un mensonge prêt ». Le Matin juge que « Hachani s’est payé le
luxe d’un ton angélique, le temps d’une conférence de presse ».
La machine politique qui prépare publiquement l’arrêt des élections se
met en branle le 31 décembre, avec la création du Conseil national de
sauvegarde de l’Algérie (CNSA). Il est mis sur pied par le leader de
l’UGTA, Abdelhak Benhamouda, l’UNEP, syndicat des gestionnaires
d’entreprises d’Etat dirigé par Mohamed Benmansour, la Ligue algérienne
des droits de l’homme de Miloud Brahimi et Youcef Fethallah, les deux
confédérations patronales privées, la Confédération générale des
entrepreneurs algériens (CGOEA) et la Confédération algérienne du
patronat (CAP), ainsi que d’autres associations. Le CNSA affirme que « la
dénonciation du FIS comme fossoyeur de la démocratie est un impératif
pour sauver le pays ». « Nous ne pouvons permettre à qui que ce soit
d’utiliser cette Constitution comme tremplin, de bénéficier de la démocratie
et de les abroger toutes les deux », soulignent ses promoteurs dans une
déclaration. Le quotidien El-Watan titre : « Non au second tour », et Alger
républicain note que « l’Algérie républicaine réagit ».
La veille, Saïd Saadi avait appelé à bloquer le second tour des
législatives. « Tous les moyens qui peuvent empêcher le second tour
doivent être utilisés, dit-il, ajoutant qu’il y a des moments dans l’histoire où
chaque homme doit prendre ses responsabilités, même si la légalité doit en
pâtir ». Il appelle à « casser de toute urgence le processus morbide qui va
enterrer l’Algérie ». Pour le PAGS, « la tâche nationale la plus immédiate
est la mobilisation de toutes les forces patriotiques et démocratiques pour
exiger l’annulation des élections et la non-tenue du second tour ».
Auparavant, l’Association pour le triomphe des droits de la femme avait
demandé de « barrer la route au FIS ». « Les électeurs du FIS, 25 % de la
population, imposeront-ils à l’Algérie de basculer dans le Moyen Age ?
Imposeront-ils que l’avenir de nos enfants soit confisqué par les tribunaux
populaires du FIS ? Refusons le suicide. L’abstention est aujourd’hui un
crime contre l’Algérie », déclare cette association.
La presse accompagne le mouvement, et Alger républicain affirme, le 2
janvier, que « l’Algérie républicaine doit se passer du jour d’après ». Le
Matin se demande : « A quoi bon y aller ? Une fois le FIS sur le trône, fini
le multipartisme, finie la Constitution, finies les élections. » Dès le 1er
janvier, le RCD, le PAGS, le MAJD, la coordination des associations de
femmes et le Conseil national des sports rejoignent à leur tour le CNSA.
Hachani et la direction du FIS avaient-ils une stratégie arrêtée à ce
moment face à cette levée de boucliers ? Des proches de Hachani qui l’ont
rencontré affirment que le leader du FIS savait que le second tour des
élections ne se tiendrait pas. Il multiplie les appels au calme et les
déclarations apaisantes, mais lorsqu’il se trouve face à la base du FIS, il est
obligé de lui tenir un discours radical. A la mosquée Essounna, lors de la
prière du vendredi, il affirme que « le FIS ne renoncera pas à son projet de
construire un Etat islamique, et les résultats du premier tour constituent un
pas allant dans ce sens, vers la restauration du califat ». Le 10 janvier, il
déclare que « la décision d’instaurer un Etat islamique est désormais entre
les mains du peuple ». « Le FIS n’est qu’un instrument du peuple (...) Nous
ne pouvons plus choisir à sa place. » Il y a « une Algérie de l’islam
authentique et une Algérie de djahilia (période anté-islamique) », dit-il.
Pendant que le pays est dans cette tourmente, le Sunday Times affirme
que l’Algérie coopère avec l’Irak pour produire une bombe atomique, « la
première bombe islamique du monde ». Selon le journal, l’Irak fournit à
l’Algérie de l’uranium enrichi. Les Etats-Unis se montrent apparemment
apaisants, en affirmant qu’ils ne disposent d’aucune information pouvant
confirmer cette collaboration algéro-irakienne. L’Agence internationale de
l’énergie atomique n’y croit pas non plus. L’Algérie était devenue membre
du conseil des gouverneurs de l’AIEA. Mais cette relance de l’affaire du
réacteur signifie que les dirigeants algériens doivent à nouveau passer par
une négociation avec l’extérieur avant de passer à l’action au niveau
interne. Selon un chercheur algérien qui a travaillé dans le projet du
réacteur nucléaire, les Etats-Unis ont accepté de garder le silence sur une
prise du pouvoir par l’armée si le réacteur était démantelé. Au cas où le FIS
accéderait au pouvoir, Washington a fait savoir que le réacteur constituerait
une « grave préoccupation » pour les Etats-Unis.
Peu d’hommes politiques semblent alors tenir compte de ces facteurs
externes. Des éléments de la vie politique interne sont aussi occultés,
comme les 341 recours présentés dans 145 circonscriptions après le premier
tour. Le Conseil constitutionnel les examine, mais il n’aura pas le temps de
terminer son travail. Le FLN a présenté 174 recours, le MDA 34, le FFS 30
et le FIS 17. C’était un argument possible pour contrer le FIS autrement et
faire annuler, sur des bases légales, au moins une partie des sièges qu’il
avait obtenus au premier tour. Une bonne campagne au second tour, avec un
report de voix favorable aux deux autres fronts, FLN et FFS, pouvait, à
défaut de donner une majorité non-FIS, atténuer la portée de la victoire du
parti de Hachani.
C’est du moins ce que soutiennent les partis favorables à la tenue du
second tour, essentiellement le FFS, le FLN, Ennahdha et le PRA. Ceux qui
veulent l’arrêt des élections leur répondent que le second tour d’une
élection ne fait que confirmer et amplifier les résultats du premier. Il semble
d’ailleurs difficile d’empêcher le FIS de parvenir à la majorité au second
tour, car il est en ballottage favorable un peu partout, alors que la
mobilisation des abstentionnistes reste hypothétique. En ouvrant la
campagne électorale de son parti pour le second tour, le 29 décembre,
Hachani a d’ailleurs exclu que le FIS n’ait pas la majorité à l’Assemblée
nationale. Le FIS pense remporter cinquante-quatre sièges supplémentaires
au second tour, grâce au report des voix des militants de Hamas et
Ennahdha. Ajoutés aux cent quatre-vingt-huit sièges du premier tour, cela
donne une majorité confortable au Parlement. Il précise alors que son parti
est « prêt à cohabiter » avec le président Chadli, « à condition que
l’Assemblée ne soit pas dessaisie de ses prérogatives. Dans le cas contraire,
nous exigerons immédiatement des présidentielles anticipées ».
Les appels à la tenue du second tour proviennent d’abord des islamistes.
Abdallah Djaballah, leader d’Ennahdha, crée le 3 janvier le Rassemblement
pour le choix du peuple, dont la branche universitaire sera particulièrement
active. Djaballah appelle le président Chadli à « assumer ses responsabilités
et à respecter ses engagements de préserver la volonté du peuple ».
Deux jours plus tard, interviennent Benyoucef Benkhedda et Cheikh
Sahnoun. Le premier, chef d’un petit parti islamiste, dénonce avec force
« les prises de position des partis et associations de différentes inspirations
qui se prétendent démocrates ». Il les accuse d’user de « machinations et de
violence, et de faire preuve d’intolérance ». Il exprime sa « grande fierté »
avec l’approche de « la réalisation du projet civilisationnel islamique ».
Cheikh Sahnoun, principale autorité de la mouvance islamiste, affirme
que « ceux que la victoire de l’islam a sidérés cherchent des moyens de
reconduire le pouvoir actuel ». Il se « félicite du succès du projet
islamique » et « appelle à libérer les détenus politiques, notamment les
dirigeants du FIS, à dédommager les victimes de la répression et à restaurer
la paix civile ».
Islamiste moderniste, anti-intégriste, le PRA de Boukrouh estime, dès le
31 décembre, préférable de « laisser le FIS former son gouvernement et
gouverner », mais « décréter la prise du pouvoir par l’armée si le chef de
l’Etat se révèle inapte à réagir aux violations de la Constitution ». « Il faut
laisser se dérouler normalement le deuxième tour, mais veiller à
l’application des moindres dispositions de la Constitution, sans la moindre
concession », ajoute-t-il.
Le lendemain, le FLN annonce sa participation au second tour, dans une
déclaration de son bureau politique. Il se déclare « déterminé à respecter la
volonté du peuple, à soutenir le processus démocratique, notamment en
participant au second tour des législatives ». Il estime que « toute autre
démarche qui tenterait d’arrêter le processus démocratique est une option
grave comportant une menace réelle pour l’évolution normale de la société
et la stabilité du pays ». Pour le FLN, « le meilleur moyen pour l’édification
démocratique réside dans la défense de la Constitution et des institutions
républicaines, les libertés individuelles et collectives et l’unité nationale ».
Le FFS, qui avait déjà annoncé sa participation au second tour, organise
une grande manifestation le 2 janvier, « pour sauver la démocratie ». Aït-
Ahmed affirme alors que le FIS « ne correspond pas à l’aspiration de
l’Algérie ». Il appelle au « respect de la légalité pour éviter la guerre civile.
Interrompre le processus électoral serait cautionner les institutions au
pouvoir. Une telle catastrophe pourrait être évitée grâce à l’intelligence de
nos cadres », estime-t-il. La manifestation du FFS est un énorme succès.
Elle rassemble plusieurs centaines de milliers de personnes, mais elle est
paradoxalement exploitée contre la poursuite des élections : elle permet à
ceux qui prônent l’arrêt des élections de montrer, particulièrement à
l’extérieur, que l’Algérie est anti-intégriste et qu’il faut donc arrêter le
second tour.
Mokrane Aït-Larbi, qui avait quitté le RCD pour se rapprocher du FFS,
appelle le 4 janvier au « rassemblement des forces démocratiques sous une
direction unifiée ». Ce rassemblement doit avoir pour objectif de « défendre
les valeurs républicaines, la Constitution, le pluralisme politique,
l’alternance au pouvoir, les libertés fondamentales, les droits de l’homme, la
liberté de la presse et la paix civile ». Il appelle « tous les démocrates à ne
pas répondre à l’appel de certains partis et associations pour l’arrêt du
processus électoral par la violence ». Pour lui, « arrêter le processus
électoral après le premier tour signifie faire avorter le processus
démocratique. Une telle opération conduira à l’instauration de l’état
d’exception, à un coup d’Etat militaire ou à une guerre civile ».
Quand Hachani est relâché après avoir été entendu, le 5 janvier, par un
juge d’instruction, les hommes politiques sont surpris. Hachani avait tenu
des propos assez graves dans l’affaire de Guemmar, accusant des « clans de
l’armée » d’avoir monté l’opération pour dissoudre le FIS. Sa remise en
liberté signifie-t-elle que le pouvoir a décidé de laisser les choses aller
normalement vers le second tour ? Apparemment oui, d’autant plus que la
campagne électorale se poursuit normalement dans les médias, et
Mohammedi Saïd peut encore menacer les militaires avec les tribunaux
populaires.
Mais le jour même où Hachani est libéré, Ghozali annonce la couleur,
dans une déclaration télévisée. Commentant les résultats du premier tour, il
déclare qu’il en tire une grande conclusion : il exprime « la volonté de
changement radical », mais cette volonté a été « dévoyée. » « Les résultats
du premier tour sont un cri jailli des tréfonds du peuple pour exprimer sa
volonté de changer radicalement le système. Mais cette volonté se trouve
piégée et exposée à un détournement. » C’est là « un douloureux
paradoxe ». Il estime que « l’avenir de l’Algérie, de l’unité nationale et de
la démocratie, qui a rendu possible cette volonté de changement, est menacé
par des dangers nombreux et réels ». Il rejette toute responsabilité de son
gouvernement, qui avait promis des élections « propres et honnêtes ». « Le
gouvernement a honoré ses engagements avec loyauté et sincérité, mais la
loyauté et la sincérité m’imposent de dire que ce qui s’est passé sur le
terrain n’était pas ce que je voulais. » Il parle des irrégularités, affirme que
des électeurs ayant des cartes de vote n’ont pu voter, d’autres ont été rayés
des listes établies par les communes contrôlées par le FIS. On a compté un
million de bulletins annulés, dit-il.
Cette déclaration sonne comme le début du compte à rebours. Les
dirigeants du FIS le savent, tout comme ils savent d’où peut provenir la
décision. Rabah Kebir s’adresse à « l’armée, la police et la gendarmerie »,
pour les appeler à « protéger le choix du peuple ». Face aux propos
excessifs des autres courants du FIS, il demande aux cadres de ne pas
s’expatrier. « L’Etat islamique que nous projetons d’édifier sur cette terre a
besoin de cadres dans tous les domaines (...) L’Etat islamique algérien
n’apportera pas de cadres de l’extérieur. »
Hachani adresse un appel similaire, également destiné à la police,
l’armée, la gendarmerie et les cadres, leur demandant d’aider le FIS. « Il est
impossible pour le FIS de démarrer à zéro et de se passer de ce capital
expérience », dit-il, ajoutant : « Nous ferons tout pour que toutes les
conditions soient réunies pour que les cadres sincères puissent s’épanouir et
pousser de l’avant le pays. »
Hachani mène ensuite un véritable forcing, multipliant les déclarations,
soufflant le chaud et le froid. Le 8 janvier, il demande au président Chadli et
au Conseil constitutionnel de faire « respecter les résultats des élections ». Il
estime alors que 54 % des suffrages exprimés sont allés aux islamistes, avec
Ennahdha et Hamas. Deux jours plus tard, il met en garde contre « toute
entrave au choix populaire ». A la prière du vendredi à Kouba, il fait un
prêche qui ressemble fort à un testament : « La décision d’instaurer un Etat
islamique est désormais entre les mains du peuple. » « Le FIS n’est qu’un
instrument du peuple. (...) Nous ne pouvons plus choisir à sa place. »
Mehri tente, de son côté, le 7 janvier, de tracer un schéma qui pourrait
éviter le dérapage. Il s’adresse à tous les partenaires. Les électeurs et les
partis sont appelés à réunir un équilibre au sein de l’APN. « Nous pensons
que la réalisation d’un équilibre au sein du futur Parlement est l’objectif du
second tour et le FLN fera tout pour le réaliser. » Au pouvoir, il déclare que
le FLN et le FFS sont une alternative possible contre le FIS. En même
temps, il situe la responsabilité de la victoire du FIS. Mehri estime en effet
que les résultats de son parti sont « positifs au vu des attaques du
gouvernement et des partis contre le FLN ». Il rappelle que « le discours
politique officiel depuis six mois est négatif. Le gouvernement a exagéré les
problèmes de l’Algérie. C’est ce qui a amené le peuple à se jeter dans les
bras de la force qui est la plus éloignée du pouvoir ».
A l’armée, Mehri demande de se tenir en dehors du jeu politique en
raison d’une situation passagère. « Il ne faut pas impliquer l’armée dans des
problèmes politiques conjoncturels. Nous refusons qu’elle intervienne pour
des objectifs autres que ceux que lui confère la Constitution. » Il lui rend en
même temps hommage, en déclarant que « l’armée est attachée à la
démocratie ». Enfin, il lance un avertissement aux partis démocrates qui
souhaitent l’arrêt des élections. « Une démocratie qui a besoin de chars pour
se protéger n’est pas une démocratie. La démocratie doit être protégée par
des citoyens. »
Mais Mehri n’est guère entendu. Il est même mis en accusation dans les
rumeurs dont fait état la presse, annonçant que Chadli a entamé des
tractations pour le partage du pouvoir avec le FIS. Mehri, apparenté par
alliance à Chadli, est tout désigné pour mener ces tractations. Un tout petit
espoir pour le déroulement du deuxième tour persiste toutefois, car le 9
janvier, la télévision présente le bulletin de vote. Dans les médias publics, la
campagne électorale se déroule normalement.
La veille, le 8 janvier, Ghozali avait lui aussi parlé de deuxième tour et
annoncé que son gouvernement démissionnerait tout de suite après, pour
s’accrocher ensuite jusqu’en juillet. « Le processus démocratique est un
long chemin semé d’embûches. Notre gouvernement a semé pendant son
mandat. Nous souhaitons que le prochain puisse en récolter les fruits »,
déclare Ghozali. N’était-il pas au courant de ce qui se préparait, à deux
jours de la chute de Chadli ? Il affirme que « le temps n’est plus aux
regrets » et se déclare convaincu que « le peuple algérien n’est pas un
peuple violent ».
Hachemi Cherif, le leader du PAGS, semble quant à lui mieux informé.
Le 11 janvier, au moment où Chadli dépose sa démission, il déclare que le
second tour serait « un acte suicidaire pour la société moderne et
démocratique ». « Aujourd’hui, être démocrate, c’est refuser d’aller au
second tour. L’erreur fatale, c’est d’y aller. » Dans un long plaidoyer, il
demande : « Est-ce qu’aujourd’hui, être démocrate, c’est donner le pouvoir,
le livrer à ceux qui disent d’emblée que la démocratie est kofr ? Le FIS au
pouvoir, les forces démocratiques ne pourront ni l’isoler, ni le réduire. (...)
A ce moment-là, aucune force patriotique ne pourra plus relever la tête. Ce
sont des pans entiers de la société qui risquent de basculer dans
l’intégrisme, parce qu’ils ne se sentent pas protégés par les institutions de la
République. »
C’est cette argumentation qui va prédominer. Les communistes se
sentaient réellement menacés par le FIS, tout comme d’autres franges de la
société. Les dirigeants du FIS ont tenté de modérer le discours et l’action de
leurs militants, sans résultat. Ils se sont même laissé entraîner par le
mouvement. Et en ce matin du 11 janvier 1992, qui marque la fin d’une
étape, on se retrouve face une situation paradoxale : le FIS, qui a souvent
qualifié la démocratie de kofr, défend les résultats des élections et accuse
ses adversaires de ne pas être démocrates ! Ceux-ci, qui ont longtemps
estimé que la démocratie, c’est l’urne, appellent à empêcher les élections.
Ils accusent le FIS de ne vouloir la démocratie que pour mieux l’assassiner.
Avaient-ils tort ? Avaient-ils raison ? Le FIS voulait-il respecter les règles
de la démocratie ? Et surtout, pouvait-il le faire ? On n’aura pas la réponse,
car ceux qui tirent les ficelles ont gagné. Ils ont réussi à amener les
démocrates, ou une partie d’entre eux, sous la menace du FIS, à demander
l’intervention de l’armée. C’est chose faite. Personne ne pleurera un parti
totalitaire s’il est écrasé par des hommes qui défendent publiquement les
libertés. Ce n’était pas totalement vrai, mais le plus important, c’est que
l’alternative démocratique soit rejetée. Et pour longtemps.

La fin de Chadli

A 63 ans, Chadli Bendjedid est à la moitié de son troisième mandat à la


présidence de la République. Treize ans de pouvoir, qu’on peut découper en
cinq étapes. Une première (1979-1981) pour asseoir son pouvoir, une
seconde (1983-1985) pour tenter de définir de nouvelles perspectives
politiques et économiques, la troisième (1986-1987) marquée par l’impasse
au sein du pouvoir divisé sur les choix à faire alors qu’aucun courant, celui
de l’ouverture ou celui des conservateurs, n’arrive à s’imposer, puis la
période démocratique (1988-1990), et la dernière, celle qui commence en
juin 1991 et qui va précipiter sa fin.
Lorsqu’il quitte le pouvoir, Chadli trouve peu d’hommes pour le
défendre. Un consensus national semble s’être dessiné sur sa personne, pour
lui imputer tous les maux du pays. Anciens courtisans et vrais opposants,
ex-collaborateurs et nouvelles stars de la vie politique, islamistes,
démocrates, et même militants du FLN, personne n’a défendu sa gestion.
Finalement, la période durant laquelle il a exercé le pouvoir sera qualifiée
de « décennie noire ».
Sa « cour » et sa famille sont considérées comme responsables de
grandes dérives, qui ont mis en place un système basé sur le clientélisme et
la corruption. La hogra (injustice), le désoeuvrement des jeunes,
l’émergence de l’islamisme, l’échec économique lui sont imputés. Retiré
dans une villa à Oran, il garde lui-même un silence total depuis qu’il a
quitté le pouvoir, refusant de commenter ou de démentir les innombrables
scandales dans lesquels il est accusé d’être mêlé.
C’est le 11 janvier 1992 dans la matinée, que Chadli remet sa démission
au Conseil constitutionnel. La décision vient d’être prise après une série de
réunions au plus haut niveau de l’armée. Toutes les hypothèses sont
étudiées : poursuite des élections ou leur arrêt, proclamation de l’état
d’exception, dissolution du FIS. Les principaux patrons de l’armée sont des
proches de Chadli, avec qui ils ont longuement travaillé : Khaled Nezzar,
ministre de la Défense, Abbès Ghezaïel, commandant de la gendarmerie,
Toufik Mediene, patron des services spéciaux, Larbi Belkheïr, ministre de
l’Intérieur, Abdelmalek Guenaïzia, chef de l’état-major de l’armée.
Beaucoup de versions circulent alors sur ce dernier acte politique de
l’ancien chef de l’Etat. La plus répétée, dans la presse, affirme qu’il voulait
obtenir, dans des rencontres secrètes, un accord avec le leader du FIS
Abdelkader Hachani, pour partager le pouvoir avec lui. En s’engageant à
respecter le choix des urnes à la veille du premier tour, Chadli ne pouvait
rester tout en refusant au FIS sa victoire. Comme l’accès du FIS au
gouvernement était totalement exclu dans la plupart des centres de décision,
particulièrement chez les commandements de l’armée et des services de
sécurité, le départ de Chadli devenait évident.
Finalement, Chadli donne sa démission cinq jours avant la tenue du
second tour des législatives. Il la remet au Conseil constitutionnel,
expliquant que sa décision n’est pas une « fuite de responsabilités », mais
qu’elle a été « prise dans l’intérêt du pays ». Il demande qu’elle soit
considérée comme un « sacrifice de sa part dans l’intérêt supérieur de la
nation ». « Les dispositions prises et les méthodes employées pour résoudre
nos problèmes ont atteint une limite qui ne peut être dépassée sans atteinte à
la cohésion nationale », écrit-il dans sa lettre de démission. Il exprime son
« souci de préserver l’unité nationale, la stabilité et la sécurité du pays »,
mais affirme qu’il a pris sa décision « devant l’ampleur du danger ». « En
mon âme et conscience », précise-t-il, estimant que les « initiatives prises
ne peuvent garantir la paix et l’entente avec les citoyens ».
Cette phrase est peut-être la seule qui constitue un commentaire sur les
mesures qui seront prises par l’armée, notamment l’arrêt du processus
électoral. Veut-il dire qu’il n’est pas d’accord avec les mesures envisagées
et qu’il ne veut pas les cautionner, préférant aller au bout du processus
électoral ?
Cela conforte une version qui a circulé alors et qui affirme que Chadli
avait marchandé avec les dirigeants du FIS le limogeage des généraux-
majors Khaled Nezzar et Abbès Ghezaïel, et d’autres hauts responsables
pour rester au pouvoir. Selon cette version, Chadli aurait refusé de recevoir
des officiers supérieurs qui voulaient discuter avec lui des décisions à
prendre. Un quotidien a même affirmé qu’il a fallu faire prendre la
présidence d’assaut par les unités de la gendarmerie et désarmer la garde
républicaine pour le voir.
Cette version rocambolesque semble cependant peu probable et il paraît
plus plausible que Chadli a fini par se plier à une analyse qu’il ne partageait
pas au départ, mais qui a fini par être imposée par les principaux patrons de
l’armée. Selon cette analyse, l’arrivée du FIS au pouvoir engendrerait une
grave dérive pour le pays et l’installerait dans un tourbillon d’instabilité
impossible à contrôler. Le principal danger viendrait des rapports internes
au sein même du FIS. N’ayant pas de programme fiable, ni de vraie
perspective pour relancer l’économie et instaurer un système crédible, le
FIS ferait de la surenchère, se laissant déborder par ses courants les plus
radicaux pour maintenir sa mobilisation et aller coûte que coûte vers des
élections présidentielles. Fort de sa position au gouvernement, il pourrait
remporter les présidentielles, ce qui conduirait alors à une situation
autrement plus dangereuse. Dans la logique prônée par les mouvements
révolutionnaires, le FIS serait aussi tenté de demander la tête des principaux
patrons de l’armée et de responsables au sein de l’Etat. Aucune armée ne
peut accepter d’être décapitée de gaieté de cœur, ni subir une telle épreuve
sans perdre une grande partie de sa capacité, disait-on alors. Ce fut
notamment le cas de l’armée iranienne, décapitée après le départ du Shah,
et incapable de résister à l’avancée de l’armée irakienne, alors qu’elle lui
était théoriquement supérieure.
Toujours au niveau interne, l’avènement du FIS au pouvoir comportait
des risques, y compris pour l’unité nationale, selon cette analyse. Des
couches entières de la population et même des régions, comme la Kabylie,
le M’Zab et les Touaregs, ont exprimé leur inquiétude face à la montée du
FIS. Un scénario catastrophe, peu probable, a tout de même été élaboré : le
FIS, fort de la majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale, décrète
l’abolition de toute la législation en vigueur et décide l’application de la
chariaa. Des régions entières et des couches sociales seraient alors
susceptibles de refuser les nouveaux choix et de se mettre en situation de
guerre contre le pouvoir central.
L’argument selon lequel le président de la République et les institutions
pouvaient résister à la montée du FIS est balayé d’un revers de la main.
Selon cette analyse, il aurait fallu un président fort, légitime, en mesure de
contrer le mouvement islamiste. Le président détient en effet de larges
prérogatives et a la possibilité de rejeter des lois votées par l’Assemblée. Il
peut même dissoudre l’Assemblée. Mais Chadli, largement affaibli alors, ne
pouvait assurer ce rôle. De plus, la dynamique de la victoire jouerait
indéniablement en faveur du FIS. Les ralliements pouvaient se multiplier
s’il s’installait au pouvoir, et des défections au sein même de l’armée
n’étaient pas à exclure, face à un parti qui ferait miroiter à ses nouveaux
adeptes la possibilité d’exercer le pouvoir. Il suffisait à n’importe quel
général de déclarer qu’il est pour la solution islamique pour être admis dans
la nouvelle famille islamique. Le cas de Saddam Hussein, traité de laïc et
d’athée, puis défendu par le FIS selon lequel Saddam serait revenu « dans le
droit chemin », illustre bien ce type d’évolution. Un ancien général
communiste a bien rejoint une faction des moudjahidine en Afghanistan.
Au niveau international, l’accès du FIS au pouvoir pouvait aussi avoir
des conséquences des plus imprévisibles. L’Algérie, dans une situation
économique difficile, avait besoin de stabilité pour résoudre ses problèmes.
Le pays n’a pas fait beaucoup mieux avec les gouvernements Ghozali et
Abdessalam. Mais ce sont les risques d’instabilité et de conflit avec les pays
voisins, particulièrement le Maroc, qui étaient les plus dangereux. Le
jusqu’au-boutisme des dirigeants du FIS pouvait les mener à se déclarer en
djihad contre l’un des voisins, comme ceux-ci, profitant d’une situation
d’instabilité de la hiérarchie de l’armée, pouvaient être tentés de se lancer
dans un conflit.
Une négociation avec le FIS était-elle possible, pour qu’il accède au
pouvoir sans déstabiliser le pays ? Pouvait-il gérer sans trop de heurts et
jouer le jeu démocratique ? Répondre par oui signifie qu’on admet que le
FIS est un parti comme les autres. Mais c’est un risque que les dirigeants de
l’armée n’ont pas voulu prendre, parce qu’ils pensaient que les courants
modérés au sein du FIS, en mesure d’amortir le choc, seraient battus par les
plus radicaux. Ce choix était peut-être viable, mais il nécessitait des
conditions qui n’étaient pas réunies : cohésion du bloc démocratique,
position forte du chef de l’Etat. Ce n’était pas le cas.
Mais surtout, c’est la décision de faire démissionner Chadli qui est la plus
importante à ce moment-là. La crise a été gérée de manière telle qu’elle
mène à l’impasse : soit le FIS, soit un pouvoir de l’armée. C’est la vraie
bipolarisation qui est mise en place, et pour longtemps. Face au péril, les
« républicains », menacés directement par le FIS, préfèrent l’armée. Le FIS,
fort de sa victoire et de sa nouvelle légitimité acquise par les urnes, crie à la
trahison. Il lance appel sur appel pour le respect de la démocratie, mais qui,
au sein du pouvoir, peut lui faire confiance, quand, au même moment,
d’autres dirigeants déclarent que la démocratie est kofr, et que la démocratie
ne peut être admise que comme instrument de prise du pouvoir pour
instaurer l’Etat islamique ?
Cette analyse est confortée par la suite de la lettre de démission de
Chadli, qui affirme : « Devant les nouvelles et graves données de la
situation, j’ai longtemps réfléchi à la situation et aux solutions possibles, et
l’unique résultat auquel je suis arrivé est qu’il ne m’est pas possible de
continuer à exercer mes fonctions sans trahir le serment sacré que j’ai prêté
devant la nation. »
« Nous vivons aujourd’hui une pratique démocratique pluraliste
caractérisée par de nombreux dépassements. Les mesures prises et les voies
nécessaires au règlement de nos problèmes ont atteint aujourd’hui une
limite qu’il ne m’est plus possible de dépasser sans porter gravement un
préjudice, devenu imminent, à la cohésion nationale, à la préservation de
l’ordre public et à l’unité nationale. »
En conclusion, Chadli annonce sa décision. « Je renonce, à partir de ce
jour, à mes fonctions de président de la République et je demande à chacun
de considérer cette décision comme un sacrifice de ma part au service des
intérêts supérieurs de la nation. » « Conscient de mes responsabilités
historiques devant cette conjoncture historique traversée par notre patrie, je
considère que la seule solution à la crise actuelle réside dans la nécessité de
mon retrait de la scène politique. »
Le jour même, le Conseil constitutionnel déclare la vacance définitive de
la présidence. Avec la dissolution de l’APN, c’est normalement le président
du Conseil constitutionnel qui devient chef de l’Etat. Les choses ne
semblent cependant pas tourner rond, car le chef du gouvernement Sid-
Ahmed Ghozali déclare que « dès l’annonce de la démission du président
Chadli, j’ai demandé à l’ANP de prendre préventivement les dispositions
nécessaires pour participer à la protection de l’ordre et la sécurité des
citoyens, conformément à la loi ». Il demande aux forces de l’ordre de faire
preuve de « lucidité et de vigilance ». L’armée entre en scène.
Dans la nuit du 11 au 12, l’armée publie un communiqué affirmant
qu’elle « répondra résolument à la réquisition du chef du gouvernement ».
« L’ANP réaffirme sa fidélité à la Constitution et sa confiance dans les
institutions constitutionnelles en place », ajoute le communiqué.
Malgré les assurances de l’armée, le FLN, sentant le dérapage possible,
appelle le lendemain, « au respect » de la Constitution, pour « assurer la
stabilité du pays et sauvegarder l’unité nationale ». « La démission
inattendue du président de la République, dans les circonstances difficiles
que traverse le pays, peut compliquer davantage la situation générale si tout
un chacun ne fait pas face à ses conséquences avec beaucoup de sagesse et
de clairvoyance », ajoute le FLN, qui appelle encore une fois à « la sérénité
et la vigilance ».
Le MAJD estime de son côté que la décision de Chadli est venue « très
en retard ». Kasdi Merbah, qui a un vieux compte à régler avec Chadli
depuis son limogeage en septembre 1989, affirme qu’elle aurait dû
intervenir en 1988, après les événements d’octobre. « Le responsable de la
faillite ne peut gérer la faillite, et le responsable de la faillite, c’est Chadli
Bendjedid », ajoute-t-il dans un communiqué.
Le PRA de Noureddine Boukrouh estime que la démission de Chadli est
« l’unique issue qui restait à notre pays pour échapper à un processus de
dégradation qui lui aurait été fatal ». « Les ingrédients de l’explosion et les
causes principales de la dissension se sont éteints avec la fin du régime issu
du parti unique », estime-t-il, appelant à « éviter la violence et le désordre ».
Au sein du FIS, Hachani publie un communiqué dans lequel il met en
garde contre « toute mesure visant à entraver le choix du peuple ». Il
appelle « l’armée, les forces de police et de gendarmerie à prendre leurs
responsabilités dans le maintien du choix populaire ». Il met aussi en garde
« les aventuriers », allusion à ceux qui demandent la non-tenue du second
tour des élections, qui « veulent faire entrer le pays dans une spirale de
conflits, qui ne sert que les ennemis de l’islam et de l’Algérie ». Le FIS
estime que c’est « au président intérimaire » de gérer les législatives.
L’Algérie passe une nuit calme, sans incident particulier, pour se réveiller
le lendemain avec les profonds bouleversements qui s’annoncent. Ils
parviennent sous la forme d’une déclaration du Conseil national de sécurité
qui, réuni le 12, annonce dans la soirée « l’impossibilité de poursuivre le
processus électoral ». Il décide donc le report des législatives et des
présidentielles, qui doivent théoriquement se tenir quarante-cinq jours après
la démission du chef de l’Etat. Le Conseil s’est « saisi provisoirement de
toute question susceptible de mettre en cause l’ordre public et la sécurité de
l’Etat ». Il se déclare « en session permanente jusqu’à la solution par les
instances constitutionnelles de la vacance de la présidence de la
République ».
En l’absence du chef de l’Etat, le Haut Conseil de sécurité comprend le
premier ministre (Ghozali), le ministre de la Défense (Khaled Nezzar), les
ministres des Affaires étrangères (Lakhdar Brahimi), de la Justice (Habib
Benkhelil), de l’Economie (également Ghozali), de l’Intérieur (Larbi
Belkheïr), et le chef d’état-major de l’armée (général-major Abdelmalek
Guenaïzia). Il y a là trois généraux-majors, le plus haut grade de l’armée
algérienne, occupant en plus des fonctions-clés, face à trois civils, l’un,
Ghozali, venu au pouvoir avec l’armée en juin 1991, le second, Brahimi, un
diplomate de carrière, et le troisième, Benkhelil, un ancien avocat qui a peu
de poids dans l’échiquier politique.
Le Haut Conseil de sécurité est désormais fort d’une décision du Conseil
constitutionnel, qui constate, le 12 janvier, un « vide juridique ». Le Conseil
constitutionnel note que « la Constitution ne prévoit pas, dans ses
dispositions, le cas de figure de la vacance de l’APN par dissolution et la
vacance de la présidence de la République par démission ». En réalité, la
Constitution ne prévoit pas qu’un président de la République décide de
dissoudre l’Assemblée puis démissionne. C’est là un cas qui a peu de
chances de se présenter, car « aucun président ne peut, de sa volonté propre,
mener le pays à une crise pareille en prenant ces deux décisions
simultanément », nous a dit un des initiateurs de la Constitution. En
revanche, elle prévoit le cas d’un décès du président après que l’Assemblée
est dissoute.
Abdelmalek Benhabylès, président du Conseil constitutionnel, est un
juriste si reconnu qu’il est surnommé « Socrate ». Il s’en tient à la lettre de
la Constitution, dont il fait une lecture étroite. Il refuse de considérer le cas
de la démission du président comme similaire à celui du décès. Peut-il,
veut-il éviter d’avoir à supporter la tourmente qui s’annonce, car s’il fait
une interprétation souple de la Constitution, c’est lui qui devient président
de la République ? Il se contente donc de rappeler aux « institutions ayant
un pouvoir constitutionnel » qu’elles ont le « soin de veiller à la pérennité
de l’Etat et à la création des conditions nécessaires à la conduite » des
affaires du pays.
Aït-Ahmed est moins nuancé dans ses propos : « Nous avons un coup
d’Etat, sinon dans la forme, du moins dans les faits. » « La Constitution
prévoit suffisamment de garde-fous. Pourquoi choisir la mise en vacance de
la démocratie ? », se demande-t-il, ajoutant d’une manière tranchée : « J’ai
le regret de dire que tout cela a été voulu et organisé. »
Les autres réactions, contradictoires, se multiplient à partir du 13 janvier.
La Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, présidée par
Abdennour Ali-Yahia, suit l’analyse d’Aït-Ahmed, en affirmant que c’est
un coup d’Etat militaire. Elle « appelle à la constitution d’un front de
défense de la démocratie pour juguler les périls et renouer avec la légalité et
la légitimité populaire ». « L’interruption brutale et inexpliquée du
processus démocratique par l’annulation des élections s’analyse comme un
coup d’Etat militaire qui a entraîné la suspension de la Constitution »,
ajoute-t-elle, appelant les autorités à « se ressaisir avant qu’il ne soit trop
tard ».
Ben Bella, plus conciliant, fait « entière confiance, dans ces moments
difficiles, aux autorités civiles et militaires pour mener à terme leur délicate
mission ». Hamas estime « nécessaire d’éviter au pays les conflits sanglants
et les actions visant à porter atteinte à la Constitution, à l’ordre public, à la
stabilité et à l’unité nationale ». Ennahdha prévoit que « la démission du
président (Chadli) ouvre la voie aux troubles publics et à la disparition des
valeurs de justice, de liberté, de fraternité et d’égalité ». Il appelle « l’armée
et tous les responsables de l’Etat à penser avec sérénité à l’intérêt supérieur
de la nation en respectant la volonté populaire ». Il s’adresse aussi au FIS,
« ceux qui sont pour la solution islamique, à redoubler de vigilance et de
calme, et à ne pas répondre aux provocations ».
Le FIS, dans un autre communiqué, hausse le ton, mais exprime en même
temps son désarroi face à une situation qui lui échappe. Son Madjliss
Echoura « appelle le peuple algérien à protéger son choix, à refuser toute
manœuvre visant à entraver sa volonté et à retarder le processus de
changement. Nous l’invitons à rester vigilant et à se tenir prêt à toutes
éventualités ou alertes que lui dicterait l’intérêt suprême de l’islam et de
l’Algérie ». Le texte, particulièrement dur, dénonce « la soif de pouvoir
d’un groupe de professionnels de la terreur, de l’oppression et de
l’asservissement du peuple ». Pour le FIS, « des têtes d’oppresseurs, de
traîtres, s’interposent pour freiner le processus électoral et arrêter le cours
d’un changement global, pour arrêter le projet islamique qui traduit sa
fidélité au djihad du peuple algérien et son ambition de réaliser l’idéal, (...)
l’instauration d’un Etat islamique ». « Face à la gravité de la situation, il
n’est permis à aucun membre de ce grand peuple d’observer une attitude de
neutralité durant cette période difficile dans la bataille. (...) Nous appelons
les combattants, les savants, les penseurs, les imams, les officiers de
l’armée, les soldats, les enfants de chouhada, les organisations sociales, et
tous ceux qui sont soucieux des intérêts de l’Algérie combattante, blessée,
et soucieux de sa religion, à se dresser en un seul rang face à la clique au
pouvoir. »
« La clique au pouvoir a commis une acte de trahison contre Dieu, son
prophète et les musulmans, en confisquant le choix populaire afin de
satisfaire son instinct despotique et de répondre aux besoins du nouvel ordre
mondial. » « La clique au pouvoir a confirmé sa trahison en sacrifiant
l’Algérie, son peuple, son unité et sa religion à des intérêts particuliers,
résultant de l’exploitation du sang du peuple, de sa dignité et de son
indépendance. »
« La situation est grave, et nous devons être prêts à toute éventualité. (...)
Nous appelons le peuple à protéger son projet et son choix, et à refuser tout
complot visant à confisquer sa volonté et à entraver sa marche vers le
changement. »
Mais cette violente diatribe ne changera pas le cours des choses. Elle
montre pourtant à la fois les forces et les faiblesse du FIS. D’un côté, une
capacité de tenir un discours simple, mobilisateur, en mesure de galvaniser
les troupes, mais de l’autre, une incapacité à proposer une démarche
positive, cohérente, sans passer par la démonstration de force.
Mais désormais, les jeux faits. Le scénario est déjà arrêté, et le
lendemain, 14 janvier, est annoncée la création du Haut Comité d’Etat.
C’est la fin d’une époque et le début d’une nouvelle, éphémère : celle de
Boudiaf.

Boudiaf

Lorsque Mohamed Boudiaf débarque à Alger, par une journée


ensoleillée, le 16 janvier 1992, il tient, à 73 ans, une grande revanche sur
l’histoire. Mais il ne sait pas encore qu’il va rencontrer, moins de six mois
plus tard, un jeune sous-lieutenant, Lembarek Boumaarafi, qui va
l’assassiner d’une rafale de pistolet-mitrailleur dans le dos.
Boudiaf avait créé le FLN en 1954, avec ses cinq compagnons, les chefs
historiques de la révolution algérienne. Il avait été chargé de coordonner la
direction du FLN, mais son destin allait être bouleversé rapidement. Il est
en prison de 1955 à 1962, à la suite du détournement de l’avion des
dirigeants algériens par l’aviation française, fin 1955. A l’indépendance, il
est en désaccord avec tout le monde. Il crée le Parti de la révolution
socialiste (PRS), passe quelques mois en prison, se réfugie pour une courte
période en France, avant de s’installer définitivement au Maroc, à Kénitra, à
soixante kilomètres au sud de Rabat. Il mène une opposition difficile,
particulièrement avec le déclenchement du conflit du Sahara occidental, où
il est tenu de ménager ses hôtes marocains. A la mort de Boumediene, il est
surpris par l’attachement des Algériens à cet homme qu’il considérait
comme un dictateur. Il décide alors de dissoudre son parti, pour consacrer
ses vieux jours à la gestion de sa briqueterie de Kénitra. C’est là que Ali
Haroun, membre du Haut Comité d’Etat, encore en formation, va le
chercher pour lui proposer la présidence de cette nouvelle institution.
Boudiaf avait auparavant refusé de rentrer en Algérie. La seule fois où les
Algériens l’avaient vu, c’était au cours d’une émission de télévision,
consacrée au 1er novembre, à laquelle il participait en direct à partir du
Maroc. Il avait été sollicité par de nombreux hommes politiques, dont Ben
Bella et Aït-Ahmed, pour venir contribuer à la démocratisation que
connaissait le pays en 1989-1990, mais il avait refusé, affirmant qu’il se
méfiait du régime. Mais cette fois-ci, l’Algérie, en pleine tourmente, avait
de nouveau recours à lui pour dépasser ce cap difficile. On lui proposait
aussi les plus grands honneurs. Il ne pouvait pas refuser.
Boudiaf se rend une première fois à Alger, secrètement. Il rencontre les
plus hauts responsables, notamment les patrons de l’armée. Ils lui exposent
la situation et lui soumettent la proposition qu’ils veulent mettre en place :
un Haut Comité d’Etat que lui, le propre, l’homme intransigeant,
présiderait. Quelque temps plus tard, Boudiaf raconte cette première
rencontre. « Je leur ai dit : prenez le pouvoir. Ils ont répondu que l’armée ne
veut pas prendre le pouvoir, mais sauver l’Algérie. »
Boudiaf repart alors secrètement au Maroc, totalement convaincu de la
bonne foi des officiers supérieurs de l’armée. Il est à la fois surpris et
impressionné par leur démarche. Lorsqu’il revient de nouveau en Algérie,
le 16 janvier, il est accueilli en chef d’Etat. Il prête serment avec les quatre
autres membres du HCE, Khaled Nezzar, ministre de la Défense, Ali Kafi,
président de l’Organisation des moudjahidine, Ali Haroun, ministre des
Droits de l’homme, Tidjani Haddam, recteur de la mosquée de Paris. C’est
Nezzar qui est l’homme fort de la nouvelle institution, mais l’armée ne veut
pas se mettre en avant de manière directe. Sid-Ahmed Ghozali, chef du
gouvernement, ne fait pas partie de la nouvelle présidence collégiale. Il
reste cependant à la tête du gouvernement, affirmant qu’il ne peut pas
abandonner ses fonctions dans une situation aussi difficile.
Selon les textes portant sur sa création, le mandat du HCE doit couvrir la
durée de la présidence que Chadli Bendjedid devait théoriquement assurer,
c’est-à-dire jusqu’en décembre 1993. On estime alors ce délai suffisamment
long pour mettre fin au FIS, relancer l’économie, rétablir la situation
politique et organiser des élections. Durant cette période transitoire, un
Conseil consultatif national (CCN) est envisagé, avec des prérogatives
vagues, qui n’en font pas un organe légiférant.
Cette formule HCE, trouvée « à la périphérie de la Constitution », selon
une formule célèbre, est rejetée par les trois fronts, FIS, FLN et FFS, alors
que les autres partis l’acceptent ou restent réservés. Pendant que le nouveau
pouvoir se met en place, les trois fronts tentent de trouver une parade. C’est
alors que la presse parle d’une « alliance » entre eux. Mehri répond en
affirmant que c’est une « fiction et une manipulation ».
A la veille du retour de Boudiaf, Aït-Ahmed, détenu avec lui de 1955 à
1962, annonce qu’il va contacter les partis politiques pour « examiner les
moyens de mettre fin à la situation de non-légalité et de non-légitimité créée
par la démission du président de la République ». Le leader du FFS estime
que « les initiatives prises par les instances qui tentent de se substituer ou de
pallier la démission du président de la République et la dissolution de
l’APN se situent en dehors de toute légalité et de toute légitimité ».
Pour le FLN aussi, le HCE est anticonstitutionnel. Abdelhamid Mehri
note que le HCE a été créé par le Haut Conseil de sécurité, « une instance
consultative non habilitée à prendre une telle décision ». « La logique
constitutionnelle a été bafouée, car c’est le gouvernement qui, en fait, a
nommé la présidence de la République. C’est une solution porteuse de
dangers », dit-il dans une conférence de presse. Tout comme le FFS et le
FIS, le FLN se raccroche à la légalité et à la Constitution. « Le respect de la
Constitution est une nécessité absolue. Tout ce qui contribue à sortir le pays
de ce cadre n’aura pas notre approbation. Le non-respect de la Constitution
reconduira l’Algérie au point zéro et aux solutions extrêmes », insiste le
secrétaire général du FLN, qui considère le HCE comme « un pouvoir de
fait et non de droit ». Il est inquiet devant cette situation où « l’interruption
du processus électoral, sans donner les résultats des recours et sans se
prononcer sur la validité du premier tour, laisse le sentiment regrettable »
que le FIS a été frustré d’une victoire légitime.
Quant au FIS, il menace de créer un Parlement parallèle. Il déclare qu’il
va réunir ses candidats élus au premier tour, car ils ont « la légitimité ».
Hachani continue alors de se montrer à la fois ferme et rassurant. Il veut
rassurer quand il déclare que son parti « poursuivra le travail par la voie
pacifique ». Ferme quand il réaffirme qu’il « n’est pas question
d’abandonner le projet de l’Etat islamique ». Il élève la barre très haut
lorsqu’il déclare que le FIS ne reconnaît plus les accords internationaux
signés depuis la démission de Chadli. Un de ses proches, Amar Brahmia,
manager du champion du monde Noureddine Morcelli, envenime
l’atmosphère en déclarant, toujours à la veille du retour de Boudiaf, que
trois militaires, un lieutenant et deux soldats, l’ont maltraité au ministère de
la Défense
Malgré la levée de boucliers des hommes politiques et de la presse, qui
crient à la trahison, des rencontres entre les trois fronts ont lieu avant même
le retour de Boudiaf. Mehri déclare que la première rencontre FLN-FIS, le
15 janvier, a donné lieu à « un échange de points de vue sur la situation
dans le pays ». Il ajoute que d’autres rencontres auront lieu : il a été
« convenu de maintenir le contact afin de poursuivre le dialogue ». Le 16
janvier, Aït-Ahmed et Mehri se rencontrent. Suivent deux autres rencontres,
l’une entre le FFS et le FIS, l’autre entre le FLN et le FIS. Hamrouche
participe à l’une d’elles.
Aït-Ahmed explique les motifs de cette intense activité : « Il s’agissait, à
la veille des prières du vendredi, d’éviter les incidents et dérapages dont le
prix serait payé par la population. » Dans une longue interview à un journal
tunisien, il expose son point de vue sur la manière dont il aurait fallu gérer
la victoire du FIS : « Il fallait laisser faire et laisser les intégristes aller au
pouvoir, parce que l’épreuve du pouvoir s’est révélée catastrophique pour
eux au niveau des municipalités. » Selon lui, « l’épreuve du pouvoir aurait
abouti à l’implosion du FIS, parce qu’il est traversé par de nombreux
courants contradictoires. D’ailleurs, à chaque fois que les partis populistes
sans programme arrivent au pouvoir, c’est l’exacerbation et l’éclatement de
leurs contradictions internes ».
« On ne peut résoudre les problèmes économiques et sociaux ou créer un
gouvernement de relance économique sans qu’il y ait la confiance et
l’espoir, ainsi que la réconciliation du peuple avec ses institutions. Sans
cela, on verra le phénomène intégriste s’aggraver parce qu’il y aura toujours
ce même vide politique, qui a été la chance des mouvements intégristes. »
Mais si Aït-Ahmed peut tenir des discours aussi nets sans avoir de
problèmes au sein de son parti, très homogène, ce n’est pas le cas de Mehri,
car de nombreux ténors du FLN lorgnent du côté du pouvoir. Ahmed
Bouchaïb, membre du groupe des « 22 » qui avaient fondé le FLN, ami de
longue date de Boudiaf, et Mohamed Medjahed, tous deux membres du
bureau politique du FLN, se déclarent « surpris » et « dénoncent de tels
agissements » après les rencontres de Mehri avec les dirigeants du FIS et du
FFS. Trois membres du comité central, dont deux anciens ministres,
Boualem Baki et Abderrezak Bouhara, dénoncent également la démarche
de Mehri, au nom d’un groupe au sein du comité central du FLN.
Boubnider, ancien colonel de l’Armée de libération nationale, adjoint de Ali
Kafi à la tête de la wilaya 2, et un groupe d’anciens officiers de l’ALN,
accusent la direction du FLN de « trahison ». « Ce sont des usurpateurs qui,
après leur échec, s’apprêtent à signer la reddition sans conditions, à des
courants obscurantistes, propagateurs de haine et de violence », déclare
Boubnider.
En plus de la tempête au sein du FLN, ces rencontres déclenchent une
autre tempête, dans d’autres partis politiques. Hachemi Cherif, leader du
PAGS, dénonce Mehri : le FLN, « qui a conduit la guerre de libération, ne
peut pas s’enterrer de cette façon ». La presse se déchaîne alors contre le
FLN et voit dans ces rencontres avec le FIS une confirmation de « l’alliance
secrète » conclue entre les deux partis. Quant à Boudiaf, encore peu au
courant des réalités politiques algériennes, il déclare que c’est une
« alliance contre nature » : « Cette rencontre (FIS-FLN) me pousse à croire
que le FLN et le FIS cherchent le pouvoir et non les intérêts de l’Algérie. »
Dans l’avion qui le ramène vers Alger, le 16 janvier, Boudiaf commence
déjà ses attaques contre le FLN et le FIS. Il déclare à la radio que
« l’Algérie a besoin d’un projet qui n’existe ni chez le FLN ni chez le FIS ».
Mehri ne tient guère compte des critiques et continue ses contacts. Le 16
janvier, peu avant l’arrivée de Boudiaf, il rencontre Ahmed Ben Bella, qui
refuse de se joindre aux contacts des trois fronts.
Mais l’histoire est allée trop vite pour les démarches de Mehri et Aït-
Ahmed, car Boudiaf arrive le 16, prête serment, et prononce déjà son
premier discours : l’ancien exilé est devenu chef d’Etat. Il déclare, tard dans
la soirée, qu’il « tend la main à tous avec confiance et espoir » et se dit
« rassembleur, unificateur des efforts ». Il rejette les thèses du FIS, en
affirmant que « l’islam dans ce pays est la religion de tous. Toutes les
révolutions qui se sont succédé sur cette terre sont fières de cette religion
qu’elles ont glorifiée, protégée et défendue. (...) Il n’appartient aujourd’hui
à personne, individu ou groupe, de monopoliser la religion ou de l’exploiter
à des fins suspectes ». Pour le nouveau président, « les institutions de l’Etat
doivent être respectées de tous ». « L’unique voie nous permettant
d’atteindre nos objectifs, c’est une démocratie authentique », dit-il, ajoutant
que « la démocratie ne signifie ni l’anarchie, ni l’atteinte aux institutions de
l’Etat ». Boudiaf n’aime pas la profusion de « petits partis », qu’il avait
jugés auparavant « inutiles ».
On assiste alors, pendant quelque temps, à une course de vitesse entre le
HCE qui se met en place et les trois fronts qui s’activent en ordre dispersé.
Le FFS demande, le 17 janvier, la « dissolution des organes découlant du
coup d’Etat » et la mise en place d’un gouvernement provisoire. Il
renouvelle aussi sa vieille revendication d’une Assemblée constituante et
demande un échéancier pour les élections législatives et présidentielles.
Mais il persiste et « condamne le coup d’Etat, et refuse de reconnaître toute
légitimité aux organes en découlant ». Il s’accroche à son vieux slogan :
« Ni Etat policier, ni Etat intégriste. »
Ce vendredi 17 janvier est aussi une journée à hauts risques, en raison
des incidents qui peuvent avoir lieu lors de la prière. Aussi, d’importantes
unités des forces de police et de l’armée se déploient-elles autour des
grandes mosquées du FIS, à Kouba et Essounna particulièrement. Mais il
n’y a pas d’incidents.
Hachani est alors en difficulté, face aux courants qui ont accepté d’aller
aux élections avec réticence et qui, aujourd’hui, demandent des comptes sur
ces choix de la direction du FIS. Hachani tente d’expliquer, dans son
prêche : « Nous n’avons pas participé aux élections parce que nous croyions
à la Constitution, mais pour apporter la preuve de la mauvaise foi du
pouvoir en place. » Il rassure ses troupes en disant que « le FIS a provoqué
la démission d’un gouvernement, puis celle du président de la République.
Il provoquera aussi la chute du régime », prévoit-il. Mais c’est aussi, pour
lui, l’occasion de s’adresser à l’armée : « Nous n’avons aucun problème
avec l’armée, ni avec la police, mais avec ceux qui les utilisent comme
paravents ».
Le HCE prend acte de ces propos rassurants, mais à sa première réunion,
le lendemain, il affirme la « nécessité de maintenir l’ordre public et de le
renforcer, pour assurer la sécurité de la nation ». Il annonce qu’il « reste en
réunion permanente pour faire face aux problèmes de l’heure ». Cette
préoccupation dans le domaine sécuritaire est fondée. Dans la nuit qui suit,
une bombe artisanale est lancée contre le siège de la gendarmerie. Elle ne
fait cependant ni dégâts ni victimes. En revanche, à Sidi-Moussa, dans le
fameux triangle de la Mitidja, un militaire est tué et deux gendarmes blessés
à un poste de contrôle : les groupes armés entrent en action.
Curieusement, le FIS maintient toujours une longueur d’avance sur le
pouvoir. Ainsi, quand le HCE décide, le 20 janvier, les modalités de
formation du Conseil consultatif national, le FIS a déjà réuni, la veille, ses
élus du premier tour. Le HCE étudie les « critères permettant de déterminer
la représentation de différentes sensibilités et des différentes composantes
de la société ». Il précise que cette instance, « placée auprès du HCE, (va)
l’assister dans l’examen des questions politiques, sociales et culturelles, et
servira de lien permanent entre lui et l’opinion publique ». Le bureau
exécutif provisoire du FIS, de son côté, lance un appel au président du
Conseil constitutionnel, au président du HCE et aux parlementaires du
monde entier, pour un retour à la « légalité institutionnelle » et la reprise des
élections. La réunion du FIS se tient malgré l’interdiction prononcée par
Cherif Meziane, le wali d’Alger.
Plus que le FIS, c’est le FLN qui semble alors en pleine tourmente.
Depuis juin 1991, le FLN s’était publiquement démarqué du gouvernement.
Mais cette fois-ci, il se démarque aussi de la présidence et se place
résolument dans l’opposition. Le pouvoir, particulièrement l’armée,
n’admet pas cette situation inédite, car FLN et armée ont marché ensemble
depuis 1954, quitte à ce que l’armée fasse plier le FLN par la force. La
tempête se déchaîne de nouveau donc contre la direction du FLN. Avant
même le comité central qui s’ouvre le 25 janvier, El-Moudjahid est déjà
passé du côté du HCE et appelle à le soutenir. Son directeur, Zoubir
Zemzoum, écrit que « l’appel au devoir nous dicte, particulièrement à nous,
militants, d’être à l’unisson aux côtés de ceux qui ont pris sur eux
d’interrompre pour un moment le processus électoral pour préserver la
sécurité, la souveraineté et l’unité du pays ». A la réunion du comité central,
Boualem Baki et Ahmed Bencherif, ancien colonel, ancien ministre,
appellent au soutien du HCE et dénoncent la position de Mehri. Une
violente campagne de presse relaie les critiques, et Mehri et le bureau
politique présentent leur démission. Mais la réunion est ajournée, à la suite
d’un vote demandé par Mehri, qui estime que la situation est trop tendue
pour permettre une analyse sereine.
Le FLN neutralisé, le pouvoir se retourne vers le FIS, dont le patron,
Hachani, est arrêté, à la suite d’un appel à la rébellion au sein de l’armée.
Rabah Kebir se montre apparemment plus modéré, mais ne semble guère
avoir compris la démarche du pouvoir. Il déclare à l’APS que l’interdiction
du FIS est « totalement exclue ». Pour lui, « le FIS fait montre de maturité
en refusant de rééditer les événements de juin ».
Jusque-là, Boudiaf et le HCE semblent agir au jour le jour, d’une manière
pragmatique. Il faut du temps à Boudiaf pour connaître tous ses
interlocuteurs, former un embryon d’équipe avec ses anciens du PRS, parmi
lesquels quatre personnes vont jouer un rôle important : Rachid Krim, son
chef de cabinet, Abderrahmane Amine, son secrétaire particulier et beau-
frère, Ahmed Djebbar et Rachid Dahmous, qui s’occupent des relations
avec la presse et collaborent avec Rachid Krim. Ce n’est que le 2 février
que Boudiaf ébauche les premiers pas de sa politique. Il affirme, dans une
émission de télévision, que le processus démocratique se poursuivra, qu’il
n’y a pas de changement ou révision de la Constitution, et que tout ce qui
s’est fait depuis janvier l’a été dans un cadre constitutionnel. Il défend
l’armée, qui « accepte le processus démocratique et agit dans le cadre de la
loi ». L’armée l’a fortement impressionné et il ne s’en cache pas. Grâce à
l’armée, « l’Algérie a évité le pire, la guerre civile », dit-il. « C’est un
bienfait pour l’Algérie que l’armée n’aspire pas au pouvoir. » Il assure aussi
que la reconnaissance du FIS ne sera pas remise en cause, mais que ce parti
doit « respecter les règles démocratiques et ne pas les détruire ».
La question d’un changement de gouvernement se pose avec insistance.
Boudiaf surprend tout le monde en annonçant qu’il maintient sa confiance à
Ghozali. Fort de cet acquis, Ghozali organise une grande campagne
médiatique autour d’un programme économique qu’il va présenter au HCE.
La presse en parle pendant des semaines. Il parle de redémarrage de
l’activité, de la satisfaction des besoins vitaux des citoyens et de la
réduction des inégalités, avec une attention particulière pour les jeunes. En
fait, ce sont de vagues intentions, mais Ghozali, interrogé sur le contenu de
la déclaration de Boudiaf, la juge « excellente. Je crois que les Algériens
ont commencé à sentir qu’ils ont un vrai chef », affirme-t-il.
Le doute, exprimé publiquement par les partis politiques, commence à
s’installer alors chez les Algériens. Chadli parti, le gouvernement,
l’administration et les principaux chefs de l’armée sont restés en place.
Quel changement peut alors apporter Boudiaf ? Lui-même commence-t-il à
se rendre compte que la tâche qu’il est appelé à mener est celle de maintenir
le système, en changeant son premier symbole, Chadli largement discrédité,
par un autre, a priori plus propre ?

Pression sur le FIS

Une semaine après son installation, le Haut Comité d’Etat déclenche une
offensive tous azimuts contre le FIS, dans le but de le prendre de vitesse en
ne lui laissant pas le temps d’organiser sa riposte. L’offensive du pouvoir
est orientée dans trois directions principales : arrestation des dirigeants et de
l’encadrement, reprise en main des mosquées, et destruction des moyens de
communication du FIS.
Dès le 22 janvier, commence la reprise en mains des mosquées. Le
gouvernement consacre une réunion à la question, et décide de « faire
observer dans les mosquées la stricte application de la réglementation, de
façon à y encourager la pratique religieuse et éducative et à y prohiber toute
activité partisane ». Il adopte, pour cela, « un programme de redressement à
court et moyen termes pour pallier les graves lacunes humaines et
matérielles qui affectent le fonctionnement des mosquées ». Le ministre des
Affaires religieuses note « la dégradation multiforme de la fonction sacrée
des maisons de Dieu », allusion à l’utilisation des mosquées comme centres
de propagande. Fort de ce texte, Cherif Meziane, le wali d’Alger, la ville la
plus touchée par l’agitation, engage la bataille des mosquées. Il annonce le
jour même que « toutes les exhibitions aux alentours de la mosquée sont
formellement interdites, quels que soient le jour et l’heure ». « L’usage de la
voie publique, trottoirs, chaussées, places publiques, espaces et
dégagements, est exclusivement réservée aux piétons et aux véhicules »,
rappelle-t-il. Il accompagne sa décision d’une menace claire en direction
des islamistes. « Toute occupation de la voie publique est soumise à une
autorisation préalable du wali », dit-il, en rappelant les sanctions prévues
par la loi pour toute infraction.
La décision est à peine annoncée que Abdelkader Hachani est arrêté à
Badjarah par la gendarmerie. Il se trouvait en compagnie de maître Zouita,
un des avocats du FIS, qui n’est pas inquiété. L’arrestation de Hachani fait
suite à la publication d’un placard publicitaire dans le journal Al-Khabar,
appelant les militaires à ne pas obéir à leur hiérarchie s’ils reçoivent des
ordres contraires au choix du peuple. L’armée a déposé une plainte contre
lui pour « avoir lancé un appel à la rébellion au sein de l’armée ». Le
directeur d’Al-Khabar, le rédacteur en chef et son adjoint sont aussi arrêtés.
Ils seront détenus pendant quarante-huit heures avant d’être remis en liberté
provisoire.
L’appel de Hachani à l’« Armée nationale populaire », daté du 18 janvier,
affirme que « l’ANP s’est engagée devant Dieu, le peuple et le monde, à
protéger la Constitution et à ne permettre à personne d’aspirer au pouvoir
en dehors du choix populaire libre ». Il souligne que « l’ANP est devant un
choix difficile. Doit-elle se mettre aux côtés du peuple, qui la fournit en
hommes et en équipement en temps de paix et de guerre, ou doit-elle
s’aligner sur une clique dirigeante qui se fait une profession du despotisme
et de l’arrogance ? » Pour Hachani, l’armée a « une responsabilité
historique dans la défense de l’unité du pays, de sa sécurité et de sa
stabilité, et cela ne peut se faire qu’en se débarrassant de l’allégeance aux
despotes, et par la défense de l’islam, ciment de la nation, de l’intégrité du
territoire et la défense du choix du peuple ». Il « salue une armée
d’orientation musulmane, évitant de participer à une fitna (discorde) dont
les causes ont été fabriquées de toutes pièces par la clique au pouvoir qui a
traité le peuple en mineur. »
Le texte est d’autant plus gênant pour l’armée que ce même jour, 22
janvier, Mohamed Boudiaf effectue son premier pèlerinage au ministère de
la Défense, une visite que fait traditionnellement le chef de l’Etat avant les
décisions politiques majeures. Boudiaf est accueilli par Khaled Nezzar et
les principaux officiers supérieurs, qui font bloc autour du ministre de la
Défense. Nezzar se montre intransigeant envers le FIS et déclare que
l’armée « appliquera la loi dans toute sa rigueur ». En réponse aux autres
partis qui dénoncent le « coup d’Etat », il affirme que « l’intervention de
l’armée s’est faite dans la légalité ».
Un léger répit est enregistré le lendemain, jeudi 25 janvier, mais tout le
monde attend avec appréhension le vendredi suivant, journée qui promet
d’être chaude. Les forces de sécurité et des unités de l’armée se déploient, à
titre préventif, dans plusieurs quartiers de la capitale, particulièrement
autour des quartiers chauds, ainsi que dans les principales villes de
l’intérieur. A Bab-El-Oued, les policiers tirent en l’air pour disperser des
rassemblements à côté de la mosquée Essounna. La police précise qu’il
s’agit simplement d’un « avertissement à des personnes qui voulaient
occuper la chaussée et installer des haut-parleurs ». L’incident est sans
gravité et on n’enregistre aucun blessé. En revanche, à Kouba, de
nombreuses arrestations sont opérées, à la suite d’une autre tentative de
manifestation.
Rabah Kebir intervient pour dénoncer l’arrestation de Hachani. Après
une réunion tenue dans des conditions difficiles, les dirigeants du FIS
encore en liberté cooptent Othmane Aïssani, 50 ans, du bureau de Jijel, à la
tête du parti. L’homme est peu connu, plutôt effacé, et pliera rapidement
devant la tourmente dans laquelle se trouve emporté son parti.
Ce vendredi 24 janvier, à Kouba, Mohamed Saïd fait sa dernière
déclaration publique, adressée à l’armée comme celle de Hachani, avant de
plonger dans la clandestinité. Il appelle les « militaires musulmans à ne pas
tirer sur d’autres musulmans, car ce serait aller contre les préceptes de
l’islam ». Il met en garde « contre la réaction du peuple contre toutes les
pressions des forces de l’ordre ». Avec lui, il n’y a plus que Rabah Kebir,
Abdelkader Moghni et Abderrezak Redjam en liberté, parmi les
personnalités connues du FIS. Rabah Kebir fait alors une déclaration lourde
de conséquences pour les futurs membres du Conseil consultatif national.
Kebir « considère ceux qui acceptent de faire partie de ce qui est appelé
Conseil consultatif comme complices dans le crime et le complot contre le
peuple algérien et son libre choix du projet islamique ». Dès la fin du week-
end, les journaux du FIS se retrouvent dans le collimateur. El-Mounkidh est
saisi le 25 janvier, sur instruction du parquet d’Alger. Le directeur d’El-
Forkane est lui aussi convoqué par la gendarmerie.
L’offensive pour la reprise des mosquées se poursuit. Le 27 janvier, le
ministère de l’Intérieur veut éviter les déplacements des milliers de
militants du FIS qui se rendent chaque vendredi dans les mosquées chaudes
tenues par des imams FIS. Il publie un communiqué demandant aux fidèles
de « prier dans la mosquée de leur quartier » et utilise comme argument le
ras-le-bol observé chez beaucoup d’Algériens qui redoutent la prière du
vendredi en raison des incidents auxquels elle donne lieu. « Les citoyens
épris de paix et de sérénité expriment de plus en plus leur désapprobation à
l’encontre des manipulations dont est l’objet la mosquée », note un
communiqué du ministère. Il ajoute qu’il « n’est plus possible de tolérer
davantage que la mosquée en général et la journée du vendredi en
particulier soient synonymes d’inquiétude et d’angoisse ». Il réaffirme,
encore une fois, qu’il est « déterminé » à faire respecter l’ordre.
La pression du pouvoir ne se relâche pas. Le 28 janvier, Salah Gouami,
directeur d’El-Mounkidh, est interpellé, et le rédacteur en chef, Abdelkader
Aïssat, est de nouveau convoqué. Fouad Delleci, rédacteur en chef d’El-
Forkane, est de son côté placé sous mandat de dépôt. Le FIS répond
aussitôt à l’étouffement médiatique en lançant, le 30, Minbar El-
Djoumouaa (la Tribune du vendredi), publication clandestine éditée par le
bureau exécutif de la wilaya d’Alger.
Mais c’est l’arrestation de Rabah Kebir qui fait alors l’événement. Le
dirigeant du FIS est accusé d’incitation à la rébellion, à la suite de la
publication du communiqué n° 11 du FIS et d’un prêche qu’il a donné à la
mosquée de Kouba. Il a aussi envoyé une lettre ouverte au président du
HCE, exprimant la « surprise » du FIS en voyant que « le moudjahid
Boudiaf, qui a consacré sa jeunesse à arracher la liberté de son peuple et son
droit à l’autodétermination soit utilisé (...) par une junte au pouvoir pour se
cacher derrière lui et exécuter son plan à elle ». Quant au communiqué
n° 11 du FIS, il appelle les Algériens à « ne pas reconnaître la piraterie
politique dont est issu le conseil de régence ou ce qui est appelé Haut
Comité d’Etat ». Il demande à la communauté internationale de « ne
reconnaître aucun pacte ou accord conclu avec cette institution née du
néant ».
Le ministère de l’Intérieur interdit au FIS, le 29 janvier, de collecter des
dons au profit des sinistrés des inondations dans l’est du pays. Il rappelle
que les quêtes sont « formellement interdites sans autorisation préalable » et
affirme qu’il « ne tolère pas que des associations politiques se substituent à
l’Etat ». En fait, il veut empêcher le FIS d’agir, comme il le faisait à la suite
de catastrophes.
Les incidents se multiplient en cette fin janvier, laissant entrevoir les
« vendredis noirs », ces fins de week-end dramatiques qui vont durer
plusieurs mois. Les militants du FIS, livrés à eux-mêmes après l’arrestation
des principaux dirigeants, sont pris en charge par les courants les plus
radicaux, agissant dans la clandestinité. Le 29 janvier, des incidents éclatent
à Khroub, près de Constantine, devant un tribunal où sont jugés deux
imams du FIS. Les unités de police utilisent des grenades lacrymogènes
pour disperser les attroupements. Le lendemain, nouvelle intervention de la
brigade anti-émeutes, à Constantine cette fois-ci, également devant un
tribunal lors de la présentation d’imams à la justice. Des incidents éclatent à
Badjarah et La Glacière, banlieues populaires d’Alger, après l’arrestation de
deux imams. La police anti-émeutes intervient et des coups de feu sont
tirés. Le bilan officiel fait état d’un mort, onze blessés et vingt-cinq
arrestations. Après la prière du vendredi 31, une vingtaine d’imams
d’obédience FIS sont arrêtés, portant à une cinquantaine en quinze jours les
arrestations d’auteurs de prêches virulents. C’est le prétexte à de nouveaux
incidents à Constantine et à Alger, où les unités de police, appuyées par
l’armée, recourent encore une fois aux tirs de sommation pour disperser des
manifestants. La situation est alors plus tendue et on dénombre vingt
blessés et vingt-cinq arrestations à Alger, vingt-neuf arrestations à
Constantine, vingt-six à Oran. L’agitation s’étend, y compris à Oran, où la
municipalité FIS, divisée, ajoute au désarroi des militants. Autre incident,
une bombe artisanale est jetée dans l’enceinte de l’ambassade des Etats-
Unis le 31 janvier, mais il n’y a ni victime ni dégâts.
Les autorités répliquent en mettant la mosquée Essounna de Bab-El-Oued
sous le contrôle de l’Etat, avec un nouvel imam désigné par le ministère des
Affaires religieuses, selon El-Watan. Le fief de Ali Belhadj est alors
reconquis. En outre, Abdennour Ali-Yahia, avocat du FIS, annonce qu’il a
été convoqué par le parquet. Il a dénoncé les abus en matière de droits de
l’homme et qualifié l’avènement du HCE de coup d’Etat. En s’attaquant à
ces deux symboles, la mosquée Essounna et le président d’une Ligue des
droits de l’homme, le pouvoir veut montrer qu’il n’est pas prêt à reculer, y
compris devant les mesures les plus extrêmes, pour imposer ses choix.
Visiblement, le pouvoir veut en finir rapidement avec le FIS et il se lance
dans un ultime assaut début février. Le 3 février, le local du FIS est pris par
la gendarmerie. Officiellement, le siège doit être rendu au ministère des
Finances. Le déploiement de forces est impressionnant pour la réalisation
de l’opération, avec des automitrailleuses, des fourgons de police et de la
gendarmerie. Le siège du Syndicat islamique du travail est lui aussi repris le
lendemain.
Face au rouleau compresseur, le FIS n’arrive pas à organiser sa riposte
dans un premier temps. Il se lance dans une bataille de propagande, axée
essentiellement sur une dramatisation des événements. El-Mounkidh,
autorisé à reparaître, annonce qu’une fillette et une vieille femme ont été
tuées à Badjarah. Les réseaux du FIS prennent le relais sur ce terrain dans
lequel ils excellent. Ils se montrent plus rapides et plus efficaces que les
autorités, dont les bilans suivent toujours ceux du FIS. La police est
contrainte, le 2 février, de démentir les nombreux décès de femmes et
enfants dont fait état le FIS. Mais l’information donnée par les autorités est
à peine publiée que le FIS en annonce une autre. Il annonce qu’il y a eu
douze morts dans des incidents à Jijel, devant un tribunal où était jugé un
militant du FIS. La police précise qu’il y a eu trois décès, mais le FIS repart
sur une nouvelle piste, et ainsi de suite.
Le forcing du pouvoir suscite des interrogations chez les hommes
politiques et dans la presse : que vise le HCE ? Et surtout, a-t-il réellement
une démarche politique solide ? Ces interrogations apparaissent le 2 février
dans El-Watan, qui se demande si « le HCE a des perspectives politiques
pour le pays, et notamment les jeunes ». Le Quotidien d’Algérie fait, de son
côté, état de premières divergences entre Boudiaf et les quatre autres
membres du HCE. Boudiaf répond le jour même à ces interrogations, dans
une émission télévisée. Il réaffirme que « le processus démocratique se
poursuivra » et qu’il n’y aura pas de restrictions pour les partis.
Le FIS tente, après des réunions clandestines des dirigeants encore libres,
de définir une ligne de conduite. Il parvient à élaborer un nouveau
document rendu public le 4 février. Il énonce alors cinq positions et
conditions qui sont, selon lui, nécessaires à la sortie de la crise, conditions
qu’il va maintenir inchangées pendant plusieurs mois :
— non-reconnaissance de la légitimité du HCE ;
— libération de tous les prisonniers politiques, et à leur tête Abbassi
Madani et Ali Belhadj ;
— poursuite du processus électoral ;
— levée de l’encerclement des mosquées et cessation des poursuites
contre les imams ;
— appel aux partenaires de l’Algérie à ne pas traiter avec le nouveau
pouvoir.
Ce dernier point est vivement critiqué par le chef du gouvernement qui le
qualifie d’appel « à l’ingérence étrangère ».
Ayant réussi à élaborer une position politique, le FIS tente de l’appuyer
par une démonstration de rue. Le mercredi 5 février, il appelle, dans un
texte signé par Abderrezak Redjam, à une marche nationale pour le
vendredi suivant. Ce sera une « marche pacifique nationale », précise-t-il, et
il accompagne l’appel d’une nouvelle demande pour la poursuite du
processus électoral et la libération des détenus.
L’appel à la marche est brutalement accueilli par le pouvoir. Le ministère
de l’Intérieur affirme, le 6 février, « la détermination des pouvoirs publics à
lutter résolument, dans le cadre de la loi, afin que l’ordre public soit
préservé ». Le communiqué avertit que des troubles pourraient être
organisés à Alger et dans d’autres villes en « exploitant la prière du
vendredi, pour entraîner des fidèles et des enfants dans des marches
destinées à provoquer le service d’ordre et à défier l’autorité de l’Etat, allant
parfois jusqu’à l’utilisation des armes à feu ». Il note que « l’opinion
publique est à nouveau soumise à des pressions et à des manipulations
intolérables de la part de ceux que l’ordre dérange et que la réhabilitation de
l’autorité de l’Etat inquiète ».
Un énorme dispositif est mis en place pour empêcher tout rassemblement
à Alger. Les barrages sur les routes empêchent ceux qui viennent de
l’intérieur du pays de rejoindre la capitale. Les véhicules sont arrêtés,
fouillés, et refoulés. Les quartiers sont sévèrement quadrillés. La marche est
un échec.
Puis, pour compléter le tout, dans la nuit du 7 au 8 février, Abdelkader
Moghni, l’imam FIS de la mosquée Essounna, est arrêté, tout comme
Achour Rebihi, membre du bureau exécutif provisoire du FIS, et Mohamed
Touil, président du Conseil départemental d’Alger. Seuls Abderrezak
Redjam et Mohamed Saïd restent alors en liberté. Dans la journée suivante,
le nouveau siège du FIS, où se retrouvaient encore quelques militants, est
fermé. C’est la fin d’une époque, et le début d’une autre, qui vise la
dissolution légale du FIS, après la flambée de violence de février-mars

Les vendredis noirs


La confrontation entre le FIS et le pouvoir est devenue inévitable dès la
première semaine qui a suivi l’installation du HCE. Ni les appels à la
modération, ni les tentatives lancées par le FLN et le FFS, ne sont suffisants
pour éviter l’engrenage qui va culminer avec ce qui a été appelé les
« vendredis noirs ». Ces week-ends sanglants ont commencé fin janvier,
pour culminer début février à Batna, la capitale des Aurès, et s’étendre
progressivement à d’autres villes, lorsque le FIS, dans une tentative
désespérée, lance ses troupes désarmées à l’assaut du pouvoir.
Le prétexte pour ces affrontements se présente sous deux aspects : la
présentation de militants du FIS devant un tribunal, ou la récupération
d’une mosquée par les autorités. Parfois, les deux prétextes sont combinés.
A Batna, le 4 février, des militants du FIS sont présentés devant le juge,
sous l’accusation « d’atteinte à corps constitués, d’incitation à la rébellion
et de non-respect de la loi sur les mosquées ». Il s’agit notamment d’imams
qui ont violemment dénoncé l’armée lors de la prière du vendredi. Depuis
des mois, les militants du FIS avaient pris l’habitude de se rassembler
devant les tribunaux, par centaines, parfois par milliers, pour exprimer leur
désapprobation envers l’action de la justice, lorsque d’autres militants
islamistes étaient jugés. Abbassi Madani lui-même a souvent donné
l’exemple.
Mais cette fois, les choses ont changé. Les forces de l’ordre, ayant reçu
des instructions strictes, refusent de laisser s’organiser un attroupement,
interprété comme une pression des militants du FIS sur la justice. Elles
tentent donc de disperser un rassemblement, apparemment sans gravité,
mais les militants du FIS ne veulent pas se laisser faire. Ils ripostent à coups
de pierres et érigent de petites barricades. L’incident dérape et de violents
accrochages s’ensuivent. Les forces de l’ordre utilisent des grenades
lacrymogènes et opèrent de nouvelles arrestations en flagrant délit.
Les incidents font deux morts et plusieurs blessés, dont un capitaine de
l’armée, le premier jour. Deux faits particulièrement importants ont lieu ce
jour-là à Batna. Le premier est l’intervention de l’armée à laquelle le wali a
dû faire appel. Les unités de police et de gendarmerie ont en effet été
débordées, face à la mobilisation générale décidée par le FIS. Le deuxième
fait grave concerne l’apparition d’éléments armés parmi les manifestants.
Le fait est établi à partir de témoignages recueillis sur place par des
journalistes, avant que les autorités annoncent que des balles, retirées des
corps de certaines victimes, sont différentes de celles utilisées par les forces
de l’ordre. Un communiqué officiel précise que des tirs ont eu lieu à partir
des rangs des manifestants. On n’a jamais su qui sont ces tireurs.
Les militants du FIS reviennent à la charge le lendemain, 5 février,
encore plus déterminés. Ils durcissent leur action, d’autant plus qu’ils
viennent d’apprendre qu’un imam a été condamné à deux mois de prison
ferme. Les forces de l’ordre, redoutant d’être la cible de tireurs se trouvant
parmi les manifestants, se montrent encore plus dures. Avec cet engrenage,
le bilan des victimes ne peut que s’alourdir et il s’établit à huit morts et une
cinquantaine de blessés au deuxième jour. La ville est alors complètement
bouclée et quadrillée par les forces de l’ordre. Toute activité y a
pratiquement cessé.
Le HCE, réuni dès le premier jour des affrontements de Batna, affirme
que des « dépassements » ont été enregistrés dans cette ville. « L’exercice
des libertés démocratiques et la pleine reconnaissance des partis ne
sauraient permettre la violence physique ou verbale en quelque lieu que ce
soit », avertit le HCE. Il rappelle aux militants du FIS la nécessité du
« respect par tous des règles de droit qui régissent le pays ». Mais ce n’es
pas le HCE qui peut mettre fin au drame, mais des dirigeants crédibles et
sérieux du FIS. Ceux-ci font cruellement défaut pour parler aux
manifestants de Batna. Soit ils se sont éclipsés, soit ils restent silencieux.
Selon un journaliste qui s’est rendu alors à Batna, les dirigeants du FIS ont
quitté la ville lors des manifestations. Connaissant bien le Front sur lequel il
a longuement écrit, ce journaliste, H’Mida Layachi, a tenté de prendre
contact avec les dirigeants locaux du FIS, mais ils n’étaient ni chez eux, ni
même dans la ville. Il a pu les joindre ailleurs, en dehors de Batna, où ils lui
ont assuré qu’ils n’étaient pas du tout impliqués dans ces événements.
Ce témoignage permet d’éclairer autrement le drame qui se joue alors à
Batna. Les Aurès, lieu hautement symbolique, dont Batna est la capitale,
sont en effet considérés comme le berceau de la guerre de libération. C’est
la région de nombre de hauts responsables, dont le ministre de la Défense
Khaled Nezzar, l’homme fort du HCE, originaire de Seriana, à une
vingtaine de kilomètres de Batna. C’est là aussi que le FIS a choisi
d’organiser sa conférence de juillet 1991, qui a porté Hachani à sa tête. Et
c’est à partir de Batna, semble-t-il, que des courants du FIS ont choisi de
lancer l’assaut populaire final qui doit faire chuter le HCE, en ce mois de
février 1992. On note d’ailleurs que dans le domaine des symboles, le FIS
innove peu. Dans ses méthodes de travail, d’organisation, de propagande, et
même dans son vocabulaire, il tente de reprendre, parfois intégralement, les
traditions du FLN qui ont fait leurs preuves lors de la guerre de libération.
Mais l’assaut du FIS dans la ville de Batna tourne au drame. Le 6 février,
au troisième jour des affrontements, le bilan s’élève à douze morts et
soixante-six blessés, dont onze sont dans un état critique. Les arrestations
aussi se multiplient. Le FIS annonce de son côté qu’il y a eu plus de vingt
morts. Les affrontements se sont considérablement durcis depuis le début
des émeutes. Les militants du FIS utilisent des cocktails Molotov, érigent
des barricades et mènent un harcèlement en règle des unités de police et de
gendarmerie. Les véhicules blindés, disposés dans les grands carrefours,
notamment sur le boulevard Ben Boulaïd, permettent d’épargner le centre
de la ville, durement touché au premier jour des affrontements. Mais les
quartiers périphériques sont presque totalement contrôlés par les
manifestants.
On est alors à la veille d’une journée cruciale, celle du vendredi 7 février.
Le FIS a appelé, par ses réseaux encore actifs, à multiplier les incidents,
dans une grande démonstration de force qui doit couvrir tout le pays. Le
parti de Abbassi Madani a décidé de jouer son va-tout, mais encore une
fois, il n’a pas de stratégie précise, en dehors de celle de la confrontation.
Ses dirigeants n’arrivent pas à élaborer une démarche pour alterner la
pression et la négociation, et font cavalier seul, lançant leurs initiatives sans
consulter les autres partis susceptibles de les soutenir. Ils refusent aussi
d’écouter les avertissements qui viennent du pouvoir, tout comme ils
négligent les appels à l’apaisement venant d’autres courants, pourtant
hostiles au pouvoir. Ce sont donc finalement les courants les plus radicaux,
aussi bien au sein du pouvoir que dans le FIS, qui imposent leur logique de
la confrontation.
L’appel du FIS à la mobilisation pour ce vendredi 7 février est largement
suivi, dans toutes les régions du pays. A Alger, des incidents ont lieu à
Bordj-El-Kiffan, Belcourt et Badjarah, où il y a plusieurs blessés. A Kouba,
où la prière se déroule sous haute surveillance d’unités de la police
appuyées par l’armée, la mosquée est encerclée pendant près de deux
heures après la prière. Les militants du FIS sont contraints de rester à
l’intérieur, jusqu’à ce que la police puisse arrêter un militant qui avait lu le
communiqué n° 14 du FIS. Finalement, après de longues tractations, les
forces de l’ordre rompent l’encerclement et l’incident est évité. En outre,
alors que des tirs de sommation sont signalés dans plusieurs quartiers de la
capitale, la prière se déroule sans aucun incident à la mosquée Essounna de
Bab-El-Oued.
Dans les villes de l’intérieur du pays, de très nombreux incidents sont
signalés, tournant parfois au drame. Ils se déroulent tous selon le même
scénario : à la fin de la prière, des militants tentent d’organiser une marche.
Ils se heurtent aux forces de l’ordre. Si des dirigeants du FIS réussissent à
contrôler les militants, ils appellent à la dispersion qui se déroule dans le
calme. Mais ce sont souvent les militants les plus exaltés qui prennent le
dessus, d’autant plus que la présence des forces de l’ordre leur apparaît
comme une provocation.
A Sidi-Bel-Abbès, dans l’ouest du pays, on compte cinq blessés, dont un
en état grave. A Médéa, ville à forte implantation islamiste, il y au moins
deux morts et une dizaine de blessés. A El-Eulma, près de Sétif, dans l’est,
la presse annonce un mort et quatre blessés. A Fouka Marine, petit village
côtier à l’est d’Alger, où un groupe islamiste armé est présent depuis
plusieurs semaines, un gendarme est tué et un autre blessé. Le groupe de
neuf membres qui avait attaqué la brigade de gendarmerie de ce village, un
mois et demi auparavant, est démantelé. A Batna, les affrontements ont
aussi repris après la prière du vendredi. Deux personnes sont tuées,
alourdissant encore un bilan dramatique. Une folle rumeur s’empare alors
de tout le pays, face à des événements qui ont pris une proportion
importante, embrasant toutes les régions, mais dont les Algériens ne
connaissent pas l’ampleur exacte. « C’est une atmosphère de fin du
monde », commente alors un journal. La radio fait état de trente morts, mais
bien que le chiffre soit très élevé, il est visiblement en deçà de la réalité. Ce
n’est que deux jours plus tard que Boudiaf donne un bilan plausible des
derniers jours : cinquante morts et près de deux cents blessés. Le FIS,
engagé dans une guerre psychologique dans laquelle il excelle, met tous ses
réseaux en branle. Il annonce des dizaines de morts, puis des centaines. Et,
pour couronner le tout, il annonce l’organisation de nouvelles marches pour
le vendredi suivant. Il appuie cette position, le lendemain 8 février, par la
publication de son communiqué n° 15, qui affirme la détermination du FIS
à aller à la confrontation. Le communiqué, signé par Abderrezak Redjam,
entré depuis peu dans la clandestinité, souligne que « la crise se poursuivra
inéluctablement tant que la junte au pouvoir continuera à mépriser le peuple
et à réprimer ses adversaires politiques ».
La situation est alors suffisamment grave pour justifier une réunion du
Haut Conseil de sécurité le 8 février. Une décision grave est visiblement sur
le point d’être annoncée, comme deux indices le laissent entrevoir. D’une
part, un communiqué officiel annonce que les partis politiques ont été
invités à la présidence de la République où « une communication
importante » doit leur être faite. D’autre part, un autre communiqué
annonce que toutes les rencontres de football sont suspendues, ce qui est
généralement annonciateur de graves troubles en Algérie, comme ce fut le
cas en octobre 1988 et en juin 1991.
Ahmed Ben Bella pour le MDA, Abdelhamid Mehri pour le FLN, Saïd
Saadi pour le RCD, Mahfoudh Nahnah pour Hamas, Kasdi Merbah pour le
MAJD, Hachemi Cherif pour le PAGS et Noureddine Boukrouh pour le
PRA assistent à la rencontre avec les membres du HCE. Aït-Ahmed a
décliné l’invitation, en déclarant qu’il « refuse de cautionner la politique du
fait accompli ». Il appelle au dialogue et demande « la poursuite du
processus électoral, seule alternative à l’enlisement répressif et la
banalisation de la mort ».
Les partis sont informés de la décision du HCE de proclamer l’état
d’urgence sur tout le territoire national, annoncé publiquement quelques
heures plus tard. L’état d’urgence est décidé pour une durée de douze mois,
éventuellement renouvelable, mais il peut être levé avant l’expiration de ce
délai si la situation s’améliore. On note déjà que le HCE a pris la mesure de
l’ampleur de l’agitation, en se donnant un délai assez long pour rétablir la
situation. Mais cette prise de conscience semble, d’un autre côté, faussée
par l’idée, assez répandue alors, selon laquelle le FIS peut être éliminé en
un délai plus court. Cette analyse erronée semble être à l’origine du choix
de l’état d’urgence, moins contraignant que l’état de siège ou l’état
d’exception, car la Constitution reste en vigueur, à l’exception des
restrictions expressément prévues dans le décret sur l’état d’urgence.
Ce décret prévoit aussi une série de mesures destinées à donner aux
autorités les prérogatives nécessaires pour lancer une grande offensive
contre le FIS et pour faire face à toute initiative que ce parti serait
susceptible de lancer. Ainsi, le décret prévoit-il la création de centres de
sûreté, où sera assignée « toute personne dont l’activité porte atteinte à
l’ordre public ». Ces centres de sûreté seront ouverts par arrêté du ministre
de l’Intérieur, qui peut interdire de séjour ou mettre en résidence surveillée
« toute personne dont l’activité peut s’avérer nuisible pour l’ordre public ».
Ces deux premières mesures visent à mettre hors circuit les cadres du FIS
pendant une période plus ou moins longue, pour affaiblir sa capacité
d’initiative et d’organisation. Le ministre de l’Intérieur, compétent à
l’échelle nationale, et le wali, compétent dans son territoire administratif,
peuvent prendre toutes les mesures qu’ils estiment « nécessaires » pour
préserver l’ordre public. Ils ont le pouvoir de « réquisitionner le personnel »
dans le cas d’une grève illégale. Cette mesure est destinée à contrer une
éventuelle initiative du FIS visant à rééditer la grève de juin 1991. Les
forces de police voient leurs prérogatives considérablement renforcées.
Elles ont la possibilité d’opérer « des perquisitions de jour comme de nuit ».
Selon les autorités, ces mesures draconiennes sont devenues nécessaires
après les « atteintes graves et répétées portées ces derniers jours dans de
nombreux points du territoire national à l’encontre des citoyens et de la paix
civile ». Le gouvernement fait preuve de fermeté et annonce qu’il « prendra
toutes les mesures pour assurer la sécurité des personnes et des biens ». Il
peut notamment suspendre ou dissoudre les municipalités si elles
« entravent le service public » et les remplacer par des délégations
exécutives communales, composées de personnel de l’administration ou de
notables locaux. Autre mesure de dissuasion, les tribunaux militaires
peuvent désormais être saisis dans les affaires de crimes contre l’Etat,
notamment pour des responsables de troubles particulièrement graves ou
des auteurs d’actes de violence ayant pour cible des militaires ou des
installations de l’armée.
L’état d’urgence subit son premier test d’efficacité dès le vendredi
suivant. Le FIS réussit, malgré la pression, à organiser des marches un peu
partout, mais sa démonstration est un échec. La journée est aussi moins
dramatique que le vendredi précédent. Selon les bilans disponibles, il y a eu
deux morts dont un gendarme, et un autre gendarme blessé à El-Khroub,
près de Constantine, lors d’un affrontement qui a suivi une marche interdite.
Une autre victime est signalée à Mascara et de très nombreuses arrestations,
« des milliers » selon le FIS, des « centaines » selon la Ligue des droits de
l’homme de Ali-Yahia.
En cours de semaine, les incidents continuent, particulièrement lorsque
des militants du FIS sont conduits devant des tribunaux, selon le schéma
devenu classique. Mais ce sont surtout les vendredis qui apportent leurs lots
hebdomadaires d’affrontements et de victimes. Le vendredi 21 février, il y a
six blessés dont quatre policiers, à Constantine. Un des policiers est
gravement atteint. Ce vendredi est cependant marqué par une baisse
sensible de la tension. Les incidents sont moins nombreux, les militants du
FIS se font plus rares et moins durs. Leurs chefs les plus radicaux ont été
arrêtés ou sont en fuite. Deux cents maires, vingt-huit présidents
d’assemblée de wilaya et cent neuf « députés », élus le 26 décembre 1991,
ont été arrêtés, selon Minbar El-Djoumouaa. Les dispositifs policiers autour
des mosquées sont aussi plus discrets que d’habitude. Les mosquées sont
progressivement reprises par les autorités. Après avoir été des lieux
d’activité politique, certaines sont devenues des caches d’armes, avec ou
sans l’accord des responsables du FIS.
Le procès des militants du FIS arrêtés lors des affrontements de Batna, le
21 février, intervient alors que la tension a baissé d’un cran. C’est un
nouveau test, de fermeté et de contrôle de la situation pour le pouvoir, de
capacité de résistance pour le FIS. Il y a près de cent trente accusés, la
plupart arrêtés en plein affrontement et traduits selon la procédure du
flagrant délit. Les condamnations sont lourdes, allant jusqu’à vingt années
de prison. Dix prévenus seulement sont relaxés.
Le FIS n’arrive pas à agir par des manifestations de rue, mais c’est
l’université qui prend le relais. Sous l’impulsion d’un Mouvement
universitaire pour la défense du choix du peuple, les étudiants islamistes se
mobilisent dès la mi-février et réussissent à perturber les cours et les
examens. Certains centres universitaires à forte présence islamiste sont
complètement paralysés. L’université de Blida est fermée le 20 février, pour
une semaine, après une dizaine de jours de troubles. Deux jours plus tard,
les forces de l’ordre interviennent à l’université de Bab-Ezzouar, la plus
grande d’Algérie avec ses 20 000 étudiants, pour disperser des groupes
d’islamistes qui veulent empêcher la tenue des examens. C’est le conseil
scientifique de l’université qui fait appel aux forces de l’ordre. Le 24
février, c’est au tour de l’université de Sétif, également fermée pour une
semaine, après des affrontements entre groupes d’étudiants. Le 2 mars, des
affrontements opposent des étudiants aux forces de l’ordre à Constantine.
La police recourt à des tirs de sommation, mais les incidents sont sans
gravité. A Blida, la gendarmerie intervient de nouveau pour évacuer
l’université. A Alger, l’université du Caroubier est également fermée le 2
mars, alors que le 3 mars, le conseil scientifique de l’université de Annaba
prend une mesure similaire, après avoir constaté que la situation est
devenue « grave », « exceptionnelle ».
Dans l’intervalle, intervient un nouvel événement d’envergure, qui donne
aux militants du FIS des raisons supplémentaires pour manifester le
vendredi : la dissolution du FIS, intervenue le 4 mars. Ainsi, dès le 6, les
incidents reprennent à Constantine pour la prière du vendredi, la première
depuis la dissolution du FIS. Il y a plusieurs blessés. Profitant de la prière,
le Mouvement universitaire pour la défense du choix du peuple appelle les
étudiants à « multiplier les marches et manifestations ».
C’est Constantine et sa région qui concentrent l’essentiel de l’agitation de
rue à la mi-mars, alors qu’Alger et sa région sont déjà passées au
terrorisme, qui provoque une disparition quasi totale des marches et des
manifestations dans la capitale. Constantine vit alors à l’heure de l’agitation
universitaire, ponctuée le vendredi par des affrontements qui font encore
une victime le 13 mars, et une autre le 20. A cette date, près de la moitié des
victimes sont des policiers, selon le chef du gouvernement Sid-Ahmed
Ghozali, qui fait état de soixante-dix morts et plusieurs centaines de blessés.
Le bilan définitif des troubles de janvier-février, dressé par le ministre de
l’Intérieur Larbi Belkheïr, s’élève finalement à 103 morts, dont 31 parmi les
forces de l’ordre, et 414 blessés, dont 144 agents de l’ordre.
Deux mois après le déclenchement de cet engrenage meurtrier, et un mois
après sa nomination, Sassi Lamouri, ministre des Affaires religieuses,
soutient, le 23 mars, l’intervention des forces de l’ordre pour récupérer les
mosquées : « L’intervention des forces de l’ordre dans les mosquées a été
rendue nécessaire par la politique que certains partis y mènent. » Il souligne
que « les forces de l’ordre ont un but noble : préserver la sécurité du pays ».
Il dénonce l’affichage des communiqués du FIS dans les mosquées où
« seule la parole de Dieu » doit avoir cours. Il s’attaque violemment au FIS,
notamment certains de ses courants radicaux, qui sont responsables de la
destruction des « minbars » et de « mihrabs », les installations où se tient
l’imam. De véritables œuvres d’art datant de plusieurs siècles ont été
détruites dans certaines mosquées par les partisans du retour à l’orthodoxie
la plus pure. Ces courants n’admettent pas cette bidaa (innovation illicite)
que représente, selon eux, toute nouvelle disposition de l’infrastructure
intérieure de la mosquée introduite après la mort du Prophète.
A partir de la fin mars, le FIS a perdu la bataille de la rue et abandonne
progressivement les manifestations, alors que des pans entiers en son sein
basculent progressivement dans la violence. Seules quelques tentatives de
manifestations sont encore organisées. Elles se terminent souvent par des
victimes, car la présence d’éléments armés se fait de plus en plus pesante
chez les islamistes. Les forces de l’ordre, dont de nombreux membres
tombent sous les balles des groupes armés, ne veulent plus prendre de
risques.
Au lendemain de la marche que le FIS voulait organiser le 5 mai, de
violents incidents éclatent à Badjarah, dans la nuit. Le quartier, bastion
islamiste, s’embrase encore une fois, la dernière. Barricades, harcèlement
des barrages de police, bris de vitrines et incendies d’autobus se multiplient.
Il y a deux morts et quarante-huit arrestations. D’autres quartiers d’Alger et
plusieurs autres villes prennent le relais dans les jours qui suivent. Ce sont
cependant les derniers soubresauts, qui font encore des victimes : six
blessés et trois arrestations à Meissonier, dans le centre d’Alger, et une
vingtaine d’arrestations à Constantine. Les incidents les plus importants ont
lieu à Tlemcen, faisant un mort et près de deux cents arrestations,
principalement dans le quartier de Boudghène. Et, pour terminer ce
décompte macabre, la petite localité de Chebli, dans la Mitidja, connaît une
vive agitation le 22 mai. Des affrontements entre forces de l’ordre et
manifestants, qui voulaient s’opposer, avant la prière, à l’installation d’un
imam, font un mort et quarante-trois arrestations.
Le FIS abandonne alors progressivement la démonstration de rue pour
d’autres choix, que ses publications et ses imams justifient de plus en plus.
Les milliers de militants, lancés sans armes contre les forces de l’ordre,
n’ont pas réussi à ébranler le pouvoir. Le FIS n’a pas réussi à mobiliser
l’opposition hostile au HCE en sa faveur, car sa démarche apparaît trop
dangereuse. L’échec des manifestations devient encore plus patent lorsque
les militants s’aperçoivent que l’impact du terrorisme est plus important que
celui de la protestation. Les premiers groupes armés commencent à critiquer
les « pacifistes », leur reprochant leur manque de courage et leur tiédeur
devant le djihad. C’est un argument qui porte, particulièrement lorsque le
désespoir et le sentiment d’impuissance dominent chez les militants. Et
quand des islamistes, avides de revanche, commencent à entendre des noms
devenus célèbres, du général Chebouti, chef présumé des groupes armés, à
Moh Léveilly, chef du groupe le plus actif à Alger, ils se laissent aller
progressivement, apportant leur aide dans la logistique ou le renseignement,
ou en s’organisant directement sous la coupe d’un émir pour mener des
actions ponctuelles. Et c’est l’engrenage inévitable du terrorisme qui se
déclenche.
Tâtonnements au sommet

L’activité politique fébrile qui agite l’Algérie dans les deux semaines
après l’installation du HCE cache mal une situation qui s’est
considérablement dégradée. Les troubles, qui ont commencé à Batna de
manière dramatique, gagnent plusieurs autres villes. Finalement, Alger
s’embrase à son tour, dans un cycle de manifestations incontrôlables, car
dans l’intervalle, la plupart des dirigeants du FIS ont été arrêtés et les
militants sont livrés à eux-mêmes. L’échec est évident : le nouveau pouvoir
n’a aucune démarche cohérente à proposer, à l’exception de la guerre qu’il
va livrer au FIS. Il n’y a ni démarche politique, ni programme économique,
ni stratégie sécuritaire.
C’est dans le domaine sécuritaire que l’échec du pouvoir est reconnu le
plus vite, face aux troubles qui s’étendent et au terrorisme qui apparaît. Il
est prononcé le 8 février, lorsque l’état d’urgence est proclamé. Boudiaf
justifie cette décision deux jours plus tard, dans une déclaration télévisée.
L’état d’urgence a pour objectif « la mise hors d’état de nuire des auteurs de
troubles ».
Dans ce même discours, Boudiaf tente de jeter l’ébauche d’un cadre
politique qui pourrait l’aider à surmonter la crise. Il lance un appel à la
création du Rassemblement patriotique national (RPN), une organisation à
mi-chemin entre le parti et le forum, qu’il compte mettre sur pied pour
contourner les partis. « La société ne doit pas se contenter de compter les
points. Dans la situation actuelle, même ceux qui ne sont pas d’accord
doivent s’engager pour travailler à la reconstruction du pays. Il faut en finir
avec le pessimisme, le scepticisme, l’attentisme. C’est maintenant qu’il faut
manifester son patriotisme ». Il justifie aussi les arrestations,
« indispensables pour le maintien de l’ordre », et l’arrêt du processus
électoral, « nécessaire pour sauver la démocratie ».
Les réactions sont mitigées, sinon hostiles. Le FFS note que Boudiaf n’a
pas évoqué le retour au processus démocratique. Il critique aussi les
prérogatives « exorbitantes » accordées au ministre de l’Intérieur dans le
cadre de l’état d’urgence. Ce ministère est alors occupé par Larbi Belkheïr.
Le RCD demande, de son côté, le départ du gouvernement « fantôme » de
Sid-Ahmed Ghozali, avec qui il entre en conflit.
La Ligue des droits de l’homme de Ali-Yahia qualifie la proclamation de
l’état d’urgence de « remise en cause d’une exceptionnelle gravité de l’Etat
de droit » et de « violation grossière des normes juridiques ». Cette mesure
favorise « les dérapages sur les questions des libertés » et ouvre la voie à
des « violations graves, systématiques et répétées des droits de l’homme, y
compris le droit à la vie ». La Ligue estime que « le délit d’opinion a repris
ses droits. Des milliers de personnes vont être parquées dans des camps de
concentration, appelés pudiquement centres de sûreté », ajoute-t-elle. C’est
le début d’une longue bataille sur les droits de l’homme.
Le FLN aussi maintient son hostilité au HCE. Son comité central, qui
reprend ses travaux le 18 février, estime « urgent de revenir à la vie
constitutionnelle ». Vis-à-vis de Boudiaf, le FLN se contente de lui
« souhaiter la bienvenue », sans plus. En revanche, il se déclare « disposé à
aider à instaurer un large dialogue national qu’organiserait le HCE, à
trouver des solutions aux graves problèmes posés sur la scène politique,
dont les plus urgents sont le retour à la sécurité, à la quiétude et à la vie
constitutionnelle, l’attachement au processus démocratique, qui implique
aussi le choix du peuple ». Seule fausse note, Belaïd Abdessalam, ancien
ministre, futur chef du gouvernement, appelle, tout comme Boudiaf, à la
dissolution du FLN : « Le FLN ferait mieux de partir et de disparaître. Si le
FIS est dissous, on devrait commencer par dissoudre le FLN, car c’est lui le
responsable de la situation actuelle. »
Boudiaf avait lancé le mot « rupture ». Ce mot sera galvaudé, mais on
sent, dès février, que la rupture n’est pas possible, lorsque le remaniement
du gouvernement Ghozali est annoncé, le 22. Ghozali est toujours ministre
de l’Economie, et Nezzar, Belkheïr, Abou Bakr Belkaïd et Lakhdar Brahimi
restent au gouvernement. Seules innovations, le sociologue Djillali Liabès
fait son entrée comme ministre de l’Enseignement supérieur, ainsi que
Hachemi Naït-Djoudi, un dissident du FFS, nommé aux Transports et PTT,
Saïd Guechi, dissident du FIS, désigné à l’Emploi et la Formation
professionnelle, et un autre islamiste hostile au FIS, Saci Lamouri, aux
Affaires religieuses.
Le remaniement est particulièrement mal accueilli. « Il n’apporte aucun
changement », « c’est la montagne qui accouche d’une souris », titre la
presse. L’UGTA estime que « ce n’est pas le changement », et le PAGS
donne le coup de grâce : « C’est un recul. » Le FFS relève que le pouvoir
« a tourné le dos à son propre discours sur le changement radical des
institutions et des hommes ». Dans son style très particulier, fait de nuances
et de réserve, Mehri déclare que « ce n’est qu’un pas très modeste ». En fin
de compte, Ghozali est contraint de se justifier, et avoue que « ce n’est pas
un changement radical. Le vrai changement interviendra plus tard ».
Boudiaf aussi reconnaît que le remaniement ministériel « ne correspond pas
au changement attendu ». « J’ai accepté ce petit changement car il est
impossible de tout bouleverser en un mois. »
Le HCE est alors isolé. Il n’a que l’armée et les forces de sécurité pour le
soutenir, et les rares partis qui avaient salué son avènement pour bloquer les
élections commencent à prendre leurs distances. Ils sont cependant otages
du HCE, car ils n’ont pas de base, ne constituent pas de force politique
réelle. Leur force réside dans la présence de leurs sympathisants au sein du
pouvoir et au sein de la « société civile ». Mais le HCE ne semble pas tenir
compte de cet isolement. A ceux qui le boudent, il déclare qu’il veut
récupérer les locaux attribués aux partis. C’est, de nouveau, une longue
guerre qui vise essentiellement le FLN.
Le FFS a beau « condamner le recours à la violence d’où qu’elle
vienne », et appeler au « dialogue avec les forces politiques représentatives
pour sortir le pays de l’impasse », il n’est guère écouté. Boudiaf choisit une
autre méthode, qu’il énonce le 4 mars. Il déclare qu’il compte « ouvrir le
dialogue avec le peuple directement ». Il ajoute que « le dialogue se fera
démocratiquement, entre partis mûrs, ayant des programmes bien ficelés et
une vision de l’avenir ». Il en exclut les principaux partis car, selon lui, ces
partis veulent le pouvoir, et il est « difficile de dialoguer avec ceux qui font
de la prise du pouvoir leur préoccupation majeure ». En revanche, il
présente le RPN comme « un cadre de résolution simultanée de la question
démocratique et des problèmes du pays ». Il sera « composé de groupes
ayant des idées différentes, mais qui ne s’excluent pas ».
Voulait-il, dès cette époque, prendre ses distances avec le HCE ? Cette
phrase le laisse supposer, car dans une interview au quotidien Essalam, il
déclare : « Je ne suis prisonnier de personne, mais nous sommes tous
prisonniers d’une situation. » Cela ne plaît guère à Aït-Ahmed, qui déclare
le 16 mars qu’il « y a une cohérence dans la démarche actuelle du pouvoir
actuel : c’est l’extinction progressive de la démocratie, en maintenant les
apparences de la démocratie ». Lui-même chef historique de la révolution
algérienne, il récuse à Boudiaf le droit d’agir au nom de la légitimité
historique. « La légitimité populaire est la seule qui vaille, et on ne peut lui
opposer ni la légitimité historique ni la légitimité révolutionnaire », affirme
Aït-Ahmed.
Le forcing pour exiger le dialogue est appuyé par le FIS, qui demande, le
19 mars, dans son communiqué n° 22, l’organisation d’un « dialogue
national » entre les partis qui ont remporté les élections, et un « délai
raisonnable » pour la reprise du processus électoral. Le FIS a assoupli ses
positions, car auparavant, il exigeait la reprise des élections à partir du
second tour des élections législatives, en considérant que le premier tour lui
est acquis.
Les rumeurs sur les divergences entre Boudiaf et la hiérarchie de l’armée,
et au sein du commandement de l’armée lui-même, se confirment fin mars.
Le 30, El-Djazaïr El-Youm annonce la mise à la retraite du général
Mohamed Lamari, considéré comme un partisan d’une solution dure face au
FIS. Selon El-Watan, il y a une « grogne au sein de la hiérarchie militaire ».
Nezzar se sépare de Lamari, considéré comme « un militaire un peu trop
dur, brutal et cassant dans ses rapports avec ses homologues », écrit El-
Watan, qui est traditionnellement bien informé. Lamari est toutefois repêché
par Nezzar, qui en fait son conseiller au ministère de la Défense.
Le parti islamiste est alors sur le point d’être dissous, mais un de ses
dirigeants, Rabah Kebir, bénéficie d’un non-lieu. Kebir avait été arrêté pour
atteinte à corps constitués. Il avait mis en garde le pouvoir qui voulait, selon
lui, « amener le peuple et l’armée à s’entre-tuer ». Il est cependant assigné
à résidence à Collo, sa ville natale, sur la côte est. Il était en détention
depuis le 28 janvier.
Autre question qui embarrasse fortement le pouvoir : les droits de
l’homme. Des milliers de personnes ont été arrêtées et envoyées dans des
centres de sûreté dans le Sud, en plein Sahara. Le spectre de la torture,
largement en diminution depuis 1988, revient en force, selon les
organisations des droits de l’homme. Le HCE crée donc l’Observatoire
national des droits de l’homme (ONDH). Le 7 avril, il nomme à sa tête
Kamel Rezzag-Bara, un avocat membre fondateur de la Ligue algérienne
des droits de l’homme. Le professeur Pierre Chaulet en est vice-président.
L’Observatoire est installé cinq jours plus tard.
Le gouvernement dissout les municipalités FIS et quelques autres,
contrôlées par le FLN, officiellement « défaillantes », à la mi-avril. Il les
remplace par des structures administratives, les DEC (délégation exécutive
communale), dont les membres constitueront une cible privilégiée des
groupes armés. Le FLN demande à ses militants, dès le départ, de ne pas
être membres de ces DEC. Il se demande « comment ces défaillances ont
été prouvées » et si la solution « réside dans leur remplacement par des
délégations désignées ou par la réélection des assemblées concernées ». Si
un militant FLN accepte ces responsabilités, précise-t-il, « il ne représente,
ni n’engage le FLN ».
Le pouvoir semble alors partagé entre plusieurs démarches. L’armée,
engagée dans sa bataille contre le FIS, laisse faire le gouvernement dans la
gestion des affaires économiques, alors que Boudiaf se préoccupe des
échéances politiques qu’il ne semble guère maîtriser. Il annonce que des
élections présidentielles auront lieu avant les législatives, « si possible avant
l’expiration du délai de deux ans ». Cette hypothèse n’avait guère été
envisagée par le pouvoir auparavant. Il ajoute que la Constitution sera
révisée « pour interdire les partis fondés sur la religion ou la langue », alors
que deux mois auparavant, il excluait cette révision. Les partis islamistes
« qui existent doivent disparaître ». Il affirme aussi qu’il « faut mettre un
terme au problème du FIS, qui pose une question de fond, à savoir la
religion en tant que base d’une doctrine politique, ce qui, à mon sens, est un
retour en arrière ».
Ce n’est que le 21 avril, quatre mois après son installation, que le HCE
rend public la composition du Conseil consultatif national. Boudiaf déclare
qu’il a eu des problèmes pour trouver une soixantaine de personnes
susceptibles de faire partie de cette institution. Finalement, la présidence est
confiée à Rédha Malek, 60 ans, un « boumedieniste » qui a été l’un des
rédacteurs de la Charte nationale de 1976. Il y a également Mustapha
Lacheraf, 75 ans, autre intellectuel boumedieniste, Hadj Moussa
Akhamoukh, le chef des Touaregs algériens, M’hammed Boukhobza,
sociologue, chercheur à l’Institut d’études stratégiques globales, Mohamed
Benmansour, président du Syndicat des patrons publics. Il y a aussi la
clientèle traditionnelle de nombreux courants et hommes politiques. En
installant le CCN, Boudiaf appelle les Algériens à adhérer au RPN, pour
mobiliser ceux qui « rêvent d’une Algérie prospère, moderne et
fraternelle ». Il faut un « changement radical », selon Boudiaf, car les
changements de personnes sont « nécessaires mais insuffisants ». Acte
hautement symbolique, le CCN est installé au siège de l’Assemblée
nationale.
La démarche ne plaît guère à l’opposition, toutes tendances confondues.
Le 25 avril, les « sept », qui ont été rejoints par le MAJD de Kasdi Merbah
mais sans le RCD de Saïd Saadi, « désavouent » le HCE, à qui ils
demandent de « reconsidérer radicalement sa position pour enclencher une
logique de réconciliation nationale ». Le HCE ne « compte que sur
l’argument de la force » et « a réduit à néant le capital confiance que les
Algériens étaient prêts à lui accorder », disent-ils dans une déclaration
commune. Ils considèrent que le HCE a « montré ses capacités et ses
limites ». Ils l’accusent de vouloir effacer « toute vie politique
démocratique », de « lancer la création d’organes dépourvus de toute
légitimité, incapables d’entraîner l’adhésion populaire nécessaire au
règlement des problèmes qui s’amoncellent ». Ils demandent donc
l’ouverture du dialogue « sans exclusive », « l’annonce d’un échéancier de
reprise des élections à tous les niveaux », ainsi que l’ouverture des médias
et un nouveau gouvernement de réconciliation.
Cette radicalisation d’une partie de l’opposition qui ne lui était pas
particulièrement hostile au départ, incite Boudiaf à plus de souplesse. Il
déclare donc le 2 mai que le RPN reste ouvert à l’opposition. Il exclut
toutefois ceux qui, selon lui, « ont mené le pays où il est ». Cette précision
est dirigée contre le FIS, mais aussi le FLN contre lequel il maintient la
pression. Il demande en effet « l’assainissement de l’administration » des
éléments FLN, rejoignant ainsi les positions de Ghozali qui affirme que le
FLN a totalement noyauté les structures de l’Etat, empêchant son
gouvernement de travailler. Ghozali repart à l’assaut à son tour, le 4 mai, en
annonçant que le gouvernement a demandé au FLN de restituer
immédiatement le palais Zighout, qui était alors son siège central. Le
gouvernement reprend aussi les journaux El-Moudjahid et Echaab, ainsi
que l’imprimerie d’El-Moudjahid, par simple mesure administrative. Selon
le gouvernement, les partis détiennent 2976 biens immobiliers appartenant à
l’Etat, dont 2292 pour le seul FLN (77 %), 391 pour le FIS (13 %). Ceux du
FIS ont déjà été récupérés.
Le FLN joue la carte de la légalité. Il demande à la justice d’annuler la
décision du gouvernement et se déclare « prêt à collaborer avec le
gouvernement pour trouver des solutions adéquates ». Il ne se fait
cependant guère d’illusions et note que « certaines parties tiennent à donner
un caractère de confiscation à l’opération et à l’utiliser contre le FLN ».
Bien que sachant que la justice n’a plus guère d’indépendance dans ce
genre de situation, le FLN poursuit sa logique jusqu’au bout. Le 12 mai,
Mehri adresse une lettre à Abou Bakr Belkaïd, ministre de la
Communication : « Vos importantes responsabilités, que je respecte, ne
peuvent conférer au ministère, par le fait d’une décision politique, le droit
de disposer de la propriété privée. »
Mais Ghozali contre-attaque le 11 mai, en dénonçant une « campagne de
désinformation de haut niveau » visant à déstabiliser son gouvernement.
« Un groupe, qui considère que le pouvoir lui revient de droit divin, distille
tous les jours des tonnes de rumeurs dans l’unique intention de déstabiliser
mon gouvernement », dit-il dans une allusion claire au courant du FLN
dirigé par Mouloud Hamrouche. « Ce groupe multiplie les déclarations à la
presse étrangère selon lesquelles mon gouvernement est transitoire, et est
allé jusqu’à demander à des pays étrangers de ne pas entretenir des relations
avec nous, sous prétexte que nous n’allons pas durer. » Ghozali accuse ses
adversaires de mener une « stratégie de pourrissement ». « Depuis
l’installation du HCE, dirigé par Mohamed Boudiaf, dit-il, ce groupe ne
cesse de faire part de divergences entre le HCE et le gouvernement ou
l’armée, entre l’armée et le gouvernement, ou encore au sein de l’armée. »
Le désarroi de Ghozali, qui tente d’expliquer ses échecs successifs par un
FLN qui le hante, domine un peu partout. Le FLN et le FFS assistent à la
lente dérive sans pouvoir agir. Douze autres partis tentent de s’unir au sein
d’un Rassemblement national démocratique. Ce sont l’Association
populaire pour l’unité et l’action (APUA-LIBÉRAL) de Mehdi Abbas
Allalou, le Front du djihad pour l’unité (FDU), le Parti national pour la
solidarité et le développement (PNSD-social-démocrate) de Rabah
Bencherif, le Mouvement de la jeunesse démocratique (MJD-libéral) de
Hamidou, le Front du salut national (FSN-social-démocrate) de
Abderrahmane Adjerid, le Front des forces démocratiques (FFD), l’Union
du peuple algérien (UPA), l’Union pour la démocratie et les libertés (UDL),
le Parti progressiste démocrate (PPD), le Mouvement pour l’avenir national
et la démocratie (MAND), et le parti Science, justice et travail. Mais
l’électorat de tous ces partis reste négligeable.
La crise est alors latente et la tension est perceptible. La situation
politique se dégrade, le terrorisme prend de l’ampleur, l’économie
s’enfonce et le pouvoir n’arrive guère à développer une démarche cohérente
qui permette de faire face à la montée des périls. L’ancien président Ahmed
Ben Bella exprime cette crainte le 22 mai, dans une interview au quotidien
le Matin, en déclarant que « le pouvoir va vers le clash ». Nouveauté chez
Ben Bella, il critique l’exclusion du FIS et du FLN, affirmant que « vouloir
faire la société sans le FIS, c’est aller à une aventure. Cette situation de ni
paix ni guerre ne peut durer ».
Dans une interview à l’hebdomadaire l’Observateur, il ajoute : « Nous ne
voulons pas de solution qui provoque une effusion. Vouloir éradiquer une
composante de la société avec le concours de l’armée n’est pas une
solution. Il s’agit de trouver des gens responsables du côté du FIS ». Il se
montre tout aussi sceptique sur l’efficacité du Rassemblement national que
Boudiaf veut lancer : « Je suis certain que le RPN sera une coquille vide.
Boudiaf veut faire l’Algérie avec la majorité silencieuse, alors que cette
majorité le reste indéfiniment. »
Le 3 juin, Mouloud Hamrouche donne au quotidien le Matin, une
interview qui est sa première intervention publique depuis six mois et après
laquelle il observera un silence total de près de deux ans. Hamrouche
demande la formation d’un gouvernement d’union nationale pour sortir de
la situation de blocage. Ce gouvernement aura à « gérer la transition avec le
soutien des partis, sans être partie prenante dans l’échéancier politique de
retour au processus électoral ». Le nouveau gouvernement doit, selon lui,
être formé après « une concertation nationale qui doit regrouper l’ensemble
des forces politiques et sociales, sans exclusive aucune, pour parvenir à un
accord sur des objectifs communs débouchant sur une gestion économique
de la transition, face à une situation qui se caractérise par la violence ».
Le même jour, le FFS appelle à une « réconciliation historique » pour le 5
juillet, anniversaire de l’indépendance. Il demande au pouvoir de créer « le
climat adéquat » pour cette réconciliation, en fermant les centres de sûreté,
en commuant les peines de mort prononcées par les tribunaux, et de
respecter les libertés. Il appelle à ouvrir un dialogue avec l’opposition pour
« l’organisation de la phase transitoire entre le début de la réconciliation
historique et la première échéance électorale ». Pour le FFS, la transition
doit être gérée par un « gouvernement neutre, non partisan » et surveillée
par une Conférence nationale de surveillance de la transition (CNST). Cette
structure se prononcera sur les personnes appelées à gérer, élaborer un
nouveau dispositif électoral et « se prononcer sur les mesures à caractère
urgent que le gouvernement provisoire aurait à prendre ».
Cinq jours plus tard, Solidarité islamique, créée par Cheikh Sahnoun et
Benyoucef Benkhedda, demande la libération immédiate des dirigeants du
FIS. Elle recommande aussi, pour la fête de l’Aïd El-Adha, qui a lieu trois
jours plus tard, la levée de l’état d’urgence, la fermeture des centres de
détention et l’indemnisation des victimes des troubles. Ces mesures
« constitueraient le début du dénouement de la crise », estime Solidarité
islamique qui ajoute que « tout autre acte signifierait la condamnation
préméditée des dirigeants du FIS », dont le procès approche. Enfin, elle
estime que « le pouvoir se doit de ne plus impliquer l’armée » dans la vie
politique.
Ben Bella, Hamrouche, Aït-Ahmed, Cheikh Sahnoun : quatre
personnalités de différentes générations et de différents courants politiques,
ayant chacune une certaine audience auprès de la population, ont tenu un
langage qui se ressemble sur beaucoup de points en peu de jours. Ni
l’armée, ni le gouvernement, ni Boudiaf ne les écoutent. Chaque partie au
sein du pouvoir joue ses propres cartes, de manière désordonnée. C’est
Boudiaf, coincé dans la solitude de l’homme au sommet, qui paiera le prix
le plus cher : sa vie.

Le premier terrorisme

Avant de devenir le phénomène dominant de l’actualité algérienne à


partir du printemps 1992, le terrorisme existait déjà depuis des années, sous
une forme latente et minoritaire. L’euphorie démocratique des années 1989
et 1990 a permis aux courants islamistes les plus radicaux de nouer des
liens, à l’ombre du FIS. Mais certains courants, comme celui regroupé au
sein de Takfir Oua Hidjra, n’ont jamais suivi les choix politiques du FIS. Ce
n’est qu’en juin 1991 qu’ils semblent s’en être rapprochés, sentant dans la
grève générale un moyen de pousser le parti de Abbassi Madani à se
radicaliser. Ils reprennent rapidement leur autonomie, et les principaux
animateurs du courant plongent dans la clandestinité dès cette période.
L’action qu’ils mènent, coups de main ponctuels contre les forces de
l’ordre, cache un autre de travail de préparation, fait de récupération
d’armes, d’aménagement de cachettes et de stockage de vivres et de
médicaments. La direction du FIS était-elle au courant ? Il semble difficile à
Abbassi Madani et Ali Belhadj, puis à leur successeur Abdelkader Hachani,
d’ignorer l’existence d’une action d’une telle ampleur, bien qu’ils l’aient
toujours nié. Mais peu avant son arrestation, Ali Belhadj reconnaît le bien-
fondé de telles initiatives, en déclarant lors de sa dernière conférence de
presse que les musulmans ont le droit de détenir des armes pour se
défendre.
L’affaire de Guemmar révèle au grand jour l’existence des groupes
armés, et les multiples actions menées durant les derniers mois de 1991
montrent déjà l’existence de réseaux structurés, relativement bien armés,
avec des hommes assez bien entraînés. Mais leur activité n’est pas
particulièrement dangereuse. Elle ne le deviendra que lorsque le pouvoir, en
arrêtant les élections, réalise indirectement la jonction entre la base du FIS
et ces groupuscules. Car plus que tout autre résultat de l’arrêt des élections,
c’est probablement celui-là qui est le plus important et qui va marquer la vie
politique du pays pendant des années.
Depuis début 1991, le divisions au sein du FIS étaient devenues
évidentes, mais Abbassi avait su les gérer. Les divergences doctrinales, les
rivalités personnelles et la nécessité de faire des choix avaient
profondément divisé le FIS. Le FIS semblait condamné à l’éclatement entre
plusieurs tendances, essentiellement celle dominée par la Djazaara qui
contrôlait l’appareil, et les salafistes qui représentaient la base. Les plus
modérés avaient réussi à convaincre les radicaux lorsque les autorités
avaient pleinement joué le jeu après la victoire du FIS aux élections
communales. C’était, pour eux, une justification a posteriori de leur choix
en faveur de la participation aux élections.
Les autorités étaient au courant des divisions qui secouaient alors le FIS.
Les instances du parti étaient largement infiltrées, à tous les niveaux. Deux
visions s’opposaient alors chez les autorités, dans la manière de gérer ces
contradictions. L’une, qualifiée de « policière », visait essentiellement à
s’informer et à tenter de manipuler les décisions du FIS. La seconde, dite
« politique », voulait laisser le FIS aller au bout de ses contradictions. Elle
était partagée par le gouvernement Hamrouche et le FFS.
Henni Benali, ministre des Collectivités locales du gouvernement
Hamrouche, et un des meilleurs connaisseurs du FIS en Algérie, plaidait
pour cette formule. En contact permanent avec les municipalités FIS, en
raison de sa fonction, il s’était rendu compte de la diversité des courants et
des opinions qui le composaient. « Il y avait des islamistes radicaux, des
modérés, d’autres gens qui voyaient dans l’islam un moyen de moraliser la
vie politique, nous a-t-il dit. Mais il y avait aussi des opportunistes, des
marginaux, des exclus du système, des hommes en quête de pouvoir, des
chômeurs, et même des truands. Le bon sens et l’intelligence politique
auraient voulu qu’on traite ces catégories sociales selon leurs aspirations
spécifiques. » « Malheureusement, en affrontant le FIS dans sa globalité en
juin 1991, on l’a ressoudé alors qu’il était près de l’éclatement. Puis, en
janvier 1992, en mettant les militants du FIS dans le même paquet, en les
poursuivant sans faire de distinctions, les autorités ont indirectement
renforcé l’unité du FIS, tout en le poussant vers des positions plus
radicales. »
Ainsi, lorsque les élections législatives sont arrêtées en janvier 1992, les
radicaux reprennent le dessus. Ils font valoir leur argument, selon lequel le
régime ne connaît que le langage de la violence, et que le discours
démocratique en vigueur n’est qu’un habillage. L’échec de la tentative de
février 1992 visant à embraser le pays par des marches et des
manifestations, et le lourd bilan auquel elle a donné lieu lors des
« vendredis noirs », a définitivement convaincu les hésitants. Pourchassés,
arrêtés, certains placés dans des centres de sûreté dans le désert,
constamment sous tension, beaucoup franchissent le pas, par conviction ou
sous la pression. Ils sont alors d’autant plus vulnérables que quelques chefs
de groupes armés commencent à faire parler d’eux, leur offrant un modèle
facile à suivre.
Quand le mot « terrorisme » apparaît dans le vocabulaire de la presse
algérienne, le FIS n’a pas encore basculé complètement. Ce sont encore des
groupes agissant à sa périphérie qui sont impliqués. C’est le cas lorsque,
dans la nuit du 18 au 19 janvier 1992, deux jours après le retour de Boudiaf,
un militaire est tué et deux gendarmes blessés à un poste de contrôle près de
Sidi-Moussa, dans la Mitidja. Le groupe, appartenant à la nébuleuse qui
gravite autour de Chebouti et Saïd Makhloufi, utilise déjà des armes
automatiques pour mener ses actions. Il agit aussi, dès cette époque, dans le
triangle de la Mitidja, allant de Khemis-El-Khechna à Blida, en passant par
Meftah, Baraki, Larbaa, Sidi-Moussa, Boufarik et Soumaa. C’est l’ancien
fief de Mustapha Bouyali, avec ses montagnes toutes proches de l’Atlas
blidéen, qui constituent des refuges inexpugnables. D’autres actions
suivent, mais elles n’ont pas le même impact. Des coups de feu sont tirés
contre un commissariat de Diar El-Afia, sur les hauteurs d’Alger, qui est
également visé par une bombe artisanale, mais il n’y a pas de victime.
Le HCE lance une mise en garde aux auteurs des attentats le 20 janvier. Il
rappelle qu’il est responsable de « la préservation de l’ordre public et de la
quiétude des citoyens sur l’ensemble du territoire national » et avertit « tous
ceux, individus ou organisations, auteurs, provocateurs ou complices des
ces agissements, qu’il mettra en œuvre tous les moyens dont dispose l’Etat
pour une application stricte et complète de la loi ». Mais son avertissement
n’a guère d’effet, car dans la nuit suivante, un chef de brigade de
gendarmerie, Aïssa Amari, 43 ans, père de quatre enfants, est tué à
Lakhdaria. Il est attaqué par un groupe de quatre personnes dans cette
région montagneuse de l’est d’Alger, qui constitue elle aussi un fief pour les
groupes armés.
Un groupuscule, Les Fidèles au serment (El-Bakoun Ala El-Ahd), dont
les membres sont peu nombreux mais particulièrement actifs, lance un
appel au djihad le 8 février. Il proclame « la poursuite du djihad de
novembre 1954 dans toutes les régions du pays » et déclare sa « fierté pour
le déclenchement du djihad dans l’Aurès valeureux », après les incidents
qui ont secoué Batna. L’appel est cependant peu médiatisé, et les militants
du FIS eux-mêmes tiennent ce groupuscule en grande méfiance.
C’est cependant dans la nuit du 9 au 10 février 1991 que l’Algérie
bascule, psychologiquement, dans le terrorisme. Jusque-là, les actions
armées ressemblaient plutôt à des actes de desperados et d’illuminés
menant des coups de main, parfois dramatiques. Mais cette nuit-là, six
jeunes policiers, dont le plus âgé a 31 ans, sont froidement assassinés rue
Bouzrina, à la Casbah. Ils formaient une patrouille qui circulait à bord de
deux véhicules, lorsqu’ils sont pris sous le tir croisé d’un groupe dirigé par
un homme qui connaîtra une brève et sanglante épopée, Allal Mohamed, dit
Moh Léveilly. Les six victimes sont Youcef Bekheda, 31 ans, père d’un
enfant, Abdelkader Moulay Omar, 30 ans, père de trois enfants, Nasreddine
Hamadouche, 28 ans, marié sans enfant, Mourad Mihoub, 29 ans, deux
enfants, Mohamed Sami Louami, 26 ans, célibataire, et M’Hamed Akache,
27 ans, père d’un bébé de trois mois.
L’attentat a un énorme écho psychologique et politique. Ayant eu lieu
durant la première nuit de l’état d’urgence qui vient d’être proclamé, il
signifie aux militants du FIS qu’il est possible de défier le pouvoir, malgré
l’arsenal législatif et les moyens dont il dispose. Il montre aussi que les
forces de police sont vulnérables, à condition de s’armer pour se mettre sur
un pied d’égalité avec elles, au lieu de les affronter dans des manifestations
durant lesquelles les militants sont livrés, sans armes, à la répression.
L’attentat contre les policiers, demandant moins de participants, a un plus
grand écho qu’une manifestation mobilisant des milliers de personnes.
Enfin, la Casbah retrouve, avec cet attentat, la loi du silence qu’elle avait
connue durant la guerre de libération. C’est l’un des symboles visés par le
groupe armé, qui veut renforcer l’isolement d’un quartier considéré comme
hostile au pouvoir. De nombreux témoignages ont prouvé par la suite que
des éléments armés ont circulé à visage découvert à la Casbah, sans être
inquiétés. L’hostilité au pouvoir a autant joué dans ce silence que la peur
des représailles.
Les forces de l’ordre cherchent, de leur côté, à réagir rapidement pour
montrer leur force et atténuer la portée psychologique de l’attentat de la rue
Bouzrina. Après trois semaines, la télévision annonce, le 29 février,
l’arrestation des auteurs de l’attaque. Quatre d’entre eux sont montrés à la
télévision, de dos. D’autres ont, entre-temps, été tués. Le 6 juin, un des
rescapés du groupe, Farid Yazid, est abattu à Kouba.
Mais les groupes armés ne laissent guère de répit. Dans la journée qui
suit l’affaire de la rue Bouzrina, deux policiers sont assassinés à Bordj-
Menaïel, à soixante-dix kilomètres à l’est d’Alger, par des islamistes qui
utilisent une arme à feu et une hache. Les policiers étaient venus arrêter un
islamiste à la mosquée de la ville, mais il ignoraient que des islamistes qui
s’y trouvaient avaient des armes. Après le drame, une cache est découverte
sur les lieux. D’autres actions suivent, avec l’assassinat d’un autre policier,
alors que les forces de l’ordre réussissent un coup de filet, en arrêtant les
auteurs des attaques contre la gendarmerie qui avaient eu lieu le 7 février à
Oued Mendil et Fouka, près d’Alger.
Puis le terrorisme monte rapidement d’un cran, avec l’attaque contre
l’amirauté, à Alger, le 13 février. L’attaque, déclenchée à l’aube, avec la
complicité de militaires d’activé, vise un bâtiment stratégique, qui abrite le
commandement des forces navales. L’opération fait dix morts : sept
militaires, un policier et deux terroristes. Parmi les militaires tués, figure un
officier, le lieutenant Belgacem Hamici, qui réussit à abattre un assaillant
qui le braquait avant d’être tué par un second assaillant. L’attentat est dirigé
par Mourad Hani, dit Mourad El-Afghani, 31 ans, tué lors de l’attaque. Son
commanditaire et cerveau semble être un imam officiant dans une mosquée
de Bab-El-Oued.
Il est difficile de dire si ces opérations ont donné des résultats aussi
dramatiques à cause du professionnalisme des groupes armés ou des
négligences des forces de sécurité et au sein des structures militaires. Les
policiers, habitués à un travail de routine, sont peu préparés à des situations
aussi dangereuses. Leur formation dans le domaine du combat est assez
limitée. Seules quelques unités d’élite ont subi, à cette époque, une
formation poussée leur permettant de réagir à des attaques frontales. Le
silence officiel observé sur les groupes armés et l’idée, assez répandue,
selon laquelle il était peu probable que des groupes en viennent à des
limites aussi tragiques, semblent avoir influé sur le comportement des
forces de l’ordre.
Quant à l’attaque de l’amirauté, il a été prouvé que des négligences
graves l’ont favorisée. Au cours du procès de cette affaire, qui s’est ouvert
le 28 avril devant le tribunal militaire de Blida, la négligence a été imputée
à un officier supérieur, le commandant Khemis Sahraoui. Entendu
initialement comme témoin, cet officier a été arrêté pendant le procès, pour
« infraction aux consignes militaires pendant l’état d’alerte ». L’enquête a
prouvé qu’il avait été informé par un collègue de Ténès, ville portuaire du
centre-ouest, de l’imminence de l’attaque contre l’amirauté. Des
informations précises, faisant état de la responsabilité d’un sous-officier, le
sergent-chef Mokhtar, lui ont été fournies, mais l’officier a négligé de
prendre les dispositions nécessaires.
L’enquête prouve aussi qu’en plus de ce sous-officier, un autre officier, le
sous-lieutenant Tahar Guemri, était complice des assaillants. Tous deux sont
tués lors de l’attaque elle-même. Au procès, huit inculpés sont jugés, dont
un, le cerveau de l’opération, un imam en fuite, l’est par défaut. La peine
capitale est requise contre lui. Le procureur requiert cinq peines capitales au
total, dont deux contre des sous-officiers, également impliqués dans
l’attaque. Le verdict est conforme à ce que l’armée demandait contre ceux
qu’elle considère comme des traîtres : trois condamnations à mort,
prononcées contre les deux sous-officiers et l’imam en fuite, et des
condamnations à la prison à perpétuité. Les peines sont confirmées le 27
octobre par la cour suprême, et les deux sous-officiers seront les deux
premiers exécutés dans des affaires liées au terrorisme.
Les attentats se succèdent à la mi-février, provoquant une psychose,
particulièrement à Alger, où se concentrent les actes les plus sanglants.
Dans la nuit du 13 au 14, cinq personnes, auteurs de l’attaque d’un
commissariat, sont tuées à la Casbah. Des unités spéciales, dépêchées sur
les lieux après que le groupe a été repéré, utilisent des roquettes pour
détruire la maison dans laquelle se trouvent les islamistes. Lors d’un
premier accrochage avec le groupe, les policiers ont déjà eu trois blessés
dans leurs rangs, dont l’un succombe à ses blessures. Ils ne veulent pas
prendre de nouveaux risques.
Les forces de l’ordre veulent aussi en finir rapidement avec ce groupe,
dont on craint une provocation à l’occasion d’une marche à laquelle a
appelé le FIS. Il suffit d’une rafale tirée lors d’une manifestation pour la
transformer en drame, comme cela s’est produit à plusieurs reprises, aussi
bien en octobre 1988 qu’en juin 1991. Les autorités et les forces de sécurité
ont d’ailleurs la hantise de ce type de dérapage.
Lors de cette journée qui devait être marquée par une grande marche
organisée par le FIS, les forces de l’ordre utilisent d’ailleurs, pour la
première fois, un dispositif de lutte anti-guérilla urbaine, à la place du
dispositif traditionnel, fait de brigades anti-émeutes barrant la route. En plus
du dispositif lourd, composé de blindés de l’armée appuyant les unités de
police, des policiers munis de gilets pare-balles, armes pointées sur les toits,
sont postés un peu partout, derrière des arbres, des piliers, des kiosques, ou
dans des encoignures de portes... D’autres, en civil, armes en bandoulière,
contrôlent les passants dans les rues, particulièrement dans les environs de
la place des Martyrs, où doit avoir lieu la marche. Des policiers sont
également postés sur les terrasses autour de la place.
Une profonde mutation est alors en train de s’opérer au sein de la
mouvance islamiste. Des fetwas, prononcées par des imams plus ou moins
écoutés, se multiplient pour appeler au djihad. La direction du FIS dans la
clandestinité reste, de son côté, dans une position d’expectative, n’arrivant
pas encore à décider s’il est encore possible de négocier ou s’il est
préférable de balancer en faveur de la lutte armée. Livrés à eux-mêmes, les
militants observent trois types de réaction. Un courant s’éloigne du FIS, par
peur ou parce qu’il désapprouve la dérive dans laquelle le parti est en train
de se laisser aller. Un second, le plus nombreux, se met en réserve,
attendant de voir l’évolution de la situation et les avis de la direction du
parti. Quant au troisième, il se prépare déjà à rejoindre les groupes armés,
organisant des petits réseaux de logistique et de renseignements.
Après avoir arrêté l’essentiel de l’encadrement du FIS, les forces de
l’ordre se retournent vers ce troisième courant, opérant de nombreuses
arrestations préventives. Elles réussissent à démanteler de nombreux
réseaux en formation, des réseaux de logistique, fournissant le financement
et parfois l’armement. Des fabricants d’armes et de bombes artisanales sont
ainsi arrêtés et de très nombreuses caches sont découvertes, confirmant que
la structuration des groupes armés a commencé bien avant l’arrêt des
élections. S’il y avait encore des doutes, un responsable du FIS à
Constantine les dissipe le 13 mars. Parlant sous le couvert de l’anonymat, il
déclare à l’AFP que le FIS « a acquis suffisamment d’armes pour passer à
l’action ». « Les nouvelles structures du mouvement, de la cellule du
quartier jusqu’au sommet, sont déjà en place ».
Faisant le même constat, le 19 mars, un porte-parole de la Direction
générale de la sûreté nationale souligne que « les attaques contre les
policiers ne sont pas des actes isolés, mais le fait de groupes armés
organisés ». Il note que « la concomitance des actes de violence laisse
supposer que les commanditaires des groupes armés, dont de nombreux
réseaux ont été démantelés, n’ont pas encore été appréhendés ». Cette
déclaration montre que les responsables des services de sécurité croient à la
thèse selon laquelle il y aurait une organisation unique, coordonnant
l’essentiel de l’activité des groupes armés. L’action des services de sécurité
vise alors à tenter de remonter les filières, pour arriver au sommet de la
pyramide et démanteler ainsi toute l’organisation. Les chefs supposés sont
Abdelkader Chebouti, Méliani Mansouri, Azzeddine Baa ou Saïd
Makhloufi.
Les forces de l’ordre souffrent alors d’un handicap majeur, traditionnel
chez tous les services du monde confrontés à une telle situation : le manque
de coordination entre les différentes structures. Police et gendarmerie
mènent leurs propres enquêtes, chacune de son côté, et se marchent parfois
sur les pieds. Disposant d’une logistique importante, avec des hommes
mieux formés au combat que la police, la gendarmerie a un avantage, celui
de son organisation militaire. Mais ce point constitue aussi un inconvénient,
car ce sont les policiers, mieux intégrés dans la société, qui sont les mieux
informés. Le constat sur le manque de coordination est rapidement établi et,
le 31 mars, est annoncée la création d’une « structure antiterroriste » au
ministère de l’Intérieur.
Entre-temps, les attentats se poursuivent. Le 1er mars, un homme qui
voulait s’introduire dans la caserne de gendarmerie de Bouderbala, près de
Bouira, est abattu. Le 17 mars, dans la nuit, deux policiers sont assassinés à
Boufarik, alors qu’ils effectuaient une ronde. Un autre policier et son fils
sont tués à Ksar El-Boukhari, à deux cents kilomètres au sud d’Alger. Le
19, une attaque est organisée contre le poste de police de la gare de
Constantine. Un policier est blessé et un assaillant arrêté. Un autre policier
est encore tué à Boufarik le 30 janvier.
Avril commence de manière sanglante. Un policier, officier de police
judiciaire, est assassiné à Sidi-Moussa, un autre à Husseïn Dey, et un
troisième à Fouka. Le 12, un policier est assassiné à Kouba, et le 19, encore
un autre policier et un islamiste sont tués dans un accrochage à Boudouaou
El-Bahri, sur la côte est près d’Alger. Une unité de la police a été surprise
par les tirs alors que ses éléments encerclaient une maison suspecte.
Pendant que les attentats se multiplient, les autorités, relayées par la
presse, tentent de minimiser leur portée. A la mi-avril, Boudiaf déclare que
« les attentats actuels sont les résultats de soubresauts d’une situation qui
sera éliminée avec le temps ». Larbi Belkheïr, ministre de l’Intérieur,
affirme que la liquidation des groupes armés est « une affaire de semaines,
ou de mois dans la pire des hypothèses ». Dans la presse, l’appréciation est
encore plus fausse, les journaux affirmant que « les terroristes, identifiés et
encerclés » sont « aux abois ». Certains journaux publient, le 10 avril, les
photos de trente-cinq islamistes recherchés. Le Jeudi d’Algérie est le seul à
s’élever contre cette opération, exprimant notamment ses doutes sur le rôle
de journaux devenus des « auxiliaires de la police ».
A la mi-avril, le terrorisme connaît aussi une évolution. On enregistre
d’abord, le 18, le premier attentat dirigé contre un civil, qui est en même
temps un magistrat, Ahmed Belhouchet, procureur du tribunal de Blida. Le
lendemain, le premier grand hold-up destiné à financer les groupes armés,
est organisé. Il vise l’agence de la Caisse d’Epargne de Chéraga, sur les
hauteurs d’Alger, mais dépendant administrativement de la wilaya de
Tipaza. Le butin est de 1,35 million de dinars.
Puis, ce sont de nouveau les policiers qui sont visés. Le 29 avril, un
policier, attaqué à Kouba, riposte et tue son agresseur, blessant un second.
Mais à Ksar El-Boukhari, le chef de sûreté de daïra est assassiné. Un autre
policier, qui se trouvait avec lui, est blessé, ainsi que deux passants, touchés
accidentellement. Ksar El-Boukhari, ville moyenne sur le versant sud de
l’Atlas blidéen, première étape vers la steppe et le désert, abrite plusieurs
groupes armés particulièrement actifs, ressemblant à des sectes. L’un d’eux,
dirigé par « l’émir Nouh » (Noé), est entré en action dès la fin 1990.
Début mai, la violence reprend à Alger, avec l’assassinat d’un officier de
police à Belcourt, tué alors qu’il sort de chez lui. Le 4 mai, se déroule un
violent accrochage particulièrement lourd de conséquences. Un groupe
armé est encerclé au Télemly, non loin de l’endroit où Larbi Ben M’hidi
avait été arrêté en 1957. Un policier et un terroriste sont tués lors de
l’accrochage, qui fait également quatre blessés. Des éléments du
Groupement d’intervention spéciale, unité d’élite qui s’occupe notamment
de la sécurité du chef de l’Etat, sont sollicités pour participer à l’opération.
Le sous-lieutenant Lembarek Boumaarafi en fait partie. C’est là qu’il prend
une arme avec laquelle, deux mois plus tard, il tue Mohamed Boudiaf.
La violence franchit un nouveau pas en ce début mai, avec l’apparition
des attentats à la bombe, qui font des victimes, y compris chez ceux qui les
manipulent. Le 6 mai, les trois islamistes qui manipulaient une bombe au
quatorzième étage de l’université de Constantine sont tués, apparemment
par l’explosion accidentelle de l’engin. Puis c’est la Maison de la Presse,
qui abrite les principaux journaux privés, qui est visée le 9 mai. Deux
bombes y explosent à quelques heures d’intervalle. L’auteur se trouvait à
une vingtaine de mètres du lieu de l’explosion de la seconde bombe. D’une
grande puissance, la bombe, placée dans une armoire abritant l’installation
électrique, au rez-de-chaussée, a fait de grands trous dans les murs
mitoyens. L’escalier, en face duquel elle a été placée, est particulièrement
fréquenté, et c’est un miracle qu’il n’y ait même pas eu de blessé. Ensuite,
le 26 juin, une autre bombe explose au siège de la télévision. Elle a été
placée par un employé de la télévision, dont l’épouse, une femme de
ménage travaillant au commissariat central d’Alger, a été déchiquetée par
l’explosion d’une bombe qu’elle voulait déposer là où elle travaille.
L’auteur de l’attentat de la télévision a été recruté par un imam de Bab-El-
Oued qui a disparu par la suite.
Les bavures ne manquent pas non plus, dans un engrenage aussi
dramatique. Le 7 mai, une femme, cadre d’une entreprise publique, est tuée
accidentellement au col de Benchicao, près de Médéa, dans un barrage. Le
conducteur du véhicule dans lequel elle se trouvait est blessé. Leur véhicule
ne s’était pas arrêté au barrage de la gendarmerie.
Ce dérapage sanglant, qui n’épargne même plus l’université, suscite
l’inquiétude des hommes politiques et une psychose de l’attentat chez les
citoyens. Le 5 mai, le HCE estime pourtant que « les atteintes à la paix
civile et à la quiétude des citoyens résultent d’actions criminelles isolées ».
Il se déclare « déterminé à appliquer la loi dans toute sa rigueur contre les
auteurs, complices et instigateurs » de troubles. Le lendemain, le FFS
dénonce la violence dans les universités, qu’il qualifie d’actes « criminels
très grave ». Il appelle la communauté universitaire à « dénoncer tout
recours à la violence dans les enceintes universitaires ».
La police, puis la gendarmerie, sont les principales victimes des groupes
armés durant ces premiers mois. Ce choix semble dû à des fetwas émanant
de plusieurs imams appelant à frapper ceux qu’ils appellent les « serviteurs
du taghout (l’Injuste) ». Les policiers, menant une vie normale, habitant
souvent dans des quartiers populaires, parfois dans leur ville d’origine où ils
sont connus, sont des cibles plus faciles à atteindre que les gendarmes,
vivant dans des cantonnements isolés. En les attaquant, les groupes armés
visent aussi deux objectifs. L’un, psychologique, est destiné à frapper
l’opinion et à faire pression sur l’Etat, en s’attaquant à l’une de ses
institutions les plus importantes. L’autre est dicté par un souci opérationnel :
récupérer les armes et les talkies-walkies qui s’avèrent particulièrement
utiles dans les grandes villes.
Mais après trois mois de pression, les forces de police et de gendarmerie
réussissent à rendre coup pour coup. Jusque-là, elles subissaient les coups,
sans pouvoir réellement riposter. De nouvelles consignes de prudence et de
sécurité, progressivement imposées, ainsi que de longues enquêtes,
permettent désormais au moins « d’équilibrer les bilans des victimes »,
selon l’expression d’un analyste. Ainsi, la police déplore-t-elle l’assassinat
d’un officier le 19 mai à Ouled Yaïch, près de Blida, et d’un autre policier
près de Gué de Constantine, dans la banlieue d’Alger, le 23. Mais entre-
temps, elle réussit à abattre quatre islamistes, le 20 mai, dans le quartier
populaire de Belcourt.
Quant à l’armée, elle observe encore, ne décidant pas de se mêler
directement à la lutte antiterroriste. Les avis y sont partagés et les partisans
d’un engagement direct sont mis en minorité. Parmi eux, le général
Mohamed Lamari, chef des forces terrestres, contraint de céder son poste
pour quelque temps, avant de revenir en force comme chef d’état-major de
l’armée. Mais depuis l’attaque de l’amirauté, l’armée se tient sur ses gardes.
Le 11 mai, elle est de nouveau la cible d’un groupe de quatre personnes qui
voulaient franchir un mur d’enceinte pour incendier un dépôt, à
Constantine. Un assaillant est tué et trois autres blessés.
Les groupes armés, qui avaient le vent en poupe, commencent à sentir
que leur action s’essouffle. La plupart d’entre eux sont organisés de manière
autonome, ce qui diminue leur efficacité. Une réunion de coordination est
décidée, dans la forêt de Zbarbar, un massif montagneux imprenable près de
Lakhdaria, à cent kilomètres à l’est d’Alger. La réunion est un échec,
malgré la présence des principaux chefs des « maquis » islamistes : Saïd
Makhloufi, Abdelkader Chebouti, Méliani Mansouri, Hocine Abderrahim,
et d’autres. Mais les forces de sécurité sont là elles aussi. Soupçonnant la
tenue de cette rencontre, elles organisent une grande opération de ratissage,
déployant plusieurs milliers d’hommes, dont le gros est formé d’unités des
forces spéciales de l’armée.
L’opération de Zbarbar donne lieu à une course-poursuite parsemée
d’accrochages meurtriers. Avant même la réunion, semble-t-il, un chef de
groupe, appelé l’émir Abou Zeïd, qui contrôle les régions de Boumerdès et
Bouira, tue un gendarme à Lakhdaria. Le chef du groupe islamiste est
ensuite grièvement blessé. Un policier est tué le 20 mai dans un attentat
isolé, puis, le lendemain, un gendarme et un terroriste sont tués, toujours à
Lakhdaria. Cette flambée de violence amène les autorités à s’y intéresser, et
la confirmation est rapidement établie qu’une importante réunion se déroule
dans la région.
Les forces spéciales, appuyées par des hélicoptères, interviennent alors,
pour encercler la zone, mettant en place de nombreux barrages. La chasse
commence. Le 23 mai, trois islamistes et un militaire sont tués, et un
gendarme blessé, dans un accrochage. L’opération est menée par des unités
mixtes des forces spéciales de l’armée et de la gendarmerie. Trois islamistes
ont réussi à s’échapper lors du premier accrochage, mais deux d’entre eux
sont blessés peu après. Plusieurs jours plus tard, un corps en état de
décomposition avancé est retrouvé.
Le bilan de l’opération est mitigé. Il y a eu trente-cinq arrestations, et dix
caches d’armes ont été découvertes, avec des lots d’armes impressionnants.
Mais les islamistes tués ou arrêtés ne sont pas importants dans la hiérarchie
des groupes armés. Aucun d’entre eux ne figure dans la liste des islamistes
recherchés, diffusée auparavant par les services de sécurité. En revanche,
tous les principaux dirigeants ont réussi à s’enfuir. La télévision confirme
indirectement la faiblesse du résultat, lorsqu’elle diffuse des images des
personnes arrêtées. Il n’y a aucune figure connue. Ceux qui sont arrêtés se
déclarent d’ailleurs « repentis », et appellent leurs « frères » à arrêter
« l’effusion de sang ». La propagande du FIS se met immédiatement en
branle, pour affirmer ce sont soit des traîtres, soit des militants qui ont été
torturés et poussés aux aveux.
Quand commence le mois de juin, qui finira par l’assassinat de Boudiaf,
la confusion sur la capacité des groupes armés et l’efficacité de la lutte
antiterroriste est totale. Alors que les communiqués officiels et les
déclarations rassurantes se multiplient, la psychose s’installe, avec de
nouvelles méthodes. Ainsi, la gendarmerie annonce-t-elle, début juin, que
144 personnes sur les 224 recherchées pour leur participation à des
attentats, ont été arrêtées depuis début mai, et 250 armes récupérées. Le 16
juin, Abou Bakr Belkaïd estime que les forces de sécurité ont fait « le gros
du travail ». Il contribue, lui aussi, à maintenir l’idée selon laquelle le
terrorisme est un « phénomène conjoncturel qui sera rapidement éliminé ».
Il affirme aussi que « ce n’est pas le terrorisme qui contraindra le HCE à
changer d’attitude ».
Le 28 juin, à la veille de l’assassinat de Boudiaf, Khaled Nezzar déclare,
dans une interview à El-Moudjahid, que l’armée mènera contre les groupes
armés « une guerre implacable, jusqu’à leur éradication totale ». Les
terroristes « se sont salis les mains avec le sang des défenseurs de l’ordre ».
Mais il ajoute au trouble concernant l’infiltration de l’armée en révélant
qu’il y a eu dix-sept désertions de militaires depuis le début des désordres.
Neuf ont été repris, cinq sont en fuite, et trois ont été condamnés à mort,
précise-t-il.
Il tend une perche aux islamistes qui sont dans la clandestinité, mais qui
ne sont pas encore engagés dans des actes graves, les invitant à reprendre
une vie normale. Il promet que « l’Etat en tiendra compte ». Pendant cette
période, des militants du FIS, dont le nombre est difficile à chiffrer, ont
plongé dans la clandestinité, de peur d’être emmenés dans des centres de
sûreté dans le Sahara, et aussi par crainte d’être torturés. Ils n’avaient
cependant pas rejoint les groupes armés.
Entre-temps, les assassinats continuent. Le 4 juin, un policier est tué à
Tlemcen. Le 8, un retraité de la police est assassiné à Gué de Constantine,
dans la banlieue d’Alger. Le lendemain, un attentat plus sanglant encore a
lieu à Raïs Hamidou, banlieue de la côte est d’Alger, où trois policiers sont
tués. Le 18 juin, c’est un militaire qui est tué dans le quartier populaire de
Badjarah, alors que deux commissaires de police sont blessés le même jour,
l’un à l’hôpital d’El-Harrach, l’autre à Ksar El-Boukhari. Le 27, un groupe,
actif dans le Dhahra, massif montagneux de la côte centre-ouest, tue un
gendarme à El-Abadia, à cent quatre-vingts kilomètres à l’ouest d’Alger.
Une soixantaine de personnes sont arrêtées. L’auteur direct de l’assassinat
sera arrêté début juillet.
Chez les groupes armés, le bilan est moins lourd. Le lerjuin, deux
membres d’un groupe armé sont abattus et un autre blessé à Blida. Dans la
même ville, un islamiste est tué et un autre blessé le 17. Le même jour, un
islamiste est tué dans la région de Mostaganem au cours d’un accrochage,
durant lequel un gendarme est blessé. L’islamiste avait tendu une
embuscade avec son groupe deux jours plus tôt à une patrouille de la
gendarmerie, faisant trois blessés parmi les gendarmes.
Mais en cette fin juin, un autre événement se prépare, qui va
profondément bouleverser l’Algérie et révéler l’ampleur du terrorisme non
seulement pour les Algériens, mais pour le monde entier : l’assassinat de
Mohamed Boudiaf, tué après cinq mois et demi de pouvoir. L’Algérie, qui
voulait croire que le terrorisme n’était qu’une turbulence passagère,
apprend désormais à vivre avec la violence, qui a réussi à toucher des
sphères insoupçonnées, pour frapper au sommet de l’Etat.

La fin du FIS légal

Entre son agrément en septembre 1989 et ce mois de février 1992, le FIS


a déjà bouclé la boucle en deux ans et demi, pour atteindre les sommets
avant d’entamer une descente aux enfers. Engagé dans une bataille frontale
avec le pouvoir en juin 1991, frôlant le pouvoir en janvier 1992 en agissant
par d’autres moyens, le parti islamiste le plus célèbre a pourtant raté le
coche. N’ayant pas su convaincre les hésitants, ayant fait peur aux classes
moyennes, devenu la hantise de l’Etat qu’il menace de terribles vengeances,
il réunit contre lui un large consensus. Malgré son audience et le nombre de
ses militants, il n’a pas les moyens politiques de sa riposte. Du moins dans
un premier temps.
Le compte à rebours commence, pour le FIS légal, le 9 février 1992, le
jour même de l’entrée en vigueur de l’état d’urgence, annoncé la veille, et
moins d’un mois après l’arrêt des élections. Complétant la pression qu’il
exerce sur le FIS sur le terrain, le ministère de l’Intérieur dépose une plainte
contre lui, engageant la procédure légale pour « la suspension et la
dissolution » de ce parti. Il accuse le FIS de « multiples violations de la
loi ». « Cette procédure intervient après qu’il est devenu patent que le FIS
poursuit, au moyen d’actions subversives, des objectifs mettant en péril
l’ordre public et les institutions de l’Etat », affirme un communiqué du
ministère de l’Intérieur.
La dissolution du FIS a été souvent évoquée auparavant, au moins lors
des événements de juin 1991 et lors de l’affaire de Guemmar. Une partie de
l’armée y était favorable et c’était l’une revendications principales du
PAGS, qui la réclamait pratiquement dans chacun de ses communiqués. Elle
avait été, à chaque fois, évitée. Les conditions n’étaient pas encore mûres.
Cette fois-ci, le FIS a rempli sa mission principale : présenter l’alternative
démocratique comme impossible, car devant mener au chaos. Il peut alors
disparaître.
Les réactions à la procédure contre le FIS sont partagées. La presse et
une partie de l’opinion publique approuvent. Le RCD et le PAGS sont les
premiers à soutenir la décision, que le FFS rejette. Quant au FIS, dont
l’essentiel de la direction est alors en prison, il tente de rassurer sa base. Un
communiqué, daté du 10 février et signé de Abderrezak Redjam, appelle les
militants à « ne pas se résigner et à continuer de revendiquer leurs droits ».
« Le pouvoir actuel va s’effondrer, car il est bâti sur la force brutale, aussi
bien du point de vue de la loi divine que de celui de la légitimité
populaire », selon le communiqué, qui s’adresse d’abord aux militants :
« Soyez rassurés, le projet islamique sortira victorieux. » Le journal El-
Forkane, qui publie encore des commentaires du FIS, est saisi le jour même
par la gendarmerie, pour avoir publié des propos « portant atteinte à la
sûreté de l’Etat ». C’est alors son dernier numéro et la fin de la presse légale
du FIS.
Boudiaf justifie l’action engagée contre le FIS dans une allocution
télévisée, le 10 février. Il déclare que le FIS a « refusé la main tendue ».
Boudiaf accuse le FIS d’avoir préféré « recourir à la violence, au sabotage
et à l’instauration d’une situation de guerre civile ». Il rejette les
déclarations du FIS appelant au respect du choix du peuple, affirmant que le
parti islamiste voulait « utiliser la démocratie pour détruire la démocratie ».
Il rejette de la même manière les appels au dialogue, estimant que « le FIS
n’est pas pour le dialogue », car il a « refusé de reconnaître le HCE ».
Boudiaf semble répondre à une nouvelle offre de dialogue lancée par le FIS,
dans son communiqué n° 17, toujours signé par Abderrezak Redjam. Le FIS
se dit « prêt au dialogue », et pense être en mesure de poser au moins une
condition : le dialogue aura lieu si « le choix du peuple est respecté ». Le
FIS appelle également à une marche nationale pour le vendredi suivant,
mais la marche est un échec.
Samedi 16 février, au moment de faire le bilan, les autorités constatent
qu’elles ont marqué un point. Elle veulent renforcer aussitôt leurs positions
et décident la saisie de l’hebdomadaire l’Eveil, proche du FIS. Il est accusé
d’avoir publié des articles « de nature à troubler l’ordre public ». Puis, c’est
l’ouverture des centres de sûreté dans le Sud. Elle est annoncée le 17 février
par Kamel Rezzag-Bara, futur président de l’Observatoire national des
droits de l’homme. Il déclare que cinq centres de sûreté sont ouverts au
Sahara, dans les wilayas d’Adrar et Ouargla. L’internement peut y durer
jusqu’à douze mois, durée prévue de l’état de siège.
L’agitation reprend cependant un peu partout, avec les « vendredis
noirs ». Le FIS hausse la barre et le pouvoir radicalise ses positions. Le 22
février, un nouveau communiqué du FIS, portant le n° 18, demande le
« retour à un dialogue politique sérieux, avant que la violence ne devienne
l’alternative des parties que le pouvoir veut exclure et éloigner » de
l’activité politique. Il souhaite que le pouvoir « mette fin au processus de
destruction du FIS, car sa destruction aura des effets néfastes ». Mais le
lendemain, une centaine d’islamistes sont condamnés à des peines d’un
mois à trois ans de prison, à Sidi-Bel-Abbès. Les procès de personnes
arrêtées en flagrant délit se succèdent à un rythme effréné. L’agitation est
importante à l’université, impulsée essentiellement par le Mouvement
universitaire pour la défense du choix du peuple. C’est une branche du
Mouvement pour le choix du peuple, initialement créé par Ennahdha, puis
pris en main par les militants du FIS. Des universités sont fermées, alors
que dans d’autres, les forces de sécurité interviennent après la
multiplication des incidents dans les enceintes universitaires. Il y a un
millier d’arrestations, selon les organisateurs de la contestation. Les
incidents ont lieu partout : Bab-Ezzouar, Blida, Annaba, Constantine,
Biskra.
La confusion qui règne alors relègue au second plan la menace qui pèse
sur le FIS. Celui-ci s’est lancé dans une agitation tous azimuts, dans l’espoir
de déclencher une dynamique de révolte pour imposer ses points de vue. Y
avait-il chez lui une volonté délibérée de provoquer les incidents et était-ce
le FIS lui-même qui coordonnait, d’une manière ou d’une autre, les actions
armées enregistrées alors ? Il semble difficile de répondre par l’affirmative,
car le FIS n’avait pas de structures en mesure de gérer une opération d’une
telle envergure. Il semble plutôt que les militants, livrés à eux-mêmes et aux
plus radicaux alors dans la clandestinité, ont été lancés dans une
confrontation particulièrement meurtrière. La répression est d’autant plus
dure que les unités des forces de sécurité ne savent pas toujours qui elles
ont en face d’elles : des « enfants manipulés » ou des professionnels
particulièrement dangereux.
Dans la clandestinité, Abderrezak Redjam tente de maintenir une
orientation politique à son mouvement. Le 1er mars, il publie un
communiqué, portant le n° 20, mettant de nouveau en garde contre la
dissolution du FIS. Si le FIS est dissous, il « rendra la parole au peuple, qui
trouvera d’autres moyens pour combattre l’oppression et concrétiser son
aspiration ». Le texte porte une menace à peine voilée de recours à la
violence. Il estime aussi que la dissolution du FIS ne résoudra pas les
problèmes du pays. « La dissolution du FIS ne débarrassera pas les tyrans
de sa cause, car les raisons et la source de son existence, l’islam, le peuple
et l’histoire, sont indissolubles », affirme le communiqué. « Quelle que soit
sa situation juridique, le FIS restera un parti politique islamique légitime,
car il est dans la prison, le foyer, la mosquée, la rue, l’école, l’université,
l’usine, les champs, l’administration et l’armée. »
La menace du FIS n’a cependant guère d’effet. Et le 4 mars 1992, deux
ans et demi après son agrément, le parti le plus populaire d’Algérie, est
dissous. La plainte du ministère de l’Intérieur est motivée par le fait que le
FIS « poursuivait par des moyens subversifs des objectifs mettant en péril
l’ordre public et les institutions de l’Etat ». Ghozali déclare que le dossier
du FIS « est lourd » et qu’il y a une « responsabilité directe des militants et
dirigeants (du FIS) dans les morts et atteintes à l’ordre public ». C’est la
chambre administrative du tribunal d’Alger qui prononce le verdict, mis en
délibéré le 1er mars et annoncé le 4. Les avocats ont beau contester la
procédure, dénoncer la politisation du dossier, le juge ne les suit pas.
Les réactions à cet événement majeur dans la vie politique algérienne
sont partagées. Parmi ceux qui lui sont hostiles, Abdennour Ali-Yahia
estime que la décision est « politiquement une erreur, car elle pourrait
pousser ce dernier (le FIS) dans la clandestinité ». Il demande une réunion
des trois fronts, FIS, FLN et FFS pour trouver une solution. Il estime que la
dissolution est « une décision politique, et non juridique ». Il annonce aussi
qu’il va introduire un recours auprès de la cour suprême contre le jugement
rendu par la chambre administrative.
Le FIS lui-même réagit dans son communiqué n° 21, signé de
Abderrezak Redjam, devenu son principal animateur dans la clandestinité.
Il déclare que « la base du FIS n’a pas dit son dernier mot. Le calme qui
règne est celui qui précède la tempête ».
Ahmed Sahnoun, Benyoucef Benkhedda et Ahmed Benmohammed,
président d’un petit parti islamiste, Algérie islamique contemporaine,
dénoncent la mesure de dissolution et y répondent par la création d’une
nouvelle organisation, Solidarité islamique algérienne. Cette organisation
demande la libération des détenus et « l’ouverture d’un large dialogue ».
Abdallah Djaballah, le chef du parti islamiste Ennahdha, « condamne
vigoureusement » la dissolution, estimant qu’elle ne constitue pas « une
solution à la crise que connaît le pays ».
Chez les principaux partis, Ben Bella estime que c’est une « mauvaise
décision », même si le FIS « n’apporte pas de solutions aux problèmes de
l’Algérie ». Abdelhamid Mehri note, lui aussi, que la dissolution du FIS
« ne règle pas les problèmes ». Il craint, en outre, que cette dissolution
précède d’autres mesures visant au verrouillage de la vie politique. Il
souhaite donc que des « mesures visant à restreindre le champ de l’action
politique soient écartées ».
Les mêmes craintes sont visibles chez Mahfoudh Nahnah, qui estime que
la dissolution du FIS « dessert les libertés individuelles », mais « ne signifie
nullement la fin de l’islam. Il dénonce les « éléments douteux », au pouvoir
et dans l’opposition, qui ont, selon lui, « provoqué la violence pour
favoriser l’échec du processus démocratique ».
Le FFS est plus tranché. Il déclare qu’il « ne peut accepter la dissolution
d’un parti intervenue dans des conditions exceptionnelles d’état d’urgence,
de procédures judiciaires expéditives, d’absence de transparence et
d’information de l’opinion, et dans une volonté évidente de justifier des
mesures de répression passées et à venir ». Le parti d’Aït-Ahmed « refuse
de se laisser entraîner dans une démarche qui, pour condamner les pratiques
de l’un, veut le contraindre à cautionner la logique de l’autre ». Il met donc
sur un pied d’égalité le FIS et le pouvoir, qu’il accuse d’être coresponsables
de la situation.
Parmi ceux qui sont favorables à la dissolution du FIS, le PAGS affirme
que la décision est « juste ». Pour lui, c’est un « pas important dans la
préservation du processus démocratique ». Il demande cependant d’autres
mesures, dont « l’interdiction de tous les partis et organisations intégristes
anticonstitutionnels, et la formation d’un gouvernement de large union,
patriotique et républicain, déterminé à rompre avec toute compromission et
à engager le pays dans la voie de la modernité et de la démocratie ». Pour le
PAGS, ces revendications « constituent des exigences immédiates et
pressantes ». Dans le même sens que le PAGS, l’APUA, de Mehdi Abbas
Allalou, estime qu’il « faut revoir le dossier de tous les partis islamistes ».
Comme le PAGS, l’APUA estime la dissolution du FIS « insuffisante ».
La situation pose alors un casse-tête juridique. La loi sur les partis prévoit
en effet que l’arrêt du juge prononçant la dissolution doit être signifiée
officiellement aux dirigeants du parti. Les leaders du FIS sont alors soit en
prison, soit dans la clandestinité. Ali-Yahia déclare qu’il n’y a plus qu’à
« placarder la décision au siège du FIS ». Finalement, la décision est
officiellement notifiée à Abdelkader Hachani le 23 mars, en prison. C’est
lui qui est le dernier président du comité exécutif provisoire mis sur pied
durant l’été 1992 à Batna. La formule permet d’éviter d’avoir affaire à
Abbassi Madani et Ali Belhadj.
Ultime réaction, le FIS lance, fin mars, un appel aux « savants, juristes,
hommes politiques et de religion ». Il leur rappelle que le FIS « a tendu la
main du dialogue pour sortir le peuple du tunnel qu’il traverse, mais le
pouvoir a répondu par la violence officielle. C’est ce qui a conduit des
enfants du peuple, sans recevoir l’ordre de quiconque, à recourir à des
moyens autres que le dialogue pour faire triompher leur religion et redonner
au peuple le droit de choisir librement ses gouvernants ». Le texte est
particulièrement habile. Il justifie les débordements auxquels recourent les
islamistes, en affirmant que ce n’est qu’une réaction à la violence du
pouvoir. Mais d’un autre côté, il garde ses distances vis-à-vis des courants
les plus radicaux, en s’abstenant de dire que le FIS approuve ces
débordements. Cette position lui permet de ménager une porte de sortie
pour l’ouverture éventuelle d’un dialogue.
Mais le pouvoir se montre encore une fois intransigeant. Non seulement
il ne veut pas nouer de dialogue avec le FIS, mais il doute que ce parti ait
une réelle emprise sur ses troupes, qui agissent de manière désordonnée, à
l’initiative de militants locaux qui se proclament « émirs ». Le
gouvernement annonce le 29 mars la dissolution des municipalités et
assemblées de wilaya contrôlées par le FIS. Il précise qu’il a « décidé de
mettre en œuvre les dispositions prévues par le décret présidentiel portant
état d’urgence ». Les assemblées contrôlées par le FIS « connaissent de
graves perturbations dans leur fonctionnement, du fait du comportement
délibéré de leurs membres » qui « visent à mettre en échec l’action des
pouvoirs publics ».
Jusqu’à la mi-avril, 485 municipalités, dont 450 contrôlées par le FIS, 28
par le FLN et 7 par des indépendants, sont dissoutes. Les premières
délégations exécutives communales chargées de les remplacer sont
installées à partir de la fin avril. Cherif Meziane, wali d’Alger, chargé
d’appliquer la mesure, déclare que les mairies ont été « transformées en lieu
de propagande et d’activités politiques ». Elles ont largement prouvé leur
défaillance dans la gestion, dit-il, précisant que les travaux de réalisation de
huit cent soixante classes pour la prochaine rentrée scolaire, en septembre,
n’ont pas encore commencé à Alger.
Lorsque la cour suprême confirme, le 29 avril, la dissolution du FIS, le
parti de Abbassi Madani n’a plus d’activité légale publique depuis deux
mois. Ses chefs sont en prison ou dans la clandestinité et les rares d’entre
eux qui restent libres sont dans une prudente réserve. La décision de la cour
suprême est, en plus, précédée par des mesures qui laissent peu d’issues aux
leaders du FIS qui seraient susceptibles de revenir par des moyens légaux.
Le 15 avril, Mohamed Saïd se voit interdire toute voie de retour par un
moyen légal. Il est en effet condamné, par défaut, à dix ans de prison, et
privé de ses droits politiques par le tribunal militaire de Blida. Il est jugé
pour « distribution de tracts de nature à nuire à l’intérêt national » et
« usurpation de pouvoir ». La convocation pour le procès lui avait été
transmise, mais il ne s’est pas présenté au tribunal. En fait, la famille de
Mohamed Saïd confirme qu’il est absent de chez lui depuis deux mois.
Hachani, cité comme témoin au procès, n’est finalement pas interrogé. Mais
il est toujours dans le collimateur. Une semaine après le procès de
Mohamed Saïd, un nouveau chef d’inculpation, « incitation aux crimes et
délits contre la sûreté de l’Etat », est retenu contre Hachani.
On en est alors à la dernière ligne droite avant que le FIS ne bascule
complètement. Des courants entiers du FIS sont déjà dans la clandestinité,
alors que quelques rares voix se font encore entendre, essayant de
s’accrocher désespérément à la légalité. Finalement, à la mi-avril, Minbar
El-Djoumouaa, publié par l’organisation du FIS à Alger, appelle à la lutte
armée. Il appelle le peuple algérien « à se prendre en charge, du verbe au
fusil, après les appels vains au dialogue ».
Rabah Kebir, le seul dirigeant en liberté et encore en situation légale,
déclare publiquement qu’il est hostile au choix des armes. Le 30 avril, il
affirme que le FIS reste « attaché à la légalité et à l’action politique
publique », malgré la dissolution « arbitraire ». « Mais nous constatons que
toutes les voies ont été fermées devant le dialogue. Néanmoins, les moyens
du FIS resteront pacifiques et politiques, preuve qu’il ne répudie pas le
dialogue, contrairement au pouvoir dont la pratique quotidienne montre la
volonté de retour au parti unique. » Mais Rabah Kebir est loin, et sans
pouvoir sur les réseaux du FIS. Assigné à résidence à Collo, il ne peut guère
influer les décisions qui se prennent dans les maquis de l’Algérois. C’est là
que se décide l’ultime confrontation que le FIS tente de lancer, en soulevant
la rue. Il appelle à une grande manifestation pour le 5 mai.
Comme souvent en ce cas, la bataille s’engage dans le domaine de
l’information et de la rumeur. Dans les quartiers populaires, la rumeur est
amplifiée et atteint les villes de l’intérieur. Des inscriptions apparaissent sur
les murs, appelant à se soulever contre le « taghout » (l’Injuste). Comme en
février, le ministère de l’Intérieur répond le 2 mai par un communiqué d’un
ton particulièrement ferme. Il rappelle l’interdiction de tout rassemblement
non autorisé, soulignant que « des instructions fermes ont été données aux
autorités chargées de la préservation et du maintien de l’ordre, afin
d’appliquer rigoureusement les lois de la République, d’assurer le bon
fonctionnement du service public et de veiller à la sécurité des biens et des
personnes ». Le communiqué du ministère parle de « rumeurs » selon
lesquelles « des agitateurs cherchent encore à agir pour gêner les efforts
engagés par les pouvoirs publics ». Les autorités « réitèrent leur
détermination à combattre avec toute la rigueur de la loi les tentatives de
remise en cause de l’ordre public, d’où qu’elles viennent, afin que les
aventuriers, les agitateurs et autres terroristes soient définitivement
neutralisés et qu’il soit mis fin à leurs actions néfastes ». On note que le
ministère de l’Intérieur lui-même parle des rumeurs, auxquelles il donne un
statut qu’elles n’ont jamais eu en Algérie, alors qu’elles constituent le
moyen de communication le plus redoutable du pays.
La journée de protestation du 5 mai est également un échec pour le FIS.
Les barrages mis en place et le quadrillage de la capitale font échec à toute
tentative de rassemblement sérieux. Dans certains quartiers d’Alger, comme
Bab-El-Oued et Badjarah, des tentatives d’attroupement sont rapidement
dispersées. La situation est plus tendue dans d’autres villes, comme
Constantine où un supermarché est incendié. D’autres incendies sont
signalés dans un supermarché à Soumaa, près de Blida, à l’Institut
d’agronomie de Blida, et dans une annexe de l’hôpital de Annaba.
Le FIS, parti légal, est alors fini. Il n’en reste que quelques débris,
comme les municipalités qu’il contrôle encore, mais ce sont les moins
virulentes. Le pouvoir continue cependant les mesures destinées à
l’éliminer totalement de la scène politique. Le 17 mai, l’inspection générale
des finances est officiellement chargée d’éplucher les comptes des partis
politiques. On parle beaucoup d’histoires de détournements, mais c’est
surtout la gestion du FIS et du FLN qui est visée. Les militants encore en
liberté se montrent discrets. Ils ne savent plus quoi faire. Le 22 mai, à la
mosquée Essounna, un imam FIS dénonce la désertion des militants. « Où
êtes-vous ? », demande-t-il.
Acte symbolique, le ministère des Affaires religieuses enlève au FIS non
seulement le monopole religieux, mais lui dénie le droit d’organiser la
prière de l’Aïd El-Adha. Le 7 juin, le ministère interdit « la prière à
l’extérieur des mosquées, dans les places publiques ou autres, d’autant qu’il
y a des mosquées en nombre suffisant au niveau de tous les quartiers, aussi
bien dans les villes que dans les villages ». Il appelle encore une fois à
« éviter les déplacements », demandant aux fidèles de prier dans la mosquée
la plus proche. Le FIS n’aura plus, et pour longtemps, un grand meeting à
l’occasion d’une prière.

La presse rate le virage

Après l’euphorie qu’elle connaît du deuxième semestre 1990 à la mi-juin


1991, la presse entre progressivement dans une zone de turbulence dont elle
ne sort plus. Les crises sont d’abord feutrées, comme celle que vit Alger
républicain, quotidien d’une vieille tradition communiste, dont la rédaction
entre en conflit avec la nouvelle direction installée par le PAGS en mai
1991. Après plusieurs semaines d’affrontement, l’équipe, regroupée autour
de Mohamed Benchicou, quitte Alger républicain et fonde le Matin, dont le
premier numéro sort le 19 septembre. Mais ce sont alors des crises de
jeunesse, de gestion approximative, ou de conflits, parfois politiques,
souvent personnels, qui apparaissent dans les journaux et provoquent les
premières tensions. Sous le gouvernement Hamrouche, seul un journal,
Parcours maghrébins, avait été poursuivi en justice par les pouvoirs
publics, pour avoir publié les bonnes feuilles d’un livre s’attaquant à la
famille royale des Ibn Saoud, affirmant qu’elle était d’origine juive. Mais
c’était une action plus symbolique que réelle.
L’affaire du Nouvel Hebdo, autrement plus célèbre, oppose le
propriétaire, un industriel, à la rédaction dirigée par Kamel Belkacem,
longtemps considéré comme un proche de Chadli. Journal à scandale, ayant
des relations privilégiées avec les services de sécurité et des cercles de la
présidence de la République, le Nouvel Hebdo avait adopté une ligne
virulente contre le gouvernement Hamrouche. Selon la rédaction, le
propriétaire avait été soumis à des pressions gouvernementales pour
l’obliger à changer de ligne éditoriale. La crise aboutit à une séparation : le
directeur de la publication Kamel Belkacem fonde le Quotidien d’Algérie,
le directeur de la rédaction Abderrahmane Mahmoudi crée l’Hebdo Libéré,
et le propriétaire du journal lance l’hebdomadaire l’Observateur.
Mais dès l’avènement du gouvernement Ghozali, les autorités suivent
une nouvelle démarche envers le FIS. A la mi-septembre, Parcours
maghrébins est saisi, pour avoir publié, la semaine précédente, un document
de Ali Belhadj, alors détenu à la prison militaire de Blida. Cette saisie était
une première pour la presse algérienne.
La guerre va, dès lors, se mener sur tous les fronts, et en premier lieu sur
le front économique auquel les journaux, occupés d’abord à la gestion de
l’immédiat, n’étaient pas préparés. Le 30 septembre, les imprimeries
annoncent l’augmentation du prix d’impression, qui passe de 1,20 dinar à 2
dinars pour un exemplaire de 24 pages de format tabloïd. Le gouvernement,
qui veut se garder les faveurs de la presse, s’engage toutefois à payer, sur
son propre budget, la différence de prix pour tous les journaux et ce, jusqu’à
la fin de l’année. Les journaux continuent donc de payer l’ancien prix, et la
facture incluant la différence sera envoyée au ministère de la
Communication. Le gouvernement réussit, par ce financement indirect en
faveur de journaux qui connaissent souvent des problèmes financiers, à se
garder la faveur des médias.
Durant le second semestre 1991, la presse publique est mise au pas. Le
nouveau gouvernement nomme de nouveaux directeurs pour remplacer
ceux dont la fidélité ne lui est pas acquise. La télévision, la radio et les
principaux journaux d’Etat changent de patron, bloquant toute expression
d’une opinion différente de celle du gouvernement dans les grands médias.
L’année 1992 commence mal. L’ombre du FIS, qui vient de remporter les
législatives, plane sur les médias qui mènent une guerre larvée contre le
parti islamiste depuis des mois. Le FIS n’est pas tendre non plus avec la
presse et annonce déjà des épurations. Les 5 et 6 janvier, le ministre de la
Communication Abou Bakr Belkaïd organise une grande conférence
nationale sur la presse. Officiellement, il s’agit de faire le bilan de la
nouvelle presse et de lancer les opérations nécessaires pour lui permettre de
progresser. En réalité, le pouvoir veut sonder les patrons de presse et les
journalistes, tous secteurs confondus, et les préparer à la remise en cause
des élections. Au cours de la conférence, trois grandes tendances se
dégagent. La première est prête à collaborer avec le pouvoir pour faire face
au FIS. Elle demande des garanties et des contreparties, essentiellement
financières. La seconde tendance est favorable au FIS. Elle se recrute
essentiellement dans une partie de la presse arabophone, qui veut déjà se
placer en bons termes avec le FIS. Elle est, paradoxalement, représentée par
Mohamed Abbas, directeur du quotidien gouvernemental Essalam, qui se
déclare « pour le respect du choix du peuple ». Mais deux semaines plus
tard, Mohamed Abbas se range du côté du HCE pour saluer l’avènement de
Boudiaf et sera membre du Conseil consultatif national. Quant à la
troisième tendance, elle se déclare pour l’autonomie de la presse envers
tous les pouvoirs. Elle appelle les médias à prendre leurs distances aussi
bien envers le pouvoir que le FIS, en organisant « son indépendance
économique, politique, financière et technique ». Mais ce courant est
minoritaire et n’arrive guère à se faire entendre.
Les choix du nouveau pouvoir envers la presse ne tardent guère à se
dessiner. Le 22 janvier, dix jours après la démission de Chadli, huit
journalistes du quotidien privé Al-Khabar sont interpellés. Cinq sont libérés
rapidement, mais le directeur, le rédacteur en chef Omar Ourtilane et son
adjoint Zaïdi Sekia passent trois jours en détention. Il leur est reproché
d’avoir publié un placard publicitaire signé par le leader du FIS Abdelkader
Hachani, appelant les militaires à se rebeller contre leur hiérarchie. Les
autorités soupçonnent le quotidien de travailler en sous-main avec le FIS,
qui avait tenté de le racheter. L’équipe du journal plaide l’innocence et la
maladresse, car le même jour, Al-Khabar a publié un autre placard
publicitaire du FIS, appelant ses militants à ne pas lire El-Watan et le Matin
qui sont alors les deux principaux quotidiens du pays et qui ont adopté une
ligne violemment hostile au FIS. Ce sont ces deux journaux qui seront les
principaux animateurs de la campagne de solidarité avec Al-Khabar, qui
rentre dans le rang aussitôt après cette affaire.
Mais si l’arrestation des journalistes d’Al-Khabar est suivie d’un grand
battage médiatique, celle de journalistes islamistes se déroule pratiquement
dans l’anonymat. Mohamed Danidani et Abdelaziz Layoune, qui avaient
rejoint le FIS, sont ainsi arrêtés, de même que Slimane Kelala, un
chroniqueur et professeur d’université, et Djamil Fahassi, journaliste de la
radio, qui collabore avec l’hebdomadaire du FIS El-Forkane. Certains
passent même par les centres de détention dans le Sahara. C’est d’ailleurs la
presse islamiste qui est la plus sanctionnée après l’avènement du HCE. A la
mi-février 1992, l’hebdomadaire l’Eveil, proche du FIS, est suspendu.
Ensuite, c’est au tour de Ennahdha, journal du parti qui porte le même nom.
Après une seconde saisie, le parti Ennahdha décide de suspendre la parution
de son journal, alors que la rédaction dénonce les « atteintes à la liberté de
la presse et d’expression ». Le 1er mars, l’hebdomadaire Ennour (la
Lumière), paraissant à Constantine, est à son tour saisi pour publication
d’informations « susceptibles de troubler l’ordre public ».
Si la pression contre la presse islamiste s’explique par la volonté du
pouvoir d’éliminer les réseaux de communication du FIS, celle exercée
contre les autres médias répond à une démarche plus complexe. Conduite
par un homme qui a une réputation de démocrate solidement établie, Abou
Bakr Belkaïd, elle vise à mener la presse à s’aligner progressivement sur le
pouvoir, en agissant par des pressions directes qui alternent avec d’autres
démarches plus subtiles. Le pouvoir veut aussi convaincre les journaux
privés que leur survie est incompatible avec l’avènement du FIS au pouvoir.
L’argument est de poids, car le FIS n’a jamais dissipé les doutes qui
s’étaient installés depuis longtemps sur sa volonté de respecter la liberté de
la presse.
Les pressions économiques prennent ensuite le relais avec Alger
républicain, le plus farouche partisan de la dissolution du FIS, et le
Quotidien d’Algérie, d’orientation libérale. Les deux journaux ont un point
faible : leur situation financière est très difficile. Le 8 février 1992,
l’imprimerie d’El-Moudjahid refuse d’assurer leur tirage, affirmant qu’ils
n’ont pas voulu payer leurs dettes. Selon El-Moudjahid, les dettes des
différents journaux s’élèvent à 110 millions de dinars.
A la télévision, la situation n’est pas brillante non plus. Totalement
reprise en main depuis l’avènement du gouvernement Ghozali, en juin
1991, elle est de nouveau soumise à la plus stricte des censures qui s’exerce
non seulement contre les islamistes, mais contre tout ce qui n’émane pas du
pouvoir. Le 24 février, le syndicat de la télévision dénonce « le retour à la
censure ». « Alors que les problèmes que vit l’entreprise ne sont pas pris en
charge, la censure revient, odieuse atteinte à la liberté d’expression »,
déclare le syndicat. L’Association des journalistes algériens (AJA) dénonce
à son tour, le 8 mars, les « restrictions », les « pressions » contre les
journalistes et les « atteintes » contre l’exercice de la profession. Mais
l’AJA insiste sur les procès en diffamation qui se multiplient alors. Elle
dénonce le « harcèlement judiciaire » dont, selon elle, sont victimes les
journalistes, ajoutant que « la pression sur la presse est devenue
intolérable ».
Le « harcèlement judiciaire » désigne les multiples procès que doivent
subir les journaux dans des affaires de diffamation. Coup sur coup, à la mi-
mars, le directeur du Quotidien d’Algérie, Kamel Belkacem, est condamné
à un mois de prison, alors que le directeur du Soir d’Algérie, Zoubir
Souissi, voit un mandat d’amener lancé contre lui. Puis, la tension
augmente avec l’arrestation, le 17 mars, du directeur de l’Hebdo libéré,
Abderrahmane Mahmoudi, dans l’affaire des « magistrats faussaires ». Ce
journal avait publié des documents selon lesquels des magistrats avaient
présenté des faux dans leurs dossiers pour se voir reconnaître la qualité de
moudjahid et pouvoir ainsi progresser rapidement dans la hiérarchie. Le
dossier rendu public par le journal fait aussi état de l’existence de
« magistrats véreux » qui empêchent l’aboutissement de dossiers relatifs à
des affaires de corruption.
Quatre chefs d’inculpation sont retenus contre Abderrahmane
Mahmoudi : usage de faux, outrage à magistrat, dénonciation calomnieuse
et diffamation. Les magistrats réagissent vivement, ce qui pousse la
rédaction de l’Hebdo libéré à affirmer que l’arrestation de leur directeur a
été décidée « par esprit de corps » au sein de la magistrature. L’affaire fait
grand bruit, avec une exceptionnelle mobilisation de la presse,
particulièrement celle qui est éditée en français. Le ministre de la Justice,
Habib Benkhelil, renforce cette impression de règlement de comptes entre
presse et justice, en déclarant que le différend est dû aux « sentiments de
solidarité au sein des deux institutions ». Il tente cependant de rassurer. « Je
ne crois pas à l’existence d’une main secrète qui manipule la magistrature
contre la presse », dit-il, affirmant que c’est un « concours de circonstances
qui a fait que la justice a traité des dossiers de presse à des délais
rapprochés ». Le ministre de la Communication, Abou Bakr Belkaïd, se dit
« étonné » par l’arrestation du directeur du journal. Il affirme être
« préoccupé par cette affaire qui peut laisser croire à une action d’entrave
de la liberté de la presse ».
L’affaire dérape pour prendre une tournure politique prononcée. Le 24
mars, le Conseil supérieur de l’information, resté extrêmement prudent
depuis sa création, exprime son inquiétude après la « cascade de procès »
contre les journalistes. L’Association des journalistes algériens,
nouvellement créée, engage, dans cette affaire, sa première bataille. Elle
refuse l’idée de grève de la presse, mais elle multiplie les assemblées
générales, axées sur une violente critique de la loi sur l’information, appelée
« code pénal bis ». La défense du directeur de l’Hebdo libéré est largement
mise de côté, au profit d’une guerre politique dont la victime est le
gouvernement Hamrouche, auteur de la loi sur l’information. Le 22 mars,
l’AJA demande l’abrogation du code de l’information, dans une « lettre
ouverte à l’opinion publique ». L’Organisation des moudjahidine, alors
dirigée par Ali Kafi, s’en mêle à son tour, pour confirmer, le 28 mars, les
accusations de l’Hebdo libéré contre les magistrats. Trois jours plus tard,
Abderrahmane Mahmoudi est remis en liberté provisoire : la presse anti-
islamiste vient d’avoir sa première grande affaire de persécution,
apparaissant comme une victime du pouvoir, alors que la presse islamiste,
totalement décapitée, est oubliée.
La presse vient alors de perdre une bataille importante avant même de
l’avoir engagée. Prise en tenaille entre un pouvoir qui veut contrôler
l’information et ses propres problèmes, elle se révèle incapable de résister.
Problèmes financiers et pressions politiques alternent, ce qui la pousse à se
mettre progressivement du côté du pouvoir, particulièrement lorsque les
principaux quotidiens, ayant une certaine aisance financière, donnent le ton
en se prononçant résolument contre le FIS. Le 10 avril, deux quotidiens, El-
Massa (gouvernemental en arabe) et le Quotidien d’Algérie (privé) publient
les photos de trente-cinq islamistes recherchés par les services de sécurité.
Le Jeudi d’Algérie, supplément hebdomadaire du Quotidien d’Algérie, qui
vient de publier ces photos, est le seul à poser les questions d’éthique que
soulève une telle opération : « Ces photos de barbus publiées par le
Quotidien d’Algérie posent problème. Elles nous renvoient brutalement à
un passé révolu, celui où la presse publiait des photos légendées qui
rendaient les verdicts avant que le procès ne soit instruit. Il y va de la
dignité de la presse de refuser de se substituer à la justice. »
La voie est alors ouverte à la dérive, d’autant plus que les affaires de
diffamation qui sont soumises à la justice concernent souvent des
règlements de comptes. Le 8 avril, H’Mida Avachi, un journaliste spécialisé
dans l’islamisme politique, est condamné à un an de prison ferme. Il a
accusé l’ancien directeur du quotidien El-Massa, Ali Draa, d’avoir détourné
des biens du journal, sur la foi de déclarations de journalistes qui ont nié,
par la suite, avoir tenu de tels propos.
La censure se fait alors plus dure, avec la non-parution du quotidien
gouvernemental Echaab, le 26 avril. Ce quotidien en arabe avait encore
pour patron Kamel Ayache, un directeur nommé par l’ancien chef du
gouvernement Mouloud Hamrouche. Il a annoncé qu’il publierait, le jour
suivant, une interview du leader islamiste tunisien Rached Ghannouchi, ce
qui provoque le blocage du numéro du lendemain. Puis, fin avril, quatre
directeurs de journaux sont condamnés par le tribunal. Mohamed
Benchicou, du quotidien le Matin, est condamné, conjointement avec
l’UGTA et la Ligue des droits de l’homme, à 10 000 dinars d’amende pour
diffamation contre le FIS. Ammar Belhimeur, du quotidien la Nation, est
condamné à 5000 dinars d’amende dans une affaire contre Cheikh
Bouamrane, l’ancien ministre de l’Information. Abderrahmane Mahmoudi,
de l’Hebdo libéré, est condamné à 1000 dinars d’amende et 5000 dinars de
dommages et intérêts dans une affaire de diffamation contre un autre
directeur de journal, Zouaoui Benamadi, patron de l’hebdomadaire
gouvernemental Algérie-Actualités. A l’exception de H’Mida Ayachi,
journaliste arabophone, condamné à un an de prison ferme, les autres
condamnations sont plutôt symboliques. La plus importante condamnation
ne dépasse pas le quart du salaire du journaliste incriminé.
La presse bénéficie énormément de ces procès qui se multiplient. Elle
réussit à se présenter, aux yeux de l’opinion, comme une presse persécutée,
ce qui lui permet de maintenir sa crédibilité alors que la dérive est
largement entamée. Elle s’occupe aussi de ses propres problèmes, dans
lesquels elle s’empêtre finalement, délaissant largement son travail
d’information. Elle ne se rend pas compte alors que le verrouillage de la vie
politique est en train de la transformer en principal animateur du débat
politique, à la place des partis. De plus, les journaux multiplient les actes de
diffamation. Ainsi, le 20 juin, le Matin, citant des sources
gouvernementales, accuse le FLN d’avoir organisé les fuites du
baccalauréat qui ont entaché l’organisation de cet examen en juin 1992.
Proche de Ghozali, le Matin reprend en fait les accusations du premier
ministre contre le FLN.
Puis, ce sont le directeur et un journaliste de l’hebdomadaire populaire
Echourouk, Ali Fodhil et Saad Bouokba, qui sont arrêtés le 21 juin, pour
publication d’articles portant atteinte à l’honneur de l’armée et des
responsables politiques du pays. Le journal a accusé la présidence de la
République, des membres du gouvernement et des officiers supérieurs de
l’armée d’être « à la solde de l’Elysée ». Les deux journalistes sont remis en
liberté provisoire le 27. Condamnés le 6 juillet à quatre mois de prison
ferme, pour atteinte à corps constitués, incitation à des crimes contre l’Etat,
et atteintes aux intérêts de la nation, ils font appel pour être relaxés le 15
juillet.
Autre affaire de manipulation : celle d‘Al-Khabar, dont le directeur et le
rédacteur en chef sont arrêtés le 4 juillet. Ils avaient annoncé la démission
du ministre de l’Intérieur, au moment où une guerre au sein du système
tentait précisément de présenter Belkheïr comme le responsable de
l’assassinat de Boudiaf, survenu une semaine plutôt. En annonçant la
démission de Belkheïr, Al-Khabar le désigne implicitement comme ayant
une responsabilité dans l’assassinat. Les journalistes d’Al-Khabar
« expriment leur surprise face à cette décision contraire au code de
l’information ». Il affirment que la loi « permet de démentir une
information mais non d’arrêter les responsables du journal ». L’Association
des journalistes qualifie cette arrestation de « troublante et inadmissible ».
La presse est alors en pleine tourmente, prise dans un jeu d’appareils
totalement incontrôlables. Elle reçoit un dernier avertissement du
gouvernement le 6 juillet. Dans un communiqué, « le gouvernement met en
garde l’opinion publique ainsi que les médias contre les rumeurs
tendancieuses et les informations fantaisistes qui sont sciemment propagées
aux fins de désespérer le peuple et parfaire le crime perpétré contre la
nation et son président ». Le gouvernement « dénonce la campagne de
désinformation organisée dans le cadre d’une longue action de
déstabilisation de l’Etat, dont l’assassinat du président Boudiaf est un des
développements les plus tragiques ». Mais cet avertissement est le dernier
du gouvernement Ghozali. Désormais, c’est à Belaïd Abdessalam que la
presse aura affaire.
Abdessalam ne fait pas dans la dentelle. Il adopte, d’entrée, une
démarche brutale, sans s’occuper des nuances. Et si Ghozali avait tenté
d’alterner la pression avec la manipulation dans ses rapports avec les
médias, Belaïd Abdessalam veut tout : il donne des ordres et veut être obéi.
Ceux qui ne suivent pas les instructions sont suspendus.
Mais c’est déjà trop tard pour la presse. Bâtie sur un rêve
d’indépendance, grâce à l’imagination d’un gouvernement et à l’audace des
journalistes, elle a rapidement négocié sa propre liberté, en la cédant en
contrepartie d’avantages politiques ou financiers, ou sous l’effet de la peur.
Devenue vulnérable, elle accepte d’autant plus facilement de jouer le jeu du
pouvoir que le FIS ne lui propose que des menaces de mort, mises à
exécution quelques mois plus tard.
V. LE DÉRAPAGE TOTALITAIRE
Procès du FIS et des réformateurs

Abbassi Madani voyait le pouvoir à portée de main, en juin 1991. Ses


troupes, lancées à l’assaut, n’avaient pas réussi à immobiliser l’activité
économique, mais elles avaient pu perturber la vie quotidienne. Se
retrouvant en train de négocier avec les plus puissants, qui jouaient
discrètement la chute du gouvernement et l’arrêt de ce bouillonnement de la
rue, Abbassi Madani estimait le pouvoir encore plus fragile à cause de ses
divisions. Partout où il se tournait, il voyait des réactions qui allaient dans le
sens souhaité. A la présidence, Chadli, contraint de se séparer du chef du
gouvernement Mouloud Hamrouche, devenait lui-même encore plus
vulnérable, car il reconnaissait implicitement les revendications du FIS.
Hamrouche démissionnaire, Ghozali enfonçait le clou, en accusant son
prédécesseur d’avoir voulu falsifier les élections.
Mais Abbassi rencontrait aussi les grands, les plus puissants. Il recevait
des émissaires de Chadli, de l’armée et de la sécurité militaire, les vrais
détenteurs du pouvoir. Abbassi a cru qu’il négociait en position de force ; il
ne s’est pas rendu compte qu’on le laissait faire tant que les décisions à
prendre aidaient à discréditer le processus démocratique et les élections. A
la prière du vendredi qui suit la proclamation de l’état de siège du 4 juin,
Abbassi annonce un accord qui le présente en vainqueur. Les autorités ont
accepté de revoir les lois électorales et de réintégrer les travailleurs
licenciés. Mais surtout, Abbassi annonce des décisions qui signifient
pratiquement une reddition du pouvoir et une victoire totale du FIS. Selon
lui, ces discussions ont abouti à un accord pour organiser des élections
présidentielles avant la fin de l’année, et lui-même et son adjoint Ali
Belhadj interviendront à la télévision le jour même pour l’annoncer.
Mais Abbassi Madani n’interviendra jamais à la télévision. Il a lui-même
téléphoné, pour parler « à la nation », ce vendredi, mais il a été éconduit.
C’est à partir de ce moment, disent ses proches, qu’il a commencé à se
rendre compte qu’il a été manipulé. Le directeur de la télévision, Abdou
Benziane, est limogé quelques semaines plus tard. Comble de malchance
pour les dirigeants du FIS, Ali Belhadj est précisément arrêté devant le
siège de la télévision, où il s’était rendu pour faire une déclaration, au
lendemain de l’arrestation de Abbassi Madani. L’incroyable naïveté de Ali
Belhadj, manipulé par son propre compagnon Abbassi, apparaît ce jour-là :
pendant que son arrestation se préparait, lui-même voulait s’adresser à la
Oumma. Et, pour la première fois, lui-même se rendait à la télévision, alors
que, jusque-là, il avait décliné les invitations qui lui avaient été adressées
pour participer à des débats politiques télévisés.
Abbassi, Belhadj, Ali Djeddi, président de la commission politique du
FIS, Abdelkader Boukhamkham, Noureddine Chigara, Abdelkader Omar,
trois dirigeants en vue du FIS, et Kamel Guemmazi, président du comité
populaire de la ville d’Alger, très actif durant la grève générale, sont arrêtés.
Après une courte polémique, la chambre d’accusation près le tribunal
militaire de Blida confirme, le 31 août, la compétence du tribunal militaire
pour juger Abbassi et ses compagnons. C’est le début d’une longue bataille
politique et de procédure, qui va durer près d’un an, pour le procès le plus
retentissant de l’Algérie indépendante. Un chef de gouvernement en poste,
Sid-Ahmed Ghozali, un ancien chef de gouvernement, Mouloud
Hamrouche, un ancien ministre de l’Intérieur, Mohamed Salah
Mohammedi, un ancien président du Parlement, Abdelaziz Belkhadem, le
chef du parti qui a dirigé le pays depuis l’indépendance, Abdelhamid Mehri,
défilent à la barre comme témoins au procès. Un ancien chef d’Etat, Chadli
Bendjedid, est cité comme témoin, entendu par le juge d’instruction, mais le
tribunal lui épargne d’être présent au procès.
Douze chefs d’inculpation, dont plusieurs peuvent être punis de la peine
capitale, sont retenus contre les accusés :
— attentat dans le but de porter le massacre et la dévastation sur le
territoire national ;
— organisation d’un mouvement insurrectionnel contre l’autorité de
l’Etat ;
— création de troupes armées sans l’autorisation du pouvoir légitime ;
— création de troubles de nature à paralyser les rouages fondamentaux
de l’économie nationale ;
— distribution de tracts de propagande de nature à nuire à l’intérêt
national ;
— enlèvement et séquestration d’agents de l’ordre ;
— atteinte à l’autorité de l’Etat ;
— participation à un mouvement insurrectionnel ;
— atteinte à l’intégrité du territoire national ;
— attroupement armé ;
— incitation à l’attroupement ;
— atteinte à la sûreté de l’Etat.
Après quelques jours, les dirigeants du FIS décident de protester contre
ces charges. Ils entament, le 7 septembre, une grève de la faim illimitée,
pour réclamer le statut de prisonnier politique. Ils demandent la création
d’une commission d’enquête « neutre » sur les événements de juin, et la
possibilité de contact avec leur parti, après que les contacts avec leurs
familles ont été interdits, à cause de fuites. Mais ils demandent surtout
« l’égalité devant la loi ». Ils déclarent que, pendant qu’eux-mêmes sont
cités en justice, d’autres responsables des événements de juin sont libres. Ils
veulent que l’ancien chef du gouvernement Mouloud Hamrouche et son
ministre de l’Intérieur Mohamed Salah Mohammedi soient jugés.
Hamrouche et Mohammedi avaient gardé le silence depuis la démission
du gouvernement. Ils avaient vu l’ampleur de l’opération qui avait eu lieu,
et Hamrouche avait longuement tenté d’expliquer les enjeux de la situation
à Abbassi et Belhadj, au cours de leur entrevue, début juin. Mais au cours
des deux rencontres entre le gouvernement Ghozali et les partis,
retransmises en direct par la télévision en juillet-août, une grande campagne
est menée contre Hamrouche. Sa responsabilité apparaît alors aussi
importante que celle du FIS. La presse s’y met à son tour, après les partis,
pour aboutir à un résultat : le procès doit être autant celui du FIS que celui
du courant réformateur du FLN. La bataille va donc se diriger en ce sens,
apparemment avec l’accord de l’armée. A part les initiés, l’armée avait en
effet cru, dans un premier temps, à une responsabilité partagée entre le
gouvernement Hamrouche et le FIS dans les événements de juin. Etant
intervenue pour ramener le calme, elle a donc logiquement demandé que les
deux parties responsables soient jugées.
Les dirigeants du FIS maintiennent cette ligne de conduite pendant
longtemps. En novembre, Abdelkader Hachani, qui venait de prendre le
contrôle du FIS, déclare que Abbassi et Belhadj refusent de se présenter
devant le juge d’instruction sans la présence de Hamrouche et Mohammedi.
Dès lors, la convocation éventuelle des deux hommes par le juge revient
périodiquement à l’ordre du jour. La rumeur l’annonce comme imminente à
la veille de chaque échéance politique importante, et elle est utilisée comme
moyen de pression pour influer sur la ligne politique du FLN, qui a adopté
les idées des réformateurs. Finalement, cette convocation est annoncée peu
après le refus du FLN de rallier Boudiaf et le HCE. C’est curieusement
l’Eveil, hebdomadaire proche de Hachani, qui annonce, le 27 janvier 1992,
que Hamrouche et Mohammedi ont été appelés à se présenter devant le
tribunal de Blida. Deux jours plus tard, le 29 janvier, le parquet militaire
confirme que les deux hommes ont été entendus par le juge d’instruction.
Hamrouche et Mohammedi avaient, dans un premier temps, refusé de
répondre à la convocation du juge. Le procureur militaire lui avait alors
demandé de « faire appel à la force publique » pour les amener. Des
gendarmes se sont présentés chez les deux hommes vers six heures du
matin. Après qu’ils se sont identifiés, Hamrouche leur a demandé de
patienter, le temps de s’habiller. Il les a invités à prendre un café chez lui,
avant de monter avec eux à bord de leur véhicule pour se rendre à Blida. Un
des gendarmes avait été élève sous-officier de Mouloud Hamrouche lorsque
celui-ci était officier instructeur à Boghar, à cent cinquante kilomètres au
sud d’Alger, peu après l’indépendance. Selon Abdennour Ali-Yahia, le juge
d’instruction a organisé une confrontation de treize heures, le 6 février,
entre Hamrouche et Abbassi, puis entre Mohammedi et Abbassi. Ali
Belhadj n’est pas concerné ce jour-là. La confrontation a été d’un « très
haut niveau moral », selon Ali-Yahia. Deux jours plus tôt, Al-Khabar avait
annoncé que Abdelaziz Belkhadem, ancien président du Parlement et
médiateur entre le FIS et les autorités en mai-juin 1991, serait à son tour
appelé à témoigner devant le tribunal militaire.
Ahmed Merani, dissident du FIS, devenu conseiller du premier ministre
Sid-Ahmed Ghozali, repart à la charge contre Mouloud Hamrouche. Dans
une interview au quotidien le Matin, il déclare, le 9 avril, que « Hamrouche
doit être jugé en même temps que Abbassi ». « Deux hommes sont
responsables de la situation actuelle. Le peuple algérien doit les juger pour
avoir mené le pays là où il est. Le premier est Mouloud Hamrouche et le
second Abbassi Madani. » Selon lui, « Hamrouche voulait le pourrissement
de la situation et des conditions politiques ». Quant à Abbassi Madani, il
« n’a pas écouté les appels du Madjliss Echoura l’invitant à ne pas entrer
dans le complot de ceux qui étaient derrière Hamrouche ».
Les griefs de Merani contre Hamrouche n’ont pas de limites. Ils n’ont
cependant guère de crédit, car ils correspondent trop à ceux du chef du
gouvernement en poste. « Je crois que certains éléments du FLN, cette
mafia, qui ont saboté le pays pendant trente ans, et qui sont devenus des
maîtres dans la manipulation, sont à l’origine de l’accroissement de la
tension », dit-il. Il accuse aussi Hamrouche de donner des informations au
FIS, faisant de lui un des responsables du terrorisme qui fait alors son
apparition. « Une personne, qui était à la direction du FIS, m’a informé que
ce sont les hommes de Hamrouche qui rapportent les informations
publiées » par Minbar El-Djoumouaa, une des publications clandestines du
FIS, déclare Merani.
Et, pour bien marquer que le procès des dirigeants du FIS sera en même
temps celui des réformateurs du FLN, le procureur militaire du tribunal de
Blida, le commandant Belkacem Boukhari, annonce, le 11 mai, que le
procès est fixé pour le 27 juin : c’est le premier anniversaire des élections
avortées de juin 1991. Le FIS avait officiellement lancé sa grève pour
protester contre les lois électorales.
Entre-temps, le FIS avait organisé une grande campagne en faveur de ses
dirigeants. Après la grève de la faim des détenus, début septembre, il a
appelé ses militants à organiser des veillées pour les soutenir. Pas un
rassemblement, pas une déclaration du FIS ne manquaient de demander la
libération des « chouyoukh el achaouiss » (les vénérés cheikhs), selon une
formule devenue célèbre. Maître Bachir Mechri, avocat du FIS, avait de son
côté déclaré que la situation sanitaire des détenus s’était dégradée. Le 16
septembre, la LADH demande un avis médical sur l’état de santé des
dirigeants du FIS, s’inquiétant de « la compatibilité de leur état de santé
avec leur incarcération ».
La réponse de l’armée est cependant ferme. Elle répond que « les
revendications formulées par les dirigeants du FIS ne peuvent relever des
prérogatives de la juridiction militaire, et n’ont aucun lien avec le dossier, ni
avec les conditions de détention qui sont satisfaisantes ». D’un autre côté,
elle aggrave le cas de Ali Belhadj, en annonçant la saisie de documents
subversifs qu’il a signés. 20 000 exemplaires d’un document de 50 pages
rédigées par Ali Belhadj sont saisis.
S’engage alors une longue bataille de procédure, grâce à l’intervention de
Abdennour Ali-Yahia, constitué par les dirigeants du FIS. La demande de
remise en liberté provisoire que l’avocat présente en faveur des dirigeants
du FIS est cependant rejetée le 12 octobre par le tribunal militaire. Aussitôt,
le 16 octobre, Ali-Yahia contre-attaque, en déposant, devant la cour
suprême, un recours pour annuler le décret sur l’état de siège proclamé le 4
juin. Le décret a été appliqué avant sa publication au journal officiel,
déclare Ali-Yahia. Une nouvelle demande de remise en liberté provisoire est
rejetée le 1er février 1993.
Les avocats du FIS, parmi lesquels Bachir Mechri, Nacer Benzine, Ali
Zouita, Rachid Mesli et Ali-Yahia, montent ensuite d’un cran. Ils
annoncent, le 18 février, leur décision de « geler toute participation à la
pseudo-procédure judiciaire » engagée contre les dirigeants du FIS. Il
affirment « refuser de porter atteinte, par leur présence, à la crédibilité de
l’institution judiciaire, aux lois et à l’honorabilité de la famille judiciaire ».
Les avocats protestent notamment contre le refus de la justice militaire
d’entendre de nouveaux témoins. Il s’agit notamment de Sid-Ahmed
Ghozali et Larbi Belkheïr, ministre de l’Intérieur.
Mais le parquet militaire campe sur ses positions. Il déclare, deux jours
plus tard, que la décision des avocats « n’entamera en rien le bon
déroulement de l’instruction ». Il qualifie la décision de la défense de
« tromperie », de « diversion », et accuse les avocats de proférer des
« menaces à travers la presse ». A son tour, il les menace de poursuites
judiciaires, après que les avocats ont parlé de « pièces soustraites au
dossier », ce qui constitue, pour le parquet, une « atteinte et un outrage à
l’ensemble des magistrats du tribunal militaire ».
La querelle semble s’envenimer, ce qui donne une bonne préparation
politique, médiatique et psychologique au procès. Les avocats réagissent
vivement aux accusations du parquet, le 3 mars, en demandant une
juridiction neutre. « L’attitude on ne peut plus claire du parquet militaire,
les graves accusations et autres menaces qui sont proférées à l’encontre de
la défense ne font que conforter cette dernière dans ses revendications
légitimes d’une juridiction neutre, impartiale, offrant toutes les garanties
qu’exige une procédure judiciaire juste et équitable », déclarent les avocats
dans un communiqué. Ils se disent « surpris, voire déçus, par la sévère mise
en garde faite par le parquet militaire qui, une fois de plus, assimile les
dépassements et violations des droits de la défense à de simples détails ».
Ils accusent le parquet militaire de « faire l’amalgame pour verser dans les
contre-vérités juridiques ».
Mais malgré la polémique, Abbassi Madani est autorisé à rendre visite à
son père gravement malade, le 1er mars. Il peut se recueillir devant la
dépouille de son père, décédé, trois jours plus tard. Cet événement donne
lieu d’ailleurs à une pause dans la polémique, avant que la justice militaire
reprenne l’initiative, pour entamer la dernière ligne droite menant au
procès.
Le pas est franchi le 12 avril, lorsque le parquet militaire précise les chefs
d’inculpation retenus contre Abbassi Madani, au nombre de cinq : appel à la
rébellion armée contre l’Etat, constitution de forces armées sans
autorisation, appels aux affrontements fratricides et au sabotage,
distribution de tracts de propagande susceptibles de nuire à l’autorité de
l’Etat, et entrave au fonctionnement de l’économie. A ces cinq chefs
d’inculpation, s’ajoute pour Ali Belhadj l’accusation d’enlèvement et
séquestration d’agents de l’ordre. Quant aux autres accusés, Boukhamkham,
Djeddi, Guemmazi, Omar et Hammouche, deux chefs d’inculpation son
retenus contre eux.
La pression monte de nouveau lorsque Ali-Yahia annonce, le 6 mai, que
l’avocat Jacques Vergès a été autorisé à suivre le procès comme
observateur. Vergès s’était rendu du 2 au 4 mai à Alger, pour se constituer
en faveur de Abbassi et Belhadj. La présence de Ali-Yahia, un homme
largement médiatisé, comme avocat du FIS, promettait déjà de donner au
procès une forte publicité. Celle de Vergès risquait désormais d’en faire un
scandale retentissant. En plus de sa personnalité, on se souvenait que Vergès
avait commencé sa carrière comme avocat du FLN pendant la guerre
d’Algérie et avait obtenu la nationalité algérienne après l’indépendance.
Certains de ses anciens compagnons allaient, cette fois-ci, se retrouver dans
un camp opposé au sien.
Forts de ce soutien, les avocats du FIS montent les enchères. Ils
menacent encore, le 11 mai, de boycotter le procès s’il n’est pas public. Ils
exigent aussi la présence de la presse internationale et d’observateurs
étrangers, ainsi que tous les témoins qu’ils ont demandés. Parmi eux,
l’ancien président Chadli, mais aussi des hommes encore poste, dont des
officiers supérieurs. Les dirigeants du FIS refusent, à leur tour, le 12 mai, de
recevoir une délégation du Croissant rouge international, selon la presse. Ils
le remercient pour son action humanitaire, mais ils déclarent qu’ils « ne
veulent pas le recevoir parce qu’ils se considèrent comme des prisonniers
politiques ».
La partie militaire réussit cependant à tenir face à l’offensive. Grand,
massif, la voix haute et le ton ferme, le commandant Belkacem Boukhari,
procureur militaire, est le principal protagoniste du côté du parquet
militaire. Il annonce, le 25 mai, que le procès des dirigeants du FIS sera
public. Il refuse cependant l’accès aux observateurs étrangers et à la presse
étrangère, d’ailleurs souvent assimilée à la presse française. « Demandez à
ces journalistes français qui veulent filmer dans un tribunal militaire s’ils
sont autorisés chez eux à filmer dans une juridiction civile », déclare le
commandant Boukhari. En plus, il note que le procès englobe certains
aspects qui relèvent du secret militaire. Mais les avocats n’en tiennent guère
compte et demandent encore, le 24 juin, que le procès se déroule « en
présence de la presse nationale et internationale, des organisations
internationales non gouvernementales et de personnalités étrangères ».
Un dernier forcing politique est engagé à la veille du procès, chaque
protagoniste essayant d’affermir ses positions. D’un côté, le HCE veut
montrer sa fermeté face aux dirigeants du FIS et au terrorisme qui
commence à prendre de l’ampleur. Le HCE déclare le 23 juin qu’il est
« décidé à appliquer la loi dans toute sa rigueur aux auteurs des manœuvres
de déstabilisation quelle qu’en soit la forme ». De l’autre côté, le FIS
dénonce le procès, dans un communiqué daté du 19 juin. Ce procès est une
« provocation contre le peuple qui approuve son programme (du FIS) et a
élu les hommes du FIS à deux reprises ». Le communiqué, portant le n° 29
et signé par Abderrezak Redjam, affirme aussi que le procès est « une
manœuvre contre l’armée, pour la diviser et l’isoler du peuple ».
Le FIS trouve quelques appuis politiques. La solidarité islamique qui
compte des personnalités influentes, comme Cheikh Sahnoun et Benyoucef
Benkhedda, demande la libération immédiate des dirigeants du FIS. Ahmed
Taleb Ibrahimi demande, le 24 juin, un verdict clément dans le procès du
FIS, pour qu’il « ne soit pas un nouveau facteur de dislocation de la société
algérienne ». Il qualifie le procès de « politique » et demande la fermeture
des centres de sûreté ainsi que la libération des détenus. Khaled Nezzar,
ministre de la Défense et puissant membre du HCE, déclare à un journal
qu’il est favorable à un dialogue : ceci laisse entendre que le procès peut
constituer le début d’un engrenage de détente.
A l’ouverture du procès, le climat est cependant assez lourd. Les
tribunaux militaires ont déjà prononcé seize peines capitales, en plus de dix
autres prononcées par des tribunaux civils. L’agitation islamiste est
contenue, mais les groupes armés tentent de mettre sur pied une grande
organisation. De plus, les chefs d’inculpation retenus contre les dirigeants
du FIS sont tous passibles de la peine capitale. L’acte d’accusation de
trente-six pages comporte des faits graves, étayés par la présence de
témoins, comme ce policier pris en otage et interrogé par Ali Belhadj lui-
même.
La qualité des accusés et des témoins incite les autorités militaires à
prendre d’importantes mesures de sécurité lors du procès. Le tribunal
militaire de Blida, à la sortie ouest de la ville, est transformé en bunker. La
rue qui y mène est fermée sur près d’un kilomètre. Des barrages de
gendarmes renforcés y ont été établis, pour contrôler la circulation. Des
gendarmes et des militaires, dans des abris aménagés avec des sacs de
sable, équipés de véhicules blindés, le fusil mitrailleur pointé vers la rue,
font le guet, sous un soleil torride. Sur les bâtiments administratifs voisins
de la salle d’audience, des tireurs d’élite sont postés, dans des abris
également faits de sacs de sable.
Cette atmosphère tranche avec celle de la salle d’audience, où règne un
grand calme, qui n’est rompu qu’avec l’entrée des accusés. Ils crient
« Allah Akbar », mais visiblement, le cœur n’y est pas. La tension entre les
dirigeants du FIS eux-mêmes, rapportée par la presse, se confirme. Ali
Belhadj et Abbassi Madani sont assis chacun à une extrémité du banc des
accusés, séparés par les autres prévenus. Chacun regarde du côté opposé de
celui où se trouve son compagnon. Les témoins sont dans la salle
d’audience ou dans une salle mitoyenne. Il y a là du beau monde : un ancien
chef du gouvernement, Mouloud Hamrouche, accompagné de son ministre
de l’Intérieur Mohamed Salah Mohammedi, un ancien chef du GPRA
Benyoucef Benkhedda, des présidents de Ligues de droits de l’homme et
des avocats de renom.
Mais le spectacle est compromis. Les avocats de la défense décident de
se retirer pour protester contre les « entraves du tribunal à la défense » et
« les vices de forme constatés lors de l’instruction ». Jacques Vergès n’a pu
obtenir le statut d’observateur, et a été refoulé par les gendarmes alors qu’il
se rendait au tribunal. Il est furieux. Il annonce qu’il défendra les dirigeants
du FIS : « Qu’on m’expulse si on veut, je ne le souhaite pas, mais je n’en
nourrirai aucun complexe. Je dirai simplement qu’ils ne savent pas ce qu’ils
font. »
Le président de la cour décide, après une courte pause, de reporter le
procès. Le lendemain, la nouvelle audience est fixée pour le 12 juillet. Ali
Belhadj invite le juge, fils de chahid, à nettoyer l’armée. Appelé à sortir,
Belhadj refuse et s’en prend violemment au pouvoir. Un gendarme le
bouscule et le fait sortir d’autorité. Le procureur militaire, Belkacem
Boukhari, fait preuve de la même autorité le lendemain. Il réaffirme qu’il
n’est pas question d’autoriser des observateurs étrangers pour le 12 juillet.
« C’est une question de souveraineté nationale », dit-il. Il précise que si la
défense se retire de nouveau, « la loi sera appliquée ».
Le procureur militaire fait tout de même un petit geste. Il propose à la
défense de demander l’audition de certains témoins, comme Sid-Ahmed
Ghozali et Abdelaziz Belkhadem, ainsi que d’autres, que le FIS veut citer,
notamment les deux officiers supérieurs chargés d’administrer l’état de
siège. A ce moment, Ghozali est virtuellement partant, ce qui se confirme
deux semaines plus tard. Belkhadem est hors circuit, et le général Lamari
est en disgrâce. Ils peuvent donc être livrés au tribunal. Les deux premiers
sont effectivement appelés à la barre deux semaines après, mais la
hiérarchie militaire refuse de se séparer de l’un des siens, qui reviendra en
force plus tard.
Mais le déroulement du procès, à partir du 12 juillet, a lieu dans une
conjoncture fondamentalement différente, car entre-temps, le président du
HCE Mohamed Boudiaf a été assassiné le 29 juin, deux jours après le
premier report du procès. Le climat s’est encore alourdi. Les mesures de
sécurité sont renforcées, avec un contrôle systématique d’identité. Les
femmes en hidjab, proches de détenus, sont refoulées si elles refusent de se
dévoiler pour l’identification. Sur le plan politique, l’Algérie a un nouveau
président, Ali Kafi. Cependant, l’engrenage de la violence atténue,
curieusement, le caractère dramatique du procès. Le FIS ne lâche pas prise
pour autant. Il déclare, début juillet, que le procès est une « humiliation »
pour le peuple algérien et une « revanche » après le vote de décembre 1991.
Mohammedi et Hamrouche se retrouvent une deuxième fois au tribunal
militaire. Ils sont dans les premiers rangs de la salle d’audience, à côté de
Mohamed Kerrar, un dissident du FIS. Ahmed Merani, autre dissident,
devenu un proche de Ghozali, est en kamis blanc. C’est le même habit que
porte Abdelkader Hachani, patron du FIS pour quelques mois, amené de la
prison d’Alger où il est détenu depuis cinq mois. Les dissidents du FIS ne
se lèvent pas à l’entrée de la cour dans la salle d’audience. C’est le premier
incident.
Le second est une répétition de ce qui s’était passé deux semaines
auparavant. La défense refuse de plaider, car les journalistes étrangers et les
représentants d’organisations humanitaires ne sont pas autorisés à assister
au procès. Huit avocats marocains, qui s’étaient constitués en faveur du
FIS, ne sont pas non plus autorisés à plaider. Présents à Blida, ils attendant
un agrément qui dépend du ministère de la Justice, selon le procureur
militaire. Les avocats marocains expriment leur « surprise » et affirment
avoir effectué toutes les démarches prévues par la loi algérienne. En vain.
Dès son ouverture, il est visible que le procès a perdu beaucoup d’intérêt
et qu’il n’aura pas le retentissement attendu. Les prévenus ne sont pas
présents, tout comme leurs avocats. Il n’y aura donc pas de confrontation
spectaculaire entre les auteurs des événements de juin 1991. Le procureur
annonce que les accusés ont été informés officiellement de l’ouverture du
procès et qu’ils refusent d’y assister. Il déclare que le parquet est « désolé »
et demande à la cour d’appliquer « la loi dans toute sa rigueur ».
La cour se retire pour délibérer et constate « l’absence d’argument
juridique ou objectif » pour justifier l’absence des accusés. Elle décide donc
de poursuivre le jugement de l’affaire, bien que les prévenus et leurs
avocats ne soient pas présents. Elle juge les demandes des accusés
« irrecevables ». « Ni la presse internationale ni les ONG ne sont
intéressées par ce procès », déclare le président du tribunal, qui annonce
qu’il sera procédé à un « jugement contradictoire ». Cette formule, à la
différence du jugement par contumace, ne permet pas de faire rejuger une
affaire, car l’accusé est juridiquement considéré comme présent. A la
suspension de l’audience, un officier de justice militaire est chargé de lire
aux accusés un procès-verbal du déroulement du procès et de consigner leur
réponse, qui sera lue le lendemain au tribunal. Les accusés sont aussi
informés qu’ils peuvent avoir des avocats commis d’office s’ils le veulent.
C’est une tentative de les séparer de leur défense, qui a choisi de traiter le
procès en termes politiques et y a réussi. Mais les prévenus refusent.
Le procès connaît un rebondissement lorsque Sid-Ahmed Ghozali,
Abdelhamid Mehri et Abdelaziz Belkhadem sont appelés à la barre comme
témoins. Tous trois ont rencontré des dirigeants du FIS pendant la grève de
mai-juin 1991. Apparemment, c’est une concession faite au FIS. En fait,
Ghozali est déjà hors cours, alors que Mehri et Belkhadem, membres du
bureau politique du FLN, sont présentés par la presse comme des proches
de Mouloud Hamrouche. Le système semble décidé à les sacrifier tous. En
revanche, l’humiliation est épargnée à Chadli.
La présence de ces nouveaux témoins ne suffit pas pour autant pour
convaincre la défense d’assister au procès. Au contraire, les avocats
estiment que la convocation de Ghozali « implique en elle-même le renvoi
du procès pour complément d’information ». Avec cette demande, ils
proposent, le 14 juillet, que le tribunal militaire se déclare incompétent.
Jacques Vergès, constitué par le FIS, déclare que « la défense est dans
l’incapacité de prendre des décisions, parce qu’il lui est interdit de
rencontrer les accusés ». Il estime que le report du procès est « dans l’ordre
des choses ». La défense menace aussi d’organiser un contre-procès à
l’étranger. Vergès parle de lancer une contre-enquête et de réaliser un livre
blanc. « De grandes zones d’ombre ont été laissées par l’instruction
officielle du dossier », dit-il. « C’est le procès politique le plus grave depuis
l’indépendance et, tout le monde s’en rend compte, c’est un procès très
important pour l’avenir de l’Algérie. »
Le procès ne vaut finalement que par deux aspects : quelques révélations
sur les événements de mai-juin 1991, et sur la nature politique du FIS,
notamment une instruction que le FIS avait préparée pour ses militants.
Mouloud Hamrouche déclare qu’il n’a pas donné d’instruction pour que les
places du 1er Mai et des Martyrs soient évacuées, dans la nuit du 3 au 4 juin
1991. Il rappelle qu’il était « contre l’effusion de sang ». Qui a pris la
décision d’évacuer les places ? demande le juge. Elle a été prise « au cours
d’une réunion à la présidence », répond Hamrouche, qui précise que lui-
même préférait un traitement politique de la question du FIS. Il révèle qu’il
était démissionnaire depuis le 2 juin, deux jours avant la proclamation de
l’état de siège. Cela signifie qu’il a été mis en minorité au sein du pouvoir
et que la décision d’agir contre le FIS a été prise au plus tard le 2 juin,
contre son avis. Jacques Vergès déclare que l’audition de Mouloud
Hamrouche laisse pendante une question grave : qui a ordonné de faire
évacuer les places publiques que le FIS occupait ? C’est un « acte criminel
et illégal », selon Vergès. Dans son témoignage, Mehri dit que
« politiquement, le FIS n’était pas le seul responsable de ces tragiques
événements. Le climat qui prévalait alors a encouragé ce parti à commettre
des erreurs ».
Ghozali, qui avait rencontré les dirigeants du FIS, ne donne pas
d’informations nouvelles sur l’accord qu’il a conclu avec eux. Mehri révèle
qu’il a été mandaté notamment par le général Toufik Mediene pour discuter
avec les chefs du FIS et organiser des rencontres avec les patrons de
l’armée. Le témoignage de Abdelaziz Belkhadem et d’autres personnalités
confirme aussi que les canaux de communication officieux entre le FIS et
différents réseaux du système étaient très nombreux, alors que le
gouvernement n’avait eu qu’une seule rencontre avec les dirigeants du FIS !
De ces interrogatoires, c’est finalement Mouloud Hamrouche et son
ministre de l’Intérieur Mohammedi qui s’en sortent le mieux. C’était la
première fois depuis un an qu’ils avaient l’occasion de dire publiquement,
sans être contrariés, qu’ils n’étaient pas responsables des dérapages de juin
1991. Le procès a révélé suffisamment de détails troublants et de faits
nouveaux pour que les recherches commencent à s’orienter vers d’autres
hommes et d’autres structures pour tenter de comprendre les dessous du
dérapage de juin 1991. La réhabilitation des réformateurs du FLN pouvait
commencer.
Les dirigeants du FIS et le système sont eux aussi sortis gagnants du
procès. L’absence des dirigeants du FIS au procès leur a permis notamment
d’éviter une confrontation qui pouvait donner lieu à des questions
gênantes : qui ont-ils rencontré en mai-juin 1991 ? Qui leur a fait des
promesses ? Et lesquelles ? Leur absence était probablement la meilleure
formule : elle permettait à Abbassi Madani de sauver la face, en évitant des
révélations gênantes. Le système a réussi à conserver l’anonymat des
hommes de l’ombre qui ont manœuvré Abbassi et Belhadj. Finalement, tout
le monde s’en sort si bien qu’un journal a estimé que la formule adoptée a
fait l’objet d’un accord préalable entre le pouvoir et les dirigeants du FIS.
Le second point d’intérêt a donné lieu à une polémique sur la circulaire
en vingt-deux points étudiée par le FIS lors de la proclamation de l’état de
siège. Selon les dirigeants du FIS, il s’agissait de simples discussions. Selon
l’accusation, le texte a été adopté et adressé aux structures locales du FIS
pour exécution. La circulaire donnait des consignes sur la manière de
résister aux forces de sécurité pendant l’état de siège.
D’autres témoignages concernent des faits plus précis reprochés aux
dirigeants du FIS. Abderrahmane Bounouara, chauffeur du général
Mohamed Lamari, alors commandant des forces terrestres, déclare avoir été
« séquestré » à la pharmacie de l’hôpital Mustapha, au centre d’Alger, à
côté de la place du 1er Mai. Il déclare qu’il a été interrogé par Ali Belhadj
en personne et « libéré sur son ordre ». L’interrogatoire a eu lieu « en
présence d’un groupe d’islamistes, dont l’un était armé d’une mitraillette »,
dit-il.
Pendant que le HCE examine « les voies et moyens d’organiser le
dialogue », le 14 juillet, le procureur militaire requiert la perpétuité contre
Abbassi et Belhadj. Il demande aussi que Belhadj soit déchu de ses droits
civiques. Il demande également vingt ans de réclusion et la déchéance de
leurs droits civiques contre Djeddi et Guemmazi, et quinze ans de réclusion
contre les autres détenus. Le procureur militaire déclare qu’il ne demande
pas de peine capitale « afin de contribuer à résorber la crise » que traverse
le pays. « Normalement, le FIS n’est pas le seul responsable des
événements de juin 1991 », affirme le commandant Boukhari.
Le verdict est prononcé le lendemain, 15 juillet 1991. Abbassi et Belhadj
sont condamnés à douze ans de détention, Kamel Guemmazi à six ans,
Djeddi, Omar, Boukhamkham et Chigara à quatre ans chacun. Le verdict est
clément, par rapport aux charges initialement retenues. Le juge n’a pas suivi
le procureur, a accordé des circonstances atténuantes, et a disqualifié
certains chefs d’inculpation. « Le tribunal n’a pas pu établir un lien direct
entre la responsabilité morale et politique des dirigeants du FIS et les faits
qui leur sont reprochés », déclare le juge. « Il n’a pas pu établir leur
responsabilité directe dans l’organisation d’un mouvement insurrectionnel
contre l’autorité de l’Etat. » Il n’a pas non plus retenu le chef d’inculpation
de séquestration et torture d’agents de l’ordre contre Ali Belhadj.
Les réactions au procès sont diverses. Ali-Yahia annonce qu’il va
introduire un appel devant la cour suprême et continue de poser la
question : qui a donné l’ordre d’évacuer les places publiques pendant la
grève du FIS ? Le procureur militaire déclare quant à lui qu’il n’a pas
l’intention d’introduire un recours : « Le jugement a été prononcé au nom
du peuple. Je n’entends pas le remettre en cause. » Ennahdha, parti
islamiste rival du FIS, exprime sa satisfaction après le verdict, estimant que
« la justice a fait preuve d’autonomie en appelant à la barre des
personnalités politiques. Elle a créé un précédent dans le monde arabe. Le
verdict aurait été moins lourd si les accusés et leur défense avaient été
présents », estime le parti de Djaballah.
A l’opposé, le FIS réagit vivement. Dans un communiqué daté du 16
juillet, signé Abderrezak Redjam, il appelle ses militants à « exprimer par
tous les moyens son refus du verdict ». Des manifestations éclatent
effectivement dans plusieurs quartiers d’Alger, Léveilly (El-Maqaria),
Belcourt et Bab-El-Oued notamment. Des barricades sont érigées. Les
manifestations se poursuivent le lendemain, vendredi, notamment à Bab-El-
Oued, où les forces de police procèdent à des tirs de sommation pour les
disperser. La situation s’envenime, et trois morts sont finalement signalés à
Alger, alors que trente-six personnes sont arrêtées, selon un bilan officiel.
Plusieurs villes de l’intérieur du pays sont à leur tour touchées par les
manifestations.
Un avocat du FIS, maître Bentoumi, déclare que « ni les avocats, ni les
accusés, ni l’opinion ne sont satisfaits de ce verdict. Le seul verdict
satisfaisant est celui prononcé par un tribunal civil ». La défense s’engage
dans cette bataille, qui va encore durer de longs mois, pour être close le 16
février 1993. Ce jour-là, la cour suprême confirme la condamnation de
Abbassi et de ses compagnons, rejetant le recours du procureur, qui s’était
ravisé entre-temps, et celui de la défense. Mais en février 1993, l’Algérie
est à la veille d’une période sanglante : celle de la violence du Ramadhan
1993, qui consacre l’installation du terrorisme. Car entre-temps, le HCE a
totalement échoué dans la gestion de la problématique FIS.

L’échec de Boudiaf

Lorsque Mohamed Boudiaf se rend au Maroc, le 20 mai 1992, pour une


visite privée qui dure cinq jours, ses malentendus avec le système se sont
accumulés. Les divergences sont quotidiennement évoquées par la presse,
mais peu de faits concrets sont cités pour confirmer l’existence de conflits.
Les journaux se contentent de dire que Boudiaf veut imposer une « rupture
radicale », mais qu’il se trouve confronté à des résistances au sein du
système et à l’opposition de la « mafia politico-financière ». Cette dernière
expression, alors très en vogue, désigne les multiples réseaux qui gravitent
autour du pouvoir, mais que peu d’hommes identifient réellement. Pendant
longtemps, la presse continue à dire que ces réseaux sont ceux de Chadli,
alors que le bon sens prouve le contraire : Chadli est parti, et le système est
resté entier après son départ.
Quelques rares indices laissent toutefois apparaître ces malentendus.
Lorsque Sid-Ahmed Ghozali remanie son gouvernement, il est visible que
les changements ont été imposés ailleurs qu’à la présidence. Boudiaf lui-
même reconnaît que ce remaniement n’apporte pas le changement souhaité.
Puis, fin mars 1992, le limogeage du général-major Mohamed Lamari, et sa
mise en réserve comme conseiller de Khaled Nezzar, confirment que des
conflits sérieux existent au sommet. El-Watan, qui reprend généralement
des versions proches de la hiérarchie de l’armée, affirme que le général
Lamari a été limogé parce qu’il est « arrogant » avec les officiers
supérieurs. L’explication n’est guère plausible.
En fait, le conflit avec le système était contenu dans la décision même de
faire appel à Boudiaf. Le système avait réussi son opération visant à
discréditer l’alternative démocratique. Ne pouvant se maintenir avec
Chadli, il change son symbole le plus apparent, le président de la
République, par un autre, supposé être propre. Ceux qui ont pris la décision
de faire appel à Boudiaf le connaissaient-ils réellement ? Pensaient-ils qu’il
serait un chef sans pouvoir, susceptible de redonner une crédibilité au
système qu’il maintiendrait ?
En tout état de cause, Boudiaf n’a jamais tari d’éloges sur l’armée. Mais
quand il a tenté de mettre en place sa propre équipe, pour mener sa propre
politique, le contrat conclu avec ceux qui l’avaient ramené était rompu.
Boudiaf voulait s’affirmer, et effectuer les changements selon sa propre
méthode. Mais le système, qui avait monté une opération d’une telle
envergure, réussissant à faire démissionner un président et un chef de
gouvernement, ne pouvait accepter de voir Boudiaf affirmer son
indépendance.
La première alerte vient d’une déclaration faite par le ministre de
l’Intérieur, Larbi Belkheïr, et le ministre de la Communication, Abou Bakr
Belkaïd. Tous deux déclarent que des élections présidentielles anticipées
pourraient avoir lieu avant la fin 1992, alors qu’initialement le mandat du
HCE, que préside Boudiaf, ne doit se terminer que fin 1993. Prudent,
Belkaïd déclare toutefois que Boudiaf pourrait être le candidat d’une grande
coalition. Dans le langage du système algérien, il était facile de
comprendre, à travers ces propos, que Boudiaf pouvait ne pas aller au bout
de son mandat. En revanche, s’il jouait le jeu, il pourrait non seulement
rester, mais pour plus longtemps, avec, en prime, une légitimité qui pourrait
lui être assurée.
Quand, de retour du Maroc, où il a rencontré Hassan II, Boudiaf définit
son projet politique, il sent déjà que le jeu est piégé. Dans un discours
télévisé, prononcé le 8 juin, il est contraint de renouveler sa « confiance
totale » au gouvernement de Sid-Ahmed Ghozali. Celui-ci a mené une
longue campagne, parlant de pressions exercées sur lui par l’opposition,
particulièrement le FLN, qui l’empêchent de « travailler dans la ligne de
Boudiaf ». Ghozali parle de « rumeurs » qui, selon lui, sont lancées par ses
adversaires dans le cadre d’une « politique de la terre brûlée ». Il avertit
qu’il appartient au gouvernement « d’y mettre un terme », et nie l’existence
de divergences entre le gouvernement, le HCE et l’armée.
Face à la pression entretenue par Ghozali, Boudiaf est contraint de se
prononcer. N’ayant pas encore fait de choix définitif, il maintient Ghozali.
Le président du HCE n’a pas encore connaissance des dossiers et des
hommes. Il ne veut d’ailleurs pas s’aventurer dans les dossiers
économiques, faisant confiance à ses proches, qui sont à leur tour
totalement encerclés par le gouvernement et le système.
Boudiaf, lui, se réserve le dossier politique, celui du Rassemblement
patriotique national (RPN), qu’il veut lancer pour imposer « un changement
radical ». Dans son discours du 8 juin, il précise que le FIS sera exclu de la
nouvelle organisation. « Les partisans de la violence et du retour en
arrière » ne seront pas admis. Face à ceux qui prônent le dialogue et la
réconciliation, il affirme que le dialogue doit avoir lieu au sein du RPN. Les
partis sont donc évacués d’un revers de la main, et pour appuyer cette
affirmation, Boudiaf annonce qu’un projet de plate-forme du RPN sera
bientôt élaboré pour être soumis à des débats populaires. Il apparaît alors
que Boudiaf reste attaché aux grandes idées populistes, qui font d’une large
participation populaire la base de l’organisation du pays. Le schéma qu’il
propose est d’ailleurs largement similaire à celui qu’avait mis en place
Boumediene pour faire adopter la Charte nationale en 1975.
Boudiaf précise toutefois que le RPN n’est pas un parti politique, encore
moins un parti unique, mais « un cadre de dialogue pour un projet
national ». La définition est vague, le système d’organisation est
approximatif, mais les idées traditionnelles du système du parti unique
restent présentes. Selon Boudiaf, le RPN doit en effet s’organiser dans les
quartiers, les villes, ainsi que dans les entreprises et les lieux de travail. Il
reprend le schéma du FLN dans les années soixante-dix et au début des
années quatre-vingt, un schéma identique aussi à celui que le FIS a mis en
place. Voulant rassurer quant à ses intentions de respecter la démocratie,
Boudiaf souligne la nécessité, pour l’Algérie, d’une « démocratie pluraliste,
dans le cadre de l’Etat de droit, garantissant le multipartisme, l’alternance et
l’assainissement des mœurs politiques ».
Aussitôt après le discours de Boudiaf, le projet de plate-forme du RPN
est rendu public, avec le slogan : « L’Algérie avant tout. » La nouvelle
organisation regroupera les Algériens qui « soutiennent le HCE pour
restaurer l’autorité de l’Etat, instaurer un fonctionnement régulier des
institutions et instaurer une démocratie pluraliste au service du
développement du pays ». Dans le domaine économique, le texte du RPN se
prononce pour la poursuite des réformes économiques et la transition vers
l’économie de marché.
Le RPN n’apporte aucune idée fondamentale nouvelle. Il vise à permettre
à ses promoteurs de contourner les partis, et à Boudiaf d’avoir à sa
disposition une organisation politique qui lui permette de prendre ses
distances envers l’armée et les services de sécurité. Sa vision populiste
réussit à séduire une partie de l’opinion, sensible aux idées simples de
nationalisme et de justice sociale. Ce sont ces mêmes idées que le FIS avait
reprises à son compte, réussissant à devenir le premier parti du pays.
Le lancement du RPN marque probablement la rupture entre le système
et Boudiaf. L’armée, qui avait une responsabilité importante dans la gestion
du pays depuis l’indépendance, ne pouvait accepter que Boudiaf balaie,
d’un revers de la main, ce qui avait été fait auparavant. L’armée avait
notamment approuvé l’ouverture démocratique, dans un premier temps, et
ne pouvait accepter que Boudiaf remette tout en cause, ce qui obligerait les
militaires à renier totalement leurs démarches passées. La solution pour
sortir de la crise, telle que la voyait l’armée, devait être organisée avec les
partenaires existants. C’est du moins ce que laisse apparaître un mystérieux
« officier supérieur », qui déclare, début juin au quotidien gouvernemental
Essalam, qu’un dialogue va être organisé avec les partis et les personnalités
politiques nationales, incluant les islamistes modérés. Cet « officier »,
Khaled Nezzar, prend ainsi le contre-pied de ce que veut faire Boudiaf.
La confusion est alors totale dans la classe politique, où chacun mène sa
propre guerre. Le FIS bascule progressivement dans la violence, Boudiaf
veut prendre ses distance vis-à-vis de l’armée, laquelle tente à son tour de
trouver une issue pour se sortir du guêpier. Commentant cette situation, le
15 juin, Kasdi Merbah juge très durement Boudiaf. Il l’accuse de vouloir
remplacer Chadli et de vouloir remplacer le FLN par le RPN. « C’est un
tour de passe-passe. On remplace un homme par un autre, un mouvement
par un autre, mais on laisse en place tous ceux qui ont à craindre de rendre
des comptes », déclare Kasdi Merbah. Cela n’empêche pas Belkaïd de
revenir à la charge dès le lendemain, pour déclarer que la candidature de
Boudiaf à des présidentielles est une « hypothèse forte ». Mais il précise
que les présidentielles pourraient avoir lieu avant la fin de l’année « si
toutes les conditions sont réunies ». C’est donc une réédition de
l’avertissement à Boudiaf, qui peut aussi bien devenir un chef d’Etat
légitime s’il réunit une majorité autour de lui, que partir s’il ne joue pas le
jeu souhaité par le système.
Quant à Ghozali, il continue sa guerre contre le FLN. L’occasion lui est
offerte cette fois-ci par des fuites qui ont altéré l’organisation de l’examen
du baccalauréat, révélées le 10 juin. Les autorités craignent une
manipulation, visant à jeter les lycéens dans la rue, pour renforcer
l’agitation du FIS. Le ministre de l’Education, Ali Benmohamed, affirme
que c’est un « complot » et démissionne. Mais Benmohamed est membre du
comité central du FLN, et avait été membre du gouvernement Hamrouche.
C’est le seul qui soit resté avec Ghozali, qui met en cause le FLN dans cette
affaire.
L’atmosphère s’alourdit encore dans les jours qui suivent, avec la
multiplication des « affaires » et la radicalisation de l’opposition à Boudiaf.
Le 16 juin, sept partis demandent la levée de l’état d’urgence, la fermeture
des centres de sûreté, l’instauration du dialogue, la garantie des libertés
d’expression, la sauvegarde des libertés publiques, et l’établissement d’un
calendrier pour des élections législatives, présidentielles et locales. Le
lendemain, Essalam publie un document qu’il attribue au ministère de
l’Intérieur, selon lequel Chadli n’avait obtenu que 18,8 % des voix lors de
sa troisième élection à la magistrature suprême, en décembre 1988.
Officiellement, Chadli avait obtenu 81,17 % des voix. Selon Essalam,
50,19 % des votants avaient choisi le « non » à Chadli, qui n’avait obtenu
que 6 % de « oui » à Alger, 9 à Oran et Annaba. Le document est
visiblement un faux, destiné à discréditer les institutions en place, et
permettant à Boudiaf de les contourner. Kasdi Merbah, premier ministre
lors de cette élection, et son ministre de l’Intérieur de l’époque Abou Bakr
Belkaïd, qui mènent une guerre sans merci contre Chadli, sont contraints de
démentir. Le ministère de l’Intérieur, dirigé par Larbi Belkheïr, proche de
Chadli, affirme que « c’est un faux fabriqué de toutes pièces ».
Fin juin, la vie politique s’accélère, dans une course de vitesse marquée
par une série de prises de position et d’informations annonçant une
évolution politique majeure. El-Watan annonce, le 18 juin, que Boudiaf doit
organiser dans les prochains jours une conférence de presse, qui portera sur
le projet de réforme constitutionnelle et l’organisation d’élections
présidentielles. D’autres informations font état de décisions majeures que
Boudiaf doit annoncer le 5 juillet, anniversaire de l’indépendance. La
rumeur s’empare alors de l’Algérie, avec des informations particulièrement
importantes. Elles concernent des changements au sein de l’armée, et le
Sahara occidental. Boudiaf aurait ébauché une solution favorable au Maroc
dans le conflit du Sahara occidental, selon les informations qui circulent
alors. La solution aurait été dégagée lors de la visite de Boudiaf au Maroc,
fin mai. Quant à l’armée, Boudiaf aurait décidé de changer les détenteurs de
certains postes au sommet de la hiérarchie, pour les remplacer par d’autres,
moins marqués et plus dociles. Les décisions seraient prêtes. Or, ces deux
sujets, le Sahara occidental et l’armée, sont deux des principaux domaines
réservés de l’armée elle-même. Elle ne pouvait laisser Boudiaf s’y
immiscer.
Sentant approcher les échéances, le FIS, le FLN et le FFS tentent
d’anticiper eux aussi. Le FIS, dans un communiqué de sa direction
clandestine, pose quatre conditions nécessaires, selon lui, à la sortie de la
crise : la libération de tous les détenus politiques, l’annulation de toutes les
décisions prises à l’encontre du FIS, la cessation des arrestations et du
harcèlement des militants, et la fixation d’un échéancier de reprise du
processus électoral. Pour la première fois, le FIS ne parle plus explicitement
des élections de janvier, et semble prêt à s’engager dans une démarche
visant à organiser des élections à moyen terme. Le FIS considère le RPN
comme « une réplique du parti unique », dans lequel « se rassembleront les
opportunistes, les corrompus et ceux qui se délectent des souffrances du
peuple ».
Le FFS propose, de son côté, le 24 juin, l’idée d’un contrat national pour
la démocratie. Après avoir renouvelé son appel à une réconciliation
nationale pour le 5 juillet, anniversaire de l’indépendance, il appelle les
principaux partis et le pouvoir à établir un contrat qui garantisse le respect
de l’alternance et des droits de l’homme, la non-utilisation de la religion à
des fins politiques, le rejet de la violence et le refus du terrorisme. Le
contrat qu’il propose doit comporter des mécanismes d’exclusion pour
rejeter ceux qui ne respectent pas ces principes.
Mais Boudiaf avait choisi sa voie. Il veut rencontrer cette Algérie
profonde, avec laquelle il souhaite dialoguer directement. Il se rend le 24
juin à Aïn-Témouchent, dans l’ouest, où vient d’être créé le premier comité
RPN, lancé grâce à son ancien compagnon Ahmed Bouchaïb. C’est sa
première sortie publique, qu’il ponctue par une visite à Oran, où il assiste à
la finale de la coupe d’Algérie de football. La visite pose des problèmes de
sécurité particulièrement difficiles à résoudre. Boudiaf, mal informé, veut
aller à la rencontre des gens, alors que les groupes armés noyautent de
nombreuses structures. La presse fait état de deux tentatives d’attentats
contre Boudiaf durant cette visite. On note déjà, dès ce premier voyage de
Boudiaf à l’intérieur du pays, que les principaux membres du gouvernement
ne l’accompagnent pas. Ni le chef du gouvernement Sid-Ahmed Ghozali, ni
le ministre de l’Intérieur Larbi Belkheïr, ni le ministre de la Communication
Abou Bakr Belkaïd, ne sont avec lui.
Mais ceci ne semble pas décourager Boudiaf qui, aussitôt rentré de
l’ouest, se rend à Annaba, le 29 janvier, toujours sans les principaux
membres du gouvernement. A 8 heures 30, il arrive à l’aéroport Annaba, et
inaugure, à 10 heures 30, le « salon national du jeune ». Peu avant 11
heures, il arrive à la Maison de la Culture, où il doit prononcer un discours
devant quelque 600 personnes. Il parle depuis environ une demi-heure
lorsque, à 11 heures 27, il entend une détonation devant lui, sur sa gauche.
Il suspend brièvement son discours, pour regarder ce qui passe, lorsqu’un
homme, surgissant du rideau derrière lui, le tue d’une rafale de pistolet-
mitrailleur. Le sous-lieutenant Lembarek Boumaarafi est le premier à
assassiner un chef d’Etat algérien en exercice, devant près de 600 témoins.
Durant le dernier mois de sa vie, Boudiaf était un homme terriblement
seul. Ramené sur le devant de la scène par le système, il a pensé qu’il était
en mesure de le contourner, et d’imposer une nouvelle politique. Il a mené
quelques tentatives pour cela, notamment en lançant le RPN. Mais dans sa
démarche, Boudiaf avait réuni un consensus national contre lui. En plus du
système, il avait déclaré la guerre au FIS, le principal parti du pays. Il avait
défié les autres partis, refusant de traiter avec eux, exprimant parfois du
mépris envers eux. Il avait tenté de s’adresser à la jeunesse, mais celle-ci
était déjà largement acquise au FIS, à d’autres partis, ou était simplement
désabusée. Il avait voulu mobiliser la majorité silencieuse, les déçus de tous
les partis, pour en faire une base, mais cette partie de la population était, par
définition, hostile à l’engagement politique.
Son assassinat risque de ne jamais être expliqué de manière
convaincante, malgré les révélations qui sont faites plus tard et les doutes
qui s’installent. Son assassin, Lembarek Boumaarafi, appartient à une unité
d’élite des forces spéciales. S’il a agi pour son propre compte, comme il l’a
déclaré, ses affirmations risquent de ne jamais être crues, car il est difficile
d’envisager qu’un islamiste dont les convictions religieuses sont connues,
soit inclus dans des conditions aussi troubles dans la protection du chef de
l’Etat. En revanche, si c’est réellement un complot soigneusement organisé,
il l’a été par des structures spéciales agissant au sommet de l’Etat, disposant
d’hommes de haut niveau, de méthodes pratiquement infaillibles, jouissant
d’une protection totale, et pouvant imposer une étanchéité autour de leur
travail telle qu’il est particulièrement difficile de les confondre. Boudiaf a
donc échoué face au système, et son échec est encore aggravé par celui de
Ghozali dans le domaine économique.

L’échec économique de Ghozali

A sa nomination à la tête du gouvernement, Ghozali est précédé par sa


réputation d’expert de haut niveau, spécialiste des hydrocarbures, ayant une
longue expérience de la gestion. Ses passages à la diplomatie, comme
ambassadeur à Bruxelles, siège d’un important partenaire de l’Algérie, à la
Communauté européenne, puis comme ministre des Affaires étrangères qui
a longuement côtoyé les diplomates des riches pays du Golfe, lui donnent a
priori des atouts importants pour résoudre les graves problèmes financiers
du pays. Pour couronner le tout, il a été ministre des Finances de Kasdi
Merbah de novembre 1988 à septembre 1989, ce qui en fait théoriquement
un bon connaisseur des dossiers internes.
Quelques jours à peine après sa nomination, Ghozali lance l’affaire
Hassi-Messaoud, à laquelle il va s’accrocher jusqu’au bout, sans aucun
résultat. Dans une interview à un journal belge, il déclare qu’il est prêt à
céder le quart du gisement de Hassi-Messaoud, le plus grand gisement de
pétrole algérien, pour sortir de la crise.
Il précise sa pensée le 4 juillet devant l’APN. Il déclare que les gisements
algériens sont sous-exploités. Les quantités extraites représentent 23 %
seulement des réserves prouvées, lesquelles s’élèvent à cinq milliards de
tonnes. Cela est dû à la non-maîtrise des techniques de pointe, qui
pourraient augmenter ce taux jusqu’à près de 38 %. Cela représenterait une
augmentation de la capacité de production algérienne de près de 70 %, et
c’est cette augmentation attendue de la production qu’il s’agirait de vendre
« cash ». Les techniques nécessaires pour arriver à ce résultat sont
coûteuses, et l’Algérie ne peut pas encore les maîtriser. Rien n’empêche
alors des compagnies pétrolières étrangères de venir exploiter ces réserves
qui sont, de toutes les façons, perdues pour l’Algérie. En contrepartie, ces
compagnies pétrolières paieraient six à sept milliards de dollars de droits
d’entrée, qui permettraient à l’Algérie de sortir tout de suite de la crise de
l’endettement.
« L’idée de génie », selon un proche de Ghozali, s’avère finalement être
une énorme illusion. Les spécialistes se montrent sceptiques et certains
dénoncent le « charlatanisme » de Ghozali. S’exprimant dans les journaux,
ils répondent par des arguments simples : la négociation de ce type de
contrat doit prendre au moins deux ans. Il est donc hors de question que le
moindre dollar rentre dans le délai de six mois annoncé par Ghozali. Autre
argument avancé par les hommes politiques : Hassi-Messaoud représente
l’essentiel de la capacité de négociations de l’Algérie. Une fois partagée,
c’est cette capacité de négocier qui est hypothéquée. Cette argumentation
est reprise dans un long article publié par El-Moudjahid durant l’été 1991
sous la signature de Hamza Bendrine, qui couvre en fait un groupe
d’économistes proches de Mouloud Hamrouche.
Mais Ghozali y tient. Dans toutes ses déclarations publiques, il trace un
bilan catastrophique de la situation économique du pays pour justifier le
recours à cette solution extrême. Il déclare qu’en 1990, l’économie
algérienne a enregistré une baisse de l’activité (- 2,4 %), de la
consommation (- 5 %), et du niveau de vie (- 8 %). Il y a déjà 1,2 millions
de chômeurs, et il y en aura 200 000 de plus chaque année. Les sommes
allouées aux subventions des produits de large consommation sont
supérieures au budget d’équipement, dit-il. Seul point positif, il reconnaît
que la dette sur le court terme a diminué. Mais paradoxalement, tout en
tenant ce discours alarmiste, il affirme qu’il y a, de la part des partenaires de
l’Algérie, une « exagération de la gravité de la situation. Cette exagération
est le reflet d’une mauvaise appréciation des forces en présence en Algérie,
et donc d’une évaluation erronée des risques qu’ils prennent. » Selon
Ghozali, la grève du FIS de juin 1991 « a détourné les bailleurs de fonds ».
Il se veut donc rassurant, et affirme qu’il poursuivra les réformes
économiques, mais, dans le même temps, il les critique vigoureusement. Il
exclut également le rééchelonnement de la dette extérieure.
Ces assurances n’apparaissent pas suffisantes, et le premier accroc
intervient dès le 8 juillet, lorsque la Communauté européenne décide de
différer sa décision d’accorder un crédit de 500 millions de dollars à
l’Algérie. Le lendemain, Benissaad, ministre de l’Economie, intervient
devant des investisseurs étrangers et veut se montrer rassurant. Il déclare
qu’il faut aller à l’économie de marché, et « aider le secteur public algérien
à aller raisonnablement à un autre régime économique ». « Il ne faut pas
percevoir l’économie de marché comme une fin en soi, mais comme un
simple outil de régulation de l’économie au lieu du plan bureaucratique qui
a fait naufrage. » Mais lui aussi critique le train de réformes mené par son
prédécesseur. Il estime en effet que « les mesures d’ajustement sont allées
au-delà de ce qui est demandé par les institutions internationales », et que
« le coût social en a été très lourd ».
Le 9 juillet commence, pour Ghozali, une guerre qu’il va mener pendant
un an sans succès : le limogeage de Hadj Nacer, gouverneur de la Banque
centrale d’Algérie. Celui-ci, nommé pour six ans par le président de la
République, est indépendant du chef du gouvernement. Sa pratique
financière rigoureuse gêne Ghozali, qui annonce une prochaine réforme de
la Banque d’Algérie, destinée à enlever certaines prérogatives au
gouverneur. Ces prérogatives, comme l’agrément des investissements
étrangers, peuvent être discutables, mais elles s’inscrivent dans une logique
globale qui s’avère particulièrement utile. Face à l’instabilité politique et
gouvernementale, les partenaires intérieurs et extérieurs peuvent en effet
trouver auprès de cette institution un interlocuteur permanent, observant
une ligne de conduite cohérente et crédible.
Cette première flèche lancée contre le gouverneur de la Banque centrale,
Ghozali revient à l’affaire Hassi-Messaoud, à laquelle il consacre l’essentiel
de sa première conférence de presse. « Un quart de Hassi-Messaoud »
permettrait de sortir du « cercle infernal » de l’endettement, dit-il. Il déclare
qu’il faut dépasser « le socialisme hypocrite et le libéralisme honteux ». Il
affirme qu’il préfère « laisser aux générations futures une économie qui
fonctionne et des gisements vides plutôt que des gisements pleins et une
économie en panne ». De plus, ajoute-t-il, cette option permet d’éviter le
rééchelonnement, « qui signifiera 1,5 millions de chômeurs de plus et le
pain à 10 dinars ». Quelques semaines plus tard, il déclare, lors de la
réunion entre le gouvernement et les partis : « Je signerai avec les sociétés
étrangères coûte que coûte. (...) Si le gouvernement qui nous succédera
estime qu’il n’a pas besoin des six à sept milliards que nous aurons
amassés, il n’aura qu’à les rendre aux compagnies pétrolières. »
Pendant que Ghozali parle essentiellement des hydrocarbures et de
milliards de dollars, Benissaad évoque les autres débats économiques,
comme les réformes structurelles de l’économie et la privatisation : « Il est
fondamental d’insérer le régime juridique, la privatisation d’une entreprise
d’Etat, dans le cadre d’un meilleur fonctionnement, d’une plus grande
efficience de l’entreprise, et donc de l’économie de marché. » Cette
démarche doit avoir comme « postulat qu’il y a un marché, et que ce dernier
sanctionne durement les firmes déficitaires ». Il déclare qu’il n’est pas
opposé à la privatisation des entreprises publiques.
Alors que le gouvernement Ghozali tente ainsi de faire une ébauche de
son programme économique, Michel Camdessus, directeur général du FMI,
effectue une visite à Alger, fin juillet. Ses déclarations, particulièrement
importantes, sont noyées dans le brouhaha politique de l’époque. Il assure,
en effet, que « le FMI est prêt à prendre des risques avec l’Algérie ».
« Nous faisons confiance à ce pays, qui a un grand avenir. (...) Je ne crois
pas qu’il y a beaucoup de banquiers qui auraient voté à l’unanimité un
crédit, le 3 juin, à l’Algérie. Nous l’avons fait parce que nous croyons que
pour l’Algérie, et aussi pour l’équilibre méditerranéen, il est essentiel
qu’elle fasse face à ce formidable défi qu’elle affronte. » Autrement dit, les
pays du sud de l’Europe ont misé sur l’Algérie malgré la grève générale du
FIS, et ont pesé pour qu’elle obtienne ce prêt du 3 juin.
Camdessus gêne Ghozali, car les éloges s’adressent en fait à son
prédécesseur. La communauté internationale « hésite, mais finira par
reconnaître le courage de ces réformes, et c’est le rôle du FMI de le lui faire
comprendre », dit-il. Le programme de réformes « constitue un très bon
départ qui est justifié en matière économique, et qui, en s’associant à une
démarche résolue vers la démocratie, lui donne encore plus de chances de
succès ». Dans ce dernier passage, l’allusion à la démocratie est claire.
Camdessus estime que, pour l’avenir, la réforme économique doit
s’accompagner du maintien du processus démocratique. Il l’explique
clairement dans une seconde déclaration, lorsqu’il souligne que le soutien
de la finance internationale ne manquera pas « si l’Algérie persévère dans
ses efforts de réformes, de modernisation et d’ouverture ».
A peine Camdessus parti, c’est Pierre Bérégovoy, alors premier ministre
français, qui arrive à Alger le 29 juillet. Il estime, lui aussi, que la décision
algérienne de ne pas rééchelonner « est bonne ». L’Algérie « a toujours
payé ses dettes, il faut lui faciliter les choses dans la période actuelle », dit-
il. Il annonce donc la conclusion d’un crédit de 1,3 milliard de francs pour
l’achat de produits français. La ligne de crédit revolving est portée à quatre
milliards de francs au lieu de trois. La Coface, organisme français de
garantie des prêts, assure alors pour 33 milliards de francs prêtés à
l’Algérie. Mais l’essentiel des prêts français est destiné à acheter des
produits français.
Deux logiques de gestion s’affrontent alors en Algérie. A la Banque
centrale, la priorité est à la poursuite des changements structurels, dans la
logique des réformes économiques. Elle veut notamment poursuivre la
diversification du commerce extérieur, avec la suppression des monopoles,
et annonce que 1,2 milliard de dollars sont mis à la disposition des
importateurs. Au gouvernement, c’est la recherche des devises pour
permettre de sortir, d’un coup, de la crise. Ghozali annonce ainsi que
l’Algérie a besoin de 2 milliards de dollars pour boucler l’année. En août, il
se rend au comité central du FLN qu’il avait boudé en juillet. Il y adopte
une position contraire à celle du FLN, en affirmant que le principal
problème de l’économie est l’indisponibilité des devises. « L’Algérie ne
peut plus contracter d’emprunts », dit-il. En réalité, il a fait ce constat après
les discussions avec le directeur général du FMI. Celui-ci a clairement
signifié que le déblocage de nouvelles tranches du crédit conclu avec
l’Algérie dépend d’une dévaluation du dinar et d’une nouvelle suppression
partielle des subventions aux produits de large consommation. Le
gouvernement Hamrouche avait fait un long chemin en ce sens, mais en
agissant par touches successives. Ghozali, qui avait bloqué tout
changement, se trouve, fin août, coincé : il faut qu’il rattrape le retard pour
accéder à l’argent du FMI et, derrière lui, à celui des banques
commerciales.
Et c’est ainsi que Mourad Médelci, ministre délégué au Trésor, déclare le
17 août que l’augmentation des prix de large consommation est une
« nécessité absolue ». Le Fonds de compensation qui finance les
subventions à ces produits accuse un déficit de 35 milliards de dinars,
précise-t-il. Si les prix n’augmentent pas, il prévoit qu’il n’y aura plus de
crédit de l’extérieur.
Les signaux ne sont cependant pas tous au noir. Le 20 août, le Conseil de
la monnaie et du crédit annonce que Renault va investir 350 millions de
francs pour s’installer comme concessionnaire en Algérie. Deux firmes
japonaises, CCI et Nissan, proposent de leur côté d’investir 184 millions de
francs pour réaliser une fonderie. Une série d’autres agréments de moindre
envergure sont aussi acceptés.
Mais, quand une délégation du FMI arrive à Alger début septembre, c’est
la panique. Ghozali a consacré l’essentiel de son temps aux rencontres
politiques. Benissaad, le ministre de l’Economie, a virtuellement rendu son
tablier. La délégation du FMI est venue discuter des augmentations des prix,
condition nécessaire pour le versement d’une nouvelle tranche de l’accord
du 3 juin. Mais elle est accompagnée d’une rumeur sur une imminence
d’une décision de rééchelonner la dette extérieure. Le gouvernement
dément le 14 septembre et affirme que cette option reste « la pire des
éventualités ».
Ghozali ne veut pas supporter les conséquences négatives de
l’augmentation des prix et de la dévaluation du dinar, mais il veut le
déblocage d’une nouvelle tranche du crédit du FMI. Son gouvernement
annonce que le dinar a perdu la moitié de sa valeur en un an et que
l’inflation a atteint 25 % en un semestre. Ce sont des coûts importants, dit-il
pour tenter d’alléger les conditions négociées avec le FMI. Autre argument
qu’il fait valoir : il fait adopter l’amendement à la loi sur les hydrocarbures
par le gouvernement le 21 septembre. Il critique l’accord avec le FMI,
accuse son prédécesseur d’avoir « miné le jeu », mais finit par se rendre à
l’évidence. Le 29 septembre, la Banque d’Algérie annonce une dévaluation
du dinar de 22 %, alors que les taux directeurs de la Banque d’Algérie
montent d’un point, passant de 10,5 à 11,5. La décision est suivie, le 16
octobre, par une augmentation des prix du lait, du sucre, de l’huile et du
maïs, ainsi que des carburants.
Ces décisions sont suivies d’une légère embellie financière, avec un prêt
de 300 millions de dollars de l’Eximbak du Japon destiné à l’assainissement
des entreprises du secteur financier, un autre accordé par la Banque
africaine de développement pour un montant de 64 millions de dollars pour
la construction d’un tunnel ferroviaire à Bordj Bou-Arriredj, et un troisième
de 80 millions de dollars provenant également de la Banque africaine de
développement pour soutenir l’enseignement technique. En décembre, la
Communauté européenne débloque un crédit de 250 millions d’écus,
représentant la première tranche d’un accord de 400 millions, destiné à
soutenir les réformes.
Mais la situation reste préoccupante, car d’autres partenaires hésitent, ou
annulent carrément leurs engagements. Ali Benouari, ministre du Trésor,
précise le 8 novembre l’ampleur des difficultés. Entre 1991 et mars 1993,
dit-il, l’Algérie remboursera 16 milliards de dollars de dette, principal et
intérêts. En 1992, la dette va absorber 7 milliards de dollars, ce qui
représente 65 % des recettes d’exportations. Pour 1991, le chiffre prévu est
de 9 milliards de dollars, soit 75 % des recettes. Le reprofilage, qui consiste
à emprunter sur le long terme pour rembourser des échéances à court terme,
concerne 20 % seulement de la dette. Le Conseil de la planification annonce
toutefois, le 8 décembre, une baisse du volume de la dette en 1991. Elle est
de 23,8 milliards de dollars, soit une baisse de 2,7 milliards de dollars par
rapport à 1990. La dette à court terme est de 1,2 milliard de dollars.
Les débats sur la dette rejettent au second plan les questions liées à la
gestion quotidienne. Les fonds de participation et les entreprises publiques
sont en état d’hibernation de fait, à cause de rumeurs cycliques faisant état,
soit de changements à leur tête, soit de révision des lois sur l’autonomie des
entreprises. La gestion se fait approximative, et le 25 novembre, la Banque
centrale rappelle tout le monde à l’ordre. Elle menace les entreprises en
situation irrégulière dans le transfert de changes de ne plus avoir accès au
commerce extérieur et d’être traduites devant les tribunaux si elles ne
régularisent pas leurs comptes. Elle leur rappelle l’obligation de « rapatrier
dans un délai maximum de vingt jours le produit de leurs exportations », et
leur accorde un délai de trente jours pour régulariser leur situation.
Pendant quelques semaines en novembre, le gouvernement Ghozali mène
une campagne en faveur de l’agriculture, qui restera sans suite. Ghozali lui-
même se rend en visite dans le Sud, et plaide longuement pour l’agriculture
saharienne. Il y a 60 000 milliards de mètres cubes d’eau dans le sous-sol
saharien, ce qui signifie qu’il y a deux millions d’hectares à récupérer et
300 000 emplois à offrir. Pendant que la Libye inaugure ses grandes
réalisations dans des conditions similaires, Ghozali n’offre cependant aucun
projet concret pour lancer les investisseurs à la conquête du Sahara.
A son retour à Alger, Ghozali fait adopter, le 30 novembre, la nouvelle
loi sur les hydrocarbures. La loi est approuvée par 174 voix contre 27, et 22
abstentions. Elle offre de nouvelles facilités d’accès aux compagnies
étrangères, mais n’aura pas d’effet immédiat, comme l’escomptait Ghozali.
Dès le lendemain, Mouloud Hamrouche déclare à l’AFP que le dossier
hydrocarbures sera rouvert par la prochaine Assemblée, dont l’élection doit
intervenir trois semaines plus tard. Hamrouche déclare que ce dossier
national est d’une importance capitale et qu’il nécessite un débat national.
Lorsqu’il faut dresser le bilan de l’année 1991, le constat est mitigé. Les
exportations ont baissé de 700 millions de dollars, s’élevant à 11,7 milliards
de dollars contre 12,4 milliards de dollars en 1990. Elles sont représentées à
96,6 % par les hydrocarbures. Les importations ont elles aussi baissé de 760
millions de dollars. Ce sont les produits alimentaires qui enregistrent la plus
grande hausse (+ 18 %), au détriment des biens de consommation
industriels (- 20 %), des biens intermédiaires (- 15 %) et des biens
d’équipements (- 10 %). Autrement dit, l’Algérie a acheté plus de produits à
consommer directement, et moins de produits destinés à faire fonctionner
l’industrie. Les crédits destinés à l’économie ont augmenté de 32 % sur les
neuf premiers mois de l’année, passant de 247 milliards de dinars à 326
milliards. Mais si on tient compte du chiffre de l’inflation, ils ont en réalité
connu une stagnation, à laquelle s’ajoute la non-utilisation d’une partie
importante de ces crédits. Le service de la dette a absorbé 71,8 % des
exportations, contre 66,4 % en 1990 et 69,5 % en 1989. Maigre consolation,
les crédits à court terme ont baissé en 1991, passant de 1,7 à 1,2 milliard de
dollars.
Les chiffres de l’Office national des statistiques font état d’un troisième
trimestre catastrophique. Le nombre d’emplois créés a baissé de 7,83 % par
rapport au second trimestre, et de 33,18 % par rapport au même trimestre de
l’année 1990. Sur le plan social, la situation est préoccupante, avec 1,156
million de chômeurs recensés, pour une population active de 5,855 millions
d’habitants. Il y a 250 000 nouveaux demandeurs d’emploi par an, et le
chiffre des femmes qui travaillent reste très faible : 344 000 seulement,
représentant 7,3 % du total de la population active.
L’année 1992 commence mal. Ghozali a pensé, un moment, qu’il pouvait
succéder à Chadli, mais l’avènement de Boudiaf le ramène aux dossiers
économiques, qui posent problème. Le 23 janvier, les partenaires
américains de « l’opération Crédit Lyonnais », destinée à financer le
reprofilage de la dette, bloquent leur participation. Cela n’empêche pas le
gouvernement de faire preuve d’un curieux optimisme, et Benouari,
reprenant Ghozali, prévoit un taux de croissance de 5,2 % pour 1992.
Des chiffres sont avancés sans qu’il soit possible de vérifier leur bien-
fondé. Benouari annonce, le 26 janvier, que l’Algérie importera pour 9
milliards de dollars, dont 2,1 destinés aux biens d’équipements et 3,2 aux
produits intermédiaires. Le poids de la dette est revu à la hausse. On prévoit
de rembourser 9,3 milliards de dollars, dont 7,3 pour le principal et 2 pour
les intérêts. Une petite note positive tout de même : les réserves de la
Banque centrale s’élèvent à 90 millions de dollars en décembre, pour la
première fois en deux ans.
A partir de février, le gouvernement va se lancer dans des promesses
qu’il ne peut visiblement pas tenir. Il annonce d’abord qu’il va réaliser
80 000 logements pour recaser les habitants des bidonvilles, vivier du FIS.
L’opération est annoncée après des intempéries qui font de sérieux dégâts.
Ensuite, un grand battage médiatique est mené autour du filet social, qui
doit accompagner les dernières augmentations des prix convenues avec le
FMI. Quinze millions de personnes, vivant au-dessous du seuil de la
pauvreté, vont bénéficier d’un relèvement des revenus à partir de mars. 4,3
millions n’ont aucun revenu, et 7 millions ont un revenu inférieur à 7000
dinars. Le filet social prévoit 120 dinars par mois pour les jeunes chômeurs,
et une augmentation des pensions de retraite de 120 dinars également : cette
somme représente alors le prix d’un demi-kilo de viande ! En contrepartie,
la subvention accordée à certains produits comme le sucre, l’huile, le
concentré de tomates, les légumes secs et le riz doit diminuer. Seuls le seul
pain, la semoule et la farine continueront à bénéficier de la subvention.
Ghozali continue d’annoncer la publication imminente d’un grand
programme économique, entretenant le suspense à ce sujet. Il maintient
l’illusion d’une prochaine rentrée de 6 milliards de dollars grâce à
l’opération Hassi-Messaoud, alors que tout laisse croire que l’opération est
un échec. Le 12 février, Ait Laoussine, ministre de l’Energie, annonce que
les propositions des compagnies pétrolières seront présentées en avril. Des
experts des compagnies intéressées ont effectué des visites techniques sur
les lieux entre le 15 novembre 1991 et le 15 janvier 1992. Seuls les
partenaires italiens, espérant doubler leur concurrents français, sont encore
présents en force dans la coopération bilatérale. Le 12 février, un crédit de
300 millions de dollars est accordé par des banques italiennes à l’Algérie. Il
est destiné à l’achat de biens d’équipements italiens. Il permet à
l’ambassadeur d’Italie de dire que ce prêt « témoigne de la confiance de la
CCE en l’Algérie ».
A ce moment-là pourtant, la cote de l’Algérie est au plus bas, et la
plupart des grands accords financiers sont en suspens. Il s’agit notamment
de l’opération Crédit Lyonnais portant sur 1,5 milliard de dollars, qui
aboutit fin février, de 430 millions de dollars de la Communauté
européenne dont la libération est liée à l’évolution de la situation des droits
de l’homme, de 6 milliards de francs accordés par la France, et de 1,2
milliard de dollars accordés par l’Italie, également destinés au reprofilage
de la dette.
C’est dans ce contexte que Mohamed Boudiaf fixe, le 16 février, les cinq
grandes priorités de l’économie algérienne. Pour le président du HCE, il
faut assainir les entreprises publiques, dont le déficit est de 400 milliards de
dinars, encourager la PMI, satisfaire la demande sociale en
approvisionnements, en logements et en infrastructures, promouvoir le
développement rural, et faire appel aux investissements extérieurs dans le
cadre d’accords de coopération et de partenariat. Boudiaf exclut le
rééchelonnement, affirme que l’Algérie « honorera ses engagements » et
poursuivra les opérations de reprofilage. Le programme de Boudiaf est, au
mieux, une série d’intentions générales, car il ne dégage ni les moyens, ni
les mécanismes, ni les objectifs de sa démarche, laissant au gouvernement,
auquel il renouvelle sa confiance, le soin de réaliser le programme.
C’est aussi à la mi-février que Belaïd Abdessalam lance la fameuse
théorie de l’économie de guerre. Abdessalam présente cette idée comme la
seule alternative, affirmant qu’il « faut se limiter au strict nécessaire que
nous permettent les moyens de financement disponibles. Il faut aller jusqu’à
des mesures coercitives, jusqu’au rationnement, et tirer le maximum de nos
moyens internes. »
Ghozali tourne en rond, gère au jour le jour, et n’arrive à dégager aucune
ligne de conduite. Il fait des déclarations contradictoires. Ainsi annonce-t-il
que les importations vont s’élever à 9 milliards de dollars en 1992. Mais,
interrogé sur le cas où l’Algérie n’arriverait pas à obtenir les financements,
il déclare que, dans cette éventualité, on importerait moins. La confusion est
alors la règle, ce qui amène l’UNEP, syndicat des gestionnaires
d’entrepreneurs publics, à annoncer, le 26 février, le gel de sa participation
aux réunions triparties entre le gouvernement, les syndicats des travailleurs
et les syndicats patronaux. L’UNEP accuse le gouvernement de « ne pas
respecter les engagements pris par les autorités pour renflouer les
entreprises publiques ». Elle demande « l’assainissement financier total et
inconditionnel », qui est impossible à réaliser alors, et refuse « tout
assainissement partiel ». Le gouvernement avait prévu de consacrer 42,5
milliards de dinars à l’assainissement des entreprises publiques, alors que
leur déficit est évalué à 400 milliards de dinars.
Quand la réunion tripartie entre le gouvernement et les syndicats a
finalement lieu, le 1er mars, elle a comme document le programme du
gouvernement, enfin publié le 28 février après plusieurs semaines de
suspense. Il définit les secteurs prioritaires, comme le BTP, l’agriculture et
la satisfaction des besoins sociaux, dont les médicaments, sujets à une
sérieuse pénurie. Il maintient aussi la fiction des droits d’entrée qui doivent
être payés cash dans l’opération Hassi-Messaoud. Le gouvernement fixe au
31 mars le dernier délai pour l’assainissement des entreprises, et une
commission ad hoc regroupant les trois partenaires est créée à cet effet. 189
entreprises sur 460 déposent rapidement leur dossier d’assainissement. La
position de l’UNEP est assez significative de la pensée qui domine chez
beaucoup de gestionnaires. L’UNEP demande l’assainissement total des
entreprises, ne voulant prendre aucun risque pour l’avenir. Elle critique le
délai d’un mois fixé par le gouvernement, qu’elle estime trop court et
susceptible de compromettre l’assainissement. Mais l’UNEP ne peut, par
elle-même, imaginer des formules crédibles, alors qu’elle sait parfaitement
que le gouvernement est dans l’impossibilité de satisfaire ses engagements.
L’UGTA est dans la même situation. La réunion tripartie est suivie par la
flambée des prix traditionnelle durant le mois du Ramadhan. La centrale
syndicale réagit après coup, et appelle, le 9 mars, le gouvernement à
« mettre fin à une situation sociale désastreuse ». Elle avertit qu’elle « ne
restera ni silencieuse ni inactive » face à la dégradation du pouvoir d’achat.
Mais ni l’UGTA ni le gouvernement n’ont d’emprise sur les prix. L’UGTA
dénonce aussi ce qu’elle qualifie de « lâchage et de bradage » des
entreprises publiques au profit du privé, allusion à des prises de position de
plusieurs ministres qui affirment que la privatisation n’est pas un tabou.
Kasdi Merbah alimente la confusion, en déclarant qu’une dévaluation du
dinar de 33 % aura lieu durant le deuxième semestre, forçant la Banque
centrale à démentir. Fin mars, Ghozali cède à la pression de la puissante
branche du textile et des cuirs, et décide, le 27, de suspendre les
importations de certains produits textiles, des peaux et cuirs. La décision
vise officiellement à « protéger la production nationale » et à « donner au
secteur le temps de se réorganiser ». En fait, le marché est contrôlé par
quelques groupes d’opérateurs, qui imposent les décisions qui leur
conviennent au moment opportun.
Selon les accords avec le FMI, avril devait mettre fin à la subvention de
certains produits : huile, sucre, etc., à l’exception toujours de la farine, du
pain, du lait et de la semoule. La libération des prix est fixée initialement au
1er avril, mais le filet social n’est pas encore en place. Elle est alors reportée
une première fois pour le 15, puis de nouveau reportée. Seuls les prix des
carburants augmentent le 25 avril, mais leur prix reste, dans l’absolu, trop
bas. Ils ne permettent ni de dégager une fiscalité conséquente, ni de limiter
les gaspillages, ni d’orienter la consommation vers le gaz, produit abondant
alors que le pétrole devrait être épuisé dans les quinze années à venir.
Une délégation de la Banque mondiale est attendue à la mi-avril, et
Ghozali compte obtenir quelque chose en contrepartie de la libération des
prix. C’est toute la démarche de Ghozali qui est ici exposée :
l’augmentation des prix est conçue, non comme une nécessité économique
visant à rationaliser la consommation, à réduire les gaspillages, et à éliminer
des sources des déséquilibres macro-économiques, mais comme une mesure
imposée par le FMI et la Banque mondiale.
Ghozali veut aussi dire à l’opinion publique qu’il fait pour le mieux pour
aménager les accords passés par son prédécesseur avec le FMI, et se
ménager l’UGTA. Car le 26 avril, le secrétariat national de l’UGTA met en
garde contre la libération des prix, qu’il considère comme « une mesure
inopportune et politiquement dangereuse, qui pourrait avoir des
conséquences graves et imprévisibles sur la paix sociale et la stabilité du
pays ». « Quelles que soient les explications, les argumentations et les
contraintes financières mises en avant pour la justifier, l’UGTA n’acceptera
pas cette décision qui plongera les travailleurs dans un dénuement et une
misère insupportables », affirme la centrale syndicale, dans un communiqué
particulièrement dur. Elle s’oppose aussi à la privatisation des entreprises
publiques, « un acte lourd de conséquences pour l’emploi, la sauvegarde du
pays et l’indépendance de sa décision ».
Ghozali tente donc de ménager la Banque mondiale et l’UGTA à la fois.
La veille de la visite de la délégation de la Banque mondiale, il annonce que
l’Algérie cherche un accord moins contraignant avec le FMI. Il conteste la
levée de la subvention des produits alimentaires et la hausse des taux
d’intérêt. « S’il faut signer le même programme qu’en juin, autant aller au
rééchelonnement », dit-il. Ce n’est que le 19 juin que le gouvernement
annonce, pour le lendemain, l’entrée en vigueur de la fin de la subvention
pour les produits de base. Même les produits qui continuent de bénéficier de
la subvention subissent une augmentation des prix. Le pain passe de 1 à
1,50 dinar. Mais le problème de fond persiste, car le prix du pain reste, dans
l’absolu, trop faible. Son prix actualisé représente moins de la moitié du
prix réel.
Ghozali annonce tout de même, dès avril, l’ouverture prochaine des
entreprises publiques aux capitaux privés algériens et étrangers. « Il n’y a
plus de tabous. » Mais là aussi, on en reste au niveau de l’intention, et la
déclaration semble d’abord destinée à séduire la délégation de la Banque
mondiale. Celle-ci accorde en effet à l’Algérie deux nouveaux prêts, pour
respectivement 400 et 600 millions de dollars. Le jugement que porte la
Banque mondiale sur l’économie algérienne est intéressant à connaître. Le
22 avril, Pieter Bottelier, directeur de la BIRD pour le Maghreb et le
Moyen-Orient, estime que « 75 % des problèmes économiques de l’Algérie
sont liés à la restructuration des entreprises publiques ». Il préconise « des
solutions pragmatiques, soit par la filialisation des entreprises, soit par le
délestage de certaines activités qui ne lui assurent pas de profit, soit par la
fermeture des entreprises non rentables ». « L’Algérie ne peut traiter le sujet
de la privatisation en faisant référence à des considérations idéologiques »,
dit-il. « Il faut aller de l’avant et essayer toutes les formes de privatisation
possibles. » Cette démarche est particulièrement facile à lancer dans le
domaine du tourisme, et Rachid Maarif annonce, le 23, que « l’Etat se
désengage totalement de l’investissement et de la gestion du secteur
touristique ». Mais la déclaration n’est suivie d’aucun effet.
Le gouvernement Ghozali parle une dernière fois de l’opération Hassi-
Messaoud le 17 mai, en annonçant que quinze sociétés pétrolières ont fait
des propositions à Sonatrach pour l’accès à huit gisements pétroliers. Les
investissements proposés vont de 3,7 à 4,2 milliards de dollars. Ces
investissements permettraient une augmentation de la production sur une
période de vingt ans, et la récupération d’un milliard de barils
supplémentaires dans les gisements concernés. Le niveau de production de
ces six gisements augmenterait alors de 200 000 barils/jour à partir de l’an
2000. Le gouvernement fait état de droits d’entrée « appréciables », mais ne
donne pas de chiffres. En réalité, il n’y a guère de droits d’entrée proposés,
mais des projets d’investissement et de partenariat sur le long terme.
Ghozali tire les conséquences de cet échec de l’opération Hassi-
Messaoud et change de direction. Il l’exprime le 8 juin, lors d’un séminaire
sur l’habitat, en annonçant qu’il envisage le rééchelonnement d’une partie
de la dette extérieure. Il veut négocier avec les partenaires de l’Algérie la
réduction des remboursements, pour les ramener à 30 % des exportations.
Mais à ce moment-là, Ghozali est déjà fini. Son échec économique est total.
Il a critiqué la démarche de son prédécesseur, mais n’a pas proposé une
alternative cohérente. Il a appliqué les accords conclus par son
prédécesseur, sans en être convaincu. Mouloud Hamrouche a souligné, dans
une lettre adressée à Belaïd Abdessalam en décembre 1992, que Ghozali
pouvait parfaitement abandonner ces accords s’ils ne lui convenaient pas.
En réalité, Ghozali a tenté de maintenir un statu quo impossible à gérer
car, dans l’intervalle, la situation s’est considérablement dégradée. En
naviguant à vue, il a accumulé les mesures douloureuses sans en tirer aucun
bénéfice. Il a gaspillé une partie des acquis des réformes économiques que
son successeur, Belaïd Abdessalam, va s’employer à détruire, pour ramener
l’économie algérienne au point zéro, alors que la situation politique et
économique se dégrade à un rythme effrayant.

L’assassinat de Boudiaf

A partir du moment où il décide de jouer son propre jeu politique,


Boudiaf est un homme condamné. Il était porteur d’un projet populiste,
généreux, mais sans assise. Il a tenté d’affronter le FIS avec le concours du
système, tout en essayant de contourner ce même système, en lançant le
Rassemblement patriotique national. Il a ignoré les partis. Totalement isolé,
Boudiaf était dès lors un condamné en sursis. Son élimination ne dépendait
plus que de la réunion de conditions techniques. Mais il était difficile
d’envisager qu’elle serait aussi dramatique. Ces conditions se présentent,
nous l’avons vu, le 29 juin 1992, à 11 heures 27, à la Maison de la Culture
d’Annaba, la métropole industrielle de l’est du pays.
Selon la presse, des tentatives d’attentat ont déjà eu lieu lors de la visite
qu’il avait effectuée auparavant dans l’Ouest. Sur l’itinéraire que Boudiaf
devait emprunter à Annaba, d’autres attentats devaient également avoir lieu.
Même si la véracité de tous ces projets d’attentats n’a pas été formellement
prouvée, tout ceci montre que Boudiaf était sérieusement menacé. De hauts
responsables, au pouvoir et dans l’opposition, l’ont averti de l’existence
d’un danger réel, mais il n’a pas tenu compte des avertissements. Il semblait
convaincu que les forces de sécurité étaient en mesure de le protéger, mais
il ne semble avoir pensé à l’hypothèse d’un attentat mené « de l’intérieur ».
Aussitôt après l’assassinat de Boudiaf, le HCE tient une réunion
extraordinaire et décide un deuil national de sept jours, ainsi que
l’annulation des festivités prévues pour le 5 juillet et la suspension des
rencontres de football. « C’est avec une profonde affliction que le HCE
informe le peuple algérien que le président Mohamed Boudiaf est décédé à
la suite d’une action criminelle pendant qu’il prononçait un discours à
Annaba ce jour, 29 juin à 11 heures 30 », annonce un communiqué du HCE.
« Le HCE est en réunion conjointe avec le Conseil national de sécurité. Il
vient de décider sept jours de deuil national. Le HCE s’incline devant la
mémoire de Mohamed Boudiaf. Il invite les Algériens et les Algériennes à
une réaction digne, qu’ils ont par le passé exprimée dans des situations
analogues, douloureuses et tristes. »
Dans les premières heures qui suivent l’attentat, une grande confusion
s’installe. Dans un premier temps, l’APS annonce que l’auteur de l’attentat
contre Boudiaf a été aussitôt abattu par les gardes du corps du chef de
l’Etat. C’est « un homme vêtu de la tenue des brigades d’intervention » qui
a tué Boudiaf, selon l’APS. « Il a surgi dans le dos de M. Boudiaf
exactement à 11 heures 35, et a vidé le chargeur de son pistolet-mitrailleur
dans sa direction, l’atteignant à la tête et au dos, avant d’être abattu à son
tour par les gardes du corps. Boudiaf s’est effondré sur la tribune avant
d’être évacué. » L’APS fait également état d’une seconde fusillade, mais il
s’avère qu’il s’agissait de tirs destinés à dégager la rue. Les correspondants
de presse ajoutent à la confusion, en affirmant que la seconde fusillade a
opposé une partie des forces de sécurité qui voulaient protéger l’auteur de
l’attentat à un autre groupe qui voulait l’abattre. L’idée du complot est ainsi
née dès les premiers moments. L’attentat fait quarante et un blessés, dont
beaucoup sont légèrement touchés, essentiellement lors de la bousculade
qui l’a suivi, car l’homme qui a tiré sur Boudiaf ne semble pas avoir
d’autres cibles. Les autres blessés par balles, dont un ministre, Abdennour
Kéramane, le wali d’Annaba et deux gardes du corps, n’étaient pas visés
directement, mais se trouvaient près de Boudiaf, qui est mort sur le coup.
Son corps est recouvert du drapeau, puis, après un moment de flottement,
car il n’y a pas d’ambulance disponible, il est évacué vers l’hôpital Ibn
Rochd de Annaba, avant d’être transféré à l’hôpital militaire de Aïn-Naadja,
à Alger. Khaled Nezzar a entre-temps effectué un bref aller-retour vers
Annaba.
Le décès de Boudiaf est officiellement constaté à 16 heures à l’hôpital de
Aïn-Naadja. L’acte de décès est signé de sept médecins, qui constatent que
la mort est « d’origine violente ». Ce n’est que dans la soirée que la
télévision annonce que l’assassin de Boudiaf a été arrêté, mais ne révèle pas
encore son identité. L’assassin présumé est un sous-lieutenant de 26 ans,
père de deux enfants, né le 3 mars 1966 à Meskiana, près d’Oum El-
Bouaghi, en plein cœur du pays chaouia. Il a fait l’école des cadets, puis
suivi une formation spéciale, ponctuée par un stage en Italie, selon El-
Watan.
Le commandant Abdelouahab Medjbar, directeur de la sécurité
présidentielle, et le capitaine Sadek Sayeh, chef de la garde rapprochée de
Boudiaf, sont interpellés directement après l’attentat. En tout, vingt-trois
membres de la sécurité présidentielle sont arrêtés. L’enquête, comme on le
verra plus loin, n’établira pas leur responsabilité active dans l’attentat, mais
des « négligences criminelles » de leur part sont relevées.
Les réactions à l’assassinat de Boudiaf révèlent l’état de la haine qui s’est
installée dans la société. Alors que les hommes politiques condamnent
unanimement l’assassinat, des « youyous » sont signalés dans certains
quartiers islamistes. Le FIS exprime sa satisfaction. Minbar El-Djoumouaa
écrit que Boudiaf « a quitté le pouvoir de la même manière qu’il se l’était
accaparé : dans la violence et le chaos ». La publication du FIS reproche à
Boudiaf « son arrogance à l’encontre du peuple algérien, et son mépris du
choix du peuple en faveur d’un Etat islamique ». Ces positions de Boudiaf
« auront marqué sa fin fatale ».
Ailleurs, la condamnation de l’assassinat est unanime. Ben Bella qualifie
l’attentat d’acte « criminel perpétré contre un des symboles de la révolution
algérienne ». « Cet acte vient couronner toute une spirale de violence dans
laquelle l’Algérie s’est engagée, et qui hypothèque à coup sûr l’espoir que
nous avions d’empêcher que le pays ne sombre dans un processus qui
menace l’unité nationale. » Le FFS « condamne énergiquement le lâche
assassinat », affirmant que « cet attentat aggrave l’instabilité politique dans
le pays ». « Plus que jamais, la sérénité, la lucidité politique et la sagesse
s’imposent aux autorités du pays et à l’ensemble de nos institutions »,
souligne le FFS, qui lance un appel : « L’unité nationale, la paix civile et
l’espérance démocratique doivent être préservées avant tout. » Le FLN note
de son côté que l’attentat est une « évolution hideuse du cycle de violence
que le FLN a toujours refusée ». Il estime que c’est un « précédent
dangereux dans la vie politique algérienne ». Il appelle à « faire preuve de
sagesse et de solidarité » et demande à ses militants de « rester vigilants et
conscients afin de ne pas fournir d’occasion aux ennemis de l’intérieur et de
l’extérieur ».
La thèse du complot est renforcée par les déclarations publiques de la
famille Boudiaf. Le 30 juin, au lendemain de l’assassinat, Nacer Boudiaf,
un des fils du président, affirme que l’attentat « est un crime commandité et
préparé à l’avance ». « Il faut qu’on sache la vérité, que tout le monde sache
qui l’a tué et pourquoi on l’a tué », dit-il, lançant un appel « aux autorités
compétentes pour qu’elles fassent toute la lumière, pour qu’elles expliquent
au peuple algérien pourquoi on l’a tué et qui sont les commanditaires ».
Mme Fatiha Boudiaf abonde dans le même sens et, le lendemain, interroge :
« Moi, son épouse et ses enfants exigeons que toute la lumière soit faite et
que justice soit rendue. Qui a tué Mohamed, qui a organisé cette
conspiration, qui sont les commanditaires ? »
Les autorités, particulièrement l’armée, sont extrêmement embarrassées.
Non seulement la situation politique du pays est bouleversée, mais l’armée
est directement mise en cause. Elle est accusée d’avoir ramené Boudiaf et,
au mieux, de ne pas l’avoir protégé, au pire, de l’avoir fait assassiner. A
l’occasion des funérailles, suivies par des centaines de milliers de
personnes, des groupes crient « Chadli assassin », et d’autres petits groupes
scandent les noms de Abbassi Madani et Ali Belhadj. Mais cela n’a guère
d’effet, la foule gardant une dignité qui transforme l’événement en une
immense consécration de toute la vie de Boudiaf. Un président de parti,
Slimane Amirat, du MDRA, succombe à une attaque cardiaque au moment
où il s’incline devant la dépouille de Boudiaf.
Mais les Algériens gardent aussi des doutes sur les circonstances de
l’assassinat. Et, face aux accusations qui se multiplient, le HCE décide, le 2
juillet, de créer une commission d’enquête chargée de « faire la lumière sur
les circonstances de l’assassinat du président Boudiaf, et sur l’identité des
auteurs, instigateurs et commanditaires de ce forfait ». La commission se
voit « garantir l’accomplissement de tout acte d’investigation jugé utile à la
manifestation de la vérité par les instances judiciaires saisies de l’enquête ».
Il est précisé qu’« aucune notion de secret ne saurait être opposée à la
commission pour entraver ou limiter l’enquête en cours ». La commission
est présidée par Ahmed Bouchaïb, un ami de Boudiaf, membre du groupe
des « 22 » qui a fondé le FLN en 1954. Elle prendra le nom de
« commission Bouchaïb ». Kamel Rezzag Bara, président de l’Observatoire
des droits de l’homme, est son rapporteur, et elle compte parmi ses
membres Youssef Fethallah, président de la Ligue algérienne des droits de
l’homme, qui sera assassiné deux ans plus tard dans son bureau, en plein
centre d’Alger. Installée officiellement le 4 juillet, la commission prête
serment et se voit accorder un délai de vingt jours pour publier les résultats
de ses investigations.
Au lendemain des obsèques de Boudiaf, le HCE fait aussi un autre
constat grave : l’inadaptation et l’insuffisance des structures politiques et de
sécurité autour du président de la République. Chadli avait délégué de
larges pouvoirs au chef du gouvernement, ce qui l’avait conduit à alléger les
structures existant à la présidence. Jouant plus le « rôle de cour que de
direction d’une présidence », selon la formule d’un journal, l’entourage du
président était devenu un centre d’intrigues de palais plus qu’une structure
d’élaboration et d’application d’une politique. De plus, les structures
existant auparavant avaient travaillé dans un climat de paix civile, sous le
régime du parti unique comme avec le multipartisme. L’apparition du
terrorisme depuis début 1992 avait rendu ces structures obsolètes. Le 2
juillet, le HCE annonce qu’il avait décidé de se doter d’un cabinet « chargé
des affaires politiques et de sécurité ».
Après les premiers slogans mettant en cause Chadli dans l’assassinat de
Boudiaf, c’est Larbi Belkheïr, ministre de l’Intérieur et ancien proche de
Chadli, qui est dans le collimateur. Un puissant centre de pouvoir semble
vouloir se débarrasser de cet homme qui a survécu à Chadli. Dans un
premier temps, des informations de presse indiquent que l’assassin présumé
de Boudiaf faisait partie de la « sécurité rapprochée » du président, laquelle
serait une branche du contre-espionnage. Ces mêmes informations ajoutent
que le contre-espionnage était placé depuis peu sous l’autorité du ministre
de l’Intérieur, ce qui désigne clairement Larbi Belkheïr comme responsable,
même indirect, de l’attentat.
Puis de nouvelles rumeurs enfoncent Larbi Belkheïr. Sa démission est
annoncée comme imminente à partir du 3 juillet. Le quotidien Al-Khabar
donne même le nom de son successeur présumé, le futur chef de l’Etat
Liamine Zeroual. Ceci provoque une violente réaction de Larbi Belkheïr,
qui sent qu’il est, à son tour, dans la tourmente. Il précise, dans un premier
temps, que les voyages présidentiels sont organisés par les services de la
présidence et non par ceux du ministère de l’Intérieur. Il déclare ensuite que
« la vérité doit être faite ». « Je suis parmi ceux qui travaillent jour et nuit
pour découvrir la vérité et la faire connaître à tous les citoyens. » Le
directeur et le rédacteur en chef d’Al-Khabar, qui avait publié l’information
sur la démission de Larbi Belkheïr, sont arrêtés le 4 juillet. La confusion
augmente encore quand Rabah Kebir, le seul dirigeant du FIS qui n’est pas
dans la clandestinité, déclare à l’hebdomadaire l’Eveil, que l’assassinat de
Boudiaf est « l’œuvre de comploteurs. » Kebir estime que Boudiaf a été
« victime des assoiffés de pouvoir et des comploteurs qui ne reculent devant
rien pour arriver à leurs fins ».
Mais Boudiaf mort se révèle, pour les autorités, aussi gênant que lorsqu’il
était vivant. Car déjà, un autre affaire commence, celle de l’organisation du
procès de son assassin présumé. Initialement, le dossier est remis au
tribunal de Annaba, territorialement compétent. Mais le 9 juillet, ce tribunal
se déclare incompétent, et décide de remettre le dossier à la justice militaire.
Le procureur, Mohamed Tighemat, déclare que « la juridiction civile est
incompétente, car l’assassin présumé est un militaire, et les faits qui lui sont
reprochés ont été commis alors qu’il était en service ».
L’armée ne veut pas que la justice militaire soit saisie du dossier. Elle
souhaite qu’une juridiction, la plus neutre possible, puisse juger l’assassin
présumé, afin d’éloigner le spectre du procès préfabriqué qui plane déjà.
Dès le lendemain, 10 juillet, la justice militaire annonce son refus total de se
saisir du dossier Boudiaf. Le directeur de la justice militaire au ministère de
la Défense « confirme de manière officielle et définitive qu’il ne saurait être
question que la justice militaire soit saisie du dossier, ou se fasse saisir, pour
quelque motif que ce soit, du dossier d’enquête judiciaire relevant
actuellement du parquet général d’Annaba relatif à l’assassinat de
Mohamed Boudiaf ». Dans une lettre adressée au procureur d’Annaba et à
la commission d’enquête créée par le HCE, l’armée précise que « cette
décision s’inspire du seul souci de concourir à une bonne administration de
la justice ». Pour bien signifier que le tribunal civil d’Annaba est tenu de se
saisir du dossier, Boumaarafi est inculpé le jour même par le parquet de
cette ville. Mais un nouveau rebondissement intervient le 12 juillet, le jour
même où s’ouvrait le procès des dirigeants du FIS devant le tribunal
militaire de Blida. Le juge d’instruction du tribunal civil d’Annaba se
déclare, à son tour, incompétent pour instruire l’affaire Boudiaf. Le
procureur, Tighemat, déclare alors que c’est « à la cour suprême de
trancher ».
Un autre rebondissement intervient encore le 25 juillet, lorsque la
commission Bouchaïb, remettant ses conclusions au HCE, considère la
thèse de l’acte isolé comme « inacceptable ». « Le meurtrier présumé
n’avait pas le profil d’un kamikaze », déclare Rezzag Bara, le rapporteur de
la commission, qui note qu’il y a eu des « négligences criminelles » de la
part des services de sécurité, ce qui a « facilité objectivement » la tâche de
l’assassin. La commission affirme que le meurtrier a des « convictions
religieuses », qu’il a « subi l’influence des islamistes à l’intérieur et à
l’extérieur », qu’il est « convaincu de la nécessité de la violence pour
liquider l’oppression et les oppresseurs ». Boumaarafi avait déjà envisagé
de tuer Chadli en 1989, mais c’est en 1992 qu’il a pris sa décision de passer
à l’acte, selon la commission.
Les informations troublantes concernent le corps auquel appartient
Boumaarafi, et les circonstances dans lesquelles il a été désigné pour se
rendre à Annaba. Il fait partie des brigades d’intervention de la police et
non de la sécurité présidentielle, selon les investigations de la commission.
C’est aussi la première fois qu’il participe à la protection rapprochée du
chef de l’Etat, ce qui ne fait pas partie de la mission habituelle de ces unités
de la police.
En plus, Boumaarafi a été imposé à son chef pour cette mission. Le
responsable de la sécurité de Boudiaf pendant la visite à Annaba ne voulait
pas de la présence de Boumaarafi, à cause de son « indiscipline ». « Ses
penchants islamistes étaient connus de tous ses collègues », selon la
commission, qui note également que Boumaarafi avait un ordre de mission
individuel et ne figurait pas sur l’ordre de mission collectif de ses collègues.
La commission ne va pas au bout de ses conclusions, mais elle laisse planer
suffisamment de doutes pour tracer une piste, considérée comme la plus
plausible par les spécialistes. Selon cette version, Boumaarafi était connu, et
ses intentions parfaitement établies. Un centre de pouvoir, au courant de
tout cela, a décidé de le mettre en situation d’agir. C’est ce centre de
pouvoir qui a agi pour que Boumaarafi ait son ordre de mission malgré les
inquiétudes qu’il suscite, et qu’il participe à la mission, y compris contre
l’avis de spécialistes qui assurent la protection de Boudiaf. Le reste est une
simple question d’opportunité et d’emploi du temps.
La commission impute aux gardes du corps de Boudiaf des « négligences
criminelles », mais cela n’en fait pas des accusés. Trois gardes du corps de
Boudiaf n’étaient pas à leur place au moment de l’attentat. Les arrières de
Boudiaf n’étaient pas protégés, notamment par des invités qui sont disposés
sur deux ou trois rangs, comme il est de tradition. L’assassin a aussi pu
facilement s’enfuir, ce qui dénote le laxisme des différents cercles
concentriques mis en place dans des situations pareilles. Il n’y a pas non
plus eu de coordination entre les différents services, comme il n’y a pas eu
de protection policière dans les environs immédiats de la salle. La
commission recommande donc des poursuites contre le chef des services de
sécurité de la présidence et le chef des brigades d’intervention. Dix
membres de la garde présidentielle et du groupe d’intervention spéciale
(GIS) ont déjà été arrêtés, selon Rezzag Bara.
Mais sur l’essentiel, la commission avoue son impuissance. Elle déclare
qu’elle a « des doutes » sur les commanditaires éventuels, et retient
« l’hypothèse du complot », mais ne donne pas de précisions. Cela
provoque une double réaction. D’un côté, elle confirme le doute et la
conviction concernant un complot auquel croit l’opinion. D’un autre côté,
elle renforce la conviction selon laquelle Boumaarafi et les quelques
hommes de la garde présidentielle arrêtés ne sont que des boucs émissaires.
Le film sur l’assassinat, reconstitué d’après des images prises par les
caméras de la télévision et celle d’un amateur, présenté à des journalistes le
3 août, n’apporte pas de précisions non plus. On y voit Boumaarafi, habillé
d’une combinaison de la police, déclarer que Boudiaf « méritait d’être
assassiné ». « Il y a mille présidents en Algérie » pour le remplacer, selon le
présumé assassin, qui déclare avoir lu Ghazali et Kardhaoui, deux célèbres
théologiens orientaux. Ghazali donnait des prêches à la télévision
algérienne tous les lundis pendant des années, sous Chadli, avant de devenir
guide spirituel des frères musulmans. La partie du film durant laquelle
Boumaarafi parle a été réalisée peu après l’assassinat de Boudiaf, par des
journalistes de la télévision et de l’APS. Elle n’a pas été diffusée.
Face au scepticisme général qui entoure les résultats de ses travaux, la
commission Bouchaïb décide, le 10 août, de se donner un délai
supplémentaire. Elle reconnaît qu’elle n’est pas en mesure de terminer ses
travaux dans des délais raisonnables. « Il faut être soit d’une grande naïveté,
soit d’une insigne mauvaise foi pour croire que toute la lumière sur ce
drame puisse être faite en quelques semaines, compte tenu de l’ampleur de
la tragédie. » Elle lance aussi un appel à contribution et demande aux
différents services concernés de coopérer. « L’ensemble des forces
d’investigation dans le pays, direction générale de la sûreté nationale,
gendarmerie, direction du renseignement et de la sécurité, doivent se sentir
automatiquement et obligatoirement saisies pour arriver à démasquer tous
ceux qui, intentionnellement ou par négligence coupable, ont, directement
ou indirectement, permis l’assassinat du président. » Mais qui ose
témoigner dans une telle affaire ?
Le dossier de l’assassinat trouve finalement preneur auprès de la justice
le 12 août, lorsqu’il est confié au tribunal de Sidi M’harde, à Alger, sur une
décision de la cour suprême. La décision est motivée par la volonté de
« garantir toutes les conditions objectives pour la bonne marche de la
justice ». Mais alors qu’on croyait les choses relativement apaisées, une
nouvelle polémique apparaît, lorsque Abdennour Ali-Yahia, président de la
LADDH, avocat du FIS et virulent critique du HCE, déclare qu’il a refusé
de défendre Boumaarafi à cause de son amitié avec Boudiaf. Aussitôt, Ali-
Yahia est dans le collimateur de la presse anti-intégriste, qui le prend
violemment à partie, lui déniant le droit d’avoir une quelconque affinité
avec Boudiaf.
La commission Bouchaïb, quant à elle, tâtonne. Fin septembre, un
« comité pour la vérité » appelle à faire toute la lumière sur l’assassinat de
Boudiaf. « Ce crime est un précédent trop grave pour se contenter de demi-
vérités ou d’arrangements d’appareils », déclare le comité, dont font partie
des avocats, des intellectuels et des journalistes.
Cela n’influe guère sur le travail de la commission, ce qui provoque la
colère de Mme Boudiaf. Le 12 novembre, elle adresse une lettre au nouveau
président du HCE, Ali Kafi, lui demandant de « faire activer l’instruction
du dossier ». Elle lui demande notamment de « mettre fin aux lenteurs et
aux arguties judiciaires pour instruire ce dossier, découvrir ces hauts
responsables qui sont derrière cet acte, qui n’est pas un acte isolé, mais un
attentat minutieusement et scientifiquement organisé ». « Ce crime est trop
grave pour rester impuni », ajoute-t-elle. Peu après, elle déclare, dans une
interview, qu’elle ne croit plus à la commission d’enquête, qui vient de
reporter la publication de ses conclusions, qui devaient initialement être
remises au HCE le 20 novembre. « Je ne vois pas pourquoi la commission
d’enquête existe encore, étant donné que l’affaire a été confiée à un juge
d’instruction », dit-elle. « Je ne me fais pas beaucoup d’illusions, mais je
me battrai jusqu’au bout. La réserve, c’est terminé. »
C’est finalement le 9 décembre que la commission d’enquête remet son
rapport au HCE, un document de 111 pages, dont 76 sont rendues
publiques. Rezzag Bara indique que, de nouveau, la commission « écarte la
thèse de l’acte isolé, malgré les affirmations de l’assassin présumé,
Boumaarafi, selon lesquelles il avait agi seul ». « Le seul tireur était
Boumaarafi », et « le seul mort Boudiaf », rappelle la commission, qui
insiste sur le côté politique du dossier. « L’assassinat d’un chef d’Etat, en
général, et du président Boudiaf, en particulier, constitue un acte
politique. » Sa principale conclusion est dans la page 109 du rapport : « La
commission est amenée à considérer que Lembarek Boumaarafi n’a pas agi
seul, que derrière lui, il y a des instigateurs, un groupe, une organisation. »
Elle pose alors une question : A qui a profité le crime ? Sa réponse met
en cause le FIS, et les « féodalités politico-financières, qui ont amassé des
fortunes, en réduisant l’Algérie à la mendicité internationale ». Elle fait
d’ailleurs état d’une lettre de Boumaarafi parlant du FIS, et affirmant avoir
« agi seul, sans instigateur ni complice ».
Mais la commission avoue toujours son impuissance à trouver le
commanditaire qu’elle soupçonne. Elle reconnaît qu’elle n’a pu établir de
relation entre les négligences constatées dans la protection de Boudiaf et
l’assassinat. Elle n’a pas non plus pu réunir « les preuves matérielles
établissant le caractère volontaire des négligences flagrantes » dans la
surveillance.
Le rapport est violemment critiqué. Le PAGS déclare que la commission
s’est « discréditée et disqualifiée » avec ces conclusions. « Les initiateurs et
les commanditaires restent dans l’ombre, y compris dans l’appareil de
l’Etat », estime le PAGS. Il est difficile de dire si la commission pouvait
aboutir à un résultat différent. Si, comme on l’a dit plus haut, la thèse du
complot est retenue, il est extrêmement difficile de la prouver, car elle a dû
être menée par des centres se trouvant au sommet de l’Etat, ayant des
capacités et une maîtrise de très haut niveau. L’assassin présumé est lui-
même membre d’une unité d’élite spécialisée dans les opérations les plus
délicates.
Mais si la commission a « assassiné Boudiaf une seconde fois », la fin du
boudiafisme politique se préparait aussi parallèlement au travail de la
commission Bouchaïb. Dans un premier temps, une immense émotion
s’était emparée de l’Algérie, au lendemain de l’assassinat. Dans un élan de
générosité naïve, les comités RPN, le mouvement que voulait lancer
Boudiaf, se sont multipliés Le 9 juillet, un rassemblement de femmes se
tient à la salle Harcha, à Alger, en signe de fidélité à Boudiaf, et décide de
créer un comité RPN. Il fait tache d’huile, et la succession de
rassemblements qui se tiennent un peu partout donne l’impression d’une
vague politique importante qui déferle sur l’Algérie.
Puis, le doute commence à s’installer, lorsque le nouveau pouvoir parle
du RPN avec une certaine réserve, car l’homme qui pouvait lui servir de
locomotive n’est plus là pour assurer cette tâche. Le doute augmente avec
les résultats mitigés de la commission Bouchaïb, et il est exprimé
publiquement le 8 octobre, lorsqu’un nouveau rassemblement est organisé à
la salle Harcha pour demander, cette fois-ci, la vérité sur l’assassinat de
Boudiaf. L’assistance est déjà moins nombreuse que la première fois.
Puis, c’est la débandade. Le RPN vole en éclats, entre un comité de
parrainage, dirigé par Ahmed Bouchaïb et Leïla Aslaoui, un magistrat
devenu ministre dans le gouvernement Ghozali, et une « permanence »,
animée par Mme Boudiaf et Amine Abderrahmane, secrétaire particulier et
beau-frère de Boudiaf. Le comité de parrainage, composé de quarante-cinq
membres, est créé le 25 octobre, pour faire face « aux tentatives de
récupération et de manipulation ». Il accuse notamment le PAGS et le RCD
de vouloir récupérer l’héritage Boudiaf, et affirme avoir l’accord du HCE
pour piloter le RPN. Leïla Aslaoui déclare « qu’il n’est pas question que le
RPN soit accaparé par la permanence nationale, ou que certains l’utilisent
pour redorer leur blason politique ». Le mouvement se déclare « association
non politique » à titre provisoire, le 2 novembre, et dépose son dossier
d’agrément le 15 novembre, après avoir porté à sa tête Leïla Aslaoui. Mais
dès le lendemain, sentant le vent tourner, elle démissionne, déclarant que sa
décision est motivée par le limogeage du ministre de la Justice, Mahi Bahi,
remercié par le nouveau chef du gouvernement Belaïd Abdessalam. Mahi
Bahi avait limogé des magistrats, dont le procureur général d’Alger, un
homme-clé dans le dispositif législatif qui allait être mis en place pour
contrer le terrorisme.
De son côté, la permanence nationale veut réunir des assises nationales
avec les comités locaux, pour se constituer en « élément de rupture ». Ses
animateurs se déclarent « opposés à ce que le RPN devienne un instrument
pour pérenniser l’ancien système du parti unique ». Mais peu à peu, de
déchirements en polémiques, le RPN perd son attrait. Le désintérêt du
pouvoir envers ce mouvement amène ses animateurs à le quitter
progressivement, mettant un point final au bref et dramatique passage de
Boudiaf à la magistrature suprême.

Kafi et Abdessalam
L’assassinat de Boudiaf amène tout naturellement Ali Kafi au pouvoir.
Parmi les autres membres du HCE, il est le seul à remplir les conditions
nécessaires pour être désigné à la magistrature suprême. Khaled Nezzar,
patron de l’armée, est l’homme fort du HCE, mais il est gêné par sa qualité
de militaire, car l’armée veut, coûte que coûte, maintenir sur le devant de la
scène un civil. Tidjani Haddam et Ali Haroun ne font pas le poids, et c’est
donc Ali Kafi, patron de l’Organisation des moudjahidine, un homme qui
connaît bien le sérail, qui succède à Boudiaf le 2 juillet. Rédha Malek fait
son entrée au HCE, comme cinquième membre. Avant la nomination de
Kafi à la tête du HCE, Khaled Nezzar reçoit des chefs de partis et des
personnalités, dont Abdelhamid Mehri, Ahmed Ben Bella, Hocine Aït-
Ahmed et Mahfoudh Nahnah, ainsi que l’ancien ministre des Affaires
étrangères Ahmed Taleb Ibrahimi.
Aussitôt après sa nomination, Ali Kafi affirme la continuité de la ligne de
Boudiaf. Il est difficile de faire autrement, aussi souligne-t-il la
détermination du HCE « à affronter, avec toute la force nécessaire, ceux qui
veulent mettre en danger l’intérêt de la nation et allumer les feux de la
dissidence ». Le HCE, dit-il, est « déterminé, quel qu’en soit le prix, à
poursuivre l’application du programme de Boudiaf, en vue de restaurer
l’autorité de l’Etat et l’image internationale de l’Algérie ». Il s’attaque aussi
à Chadli, sans le citer directement. Il dénonce « une politique caractérisée
par l’insouciance, l’irresponsabilité, la négligence et l’atteinte aux intérêts
de la nation », qu’il accuse Chadli d’avoir menée. Il s’en prend aussi au
FIS, qu’il a accuse de mener une « spirale infernale de violence dans le but
de déstabiliser le pays et d’y semer l’anarchie ».
Cette déclaration, très ferme envers les islamistes, semble une réponse à
une offre faite par le FIS par le biais de Minbar El-Djoumouaa aussitôt
après la mort de Boudiaf. La publication du FIS estime que le pouvoir avait
« le choix entre des voies diamétralement opposées : redonner la parole au
peuple à travers ses représentants librement élus, ou augmenter d’un cran le
cycle de la violence, en recourant à des méthodes extrêmes ». Le FIS
affirme aussi sa détermination à ne pas se laisser faire. Il avertit « ceux qui
ont dit : ni Soudan, ni Iran, qu’ils devront également se résigner à ce que
l’Algérie ne soit également ni l’Egypte ni la Tunisie, et encore moins la
Turquie ».
L’avertissement de Minbar El-Djoumouaa apparaît cependant comme
une réaction à chaud, qui est précisée début juillet par deux textes, l’un de
Rabah Kebir, l’autre émanant des structures clandestines du FIS. Les deux
textes posent les principales conditions du FIS pour un retour à une vie
normale, avec notamment la libération des détenus et la reprise des
élections. Dans des déclarations à la presse publiées le 5 juillet, Rabah
Kebir affirme que « la réconciliation nationale prônée par différentes parties
doit commencer par la reconsidération du peuple et des chouyoukh, c’est-à-
dire en libérant ces derniers ainsi que tous les détenus, et en permettant au
peuple de faire, comme tous les autres peuples, son choix en toute
souveraineté ». Avec la réunion de ces conditions, « la réconciliation aurait
un sens », dit-il, ajoutant qu’il est « impératif d’oublier les rancunes et les
différends, et de travailler ensemble à une Algérie où l’islam aurait sa
place ».
Dans un document de sa direction clandestine, le FIS expose, cette fois-
ci, ses conditions détaillées pour sortir de la crise, qu’il estime possible.
L’Algérie « peut ouvrir une nouvelle page » si le HCE « reconnaît qu’il
s’est trompé », déclare le communiqué, qui élève la barre très haut, en
posant des conditions difficiles à accepter par le pouvoir :
1. libération de tous les détenus politiques, à leur tête les dirigeants du
FIS ;
2. annulation de toutes les décisions prises à l’encontre du FIS, de ses
sympathisants, de ses dirigeants et de ses militants ;
3. levée de tous les obstacles empêchant le retour à la volonté du peuple,
en lui permettant le libre choix des hommes et des institutions ;
4. correction, avec courage politique, de toutes les erreurs commises par
le pouvoir depuis juin 1991, en passant par le coup d’Etat de janvier 1992.
Il dénonce aussi un large complot mené, selon lui, contre l’Algérie, le
FIS et l’armée. Le pouvoir veut « la liquidation du FIS et le démantèlement
de sa base populaire », ainsi que « la destruction de l’armée et l’atteinte à
son unité, afin de la détourner de sa mission principale ».
Chez les partis, le nouveau président du HCE est accueilli avec
scepticisme, mais les partis retiennent tout de même la volonté du HCE de
lancer un dialogue national. Le HCE n’a, certes, parlé que de
« communication » avec les autres partenaires, mais l’ouverture est
appréciée par l’opposition, après les six de mois de blocage total que le
pays a connus. Le 3 juillet, Aït-Ahmed, qui a fait preuve d’une hostilité
claire envers le HCE, accorde un préjugé favorable à Ali Kafi. « Le
discours de Kafi, qui est un patriote, ne ferme pas la porte au dialogue et à
la réconciliation », dit-il, mais il note toutefois que Kafi n’a pas « prononcé
le mot démocratie ». Mais le leader du FFS pense qu’un déblocage est
encore possible. « Nous ne pensons pas que Kafi, soucieux de continuité,
n’assume pas la phrase-testament de son prédécesseur, Mohamed Boudiaf,
selon laquelle les élections sont la seule façon pour le peuple algérien de
réaliser le changement auquel il aspire. » Le lendemain, Ben Bella est tout
aussi optimiste. Il déclare que « la recomposition du HCE et les déclarations
de son président ouvrent la voie à une issue salutaire de la crise ». Il se
montre très optimiste sur l’ouverture de la vie politique, avec un rapide
retour à la démocratie. « Les déclarations du HCE initient une conception
saine d’alternance au pouvoir, qui permettra à de nouvelles forces, de
nouveaux hommes de prendre le relais de la génération de novembre. »
Mahfoudh Nahnah ne parle pas d’élections dans l’immédiat, mais espère
une amélioration de la vie démocratique avec le dispositif mis en place
depuis janvier auquel il souhaite la participation de l’opposition. « Nous
souhaitons que les nouvelles autorités pensent d’ores et déjà à la
réconciliation nationale, à l’élargissement du HCE et du Conseil consultatif
national, ainsi qu’à l’organisation d’élections pour sortir l’Algérie de la
crise et parvenir à la sécurité et la stabilité ». De son côté, Boukrouh « salue
la rupture avec les hommes et la mentalité du passé » et affirme son
« soutien à cette démarche, seule capable de remobiliser la nation ».
Mais les partis déchantent rapidement, lorsque la vie politique s’englue
de nouveau dans les querelles, et surtout avec la démission de Ghozali et
son remplacement par Belaïd Abdessalam. Ghozali a déjà été chef de
gouvernement avec Chadli et Boudiaf. Il lui est difficile de rester encore au
pouvoir avec Kafi, bien que les deux hommes aient mené une longue
campagne, durant le second semestre 1991, contre le FLN et Chadli, avant
les législatives de décembre 1991. Ghozali mène une ultime attaque contre
le FLN. Quelques heures avant de démissionner du poste de chef du
gouvernement, le 8 juillet, il rend publique sa démission du comité central
du FLN.
Reçu dans la matinée par Ali Kafi, qui lui demande de quitter le
gouvernement, Ghozali lui envoie, quelques heures plus tard, sa lettre de
démission axée, elle aussi, sur des critiques envers le FLN : « Vous avez
besoin d’un gouvernement que vous aurez nommé vous-même, fort tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur, capable de mettre hors d’état de nuire les forces
du mal qui agissent perfidement à partir de positions acquises dans les
secteurs de l’administration, de l’économie, des médias et de la politique. »
« La pratique de la désinformation par le mensonge et la rumeur organisée,
par l’amalgame et l’imposture, l’organisation de l’opacité, du trouble et de
la division, sont autant de perversions qui dérivent de l’attachement
morbide au pouvoir », ajoute-t-il. Il veut également lier son sort à celui de
Boudiaf. « Parce que Boudiaf dérangeait, on a mené contre lui et contre le
gouvernement une véritable guerre, une guerre de chaque instant, avec les
moyens les plus bas et les plus pernicieux. » Enfin, Ghozali tente un ultime
assaut pour être maintenu au gouvernement. Il affirme en effet que Boudiaf
lui avait « renouvelé sa confiance » juste avant sa mort. Mais le bilan de
Ghozali est trop négatif pour qu’il soit maintenu. Il part sur un triple échec :
l’échec électoral, l’échec économique, et l’échec dans le domaine
sécuritaire, qui a culminé avec l’assassinat du président Boudiaf.
C’est Belaïd Abdessalam, 64 ans, symbole de l’ère Boumediene, dont il a
été ministre de l’Industrie et de l’Energie pendant treize ans, qui est nommé
à la tête du gouvernement. L’homme a beaucoup de comptes à régler avec
les responsables de l’ère Chadli. Il en veut d’abord à Chadli, qui l’a humilié
en mettant en doute la politique industrielle et pétrolière qu’il a menée, et
en ouvrant des enquêtes parlementaires sur des gros contrats qu’il a passés.
Initiateur du fameux plan « Valhyd » (valorisation des hydrocarbures)
réalisé par la firme américaine Bechtel, Belaïd Abdessalam misait sur une
période d’exportations intensives des hydrocarbures dans les années
soixante-dix et quatre-vingt, pour assurer le financement d’une
industrialisation menée à marche forcée susceptible de faire entrer l’Algérie
dans le cercle des pays industrialisés à la fin des années quatre-vingt.
Chadli, son premier ministre, Abdelhamid Brahimi, et son ministre de
l’Energie, Belkacem Nabi, ont abandonné cette démarche, lui préférant une
politique plus pragmatique, basée sur la préservation des hydrocarbures,
notamment le pétrole, dont les réserves sont limitées. Belaïd Abdessalam a
consacré un livre, le Gaz algérien, stratégie et enjeux, à démontrer que
l’Algérie a perdu 40 milliards de dollars de recettes à cause de la politique
pétrolière de Chadli. Belkacem Nabi a répondu dans un autre livre, Où va
l’Algérie ?, dans lequel il veut, à son tour, prouver que la politique
pétrolière suivie dans les années quatre-vingt a permis de rectifier les
erreurs commises dans les années soixante-dix et d’éviter celles qui
devaient être faites dans les années quatre-vingt.
Belaïd Abdessalam a aussi longtemps été le patron et le protecteur de
Ghozali, lorsqu’il était ministre de l’Energie, et Ghozali patron de
Sonatrach. C’est donc « le maître qui succède à l’élève », selon une formule
utilisée par la presse. En fait, le pouvoir mythifie un passé, celui de l’ère
Boumediene, qu’il veut opposer à la décadence de l’ère Chadli. C’est donc
la restauration d’un système ancien dans toute sa splendeur qui est
souhaitée avec Belaïd Abdessalam, un passé qui cadre avec la réputation du
nouveau chef du gouvernement : austère, déterminé, partisan de la justice
sociale et de la centralisation à outrance. Quelques mois avant sa
nomination, Abdessalam avait lancé l’idée d’une « économie de guerre »,
une gestion basée sur une réduction draconienne des importations. En fait,
dans les années soixante-dix, Abdessalam avait géré l’économie dans une
situation où le pétrole était relativement cher, où le marché pétrolier était
contrôlé par l’OPEP, et où les besoins de consommation du marché algérien
étaient limités.
Avec Belaïd Abdessalam, le système veut aussi reprendre le contrôle de
l’économie, qui lui avait échappé avec les réformes économiques et
l’ouverture faite au secteur privé. Le verrouillage de l’expression politique,
le blocage des élections et les remises en cause des libertés fondamentales
avaient été entamés par les autres structures de l’Etat, administration, armée
et services de sécurité. Il ne restait plus qu’à rétablir le contrôle de
l’économie pour rebâtir l’ancien système centralisé. La tâche est donc
confiée à Abdessalam, qui prend officiellement ses fonctions le 13 juillet, et
annonce, le 19, la formation de son gouvernement, marqué par deux faits
majeurs : le départ de Larbi Belkheïr et Abou Bakr Belkaïd. Le premier,
ancien ministre de l’Intérieur, un des hommes les plus proches de Chadli,
considéré par l’opinion comme un des symboles de l’ancien système, avait
réussi à survivre six mois à Chadli. Quant à Belkaïd, « républicain », anti-
islamiste, proche du RCD, c’est l’un des hommes les plus agissants dans les
lobbies qui dominent la vie politique algérienne. Belaïd Abdessalam,
comme Ghozali, garde pour lui-même le portefeuille de l’Economie. Saïd
Guechi, dissident du FIS, Hachemi et Naït-Djoudi, dissidents du FFS,
récupérés par Ghozali, ne font plus partie du gouvernement, dans lequel
apparaissent Saci Lamouri, un islamiste anti-FIS aux Affaires religieuses, et
Hamraoui Habib Chawki, un animateur de télévision de trente ans, nommé
au poste délicat de ministre de l’Information.
Pendant que Belaïd Abdessalam poursuit ses consultations pour former
son gouvernement, l’armée mène une double bataille sur le front politique.
Par le biais du HCE, elle affirme sa volonté d’en finir avec le FIS, dont le
procès reprend en juillet, et maintient sa volonté d’ouvrir un dialogue avec
les autres courants politiques. Ainsi, le 14 juillet, au moment où le
procureur du tribunal militaire de Blida demande la prison à perpétuité
contre Abbassi Madani et Ali Belhadj, le HCE examine « les voies et
moyens » pour organiser le dialogue avec les partis. Il a consacré une
réunion à étudier « les voies et moyens d’organiser, dans l’immédiat, la
communication avec les personnalités nationales et les partis politiques,
dans le cadre du renforcement de l’autorité de l’Etat, de la stabilité des
institutions et d’une démocratie orientée vers le progrès et la modernité ».
Une semaine plus tard, le 22 juillet, le HCE réaffirme qu’il y aurait
« dialogue avec les personnalités et les associations à caractère politique »,
mais souligne « la nécessité de poursuivre la consolidation de l’autorité de
l’Etat dans tous les domaines ».
Le même jour, Abdessalam fait son premier discours à la télévision. Il
annonce un programme d’austérité et une lutte « implacable » contre la
corruption. « L’effort que la situation actuelle impose à chacun sera
douloureux, car il nous faudra comme jamais auparavant faire preuve de
rigueur et d’abnégation », dit-il. Il évite cependant de parler d’économie de
guerre, mais relance sa volonté de faire partager l’austérité à toutes les
catégories sociales. « L’austérité nécessaire n’a de sens ni d’efficacité que si
elle est équitablement partagée, et la démocratie ne peut s’établir
véritablement dans la misère et la frustration », ajoute-t-il. Abdessalam n’a
pas encore élaboré son programme économique, qu’il ne publie qu’un mois
plus tard, mais il en trace les grandes lignes : restauration d’une économie
centralisée, élimination des disparités sociales, et mise en place des bases
d’une économie de marché. C’est une économie centralisée, basée sur le
« tout Etat », dans la tradition des systèmes de parti unique.
C’est le front sécuritaire et l’agitation autour des mosquées qui occupent
cependant la priorité dans l’action du nouveau pouvoir. Le FIS a en effet
lancé une campagne de protestation contre la condamnation de ses
dirigeants par le tribunal militaire de Blida. Le 20 juillet, on compte un mort
et deux blessés à Diar El-Djemaa, à Alger, dans la dispersion d’une
manifestation organisée par des militants du FIS. Saci Lamouri lance alors
sa guerre contre le FIS, en appelant les fidèles à « empêcher toute personne
tentant d’utiliser la mosquée pour tenir des propos injurieux et semer la
discorde entre les croyants, au moment où le pays a besoin d’union, de
tolérance et de concorde ». Utilisant les mêmes arguments religieux que les
islamistes du FIS, il affirme que « le fikh (jurisprudence) et la chariaa
stipulent que la prière derrière ces personnes n’est pas légale ». Il appelle
également « au respect du caractère sacré de la mosquée ».
Son appel n’est guère entendu, car dès le 24 juillet, trois personnes, dont
deux enfants, sont tuées à Berrouaghia, à cent kilomètres au sud d’Alger,
après la prière du vendredi. A l’appel d’un imam d’à peine vingt ans, qui
sera arrêté quelques jours plus tard, une marche est sur le point d’être
organisée à la fin de la prière. Des femmes et des enfants sont placés dans
les premiers rangs. Les forces de l’ordre encerclent alors la mosquée. Selon
des témoignages confirmés sur place, un officier des services de sécurité va
discuter avec les militants, leur rappelant l’interdiction des marches et les
avertissant que la force sera utilisée contre toute manifestation. Les
militants du FIS l’encerclent, de manière menaçante, sans qu’il soit prouvé
qu’ils sont armés. Dans la confusion qui s’installe, les autres éléments des
forces de l’ordre tirent pour permettre à leur collègue de se dégager. Ils
redoutent la présence d’éléments armés parmi les militants du FIS, comme
cela est devenu courant. Il y a 3 morts, et 214 personnes interpellées sont
présentées le 29 au tribunal, dont 73 sont remises en liberté provisoire.
Traduits devant un tribunal des flagrants délits, 33 parmi les accusés sont
condamnés à des peines entre trois mois et un an de prison. A Djelfa, à cent
kilomètres plus au sud de Berrouaghia, il y a, le même jour, un mort et
plusieurs blessés dans une autre marche similaire après la prière du
vendredi. Des incidents éclatent également à Batna, Alger, Ouled Yaïch, un
quartier populeux de Blida, où une mosquée est fermée. Plusieurs imams
nommés par l’Etat n’arrivent pas à prendre leurs fonctions.
Moins d’un mois après la mort de Boudiaf, le HCE semble toutefois en
mesure d’élaborer une démarche axée sur quatre points. D’abord, définir le
cadre et les conditions d’un dialogue national avec l’opposition. Ensuite,
maintenir la pression politique contre le FIS et adopter de nouvelles
méthodes dans la lutte antiterroriste. En troisième lieu, adopter une
démarche économique qui puisse au moins atténuer la dégradation de
l’économie algérienne, au moment où la situation sécuritaire ne permet
guère d’espérer la moindre amélioration. Enfin, tenter de sortir de
l’isolement international dans lequel se trouve l’Algérie depuis l’arrêt des
élections en janvier 1992.
Le HCE énonce ainsi, le 26 juillet, les conditions pour participer au
dialogue qu’il veut lancer. Deux jours plus tard, il appelle de nouveau les
partis à « condamner les actes criminels contre la paix publique »,
soulignant que c’est « un impératif national. La position commode qui
consiste à demeurer dans une prétendue neutralité entre les forces du mal et
celles qui veillent à la pérennité de l’Etat et à la quiétude des citoyens ne
peut être que le résultat de calculs fallacieux », déclare le HCE. Il rappelle
que « la préservation de l’ordre public est l’affaire de tous », et interprète la
position des partis comme une « passivité complice dont l’opinion publique
saura tirer les conséquences ».
Ali Kafi précise les contours du dialogue, en déclarant, le 18 août, que
« le HCE compte tenir un dialogue serein et objectif qui mettra les partis
face à leurs responsabilités et les fera sortir de leur attentisme et de leur
fausse neutralité ». Il demande aux partis d’adopter une position claire vis-
à-vis de la démocratie. « On ne peut plus accepter des méthodes
antidémocratiques sous le couvert de la démocratie », dit-il. Cet
avertissement semble s’adresser aux partis anti-islamistes, notamment le
RCD et le PAGS, qui veulent un « changement radical », tout en demandant
au pouvoir de ne pas dialoguer avec les islamistes. On note déjà que le
pouvoir tente de mettre les partis en accusation. Le 30 août, enfin, le HCE
annonce que le dialogue commencera le 21 septembre.
Vis-à-vis du FIS, le HCE annonce, le 8 août, que « des actions seront
engagées pour faire en sorte que les mosquées qui continuent à être utilisées
à des fins partisanes et à propager l’appel à la division et à la violence
cessent de constituer des foyers de fitna ». Mais c’est le ministre de
l’Intérieur, Mohamed Hardi, qui innove dans le traitement du FIS, dans une
interview publiée par le quotidien El-Watan le 3 septembre. « Ce sont nos
frères », dit-il à propos des militants du FIS. « Je leur dis simplement : si
vous êtes musulmans de bonne foi, et si vous voulez assainir votre société
de tous les cancers qui ont gangrené le pays pendant la décennie quatre-
vingt, faites-le avec nous, car c’est aussi notre programme, notre objectif.
Aidez-nous », dit-il, estimant que les islamistes qui sont pour la violence
sont « minoritaires ». Il promet que le retour au processus électoral sera
accéléré « si les frères qui sont de bonne foi et qui se réclament du projet
d’Etat islamique se démarquent totalement de la pratique du terrorisme, la
condamnent et la combattent ». Belaïd Abdessalam reprendra lui aussi cette
démarche envers le FIS, en appelant la base islamiste à le soutenir.
Mais cette offre du ministre de l’Intérieur est accompagnée d’une menace
tout aussi claire, car il annonce également la formation de nouvelles unités
spécialisées, à l’étranger et en Algérie, pour faire face au terrorisme.
L’Algérie, dit-il, doit disposer d’un outil sécuritaire « à la mesure des
problèmes » qui se posent. L’appareil sécuritaire « a été cassé, comme tout
le reste », lors de la « décennie noire », une formule qui devient célèbre
pour désigner les années Chadli. Mais cette formule gêne beaucoup de
hauts responsables, qui étaient en poste sous Chadli, parmi lesquels le
ministre de la Défense Khaled Nezzar. Selon Hardi, « les gens qui étaient
aux postes de commande du pays, et qui ont quitté le pouvoir, ont laissé des
bombes à retardement destinées à empêcher toute reprise en main des
affaires par une équipe de nationalistes propres, qui ont les capacités réelles
de remettre le train sur les rails. Le gouvernement ne déclare pas la guerre à
ces gens, il insiste sur la nécessité de la rupture avec le passé. »
Les petits pas du pouvoir dans le sens de l’ouverture et du dialogue
rassurent quelque peu certains courants de l’opposition et en inquiètent
d’autres. Mais ceux qui sont rassurés ne le sont jamais totalement, et
expriment leurs critiques et leur scepticisme. Le FFS note, le 27 juillet, que
« le temps lui a donné raison », car « la restauration de l’ordre public par le
seul usage de la force a montré ses limites ». « La répression s’avère
incapable, à elle seule, de résoudre un problème éminemment politique de
légitimité », déclare le parti de Aït-Ahmed, aussi relance-t-il l’idée d’un
contrat national pour la démocratie. Le FLN s’inquiète, de son côté, devant
la concentration du pouvoir législatif et exécutif aux mains du HCE. Il
estime que c’est une « dérive grave de nature à compliquer la période
transitoire et à compromettre le retour à la situation normale ». Il se déclare
« opposé à toute initiative » visant à changer les lois, en soulignant que les
lois en vigueur ont été votées par une « Assemblée législative régulière
élue », alors que les décisions du HCE et celles du gouvernement sont « des
actes administratifs, sous couvert d’avis d’un Conseil consultatif et sous
motif d’état d’urgence ».
Le FIS garde, lui aussi, un mince espoir, malgré le glissement de larges
franges en son sein vers la violence. Minbar El-Djoumouaa estime, début
août, qu’il « est encore temps, il est encore permis d’espérer, l’Algérie peut
être sauvée ». Il pose cependant des conditions que le HCE ne peut guère
accepter, comme la libération de ses dirigeants et le retour aux élections.
Rabah Kebir, qui venait de quitter l’Algérie dans des conditions obscures,
alors qu’il était en résidence surveillée dans sa ville de Collo, sur la côte est,
précise ces conditions dans une interview au quotidien français le Monde à
la mi-septembre. Il fixe quatre conditions pour le dialogue : la libération des
détenus du FIS, la cessation des arrestations, le rétablissement des élus du
FIS dans leurs fonctions, et l’organisation du second tour des législatives.
Ces conditions signifient un retour à la situation qui prévalait avant la
démission de Chadli.
Rabah Kebir trouve un allié inespéré, l’ancien ministre des Affaires
étrangères Ahmed Taleb Ibrahimi, un des ténors du courant islamiste au
sein du FLN. Début août, Taleb Ibrahimi avait déclaré au quotidien
saoudien Echarq El-Awsat que « la normalisation de la situation politique
passe nécessairement par la réhabilitation politique, d’une manière ou d’une
autre, du FIS ». Accusé par la presse et les partis anti-intégristes d’être le
« parrain » du FIS, Taleb Ibrahimi note que « la réalité islamique est
incontournable ».
Les partis favorables au dialogue sont alors le FFS, le FLN, Hamas de
Mahfoudh Nahnah, Ennahdha de Abdallah Djaballah, le MDA d’Ahmed
Ben Bella, le MAJD de Kasdi Merbah et le PRA de Noureddine Boukrouh.
Des personnalités, comme Taleb Ibrahimi, Cheikh Sahnoun, le guide
spirituel des islamistes,- l’ancien président du GPRA Benyoucef Benkhedda
sont également en faveur du dialogue, alors que deux partis lui sont hostiles
• le RCD de Saïd Saadi et le PAGS de Hachemi Cherif. La presse en arabe
est généralement favorable au dialogue, et celle en français est contre. Chez
les intellectuels et au sein des associations influentes, les mêmes clivages
apparaissent.
Faisant le constat de ces clivages, qui s’ajoutent à une sérieuse
détérioration de la situation économique et une recrudescence du
terrorisme, Ali Kafi appelle, le 20 septembre, à la veille du dialogue, à un
« répit ». L’Algérie a besoin d’un « répit pour faire face à la crise », dit-il.
« Notre volonté est que se dégage auprès de tous la volonté de parvenir à un
consensus national permettant au pays de disposer du répit indispensable
pour sortir de la crise dans les meilleures conditions. » « L’instauration d’un
système démocratique exige qu’il soit définitivement mis fin aux actes de
sabotage et que soit instaurée la pleine autorité de l’Etat. »
Cet appel est lancé la veille de l’ouverture du dialogue, mais rien n’est
visiblement réglé. L’armée et les forces de sécurité n’arrivent pas à
éliminer, ni même à réduire le terrorisme. Le HCE et le gouvernement
tiennent deux discours contradictoires envers le FIS, le premier voulant le
contrer par la force, le second souhaitant récupérer sa base. Le pouvoir
n’arrive pas à adopter une position homogène envers les dirigeants du FIS
non jugés. Au moment où Moghni, l’élu de Bab-El-Oued lors des
législatives de décembre 1991, est libéré après sept mois de détention, la
demande de remise en liberté provisoire de Abdelkader Hachani est rejetée
le 29 septembre. Les autres partis sont tantôt courtisés, tantôt attaqués. La
presse, dont la liberté est réaffirmée, commence à subir les premiers coups
durs. Puis, finalement, sous la pression du terrorisme, le pouvoir cède à la
radicalisation. Il durcit progressivement ses positions, hypothéquant lui-
même le dialogue qu’il vient de lancer pour se retrancher dans des positions
radicales.

Verrouillage

Avec Ali Kafi à la présidence du HCE, Belaïd Abdessalam à la tête du


gouvernement, et Khaled Nezzar comme patron de l’armée, le pouvoir
rétablit la cohérence dans ses rangs. C’est désormais un pouvoir
centralisateur qui s’installe, avec des hommes ne supportant guère la
contestation, tous étant partisans d’un Etat fort, sans concession. Khaled
Nezzar, le militaire, est, paradoxalement, le moins dur des trois. C’est lui
qui s’est le plus engagé dans la voie de la démocratisation avec le
gouvernement Hamrouche. Ali Kafi n’a jamais caché son hostilité à
l’ouverture démocratique qu’il avait qualifiée de « débridée », alors que
Belaïd Abdessalam est un farouche opposant des réformes économiques.
Le nouveau pouvoir montre très tôt la couleur. C’est, symboliquement, la
presse qui en fait les frais. Le 9 août, les quotidiens le Matin et la Nation
sont suspendus. Le premier a publié une information faisant état de la mort
de Abdelkader Chebouti, considéré alors comme le principal chef des
groupes armés, et le second a annoncé l’arrestation de Hadj Moussa
Akhamokh, le chef spirituel des Touaregs algériens, alors que la région sud
du pays connaît une agitation inquiétante à la suite de la rébellion des
Touaregs du Niger et du Mali. C’est le début d’une longue épreuve pour la
presse, mise sous pression entre le terrorisme d’un côté, et la main de fer du
pouvoir, de l’autre. Les médias, demeurés le seul espace pour l’expression
démocratique, deviennent le principal animateur de la vie politique. La
bataille pour leur contrôle devient un enjeu politique.
Le verrouillage tous azimuts commence alors, au moment où le HCE
tient un discours très ambigu. D’un côté, il renforce les mesures visant à
bloquer l’activité politique et à restreindre le champ des libertés, et d’un
autre côté, il affirme son intention de mener un dialogue avec l’opposition.
Le FIS n’est pas oublié dans les mesures de répression qui sont prises.
Face à l’agitation qui se poursuit autour de quelques rares mosquées, le wali
d’Alger annonce, le 12 août 1992, des « mesures extrêmes et immédiates
pour le respect des institutions et la protection des personnes et des biens ».
Ces décisions restent cependant parcellaires, et ne commencent à être
codifiées qu’à partir de la mi-août, un mois et demi après l’installation du
nouveau pouvoir. Le 15 août, le HCE adopte un décret particulièrement
restrictif, lui permettant de mettre fin aux activités de toute structure qui
porte atteinte à l’ordre public. Il décide que « des mesures de suspension
d’activité ou de fermeture peuvent être prononcées à l’encontre de toute
société, organe, établissement ou entreprise, quelles qu’en soient la nature
ou la vocation, lorsque ses activités mettent en danger l’ordre public, la
sécurité publique, le fonctionnement normal des institutions ou les intérêts
supérieurs du pays ». Les décisions de suspension sont prises par voie
d’arrêté, pour une durée de six mois. C’est un texte particulièrement sévère,
qui élargit les prérogatives des autorités pour restreindre les libertés. Il
donne aussi à l’administration un pouvoir très large pour fixer, de manière
parfaitement arbitraire, ce qui est jugé dangereux pour l’ordre public. Le
décret ne prévoit pas de recours, et ignore toute la législation en vigueur sur
les modalités de dissolution des partis, associations et de toutes les
structures pouvant être sanctionnées.
L’alerte est suffisamment grave pour susciter une levée de bouliers au
sein de l’opposition. Deux partis, que tout oppose, le FFS et le RCD,
adoptent à cette occasion une position similaire. Le FFS voit, dans le décret
du HCE, une manière pour le pouvoir de se donner « la possibilité légale de
réprimer toute opinion contraire, toute opposition politique non tolérée et
tout mouvement de contestation sociale ». « Le but recherché est d’exercer
et de conserver un pouvoir sans partage par une recomposition violente du
champ politique, économique et social », estime le FFS, qui constate que le
HCE a « vidé de son sens tout dialogue avec les partis, récusé toute solution
politique et rejeté la réconciliation historique ». Le parti de Aït-Ahmed
affirme donc qu’il « ne saurait cautionner un état d’exception qui ne dit pas
son nom », car l’opposition est « réduite au silence et acculée à une activité
quasi clandestine ». Le FFS est d’autant plus inquiet qu’il a appris qu’un
attentat devait être organisé contre Aït-Ahmed peu après l’assassinat de
Boudiaf, selon un de ses responsables. Aït-Ahmed avait d’ailleurs quitté
l’Algérie début juillet, reprenant le chemin de l’exil. Le RCD considère, de
son côté, que la décision du HCE est « le signe d’une option totalitaire
latente ». Il dénonce « avec force la tentative de retour d’un régime qui a
ruiné le pays ».
Face au consensus qui se dessine contre le pouvoir, Ali Kafi tente de
rassurer. Le 24 octobre, il déclare : « Nous ne sommes ni contre
l’indépendance de la justice, ni contre la liberté d’expression, ni contre le
processus démocratique. » Mais il tente en même temps de justifier les
mesures prises, en affirmant : « Nous sommes contre la déliquescence de
l’Etat, l’incurie, et tout ce qui met en danger les intérêts nationaux. Nous
croyons en la démocratie », mais la démocratie « nécessite un Etat fort et
stable. Nous œuvrons dans la plus grande clarté pour donner au processus
démocratique toute la force nécessaire à son développement et à sa
poursuite ». Il met en avant les intérêts supérieurs de la nation, qui justifient
la fermeté, particulièrement face aux groupes armés. « Nous ne pouvons
permettre la mise à mort de l’Algérie par des criminels au service d’intérêts
suspects et d’intérêts stratégiques étrangers, et nous ne voulons pas que
notre pays soit transformé en un théâtre ouvert aux conflits
internationaux », dit-il.
Malgré les restrictions et la pression exercée sur les partis, le dialogue est
entamé en septembre. Le FFS et le FLN, maintenant leur propre cap pour
tenter d’imposer une solution pour la sortie de la crise, adoptent, à un mois
d’intervalle, deux documents pour gérer la transition et revenir à une vie
constitutionnelle. Le FLN se rend, symboliquement, à Batna pour tenir son
comité central fin octobre. Les documents des deux partis sont les plus
élaborés de cette période. Se recoupant sur de nombreux points, les deux
documents, remis au HCE, proposent un large dialogue, l’adoption d’une
plate-forme commune, et la création de structures chargées de contrôler la
gestion de la période de transition.
Mais le pouvoir est plus occupé à réprimer le FIS et à régler des comptes
du passé qu’à l’élaboration d’une démarche pouvant réellement sortir le
pays de la crise. Les discours de Belaïd Abdessalam et Ali Kafi sont
essentiellement orientés sur une critique virulente du « laxisme » de la
période Chadli et les « dérives » politiques et économiques des années
quatre-vingt. A l’occasion du 1er novembre, Ali Kafi reprend encore une
fois ces thèmes, en affirmant qu’« au cours des dernières années, l’Algérie a
été la cible d’une vaste opération de destruction de l’Etat ». Selon lui, cette
opération a été entamée « par les ennemis traditionnels de l’Algérie, et
rendue possible par l’abandon, par le pouvoir, de ses responsabilités
fondamentales ». Pour Ali Kafi, il faut donc que « l’Etat soit placé entre des
mains propres, des cadres compétents et intègres ». Alors que les hommes
appelés au pouvoir sont de plus en plus âgés, Kafi déclare que « le pays doit
sans hésitation être confié aux nouvelles générations. Cette remise sera
opérée dans la clarté à des générations propres et compétentes ».
Le multipartisme est violemment critiqué. Bien que peu d’entre eux aient
une implantation réelle, les partis gênent par leurs positions hostiles au
pouvoir. Une offensive est déclenchée contre eux à partir de novembre
1992. La première victime est le PRA de Noureddine Boukrouh, qui se voit
intimer, le 8 novembre, une instruction d’évacuer le siège qu’il occupe au
Golfe, sur les hauteurs d’Alger, à deux cents mètres de la présidence de la
République. Officiellement, le gouvernement justifie sa décision par la
volonté de l’Etat de récupérer ses biens cédés aux partis. Au fur et à mesure
de leur création, les partis s’étaient vu accorder, sous le gouvernement
Hamrouche, des sièges et des subventions destinées notamment à financer
l’organisation des congrès et à lancer des publications.
Le PRA dénonce « l’acte arbitraire » par lequel le gouvernement lui
demande de quitter son siège, et estime qu’il s’agit d’un « abus de
pouvoir ». Il affirme qu’il « ne pliera qu’à une décision de justice ». Le
président du PRA déclare que la décision du gouvernement n’est pas
motivée par une simple volonté de l’Etat de récupérer des biens. La
véritable raison, selon lui, est une simple mesure de rétorsion du pouvoir,
après que le PRA a dénoncé la nomination de Hicham Kafi, fils de Ali Kafi,
comme chargé de mission auprès du chef du gouvernement. Pour démentir
Boukrouh et s’attaquer aux autres partis, dans la foulée, le gouvernement
élargit la mesure de récupération des biens occupés par les partis. Le 11
novembre, Mohamed Baghdadi, directeur des domaines, annonce la
récupération de tous les biens publics cédés à des partis. C’est l’occasion de
relancer la guerre contre le FLN. Le palais Zighout, siège central du FLN,
sur le front de mer, doit être récupéré « d’urgence », selon le directeur des
domaines. Il sera effectivement libéré plus tard par le FLN, qui dénonce
cependant, le 14 novembre, les « abus de pouvoir » commis par le
gouvernement. Pour le FLN, la « politisation » de l’affaire des sièges des
partis et « son utilisation calomnieuse tendent à créer l’amalgame, et à
masquer les abus administratifs commis ou qui peuvent être commis sous
couvert de la récupération des biens de l’Etat ». Le FLN s’accroche à la
légalité, et « s’en tient à ce que prévoit la loi pour la possession des biens
par des personnes physiques et morales ». Pour lui, « la meilleure voie pour
le règlement de ce problème est le travail en commun entre le FLN et
l’administration ». Mais le gouvernement passe outre. Le PRA est expulsé,
le 29 décembre, de son siège, par les forces de sécurité. Un détachement
d’une douzaine d’hommes armés a pris possession du local et emporté le
mobilier, expulsant les militants et les employés qui se trouvaient sur les
lieux, selon le PRA.
Le gouvernement fait face aussi à une fronde généralisée, y compris dans
ses propres rangs. Il règle ces problèmes par des mesures expéditives, en
faisant des compromis hasardeux avec les uns et en adoptant la manière
forte avec d’autres. Face à l’inquiétude du patronat privé, qui redoute les
effets du contrôle des changes par le gouvernement, Belaïd Abdessalam fait
rentrer Rédha Hamiani, un riche industriel, président de la Confédération
algérienne du patronat (CAP), dans l’exécutif, comme ministre délégué à la
petite et moyenne entreprise. Face à la gronde de la centrale syndicale
UGTA, il ordonne aux banques de financer les arriérés de salaires de
certaines entreprises, qui se chiffrent à trois milliards de dinars.
Le 14 novembre, éclate aussi l’affaire Mahi Bahi. Ministre de la Justice
depuis quatre mois, Abdelhamid Mahi Bahi, 52 ans, est brutalement
destitué et remplacé par Mohamed Teguia. La décision de destituer Mahi
Bahi fait suite au limogeage, décidé par le même ministre de la Justice, de
cinq magistrats, Abdelmalek Sayah, procureur général d’Alger, El-Hadi
Berrim, président d’un syndicat de magistrats, président de cour à
Mostaganem, dans l’ouest du pays, et trois juges d’Alger. Le procureur
général d’Alger est un homme important du dispositif mis en place pour
lutter contre le terrorisme. De plus, préparant déjà des mesures plus sévères
pour lutter contre les groupes armés, notamment la loi antiterroriste qui sera
adoptée un mois plus tard, le gouvernement ne veut pas déstabiliser la
justice. Juges, procureurs et juges d’instruction vont avoir à jouer un rôle
primordial, et il est malvenu, pour le gouvernement, de s’attaquer à des
figures importantes d’entre eux, alors que les groupes armés font déjà
circuler des menaces contre la magistrature.
Belaïd Abdessalam critique donc la décision de son ministre limogé,
estimant que les sanctions prises contre les magistrats sont « précipitées et
inéquitables ». Il accuse son ministre de ne pas avoir suivi la procédure
réglementaire, prévoyant l’approbation du chef du gouvernement pour la
révocation de hauts fonctionnaires nommés par décret. Car, dans
l’intervalle, Belaïd Abdessalam a fait publier une circulaire prévoyant son
approbation personnelle pour toute nomination ou révocation de hauts
fonctionnaires ! Mahi Bahi ne semble pas non plus exempt de reproches,
car il n’a pas respecté la législation concernant la révocation de magistrats.
Sa décision de limoger les deux procureurs a été prise pour « faute
professionnelle », et celle qui concerne les juges pour « abus de fonction ».
Il précise que ces griefs ont été établis à la suite d’une mission d’inspection.
La presse, qui s’est largement emparée de cette affaire, et a pris parti pour le
ministre limogé contre Belaïd Abdessalam, n’a jamais pu établir ce qui était
reproché aux magistrats. Elle s’est, en revanche, largement fait écho des
affirmations selon lesquelles Mahi Bahi était un proche de Boudiaf, et un
partisan résolu de la lutte contre la corruption, ce qui aurait été la véritable
raison de son limogeage. Mais finalement, malgré la campagne menée par
la presse et les derniers cercles qui se veulent héritiers de Boudiaf, les
mesures de suspension des magistrats sont levées.
Dans un climat aussi vicié, au sein même du pouvoir et dans les rapports
entre le pouvoir et l’opposition, il est difficile de maintenir un débat
politique serein sur de véritables perspectives de sortie de la crise.
Toutefois, les partis s’accrochent encore et tentent de faire prévaloir le
dialogue, malgré une désillusion évidente. Les partis eux-mêmes
commencent à connaître de sérieux problèmes dans leurs propres rangs. Ils
vivent leur propre crise de croissance. C’est ainsi que Mokrane Aït-Larbi,
numéro deux du RCD, et son frère Arezki, responsable de l’information,
quittent ce parti, reprochant à Saïd Saadi un manque de démocratie à
l’intérieur de son mouvement. Mokrane Aït-Larbi se rapproche
sensiblement du FFS. Quant au PAGS, son coordonnateur, Hachemi Cherif,
qui a pris les commandes du parti depuis décembre 1989, annonce la
dissolution prochaine du mouvement, créé en 1966 dans la clandestinité et
agréé officiellement le 18 août 1989. Après une longue polémique entre
différents courants au sein du PAGS, Hachemi Cherif transforme son parti
en un nouveau mouvement, Ettahaddi (le Défi). Un groupe de dirigeants,
qui reprochent à Hachemi Cherif d’être trop mou, crée le Front de l’Algérie
moderne (FAM), qui devient le courant anti-intégriste le plus radical. Le
FAM est notamment animé par Abderrahmane Chergou, un moudjahid,
ancien militant du PAGS, assassiné en 1993 devant son domicile à
Mohammadia, dans la proche banlieue est d’Alger. Un autre courant du
PAGS, composé de la « vieille garde » autour du quotidien Alger
républicain et Abdelhamid Benzine, reproche de son côté à Hachemi Cherif
d’abandonner la ligne communiste orthodoxe, et créera plus tard un autre
mouvement. Sans base populaire importante, le PAGS avait des cadres
rompus au travail clandestin. C’est, paradoxalement, la fin de la
clandestinité, et l’ouverture du débat dans ses propres rangs qui lui a été
particulièrement préjudiciable.
Quant au FFS, il réussit à surmonter quelques crises mineures. Son leader
parvient aussi à mettre en place une direction tournante en son absence, ce
qui lui permet de former des cadres en mesure de gérer le parti, tout en
évitant de coopter un véritable dauphin. Enfin, le FLN, malgré les courants
qui cohabitent en son sein, maintient son unité autour de Abdelhamid Mehri
et de la ligne politique des réformateurs.
Du côté du pouvoir, c’est Belaïd Abdessalam qui occupe le terrain. Il
tente de rassurer l’opposition démocratique, le 21 novembre, en affirmant
que « le pluralisme politique ne sera pas remis en cause », même si des
« aménagements techniques » seront apportés à la loi sur les partis. Mais
ces assurances vont de pair avec une tentative de lancer une grande
offensive contre les groupes armés et le FIS, qu’il annonce une semaine
plus tard, le 28 novembre. Au cours d’une réunion avec les walis, le chef du
gouvernement annonce de nouvelles dissolutions de municipalités FIS et
d’associations et syndicats qui lui sont proches. Il estime que la situation
sécuritaire s’est « beaucoup améliorée », et annonce des mesures
« décisives » contre les groupes armés. Il veut notamment s’attaquer à la
logistique des groupes armés. Il est relayé par Saci Lamouri, le ministre des
Affaires religieuses, qui annonce que les moussalate, lieux de prière sur les
lieux de travail, doivent être homologués ou détruits. « Nous ne permettrons
plus que les mosquées soient utilisées par des assassins qui n’hésitent pas à
tuer pour arriver au pouvoir », déclare Saci Lamouri.
Mais malgré les déclarations rassurantes des autorités, la situation se
détériore encore. L’adoption de la loi antiterroriste et le couvre-feu imposé
début décembre sur les régions centre sont un aveu clair de l’échec de la
démarche exclusivement sécuritaire. Une autre démarche s’impose, celle
visant à associer les principales forces politiques du pays à la lutte contre la
violence. Ali Kafi l’affirme publiquement le 26 décembre, dans un discours
devant le Conseil supérieur de la magistrature : « Il est temps que les forces
patriotiques, qu’elles soient dans les partis politiques, les associations, ou
dans les institutions, assument leurs responsabilités avec détermination face
à cette situation et sortent de leur attentisme. » Il critique cependant les
positions « négatives » des partis, qui refusent de s’aligner sur le HCE.
Malgré le fossé qui sépare encore le pouvoir et l’opposition, un début
d’espoir renaît : le dialogue, un mot maudit début 1992, a été admis par le
pouvoir comme un moyen de sortie de la crise. Mais les différents cercles
du pouvoir ne donnent pas la même signification au contenu, aux moyens et
à la finalité du dialogue. Annoncé solennellement le 14 janvier par Ali Kafi,
à l’occasion du premier anniversaire du HCE, ce dialogue sera ainsi
laborieux, difficile à gérer, et finira par être vidé de tout son sens. Et
pendant ce temps, la violence s’installe dans le pays.

Le terrorisme s’installe

Le glissement du FIS vers la violence s’est fait de manière progressive.


Pendant des mois, le FIS s’est contenté de regarder faire, sans approuver
publiquement le terrorisme, mais sans le condamner non plus. Pendant que
la violence s’étendait à tout le pays, le pouvoir en était, quant à lui, encore à
tenter de prouver que le FIS était lié au terrorisme.
Les premiers textes justifiant ou prônant la violence sont venus sous
forme de fetwas prononcées par des imams plus ou moins connus. Les
structures clandestines du FIS semblent, quant à elles, avoir favorisé, dans
un premier temps, d’autres formes d’action, notamment la protestation de
rue et l’agitation au sein de l’université. Le Mouvement universitaire pour
la défense du choix du peuple, qui a animé l’agitation au sein de l’université
début 1992, a tenu deux mois dans une attitude de résistance passive. Ce
n’est qu’à la mi-mars qu’il a décidé de suspendre sa grève et demandé à ses
partisans de « poursuivre la lutte par d’autres moyens ». Il n’a pas précisé
quels étaient ces moyens, mais il semble clair qu’il faisait allusion à la lutte
armée.
Le FIS lui-même a passé de longs mois à mettre en garde contre les
dérapages possibles, tout en menaçant d’une « révolution » si ses appels au
dialogue restaient sans écho. Mohamed Saïd a parlé d’une « grenade
dégoupillée » que le FIS avait entre les mains, et Hachani a déclaré à de
multiples reprises que la base du FIS risquait d’échapper aux dirigeants.
Mais personne, au FIS comme au sein du pouvoir ou parmi les partis
d’opposition qui redoutaient une explosion, ne semblait envisager l’ampleur
du dérapage qui s’est produit.
Le glissement du FIS s’est opéré dans un premier temps sous la forme de
justifications de la violence, sans l’approuver explicitement. Fin mars, dans
un appel aux « savants, juristes, hommes politiques et de religion », la
direction du FIS a ainsi justifié le terrorisme, tout en affirmant qu’elle n’en
était pas responsable. Elle rejetait la responsabilité du dérapage sur le
pouvoir. « Le FIS a tendu la main du dialogue pour sortir le peuple du
tunnel qu’il traverse, mais le pouvoir a répondu par la violence officielle »,
souligne l’appel du FIS. « Des enfants du peuple, sans recevoir l’ordre de
quiconque », ont décidé de prendre les armes, selon le FIS.
La dérive se fait de manière fragmentaire, à l’initiative de chefs locaux,
qui basculent dans la clandestinité et tentent d’entraîner avec eux des
militants. Ceux qui basculent en premier affirment se revendiquer de
Abbassi Madani et Ali Belhadj pour trouver du soutien, mais d’autres
contestent ce choix. Les mots d’ordre sont transmis généralement dans les
mosquées, par les réseaux clandestins du FIS, et rares sont ceux qui parlent
publiquement. Le 13 mars 1992, un responsable départemental du FIS à
Constantine accepte pourtant de parler à un journaliste de l’AFP. « Le FIS
va entrer immédiatement dans la clandestinité (...). Il a acquis suffisamment
d’armes pour passer à l’action », dit-il. « Les nouvelles structures du
mouvement (armé), de la cellule du quartier jusqu’au sommet, sont déjà en
place », selon ce responsable du FIS, qui cite déjà les policiers, gendarmes
et fonctionnaires en tête de la liste des victimes.
Un des premiers textes du FIS, largement diffusé, et appelant clairement
à la lutte armée, semble être celui publié vers le 20 avril par Minbar El-
Djoumouaa, qui appelle « le peuple algérien à se prendre en charge, du
verbe au fusil, après les appels vains au dialogue ». « Face à la barbarie qui
cache mal son nom, devant le silence des chantres des droits de l’homme,
devant le danger qui me guette, je pars à la recherche d’un fusil pour libérer
mon pays. A l’oppression, il y a résistance, et nous sommes prêts à sacrifier
des millions pour sauver l’Algérie », écrit un des animateurs de Minbar El-
Djoumouaa. « La dictature à l’état pur s’est installée », ajoute-t-il. « Tout un
peuple, relégué au rang de suspect, est en liberté provisoire. »
Cette position ne semble cependant pas faire l’unanimité au sein du FIS,
car le 26 avril, le quotidien gouvernemental Essalam publie une déclaration
de Rabah Kebir rejetant le recours aux armes et déniant aux animateurs de
Minbar El-Djoumouaa le droit de parler au nom du FIS. « Tout ce qui est
publié ou affiché ne provient pas du FIS et ne représente que ceux qui en
sont responsables », déclare Rabah Kebir. Les autres structures clandestines
du FIS semblent, elles aussi, réservées devant un choix aussi rapide. Dans
un communiqué daté du 29 avril, consacré à la dissolution du FIS, la
direction clandestine souhaite que « cette mesure n’ouvre pas une nouvelle
phase dans l’escalade de la violence-répression, et que le dialogue politique
puisse prévaloir ». Mais dans le même temps, elle affirme que « le peuple a
été poussé à assurer sa légitime défense. Quand les bouches sont
bâillonnées, le verbe cède la place au fusil, et l’étrange silence des rues
algériennes n’est autre que le signe d’un nouveau tournant dans la
résistance populaire, un signe de la maturité d’un peuple qui refuse de se
laisser massacrer sans préparer ses moyens de défense ».
Même à la mort de Boudiaf, le FIS maintient son double discours.
Commentant l’assassinat du président du HCE, Minbar El-Djoumouaa
estime que le pouvoir avait encore « le choix entre des voix diamétralement
opposées : redonner la parole au peuple à travers ses représentants
librement élus, ou augmenter d’un cran le cycle de la violence, en recourant
à des méthodes extrêmes ».
Le FIS a aussi implicitement désigné des victimes aux groupes armés.
Dans son communiqué n° 25 daté du 19 avril, signé par Abderrezak
Redjam, il désigne les membres du Conseil consultatif national, mis en
place par le HCE. « Le peuple retiendra les noms des membres du Conseil
consultatif et les inscrira sur la liste des oppresseurs du peuple », souligne le
communiqué du FIS. Des listes de journalistes, d’écrivains et d’intellectuels
commencent aussi à circuler dans les mosquées. Après les éléments des
forces de sécurité et les militaires, ainsi que les fonctionnaires et les
responsables politiques, puis les magistrats, ce sont finalement tous les
représentants de l’Etat qui deviennent des victimes potentielles de la
violence.
Dans le feu de l’action, pendant qu’il bascule progressivement vers la
violence, le FIS se met, de lui-même, sous la direction des courants les plus
radicaux, qui ont été les premiers à lancer la lutte armée. Ses dirigeants à
l’étranger changent progressivement leur discours, pour épouser celui des
chefs de guerre. Rabah Kebir, après sa fuite, Anouar Haddam, Abdelbaki
Sahraoui et tous les autres se rallient au mot d’ordre du djihad, malgré
quelques déclarations rejetant sur les services de sécurité certains
assassinats. A l’intérieur aussi, les modérés finissent par se rallier, par
petites touches, pour rejoindre ouvertement les groupes armés. Ainsi, le 19
mars 1993, un an après les premiers attentats, un communiqué du FIS,
portant le n° 39, signé de Abderrezak Redjam, explique le « djihad ». « Ce
qui se déroule n’est pas du terrorisme, mais un djihad béni dont la légitimité
se fonde sur l’obligation d’établir un Etat islamique et sur le coup d’Etat
contre le choix du peuple. » « La junte criminelle doit se retirer pour que
l’Algérie se consacre à reconstruire ce qu’ils ont détruit par le vol,
l’arbitraire et l’occidentalisation. »
L’arrestation de l’encadrement du FIS facilite cette tâche des noyaux durs
du terrorisme, qui souffrent d’un handicap grave, qu’ils n’arriveront pas à
surmonter : le manque d’organisation. Mais paradoxalement, ce handicap
s’avère être un des principaux atouts des groupes armés, car il fausse tout
travail méthodique mené par les services de sécurité pour remonter des
filières. Démanteler des organisations structurées est en effet plus facile que
de combattre une nébuleuse qui donne naissance à des groupes armés de
manière désordonnée.
Un des principaux succès du FIS réside dans sa communication, malgré
la pression exercée contre lui et la dissolution de ses journaux. Dans les
premiers mois après l’arrêt des élections, il réussit à lancer des publications,
d’un aspect sommaire, mais qui réussissent à survivre. Après Minbar El-
Djoumouaa, apparaissent Ennafir et Mirhab El-Djoumouaa. Chaque
publication est éditée par un groupe différent, mais leurs divergences sont
masquées, laissant surtout apparaître leur complémentarité. En août 1992,
Radio Wafa (la radio de la fidélité), émettant sur bande FM à Alger, fait son
apparition. Elle diffuse des communiqués, des commentaires et des
déclarations de dirigeants du FIS dans la clandestinité. L’existence de cette
radio, qui échappe aux coups de filet des services de sécurité, laisse
perplexe. Est-il techniquement possible qu’une radio émette pendant près
de dix-huit mois dans un périmètre aussi limité sans être repérée ?
Le FIS utilise aussi les cassettes audio pour diffuser ses instructions.
Omar Eulmi, fondateur du Syndicat islamique du travail, organisation
satellite du FIS, diffuse une cassette dans laquelle il appelle les groupes
armés à s’en prendre à tous les représentants du pouvoir. Il faut « tuer tous
les agents du pouvoir », déclare Eulmi, qui appelle à ne faire preuve
d’aucune clémence même envers « les pères de famille, les femmes et les
personnes âgées ». Cette position radicale n’épargne même pas les
islamistes modérés, qualifiés d’« impies ». Il leur reproche de dialoguer
avec le pouvoir, et demande aux militants du FIS à l’étranger de revenir
pour participer au djihad.
Une sérieuse bataille s’engage aussi au sein de la nébuleuse islamiste
pour le contrôle des groupes armés. Les candidats pour diriger ces groupes
se retrouvent dans six grands ensembles. Il y a, en premier lieu, les anciens
du groupe de Bouyali, avec Abdelkader Chebouti, qui se voit attribuer le
titre de « général », Azzeddine Baa et Méliani Mansouri. Ils ont pour
principal argument d’avoir été les précurseurs de la guérilla islamique. Ils
ont aussi rapidement basculé dans la clandestinité, réactivant leurs anciens
réseaux qui s’avèrent très efficaces. Mais ils sont désavantagés par leur
faible niveau de formation et leur niveau d’instruction souvent
rudimentaire. Ils ont pu gérer un petit groupe, mais n’ont pas la capacité de
diriger une guérilla qui prend de l’ampleur, particulièrement dans le cas où
le FIS bascule entièrement dans la violence. Ils ont comme concurrent Saïd
Makhloufi, l’auteur du fascicule sur la désobéissance civile, qui a le grand
avantage d’être un officier de formation. Il a des relations au sein de
l’armée, et déclare être en mesure d’organiser des opérations pour prendre
des armes dans les casernes, avec des complicités dont il dispose à
l’intérieur de certaines unités, selon des révélations faites lors de nombreux
procès. Il veut aussi regrouper des déserteurs de l’armée, dont des officiers,
ayant une meilleure formation que les jeunes recrues qui se retrouvent au
maquis sans avoir jamais connu les armes. Mais Saïd Makhloufi a lui aussi
quelques problèmes. C’est un radical, un homme cassant, qui n’hésitait pas
à menacer les dirigeants du FIS lors de leurs réunions, lorsqu’il était
membre du Madjliss Echoura, selon des membres de cette instance. De
plus, il est suspect, car il n’a pas réussi à éliminer toutes les accusations
portées contre lui, selon lesquelles ce serait un élément infiltré au sein du
FIS.
Il est difficile de dire quelles étaient les relations des anciens du groupe
de Bouyali et celles de Saïd Makhloufi avec le troisième groupe, les
« Afghans », ceux qui sont allés participer à la guerre anti-soviétique en
Afghanistan. Eux aussi ont une bonne formation, et véhiculent le mythe de
l’internationale islamiste. Vivant plutôt en marge, ils ne semblent pas avoir
réussi à avoir une influence décisive. Au cours de nombreux procès de
groupes armés, il est apparu, selon les révélations faites par les accusés, que
chaque groupe armé a tenté de recruter les Afghans qui étaient disponibles.
On connaît également de nouveaux chefs de groupes armés, ceux qui ont
émergé rapidement après le début de la violence, menant des coups de main
sanglants. Mohamed Allal, dit Moh Léveilly, et Layada, arrêté en 1993 au
Maroc et extradé vers l’Algérie, en sont la meilleure illustration. Ils sont
généralement jeunes, la trentaine ou moins, avec un faible niveau
d’instruction. Layada est un tôlier pratiquement analphabète, qui aspire à
devenir le chef des groupes armés à l’échelle nationale. Ces « jeunes
loups » du terrorisme ont cependant une durée de vie limitée, qui dépasse
rarement six mois. Ils s’impliquent directement dans la plupart des attentats
qu’ils organisent, à un rythme extrêmement rapide, et finissent par
commettre l’erreur fatale. Ils se soucient peu de logistique, ne disposent pas
de beaucoup de caches et, entre deux attentats, organisent rapidement des
hold-up pour se financer. Un des principaux griefs de Moh Léveilly contre
Abdelkader Chebouti, lors de la réunion qui s’est tenue durant l’été 1992
dans la forêt de Tamezguida, entre Blida et Médéa, concerne précisément la
participation des chefs des groupes armés au combat. Chebouti suivait
l’exemple des consignes en vigueur lors de la guerre d’Algérie, interdisant
aux principaux responsables des maquis de s’exposer inutilement. Moh
Léveilly voulait, au contraire, une participation généralisée au combat, ce
qui montre une inexpérience évidente de la guérilla.
Enfin, il y a les dirigeants du FIS qui sont dans la clandestinité. Les plus
connus sont Mohamed Saïd, et Abderrezak Redjam, qui signe les
communiqués du FIS. Tous deux étaient proches de Abdelkader Hachani, et
se revendiquent de Abbassi Madani et Ali Belhadj. Leur participation à des
attentats n’a jamais été signalée, et leur présence dans les réunions visant à
structurer les groupes armés non plus. Ils semblent s’être consacrés à
l’organisation des réseaux de logistique et de propagande, ainsi qu’au
soutien des familles des détenus dans les camps du Sud. Les différents
communiqués des groupes armés et les déclarations de terroristes arrêtés
laissent penser qu’ils sont déconsidérés par les courants qui ont choisi de
recourir aux armes. Leur statut de « politiques » leur donne toutefois un
certain poids, car ils réussissent à monter un réseau de communication et de
propagande redoutable, à travers les mosquées et les publications
clandestines. Ils sont également considérés comme les seuls à avoir des
relations avec les structures du FIS à l’étranger.
Mais là aussi, c’est la confusion, car plusieurs dirigeants se battent pour
s’imposer comme porte-parole du FIS. Anouar Haddam, élu à Tlemcen lors
des élections de décembre 1991, neveu de Tidjani Haddam, membre du
Haut Comité d’Etat, réussit, dans un premier temps, à supplanter ses
concurrents. Il s’agit notamment de Kamareddine Kherbane et Abdelkader
Sahraoui, que d’autres courants veulent désigner comme leurs représentants
en France. Finalement, c’est Rabah Kebir qui réussit à supplanter tout le
monde. Lié aux enfants de Abbassi Madani, qu’il rejoint en Allemagne
après avoir quitté clandestinement l’Algérie, il devient progressivement le
principal porte-parole du FIS à l’étranger. Entre-temps, ses concurrents lui
libèrent le terrain. Anouar Haddam se rend aux Etats-Unis, où il garde une
certaine réserve, alors que Kamareddine Kherbane semble avoir comme
principal point de chute la capitale soudanaise Khartoum.
Dans le pays, la réunion de Tamezguida, tenue vers le 20 juillet, est la
seconde tentative de coordonner l’action des groupes armés. La première,
organisée dans le maquis de Zbarbar, à partir du 20 mai, avait tourné court.
Elle avait regroupé les ténors des groupes armés : Abdelkader Chebouti,
Saïd Makhloufi, Méliani Mansouri, Moh Léveilly, Hocine Abderrahim, un
des principaux accusés de l’attentat de l’aéroport, entourés d’une
cinquantaine de leurs hommes, selon des révélations faites lors du procès de
Méliani Mansouri. Ce sont les mêmes qui se retrouveront, deux mois plus
tard à Tamezguida, à l’exception de Méliani Mansouri, arrêté entre-temps.
Les recoupements, opérés essentiellement à travers les déclarations faites
dans différents procès, révèlent l’extraordinaire indigence des débats. Il a
été essentiellement question de querelles sur la participation aux combats,
sur les critiques adressées aux dirigéants politiques du FIS, et aux erreurs
des uns et des autres. Aux partisans d’un travail méthodique d’organisation,
représentés par Saïd Makhloufi, s’opposent les partisans d’un embrasement
général rapide, qui se recrutent au sein des chefs des groupes urbains,
auteurs des attentats les plus meurtriers. A quarante ans d’intervalle, les
islamistes redécouvrent les débats qui avaient dominé le mouvement
nationaliste algérien au début des années cinquante : faut-il s’organiser
d’abord, ou lancer la guérilla pour la laisser imposer elle-même sa propre
organisation ? Et à quatre décennies d’intervalle, ce sont les radicaux,
partisans de la lutte armée, qui l’emportent face aux autres courants.
A ces conflits au sein des groupes armés, s’ajoutent les questions de
personnes et les batailles pour le leadership, impossibles à résoudre entre
des hommes aspirant tous à contrôler les groupes armés. Le plus convoité
est le « général » Abdelkader Chebouti, en raison de son prestige et de sa
qualité d’ancien compagnon de Bouyali et de Ali Belhadj. Mais Chebouti,
timide, réservé, ne semble pas avoir l’envergure d’un chef de guerre
national. Il est, de plus, vertement critiqué par des jeunes chefs de groupes
qui ont organisé plus d’attentats en quelques mois que Chebouti pendant ses
années de clandestinité.
Finalement, à Tamezguida comme à Zbarbar, la réunion se termine dans
la confusion la plus totale. Les forces de sécurité, au courant de la tenue des
deux réunions, encerclent les lieux, mais ne réussissent pas à arrêter les
chefs de groupes. A Tamezguida, des unités de gendarmerie atteignent les
lieux une demi-heure à peine après que les participants à la réunion ont
évacué l’endroit. Plusieurs dizaines de personnes, liées à ces groupes, sont
arrêtées. A Zbarbar, une course poursuite dans une région accidentée et très
difficile d’accès dure plusieurs jours. Mais les groupes armés ont des
ressources et, surtout, un énorme réservoir de sympathisants dans lequel ils
puisent facilement. Ils réussissent donc à imposer progressivement leur
rythme et leurs choix, poussant, pour longtemps, les forces de sécurité à la
défensive.

La lutte antiterroriste

Lorsque le pouvoir a arrêté le processus électoral, en janvier 1992, il


s’attendait à l’apparition du terrorisme, mais peu d’hommes politiques
pensaient que la violence atteindrait une telle ampleur. A l’exception de
rares hommes qui ne s’exprimaient pas publiquement, mais qui
envisageaient déjà une répression d’une très grande envergure pour ramener
la stabilité, les autres responsables algériens envisageaient trois hypothèses.
Selon la première, le FIS se lancerait dans une contestation de rue qu’il
serait facile de maîtriser après quelques semaines, au pire quelques mois. La
seconde hypothèse faisait état de l’apparition de groupes armés assez
importants, mais on les créditait de peu de capacités. On pensait qu’il
s’agirait essentiellement de radicaux et de désespérés, sans stratégie ni
vision politique, et donc faciles à isoler et à éliminer. C’est ce qui semble
avoir motivé les déclarations triomphalistes de nombreux responsables,
dont le président du HCE Mohamed Boudiaf, qui estimait que la lutte
contre l’agitation serait une « affaire de quelques semaines ou quelques
mois ». En menant une action politique d’envergure autour de Boudiaf, le
pouvoir pensait qu’il était possible de contrer la violence attendue, pour la
contenir dans un premier temps, et la réduire ensuite.
Quatre éléments majeurs semblent avoir déjoué cette analyse du système.
D’abord, et ceci reste inexplicable, le pouvoir a agi exactement comme s’il
voulait réunifier la base islamiste autour des positions les plus radicales
pour la pousser vers l’action violente. Le pouvoir a refusé de traiter avec les
courants plus modérés, laissant les plus radicaux prendre en main la base du
FIS. En arrêtant près de 13 000 personnes, placées dans les centres de sûreté
dans le Sud, le pouvoir a aussi opéré un regroupement de l’appareil du FIS
que Abbassi Madani lui-même n’avait jamais réussi à organiser. Dans les
centres de détention, ce sont naturellement les plus décidés, les plus
radicaux, qui prennent en charge l’organisation, tissent des réseaux et
instaurent leur hégémonie. En détention, les divergences disparaissent, et
seuls les plus décidés ont le droit d’imposer leur point de vue. Les anciens
détenus FLN durant la guerre de libération ont souvent décrit ce processus.
En second lieu, l’effet Boudiaf n’a pas joué. Boudiaf lui-même s’est
retrouvé prisonnier du système, empêtré dans des problèmes qu’il n’était
pas préparé à affronter. Lorsqu’il a voulu contourner le système et les partis
politiques, pour tenter de lancer une nouvelle dynamique, il s’est retrouvé
totalement piégé. N’ayant pas de relais dans la société, c’est le système lui-
même qui a pris en charge cette tâche, lui enlevant toute crédibilité. Puis,
symbole ultime de l’échec, Boudiaf a été assassiné.
Autre élément qui a contribué à déjouer la stratégie du pouvoir : le
courant islamiste, longtemps manipulé, a pris son autonomie, en
développant sa propre logique et sa propre dynamique. En trois ans, le FIS a
été le parti qui a donné naissance au plus grand nombre de nouveaux
dirigeants. Si la première génération, celle de Abbassi Madani, Ali Belhadj,
Abdelkader Hachani, Benazzouz Zebda et d’autres, était relativement
connue et prévisible, celle des nouveaux chefs locaux est totalement
nouvelle. Vivant sur elle-même, dans des ghettos politiques et intellectuels,
elle génère ses propres symboles, ses propres chefs, qui donnent eux-
mêmes leurs fetwas et organisent leurs réseaux. Livrée à elle-même après
l’arrestation de l’encadrement du FIS, elle a rapidement basculé du côté des
groupes armés. Cet élément est particulièrement important, car c’est
précisément cette désorganisation des groupes armés qui a fait leur force.
Pendant que les services de sécurité poursuivaient des chefs et tentaient de
reconstituer des organisations solidement structurées, il n’y avait en fait, le
plus souvent, que des groupes autonomes, surgissant de manière spontanée,
s’organisant et agissant selon leur propre dynamique, choisissant eux-
mêmes leurs cibles. Ils sont donc totalement incontrôlables. De très
nombreux témoignages montrent aussi que des militants, recherchés, ont
fini par rejoindre les groupes armés de peur d’être arrêtés et envoyés dans
les camps du Sud, ou torturés. Ils ont été, à leur tour, pris dans l’engrenage.
La manipulation du FIS, qui a été à l’origine de la grève de juin 1991,
semble ainsi être allée trop loin. A force de l’utiliser avec succès, le système
a fini par croire qu’il pouvait le manipuler à tout moment. Mais dans
l’intervalle, le parti islamiste a changé de mains, développé sa propre
logique de désignation de ses chefs et d’élaboration de sa ligne politique.
Après le choc psychologique des premiers attentats, et l’émergence de
nouveaux chefs et de nouveaux mythes, qui portent les noms des dirigeants
des groupes armés, les politiques du FIS ont perdu de leur poids. Chaque
petit groupe, dans un quartier ou dans un village, peut s’organiser pour
mener un attentat, et entrer dans un engrenage qui va progressivement
emporter des pans entiers de la société vers la violence.
L’analyse des autorités à propos des groupes armés est donc rapidement
prise de cours. Un porte-parole de la Sûreté nationale le reconnaît
implicitement, le 19 mars, mais n’en tire pas toutes les conclusions. « Les
commanditaires des groupes armés, dont de nombreux réseaux ont été
démantelés, n’ont pas encore été appréhendés », dit-il. On note déjà que les
services de sécurité ont arrêté de nombreux activistes, mais n’arrivent pas
encore à retrouver les commanditaires : en réalité, il n’y en a pas, car dans
cette phase, chaque groupe est commanditaire de son propre attentat.
Les coups de filet sont nombreux, mais ne suffisent pas à contenir les
groupes armés, encore moins à les éliminer. Fin avril, les autorités
annoncent l’arrestation de dix-sept personnes « faisant partie du plus grand
groupe terroriste du pays ». Le groupe comporte des responsables de
seconde zone, encerclés lors de la réunion de Tamezguida. Mais Saïd
Makhloufi, Abdelkader Chebouti, Moh Léveilly, Azzeddine Baa et les
autres chefs réussissent à s’enfuir. La réunion de Tamezguida a été détectée
à la suite d’arrestations opérées lors d’une série d’affrontements à Alger.
Ces accrochages avaient fait une dizaine de morts dans les rangs des
groupes armés, notamment celui du Télemly, auquel a participé
Boumaarafi, l’assassin de Boudiaf. Des membres de ces groupes, arrêtés
lors des accrochages, ont révélé la préparation de la réunion.
La lutte antiterroriste prend alors deux directions contradictoires. D’un
côté, le démantèlement de réseaux importants et l’élimination de groupes
particulièrement actifs donnent l’impression que les groupes sont en train
de perdre pied. Mais d’un autre côté, un autre terrorisme, plus spontané,
plus radical, est en train de naître, dans une course durant laquelle les forces
de sécurité auront toujours une étape de retard.
Les coups de filet les plus importants ont lieu à partir la mi-juillet.
Cheikh Azzeddine, chef d’un groupe de l’est, est abattu le 18 juillet dans la
région de Sétif. Une dizaine de ses complices réussissent cependant à
s’enfuir. La chasse à l’homme qui s’ensuit aboutit, le 26 juillet, à un
accrochage dans lequel trois islamistes et un gendarme sont tués à Djemila.
Puis, c’est un chef de groupe armé haut en couleur, Abdelkader Chekendi,
qui est arrêté dans la région d’El-Attaf, à cent soixante-dix kilomètres à
l’ouest d’Alger. Un de ses compagnons, blessé, meurt des suites de ses
blessures et huit autres sont arrêtés. Chekendi est l’auteur de l’attentat
contre le tribunal de Blida en janvier 1990, dans lequel un gendarme a été
tué. Il a ensuite organisé l’évasion de la prison de Blida de cent trois
détenus en juin 1991, et l’attaque, en juin 1992, contre la brigade de
gendarmerie d’El-Abadia, une commune proche de l’endroit où il a été
arrêté. Les militants du FIS le considèrent comme un farfelu, car il dirige un
groupuscule autonome, El Kitab Oua Essounna Oua El-Djamaa (le livre, la
sounna et l’avis du groupe).
Le 27 juillet, Méliani Mansouri est blessé et arrêté à Baba Hassan.
Ancien du groupe de Bouyali, il fait partie d’un groupe particulièrement
décidé, ayant une longue pratique de la lutte armée. L’arrestation de Méliani
Mansouri, qui a pour fief la région d’El-Achour, dans la périphérie d’Alger,
semble à l’origine d’une autre opération importante, menée le 19 août dans
le petit village voisin de Baba Hassan, durant laquelle dix islamistes sont
tués. L’opération fait trois blessés chez les forces de l’ordre, et une fillette
de 13 ans est tuée lors de l’accrochage. Le succès des services de sécurité
est d’importance, car le groupe de Baba Hassan est l’un des plus dangereux.
Il dispose d’une logistique impressionnante, de caches et d’armes en
nombre élevé. Il est l’auteur d’une trentaine d’attentats, selon les autorités.
Entre mars et août 1992, dix-huit policiers, cinq militaires, cinq civils et
deux gendarmes ont été la cible du groupe, qui a aussi réalisé une série de
hold-up pour assurer son financement. Le groupe comprend un sous-
lieutenant déserteur de l’armée.
Abdelkader Chebouti, ancien du groupe de Bouyali, tout comme Méliani
Mansouri, n’est pas loin. Il semble lié au groupe de Baba Hassan, ce qui
pousse le quotidien le Matin à annoncer son arrestation le 30 juillet. La
gendarmerie dément « catégoriquement » cette information, mais la rumeur
persiste. De fait, à partir des deux réunions qui ont eu lieu à Tamezguida et
Zbarbar, durant l’été 1992, plus aucun membre d’un groupe armé ne
mentionne, lors des procès, la présence de Abdelkader Chebouti. Personne
ne l’a vu, personne ne l’a rencontré, ce qui donne naissance à une autre
rumeur : Chebouti aurait été blessé et serait mort.
Il n’y a pas une semaine qui passe alors sans que le démantèlement d’un
réseau ne soit annoncé. La télévision diffuse des images des éléments
arrêtés, en montrant leurs arsenaux et leur logistique impressionnants.
Parmi les plus importants groupes démantelés, celui qui agit dans la région
d’El-Oued comprend deux groupes de trente-cinq personnes. Il possède 130
bombes artisanales et 90 kg de poudre.
Un autre coup de filet important a lieu début septembre, lors de l’affaire
de Khazrouna, près de Blida. Le groupe est localisé après une embuscade
dans laquelle deux gendarmes sont tués et cinq autres blessés.
L’appartement dans lequel le groupe se réfugie est pris d’assaut après deux
jours de siège. Trois islamistes sont tués et trois autres blessés.
L’assaut contre le groupe armé provoque des dégâts importants dans les
appartements contigus, ce qui révèle un nouveau problème, celui des
victimes du terrorisme qui s’est déjà posé lors de l’attentat de l’aéroport
d’Alger le 26 août 1992. La question est délicate car les victimes des
retombées des opérations de police risquent de basculer du côté des groupes
armés si elles ne sont pas rassurées. Le dossier est étudié par le
gouvernement, qui annonce, le 8 septembre, des mesures de
dédommagement des victimes du terrorisme. Les mesures prises entrent en
vigueur à partir de la veille, le 7 septembre. Un fonds spécial est affecté à la
Société algérienne d’assurances, à qui est confié le dossier.
Le gouvernement veut ainsi agir vite pour éviter tout impact
psychologique négatif de la lutte antiterroriste. Mais sa décision soulève
une polémique, car la gendarmerie conteste cette précipitation. Elle précise,
dans un communiqué publié le 12 septembre, qu’il ne faut pas « faire
d’amalgame ». Elle appelle à faire la différence entre les victimes de
l’attentat de l’aéroport et ceux de Khazrouna, qui sont peut-être complices
du terrorisme. L’indemnisation ne doit venir qu’après la fin de l’enquête des
services de sécurité, car des « présomptions de complicité avec les
terroristes existent », selon la gendarmerie. La position des forces de
sécurité est destinée à sortir les gens de leur neutralité. Elle veut clairement
signifier que des habitants d’un quartier ou d’un village, qui savent qu’un
groupe armé a trouvé refuge dans leur voisinage immédiat sans le dénoncer,
ne peuvent prétendre à être dédommagés s’ils subissent des retombées
indirectes d’une opération antiguérilla.
En cette fin de l’été 1992, la lutte antiterroriste est visiblement un échec.
En plus de l’erreur sur la nature et le fonctionnement des groupes armés, les
autorités font le constat des carences qui bloquent le travail des différents
services engagés dans la lutte. La police n’est pas préparée à ce genre de
situation, et la gendarmerie, plus aguerrie, souffre de son isolement qui
découle de sa structure et de son fonctionnement. On lorgne donc de plus en
plus vers l’armée, dont le concours se révèle indispensable pour tenter, au
moins, de contrer le terrorisme. Mohamed Hardi, ministre de l’Intérieur,
annonce donc, le 3 septembre, la formation de nouvelles unités spécialisées,
à l’étranger et en Algérie, pour disposer d’un outil sécuritaire « à la mesure
des problèmes » qui se posent, dit-il dans une interview à El-Watan.
Mais à partir de septembre 1993, la lutte antiterroriste est axée sur une
logique simple qui se dessine progressivement : la carotte et la bâton. Des
offres d’amnistie sont faites aux groupes armés, parallèlement à
l’élaboration d’un nouveau dispositif répressif. Mohamed Hardi exprime
l’offre la plus poussée en direction des activistes islamistes, en les appelant
à aider l’action du gouvernement.
Ali Kafi abonde dans le même sens, en déclarant, le 20 septembre, que le
HCE veut « offrir l’occasion à ceux qui pratiquent la violence de se repentir
et de renouer avec le sentiment patriotique et le souci des intérêts supérieurs
de la nation ». Son offre est accompagnée d’une menace, car il réaffirme
qu’il « faut mener une lutte efficace et rigoureuse contre la violence et le
terrorisme ». Tout comme Hardi, Kafi estime qu’il est possible de
convaincre les islamistes que le pouvoir qu’il incarne est différent de celui
qui a mené le pays « à la ruine » et généré « la contrebande ». C’est une
autre erreur de la part du pouvoir, car les islamistes considèrent le HCE et
les gouvernements qui se succèdent comme l’incarnation d’un même
système.
En plus des arguments politiques, les autorités trouvent aussi des
arguments religieux pour contrer les groupes armés et justifier les mesures
répressives. L’Association nationale des imams n’y va pas par quatre
chemins pour justifier la lutte antiterroriste. Elle se prononce, le 9
septembre, pour la peine de mort contre les terrorisme, en application du
principe religieux du kassas (loi du talion) contre ceux qui sont coupables
de « crime, sabotage et violence ». Elle demande au pouvoir de « rompre
tout dialogue avec les partisans de la violence, du sabotage et de la
corruption, quel que soit leur rang dans la société ».
Plus discrètement, sont organisées les « forces spéciales », dont la mise
sur pied, laborieuse, a pris tout l’été 1992. Le général-major Mohamed
Lamari, revenu en force après sa disgrâce sous Boudiaf, en assure le
commandement. Elles regroupent des unités d’élite de l’armée, disposant
d’hélicoptères, de blindés légers, et travaillant en coordination avec les
autres services de sécurité. Mais les frictions entre différents services
demeurent, chacun essayant de faire prévaloir ses arguments. La police a la
meilleure information, la gendarmerie dispose des troupes les plus
aguerries, et l’armée a le matériel.
Tout ce dispositif, élaboré par touches successives, trouve son
couronnement dans la loi antiterroriste, promulguée le 2 octobre, au
lendemain de l’annonce de l’arrestation des auteurs de l’attentat de
l’aéroport. L’attentat, particulièrement sanglant, a provoqué un grand
sentiment de révolte au sein de l’opinion, préparée ainsi à accepter des
mesures extrêmes. Malgré quelques rares protestations soulignant les graves
dérives auxquelles elle peut donner lieu, la loi est adoptée par le HCE.
La loi prévoit l’institution de trois cours spéciales créées à Alger, Oran et
Constantine. Premier dérapage : elle reconnaît aux groupes armés un statut
particulier, en créant des tribunaux spéciaux pour les juger. Elle consacre
donc leur statut politique. Second dérapage : elle introduit l’anonymat dans
le fonctionnement de la justice, car les noms des juges qui officient dans les
cours spéciales ne sont pas rendus publics. Troisième dérapage : la loi est
rétroactive, ce qui est contraire aux règles de base du droit et de la
Constitution encore en vigueur. Les dossiers en cours d’examen par les
tribunaux ordinaires peuvent être transférés de plein droit aux cours
spéciales, selon la nouvelle loi.
Le nouveau texte veut aussi mettre en garde les adolescents qui
rejoignent les groupes armés, en ramenant la responsabilité pénale à l’âge
de 16 ans, au lieu de 18 ans comme le prévoyait la législation algérienne.
La garde à vue est prolongée, pour durer jusqu’à douze jours, contre
quarante-huit heures auparavant. Les peines prévues contre les crimes dans
l’ancien code pénal sont doublées par la loi antiterroriste. Les possibilités
de recours sont aussi sérieusement réduites. En cas de cassation, une affaire
jugée par une cour spéciale est renvoyée devant la même cour, qui sera
différemment composée. Un ultime recours est possible devant la cour
suprême, qui doit trancher dans un délai de deux mois. L’instruction d’un
dossier, quant à elle, ne doit pas dépasser un mois. Ainsi, tous les
ingrédients d’une justice expéditive sont-ils réunis.
La loi antiterroriste est accompagnée de mesures de clémence destinées à
réintégrer des militants du FIS qui ont rejoint les groupes armés dans une
conjoncture particulière. Les repentis potentiels bénéficient d’un délai de
grâce de deux mois pour se rendre. Ceux qui ne sont coupables d’aucun
acte ayant entraîné la mort ou une infirmité se voient promettre une
libération immédiate. En revanche, ceux qui ont participé à des actions
ayant entraîné mort d’homme ou blessure grave bénéficient d’une réduction
de leur peine de moitié.
Les deux Ligues des droits de l’homme dénoncent cette loi. Abdennour
Ali-Yahia (LADDH) déclare, le 6 octobre, que « la nouvelle loi viole la
Constitution, ainsi que les conventions et pactes internationaux ratifiés par
l’Algérie ». Le président de la LADH, Youcef Fathallah, estime que cette
loi est « fondamentalement condamnable ». Il ajoute toutefois que « tout
militant des droits de l’homme doit aussi se déterminer face aux actes
terroristes qui constituent par excellence une atteinte à ces droits ». Il note
que la loi antiterroriste introduit des « juridictions sommaires », et souligne
que « la LADH ne cautionnera jamais l’atteinte aux droits élémentaires des
citoyens, y compris les droits de ceux qui seraient touchés par cette loi ».
Face à ces inquiétudes, Ali Kafi tente de rassurer, dans un discours
prononcé le 24 octobre lors de l’ouverture solennelle de l’année judiciaire.
Il déclare que le HCE souhaite « une justice indépendante dans un Etat
fort ». Cette justice est importante, ajoute-t-il, pour bâtir « un Etat de droit,
n’admettant ni les abus, ni les menaces », et « garantissant les libertés
individuelles ».
La loi est rapidement mise en application. Les cours spéciales
commencent à instruire les dossiers dans les premiers jours d’octobre, au
moment où les quatre grandes villes du pays, Alger, Oran, Constantine et
Annaba, voient leur dispositif administratif changé. Elles sont dotées d’un
wali chargé de la sécurité.
A partir de la mi-octobre, des unités des forces spéciales sont déployées
dans la périphérie des grandes villes, particulièrement Alger, mais leur
présence reste assez discrète. Elles sont essentiellement dans le périmètre de
la Mitidja situé entre l’autoroute sud d’Alger et l’Atlas blidéen, englobant
les villes et villages chauds de Khemis El-Khechna, Larbaa, Sidi Moussa,
Bougara, jusqu’à Boufarik et Blida. La presse évalue les forces déployées à
15 000 hommes, et annonce des ratissages dans les quartiers populaires. Les
arrestations d’éléments de groupes armés se multiplient alors. Pour la
journée du 24 octobre 1992, les services de sécurité annoncent par exemple
cinquante-six arrestations d’éléments faisant partie de quatre groupes à
Tlemcen, près de la frontière marocaine, et sept à Bouira, à deux cents
kilomètres à l’est d’Alger. Abdennacer Eulmi, qui serait un des adjoints de
Chebouti, est abattu le même jour à Mascara.
Le nouveau dispositif pousse à une certaine euphorie au sein du pouvoir
et de la presse, qui font preuve d’un optimisme peu justifié. La presse parle
encore une fois de « dernier quart d’heure » pour le terrorisme. Cette
position est illustrée par trois commentaires de quotidiens, le 18 octobre,
après un nouvel attentat sanglant. Liberté estime que c’est un « acte
désespéré de groupuscules qui sont en train de perdre du terrain et qui ne
savent plus quoi inventer pour faire parler d’eux ». El-Moudjahid affirme
que ce sont « les derniers soubresauts de la bête immonde », et le Matin
écrit que « les terroristes, acculés par les forces de sécurité, et dans un geste
de désespoir, s’adonnent à des actions où ils jouent le tout pour le tout ».
Sur le terrain, pourtant, rien ne laisse prévoir une fin proche de la
violence. Mohamed Hardi, ministre de l’Intérieur, en prend acte, et lance, le
4 novembre, un nouvel appel au « repentir », affirmant que c’est une
« promesse sincère ». « Les autorités ont tendu la main aux repentis et à
tous ceux qui font prévaloir la sagesse et la raison. Elles sont néanmoins
disposées à frapper fort et sans hésitation aucune tous ceux qui s’obstinent
dans leur entêtement à poursuivre les actes de terrorisme et de sabotage. »
Bien que l’offre de repentir soit accompagnée de nouvelles menaces, il
insiste particulièrement sur la clémence, car on est alors à l’approche de la
fin du délai de la rahma (pardon) accordé aux membres des groupes armés
pour qu’ils se rendent. Peu d’activistes armés se sont rendus dans les trois
premières semaines de novembre, ce qui pousse les autorités à multiplier les
appels pour les convaincre de mettre fin à l’effusion de sang. « Il faut qu’ils
(les éléments armés) se rattrapent, se repentent à Dieu de leurs erreurs, et
mettent fin à leurs actes inhumains », déclare Hardi.
Dans la foulée, le gouvernement accomplit un pas de plus dans
l’élimination de toute structure légale du FIS. Au cours d’une réunion avec
les walis, Belaïd Abdessalam, chef du gouvernement, annonce le 28
novembre, la dissolution des dernières municipalités FIS et des associations
et syndicats qui lui sont proches. La réunion, tenue quatre jours avant la fin
du délai de rahma, est ponctuée par un communiqué qui affirme que « le
gouvernement est déterminé à procéder à la dissolution de toutes les
assemblées à majorité FIS dont il a été prouvé une relation quelconque avec
l’action déstabilisatrice que mène le FIS dissous ». La mesure inclut
également les ligues islamiques du travail, ainsi que les associations
culturelles ou caritatives dont les membres ont milité au sein du FIS. « Il
faut détruire le terrorisme en supprimant la logistique sur laquelle il
s’appuie », selon Abdessalam, qui décide aussi « la saisie de toute
publication subversive et la présentation de ses auteurs à la justice ». En
fait, plus de la moitié des mairies FIS avaient été dissoutes en mars. Près de
400 municipalités et 18 assemblées de wilaya avaient toutefois échappé à la
mesure. Elles étaient considérées comme moins radicales, mais elle ne sont
plus épargnées. Dès le premier décembre, 27 municipalités et une
assemblée de wilaya sont dissoutes à Mila, dans l’est du pays. Les décisions
similaires se suivent à un rythme rapide et, à la mi-décembre, 450
assemblées communales sur 853, et 24 assemblées de wilaya sur 33 sont
dissoutes.
Bien qu’ayant fait le constat d’échec de la lutte antiterroriste, le pouvoir
ne révise pas sa politique, mais estime, au contraire, que les mesures prises
ne sont pas suffisantes. Il s’engage donc dans une nouvelle logique de
mesures restrictives. Belaïd Abdessalam annonce des « mesures décisives »
à la fin du délai de rahma. « Après le 4 décembre, d’autres mesures
permettront d’accentuer la pression sur les groupes terroristes. » Il prévient
que ces mesures peuvent « incommoder » les Algériens et « limiter leurs
libertés », mais estime qu’elles sont nécessaires. L’incohérence du discours
politique est alors à son comble. Au moment même où il annonce de
nouvelles mesures, signe que la situation n’est pas maîtrisée, Belaïd
Abdessalam déclare que la situation sécuritaire s’est « beaucoup
améliorée ». Il affirme que l’identité des groupes terroristes est connue, et
accuse le FIS d’en être responsable. « Il est clair que ces actions sont le fait
du FIS. »
Les nouvelles mesures sont annoncées le 2 décembre. Il s’agit d’un
couvre-feu instauré entre 22 heures 30 et 5 heures dans sept wilayas du
centre, Alger, Blida, Tipaza, Boumerdès, Médéa, Bouira et Aïn-Defla. Ces
wilayas regroupent près de la moitié de la population algérienne. L’entrée
en vigueur du couvre-feu coïncide avec la fin du délai de rahma. M’hamed
Tolba, ministre délégué à la Sécurité, justifie la décision par la nécessité de
« provoquer une accélération de la lutte antiterroriste ». La durée du couvre-
feu n’est pas fixée. Elle sera déterminée « en fonction des résultats obtenus
sur le terrain », selon Tolba, qui laisse déjà entendre que la période sera
longue et ses résultats incertains. Il affirme toutefois que les « noyaux
durs » des groupes armés sont « isolés, ciblés et identifiés ». Il fait état aussi
d’une jonction entre « terrorisme, grand banditisme et “trabendo” ».
L’Algérie entre alors dans un nouvel engrenage, avec une recrudescence
du terrorisme et un durcissement des mesures de répression. Si les groupes
terroristes, incapables d’élaborer une stratégie politique, s’engluent
définitivement dans une lutte sanglante, le pouvoir fait un choix délibéré,
alors que le bilan de sa démarche est largement négatif. L’offre de clémence
incluse dans la loi antiterroriste n’a pas eu l’effet escompté. Seuls cent cinq
repentis se sont rendus à la gendarmerie. Le nombre est insignifiant,
d’autant qu’il inclut les plus tièdes, les moins dangereux, et les moins
aguerris. Aucun chef de groupe et aucun dirigeant connu ne s’est rendu.
Quatre-vingt-seize sur les cent cinq repentis ont été immédiatement libérés,
car non incriminés dans des actes graves. Seuls neuf autres ont été
maintenus en détention préventive. Les repentis sont en majorité des
enseignants, ayant un niveau d’instruction moyen ou bon, largement
supérieur à la moyenne connue au sein des groupes armés. Le chiffre de
cent cinq repentis apparaît encore plus insignifiant, quand il est comparé
aux 15 000 arrestations et interpellations signalées depuis le début de
l’année, parmi lesquelles 8000 personnes au moins semblent avoir effectué
des séjours dans les centres de sûreté du Sud. En deux mois seulement,
depuis le début de la rahma en octobre, à fin novembre, il y a eu près de
1200 arrestations liées à des groupes armés, constitués, en voie
d’organisation ou ayant déjà organisé des attentats.
Le pouvoir avait alors la possibilité de changer de stratégie. Il a choisi le
« tout sécuritaire ». Il ne s’agissait en fait que d’une fuite en avant, due à
plusieurs facteurs. Le pouvoir semblait avoir une appréciation erronée de la
situation. L’armée, principal centre de décision, a logiquement tendance à
voir une solution militaire à tout problème qu’elle affronte. Elle impose
donc son point de vue. Il est également difficile à un militaire de reconnaître
qu’il n’a pu réduire quelques groupes armés, et de nombreux officiers
supérieurs veulent en découdre. Enfin, de larges sphères dans la périphérie
du pouvoir poussent dans ce sens, par calcul, par intérêt ou par conviction.
En plus de cela, l’armée voulait se présenter en force lors du dialogue qui
allait être lancé. Le HCE comptait en effet sur des résultats assez rapides de
ses nouvelles décisions, pour pouvoir imposer ses idées aux autres partis.
S’il réussissait, il pourrait se passer des partis, car il aurait été seul à mener
la lutte antiterroriste. S’il échouait, il pourrait toujours culpabiliser les
partis, qui ont refusé de s’engager totalement contre la violence. Dans la
même logique, il amoindrit les chances des modérés du FIS susceptibles de
prendre leurs distances avec les groupes armés, car il est malvenu, pour la
base du FIS, d’appeler à déposer les armes au moment où le pouvoir
renforce son arsenal répressif. Au sein du pouvoir comme au sein du FIS,
les plus modérés perdent une bataille de plus au profit des plus radicaux.
Seuls les éradicateurs des deux bords ont désormais la possibilité de
s’exprimer. Le dialogue qui commence alors est déjà hypothéqué par la
prédominance des radicaux, par l’incapacité du pouvoir à faire une analyse
correcte de la situation, et par la surenchère de ceux qui croient qu’il est
préférable de ne faire aucune concession aux islamistes. Malgré le dialogue,
ce sont ces voix qui vont dominer toute l’année 1993.

La dérive des droits de l’homme


Dans l’engrenage violence-répression qui s’installe en Algérie à partir de
janvier 1992, les droits de l’homme connaissent progressivement une lente
dérive, pour aboutir à une situation où « la bavure devient la règle et non
l’exception », selon Abdennour Ali-Yahia, président de la LADDH. De fin
1988 à juin 1991, les droits de l’homme avaient connu une évolution
spectaculaire, favorisée par l’explosion démocratique, une large campagne
contre la torture après les événements d’octobre 1988, la liberté
d’expression et la nouvelle législation mise en place pour assurer
l’indépendance de la justice et offrir des recours de toutes sortes aux
citoyens.
Mais dès les événements de juin 1991, la tendance se renverse, et des
militants des droits de l’homme sont associés directement à des décisions
violant ces droits. L’ouverture de centres de sûreté, dans lesquels sont
détenus les militants du FIS, représente le premier dérapage de la part du
pouvoir. Le ministre de la Justice d’alors, Ali Benflis, refuse d’entériner
l’ouverture des camps, et démissionne. Il avait fait supprimer les
juridictions spéciales, notamment la cour de sûreté de l’Etat, et fait voter, en
1989, une loi d’amnistie pour permettre à tous les opposants de s’intégrer
dans le nouveau processus démocratique. Les anciens membres du groupe
de Bouyali, comme Abdelkader Chebouti et Méliani Mansouri, ont été
libérés à la faveur de cette loi.
Dans sa lettre de démission adressée au chef du gouvernement, Benflis
explique longuement qu’il refuse que les internements soient décidés en
dehors du contrôle judiciaire, car il redoute les abus, comme cela s’était
produit souvent dans l’histoire de l’Algérie indépendante. L’ancien
président Ahmed Ben Bella est resté en détention administrative pendant
quinze ans, du coup d’Etat de Boumediene en 1965 à 1980.
Curieusement, le dérapage de juin 1991 est couvert par des militants des
droits de l’homme. Dans le gouvernement Ghozali, formé à la suite de la
grève générale du FIS, il y a, en effet, un ministère des Droits de l’homme,
pour la première fois depuis l’indépendance du pays. Le portefeuille est
confié à Ali Haroun, avocat prospère, membre fondateur de la Ligue
algérienne des droits de l’homme, futur membre du HCE. Plusieurs milliers
de militants du FIS, de 3 à 6 000, selon les sources du FIS ou du pouvoir,
sont internés pour une durée allant de quelques semaines à quatre mois,
jusqu’à la fin de l’agitation islamiste de l’été 1991.
Le dérapage de juin 1991 est cependant rapidement oublié. Malgré le
verrouillage qui commence, de juin 1991 à janvier 1992, les partis ont
encore la possibilité de s’exprimer, et la violence politique n’a pas encore
débordé. Le gouvernement monopolise les médias publics, mais la presse
privée reste relativement accessible aux partis d’opposition.
Au sein du système, on sent venir la tempête, et on s’y prépare. Sur le
terrain des droits de l’homme, thème particulièrement sensible chez les
partenaires extérieurs de l’Algérie, c’est Ali Haroun qui mène le jeu. Il
annonce, le 5 octobre 1991, troisième anniversaire des émeutes de 1988,
que l’Algérie veut se doter d’une « institution pérenne, permanente, des
droits de l’homme, qui demeurerait quelles que soient les vicissitudes de la
voie politique suivie par le pays ». Il propose que cette institution soit un
observatoire, un haut conseil ou une commission nationale. L’objectif est
alors de contourner les deux ligues des droits de l’homme, celle de Ali-
Yahia (LADDH), radicale, et celle présidée par Youcef Fathallah (LADH),
moins radicale mais assez critique envers le pouvoir.
La ligue de Ali-Yahia, dont le président est proche du FFS de Hocine Aït-
Ahmed, est particulièrement intransigeante. Elle ne rate pas une occasion
pour s’en prendre au pouvoir. Ali-Yahia, anti-intégriste, accepte même de
défendre les dirigeants du FIS devant le tribunal militaire de Blida. Les
journaux du FIS, puis ceux des groupes armés, y compris Radio Wafa, qui
émet clandestinement, le citent abondamment dans les questions relatives
aux violations des droits de l’homme. A la mi-décembre 1991, Ali-Yahia
dénonce la diffusion des aveux télévisés de membres du groupe islamiste
qui avait attaqué le poste frontalier de Guemmar : « Présenter des Algériens
et leur faire dire des aveux est une violation de la légalité, un avilissement
de la personne humaine, une atteinte à sa dignité et à ses droits, et une
violation de la présomption d’innocence. »
En janvier, il s’oppose aussi à l’arrêt des élections, qu’il critique
violemment. Ali-Yahia abrite d’ailleurs, dans son bureau, une réunion entre
le FIS et le FFS à la suite de l’arrêt des élections. Un mois plus tard, il
revient à la charge, en dénonçant l’état d’urgence décidé par le HCE en
février 1992. L’état d’urgence est, pour lui, une « remise en cause d’une
exceptionnelle gravité de l’Etat de droit » et « une violation grossière des
normes juridiques ». Il favorise « les dérapages sur les questions des
libertés » et « les violations graves, systématiques et répétées des droits de
l’homme, y compris le droit à la vie ». « Le délit d’opinion a repris ses
droits », et « des milliers de personnes vont être parquées dans des camps
de concentration, appelés pudiquement centres de sûreté », dit-il. Sa
position est soutenue par Amnesty International, qui redoute que « l’état de
siège amène des violations des droits de l’homme » et soit utilisé pour
« détenir des milliers de membres ou de sympathisants du FIS ».
L’organisation humanitaire fait état de plus de 1000 arrestations dans les
semaines qui ont suivi l’arrêt des élections et la création du HCE.
L’agitation islamiste qui se déclenche après l’arrêt des élections, en
janvier 1992, conduit rapidement le pouvoir à décider de mesures
particulières. Mohamed Boudiaf, président du HCE, assume pleinement
cette décision. Il fait, à la mi-avril, une déclaration particulièrement dure,
restée célèbre, pour affirmer sa détermination sur ce sujet. « Si, pour sauver
l’Algérie, il faut envoyer 10 000 personnes pour quelque temps au sud, cela
n’est pas grave. Je le dis sans aucun état d’âme. »
C’est un militant des droits de l’homme, Kamel Rezzag-Bara, secrétaire
général de la LADH, qui annonce, le 17 février, l’ouverture de cinq centres
de sûreté dans le Sahara, à Reggane, Timimoun, Adrar et Ouargla.
L’internement peut y durer jusqu’à la fin de l’état de siège, proclamé une
semaine auparavant pour une durée d’un an. « Nous avons été submergés
par les appels de parents après des arrestations », déclare Rezzag-Bara dans
une interview à El-Watan. Il déclare que sa Ligue a reçu une longue liste de
plaintes pour violations de droits, et fait état de dérives envers les personnes
âgées et de non-respect des droits des personnes arrêtées. Larbi Belkheïr,
ministre de l’Intérieur, précise que des commissions ont été créées pour
faire le tri entre les personnes susceptibles d’être internées et celles qui
seraient libérées.
L’agitation a pris une très grande ampleur, confirmée, le 18 février, par
Ali Haroun, ministre des Droits de l’homme, qui fait état de 5000
arrestations. Il affirme qu’il n’y a ni mineur ni femme parmi les personnes
arrêtées. Ce bilan est contesté par Minbar El-Djoumouaa. La publication
clandestine du FIS annonce qu’il y a eu 14 000 arrestations depuis début
février 1992, et signale des cas de torture et de mauvais traitements. La
bataille des chiffres va durer des années.
Le pouvoir se sent cependant sur la défensive. Face à une opinion,
particulièrement externe, qui s’émeut devant l’ouverture des camps, il
annonce, le 22 février, la création de l’Observatoire national des droits de
l’homme (ONDH). Cet organisme est placé auprès du chef de l’Etat, avec
pour mission de « sensibiliser l’opinion publique à la question des droits de
l’homme, de suivre la situation des droits de l’homme, et en particulier
toute atteinte à ces droits ». Composé de « personnalités connues pour leur
engagement en faveur des droits de l’homme », il est tenu de publier un
rapport annuel. Sa présidence est confiée à Rezzag-Bara, secrétaire général
de la LADH, secondé par le professeur Pierre Chaulet, un pneumologue de
renommée internationale qui avait rejoint le FLN durant la guerre de
libération.
L’opposition aux centres de sûreté ne désarme pas, particulièrement dans
les milieux démocratiques proches du FFS, qui ont une longue tradition de
lutte dans ce domaine depuis les années quatre-vingt. Ali-Yahia demande, le
23 février, la fermeture des camps du Sud, en soulignant « les risques que
comportent ces déportations dans le triangle de la mort ». « L’ouverture de
ces camps de concentration, et la déportation massive des citoyens dans le
Sahara, portent la répression à un seuil jamais atteint dans notre pays »,
affirme la Ligue qui demande « la cessation des arrestations arbitraires
opérées sur la base de suspicion, sans fondements, à la suite de rafles et de
délations ». Le lendemain, le FFS dénonce « le système répressif préconisé
et mis en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence, et l’absence de garanties
de libertés individuelles et collectives ». « La mise en place d’un
Observatoire des droits de l’homme, tout en indiquant l’échec du ministère
des Droits de l’homme, ne saurait constituer une garantie de protection des
citoyens contre les dépassements et les abus, dès lors que le pouvoir
apparaît juge et partie. »
Une énorme confusion s’installe alors, car il est difficile d’organiser les
arrestations de plusieurs milliers de personnes, de les acheminer vers les
centres de sûreté, et d’assurer la communication nécessaire autour de
l’opération. Le mouvement Hamas, rival du FIS, annonce le 1er mars
qu’une quarantaine de ses militants ont été arrêtés, et certains d’entre eux
emmenés dans des centres de sûreté. Des centaines de familles restent sans
nouvelles de leurs proches, dont certains ont choisi la clandestinité et
demeurent introuvables. Ce n’est que le 29 février que les familles de
détenus sont autorisées à effectuer une visite dans les camps, aménagés à la
hâte. Le premier centre visité est celui de Ouargla, où les détenus
rencontrent leur proches dans des grandes salles. Ils restent cependant
séparés d’eux par deux lignes de grillage.
Le même jour, la LADH de Youcef Fathallah est autorisée à visiter les
camps. Son président se rend à partir du 4 mars dans les centres de Reggane
et Ouargla. Bien qu’avec beaucoup de prudence, la LADH marque
cependant ses distances vis-à-vis du pouvoir. Elle déclare qu’elle
« s’interdit toute appréciation ou prise de position d’ordre politique, mais
observe néanmoins qu’au regard des normes internationales des droits de
l’homme, les personnes soumises à l’internement administratif doivent être
considérées comme des prisonniers pour délit d’opinion ». A son tour, le
Comité international de la Croix-Rouge (CICR) reçoit, le 4 mars,
l’autorisation d’envoyer ses délégués visiter les centres d’internement. La
pression internationale est alors assez forte, et Boudiaf déclare, le même
jour, que des détenus vont être libérés dans les prochains jours. Mais
parallèlement, les autorités annoncent l’ouverture d’un nouveau centre,
celui d’Illizi.
Les visites dans les camps sont, paradoxalement, plus pénibles pour les
familles que pour les détenus. Il faut un voyage de plusieurs centaines de
kilomètres, parfois près de 2000 kilomètres, pour y parvenir. Les villes près
desquelles sont installés les camps sont dépourvues de commodités de
voyage et de séjour. Il n’y a ni hôtel, ni centres d’accueil. Les détenus de
Reggane refusent, le 8 mars, les visites de leurs familles.
Le lendemain, la LADH rend compte de la visite de son président dans le
camp de Ouargla, destiné aux détenus venant de cinq wilayas de l’Est,
Béjaïa, Jijel, Bordj Bou-Arriredj, Sétif et M’Sila. Les conditions de vie sont
difficiles dans ce camp, où il y a 2200 personnes, alors qu’il était prévu
pour en abriter 800, déclare la LADH. Les détenus sont répartis dans des
constructions en dur, avec six à sept personnes par pièce, dormant dans des
lits superposés, ou sur des matelas jetés à même le sol. Il y a aussi des
tentes et des lits de camp. Les détenus subissent aussi les effets de la
chaleur, du manque d’eau et de la mauvaise qualité de la nourriture, selon la
Ligue, qui signale un non-respect des règles de l’hygiène. Certains détenus
ont été emmenés en pyjama et sandales, et d’autres n’ont pas pu emporter
leurs médicaments. Enfin, la Ligue fait état de sévices dont se sont plaints
des détenus lors des arrestations, mais pas dans le camp. Les détenus sont
libres de leurs mouvements à l’intérieur du camp, mais la plupart n’ont pas
reçu de notification de leur internement. 300 à 400 intellectuels, étudiants,
professeurs de lycée ou d’université, médecins et ingénieurs figurent parmi
les détenus : c’est l’encadrement du FIS qui a été visé par les arrestations.
528 membres des municipalités ou assemblées de wilaya du FIS sont dans
les camps. Le 21 mars, la LADH publie un second communiqué, dans
lequel elle invite « les autorités compétentes à prendre sans délai les
mesures de libération attendues par les familles des détenus ». Elle fait état
de l’hospitalisation de six détenus et souligne que l’état de santé de certains
est « incompatible avec l’internement ».
Même s’il est contesté par le FIS, le bilan des arrestations dressé le 12
mars, un mois après l’instauration de l’état d’urgence, par le ministre de
l’Intérieur Larbi Belkheïr, montre l’ampleur de l’opération. Il y a eu 8891
arrestations entre début février et le 10 mars, dit-il, ajoutant que sept centres
de sûreté ont déjà été ouverts. Cinq d’entre eux abritent 6786 détenus en
tout, alors que 2217 personnes ont été présentées à la justice, dont 1410
placés sous mandat de dépôt. Dans les camps, les détenus sont répartis entre
Reggane (3004), Ouargla (2133), In Salah (1000), Bordj Omar Driss, dans
la wilaya d’Illizi (641), El-Homr, dans la wilaya d’Adrar (8). Les centres
d’El-Menaa et Ain M’Guel, dans la wilaya de Tammanrasset, ne sont pas
encore opérationnels.
A partir du 15 mars, une délégation d’Amnesty International visite, à son
tour, le camp de Reggane. Les détenus de Reggane et Ouargla refusent
cependant de rencontrer les émissaires de l’Observatoire national des droits
de l’homme, de la LADH et du CICR. A leur tour, les détenus de In Salah
font diffuser, à la mi-avril, un message affirmant leur refus de recevoir les
délégués de la Croix-Rouge. Les proches des internés se rassemblent, le 18
mars, devant le Palais du Gouvernement pour demander leur libération. Ils
remettent à un représentant du ministère de l’Intérieur une lettre avec la
liste de dix-sept personnes décédées, selon eux, dans le centre de sûreté de
Reggane. L’information est démentie par le gouvernement, ainsi que par
l’Observatoire des droits de l’homme et la LADH. Ils sont aussi
indirectement soutenus par le FLN qui déclare, le 17 mars, que « le moment
est venu d’agir pour le retour de la quiétude, par la libération des internés
administratifs, la fermeture des centres de sûreté le plus tôt possible, de
soumettre toutes les restrictions des libertés au contrôle judiciaire et de
hâter la libération des universitaires, enseignants et étudiants ».
La pression exercée sur le pouvoir pour la fermeture des camps est très
forte, à l’intérieur comme à l’extérieur, malgré les soutiens publics ou
implicites que les autorités réussissent à obtenir. Le HCE finit cependant
par céder partiellement, en libérant progressivement des internés.
L’opération lui permet à la fois de rassurer les partenaires externes et
internes, et de tenter de mieux gérer les milieux du FIS. Les premiers
internements ont en effet été opérés dans une certaine confusion, sur simple
présomption exprimée par les services de sécurité concernant le danger
potentiel que représentent les militants. Puis, progressivement, un tri est
fait, pour libérer les militants considérés comme les moins virulents. Les
autorités annoncent ainsi, le 26 mars 1992, un mois et demi après les
premiers internements, la libération d’un premier groupe de détenus du
centre de Ouargla. Seuls les internés ne présentant aucun danger seront
libérés, précise le ministre de l’Intérieur Larbi Belkheïr. 400 détenus sont à
leur tour libérés le 31 mars, puis, le 10 mai, 70 personnes sont élargies du
camp de Ouargla pour raisons de santé.
La situation dans les centres d’internement pose aussi d’importants
problèmes de logistique, d’hygiène et de santé. Les détenus sont plus
nombreux que prévu, et les centres ne réussissent pas à les contenir dans
des conditions acceptables. Fin juillet, les détenus de Ouargla affirment
qu’ils sont « menacés de famine ». Ils déclarent être nourris de « pâtes
impropres à la consommation », et ne recevoir qu’un demi-pain par
personne et par jour, et du thé sans sucre. Ils affirment ne plus recevoir de
lait. Leur déclaration est démentie par un communiqué officiel, affirmant
qu’ils « bénéficient de toutes les commodités nécessaires ». « Les
conditions de détention se sont améliorées, par la suppression du parloir »,
précise le communiqué.
Ce sont les camps de Reggane et El-Homr, dans la wilaya d’Adrar, qui
sont particulièrement difficiles à gérer, en raison de l’éloignement et du
climat très rude. Dans cette région, la moins habitée d’Algérie, les
différences de température sont parmi les plus importantes du monde,
passant de 35 degrés le jour à près de zéro la nuit. Près de 300 détenus du
camp de Reggane, surpeuplé, sont, dans un premier temps, transférés plus
au nord, à Tsabit, mais toujours dans la même wilaya. Le 5 juillet, 204
détenus d’El-Homr sont à leur tour transférés à Aougrout, près de
Timimoun, également dans le nord de la même wilaya. Le centre de
Reggane est définitivement fermé le 8 août, et les internés sont transférés
cette fois vers Oued Namous, littéralement « la rivière des moustiques »,
dans la région de Béchar. Sur les 3400 personnes qui y étaient détenues
initialement, 2400 ont été libérées. Puis, tous les détenus de Bordj Omar
Driss sont libérés le 8 juin. Le lendemain, les autorités annoncent la
libération de plus de 800 personnes. L’élargissement se fait par groupes
importants, comme c’est le cas pour 800 personnes le 9 juin, mais le plus
souvent par groupes plus réduits, entre 50 et 100 personnes, parfois moins.
Les libérations des détenus sont accueillies avec satisfaction et inquiétude
à la fois. Satisfaction, car elles dénotent une tendance vers l’ouverture, en
vue d’assainir le climat et favoriser une solution politique. Satisfaction car
l’internement de plus de 10 000 personnes dans le Sahara est une dérive à
laquelle « il faut remédier tout de suite », selon une formule du FFS. Mais
ces libérations inquiètent les courants « éradicateurs », qui ne souhaitent pas
de normalisation avec les islamistes. Ensuite, les services de sécurité
redoutent une radicalisation de la part des internés. Détenus sans jugement,
sur simple présomption, ces internés ont désormais encore moins de raisons
de croire à la sincérité du pouvoir. Dans les camps, traditionnellement
favorables à la religiosité, ils ruminent leur expérience politique, par
groupes, pour se rallier aux courants les plus radicaux, qui estiment que
seule la force peut venir à bout du système. La solidarité dans les camps
instaure une discipline stricte, pour donner naissance à une véritable
organisation politique. Les réseaux se nouent, des organisations prennent
forme, et beaucoup d’internés ont directement rejoint les groupes armés
après leur libération, leur apportant la foi du militant aguerri.
Il est très difficile d’admettre que les autorités de l’époque n’aient pas
tenu compte de la tendance qu’auraient les internés de mettre sur pied une
organisation. Des hommes, alors au pouvoir, avaient eux-mêmes fait leurs
premières armes en prison. Pourquoi ont-ils offert cette école de formation
que sont les camps aux militants du FIS ? Le pouvoir a-t-il fait ce choix
parce qu’il a surestimé ses capacités et sous-estimé celles du FIS ? Etait-ce
une mauvaise analyse, impliquant de mauvaises décisions ou un choix
délibéré en faveur du pourrissement ?
La presse et les hommes politiques ont consacré de rares écrits à cette
question, pour arriver à quelques conclusions, qui semblent faire
l’unanimité. La plus importante est que le commandement de l’armée et des
forces de sécurité, raisonnant en termes de rapports de forces strictement
militaires, ont estimé qu’ils étaient capables de mater le FIS. Fin 1992, un
haut responsable, faisant le bilan d’une année de terrorisme, a fait le constat
que la violence a fait « moins de victimes que les accidents de la
circulation ». Pour lui, « l’Algérie peut parfaitement digérer un tel bilan ».
C’est là une approche sécuritaire, qui ne tient pas compte des autres
facteurs, notamment politique, économique, sociologique et psychologique,
au sein de ce réservoir immense dans lequel peuvent recruter les groupes
armés.
La deuxième erreur semble être liée à une vision « économiste » du
phénomène FIS, affirmée notamment par le chef du gouvernement Belaïd
Abdessalam. Selon cette vision, le FIS est d’abord un phénomène né de la
misère et de l’absence de justice sociale. Une relance de l’économie, avec
une meilleure distribution du revenu, alliée à quelques procès liés à la
corruption, était considérée comme susceptible de convaincre la base du
FIS de renoncer à son rêve d’Etat islamique. Ignorant elle aussi les autres
aspects de l’islamisme politique, cette approche était, en plus,
particulièrement inadéquate, car l’Algérie traversait précisément une crise
économique très difficile. Non seulement aucune relance n’était possible,
mais toutes les hypothèses faisaient état, au mieux, d’une stagnation, ou
plus probablement, d’une dégradation de la situation économique.
Dans chacune de ces trois démarches, on note l’absence d’une vision
globale, qui intègre tous les facteurs, politique, économique, social et
sécuritaire. Ce sont des démarches défendues par quelques partis
d’opposition, qui ont longtemps été étouffés. Ce sont ces mêmes partis
d’opposition qui ont tenté d’attirer l’attention sur le danger que constitue
l’isolement du FIS et les centres d’internement. Les premiers incidents
signalés dans ces centres semblaient leur donner raison.
Dès le 1er avril 1992, une tentative d’évasion était enregistrée au camp de
Reggane. Un détenu, qui tentait d’atteindre le mirador du camp, était abattu.
Il faisait partie d’un groupe qui voulait forcer la clôture du centre, au
moment où un autre groupe de détenus était libéré, selon un communiqué
officiel. Cette tentative désespérée est menée alors qu’il est totalement
impossible de s’évader de Reggane. Il faut en effet parcourir plusieurs
centaines de kilomètres dans le désert pour parvenir à la localité la plus
proche. Deux autres évadés du camp d’El-Homr, dans la même région, en
font l’expérience tragique, début juillet. Ils sont retrouvés morts, le 11
juillet, dans le désert, alors que deux autres sont, par miracle, sains et saufs.
Ils avaient tenté de s’évader lors d’un transfert d’El-Homr vers
Tiberghamine, plus au nord.
Les familles des personnes internées s’organisent elles aussi. Elles
multiplient les déclarations à la presse et tentent de mettre en place des
réseaux de solidarité. Dans les mosquées, les collectes d’argent sont très
nombreuses, et certaines sommes, initialement destinées aux internés, sont
détournées au profit des groupes armés. Après un regroupement devant le
Palais du Gouvernement, les proches des détenus organisent, le 3 juin, une
nouvelle manifestation, qui est dispersée par la police.
Mais l’incident le plus grave se déroule le 18 février 1993, dans le centre
de sûreté de Ouargla. Une mutinerie fait une dizaine de blessés parmi les
gendarmes qui assurent la garde du camp. Les détenus détruisent les
baraquements dans lesquels ils sont abrités, et y mettent le feu.
Parallèlement, des groupes tentent de prendre le contrôle du centre. Des
renforts de gendarmerie et de forces spéciales de l’armée sont envoyés sur
place pour mater la rébellion, et une centaine de mutins sont traduits en
justice. Parmi les détenus de ce centre, figure l’ancien footballeur
international Salah Assad, qui a été torturé, selon le témoignage de sa
famille transmis à la LADDH.
Durant l’été 1992, les centres de sûreté continuent de constituer la
principale préoccupation des organisations des droits de l’homme. Amnesty
International y consacre de larges extraits dans son rapport annuel, en
reprenant largement les thèmes des arrestations arbitraires, des mauvaises
conditions de détention, et en soulignant que les internés sont des détenus
d’opinion. Elle fait également état de cas de tortures.
Le pouvoir reste également embarrassé et tente d’amortir l’effet de ces
camps sur l’opinion, en multipliant les libérations des personnes internées.
Trois semaines après sa nomination, Belaïd Abdessalam affirme, le 27
juillet 1992, la volonté du gouvernement « d’éliminer les centres de
sûreté ». « Notre volonté est de retourner à des conditions de vie normale »,
dit-il. Rezzag-Bara abonde dans le même sens, le 5 août, en affirmant qu’il
« faut arriver à fermer tous ces centres et à libérer tous les détenus qui s’y
trouvent ». Trois centres sont alors déjà fermés, ceux de Reggane et El-
Homr, dans la wilaya d’Adrar, et Menaa, dans la wilaya de Tammanrasset.
Rezzag-Bara réaffirme cette position le 23 août, en déclarant qu’il
souhaite que les centres de sûreté soient fermés « au plus tard fin octobre ».
Ceux de In Salah et Bordj Omar Driss seront prochainement fermés,
annonce-t-il. Il déclare qu’il y a encore 4000 personnes en détention dans
les centres de sûreté. Il fait état d’un « grand nombre d’internements
administratifs abusifs », mais il justifie l’internement, en affirmant que la
mesure a permis « une stabilisation de l’ordre public, alors que nous étions
au bord de l’insurrection ».
Dans l’intervalle, le HCE annonce, le 8 août, que « les centres de
détention seront progressivement fermés et les éléments reconnus coupables
d’actes contraires à l’ordre public feront l’objet de mesures prévues par la
loi ». « Des mesures seront engagées dans les semaines qui viennent pour
que soient promulguées des dispositions législatives appropriées,
notamment dans les secteurs de la justice, de l’information et de la sécurité
publique », prévoit le HCE. Il s’agit notamment de la loi antiterroriste, alors
en préparation, et qui constitue un nouveau dérapage dans le domaine du
respect des libertés. C’est toujours Rezzag-Bara qui l’explique, le 27
septembre, en affirmant que les autorités ont décidé de « privilégier la voie
judiciaire pour le traitement de cas de troubles à l’ordre public ». Il regrette
toutefois qu’il y ait eu 180 internements supplémentaires décidés entre
début août et fin septembre. Les camps de sûreté, où restent détenus près de
1500 personnes fin 1992, sont « contestables dès lors que le pays s’est doté
d’un dispositif juridique efficient pour traiter les troubles massifs à l’ordre
public », dit-il encore le 4 février 1993.
Entre-temps, le terrorisme a pris la première place dans l’actualité
algérienne. Les centres de sûreté sont progressivement oubliés. Seules
quelques rares voix continuent à demander la libération des internés.
L’opinion, inquiète devant la montée du terrorisme, s’interroge sur l’impact
que pourrait avoir la libération des détenus, notamment une recrudescence
du terrorisme. Chaque attentat mené par un groupe armé est un argument
supplémentaire pour leur maintien en détention, jusqu’à ce que la pression
intérieure et extérieure transforme la libération des internés en moyen de
sortir de la crise. Elle est revendiquée discrètement, puis avec de plus en
plus d’insistance par les partis, qui estiment qu’elle constitue un « moyen
d’apaisement ».
Le 10 juin 1993, le FFS dénonce les « atteintes répétées aux droits de
l’homme ». « La montée de la violence et les atteintes répétées aux droits de
l’homme atteignent des proportions effroyables ». « Le pouvoir a accentué
la pression sur le terrain par l’extension du couvre-feu, le déploiement et
l’implication toujours plus grande de l’armée, sans pour autant maîtriser la
gestion sécuritaire », estime le parti d’Aït-Ahmed.
Fin 1993, la libération des internés constitue un gage à offrir aux
militants islamistes dans le cadre du dialogue. Cette revendication est
contenue dans un mémorandum en quatorze points présenté au HCE par un
groupe de partis, dont le FLN. Mais c’est aussi un moyen de trouver des
interlocuteurs représentatifs. Car au moment de préparer la conférence
nationale de janvier 1994, les dirigeants du FIS sont soit dans la
clandestinité, soit en prison, soit en exil. Ceux qui ne se sont pas engagés
dans la lutte armée sont discrédités. En revanche, ceux des centres de sûreté
ont le double avantage politique d’avoir été détenus pendant deux ans sans
avoir pour autant participé au terrorisme, ce qui les aurait disqualifiés. Ils
constituent dont une alternative possible. Mais la situation n’est pas encore
mûre. Le pouvoir n’a pas totalement changé de cap, car l’armée est alors
encore à la recherche d’une nouvelle voie.

L’armée se cherche une doctrine

L’arrêt des élections, après le premier tour des législatives remporté par
le FIS le 26 décembre 1991, marque le retour de l’armée au premier plan de
la vie politique algérienne. Elle a alors à sa tête quatre généraux-majors et
un général, qui jouent un rôle-clé dans la démission de Chadli et
l’institution du Haut Comité d’Etat. Khaled Nezzar est ministre de la
Défense, numéro un de l’armée et homme fort du HCE. Mohamed
Guenaïzia, qui avait déserté de l’armée française en 1958 avec Khaled
Nezzar, pour rejoindre l’Armée de libération nationale, est chef d’état-
major. C’est un homme plutôt discret. Abbès Benabbès Ghezaïel,
commandant de la gendarmerie, est un anti-intégriste radical, dont les
troupes ont affronté les groupes armés sur le terrain depuis longtemps. Larbi
Belkheïr, officiellement à la retraite, occupe quant à lui le ministère de
l’Intérieur, après avoir été la plaque tournante de la présidence de la
République pendant une décennie, en servant d’homme de liaison entre les
civils et les militaires en tant que chef de cabinet du président Chadli
Bendjedid, puis secrétaire général de la présidence. Le cinquième homme
est simple général, mais ce n’est pas le moins puissant : c’est Toufik
Mediene, le moins connu de tous, patron de la sécurité militaire, ce qui le
place dans un poste déterminant, celui de la détention de l’information. Un
autre général, promu major plus tard, Mohamed Lamari, pointe à l’horizon.
Commandant des forces terrestres, il est présenté par la presse sous la
caricature du militaire, violent, cassant, voulant à tout prix en découdre
avec les groupes armés.
Cette équipe apparaît unie dans un premier temps. C’est elle qui décide
du départ de Chadli Bendjedid et fait appel à Boudiaf. Curieusement, à
l’exception de Mohamed Lamari, tous les autres ont été des proches de
Chadli. Khaled Nezzar, Larbi Belkheïr, Toufik Mediene et Abbès Ghezaïel
ont été ses hommes de confiance. Il les a mis à la tête de l’armée, au
détriment d’autres officiers, contraints à la retraite, comme les généraux
Rachid Benyellès, Kamel Abderrahim et le futur président Liamine Zeroual,
démissionnaires après octobre 1988.
Face à la victoire du FIS en décembre 1991, ces officiers supérieurs ont
fait bloc pour négocier le départ de Chadli Bendjedid et arrêter les élections.
C’est Khaled Nezzar qui donne l’impression de parler au nom de tous et qui
réussit, tant bien que mal, à maintenir un minimum de cohésion au sein de
l’armée. Il se révèle bon diplomate, en réussissant à garder un consensus
autour de la ligne officielle suivie par le commandement, alors que
l’institution, hostile au FIS, est cependant traversée par des courants assez
contradictoires.
L’habileté de Khaled Nezzar apparaît rapidement, lorsqu’éclate la
première crise au sein du commandement. Fin mars, la presse révèle la mise
à l’écart du bouillant général Mohamed Lamari, et son remplacement à la
tête des forces terrestres par le général Khelifa Rahim, chef de la deuxième
région militaire. La crise est due essentiellement à un conflit qui oppose
Mohamed Lamari au général-major Abbès Ghezaïel sur la direction de la
lutte antiterroriste. Face à la nécessité de l’intervention de l’armée, sont
créées des unités mixtes, composées de la police, de la gendarmerie et de
l’armée. Lamari estime tout naturellement que c’est à l’armée que revient le
commandement de ces unités. Il veut donc coiffer les unités antiterroristes.
Abbès Ghezaïel estime que c’est à la gendarmerie que revient cette tâche de
commandement, car l’armée ne vient qu’en appoint aux autres forces de
sécurité. Force paramilitaire ayant une activité de police, la gendarmerie
mène déjà un travail de police, en temps normal. En plus d’une question de
leadership, se pose celle d’un choix politique, en ces premiers mois de
1992, lorsque se produisent les premiers attentats : faut-il mettre l’armée en
première ligne, et tout de suite, ou bien est-il préférable de la préserver ?
Khaled Nezzar tranche ce premier conflit en faveur de Abbès Ghezaïel,
mais il gère bien la crise. Lamari est mis en réserve, pour se retrouver
conseiller de Khaled Nezzar. Il attend son heure. Puis, dans la foulée de
cette crise, un mouvement est effectué à la tête des régions militaires,
marqué notamment par le passage du général Ahmed Salah Gaïd à la tête de
la deuxième région militaire, en remplacement de Khelifa Rahim, installé le
19 avril à la tête des forces terrestres pour succéder à Lamari. Le général
Chaabane Ghodhbane, attaché militaire à Paris, est nommé à la tête des
forces navales.
Entre la gestion de ses équilibres internes, les impératifs sécuritaires qui
se posent dans ses propres rangs, et le rôle politique de premier plan qu’elle
doit assumer, l’armée se trouve constamment sur la brèche, sans qu’elle y
soit réellement préparée. Non seulement elle n’est pas en mesure d’élaborer
une nouvelle démarche politique, mais elle n’en a pas le temps. Ainsi,
Khaled Nezzar a-t-il à peine le temps de déclarer, début juin, au quotidien
Essalam, que l’armée est favorable à une « réconciliation nationale »,
incluant les islamistes modérés, que Mohamed Boudiaf est assassiné, trois
semaines plus tard.
Boudiaf avait-il l’intention de limoger d’importants responsables de
l’armée, à l’occasion du 5 juillet 1992, trentième anniversaire de
l’indépendance ? La presse l’a souvent écrit, mais aucune indication
sérieuse n’a étayé cette information. Toujours est-il qu’à l’occasion de cet
anniversaire, cinq généraux ont été promus au grade de général-major. Ce
sont Tayeb Derradji, inspecteur des forces terrestres, originaire de l’Est,
considéré comme proche des courants traditionalistes, Abdelhamid Djouadi,
chef de la cinquième région militaire de Constantine, originaire de Kabylie,
proche des partis anti-intégristes, Ahmed Djenouhat, chef de la première
région militaire, politiquement peu marqué, Mohamed Lamari, conseiller de
Nezzar, originaire de Biskra mais ayant vécu à Alger, partisan de méthodes
musclées, et Khelifa Rahim, commandant des forces terrestres, qui n’a pas
d’attaches politiques marquées.
Lamari se voit confier le commandement des forces spéciales.
L’opération de mise en place commence progressivement, et les barrages et
opérations auxquelles participe l’armée apparaissent en été. Les « forces
combinées », regroupant des unités de police, de l’armée et de la
gendarmerie commencent à mener des opérations coups de poing, mais le
schéma traditionnel est maintenu : le travail de renseignement est mené par
la police dans les villes et par la gendarmerie dans les zones rurales, l’armée
se contentant d’apporter un soutien logistique et l’appui de forces spéciales.
L’armée est aussi confrontée à un sérieux problème, concernant
l’infiltration d’éléments islamistes dans ses rangs. Les structures internes de
renseignements et de contrôles sont renforcés, et plusieurs centaines
d’officiers subalternes sont radiés de l’armée pour leur sympathie, réelle ou
supposée, avec le FIS. La mutation est cependant lente à se faire dans les
méthodes de travail des services de renseignements de l’armée, et il est
difficile d’empêcher certaines opérations spectaculaires, comme les vols
d’armes à Reghaïa et Dar El-Beïda, dans la banlieue est d’Alger, Beni-
Messous, dans la banlieue ouest, ainsi que les affaires de Bechar et Ouargla,
dans lesquelles plusieurs dizaines de militaires sont impliqués. Ces affaires
ne sont pas révélées, et ce n’est qu’à l’occasion de procès devant les
tribunaux militaires qu’elles sont rendues publiques. Comme l’attaque de la
caserne de Bouguezoul, elles sont réalisées grâce à la complicité de
militaires.
A Reghaïa, c’est un sous-lieutenant qui mène l’opération pendant le
week-end, réussissant à emporter une camionnette d’armes, dont des lance-
roquettes. Il agit pendant sa permanence, pour contrôler les sentinelles sans
tirer un seul coup de feu ni faire de victime. Les armes sont acheminées
vers les maquis tout proches, contrôlés par Saïd Makhloufi.
A Ouargla, des officiers, dont deux capitaines et une vingtaine de
lieutenants, sont impliqués dans une autre affaire, avec la complicité d’un
militant du parti Ennahdha, Ali Kennouche, candidat de ce parti lors des
législatives dans la ville de Skikda, fief de Abdallah Djaballah, leader
d’Ennahdha précisément. Leur procès s’ouvre le 24 janvier 1993, à huis
clos. Ils sont accusés de direction et constitution de groupes armés, atteinte
à la sûreté de l’Etat et à l’unité de l’armée, complot et infraction aux
consignes générales de l’armée. Le procès donne lieu à 20 condamnations à
mort, dont 16 par contumace, 4 condamnations à la prison à perpétuité.
Puis, le 22 août, deux sous-lieutenants d’active sont condamnés à mort par
contumace par la cour spéciale d’Alger. Ils sont accusés d’être les auteurs
du vol d’armes, en août 1992, à la caserne de Dar El-Beïda.
A Bechar, des militaires tentent de détourner un chargement d’armes. La
presse rapporte qu’ils étaient en rapport avec Saïd Makhloufi. Dans toutes
ces affaires, un des principaux avocats des islamistes, maître Mechri,
affirme que ces opérations ont été des montages des services de sécurité.
Cette affaire, jugée devant le tribunal militaire de Béchar à partir du 20
décembre 1992, concerne 79 inculpés, dont 17 en fuite, parmi lesquels 8
civils. Poursuivis pour constitution de bande armée, direction de bande
armée, tentative d’organisation d’un complot, non-dénonciation de crimes,
distribution de tracts de propagande pouvant nuire à l’intérêt du pays, ils
sont accusés d’avoir mené une opération dirigée par un capitaine,
Chouchane, qui serait un proche de Saïd Makhloufi et de Abdelkader
Chebouti. Les prévenus devaient attaquer deux casernes, une à Sidi-Bel-
Abbès et une à Batna, et l’Ecole nationale des ingénieurs et techniciens
(université militaire) près d’Alger, selon les comptes rendus de presse.
Leur procès est reporté dès le premier jour, pour « non-respect de la
souveraineté du tribunal par les prévenus ». Les prévenus refusent de se
lever à l’entrée de la cour et font du chahut. Le juge ordonne de les faire
sortir. Le procès reprend une semaine plus tard. Mais au cinquième jour du
procès, les avocats, dont maître Mechri, se retirent pour protester contre
« les violations flagrantes de la procédure ». Cinq avocats militaires sont
commis d’office. Le verdict est prononcé le 8 janvier 1993 : 20
condamnations à mort, dont 15 par contumace, et 4 condamnations à la
détention à perpétuité.
Khaled Nezzar reconnaît aussi des désertions, mais il minimise leur
importance. Les poursuites engagées contre les déserteurs sont
particulièrement sévères, car en plus de leur entraînement qui fait craindre
le pire, ils sont considérés comme des traîtres. Les peines requises et
prononcées contre eux sont généralement les plus lourdes. Les opérations
dans lesquelles participent des déserteurs sont aussi particulièrement
sanglantes.
Deux partis, le FFS et le FLN, veulent que l’armée se maintienne en
dehors des luttes politiques, pour préserver son unité et sa cohérence. Le
FLN affirme, le 26 janvier 1993, son souci de « sauvegarder l’Armée
nationale populaire et les services de sécurité et de préserver leur crédit et
leur unité ». Ces corps ont « supporté seuls jusqu’à présent le poids de la
violence », note-t-il. Le 14 février, le FFS estime qu’il est « urgent de
désengager l’armée des tâches de police et de la placer au-dessus des
contingences politiques ». Ceci lui permettra « d’occuper sa véritable place
dans la vie nationale », de travailler au retour rapide du processus
démocratique, et de jouer un rôle d’arbitre dans la gestion de la transition
démocratique ». Progressivement, le FFS va demander des négociations
avec l’armée, pour parvenir à un accord national dont l’armée elle-même
serait garante.
Autre problème que l’armée dit gérer : sa logistique. Equipée
essentiellement de matériel soviétique, l’armée algérienne est confrontée à
des problèmes d’équipement, de pièces détachées et même de fourniture de
commandes. La dette militaire auprès de la nouvelle Russie s’élève à près
de quatre milliards de dollars, mais elles n’est pas payée de manière aussi
régulière que la dette civile. Les dirigeants algériens espèrent que leurs
partenaires russes se montreront coopératifs, mais il n’en est rien. C’est
l’ambassadeur russe à Alger qui exprime publiquement les exigences de son
pays en matière de paiement de la dette, dans un article publié dans un
journal russe. Mais les problèmes ne sont pas résolus, et l’armée algérienne
éprouve alors de sérieuses difficultés à maintenir son programme
d’équipement.
Une formule est tentée pour acheter certains équipements légers et pièces
détachées auprès de l’Egypte, avec un financement saoudien. Khaled
Nezzar se rend, le 10 janvier 1993, en Arabie Saoudite à cet effet. Le 25
janvier, à Alger, il reçoit une délégation militaire égyptienne, conduite par
le général Mohamed El-Maghraoui, directeur de l’armement. Quelques
résultats sont obtenus, ce qui permet, avec l’apport de quelques entreprises
algériennes, de doter l’armée d’un minimum de matériel qui lui permet de
maintenir son équipement.
C’est dans ce contexte que l’armée commence à élaborer une nouvelle
démarche politique. La plupart des partis lui demandent d’agir, mais pour
des objectifs différents. Pour les uns, elle doit prendre le pouvoir
directement pour contrer le FIS et mettre fin aux hésitations. Pour d’autres,
elles doit participer au dialogue ou l’organiser, ou encore se retirer
totalement du jeu politique.
L’armée constate, elle aussi, qu’elle ne peut maintenir indéfiniment le
statu quo. Un an après avoir convaincu Chadli de partir, elle note qu’elle ne
fait que s’enliser, faute d’une démarche politique claire, avec des objectifs
précis et un plan de bataille cohérent. Elle charge alors un de ses officiers
supérieurs, le général Mohamed Touati, de s’exprimer en son nom dans la
revue de l’armée El-Djeïch, début mars 1992. Touati, qui accède au grade
de général-major le 5 juillet suivant, pour apparaître comme l’éminence
grise de l’armée, écrit un long article, repris par les journaux, pour
expliquer pourquoi l’armée est intervenue en janvier 1992, et ce qu’elle
compte faire.
Touati explique l’intervention de l’armée en janvier 1992 en affirmant
qu’elle ne pouvait « rester l’arme au pied » face aux menaces contre l’Etat.
Elle a donc « fait face aux dangers de heurts et de troubles menaçant la paix
civile » et « répondu résolument à ce qui est attendu d’elle en rétablissant le
calme dans le pays ». L’armée n’est pas « un instrument dénué d’idéal » et,
« lorsque les circonstances l’exigent, et qu’apparaissent des incertitudes sur
la voie à suivre, (l’armée) s’engage résolument ».
Fixant les « valeurs-repères juridiques, morales, religieuses et sociales »
de « l’Etat national républicain », il affirme qu’il « doit consacrer la
primauté du droit dans un Etat constitutionnel ». « A l’ombre de l’Etat
républicain, nul désormais ne devrait pouvoir exercer un pouvoir illégitime
et échapper à un contrôle constitutionnel organisé et codifié selon des règles
universelles ». L’armée va donc adopter, selon Touati, « une attitude
dissuasive envers toutes forces, tous groupes, individus ou factions tentés
d’accéder au pouvoir en dehors de l’ordre constitutionnel ou en dépit des
forces nationales ». Cette dernière formule, « en dépit des forces
nationales », s’adresse directement au FIS, qui pourrait certes accéder au
pouvoir par le vote, mais qui a adopté une attitude susceptible de causer une
déstabilisation inacceptable pour l’armée. Touati précise toutefois que
« l’armée ne saurait être qualifiée de factieuse » et que son intervention « ne
doit pas conduire à la conclusion de considérer comme fatalité inéluctable
l’intrusion des institutions militaires ».
Le général Touati renvoie dos à dos les islamistes, qui veulent que
l’armée se retire à leur profit, et les anti-islamistes, qui souhaitent un
engagement définitif des militaires contre le FIS. Il écrit que l’Etat algérien
se fera « dans le respect de l’islam qui, aux yeux de notre peuple, est, et doit
demeurer, une référence de progrès civilisationnel, un cadre
d’épanouissement social et le creuset du renforcement de l’unité et de la
solidarité nationales ». Aux partisans de la modernité qui demandent une
confrontation claire avec tout ce qui est islamiste, il répond que « la
modernité ne peut s’opposer, aujourd’hui comme hier, aux valeurs de
l’islam ». Il n’épargne pas non plus les tenants d’un respect scrupuleux de la
légalité, qu’il accuse de faire preuve de « coquetterie antimilitariste ».
Mais le général Touati ne tranche sur aucun débat de fond, signe que
l’armée hésite toujours. Il se contente de rejeter les propositions et les
sollicitations les plus radicales, sans proposer une réelle vision qui soit
propre à l’armée. La revue El-Djeïch tente, à son tour, de compléter cette
pensée qui commence à se dessiner. Dans un éditorial publié fin mars, El-
Djeïch affirme de manière tranchée que l’armée est « prête à payer le prix
fort » pour contrer le terrorisme. L’armée « fera échec aux forces du mal, à
leur traîtrise et à leurs menées criminelles, parce qu’elle constitue un édifice
solide, un bouclier inébranlable, fermement déterminé et qu’elle est prête à
payer le prix fort pour mener le pays sur la voie de la sécurité et de la
quiétude ». L’éditorialiste dénonce « les apôtres de la permissivité, les
champions de l’ouverture qui leur ont permis (aux terroristes), par ses
largesses et autres gâteries illégales, de croître et de prospérer dans son
ombre. (Les terroristes) auront fait montre de leur profonde rancœur, de
leurs vils instincts revanchards envers l’Algérie, qu’ils n’aimeraient guère
voir renouer avec la sérénité et restaurer son autorité ». L’armée « s’est
promis de réhabiliter l’histoire et d’éliminer les instigateurs du chaos, ainsi
que ceux qui se croient au-dessus de la loi ». Dans ce texte, le FIS est ainsi
implicitement accusé d’être composé de harkis qui veulent leur revanche.
La colère des militaires est à son comble, particulièrement depuis que les
attaques visant l’armée se sont multipliées. Un officier supérieur, le
lieutenant-colonel Redouane Sari, est assassiné le 4 juillet, à la veille de
l’anniversaire de l’indépendance. Cet assassinat restera inexpliqué, car il est
dirigé contre un spécialiste de la technologique nucléaire : Redouane Sari
est docteur d’Etat en physique nucléaire et n’a aucune relation avec les
unités opérationnelles de lutte antiterroriste.
La nouveauté dans les textes de l’armée intervient cependant à la mi-mai
lorsqu’un nouveau commentaire d’El-Djeïch laisse entendre, pour la
première fois, que le terrorisme n’est pas le fait des seuls islamistes du FIS :
« Si, dans ces actes immondes, la main du terrorisme qui s’est drapée du
couvert religieux est manifeste, il n’en demeure pas moins que d’autres
partis, dont les intérêts ont été touchés, se sont mis en branle pour s’allier
aux forces du mal. » Mettant apparemment en cause les partis qui
souhaitent une implication plus directe de l’armée, notamment le RCD et
Ettahaddi, El-Djeïch dénonce des « partis » qui ont voulu « faire intervenir
l’ANP pour apaiser leur soif de pouvoir », mais l’armée « n’est pas un
instrument à manipuler par n’importe qui ».
Ces tâtonnements coïncident avec deux autres faits importants : le
déploiement de l’armée dans la région d’Alger et la lente émergence d’une
nouvelle direction à sa tête. Depuis fin avril, beaucoup d’opérations de
ratissage ont lieu dans la région d’Alger, avec la participation de l’armée,
qui déploie près de 20 000 hommes. Toute la région de Cherarba, Larbaa,
Baraki, Meftah, Khemis El-Khechna dans la Mitidja est concernée, ainsi
que les quartiers populaires d’Alger. Les résultats restent toutefois
modestes.
Le 5 juillet, anniversaire de l’indépendance, est traditionnellement une
date pour la promotion d’officiers supérieurs. Il consacre, cette année, la
montée en force de trois officiers : Mohamed Touati, éminence grise de
l’armée, Toufik Mediene, patron de la sécurité militaire, et Mohamed
Lamari, qui devient chef d’état-major de l’armée. Tous trois sont
particulièrement hostiles au FIS. Trois autres généraux deviennent majors :
Mohamed Ghenim, secrétaire général du ministère de la Défense,
Abdelmadjid Taghit, conseiller du ministre de la Défense, et Salah Ahmed
Gaïd, chef de la deuxième région militaire.
Ces promotions consacrent aussi l’ascension d’autres officiers du
renseignement, qui passent du grade de colonel à celui de général : Smaïn
Lamari, responsable de la sécurité intérieure, Fodhil Saïdi, responsable de la
sécurité extérieure, et Kamel Abderrahmane, responsable de la sécurité de
l’armée. Avec eux, des chefs d’unités engagées dans la lutte antiterroriste
sont promus au grade de général, comme le chef d’état-major des forces
spéciales Cherif Fodhil, le chef d’état-major de la gendarmerie Ahmed
Boustila. Symboliquement, Medjahed Abdelaziz, qui a rejoint l’armée après
l’indépendance, devient général : c’est le premier à accéder à ce grade sans
être de la génération qui a fait la guerre de libération.
C’est donc un nouveau dispositif complet qui se met alors en place, avec
l’émergence progressive d’un nouveau commandement, qui prend peu à peu
la relève de celui qui était en place depuis janvier 1992. L’avènement de
cette nouvelle équipe prend tout son sens lorsqu’on y ajoute d’autres
éléments : le retrait de Guenaïzia de l’état-major, l’éclipse de Larbi
Belkheïr, qui ne fait plus partie du gouvernement, mais surtout le départ de
Khaled Nezzar, remplacé au ministère de la Défense par le revenant
Liamine Zeroual. La nomination du nouveau patron est annoncée le 10
juillet, et il prend ses fonctions le 13.
Malgré ces mutations, l’armée continue à être sollicitée dans des
directions opposées. Ainsi, Aït-Ahmed déclare-t-il, début juillet à
l’hebdomadaire El-Haq, que « l’armée doit s’impliquer directement dans la
négociation, le compromis historique et la gestion de la transition ». A
l’opposé, Kasdi Merbah lance, à partir du 10 juillet, une grande campagne
publicitaire dans les journaux, pour appeler à un compromis, une sorte de
paix des braves entre l’armée et les groupes armés. Dans un long texte,
Merbah affirme que « le devoir de chacun, en ces moments difficiles, est de
tout faire pour protéger et consolider la cohésion de l’armée, et renforcer, en
tous temps et tous lieux, la cohésion, l’unité et la souveraineté nationales ».
« Tout acte tendant à impliquer l’armée dans le débat politique ne peut que
détourner une partie de ses forces et capacités d’intervention ». Un mois
plus tard, Kasdi Merbah, qui avait entre-temps engagé des tractations avec
les dirigeants du FIS, est assassiné.
Pendant que Liamine Zeroual prend la tête de l’armée, El-Djeïch affirme
de nouveau, début août, que l’armée aura un « rôle décisif » pour « garantir
le changement dans la stabilité, le calme, la sécurité et la concorde ». « Le
principe de l’alternance au pouvoir et aux centres de décision ressort
clairement de ce changement », qui ne constitue « ni une radicalisation dans
le traitement de la question sécuritaire », ni « un retour dans les casernes ».
L’armée reste « au-dessus des luttes idéologiques et politiques », affirme El-
Djeïrh.
Mais à ce moment-là, l’armée est déjà engagée dans l’organisation de la
succession du HCE, dont le mandat se termine à la fin de l’année. Cette
succession ne peut visiblement se faire par le biais d’élections, qui
apparaissent impossibles à organiser et à gérer. Un consensus national peut
encore être envisagé, mais encore faut-il réunir les conditions nécessaires
pour y parvenir. En tout état de cause, l’armée a déjà son candidat, sorti des
rangs, même s’il les a quittés pendant quelque temps. Elle peut envisager
les mois qui viennent avec une certaine sérénité, malgré la violence qui
gagne partout dans le pays. Le Haut Conseil de sécurité, qui avait déjà
tranché pour la succession de Chadli en janvier 1992, se réunit le 15
septembre, pour « procéder à l’évaluation de la situation sécuritaire ». En
fait, il étudie aussi la mise sur pied de la Commission du dialogue national,
qui constitue l’ultime chance pour les civils de trouver une solution. A
défaut de quoi, ce sera la solution militaire qui primera. Mais le dialogue va
être organisé de telle manière que la solution politique ne pouvait aboutir.
VI. L’IMPASSE
Débat politique et dialogue

Dialogue. Avec le mot terrorisme, c’est celui qui a le plus marqué


l’Algérie depuis le second semestre 1992. Le mot est lancé dès janvier
1992, aussitôt après la décision du Haut Conseil de sécurité d’arrêter les
élections. Le dialogue est alors demandé par le FLN et le FFS, qui y voient
un moyen de mettre fin à la crise. Le FIS, qui veut, dans un premier temps,
imposer sa victoire électorale, ne s’y résout que plus tard, lorsqu’il constate
que le pouvoir a décidé, de manière définitive, de ne pas le laisser accéder
au pouvoir. A la mi-mars 1992, deux mois après l’arrêt des élections, le FIS
s’estime encore en mesure d’imposer des conditions : il affirme, dans un
communiqué daté du 13 février, qu’il est « prêt au dialogue » si « le choix
du peuple est respecté ». Mais, une semaine plus tard, il demande
l’organisation d’un « dialogue politique sérieux avant que la violence ne
devienne l’alternative » si sa revendication n’est pas satisfaite. Il fait une
nouvelle concession, un mois plus tard, en ne parlant plus de retour à la
situation qui prévalait avant l’arrêt des élections. Dans un autre
communiqué daté du 19 mars, il se contente en effet de demander un
« dialogue national » entre les partis qui ont remporté les élections, et un
« délai raisonnable » pour la reprise du processus électoral.
Le FLN et le FFS, bientôt rejoints par Hamas et Ennahdha, ponctuent
chacune de leurs déclarations par un appel au dialogue. A ces
« dialoguistes » et « réconciliateurs », deux mots devenus péjoratifs,
s’opposent les « éradicateurs », partisans de la manière forte envers les
islamistes. La presse, notamment francophone et d’Etat, se range en bloc du
côté des « éradicateurs », rejette le dialogue, et ne permet guère aux
« réconciliateurs » de s’exprimer. Les principaux partis et personnalités
partisans du dialogue, Abdelhamid Mehri, Ahmed Taleb Ibrahimi, Hocine
Aït-Ahmed, Mahfoudh Nahnah, Abdelaziz Belkhadem, sont
systématiquement attaqués par la presse. Les quotidiens le Matin et Liberté,
ainsi que l’hebdomadaire l’Hebdo libéré, sont les plus radicaux dans leur
opposition au dialogue.
Au sein du pouvoir, partisans et adversaires du dialogue s’affrontent
aussi. En mars 1993, au cours d’une rencontre avec la presse, Ali Kafi
révèle que l’idée de dialoguer avec le FIS a été avancée dès début 1992 au
sein du HCE, mais elle a été rejetée. « Nous devions nous-mêmes dialoguer,
au sein du HCE, pour décider de dialoguer avec les autres partis, dit-il. Ce
n’est qu’au bout de plusieurs mois que nous avons pu nous entendre sur la
nécessité du dialogue. »
Le premier haut responsable à admettre l’idée de dialogue est le ministre
de la Défense Khaled Nezzar, l’homme fort du HCE. Il exprime cette
position de manière très discrète, début juin 1992, dans une déclaration
publiée par le quotidien gouvernemental Essalam. La déclaration est
anonyme, faite par un « officier supérieur », qui annonce un dialogue avec
les partis, les associations et les personnalités nationales. Il n’est pas encore
question d’un dialogue avec l’opposition, et le pouvoir tente déjà de noyer
les partis dans une masse de personnalités et d’associations.
La prudence est alors de règle, car l’idée de dialogue est rejetée par
l’ensemble des forces qui ont soutenu l’arrêt des élections, et Nezzar ne
veut pas les heurter de front. Autre argument en faveur de la discrétion, le
président du HCE Mohamed Boudiaf est hostile au dialogue avec les partis,
notamment avec le FIS. Boudiaf déclare que le dialogue est « possible
seulement avec ceux qui l’acceptent » et, pour lui, ni le FIS ni les autres
partis n’en veulent réellement. Il les accuse de vouloir seulement
manoeuvrer pour négocier leur participation au pouvoir.
Aussitôt après sa nomination à la tête du HCE, Ali Kafi reparle de
dialogue, mais de manière encore timide. Il annonce que le HCE va
organiser des moyens de « communication » avec les différents courants et
personnalités. L’ouverture reste timide, car confrontée à une vive hostilité
au sein même du pouvoir. Mais elle est suffisante pour susciter l’intérêt du
FIS. Le 10 juillet, Minbar El-Djoumouaa répond que le FIS est disposé à
« un dialogue véritable, sérieux et responsable », mais précise toutefois
qu’il « ne mendie pas le dialogue pour obtenir du pouvoir quelque
charitable concession ».
Chaque partenaire potentiel dans le dialogue donne à ce moment un sens
précis. Pour les courants éradicateurs, le dialogue doit, au plus, réunir un
consensus entre les anti-islamistes pour mieux combattre l’intégrisme. Pour
le HCE, le dialogue est un moyen d’intégrer les différents courants anti-
intégristes et hostiles à la violence dans un grand ensemble. Cela peut
contribuer à contenir le terrorisme, ou à associer d’autres courants au
pouvoir, ou encore à préparer le terrain à une nouvelle démocratie dont la
violence de l’islamisme radical serait exclue. Pour le FLN et le FFS, le
dialogue doit mener à une formule pour gérer le pays durant une période de
transition, avant de revenir aux urnes. Enfin, pour le FIS, c’est un moyen de
sauver ce qui peut l’être de la victoire qu’il a remportée lors des élections
de décembre1991.
Pour le HCE, la participation du FIS avec sa direction initiale est exclue.
C’est d’ailleurs le jour où le procureur du tribunal militaire de Blida
requiert, le 14 juillet 1992, la prison à perpétuité contre Abbassi Madani et
Ali Belhadj, que le HCE examine « les voies et moyens d’organiser le
dialogue ». Douze jours plus tard, le 26 juillet, il énonce les conditions que
chaque partie doit remplir pour participer au dialogue. Pour le HCE, les
participants doivent se prononcer sur trois grandes questions. Ils doivent se
déclarer résolument « contre les crimes perpétrés contre l’Etat, ses agents,
ses symboles et ses institutions », affirmer leur « respect des libertés
fondamentales, individuelles et collectives », et se prononcer en faveur de
« l’édification d’un Etat moderne et fort, pour la promotion d’une
démocratie pluraliste, et le caractère un et indivisible de la nation
algérienne ».
Les initiatives sont lentes à prendre au sein du HCE pour lancer le
dialogue. Il faut réunir le consensus de ses membres, qui n’ont pas les
mêmes opinions. Ali Kafi et Rédha Malek sont réservés, Khaled Nezzar est
favorable, et Ali Haroun y est hostile, alors que Tidjani Haddam ne fait
guère état de son point de vue. Le 18 août, Ali Kafi annonce finalement que
« le HCE compte tenir un dialogue serein et objectif, qui mettra les partis
face à leurs responsabilités. Ce n’est que le 30 août que le HCE annonce des
initiatives concrètes pour lancer le dialogue, qui doit commencer le 21
septembre. Le HCE « fixe aussi les modalités relatives » au dialogue, avec
« un calendrier arrêté ».
La lenteur du HCE dans la gestion de cette affaire provoque des critiques
de la part du FLN, dont le bureau politique désapprouve, le 8 septembre,
ces « hésitations ». Auparavant, à la mi-août, Ahmed Taleb Ibrahimi avait,
dans une interview publiée par le quotidien saoudien paraissant à Londres
Echarq El-Awsat, demandé non seulement l’organisation d’un dialogue,
mais aussi la réhabilitation du FIS, dissous cinq mois plus tôt.
Mais si le HCE est critiqué par les « dialoguistes » pour ses hésitations
dans le lancement du dialogue, de l’autre bord, il est critiqué précisément
parce qu’il va lancer le dialogue. Le RCD demande au HCE, le 9
septembre, d’en « définir clairement les règles » : « Qui participera,
comment et pourquoi doit-il être organisé ? » Quant à Rabah Kebir, qui
vient de quitter l’Algérie alors qu’il était en résidence surveillée, il énonce,
dans une interview au quotidien français le Monde, à la mi-septembre,
quatre conditions pour participer au dialogue. Il demande la libération des
détenus, la cessation des arrestations, le rétablissement des élus du FIS dans
leurs fonctions, et l’organisation du second tour des législatives. C’est un
retour à la situation d’avant l’arrêt des élections, ce qui est une manière
pour le FIS de rejeter le dialogue.
En guerre contre le FIS, faisant face à une flambée de violence, avec
l’attentat sanglant de l’aéroport, en juillet, le pouvoir tente de rassurer ceux
qui l’ont le plus soutenu depuis son avènement. Il précise donc, le 20
septembre, qu’il exclut du dialogue « les personnes qui, par leur
comportement, leurs déclarations, ou par leurs appuis politico-financiers,
soutiennent le terrorisme et n’hésitent pas à se compromettre avec les forces
étrangères qui n’ont jamais manifesté pour l’Algérie d’autre sentiment que
la haine ». Les dirigeants du FIS à l’étranger, et ceux de l’intérieur qui ont
plongé dans la clandestinité, ainsi que les groupes armés, se trouvent ainsi
hors course.
Le dialogue est finalement entamé le 21 septembre, avec une première
rencontre entre le HCE et le FLN, représenté par trois dirigeants : son
secrétaire général Abdelhamid Mehri, et deux membres du bureau politique,
l’ancien président de l’Assemblée nationale, représentant le courant
islamiste au sein du FLN, et Ali Benflis, ancien ministre de la Justice,
considéré comme représentant du courant réformateur. Le FFS envoie une
délégation dirigée par son secrétaire général par intérim, en l’absence de
Aït-Ahmed. Mahfoudh Nahnah dirige la délégation de son parti, tout
comme Abdallah Djaballah et Saïd Saadi. Le HCE a choisi des rencontres
bilatérales, qui donnent lieu simplement à un tour de table, durant lequel le
HCE et le parti invité exposent leur point de vue sur la situation du pays et
les moyens de sortir de la crise. Aucun débat de fond n’est engagé.
Le dialogue provoque des critiques de toutes parts. D’un côté, il y a les
partis qui en critiquent le fond, estimant que le HCE ne veut pas discuter
des véritables moyens de sortir de la crise. Les critiques viennent du FLN
et, surtout, du FFS, qui finit par se retirer. Le 29 septembre, dans un
mémorandum, le FFS se prononce pour un « véritable dialogue entre le
pouvoir et les forces politiques et sociales représentatives », en vue
d’arriver à « un consensus national autour d’un projet national ». Il note
« avec intérêt les promesses démocratiques » du HCE, mais souligne que le
dialogue proposé est « inégal », en raison du verrouillage politique, des
mesures répressives prises et de la confusion qui entoure son organisation.
« Nous refusons la double fatalité de l’ordre autoritaire et du chaos
intégriste », affirme le FFS, qui estime que « l’éradication du terrorisme
passe par la gestion démocratique de la transition », au moment où
précisément, « l’extrémisation de la vie publique traduit l’échec des
stratégies qui veulent faire l’économie, voire l’impasse sur la démocratie ».
La position du FFS évolue progressivement. Il demande, le 12 novembre,
une véritable négociation avec le pouvoir. Il estime que « dans l’intérêt du
pays, le pouvoir doit entamer sans tarder des négociations avec l’opposition
pour mettre en place les organes et les échéances de la transition ». Puis, le
8 décembre, il décide de suspendre toute participation au dialogue pour
protester contre le couvre-feu, qui vient d’être proclamé trois jours
auparavant. « Les autorités ne cessent de prendre des mesures
exceptionnelles », avec « l’alibi sécuritaire pour lutter contre le
terrorisme », alors que ces mesures « visent en fait à étouffer toute
opposition politique et toute contestation organisée », affirme le FFS. Il
annonce qu’il « refuse de souscrire à de telles mesures. Il ne sera ni l’otage
ni le complice d’une telle politique ». La situation est devenue
« intolérable » et « inacceptable », conclut-il. Désormais, le FFS demande
un dialogue avec l’armée, qui doit être un « garant » de la transition. Dans
une interview à l’hebdomadaire El-Djil, son secrétaire général par intérim,
Rachid Halet, déclare à la mi-décembre que l’armée « ne peut rester neutre
devant ce qui se passe dans le pays ». Elle doit parrainer un consensus
national et garantir son respect, dit-il.
Le PAGS reste de son côté violemment hostile au dialogue. Il critique
vivement, le 25 septembre, le HCE, qui vient de recevoir le leader de
Hamas Mahfoudh Nahnah. « Tel que parti, le dialogue lancé par le HCE ne
peut mener qu’à de nouvelles illusions et à des impasses dangereuses et
tragiques pour le pays », estime le PAGS. « Engager le dialogue avec des
partis intégristes conduit dans les faits à favoriser la recrudescence du
terrorisme, à décourager et démobiliser les courants patriotiques et
démocrates authentiques, et à jeter ainsi les masses dans les bras du
totalitarisme ».
La Ligue des droits de l’homme de Youcef Fethallah s’inquiète, de son
côté, le 27 décembre, du piétinement du dialogue, trois mois après son
lancement. Elle appelle les partis et associations à une rencontre pour
discuter « des voies et moyens de revenir au processus démocratique et la
sauvegarde des droits de l’homme et du pays ». « Au moment où les
pouvoirs publics sont essentiellement préoccupés par la sécurité et la
relance économique, les questions fondamentales ne sont pas prises en
charge par le mouvement politique et associatif », ajoute la LADH. Son
communiqué coïncide en fait avec le « pèlerinage » qu’effectue Ali Kafi au
ministère de la Défense. Trois semaines avant le premier anniversaire du
HCE, son président se rend chez les patrons de l’armée, pour préparer le
discours qu’il doit prononcer le 14 janvier, pour cet anniversaire. C’est ce
discours qui marque le nouveau départ du dialogue, suscitant un certain
optimisme dans un premier temps, mais il restera, lui aussi, sans effet.
Durant toute cette période, depuis la première idée du dialogue jusqu’au
discours de Ali Kafi, l’Algérie s’est retrouvée prisonnière des deux courants
les plus extrêmes. Le courant islamiste le plus radical s’est lancé dans un
terrorisme sanglant, rejetant tout compromis possible, d’un côté. Le
pouvoir, de l’autre côté, prisonnier de sa propre logique de confrontation, a
refusé d’écouter les partisans de voies médianes, se laissant enfermer dans
un discours proche de celui des « éradicateurs ». Entre les deux, les partis
qui avaient recueilli le plus de voix aux élections, totalement privés de
canaux d’expression, soumis à une terrible pression, ont été totalement
étouffés. La véritable bipolarisation entre le système et le FIS s’est imposée.
C’est alors le règne de l’activisme le plus radical, peu propice aux idées
et à la réflexion. Pendant toute une année, seuls trois textes proposant une
démarche pour sortir de la crise sont rendus publics. Le premier est un
mémorandum du FFS adopté le 29 décembre 1992 et remis au HCE lors de
la première rencontre HCE-FFS, le second est un mémorandum du FLN,
approuvé par son comité central fin octobre 1992, et le troisième émane du
RCD, proposant de « réinventer novembre ».
Saïd Saadi propose de rééditer le coup du 1er novembre 1954. Il estime
que la situation de l’Algérie, en cette fin 1992, est analogue à celle de 1954.
L’Algérie, écrit-il, est « ramenée à des choix aussi vitaux que ceux qu’elle a
eu à assumer en 1954 ». « Comme en 1954, notre pays est soumis à la
double agression des résurgences des archaïsmes locaux (tribalisme,
charlatanisme, régionalisme, clanisme) et des menaces externes (puissance
financière et militaire de l’Internationale islamique et pression politique et
économique de ses mandants). » Il condamne en bloc les dirigeants
algériens depuis 1962. « Ni Ben Bella, ni Boumediene, ni Chadli, ni les
membres du HCE n’ont pu être à la hauteur d’une entreprise aussi
grandiose que la construction d’un Etat républicain fort et crédible dans
l’Algérie indépendante. La raison en est simple : ils n’en ont ni la vocation,
ni l’envergure », estime-t-il. Selon lui, seuls deux hommes politiques,
Abane Ramdane et Mohamed Boudiaf, avaient cette envergure, mais ils
n’ont eu ni le temps ni la possibilité de mener leur projet.
Saïd Saadi accuse Chadli d’avoir passé un « compromis avec la direction
politique de la mouvance intégriste », ce qui constitue une « trahison
nationale ». Il insiste aussi sur « le sinistre de l’école algérienne », qui doit
« cesser », et estime que « l’école algérienne n’appelle pas de réforme »,
mais « exige fondamentalement une refonte ». L’échec est aussi culturel,
note-t-il : « Il ne faudra plus jamais oublier que c’est le désert culturel qui a
fait croire à des dizaines de milliers d’Algériens à une inscription
miraculeuse dans le ciel (du stade) du 5 Juillet. » Il fait référence à
l’inscription miraculeuse « Allah Akbar » que les militants du FIS affirment
avoir vue dans le ciel en juin 1990.
A partir de ce constat, Saïd Saadi propose une « rupture » similaire, dans
les moyens et les objectifs, à celle de novembre 1954. L’objectif, pour
l’Algérie, est de « redéfinir ses ambitions historiques et de stabiliser son
image et sa place dans le monde ». Le danger, pour l’Algérie, est de « se
laisser happer par la régression », qui peut prendre deux formes, celle d’un
nationalisme sectaire et réducteur ou celle d’une tentation « de fuir un
quotidien douloureux et complexe dans la mystique religieuse ». Ainsi,
Saadi estime-t-il que les courants nationalistes « sectaires » et islamistes ne
sont pas qualifiés pour réaliser le projet qu’il souhaite.
Cette tâche ne peut être menée que « par une action révolutionnaire dans
le sens où une minorité devra prendre ses responsabilités devant l’Histoire
pour sauver son peuple et sa patrie ». La tâche incombe, selon Saadi, à la
génération de l’après-indépendance, qui doit « réagir vite ». L’appel aux
jeunes officiers supérieurs de l’armée est clair. Car seule l’armée est en
mesure d’imposer un changement de ce type, et Saadi préfère ceux de la
nouvelle génération.
De son côté, le FFS adopte, à l’occasion de son 29e anniversaire, son
mémorandum qui propose un « contrat national pour la démocratie ». Ce
contrat inclut « le respect de l’alternance et le retour au processus
électoral », la formation d’un « gouvernement de transition neutre formé de
personnalités politiques non partisanes », « la non-utilisation de la religion à
des fins politiques » ainsi que « l’identification et le démantèlement des
groupes armés ». Il prévoit des « mécanismes d’exclusion » pour les parties
qui ne respecteraient pas ces principes.
Pour concrétiser cette démarche, le FFS propose la création d’une
Conférence nationale de surveillance de la transition (CNST), qui aura un
rôle central dans la gestion de la transition. Elle décidera des modalités de
représentation des forces politiques et sociales, fixera les formes
d’exclusion des parties qui ne respectent pas le contrat démocratique,
agréera la formation du gouvernement, et élaborera un dispositif et des
échéances pour revenir aux urnes. Pour préparer le climat nécessaire à la
nouvelle démarche, le FFS propose que le gouvernement, chargé de mettre
en œuvre les décisions de la CNST, prenne des mesures de « détente
politique et sociale ». Il s’agit notamment de libérer les détenus, de fermer
les centres de détention dans le Sud et d’alléger le dispositif répressif, avec
l’ouverture des médias publics à l’opposition. Mais, par-dessus tout, le FFS
renouvelle sa vieille revendication pour l’élection d’une Assemblée
constituante. Elle constitue, pour lui, « une rupture démocratique
fondamentale », en vue de revenir à la « légitimité populaire, seule (mesure
qui) peut permettre la restauration de la confiance, la réhabilitation de l’Etat
et la relance du pays tout entier ».
Le mémorandum du FLN reprend, de manière générale, la même analyse
que le FFS, en y ajoutant des modalités précises pour la mise en œuvre de la
démarche proposée. Une des principales divergences entre le FLN et le FFS
concerne la Constitution. Le FFS veut l’élection d’une Assemblée
constituante, en raison principalement de son symbole et de l’impact
politique qu’elle peut avoir. Il estime que la Constitution de février 1989 est
acceptable, mais qu’elle manque de légitimité, car elle a été élaborée par le
pouvoir lui-même, qui n’était pas légitime. De son côté, le FLN, qui ne peut
renier totalement sa gestion antérieure, estime que la Constitution de février
1989 constitue un acquis à partir duquel il est possible de construire un
système démocratique, sans avoir à repartir de zéro.
Dans son mémorandum, le FLN estime qu’il est nécessaire de parvenir à
« un consensus national ou un quasi-consensus », car la crise « commande
la mobilisation de tous les Algériens ». « La crise multidimensionnelle que
vit le pays ne peut être surmontée par des solutions partielles. Elle exige, au
contraire, un traitement cohérent et harmonieux qui prenne en charge toutes
les implications de la crise. » Pour le FLN, « le dialogue peut revêtir des
formes et des modalités multiples qui se développent et s’élargissent par
étapes », en incluant « toutes les forces politiques et sociales influentes dans
la société ». Le FLN se déclare ainsi pour une démarche à la fois
pragmatique et dynamique. La participation du FIS est difficile alors à
énoncer clairement dans le climat de cette fin 1992, mais le FLN estime que
le dialogue peut être élargi au FIS dans une seconde étape. C’est au HCE
qu’il « revient d’organiser le dialogue, d’en garantir l’efficacité et de veiller
à son succès ».
Le dialogue doit, selon le FLN, parvenir à un « accord national », qui
« doit constituer, pour toutes les parties, un tout indivisible dans son
élaboration, son acceptation et sa mise en œuvre ». Il doit avoir comme
objectif un « retour à la vie normale ». Comme le FFS, il propose « une
structure de suivi et de coordination » pour appliquer l’accord, qui sera mis
en œuvre par un gouvernement et une administration qui, à leur tour,
« s’astreignent à une totale neutralité à l’égard des courants politiques ». Le
FLN estime aussi que « les problèmes s’amplifieront et se compliqueront si
cette période devait se concrétiser par la neutralisation ou le gel des
institutions ». Il fait notamment référence à la dissolution des municipalités
et des assemblées de wilaya décidée par le gouvernement.
Le FLN fait une série de « propositions pratiques » pour la réalisation de
son programme. « Mettre fin au cycle de la violence est un axe central dans
le traitement de la crise », souligne-t-il. Pour cela, les participants au
dialogue doivent « s’interdire de recourir à la violence sous toutes ses
formes », et seul l’Etat doit mener la lutte antiterroriste, « à l’exclusion de
toute autre partie ». Pour le FLN, cette question « ne souffre pas de débat ».
Comme le FFS, il propose des mesures d’apaisement pour favoriser le
dialogue, notamment « l’allégement progressif des mesures découlant de
l’état d’urgence, permettant sa levée ou, au moins, sa non-prorogation », le
« respect des libertés publiques prévues par la Constitution, la libération de
l’action politique », ainsi que la préservation des « mosquées à l’abri de
l’action partisane et électoraliste ». Là aussi, le pouvoir s’est engagé dans
une voie diamétralement opposée. Non seulement il n’a pas allégé le
dispositif sécuritaire, mais il a prolongé l’état d’urgence et lui a ajouté un
couvre-feu sur les wilayas du centre à partir de début décembre.
Pour revenir à une situation normale, le FLN propose deux scénarios. Le
premier prévoit l’élection d’une Assemblée nationale, avec un dispositif
électoral élaboré par les participants au dialogue. Dans ce cas, le HCE
continuerait à assumer ses fonctions jusqu’à l’élection d’un président de la
République, qui interviendrait dans un délai fixé lors du dialogue. Le
deuxième scénario prévoit l’élection, dans un premier temps, d’un président
de la République, qui organisera ensuite, avec les participants au dialogue,
des élections législatives. La mission du HCE prendrait fin, dans ce cas, dès
l’élection du nouveau président.
Dans les deux hypothèses, le FLN propose d’organiser rapidement des
élections communales et de wilaya, et de respecter la Constitution de février
1989. Des changements mineurs peuvent être apportés à la Constitution, si
nécessaire, mais les modifications de fond doivent être évitées. S’il y a un
accord pour élaborer une nouvelle Constitution, elle peut être préparée par
une assemblée constituante, qui sera élue, ou en donnant à la future
assemblée des prérogatives de constituante. Ce dernier point constitue un
rapprochement avec le FFS, avec qui il partage un autre point de vue
fondamental : l’armée doit garantir l’application de l’accord national
élaboré lors du dialogue.
Par ailleurs, ces trois documents émanant du RCD, du FFS et du FLN, et
les positions affichées par Rabah Kebir, répondent à trois logiques
différentes. Celle du FIS vise à consacrer sa victoire aux élections de
décembre 1991. Celles du FFS et du FLN tiennent compte des nouvelles
réalités politiques, et du poids de l’armée dans la vie du pays, mais
proposent un retour progressif à une vie constitutionnelle, pour revenir aux
urnes une nouvelle fois. Celle du RCD veut effacer la victoire du FIS aux
élections de décembre 1991, la considérant comme un dérapage grave. Il
appelle donc une élite à opérer la rupture. Comme l’armée est encore la
principale force politique du pays, c’est à elle qu’il appartient d’imposer les
changements vers un autre modèle de société, y compris contre l’avis de la
majorité. Ce sont les mêmes points de vues qui domineront la vie politique
du pays durant l’année 1993.
L’échec économique

L’action du gouvernement de Sid-Ahmed Ghozali, de juin 1991 à juillet


1992, a donné un coup de frein aux réformes structurelles de l’économie
algérienne, engagées depuis la fin des années quatre-vingt et accélérées
avec l’avènement du gouvernement de Mouloud Hamrouche, en septembre
1989. Bloquées sous Ghozali, ces réformes vont être remises en cause par
Belaïd Abdessalam, qui tente de restaurer le système de gestion en vigueur
en Algérie dans les années soixante-dix. Il essaie de redonner vie à un
système centralisateur, bureaucratique, dans un environnement qui a
totalement changé, avec une société complètement bouleversée et une
raréfaction des ressources financières. Il est d’ailleurs difficile de dire ce qui
est le plus anachronique dans le choix de Belaïd Abdessalam pour gérer
l’économie algérienne : sont-ce les choix économiques affirmés
publiquement par Belaïd Abdessalam, qui pensait pouvoir rétablir l’ancien
système de gestion centralisé, ou est-ce le pouvoir algérien qui a cru qu’il
était possible à Belaïd Abdessalam de tenir ses promesses ?
Car Abdessalam n’avait jamais caché ses options. Au sein du FLN, il
avait été le seul, au comité central, à voter publiquement contre les réformes
économiques lancées par Mouloud Hamrouche, leur préférant un système
où l’Etat serait encore le maître absolu de l’activité économique.
Autonomie de l’entreprise, dévaluation du dinar, négociations avec le FMI,
tout était pour lui synonyme d’échec, sinon de trahison. C’était le thème
essentiel des déclarations publiques qu’il faisait avant sa nomination, pour
réclamer une « austérité partagée », doublée d’une justice sociale sans
faille.
Belaïd Abdessalam a ajouté un nouvel élément à sa démonstration le 18
février 1992, en lançant l’idée d’une « économie de guerre ». Il prône une
restriction draconienne des importations pour faire face au poids de la dette,
une formule proche de celle appliquée par la Roumanie, qui avait réussi à
éliminer sa dette extérieure au prix d’un coût social très élevé. C’est la seule
alternative, dit Belaïd Abdessalam, sinon les pays créanciers « imposeront
des conditions draconiennes qui frapperont précisément ceux qui souffrent
déjà ». « Il faut se limiter au strict nécessaire que nous permettent les
moyens de financement disponibles. » Il faut, selon lui, « aller jusqu’à des
mesures coercitives, jusqu’au rationnement, et tirer le maximum de nos
moyens internes ». Il promet que le pays souffrira trois ans s’il applique
cette démarche. Ensuite, « on soufflera, on se débarrassera de la dette
extérieure, on reprendra la maîtrise de nos moyens, on fera une politique
conforme à nos choix et non pas une politique dictée par le FMI et par
l’extérieur ». Il affirme que les conditions pour aller à l’économie de
marché ne sont pas réunies. « La demande est trop forte et l’offre
insuffisante. Faire l’économie de marché aujourd’hui, c’est donner le
pouvoir à ceux qui ont l’offre entre les mains. »
Lorsqu’il est nommé à la tête du gouvernement, début juillet 1992, c’est
tout naturellement que Belaïd Abdessalam conserve le portefeuille de
l’Economie. En moins de quinze jours, il obtient, le 20 juillet, une décision
que Ghozali n’avait pu obtenir en une année : le limogeage de Hadj Nacer,
le gouverneur de la Banque centrale d’Algérie. Gardien de l’orthodoxie
financière, élément important du dispositif mis en place par Mouloud
Hamrouche pour assurer la réforme du secteur financier et bancaire, Hadj
Nacer avait maintenu l’indépendance de la Banque centrale malgré une
pression continue de Ghozali. Poursuivant une gestion rigoureuse du dinar,
il avait progressivement amené la monnaie algérienne vers des seuils de
convertibilité, après un long glissement. Le dinar est ainsi passé d’une
parité de un dinar pour un franc français à quatre dinars pour un franc. La
dévaluation s’est faite de manière graduelle, limitant les dégâts qu’aurait pu
amener une dévaluation brutale, du type de celles qui ont été appliquées
dans de nombreux pays ayant adopté des programmes d’ajustement
structurel. L’écart entre la valeur officielle du dinar et sa valeur au marché
parallèle a été réduit de 100 % à un peu plus de 30 % à la mi-1991. La
monnaie algérienne était « virtuellement convertible », selon la formule de
Hadj Nacer.
Belaïd Abdessalam succède à Sid-Ahmed Ghozali. Le maître succède à
l’élève. Tous deux ont effectué une longue traversée du désert dans les
années quatre-vingt, sous Chadli, et ont des comptes à régler. Ghozali a été
ministre pendant trois années sous Chadli, avant de devenir son premier
ministre pendant six mois. Ses critiques contre Chadli sont donc peu
crédibles. En revanche, Belaïd Abdessalam se présente sous le profil d’un
homme intransigeant, qui a consacré deux livres à combattre Chadli. Le
premier, le Gaz algérien, stratégies et enjeux, est consacré à une critique
vigoureuse de la politique énergétique de Chadli, qu’il accuse d’avoir fait
perdre à l’Algérie 40 milliards de dollars. Le second, un entretien avec
Belaïd Abedessalam, réalisé par deux universitaires, Ali El-Kenz et
Mahfoudh Bennoun, sous le titre le Hasard et l’Histoire, est un autre
vigoureux plaidoyer contre Chadli et toute la politique économique des
années quatre-vingt.
Quelques jours à peine après sa nomination, Belaïd Abdessalam annonce
la couleur. Il déclare, le 22 juillet, que « l’économie algérienne a été
soumise à une entreprise de destruction » durant la période Chadli. Il
ménage cependant Ghozali, en faisant publier par la Banque centrale, le 28
septembre, des chiffres sur les réserves de change qui s’élèvent alors à 1,63
milliards de dollars. La Banque d’Algérie précise que ces comptes sont
devenus positifs en décembre 1991, sous Ghozali, après deux années de
solde négatif : un solde négatif évoluant entre 10 millions et un milliard de
dollars en 1990, et entre 1,205 milliard en juillet et 54 millions en
novembre. Autrement dit, la Banque d’Algérie veut montrer que le
gouvernement Hamrouche a laissé un solde négatif de 1,205 milliard de
dollars en juin 1991, et que Ghozali a éliminé ce passif en six mois.
Ces chiffres permettent de régler une polémique née entre Ghozali et
Belaïd Abdessalam. Ce dernier rejette tout accord avec le FMI qui mènerait
à une dévaluation, et accuse son prédécesseur d’avoir accepté une
dévaluation de 50 % du dinar. Ghozali répond publiquement, en rejetant la
responsabilité, encore une fois, sur Hamrouche. Celui-ci reste discret, se
contentant d’envoyer une lettre à Belaïd Abdessalam. Cette lettre,
expliquant la démarche du gouvernement Hamrouche dans la gestion du
dinar, a été rendue publique une année plus tard, en décembre 1993.
Alors que la situation économique se dégrade, que les entreprises
s’enfoncent, et que le pouvoir d’achat baisse, Belaïd Abdessalam multiplie
les déclarations populistes, affirmant qu’il maintiendra l’économie
algérienne debout dans un premier temps, pour assurer plus tard la relance.
Le 27 juillet, il déclare que les propositions des compagnies pétrolières
concernant les droits d’entrée dans les champs pétroliers sont en deçà de ce
qui est attendu. « Nous ne sommes pas prêts à brader », dit-il, alors que
c’est l’Algérie qui est en position de demandeur.
A propos de la dette, il déclare qu’il « n’est ni pour le rééchelonnement,
ni pour le reprofilage, mais laisse le débat ouvert ». « Je ne négocierai pas le
couteau sur la gorge », dit-il. Il affirme vouloir « trouver des solutions pour
alléger le fardeau (de la dette) sans aggraver la situation des couches
populaires ». Pour cela, il prône la réduction drastique des importations, le
report des investissements, le gel des activités qui demandent des produits
intermédiaires importés, la limitation des produits d’importation, sauf les
produits alimentaires, les médicaments, les matériaux de construction et les
produits stratégiques.
Il rejette l’idée de dévaluation du dinar, estimant qu’elle « n’a aucun
effet. La dévaluation, ça sert à quoi ? », se demande-t-il. « Notre pays a des
ressources, un avenir économique et un marché. Il n’est pas question
d’adopter des mesures juste pour satisfaire une idée théorique. » Quant à la
fermeture des entreprises publiques déficitaires ou leur privatisation, il tient
un discours vague. « Il faut permettre aux entreprises publiques de travailler
sur la base de l’efficience économique et les juger sur leurs performances.
Ce qui peut marcher, c’est OK. Le reste subira la sanction du marché. Mais
je ne faciliterai pas la tâche aux charognards », dit-il dans une allusion à
ceux qui souhaitent acheter des entreprises privatisées.
C’est plus dans le ton, dans l’intention et dans la logique qu’il prône, que
Belaïd Abdessalam inquiète le plus les milieux économiques. En effet, alors
que l’Algérie est à genoux, Abdessalam rejette les propositions de
partenaires internes et externes. Au moment où tous les pays partent à la
recherche d’investissements, il déclare qu’il est « ouvert à l’investissement
étranger, même direct », laissant entendre que c’est lui qui fait des fleurs
aux investisseurs potentiels ! Il fustige les détenteurs d’argent intéressés par
le rachat d’entreprises publiques et s’installe résolument dans une politique
de confrontation avec le FMI et la Banque mondiale. Sa vision populiste est
résumée dans cette phrase : « Entre la justice sociale et l’efficacité
économique, je choisis la justice sociale », comme s’il pouvait y avoir une
justice sociale sans efficacité économique.
Pourtant, le taux d’utilisation des capacités de production est tombé à
50 % dans le secteur public et avoisine 20 % dans le secteur privé, selon
Habib Yousfi, président d’une organisation patronale, la CGOEA. Cette
association se déclare aussi « préoccupée par l’idée d’économie de guerre,
qui signifie la limitation de l’importation de produits pour l’industrie ». La
seconde organisation patronale, la CAP, réaffirme son attachement à
l’économie de marché, et souhaite que soit organisée une consultation pour
faciliter la relance.
Toutes ces idées sont finalement reprises, parfois légèrement atténuées,
dans le programme du gouvernement, un long document d’une centaine de
pages, publié à la mi-septembre, plus d’un mois après la nomination de
Belaïd Abdessalam. Au sujet de la dette, qui étouffe l’économie algérienne,
le gouvernement veut encore donner l’impression qu’il est en position de
force. Il se dit « disposé à continuer de recourir à la solution du reprofilage,
dans la mesure où il n’hypothèque pas dangereusement l’avenir de notre
économie, et où il n’impose pas au pays des choix économiques et sociaux
qui compromettent sa souveraineté ».
Il annonce un code des investissements sans limitation de participation,
sauf dans les secteurs stratégiques. « Dans les filiales des entreprises
publiques, il n’y aura pas de pourcentage pour la participation des
opérateurs étrangers à leur capital social, sauf dans les secteurs stratégiques
où cette participation n’excédera pas 49 % des parts. »
Il prône la création d’un double marché de change, qui ne verra
cependant jamais le jour. Il prévoit la création d’agences de change
publiques ou privées pour le commerce de devises. Ce marché sera
temporaire, pour trois ans, en accord avec le FMI, et visera à faire évoluer
le taux de change pour avoir une seule parité et parvenir à la convertibilité
du dinar. Il prévoit aussi la création de zones franches pour développer
l’activité de production et de services mais là aussi, aucune décision ne sera
prise.
En fait, si Belaïd Abdessalam semble avoir une idée précise de ce qu’il
ne veut pas faire, il ne semble pas avoir une idée précise de ce qu’il veut
faire. Cela l’amène à décider un certain nombre d’interdictions, pour mettre
fin à des décisions prises par ses prédécesseurs, sans lancer aucune
initiative nouvelle. Le 21 septembre, il suspend l’importation de certains
produits pour « protéger la production nationale ». La décision concerne
essentiellement les appareils électroménagers et le textile. En revanche, il
décide « l’approvisionnement régulier du marché en médicaments essentiels
et en instruments médico-chirurgicaux ». La décision n’aura pas d’effet
pratique réel, car les produits électroménagers continueront à entrer en
Algérie, alors que le marché du médicament ne sera jamais régulé.
Deux jours plus tard, le 23 septembre, il annonce la suspension des
« D1 », une formule qui permet le transit temporaire de marchandises par le
territoire algérien. « Aucune marchandise ne sera admise sur le territoire
douanier algérien en vue du transit international » à partir du 24 au soir,
décide le gouvernement, qui précise que « toutes les marchandises entrées
sur le territoire national avant cette date devront être réexportées » dans un
délai de trois jours. La reprise de cette formule se fera dès que les
conditions auront été réunies, selon le gouvernement, qui fait état de
malversations. La formule du D1 avait donné lieu à un immense trafic. Des
containers entraient en Algérie, officiellement pour passer vers le Maroc, la
Tunisie ou les pays du Sahel, mais leur marchandise restait en Algérie.
A son tour, le ministre de l’Agriculture annonce la suspension des
importations de tomate industrielle. Cette mesure permettra de faire des
économies évaluées à 60 millions de dollars par an, dit-il. Puis, le 5
novembre, le gouvernement décide l’interdiction des importations « non
prioritaires ». Certains produits ne peuvent plus être importés sur des lignes
de crédit ou des transferts officiels, à charge pour les opérateurs de trouver
des devises sans recourir au réseau bancaire officiel. Autrement dit, seules
les devises acquises au marché noir pourront désormais servir pour l’achat
de ces produits. Les produits stratégiques continueront de bénéficier de
lignes de crédit ou financements de l’Etat. En revanche, d’autres produits
sont totalement interdits, quel que soit le mode de financement de
l’opération d’importation. Selon Tahar Hamdi, ministre du Travail, 600
millions de dollars seront économisés grâce à cette mesure, qui « vise à
mettre fin à l’anarchie qui caractérisait l’utilisation » des ressources en
devises. Le ministère de l’Agriculture annonce, à son tour, qu’il veut
réduire les importations agricoles de 2,2 à 1,2 milliards de dollars. Les
semences de pomme de terre, qui représentent 110 millions de dollars, ne
seront plus importées, annonce-t-il d’ores et déjà. La diminution des
importations de lait permettra d’économiser trois milliards de dollars sur
dix ans, déclare-t-il, en affirmant la volonté du gouvernement de réduire les
importations de céréales.
Ces mesures offrent une certaine popularité à Belaïd Abdessalam, mais
elles sont totalement irréalistes. D’un côté, elles vont à l’encontre d’un
mouvement d’ouverture devenu très puissant dans le monde : on est en
pleine discussion du GATT. D’un autre côté, le gouvernement n’a aucun
moyen de les appliquer. La seule disposition qu’il est en mesure de lancer
est l’installation d’un comité ad hoc chargé de répartir les ressources en
devises. C’est ce comité lui-même qui va progressivement générer la
corruption car, travaillant dans l’opacité, il donne finalement des devises à
qui il veut, sans aucune règle économique.
Autre mesure populiste, Belaïd Abdessalam annonce des mesures en
faveur de 174 entreprises du BTP, employant 80 000 salariés. Il s’engage à
payer les salaires, qui n’ont pas été versés depuis trois mois, ainsi que les
cotisations sociales, et décide de geler leur découvert bancaire. 32 milliards
de dinars sont ainsi libérés d’un coup, sans aucune contrepartie. Belaïd
Abdessalam veut la paix sur le front social, et il l’obtient : l’UGTA se
déclare satisfaite, même si la nouvelle mesure conduit, à terme, à
l’accélération de l’inflation.
La Confédération algérienne du patronat apporte, elle aussi, le 29
septembre, son « soutien sans réserve » au programme de Belaïd
Abdessalam. La CAP « se félicite de la décision d’ouvrir le capital des
entreprises publiques au partenariat national et étranger », ainsi que des
mesures visant à instaurer le taux de change multiple et à lutter contre les
importations. Ce soutien soulève une certaine perplexité, car les mesures de
Belaïd Abdessalam ne sont pas particulièrement libérales. La position de la
CAP trouve son explication un mois plus tard quand son patron, Rédha
Hamiani, entre au gouvernement, le 25 octobre, comme ministre de la PME.
Belaïd Abdessalam recourt beaucoup au financement par la création
monétaire. Il annonce, le 18 octobre, que 350 entreprises publiques vont
bénéficier de près de 100 milliards de dinars, entre des remises de dette qui
leur sont accordées et des subventions. 30 milliards sont consacrés à la
résorption du passif et 30 à la recapitalisation. Le Trésor rachète pour 38
milliards de découverts bancaires de ces entreprises, et 18 milliards de
dettes. Lorsqu’il prépare la loi de finances 1994, il prévoit un déficit de 168
milliards de dinars, près de la moitié des recettes prévues. Il est vrai que le
virage avait été déjà pris par Ghozali : en 1992, l’Etat avait versé 68
milliards pour renflouer les entreprises publiques, et 31 pour l’augmentation
des salaires. Il faut y ajouter les 80 milliards de dinars consacrés à soutenir
les produits de large consommation.
C’est cependant le problème de la dette et des financements extérieurs
qui domine la vie économique du pays. En 1992, l’Algérie a remboursé
9,42 milliards de dollars au titre de la dette. Malgré une baisse attendue de
ce chiffre, qui devrait chuter de 1,76 milliard de dollars en trois ans, la dette
doit encore absorber 7,66 milliards de dollars en 1995. Le montant global
de la dette est passée de 27,7 milliards de dollars en 1991 à 26,6 en 1992,
24,44 en 1993 et 20,71 en 1994. Ces chiffres sont à comparer à ceux des
exportations algériennes d’hydrocarbures, qui ont atteint 10,9 milliards de
dollars. La production globale d’hydrocarbures a atteint 162,3 millions de
tonnes équivalent-pétrole, soit trois millions de plus qu’en 1992. Les
exportations ont augmenté mais les recettes ont chuté, à cause de la baisse
des prix : cette tendance va se confirmer en 1993, aggravant encore les
problèmes.
La dette absorbe ainsi un peu plus de 70 % des ressources extérieures en
devises, alors que l’économie algérienne reste fortement dépendante de
produits alimentaires et industriels qu’il faut importer. Le 21 novembre,
Belaïd Abdessalam déclare, à la télévision, que les besoins de financements
de l’Algérie pour l’année 1993 se chiffrent à trois milliards de dollars. Il
compte sur le marché libre des devises pour assurer l’alimentation de ces
besoins. Rédha Hamiani, ministre de la PME, estime, le 15 décembre, que
le futur marché libre des devises pourra offrir 1,5 à 2 milliards de dollars. Il
compte sur l’épargne libre des émigrés, les exportations hors hydrocarbures
et les comptes en devises des particuliers. Il annonce aussi un code des
investissements pour « les tout premiers mois » de l’année 1993 pour
intéresser les investisseurs, mais ce sera un échec sur toute la ligne. Le
double marché des changes ne sera jamais lancé, le code des
investissements viendra trop tard, et l’insécurité bloque tout.
Le gouvernement algérien tente pourtant de séduire, et obtient quelques
soutiens. Le 25 septembre, Michel Camdessus, directeur général du FMI,
appelle la communauté internationale à aider l’Algérie, qui paie ses dettes
malgré les difficultés financières. Belaïd Abdessalam appelle, le 20 octobre,
les partenaires de l’Algérie à faire preuve de compréhension et à « ne pas
céder à l’inquiétude ». L’Algérie rappelle aussi ses atouts pour faciliter les
négociations avec ses partenaires. Le 22 septembre, Hacène Mephti,
ministre de l’Energie, annonce que la production de pétrole augmentera de
25 % en 1996, et 25 % supplémentaires à partir de l’an 2000. Les
exportations de gaz ont, pour la première fois, dépassé le seuil des 35
milliards de mètres cubes en 1992. En 1991, elles étaient de 33 milliards de
mètres cubes, et de moins de 30 milliards auparavant. Elles atteindront 75
milliards de mètres cubes en l’an 2000, selon le directeur général de
Sonatrach, Bouhafs. C’est une manière de dire aux créanciers que l’Algérie
a une ressource permanente qui lui permettra de payer ses dettes.
Ces arguments ne sont cependant pas assez convaincants pour les
bailleurs de fonds, qui restent sceptiques. Les seuls crédits obtenus sont les
crédits fournisseurs, comme celui de 500 millions de dollars renouvelé par
l’Espagne, ou les crédits destinés à être investis dans les hydrocarbures.
Sonatrach obtient, le 30 septembre, un prêt américain de 485 millions de
dollars pour le rewampïng des installations gazières de Skikda et Arzew, qui
sera assuré par des entreprises américaines. L’opération coûtera au total
1,28 milliard de dollars, dont les Japonais fournissent une partie : 514
millions de dollars. Parallèlement, Bouhafs annonce le 8 février 1993 que
Sonatrach compte investir 2,7 milliards de dollars dans la seule exploration.
Malgré des contacts suivis avec le FMI, les négociations sont pourtant
dans l’impasse. Belaïd Abdessalam annonce qu’il refuse de « plier au
diktat » du FMI, alors que les négociations n’ont pas encore abouti. C’est
donc l’enlisement progressif, avec des usines qui tournent de moins en
moins à cause du manque de devises, alors que le marché parallèle prend de
l’ampleur sous le règne de celui qui se voulait l’adversaire le plus acharné
de l’économie parallèle.
Dans la loi de finances 1994, Belaïd Abdessalam fait introduire quelques
mesures visant officiellement à faire partager l’austérité, et rogne encore ce
qui restait de la réforme des entreprises publiques. La loi de finances n’est
signée que le 19 janvier, alors que, depuis l’indépendance du pays, elle a
toujours été officiellement signée avant la fin de l’année.
La loi instaure une « contribution de solidarité nationale » pour trois ans.
C’est un nouvel impôt sur les hauts salaires et les « revenus substantiels ».
Un impôt sur le patrimoine, fondé sur la valeur nette du patrimoine et les
signes extérieurs de richesse, est également instauré. En fait, seuls ceux qui
disposent d’un salaire élevé seront imposés. L’administration fiscale n’a ni
les moyens, ni les structures, pour aller chercher l’impôt là où il se trouve.
Belaïd Abdessalam offre aussi aux entreprises publiques un cadeau
empoisonné. Il leur accorde 83,5 milliards de dinars destinés à leur
assainissement, mais introduit, dans la loi de finances, un alinéa qui lui
donne le droit de nommer et de révoquer les chefs d’entreprises. Ainsi, tous
les mécanismes introduits par les réformes économiques pour séparer
l’entreprise de l’administration se retrouvent-ils remis en cause. Les
prérogatives des fonds de participation sont elles aussi récupérées par le
chef du gouvernement, ce qui va provoquer une paralysie grave de
l’entreprise. En effet, confrontés aux difficultés financières, les chefs
d’entreprises tentent de trouver des solutions, mais n’y arrivent guère. Mais
dès que le gouvernement annonce qu’il peut nommer et révoquer les chefs
d’entreprises, ceux-ci s’installent dans une position d’attente, ne prenant
aucune initiative de peur d’être révoqués. Ils se trouvent d’autant mieux
dans la nouvelle situation que les décisions qu’ils pourraient prendre sont
souvent douloureuses : licenciements, compression des effectifs, annulation
de prestations sociales, etc. De plus, les chefs d’entreprises n’y croient plus.
Dès l’automne, alors que nombre d’entre eux étaient engagés dans des
négociations serrées, le chef du gouvernement avait décidé de payer tous les
salaires des travailleurs du bâtiment, y compris pour les entreprises qui
n’ont pas d’activité du tout. C’était un premier coup porté aux chefs
d’entreprises, qui perdaient une partie de leur crédit auprès des travailleurs.
Autre mesure qui a contribué à geler l’activité économique : Belaïd
Abdessalam annonce, à plusieurs reprises, qu’il compte dissoudre les fonds
de participation, qui gèrent les entreprises publiques. Tous les managers de
ces fonds se trouvent eux aussi dans une position d’attente, ne prenant pas
de décision car ils ne savent pas ce qu’ils vont devenir. Ce n’est qu’en juin,
à la veille de l’échéance fixée par le gouvernement pour leur dissolution,
que Belaïd Abdessalam décide de reporter cette décision, remettant les
fonds de participation dans une nouvelle période de gel. Finalement, ils
n’ont été ni supprimés ni transformés, mais simplement gelés pendant près
d’une année !
Belaïd Abdessalam tente de séduire, en se lançant dans une virulente
campagne anticorruption, et en se présentant comme le défenseur des plus
défavorisés. Il se rend en Allemagne pour participer à un séminaire
international sur la corruption, et dénonce ce phénomène dans chacune de
ses interventions. Il affirme qu’il a refusé de signer un accord avec le FMI
qui veut imposer à l’Algérie des prix exorbitants pour les produits de large
consommation. Il tente, parallèlement, de séduire le patronat privé, et
annonce, le 25 janvier 1993, que le gouvernement prendra en charge trois
milliards de dinars de pertes de change occasionnées aux entreprises privées
par la dévaluation du dinar. Face à l’inflation qui prend des proportions
inquiétantes, il tente de répondre par une démarche purement
bureaucratique : il tente de bloquer les prix et les salaires. Il rend publique,
le 8 mars, une circulaire appelant à différer les négociations ayant comme
implication une hausse des salaires.
Malgré l’absence de débat économique, due à la mainmise du
gouvernement sur les médias publics et le verrouillage de la vie politique,
les critiques s’accumulent contre le chef du gouvernement. Le 12 novembre
1992, deux mois après l’adoption du programme du gouvernement, le FFS
estime que ce programme « ne peut pas réussir en l’absence de l’adhésion
populaire et de la confiance des milieux financiers internationaux ». Le
FLN, qui adopte les positions du courant réformateur, va plus loin en
affirmant qu’un programme économique est indissociable d’une solution
politique, qui doit être basée sur un large consensus.
Dans la périphérie immédiate du pouvoir, les critiques pleuvent aussi. Le
25 janvier, Mohamed Benmansour, président de l’UNEP, déclare dans une
interview à El-Watan, qu’il craint un retour des « méthodes de gestion
bureaucratique ». « Nous réfutons les méthodes de gestion bureaucratique,
nous dénonçons la gestion à coups de décisions et de circulaires », dit-il.
Puis, c’est Abdelmadjid Bouzidi, conseiller économique du Haut Comité
d’Etat, qui plaide, dans une interview au même journal, pour une profonde
restructuration des entreprises avec une réorientation de l’activité. Il affirme
qu’il est nécessaire d’abandonner des pans entiers de l’industrie, non
rentables, pour s’orienter vers de nouveaux secteurs, dans lesquels les
entreprises algériennes peuvent se révéler compétitives.
Fin mars-début avril, c’est un véritable consensus contre Belaïd
Abdessalam qui se dégage. Les associations patronales dénoncent le
dirigisme économique, la gestion bureaucratique et « le maintien du secteur
privé dans l’exclusion ». Sur 2,5 milliards de dollars accordés par le comité
ad hoc chargé de gérer les devises, à peine 2 % sont allés aux entreprises
privées. Les organisations patronales en profitent aussi pour régler des
comptes entre elles. La Confédération nationale du patronat algérien
(CNPA) affirme que la création d’un ministère de la PME, confié à Rédha
Hamiani, président d’une organisation rivale, la CAP, est une « structure-
alibi pour donner l’impression de maintenir un dialogue en réalité
inexistant ». La CGOEA va plus loin, pour demander un « gouvernement de
transition ».
Le HCE se trouve embarrassé. Le 14 janvier, Ali Kafi avait donné son
accord à Belaïd Abdessalam qui avait souhaité un délai de trois ans pour
réaliser ses choix économiques. Le 8 mai, il est contraint de le désavouer,
en déclarant qu’il faut aller « de manière organisée à l’économie de
marché ». Le décalage est énorme entre le discours économique du HCE et
celui du gouvernement, ce qui accentue la crise politique dans le pays par
l’apparition de divergences publiques entre gouvernement et présidence. Le
FFS résume tous les griefs adressés à Belaïd Abdessalam dans une
déclaration publiée le 10 juin. Le parti d’Aït-Ahmed dénonce « la dictature
économique, le dirigisme financier, la mise sous tutelle du système
bancaire, le monopole du commerce extérieur et le refus de toute autonomie
aux entreprises ». « Pour la première fois, l’Algérie va connaître la
récession la plus dramatique. Les prévisions les plus optimistes tablent sur
un taux de croissance négatif de 7 % », estime le FFS.
L’UNEP enfonce le clou le 12 juillet. Elle « revendique la liberté
d’initiative des managers et non sa restriction comme est en train de le faire
le gouvernement ». Elle dénonce aussi la nomination des directeurs
généraux des entreprises par décret et critique vivement le monopole sur le
commerce extérieur. Alors, quand éclate la grève au port d’Alger, le 23
juillet, c’est le signe que le sort du gouvernement Abdessalam est scellé :
une grève générale au port d’Alger est toujours annonciatrice de
changements importants.
Belaïd Abdessalam tente trois grandes parades. Il déclare, dans un
discours télévisé, que c’est l’armée qui l’a appelé à ce poste, et que c’est
elle seule qui peut l’en enlever. Il met ainsi dans la gêne les militaires, qui
souhaitaient rester au second plan. Vis-à-vis de l’étranger, il fait adopter un
avant-projet de code de l’investissement, qui élimine la « discrimination
entre résidents et non-résidents ». Il introduit « la liberté de transfert du
capital investi et des bénéfices, la protection de l’investissement et le
règlement des différends avec l’Etat par des procédures de conciliation et
d’arbitrage ». Il annonce également différents avantages fiscaux, ainsi que
la mise en place du second marché de devises.
Mais c’est trop tard. Le nouveau pouvoir est déjà en train de se mettre en
place. Tout semble alors se liguer contre Belaïd Abdessalam. En plus de
l’absence de démarche économique, le prix du pétrole baisse encore sur le
marché international, ce qui le contraint à annoncer, le 29 juillet, qu’il revoit
à la baisse les recettes fiscales pétrolières. Les prévisions de la loi de
finances avaient été faites sur la base d’un prix de 19 dollars le baril, alors
que les prix tombent au-dessous de 16.
Enfin, le 2 août, le gouvernement annonce, pour la rentrée sociale, en
septembre, un grand débat sur l’économie et la dette. Universitaires,
experts, syndicalistes et économistes sont invités à y participer. Ce
séminaire vise à déterminer « ce qui est nécessaire à l’Algérie pour qu’elle
puisse accomplir, tout en préservant ses équilibres sociaux, les
transformations nécessaires à la mutation d’une économie de marché saine,
largement ouverte sur l’extérieur et reposant sur des fondements internes
solides ». Il faut aussi définir les coûts sociaux de chaque scénario proposé.
Belaïd Abdessalam n’aura cependant pas le temps d’organiser ce
séminaire, car il est remplacé le 21 août par Rédha Malek à la tête du
gouvernement. Entre-temps, il avait réussi à rassembler contre lui un
consensus national, en s’attaquant à tout le monde, des gestionnaires au
FMI, en passant par les patronats et le syndicat. Mais Belaïd Abdessalam a
surtout réussi à discréditer les dernières illusions concernant le
« nationalisme économique » pur et dur : la voie était ouverte au
rééchelonnement de la dette.
C’est un autre séminaire qui est organisé en septembre, sous la direction
du HCE. Il donne lieu à un débat de haut niveau, qui conforte le choix de
réformes profondes de l’économie au lieu du rééchelonnement. Mais
l’Algérie est alors à la veille d’échéances politiques importantes : elle doit
trouver un successeur au HCE. Aucune décision n’est donc prise dans le
domaine économique, ce qui pousse le gouvernement de Rédha Malek à
s’engager dans les négociations pour le rééchelonnement de la dette. Il
annonce une dévaluation du dinar de 40 % le 12 avril 1994. Dans la foulée,
a lieu le rééchelonnement de la dette.

La violence se déchaîne

L’assassinat du président du HCE Mohamed Boudiaf, le 29 juin 1992, a


une signification particulièrement dramatique pour l’Algérie : cet attentat
signifie qu’il n’y a plus de limites à la violence. Quand un chef d’Etat est
abattu en présence de plusieurs centaines de témoins, devant les caméras de
télévision, cela indique clairement que plus rien ne peut être exclu.
Ce virage vers une dérive sanglante se confirme quelques semaines après
la mort de Boudiaf, avec l’attentat de l’aéroport d’Alger, qui fait neuf morts
et plus de cent blessés, le 26 août. Une autre bombe explose le même jour
dans les locaux d’Air France alors qu’une troisième est désamorcée dans les
locaux de la Swissair. La bombe qui explose à l’aéroport d’Alger est
fabriquée avec du TNT, de la nitroglycérine, du plastic et de l’acétone,
selon les résultats officiels de l’enquête. Elle explose vers 10 heures 30, à
une heure de grande affluence, au moment où des centaines de personnes se
pressent dans le grand hall, sérieusement endommagé. Il faut deux mois de
travaux pour en assurer la réfection. Les images diffusées par la télévision
sont particulièrement atroces. Une femme a été complètement déchiquetée
par l’explosion. Des membres sont séparés des corps. Un secouriste met
plusieurs minutes pour retrouver le corps avec lequel il doit mettre un pied.
Le sang a aussi giclé jusqu’au plafond de l’aéroport, pourtant haut d’une
quinzaine de mètres.
Ces images de la télévision provoquent une profonde indignation. Dans
la classe politique, la condamnation est unanime. Belaïd Abdessalam, chef
du gouvernement, déclare que « les auteurs de cet acte viennent de déclarer
la guerre au peuple algérien. (...) Ces gens ne doivent trouver aucun abri,
aucune complicité. Il faut leur rendre la vie impossible », dit-il. Le FFS
dénonce l’acte « odieux », le PRA le qualifie de « sauvage », le FLN
dénonce cette « violence aveugle » et note qu’il y a une « escalade
dangereuse », le RCD affirme que c’est une « action aveugle d’un
intégrisme archaïque et totalitaire, Hamas « condamne les actes de violence
quelle qu’en soit l’origine », et Ennahdha « rejette les assassinats politiques
comme moyen de régler des différends idéologiques et politiques ».
Pourtant, le 28 août, une des publications clandestines du FIS, Mirhab El-
Djoumouaa, dénonce à son tour l’attentat de l’aéroport, le qualifiant de
« catastrophe terrifiante ». La publication dément la responsabilité du FIS,
affirmant que « les moudjahidine (groupes armés) ne s’autorisent pas à
frapper sans avoir minutieusement défini leur objectif dans le respect des
règles islamiques ». Pour le FIS, « le doigt accusateur doit être dirigé vers
ceux qui exploitent politiquement l’événement, afin de salir l’image des
combattants et des objectifs du djihad ». Le FIS déclare aussi que « les
moudjahidine ne sont pas des terroristes poussés par le désespoir ou une
tendance nihiliste, mais des croyants dans la foi, le culte et la loi de
l’islam ».
Ces affirmations du FIS sont rapidement démenties car, le 1er octobre, le
quotidien Liberté annonce l’arrestation des auteurs présumés de l’attentat de
l’aéroport. Le journal est suspendu pour quinze jours pour avoir diffusé une
information non encore annoncée officiellement. Selon l’enquête des
services de sécurité, les principaux responsables de l’attentat sont Hocine
Abderrahim, ancien chef de cabinet de Abbassi, candidat élu à Bouzaréah,
sur les hauteurs d’Alger, lors des législatives de décembre 1991, Rachid
Hechaïchi, 46 ans, commandant de bord à Air-Algérie, qui agissait dans le
Syndicat islamique du travail, Mohamed Rouabhi, directeur de collège,
Saïd Chouchène, vice-président de la municipalité de Bouzaréah.
Hocine Abderrahim, 36 ans, déclare, dans des aveux diffusés par la
télévision, que l’attentat visait à provoquer un « impact politique sur la
population ». Selon lui, il ne devait pas faire de victimes, les services de
sécurité devant être avertis pour faire évacuer l’aéroport. Des défaillances
techniques ont fait qu’il y a eu des dégâts, dit-il. Rachid Hechaïchi affirme,
de son côté, qu’il avait déconseillé de mettre la bombe dans un avion, en
raison du coût d’un appareil. Il confirme que l’hypothèse de faire exploser
un avion avait été envisagée.
Le procès de l’attentat s’ouvre le 5 mai 1993 devant le tribunal spécial
d’Alger. 55 personnes sont inculpées, dont 26 sont jugées par contumace.
Des chefs des groupes armés sont cités, parmi lesquels Abdelkader
Chebouti et Saïd Makhloufi, en fuite, et Méliani Mansouri, présent. Le
procès est houleux, avec des avocats commis d’office après avoir refusé de
plaider, puis une rafale accidentelle tirée au second jour du procès. De
longues discussions aboutissent à satisfaire partiellement la défense, qui
demande la séparation de plusieurs affaires que la cour veut juger en même
temps. Il s’agit, notamment, de l’affaire Zouita, du nom d’un avocat du FIS
qui avait fait sortir un document de Ali Belhadj de prison. L’avocat est
finalement jugé à part par le tribunal militaire de Blida et condamné à trois
ans de détention.
L’affaire de l’aéroport est dissociée finalement de l’affaire Zouita, mais la
cour maintient le jugement de l’affaire Rabah Kebir : il s’agit de juger les
responsables de la fuite de ce dirigeant du FIS vers l’étranger, alors qu’il
était en résidence surveillée dans sa ville natale de Collo, dans l’est du pays.
Quatrième affaire liée à celle de l’aéroport : celle d’un réseau de trafic
d’armes dont des membres sont impliqués dans l’affaire de l’aéroport.
Ikbal, Oussama et Selmane, les enfants de Abbassi Madani, réfugiés à
l’étranger, figurent parmi les accusés. La cour voulait juger ces affaires
ensemble pour établir un lien entre le FIS, ses dirigeants et le terrorisme.
Le procès connaît plusieurs rebondissements. Les accusés nient leur
participation à l’attentat et affirment que leurs aveux télévisés leur ont été
arrachés sous la torture. Hocine Abderrahim est pris de malaise à deux
reprises pendant le procès. Le 8 mai, Saïd Soussène, un des accusés, affirme
même avoir été arrêté le 18 août, six jours avant l’attentat. Il déclare avoir
été détenu cinquante et un jours dans les locaux de la police, et avoir été
torturé, pour finalement « déclarer n’importe quoi ». Il reconnaît toutefois
avoir eu des contacts avec Moh Léveilly, le chef des Groupes islamiques
armés (GIA — que la presse occidentale a pris l’habitude de nommer le
GIA), et avec des déserteurs de l’armée qui avaient tendu une embuscade
contre une patrouille de la police à Boudouaou, à l’est d’Alger, faisant cinq
morts. Il dit aussi avoir planifié un attentat contre M’hamed Tolba, le chef
de la police.
Mais au moment où le doute commence à s’instaurer sur la culpabilité
des prévenus, a lieu un coup de théâtre : le 20 mai, Méliani Mansouri,
ancien compagnon de Mustapha Bouyali, un des membres les plus influents
des groupes armés, reconnaît tout en bloc. Confronté à Hocine Abderrahim,
il confirme les liens de ce dernier avec les groupes armés. Pour ce qui le
concerne lui-même, Méliani déclare avoir mis sur pied une organisation
tout de suite après l’arrestation des dirigeants du FIS en juillet 1991. Il
reconnaît aussi avoir donné son accord à l’attaque de l’amirauté, qui a fait
dix morts.
Ces aveux de Méliani Mansouri jettent un trouble : il donne tous les
détails, y compris ceux qui ne sont pas demandés par le juge, enfonçant ses
codétenus. Un chroniqueur de la Nation se pose alors la question :
« Méliani est-il une balance ? » Déjà, en juin 1987, l’auteur avait assisté à
un procès devant la cour de sûreté de l’Etat, dans lequel était jugé Méliani
Mansouri. C’était le procès du groupe de Bouyali, dans lequel Chebouti,
Azzeddine Baa et d’autres figuraient déjà parmi les accusés. Là aussi,
Méliani Mansouri avait procédé de la même manière. Devant les hésitations
d’un de ses codétenus, qui voulait nier certains faits, Mansouri l’avait
interrompu et avait demandé au juge l’autorisation de parler. Il s’était alors
adressé à ses compagnons pour leur demander pourquoi ils voulaient nier ce
dont ils étaient accusés. Il leur avait dit qu’ils devaient dire la vérité, et ne
pas avoir peur d’un juge. « On n’a peur que de Dieu », avait-il dit.
Sept ans plus tard, Méliani Mansouri a opté pour la même attitude,
avouant tout, facilitant le travail du procureur, qui requiert quinze peines
capitales contre les prévenus, dont Hocine Abderrahim, Rachid Hechaïchi,
Saïd Soussène, Méliani Mansouri, ainsi que contre Abdelkader Chebouti,
Saïd Makhloufi et les trois enfants de Abbassi Madani, Ikbal, Selmane et
Oussama, jugés par contumace. Le procureur affirme que Abderrahim a fait
ses déclarations sans contrainte. Les blessures vues sur son visage lors de
ses aveux télévisés sont le résultat d’une tentative de suicide, lorsqu’il a
appris que ses aveux étaient filmés, selon le procureur, qui demande un
« verdict exemplaire ». « La société ne peut tolérer des crimes horribles
comme ceux commis par les prévenus. » Rejeter la peine de mort dans une
affaire de ce genre « ouvre inéluctablement la voie à une justice parallèle,
celle du lynchage, comme au temps du Moyen Age », selon le procureur.
Le 25 mai, à la veille du verdict, un mandat d’arrêt international est lancé
contre les trois enfants de Abbassi Madani, qui sont condamnés à mort par
contumace le lendemain. A la mi-juin, l’Algérie demande leur extradition,
ainsi que celle de Rabah Kebir, tous quatre réfugiés en Allemagne. Trente-
huit peines capitales sont prononcées au total, dont vingt-six par contumace.
Abderrahim, Hechaïchi, Soussène et Mansouri sont condamnés à mort. Ils
sont exécutés le 31 août, avec trois autres condamnés à mort, Mohamed
Imat, Abdelkrim Fennouh et Djamel Tchicou. Trois voient leur peine
commuée en détention à perpétuité.
Mohamed Imat et Saïd Soussène sont jugés une seconde fois, tout de
suite après le procès de l’aéroport. Ils sont accusés d’avoir déposé des
bombes au siège de la télévision et du commissariat central. Ils sont
condamnés une seconde fois. Rédha Boucherif, employé comme cuisinier à
la télévision, qui avait déposé la bombe, est également condamné à mort. Sa
femme avait été déchiquetée par une bombe qu’elle avait déposée au
commissariat central d’Alger.
Si l’attentat de l’aéroport, par son côté sanglant et spectaculaire, a été
l’un des plus connus, le plus inquiétant se déroulait cependant ailleurs, avec
une lente progression des groupes armés, qui se sont mis à quadriller le
pays. Ce travail, entrepris tout au long de l’année 1992, commence à porter
ses fruits une année plus tard. Les groupes armés se sont installés,
structurés, et montrent qu’il sont en mesure de tenir tête au pouvoir. Alors
que les autorités commencent à exprimer leurs premiers doutes sur leur
capacité à mettre fin à la violence politique, les groupes armés s’installent,
eux, définitivement dans la durée. Aux actions spectaculaires de l’année
1992, succède une action méthodique, froide, visant à instaurer un climat de
terreur pour que plus personne ne se sente en dehors de la partie de bras de
fer qui s’est engagée. Les membres des groupes armés qui ont réussi à
survivre sont désormais plus aguerris, et il est possible aux chefs des
différents groupes de mettre sur pied des réseaux, des structures, et des
mécanismes de décision d’une grande efficacité. Dans la confusion qui
continue de dominer, et face à l’absence d’une solution politique, ils
maintiennent la pression, prenant l’initiative sur le terrain, multipliant les
attentats, pour tenter d’imposer leur domination sur la société.
Les premiers signes de ce changement apparaissent progressivement. Ce
sont d’abord certaines régions qui deviennent de véritables zones interdites.
Le périmètre qui va de Khemis El-Khechna à Boufarik, dans l’est de la
Mitidja, est la première zone concernée. Les quartiers populaires deviennent
à leur tour infréquentables pour les éléments des forces de sécurité, les
militaires et les agents de l’Etat. Puis, les régions montagneuses
s’embrasent à leur tour. Ce sont d’abord les montagnes qui vont de Blida à
Médéa, au sud d’Alger, ainsi que celles de Lakhdaria, plus à l’est. Les
premières abritent Tamezguida, les secondes Zbarbar, les deux endroits
choisis par les groupes armés pour tenir leur congrès durant l’été 1992. Les
montagnes de Jijel voient, à leur tour, l’apparition des groupes armés, qui
les contrôlent. La Kabylie, réputée peu infiltrée par les groupes armés, n’est
pas épargnée. Le village de Aït-Bouaddou est investi par les groupes armés
pendant plusieurs heures, selon la presse.
Ce sont ensuite les faux barrages qui instaurent la terreur. En fait, le
nombre de faux barrages est peu élevé. Mais il suffit de quelques-uns, dans
lesquels des agents de l’ordre et des fonctionnaires sont tués, pour qu’ils
deviennent une hantise après avoir été amplifiés par la rumeur. Les
entreprises d’Etat, qui commencent à subir les sabotages, interdisent
progressivement à leurs véhicules d’emprunter certains itinéraires. Une des
premières routes qu’il a été recommandé d’éviter est celle reliant Khemis
Miliana, à l’ouest d’Alger, à Berrouaghia, au sud de la capitale. C’est une
route qui permet d’aller de l’ouest du pays vers l’est, en évitant Alger. C’est
là que de nombreux camions d’entreprises publiques ont été incendiés, et
c’est sur cette route aussi, dans la localité de Hanacha, un petit hameau situé
au sommet d’une colline, qu’un ressortissant espagnol a été tué durant
l’automne 1993, peu après la première menace des groupes armés contre les
étrangers.
L’absence de toute structure en mesure d’encadrer la société a facilité
considérablement le travail des groupes armés. Le pouvoir a, en effet, gelé
de fait l’activité des partis, dissous le FIS et ses organisations satellites, qui
se sont contentées de passer à la clandestinité. Progressivement, les groupes
armés ont pris contact avec les personnes fortunées, gros commerçants,
entrepreneurs et patrons d’entreprises privées, pour exiger un impôt. Ils ont
même tenté, fin 1993, de fermer les sièges de l’administration fiscale, en
menaçant de mort les fonctionnaires. A Alger, la recette d’El-Biar a fermé,
ce qui montre à quel point la pression a été forte.
La pression sur la société a aussi été très forte. La célébration des
mariages a été soumise à certaines règles, comme l’interdiction de chanter.
L’interdiction de la plage n’a pas eu d’écho. En revanche, l’obligation de
porter le hidjab pour les femmes, restée sans effet en 1992, a commencé à
être suivie en 1993 dans quelques zones, pour connaître son apogée début
1994, lorsque la date du 8 mars a été fixée comme ultimatum.
Les autorités ont tenté de répondre à cette prise en main de la société par
les groupes armés, mais il y a eu trop d’incohérence pour que l’action
gouvernementale porte ses fruits. Le pouvoir avait des handicaps
importants, dont d’abord son manque de crédibilité et les multiples conflits
en son sein, qui n’ont pas permis d’élaborer une démarche sérieuse. Le
pouvoir n’a pas non plus réussi à combler le vide laissé par le FIS après sa
dissolution. Il n’y avait aucune structure en mesure de prendre en charge les
revendications exprimées par la base du FIS.
Parallèlement, l’impossibilité de déployer des unités de l’armée et des
forces de sécurité en nombre suffisant dans tout le pays a contribué à laisser
le terrain vide aux groupes armés, qui n’ont pas trouvé de difficultés à
s’implanter. Les autorités ont même commis des erreurs graves dans ce
domaine. Dans un premier temps, sous-estimant les capacités des groupes
armés, les responsables ont affirmé que leur élimination n’était qu’une
question de temps. Cela a gravement entamé la crédibilité du pouvoir
lorsqu’il est apparu que ces déclarations étaient irréalistes. Ensuite, les gens
se sont souvent trouvés confrontés aux groupes armés, sans personne pour
les aider. Les forces de sécurité avaient été mises en position de défense, et
restaient le plus souvent occupées à assurer leur propre protection. Des
régions entières sont ainsi restées livrées aux groupes armés. Dans la plaine
du Chéliff, entre le Dhahra et l’Ouarsenis, l’auteur a parcouru près de 200
km dans des zones relativement peuplées, sans rencontrer une unité de
police ou de gendarmerie. C’était dû à l’énorme retard pris dans le
déploiement de l’administration dans les régions reculées du pays, aggravé
par des décisions hâtives qui ont amené le pouvoir à adopter une position
défensive. Les forces de sécurité ont en effet concentré leur action dans les
zones utiles, urbaines, délaissant les campagnes. Mais même dans les villes,
il a fallu beaucoup de temps pour que le rythme des attentats diminue, alors
que les campagnes et zones reculées étaient cédées aux groupes armés.
Mais, plus que le terrorisme lui-même, c’est cette prise en charge de la
société par les groupes armés qui inquiétait le plus les analystes. A l’école,
dans les quartiers, sur les lieux de travail, dans les casernes, les réseaux se
mettaient en place, avec des sympathisants du FIS parfois, sous la pression
d’autres fois. L’école est la plus souvent citée comme lieu de recrutement
pour les groupes armés qui comptent, en mai 1993, près de trois cents
enseignants dans leurs rangs, selon des statistiques des services de sécurité.
Les collectes d’argent s’organisaient aussi, de même que le renseignement
et l’information. Les armes arrivaient elles aussi assez facilement. La
mahchoucha, fusil à canon scié, dominant dans les premiers temps, laissait
progressivement place au pistolet automatique et au pistolet-mitrailleur. En
plus de quelques actions spectaculaires, comme les prises d’armes lors des
attaques de Reghaïa, dans la banlieue est d’Alger, et Bouguezoul, à deux
cents kilomètres au sud de la capitale, ce sont les attentats individuels qui
constituent la principale source de l’armement. Selon des statistiques
publiées par la presse pendant un mois, en 1993, quatorze armes utilisées
dans des attentats avaient été prises lors d’attaques contre des éléments des
forces de l’ordre.
Les réseaux sont impressionnants. Le 15 février 1993, les services de
sécurité annoncent le démantèlement du plus important d’entre eux, dans
l’est du pays. Près de 700 personnes sont arrêtées lors de cette enquête qui
prend de longs mois, et aboutit en décembre 1992-janvier 1993. 400
pistolets automatiques, 437 fusils de chasse, et cinq pistolets-mitrailleurs
sont saisis par les enquêteurs. Un autre réseau comprenant une quarantaine
de personnes est démantelé début juin à Bougaa, près de Sétif. Toujours
près de Sétif, 69 islamistes sont arrêtés à El-Eulma, dans une autre affaire
de trafic d’armes. L’armement saisi comprend notamment 24 pistolets
automatiques.
Les filières étrangères pour l’armement semblent, de leur côté,
importantes, bien que restées extrêmement discrètes. La frontière marocaine
a vu défiler beaucoup d’armes, selon des révélations faites lors de procès.
La complicité des autorités marocaines a été établie par les enquêteurs
algériens lors du procès de Abdelhak Layada. Le Maroc, qui veut une
Algérie affaiblie pour régler à son avantage le conflit du Sahara occidental,
a facilité, selon la presse, l’entrée des armes en Algérie, ce qui semble avoir
joué dans la décision de fermer la frontière terrestre avec le Maroc durant
l’été 1994.
Les réseaux montés par les dirigeants du FIS à l’étranger semblaient le
plus souvent passer par le Maroc, mais d’autres tentatives ont été menées. Il
y a eu notamment des bateaux affrétés par les dirigeants des groupes armés
pour transporter clandestinement des armes vers des ports algériens, avec la
complicité de douaniers. Deux grandes affaires ont été découvertes. L’une a
abouti à l’arraisonnement d’un bateau à Alger, fin 1993, et une autre,
découverte à Annaba, a donné lieu à l’arrestation de plusieurs dizaines de
douaniers.
Plus complexe encore est la piste qui a permis de rapporter des armes à
partir de l’Iran et d’Israël. La filière, apparemment très complexe, a été
explorée après l’apparition de pistolets-mitrailleurs Uzi de fabrication
israélienne. Selon un responsable algérien qui a travaillé sur le dossier, ces
Uzi ont été cédés par Israël à l’Iran lors de l’affaire de l’Irangate. Stockées
par Téhéran pendant plusieurs années, elles ont été acheminées vers
l’Algérie. Même si cet apport n’a pas eu une importance décisive pour le
conflit en Algérie, il a eu un impact psychologique important, en montrant
certaines ramifications internationales.
Face à cette structuration des groupes armés et leur mainmise sur la
société, les autorités n’ont pas été en mesure de lancer une démarche
efficace. A peine y a-t-il eu des mesures fragmentaires, comme la reprise en
main des mosquées, le démantèlement de certains réseaux ou l’arrestation
d’une partie de l’encadrement du FIS. La dissolution des associations
contrôlées par le FIS a été suivie, à partir de mai 1993, par d’autres actions
plus spectaculaires qu’efficaces. Belaïd Abdessalam a ainsi interdit, par une
circulaire, le port de la tenue islamiste dans les administrations. Une longue
circulaire du chef du gouvernement annonce « l’interdiction de toute tenue,
effet, attribut ou accoutrement de nature à exprimer, de façon ostensible,
une appartenance à un courant idéologique, politique ou religieux ». Il
s’agit, principalement, du kamis qui avait fleuri dans les administrations et
les écoles. La circulaire « exclut toute activité partisane sur les lieux du
travail, comme l’organisation de réunions et les quêtes ». Elle insiste
également sur l’obligation de réserve chez les fonctionnaires, au moment où
l’administration s’était fortement politisée. La question du hidjab, plus
complexe, n’est pas évoquée : son interdiction paraît extrêmement difficile
à envisager. Début juillet 1993, pourtant, le premier groupe armé
comprenant beaucoup de femmes, une dizaine, est démantelé à Oum El-
Bouaghi, dans l’est.
Mais c’était loin de suffire pour faire face au déchaînement de la violence
imposée par les groupes armés, qui soutiennent un rythme infernal. Les
actes de sabotage se multiplient, ainsi que les assassinats de civils. Les
incendies de forêts font cinq morts et détruisent 13 000 hectares à Tizi-
Ouzou, 7000 à El-Tarf et 3000 à Béjaïa.
L’année 1993 commence d’ailleurs par un premier drame qui
symbolisera toute l’année. Le 1er janvier, cinq gendarmes sont égorgés à
Laghouat, au nord du Sahara, au sein même de leur brigade. L’acte est
particulièrement brutal : les gendarmes sont ligotés, les mains derrière le
dos, les pieds rattachés aux poignets. Ils sont couchés à plat ventre à même
le sol. L’assassin soulève la tête de la victime, en la prenant par les cheveux,
et l’égorge. Trois des auteurs de l’attentat contre les gendarmes de Laghouat
sont abattus à la mi-janvier. Les autres réussissent à s’enfuir, mais le groupe
est progressivement anéanti.
Les groupes armés subissent ainsi des pertes, les privant de leurs
éléments par groupes entiers. Le 4 janvier, un groupe de trois islamistes
armés est anéanti près de Aïn-Defla, à l’ouest d’Alger. Le 10, les autorités
annoncent que six terroristes ont été abattus, dont un militaire déserteur. A
Jijel, cinq islamistes sont tués le 12 février. Le lendemain, trois autres sont
abattus à Bougara, près d’Alger. Un autre groupe de six éléments armés est
anéanti le 16 février dans la forêt de Tegrine, près de Bouira, à l’est d’Alger.
En mars, plusieurs groupes sont anéantis. Le premier, comprenant neuf
éléments agissant dans les montages du Dhahra, dans la région côtière du
centre ouest, est décimé près de Damous, sur la côte. Ensuite, un groupe de
cinq islamistes est anéanti à Baraki, près d’Alger, un troisième de six
éléments à Sidi-Bel-Abbès, et un autre, de huit personnes, à Kasr El-
Boukhari, au sud.
Avril commence par une prise d’otages, qui dure du 1er au 3, à El-
Affroun, à soixante-dix kilomètres à l’ouest d’Alger. Une banque est
attaquée par un groupe de cinq hommes qui, cernés par les forces de police,
prennent des clients et des employés en otage. Après deux jours de
suspense, l’assaut est donné par des unités d’élite de la gendarmerie. Trois
membres du groupe sont tués, deux réussissent à s’enfuir, et les otages sont
tous sains et saufs. Une autre prise d’otages se déroule le 7 juillet à
Tlemcen. Elle se termine par la mort de sept islamistes.
L’armée se déploie aussi dans la région d’Alger et la Mitidja, prenant
position dans les grands carrefours et les zones sensibles. Elle commence à
opérer des ratissages dans les zones rurales, opérations qui sont élargies
plus tard aux quartiers populaires des grandes villes. La formule utilisée est
simple : un quartier est bouclé la nuit, puis passé au crible, maison par
maison. Les autorités espèrent ainsi opérer des arrestations, démanteler des
réseaux, pour déstabiliser l’organisation des groupes armés. Le bilan est
cependant mitigé, car aucun résultat spectaculaire n’est atteint grâce à cette
formule.
En revanche, les opérations coup de poing sont payantes. Cinq islamistes
sont tués le 3 avril à Collo, quatre le 19 avril à Alger et, six autres meurent
dans le dynamitage d’une maison qu’ils occupaient à El-Harrach, après une
opération qui dure deux jours, les 25 et 26 mai. Ce groupe est responsable
d’une dizaine d’attentats, et certains de ses membres avaient participé à
l’attaque de la caserne de Bouguezoul, un mois auparavant.
Le 3 mai, deux groupes sont anéantis. Le premier, près de Boufarik,
comprend neuf personnes, et le second, de cinq, est repéré et éliminé à
Oued-Smar, dans la banlieue d’Alger. Cinq autres islamistes sont abattus le
23 mai. Les groupes armés semblent alors avoir choisi de s’organiser en
groupes de cinq. En effet des groupes comprenant ce nombre sont anéantis,
le premier dans la nuit du 5 au 6 juin à Léveilly, le second le 11 juin à El-
Harrach, le troisième le 16 juin à Saïda, dans l’ouest. Durant tous les mois
suivants, on assiste au démantèlement de groupes similaires. Parfois, la
prise est plus importante. Dans la nuit du 23 au 24 août, six islamistes, dont
un Marocain, sont abattus à Gué de Constantine. Dans la nuit du 4 au 5
septembre, c’est un groupe de huit qui est éliminé à Ziama Mansouriah,
près de Béjaïa. Enfin, le 10 septembre, alors que Rédha Malek remplace
Belaïd Abdessalam à la tête du gouvernement, treize islamistes sont abattus
et un quatorzième blessé à Ouled Ali, dans la région de Lakhdaria, à l’est
d’Alger.
Les services de sécurité réussissent, parallèlement, de grands coups de
filet qui montrent l’ampleur des réseaux mis sur pied par les groupes armés.
Il faut amnistier près de 6000 détenus de droit commun, début janvier, pour
libérer des places en prison. Parmi les plus importants réseaux démantelés,
celui de Médéa comprend 27 membres, celui de Bordj Bou-Arriredj 84, et
celui de Laghouat 46, dirigés par un médecin, Mohamed Makhloufi, qui
envisageait le sabotage du gazoduc algéro-italien, selon les services de
sécurité.
Il y a également l’arrestation ou la mort de dirigeants de groupes armés.
Ikhlef Cherati, président de la commission des affaires religieuses du FIS et
imam à La Montagne, banlieue agitée d’Alger, est arrêté le 26 février. Il
était entré en clandestinité après la grève de juin 1991. Omar El-Eulmi,
fondateur du SIT, est abattu le 6 avril avec trois compagnons. El-Eulmi
avait prononcé une fetwa pour « tuer les agents du pouvoir quels qu’ils
soient ». Un de ses frères, Nacer, avait été tué en septembre 1992.
C’est ensuite Abdelhak Layada, ancien chef des GIA, qui est arrêté début
juin au Maroc. Layada s’était rendu à Oujda, ville marocaine proche de la
frontière algérienne, pour une réunion des dirigeants de groupes armés.
Contacté par les services de renseignements marocains, il refuse de
collaborer, selon ses déclarations. Il est alors extradé vers l’Algérie. Layada
avait condamné à mort Rabah Kebir. Peu après son arrestation, c’est son
bras droit, Brahim Zekioui, qui est abattu le 16 juin près de Baraki. Un autre
proche de Layada, Karim Aït-Meziane, est abattu à Alger. Début août,
Kacem Tadjouri, membre du Madjliss Echoura du FIS, est arrêté. Il était en
relation avec Hocine Abderrahim, un des principaux accusés de l’attentat de
l’aéroport.
Mais ces succès ne font guère illusion, car les groupes passent à une
étape supérieure, avec des attentats spectaculaires menés parallèlement à
une campagne de terreur qui dépasse, en portée, l’action des forces de
sécurité. Egorger les victimes civiles commence à devenir une pratique
courante. Un policier et deux employés de la police, enlevés le 22 janvier
aux Eucalyptus, sont retrouvés égorgés une semaine plus tard. Ils « ont été
monstrueusement suppliciés », selon la police.
Puis, le 13 février, c’est Khaled Nezzar, ministre de la Défense et homme
fort du HCE, qui échappe à un attentat à la voiture piégée à El-Biar. Une
voiture explose sur le passage de Nezzar et de son escorte, faisant de légers
dégâts dans sa voiture. Il n’y a pas de victimes, mais d’importants dégâts
sont enregistrés dans les constructions environnantes. Plusieurs voitures
sont calcinées. La mise à feu a été réalisée par télécommande, ce qui laisse
planer quelques doutes sur les auteurs de l’attentat : les groupes armés n’ont
en effet jamais utilisé des procédés aussi complexes. Les bombes qu’ils
utilisent sont plus rudimentaires, comme les quatre qui explosent dans la
nuit du 29 au 30 juillet. L’attentat contre Nezzar constitue cependant une
alerte sérieuse, et le FFS note, dans un communiqué, que les conséquences
de la disparition de Khaled Nezzar « auraient été imprévisibles pour la
stabilité et la cohésion de l’institution militaire et le devenir du pays ».
Les groupes armés poursuivent aussi les attentats contre les policiers, les
gendarmes et les militaires. Quatre policiers, dont un commissaire, sont
assassinés le 13 février à El-Harrach, et trois gendarmes et un militaire sont
tués quatre jours plus tard à Médéa. Le 15 avril, a lieu un des attentats les
plus meurtriers, lorsque neuf policiers sont tués à M’Sila, à 300 kilomètres
au sud-est d’Alger. Cinq sont tués sur le coup, lors d’une embuscade, et
quatre succombent à leurs blessures.
Mais c’est la vague d’attentats contre les intellectuels et hommes
politiques qui sème la terreur dans le pays, lors du Ramadhan 1993. Dans la
culture islamiste, le Ramadhan est un mois particulier : c’est pendant ce
mois sacré qu’a eu lieu la victoire de Badr, la première remportée par le
Prophète sur ses ennemis de La Mecque. C’est un mois de piété et de
djihad. Un an plus tard, pendant le Ramadhan 1994, répondant aux mêmes
symboles, les groupes armés mènent la plus grande campagne de terreur
qu’ait connue l’Algérie. On arrive à une moyenne de trente morts par jour.
Les victimes sont égorgées, parfois éventrées. Certaines sont enlevées chez
elles, d’autres abattues sur leur lieu de travail.
Le 14 mars 1993, Abdelhafidh Senhadhri, membre du Conseil consultatif
national, est grièvement blessé devant son domicile aux Annassers, à Alger.
Il meurt peu après. Puis c’est Djillali Liabès, sociologue, directeur de
l’Institut d’études stratégiques globales, ancien ministre, qui est assassiné le
16 à Kouba, alors qu’il sort de chez lui. M’Hamed Boukhobza, son
successeur à la tête de l’INESG, auteur d’un livre sur les événements
d’octobre 1988, est assassiné peu après. Boukhobza est égorgé chez lui,
devant sa femme et ses enfants. Le jour même de l’assassinat de Liabès, le
ministre du Travail Tahar Hamdi est légèrement blessé dans un attentat. Le
groupe de six islamistes, auteurs présumés de l’attentat, est démantelé début
avril. L’un d’eux, Ferhat Rebache, 34 ans, est professeur à l’université de
Bab-Ezzouar. La vague d’attentats culmine l’avant-dernier jour du
Ramadhan, avec l’attaque, le 29 mars, de la caserne de Bouguezoul, qui
fait, au total, 41 morts, dont 18 militaires. Le 15 juin, est assassiné
Mahfoudh Boucebsi, un psychiatre tué à l’arme blanche à l’intérieur de
l’hôpital Drid Hocine où il officie. Un autre médecin, Belkhenchir, est tué à
l’intérieur de l’hôpital de Birtraria, à Alger.
Hachemi Cherif, leader d’Ettahaddi, est blessé dans un attentat le 10
avril, alors qu’il se rend au siège de son parti. Le 24, c’est le général à la
retraite Kamel Abderrahim qui est à son tour grièvement blessé. L’attentat a
lieu le matin, devant son entreprise dans la zone industrielle de Réghaïa, à
l’est d’Alger. Il s’en sort miraculeusement après avoir été atteint de huit
balles. Promu au grade de général en 1984, sous-chef de l’état-major chargé
des opérations, commandant des forces navales, Kamel Abderrahim avait
aussi dirigé la deuxième région militaire d’Oran. Il était à la retraite depuis
novembre 1988. L’attentat dont il a été victime a lieu alors qu’ont
commencé les premières tractations visant à nommer comme ministre de la
Défense un autre général à la retraite, Liamine Zeroual.
Le HCE dénonce, le 16 mars, cette campagne de terreur, affirmant que
ces assassinats relèvent d’un « plan criminel exécuté par une force traîtresse
à la solde d’intérêts stratégiques externes ». Mohamed Hardi, ministre de
l’Intérieur, déclare le 21 mars, que c’est une « montée en cadence du
terrorisme dans son œuvre de déstabilisation des institutions et de l’Etat ».
Il n’exclut pas que le terrorisme puisse « s’intensifier et se diversifier », et
reconnaît que la parade contre le terrorisme est « extrêmement difficile ».
Dans son communiqué n° 39, daté du 19 mars, le FIS revendique ces
actes, en affirmant que « ce qui se déroule n’est pas du terrorisme, mais un
djihad ». Son communiqué précède de peu la marche du 22 mars 1993, qui
regroupe plusieurs centaines de milliers de personnes mobilisées contre le
terrorisme. La réaction de la rue est importante, dans un grand élan qui
exprime le ras-le-bol contre le déferlement de la violence. Il paraît alors
possible de renverser la vapeur, tant la population se montre disponible.
Mais la marche du 22 mars se noie rapidement dans une lutte d’appareils
et de récupération. Les organisateurs, en ordre dispersé, et le pouvoir
cherchent, chacun de son côté, à tirer la couverture à lui. Le déclic est raté,
et la violence reprend, quotidienne, visant notamment les magistrats. Le 16
mai, Mohamed Saïd, procureur général de Tlemcen, est assassiné près de
l’école où il avait accompagné ses enfants. Le 14 juin, c’est le procureur de
Koléa qui est tué, et le 14 juillet, Larbi Bida, procureur adjoint d’Alger.
Pendant la première semaine de juillet, on compte près de quarante-cinq
morts, officiellement annoncées. Le chiffre est très élevé et montre
l’ampleur de la violence. C’est aussi le moment où il est question de
dialogue. Le HCE veut tirer la sonnette d’alarme, tout en préparant les
échéances politiques à venir. Il estime alors que « c’est toute la nation
algérienne qui est en danger, et le pays encourt le risque d’être détruit.
Devant un tel danger, l’heure n’est plus à l’expectative », déclare le HCE
dans un communiqué. Il appelle à « percevoir le véritable danger que
cachent ces actes odieux », dit-il, dénonçant « la barbarie, la trahison et la
nature criminelle du mouvement terroriste et la sauvagerie de ses actes ».
Belaïd Abdessalam renchérit le 24 juin, en notant que « la situation a atteint
une dimension telle qu’il n’est pas possible d’y faire face par les seules
forces de l’ordre. Il faut la participation de tous les Algériens car notre
destin même est lié à cette situation. »
La violence a cependant atteint son rythme de croisière. Plus rien ne
semble hors de portée des groupes armés, qui le montrent le 21 août, avec
l’assassinat de Kasdi Merbah à Aïn-Taya, à l’est d’Alger. Son fils Hakim,
25 ans, son frère Abdelaziz, un médecin de 52 ans, son chauffeur et un
garde du corps sont tués dans l’attentat. Les victimes se trouvaient dans
deux véhicules, revenant d’une résidence secondaire de Kasdi Merbah,
située sur la plage.
Les armes utilisées lors de l’attentat sont d’origine israélienne, selon les
services de sécurité. Un groupe apparemment bien entraîné a mené
l’opération, attaquant les deux voitures en même temps, ne laissant guère le
temps de riposter. Le MAJD, parti de Kasdi Merbah, réagit violemment.
L’attentat est « l’œuvre de tueurs professionnels », dit-il dans un
communiqué. Lors de l’enterrement, la veuve de Kasdi Merbah met en
cause Chadli et Hamrouche, puis se rétracte.
Ancien patron de la sécurité militaire de 1960 à 1979, Kasdi Merbah
n’était sorti de l’ombre que sous Chadli, avec qui il avait été secrétaire
général puis vice-ministre de la Défense, ministre de l’Industrie, de
l’Agriculture et de la Santé. Il était entré en conflit ouvert avec Chadli
lorsque celui-ci l’avait limogé du poste de premier ministre en septembre
1989. Peu après, il avait quitté le FLN pour fonder son propre parti, le
MAJD. Merbah était considéré comme particulièrement puissant. Durant
l’été 1993, il avait lancé un appel aux groupes armés, leur demandant de
cesser les attentats. Il avait tenté une médiation pour parvenir à une
négociation entre les autorités et les dirigeants du FIS, selon la presse, qui a
émis de nombreuses hypothèses sur sa mort. Les plus courantes affirment
que Kasdi Merbah a été assassiné par une fraction des groupes armés ou du
pouvoir hostiles au dialogue. Autre fait troublant, Merbah est tué le jour
même du limogeage de Belaïd Abdessalam et son remplacement par Rédha
Malek, un homme hostile à tout dialogue avec les islamistes.
L’identification puis l’arrestation des présumés assassins n’ont pas
dissipé tous les doutes entourant l’assassinat de Merbah. Le 30 septembre,
pour le quarantième jour de sa mort, une quarantaine de personnes, arrêtées
lors de l’enquête, sont présentées à la télévision. Trois d’entre elles, Tayeb
Mazari, Rachid Aït-Aïssa et Djamel Boukersi, ont « directement participé »
à l’attentat. Toutefois, les cinq auteurs principaux n’ont pas été arrêtés. Il
s’agit de Abdelkader Hattab, un déserteur, condamné à la prison à vie par
contumace en mars 1993, Hassan et Toufik Hattab, des parents du chef du
groupe, et Saïd Tarzout, tous recherchés. Un mandat d’amener a également
été lancé contre un cinquième membre du groupe, Ahmed Aïssani.
Les groupes armés se déchaînent, parallèlement, contre les agents de
l’administration et les journalistes, et multiplient les actes de sabotage. Pour
la seule journée du 29 août, cinq civils sont assassinés. Puis, le 23
septembre, plusieurs gendarmes sont tués dans une embuscade à Sehaoula,
dans la banlieue sud-ouest d’Alger. Les gendarmes ripostent en tuant huit
islamistes, dont les corps restent plusieurs heures sur place, exposés aux
passants.
De nombreuses unités économiques sont attaquées, et leurs équipements
détruits. Les plus spectaculaires concernent l’entreprise de fabrication de
chaussures des Eucalyptus, qui emploie 430 personnes. Elle est attaquée la
nuit par une quarantaine d’hommes en cagoules. Les dégâts y sont évalués à
50 millions de dinars. Dix-sept autocars et trois camions sont incendiés à
Blida. L’entreprise des industries électroniques de Telagh, la plus
performante de son domaine en Algérie, est incendiée à son tour.
Cimenteries, écoles, entreprises, plus rien n’est épargné. A l’approche de la
rentrée scolaire, durant l’été, les groupes armés s’en prennent aux écoles. Ils
en brûlent plusieurs centaines. Une wilaya du centre-ouest, Aïn-Defla,
particulièrement touchée, perd 15 % de son infrastructure scolaire.
Pendant ce temps, le pouvoir n’arrive pas à faire des choix définitifs sur
la manière de gérer la violence.

Statu quo

Un an après l’arrêt des élections de décembre 1991, la situation semble


mûre pour que l’Algérie s’oriente vers une nouvelle démarche politique. La
politique du tout sécuritaire a montré ses limites, et les groupes armés ne
réussissent visiblement pas à prendre le pouvoir. Une situation de statu quo
s’installe alors, aucune partie ne semblant en mesure de prendre le dessus.
Une solution semble donc possible, par le biais d’un compromis qui verrait,
d’un côté, le pouvoir accepter un retour programmé aux urnes, et, d’un
autre côté, les islamistes accepter de revoir leurs exigences.
La nouvelle démarche, celle du dialogue, est donc formellement lancée le
14 janvier 1993, par un discours solennel à la nation prononcé par le
président du HCE, Ali Kafi, qui auparavant s’était rendu au ministère de la
Défense, pour avoir l’aval de l’armée.
Sentant le tournant proche, Aït-Ahmed sort, le 11 janvier, d’un long
silence, pour demander, dans une interview à Al-Khabar, que « le pouvoir
change sa politique fondée uniquement sur la question sécuritaire ». Il
appelle « tous les Algériens, quelle que soit leur tendance, à rejeter la
violence » et demande à « tous les démocrates de resserrer les rangs face à
tous ceux qui veulent mener l’Algérie à la division et à l’affrontement ».
Pour bien montrer qu’ils tracent une ligne rouge qui ne sera pas franchie
lors du dialogue, les autorités annoncent, le 11 janvier aussi, l’exécution de
deux sous-officiers, Noureddine Rahmoun et Mohamed Fodhil, condamnés
à mort par le tribunal militaire de Blida dans l’affaire de l’amirauté. A ce
moment là, quarante-sept condamnations à mort ont déjà été prononcées par
les tribunaux. Le ministère de la Justice, qui annonce l’exécution, souligne
qu’il « s’agit de l’application d’une décision de justice, mais aussi d’une
réponse à une attente de la population qui a, à maintes reprises, demandé
l’application de la loi du talion ». Quelques coups de filet sont aussi réalisés
par les services de sécurité en quelques jours, pour bien montrer que les
autorités ne vont pas au dialogue en position de faiblesse. Ainsi, dans la nuit
du 11 au 12 janvier, cinq islamistes sont abattus par les forces spéciales près
de Lakhdharia, alors qu’ils sortaient d’un refuge. Ensuite, les services de
sécurité annoncent, le 14 janvier, que trois islamistes ont été abattus à
Médéa et trente-quatre autres arrêtées. Parmi eux, un médecin, un
pharmacien et un technicien de la santé.
C’est dans ce climat que Ali Kafi annonce le prochain lancement du
dialogue et l’organisation d’un référendum sur la Constitution. Le président
du HCE énonce d’abord les bases de la nouvelle politique : « La sortie de la
crise ne peut s’accomplir que par l’éradication du terrorisme et des fléaux
sociaux, et une solution politique globale, pour une démocratie véritable,
dans le cadre d’un projet national rénové. » L’Algérie a besoin « d’une
république forte et stable, d’une société évolutive et pluraliste, ainsi que
d’un système politique respectant l’alternance ». Il assure que l’Etat
augmentera les moyens de lutte contre le terrorisme, et évitera « tout
glissement vers une situation incontrôlable ». Le dialogue qui s’annonce
sera mené avec les personnalités nationales, et les forces et politiques et
sociales, à l’exclusion de celles qui prônent, pratiquent ou soutiennent le
terrorisme. Il vise à parvenir à un accord pour gérer le pays pendant une
période de transition de trois ans, avant le retour aux urnes.
Ali Kafi annonce aussi que « le HCE envisage de consulter le peuple par
voie de référendum sur un projet de révision de la Constitution, pour un
meilleur équilibre du pouvoir et une organisation efficiente des
institutions ». L’opération de vote, précise-t-il toutefois, dépend « de la
réunion des conditions propices à l’expression d’un libre choix populaire,
dans un climat de sérénité, et en dehors de toute pression ».
Le discours de Ali Kafi n’apporte finalement aucun élément nouveau, se
contentant de consacrer le statu quo. Le dialogue s’était imposé de lui-
même, et rien ne justifiait une opération de révision de la Constitution,
d’autant plus que l’idée de rééquilibrer les pouvoirs était suffisamment
vague pour n’avoir aucune signification pratique. Les précautions prises
pour annoncer le lancement du dialogue comme la révision de la
Constitution ouvrent déjà la porte de l’échec. D’un côté, le dialogue n’est
ouvert qu’à ceux qui refusent la violence et ne veulent pas de pouvoir
théocratique, ce qui exclut le FIS. D’un autre côté, le référendum sur la
Constitution n’aura lieu que si les conditions sont réunies, ce qui paraît peu
probable. En revanche, aucun mécanisme n’est prévu pour le retour aux
urnes, alors que s’il est possible d’organiser un référendum sur la
Constitution, il est théoriquement possible d’organiser des élections.
Les réactions aux propositions du HCE sont le plus souvent hostiles.
Kasdi Merbah, leader du MAJD, estime que le seul objectif du HCE est de
« prolonger (son mandat) d’au moins trois ans ». Ennahdha accuse le HCE
de vouloir établir une « tutelle paternaliste » sur le pays, et de vouloir
« remédier à l’erreur par l’erreur ». Le FLN note que « la reprise du
dialogue et le retour à la consultation du peuple restent limités et
indéfinis ». Le MDA affirme que le HCE « n’apporte pas de solution
crédible aux problèmes du pays ». Le RCD estime que les propositions du
HCE sont « vagues », et il note « hésitations » ou « divergences » au sein du
pouvoir lui-même.
Seul le PAGS, alors en pleine crise, estime que Kafi a « apporté de réelles
clarifications sur la période de transition et les tâches à réaliser durant cette
période ». Il demande cependant une nouvelle Constitution et non la
révision de celle de 1989. Le PAGS tient son congrès le 21 janvier, en
l’absence des opposants à la direction. Il se dissout, et se transforme en
Ettahaddi (Le Défi). 37 sur 67 membres du comité central sortant ont
démissionné pour protester contre la nouvelle ligne du parti. Le congrès du
PAGS consacre les nouveaux mots d’ordre, faisant désormais de la
modernité et du sauvetage de la république les principales revendications.
Le FLN jette le premier pavé dans la mare du HCE en l’appelant, le 26
janvier, à limiter son mandat à fin 1993. Pour le FLN, la transition est celle
qui va de janvier 1992, date de la démission de Chadli, à la fin du mandat
théorique de l’ancien chef de l’Etat, et non une nouvelle période qui
commencerait début 1994. Connaissant bien le système, le FLN est donc le
premier à soupçonner le HCE de vouloir gérer l’Algérie pendant une
nouvelle longue période sans organiser des élections. Le FLN appelle à
« mettre à profit » la période qui reste, de janvier à décembre 1993, pour
« la préparation et l’organisation du retour à la situation normale ». Il refuse
que les difficultés « servent de prétexte pour perpétuer des institutions,
instances et méthodes conjoncturelles, nées de circonstances
exceptionnelles ». Le FLN se dit cependant favorable à un référendum sur
la gestion de la période de transition.
Il affirme aussi son souci de « sauvegarder l’armée nationale populaire et
les services de sécurité, et de préserver leur crédit et leur unité ». Il
demande « la levée des restrictions imposées aux libertés d’opinion et
d’expression » et à l’action politique. Cette volonté de préserver l’armée est
partagée par le FFS, dont les positions sont souvent proches de celles du
FLN. Le 14 février, le FFS souligne qu’il est « urgent de désengager
l’armée des tâches de police, et de la placer au-dessus des contingences
politiques ». Ceci lui permettra « d’occuper sa véritable place dans la vie
nationale », de « travailler au retour rapide du processus démocratique, et
de jouer un rôle d’arbitre dans la gestion de la transition démocratique ».
Ce débat très limité se déroule alors que l’Algérie fait le bilan d’une
année d’état de siège, et se prépare à affronter l’année qui commence. Au
sein du pouvoir, Rédha Malek est nommé ministre des Affaires étrangères,
poste qui lui permettra de prendre des contacts avec les principaux
partenaires de l’Algérie avant de devenir chef du gouvernement en août. Le
remaniement du gouvernement occupe cependant peu d’importance face à
la polémique sur la prolongation ou non de l’état d’urgence, sur son
efficacité et sur la situation sécuritaire.
Rezzag-Bara, président de l’ONDH, dresse, le 4 février, le bilan d’une
année d’état d’urgence. Il y a eu 600 morts, dont 250 agents de l’ordre
depuis un an, dit-il. 132 civils, ne faisant pas partie des groupes islamistes
armés, ont été tués en une année, selon un décompte de l’APS. Parmi les
militants islamistes, il y aurait donc eu 218 morts, tués lors de
manifestations début 1992 ou dans des opérations antiterroristes par la suite.
Les tribunaux ont, de leur côté, prononcé 47 condamnations à mort, dont
deux ont été exécutées. Belaïd Abdessalam déclare le 11 février que 3500
personnes sont détenues dans des affaires de terrorisme. Il affirme aussi que
« le terrorisme peut se poursuivre car il faut tenir compte du banditisme et
de la criminalité qui ont trouvé une couverture politique ».
Le FLN affirme, le 4 février, que « l’impact de l’état d’urgence est
totalement négatif sur la situation politique pour avoir restreint l’activité des
partis et des organisations sociales, et pour avoir poussé de larges couches
de la société vers l’attentisme ». Sur la situation sécuritaire, l’impact de
l’état d’urgence « n’est ni évident, ni convaincant », selon le FLN qui
déclare : « Comme premier pas vers l’organisation du dialogue national, le
HCE devrait nécessairement prendre l’initiative de lever les restrictions (...)
découlant de l’état d’urgence, et de permettre aux médias publics d’assurer
leur rôle dans la couverture des débats publics. » Il demande « l’allégement
progressif des mesures découlant de l’état d’urgence, pour autant qu’il ne
soit pas levé à échéance ».
Mohamed Hardi, ministre de l’Intérieur, réplique dans une interview à
l’APS, en affirmant que ceux qui veulent la levée de l’état de siège
« veulent priver l’Etat des outils lui permettant de lutter contre le terrorisme
et la subversion ». Le couvre-feu a donné des résultats « importants », selon
Hardi, qui ajoute qu’« il n’y a pas de restrictions draconiennes aux libertés
fondamentales ». « Même s’il y avait restriction de quelques libertés, la
classe politique doit être consciente du risque de voir les terroristes accéder
au pouvoir par la violence, ce qui signifie la destruction de l’Etat, de la
société et du pays. » Cette déclaration prépare la décision, prise le 7 février
par le HCE, pour reconduire l’état d’urgence pour une durée indéterminée.
Le dispositif mis en place en février 1992, renforcé en décembre 1992 avec
l’instauration du couvre-feu dans le centre du pays, demeure donc entier.
Belaïd Abdessalam justifie ces mesures en affirmant, le 11 février, que
« si l’Algérie est encore debout et veille à la sécurité et à la dignité de ses
citoyens, c’est parce que l’armée a pris ses responsabilités ». « Il n’y aura
pas de réconciliation avec ceux qui utilisent la religion à des fins politiques.
Une main de fer s’abattra sur ceux qui continueront à se dresser contre
l’autorité de l’Etat. » Il renouvelle toutefois l’offre de clémence du pouvoir,
en précisant que « ce n’est pas un acte de faiblesse ».
Le chef du gouvernement envenime cependant le climat politique, en
s’attaquant à tous les partis. Il dénonce les « laïco-assimilationnistes », une
formule qui désigne les partis laïcs (RCD et Ettahaddi) et les islamistes. Par
opposition aux nationalistes, les assimilationnistes demandent l’égalité des
droits avec les Français avant la guerre de libération, ce qui constitue une
insulte particulièrement grave. Belaïd Abdessalam appelle aussi les
militants du FIS et du FLN à se rebeller contre leurs directions. Le président
du HCE, Ali Kafi, abonde dans le même sens, le 18 février, par une sévère
mise en garde aux « éradicateurs ». « Nous adressons une mise en garde aux
pseudo-défenseurs du changement et de la rupture, qui veulent brouiller les
cartes, torpiller l’histoire et détruire les constantes et les valeurs
nationales », dit-il devant les moudjahidine.
Ces attaques déclenchent une violente polémique, le HCE et le chef du
gouvernement étant la cible de virulentes attaques. Saïd Saadi interpelle le
chef du gouvernement, déclarant qu’il « faut qu’il s’en aille ». Quant au
HCE, il « n’a qu’un seul choix, c’est de libérer rapidement les lieux », dit-il,
accusant le pouvoir de « renier » la démarche de Boudiaf. Le 5 mars, le
RCD décide la démission de ses élus, près de quatre-vingt-dix, qui gèrent
les municipalités ainsi que l’assemblée de wilaya de Tizi-Ouzou. Les
déclarations de Ali Kafi et Belaïd Abdessalam sont aussi malvenues car
elles sont suivies d’une flambée de violence, dont sont victimes les
premiers intellectuels.
Cette polémique apparaît comme une trêve, qui donne le temps aux
autorités de tracer les grandes lignes de la solution souhaitée. Dès la mi-
février, un scénario est annoncé par la presse. Il sera un peu détaillé par Ali
Haroun, membre du HCE, et c’est le scénario qui sera adopté dix mois plus
tard, avec des variantes mineures. Depuis février 1993 en effet, émerge la
solution qui consiste à désigner un président, assisté éventuellement d’un ou
deux vice-présidents, avec un conseil national de la transition élargi et une
pause électorale de trois ans. La formule doit être approuvée formellement
par une conférence nationale, et si possible, appuyée par un référendum de
confirmation. A l’exception des vice-présidents, qui risquent de gêner
l’action du chef de l’Etat, et du référendum, impossible à organiser, cette
formule est reprise presque en entier un an plus tard.
Ali Kafi peut donc, le 18 février 1993, annoncer la reprise du dialogue
pour le mois du Ramadhan, qui commence à la fin février. Il est appuyé par
l’association qu’il préside, l’ONM, qui se prononce pour une « conférence
de concorde nationale » et la création d’un Front national des forces
patriotiques. Mais le dialogue est de nouveau hypothéqué avant même
d’avoir commencé. Parlant au nom du FLN, Abdelhamid Mehri déclare, le
22 février, dans une conférence de presse, qu’un « dialogue rigoureux,
approfondi et global requiert de nouvelles formules d’organisation et de
déroulement, arrêtées préalablement en commun, et comportant des
discussions générales et des études approfondies dévolues à des groupes de
travail ».
Le 7 mars, le FFS se prononce, de son côté, pour une participation directe
de l’armée au dialogue et à la gestion de la transition. C’est une « nécessité
politique », déclare le FFS, qui lie sa participation à « un accord minimal
sur l’ordre du jour, les objectifs, les participants et l’enjeu des discussions ».
Il faut « un maximum de garanties, car y retourner dans ces conditions,
c’est adhérer à la démarche du HCE », estime le FFS. FLN et FFS
expriment donc de sérieuses réserves sur le contenu et la forme
d’organisation du dialogue, ce qui hypothèque gravement les démarches du
HCE. Ces réserves sont de nouveau exprimées, le 13 mars, par le FLN, qui
propose un ordre du jour pour le dialogue, en soulignant, lui aussi, qu’un
« accord minimal est nécessaire sur l’ordre du jour avant d’entamer le
dialogue ».
Le HCE ne tient pas compte de ces réserves, et annonce, le 8 mars, qu’il
a « décidé que les rencontres avec les partis et les associations débuteront le
13 mars ». Cette phase, entamée par une rencontre avec l’Organisation des
moudjahidine, s’achève le 18 avril. Mais si Mehri déclare que sa rencontre
avec le HCE a été « utile et sérieuse », Rachid Halet, secrétaire général du
FFS par intérim, annonce, le 16 mars, que le FFS ne participera pas au
dialogue qui, tel que mené par le HCE, « ne répond pas aux besoins de la
situation d’impasse politique ». Il s’adresse aussi directement à l’armée :
« Nous appelons l’armée à participer à l’organisation d’un régime
démocratique de transition pour préparer l’alternance au pouvoir. Nous ne
demandons pas à l’armée de prendre le pouvoir, car elle y est déjà. »
Le lancement laborieux du dialogue coïncide donc avec une vague de
terrorisme sans précédent, sur un fond de polémique entre le pouvoir et
l’opposition non islamiste. La question de la participation des islamistes au
dialogue est de nouveau posée. Alors que le FLN, le FFS, Hamas et
Ennahdha souhaitent la participation du FIS, les partis anti-islamistes
rejettent même la participation des partis islamistes modérés. Mohamed
Hardi, ministre de l’Intérieur, tente de rassurer en déclarant, le 21 mars,
qu’il « n’y aura jamais de négociation avec la direction politique criminelle
du FIS qui a utilisé la violence contre son peuple ». Mais, dans le même
temps, il rejette la laïcité, qu’il considère comme « une forme de terrorisme
exercée par une minorité contre la majorité, et qui a pour but, comme
l’autre terrorisme armé, de contraindre les pouvoirs publics à adopter un
point de vue qui ne recueille pas l’assentiment de la grande majorité des
citoyens ».
La marche contre le terrorisme, le 22 mars 1993, est un énorme succès.
C’était aussi la première marche autorisée depuis l’état d’urgence, en
février 1992, ce qui montrait la capacité de la rue à se mobiliser pour peu
qu’elle trouve un cadre politique et juridique. Mais la récupération politique
a rapidement pris le relais. Les partis anti-intégristes ont tenté d’utiliser la
marche pour demander que soit mis fin au dialogue et demander la
démission du gouvernement de Belaïd Abdessalam. Le gouvernement a, de
son côté, tenté de tirer la couverture à lui, en déclarant qu’il « se réjouit de
l’engagement de l’ensemble du peuple algérien, qui a ainsi exprimé sa
détermination de faire échec à la subversion et au terrorisme, et d’œuvrer
résolument à la restauration de la paix civile et la sauvegarde des
institutions républicaines ». C’est une « véritable intifada », selon le
gouvernement.
Mais la confusion reprend le dessus. Elle est aggravée par les rumeurs
d’un long week-end de l’Aïd El-Fitr, rumeurs selon lesquelles un coup
d’Etat serait en préparation. A la veille de l’Aïd, l’attaque de la caserne de
Bouguezoul, qui fait une quarantaine de morts en tout, ne laisse guère de
temps aux différents partenaires pour qu’ils se ressaisissent. L’attaque de
Bouguezoul est suffisamment inquiétante pour que le président du HCE
demande au chef du gouvernement de faire de la lutte antiterroriste une
« priorité nationale majeure ». A côté de cette attaque, une cinquantaine
d’agents de l’ordre et près de cent islamistes ont été tués en un mois, durée
de cette phase du dialogue.
Malgré cette agitation, Abdelhamid Mehri ne désarme pas. Il déclare à
l’AFP qu’affronter « uniquement par des mesures sécuritaires une force
politique qui a ses racines dans le peuple, c’est passer à côté du problème ».
« Toutes les conditions de réussite du dialogue ne sont pas réunies », dit-il.
Anticipant sur un débat qui allait ressurgir une année plus tard, il déclare
que « l’Etat seul, à l’exclusion de toute autre partie, a la responsabilité de la
sécurité publique et de la protection des biens ».
Lorsque Ali Kafi fait le bilan de cette phase du dialogue, le 8 mai, dans
un discours radiotélévisé, il dresse un tableau optimiste. Il note qu’il y a eu
consensus sur l’Etat « républicain, démocratique, assurant le pluralisme
politique et l’alternance au pouvoir, défendant les libertés et les droits
individuels des citoyens ». Il s’estime donc en mesure d’annoncer
l’organisation, avant la fin de l’année, d’un référendum sur les institutions
devant gérer le pays pendant la transition. Il annonce aussi l’élargissement
du Conseil consultatif national et le renforcement de ses prérogatives, sans
donner de précisions.
Cet optimisme est renforcé par des déclarations de Ali Haroun, membre
du HCE, qui laisse entendre qu’une conférence nationale de réconciliation
pourrait se tenir le 5 juillet, anniversaire de l’indépendance. Le HCE lui-
même confirme ce projet de conférence, le 23 mai, mais ne fixe pas de date.
Mais rien ne laisse prévoir un tel succès dans l’immédiat. Le FFS, qui
tient un congrès de wilaya le 21 mai à Alger, change de ton, et appelle à des
négociations entre le pouvoir et l’opposition. « L’idée de dialogue est
aujourd’hui dépassée. Il faut engager immédiatement de vraies
négociations, dont l’unique préalable serait le non-mépris de l’interlocuteur,
de sa maturité morale et politique », déclare le FFS. Il considère que le
référendum prévu par le HCE « n’a d’autre but que de plébisciter le pouvoir
par le conditionnement et d’institutionnaliser le provisoire. Un véritable
référendum suppose un régime démocratique ou en voie de
démocratisation, où la transition sera gérée en commun par les parties
concernées sur un pied d’égalité, ce qui est loin d’être le cas ». La
résolution du FFS, qui adopte un ton très dur, affirme que « l’Etat algérien
n’est pas un Etat de droit, c’est un Etat de l’arbitraire. Les organes mis en
place à l’issue du coup d’Etat du 11 janvier 1992 ne sont là que pour
produire l’illusion d’une légitimité et prolonger le pouvoir du clan ». A son
tour, le RCD annonce, le 23 mai, qu’il boycotte le dialogue, « pour ne pas
avoir à cautionner une dérive à l’évidence inscrite en porte-à-faux avec ses
convictions républicaines et démocratiques ».
Lorsque commence la seconde phase du dialogue, le 25 mai, il n’y a
guère d’espoir de succès. Et pour cause : l’armée est déjà en train de
préparer la nouvelle équipe qui la dirigera, en tenant deux grandes réunions.
Autre indice du climat qui règne : le gouvernement décide, le 25 mai, de
récupérer six imprimeries du FLN, pour maintenir la pression sur ce parti.
La méfiance des partis qui souhaitaient revenir rapidement aux élections
se trouve justifiée lorsque l’avant-projet de plate-forme sur le consensus
national est publié à la mi-juin. Le projet prévoit des élections
présidentielles et législatives durant la période de transition, qui durera deux
à trois ans après la fin du mandat du HCE. « Une instance présidentielle »
sera mise en place, avec un gouvernement de « transition » et un conseil de
transition.
La précipitation du HCE inquiète les partis, qui notent qu’aucun débat de
fond n’a été engagé, et qu’aucune solution des grands problèmes n’a été
ébauchée. Le FLN demande, le 24 juin, des « contacts préparatoires » avant
la conférence nationale. « Des questions fondamentales, comme le
rétablissement de la sécurité, le retour à la vie constitutionnelle, le respect
du processus démocratique et de la voie électorale pour le choix des
représentants du peuple à tous les niveaux demandent encore un examen
approfondi », écrit Abdelhamid Mehri dans une lettre au président du HCE.
Il propose la création de sept groupes de travail qui étudieraient « les
moyens de circonscrire la violence, les modalités de retour à la vie
constitutionnelle et au processus électoral, la libération de l’activité
politique et de l’information, l’examen des grandes lignes d’action
économique et sociale, la création d’une structure de suivi et de
coordination entre le HCE et les partis ».
Aux divergences entre le pouvoir et l’opposition, s’ajoutent alors les
divergences au sein du pouvoir lui-même. L’armée, qui prépare l’avènement
de Liamine Zeroual, s’occupe peu de la vie quotidienne. L’opposition, sur
un fond de violence, s’en prend à Belaïd Abdessalam, dont elle demande le
limogeage. Celui-ci réplique, le 24 juin, en se réclamant de l’armée. « Je ne
partirai pas », dit-il. « Je suis prêt à affronter l’enfer » avec l’armée, ajoute-
t-il, affirmant que c’est elle qui l’a installé, et qu’elle seule peut le limoger.
L’été 1993 s’engage alors dans une atmosphère de fin de règne. Au sein
de l’armée, la nouvelle équipe se met en place progressivement. Belaïd
Abdessalam mène, à la tête du gouvernement, une bataille déjà perdue, à
cause de la dégradation de la situation économique et de l’extension de la
violence. Le HCE voit progressivement le pouvoir lui échapper pour revenir
entre les mains de ceux qui n’ont fait que le lui déléguer, les militaires.
Quelques rares déclarations marquent l’été 1993, mais elles sont
particulièrement importantes, car elles mettent l’accent sur la nécessité de
trouver une solution médiane en isolant les extrêmes. A la veille de la fête
de l’indépendance, Ali Kafi appelle à « reconsidérer les fondements
organisationnels du pays aux plans économique, social et politique ». Il
affirme que le projet de changement se heurte à l’opposition des « éléments
extrémistes et des forces conservatrices qui s’opposent ou l’entravent, et ne
font qu’augmenter la facture par leurs actes de sabotage et de subversion ».
« Quelles que soient les forces du terrorisme, de l’extrémisme et des forces
hostiles, elle ne pourront nous empêcher d’opérer les changements requis
par la réalité », dit-il. Il veut apparemment engager un débat politique, en
affirmant que « le HCE attend de ses partenaires des propositions
constructives, à la mesure de la gravité de la situation, et non un débat
marginal qui ravive les luttes et les guerres pour le pouvoir ».
Mohamed Hardi, ministre de l’Intérieur, souligne qu’il « n’y a aucune
restriction, ni budgétaire ni en devises, pour les services de sécurité », et
que « le dispositif sécuritaire ne cédera jamais aux pressions de l’opinion
publique ou de catégories déterminées de la population, car il doit être
conçu de manière rigoureuse, scientifique et lucide ». « Nous sommes
déterminés à ne laisser aucun répit aux terroristes », dit-il, mais il déclare
son refus de « faire la guerre pour délit d’opinion ou choix d’un projet de
société à ceux qui n’ont pas pris les armes et n’ont pas versé dans le
terrorisme et la subversion ».
Aït-Ahmed, dans une interview à l’hebdomadaire à El-Haq, critique lui
aussi les deux extrémismes, islamiste et anti-islamiste. « Il faut isoler les
ultras de la répression et les ultras du camp islamiste par l’ouverture d’une
vraie négociation entre le pouvoir et les partis représentatifs. » Il demande
« la levée du couvre-feu, la libération des détenus d’opinion et la
suspension des exécutions de condamnés à mort », comme « mesure
d’accompagnement » au dialogue.
Puis, le 13 juillet, Kasdi Merbah, président du MAJD, ancien premier
ministre, ancien patron de la sécurité militaire, rend public un appel à la
raison adressé aux groupes armés. « J’en appelle à ceux qui, s’estimant
lésés d’un pouvoir acquis par les urnes, ont cru tous les recours politiques
épuisés pour verser dans la violence, à cesser immédiatement le combat
fratricide s’ils sont réellement mus par les préceptes de l’islam », dit-il dans
cet appel publié plusieurs jours de suite dans la presse. Il appelle « tous
ceux qui détiennent une parcelle de vérité, grande ou petite, religieuse ou
morale, politique ou économique, sociale ou culturelle, à se sentir
interpellés par leurs devoirs vis-à-vis de leur nation en danger ». « Le
devoir de chacun, en ces moments difficiles, est de tout faire pour protéger
et consolider la cohésion de l’armée » ainsi que « la cohésion, l’unité et la
souveraineté nationales ». Pour Kasdi Merbah, « tout acte tendant à
impliquer l’armée dans le débat politique ne peut que détourner une partie
de ses forces et capacités d’intervention ».
Selon des informations de presse, Kasdi Merbah avait rencontré des
dirigeants du FIS en Algérie et à l’étranger avant de lancer cet appel. Des
informations, jamais démenties, laissent supposer que Kasdi Merbah a agi
pour le compte d’une partie du pouvoir. Chargé de cette mission de contact
avec le FIS et les groupes armés, il l’a menée avant que lui soit demandée
une initiative pour une sorte de cessez-le-feu. Il sera assassiné avant que son
appel ne reçoive des réponses, ce qui jette le doute sur son assassinat.
D’ailleurs, cette ligne modératrice est rejetée le 4 août par le HCE, qui
déclare qu’il n’y a « pas de neutralité dans la lutte contre le plan terroriste et
dans le combat décisif pour le changement ».
Kasdi Merbah est tué le jour même où Belaïd Abdessalam est congédié,
pour être remplacé par Rédha Malek à la tête du gouvernement. Le dernier
réquisitoire annonçant le départ de Abdessalam est prononcé, comme pour
Chadli Bendjedid, par le directeur d’El-Watan, Omar Belhouchat. Celui-ci
dénonce, le 7 août, « la terrible incapacité du pouvoir en place à proposer
autre chose au pays pour freiner cette plongée dans la déraison ». « Le bilan
du gouvernement actuel est particulièrement désastreux. Il y a une volonté
de plaquer une conception du monde d’un autre âge, dont les dégâts sont
incommensurables », ajoute-t-il.
Belaïd Abdessalam n’a guère droit à des remerciements. Il est vrai qu’il a
réussi à dresser contre lui l’écrasante majorité des partis. Le 4 septembre, le
gouvernement de Rédha Malek est formé. Salim Saadi, ancien colonel,
ancien ministre de Chadli de 1980 à 1985, est ministre de l’Intérieur. Deux
hommes du ministère de l’Armement et des Liaisons générales pendant la
guerre d’Algérie, l’ancêtre de la sécurité militaire, en font partie. Mohamed
Merzoug, ancien directeur général de l’APS, ancien conseiller à
l’information du HCE, devient ministre de la Communication. Il claque la
porte au bout de deux mois, à la suite d’un conflit avec les services de
sécurité sur la gestion de l’information sécuritaire. Mourad Benachenou,
ministre de l’Economie, est l’ancien représentant de l’Algérie au FMI.
Ultra-libéral, il a mené une violente campagne contre le gouvernement de
Mouloud Hamrouche et son ministre de l’Economie Ghazi Hidouci, qui l’a
fait limoger du FMI.
Rédha Malek dresse ses priorités le 5 septembre, au lendemain de la
formation de son gouvernement. « Une de nos actions prioritaires est le
rétablissement de l’ordre et la garantie de la sécurité des personnes et des
biens sur l’ensemble du territoire national », dit-il. « Une autre priorité de
mon gouvernement est le programme de relance économique », qui doit se
faire en « veillant à maîtriser le coût social du passage à l’économie de
marché ».
Mais ces déclarations ne dépassent guère le niveau de la pieuse intention.
L’Algérie se trouve alors prise dans un engrenage dont elle ne peut guère
échapper. D’un côté, la violence gagne du terrain, en s’étendant
géographiquement et en prenant de l’ampleur. La situation économique, qui
s’est considérablement dégradée en une année de statu quo maintenu par
Abdessalam, ne laisse plus de marge de manœuvre pour éviter le
rééchelonnement. Mais c’est surtout le pouvoir qui, paradoxalement,
constitue le principal handicap de l’Algérie. Composé de cercles
hétérogènes, parfois violemment opposés, n’ayant pas de cohérence,
n’arrivant pas à décider s’il faut négocier avec le FIS ou non, s’il faut
revenir aux élections ou non, le pouvoir augmente la confusion. En plus,
l’avènement de Liamine Zeroual, qui se précise alors, implique des
changements importants, qui sont très difficiles à négocier. Les cercles
composant le pouvoir sont si complexes, leur équilibre si délicat, que le
processus de prise de décision est très long.

Presse et intellectuels dans la tourmente

Quand l’Algérie s’est trouvée prise dans l’engrenage du terrorisme et du


contre-terrorisme, les intellectuels, et particulièrement les journalistes, se
sont trouvés au cœur de l’affrontement. Le rétrécissement de l’activité
politique a, notamment, fait de la presse le principal lieu du débat politique,
et les journalistes sont devenus les principaux animateurs de ce débat.
Redoutant une victoire des islamistes, dont des courants promettaient de
sévir contre la presse, les journalistes se sont rendu compte, trop tard, qu’ils
étaient pris au piège. Ils se sont, eux aussi, trouvés divisés entre islamistes,
réconciliateurs et éradicateurs, ces derniers réussissant à contrôler,
progressivement, l’essentiel des journaux.
Priés de ne pas gêner l’action des autorités, menacés physiquement par
les groupes armés, les journalistes font connaissance de manière assez
brutale avec le gouvernement de Belaïd Abdessalam, qui entame son
mandat par la suspension de trois quotidiens, Le Matin, La Nation et El-
Djazaïr El-Youm. Le Matin avait publié, le 30 juillet 1992, une information
selon laquelle le « général » Abdelkader Chebouti, considéré comme le chef
des groupes armés, aurait été arrêté deux jours plus tôt. La gendarmerie
dément « catégoriquement » cette information, et introduit une action en
justice pour diffusion de fausses informations. Le directeur du journal,
Mohamed Benchicou, est présenté au parquet, et reste en détention
préventive pendant quarante-huit heures. Curiosité : aucun membre d’un
groupe armé n’a affirmé avoir vu Abdelkader Chebouti après l’été 1992,
date de son arrestation supposée donnée par le Matin.
Ce journal récidive une semaine plus tard. Il annonce le gel des crédits
italiens accordés à l’Algérie, à la suite de déclarations de Belaïd
Abdessalam qui auraient inquiété les partenaires étrangers de l’Algérie. Il
est aussi reproché au journal d’avoir rapporté que le chef de la police
M’Hamed Tolba habite près de l’endroit où ont été arrêtés des islamistes
armés quelques jours plus tôt.
Le quotidien la Nation est accusé d’avoir diffusé, le 26 juillet, une fausse
information sur l’arrestation d’Akhamokh, le chef des Touaregs. El-Djazaïr
El-Youm est, de son côté, coupable d’avoir donné des informations
reprenant Radio Wafa, la radio clandestine du FIS.
Les directeurs du Matin et de la Nation, Mohamed Benchicou et Ammar
Belhimeur, demandent la levée immédiate de la suspension. Ils
« considèrent que cette décision grave et dangereuse s’apparente à une voie
de fait, une atteinte aux droits constitutionnels de l’opinion publique et des
journalistes ». Il refusent, tous deux, de signer la notification de la
suspension, considérant qu’elle n’a « aucune base légale ». Les journalistes
du Matin tentent d’empêcher la pause des scellés dans le local du journal.
Abou Bakr Belkaïd, ministre de la Communication, essaie de rassurer, en
affirmant que le gouvernement « n’a pas l’intention de porter atteinte à la
presse et aux journalistes ». La justice, saisie, montre son incapacité à faire
face au pouvoir. Le 24 août, le tribunal d’Alger, qui avait reporté trois fois
son audience, se déclare incompétent dans l’affaire des trois quotidiens
suspendus.
Mais la vague de protestation que soulève cette affaire ne fait guère
reculer le gouvernement qui annonce, le 8 août, de nouvelles « dispositions
législatives appropriées » pour la presse. Cette menace se concrétise le 15
août, dans un décret du HCE, qui se donne le moyen de dissoudre toute
entreprise ou association gênante. « Des mesures de suspension d’activité
ou de fermeture peuvent être prononcées à l’encontre de toute société,
organe, établissement ou entreprise, quelles qu’en soient la nature ou la
vocation, lorsque ses activités mettent en danger l’ordre public, la sécurité
publique, le fonctionnement normal des institutions ou les intérêts
supérieurs du pays ». La décision de suspension est prise par voie d’arrêté,
pour une durée de six mois, sans aucun recours à la justice.
Symbole de la tenaille qui se referme sur la presse, Minbar El-
Djoumouaa, publication clandestine du FIS, met en garde les journalistes
contre les commentaires hostiles au FIS. La menace est sérieuse. « En ces
temps de crise profonde, les mots doivent être pesés et repesés et il ne peut
y avoir de la place pour la naïveté », affirme la publication du FIS.
Ce sont cependant les journaux en arabe qui sont la première cible des
suspensions. La presse francophone se montre solidaire, mais son soutien
est timide. Essah-Afa, hebdomadaire satirique paraissant à Oran, est
suspendu le 19 août par le ministère de la Communication. Il est accusé de
diffuser des documents du FIS, « s’en faisant le porte-parole et le
complice ». Le directeur du journal, Habib Rachedine, se voit menacé de
poursuites judiciaires.
Deux semaines plus tard, le 5 septembre, est suspendu Barid Echarq (Le
Courrier de l’Est), paraissant à Sétif, par arrêté du ministre de l’Intérieur.
« Ce journal s’est distingué ces derniers mois par la publication répétée
d’articles mensongers et diffamatoires à l’égard des institutions du pays, de
nature à porter atteinte à la sûreté de l’Etat et à la sécurité publique, avec
l’intention affichée de justifier et de glorifier les actions de troubles à
l’ordre public », selon les autorités.
Le quotidien Liberté est, à son tour, suspendu le 1er octobre, mais
seulement pour une durée de quinze jours, lorsqu’il annonce l’arrestation
des auteurs présumés de l’attentat de l’aéroport. On lui reproche la
« publication précipitée d’informations qui, par leur nature, ont porté
gravement préjudice à l’atteinte des objectifs assignés aux services de
sécurité dans leur lutte contre les actes criminels des terroristes et leurs
commanditaires ». Le journal est donc accusé d’avoir gêné l’enquête sur
l’attentat de l’aéroport. Mais si Liberté et le Matin, proches des courants
éradicateurs, sont de nouveau autorisés à sortir le 7 octobre, la Nation et El-
Djazaïr El-Youm demeurent interdits. Ces deux derniers sont
réconciliateurs. Le 18 octobre, le staff de la Nation note, dans un
communiqué, que « les contraintes insurmontables qui pèsent sur la
profession rendent illusoire son libre exercice. La seule ligne éditoriale et
informationnelle tolérée est le soutien sans réserve à la ligne
gouvernementale ».
Le gouvernement maintient sa politique de la main de fer contre les
journaux qui ne lui sont pas acquis, et agit par sa méthode favorite : la
suspension. Le 17 octobre, est suspendu l’hebdomadaire Ennour, accusé
d’avoir publié des « informations diffamatoires à l’égard des institutions de
l’Etat ». Cinq jours plus tard, l’hebdomadaire l’Observateur est suspendu,
pour avoir publié une interview d’une islamiste anonyme, qui prône le
djihad. « Cette interview anonyme incite à la violence et encourage les actes
terroristes », selon un communiqué gouvernemental. Le 19 décembre, El-
Djazaïr El-Youm est de nouveau suspendu par le ministère de la
Communication, pour avoir publié des « articles visant à discréditer les
symboles de l’Etat ».
Visiblement, Belaïd Abdessalam n’a pas confiance dans la presse. Il le
dit, en novembre, de manière assez folklorique : il accuse les journaux
d’avoir des « espions » au gouvernement, de ne pas être indépendants, et
d’obéir à des « intérêts privés ».
Le gouvernement entame l’année 1993 en frappant fort. Il suspend deux
quotidiens dès le 2 janvier. El-Massa est suspendu pour quarante-huit
heures, à cause de « dépassements immoraux à l’égard du chef d’Etat d’un
pays voisin ». Le journal avait publié des propos injurieux à propos du roi
Hassan II du Maroc, en affirmant que ces propos avaient été prononcés par
l’ancien président Houari Boumediene. Mais c’est la suspension, pour une
durée indéterminée, du quotidien El-Watan, devenu le journal le plus
influent du pays, qui fait le plus de bruit. Le journal a annoncé l’assassinat
de cinq gendarmes à Laghouat. C’est une « révélation prématurée
d’informations ayant gravement entravé le déroulement d’une enquête sur
une action criminelle perpétrée dans une enceinte couverte par le secret
défense nationale », selon le communiqué officiel qui explique la
suspension.
Omar Belhouchat, le patron d’El-Watan, ainsi que le directeur de la
rédaction Abderrezak Merad, et trois journalistes, Omar Berbiche, Tayeb
Belghiche et Ahmed Ancer, sont interpellés. Nacéra Benali, une autre
journaliste, est interpellée le lendemain. Ils sont accusés d’« atteinte à la
défense nationale ». Le collectif d’El-Watan demande la « libération
immédiate » des journalistes, et appelle « toute la presse et toutes les forces
démocratiques à se mobiliser afin de dénoncer cette incarcération arbitraire,
illégale et scandaleuse ». Une grande mobilisation s’organise effectivement
avec le journal, jusqu’à ce que sa suspension soit levée une semaine plus
tard.
Mais dans la foulée de cette affaire, le porte-parole du gouvernement,
Messaoud Aït-Chaalal, annonce le 5 janvier, que toutes les informations
relatives à la sécurité seront désormais soumises à un visa officiel. Les
correspondants de presse étrangers sont, de leur côté, fermement priés de ne
plus utiliser le terme « islamiste » pour désigner les groupes armés, et de le
remplacer par « intégriste ». « Nous allons prendre des mesures
réglementaires pour que seuls les services compétents puissent donner
l’information sur tout ce qui concerne la question sécuritaire », déclare Aït-
Chaalal, affirmant qu’« on ne fait pas de scoop avec le sang des martyrs ».
Le lendemain, 6 janvier, huit directeurs de journaux privés demandent la
libération des journalistes d’El-Watan. « Non, les journalistes ne sont pas
au-dessus de la loi, mais non, et trois fois non, les journalistes ne sont pas
des terroristes, ni les complices des terroristes », affirment les directeurs de
journaux dans une déclaration commune. La Ligue algérienne des droits de
l’homme « dénonce l’incarcération » des six journalistes.
C’est un écrit d’un tout autre genre qui provoque, le 7 avril, l’arrestation
de Abdelhamid Benzine, directeur d‘Alger républicain. Vieux militant
communiste, anti-islamiste radical, Benzine avait qualifié des verdicts
prononcés par les cours spéciales contre des islamistes de « suspects ». Ces
verdicts, « empreints d’un juridisme suspect ou, pour le moins, ambigu, ont
fini par non seulement démoraliser les forces de sécurité et les familles
malheureuses des victimes du terrorisme intégriste, mais l’écrasante
majorité de ce peuple », avait-il écrit. Mais si Benzine est aussitôt relâché,
Hachemi Cherif, le chef d’Ettahaddi, et un journaliste d’El-Watan, Cherif
El-Ouazzani, sont à leur tour convoqués par le juge. Commentant
l’arrestation de Benzine, Hachemi Cherif avait laissé entendre, dans une
interview à El-Watan, que Benzine aurait été arrêté pour être assassiné en
prison : « Ce n’est pas un acte judiciaire innocent, mais un acte politique. »
Le ministère de la Justice réagit violemment, affirmant que cette
« stupéfiante accusation est ignominieuse ». Elle relève « de la démesure
pure et simple, en regard du statut de son auteur ». Elle « jette le discrédit »,
et constitue « un outrage inadmissible, ainsi qu’une diffamation
condamnable envers l’institution judiciaire ».
Omar Belhouchat et Cherif El-Ouazzani, légalement coresponsables de
l’article, sont placés sous contrôle judiciaire le 4 mai, et interdits d’écrire et
de faire des déclarations « jusqu’à nouvel ordre ». Ils doivent signer un
registre de présence au tribunal une fois par semaine. Début juin,
Belhouchat, Cherif El-Ouazzani et Hachemi Cherif sont condamnés à deux
mois de prison avec sursis.
Le 28 avril, Abderrahmane Mahmoudi, directeur de l‘Hebdo libéré, avait
été soumis aux mêmes mesures, pour atteinte à l’unité nationale, atteinte à
corps constitués et atteinte à la sûreté de l’Etat. Dans un violent réquisitoire
contre Belaïd Abdessalam, Mahmoudi l’avait qualifié de « stalinien » qui
« tient encore les puits de pétrole ». Le 29 mai, c’est au tour d’El-Djazaïr
El-Youm d’annoncer que Ali Draa, son directeur, est interdit de quitter le
territoire algérien. El-Djazaïr El-Youm est de nouveau suspendu, le 2 août,
pour publication d’informations « portant atteinte à l’ordre public, à la
sécurité publique et aux intérêts supérieurs du pays ». Le journal avait
publié, sous forme de placard publicitaire, une déclaration de l’association
Solidarité islamique. Dans ce texte de Cheikh Sahnoun et Benyoucef
Benkhedda, cette association mettait en garde contre les conséquences de
l’exécution de condamnés à mort. Des rumeurs insistantes faisaient alors
état de la prochaine exécution des condamnés à mort de l’attentat de
l’aéroport, qui sont effectivement fusillés quelques semaines plus tard.
Même la presse étatique n’échappe pas à la volonté de contrôle du
gouvernement. Le 26 juillet, Abdelhamid Kacha, directeur général de
l’agence APS, est limogé par le gouvernement Abdessalam. Il est accusé
d’avoir « rendu un service inestimable aux commanditaires du terrorisme,
qui cherchent à faire accréditer la thèse que l’Algérie est à feu et à sang ».
Cette déclaration gouvernementale fait suite à une dépêche dressant le bilan
des activités des groupes armés début juillet
Les problèmes de la presse sont cependant limités, jusque-là, à des
poursuites ou des mesures de répression sans gravité particulière. Certaines
poursuites engagées contre les journaux paraissent fondées, tant les écrits de
presse sont marqués par les excès et la diffamation. Peu d’hommes
politiques, et d’hommes publics de manière générale, ont échappé à la
virulence des journalistes. Les procès en diffamation se sont multipliés,
donnant lieu à des condamnations à des peines de prison avec sursis et des
amendes peu importantes.
La situation est montée d’un cran le 17 mai 1993, avec l’attentat manqué
contre Omar Belhouchat, le directeur d’El-Watan. Un inconnu tire trois
balles en direction du journaliste qui se trouvait dans sa voiture, à Bab-
Ezzouar, devant l’école où il venait de déposer ses enfants. C’est le premier
journaliste visé, mais c’est aussi le directeur du journal le plus influent du
pays.
Est-ce le début d’une décision mûrement réfléchie de la part des groupes
armés, qui avaient déjà menacé les journalistes ? Ou bien est-ce une
réaction en chaîne des groupes armés, qui se sont rendu compte de l’impact
psychologique provoqué par un attentat contre un journaliste ? Toujours est-
il qu’à partir de cette date, les attentats contre les journalistes vont devenir
réguliers.
Tahar Djaout est touché de plusieurs balles le 26 mai à Baïnem, sur les
hauteurs d’Alger, au moment où il prend sa voiture. Poète, écrivain,
rédacteur en chef de Ruptures, hebdomadaire proche du RCD, Djaout est
auteur de plusieurs romans, et a obtenu le prix Méditerranée en 1991 pour
son roman les Vigiles. Blessé au bras et à la tête, il meurt le 2 juin. Un de
ses assassins présumé déclare, dans des aveux télévisés, que Djaout était un
« communiste » qui avait une « influence » sur les musulmans.
Le 31 juillet, Merzak Bagtache, journaliste, romancier, membre du
Conseil supérieur de l’information, est légèrement blessé dans un attentat.
Trois jours plus tard, le 3 août, Rabah Zenati, 35 ans, journaliste de la
télévision, est assassiné de trois balles en pleine tête à Cherarba, un des
quartiers chauds de la périphérie d’Alger, où il rendait visite à des parents.
Le 9 août, Abdelhamid Benmenni, journaliste à l’hebdomadaire Algérie-
Actualités, est assassiné, également à Cherarba. Des hommes armés, en
cagoule, portant la tenue de la police anti-émeutes, sont entrés chez lui,
affirmant qu’ils poursuivaient un voleur. Toujours dans cette région de la
Mitidja est, Saad Bakhtaoui, ancien journaliste d’El-Minbar, est assassiné le
11 septembre à Larbaa. Enlevé par quatre hommes, il est retrouvé mort le
lendemain. Abderrahmane Chergou, 56 ans, ancien militant du PAGS,
ancien de l’ALN, qui écrivait des articles d’une rare violence contre
l’intégrisme dans l’Hebdo libéré, est assassiné le 28 septembre devant son
domicile à Mohammadia. Chergou était l’un des animateurs du FAM (Front
de l’Algérie moderne), un courant dissident du PAGS considéré comme le
plus violent dans ses positions contre l’intégrisme. Aziz Smati, un
animateur de radio anticonformiste, est blessé de plusieurs balles. Il en
demeure paralysé. Un photographe de presse est assassiné à Blida : son
corps reste sur un trottoir toute la nuit.
C’est cependant la télévision qui paie le plus lourd tribut, avec
l’assassinat de trois journalistes et un ancien directeur, entre fin 1993 et
début 1994. Smaïl Yefsah, 30 ans, est assassiné devant son domicile à Bab-
Ezzouar. Il est poignardé au moment où il va prendre sa voiture, mais
résiste et tente de s’enfuir. Il est poursuivi sur une centaine de mètres, et tué
de plusieurs balles dans le dos dans la cage d’escalier. Mustapha Abada,
ancien directeur de la télévision sous Belaïd Abdessalam, est abattu d’une
balle dans la tête à Aïn-Taya. Benaouda est tué à la basse Casbah, près de la
mosquée Ketchaoua, et Abdelkader Hirèche est tué pendant une soirée du
Ramadhan à Gué de Constantine, quartier populaire au sud d’Alger.
Hirèche avait été militant du Syndicat islamique du travail. Dans les
milieux de la presse, sa mort a été attribuée à des groupes anti-islamistes
qui auraient décidé de tuer les journalistes proches du FIS, soupçonnés de
fournir des renseignements aux groupes armés.
De nombreux autres journalistes échappent aussi à des attentats, dans
cette période la plus dure. L’auteur échappe à une double tentative d’attentat
le 8 mars 1994 au matin. Peu avant de sortir de chez lui, un de ses voisins
est tué, apparemment par erreur. Une heure plus tard, la voiture de l’auteur,
dans laquelle se trouvait un de ses amis, essuie des coups de feu. Trois
impacts de balles sont relevés dans la carrosserie.
Face à cette campagne de terreur dont ils sont l’objet, les journalistes
réagissent de manière corporatiste, pour dénoncer les groupes armés. Ils
rallient le camp des éradicateurs, hostiles à toute idée de dialogue.
L’Association des journalistes algériens (AJA), dirigée par Azzouz
Mokhtari, organise une vaste campagne en Algérie et à l’étranger, avec le
concours d’autres organisations internationales. Les journalistes partisans
d’une position modérée, condamnant le terrorisme mais refusant l’exclusion
des islamistes du jeu politique, se trouvent dans une position délicate. Il leur
est difficile de prôner la raison au moment où des collègues sont assassinés.
Quant aux journalistes islamistes, ils justifient discrètement ces assassinats,
ou en rejettent la responsabilité sur les services de sécurité.
La situation politique et sécuritaire a aussi contribué au dérapage de la
presse, qui s’est progressivement vidée de sa pluralité, pour ne garder qu’un
seul son de cloche, celui des éradicateurs. La presse islamiste a totalement
disparu, et les journaux réconciliateurs ou modérés ont subi de telles
pressions qu’ils ont souvent cessé de paraître. Un commentaire très violent
de Abdennour Ali-Yahia, président d’une Ligue des droits de l’homme, qui
a souvent été attaqué par la presse pour avoir défendu les dirigeants du FIS,
résume cette situation.
Dans une lettre adressée au directeur d’El-Watan, Ali-Yahia dénonce les
journalistes « téléguidés par un chef d’orchestre qui n’a rien de clandestin et
qui a pour nom les services. (...) La presse aussi sécrète des mafiosi, des
mercenaires et des assassins à gages », écrit Ali-Yahia, qui s’en prend
particulièrement à El-Watan. « L’appel à la délation tient lieu de programme
pour votre journal », écrit-il, s’en prenant au « ton agressif, violent et
outrancier, et au langage haineux ».
En fait, en accusant les journaux d’être devenus des « officines
policières », Ali-Yahia met le doigt sur un des grands dérapages : symbole
de démocratie, la presse indépendante s’est progressivement mêlée à un jeu
où elle s’est trouvée totalement piégée. Dépendante du pouvoir pour sa
survie financière et pour son existence tout court, dominée par des courants
anti-intégristes, elle a été rapidement prise en otage par le pouvoir. Se
sentant en guerre contre le FIS puis les groupes armés, elle a très peu écrit
sur les abus dont ont été victimes les islamistes. Elle n’a pas été le témoin
de la vie politique, elle en est devenue un des principaux acteurs,
particulièrement lorsque les groupes armés se sont attaqués aux journalistes.
Au sein de cette presse aussi, la solidarité a souvent été sélective. Les
journalistes ont rarement dénoncé la répression contre leurs collègues
islamistes. La fracture entre presse francophone et presse arabophone a
aussi souvent joué. Lorsque les quotidiens le Matin et Liberté ont été
suspendus de tirage pendant l’été 1993 pour non-paiement des frais
d’impression, les journaux francophones se sont largement mobilisés pour
les soutenir. Mais quand la Nation et El-Djazaïr El-Youm ont été suspendus,
ils n’ont guère trouvé de soutien dans la presse.
Ces fractures dans le monde de la presse ont eu leur équivalent dans les
milieux intellectuels, eux aussi pris dans la tourmente de la violence. Le
conflit qui en est le plus symbolique est celui lancé par l’écrivain Tahar
Ouettar qui, parlant de l’assassinat de Tahar Djaout, a dit : « C’est une perte
pour sa femme, ses enfants, et pour la France. » Pourtant, Tahar Ouettar
avait vu un de ses amis, le poète et sociologue Youcef Sebti, assassiné. Le
directeur de l’école des Beaux-Arts, Ahmed Asselah, Djillali Liabès et
M’hamed Boukhobza, Salah Djebaïli, recteur de la plus grande université
algérienne, celle de Bab Ezzouar, à Alger, ont eux aussi été assassinés.
Cette campagne d’assassinats a d’ailleurs forcé des milliers d’universitaires,
de chercheurs, de journalistes et d’artistes à fuir le pays. La France d’abord,
mais aussi le Maroc, la Tunisie et certains pays européens constituent les
principales destinations de ces exilés.
Mais si les groupes armés n’ont pas épargné les intellectuels, ceux-ci
n’ont pas été tendres entre eux non plus. Lorsque le sociologue Laddi
Houari a développé une thèse selon laquelle la victoire de l’islamisme
politique constituait une « régression féconde », il a été attaqué de manière
presque unanime par ses pairs. Comme en politique, il y a eu peu d’idées
nouvelles, chacun se contentant de détruire les idées des adversaires
politiques. Signe de cette évolution, il y a eu très peu d’écrits ou de
créations intellectuelles pendant toute cette période. Deux des livres qui ont
été publiés sont des pamphlets, Le FIS de la haine de Rachid Boudjedra, et
De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier, de Rachid
Mimouni. Le livre de Boudjedra a d’ailleurs été interdit à la vente en
Algérie, suite à une plainte de Mme Anissa Boumediene. La veuve de
l’ancien chef de l’Etat a estimé diffamatoires des passages de ce livre
relatifs à la culture, et a obtenu gain de cause.
La passion et la terreur qui dominent alors « imposent une domination de
sentiments triviaux et empêchent le discours de la raison », selon une
formule de Mouloud Hamrouche. Quelques très rares initiatives sont
lancées. En mai 1993, des intellectuels, dont l’avocat Hocine Zahouane,
appellent à agir « en dehors de toute considération partisane » pour « faire
échec à ceux qui ont recours à la force et au terrorisme pour imposer leur
point de vue, conquérir le pouvoir et s’y maintenir ». Ils appellent à
respecter « un serment démocratique, reposant sur l’alternance au pouvoir,
le respect et la défense des droits de l’homme en toute circonstance, la
reconnaissance du pluralisme et le non-recours à la violence ». Auparavant,
avait été installée, le 15 février, « la commission 2005 », chargée d’analyser
les perspectives d’évolution de la société algérienne durant la prochaine
décennie. La commission, présidée par Djillali Liabès, qui sera assassiné un
mois plus tard, regroupe des économistes, des sociologues, des
démographes, des statisticiens, des spécialistes de la communication et de
l’éducation.
Mais, à côté de cette initiative positive, le pouvoir s’est surtout distingué
en empêchant le débat et en verrouillant la presse. Il a également faussé le
débat. D’une part, il n’a laissé aux intellectuels qu’un seul choix, celui
d’être avec lui ou avec les islamistes. D’autre part, il a bloqué les canaux du
débat, notamment les grands médias publics. Enfin, il a imposé une série de
faux débats, par des déclarations aussi légères que dangereuses. Saci
Lamouri, ministre des Affaires religieuses, a, par exemple, accusé les
communistes d’être à l’origine du terrorisme, dans une interview publiée le
3 avril 1993 par le quotidien Echaab. « Il n’y a pas de communistes au
pouvoir, mais ils se sont infiltrés dans la presse », a-t-il dit. « Les
communistes, de par leur nature, ne veulent pas occuper des fonctions
supérieures, préférant exercer leur ruse et leur activité dans le secret. »
« Toute secousse historique comportant du terrorisme et de l’effusion de
sang est l’œuvre du communiste et du laïc. »

La pression internationale

Pendant que l’Algérie s’embourbe dans le cycle violence-répression, ses


grands partenaires cherchent une ligne de conduite et des moyens de
pression. Officiellement, la France, qui domine les relations algéro-
européennes, et les Etats-Unis affichent une position assez simple : il faut
dialoguer et entamer des réformes économiques de fond, disent-ils. Ils
condamnent le terrorisme, mais souhaitent que les islamistes modérés soient
associés au dialogue.
En fait, la France a changé de ton dans le traitement de la question
algérienne lorsque la droite est revenue au gouvernement, après les
législatives françaises du printemps 1993. Moins complaisante envers les
islamistes, avec Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur, la droite
française semble, a priori, un partenaire préférable à la gauche, du point de
vue du pouvoir algérien. En fait, la France conserve la même démarche de
fond : maintenir de solides positions en Algérie, en préservant son
hégémonie sur le marché algérien.
La nouveauté concerne la menace que l’Algérie représente désormais. On
parle en effet de dizaines, voire de centaines de milliers d’Algériens qui
seraient contraints de s’exiler si les islamistes prenaient le pouvoir en
Algérie. Le choix le plus indiqué pour ces exilés semble naturellement être
la France, où plusieurs milliers de personnes s’installent à partir de 1992.
Intellectuels et artistes de renom, hommes politiques, comme les anciens
chefs de gouvernement Belaïd Abdessalam et Sid-Ahmed Ghozali,
journalistes, magistrats ou hommes d’affaires s’installent en nombre,
parfois dans des conditions difficiles. Ce thème de l’exil d’Algériens
devient rapidement un objet de débats et de campagnes en France, abordé
par les principaux hommes politiques et examiné dans toutes les émissions
politiques des grandes radios et télévisions.
Autre moyen de pression que la France utilise : la dette extérieure. La
France veut coûte que coûte mener l’Algérie au rééchelonnement. Avec la
domination structurelle qu’elle exerce sur l’économie algérienne, la France
souhaite que l’Algérie dispose de liquidités pour continuer à importer. Cela,
seul le rééchelonnement peut l’assurer dans l’immédiat. De plus, les
banques françaises perdraient peu en cas de rééchelonnement,
contrairement à celles d’autres pays, comme le Japon, gros créancier de
l’Algérie. Les négociations concernant la dette algérienne auraient pour
principal partenaire la France, ce qui constituerait un autre moyen de
pression pour Paris.
En outre, si la France dispose d’hommes qui lui sont favorables au sein
du pouvoir, elle investit aussi du côté des islamistes, avec qui elle entretient
des relations suivies. Les mesures répressives et quelques expulsions ne
réussissent guère à cacher cette réalité, qui apparaît précisément avec une
rafle, menée en France dans les milieux islamistes après l’enlèvement de
trois employés du consulat français d’Alger en octobre 1993. La police
française découvre chez Moussa Kraouche, de la Fraternité algérienne en
France (FAF), une copie du document qui, comme on le verra plus loin, a
été remis à Mme Thévenot, une des trois personnes enlevées à Alger, par un
ravisseur peu avant de la libérer. Dans un premier temps, la présence de ce
document chez Moussa Kraouche ne s’explique pas. Les policiers qui ont
mené la perquisition chez Kraouche sont soupçonnés de l’avoir mis dans le
dossier pour enfoncer l’accusé. Mais les policiers se rebiffent et refusent de
porter le chapeau. On s’aperçoit ensuite que ce document porte un numéro
du télécopieur (fax) d’où il a été envoyé. C’est un numéro de la DGSE.
Beaucoup d’hypothèses sont avancées, mais pas celle qui semble la plus
simple : Moussa Kraouche collaborait avec les services du contre-
espionnage français, qui le tenaient informé de la situation.
Quant aux Etats-Unis, ils ont suivi de loin l’évolution de la situation en
Algérie, en observant une grande discrétion. Car les Etats-Unis étaient
plutôt gênés. Officiellement partisans de choix démocratiques, ils ont
constaté avec inquiétude que dans les pays arabes, là où la rue a pu
s’exprimer depuis, pendant et après la guerre du Golfe, elle s’est exprimée
en faveur de l’Irak et contre les intérêts américains. Cela est valable en
Algérie comme au Yémen, en Jordanie, au Maroc ou en Tunisie. Ils ont
donc mis une sourdine à leurs exigences de démocratisation.
Pour l’Algérie, un autre problème se greffait, celui du réacteur nucléaire
de Aïn-Ouessara. Il aurait été difficile aux Etats-Unis de faire pression sur
un pays démocratique, avec un pouvoir élu, pour le convaincre de
démanteler un réacteur nucléaire. Washington redoutait par-dessus tout la
victoire d’islamistes qui seraient en mesure de développer des armes
nucléaires. Cela paraissait aux Etats-Unis d’autant plus inacceptable
qu’après avoir mené la guerre du Golfe, il était exclu, pour eux, de voir de
nouvelles puissances nucléaires émerger. Ils ont donc été soulagés de voir
les élections de juin 1991 reportées. Cela leur donnait du temps pour
négocier.
Les Etats-Unis n’ont pas pour autant une doctrine claire envers les
mouvements islamistes, qui prennent une nouvelle dimension après la chute
de l’Union soviétique. C’est le secrétaire d’Etat adjoint chargé du Proche-
Orient, Edouard Deredjian, qui dessine progressivement la démarche
américaine dans une série de discours non dépourvus d’ambiguïtés. Le 2
juin 1992 à la Meridian House, à Washington, il déclare que les Etats-Unis
aident « ceux qui sont prêts à prendre des mesures précises en direction
d’élections libres, de la création d’un pouvoir judiciaire indépendant, à
promouvoir la primauté du droit, à limiter les restrictions imposées à la
presse, à respecter les droits des minorités et à garantir les droits
individuels ». De 1989 à juin 1991, c’était la tendance générale choisie par
l’Algérie, qui n’a pourtant pas reçu d’aide américaine.
La méfiance américaine s’exprime aussi envers les islamistes,
soupçonnés de vouloir utiliser la démocratie pour tuer la démocratie.
« Nous nous méfions de ceux qui voudraient utiliser le processus
démocratique pour accéder au pouvoir, puis détruire ce processus même
afin de s’y maintenir et d’exercer leur domination politique », déclare
Edouard Deredjian. « Nous avons des divergences avec ceux qui,
indépendamment de leur religion, pratiquent le terrorisme, oppriment les
minorités, prônent l’intolérance, ou violent les normes internationales de
droits de l’homme ; avec ceux qui sont insensibles à la nécessité du
pluralisme politique, ceux qui veulent réaliser leurs objectifs par la
répression et la violence. C’est contre l’extrémisme, la violence, le refus des
droits, l’intolérance, l’intimidation, la coercition et le terrorisme qui
l’accompagnent trop souvent que nous nous insurgeons », dit-il.
Cette position est interprétée en Algérie comme une victoire, car les
Etats-Unis semblent se méfier du FIS et de ses intentions peu
démocratiques. Mais Edouard Deredjian précise la position américaine le
12 mai 1993, en déposant devant une sous-commission du Congrès. Il
déclare, d’une part : « L’islam, qui professe une des grandes religions, n’est
pas notre ennemi. » D’autre part, il affirme : « C’est à l’extrémisme et au
fanatisme, qu’ils soient de caractère religieux ou séculier, que nous nous
opposons. » Pour le cas précis de l’Algérie, il déclare : « Nous sommes
convaincus que la situation actuelle a pour origine la frustration d’un
peuple, dont les aspirations fondamentales n’ont toujours pas été réalisées.
Des réformes politiques et économiques sont nécessaires pour satisfaire les
besoins pressants du peuple algérien. » Il note que « depuis la suspension
des élections parlementaires, peu de progrès ont été réalisés vers le
rétablissement du processus démocratique et vers des remèdes à la
détérioration troublante de la situation sur le plan des droits de l’homme ».
Malgré de nombreux discours, « nous n’avons guère constaté de mesures ou
de plans précis sur la façon dont le gouvernement projette de mettre en
œuvre de véritables réformes politiques et économiques ».
Après avoir pris leurs distances envers le FIS, soupçonné de vouloir tuer
la démocratie après en avoir profité, les Etats-Unis prennent ainsi leurs
distances avec le pouvoir, soupçonné de vouloir maintenir le statu quo.
« Nous ne pensons pas que l’on puisse résoudre les problèmes de l’Algérie
en recourant principalement au dispositif de sécurité alors que l’on ne
s’attaque pas aux problèmes politiques, économiques et sociaux du pays »,
affirme Deredjian. Le 1er décembre, à l’Institut des relations internationales
de Los Angeles, il affirme que « c’est l’injustice sociale, le manque
d’opportunités économiques, sociales, politiques et dans l’éducation, qui
offrent des partisans aux extrémistes ».
L’engrenage de la violence incite les Etats-Unis à s’occuper du dossier
des droits de l’homme, qui connaissent une grande dégradation induite par
la violence-répression. Deredjian « déplore les assassinats continuels de
membres du gouvernement algérien et des forces de sécurité par des
opposants au gouvernement, ainsi que les efforts faits pour justifier une telle
violence ». Mais dans le même temps, il se dit « troublé par les rapports
émanant d’organisations indépendantes de droits de l’homme, selon
lesquels le recours à la torture serait très répandu ».
Tous les rapports établis à ce sujet notent une grave dérive. Fin 1993,
Abdennour Ali-Yahia déclare à la presse qu’il a reçu 364 témoignages de
cas de torture. Il fait état de cas d’exécutions sommaires, de détention
illégale, de prolongation de garde à vue, de non-respect des droits de la
défense. Les violations des droits de l’homme sont signalées aussi bien dans
les commissariats et les prisons que lors des interrogatoires et des
perquisitions. Des avocats, qui ont accepté de transmettre vers l’extérieur
des lettres de détenus relatives à la torture, sont soumis à la fouille au
moment de quitter leurs clients, selon Ali-Yahia.
Quelques cas de torture sont révélés publiquement. Rouabhi, un des
inculpés dans l’affaire de l’aéroport, déclare qu’il a été torturé et castré. Au
cours d’un procès devant la cour spéciale d’Alger, celui de « l’émir Nouh »
(Noé), plusieurs prévenus portent des traces visibles de coups. Même
l’ONDH reconnaît « une dizaine » de cas de violation des droits de
l’homme. Le FFS manque rarement de dénoncer cette évolution dans ses
communiqués. En juin 1993, au comité central du FLN, Ahmed Taleb
Ibrahimi met en garde : « Ce que je crains, dit-il, c’est que ces
dépassements n’entraînent des conséquences qui n’épargneront même pas
demain ceux qui les soutiennent aujourd’hui ou les passent sous silence. »
Le rapport d’Amnesty International pour l’année 1993 est quant à lui
accablant. Il note que la situation des droits de l’homme s’était améliorée
progressivement après 1988, mais qu’une nouvelle tendance dangereuse
apparaît. Plusieurs puissantes organisations américaines des droits de
l’homme ont, elles aussi, établi des rapports qui montrent les mêmes abus.
Dans leurs contacts avec les dirigeants algériens, les officiels américains
insistent eux aussi sur ce point.
Dans les milieux politiques et les médias, les informations sur ces
dépassements ont circulé dès fin 1992, pour devenir régulières en 1993. La
torture, admise un peu partout, est devenue secondaire devant les
exécutions sommaires et, surtout, les disparitions suivies d’assassinats,
qu’on attribue à l’un ou l’autre camp, selon les choix politiques. Des
personnes, de plus en plus nombreuses, sont enlevées avant d’être
retrouvées assassinées. Si la signature est évidente chez les groupes armés,
particulièrement lorsqu’il s’agit de personnes constituant traditionnellement
leur cible, il est difficile d’être affirmatif sur de très nombreux autres
assassinats. Dans un premier temps, ces dérapages sont attribués à des
groupuscules occultes, comme l’Organisation de la jeunesse algérienne
libre (OJAL) ou l’OSSRA (Organisation secrète pour la sauvegarde de la
République algérienne). Puis, des partis commencent timidement à parler de
bavures, de « représailles », d’exécutions sommaires, pour aboutir à des
« campagnes de terreur ». La propagande des groupes armés laisse entendre
qu’après des attentats menés par des islamistes, des unités des forces de
sécurité ou de l’armée arrêtent des proches de membres de groupes armés
pour les exécuter, menant ainsi de véritables opérations de vengeance. Au
cours d’une réunion du comité central du FLN, en juillet 1994, Abdelhamid
Mehri présente, lors d’une séance à huis clos, un rapport sur de très
nombreux cas prouvés d’exécutions sommaires.
Cette campagne de terreur et de contre-terreur est plus ou moins connue,
mais elle atteint son paroxysme lorsque les groupes armés décident de
s’attaquer à deux genres de cibles particulièrement médiatiques : les
intellectuels et journalistes d’une part, et les étrangers d’autre part.
Les premiers étrangers assassinés sont deux géomètres français, François
Barthelet et Emmanuel Didion. Enlevés fin septembre 1993 dans la région
de Oued Tlélat, près de Sidi-Bel-Abbès, dans l’Ouest, ils sont retrouvés
égorgés le lendemain. L’attentat est attribué à Kada Benchiha, considéré
comme le chef des maquis qui vont de Sidi-Bel-Abbès à Saïda. Selon des
journaux français repris par la presse algérienne, les deux Français seraient
des agents de la DGSE, travaillant sous la couverture de géomètre, un
métier qui permet beaucoup de déplacements. L’ambassade de France à
Alger dément cette information.
Un mois plus tard, trois ressortissants français sont de nouveau les cibles
des groupes armés. Alain Fressier, Jean-Claude Thévenot et sa femme
Michèle sont kidnappés au Télemly, près du consulat général de France, tôt
le matin. Après plusieurs jours de recherches, ils sont libérés dans des
conditions que les services de sécurité des deux pays ne veulent pas exposer
clairement. Entre des caches situées à Oued Koriche, à la Casbah, et à Oued
Slama, près de l’Atlas blidéen, des accrochages ont lieu, faisant plusieurs
morts parmi les ravisseurs. Les services de sécurité déploient d’immenses
efforts, car l’affaire est d’importance : si la prise d’otages réussit, l’Algérie
risque de ressembler à court terme au Liban des années quatre-vingt.
Selon une version qui semble la plus proche de la réalité, les Français ont
été récupérés rapidement par les services de sécurité grâce à un agent
infiltré dans les groupes armés. La volonté de remonter des réseaux et de
sauver d’autres éléments infiltrés a incité à retarder l’annonce officielle du
dénouement. Finalement, les deux hommes sont libérés le 30 octobre, aux
Eucalyptus, quartier islamiste du sud d’Alger, et Mme Thévenot le
lendemain. Aucun des trois otages ne fera jamais de déclaration publique,
mais les services de sécurité algériens sont partagés. D’un côté, ils ont
montré leur efficacité sur une affaire délicate. D’un autre côté, ils ont été
obligés de brûler plusieurs réseaux qui avaient infiltré les groupes armés.
Un travail long et patient pour remonter les réseaux islamistes est ainsi
tombé à l’eau, ce qui a donné lieu à une version à la James Bond, lancée par
les réseaux proches des groupes armés : l’opération aurait été montée par un
clan des services de sécurité algériens pour saborder une grande opération
d’infiltration qui était sur le point d’aboutir !
Des spécialistes français du renseignement s’étaient rendus à Alger à
cette occasion, pour suivre le déroulement de l’opération. Mais ils ont
également mis en place leurs propres structures pour suivre les filières des
groupes armés. Cette affaire allait d’ailleurs avoir des répercussions en
France, avec une grande rafle lancée dans les milieux proches du FIS peu
après. Une copie du communiqué remis à Mme Thévenot par ses ravisseurs
était retrouvée chez Moussa Kraouche, de la Fraternité algérienne de
France, comme on l’a vu plus haut. Le silence gêné observé aussi bien en
Algérie qu’en France montre que cette affaire avait des ramifications dans
les deux pays qu’il était préférable de garder sous silence.
Ce document transmis par Mme Thévenot allait, d’une certaine manière,
avoir des répercussions dramatiques. Il contenait un ultimatum lancé aux
étrangers, qui sont sommés de quitter l’Algérie dans un délai d’un mois.
C’est un Espagnol, Manuel Lopez Bailen, qui est le premier étranger
assassiné après l’expiration de l’ultimatum. Il est égorgé le 2 décembre près
de Hanacha, une localité entre Khemis Miliana et Berrouaghia, située au
cœur du fief du chef présumé des GIA, Sayah Attia. C’est encore à Sayah
Attia qu’est attribué le carnage du 15 décembre à Tamezguida, un bourg de
la région montagneuse de Médéa qui avait abrité une tentative de congrès
des groupes armés en septembre 1992. Douze Croates, travaillant pour
Hydroélectra, une société de travaux publics de l’ex-Yougoslavie, sont
froidement égorgés dans la forêt par les hommes de Attia. Ceux-ci avaient
investi les baraquements de l’entreprise la nuit, et séparé les Croates,
chrétiens, des Bosniaques, musulmans, qui travaillent pour la même
entreprise. Ils ont ensuite emmené les Croates un par un, à l’écart, pour les
égorger.
Des ressortissants de nombreux pays, belge, russes, colombien, philippin,
français, dont des femmes, sont également assassinés. Parmi eux, des
officiers supérieurs russes, instructeurs de l’armée algérienne, Vladimir
Velejny et Alexandre Orlov, tués à Laghouat, au nord du Sahara, le 16
octobre, ainsi que des femmes, une ressortissante russe mariée à un
Algérien, Larissa Ayadi, tuée le 5 décembre 1993 à Kouba, et Monique
Afri, employée au service des visas du consulat de France, assassinée le 15
janvier 1994. Des étrangers établis depuis longtemps en Algérie sont aussi
visés. Raymond Louzoum, juif tunisien, opticien, est tué dans son magasin
situé rue Didouche, en plein centre d’Alger.
Le FIS ne sait s’il doit revendiquer ces assassinats ou les dénoncer. Les
structures agissant à l’intérieur du pays les revendiquent, ou au moins, les
justifient, dans une série de tracts et de publications diffusés à partir la mi-
novembre. L’un d’eux, Minbar El-Djoumouaa, publie une interview de
Abderrezak Redjam, qui inquiète les Occidentaux notamment. Dans cette
interview, Redjam déclare que « le FIS et le peuple algérien ne sont pas
tenus par les engagements et accords conclus avec la junte au pouvoir. Les
partenaires (étrangers) sont complices dans le crime contre le peuple
algérien ». Il les avertit : les puissances étrangères « doivent assumer les
conséquences qui en résulteront, avec les coups que nous porterons contre
leurs ressortissants et la destruction de leurs intérêts ». A l’extérieur
cependant, ces assassinats sont plus gênants à assumer. Rabah Kebir et
Anouar Haddam tentent de les faire imputer au pouvoir. Kebir déclare
notamment que le FIS n’a aucun intérêt à tuer des étrangers.
La presse offre une porte de sortie au FIS. N’ayant pas d’informations
précises sur les attentats, les journaux sont essentiellement informés par les
services de sécurité, qui grossissent démesurément les Groupes islamiques
armés (GIA), qu’on veut coûte que coûte opposer au Mouvement islamique
armé. Les GIA sont composés de desperados, d’anciens « Afghans », de
drogués, d’anciens truands, d’assassins sanguinaires, de préférence fils de
harkis, selon l’image qui en est donnée par la presse. L’image de ses chefs
est particulièrement sanguinaire, comme Sayah Attia, auquel on attribue
l’organisation ou la participation à près de deux cents attentats. Dans cette
manipulation de l’information, la presse finit elle-même par s’embrouiller à
plusieurs reprises. Ainsi, l’attentat contre le journaliste et écrivain Tahar
Djaout est-il, dans un premier temps, attribué à Abdelhak Layada, qui
l’aurait commandité. Le procès révèle pourtant que c’était matériellement
très difficile pour lui d’organiser l’attentat. Plus tard, Sayah Attia est
annoncé comme nouveau chef du GIA, après la mort de Djaafar El-
Afghani. Peu après, les services de sécurité annoncent que Attia a été tué
avant celui à qui il aurait succédé.
Les assassinats d’étrangers révèlent à l’extérieur l’ampleur de la crise
algérienne. La montée en cadence des attaques contre les étrangers montre
de manière définitive aux partenaires de l’Algérie que le pouvoir est dans
l’incapacité de vaincre les groupes armés, du moins dans le court terme. La
solution sécuritaire est donc définitivement disqualifiée. Un accord
politique est souhaité par tout le monde, aussi bien par le pouvoir algérien
que par ses interlocuteurs étrangers.
La France et les Etats-Unis font pression en ce sens, mais les deux pays
n’ont ni les mêmes moyens de pression, ni les mêmes intérêts. Au bord de
la faillite financière, l’Algérie est contrainte de rééchelonner sa dette
extérieure, une décision largement imposée par la France et par le retard
pris dans l’introduction de réformes économiques. La dette constitue, pour
la France, un moyen de pression que ne possèdent pas les Américains.
Ceux-ci se contentent des concessions faites concernant le réacteur de Aïn-
Ouessara. Celui-ci, inauguré en grande pompe en décembre 1993, en
présence du corps diplomatique accrédité à Alger, a été largement revu.
L’Agence internationale de l’énergie atomique, contrôlée par les Etats-Unis,
supervise son fonctionnement. Encore une fois, la décision concernant le
réacteur nucléaire intervient à la veille d’une échéance politique majeure ;
cette fois-ci, celle du mandat du HCE.
Les attentats se concentrent sur les ressortissants de deux pays, la France
et la Russie. Le premier pays est le principal partenaire économique et
politique de l’Algérie, le second le principal partenaire militaire. Un bus
transportant des militaires russes est arrêté à un faux barrage à Alger, et
plusieurs de ses occupants tués. Un autre bus est attaqué près de Jijel, près
de l’aéroport, faisant une dizaine de morts. L’école française d’Alger, à Aïn-
Allah, sur les hauteurs de la ville, est attaquée début août. Des éléments du
GIA, en tenue militaire, trompent la vigilance des gardes. Ils veulent
apparemment faire sauter un bâtiment avec une voiture piégée. Découverts,
ils tirent, tuant trois gendarmes français et deux employés consulaires.
L’affaire est suffisamment grave pour que deux hauts responsables français,
Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, et Philippe Léotard, ministre
de la Défense, se rendent précipitamment à Alger. La décision est prise de
fermer les écoles françaises et d’inviter les Français à quitter l’Algérie ou à
ne plus s’y rendre. A Jijel, ce sont sept marins italiens qui sont surpris dans
leur sommeil, à bord de leur bateau en rade du port de ce fief islamiste de
l’est du pays. Ils sont égorgés.
Les groupes armés ont gagné. Ils ont réussi à isoler l’Algérie. La plupart
des pays invitent leurs ressortissants à partir, et certains comme la Hollande
et la Suisse, ferment leur ambassade. Mais curieusement, aucun
ressortissant américain n’a été touché durant toute cette période.

La dernière ligne droite

Le FFS avait proposé une « conférence nationale de surveillance de la


transition ». Le FLN avait appelé à la concertation, proposant des
mécanismes très précis, restant cependant assez vague sur l’appellation
qu’elle prendrait. Mais progressivement, ce dialogue entre pouvoir et
opposition devient obsolète. Plus le temps passe, plus les contentieux
s’accumulent, et plus il devient difficile de dialoguer. Entre le moment où
l’opposition avait demandé le dialogue et le moment où le pouvoir l’a
accepté, il s’est écoulé une année. Il s’écoulera une autre année avant que
cette concertation soit organisée. Entre-temps, la situation politique et
sécuritaire a radicalement changé. Ce qui pouvait constituer une issue de
secours dans une conjoncture donnée ne l’est plus lorsque tant de données
auront changé. C’est ce qui explique le ratage politique que constitue la
conférence nationale.
L’idée de cette conférence a commencé à circuler au printemps 1993,
lorsque le HCE a eu à faire le bilan d’une année de gestion. Ce bilan était
particulièrement négatif : non seulement la violence n’a pas été éradiquée,
mais elle s’est étendue, prenant des proportions inquiétantes. Aucune
solution politique n’était en vue, alors que sur le plan économique,
l’impasse était totale. L’hebdomadaire la Nation prévoyait déjà, au
printemps 1993, que l’Algérie serait en état de cessation de paiement en
avril 1994, et serait contrainte à engager le rééchelonnement de sa dette à
cette date.
C’est dans cette conjoncture que l’idée d’une conférence a été lancée
aussi bien de la part du pouvoir que de l’opposition. Le HCE annonçait, le
15 mai, que le dialogue, entamé en mars, reprendrait le 25 mai, dans le
cadre d’une seconde phase. Cette fois-ci, le dialogue se ferait par le biais de
rencontres entre groupes de partis, et non plus avec chaque parti à part.
Mais cette formule a soulevé plus de polémiques qu’elle n’a permis de
résoudre de problèmes. Le RCD a violemment critiqué le HCE, qui s’était
proposé de recevoir le parti de Saïd Saadi au sein d’un groupe comprenant
notamment le FLN et Ennahdha.
Le HCE n’a cependant pas tenu compte de ces critiques, et a annoncé,
une semaine plus tard, la tenue prochaine d’une conférence nationale.
Hocine Aït-Ahmed souhaitait, lui, une conférence de réconciliation
nationale pour le 5 juillet, anniversaire de l’indépendance. Il souhaitait que
cette date symbolique soit mise à profit pour tenter un grand coup
psychologique. Il se méfiait cependant du pouvoir, qu’il appelait à s’adapter
à la nouvelle situation.
Le FLN se méfiait, lui aussi, du système, et mettait en garde contre une
conférence qui n’irait pas au fond des problèmes. Le 29 mai, Abdelhamid
Mehri lançait une première mise en garde. Le FLN ne participerait pas à la
conférence nationale s’il n’y avait pas « un accord sur l’ensemble des
questions débattues », disait-il. Il faut « une plate-forme susceptible de
sortir le pays de la crise, une plate-forme à laquelle doivent adhérer toutes
les parties et toutes les catégories du peuple, afin qu’elle puisse être adoptée
par référendum ». Déjà, Mehri souhaitait clairement la participation du FIS,
et demandait des négociations préalables pour aboutir à des accords sur
toutes les questions intéressant le dialogue. Mehri semblait viser plusieurs
objectifs à la fois. Son parti ayant une ligne solide et des négociateurs
chevronnés, il serait en mesure d’imposer son choix. Le FLN pensait aussi
rallier à lui de nombreux partis. Il estimait également qu’une conférence
nationale n’était qu’un show politico-médiatique, l’essentiel du travail
devant être fait au préalable.
Malgré ces critiques, Ali Haroun, membre du HCE, donne les premiers
contours de la solution envisagée dès la mi-juin. Dans une série de
déclarations à la presse, il parle d’une conférence nationale pour le 5 juillet,
qui serait suivie d’un référendum en octobre. Il donne des détails sur les
institutions qui seront chargées de gérer la période de transition, notamment
un conseil de la transition, et la désignation d’un président qui serait assisté
éventuellement de deux vice-présidents. Le tout serait consigné dans une
plate-forme portant consensus national. Le projet de cette plate-forme est
publié dans la foulée, à la mi-juin. Dans ses grandes lignes, le projet sera
largement maintenu, les modifications ne portant que sur quelques aspects
allant dans un seul sens : le renforcement du pouvoir de l’armée dans la
prise de décision.
Le FLN demande des « contacts préparatoires » avant la conférence
nationale, dans une lettre adressée le 24 juin par Abdelhamid Mehri au
président du HCE. Le lendemain, malgré une forte pression, le comité
central du FLN approuve la ligne suivie par Abdelhamid Mehri. Ahmed
Bencherif, ancien colonel, ancien commandant de la gendarmerie,
démissionne du comité central.
A la mi-1993, c’est cependant la participation du FIS au dialogue qui est
à la une de l’actualité, dans une période particulièrement trouble. Trois mois
après l’attaque de Bouguezoul, l’armée subit un sérieux revers, fin juin,
dans la région de Chréa, près de Blida. Une unité de l’armée, piégée par des
faux renseignements qui lui ont été fournis, tombe dans une embuscade. Le
bilan est lourd : près d’une cinquantaine de tués, selon les informations qui
circulent alors. Le coup est rude, et les chefs de l’armée entrent dans une
série de conclaves qui finissent par doter l’armée d’un nouveau patron,
Liamine Zeroual. L’armée encaisse le coup, qui accentue les divisions au
sein de l’institution. Il y a, d’une part, les « durs », qui estiment qu’il faut
davantage de moyens et de fermeté face aux groupes armés. De l’autre, il y
a ceux qui notent que les groupes armés ont toujours gardé une longueur
d’avance sur l’armée, et qu’il est impossible de les anéantir sans passer par
une solution politique.
Quelques partis, dont le FLN et le MAJD, choisissent d’agir à la place du
pouvoir, pour préparer le terrain à un dialogue avec le FIS, qui leur paraît
inévitable. Le FLN ne veut pas que l’armée soit amenée à reconnaître la
nécessité de dialoguer avec le FIS. Abdelhamid Mehri propose au pouvoir
que ce soient les partis qui demandent que le FIS soit associé aux
négociations. Lorsque l’armée acceptera ce choix, la décision pourra être
présentée comme une réponse à la demande des partis, et non comme une
réponse à une condition posée par le FIS ou une capitulation face aux
groupes armés.
Mehri multiplie donc les déclarations en ce sens durant l’été. Il déclare à
l’AFP que « certaines fractions de la mouvance islamique étaient prêtes au
dialogue, il ne fallait pas les rejeter. Plus on tarde, plus on donne des
chances aux extrémistes ». Dans une conférence de presse donnée le 3 mai,
il demande que « tout le monde, sans exclusive, soit associé au dialogue ».
« C’est au HCE d’apprécier », dit-il à propos de la participation du FIS,
mais la réponse est évidente. « L’utilisation des seuls procédés sécuritaires
pour arrêter la spirale de la violence n’aura pas de résultat, surtout si elle
s’accompagne d’une diminution de l’action politique et des libertés
fondamentales. » Le 29 mai, il demande au FFS et au RCD de revoir leur
position de boycott. Il prévient aussi que son parti ne participera pas à la
conférence nationale s’il n’y a pas « un accord sur l’ensemble des questions
débattues ».
Au comité central du FLN, Ahmed Taleb Ibrahimi lance, lui aussi, le 24
juin, un appel à un « compromis historique ». « Il faut absolument sortir
sans délai de l’engrenage de la violence et de la répression. » Pour lui,
« l’approche sécuritaire ne saurait apporter une solution profonde et
définitive à la crise ». Il rejette, d’un côté, « la thèse de la présence de deux
sociétés et de deux projets de société dont il serait impossible d’assurer la
coexistence ». En même temps, il note « l’apparition d’une fracture
comportant des germes de troubles permanents : le rejet, par de larges
couches de la population, de l’ordre établi marqué par une absence
grandissante de justice sociale, résultant inévitablement de
l’approfondissement effrayant du fossé entre une minorité et la grande
majorité des pauvres ».
Pour l’ancien ministre des Affaires étrangères, « la responsabilité de
mettre fin à ce drame incombe à tout un chacun, et d’abord à ceux qui
détiennent les rênes du pouvoir ». Il appelle donc à la conclusion d’un
« compromis historique par lequel chaque partie renonce à une part de ses
exigences dans l’intérêt supérieur de la patrie ». Ce compromis constituerait
un « tout indivisible dont l’ensemble des clauses s’imposera à l’ensemble
des parties. Il doit être l’aboutissement d’un dialogue national global autour
des points de divergence. (...) Toutes les parties doivent bénéficier de
garanties, en toutes circonstances, sans aucune distinction, abstraction faite
des convictions de l’individu ou du groupe ». Ces garanties concernent « la
protection de l’exercice des libertés individuelles et collectives et le respect
des droits fondamentaux de l’homme et des citoyens ». Une fois ce
compromis réalisé, il sera facile de régler la question de la légitimité, qui
relève du respect de la Constitution.
Taleb Ibrahimi appelle l’armée à « demeurer au-dessus des querelles
partisanes, à l’abri des conflits idéologiques, et ferme face aux manœuvres
politiques ». Pour lui, les trois partis sortis des urnes en décembre 1991,
FLN, FFS et FIS, ont un rôle important dans la réalisation du compromis
auquel il appelle. A la mi-juin, le FLN, Hamas, Ennahdha, le FFS et le
MDA se déclarent, séparément, en faveur de la participation du FIS au
dialogue. Hocine Aït-Ahmed va dans le même sens, dans une interview
publiée par l’hebdomadaire El-Haq, à l’occasion du 5 juillet.
Pendant cet été 1993, la presse, reflet des milieux politiques les plus
influents, est alors agitée par cette question : faut-il discuter avec Abbassi
Madani ou pas ? La réponse est généralement hostile au dialogue avec le
FIS, et violemment opposée à toute idée de discussion avec les groupes
armés. Saïd Saadi tourne le dos, lui aussi, à la formule de la réconciliation,
et rejette la timide ouverture proposée par la plate-forme du HCE. Dans des
déclarations de presse, il demande, à la mi-juillet, la formation d’un
« gouvernement commando pour gérer la transition ». Il estime que le projet
du HCE cherche un compromis et non la rupture. L’UGTA soutient, quant à
elle, le projet du HCE, avec quelques réserves de forme. Ettahaddi note
pour sa part que le projet du HCE laisse « des brèches dangereuses ».
Quant à la tâche d’engager des contacts avec les groupes armés, c’est
Kasdi Merbah qui s’y engage. Durant l’été 1993, il rencontre de hauts
responsables, dont le nouveau ministre de la Défense Liamine Zeroual, et
effectue de nombreux voyages à l’étranger. Ses contacts sont apparemment
encourageants, car il rend public, le 13 juillet, son appel aux groupes armés
pour « cesser immédiatement le combat fratricide ». Il s’adresse aussi aux
anti-islamistes, leur déclarant que « le retour à la paix civile est d’abord de
la responsabilité des forces politiques et de la société civile ». Il propose
aussi une démarche : « Les forces politiques doivent se regrouper en
tendances principales, pour faciliter le débats et les choix des citoyens »,
écrit-il dans son appel. Il demande à tous de « transcender toute vision
étroite, et de sacrifier les intérêts personnels, partisans ou claniques, à la
recherche d’une solution politique à la crise nationale ».
Malgré les pressions, une lente tendance vers une vraie négociation
multipartite incluant le FIS semble alors se dessiner, même si elle met du
temps à prendre forme. Elle est cependant brutalement stoppée le 21 août
avec l’assassinat de Kasdi Merbah et l’avènement, le même jour, d’un
nouveau chef du gouvernement, Rédha Malek, considéré comme un homme
particulièrement hostile à l’intégrisme. Y a-t-il un rapport entre les deux
événements ? Difficile à dire, mais le résultat est là : la recherche d’une
solution à la crise prend une nouvelle tournure en septembre 1993. Il faut
apparemment repartir à zéro.
La tâche est d’autant plus ardue que les forces politiques s’émiettent, les
positions se diluent, et le pouvoir manque d’imagination pour gérer le
dialogue. Sa méthode, avec des contacts séparés, puis groupés, avec une
conférence nationale comme conclusion, paraît séduisante, mais elle ne
tient pas compte de la réalité sociale et politique. Mené de manière rigide,
sans aller sur les thèmes précis qui faisaient l’objet de divergences, le
dialogue n’a jamais dépassé le stade de l’exposé des positions de chacun.
La Commission du dialogue national (CDN), installée le 23 septembre,
bute sur tous ces problèmes. La CDN est confiée à Youcef Khatib, alias Si
Hassan, ancien chef de la wilaya 4 pendant la guerre de libération. Membre
du Conseil de la révolution qui a déposé Ahmed Ben Bella le 19 juin 1965,
Si Hassan a pris ses distances avec Boumediene, pour quitter la vie
politique et se consacrer à son métier de médecin. Très respecté dans la
wilaya 4, il s’embourbe rapidement dans les polémiques et les luttes
politiciennes qui entourent le dialogue. Il est assisté, au sein de la
Commission, par trois généraux, selon le vieux principe de l’équilibre
régional. Mohamed Touati, une des têtes pensantes de l’armée, représente la
Kabylie et le Centre. Anti-islamiste, il est l’un des rares officiers supérieurs
à avoir exposé publiquement ses idées politiques. Abdelmadjid Taghit
représente l’Ouest, et Tayeb Derradji représente l’Est. Ces deux derniers,
politiquement moins marqués, sont considérés comme partisans de thèses
plus conciliatrices. Mais les trois hommes sont dans la Commission comme
représentants de la hiérarchie militaire qui les a mandatés pour cette tâche.
Ils défendent donc le point de vue du commandement de l’armée, et
seulement ce point de vue. Celui-ci n’arrive pas à dégager une ligne de
conduite claire, malgré plusieurs grandes réunions, des sortes de congrès,
organisés durant l’été.
A l’indécision de l’armée et aux divergences des partis légaux, s’ajoute la
difficulté de trouver des interlocuteurs crédibles, en mesure de dialoguer et
d’imposer une solution chez les islamistes. En effet, une guerre de
leadership bat son plein parmi les groupes armés, parmi les « civils » et les
représentants islamistes à l’étranger. Il est très probable que les services de
sécurité ont tenté de provoquer ou d’attiser ces rivalités, mais les conflits
étaient bien réels. Des textes, dont l’authenticité peut difficilement être mise
en cause, l’attestent. Dans un numéro d’Ennafir, daté du 6 novembre 1993,
Abderrezak Redjam, interrogé sur ces divergences, redonne tout
l’organigramme du FIS, pour bien mettre les choses au point. Il rappelle que
le président et porte-parole du FIS est Abbassi Madani, Ali Belhadj en est
vice-président, Rabah Kebir, représentant et porte-parole à l’étranger, et
Anouar Haddam, représentant et porte-parole de la délégation
parlementaire. Il ne donne aucune indication sur l’organisation militaire du
FIS, ce qui ne permet pas de lever une équivoque : l’Armée islamique du
salut (AIS), qui a commencé à diffuser des tracts, a-t-elle pris la suite du
MIA, que dirigent Abdelkader Chebouti et Saïd Makhloufi ? Chebouti est-il
toujours vivant ? Azzeddine Baa a-t-il pris ses distances envers Chebouti,
avec qui il avait fait partie du MIA de Mustapha Bouyali, dans les années
quatre-vingt ?
Redjam confirme que son mouvement ne contrôle pas tous les groupes
armés, mais tente de minimiser les divergences. « Nous soutenons tous les
groupes islamiques qui mènent le djihad », dit-il. Mais ces autres groupes
ne tiennent pas le même discours. Le 16 novembre, un tract du GIA accuse
Saïd Makhloufi d’être un homme des moukhabarate (services de
renseignements). Le document s’en prend violemment à Rabah Kebir et à
tous les autres groupes. Le GIA « n’est pas la branche armée du FIS, mais
un groupe autonome », précise le texte, au moment où commencent les
assassinats d’étrangers. Il est difficile de l’affirmer avec certitude, mais il
n’est pas exclu que certains chefs de groupes aient été dénoncés par des
rivaux, comme la presse l’a affirmé pour Ikhlef Cherati, dénoncé par
Abdelhak Layada.
Les analystes, les responsables des services de sécurité et les
chancelleries se sont d’ailleurs longtemps trouvés confrontés à ce casse-
tête : qui contrôle quoi chez les groupes armés ? Qui commande quelles
troupes, et qui exerce quel leadership politique sur quel groupe ? Les
spécialistes américains se sont, par exemple, longtemps demandés si
Abbassi Madani et Ali Belhadj avaient une autorité sur les groupes armés,
et quel type de lien entretenaient-ils avec ces groupes. Le GIA obéit-il à une
structure politique ? Si oui, laquelle ?
Du reste, même s’il y avait une vision claire du côté du pouvoir, il aurait
fallu beaucoup d’imagination pour en convaincre les groupes armés. Le
GIA affirmait clairement ses intentions, dans le communiqué cité plus haut.
Il affirme qu’il n’y aura « ni dialogue, ni réconciliation (avec le pouvoir), ni
amnistie, ni négociation, ni débat, ni passation du pouvoir à un
gouvernement neutre ou de transition, ni aucune solution de ce genre ».
Pour le GIA, il n’y a qu’une solution possible, l’instauration de l’Etat
islamique. Il est certain que le GIA ne représente qu’une branche, la plus
spectaculaire, mais la moins nombreuse et la moins politique, du courant
islamiste. Les milieux hostiles au dialogue, au sein du pouvoir et dans la
presse, mettent volontiers en avant ce groupe, avec ses actions sanguinaires
et ses chefs violents, Méliani Mansouri, Moh Léveilly, Abdelhak Layada,
Sayah Attia, Djaafar El-Afghani, Djamel Zitouni, auteur de l’attaque contre
l’école française, Gousmi, et d’autres, pour souligner l’impossibilité de
discuter avec les groupes armés.
Mais, dans le même temps, les promesses de dialogue données par les
dirigeants du FIS en prison sont démenties par Abderrezak Redjam, début
novembre. Celui-ci déclare dans Ennafir qu’il n’y aura « pas de dialogue
avec la junte jusqu’à la victoire (et) l’instauration de l’Etat islamique ».
Selon lui, l’avènement de la Daoula islamia (Etat islamique) n’est pas
seulement un objectif du combat des groupes armés, mais « la solution de la
crise » passe par là.
Un communiqué de l’instance exécutive provisoire du FIS, daté du 14
novembre, confirme ce choix. Ce texte, également signé par Abdelkader
Redjam, affirme le rejet du dialogue de manière tranchée. « Nous refusons
tout dialogue ou trêve avec la junte au pouvoir. Rien ne remplace notre
choix de l’Etat islamique », affirme le communiqué. « Avec cette junte, ses
agents et ses alliés, il n’y a que le langage (de la force) qu’ils
comprennent », ajoute-t-il.
Dans la même période, pourtant, d’autres dirigeants islamistes, plus ou
moins proches du FIS, multiplient les déclarations à l’intention des chefs
des groupes armés. Mahfoudh Nahnah, Abdallah Djaballah, Hachemi
Sahnouni, ancien dirigeant du FIS et ami de Ali Belhadj, demandent des
garanties au pouvoir et multiplient les invites aux groupes armés.
Abdelkader Hachani reçoit des émissaires du pouvoir, selon la presse. Mais
rien n’y fait. Les divergences sont encore trop fortes, et les parties les plus
importantes dans la bataille, pouvoir et groupes armés, ne sont pas encore
prêtes au compromis. C’est donc l’impasse, vers laquelle se dirige la
conférence nationale, qui recourt encore une fois à la solution la plus
simple : l’armée.

La solution militaire

Lamine Zeroual est nommé ministre de la Défense en juillet 1993.


Officier de l’Armée de libération nationale, ayant fait la guerre à l’intérieur
du pays, il suit des formations poussées en URSS, en Jordanie et en France
après l’indépendance. C’est le plus jeune général de l’armée algérienne
lorsqu’il accède à ce grade, en 1987. Il quitte l’armée fin 1989, à la suite
d’un conflit doctrinal avec le président Chadli Bendjedid et avec le ministre
de la Défense, le général-major Khaled Nezzar, qui sera à l’origine de son
rappel. Lors d’un débat sur la réorganisation de l’armée, Lamine Zeroual
avait proposé la création d’unités légères, mobiles, avec une formation
poussée, conformes à ce que l’armée algérienne risquait d’avoir comme
tâche principale dans les années à venir : être en mesure d’intervenir
rapidement aux frontières et pouvoir être déployée à l’intérieur.
Chadli avait choisi le plan proposé par Khaled Nezzar, qui offrait une
vision plus classique. A la suite de ce conflit, Lamine Zeroual était nommé
ambassadeur en Bulgarie, poste où il ne restera que quelques mois.
L’homme est un militaire « jusqu’au bout des doigts », et ne s’habitue pas
au mode de vie d’un diplomate. Il demande donc à rentrer en Algérie, où il
est à la retraite.
Pendant ce temps-là, l’armée se cherche un chef. Elle a Khaled Nezzar,
officier respecté, mais il est diminué par une maladie qui le ronge. Il est
contraint de suivre régulièrement des soins, parfois assez longs. D’autres
généraux émergent, mais ils ne font pas le consensus. Le général-major
Touati, juriste et fin politique, est justement récusé parce qu’il est trop
politique, tout comme Abdelhamid Djouadi. Le général-major Mohamed
Lamari non plus ne fait pas le consensus. Homme à poigne, il a eu des
démêlés avec la hiérarchie du temps de Boudiaf, ce qui lui a valu d’être mis
à l’écart avant d’être repêché par Khaled Nezzar, dont il devient le
conseiller. Il devient ensuite chef d’état-major de l’armée, et l’un des
hommes forts. Il a la réputation d’un fonceur, et c’est lui qui dirige les
unités spéciales qui vont appuyer la police et la gendarmerie dans la lutte
antiterroriste. Mais les revers subis par ces unités, ainsi que l’absence de
consensus autour de son nom, ne permettent pas à Lamari de devenir le
patron que veut l’armée.
C’est donc Zeroual, un homme qui a quitté le corps, qui est rappelé. Ce
n’est pas un inconnu, la plupart des officiers supérieurs ayant travaillé avec
lui dans différents secteurs, notamment les plus sensibles, comme Tindouf,
près de la frontière du Maroc et du Sahara occidental, où le Maroc et le
Polisario s’affrontent depuis 1975.
Après sa nomination, il passe trois mois à faire le tour de l’armée. Il
rencontre les officiers, s’informe, étudie les rapports sur la situation
sécuritaire, mais ne change aucun haut responsable de la hiérarchie. Il lui
faut trois mois pour se faire une idée précise, et s’exprimer publiquement. Il
le fait le 24 octobre, dans une interview à l’agence APS, et alors qu’il ne
reste plus que deux mois pour arriver à un consensus national avant le 31
décembre, fin du mandat du HCE. Il faut aussi que Zeroual parle, car
l’Algérie a besoin de découvrir progressivement celui que l’armée a appelé
pour en faire son patron, avant de le pousser au sommet.
Dans cette interview, Lamine Zeroual lance à la fois un ultimatum et un
SOS aux partis, les invitant à trouver un consensus pour sortir le pays de la
crise avant la fin de l’année. Pour sa première déclaration publique, le
nouveau patron de l’armée « lance un appel à toutes les forces patriotiques
et de progrès, quelle que soit leur appartenance politique ou sensibilité, pour
favoriser le dialogue et œuvrer en commun en vue de trouver, avant la fin
de l’année, une solution consensuelle ». Il réaffirme que c’est aux politiques
de trouver la solution. « Il revient à la conférence nationale d’adopter
l’organisation de la transition et les modalités de son déroulement vers le
retour au processus électoral, comme seul mode d’accès et d’exercice du
pouvoir politique. » Dès lors que les bonnes volontés s’afficheront, l’armée
« apportera son soutien total et sa contribution à toute recherche de
solution », ajoute-t-il.
Le ministre de la Défense trace aussi le cadre du consensus national, tel
que souhaité par l’armée, ainsi que le rôle que l’institution militaire doit
jouer. L’armée croit « en des institutions démocratiques, à l’alternance
politique, au multipartisme et à l’Etat de droit », affirme-t-il. Il est entendu
que la solution « doit être conforme aux idéaux de la révolution de
novembre, à savoir un Etat républicain, démocratique, juste, pluraliste, (...)
garantissant la souveraineté nationale, l’unité du pays, les droits
fondamentaux et les libertés publiques, dans le respect des préceptes de
l’islam tel que vécu depuis des siècles par le peuple algérien ». Cette
formule d’un islam « vécu depuis des siècles » en Algérie exclut
naturellement la vision fondamentaliste qui a déferlé sur le pays. D’ailleurs,
dit-il, le consensus souhaité doit « ouvrir des perspectives nouvelles, grâce
auxquelles le recours à la violence comme moyen d’expression politique
ainsi que toutes formes de monopoles politique, ideologique et économique
seront abolies à jamais ».
Pour Zeroual, l’armée va pousser à la réalisation d’un consensus national,
mais ne va pas l’imposer. L’armée ne veut pas « une intrusion délibérée
dans l’espace des compétences des autorités politiques ». Au contraire, dit-
il, la Commission du dialogue, créée en septembre, est indépendante, et la
présence de trois officiers supérieurs en son sein « est une façon de
répondre au vœu (...) de l’opinion publique, de la classe politique et des
autorités ». Il insiste aussi pour rappeler que ce n’est pas « une implication
directe de l’ANP dans la gestion politique de la phase actuelle ». Durant le
dialogue, l’armée entend « demeurer parfaitement neutre et elle veillera à ce
que son attitude ne soit ni une caution, ni une défiance pour quelque
partenaire que ce soit, à l’occasion du dialogue national ». « Il ne saurait
être question pour l’ANP de s’aligner ou de favoriser telle ou telle tendance
politique. » Par là-même, il affirme que l’armée entend revenir à son métier,
celui fixé par la Constitution, pour s’éloigner d’une politisation qui peut
s’avérer dangereuse.
L’appel de Zeroual est accompagné d’une sérieuse mise en garde contre
un échec du dialogue en cours car, à défaut d’une solution sérieuse à
laquelle parviendraient les partis, il laisse entendre clairement que l’armée
sera contrainte d’agir. Il souligne en effet que l’armée « ne peut rester
indifférente vis-à-vis de ce qui peut être déterminant pour l’avenir du
pays ». Il réaffirme avec une certaine insistance qu’elle « ne reculera devant
aucun sacrifice pour assurer avec détermination ses missions
constitutionnelles ». Cette phrase n’est pas sans rappeler la phrase du
général Touati qui avait écrit, dans El-Djeïch, que l’armée ne pouvait rester
« l’arme au pied » face à la situation qui prévalait dans le pays en janvier
1992. Il réaffirme la solidarité de l’armée, sa cohérence et sa discipline. Ni
durs, ni mous, ni colombes, ni faucons au sein l’armée algérienne, dit-il.
Simplement, « des patriotes, qui se trouvent à tous les niveaux de la
hiérarchie militaire, et qui ont prouvé à chaque fois leur cohésion ».
Zeroual laisse aussi entendre que l’armée ne reculera devant rien pour
empêcher l’avènement d’une République théocratique, et tient des propos
particulièrement tranchés envers les groupes terroristes. Les « actes
aveugles de destruction ne peuvent trouver leur justification par aucune
motivation, quelle que soit sa nature », dit-il, ajoutant que les groupes
« extrémistes visent en réalité la destruction des institutions et des
potentialités humaines et matérielles du pays », avec leurs « menées
démentielles de destruction ».
Zeroual reconnaît toutefois que la lutte antiterroriste menée jusque-là a
montré ses limites. Cette tâche, « menée dans le cadre de la loi », rappelle-t-
il, « n’est pas du ressort exclusif des forces de l’ordre et des unités de
l’ANP, mais elle doit concerner l’ensemble des forces patriotiques du pays
qui rejettent l’utilisation de la violence comme moyen d’accès au pouvoir ».
Il ajoute que la solution sécuritaire « n’est pas suffisante en soi. Il est
impératif de conjuguer les efforts dans le domaine sécuritaire avec des
efforts dans le domaine politique ». Il annonce aussi la mise en place de
dispositions de « défense civile », en soulignant que leur succès doit
s’appuyer, entre autres, sur la contribution de « l’ensemble des forces
patriotiques du pays ».
Au lendemain de cette interview, l’Algérie est quelque peu secouée. C’est
en effet la première fois que le nouveau ministre de la Défense parle, et son
discours traduit une situation de grave crise. Le fait même qu’il parle est
significatif : son prédécesseur a parlé publiquement, en tout et pour tout,
une fois depuis l’avènement du HCE, dont il était pourtant considéré
comme l’homme fort. C’était durant l’été 1991, pour annoncer un dialogue
politique.
Les déclarations de Zeroual sont accueillies de diverses manières. On
comprend pourtant que le pouvoir en Algérie a changé de main. Le HCE le
détenait encore théoriquement mais, à moins de trois mois de la fin de son
mandat, l’institution présidentielle est visiblement hors course. Deux
semaines auparavant, on l’avait d’ailleurs dessaisie du principal dossier
qu’elle avait en main, celui du dialogue, au profit de la Commission du
dialogue national, créée à cet effet.
Et s’il fallait encore une preuve que le vrai pouvoir en Algérie est détenu
par des hommes, des intérêts et des structures autres que ceux qui
apparaissent au premier plan, elle est fournie le 18 décembre 1993. Ce jour-
là, Rédha Malek, membre du HCE, chef du gouvernement, déclare, dans
une interview à la télévision et à l’agence APS, que le HCE partira le 31
décembre, à la fin de son mandat. Le lendemain, pourtant, le Haut Conseil
de sécurité, dont le chef du gouvernement est membre, se réunit et annonce
que le mandat du HCE est prolongé d’un mois.
Que s’est-il passé entre le moment où le chef du gouvernement a annoncé
le départ du HCE et le moment où le mandat de l’instance présidentielle a
été prolongé ? « Il ne s’est rien passé », répondait un chef de parti politique.
En fait, les tractations en cours pour trouver un successeur au HCE et à Ali
Kafi, et les discussions sur une formule acceptable pour tous n’avaient pas
abouti. Les véritables décideurs, patrons de l’armée et des services de
sécurité, ont donc décidé de se donner un mois supplémentaire pour tenter
d’arriver à une formule de compromis. Le chemin qui menait à la
conférence nationale, fixée pour les 25 et 26 janvier 1994, était encore long,
et apparemment difficile.
Depuis qu’elle a été mise sur pied pour préparer la conférence nationale,
la Commission du dialogue piétine. Son porte-parole, Abdelkader Bensalah,
multiplie les déclarations rassurantes, mais le dialogue n’avance pas.
Comme de tradition lorsque des échéances politiques importantes
approchent, la violence augmente, avec des attentats particulièrement
sanglants ou significatifs. Six douaniers sont assassinés le 9 novembre 1993
à Aïn-Témouchent. Le 27 novembre, un frère et un cousin du secrétaire
général de l’UGTA, Abdelhak Benhamouda, sont victimes d’un attentat
dans le quartier populaire de Aouinet El-Foul, à Constantine. Le cousin est
tué sur le coup, et le frère succombe quelques jours plus tard. Le 23
décembre, moins d’une semaine après que la date de la conférence
nationale est fixée, l’Algérie vit une autre journée particulièrement
sanglante. Huit policiers sont assassinés à Sidi-Moussa, dans la Mitidja, et
un neuvième blessé. A Oued-Fodda, près de Chlef, à cent quatre-vingts
kilomètres à l’ouest d’Alger, huit civils sont froidement abattus au cours
d’un déjeuner chez l’un d’entre eux.
Mohamed Bouslimani, président de la puissante association El-Irchad
Oual Islah, lieutenant de Mahfoudh Nahnah, est enlevé, apparemment par
des éléments du GIA, alors qu’il se trouve chez un parent dans le quartier
de Ouled Yaïch, à Blida. Après plusieurs semaines d’attente dramatique,
ponctuée par des appels téléphoniques selon lesquels il serait en vie, le
corps de Bouslimani est retrouvé. Il a été égorgé et enterré hâtivement. La
quarantaine, dynamique, très connu à l’étranger où il fréquentait les
structures proches des frères musulmans, Bouslimani était un homme
d’envergure, qui assurait une solide assise sociale pour compléter celle de
Mahfoudh Nahnah. Selon la version qui a le plus souvent circulé,
Bouslimani avait été sollicité par les groupes armés pour prononcer une
fetwa justifiant les assassinats. Il aurait refusé, sachant qu’il se condamnait.
La campagne de terreur touche aussi les militaires du contingent, appelés
à ne pas rejoindre l’armée, ou à déserter rapidement. Pendant les
permissions, dans de faux barrages, et même dans la périphérie immédiate
des casernes, de nombreux appelés sont tués, ce qui en incite de plus en
plus à retarder leur incorporation ou à ne pas répondre à l’appel. Le
ministère de la Défense s’inquiète de cette évolution et publie, fin 1993, un
placard publicitaire dans la presse demandant aux appelés de se conformer à
la législation. Les personnes qui ne sont pas en situation régulière seront
incorporées aussitôt appréhendées, avertit le ministère.
Parallèlement à cette flambée de violence, des informations alarmantes
circulent sur la situation en Kabylie. Des reportages de presse parlent de
milices qui se seraient organisées pour se défendre contre les groupes
armés. Une véritable organisation paramilitaire serait née dans cette région,
qu’on présente volontiers comme hostile à l’islamisme. En fait, il s’agit
d’une nouvelle tentative de Saïd Saadi, le leader du RCD, pour y supplanter
le FFS d’Aït-Ahmed. Le RCD tente de se présenter comme un parti
offensif, voulant en découdre avec les islamistes, et disposé à prendre des
risques pour cela. Cette image du parti de Saïd Saadi contraste avec celle
qu’offre le FFS. Autant le RCD focalise son action sur son président, autant
le FFS, en l’absence d’Aït-Ahmed, veut donner l’apparence d’un parti ayant
des structures qui fonctionnent. Autant le premier veut se montrer
dérangeant, autant le second veut donner l’image d’une force tranquille.
Cette bataille de leadership sur la Kabylie se double d’une menace
claire : les choix politiques à venir doivent tenir compte des manipulations
possibles dans cette région. Lorsque les informations sur la situation en
Kabylie commencent à inquiéter quelque peu l’opinion, Aït-Ahmed se rend
à Madrid où il donne une conférence de presse. Non, la Kabylie n’est pas en
armes, dit-il. Non, les appels à l’organisation de milices d’autodéfense ne
seront pas suivis. Aït-Ahmed rassure, mais en profite pour rappeler ses
positions : il faut un vrai dialogue, une véritable négociation entre pouvoir
et opposition pour sortir de la crise. En même temps, il montre qu’il reste le
leader politique de son bastion kabyle.
L’enjeu est important au moment de la grande négociation qui se profile,
et Saïd Saadi se sent piégé. Le contrôle de la Kabylie ne lui étant pas
acquis, il cherche un moyen de le contourner, pour se donner aussi une autre
image que celle, trop étroite, du RCD. Il lance donc le Mouvement pour la
République (MPR), qui tient ses états généraux le 23 novembre 1993 à
Alger. Près de 5000 personnes participent à la rencontre, dont beaucoup de
chefs d’entreprises, de cadres, d’intellectuels, et de représentants de
l’intelligentsia. Khalida Messaoudi, militante féministe anti-islamiste, et
Nacer, fils de Mohamed Boudiaf, y assistent notamment. Mais la rencontre
est d’abord un show politique pour Saïd Saadi, qui affirme sa volonté de
rééditer novembre 1954. Seul le sauvetage de l’Algérie compte. « Le reste
est jugement de l’histoire. Comme les auteurs de la proclamation de
novembre 1954, nous sommes prêts à nous y soumettre dès aujourd’hui »,
dit-il en référence à la proclamation du 1er novembre 1954, en reprenant
pratiquement les mêmes termes.
Pour le reste, Saïd Saadi reprend ses positions traditionnelles. Les
groupes intégristes, pour lui, sont « des organisations internationales
criminelles, manipulant des sectes politiquement primaires ». Il est aussi
critique envers le FLN. « La protection du sigle FLN est une exigence
morale et un impératif politique. Elle doit s’accompagner de la préservation
de la mosquée des intrusions politiciennes », dit-il. Il demande l’émergence
d’un « pouvoir homogène, solidaire et militant », mais n’écarte pas le retour
au vote, auquel il pose des conditions. Il faut, dit-il, réunir « des conditions
où le vote sera un moyen de renforcement permanent de la perspective
démocratique et non une occasion de mise à mort de l’expérience
démocratique ».
Tous les autres partenaires, intérieurs et extérieurs, de la crise algérienne
s’y mettent. En France, une spectaculaire opération est lancée dans les
milieux islamistes. Les Etats-Unis invitent à un véritable dialogue entre le
pouvoir et l’opposition, et nouent, parallèlement, de discrets contacts avec
des dirigeants islamistes en exil, pour tenter de les amener à abandonner la
violence. Ils obtiennent une petite satisfaction lorsque Anouar Haddam,
établi aux Etats-Unis, lance un appel à la fin de la violence. Mais l’homme
est loin, et n’a aucune influence sur les groupes armés.
Développant des positions proches de celles de Saïd Saadi, l’UGTA et
l’UNEP souhaitent une option anti-intégriste plus prononcée. Mohamed
Benmansour, président de l’UNEP, refuse qu’on revienne sur les choix faits
lors de l’arrêt des élections, deux ans plus tôt. Il déclare, le 12 décembre,
qu’il faut que le dialogue respecte le « processus de normalisation » entamé
le 12 janvier 1992. Une semaine plus tard, Benhamouda s’en prend à la
classe politique qui, selon lui, a mené le pays à la dérive « sous couvert
d’un multipartisme de façade et d’une démocratie dévoyée ». La presse s’en
prend, de son côté, aux partis et à la classe politique : c’est un moyen
efficace pour dire que seule l’armée est apte à prendre le pouvoir.
Malgré cette offensive, les « réconciliateurs », partisans d’une
participation du FIS à la conférence nationale, ne désarment pas. Ils
continuent d’exiger une vraie négociation, avec la participation des
islamistes. Khaled Bensmaïn, secrétaire général du MDA, déclare le 28
novembre que son parti suspend sa participation au dialogue car « aucune
mesure concrète n’a été prise pour la participation des représentants du
FIS ». C’est le second parti à faire ce choix, après le FFS.
Les tractations se poursuivent dans le même temps au sein de
l’opposition. Quatre partis, le FLN, Hamas, Ennahdha et le MDA, adoptent,
le 5 janvier, trois semaines avant l’ouverture de la conférence nationale, un
texte en quatorze points exprimant leurs revendications pour aller à la
conférence nationale. Les quatre partis demandent, notamment, des mesures
en faveur des dirigeants du FIS pour qu’ils participent à la conférence, la
fermeture des camps du Sud et la libération des détenus d’opinion, l’arrêt de
l’exécution de condamnés à mort, la suspension des juridictions spéciales
pour préparer le démantèlement des mesures d’exception, le respect des
droits de l’homme, avec des enquêtes sur la torture, la réhabilitation des
fonctionnaires sanctionnés pour délit d’opinion, l’allégement des mesures
prises dans le cadre de l’état d’urgence pour envisager un retour à la
normale, la libération de l’activité politique, avec l’ouverture des médias
publics aux partis, le respect de la liberté de la presse, la cessation des
violations des mosquées, et la réhabilitation des associations dissoutes qui
n’ont pas commis de délit précis.
Une très forte pression s’exerce sur les partis pour qu’ils acceptent d’aller
à la conférence nationale, alors qu’il devient de plus en plus évident que les
principales décisions sont déjà prises. Les défections se font pourtant
nombreuses. Le FFS tourne, une nouvelle fois, le dos au pouvoir, sur lequel
il rejette la responsabilité de l’échec de la conférence. Celle-ci a pour
unique objectif de donner une légitimité à des décisions que le système a
déjà arrêtées, affirme le FFS, qui boycotte la conférence nationale, malgré
une rencontre entre Hocine Aït-Ahmed et le général Touati, membre de la
Commission du dialogue. Le RCD décide à son tour de boycotter la
conférence.
Le FLN réunit, le 14 janvier 1994, son comité central, qui décide « de ne
pas participer à l’approbation d’un consensus fictif induisant l’exclusion de
toute force politique influente ou visant l’aggravation de la confrontation
entre Algériens ». Autrement dit, il rejette une conférence sans la
participation du FIS. Il ne veut pas non plus participer à l’intronisation
d’une « autorité de fait » qui va succéder au HCE, comme il ne veut pas
« l’octroi à celle-ci d’une légitimité fictive ». Plus important encore, le FLN
interdit à ses militants et dirigeants d’aller à la conférence nationale. Il
décide « de ne postuler, pour ses militants, à aucune responsabilité ne
découlant pas de l’approbation populaire ».
C’est une véritable révolution que le FLN réalise, en même temps qu’il
pose un sérieux problème au pouvoir. D’un côté, le FLN avait toujours
participé à la cooptation des dirigeants du pays, mais il se refuse, cette fois-
ci, à coopérer. D’un autre côté, le pouvoir comptait bien convaincre de
nombreux ténors du FLN pour qu’ils aillent à la conférence. La perspective
de rester dans la périphérie du pouvoir était alléchante. Mais pour bien
verrouiller le jeu, Abdelhamid Mehri envoie des lettres aux principaux
dirigeants du parti à la veille de la conférence nationale, pour leur rappeler
cette position. Finalement, pour une fois, le FLN fait preuve d’une certaine
discipline. A l’exception d’une quinzaine de membres du comité central, les
autres s’abstiennent. Parmi ceux qui ont enfreint les consignes du parti, la
plupart y vont au titre de représentants d’organisations, comme Mohamed
Naïmi, président de l’Union des fellahs (UNPA — Union nationale des
paysans algériens), Djamel Ould Abbès, président de l’Union médicale
algérienne (UMA), ou les représentants de l’UGTA.
A l’ouverture de la conférence de réconciliation nationale, le 25 janvier
au matin, le FLN, le FFS, le RCD et le MDA sont absents. Hamas, le PRA,
le PSD, le MDRA, et le Rassemblement national constitutionnel, coalition
d’une dizaine de petits partis, se retirent après une courte apparition.
Le coup de tonnerre auquel on s’attendait à l’occasion de cette
conférence a failli se produire : la participation de représentants du FIS. Un
journal gouvernemental du soir, El-Massa, a même annoncé la présence de
dirigeants du parti islamiste, qui semblait plausible. Le terrain a été préparé
pour cela, publiquement et de manière plus discrète.
Cinq jours avant l’ouverture de la conférence nationale, le 20 janvier, une
grande réunion a regroupé à la salle Harcha à Alger, des oulémas (savants
religieux) et des douaate (prêcheurs), dont certains ont été proches du FIS.
Mahfoudh Nahnah, Abou Djerra Soltani, imam connu de l’Est algérien, des
représentants de l’islam ibadite pratiqué dans le M’Zab, des chefs de
zaouïas, ainsi que de nombreux imams, officiant dans les multiples
mosquées du pays, assistent à la rencontre, en présence de plusieurs milliers
de personnes. La réunion s’achève par un appel à la sagesse adressé en
direction du pouvoir et des groupes armés, qui sont rejetés dos à dos. « Il y
a deux clans qui s’entretuent pour le pouvoir, un clan qui s’accroche au
pouvoir et défend son droit d’y rester par la force, et un clan qui veut lui
prendre le pouvoir par la force », affirme le texte publié à l’issue de la
rencontre. Le texte s’adresse aux groupes armés, qu’il invite à « épuiser
tous les arguments ». Il les accuse d’avoir « tué des innocents », et se
demande si toutes les parties du conflit ne sont pas « tombées dans un
piège ».
Cet ultime appel faisait suite aux différentes tentatives menées par le
pouvoir et la Commission du dialogue pour amener les islamistes à aller à la
conférence. Des membres de la Commission ont eu des contacts avec les
dirigeants du FIS. Un des ces contacts, la rencontre entre des membres de la
commission et Abdelkader Hachani, a été annoncé par le journal El-Massa,
dont le directeur a été limogé à la suite de cette information.
La principale tentative a cependant été menée par Liamine Zeroual,
ministre de la Défense et futur chef de l’Etat. Zeroual s’est rendu à la prison
militaire de Blida, où sont détenus les dirigeants du FIS depuis leur
arrestation en juillet 1991. La rencontre, gardée secrète, a duré plusieurs
heures. Elle n’a pas débouché sur des résultats concrets, mais elle a permis
à Zeroual de jauger ses partenaires, pour voir leur disponibilité à coopérer
après la conférence nationale. Cette rencontre a valu de nombreux
désagréments à Zeroual. Vis-à-vis des islamistes, elle leur a donné une
reconnaissance et une réhabilitation contre laquelle ils n’ont rien donné en
échange. Elle a aussi eu lieu avec des hommes qui n’avaient guère de
contacts avec les groupes armés, et qui n’étaient peut-être pas en mesure
d’avoir une influence sur la violence. Elle a également, et surtout, mis
Zeroual dans une posture assez difficile envers les différents courants qui
coexistent au sein du pouvoir, particulièrement ceux qui étaient les plus
hostiles à toute idée de dialogue avec le FIS.
Dix jours avant la conférence nationale, Zeroual prononçait un discours
télévisé, dans lequel il apparaissait comme le prétendant à la succession du
HCE. Il invitait les partis à prendre leurs responsabilités et aller à la
conférence nationale, et réaffirmait sa volonté de dialoguer sans pour autant
aller à la compromission. Il n’y avait, en réalité, rien de nouveau dans son
discours, qui semblait donc s’adresser d’abord aux militaires, pour justifier
sa visite à la prison militaire de Blida.
La rencontre avec les dirigeants du FIS a eu également, comme
conséquence inattendue, la relance d’une autre candidature pour la
magistrature suprême, celle de Abdelaziz Bouteflika. L’ancien ministre des
Affaires étrangères de Boumediene, devenu membre du bureau politique du
FLN, a été contacté par de hauts responsables pour devenir chef de l’Etat. Il
a, à son tour, mené de longues consultations. Le jour même de l’ouverture
de la conférence nationale, la presse ne le présentait pas seulement comme
candidat, mais comme futur président. Ce n’est qu’au deuxième jour que le
porte-parole de la conférence nationale, Abdelkader Bensalah, déclarait que
Bouteflika avait retiré sa candidature. Il n’a cependant jamais dit que
Bouteflika avait été candidat.
En fait, la candidature de Bouteflika n’était pas simplement un leurre
pour donner un certain intérêt à la conférence nationale. C’était aussi un
avertissement très clair adressé à Liamine Zeroual. Les courants les plus
hostiles aux islamistes, mécontents de sa rencontre avec les dirigeants du
FIS, ont largement contribué à susciter et entretenir l’idée de la candidature
de Bouteflika. Celui-ci, qui avait raté de peu la succession de Boumediene
en 1979, se voyait une nouvelle fois aux portes du pouvoir. Il était intéressé,
malgré les consignes de boycott de la conférence nationale décidées par son
parti. Il a d’ailleurs consulté des dirigeants du FLN. Mais l’armée, qui avait
préparé Liamine Zeroual depuis de longs mois, n’a, en réalité, jamais
sérieusement envisagé la candidature de quelqu’un d’autre. L’affaire
Bouteflika a montré à Zeroual que son accession au pouvoir n’était jamais
définitivement acquise, et qu’il aurait à compter avec les vrais décideurs
tout au long du mandat qui lui était confié.
La conférence nationale, qui souffre déjà de l’absence des trois « fronts »,
perd progressivement les autres partis, qui s’en retirent. Les débats sont peu
intéressants et, peu à peu, il apparaît clairement que les choses se passent
ailleurs, que les décisions sont prises par d’autres structures et d’autres
gens. Il n’y a même pas l’apparat et le caractère solennel que donnait
traditionnellement le FLN aux grands événements politiques sous le
système du parti unique. Les interventions ne servent qu’à meubler le
temps, pour respecter une formalité par laquelle il faudra bien passer. La
présence des principaux patrons de l’armée, du ministre de la Défense
Liamine Zeroual aux chefs de régions militaires, en passant par le chef
d’état-major Mohamed Lamari et le commandant de la gendarmerie Abbas
Ghezaïel, suscite un peu de curiosité, sans plus.
C’est le pouvoir lui-même qui donne le coup de grâce à la conférence
nationale, en lui enlevant la désignation, même formelle, du prochain chef
de l’Etat. L’article 6 de la plate-forme portant consensus national, adopté
lors de la conférence, énonce en effet que « le président de l’Etat est nommé
par le Haut Conseil de sécurité ». Cette structure, théoriquement
consultative, s’était accordée beaucoup de pouvoirs depuis janvier 1992.
Dominée par les militaires, elle reflète en fait leur point de vue. Et il était
difficile de voir l’armée et les forces de sécurité, qui avaient pris autant de
risques depuis deux ans, laisser à une conférence nationale peu crédible le
soin de nommer le chef de l’Etat. Le HCS lui donne au moins une certaine
dimension : il le présente comme le candidat de l’armée, ce qui lui donne
plus de poids.
La plupart des participants à la conférence, pris à contre-pied, avaient
commencé à faire l’éloge de Bouteflika dans un premier temps. Pris de
court lorsqu’il est apparu que Liamine Zeroual serait président, ils se sont
rapidement ressaisis. L’UGTA a même tenté de créer un comité pour
parrainer la candidature de Zeroual, dans une nouvelle tentative de rééditer
l’expérience du Conseil national de sauvegarde de l’Algérie, qui avait
préparé le terrain à l’arrêt des élections en janvier 1992.
La plate-forme adoptée par la conférence nationale établit une période
transitoire de trois ans, pour revenir aux élections. Mais elle introduit,
parallèlement, d’importants changements à la Constitution, en permettant
de désigner, pour la seconde fois en deux ans, un chef de l’Etat qui n’est pas
élu, même formellement. Le système a alors gagné : une fois encore, les
élections sont rejetées pour plus tard, ce qui offre un délai de trois années
pour mener une négociation politique et parvenir à un compromis qui
préserve le système.
Lorsque le Haut Conseil de sécurité se réunit, dans la foulée, pour
désigner Liamine Zeroual à la tête de l’Etat, il n’y a plus de surprise.
L’armée, faisant face au terrorisme, confrontée à des pressions
contradictoires, choisit sa solution : elle pousse un des siens au sommet,
comme elle l’avait fait en 1965 et en 1979. Ben Bella et Boudiaf, les deux
civils qui avaient accédé à la magistrature suprême, lui avaient posé bien
des problèmes. Ali Kafi, un colonel de la guerre de libération transformé en
diplomate, en avait posé moins. Liamine Zeroual, autre candidat de
compromis, n’ayant aucune assise populaire et ne bénéficiant que de la
seule légitimité que lui donnerait l’armée, est proposé aux avant-postes pour
une transition. Sa marge de manœuvre est particulièrement étroite. Entre
l’armée, les groupes d’intérêts, les partis républicains, les islamistes, armés
ou non, et les courants réconciliateurs, il n’a guère le loisir de se choisir sa
propre voie. A tout cela s’ajoutent les pressions extérieures, qui se font de
plus en plus fortes, d’autant que le pays est au bord de la faillite : le
rééchelonnement de la dette extérieure est en vue. Plutôt que de gérer,
Zeroual est lui-même géré par la conjoncture et des données objectives sur
lesquelles il ne peut influer. Du moins tant que le rapport de forces et les
données n’ont pas encore évolué.
CONCLUSION : L’INÉVITABLE
NÉGOCIATION

La « régression féconde », expression par laquelle le sociologue Houari


Laddi a commenté l’émergence de l’islamisme politique en Algérie, s’est
finalement vérifiée, peut-être d’une autre manière. Le passage d’un système
à un autre s’est révélé plus dur que ce qui était attendu, et en 1994, à défaut
d’avoir réussi la transition en douceur, l’Algérie la vit dans le drame. Avec
l’émergence de la violence comme facteur omniprésent de la vie politique,
l’Algérie a perdu une des grandes caractéristiques qui ont marqué le pays
pendant deux décennies : la stabilité et la paix sociales. Auparavant, la
violence était certes présente dans la société, mais de manière diffuse.
C’était une violence contenue, avec une grande accumulation de problèmes
et de tensions, sans qu’apparaissent un parti, une structure ou des
personnalités en mesure de les exprimer, d’y apporter des remèdes ou de les
exploiter.
Le dérapage de l’expérience démocratique a dévoilé, de manière brutale,
toutes ces tares, avec un système politique inopérant, une opposition
doublée par les islamistes et un système économique obsolète. Les
tentatives de réforme, avec une ouverture politique totale de 1989 à 1991, et
la mise en place de nouveaux mécanismes économiques, ont libéré de
formidables énergies que les islamistes ont récupérées rapidement. Mises au
service d’un parti qui organisait une prise du pouvoir rampante, ces énergies
se sont trouvées exploitées par une violence aveugle, débordant les calculs
politiques et les manipulations.
Le système algérien assume une responsabilité de fond dans ce dérapage.
Affaibli après les événements d’octobre 1988, il s’était mis momentanément
en retrait, attendant son heure. Mais pendant que l’Algérie bouillonnait, que
le FIS prenait la rue, le système préparait son retour. Il a attendu que le FIS
fasse sa première grande erreur — contester les élections — pour le pousser
au dérapage. Avec Abbassi Madani impatient d’arriver au pouvoir et Ali
Belhadj impatient d’appliquer la chariaa, le FIS a pensé qu’il était
préférable de parvenir à ses fins sans passer par les urnes. Il a fait sa grève
de juin 1991, provoquant le premier dérapage dans le processus
démocratique entamé après les émeutes d’octobre 1988.
Abdennour Ali-Yahia est l’un de ceux qui ont le plus souvent mis en
cause publiquement les autorités dans l’engrenage de la violence. En juin
1992, en marge du procès des dirigeants du FIS, il se demandait si Abbassi
Madani et Ali Belhadj avaient agi seuls en lançant la grève générale de juin
1991, ou s’ils avaient « bénéficié de complicités tacites de certains milieux
du pouvoir ». D’après des informations de presse, Madani et Belhadj
affirmaient peu auparavant avoir passé un accord, début juin 1991, avec
Sid-Ahmed Ghozali et Larbi Belkheïr, en présence du général Mediene, le
chef des services de sécurité.
Selon cette analyse, un groupe au sein du système a réussi à empêcher les
législatives de juin 1991, en manipulant le FIS qu’il a poussé à lancer sa
grève générale. Ensuite, ce même clan a laissé organiser les élections
« propres et honnêtes » de décembre 1991, alors que les informations et
analyses les plus sérieuses prévoyaient la victoire du FIS. Des décisions
prises au plus haut niveau ont même facilité la victoire des islamistes. Le
système a, au mieux, laissé venir une victoire prévisible du FIS, au pire
participé activement à sa préparation. Le résultat ne s’est pas fait attendre :
l’armée a été sollicitée pour empêcher les islamistes d’accéder au pouvoir.
Beaucoup de personnes et d’organisations étaient sincères en demandant à
l’armée d’intervenir, ce qu’elle a fait. Rares pourtant étaient ceux qui
prévoyaient la flambée de violence qui a suivi. Ils se trouvent
essentiellement au sein du FLN, du FFS, ainsi que dans le système et dans
le FIS. Mais le système était arrivé à ses fins : discréditer l’idée de vote, au
plan interne et externe, tant il était difficile de faire admettre, en Algérie
comme à l’étranger, que la démocratie soit tuée par des moyens
démocratiques.
Mais le système qui pensait la mouvance islamiste contrôlable, en
alternant la manipulation et la répression pour la gérer, a sous-estimé la
dynamique politique et sociale qui a bouleversé l’Algérie en deux années.
Car dans l’intervalle, l’Algérie a énormément évolué. Trois chefs d’Etat,
Chadli Bendjedid, Mohamed Boudiaf et Ali Kafi, quatre chefs de
gouvernement, Mouloud Hamrouche, Sid-Ahmed Ghozali, Belaïd
Abdessalam et Rédha Malek, ont été sacrifiés. Un chef d’Etat en exercice,
Boudiaf, et un ancien chef de gouvernement, Kasdi Merbah, ont été
assassinés. Six personnes se sont succédé en trois ans au poste stratégique
de ministre de l’Intérieur. La moitié des généraux-majors en poste en
janvier 1992, dont Larbi Belkheïr, Khaled Nezzar, Mohamed Guenaïzia, ont
quitté la scène politique. Pourtant, le pouvoir, dans ses grandes lignes, s’est
maintenu, avec ses règles de cooptation. La crise économique s’est trouvée
aggravée par le retour de méthodes de gestion anachroniques. Dans ce
domaine, peu de chose ont évolué depuis la démission de Mouloud
Hamrouche en juin 1991. Dans beaucoup de secteurs, le pays a même
enregistré un recul, avec le retour des monopoles et des passe-droits qui
l’accompagnent inévitablement.
Les changements perceptibles sont, en revanche, nombreux chez les
islamistes et dans la société. Le FIS, avec sa direction qui existait en juin
1991, a été complètement transformé. Officiellement dissous, il a, en
réalité, changé de dirigeants. Abbassi et Belhadj, ainsi que leurs cinq
compagnons, passent trois années en détention. Benazzouz Zebda et
Hachemi Sahnouni, qui faisaient figure de troisième et quatrième
personnalités du FIS, sont hors course. Bachir Fekih et Eulmi sont morts.
Saïd Guechi, Mohamed Kerrar et Ahmed Merani sont discrédités, à la suite
d’une coopération suspecte avec le pouvoir. Abderrezak Redjam et
Mohamed Saïd sont dans la clandestinité.
Mais plus que cela, tous ces hommes sont éclipsés par d’autres noms qui
défraient la chronique. Saïd Makhloufi, Abdelkader Chebouti, Azzeddine
Baa, Kada Benchiha, Abdelhak Layada et d’autres sont devenus les
nouvelles stars de l’islamisme politique. D’autres ont traversé rapidement,
et de manière sanglante, l’histoire de l’Algérie contemporaine, comme
Méliani Mansouri, Moh Léveilly, Sayah Attia, Djaafar El-Afghani.
Les groupes armés eux-mêmes ont considérablement changé. Les
premiers desperados, qui avaient une durée de vie limitée, sans expérience
militaire ni moyens, ont été progressivement anéantis. Mais les survivants
sont devenus des hommes aguerris, rompus à la guérilla. Certains ont déjà
accumulé deux années de clandestinité, alors que les risques les plus grands
pour un groupe clandestin se situent principalement durant la première
année, particulièrement les six premiers mois. Au-delà, ses chances de
survie sont infiniment plus grandes. La crise et l’engrenage violence-
répression leur offrent, en plus, un champ de recrutement inépuisable.
Les chefs islamistes manipulés ou manipulables des premiers temps ont
donc laissé le terrain à une autre génération, que le sang sépare du pouvoir
et de la société. Mais en parallèle, les services de sécurité et l’armée ont
vécu le même engrenage. Il y a plusieurs dizaines de milliers de morts entre
les deux camps. En 1994, chaque policier, chaque gendarme a eu un ami, un
collègue, un proche, assassiné, parfois devant lui. Chaque ancien militant
du FIS a eu un compagnon, un parent ou un ami tué, arrêté, ou détenu dans
le Sud. L’accélération des événements a propulsé à des postes de plus en
plus nombreux de nouveaux hommes dans les services de sécurité comme
au sein des groupes armés. Souvent d’ailleurs, en lisant la biographie d’un
islamiste et celle d’un policier ou d’un gendarme tués dans un accrochage,
on est frappé par la similitude de leur itinéraire, notait un homme politique.
C’est dans ces conditions que le pouvoir a tenté de négocier, à partir de
fin 1993, pour aller à une solution. Mais la situation était telle que la
négociation était impossible. Première condition pour aller à une solution :
il fallait que le pouvoir lui-même mette de l’ordre dans ses rangs, pour se
présenter avec une vision cohérente défendue par l’ensemble des cercles qui
le constituent. Au lieu de cela, le pouvoir lui-même était partagé entre anti-
intégristes virulents et partisans d’une solution de compromis avec le FIS.
Deuxième condition pour aller à une solution, il fallait trouver des
interlocuteurs crédibles chez les autres partenaires. Car tout comme au sein
du pouvoir, chez les islamistes aussi, les centres de décision s’étaient
éparpillés, les responsabilités diluées, et l’autorité s’était effritée.
Abdelkader Hachani, écarté par sa mise en prison début 1992, paraissait
tout de même le dirigeant islamiste à la fois le plus crédible et le plus
raisonnable. Bien qu’il ait perdu le contact avec la réalité du terrain durant
ses deux années de détention, il apparaissait toujours comme
incontournable. Ce sont pourtant les dirigeants historiques du FIS, en prison
à ce moment, que le pouvoir décidait de relancer. Zeroual leur rend visite et
négocie avec eux leur participation à la conférence nationale en janvier
1994. Mais à ce moment-là, la situation n’est pas encore mûre.
Pouvoir, islamistes et groupes armés se sont retrouvés alors dans une
situation similaire : chacun gère ses propres divisions, sans parvenir à les
dépasser. Chacun constate aussi que la situation a évolué de manière telle
qu’aucun de ces groupes ne peut gouverner seul. L’armée a montré que rien
ne peut se faire sans elle ou contre elle. Les islamistes ont montré qu’ils
sont devenus une force en mesure d’imposer une instabilité chronique.
L’opposition non islamiste a montré qu’elle peut se déclarer anti-FIS sans
pour autant se rallier au pouvoir. Le cas le plus frappant en est le FLN, qui
n’a pas encore fait sa mutation complète, mais qui a résisté à une pression
permanente du système depuis début 1992. Quant à la société algérienne,
elle est très hétérogène, faisant cohabiter des styles de vie allant du plus
moderne au plus anachronique. Ces contrastes se retrouvent partout, au sein
de la même famille, du même groupe, au travail comme dans le quartier, à
l’école comme dans la rue. C’est donc une société impossible à gérer pour
des mouvements désireux d’imposer une seule norme, comme le veut le
FIS.
L’Algérie s’est ainsi retrouvée dans une situation de statu quo où, à
défaut d’apporter une solution à la crise, chaque groupe est en mesure
d’empêcher une solution sans lui, ou contre lui. Est-ce une forme de
régression féconde dans laquelle chacun a décidé de défendre son droit de
participer au pouvoir, même s’il l’exprime de manière brutale ? Deux des
interlocuteurs de la crise algérienne, le système et les groupes armés, sont
allés jusqu’au bout, pour utiliser la force. Les groupes armés ont poussé la
logique à l’extrême, en recourant à des méthodes sanglantes. Des partis de
l’autre bord, comme le RCD, et des personnalités, comme le ministre de
l’Intérieur Selim Saadi, ont été tentés par cette méthode, en affirmant leur
accord pour l’organisation de milices. Mais les autres partis, en général, ont
refusé cette dérive, faisant porter à l’Etat, seul, la responsabilité de faire
respecter la loi.
Cette situation d’équilibre empêchait logiquement la conférence
nationale de janvier 1994 de déboucher sur une véritable solution. Pour
qu’il y ait solution, il fallait que chacun arrête ses positions, les expose aux
autres, et soit en mesure de négocier. Or, pouvoir, islamistes, groupes armés
et opposition non armée n’ont pu organiser leur propre mouvance. La seule
solution ne pouvait donc venir que d’une victoire militaire d’une partie sur
les autres. Une victoire qui apparaît exclue, à moins d’importants
changements dans les rapports de forces.
Le statu quo profite cependant aux groupes armés, qui gagnent du terrain,
par la conviction mais surtout par la terreur. Durant le printemps 1994, ils
ont porté la violence à un niveau jamais atteint. Des sources du ministère de
l’Intérieur ont fait état de trente-cinq à quarante morts par jour pendant la
période la plus trouble, celle du mois du Ramadhan. Une campagne
sanglante d’assassinats d’étrangers a été lancée. L’armée a subi une série
d’attaques meurtrières et a riposté en utilisant des moyens extrêmes, comme
le bombardement de groupes armés par l’aviation, dans l’Ouarsenis et les
monts de Jijel. En deux ans et demi, la violence a fait 30 000 morts, dont un
millier de militaires.
Mais contrairement aux groupes armés, l’Etat ne peut utiliser la terreur,
bien qu’il y ait eu des tentatives en ce sens. En mars-avril, le gouvernement
Rédha Malek a notamment lancé le slogan : « La peur doit changer de
camp. » Face à une campagne de terreur organisée par les groupes armés,
une partie du pouvoir a estimé qu’il fallait s’attaquer aux proches des
terroristes. Cela a donné lieu à des dérapages graves, avec de très nombreux
cas d’exécutions sommaires prouvés, d’après les organisations des droits de
l’homme. Selon des analystes comme le Français Paul-Marie de La Gorce,
cette flambée de violence du printemps 1994 a été provoquée par les ultras
des deux côtés pour empêcher Liamine Zeroual de négocier. Du côté du
pouvoir, il y a eu notamment la suppression des barrages routiers qui a
laissé le champ libre aux groupes armés déchaînés. Chez les islamistes, les
ultras voulaient mettre le maximum de sang entre leur mouvance et le
pouvoir, pour empêcher les négociations qui s’annonçaient depuis la
libération de deux dirigeants du FIS, Ali Djeddi et Boukhamkham.
Par ailleurs, avec le statu quo, les menaces les plus importantes planent
sur le système, et non sur les groupes armés. La situation économique, avec
les implications du rééchelonnement de la dette extérieure, renforce les
risques d’explosion sociale. Les pressions extérieures augmentent, sans que
le système développe de nouveaux mécanismes de défense. Ces éléments
nouveaux, pressions extérieures, affaiblissement du système, aggravation de
la crise économique, montée de la violence, devaient théoriquement faire
évoluer le rapport de forces en faveur des islamistes.
Mais de nouveaux bouleversements interviennent, pour renverser le cours
des événements. Face aux menaces qui se profilent, différents cercles du
pouvoir resserrent les rangs, pour se présenter en ordre derrière Liamine
Zeroual, lorsque celui-ci déclare, début septembre, qu’il va négocier avec le
FIS, avec la bénédiction de l’armée. De leur côté, les dirigeants du FIS
prennent conscience qu’il n’ont plus d’emprise sur les groupes armés. Eux-
mêmes sont désormais menacés, avec la montée en flèche des Groupes
islamiques armés (GIA), auteurs des attentats les plus sanglants et des
assassinats d’étrangers. Les islamistes qui aspirent à accéder au pouvoir ne
peuvent ignorer les condamnations fermes de la violence par de grandes
puissances, comme les Etats-Unis et la France. Ils tentent donc de se
démarquer du GIA, pour affirmer progressivement que seule l’Armée
islamique du salut (AIS), apparue durant l’année 1993, constitue la branche
armée du FIS. Mais il est difficile alors de donner du crédit à tous les
communiqués émanant des islamistes, publiés par la presse malgré
l’interdiction théorique qui plane sur eux. Le GIA proclame le khalifat,
dirigé par un obscur militant de moins de 30 ans, Cherif Gousmi, aussitôt
abattu et remplacé par Mohamed Saïd, jusque-là considéré comme un
modéré. Est-ce une tentative du FIS de prendre le contrôle du GIA, en y
parachutant un des siens, selon des informations de presse ? Ou bien est-ce
que les islamistes subissent eux aussi les effets du régionalisme ? Le GIA
est en effet dirigé par des hommes venant de Kabylie, qui fournit ainsi les
dirigeants les plus radicaux aux islamistes et aux anti-islamistes, comme le
RCD et Ettahaddi. Selon des témoignages crédibles, de grandes batailles
ont opposé les groupes armés, à la suite de divergences doctrinales et
politiques, mais aussi pour des conflits de leadership basés sur la volonté
d’imposer des clans régionalistes.
C’est dans ce climat trouble que des tractations discrètes menées par
l’ancien général Mohamed Betchine, ancien patron de la sécurité militaire,
devenu ministre d’Etat à la présidence, aboutissent à un premier résultat
durant l’été 1994. Abbassi Madani adresse le 23 août à Liamine Zeroual
une lettre dans laquelle il affirme être prêt à respecter les grands principes
énoncés par le chef de l’Etat pour relancer le dialogue : pluralisme,
alternance et respect des droits de l’homme. Le FIS ne parle plus d’un
retour à sa victoire de décembre 1991 et abandonne sa revendication visant
à faire juger les hommes qui avaient fait destituer Chadli. C’est suffisant
pour convaincre Liamine Zeroual de mettre Abbassi et Belhadj en résidence
surveillée — en fait sous protection dans une villa du centre d’Alger — et
de libérer leur cinq codétenus.
Aussitôt, la machine du dialogue s’emballe, avec une série de rencontres
entre le pouvoir et les partis qui acceptent le dialogue, au nombre de cinq :
FLN, MDA, PRA, Hamas et Ennahdha. Mais le RCD, le FFS et Ettahaddi
déclinent l’invitation. Le RCD et Ettahaddi soupçonnent le pouvoir de
vouloir abdiquer face au FIS. Avec le concours du Mouvement culturel
berbère (MCB), le FFS et le RCD lancent, à la rentrée, une grande
campagne pour demander l’enseignement de l’amazigh à l’école. La
Kabylie est paralysée par une grève générale le jour de la rentrée scolaire,
puis le 5 octobre 1994, anniversaire des événements d’octobre 1988.
Cette campagne a cependant une autre signification : elle montre au
pouvoir que les courants dominants en Kabylie peuvent s’unir si des
concessions trop importantes sont faites aux islamistes. Cela suffit pour
réveiller de nouveaux spectres, notamment celui du régionalisme et de la
partition de l’Algérie. L’enlèvement du chanteur Matoub Lounès, qui se
déclare publiquement anti-arabe et anti-islamiste, augmente la tension. Les
milices qui apparaissent en Kabylie n’hésitent plus à se montrer aux
caméras de télévision étrangères. Les courants berbéristes radicaux
menacent les islamistes de « guerre totale », avant d’être fermement
ramenés à l’ordre par les autorités. Le MCB coordination nationale, proche
du RCD, lance un ultimatum aux auteurs de l’enlèvement de Matoub
Lounès, mais il est contraint de l’annuler publiquement lorsque les autorités
rappellent que seul l’Etat a les prérogatives de maintenir l’ordre.
Quant au FFS, il est déjà sur une nouvelle piste. Il estime en effet que le
dialogue n’a plus de sens et que c’est un moyen pour le pouvoir de gagner
du temps. Il émet donc l’idée d’une conférence internationale sur l’Algérie.
Aït-Ahmed lance, en été, une campagne en faveur de cette initiative. L’idée
est mal accueillie, mais elle traduit une réalité que tous les partenaires
reconnaissent en privé : la crise algérienne a pris une dimension telle que
les interlocuteurs étrangers sont devenus partie prenante dans toute solution.
La crise algérienne a pris une nouvelle dimension.
LES PRINCIPAUX ACTEURS DE LA
SCÈNE POLITIQUE

ABDESSALAM Belaïd, ministre de l’Industrie et de l’Energie de


Boumediene, partisan de « l’industrie industrialisante », nommé premier
ministre en août 1992, limogé un an plus tard.
AIT-AHMED Hocine, un des six chefs historiques de la révolution
algérienne, leader du Front des forces socialistes (FFS), à forte
implantation en Kabylie et dans l’Algérois.
ALI-YAHIA Abdennour, président de la Ligue algérienne pour la défense
des droits de l’homme (LADDH), avocat des dirigeants du FIS, proche
du FFS.
BELHADJ Ali, numéro deux du FIS, autodidacte, cet enseignant a fait trois
ans de prison au début des années quatre-vingt. Représente l’aile radicale
du FIS.
BELKHEIR Larbi, proche de Chadli, homme-clé dans les années quatre-
vingt, comme chef de cabinet de Chadli puis secrétaire général de la
présidence. Ministre de l’Intérieur lors des élections avortées de
décembre 1991.
BENDJEDID Chadli, président de la République de 1979 à janvier 1992.
BENFLIS Ali, avocat, membre fondateur de la Ligue des droits de l’homme
sous le régime du parti unique, il est nommé ministre de la Justice dans le
gouvernement Merbah après octobre 1988. Maintenu dans le
gouvernement Hamrouche, il démantèle la législation d’exception.
Membre du bureau politique du FLN, il démissionne du gouvernement
Ghozali.
BOUKROUH Noureddine, chef du Parti du renouveau algérien (PRA),
islamiste moderniste.
BOUMEDIENE Houari, de son vrai nom Mohamed Boukharouba, chef de
wilaya puis chef d’état-major de l’armée durant la guerre de libération, il
porte Ben Bella au pouvoir à l’indépendance, avant de le déposer le 19
juin 1965. Tiers-mondiste, il donne une orientation de gauche à son
pouvoir à partir de 1971. Meurt en décembre 1978.
BOUDIAF Mohamed, un des six chefs historiques de la révolution
algérienne. Opposant, il s’exile au Maroc en 1963. Rappelé en janvier
1992 pour présider le Haut Comité d’Etat, il est assassiné le 29 juin à
Annaba.
BOUYALI Mustapha, premier chef d’un maquis islamiste en Algérie en
1982. Abattu en janvier 1987.
CHEBOUTI Abdelkader, compagnon de Bouyali, condamné à mort en juin
1987, grâcié en 1989, autoproclamé général, il met sur pied les maquis
islamistes à partir de juin 1991.
DJABALLAH Abdallah, chef du parti islamiste Ennahdha (la renaissance),
implanté dans l’Est, il a longtemps côtoyé de nombreux dirigeants du
FIS. Proche des frères musulmans.
GHOZALI Sid-Ahmed, premier ministre lors des élections de décembre
1991.
HACHANI Abdelkader, coopté à la tête du FIS après l’arrestation de ses
dirigeants durant l’été 1992, arrêté début 1992 et maintenu en détention
près de trois ans sans jugement.
HAMROUCHE Mouloud, premier ministre de septembre 1989 à juin 1991,
chef de file des réformateurs du FLN.
HAROUN Ali, membre de la Fédération de France du FLN pendant la
guerre de libération, cet avocat d’affaires devient ministre des Droits de
l’homme dans le gouvernement Ghozali en juin 1991. Après la
destitution de Chadli, il fait partie du HCE.
HIDOUCI Ghazi, ministre de l’Economie dans le gouvernement de
Mouloud Hamrouche, il a lancé les réformes économiques avec
Mohamed Ghrib, ministre des Affaires sociales, Smaïl Goumeziane,
ministre du Commerce, et Hadj Nacer, gouverneur de la Banque centrale.
KAFI Ali, chef de wilaya durant la guerre d’Algérie, patron de
l’Organisation des moudjahidine, il fait partie du HCE constitué après la
destitution de Chadli, avant de devenir chef de l’Etat après l’assassinat de
Boudiaf.
MADANI Abbassi, président et porte-parole du FIS, il a lancé son parti
dans la grève générale de mai-juin 1991. Arrêté fin juillet, il a été remis
en liberté en septembre 1994.
MAKHLOUFI Saïd, ancien officier, il a quitté l’armée algérienne pour une
brève carrière de journaliste. Il rejoint le FIS, et passe dans la
clandestinité en juin 1991 pour organiser les groupes armés.
MEHRI Abdelhamid, vieux routier du nationalisme algérien, il est directeur
d’école normale à l’indépendance, avant d’effectuer une longue carrière
diplomatique. Appelé à la tête du FLN après octobre 1988, il réussit à en
garder l’unité, tout en y imposant les idées du courant réformateur.
MERBAH Kasdi, patron de la sécurité militaire de 1960 à 1979, plusieurs
fois ministre, premier ministre de novembre 1988 à septembre 1989, il a
appelé à des négociations entre le pouvoir et les groupes armés durant
l’été 1993. Assassiné peu après.
MOHAMMEDI Mohamed Salah, ministre de l’Intérieur du gouvernement
Hamrouche. Ancien magistrat, procureur général à Alger, secrétaire
général du gouvernement, il a lancé la réforme de l’administration dans
le gouvernement Hamrouche.
MALEK Rédha, directeur d’El-Moudjahid durant la guerre, il effectue une
carrière diplomatique avant de devenir ministre des Affaires étrangères
puis chef du gouvernement de septembre 1993 à avril 1994. Anti-
islamiste.
MERIANI Ahmed, membre du Madjliss Echoura du FIS dont il dirige la
puissante commission des affaires sociales, il s’oppose à Abbassi Madani
en juin 1991 et finit par rallier le gouvernement Ghozali dont il devient
conseiller.
NAHNAH Mahfoudh, chef du parti Hamas, proche des frères musulmans, il
professe un islamisme modéré.
NEZZAR Khaled, déserteur de l’armée française en 1958, gravit tous les
échelons pour devenir ministre de la Défense en 1990. Homme fort du
HCE, il est l’un des artisans de la chute de Chadli.
SAADI Saïd, militant du FFS dans les années soixante-dix, participe à la
création d’une Ligue de droits de l’homme en 1985, il est condamné à
trois ans de prison. Crée le RCD, parti laïc et anti-islamiste, en février
1993.
SAHNOUN Cheikh Ahmed, patriarche de l’islamisme algérien, retiré de la
vie politique à cause de son âge (plus de 80 ans), il a une grande autorité
morale sur les islamistes.
SAHNOUNI Hachemi, ce prédicateur non voyant est un proche de Ali
Belhadj. Considéré comme le guide spirituel du groupe islamiste Takfir
Oua Hidjra, il prend ses distances avec le FIS et dénonce publiquement
Abbassi Madani durant la grève de juin 1991.
ZEROUAL Liamine, officier de l’Armée de libération nationale, il gravit
les échelons pour devenir le plus jeune général de l’armée algérienne,
qu’il quitte après octobre 1988. Rappelé pour être nommé ministre de la
Défense en juillet 1993, il est le candidat de l’armée qui le propulse à la
tête de l’Etat en janvier 1994.
SIGLES UTILISÉS

ACP Association à caractère politique


AIEA Agence internationale de l’énergie atomique
AIS Armée islamique du salut
AIV Autorisation d’importation de véhicules
AJA Association des journalistes algériens
ALN Armée de libération nationale
ANP Armée nationale populaire
APN Assemblée nationale populaire
APS Algérie Presse Service
APUA Association populaire pour l’unité et l’action
CAP Confédération algérienne du patronat
CCN Conseil consultatif national
CDN Commission du dialogue national
CENEAP Centre national d’économie appliquée
CGOEA Confédération générale des entrepreneurs algériens
CICR Comité international de la Croix-Rouge
CNPA Confédération nationale du patronat algérien
CNSA Conseil national de sauvegarde de l’Algérie
CNST Conférence nationale de surveillance de la transition
DEC Délégation exécutive communale
DGPS Direction générale de la prévention et de la sécurité
EAC Exploitation agricole collective
ENA Etoile nord-africaine
EPE Entreprise publique économique
FAF Fraternité algérienne en France
FAM Front de l’Algérie moderne
FDU Front du djihad pour l’unité
FFD Front des forces démocratiques
FFS Front des forces socialistes
FIS Front islamique du salut
FLN Front de libération nationale
FMI Fonds monétaire international
FSN Front du salut national
GIA Groupes islamistes armés
GIS Groupement d’intervention spéciale
GPRA Gouvernement provisoire de la République algérienne
HCE Haut Comité d’Etat
INESG Institut national d’études stratégiques globales
LADDH Ligue algérienne pour la défense des droits de d’homme
LADH Ligue algérienne des droits de l’homme
MAJD Mouvement algérien pour la justice et le développement
MALG Ministère de l’Armement et des Liaisons générales
MAND Mouvement pour l’avenir national et la démocratie
MCB Mouvement culturel berbère
MDA Mouvement pour la démocratie en Algérie
MDRA Mouvement démocratique pour le renouveau algérien
MIA Mouvement islamique armé
MIA Mouvement islamique en Algérie
MJA Mouvement des journalistes algériens
MJD Mouvement de la jeunesse démocratique
MPR Mouvement pour la République
MTLD Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques
OJAL Organisation de la jeunesse algérienne libre
ONDH Observatoire national des droits de l’homme
ONM Organisation nationale des moudjahidine
ONS Office national des statistiques
OPEP Organisation des pays exportateurs de pétrole
OSSRA Organisation secrète pour la sauvegarde de la
République algérienne
PAGS Parti de l’avant-garde socialiste
PNSD Parti national pour la solidarité et le développement
PPA Parti du peuple algérien
PPD Parti progressiste démocrate
PRA Parti du renouveau algérien
PRS Parti de la révolution socialiste
PSD Parti social-démocrate
PT Parti des travailleurs
RCD Rassemblement pour la culture et la démocratie
RPN Rassemblement patriotique national
SGT Statut général du travailleur
SIT Syndicat islamique du travail
SNAPAP Syndicat des fonctionnaires
SNVI Société nationale des véhicules industriels
SPA Société par actions
UDL Union pour la démocratie et la liberté
UGTA Union générale des travailleurs algériens
UMA Union du Maghreb arabe
UMA Union médicale algérienne
UNEA Union nationale des étudiants algériens
UNEP Union nationale des entrepreneurs publics
UNJA Union nationale de la jeunesse algérienne
UNPA Union nationale des paysans algériens
UPA Union du peuple algérien
A bed Charef, né en 1957, après des études de sciences politiques,
devient correspondant à l’AFP, puis journaliste à la télévision
algérienne ; travaille actuellement pour la Nation, hebdomadaire algérien
indépendant. A déjà publié en Algérie un ouvrage intitulé Octobre, sur les
émeutes de 1988.
Notes

1
Auteur de le Mal algérien, économie politique d’une transition inachevée
(1962-1994), Fayard, 1994.

2
Pluriel de « cheikh ».
Couverture :
Antoinette Sturbelle
© Editions de l’Aube, 1994
ISBN 2-87678-196-4
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