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Algérie
Le grand dérapage
éditions de l’aube
Sommaire
Couverture
Présentation
Page de titre
I. L’EUPHORIE DÉMOCRATIQUE
L’armée et l’intégrisme
La guerre du Golfe
Le dérapage
Ghozali au pouvoir
Préparation de la faillite
La fin de Chadli
Boudiaf
Tâtonnements au sommet
Le premier terrorisme
V. LE DÉRAPAGE TOTALITAIRE
L’échec de Boudiaf
L’assassinat de Boudiaf
Kafi et Abdessalam
Verrouillage
Le terrorisme s’installe
La lutte antiterroriste
VI. L’IMPASSE
L’échec économique
La violence se déchaîne
Statu quo
Presse et intellectuels dans la tourmente
La pression internationale
SIGLES UTILISÉS
À propos de l’auteur
Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser
Collection Monde en cours
animée par Jean Viard
I. L’EUPHORIE DÉMOCRATIQUE
Les réformes politiques
Sous le FIS, devenu parti légal, couvait une nébuleuse qui prône une
démarche radicale d’opposition au pouvoir, rejetant la démocratie et les
urnes, et ne croyant qu’au djihad. Pour ce courant, seul Ali Belhadj,
considéré comme un modéré, a droit à quelque respect. Quant à Abbassi,
c’est un mou, et Nahnah un traître. Toute l’aura de Ali Belhadj ne suffit
d’ailleurs pas à intégrer cette nébuleuse au sein du FIS. Tantôt elle le boude,
tantôt elle le rejoint, comme lors des événements de mai-juin 1991, lorsque
le FIS lui-même bascule dans des positions radicales.
Dans cette nébuleuse, on trouve en gros trois types d’idées :
l’organisation Takfir Oua Hidjra (Exil et rédemption), des petites sectes
locales et les « Afghans ». Le passage d’un courant à un autre est
relativement facile, au sein de petits cercles fermés qui trouvent souvent
dans le FIS une couverture parfaite pour l’organisation des réseaux.
Takfir Oua Hidjra a une pensée relativement simple. Elle estime que la
société telle qu’elle est dans les pays arabes est impie. Il faut donc s’exiler,
pour éviter d’être contaminé par les mœurs dévoyées puis, une fois la foi
renforcée, revenir combattre, mener le djihad, pour rétablir le parole de
Dieu sur terre. Ce courant, qui recrute un peu partout, particulièrement chez
les jeunes déclassés, n’a pas une structure nationale rigide, mais des
groupes dispersés qui maintiennent parfois un contact assez lâche entre eux.
Ce sont eux qui organisent les camps de vacances pour de jeunes
adolescents, où on leur fait faire des exercices de culture physique
semblables à ceux des forces paramilitaires. La discipline est ici très dure,
et dans les manifestations, ils constituent un redoutable cordon de sécurité
lorsque cette tâche leur est confiée. Lorsqu’eux-mêmes manifestent parmi
les militants du FIS, ils marchent souvent au pas de course, à l’image des
commandos.
Takfir Oua Hidjra compte parmi ses membres beaucoup
d’« Afghans » — ces milliers d’Algériens qui se sont rendus en Afghanistan
combattre l’armée soviétique. Selon le général Djouadi, huit cents jeunes de
la seule région d’El-Oued avaient fait le voyage de Peschawar. Ils passaient
par différents réseaux, dont les plus connus sont ceux de l’Allemagne et de
l’Arabie Saoudite, avant d’atterrir à Peschawar, au Pakistan. Selon des
enquêtes menées par de nombreux journalistes, dont H’Mida Layachi
(auteur du livre les Islamistes algériens, entre le pouvoir et les balles), très
peu d’entre eux ont réellement fait le coup de feu en Afghanistan. La
désorganisation de la guérilla afghane et la nature de la guerre, menée avec
du matériel militaire performant, ne leur offraient guère de place. Leur
formation aurait demandé trop de temps, pour peu d’efficacité, alors que les
organisations de moudjahidine afghanes ne manquaient pas d’hommes. Ces
combattants de la foi reviennent donc souvent déçus de leur voyage en
Afghanistan, un voyage fait de longues étapes d’attente. Il y en a tout de
même une cinquantaine qui meurent en Afghanistan, selon les chiffres les
plus souvent cités.
Les Afghans rapportent cependant avec eux une culture : celle du
moudjahid. Ils sont vénérés par les islamistes, et eux-mêmes cultivent
souvent le mythe. Ils portent souvent l’habit afghan qu’ils ont rapporté avec
eux, se tiennent en marge des autres groupes islamistes. Longtemps, la
mosquée « Kaboul », à Belcourt, au cœur d’Alger, a été considérée comme
leur fief. Hachemi Sahnouni, un des dirigeants les plus radicaux du FIS,
était considéré comme leur chef spirituel, tout comme il était pris pour le
chef spirituel de Takfir Oua Hidjra.
Beaucoup moins importantes en nombre sont les multiples petites sectes,
dont l’audience ne dépasse pas une mosquée. Généralement peu connues,
dirigées par un maître qui est plus un illuminé qu’un homme de religion,
elles ne sortent de l’ombre qu’à l’occasion d’un fait dramatique, lorsque le
chef lance ses quelques disciples à l’assaut d’un quelconque symbole de
l’ordre ou même de l’islam. Certaines, probablement les plus nombreuses,
parfaitement inoffensives, se réfugient dans le tassaouf (mysticisme),
organisant des halkate (réunions) et des rencontres où sont chantées les
louanges de Dieu.
Quant aux anciens du groupe de Bouyali, ils constituent un courant à
part, dont les membres se retrouveront un peu partout, mais ce sont
généralement les premiers à prendre les armes. Abdelkader Chebouti est vu
plusieurs fois avec Ali Belhadj en 1990 et début 1991, et participe à
certaines manifestations du FIS. Rachid et Méliani Mansouri, Azzeddine
Baa et d’autres, proches de Bouyali, gardent un pied dans le FIS et un pied
dans la clandestinité durant la période faste du FIS.
Dans un premier temps, cette nébuleuse agissant à la périphérie du
FIS — tantôt se réclamant de lui, tantôt le dénonçant — se satisfait de
l’avènement de la démocratie, avec la liberté d’action et d’organisation
qu’elle offre. Puis, progressivement, trouvant que le FIS n’est pas assez
radical, elle entame une lente dérive qui installe le trouble dans la société.
Le FIS soutient parfois cette dérive, la réprouve très rarement, mais
n’adopte pas de position définitive. Il réagit au coup par coup, selon
l’événement, et aussi selon la réaction prévisible de sa base. Ces dérives
sont de toutes sortes : attaques à main armée, refus de saluer le drapeau,
non-respect des institutions, ou encore tentatives d’empêcher la tenue de
concerts et manifestations artistiques.
La chanteuse Linda de Souza sera, symboliquement, la première victime
de l’entrée en scène de ces groupes. Invitée à animer deux concerts à Alger,
elle est forcée de les annuler à la suite d’une décision en ce sens prise par le
directeur du centre de culture et d’information d’Alger, le comédien Sid-
Ahmed Agoumi. Celui-ci reçoit des menaces de troubles qui seraient
provoqués lors du concert. Il déclarera que sous la pression exercée
quotidiennement par les ismalistes contre les manifestations culturelles, il a
préféré annuler ce concert pour attirer l’attention des responsables sur la
gravité de la situation.
En juin 1989, un groupuscule se lance dans une action qui aura des
conséquences dramatiques à Ouargla. La maison d’une femme, accusée de
mœurs légères, est brûlée par une dizaine de personnes. La femme survit,
mais sa fillette de trois ans est brûlée vive dans l’incendie. L’affaire met en
émoi de nombreux cercles, particulièrement les intellectuels, qui dénoncent
cette propension des islamistes à tenter d’établir une justice immédiate,
adaptée à une vision morale rigoriste, peu compatible avec les aspirations à
une vie démocratique. Le procès de cette affaire a lieu en janvier 1991 et se
termine par une condamnation à vingt ans de prison, et dix condamnations à
douze ans.
Trois mois plus tard, en septembre 1989, c’est Saïd Makhloufi qui fait
parler de lui une première fois. Il est alors rédacteur en chef d’El-Mounkidh,
le journal du FIS. Il publie un article annonçant qu’un adolescent, qui
escroquait des structures locales du FIS, a été appréhendé par « la garde du
FIS ». L’information est grave, car elle révèle que le FIS a mis en place une
milice parallèle. Elle coïncide aussi avec l’installation du gouvernement
Hamrouche : elle est publiée le jour même où le nouveau chef du
gouvernement donne sa première conférence de presse. Interrogé sur cette
affaire, Hamrouche s’en tient à un discours légaliste. Seule les forces de
sécurité peuvent arrêter des gens, et les auteurs de ce dépassement seront
poursuivis conformément à la loi, dit-il. La victime de cette affaire sera Saïd
Makhloufi, qui est limogé d’El-Mounkidh.
L’année 1990 commence elle aussi par un autre drame. Le 16 janvier, le
tribunal de Blida, où doivent être traitées des affaires banales, est attaqué
par un groupe de jeunes gens à peine sortis de l’adolescence. Certains sont
même mineurs. Mohamed Salah Mohammedi, ministre de l’Intérieur, se
rend sur les lieux et rencontre les auteurs de l’attaque. Il en sort choqué :
« Ce sont des enfants. » Un gendarme et deux assaillants ont été tués lors de
l’accrochage. Quatorze personnes sont arrêtées et jugées à la fin de l’année,
le 30 décembre. Sept autres, évadées entre-temps de la prison de Blida, sont
condamnées à mcrt par contumace. Six mineurs sont jugés à part et
condamnés à des peines de deux à cinq ans de prison. Le chef de cette secte,
Hamdi Talour, qui officiait dans une petite mosquée de Blida, est condamné
à dix ans de prison.
Les « affaires » se multiplient ensuite. En mai éclate l’affaire du foulard
islamique à Aïn-Naadja. L’administration de cet hôpital militaire interdit
aux infirmières et fonctionnaires islamistes le port du tchador dans
l’exercice de leurs fonctions. Dans de nombreux hôpitaux, des chirurgiens
s’étaient auparavant trouvés confrontés au même problème. Des infirmières
islamistes refusent de mettre la tenue exigée par les règles médicales dans
les blocs opératoires.
La décision de l’administration de l’hôpital militaire est dénoncée par
Abbassi Madani, qui la trouve « anticonstitutionnelle et illégale ». Il
demande que les auteurs de la décision soient traduits en justice. Ali
Belhadj va plus loin et déclare que « des éléments de l’armée, de la police
et de la gendarmerie, qui adorent Dieu, vont se retourner contre leurs
généraux ». La hiérarchie militaire reste cependant ferme : le secrétaire
général du ministère de la Défense, le général Mustapha Chelloufi, déclare
dans une interview à l’agence Reuter qu’il est hors de question de céder aux
débordements des islamistes.
C’est ensuite l’affaire de la cinémathèque de Bordj Bou-Arriredj, que les
élus locaux du FIS décident de fermer. Une marche de protestation est
organisée, à laquelle participent des artistes de renom, aux côtés du
directeur de la cinémathèque nationale, Boudjemaa Karèche.
Tout de suite après, début novembre, c’est l’affaire de la fermeture du
siège de l’association culturelle Ismaïlia située à Bou Ismaïl, à quarante
kilomètres d’Alger, sur la côte ouest. Les élus du FIS décident d’expulser
l’association de son local, afin d’en faire un logement pour des nécessiteux.
L’argument porte, en raison de la crise du logement. Aït-Ahmed appelle à
« la mobilisation pour défendre le droit à la culture ».
Un nouveau drame survient à l’occasion du 1er novembre. Des islamistes
de Tarf, près de la frontière tunisienne, sur la côte, refusent de hisser le
drapeau national. L’atmosphère s’échauffe, la tension monte : un
affrontement éclate après qu’un groupe d’islamistes a tenté d’enlever le
drapeau. On enregistre un mort et un blessé. Le même jour, à Alger,
Abbassi Madani refuse de répondre à l’invitation qui lui est adressée par le
chef de l’Etat pour participer aux cérémonies du 1er novembre.
Le 8 novembre, un meeting du RCD à Sidi-Bel-Abbès, animé par le
chanteur Ferhat Mehenni, est interrompu par des militants islamistes.
L’endroit où se tient le meeting est saccagé. Le RCD est victime d’une
seconde intervention musclée des islamistes, le 10 janvier 1991, cette fois-
ci à Batna, dans les Aurès. On enregistre, selon le RCD, une cinquantaine
de blessés lorsque près de deux cents militants du FIS, armés de bâtons et
de barres de fer, s’attaquent au rassemblement. Saïd Saadi affirme que c’est
une « provocation préméditée » de la part du FIS.
L’incident diplomatique est évité de justesse le 27 novembre, lorsque
Bachir Touil, président de l’Assemblée populaire de la wilaya d’Alger,
refuse de serrer la main de la reine Fabiola de Belgique, qui effectue une
visite en Algérie en compagnie du roi Albert. Le rigorisme des préceptes
religieux conduit, le 30 novembre, les trente maires d’Alger, par
l’intermédiaire de Kamel Guemmazi, président du Comité populaire de la
capitale, à demander l’interdiction d’y vendre et d’y consommer de l’alcool.
Il exige « la fermeture de toutes les fabriques de boissons alcoolisées,
l’interdiction de la consommation des boissons alcoolisées et des poursuites
judiciaires contre les consommateurs ».
Dans la gestion locale, le FIS, qui contrôle les municipalités et les
assemblées de wilaya depuis juin 1990, est en butte à de sérieuses
difficultés. Une centaine de ses élus démissionnent en une année, pour
protester contre la mauvaise gestion de leurs collègues. Les municipalités
sont parfois en conflit avec les Madjliss Echoura locaux, ce qui paralyse les
mairies. La crise aidant, les municipalités FIS n’arrivent pas à satisfaire les
promesses qu’elles ont faites lors de la campagne électorale. Elles déclarent
alors qu’elles n’arrivent pas à travailler à cause de l’obstruction imposée par
les walis, dont elles demandent le départ. En fait, les préfectures rejettent
des délibérations, portant sur des secteurs qui ne sont pas du ressort de la
commune. Une des crises les plus connues est celle de Annaba, lorsque le
FIS organise, le 29 novembre, une marche pour demander la tête du wali.
Elle est suivie, le 3 janvier, par une manifestation anti-FIS.
Les municipalités islamistes commettent aussi des abus dans les
subventions qu’elles accordent aux associations proches du FIS. Selon des
enquêtes menées fin 1991, toutes les wilayas du pays ont eu des conflits
avec au moins une municipalité sur les délibérations et les subventions.
Selon la gendarmerie, les subventions accordées à certaines associations
servaient ouvertement à l’activité politique du FIS. Un autre abus concerne
l’utilisation des moyens des communes lors des marches et manifestations
organisées par le FIS. Les mosquées sont aussi occupées par les militants
FIS, qui y placent leurs imams ; la prière devient essentiellement un
meeting politique, particulièrement celle du vendredi. Avec les mosquées, le
FIS dispose du meilleur réseau d’information et de propagande du pays.
Certaines mosquées invitent le maire FIS à venir expliquer aux fidèles les
réalisations de sa mairie uniquement dans la mosquée, et ce maire ne
s’adresse pas aux autres citoyens.
Une des initiatives du FIS, qui donnera lieu à des événements
dramatiques, est le remplacement de la devise « Par le peuple et pour le
peuple », devise officielle de la République, et par la mention « commune
islamique », apposée sur de nombreuses mairies. Les tampons utilisés et les
documents officiels de l’état civil portent eux aussi la devise « commune
islamique ». Ceci pose évidemment des problèmes inextricables, car les
documents ainsi délivrés ne sont pas reconnus par les administrations. Le
portrait du président de la République et le drapeau sont parfois enlevés.
Le 20 mars 1991, Cherif Meziane, wali d’Alger, a déposé une plainte
contre quatorze municipalités de la capitale pour violation de la
Constitution. Il leur est précisément reproché d’avoir substitué à la devise
officielle de la République une autre, non reconnue par la loi. Quatre jours
plus tard, la presse rapporte que le wali de Tlemcen a déposé plainte contre
sept maires FIS pour les mêmes raisons.
Certains épisodes de l’histoire récente du FIS laissent, quant à eux,
perplexes. Le plus célèbre est cette inscription « Allah Akbar », vue dans le
ciel au-dessus du stade du 5 Juillet par plus de 100 000 personnes qui
participaient à un rassemblement présidé par Abbassi et Belhadj. Des
militants du FIS — universitaires, enseignants, médecins — y ont cru. Des
reproductions de photographies ont circulé dans la plupart des villes du
pays, montrant ce signe de Dieu. Un universitaire, militant du FIS, l’a
expliqué par la « karama », une sorte de volonté divine qui confirme aux
hommes qu’ils sont sur le droit chemin.
Avec l’année 1991, un autre pas est franchi dans cette lente dérive de la
nébuleuse islamiste. En février, un communiqué de Takfir Oua Hidjra est
envoyé à la plupart des rédactions, annonçant que cette organisation dispose
d’un arsenal impressionnant qu’elle va utiliser dans le djihad pour imposer
l’Etat islamique : « L’Etat islamique est la seule alternative. Sinon, nous
proclamerons le djihad. » Il affirme que cette organisation dispose de
16 000 soldats, armés de 860 pistolets-mitrailleurs et de 2700 pistolets
automatiques. Elle prône « le retour aux sources de l’islam » et affirme
militer pour « l’assainissement des mœurs ». L’Hebdo libéré publie un
reportage sur un maquis de ce mouvement.
Le mois du Ramadhan 1991 est marqué par une série d’incidents liés à
des tentatives d’empêcher la tenue de soirées artistiques. Le 25 mars, un
gala d’Aït-Menguellet à la salle Atlas, à l’entrée du fief islamiste de Bab-
El-Oued, est perturbé par des jets de pierre et un rassemblement de
plusieurs centaines de personnes, en majorité très jeunes. La police
intervient pour assurer la sécurité du concert. Quinze personnes sont
interpellées au cours des incidents. Kamel Guemmazi, président du Comité
populaire de la ville d’Alger, déclare que ce concert sera le dernier, sinon,
« le pire serait à craindre ». Une lettre est envoyée au Centre de culture et
d’information (CCI), qui organise les spectacles. Il lui est demandé
d’annuler les galas. Le romancier Boudjadi Allaoua, directeur du CCI,
refuse et exige une décision de justice pour annuler les spectacles. Il a
l’appui de Mohammedi, le ministre de l’Intérieur, qui déclare que l’Etat
« répondra à la violence par la violence ». « Les unités de la police seront
appelées pour assurer la sécurité publique et garantir la tenue d’activités
culturelles », précise-t-il.
Le deuxième concert de Aït-Menguellet se déroule en présence
d’importants renforts de police, alors que des milliers d’islamistes
encerclent la salle Atlas. Ils bombardent le cordon de police de jets de
pierre et de toutes sortes de projectiles, mais les unités de la police anti-
émeutes ne bougent pas. Deux semaines plus tard, les personnes arrêtées
lors de la première soirée sont jugées devant un tribunal des flagrants délits.
Douze condamnations à un an de prison, une peine d’un an avec sursis et
une autre peine d’un mois ferme sont prononcées. Ali Belhadj justifie
pourtant, implicitement, les débordements des militants islamistes, en
déclarant, le 27 mars, que la chanson est haram (péché). Il affirme aussi que
les soirées organisées pendant le Ramadhan constituent « une insulte pour
ceux qui font la prière ». Forts de cette déclaration, les élus FIS décident, le
même jour, de fermer la salle Atlas. La veille, un groupe d’islamistes était
entré à Blida, à l’hôtel Palace, pour vérifier qu’il ne s’y déroulait pas
d’activité contraire à la religion.
Pendant ce Ramadhan, le FIS multiplie les initiatives, imposant une
domination totale de ses thèmes, de sa campagne et aussi de ses dérives. Il
crée les marchés islamiques, pratiquant des prix inférieurs à ceux du
marché, particulièrement pendant le Ramadhan, qui connaît
traditionnellement une flambée des prix. Il ouvre aussi des restaurants
gratuits pour les nécessiteux et les voyageurs. Ces actions ont une incidence
économique mineure, mais elles atteignent leur but : elles sont d’abord
destinées à frapper l’imagination.
Mais dès que le Ramadhan se termine, la périphérie du FIS se manifeste
de manière dramatique. Le 16 avril, jour de l’Aïd, qui marque la fin du mois
de jeûne, éclate l’affaire de Hennaya, petite bourgade proche de Tlemcen, à
la frontière marocaine. Des coups de feu sont tirés à l’intérieur même de la
mosquée par les membres d’un groupuscule, pendant la prière de l’Aïd.
Trois personnes sont grièvement blessées. L’attentat est l’œuvre d’une petite
secte, s’inspirant d’une dissidence chiite, qui affirme que le Prophète n’a
jamais existé. Tous les membres du groupe, huit au total, sont finalement
arrêtés. Ils apparaissent comme des illuminés plutôt que comme des
politiques, mais ils sont tout de même dangereux. Ils avaient dérobé 350 kg
d’explosifs dans une carrière.
A la même époque, apparaît, dans plusieurs villes, une sorte de petite
milice contre la délinquance. Des petits délinquants sont blâmés, puis
frappés en cas de récidive, par leurs anciens compagnons, devenus entre-
temps militants du FIS. El-Moudjahid rapporte ensuite, le 4 mai, qu’un
ancien élu FIS de Annaba, dans l’Est, a reçu la falaqa (bastonnade) pour
avoir participé à l’accueil du chef du gouvernement Mouloud Hamrouche,
alors que le FIS avait décidé de boycotter la visite. La victime dépose
plainte, et deux personnes qui l’avaient frappée sont condamnées le 14 mai
à huit et quatre mois de prison.
Les dérives du langage sont aussi très nombreuses et proviennent de tous
les niveaux de la hiérarchie du FIS et de sa périphérie. Abbassi Madani
déclare ainsi que du sang collecté en Algérie au profit de l’Irak pendant la
guerre du Golfe avait été vendu à la France. Le président du Croissant
rouge algérien, Mouloud Belahouane, dépose plainte contre Abbassi
Madani, qui est toutefois relaxé le 26 mai.
La polémique lancée par les islamistes à propos du mouton australien
relève, quant à elle, du tragi-comique, en montrant l’indigence du débat au
sein du FIS et de sa périphérie. Une entreprise d’Etat avait importé 220 000
moutons d’Australie, pour l’Aïd El-Adha, la fête du sacrifice. L’objectif
était, entre autres, de casser les prix de la viande à l’occasion de cette fête,
qui connaît une flambée des prix. Mais c’était compter sans les courants
islamistes les plus rigoristes, qui affirment que ce mouton australien n’est
pas licite pour le sacrifice. Argument : le mouton australien a la queue
coupée, alors que la tradition islamiste prévoit que le mouton sacrifié doit
être totalement sain. Le Conseil supérieur islamique réagit, à la mi-juin, en
déclarant que le mouton australien est licite pour le sacrifice. Un mouton
n’est pas valable pour la fête du sacrifice s’il est castré, non s’il lui manque
la queue, selon la commission des fetwa du ministère des Affaires
religieuses. Mais les intégristes les plus rigoristes ont gagné : ils ont réussi à
introduire le doute. Ils ont aussi permis à des commerçants de faire fortune.
En effet, dans le doute, des milliers de personnes ont revendu leur mouton
australien à bas prix, pour racheter des moutons d’Algérie. De petites
fortunes se sont constituées à cette occasion.
En tant que parti aussi, le FIS n’a pas hésité à se laisser aller à de très
nombreuses dérives, imposant des règles antiéconomiques. Ainsi, la
municipalité FIS de Dellys a-t-elle décidé d’interdire le port du short, pour
des raisons religieuses, alors que Dellys est une cité côtière qui peut tirer
d’énormes ressources du tourisme. Un cas similaire s’est posé à Staouéli,
petit village à vingt kilomètres à l’ouest d’Alger. La municipalité FIS a
décidé de fermer les commerces à partir de vingt-deux heures,
officiellement pour préserver la tranquillité des habitants. Pourtant, la
localité de Staouéli connaît une vie nocturne très active, grâce à ses
installations touristiques.
Dans les mosquées, les imams FIS ont dénoncé la championne du monde
et championne olympique du 1500 mètres, Hassiba Boulmerka, parce
qu’elle courait les jambes nues. Quant aux journalistes femmes qui refusent
de mettre un foulard, elles ne seront pas autorisées à entrer à la réunion des
élus FIS qui se tient le 2 octobre 1991 à Alger.
Les assassinats n’ont pas manqué non plus. Fin 1990, Mohamed
Hamiche, militant du FIS, assassine Ahmed Cherati, un de ses voisins à
Sidi-Semiane, un minuscule village perdu dans le Dhahra, à l’ouest d’Alger.
Le FIS dément son implication dans l’assassinat, tout comme il prend ses
distances avec l’assassinat de Saïd Mecili, 54 ans, tué dans le mitraillage
d’un bar de Bologhine, à Alger, fin 1990. La victime est le cousin d’Ali
Mecili, opposant, ami d’Aït-Ahmed, tué en avril 1987 à Paris par la sécurité
militaire, selon le leader du FFS. Le groupe responsable de l’attentat de
1990 est celui de « l’émir Nouh » (Noé), de la mouvance Takfir Oua Hidjra,
selon le procureur général d’Alger. Peu après, le 20 décembre, le même
groupe est capturé dans la région de Sour El-Ghozlane, après avoir tué un
gendarme.
Pendant la guerre du Golfe, des menaces de représailles ont été lancées
par des imams FIS contre l’ambassade des Etats-Unis à Alger. Abbassi
Madani a démenti ces menaces, mais les Etats-Unis ont fait évacuer le
personnel non indispensable de leur ambassade. Dans la passion qui a
marqué l’Algérie pendant la guerre du Golfe, comme on le verra plus loin,
le FIS a organisé une marche sur le ministère de la Défense pour demander
l’ouverture de camps d’entraînement au profit de volontaires pour l’Irak.
Dans le même temps, circule une brochure, celle de Saïd Makhloufi, sur la
désobéissance civile. Le gouvernement sent le dérapage et met en garde
contre « les aventuriers de tous bords ».
Plus tard, après le premier tour des élections de décembre 1991, alors que
les bruits de bottes se font entendre de plus en plus fort, Abdelkader
Moghni dénonce la démocratie à la mosquée Essouna de Bab-El-Oued. En
Grande-Bretagne, la démocratie a permis de voter une loi pour autoriser le
mariage des homosexuels, dit-il. Le 7 janvier, quatre jours avant la
destitution de Chadli, le FIS organise une exposition sur l’Etat islamique à
Alger. Selon des affiches exposées, l’Etat islamique aura pour tâche de
« propager la foi à l’intérieur et à l’extérieur, par la persuasion (ettabligh) et
la terreur (attarhib) ». Les affiches soulignent la nécessité d’appliquer la
chariaa dans toute sa rigueur, avec les houdoud (sanctions religieuses) et la
kassas (loi du talion).
La nébuleuse islamiste s’en prend aussi à l’armée et aux forces de
sécurité, faisant de nombreuses victimes, avant l’arrêt des élections.
L’armée, notamment, regarde avec une irritation à peine voilée la percée du
FIS.
L’armée et l’intégrisme
L’armée algérienne parle peu, très peu, mais elle agit. Depuis que
Boumediene l’a structurée et a établi une certaine homogénéité en son sein
en pleine guerre de libération, elle est devenue le principal centre de
pouvoir. En 1962, elle a porté Ben Bella au pouvoir, puis, devenue Armée
nationale populaire (ANP) à l’indépendance, elle porte son propre patron à
la tête en 1965. A la mort de Boumediene, c’est elle encore qui décide de
porter Chadli Bendjedid à la présidence. C’est elle qui ramène Boudiaf,
désigne son successeur Ali Kafi, avant de porter de nouveau l’un des siens,
Liamine Zeroual, à la tête de l’Etat.
Boumediene était un patron, Chadli est un homme de consensus. Autant
le premier se voulait tranchant, autant Chadli cherche à ménager, à emporter
l’adhésion de ses pairs. Ceux qui ne sont pas d’accord avec son orientation
quittent l’institution. Ils sont nombreux, et parfois brillants. Mais
curieusement, Chadli n’est jamais apparu comme le vrai patron de l’armée,
bien qu’il ait détenu le ministère de la Défense de 1979 à juin 1990. Il
déléguait beaucoup de pouvoirs à deux hommes de manière générale : Larbi
Belkheïr, un des hommes qui lui étaient les plus proches, et le secrétaire
général en exercice au ministère de la Défense. Ce furent tour à tour Kasdi
Merbah, Mostefa Belloucif, puis, plus tard, le chef d’état-major ou le
ministre de la Défense.
Khaled Nezzar, grand, les cheveux et la moustache en broussaille, natif
de Seriana près de Batna, en 1937, déserteur de l’armée française, officier
ayant fait les écoles de Frunzé en Union soviétique et l’école de guerre en
France, réussit, au moment des graves difficultés de 1992, à devenir le
patron de cette armée. L’homme a gravi tous les échelons, dirigeant des
unités opérationnelles, des régions militaires, avant de devenir chef de
l’état-major adjoint et commandant des forces terrestres. A ce titre, il gère
l’état de siège durant les événements d’octobre 1988. Il est alors général-
major — le grade le plus élevé de l’armée algérienne.
Khaled Nezzar sort profondément troublé de ces événements d’octobre.
Les constats négatifs sont particulièrement nombreux. L’armée algérienne a
tiré sur des Algériens. Elle n’est ni équipée, ni formée, ni adaptée pour ce
type de confrontations. La solution démocratique qui s’ébauche alors offre
un répit, mais il est urgent de restructurer en profondeur l’armée, d’autant
que le principal fournisseur d’équipements militaires, l’Union soviétique,
est en pleine déconfiture, ce qui annonce de sérieuses difficultés
d’approvisionnement, de renouvellement et d’entretien du matériel. Il faut
ajouter à cela le changement de génération qui s’opère au sein de l’armée.
Les vétérans de la guerre de libération sont peu nombreux et sont le plus
souvent techniquement inférieurs aux jeunes officiers formés après
l’indépendance. Les anciens gardent le prestige et l’expérience du combat,
mais dès qu’il s’agit de nouvelles techniques, ils sont souvent hors du coup.
Beaucoup d’entre eux, traumatisés, partent à la retraite au lendemain des
événements d’octobre 1988.
C’est dans cette conjoncture difficile que Khaled Nezzar est chargé, en
même temps qu’un autre jeune général, Liamine Zeroual, de préparer un
plan de restructuration de l’armée. C’est le projet de Nezzar qui est choisi
par Chadli. Zeroual abandonne alors l’armée pour un poste d’ambassadeur
qui ne lui convient guère. Il le quitte au bout de quelques mois, avant de
revenir par la grande porte, appelé par Nezzar lui-même.
Avec l’adoption de la Constitution du 23 février 1989, l’armée a de
nouvelles missions à assumer et doit symboliquement quitter l’arène
politique. Elle le fait solennellement en mars, lorsque les officiers les plus
gradés sont reçus par le président Chadli, pour lui annoncer qu’ils quittent
le comité central du FLN, où ils avaient jusqu’alors un poids déterminant.
Commence alors pour l’armée une étape difficile, celle où elle doit se
chercher une doctrine. Elle tâtonne pendant un moment, essayant
d’apprendre son nouveau métier.
La première affaire politique impliquant l’armée malgré elle, dans le
cadre du multipartisme, l’oppose tout naturellement au FIS, au printemps
1990. C’est celle du foulard de l’hôpital militaire d’Aïn-Naadja dont nous
avons parlé plus haut. L’armée répond sèchement. « Nous ne pouvons
accepter que certains assimilent la démocratie à l’anarchie, et la liberté
d’expression à la violence et l’anarchie », déclare le général Chelloufi,
secrétaire général du ministère de la Défense.
La déclaration du général Chelloufi semble cependant tout à fait
ponctuelle, pour répondre à un fait précis. Mais dans les mois qui suivent,
l’armée, par le biais d’une série de textes et de déclarations, définit
progressivement sa nouvelle doctrine, aussi bien à l’égard de la démocratie,
de la situation politique, que de l’islamisme politique, qui allait devenir son
principal problème. Le premier texte est une longue interview du général-
major Khaled Nezzar, qui vient d’être nommé ministre de la Défense.
Depuis 1965, ce poste avait été toujours détenu par le chef de l’Etat lui-
même, Boumediene comme Chadli. Khaled Nezzar est donc le premier à y
accéder depuis vingt-cinq ans sans être également président de la
République.
Khaled Nezzar tente de donner une cohérence à l’action de l’armée
depuis l’indépendance, et même avant. Il réfute l’idée de conflits entre
officiers de l’armée française et ceux formés directement par l’ALN, ou
encore celle d’une armée des frontières opposée à une armée de l’intérieur.
« Ce qu’on appelle l’armée des frontières est un non-sens. A cette époque,
les Français voulaient faire cette séparation entre l’armée de l’intérieur et
l’armée de l’extérieur. »
Quant au rôle de l’armée après l’indépendance, Khaled Nezzar l’explique
par les nécessités de l’époque. « Historiquement, on ne peut pas passer
immédiatement d’une étape révolutionnaire à une phase démocratique
classique. Il était nécessaire, pour consolider les objectifs de la guerre de
libération, de recourir à une centralisation du pouvoir. Cette phase de
centralisation était nécessaire afin de réaliser et de construire les conditions
favorables à un régime démocratique. C’est ce qui a été fait. Bien sûr, ceci
s’est accompagné d’actions ou d’aspects parasitaires plus ou moins
prévisibles. »
Nezzar s’explique aussi longuement sur les événements d’octobre 1988,
une « manipulation », selon lui. Visiblement secoué par ces drames et la
torture qui a été pratiquée alors, il en parle d’une manière d’autant plus
étonnante que son poste est traditionnellement soumis à une forte réserve.
« Octobre a été une contestation des aspects parasitaires de ce mode
d’exercice du pouvoir qui, dans une conjoncture de crise économique, ont
constitué une explication-refuge aux difficultés du moment. » Il défend la
thèse de la provocation qui a, notamment, conduit à la fusillade meurtrière
qui a eu lieu devant le siège de la police, à l’entrée de Bab-El-Oued, le 10
octobre 1988 dans l’après-midi.
« Nous étions lundi 10 octobre et un discours du président était annoncé
pour le soir », rappelle-t-il. « Un grand rassemblement s’est constitué
devant la mosquée de Belcourt et se proposait de traverser la ville pour
atteindre Bab-El-Oued, malgré l’interdiction. Des personnalités religieuses
ont adressé des appels au calme et à la dispersion (il s’agit de Cheikh
Sahnoun), qui ont été partiellement suivis. D’autres leaders religieux (Ali
Belhadj) ont persisté à conduire la manifestation jusqu’à Bab-El-Oued, sous
prétexte que les autorités l’avaient autorisée. Je saisis l’occasion pour y
apporter le démenti le plus catégorique. »
« Aucun militaire n’a ouvert le feu sur la foule tout au long de l’itinéraire.
Pourquoi, alors, la fusillade de Bab-El-Oued ? Il y a eu provocation.
Plusieurs témoins et indices l’ont prouvé. Une fusillade incontrôlée s’est
ensuivie, provoquant la panique, avec les conséquences tragiques que vous
connaissez. (...) Il s’agit d’actes de manipulation pour servir de sombres
desseins des uns et des autres. »
Pour Khaled Nezzar, « l’intervention de l’armée et le discours
d’apaisement du président de la République ont fait échec aux manœuvres
de radicalisation du système, ainsi qu’à la tentative de déstabilisation de
l’Etat. En conséquence, le programme politique de l’ouverture a pu se
dérouler et, effectivement, nous pouvons dire que la dimension tragique des
événements d’octobre a précipité les réformes et leur a peut-être assuré une
portée plus large ». Il rappelle qu’il y avait, dans la capitale, deux cents
engins de combat et dix mille hommes lors des événements d’octobre.
Sur la torture qui accompagne ces événements, Khaled Nezzar l’admet,
mais la minimise. « Ce n’est pas impossible », dit-il, mais il l’impute à des
« cas d’infractions clandestines ». Il affirme pourtant que « la torture n’a
jamais atteint les dimensions d’un phénomène institutionnalisé et généralisé
comme l’ont écrit certains médias ». Le remède pour Khaled Nezzar doit
être radical. « Les cas de torture révélés durant les événements d’octobre
sont une salissure qu’il faudra s’employer à effacer. Ceci ne peut s’obtenir
que s’ils ne se reproduisent plus jamais. »
Il revient ensuite aux conséquences politiques des événements d’octobre.
Il accuse « les manipulateurs d’octobre » d’avoir voulu contrer l’ouverture
souhaitée alors par le pouvoir. « Les manifestants, dans leur élan spontané,
ont exprimé une contestation des aspects parasitaires du système, mais les
instigateurs à l’origine et les récupérateurs, par la suite, se sont bien gardés
de leur communiquer, pour les brandir, leurs véritables objectifs politiques.
Et pour cause, c’eût été de leur part aller à contre-courant de l’élan
populaire. »
Quant à la place de l’armée dans le nouveau dispositif politique, Khaled
Nezzar en trace les grandes lignes. Il rejette le débat au sein de l’armée, en
soulignant qu’elle « n’est pas un forum » pour les idées politiques. « Il y a
des organisations et associations pour cela ». Il annonce alors la
transformation du commissariat politique en une direction classique de la
communication, de l’information et de l’orientation.
Quand à la démocratie, il se déclare convaincu de son avènement. « Le
multipartisme était inéluctable, car au sein même du parti FLN, il n’y avait
pas seulement des courants, mais des positions politiques divergentes, voire
opposées. » Il rejette totalement les commentaires selon lesquels l’armée
s’opposerait aux réformes politiques : « C’est un mythe auquel il convient
de mettre fin. » « L’armée n’a jamais constitué le moindre frein à
l’avènement de la démocratie, bien au contraire. »
Khaled Nezzar fait un dernier commentaire sur la vie politique et les
partis. Le FLN peut « sortir grandi de l’épreuve » actuelle, particulièrement
en « condamnant et en combattant tout dépassement et toute attitude
extrémiste comme étant de nature à diviser la communauté nationale ».
« Les associations religieuses sont mieux à même de servir l’islam en
formant, en éduquant et en orientant les masses, en tout désintéressement. »
Quant aux partis démocrates, il estime qu’ils « ne peuvent jouer leur rôle
que s’ils se débarrassent de certains concepts peu familiers de notre
société ». Il semble vouloir parler du concept de laïcité, prôné alors par le
RCD de Saïd Saadi. « Il y a en toute chose un juste milieu que la
préoccupation du sage est de rechercher. J’espère que ce sera là la conduite
qu’adopteront les différentes formations politiques », déclare Khaled
Nezzar. « Je souhaite que les extrémistes, d’où qu’ils viennent, soient
neutralisés dans notre société », ajoute-t-il.
Pour l’avenir, le rôle de l’armée est tracé par Khaled Nezzar de manière
très claire. D’abord, il réfute l’idée d’un retour de l’armée dans les casernes,
qu’il juge dégradant. « Nous refusons catégoriquement cette formule
péjorative, car elle exprime un concept importé qui ne correspond
nullement à notre histoire militaire. » L’armée dans les casernes est, pour
lui, un « ghetto ». Ensuite, il déclare que l’armée peut être appelée à remplir
des tâches à l’intérieur du pays de manière légale : « S’il advient que les
pouvoirs publics obtiennent que la loi associe l’ANP à des tâches d’intérêt
national, elle ne peut que répondre. » Enfin, précisant cette idée, Khaled
Nezzar donne à l’armée un nouveau rôle politique, celui du rétablissement
de l’ordre : « Si des événements graves venaient à se reproduire et à mettre
en péril l’unité de la nation, l’ANP, respectueuse de ses missions,
interviendra sans hésitation pour rétablir l’ordre et l’unité, et pour que force
reste à la loi. »
Dans les mois qui suivent, et particulièrement durant le second semestre
1990, l’armée est confrontée aux bouleversements qui secouent le monde,
notamment la guerre du Golfe. Les Etats-Unis parlent alors de désarmement
et vont organiser la guerre du Golfe pour désarmer l’Irak. Khaled Nezzar
commente ces développements le 18 novembre, dans un séminaire organisé
pour la première fois avec la participation de civils et de militaires. Il
déclare que le désarmement évoqué alors par les grandes puissances est « le
désarmement des faibles », car les pays développés pourront toujours
fabriquer les armes qu’ils veulent. « On n’aura pas d’armes performantes
vendues par les riches », dit-il.
Une semaine plus tard, Mouloud Hamrouche, chef du gouvernement,
prône une « politique de défense commune » au Maghreb. Il développe une
vision plus large du concept de défense, en affirmant que les pays
maghrébins doivent oublier « leurs querelles passées et concrétiser une
politique de défense commune face au retour de la politique d’intervention
étrangère qui les menace ». Il appelle à « redéfinir le concept de défense »
des pays du Maghreb. « La sécurité du sud ne doit pas être dissociée de
celle du nord de la Méditerranée. » La chute du mur de Berlin a abouti à
l’apparition d’un « nouveau mur inquiétant entre le Sud et le Nord ». Tout
le monde parle alors sur le même ton, et le président Chadli complète ces
déclarations en affirmant, le 25 novembre, que le désarmement ne doit pas
se limiter aux armes conventionnelles. Ce type d’armes est le seul maîtrisé
dans le Tiers Monde et particulièrement par le monde arabe. Aussi voit-il
dans le désarmement une menace visant d’abord les plus faibles.
L’armée tente entre-temps de changer de look. Son nouveau patron parle.
Elle organise, pour la première fois, un séminaire avec la participation de
civils. Et, pour couronner le tout, le 16 décembre, et pour la première fois
depuis l’indépendance, un ministre de la Défense, Khaled Nezzar en
l’occurrence, se rend à l’Assemblée nationale pour défendre le budget de
son ministère. Les députés jouent le jeu et lui demandent de leur soumettre
la loi sur la programmation militaire.
La guerre du Golfe vient ensuite perturber cette lente évolution et
conduire à de nouvelles orientations pour la réflexion au sein de l’armée. Le
15 janvier, à la veille du déclenchement de la guerre, Khaled Nezzar
déclare, dans une interview à El-Watan, que l’Algérie sera obligée d’assurer
sa sécurité en cas de guerre dans le Golfe : « Dans l’hypothèse d’un
embrasement général, l’Algérie, quoiqu’elle se trouve à des milliers de
kilomètres de la région, sera obligée d’assurer sa sécurité et celle de ses
citoyens. Il y aura des consultations militaires informelles, mais on ne peut
pas préjuger de leur contenu. » Il estime qu’Israël pourrait « envisager »
d’attaquer l’Algérie. Ce serait un objectif « ponctuel ». Il semble déjà
penser au réacteur nucléaire d’Aïn-Ouessara.
Quand le FIS organise une marche sur le ministère de la Défense, le 18
janvier, pour demander l’ouverture de camps pour l’entraînement de
volontaires désirant se rendre en Irak, les militaires sont outrés. Aucune
analyse militaire ne donne la moindre chance à l’Irak, et la participation de
volontaires apparaît aux spécialistes comme parfaitement ridicule. Au
mieux, c’est de la naïveté. Au pire, c’est de la manipulation sur le sang des
Irakiens, nous disait alors un ancien général. Le refus de l’armée de
répondre aux demandes du FIS provoque de violentes réactions, qui mènent
l’armée à subir pendant trois mois de violentes critiques des islamistes.
Fin février, El-Forkane publie une interview de Hachemi Sahnouni,
qualifiant l’armée algérienne de « militairement impuissante » : « Notre
armée ne possède pas un matériel performant, ni une industrie militaire, ni
l’expérience du combat, ni un effectif qualifié. » « Nos officiers accèdent à
des grades qu’ils n’ont pas véritablement mérités. » « Les équipements
aériens, maritimes et terrestres sont faibles et presque obsolètes. » Les
commentaires de ce genre se multiplient. Ils sont d’autant plus inquiétants
qu’ils émanent d’hommes n’ayant aucune connaissance de l’armée, d’une
part, et qu’ils ont de l’écho au sein de la base du FIS, d’autre part. Les
simples militants suivent leurs chefs et se préparent à affronter cette armée
qu’on peut désormais insulter impunément.
La réponse de l’armée vient dans un long article de la revue El-Djeïch,
publié début avril 1990, deux mois avant les élections législatives prévues
pour juin 1991. L’article d’El-Djeïch est, théoriquement, une analyse des
« incidences de la guerre du Golfe sur le monde arabe et musulman », mais
il traite également des islamistes algériens, auxquels il adresse une sévère
mise en garde. Il accuse les islamistes de mener une « vaste conspiration
visant la dislocation du monde musulman ». Les positions des islamistes
algériens dans la guerre du Golfe sont dénoncées et interprétées comme
destinées à la conquête du pouvoir. El-Djeïch dénonce « le double langage »
des islamistes et « leur manière particulière de ne pas s’encombrer de
sincérité ni de scrupules, pour adapter leur rhétorique et leur discours
politique aux circonstances ». « La guerre du Golfe a dévoilé
indiscutablement les positions versatiles des mouvements activistes
politico-religieux », ajoute El-Djeïch. « L’extrémisme politico-religieux
s’est avéré dans sa pratique comme un moyen insidieux de désintégration
des structures modernes des Etats arabes nationalistes et un facteur
d’immobilisme et de stagnation pour les politiques de développement. » Il
accuse, en outre, les islamistes d’être liés à des intérêts occidentaux, faisant
référence notamment au soutien et au financement de nombreux
mouvements islamistes par les Etats-Unis durant la guerre froide. Il affirme
qu’il y a un certain « degré de collusion, d’interdépendance et d’identité
entre les intérêts occidentaux et la nébuleuse intégriste et activiste dans les
Etats arabes ».
Pour l’analyste d’El-Djeïch, les mouvements islamistes demeurent
encore financés par l’Arabie Saoudite : « La prétendue démarcation des
extrémismes religieux algériens par rapport au régime saoudien est factice
et purement conjoncturelle. » « Par Oulémas interposés et autres canaux
parallèles, ces liens sont plus vivaces que jamais et correspondent à une
nouvelle réalité saoudienne interne en mouvement, mue par une rivalité
Oulémas-famille Ibn Séoud, et susceptible de justifier les aménagements
d’après-guerre après la fragilisation du régime wahhabite, qui sera contraint
à des concessions démocratiques ou à céder le pouvoir. » C’est la première
fois qu’un journal ayant un caractère aussi officiel parle de cette manière de
l’Arabie Saoudite depuis des années : le rôle de Ryadh dans la guerre du
Golfe est encore frais dans les mémoires. Mais surtout, l’Arabie Saoudite a
été violemment prise à partie par le FIS durant la guerre du Golfe, et les
Saoudiens ne sont pas mécontents de voir le parti de Abbassi Madani payer
le prix de ces positions. L’Arabie Saoudite confirme d’ailleurs, par le prince
sultan, qu’elle a financé le FIS.
Les dirigeants du FIS ne semblent guère tenir compte de cet
avertissement. Ils multiplient les attaques et les défis. Le 14 mai, dix jours
avant d’annoncer la grève générale, Abbassi Madani déclare à Tlemcen que
le FIS « affrontera l’armée jusqu’à l’anéantissement, si elle intervient pour
l’empêcher d’organiser une grève générale ». Il ajoute : « Notre grève sera
légale. Si l’armée intervient, nous nous battrons. Si une goutte de sang
venait à couler, je jure par Dieu que nous les combattrons jusqu’à
l’anéantissement. » Il menace aussi d’appeler au djihad si des
présidentielles anticipées ne sont pas organisées dans les trois mois. Si
Chadli n’annonce pas des présidentielles, « notre ultime recours sera le
djihad », dit-il. Ali Belhadj n’est pas en reste. Il promet, dans un prêche à
Kouba, « une épuration de l’armée, de la gendarmerie et de la police ».
Ces positions tranchées, adoptées d’un côté et de l’autre, ne tiennent
guère compte d’une nouvelle réalité internationale, née de la guerre du
Golfe. Elles font aussi abstraction d’une nouvelle donnée : la volonté des
Etats-Unis d’empêcher tout pays arabe de maîtriser la technologie
nucléaire.
La guerre du Golfe
La corruption
L’Algérie est l’un des rares pays au monde à ne pas avoir un vol direct
vers les Etats-Unis, à ne pas abriter de sociétés américaines à l’exception de
celles travaillant dans les hydrocarbures, à ne pas disposer d’un hôtel Hilton
ou Sheraton (le Hilton, inauguré en 1993, est fermé peu après). C’est aussi
l’un des rares pays au monde où la presse américaine ne parvient pas, et
auquel elle s’intéresse très peu, malgré les graves incidents qui s’y
déroulent en 1993 et 1994. Coca Cola n’est entré en Algérie qu’en 1993,
pour voir rapidement son usine de la périphérie d’Alger subir un attentat
durant l’été 1994. L’Algérie ne reçoit pas non plus d’aide américaine. En
1993, 50 000 dollars seulement sont accordés à l’Algérie, pour former
quelques militaires dans l’esprit du respect de l’administration civile...
Washington n’a donc pas de moyen d’influence significatif sur l’Algérie.
A l’inverse, la France est présente dans tous les secteurs de la vie
économique, politique et culturelle. Au fil des années, depuis
l’indépendance et bien avant, des liens de tout genre se sont noués
progressivement, pour constituer un tissu tel qu’il est pratiquement
impossible d’éliminer la toile d’araignée tissée autour de l’Algérie, avec
une influence directe sur le pays.
Cette influence de la France en Algérie a été largement médiatisée à
travers le concept folklorique de « Hizb França » (parti de la France). A
l’origine, l’expression désignait les courants francophones ou francophiles,
et se limitait à quelques aspects mineurs, comme une dénonciation des
activités des centres culturels français, de la scolarisation d’élèves algériens
dans des écoles françaises, ou l’utilisation du français, encore largement
dominant dans certains secteurs. La presse en arabe, les partis d’essence
nationaliste, islamiste ou panarabiste, et certaines associations, comme
l’Association de défense de la langue arabe, ont été les principaux
animateurs des campagnes contre la France.
Cet aspect folklorique concernant l’existence d’une « cinquième
colonne » laisse la place, à intervalles réguliers, à des accusations qui
semblent plus sérieuses, basées sur des faits plus précis et mettant en cause
des hommes puissants. Lorsque Mostefa Belloucif est arrêté en 1992, des
journaux en arabe laissent entendre que le « clan des officiers de l’armée
française » règle ses comptes avec les anciens officiers de l’ALN. Des
généraux et généraux-majors sont mis en cause. Khaled Nezzar, ministre de
la Défense, Abdelmadjid Guenaïzia, chef d’état-major de l’armée, Abbès
Benabbès Ghezaïel, commandant de la gendarmerie, Mohamed Lamari,
chef des forces terrestres, puis chef d’état-major de l’armée, Mohamed
Touati, conseiller du ministre de la Défense et un des hommes les plus
influents, ont tous été officiers de l’armée française avant de déserter,
durant la guerre de libération. Ils n’ont jamais été accusés publiquement,
mais ils ont souvent été implicitement considérés, à titre individuel ou en
groupe, comme les représentants d’un courant puissant au sein de l’armée
algérienne.
Cette polémique autour de « Hizb França » est, en fait, l’expression
naïve d’un phénomène autrement plus grave : l’intégration structurelle de
l’Algérie, notamment son économie, à la France, depuis l’indépendance. La
scolarisation massive après l’indépendance, sous des gouvernements
nationalistes, s’est faite en français, faisant de l’Algérie un des principaux
pays francophones au monde, alors que la politique officielle était celle de
l’arabisation. En favorisant la scolarisation, qui ne pouvait se faire qu’en
français pendant les premières décennies de l’indépendance, sous Ben Bella
et Boumediene, l’Algérie a fait plus pour l’implantation du français en
Algérie que la France elle-même pendant la colonisation, lorsque les
Algériens ne pouvaient pas accéder à l’école. Le manque cruel
d’enseignants et l’application des accords d’Evian, prévoyant une assistance
française dans le domaine de l’enseignement, ont favorisé cette évolution.
L’intégration économique de l’Algérie à la France s’est, quant à elle,
poursuivie de manière systématique depuis l’indépendance. Les deux pays,
après une guerre meurtrière, se sont trouvés dans un face-à-face trop inégal.
Pays sous-développé, sans cadres ni moyens financiers, et encore moins
pourvu de technologie, l’Algérie n’avait qu’une volonté politique à opposer
à un partenaire puissant. Ce qui s’est avéré bien insuffisant.
Dans un premier temps, l’intégration de l’Algérie à la France était surtout
due à l’insuffisance de cadres et de spécialistes en Algérie. Puis, dans un
deuxième temps, elle s’est faite par le biais des relations économiques, de la
corruption et du marché informel.
La plupart des entreprises algériennes créées au lendemain de
l’Indépendance étaient des antennes de sociétés françaises nationalisées,
sous une forme ou une autre. Elles ont donc gardé des liens avec les
entreprises mères, qui se sont recyclées progressivement, pour rester le
partenaire privilégié des firmes algériennes. Des entreprises françaises se
sont spécialisées dans une seule activité : vendre des produits à leur
ancienne filiale algérienne, devenue entreprise nationale.
La nationalisation de certaines entreprises françaises par les autorités
algériennes s’est faite parfois au détriment même de l’entreprise algérienne,
comme l’attestent de nombreux exemples. Ainsi, derrière un discours
nationaliste et volontariste, parfois sincère, se profile la mise en place d’un
dispositif qui ne fait que renforcer l’intégration de l’Algérie à la France,
selon un schéma immuable.
Exemple : la création d’une entreprise algérienne travaillant dans le
domaine du médicament. Au départ, une telle entreprise est un simple office
chargé d’importer des médicaments, qu’il va tout naturellement acheter en
France. Ne possédant ni techniciens, ni économistes, ni sites de production,
l’entreprise nouvellement créée devient ainsi un simple comptoir chargé de
centraliser les importations provenant de France, alors qu’un partenariat
normal aurait donné lieu à un transfert progressif de savoir-faire, pour
fabriquer progressivement des médicaments en Algérie, où le coût de
production est inférieur à celui en vigueur en France.
Plus tard, lorsque l’argent est devenu disponible, l’Algérie a opté pour la
construction de complexes, conçus pour être, en théorie, totalement
autonomes. Cela a donné lieu à une nouvelle dépendance envers les firmes
françaises, qui fournissent études, financement, spécialistes, matières
premières et services. Mais comme la nouvelle entreprise ne produit jamais
à un rythme satisfaisant, le produit fini continue d’être importé. Ainsi, les
problèmes se sont multipliés. Aux difficultés posées par le déficit structurel
de l’entreprise, s’ajoutent la dépendance en matières premières,
l’augmentation de la dette, alors que le produit est, de toute façon, importé.
Les importations de médicaments à partir de la France n’ont d’ailleurs
jamais cessé d’augmenter, pour dépasser le demi-milliard de dollars à partir
du milieu des années quatre-vingt. Un poste aussi important dans le
domaine de l’importation donne lieu à une corruption qui est devenue, plus
tard, une pratique courante.
Dans tous les autres domaines, le même schéma a été suivi. Parfois, ce
fut plus grave. Belaïd Abdessalam, alors puissant ministre de l’Industrie et
de l’Energie, a lui-même participé, dans les années soixante, à la démolition
d’une petite unité de montage de véhicules à El-Harrach, dans la banlieue
d’Alger. A l’époque, l’Algérie voulait officiellement se lancer dans la
fabrication et le montage de voitures à grande échelle. L’unité de montage
d’El-Harrach était considérée comme trop insignifiante. Près de trente ans
plus tard, l’Algérie en est encore au stade de la négociation pour lancer les
premières voitures montées en Algérie, alors que le marché algérien est plus
que jamais dominé par les voitures françaises. Ainsi, ceux qui rêvaient,
peut-être sincèrement, d’une Algérie produisant des voitures faisant
concurrence à l’industrie automobile française, constatent, trente ans plus
tard, que l’Algérie achète pour plus d’un milliard de dollars par an de
voitures et pièces détachées françaises.
Dans le domaine financier, la dépendance est encore plus frappante.
Pendant trois décennies, les banques et les entreprises algériennes, ne
disposant pas de cadres qualifiés, ont demandé systématiquement à leurs
partenaires français, de réaliser pour elles les opérations de montage
financier nécessaires à leurs opérations, investissements ou importations.
Au passage, les banques françaises se faisaient payer le prix de leur
prestation et prenaient connaissance de la destination de l’argent algérien.
Quand une banque française accepte de financer un investissement
algérien, elle a naturellement tendance à privilégier d’autres entreprises
françaises pour la réalisation du contrat. Ainsi, quand Bouygues obtient des
contrats pour la construction de plusieurs milliers de logements en Algérie,
les transactions financières se font à travers les banques dans lesquelles
Bouygues détient une part du capital. Les matériaux de construction
proviennent de filiales de Bouygues, et le transport se fait également avec le
concours de sociétés partenaires de Bouygues. D’un seul contrat, c’est ainsi
toute une chaîne d’opérateurs français qui tirent profit.
Cette procédure était officialisée, côté algérien, par la fameuse formule
du « produit clés en main ». La formule consiste à confier au partenaire
étranger la réalisation d’un projet jusqu’au bout — de l’étude technique et
économique à la réalisation sur le terrain — pour n’en faire la livraison que
lorsque le projet entre en production. L’Algérie n’avait pas les moyens de
vérifier que les projets qui lui étaient proposés étaient conformes à ses
besoins, ce qui a donné lieu au lancement de projets n’ayant aucune
justification économique.
Par ailleurs, quand un marché d’importation ou de réalisation d’un projet
industriel échappe à une entreprise française, les banques françaises
réussissent à contourner le problème pour percevoir au passage une
commission. Toutes les banques algériennes sont domiciliées à l’étranger
auprès de banques françaises, qui bénéficient ainsi de l’argent qu’elles
déposent. Lorsqu’une entreprise, allemande par exemple, obtient un marché
en Algérie, c’est tout de même une banque française qui est chargée de
réaliser le montage financier nécessaire à l’opération, de transférer l’argent
et de vérifier les comptes du partenaire algérien. Dans de nombreux cas
aussi, des entreprises françaises se sont contentées d’ouvrir une petite
succursale à l’étranger, en Suisse ou ailleurs, avec une autre nationalité,
pour décrocher un contrat que les autorités algériennes rechignaient à
accorder à une firme française. Pour des questions de simple commodité, ou
parce qu’il touche une commission, le gestionnaire algérien chargé de
réaliser une opération, préfère en effet travailler avec le même partenaire
qui lui a déjà fourni des prestations. Au passage, le partenaire français fait
payer à l’entreprise algérienne le surcoût induit par l’opération.
La volonté politique n’a pas manqué, sous différents pouvoirs algériens,
de mettre fin à une situation où l’économie française bénéficiait d’une rente
de fait qu’elle prélevait sur l’économie algérienne. La partie algérienne a
notamment essayé de rétablir l’équilibre de la balance des paiements,
structurellement déséquilibrée en faveur de la France. Les transferts de la
France vers l’Algérie sont théoriquement importants. Ils concernent le
paiement du pétrole et du gaz, les prêts accordés à l’Algérie, et les transferts
des travailleurs émigrés, qui ont fini par se tarir. Le solde de la balance des
paiements a pourtant toujours été favorable à la France. En effet, les
transferts de l’Algérie vers la France concernent les achats d’équipements et
de produits finis et semi-finis, les produits alimentaires, les médicaments,
ainsi que le remboursement de la dette et de son service annuel. Avec le
temps, se sont ajoutés les revenus de la corruption et du marché noir. Au
début des années quatre-vingt-dix, le marché parallèle à lui seul permettait
le transfert annuel de près de trois milliards de dollars d’Algérie vers la
France, une somme qui couvre le prix des hydrocarbures achetés par la
France à l’Algérie.
Selon une étude détaillée consacrée par la douane algérienne aux
importations algériennes durant le premier semestre 1991, la France était
encore le premier fournisseur de l’Algérie, avec près du quart de ses achats
(22,83 %). Malgré son importance, ce chiffre ne comprend que les
importations officielles, transitant par les banques, et qui sont à peine
supérieures à celles qui transitent par le marché officiel. L’Italie, qui avait
pourtant accordé à l’Algérie des crédits supérieurs à sept milliards de
dollars, ne fournissait que 12,94 % des importations algériennes, contre
9,84 % pour l’Allemagne. L’Italie était, en revanche, devenue le premier
acheteur de l’Algérie, qui écoulait vers elle 21,02 % de ses exportations,
devant la France (20,24 %) et les Etats-Unis (19,09 %).
La prédominance de la France comme partenaire économique ne s’est
jamais altérée, malgré les différentes mesures prises pour diversifier les
échanges. A quoi cela tient-il, alors que les produits français ne sont pas
toujours les plus compétitifs ? La proximité de la France, l’histoire
commune, la facilité offerte par la langue ne semblent pas constituer des
explications suffisantes. Des décisions économiques prises par des officiels
algériens à différentes époques montrent que des intérêts français étaient
défendus au plus haut niveau en Algérie.
Pour l’automobile par exemple, il y a eu deux grandes tentatives de se
soustraire au monopole français détenu par deux marques, Peugeot et
Renault. La première tentative, en 1981-1982, a permis l’introduction de
voitures japonaises, importées par la Société nationale des véhicules
industriels (SNVI) et revendues en dinars. Cet achat a concerné près de
100 000 véhicules, acquis pour 20 000 francs l’unité environ, alors que les
équivalents français de ces voitures étaient achetés par des Algériens au
double. L’Algérie découvrait ainsi les produits japonais qui inondent le
monde.
Pourtant, deux années plus tard, les autorités algériennes introduisaient
l’autorisation d’importation de véhicules (AIV) — formule qui permettait
aux Algériens détenteurs de devises d’importer des véhicules de l’étranger.
Parallèlement, des licences étaient accordées aux particuliers,
moudjahidine, puis fils et veuves de chahid, pour importer des véhicules
sans paiement de taxe douanière. Une moyenne de 100 000 véhicules furent
ainsi importés chaque année, pendant près d’une décennie.
Si ces véhicules avaient été achetés de manière groupée par des réseaux
structurés, il était possible d’en réduire le coût de 10 000 francs par
véhicule au moins, selon un économiste algérien, Mourad Goumiri. Selon
lui, avec une bonne négociation, il était possible d’obtenir des gains allant
jusqu’à 20 000 francs par véhicule, si on inclut les gains sur le prix d’achat,
ainsi que le coût du transport et les dépenses effectuées par chaque Algérien
devant se rendre en France pour acheter un véhicule. Au total, à raison de
10 000 francs de dépenses superflues par véhicule, cela représente, sur une
décennie, la somme de près de 10 milliards de francs, transférés inutilement
d’Algérie vers la France, apparemment à cause de décisions irréfléchies.
Pourtant, des études ont été menées concernant ces mesures, et il est exclu
de supposer que les décideurs économiques n’en connaissaient pas les
conséquences. D’ailleurs, les autorités françaises ont continué à donner des
visas pour les acheteurs de véhicules malgré l’encombrement de leurs
services consulaires. Leur intérêt est évident : même quand le produit n’est
pas français — comme les voitures japonaises et allemandes, ou les
produits électroménagers japonais — ils sont, le plus souvent, achetés en
France, dans des réseaux commerciaux français. Ceci permet à l’économie
française de tirer une sorte de rente permanente de toute transaction
commerciale menée par l’Algérie.
Le gouvernement Hamrouche a tenté de contourner cette situation en
favorisant l’installation de concessionnaires. La firme sud-coréenne
Daewoo, une des premières à s’installer en Algérie, a réussi à conquérir une
part de marché importante dans le secteur de l’automobile, jusqu’à ce
qu’une rumeur freine le rythme de ses ventes, en 1993. Selon cette rumeur,
les groupes armés auraient appelé les Algériens à ne plus acheter de
voitures de marque Daewoo, parce que la police et l’administration
algériennes en étaient équipées. Les groupes armés mettaient ainsi en garde
contre les risques d’erreur. Comme toutes les rumeurs circulant en Algérie,
celle-ci a été accompagnée d’une autre : ce sont des groupes liés aux
marques françaises qui ont mis en garde contre l’achat des Daewoo.
Fin 1993, toutes ces données concernant les intérêts des marques
automobiles françaises étaient publiques. Toutes les analyses plaidaient
pour une nouvelle politique dans le domaine de l’automobile. Pourtant, la
loi de finances pour 1994 a, de nouveau, introduit la possibilité pour les
Algériens d’acheter des voitures à l’étranger, malgré les pertes que cette
procédure entraînait pour l’Algérie. Il est exclu de dire que le ministre, les
services des douanes et les banques ne connaissaient pas l’impact d’une
telle décision. Faut-il en déduire que des lobbies liés à des intérêts français
l’ont imposée ?
Dans une série de déclarations à la presse, Abdelhak Benhamouda,
patron de l’UGTA, a souhaité, au moins, que les marchés avec l’étranger ne
donnent pas lieu à des gaspillages, puisque la corruption semblait
inévitable. Selon lui, les managers algériens chargés de l’importation
acceptaient des surfacturations qui atteignent 100 % et plus du prix du
produit importé. Mais le montant de cette surfacturation était encaissé, à
80 %, par le partenaire étranger. « Si au moins l’acheteur algérien prenait
20 % de commission sans offrir de cadeau au partenaire étranger... », a-t-il
dit à l’auteur.
Ce sont, là encore, des partenaires français qui encaissent, le plus
souvent, les bénéfices. Mais le plus grave réside dans la structuration de
cette corruption puis, plus tard, dans la façon dont elle est devenue un
moyen de pression sur des responsables algériens à différents niveaux. Les
deux systèmes d’intérêts, algérien et français, se sont trouvés totalement
imbriqués l’un dans l’autre, avec un rôle de premier plan joué par les
services de sécurité des deux côtés.
Il est ici nécessaire de dire comment fonctionnait le système algérien, et
comment il a évolué. Apparemment, le système algérien est bâti autour de
l’armée, considérée comme la première force structurée du pays, le premier
parti. C’est, apparemment aussi, elle qui nomme et dénomme, prend les
décisions, fait et défait les carrières et les régimes. En réalité, l’armée est le
plus souvent un exécutant d’un autre noyau plus restreint, regroupé autour
d’une fraction de la sécurité militaire, dont les patrons sont les véritables
maîtres de la décision. Houari Boumediene avait la haute main sur la
sécurité militaire, grâce à la fidélité de Kasdi Merbah, qui la dirigeait. Mais
Chadli Bendjedid, qui a progressivement écarté Merbah, avant d’essayer de
mettre sur pied son propre système, s’est constamment trouvé confronté à la
sécurité militaire dont l’ossature, recrutée dans les années soixante et
soixante-dix, était composée de « boumedienistes » qui n’ont jamais
totalement admis Chadli.
Dans son livre sur « l’affaire Mecili », du nom de l’opposant tué en
France en 1987, Hocine Aït-Ahmed décrit le fonctionnement de ce système
depuis l’origine. Au départ, était le MALG (ministère de l’Armement et des
Liaisons générales), mis sur pied pendant la guerre de libération par
Abdelhafidh Boussouf, un des dirigeants mythiques de la guerre. Conçu
comme un instrument puissant au service de la guerre puis au service de
l’Etat, le MALG, qui a donné naissance à la sécurité militaire, s’est
progressivement transformé en un instrument de prise du pouvoir, au
service de Boumediene. La sécurité militaire recrutait alors, de manière
classique, les hommes, notamment les étudiants, les plus brillants, les
employés les plus dynamiques, qu’elle propulsait à des postes de
responsabilité. Elle a réussi à donner à l’Etat algérien des cadres de haut
niveau, des commis de l’Etat qui ont mené une carrière brillante.
Mais avec le temps, quand elle s’est transformée en instrument de prise
puis de préservation du pouvoir, la sécurité militaire a aussi commencé à
gérer de l’argent, directement ou par des hommes agissant à sa périphérie.
Le schéma le plus classique est le suivant : un homme, favorisé par la
sécurité militaire dans les transactions commerciales, met sa fortune à la
disposition des « services ». Dans un livre consacré à Messaoud Zeggar, le
milliardaire algérien ami de Boumediene, Hanafi Taguemout a montré
comment cet homme, agissant en dehors de toute structure officielle, est
devenu un élément important dans le système algérien. Centralisateur de
toutes les commissions, Zeggar travaillait avec l’accord de Boumediene, au
service de qui il mettait sa fortune pour certaines opérations secrètes.
Après la disparition de Boumediene et de Zeggar, les anciens partenaires
de l’Algérie, habitués à traiter les marchés sur la base du versement de
commissions, ont trouvé en face d’eux une multitude d’hommes voulant
prendre la place de Zeggar. En outre, selon la réglementation algérienne,
toutes les équipes qui négociaient des marchés importants, en Algérie ou
avec des partenaires étrangers, comprenaient des hommes des services de
sécurité. Cela signifie que sous Boumediene comme sous Chadli,
l’information relative à la corruption ne pouvait, en aucune manière,
échapper à ces structures, particulièrement la sécurité militaire. Il est
cependant difficile d’établir une démarcation nette, ou une date précise,
pour dire quand s’est opérée la mutation : quand les hommes qui utilisaient
ces fonds parallèles pour réaliser des opérations politiques, comme l’achat
d’armes pour les mouvements de libération proches de l’Algérie ou le
financement de l’opposition dans certains pays, ont-ils cédé la place à
d’autres qui ont utilisé l’argent des commissions à des fins personnelles ?
Ou encore, quand ces mêmes hommes des services de sécurité, agissant
dans l’ombre, ont-ils eux-mêmes commencé à se rendre compte qu’ils
pouvaient impunément se servir, et quand ont-ils commencé à le faire ?
Avec leurs multiples transactions avec l’étranger, ces responsables
algériens qui structuraient les commissions ont fini, avec le temps, par être
repérés et connus des partenaires étrangers, notamment français. Même si,
du côté algérien, c’étaient des gestionnaires qui traitaient officiellement
avec le partenaire étranger, celui-ci a fini par comprendre comment
fonctionne le transfert de la commission, et notamment le fait que sans la
complicité active des services de sécurité, rien ne peut se faire. Comme
partout ailleurs, ce phénomène de la corruption a fini par intéresser les
Français. De là à dire que services français et algériens ont travaillé de pair
sur ce dossier, il n’y a qu’un pas, franchi par plusieurs anciens hommes
politiques algériens interrogés par l’auteur. Certains des ces hommes
politiques estiment que le dossier de la corruption est devenu un moyen de
pression utilisé par le système français contre nombre de responsables
algériens.
Mais ces réseaux de pouvoir en Algérie, constitués d’un noyau dur
d’hommes ayant appartenu aux services de sécurité ou y travaillant encore,
avec leur périphérie de fonctionnaires et de responsables civils, ont fini par
acquérir un pouvoir immense. C’est ce que Chadli Bendjedid et Mouloud
Hamrouche désignaient sous le terme d’« appareils », et que Mohamed
Boudiaf a désigné par l’expression de « mafia politico-financière ».
Ce sont ces réseaux que Chadli a longtemps essayé de démanteler. Dans
un premier temps, il a fractionné la sécurité militaire en deux, la direction
générale de la prévention et de la sécurité (DGPS, contre-espionnage
classique), confiée au général Medjdoub Lakehal-Ayat, et la sécurité de
l’armée, confiée au général Mohamed Betchine. L’opération visait, entre
autres, à séparer la police politique de l’armée, la première étant source
d’information, d’analyse et de pouvoir occulte, la seconde étant source de
pouvoir. Lors des événements d’octobre 1988, la DGPS s’est alliée aux
courants conservateurs du FLN pour déstabiliser Chadli. La sécurité de
l’armée lui est, de son côté, restée fidèle. C’est ainsi que le 28 novembre
1988, deux semaines après la fin des émeutes, Chadli limogeait le général
Lakehal-Ayat, patron de la DGPS, et le remplaçait par le général Betchine,
qui lui était resté loyal.
Mais à son tour, Betchine était remplacé par le général Toufik Mediene,
un homme discret, qui n’a pratiquement pas quitté Chadli depuis
l’indépendance. Toufik Mediene montre une très grande habileté à remettre
sur pied le service, qui reprend progressivement son poids dans la vie
politique. Des hommes de la sécurité militaire sont ainsi présents dans les
principaux événements qui secouent le pays. L’assassinat de Boudiaf est
exécuté par un homme du Groupement d’intervention spéciale (GIS), une
unité d’élite dépendant de la police politique.
Lors de la grève générale du FIS, en mai-juin 1991, un journaliste assiste,
le 3 juin, à une manifestation encadrée par des hommes qui ne sont
visiblement pas du FIS. Il est ensuite témoin, près de la place du 1er Mai, à
Alger, d’une fusillade : les hommes qui tirent, jeunes, apparemment bien
entraînés, ne sont pas de la police, selon le témoignage de ce journaliste. Le
jour même, Mohamed Salah Mohammedi, alors ministre de l’Intérieur,
déclare que les forces de police n’ont pas tiré, mais il confirme qu’il y a eu
des morts par balles. Il laisse implicitement entendre que d’autres forces,
structurées et armées, sont entrées en jeu.
En juin 1992, un an après la grève générale du FIS, Abdennour Ali-Yahia
se demande encore, dans Libération, si Abbassi Madani et Ali Belhadj « ont
agi seuls ou s’ils ont bénéficié de complicités tacites de certains milieux du
pouvoir », lors de la grève de juin 1991. Quelques mois plus tôt, Libération
notait, en février 1992, que le FIS a été « utilisé dans un premier temps pour
mouiller l’ancien chef de gouvernement Mouloud Hamrouche et son
ministre de l’Intérieur, Mohamed Salah Mohammedi, auxquels le pouvoir
actuel livre une guerre sans merci ».
Abbassi Madani et Ali Belhadj affirment également avoir passé un
accord début juin avec Sid-Ahmed Ghozali et Larbi Belkheïr, en présence
du général Mediene. Ce sont pourtant Mouloud Hamrouche et Mohamed
Salah Mohammedi, qui sont mis en cause. Les deux hommes sont aussi
considérés par la presse, par les partis et par la rue, comme responsables de
la prise d’assaut des places du 1er Mai et des Martyrs, le 3 juin 1991. C’est
l’évacuation de ces places qui a provoqué la première dérive de juin 1991 et
l’annulation des législatives qui devaient avoir lieu le 27 juin. Un an plus
tard, lors du procès des dirigeants du FIS devant le tribunal militaire de
Blida, Mouloud Hamrouche déclarera qu’il n’a pas donné l’ordre d’évacuer
ces places. La décision a été prise à la présidence, et lui-même n’a pas
assisté à la réunion du 2 juin qui a débouché sur celle-ci. Selon les
témoignages de Abdelaziz Belkhadem, alors président de l’Assemblée
nationale, Abdelhamid Mehri, secrétaire général du FLN, et d’autres
hommes politiques, le général Toufik Mediene a joué un rôle-clé dans cette
décision.
Lors du même procès des dirigeants du FIS, Abdelhamid Mehri déclare
que le général Toufik lui a demandé de contacter les dirigeants du FIS. Un
ancien officier de la sécurité militaire, le commandant Bouazza,
officiellement président d’une association de parents d’enfants handicapés,
témoigne devant le tribunal. Il a joué un rôle important de contact avec les
dirigeants du FIS. Au cours de ce procès, il est aussi apparu que le FIS, en
grève contre les lois électorales, entretenait plus de relations avec différents
cercles occultes du pouvoir qu’avec le gouvernement. Le chef du
gouvernement n’avait rencontré les dirigeants du FIS, Ali Belhadj et
Abbassi Madani, qu’une seule fois. En revanche, ceux-ci ont rencontré une
multitude de responsables, selon les déclarations faites lors du procès. Le
quotidien El-Watan a fait état d’une rencontre de Abbassi Madani avec
deux généraux, laissant entendre qu’il s’agissait de Toufik Mediene et
Mohamed Lamari.
Le FIS était aussi largement infiltré par les services de sécurité, qui ont
participé, pour une grande part, à l’accentuation des divisions en son sein
pour précipiter sa dérive. De nombreux dirigeants du FIS, dont Ahmed
Merani, Hachemi Sahnouni, Bachir Fekih et Abbassi Madani lui-même, ont
largement reconnu ce fait. Lorsque des membres du Madjliss Echoura du
FIS ont publié un appel pour mettre fin à la grève de mai 1991, Abbassi
Madani, interrogé par l’auteur, a répondu que c’était un « texte des
moukhabarate ».
Ces milieux occultes ont également réussi, progressivement, à manipuler
la presse privée, qui n’avait pas la capacité nécessaire pour résister à une
telle pression. Une affaire est particulièrement révélatrice de cette
manipulation : l’affaire Benhaïm ; encore un dossier portant sur le
commerce extérieur, dans lequel est mêlé un partenaire français.
Pour contrôler les transactions avec l’étranger, le gouvernement
Hamrouche a mis en place, entre autres, un observatoire du commerce
extérieur, chargé de suivre l’évolution des produits qui intéressent l’Algérie.
Il a chargé un bureau d’études installé en France, l’ACT, de faire un travail
similaire au profit de l’Algérie. L’ACT est dirigé par un juif d’origine
marocaine, proche des Palestiniens, Raymond Benhaïm. Un des premiers
dossiers auquel s’attaque ce bureau est celui du café et du sucre, importés
par l’Algérie.
Il se trouve précisément que le monopole des importations algériennes de
sucre et de café est détenu depuis près de deux décennies par un exportateur
français, Jean Lion. Lui aussi est juif, et son monopole est menacé. Avec ses
réseaux installés en Algérie, Jean Lion contre-attaque, notamment par le
biais de deux journaux, qui vivent longtemps de ce dossier : le Jeune
Indépendant et, surtout, le Nouvel Hebdo, qui deviendra plus tard l’Hebdo
libéré. Alors que Smaïl Goumeziane, ministre délégué du Commerce, tente
de démanteler un monopole sur lequel il y a de fortes présomptions de
corruption, c’est le détenteur de ce monopole, Jean Lion, qui devient la
victime. Les deux journaux le défendent, mènent une grande campagne
pour démontrer que le gouvernement de l’époque a « livré l’économie
algérienne au diktat des juifs », et réussissent à convaincre une partie de
l’opinion que des ministres de Mouloud Hamrouche sont corrompus !
D’autres hommes, courants et structures ont été aussi pris en charge, au
moins pendant une période, par le système algérien, comme l’UGTA, et son
patron Abdelhak Benhamouda. Certains ont été réellement inquiets de voir
une fraction radicale du FIS prendre le pouvoir et les réprimer. Il s’agit, par
exemple, d’associations de femmes, d’artistes, d’intellectuels, auxquelles le
FIS promettait publiquement la répression. D’autres ont joué le jeu du
système en pensant qu’il était préférable de s’allier à lui pour vaincre
l’intégrisme, au moins dans un premier temps. Il s’agit, ici, de certains
courants au sein du mouvement communiste, des courants de gauche et
berbéristes. D’autres en revanche se sont collés au système, dans l’espoir
d’accéder au pouvoir, lorsqu’ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient
pas y parvenir par les urnes. Le FFS de Hocine Aït-Ahmed a, quant à lui,
continué, vaille que vaille, à dénoncer l’état policier, que son leader connaît
bien.
Le FLN s’est, de son côté, retrouvé enfermé dans les idées du courant
réformateur. Il avait longtemps servi de couverture au système, et en a subi
les conséquences, en voyant son image considérablement ternie. Mais il
s’en est progressivement séparé, refusant de cautionner l’action du système,
affirmant constamment sa volonté d’aller aux urnes, objectif ultime des
réformateurs : remplacer la cooptation dans la désignation des responsables
par le vote.
Le FLN et le FFS étaient finalement les principaux partenaires qui
avaient réellement intérêt à ce que les élections législatives de juin 1991
aient lieu. La France, qui voyait émerger en Algérie une démocratie et une
nouvelle génération politique qu’elle ne connaissait pas, était inquiète pour
ses intérêts. Les Etats-Unis, de leur côté, redoutaient l’émergence d’un
pouvoir démocratique, islamiste ou nationaliste, dans un pays qui était sur
le point de maîtriser la technologie nucléaire. Pour les Etats-Unis, c’était
une option inacceptable, alors que la guerre du Golfe visant principalement
à empêcher l’Irak de détenir une bombe atomique, venait à peine de se
terminer.
Américains et Français étaient également inquiets du sort des voisins
marocain et tunisien, leurs alliés. Une puissante démocratisation en Algérie
risquait de provoquer une contagion hors des frontières, d’autant plus que
les frontières s’étaient ouvertes au sein de l’Union du Maghreb arabe. Les
relations des services de sécurité marocains avec le FIS, longtemps
soupçonnées, ont fini par être révélées au grand jour lors de procès
d’anciens responsables du FIS, notamment avec les groupes armés les plus
radicaux.
Au plan interne, le FIS était, en juin 1991, largement divisé, comme on le
verra plus loin. Il connaissait, en outre, un reflux après son échec dans la
gestion des communes, lorsqu’il est apparu qu’il n’était pas en mesure de
présenter une alternative fiable. Il a donc, tout naturellement, laissé ses
fractions les plus radicales, hostiles aux élections, prendre le dessus.
Ainsi apparaît-il qu’un consensus, national, régional et international, se
mettait en place contre l’avènement d’un régime démocratique en Algérie,
en ce début 1991. Il n’y avait plus qu’à trouver le prétexte pour éviter de
passer par les urnes. Il sera trouvé avec la grève générale du FIS, une idée
plus ou moins suggérée au parti de Abbassi Madani. Le reste n’était qu’une
question de technique pour provoquer le dérapage et suspendre
momentanément les élections.
II. JUIN 1991
Sociologie d’une crise
L’idée de grève
L’idée de grève générale a-t-elle été suggérée au FIS ? En tous les cas,
durant tout le printemps 1991, l’idée a circulé en Algérie. Mardi 13 mars,
l’Algérie a été paralysée par une grève générale lancée par l’UGTA. Trois
jours auparavant, le secrétaire national de l’UGTA chargé des Affaires
sociales, Sidi Saïd, avait annoncé cette grève à l’issue d’une réunion
commune entre le secrétariat national de l’UGTA et les élus syndicaux dans
l’intérieur du pays. Sidi Saïd précisait qu’il ne s’agissait pas d’une partie de
bras de fer avec le gouvernement, mais que la centrale syndicale se trouvait
dans l’obligation d’agir pour attirer l’attention des autorités sur la
dégradation du pouvoir d’achat. Les prix avaient en effet flambé à cette
époque, à la faveur d’une libération réalisée depuis le début de l’année.
La veille de la grève, Benhamouda, dans une conférence de presse,
précise que la grève se fera sur les lieux de travail, qu’il n’y aura pas
d’incidents, et assure que les travailleurs montreront leur maturité. Il lance
un des slogans que répétera souvent la centrale syndicale : l’économie de
marché ne se fera pas sur le dos des travailleurs.
Le lendemain, 10 mars, le Syndicat islamique du travail (SIT), affilié au
FIS, annonce qu’il va boycotter la grève, et accuse l’UGTA de vouloir « à
nouveau monopoliser l’action syndicale ». C’est une « manœuvre du
gouvernement pour redonner de la crédibilité à un syndicat défaillant, en
vue de légitimer l’économie de marché et asseoir la dépendance du pays
vis-à-vis des multinationales », affirme le SIT, dont c’est le premier grand
conflit avec l’UGTA. Le FIS avait de son côté demandé purement et
simplement l’interdiction de l’UGTA.
Dans le Sud, les travailleurs du pétrole boycottent aussi la grève, estimant
qu’elle coûterait 20 millions de dollars au pays. Le SNAPAP (syndicat des
fonctionnaires) fait de même, tout comme certains syndicats de branche
affiliés à l’UGTA. En revanche, les bastions syndicaux traditionnels,
comme El-Hadjar, Rouiba et le port d’Alger, sont pour la grève.
L’UGTA accuse le gouvernement de ne pas avoir appliqué l’accord
conclu le 25 octobre 1990, après trois jours de négociations portant sur le
contrôle des prix et la hausse des salaires. « Les prix à la consommation
subissent des hausses que le marché non organisé amplifie à des niveaux
sans précédent. Les couches déshéritées sont réduites à une franche
misère », affirme l’UGTA. « Au niveau des entreprises publiques, les
techno-bureaucraties dirigeantes prennent prétexte de l’autonomie des
entreprises, et entreprennent délibérément de rétablir des bilans désastreux
de leur gestion aux dépens des ouvriers : compression des effectifs,
licenciements sans indemnisation, distribution d’avantages à certains
niveaux et spoliation des producteurs de base. » Selon l’UGTA, la plupart
des prix des produits de consommation courante avaient doublé depuis le
dernier accord gouvernement-UGTA d’octobre 1990, alors que les salaires
n’avaient augmenté que de 50 % dans le meilleurs des cas. Mais dans le
même temps, seules 10 % des entreprises avaient accordé les hausses de
salaires convenues ou les négociaient, alors que dans le reste des
entreprises, c’était l’impasse. 20 % des travailleurs avaient été licenciés
dans l’intervalle, affirme aussi la centrale syndicale. Le chiffre est
visiblement exagéré, car il est difficile d’envisager que plusieurs dizaines de
milliers de travailleurs aient été licenciés.
Mohamed Ghrib, ministre des Affaires sociales, qualifie l’appel de
l’UGTA à la grève d’« acte grave ». Il rappelle l’accord d’octobre conclu
avec le syndicat, reconnaît que les mesures d’application ont pris du retard
dans les entreprises, mais que cela ne justifie par de recourir à une grève
générale. Quant à la hausse des prix, le gouvernement se déclare étonné de
la volte-face de l’UGTA. Le syndicat savait que ces mesures allaient
intervenir, car elles étaient implicitement contenues dans les accords sur
l’augmentation des salaires conclus en octobre 1990. Comment planifier
des augmentations de salaires sur une année, si on ne prévoit pas que les
prix vont suivre une courbe à peu près similaire, d’autant plus que c’était
nécessaire pour mettre les prix à un niveau acceptable avec la nouvelle
parité du dinar par rapport aux devises, disait-on du côté du gouvernement ?
C’est donc une « opération politicienne » de la part du syndicat, conclut le
gouvernement.
La grève est un franc succès. Largement suivie, elle se passe dans le
calme, à travers la plupart des régions du pays. Aucun incident n’est
signalé. Les travailleurs se rendent dans les usines et les chantiers, mais
aucun débordement ni manifestation n’est organisé. Seuls quelques îlots
travaillent encore, comme les mairies, contrôlées par les islamistes depuis
les élections de juin 1992. Mais au deuxième jour de la grève, certaines
mairies rejoignent à leur tour le mouvement. Mieux encore, les travailleurs
assurent le service minimum dans le service public, ce qui permet aux
grévistes de ne pas trop gêner la population dans la gestion de ses affaires
quotidiennes.
Benhamouda en sort renforcé. Il vient, à son tour, de découvrir l’impact
de la foule. Il est devenu un homme politique. Le chef du gouvernement,
Mouloud Hamrouche, suit la grève de loin. Il est intéressé par le succès de
la nouvelle direction du syndicat : il souhaitait avoir en face de lui un
syndicat fort, crédible, en mesure de revendiquer, mais aussi de représenter
réellement les travailleurs. Désormais, cet interlocuteur existe, et il ne peut
que satisfaire le gouvernement. Cela avait d’ailleurs valu à Benhamouda
certaines attaques, y compris dans la presse et de la part du FIS, qui ont vu
dans la grève une opération montée par Mouloud Hamrouche pour
renforcer l’UGTA et contrer le SIT, qui commençait à s’introduire dans les
entreprises.
Parallèlement, Mouloud Hamrouche avait un autre problème urgent à
régler : la fronde des députés qui, à l’approche des élections, voyaient d’un
mauvais œil cette flambée des prix qui risquait de les gêner fortement
lorsqu’il s’agirait de se présenter devant leurs électeurs. C’est cette fronde
qu’a exprimée Abdelaziz Belkhadem, président de l’Assemblée nationale,
en demandant à Mouloud Hamrouche de venir s’expliquer devant
l’Assemblée.
Le chef du gouvernement rejette cette interpellation, et après une série de
tractations, une formule est trouvée pour organiser une journée
parlementaire, avec la présence de dirigeants du FLN. Hamrouche réussit à
convaincre les députés de maintenir leur soutien à sa démarche, et un débat
sur les questions sociales à l’APN est annulé.
Le même jour, un autre grand interlocuteur intervient, mais sur un autre
plan. La gendarmerie expulse plusieurs familles relogées dans un centre
hippique par la municipalité de Mohammadia, dans la banlieue d’Alger.
L’imam FIS de la mosquée toute proche appelle au djihad en pleine nuit, et
des centaines d’islamistes se regroupent très tôt dans la matinée devant le
centre hippique, où ils font face aux éléments de la gendarmerie. Des
militants islamistes affluent ensuite de partout et la situation manque
tourner au drame à plusieurs reprises. Abbassi Madani se rend sur les lieux,
et menace d’appeler à la grève générale.
Le maire de Mohammadia, M. Chebrek, un universitaire formé dans de
grandes universités européennes, aura d’ailleurs de nombreux démêlés avec
les autorités. Cette affaire est utilisée par le FIS pour lancer une grande
campagne contre le mauvais usage fait de l’argent public. Les militants
islamistes qui se rendent sur les lieux répètent souvent que « ces centres
pour riches sont construits avec l’argent des pauvres ». Dans la foulée, la
municipalité de Mohammadia publie un grand projet qu’elle veut lancer :
transformer l’hôtel Hilton, en construction sur le bord de mer, en logements,
et élever plusieurs milliers de logements sociaux dans les terrains de golf et
de loisirs qui doivent accompagner cet hôtel. Pour les nécessiteux et les mal
logés, bien encadrés par les militants islamistes, qui placardent l’ensemble
du projet sur les mosquées des environs, l’argument est séduisant.
Parallèlement à cette agitation, interviennent les « 7 + 1 », groupe de
partis moyens ou petits, qui brandissent à leur tour la menace de grève
générale. Face aux deux géants que sont le FLN et le FIS, ces partis tentent
de se trouver une place au soleil. Pour eux, il n’y a visiblement guère
d’espace assuré dans l’échiquier politique, coincés qu’ils sont dans « la
bipolarisation entre le FIS et le FLN, la peste et le choléra ». Si leurs chefs
sont parfois connus, comme l’ancien président Ahmed Ben Bella, l’ancien
chef du gouvernement Kasdi Merbah, ou encore Saïd Saadi, leur
implantation est très lacunaire.
Ce sont donc sept partis, largement différents dans leur ligne politique,
leur origine, leur formation et leurs structures, qui se rencontrent une
première fois pour tenter de se trouver des affinités. Le Mouvement pour la
démocratie en Algérie de Ben Bella est un parti populiste, qui aurait
parfaitement trouvé sa place dans le FLN ancienne formule. Le RCD de
Saïd Saadi est un parti social-démocrate devenu ultra-libéral, laïc, formé
d’anciens militants berbéristes dissidents du FFS et de gauchistes. Le Parti
social-démocrate de Hamidi Khodja veut se placer au centre, mais il est en
pleine crise. Le Parti du renouveau algérien de Noureddine Boukrouh,
islamiste élitiste, s’inspire de la pensée islamique moderne de Malek
Bennabi. Ennahdha, le Mouvement de la nahdha (renaissance) islamique,
de Abdallah Djaballah, est un parti islamiste qui dispute à Hamas la
représentation de frères musulmans en Algérie. Le Parti des travailleurs de
Louisa Hanoun est une petite organisation trotskiste, mais c’est le seul parti
en Algérie dirigé par une femme. Ils sont donc sept au départ, et lorsque le
Mouvement algérien pour la justice et le développement de Kasdi Merbah
se joint à eux, ils deviennent les « 7 + 1 ».
Le FFS, lui, refuse de se joindre à eux. Il voit dans ces partis des
mouvements de moindre importance, alors qu’il préfère jouer dans la cour
des grands. Sûr de sa base, menant seul son jeu, il finira par avoir raison et
être consacré comme un des trois grands, les trois « fronts », FIS, FLN et
FFS, qui arrivent en tête lors des élections de décembre 1991.
Le FFS reste aussi sceptique devant ce regroupement entre des courants
et des personnes que tout oppose apparemment. Merbah était patron de la
sécurité militaire quand Ben Bella a été renversé. Il était donc un des
principaux organisateurs du coup d’Etat. Saadi a eu de nombreux démêlés
avec la sécurité militaire. Saadi et Boukrouh se sont eux aussi affrontés
lorsque le leader du PRA a accusé le RCD d’avoir plagié son programme.
L’affaire était allée en justice.
Le 5 mars 1990, à trois mois et demi des élections législatives, ces partis
font leur première grande déclaration. Sept d’entre eux demandent une
« commission nationale » pour superviser les législatives. Ils ne font
visiblement pas confiance au gouvernement en place, et affirment que la
commission dont ils réclament la création aura « une mission unique et
limitée ». Elle aura à se prononcer sur la loi électorale, le découpage et le
rôle des médias.
Le président Chadli répond par la négative le 18 mars, ayant choisi de
mener le jeu jusqu’au bout avec les institutions qui existent déjà : « C’est à
l’Assemblée nationale de décider. » « Une telle structure ne serait viable et
représentative que si elle incluait l’ensemble des partis », précise le
président de la République. A cette date, une cinquantaine de partis avaient
déjà reçu leur agrément, et il paraissait difficile de faire un choix pour
négocier avec les uns sans les autres, les réunir tous étant impossible.
Les sept reviennent aussitôt à la charge et critiquent vivement le refus de
Chadli. Pour eux, Chadli « justifie les craintes de manipulation des élections
législatives au profit » du FLN, et « décourage tout espoir pour une
alternance pacifique et démocratique ». Ils appellent tous les partis à une
concertation.
La coordination entre ces partis est cependant assez lâche et les
interminables réunions qui se tiennent ne donnent guère de résultats.
Chaque parti continue d’ailleurs à mener son propre jeu. Ben Bella et
Merbah notamment maintiennent leur principale revendication pour
l’organisation d’élections présidentielles anticipées. Ben Bella, inquiet
devant la non-préparation de son parti, finit aussi par demander le report des
législatives pour six mois. Boukrouh annonce qu’il appellera à voter au
second tour pour le candidat de l’opposition le mieux placé, « même si c’est
un candidat du FIS ». Saadi, en revanche, affirme que ce candidat de
l’opposition doit être un candidat démocratique. Autrement, il appellerait à
l’abstention.
C’est le 27 mars que les « 7 + 1 » menacent, pour la première fois, de
recourir à la grève générale si leurs revendications ne sont pas exaucées. Ils
demandent que le découpage électoral soit établi en tenant compte d’une
moyenne nationale d’un député pour 65 000 habitants, avec une
pondération raisonnable, ainsi que la représentation de l’émigration.
Quand Mahfoudh Nahnah dépose le dossier d’agrément de son parti, le
29 mars, il encombre davantage encore le terrain des partis « moyens ». Ce
parti qui propose une solution par étapes, par le dialogue et non la violence,
tentera plus tard quelques contacts avec eux, mais sans résultat.
Quand Chadli annonce la date des élections pour le 27 juin, ces partis se
dispersent, chacun faisant sa propre campagne. Ils tiennent cependant une
dernière réunion importante le 8 avril. Ils annoncent leur décision de
participer aux législatives, mais ils maintiennent leur menace de grève
générale. Ils n’excluent pas d’aller à la candidature unique, se proposent de
constituer un « pôle démocratique ». Ils précisent que la date de la grève
sera décidée à la mi-avril, après le Ramadhan. C’est le FIS qui fera la grève,
les « 7 + 1 » n’ont fait que la préparation psychologique.
Ghozali au pouvoir
Lorsque des éléments du FIS, dont des élus, sont impliqués dans l’affaire
de Guemmar, en novembre 1991, la question que tout le monde se pose
depuis des années revient, plus lancinante que jamais : le FIS est-il un parti
comme les autres, ou bien est-ce un mouvement insurrectionnel, qui veut
prendre le pouvoir coûte que coûte ? Dans les moments où il a semblé jouer
le jeu démocratique, ne faisait-il qu’adopter une tactique pour rassurer, tout
en renforçant sa préparation pour l’insurrection ? Après l’arrêt des
élections, en janvier 1992, le FIS a basculé progressivement vers un choix
radical, celui de s’opposer au pouvoir, y compris par les armes. Mais
auparavant, avait-il exclu cette éventualité ?
Deux textes importants dans la vie mouvementée du FIS sont consacrés
au choix insurrectionnel. Le premier est le fameux fascicule sur la
désobéissance civile, rédigé par Saïd Makhloufi, apparemment en janvier
1991, alors que rien ne laissait présager les dérapages qui ont suivi. Le
second est l’instruction n° 22, simplement discutée ou adoptée, selon les
versions, le 6 juin 1991, au lendemain de la proclamation de l’état de siège,
en pleine grève du FIS.
Le document de Saïd Makhloufi est un petit livret d’une vingtaine de
pages, bourré de versets coraniques et de hadiths du Prophète pour justifier
la démonstration à laquelle il se livre. Il peut paraître fastidieux de lire ce
document, mais il est d’une importance capitale pour la suite des
événements. Son auteur est un ancien officier de l’armée qu’il a quittée
alors qu’il avait atteint le grade de capitaine. Sa connaissance des
techniques traditionnelles de la guerre insurrectionnelle, conforme aux
méthodes les plus célèbres de la guérilla, est parfaite. De plus, il offre pour
la première fois un document théorique et pratique pour les courants
radicaux du FIS qui se trouvent, début 1991, en difficulté face aux éléments
les plus modérés.
Saïd Makhloufi semble en effet confronté à l’hostilité de la majorité des
dirigeants du FIS lorsqu’il élabore son fascicule et le distribue dans les
mosquées. De nombreux modérés le critiquent vertement et certains gèlent
leur activité au sein du Madjliss Echoura. En revanche, il trouve une aide
auprès de courants radicaux qui assurent au moins la logistique nécessaire
pour la réalisation technique du document et sa distribution. Abbassi
Madani a rejeté ce document au cours d’une conversation avec les
journalistes, alors que Ali Belhadj l’a rarement commenté en public.
Pourtant, en revoyant le fil des événements de mai-juin 1991, le constat est
évident : le fascicule sur la désobéissance civile semble avoir été suivi à la
lettre, comme un manuel du parfait insurgé.
Dans la première partie intitulée « Bases et objectifs de la désobéissance
civile », Saïd Makhloufi considère que « l’injustice se maintient pour une
raison essentielle : la complicité et le silence de la majorité. Le pouvoir en
place n’a d’autre pouvoir que celui que lui donne la société par son
consentement, son silence, son obéissance et sa coopération avec le régime.
Sans notre consentement et notre silence, le pouvoir en place ne peut
contrôler plus de vingt millions de personnes avec quatre cent mille
policiers et militaires ». Pour réaliser le changement, « il nous appartient de
retirer notre confiance au régime en place, et de ne pas coopérer avec lui et
de ne pas lui obéir. C’est la base et le chemin de la stratégie de la
désobéissance civile ».
Il accuse le pouvoir d’aller « vers une grande destruction, en raison de la
politique de libéralisation qui va ouvrir le pays aux ennemis de l’islam,
chrétiens et juifs, et mettre les capacités du pays à leur disposition. Il est
donc nécessaire et c’est un devoir de combattre le régime ». Pour lui, « ce
n’est donc pas seulement l’opposition au pouvoir qui devient une
obligation, mais il faut aussi détruire les ponts de la coopération avec lui.
(...) Nous avons à ne pas nous soumettre, à ne pas obéir à l’Etat, à ses
institutions, ses lois, qu’il a créés pour se protéger et maintenir son
injustice ».
Saïd Makhloufi recourt jusque-là à la rhétorique traditionnelle du FIS. Le
régime est fondamentalement mauvais, il travaille pour instaurer un régime
impie, en collaboration avec les juifs et les chrétiens. Il faut le remplacer
par un système parfait. Il se lance ensuite dans des démonstrations
religieuses offrant aux militants le fondement religieux de la protestation.
« Obéir à la loi signifie assumer la responsabilité des injustices qui
découlent de cette loi. Il doit donc y mettre fin, et cela ne peut se réaliser
qu’en retirant sa confiance au régime. » La démocratie est, pour lui, « un
des moyens pour pousser l’individu et le contraindre à se soumettre ». « Ce
n’est pas l’avis de la majorité qui représente la vérité et la justice, mais
Dieu. »
Il rejette la démocratie, de manière tranchée, s’opposant ainsi aussi bien
aux dirigeants du FIS qu’aux autres partis islamistes qui la considèrent
comme un moyen de parvenir à la solution islamique. « Le point de vue de
la majorité n’a aucune valeur. Ce n’est pas non plus la loi qui nous dicte la
vérité et la justice », écrit-il. « Ceux qui ont pour mission de nous
contraindre à respecter la loi du régime, que ce soit le pouvoir exécutif,
comme le gouvernement, les walis, la police et la gendarmerie, ou le
pouvoir judiciaire, tribunaux et juges, ou encore le pouvoir législatif,
comme l’Assemblée nationale populaire, sont associés dans un seul crime,
qui est de trahir Dieu et le Prophète. »
Saïd Makhloufi appelle ensuite à ne pas considérer les problèmes
économiques, sociaux et moraux de manière isolée, mais comme le résultat
« d’un mal profond ». Ce mal, « c’est que le régime en place n’est pas
islamique dans sa démarche, ses lois et sa gestion. Il gère selon les
préceptes des juifs, des chrétiens et des fétichistes (madjouss) ». Il prône
donc « l’entrée dans un combat politique global pour changer le système
dans sa totalité ». Le meilleur pour cela est, selon lui, « une rupture totale et
globale de tous les éléments et les institutions du régime ».
Après plusieurs versets coraniques et hadiths pour étayer ce point de vue,
il affirme qu’il est « illusoire d’attendre l’instauration de la justice alors que
l’Etat islamique est absent ». « Aucun musulman ne doit se laisser berner
par la politique de réformes que mène le régime. C’est l’une des plus
grandes destructions menées au détriment de la nation, planifiée par les
juifs, pour détruire les capacités morales, économiques, sociales et
militaires de la nation. »
Il dénonce donc « l’activité politique et syndicale qui se limite à critiquer
et à organiser des marches, à publier des communiqués, à mener des grèves
ponctuelles ou sectorielles, (qui) ne peuvent mener à l’instauration de l’Etat
islamique ». Il fait référence aux multiples marches organisées par le FIS,
qui a réussi à rassembler à certaines occasions plusieurs centaines de
milliers de personnes. C’est une critique directe à Abbassi Madani,
organisateur de ces grandes démonstrations, mais aussi aux autres dirigeants
qui animent les meetings du FIS.
La solution réside donc, pour Saïd Makhloufi, dans « le renversement du
régime ». Il faut « mobiliser les travailleurs et les individus » pour
« instaurer l’Etat islamique en Algérie dans les plus brefs délais, et
appliquer la chariaa islamique, qui éliminera toutes les contradictions et les
luttes ». « Pour réaliser cet objectif, il faut unifier tous les efforts et les
énergies, pour les orienter vers un seul objectif, l’instauration de l’Etat
islamique. Toute action, de n’importe quelle partie, qui provoquerait
l’éparpillement des efforts et des rangs du peuple algérien sera considérée
comme une trahison et un crime contre l’islam, les musulmans et l’avenir
de cette religion. » L’attaque est dirigée contre le parti Ennahdha de
Abdallah Djaballah, qui a préféré faire cavalier seul, et aussi contre
Mahfoudh Nahnah, qui se prépare, à cette époque, à fonder son propre parti,
Hamas. Mais elle est aussi dirigée contre les courants modérés du FIS, car il
s’attend à ce que certains dirigeants désapprouvent sa démarche.
Ainsi posés les fondements théoriques, Saïd Makhloufi explique ensuite
« le moyens et les méthodes de travail » de la désobéissance civile. Il
précise que « la désobéissance civile est une mesure intermédiaire entre
l’action politique et l’action armée dans l’utilisation des moyens. Quant aux
objectifs, ils sont les mêmes, et visent tous à instaurer l’Etat islamique ». Le
choix de l’une des deux voies « dépend d’une bonne évaluation des
conditions politiques, sociales, économiques et psychologiques dans une
conjoncture précise de la vie d’une société ».
En ce début de l’année 1991, il n’exclut pas le passage à la lutte armée,
mais il considère cependant que le passage à cette forme d’action n’est pas
encore opportun. « Une bonne direction est celle qui prend la décision
adéquate, au moment adéquat, avec les moyens appropriés. Les expériences
ont montré que l’action armée est prématurée pour de nombreuses
considérations », notamment parce que « ce serait un argument utilisé
contre nous par le pouvoir pour user de la violence ». En revanche,
« l’activité strictement politique est virtuellement arrivée à une impasse. La
désobéissance civile est donc le moyen adéquat dans la conjoncture
actuelle ».
Il traite ensuite de « l’importance de l’organisation », particulièrement
dans les moments d’affrontement, « lorsque le pouvoir utilise la
répression ». « Il faut que le parti et le syndicat deviennent de véritables
organisations, dans le cadre desquelles les travailleurs et les militants
agissent de manière organisée et disciplinée. » Ceci est particulièrement
important, note-t-il, lorsqu’il faudra passer à « l’affrontement direct. Dans
de pareilles conditions, il est nécessaire d’avoir un centre de décision
unique pour assurer la cohésion et l’unité d’action ». Les communiqués de
Abbassi Madani et Ali Belhadj, avant et pendant la grève de juin, affirmant
qu’eux seuls peuvent arrêter le mouvement, semblent obéir à cette règle
autant qu’aux craintes de voir les membres du Madjliss Echoura en
désaccord arrêter la grève.
La mobilisation de l’opinion publique est ensuite largement décrite, avec
la multiplication des déclarations, des affiches, puis les marches et
manifestations, « toutes actions menées parallèlement avec un dialogue
avec les centres de décision au sein du pouvoir. Quand toutes les tentatives
de dialogue échouent, il devient nécessaire de fixer un ultimatum, avant de
passer à une autre étape, caractérisée par le travail direct sur le terrain.
L’ultimatum doit mentionner les raisons, les objectifs, et les raisons de
l’échec des précédentes négociations. L’ultimatum est un moyen de
contraindre, et non de convaincre. Le pouvoir l’interprétera comme une
menace, et le refusera forcément ».
Intervient alors, selon Saïd Makhloufi, « l’affrontement direct », durant
lequel « il est utile de recourir à des moyens plus violents. Durant cette
étape, l’opinion publique n’est pas appelée à donner son point de vue sur le
problème posé, mais il devient nécessaire de l’appeler à participer, et à
descendre sur le terrain de l’affrontement. Cette étape se distingue par la
durée, par la non-interruption des marches et manifestations. L’affrontement
peut se durcir, au point où le pouvoir interdit les manifestations. Dans ce
cas, il faut évaluer la capacité des manifestants à affronter le pouvoir avec
ses forces de sécurité et de répression (police, gendarmerie, armée). Il faut
alors renforcer l’encadrement, la sécurité des manifestations, et
probablement réduire le nombre de manifestants pour maîtriser les
marches ».
Il explique aussi comment mener différentes actions pour soutenir
marches et manifestations. Cela va de la paralysie de l’activité économique
au boycott des institutions, en refusant la justice, le non-paiement des
impôts et autres moyens. Les attroupements doivent être « bien préparés »,
particulièrement « les premiers rangs » en cas de risque d’affrontement avec
les forces de l’ordre. La grève est aussi utile, mais il souligne « ses aspects
négatifs. Elle affaiblit la volonté du travailleur et sa conscience de la
nécessité d’un changement global. Elle met aussi le travailleur en conflit
avec le citoyen ». Il est donc « préférable de passer à la grève générale
globale », qui « doit être ouverte jusqu’à la chute du régime et son
remplacement par un régime islamique ».
La situation peut donc être mûre pour « changer le régime ». « Au lieu
d’arrêter toute activité, il peut être préférable, pour faire échec au régime,
de le remplacer de l’intérieur. Il faut alors refuser ses instructions et
appliquer exclusivement les instructions de la direction syndicale et
politique », qui devient « l’autorité de fait dans le pays ».
La lecture de ce document permet, finalement, de suivre pas à pas la
grève générale du FIS, depuis la préparation psychologique et politique,
jusqu’au dérapage, c’est-à-dire le 6 juin. Le document confirme aussi que
Saïd Makhloufi, marginalisé de fin 1989 à début 1991, est revenu en force
par la suite, imposant sa démarche radicale et rigoureuse, sa formation de
type militaire, au sein du FIS. On retrouve la même technique dans la
fameuse instruction n° 22, qui a pris le relais du fascicule sur la
désobéissance civile. Ce document a été signé le 6 juin 1991 par Abbassi et
Belhadj. Selon les deux chefs du FIS, il est resté à l’état de projet ; selon
l’accusation lors du procès des dirigeants, il a été transmis aux militants.
Selon un autre document lu lors du même procès, Ali Belhadj a déclaré au
juge d’instruction que l’instruction n° 22 n’a jamais été adoptée et n’a pas
dépassé le stade d’une simple discussion. Au procès, c’est pourtant le
principal document qui semble justifier l’accusation d’atteinte à la sûreté de
l’Etat.
L’instruction n° 22, apparue au lendemain de la proclamation de l’état de
siège, recommande aux militants les directives suivantes :
1. Violer le couvre-feu à partir de minuit trente par l’invocation de Dieu
et la constitution de groupes légers avec pour consigne de passer
rapidement d’un quartier à un autre.
2. Défendre et résister au niveau de chaque quartier, au sein duquel il
faudra déterminer la méthode jugée à même de répondre aux objectifs de
résistance.
3. Surveiller les mosquées et les points sensibles communaux pour éviter
un trop grand nombre de pertes en vies humaines.
4. Eviter toute confrontation collective avec l’armée, mais arrêter une
stratégie de résistance efficace.
5. Dresser des barricades pour endiguer toute vague d’assaut.
6. Organiser des permanences vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans
le quartier ou la commune, à raison de trois tranches de huit heures
chacune. Mettre hors d’usage l’éclairage public.
7. Mettre hors de fonctionnement tous les moyens de communication de
la police en particulier, et de la gendarmerie et de l’armée en général (radars
et installations).
8. Procéder à l’enlèvement de responsables, en cas d’arrestation de
dirigeants du FIS.
9. Constituer des groupes chargés de mener des attaques contre les
centres névralgiques de l’ennemi, avec consigne de repli vers les
départements limitrophes ou les régions montagneuses.
10. Traiter convenablement, en s’inspirant des préceptes du prophète
Mohamed, les agents des services de renseignements ou de police capturés.
11. Poursuivre et intensifier la grève politique du FIS.
12. Seuls les cheikhs Abbassi Madani ou Ali Belhadj sont en mesure
d’arrêter la grève.
Là aussi, c’est un véritable manuel du petit insurgé. Il n’a pas été établi
formellement que Saïd Makhloufi ait participé à sa rédaction, bien que les
actions qu’il prône se situent dans la suite logique de ce que recommandait
le rédacteur du fascicule sur la désobéissance civile. Les militants du FIS
ont, en tout cas, largement suivi des consignes de ce genre, après
l’arrestation des dirigeants du FIS.
Saïd Makhloufi a-t-il été exclu du FIS après la rédaction de son
document ? Les dirigeants du FIS ont-ils réellement réussi à convaincre le
tribunal que la circulaire n° 22 n’était qu’un vague projet sans suite ? C’est
ce qui semble apparaître à travers la réponse du juge du tribunal militaire de
Blida, Bouchareb, lorsqu’il a été interrogé par des journalistes sur la
disproportion entre le verdict prononcé et les charges retenues initialement
contre les accusés. « Le tribunal pas pu établir leur responsabilité directe
dans l’organisation d’un mouvement insurrectionnel contre l’autorité de
l’Etat. »
Mais là aussi, on retrouve le FIS tel qu’il a toujours été : ambigu et sans
position publique officielle et définitive qui permette de trancher. La
préparation de certains courants pour la lutte armée est évidente.
L’existence d’armes, de documents préparatoires, de réseaux souterrains et
d’hommes qui s’y préparaient le prouve amplement. Le refus de cette
alternative par d’autres courants est tout aussi évident. Certains dirigeants
ont pris le risque de dénoncer publiquement le choix de Abbassi, et d’autres
ont plus discrètement gelé leur activité au sein du parti.
L’existence de réseaux souterrains est confirmée de manière sanglante
lors de l’affaire de Guemmar, à moins d’un mois des élections législatives
de décembre 1991, lorsqu’un groupe d’islamistes attaque une caserne dans
la région d’El-Oued, près de la frontière tunisienne. L’affaire apporte la
confirmation de l’existence de réseaux armés importants dans le pays. Elle
donne une nouvelle preuve que le FIS dispose d’une branche militaire
clandestine, agissant avec ou sans l’approbation de la direction du parti. Les
autorités disposent d’un moyen légal pour dissoudre le FIS ou amener les
courants modérés en son sein à se démarquer de ceux qui prônent la
violence. Mais l’attitude du pouvoir est paradoxale : adoptant un ton ferme
dans un premier temps, il minimise l’affaire ensuite, donnant l’impression
qu’il ne veut pas gêner une participation du FIS aux élections législatives.
L’opinion est alors partagée sur la nature du FIS, ses objectifs et sa
volonté de s’adapter aux règles démocratiques. Seul le PAGS maintient une
ligne constante, demandant la dissolution des partis intégristes. Ce point de
vue semble partagé à l’intérieur du système, mais la démarche à suivre est
différente. Une dissolution du FIS, au moment de l’affaire de Guemmar,
aurait été difficile à faire admettre à l’opinion, car elle n’était demandée que
par un seul parti, ne disposant pas de base populaire.
L’attaque du poste frontalier de Guemmar se déroule le 29 novembre
1991, dans la nuit. Elle est précédée par une agitation assez importante,
mais les autorités sont loin de se douter de la gravité de l’événement. Le 27
novembre, la gendarmerie arrête trois islamistes, membres de groupes qui
avaient attaqué des patrouilles de gendarmerie les 24 et 25 novembre.
L’enquête révèle rapidement que les groupes préparaient depuis la grève
générale du FIS en juin, des attaques contre les forces de l’ordre. La
gendarmerie note que les groupes sont « en état de préparation matérielle
avancée », et découvre chez eux des armes, des munitions et des produits
chimiques destinés à la fabrication d’explosifs.
En remontant les filières du groupe, les forces de l’ordre opèrent une
série d’arrestations, qui mènent chez quelques personnes : Aïssa Messaoudi,
dit Tayeb El-Afghani, Mohamed Dehane, le cerveau du groupe, tué peu
après, Amar Lazhar, maire de Guemmar, ancien officier, qui était dans la
clandestinité depuis juin et qui a réapparu peu avant l’attaque, et le
responsable du bureau communal du FIS Abdelhamid Baghli. Les deux
premiers ont fait la guerre d’Afghanistan et semblent à la tête d’un
mouvement solidement structuré. Leur organisation s’appuie en outre sur le
FIS, car Tayeb El-Afghani est membre du Syndicat islamique du travail,
alors que le maire de Guemmar se trouve lui aussi impliqué dans les
réseaux. Lorsque les forces de l’ordre perquisitionnent, le 28 novembre, au
domicile de Tayeb El-Afghani, elles sont accueillies par des coups de feu, et
El-Afghani réussit à s’enfuir. A ce moment-là, l’attaque de la caserne de
Guemmar est déjà programmée et les plans établis. Elle doit avoir lieu le
lendemain à l’aube.
L’attaque est menée par une quarantaine d’hommes, dirigés par
Abderrahmane Dehane. Les assaillants ont quelques pistolets mitrailleurs,
des fusils de chasse, des grenades et des épées, et certains portent des tenues
militaires. Ils crient les slogans traditionnels du djihad : « Allah Akbar »,
« Jihad fi sabil Allah » (« Djihad pour la gloire de Dieu »). Trois militaires,
dont deux effectuant leur service national, sont égorgés, et l’un d’eux
sauvagement mutilé. Le groupe armé réussit à s’emparer d’un lot d’armes
important : vingt-deux pistolets-mitrailleurs kalachnikovs, vingt-sept fusils
semiautomatiques simonovs et des munitions, près de mille sept cents
balles.
La région de Guemmar, jusqu’à El-Oued et les villages voisins, est
rapidement encerclée par un énorme dispositif, incluant des unités de la
police, mais surtout de la gendarmerie et des forces spéciales. L’armée
affirme, dans un communiqué publié le 1er décembre, que les recherches se
poursuivront « jusqu’à ce que la lumière soit entièrement faite sur l’identité
des assaillants ». Le ministre de la Défense Khaled Nezzar se rend sur les
lieux et annonce, le 6 décembre, que trois parmi les assaillants ont été
abattus, quatorze suspects ont été arrêtés et une partie des armes récupérée.
Mais Khaled Nezzar révèle surtout que le FIS est mêlé à l’affaire. Il déclare
qu’un lien « indirect » a d’ores et déjà été établi entre le FIS et les auteurs
de l’attaque et que l’enquête permettra de révéler s’il y a un lien « direct ».
Dans cette affaire, « il n’y a pas de main étrangère, il n’y a que des mains
algériennes », déclare le ministre de la Défense qui note que tous les
assaillants sont des militants ou sympathisants du FIS. Il avertit que les
assaillants qui se sont dispersés seront « pourchassés sans répit et anéantis
définitivement ». Khaled Nezzar fait implicitement un lien avec les
élections qui se préparent, en appelant les Algériens à se rendre « en toute
sécurité » aux urnes.
La deuxième réaction de l’armée après cette attaque est donnée par le
lieutenant-colonel Abdessalam Bouchouareb, responsable de l’information
de l’armée, lors des obsèques d’un des trois tués, le caporal-chef Ahmed
Kasri. Khaled Nezzar, le chef du gouvernement Sid-Ahmed Ghozali et le
ministre de l’Intérieur Larbi Belkheïr assistent aux obsèques qui se
déroulent dans la région de Chlef. Le lieutenant-colonel Bouchouareb
qualifie les assaillants de « tueurs et criminels ». Il affirme que « l’armée ira
au bout de sa mission ».
Hachani, devenu entre-temps chef du FIS, rejette toute implication de son
parti dans l’attaque de Guemmar, dans une déclaration faite le 2 décembre
avant même que des accusations claires aient été portées contre son parti.
Sa déclaration est maladroite, car il ne semblait pas au courant des faits. Il
affirme notamment que l’affaire de Guemmar est une guerre de clans au
sein du pouvoir. Cela lui vaudra une plainte du ministère de la Défense et il
sera entendu par le juge d’instruction en rapport avec cette déclaration le 5
janvier 1992, une semaine avant la décision d’annuler les élections.
Mais début décembre 1991, c’est la chasse à l’homme organisée dans la
région de Guemmar qui retient l’attention. L’armée veut coûte que coûte
frapper vite et fort pour dissuader toute tentative de rééditer le coup de
Guemmar. Les auteurs de l’attaque se sont dispersés dans un environnement
hostile, les recherches difficiles et dangereuses sont ponctuées par deux
accrochages importants.
Le 7 décembre, un groupe est repéré à quarante-cinq kilomètres au sud
d’El-Oued. L’accrochage fait neuf morts et un blessé parmi le groupe de El-
Afghani, un mort et deux blessés dans les rangs de l’armée. Onze
kalachnikovs, un simonov et un fusil d’entraînement sont récupérés. Deux
jours plus tard, le groupe islamiste enregistre douze morts et trois blessés,
alors que les forces de l’ordre et l’armée comptent trois morts et trois
blessés. Un des blessés du groupe islamiste succombe peu après. Durant
l’accrochage, qui a lieu à cinquante kilomètres au sud de Biskra, dix
kalachnikovs, deux simonovs et deux pistolets automatiques sont récupérés.
L’armée est satisfaite du résultat, car plus de la moitié des assaillants ont été
tués et l’essentiel des armes repris.
Entre-temps, l’enquête a déjà abouti à l’arrestation d’une centaine de
personnes. Mais l’inquiétude grandit quand la télévision diffuse, le 8
décembre, des déclarations de membres du groupe armé, qui font état de
l’existence d’un Mouvement islamique armé (MIA), auquel seront
imputées, pendant plus d’une année, toutes les actions terroristes menées
dans le pays. Selon les membres du groupe de Guemmar, ce mouvement a
déjà des ramifications dans de nombreuses régions, comme Sidi-Bel-Abbès
et Tiaret, dans l’ouest du pays, et Djelfa, région steppique du centre. Tous
ces groupes devaient mener des actions le même jour, selon les mêmes
déclarations dont les auteurs reconnaissent appartenir au FIS. Le maire de
Guemmar nie cependant toute relation entre le FIS et l’attaque elle-même.
Lorsque quarante-quatre personnes directement impliquées dans l’attaque
ou ayant apporté leur aide sont présentées au tribunal militaire de Ouargla,
le 13 décembre, il n’y a plus que cinq membres du commando encore en
fuite. Mais c’est aussi l’heure des inquiétudes, car le général Abdelmadjid
Djouadi, alors chef de la quatrième région militaire dont le siège est à
Ouargla, déclare que huit cents personnes de la région d’El-Oued ont reçu
une formation au Pakistan et en Afghanistan. A la radio, il précise que leur
formation inclut les techniques de sabotage, de fabrication et d’utilisation
des explosifs, l’organisation d’embuscades et d’assassinats. Il soupçonne
aussi l’existence d’ateliers de fabrication de bombes artisanales, d’armes
blanches et de poudre. Le potentiel humain pour l’organisation de groupes
armés est énorme. Il suffit de trouver l’organisateur et le prétexte politique.
Tayeb El-Afghani tient trois mois dans la clandestinité, avant d’être
arrêté dans la nuit du 23 au 24 février 1992. C’est le dernier maillon
important de la chaîne, dont l’arrestation permet au procès de se tenir
rapidement. L’armée veut en finir vite avec cette affaire, pour donner
l’exemple, d’autant plus que dans l’intervalle, a eu lieu l’attaque de
l’amirauté, qui fait sept morts parmi les militaires.
Le procès s’ouvre le 26 avril devant le tribunal militaire de Ouargla.
Soixante-deux personnes sont jugées, dont sept en fuite. Elles sont accusées
d’atteinte à l’autorité de l’Etat, constitution de bande armée, vol d’armes de
guerre et de munitions, et crimes et sabotage contre l’autorité de l’Etat. Les
accusés font leur entrée dans la salle d’audience en répétant des slogans du
FIS. Curieusement, malgré les menaces qui pèsent sur les prévenus, le
procès se déroule dans une atmosphère détendue. Tayeb El-Afghani révèle
même que son mouvement avait projeté une attaque en Tunisie, après la
pendaison d’un groupe d’islamistes tunisiens.
Amar Lazhar, le maire de Guemmar, ancien officier, est présenté par le
parquet comme le principal instigateur de l’attaque. Selon les recoupements
faits par les enquêteurs, il serait le chef du MIA, le chef militaire étant
Tayeb El-Afghani. Ils ont agi sur une « fetwa » du chef spirituel du groupe,
Mohamed Dehane, tué dans un accrochage. Deux anciens militaires qui ont
fait leurs classes dans les forces spéciales, Salim Mahmoudi et Ali Senouga,
seraient les adjoints de Dehane. Comme leur chef, ils ont eux aussi fait
l’Afghanistan.
Le cas de Tayeb El-Afghani pose problème. Largement médiatisé, il ne
semble pas avoir l’envergure pour organiser un aussi important mouvement.
Ses propos sont incohérents, et il ne semble pas prendre conscience de la
gravité de la situation. Ses compagnons ne semblent pas l’apprécier. Il fait
sa prière tout seul. En détention, il est isolé des autres accusés, selon la
presse. Son avocat le présente comme un « attardé mental, souffrant
d’infantilisme » et « sa bonne foi a été abusée par des associations
islamiques internationales basées au Pakistan et en Grande-Bretagne ».
Cela n’impressionne ni le procureur, ni le juge. Le procureur requiert, le
3 mai, quinze peines capitales contre les principaux accusés, dont Amar
Lazhar, l’ancien officier auquel l’armée ne pardonne pas sa « trahison ».
Parlant de lui, le procureur déclare : « J’ai honte de cet ancien membre de
l’ANP, ce traître à l’histoire. » La peine capitale est aussi requise contre
Tayeb El-Afghani, son agent de liaison Zakaria Mohamed, Laïd Sayah, un
médecin, autre idéologue du groupe, et Osmane Omar, qui a tué un militaire
lors de l’attaque.
Le lendemain, le verdict tombe, sans surprise : treize condamnations à
mort, dont une par défaut, prononcées contre les principaux chefs du
groupe. Le tribunal prononce aussi une peine de prison à perpétuité, cinq
condamnations à vingt ans de prison, parmi lesquelles quatre par défaut,
ainsi que des peines allant de six mois à quinze ans de détention. Un des
condamnés à mort par défaut, Abdennasser, est arrêté un mois après le
procès.
L’armée veut en finir rapidement avec cette affaire. Tayeb El-Afghani et
les principaux responsables du groupe sont exécutés durant l’été 1992, alors
que des mesures de grâce sont prononcées en faveur des autres. Mais plus
que ces drames, Guemmar a surtout révélé que la mouvance islamiste, ou
au moins une partie, était prête à passer aux armes, avec ou sans l’arrêt des
élections. La seule question qui se pose alors est de savoir si une autre
gestion du phénomène islamiste aurait permis d’éviter, ou au moins de
contenir, cette tendance.
Préparation de la faillite
Pendant que Hachani préparait ses troupes pour remporter la victoire qui
tendait la main à son parti, le régime organisait tranquillement sa propre
banqueroute. Le point de départ en est donné lorsque, le 15 octobre, le
président Chadli, resté très discret pendant plusieurs semaines, annonce la
date des élections législatives pour le 26 décembre 1991. L’agitation
islamiste est alors relativement contrôlée, seuls quelques groupes ayant
basculé dans la clandestinité mais n’arrivant pas à constituer un sérieux
danger pour le pouvoir.
Chadli demande à tous les partis « de contribuer au succès » des
élections. Il appelle au « calme et au respect de la loi, pour que les citoyens
fassent leur devoir en toute liberté ». Il met en garde contre « l’extrémisme
verbal et le recours à la violence », dans des allusions claires au FIS, qu’il
évite pourtant de citer.
Par cette décision, Chadli a, en réalité, complètement changé le débat
politique dans le pays. Jusque-là, différentes parties s’étaient enfoncées
dans une polémique sur les lois électorales et beaucoup d’hommes
politiques s’étaient lancés dans une campagne à peine voilée pour les
présidentielles. Le FIS, Ben Bella et Merbah les réclamaient publiquement,
et Ghozali s’efforçait de constituer un regroupement autour de lui au cas où
l’échéance approcherait.
En annonçant la date des législatives, Chadli remet les pendules à
l’heure, en signifiant à tous que la prochaine étape sera les législatives. Les
présidentielles, elles, ne seront possibles que lorsque les législatives auront
été organisées dans de bonnes conditions. Le battage pour les
présidentielles connaît alors un répit, mais de courte durée, car le 21
octobre, en ouvrant l’année judiciaire, Chadli annonce qu’il a toujours
l’intention d’organiser des présidentielles anticipées, mais selon le rythme
qu’il jugera bon.
Dès le lendemain de l’annonce des législatives, plusieurs partis déplorent
cette décision du chef de l’Etat, qu’ils qualifient de « hâtive ». Ils estiment
qu’il faut plus de temps, mais affirment tout de même qu’ils vont y
participer. Le PRA de Noureddine Boukrouh exprime crûment ses réserves :
l’opposition est « conviée à l’abattoir ». Il affirme que c’est là un « scénario
décidé de longue date à l’intérieur d’un triangle présidence-FLN-
gouvernement ».
En fait, la plupart des partis de l’opposition comprennent parfaitement
qu’ils ont peu de chance face aux trois « fronts », FIS, FLN et FFS. Le FIS
est certainement le premier parti du pays et il a une stratégie électorale. Le
FLN, espérant profiter d’un rejet du FIS et d’une dynamique positive,
compte sur un bon report de voix pour se placer devant le FIS ou le talonner
de près. Il pense être en mesure d’organiser une alliance, au moins avec le
FFS, pour contrebalancer le poids du FIS. Quant au FFS, il est sûr de son
bastion de Kabylie et compte glaner quelques sièges ailleurs. Il lui suffit de
voir quelle a été la moyenne nationale de participation dans tout le pays lors
des communales de juin 1990 et quelle a été la participation dans son
bastion, pour savoir que la différence lui est acquise.
Mais c’était compter sans la succession de déboires qui vont s’accumuler,
à un rythme et selon une logique tels qu’une seule conclusion est possible :
la victoire du FIS a été délibérément facilitée, sinon organisée, par des
centres à l’intérieur même du pouvoir. Car dans une telle situation, un
pouvoir qui affirmait vouloir contrer le FIS avait un minimum de
précautions à prendre. Il devait au moins se présenter comme un pouvoir
cohérent, ayant un objectif clair et acceptable, et favorisant les partis qui
avaient un projet démocratique, particulièrement ceux qui étaient
suffisamment forts pour pouvoir s’imposer. C’est à l’inverse qu’on va
assister durant deux mois, dans une succession de fautes et de
manipulations qui conduiront droit à la débâcle du 26 décembre, en
impliquant des hommes très proches de Chadli.
Le remaniement du 16 octobre permet à Ghozali de prendre le
portefeuille de l’Economie après le départ de Benissaad. Mais le
changement vaut surtout par la nomination du général-major Larbi Belkheïr
au poste de ministre de l’Intérieur. L’homme est en effet un élément
essentiel du système depuis le début des années quatre-vingt. Très proche
de Chadli, ancien chef de région militaire, il avait, en tant directeur de
l’ENITA (université militaire), organisé une célèbre réunion des officiers
supérieurs de l’armée dans l’enceinte de cette école pour décider de la
succession de Boumediene.
Nommé secrétaire permanent du Haut Conseil de sécurité (1980-1982),
ancien directeur de cabinet du président de la République (1986-1989), puis
secrétaire général de la présidence depuis cette date, général-major depuis
juillet 1991, l’homme est crédité d’un pouvoir immense. Ses prérogatives
ont été élargies lorsque l’équipe qui travaillait avec Mouloud Hamrouche à
la présidence est passée avec lui au gouvernement, laissant le champ libre à
Larbi Belkheïr. Son grade et sa qualité de militaire font aussi de lui
l’homme qui assure la jonction entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire.
D’un physique massif, jovial, facile d’accès, il connaît aussi tous les
dossiers les plus délicats sur les plans interne et externe.
Lorsqu’il passe au gouvernement, il est chargé de mettre en place les
recommandations du Haut Conseil de sécurité pour éviter les troubles.
L’armée, qui ne souhaite pas gérer une troisième fois des troubles, après
octobre 1988 et juin 1991, veut instituer de nouvelles règles pour prévenir
de telles situations. Ce sera fait par le biais d’une nouvelle loi, qui permet
de faire appel à l’armée en cas de troubles, sans recourir à l’état de siège. Il
établit aussi une nouvelle législation, plus restrictive, pour les marches et
les manifestations.
Le 26 octobre, dix jours après sa nomination, il précise à l’APS que sa
mission vise « essentiellement à permettre le déroulement des élections
dans une totale transparence ». La nouvelle loi sur l’armée n’a pas pour
objectif de « restreindre les libertés politiques », dit-il, mais de « préserver
la sécurité des citoyens et des biens. L’armée n’interviendra qu’en appoint
aux services de police et de gendarmerie ».
Belkheïr fait visiblement de l’ombre à Ghozali, mais celui-ci ne désarme
pas. Il s’en va en campagne et se déclare capable d’organiser « des élections
propres et honnêtes en dépit des lois électorales » qu’il continue à critiquer.
Il estime d’ailleurs qu’il a battu les députés dans la bataille qui l’a opposé à
eux car, dit-il, « à part la question de la procuration, j’ai obtenu
satisfaction ».
Quand le FFS lui « retire sa confiance », le 22 octobre, Ghozali repart à
la charge contre le FLN qu’il accuse, dans une émission de télévision,
d’avoir mis en place une « machine de guerre » pour le contrer. Il se déclare
de nouveau « dissident » du FLN et promet, à plusieurs reprises, de le
« nettoyer ». Abdelhamid Mehri demande une mise au point à la télévision,
mais elle lui est refusée.
Dès lors, Ghozali est parti dans sa propre stratégie, qui l’amène
progressivement à abandonner l’organisation des élections et la gestion de
l’économie. Le 24 octobre, Abdelhak Benhamouda, patron de l’UGTA,
menace d’organiser une grève générale, de multiplier les grèves sectorielles
ou d’appeler au boycott des législatives si le gouvernement ne s’intéresse
pas à la dégradation de la situation économique. Beaucoup de secteurs sont
alors touchés par des grèves cycliques : l’éducation, le transport aérien, la
santé et les hydrocarbures notamment.
Le RCD, dont deux ministres de Ghozali sont proches, Ali Haroun et
Abou Bakr Belkaïd, est le premier à organiser une marche autorisée depuis
le 3 juin. Elle a lieu le 24 octobre, cinq mois après que Abbassi et Belhadj
ont lancé leurs troupes à l’assaut du pouvoir. La marche du RCD est, elle
aussi, essentiellement dirigée contre le FLN, accusé de « voleur, suceur de
sang ». La marche, qui part de la place du 1er Mai, réunit quelque 20 000
personnes, mais les manifestants sont empêchés d’aller vers la présidence,
leur destination initiale.
C’est à la fin octobre aussi que les doutes commencent à planer sur le
déroulement des élections. Le climat politique général ne s’y prête pas et
plusieurs personnalités le disent publiquement. Hamrouche, empêché de
parler à la veille du 1er novembre à Bourouba, banlieue populaire d’Alger,
par des « manifestants islamistes », déclare peu après que « le climat
politique n’incite pas à aller aux urnes ». Le 1er décembre, il affirme encore
qu’on « n’a pas donné la preuve à l’opinion publique que les élections
législatives auront lieu à la date fixée. Cela m’inquiète ». Il note la
multiplication des grèves et le malaise social ambiant, car les élections que
lui-même devait organiser six mois plutôt ont été sabordées par une grève
générale qui a « dérapé ».
Hamrouche est d’autant plus inquiet qu’il est de nouveau mis sur la
sellette le 29 novembre, après qu’un policier est grièvement blessé à Kouba
lorsque des islamistes encerclent un local d’une organisation d’enfants de
chouhada (martyrs). Le policier a été blessé par des éléments armés et
meurt peu après. La rumeur affirme alors que Hamrouche se trouvait sur les
lieux lors de l’incident. Il est lui-même fils de chahid et avait des relations
suivies avec des courants au sein de l’organisation des chouhada.
Hamrouche dément, mais la rumeur a fait son chemin.
Le climat social est alors extrêmement tendu et les grèves s’étendent. A
l’université, qui est paralysée près d’un mois par une grève sur le thème de
l’arabisation, début novembre, Djillali Liabès, alors ministre des
Universités, répond en proposant de maintenir un « SMIG » linguistique,
avec au moins deux langues. Il est « aberrant de concevoir un cadre de la
nation formé dans un strict monolinguisme », affirme-t-il. Mais rien n’y fait
et la dérive est évitée de justesse, le 26 novembre, lorsque les professeurs
d’université, qui organisaient un rassemblement sur l’esplanade du Palais
du Gouvernement, sont tabassés par la police. Il y a quelques blessés, mais
Ghozali finit par les rejoindre, leur exprimer son soutien et leur affirmer
qu’il n’est pas responsable de ce qui s’est passé. Il rejette implicitement la
responsabilité sur Larbi Belkheïr, ministre de l’Intérieur.
Une grève est aussi en cours à DVP, une entreprise publique de
distribution de véhicules particuliers, qui compte 15 000 travailleurs. Elle
dure une dizaine de jours. Le SNAPAP, syndicat des fonctionnaires, menace
lui aussi de faire grève, alors que les postiers déposent un préavis, pendant
que les magistrats et fonctionnaires de la cour des comptes entament un
arrêt de travail.
Face à cette pression, Ghozali répond de deux manières. Il cède face à
tous ses interlocuteurs et s’en va mener sa campagne à l’intérieur du pays,
souvent en compagnie de Ali Kafi. Une réunion tripartite regroupe, le 21
novembre, le gouvernement, l’UGTA et l’Union nationale des entrepreneurs
publics (UNEP), pour tenter de régler les problèmes sociaux. Elle est
précédée d’une déclaration du ministre du Commerce, Fodhil Bey, destinée
à apaiser les travailleurs. Il met en garde les entreprises publiques et privées
contre « toute augmentation excessive des prix ».
Au bout de deux jours de négociations, un accord est obtenu pour un
relèvement du SMIG, qui augmente de 40 % en deux tranches, à partir de
janvier. Il doit passer de 2500 dinars à 3000 en janvier, et 3500 en juillet. Le
coût de cette concession gouvernementale est de quinze milliards de dinars.
Le président Chadli lui-même s’engage au respect de cet accord, en
recevant Benhamouda.
Mohamed Salah Menaa, un des dirigeants du Syndicat islamique du
travail, dénonce l’accord et dénie à l’UGTA le droit de parler au nom des
salariés. Mais Benhamouda a marqué un point important face aux
syndicalistes islamistes.
Mais c’est au FIS que le pouvoir fait les plus grandes concessions, dans
une ultime tentative de l’amener à participer aux élections. Les appels du
pied au parti de Abbassi Madani se multiplient et des contacts discrets ont
lieu. Le 15 octobre, le juge d’instruction ordonne la mise en liberté
provisoire de Abdelkader Hachani, l’homme qui va mener le FIS à la
victoire. Le procureur a beau faire appel, il n’est pas suivi dans sa requête.
Puis, le 27 novembre, nouveau geste de bonne volonté en direction du FIS :
la chambre d’accusation du tribunal militaire de Blida accorde la libération
provisoire à Mohamed Saïd. Le FIS dispose désormais de deux dirigeants
crédibles, car tous deux ont été en prison. Ils sont plus jeunes et ont la
réputation d’être moins radicaux, ce qui rassure sur les intentions du FIS
new-look.
Le FIS continue de réclamer la libération de ses « chouyoukh el
achawiss » (vénérés cheikhs) détenus à Blida, mais il ne l’obtiendra pas. En
revanche, le 18 novembre, il peut de nouveau disposer de ses journaux.
L’interdiction des journaux El-Mounkidh et El-Forkane est levée. Salah
Gouami, ancien présentateur du journal télévisé sous le parti unique,
remplace Benazzouz Zebda à la tête d’El-Mounkidh. Pendant les quelques
jours de flottement entre les deux tours des élections de décembre 1991 et
janvier 1992, Gouami se présente à la télévision algérienne comme futur
patron.
Plus rien n’empêche désormais la participation du FIS aux élections
législatives et la décision est annoncée le 14 décembre. Les alertes se
multiplient pourtant, avec la sanglante affaire de Guemmar, le 29 novembre,
puis le 16 décembre, lorsque onze islamistes, en possession d’armes et de
bombes artisanales, et s’apprêtant à mener des attentats, sont arrêtés à
Blida. Ils avaient déjà réalisé des hold-up destinés à rassembler des fonds.
A la veille des élections, les 24 et 25 décembre, trois personnes sont tuées
dans des attaques contre la police et la gendarmerie. Les incidents ne sont
pas annoncés le jour même et ne seront rendus publics qu’au lendemain des
élections : silence, on va voter.
Entre-temps, les partis politiques continuent de mener une campagne
morne, sans relief, que seules quelques personnalités tentent de relever.
Mahfoudh Nahnah est empêché, le 17 décembre, de tenir un meeting à Bou-
Saada par des militants du FIS. Il traite les perturbateurs de « harkis » et
d’« ignorants ».
Saïd Saadi est, quant à lui, réélu à la tête du RCD. Il a réussi à surmonter
la crise provoquée par la contestation menée par le numéro deux de son
parti, Mokrane Aït-Larbi, qui a boycotté le congrès. Aït-Larbi avait
dénoncé, dans sa lettre de démission, « l’absence de débats au sein du
parti », et considère le congrès comme « illégal et illégitime ». Qu’importe,
Saadi est satisfait : le 14 décembre, la télévision, contrôlée par Belkaïd,
annonce la prochaine diffusion d’un journal télévisé en tamazight.
Les partis, qui avaient bénéficié d’une « aide exceptionnelle » décidée le
31 octobre, pataugent. Le MDA, et particulièrement son président Ben
Bella, passe son temps à trouver des opportunités pour « se fondre dans le
FLN », selon la formule d’un journaliste. Il reste braqué sur
d’hypothétiques présidentielles, tout comme le MAJD, alors que des partis
comme le PSD s’enfonçent dans des crises cycliques.
Pendant ce temps, le FIS renforce son occupation du terrain électoral, ce
que tentent de faire aussi le FFS et le FLN. Le parti de Aït-Ahmed fait un
travail remarquable à Alger et conforte son implantation en Kabylie. Les
dirigeants du FLN sillonnent le pays. Hamrouche se rend pratiquement dans
toutes les wilayas, multipliant les rencontres sur le terrain. Il rejette les
élections présidentielles anticipées, affirmant qu’il faut « rompre avec la
culture de l’homme providentiel, inhérente au système du parti unique ». Il
refuse toute alliance au premier tour, mais affirme que le FLN aura recours
à des alliances locales au second tour, qui n’aura jamais lieu. Pour l’après-
élections, Hamrouche affirme sa préférence pour un « gouvernement
d’union nationale » et se déclare prêt à respecter l’alternance. « Si le FLN
est minoritaire et qu’on ne veut pas de nous, nous ne resterons pas au
pouvoir. »
Ghozali est, pendant ce temps, en campagne lui aussi. Il se rend souvent
dans des villes où les dirigeants du FFS et du FLN viennent de passer, pour
tenir des discours violents contre ces deux partis. Il sponsorise un peu
partout des candidats indépendants, recrutés chez les notables locaux,
parfois chez les fils de chouhada et les moudjahidine.
C’est Larbi Belkheïr qui est chargé de mettre en place le dispositif de
gestion des élections et, surtout, le dispositif de crise en cas d’échec des
élections. Le 1er décembre, l’Assemblée nationale adopte la nouvelle loi sur
les manifestations, introduisant de nouvelles contraintes. Seul le wali peut
désormais autoriser une manifestation, alors qu’auparavant, les maires
avaient cette capacité. Les maires FIS en avaient largement abusé pendant
les dix-huit mois précédents. Le wali peut aussi interdire une manifestation
s’il estime qu’elle trouble l’ordre public.
En prévision des élections et craignant une répétition de l’expérience de
juin 1991, le ministère de l’Intérieur interdit, le 4 décembre, les marches et
les manifestations durant la campagne électorale. Elles « constituent une
forme de pression inadmissible sur les électeurs et une menace pour l’ordre
public ». En fait, elles sont facilement manipulables. Les meetings et
rassemblements doivent donc se tenir dans des endroits clos.
La loi la plus importante est adoptée le lendemain, 5 décembre. Elle
donne au wali la possibilité de faire appel à l’armée pour aider les forces de
sécurité. Cette loi avait été préconisée par le Haut Conseil de sécurité avant
la levée de l’état de siège.
Jusque-là, en deux états de siège, le déploiement de l’armée s’est avéré
juridiquement difficile à gérer et politiquement dangereux. La coordination
avec les autres services de sécurité n’est pas facile à assurer, chacun ayant
sa propre logique de fonctionnement. De plus, proclamer l’état de siège dès
qu’il y a des troubles dans une ville constitue un inconvénient politique
difficile à assumer au plan interne comme sur le plan international. Il fallait
donc trouver une mesure intermédiaire qui puisse éviter le recours à ces
mesures extrêmes. Selon la nouvelle loi, l’armée ainsi déployée dans une
ville reste subordonnée au pouvoir civil, mais les militaires continuent de
recevoir leurs ordres de leur hiérarchie. Cette loi sera appliquée un mois
plus tard.
Pour couronner le tout, un Observatoire des droits de l’homme, qui
servira plus tard à couvrir de graves dérives dans ce domaine, est créé le 18
décembre par le Conseil des ministres. Il est chargé de l’« évaluation
permanente des mesures prises par les autorités publiques pour la
promotion des droits de l’homme ». Cette évaluation « permet aux
institutions de la République de disposer d’un indicateur permanent et
privilégié pour la sauvegarde des droits collectifs et la protection contre les
atteintes aux droits individuels ». Le communiqué annonçant sa création
affirme qu’il sera « crédible, grâce à son indépendance et sa composante ».
Kamel Rezzag-Bara, membre fondateur de la Ligue des droits de l’homme,
est désigné à sa tête. Il aura une rude tâche face aux milliers de personnes
envoyées dans des camps au Sahara et au terrible engrenage de la violence
qui s’annonce.
Mais à ce moment de l’histoire de l’Algérie, ce sont surtout des questions
d’un autre ordre qui se posent et qui amènent à des conclusions troublantes.
La démarche du pouvoir donne en effet l’impression d’avoir mis tous les
atouts en faveur du FIS. D’abord, Ghozali a refusé, lors des débats sur la loi
électorale, un amendement présenté par cent huit députés, proposant la
proportionnelle intégrale. Les députés FLN avaient fini par se ranger aux
côtés de la revendication du FFS en faveur de ce mode de scrutin car,
pensaient-ils, la conjoncture l’imposait. L’amendement, confié à Djamel
Ould Abbas, président de la commission des Affaires étrangères de
l’Assemblée, a été « torpillé », selon un de ses promoteurs. Parallèlement,
le découpage proposé était « idéal » pour le FIS, selon la formule utilisée
par un député lors des débats à l’Assemblée.
Ensuite, Ghozali a systématiquement mené campagne contre les deux
grands partis qui pouvaient talonner le FIS. Non seulement il les a affaiblis,
mais il a lancé des candidatures indépendantes qui ont rogné sur l’électorat
de ces deux partis, là où c’était possible.
Il y a également eu un forcing pour assurer la participation du FIS. Ses
dirigeants, poursuivis sur des chefs d’inculpation « très légers », selon un
avocat, ont été libérés au bon moment, et ses journaux autorisés à reparaître.
De hauts responsables ont demandé la dissolution du FIS lorsque des
preuves ont été rassemblées sur la participation de ses militants à l’attaque
de Guemmar, mais la proposition a été refusée. Les multiples attaques que
des éléments armés de la nébuleuse FIS ont menées à la veille des élections,
ont été gardées secrètes.
Des manipulations encore plus troublantes méritent d’être signalées.
Différentes sphères du pouvoir ont toujours présenté le résultat probable des
élections comme systématiquement favorable aux courants démocrates. Des
hommes politiques, qui ont rencontré le président Chadli, ont déclaré que,
sur la base des informations fournies par le gouvernement, le chef de l’Etat
croyait que le FIS n’atteindrait pas 25 % des sièges, contre autant pour le
FLN, alors que les démocrates et les indépendants devaient se partager le
reste.
Pourtant, au moins deux enquêtes prouvaient le contraire et donnaient la
victoire au FIS dans tous les cas de figure. La première, réalisée par un
grand institut, a fait un recoupement simple. Elle a pris les résultats des
élections communales de juin 1990. Elle a additionné les voix obtenues par
chaque parti dans les communes qui constituent une circonscription
électorale. Elle est arrivée à la conclusion que même si le FIS perdait près
de 30 % de son électorat, il gagnerait les élections avec le nouveau
découpage et le nouveau mode de scrutin.
La deuxième enquête, dont la presse a parlé, a été réalisée par la
gendarmerie. Elle aussi évoquait des hypothèses très pessimistes, d’autant
plus qu’elle avait permis de relever que le FIS avait mis en place un
dispositif électoral parallèle à celui du ministère de l’Intérieur. Grâce aux
militants dont il disposait dans l’administration, et grâce au contrôle des
communes, le FIS avait la mainmise sur les cartes électorales et sur les
données informatiques de l’Etat.
M’Hamed Boukhobza, qui sera assassiné durant l’été 1993, a longuement
travaillé sur une de ces enquêtes. Il a notamment étudié l’électorat, auquel
le pouvoir et les partis non islamistes se sont très peu intéressés. Boukhobza
a noté que l’électorat algérien est jeune, urbain et féminin. 72 % des
Algériens ont moins de 30 ans, et dans la tranche des 20 à 30 ans, on trouve
près de la moitié de l’électorat : c’est la tranche la plus favorable au FIS. La
commission juridique de l’Assemblée avait d’ailleurs proposé de relever
l’âge des votants à 21 au lieu de 18 ans : dans cette tranche, il y a près d’un
million et demi de votants, favorables en majorité au FIS. Là aussi, Ghozali
avait refusé la proposition des députés.
M’Hamed Boukhobza définit trois types d’électorat : l’électorat rural,
stable et plutôt FLN ou FFS ; les urbains et néo-urbains, contestataires,
favorables donc au FIS ; et enfin, la classe moyenne, qui souhaite participer
davantage au pouvoir. Il note toutefois que cette classification peut être
influencée par des intérêts familiaux, tribaux et régionalistes. Son étude,
comme toutes les autres, a été ignorée. L’explication selon laquelle Ghozali
était surtout intéressé par son propre avenir présidentiel ne paraît pas
suffisante. Ces informations sont-elles arrivées à bon port, à leurs
destinataires ? L’improvisation avec laquelle l’armée a agi au lendemain des
élections laisse supposer qu’elle n’était pas au courant. Mais comment une
aussi grande opération peut-elle lui échapper ? Et Chadli lui-même,
président de la République, en a-t-il eu connaissance ? Le fait qu’il semble
être la principale victime des résultats des élections laisse supposer que non.
Mais dans ce cas, jusqu’où sont arrivées les complicités ?
Car ici, le doute ne semble guère permis : avec l’ensemble de ces faits, il
est possible de dire que la victoire du FIS a été sciemment planifiée,
organisée, pour mettre le pays devant une terrible alternative : choisir entre
le système en place et le FIS. C’était l’ultime, la vraie bipolarisation. Chadli
n’était alors qu’un élément qui paraissait diriger ce système, mais il n’avait
pas une fonction essentielle. La preuve en sera fournie lorsqu’il
démissionnera, le 12 janvier 1992 : son remplacement par Boudiaf ne
change rien. Il permet même au système de se renforcer autour d’un homme
plus crédible. C’est le principal résultat des élections avortées de décembre
1991.
IV. L’ÉPISODE BOUDIAF
Les élections de décembre 1991
La fin de Chadli
Boudiaf
Une semaine après son installation, le Haut Comité d’Etat déclenche une
offensive tous azimuts contre le FIS, dans le but de le prendre de vitesse en
ne lui laissant pas le temps d’organiser sa riposte. L’offensive du pouvoir
est orientée dans trois directions principales : arrestation des dirigeants et de
l’encadrement, reprise en main des mosquées, et destruction des moyens de
communication du FIS.
Dès le 22 janvier, commence la reprise en mains des mosquées. Le
gouvernement consacre une réunion à la question, et décide de « faire
observer dans les mosquées la stricte application de la réglementation, de
façon à y encourager la pratique religieuse et éducative et à y prohiber toute
activité partisane ». Il adopte, pour cela, « un programme de redressement à
court et moyen termes pour pallier les graves lacunes humaines et
matérielles qui affectent le fonctionnement des mosquées ». Le ministre des
Affaires religieuses note « la dégradation multiforme de la fonction sacrée
des maisons de Dieu », allusion à l’utilisation des mosquées comme centres
de propagande. Fort de ce texte, Cherif Meziane, le wali d’Alger, la ville la
plus touchée par l’agitation, engage la bataille des mosquées. Il annonce le
jour même que « toutes les exhibitions aux alentours de la mosquée sont
formellement interdites, quels que soient le jour et l’heure ». « L’usage de la
voie publique, trottoirs, chaussées, places publiques, espaces et
dégagements, est exclusivement réservée aux piétons et aux véhicules »,
rappelle-t-il. Il accompagne sa décision d’une menace claire en direction
des islamistes. « Toute occupation de la voie publique est soumise à une
autorisation préalable du wali », dit-il, en rappelant les sanctions prévues
par la loi pour toute infraction.
La décision est à peine annoncée que Abdelkader Hachani est arrêté à
Badjarah par la gendarmerie. Il se trouvait en compagnie de maître Zouita,
un des avocats du FIS, qui n’est pas inquiété. L’arrestation de Hachani fait
suite à la publication d’un placard publicitaire dans le journal Al-Khabar,
appelant les militaires à ne pas obéir à leur hiérarchie s’ils reçoivent des
ordres contraires au choix du peuple. L’armée a déposé une plainte contre
lui pour « avoir lancé un appel à la rébellion au sein de l’armée ». Le
directeur d’Al-Khabar, le rédacteur en chef et son adjoint sont aussi arrêtés.
Ils seront détenus pendant quarante-huit heures avant d’être remis en liberté
provisoire.
L’appel de Hachani à l’« Armée nationale populaire », daté du 18 janvier,
affirme que « l’ANP s’est engagée devant Dieu, le peuple et le monde, à
protéger la Constitution et à ne permettre à personne d’aspirer au pouvoir
en dehors du choix populaire libre ». Il souligne que « l’ANP est devant un
choix difficile. Doit-elle se mettre aux côtés du peuple, qui la fournit en
hommes et en équipement en temps de paix et de guerre, ou doit-elle
s’aligner sur une clique dirigeante qui se fait une profession du despotisme
et de l’arrogance ? » Pour Hachani, l’armée a « une responsabilité
historique dans la défense de l’unité du pays, de sa sécurité et de sa
stabilité, et cela ne peut se faire qu’en se débarrassant de l’allégeance aux
despotes, et par la défense de l’islam, ciment de la nation, de l’intégrité du
territoire et la défense du choix du peuple ». Il « salue une armée
d’orientation musulmane, évitant de participer à une fitna (discorde) dont
les causes ont été fabriquées de toutes pièces par la clique au pouvoir qui a
traité le peuple en mineur. »
Le texte est d’autant plus gênant pour l’armée que ce même jour, 22
janvier, Mohamed Boudiaf effectue son premier pèlerinage au ministère de
la Défense, une visite que fait traditionnellement le chef de l’Etat avant les
décisions politiques majeures. Boudiaf est accueilli par Khaled Nezzar et
les principaux officiers supérieurs, qui font bloc autour du ministre de la
Défense. Nezzar se montre intransigeant envers le FIS et déclare que
l’armée « appliquera la loi dans toute sa rigueur ». En réponse aux autres
partis qui dénoncent le « coup d’Etat », il affirme que « l’intervention de
l’armée s’est faite dans la légalité ».
Un léger répit est enregistré le lendemain, jeudi 25 janvier, mais tout le
monde attend avec appréhension le vendredi suivant, journée qui promet
d’être chaude. Les forces de sécurité et des unités de l’armée se déploient, à
titre préventif, dans plusieurs quartiers de la capitale, particulièrement
autour des quartiers chauds, ainsi que dans les principales villes de
l’intérieur. A Bab-El-Oued, les policiers tirent en l’air pour disperser des
rassemblements à côté de la mosquée Essounna. La police précise qu’il
s’agit simplement d’un « avertissement à des personnes qui voulaient
occuper la chaussée et installer des haut-parleurs ». L’incident est sans
gravité et on n’enregistre aucun blessé. En revanche, à Kouba, de
nombreuses arrestations sont opérées, à la suite d’une autre tentative de
manifestation.
Rabah Kebir intervient pour dénoncer l’arrestation de Hachani. Après
une réunion tenue dans des conditions difficiles, les dirigeants du FIS
encore en liberté cooptent Othmane Aïssani, 50 ans, du bureau de Jijel, à la
tête du parti. L’homme est peu connu, plutôt effacé, et pliera rapidement
devant la tourmente dans laquelle se trouve emporté son parti.
Ce vendredi 24 janvier, à Kouba, Mohamed Saïd fait sa dernière
déclaration publique, adressée à l’armée comme celle de Hachani, avant de
plonger dans la clandestinité. Il appelle les « militaires musulmans à ne pas
tirer sur d’autres musulmans, car ce serait aller contre les préceptes de
l’islam ». Il met en garde « contre la réaction du peuple contre toutes les
pressions des forces de l’ordre ». Avec lui, il n’y a plus que Rabah Kebir,
Abdelkader Moghni et Abderrezak Redjam en liberté, parmi les
personnalités connues du FIS. Rabah Kebir fait alors une déclaration lourde
de conséquences pour les futurs membres du Conseil consultatif national.
Kebir « considère ceux qui acceptent de faire partie de ce qui est appelé
Conseil consultatif comme complices dans le crime et le complot contre le
peuple algérien et son libre choix du projet islamique ». Dès la fin du week-
end, les journaux du FIS se retrouvent dans le collimateur. El-Mounkidh est
saisi le 25 janvier, sur instruction du parquet d’Alger. Le directeur d’El-
Forkane est lui aussi convoqué par la gendarmerie.
L’offensive pour la reprise des mosquées se poursuit. Le 27 janvier, le
ministère de l’Intérieur veut éviter les déplacements des milliers de
militants du FIS qui se rendent chaque vendredi dans les mosquées chaudes
tenues par des imams FIS. Il publie un communiqué demandant aux fidèles
de « prier dans la mosquée de leur quartier » et utilise comme argument le
ras-le-bol observé chez beaucoup d’Algériens qui redoutent la prière du
vendredi en raison des incidents auxquels elle donne lieu. « Les citoyens
épris de paix et de sérénité expriment de plus en plus leur désapprobation à
l’encontre des manipulations dont est l’objet la mosquée », note un
communiqué du ministère. Il ajoute qu’il « n’est plus possible de tolérer
davantage que la mosquée en général et la journée du vendredi en
particulier soient synonymes d’inquiétude et d’angoisse ». Il réaffirme,
encore une fois, qu’il est « déterminé » à faire respecter l’ordre.
La pression du pouvoir ne se relâche pas. Le 28 janvier, Salah Gouami,
directeur d’El-Mounkidh, est interpellé, et le rédacteur en chef, Abdelkader
Aïssat, est de nouveau convoqué. Fouad Delleci, rédacteur en chef d’El-
Forkane, est de son côté placé sous mandat de dépôt. Le FIS répond
aussitôt à l’étouffement médiatique en lançant, le 30, Minbar El-
Djoumouaa (la Tribune du vendredi), publication clandestine éditée par le
bureau exécutif de la wilaya d’Alger.
Mais c’est l’arrestation de Rabah Kebir qui fait alors l’événement. Le
dirigeant du FIS est accusé d’incitation à la rébellion, à la suite de la
publication du communiqué n° 11 du FIS et d’un prêche qu’il a donné à la
mosquée de Kouba. Il a aussi envoyé une lettre ouverte au président du
HCE, exprimant la « surprise » du FIS en voyant que « le moudjahid
Boudiaf, qui a consacré sa jeunesse à arracher la liberté de son peuple et son
droit à l’autodétermination soit utilisé (...) par une junte au pouvoir pour se
cacher derrière lui et exécuter son plan à elle ». Quant au communiqué
n° 11 du FIS, il appelle les Algériens à « ne pas reconnaître la piraterie
politique dont est issu le conseil de régence ou ce qui est appelé Haut
Comité d’Etat ». Il demande à la communauté internationale de « ne
reconnaître aucun pacte ou accord conclu avec cette institution née du
néant ».
Le ministère de l’Intérieur interdit au FIS, le 29 janvier, de collecter des
dons au profit des sinistrés des inondations dans l’est du pays. Il rappelle
que les quêtes sont « formellement interdites sans autorisation préalable » et
affirme qu’il « ne tolère pas que des associations politiques se substituent à
l’Etat ». En fait, il veut empêcher le FIS d’agir, comme il le faisait à la suite
de catastrophes.
Les incidents se multiplient en cette fin janvier, laissant entrevoir les
« vendredis noirs », ces fins de week-end dramatiques qui vont durer
plusieurs mois. Les militants du FIS, livrés à eux-mêmes après l’arrestation
des principaux dirigeants, sont pris en charge par les courants les plus
radicaux, agissant dans la clandestinité. Le 29 janvier, des incidents éclatent
à Khroub, près de Constantine, devant un tribunal où sont jugés deux
imams du FIS. Les unités de police utilisent des grenades lacrymogènes
pour disperser les attroupements. Le lendemain, nouvelle intervention de la
brigade anti-émeutes, à Constantine cette fois-ci, également devant un
tribunal lors de la présentation d’imams à la justice. Des incidents éclatent à
Badjarah et La Glacière, banlieues populaires d’Alger, après l’arrestation de
deux imams. La police anti-émeutes intervient et des coups de feu sont
tirés. Le bilan officiel fait état d’un mort, onze blessés et vingt-cinq
arrestations. Après la prière du vendredi 31, une vingtaine d’imams
d’obédience FIS sont arrêtés, portant à une cinquantaine en quinze jours les
arrestations d’auteurs de prêches virulents. C’est le prétexte à de nouveaux
incidents à Constantine et à Alger, où les unités de police, appuyées par
l’armée, recourent encore une fois aux tirs de sommation pour disperser des
manifestants. La situation est alors plus tendue et on dénombre vingt
blessés et vingt-cinq arrestations à Alger, vingt-neuf arrestations à
Constantine, vingt-six à Oran. L’agitation s’étend, y compris à Oran, où la
municipalité FIS, divisée, ajoute au désarroi des militants. Autre incident,
une bombe artisanale est jetée dans l’enceinte de l’ambassade des Etats-
Unis le 31 janvier, mais il n’y a ni victime ni dégâts.
Les autorités répliquent en mettant la mosquée Essounna de Bab-El-Oued
sous le contrôle de l’Etat, avec un nouvel imam désigné par le ministère des
Affaires religieuses, selon El-Watan. Le fief de Ali Belhadj est alors
reconquis. En outre, Abdennour Ali-Yahia, avocat du FIS, annonce qu’il a
été convoqué par le parquet. Il a dénoncé les abus en matière de droits de
l’homme et qualifié l’avènement du HCE de coup d’Etat. En s’attaquant à
ces deux symboles, la mosquée Essounna et le président d’une Ligue des
droits de l’homme, le pouvoir veut montrer qu’il n’est pas prêt à reculer, y
compris devant les mesures les plus extrêmes, pour imposer ses choix.
Visiblement, le pouvoir veut en finir rapidement avec le FIS et il se lance
dans un ultime assaut début février. Le 3 février, le local du FIS est pris par
la gendarmerie. Officiellement, le siège doit être rendu au ministère des
Finances. Le déploiement de forces est impressionnant pour la réalisation
de l’opération, avec des automitrailleuses, des fourgons de police et de la
gendarmerie. Le siège du Syndicat islamique du travail est lui aussi repris le
lendemain.
Face au rouleau compresseur, le FIS n’arrive pas à organiser sa riposte
dans un premier temps. Il se lance dans une bataille de propagande, axée
essentiellement sur une dramatisation des événements. El-Mounkidh,
autorisé à reparaître, annonce qu’une fillette et une vieille femme ont été
tuées à Badjarah. Les réseaux du FIS prennent le relais sur ce terrain dans
lequel ils excellent. Ils se montrent plus rapides et plus efficaces que les
autorités, dont les bilans suivent toujours ceux du FIS. La police est
contrainte, le 2 février, de démentir les nombreux décès de femmes et
enfants dont fait état le FIS. Mais l’information donnée par les autorités est
à peine publiée que le FIS en annonce une autre. Il annonce qu’il y a eu
douze morts dans des incidents à Jijel, devant un tribunal où était jugé un
militant du FIS. La police précise qu’il y a eu trois décès, mais le FIS repart
sur une nouvelle piste, et ainsi de suite.
Le forcing du pouvoir suscite des interrogations chez les hommes
politiques et dans la presse : que vise le HCE ? Et surtout, a-t-il réellement
une démarche politique solide ? Ces interrogations apparaissent le 2 février
dans El-Watan, qui se demande si « le HCE a des perspectives politiques
pour le pays, et notamment les jeunes ». Le Quotidien d’Algérie fait, de son
côté, état de premières divergences entre Boudiaf et les quatre autres
membres du HCE. Boudiaf répond le jour même à ces interrogations, dans
une émission télévisée. Il réaffirme que « le processus démocratique se
poursuivra » et qu’il n’y aura pas de restrictions pour les partis.
Le FIS tente, après des réunions clandestines des dirigeants encore libres,
de définir une ligne de conduite. Il parvient à élaborer un nouveau
document rendu public le 4 février. Il énonce alors cinq positions et
conditions qui sont, selon lui, nécessaires à la sortie de la crise, conditions
qu’il va maintenir inchangées pendant plusieurs mois :
— non-reconnaissance de la légitimité du HCE ;
— libération de tous les prisonniers politiques, et à leur tête Abbassi
Madani et Ali Belhadj ;
— poursuite du processus électoral ;
— levée de l’encerclement des mosquées et cessation des poursuites
contre les imams ;
— appel aux partenaires de l’Algérie à ne pas traiter avec le nouveau
pouvoir.
Ce dernier point est vivement critiqué par le chef du gouvernement qui le
qualifie d’appel « à l’ingérence étrangère ».
Ayant réussi à élaborer une position politique, le FIS tente de l’appuyer
par une démonstration de rue. Le mercredi 5 février, il appelle, dans un
texte signé par Abderrezak Redjam, à une marche nationale pour le
vendredi suivant. Ce sera une « marche pacifique nationale », précise-t-il, et
il accompagne l’appel d’une nouvelle demande pour la poursuite du
processus électoral et la libération des détenus.
L’appel à la marche est brutalement accueilli par le pouvoir. Le ministère
de l’Intérieur affirme, le 6 février, « la détermination des pouvoirs publics à
lutter résolument, dans le cadre de la loi, afin que l’ordre public soit
préservé ». Le communiqué avertit que des troubles pourraient être
organisés à Alger et dans d’autres villes en « exploitant la prière du
vendredi, pour entraîner des fidèles et des enfants dans des marches
destinées à provoquer le service d’ordre et à défier l’autorité de l’Etat, allant
parfois jusqu’à l’utilisation des armes à feu ». Il note que « l’opinion
publique est à nouveau soumise à des pressions et à des manipulations
intolérables de la part de ceux que l’ordre dérange et que la réhabilitation de
l’autorité de l’Etat inquiète ».
Un énorme dispositif est mis en place pour empêcher tout rassemblement
à Alger. Les barrages sur les routes empêchent ceux qui viennent de
l’intérieur du pays de rejoindre la capitale. Les véhicules sont arrêtés,
fouillés, et refoulés. Les quartiers sont sévèrement quadrillés. La marche est
un échec.
Puis, pour compléter le tout, dans la nuit du 7 au 8 février, Abdelkader
Moghni, l’imam FIS de la mosquée Essounna, est arrêté, tout comme
Achour Rebihi, membre du bureau exécutif provisoire du FIS, et Mohamed
Touil, président du Conseil départemental d’Alger. Seuls Abderrezak
Redjam et Mohamed Saïd restent alors en liberté. Dans la journée suivante,
le nouveau siège du FIS, où se retrouvaient encore quelques militants, est
fermé. C’est la fin d’une époque, et le début d’une autre, qui vise la
dissolution légale du FIS, après la flambée de violence de février-mars
L’activité politique fébrile qui agite l’Algérie dans les deux semaines
après l’installation du HCE cache mal une situation qui s’est
considérablement dégradée. Les troubles, qui ont commencé à Batna de
manière dramatique, gagnent plusieurs autres villes. Finalement, Alger
s’embrase à son tour, dans un cycle de manifestations incontrôlables, car
dans l’intervalle, la plupart des dirigeants du FIS ont été arrêtés et les
militants sont livrés à eux-mêmes. L’échec est évident : le nouveau pouvoir
n’a aucune démarche cohérente à proposer, à l’exception de la guerre qu’il
va livrer au FIS. Il n’y a ni démarche politique, ni programme économique,
ni stratégie sécuritaire.
C’est dans le domaine sécuritaire que l’échec du pouvoir est reconnu le
plus vite, face aux troubles qui s’étendent et au terrorisme qui apparaît. Il
est prononcé le 8 février, lorsque l’état d’urgence est proclamé. Boudiaf
justifie cette décision deux jours plus tard, dans une déclaration télévisée.
L’état d’urgence a pour objectif « la mise hors d’état de nuire des auteurs de
troubles ».
Dans ce même discours, Boudiaf tente de jeter l’ébauche d’un cadre
politique qui pourrait l’aider à surmonter la crise. Il lance un appel à la
création du Rassemblement patriotique national (RPN), une organisation à
mi-chemin entre le parti et le forum, qu’il compte mettre sur pied pour
contourner les partis. « La société ne doit pas se contenter de compter les
points. Dans la situation actuelle, même ceux qui ne sont pas d’accord
doivent s’engager pour travailler à la reconstruction du pays. Il faut en finir
avec le pessimisme, le scepticisme, l’attentisme. C’est maintenant qu’il faut
manifester son patriotisme ». Il justifie aussi les arrestations,
« indispensables pour le maintien de l’ordre », et l’arrêt du processus
électoral, « nécessaire pour sauver la démocratie ».
Les réactions sont mitigées, sinon hostiles. Le FFS note que Boudiaf n’a
pas évoqué le retour au processus démocratique. Il critique aussi les
prérogatives « exorbitantes » accordées au ministre de l’Intérieur dans le
cadre de l’état d’urgence. Ce ministère est alors occupé par Larbi Belkheïr.
Le RCD demande, de son côté, le départ du gouvernement « fantôme » de
Sid-Ahmed Ghozali, avec qui il entre en conflit.
La Ligue des droits de l’homme de Ali-Yahia qualifie la proclamation de
l’état d’urgence de « remise en cause d’une exceptionnelle gravité de l’Etat
de droit » et de « violation grossière des normes juridiques ». Cette mesure
favorise « les dérapages sur les questions des libertés » et ouvre la voie à
des « violations graves, systématiques et répétées des droits de l’homme, y
compris le droit à la vie ». La Ligue estime que « le délit d’opinion a repris
ses droits. Des milliers de personnes vont être parquées dans des camps de
concentration, appelés pudiquement centres de sûreté », ajoute-t-elle. C’est
le début d’une longue bataille sur les droits de l’homme.
Le FLN aussi maintient son hostilité au HCE. Son comité central, qui
reprend ses travaux le 18 février, estime « urgent de revenir à la vie
constitutionnelle ». Vis-à-vis de Boudiaf, le FLN se contente de lui
« souhaiter la bienvenue », sans plus. En revanche, il se déclare « disposé à
aider à instaurer un large dialogue national qu’organiserait le HCE, à
trouver des solutions aux graves problèmes posés sur la scène politique,
dont les plus urgents sont le retour à la sécurité, à la quiétude et à la vie
constitutionnelle, l’attachement au processus démocratique, qui implique
aussi le choix du peuple ». Seule fausse note, Belaïd Abdessalam, ancien
ministre, futur chef du gouvernement, appelle, tout comme Boudiaf, à la
dissolution du FLN : « Le FLN ferait mieux de partir et de disparaître. Si le
FIS est dissous, on devrait commencer par dissoudre le FLN, car c’est lui le
responsable de la situation actuelle. »
Boudiaf avait lancé le mot « rupture ». Ce mot sera galvaudé, mais on
sent, dès février, que la rupture n’est pas possible, lorsque le remaniement
du gouvernement Ghozali est annoncé, le 22. Ghozali est toujours ministre
de l’Economie, et Nezzar, Belkheïr, Abou Bakr Belkaïd et Lakhdar Brahimi
restent au gouvernement. Seules innovations, le sociologue Djillali Liabès
fait son entrée comme ministre de l’Enseignement supérieur, ainsi que
Hachemi Naït-Djoudi, un dissident du FFS, nommé aux Transports et PTT,
Saïd Guechi, dissident du FIS, désigné à l’Emploi et la Formation
professionnelle, et un autre islamiste hostile au FIS, Saci Lamouri, aux
Affaires religieuses.
Le remaniement est particulièrement mal accueilli. « Il n’apporte aucun
changement », « c’est la montagne qui accouche d’une souris », titre la
presse. L’UGTA estime que « ce n’est pas le changement », et le PAGS
donne le coup de grâce : « C’est un recul. » Le FFS relève que le pouvoir
« a tourné le dos à son propre discours sur le changement radical des
institutions et des hommes ». Dans son style très particulier, fait de nuances
et de réserve, Mehri déclare que « ce n’est qu’un pas très modeste ». En fin
de compte, Ghozali est contraint de se justifier, et avoue que « ce n’est pas
un changement radical. Le vrai changement interviendra plus tard ».
Boudiaf aussi reconnaît que le remaniement ministériel « ne correspond pas
au changement attendu ». « J’ai accepté ce petit changement car il est
impossible de tout bouleverser en un mois. »
Le HCE est alors isolé. Il n’a que l’armée et les forces de sécurité pour le
soutenir, et les rares partis qui avaient salué son avènement pour bloquer les
élections commencent à prendre leurs distances. Ils sont cependant otages
du HCE, car ils n’ont pas de base, ne constituent pas de force politique
réelle. Leur force réside dans la présence de leurs sympathisants au sein du
pouvoir et au sein de la « société civile ». Mais le HCE ne semble pas tenir
compte de cet isolement. A ceux qui le boudent, il déclare qu’il veut
récupérer les locaux attribués aux partis. C’est, de nouveau, une longue
guerre qui vise essentiellement le FLN.
Le FFS a beau « condamner le recours à la violence d’où qu’elle
vienne », et appeler au « dialogue avec les forces politiques représentatives
pour sortir le pays de l’impasse », il n’est guère écouté. Boudiaf choisit une
autre méthode, qu’il énonce le 4 mars. Il déclare qu’il compte « ouvrir le
dialogue avec le peuple directement ». Il ajoute que « le dialogue se fera
démocratiquement, entre partis mûrs, ayant des programmes bien ficelés et
une vision de l’avenir ». Il en exclut les principaux partis car, selon lui, ces
partis veulent le pouvoir, et il est « difficile de dialoguer avec ceux qui font
de la prise du pouvoir leur préoccupation majeure ». En revanche, il
présente le RPN comme « un cadre de résolution simultanée de la question
démocratique et des problèmes du pays ». Il sera « composé de groupes
ayant des idées différentes, mais qui ne s’excluent pas ».
Voulait-il, dès cette époque, prendre ses distances avec le HCE ? Cette
phrase le laisse supposer, car dans une interview au quotidien Essalam, il
déclare : « Je ne suis prisonnier de personne, mais nous sommes tous
prisonniers d’une situation. » Cela ne plaît guère à Aït-Ahmed, qui déclare
le 16 mars qu’il « y a une cohérence dans la démarche actuelle du pouvoir
actuel : c’est l’extinction progressive de la démocratie, en maintenant les
apparences de la démocratie ». Lui-même chef historique de la révolution
algérienne, il récuse à Boudiaf le droit d’agir au nom de la légitimité
historique. « La légitimité populaire est la seule qui vaille, et on ne peut lui
opposer ni la légitimité historique ni la légitimité révolutionnaire », affirme
Aït-Ahmed.
Le forcing pour exiger le dialogue est appuyé par le FIS, qui demande, le
19 mars, dans son communiqué n° 22, l’organisation d’un « dialogue
national » entre les partis qui ont remporté les élections, et un « délai
raisonnable » pour la reprise du processus électoral. Le FIS a assoupli ses
positions, car auparavant, il exigeait la reprise des élections à partir du
second tour des élections législatives, en considérant que le premier tour lui
est acquis.
Les rumeurs sur les divergences entre Boudiaf et la hiérarchie de l’armée,
et au sein du commandement de l’armée lui-même, se confirment fin mars.
Le 30, El-Djazaïr El-Youm annonce la mise à la retraite du général
Mohamed Lamari, considéré comme un partisan d’une solution dure face au
FIS. Selon El-Watan, il y a une « grogne au sein de la hiérarchie militaire ».
Nezzar se sépare de Lamari, considéré comme « un militaire un peu trop
dur, brutal et cassant dans ses rapports avec ses homologues », écrit El-
Watan, qui est traditionnellement bien informé. Lamari est toutefois repêché
par Nezzar, qui en fait son conseiller au ministère de la Défense.
Le parti islamiste est alors sur le point d’être dissous, mais un de ses
dirigeants, Rabah Kebir, bénéficie d’un non-lieu. Kebir avait été arrêté pour
atteinte à corps constitués. Il avait mis en garde le pouvoir qui voulait, selon
lui, « amener le peuple et l’armée à s’entre-tuer ». Il est cependant assigné
à résidence à Collo, sa ville natale, sur la côte est. Il était en détention
depuis le 28 janvier.
Autre question qui embarrasse fortement le pouvoir : les droits de
l’homme. Des milliers de personnes ont été arrêtées et envoyées dans des
centres de sûreté dans le Sud, en plein Sahara. Le spectre de la torture,
largement en diminution depuis 1988, revient en force, selon les
organisations des droits de l’homme. Le HCE crée donc l’Observatoire
national des droits de l’homme (ONDH). Le 7 avril, il nomme à sa tête
Kamel Rezzag-Bara, un avocat membre fondateur de la Ligue algérienne
des droits de l’homme. Le professeur Pierre Chaulet en est vice-président.
L’Observatoire est installé cinq jours plus tard.
Le gouvernement dissout les municipalités FIS et quelques autres,
contrôlées par le FLN, officiellement « défaillantes », à la mi-avril. Il les
remplace par des structures administratives, les DEC (délégation exécutive
communale), dont les membres constitueront une cible privilégiée des
groupes armés. Le FLN demande à ses militants, dès le départ, de ne pas
être membres de ces DEC. Il se demande « comment ces défaillances ont
été prouvées » et si la solution « réside dans leur remplacement par des
délégations désignées ou par la réélection des assemblées concernées ». Si
un militant FLN accepte ces responsabilités, précise-t-il, « il ne représente,
ni n’engage le FLN ».
Le pouvoir semble alors partagé entre plusieurs démarches. L’armée,
engagée dans sa bataille contre le FIS, laisse faire le gouvernement dans la
gestion des affaires économiques, alors que Boudiaf se préoccupe des
échéances politiques qu’il ne semble guère maîtriser. Il annonce que des
élections présidentielles auront lieu avant les législatives, « si possible avant
l’expiration du délai de deux ans ». Cette hypothèse n’avait guère été
envisagée par le pouvoir auparavant. Il ajoute que la Constitution sera
révisée « pour interdire les partis fondés sur la religion ou la langue », alors
que deux mois auparavant, il excluait cette révision. Les partis islamistes
« qui existent doivent disparaître ». Il affirme aussi qu’il « faut mettre un
terme au problème du FIS, qui pose une question de fond, à savoir la
religion en tant que base d’une doctrine politique, ce qui, à mon sens, est un
retour en arrière ».
Ce n’est que le 21 avril, quatre mois après son installation, que le HCE
rend public la composition du Conseil consultatif national. Boudiaf déclare
qu’il a eu des problèmes pour trouver une soixantaine de personnes
susceptibles de faire partie de cette institution. Finalement, la présidence est
confiée à Rédha Malek, 60 ans, un « boumedieniste » qui a été l’un des
rédacteurs de la Charte nationale de 1976. Il y a également Mustapha
Lacheraf, 75 ans, autre intellectuel boumedieniste, Hadj Moussa
Akhamoukh, le chef des Touaregs algériens, M’hammed Boukhobza,
sociologue, chercheur à l’Institut d’études stratégiques globales, Mohamed
Benmansour, président du Syndicat des patrons publics. Il y a aussi la
clientèle traditionnelle de nombreux courants et hommes politiques. En
installant le CCN, Boudiaf appelle les Algériens à adhérer au RPN, pour
mobiliser ceux qui « rêvent d’une Algérie prospère, moderne et
fraternelle ». Il faut un « changement radical », selon Boudiaf, car les
changements de personnes sont « nécessaires mais insuffisants ». Acte
hautement symbolique, le CCN est installé au siège de l’Assemblée
nationale.
La démarche ne plaît guère à l’opposition, toutes tendances confondues.
Le 25 avril, les « sept », qui ont été rejoints par le MAJD de Kasdi Merbah
mais sans le RCD de Saïd Saadi, « désavouent » le HCE, à qui ils
demandent de « reconsidérer radicalement sa position pour enclencher une
logique de réconciliation nationale ». Le HCE ne « compte que sur
l’argument de la force » et « a réduit à néant le capital confiance que les
Algériens étaient prêts à lui accorder », disent-ils dans une déclaration
commune. Ils considèrent que le HCE a « montré ses capacités et ses
limites ». Ils l’accusent de vouloir effacer « toute vie politique
démocratique », de « lancer la création d’organes dépourvus de toute
légitimité, incapables d’entraîner l’adhésion populaire nécessaire au
règlement des problèmes qui s’amoncellent ». Ils demandent donc
l’ouverture du dialogue « sans exclusive », « l’annonce d’un échéancier de
reprise des élections à tous les niveaux », ainsi que l’ouverture des médias
et un nouveau gouvernement de réconciliation.
Cette radicalisation d’une partie de l’opposition qui ne lui était pas
particulièrement hostile au départ, incite Boudiaf à plus de souplesse. Il
déclare donc le 2 mai que le RPN reste ouvert à l’opposition. Il exclut
toutefois ceux qui, selon lui, « ont mené le pays où il est ». Cette précision
est dirigée contre le FIS, mais aussi le FLN contre lequel il maintient la
pression. Il demande en effet « l’assainissement de l’administration » des
éléments FLN, rejoignant ainsi les positions de Ghozali qui affirme que le
FLN a totalement noyauté les structures de l’Etat, empêchant son
gouvernement de travailler. Ghozali repart à l’assaut à son tour, le 4 mai, en
annonçant que le gouvernement a demandé au FLN de restituer
immédiatement le palais Zighout, qui était alors son siège central. Le
gouvernement reprend aussi les journaux El-Moudjahid et Echaab, ainsi
que l’imprimerie d’El-Moudjahid, par simple mesure administrative. Selon
le gouvernement, les partis détiennent 2976 biens immobiliers appartenant à
l’Etat, dont 2292 pour le seul FLN (77 %), 391 pour le FIS (13 %). Ceux du
FIS ont déjà été récupérés.
Le FLN joue la carte de la légalité. Il demande à la justice d’annuler la
décision du gouvernement et se déclare « prêt à collaborer avec le
gouvernement pour trouver des solutions adéquates ». Il ne se fait
cependant guère d’illusions et note que « certaines parties tiennent à donner
un caractère de confiscation à l’opération et à l’utiliser contre le FLN ».
Bien que sachant que la justice n’a plus guère d’indépendance dans ce
genre de situation, le FLN poursuit sa logique jusqu’au bout. Le 12 mai,
Mehri adresse une lettre à Abou Bakr Belkaïd, ministre de la
Communication : « Vos importantes responsabilités, que je respecte, ne
peuvent conférer au ministère, par le fait d’une décision politique, le droit
de disposer de la propriété privée. »
Mais Ghozali contre-attaque le 11 mai, en dénonçant une « campagne de
désinformation de haut niveau » visant à déstabiliser son gouvernement.
« Un groupe, qui considère que le pouvoir lui revient de droit divin, distille
tous les jours des tonnes de rumeurs dans l’unique intention de déstabiliser
mon gouvernement », dit-il dans une allusion claire au courant du FLN
dirigé par Mouloud Hamrouche. « Ce groupe multiplie les déclarations à la
presse étrangère selon lesquelles mon gouvernement est transitoire, et est
allé jusqu’à demander à des pays étrangers de ne pas entretenir des relations
avec nous, sous prétexte que nous n’allons pas durer. » Ghozali accuse ses
adversaires de mener une « stratégie de pourrissement ». « Depuis
l’installation du HCE, dirigé par Mohamed Boudiaf, dit-il, ce groupe ne
cesse de faire part de divergences entre le HCE et le gouvernement ou
l’armée, entre l’armée et le gouvernement, ou encore au sein de l’armée. »
Le désarroi de Ghozali, qui tente d’expliquer ses échecs successifs par un
FLN qui le hante, domine un peu partout. Le FLN et le FFS assistent à la
lente dérive sans pouvoir agir. Douze autres partis tentent de s’unir au sein
d’un Rassemblement national démocratique. Ce sont l’Association
populaire pour l’unité et l’action (APUA-LIBÉRAL) de Mehdi Abbas
Allalou, le Front du djihad pour l’unité (FDU), le Parti national pour la
solidarité et le développement (PNSD-social-démocrate) de Rabah
Bencherif, le Mouvement de la jeunesse démocratique (MJD-libéral) de
Hamidou, le Front du salut national (FSN-social-démocrate) de
Abderrahmane Adjerid, le Front des forces démocratiques (FFD), l’Union
du peuple algérien (UPA), l’Union pour la démocratie et les libertés (UDL),
le Parti progressiste démocrate (PPD), le Mouvement pour l’avenir national
et la démocratie (MAND), et le parti Science, justice et travail. Mais
l’électorat de tous ces partis reste négligeable.
La crise est alors latente et la tension est perceptible. La situation
politique se dégrade, le terrorisme prend de l’ampleur, l’économie
s’enfonce et le pouvoir n’arrive guère à développer une démarche cohérente
qui permette de faire face à la montée des périls. L’ancien président Ahmed
Ben Bella exprime cette crainte le 22 mai, dans une interview au quotidien
le Matin, en déclarant que « le pouvoir va vers le clash ». Nouveauté chez
Ben Bella, il critique l’exclusion du FIS et du FLN, affirmant que « vouloir
faire la société sans le FIS, c’est aller à une aventure. Cette situation de ni
paix ni guerre ne peut durer ».
Dans une interview à l’hebdomadaire l’Observateur, il ajoute : « Nous ne
voulons pas de solution qui provoque une effusion. Vouloir éradiquer une
composante de la société avec le concours de l’armée n’est pas une
solution. Il s’agit de trouver des gens responsables du côté du FIS ». Il se
montre tout aussi sceptique sur l’efficacité du Rassemblement national que
Boudiaf veut lancer : « Je suis certain que le RPN sera une coquille vide.
Boudiaf veut faire l’Algérie avec la majorité silencieuse, alors que cette
majorité le reste indéfiniment. »
Le 3 juin, Mouloud Hamrouche donne au quotidien le Matin, une
interview qui est sa première intervention publique depuis six mois et après
laquelle il observera un silence total de près de deux ans. Hamrouche
demande la formation d’un gouvernement d’union nationale pour sortir de
la situation de blocage. Ce gouvernement aura à « gérer la transition avec le
soutien des partis, sans être partie prenante dans l’échéancier politique de
retour au processus électoral ». Le nouveau gouvernement doit, selon lui,
être formé après « une concertation nationale qui doit regrouper l’ensemble
des forces politiques et sociales, sans exclusive aucune, pour parvenir à un
accord sur des objectifs communs débouchant sur une gestion économique
de la transition, face à une situation qui se caractérise par la violence ».
Le même jour, le FFS appelle à une « réconciliation historique » pour le 5
juillet, anniversaire de l’indépendance. Il demande au pouvoir de créer « le
climat adéquat » pour cette réconciliation, en fermant les centres de sûreté,
en commuant les peines de mort prononcées par les tribunaux, et de
respecter les libertés. Il appelle à ouvrir un dialogue avec l’opposition pour
« l’organisation de la phase transitoire entre le début de la réconciliation
historique et la première échéance électorale ». Pour le FFS, la transition
doit être gérée par un « gouvernement neutre, non partisan » et surveillée
par une Conférence nationale de surveillance de la transition (CNST). Cette
structure se prononcera sur les personnes appelées à gérer, élaborer un
nouveau dispositif électoral et « se prononcer sur les mesures à caractère
urgent que le gouvernement provisoire aurait à prendre ».
Cinq jours plus tard, Solidarité islamique, créée par Cheikh Sahnoun et
Benyoucef Benkhedda, demande la libération immédiate des dirigeants du
FIS. Elle recommande aussi, pour la fête de l’Aïd El-Adha, qui a lieu trois
jours plus tard, la levée de l’état d’urgence, la fermeture des centres de
détention et l’indemnisation des victimes des troubles. Ces mesures
« constitueraient le début du dénouement de la crise », estime Solidarité
islamique qui ajoute que « tout autre acte signifierait la condamnation
préméditée des dirigeants du FIS », dont le procès approche. Enfin, elle
estime que « le pouvoir se doit de ne plus impliquer l’armée » dans la vie
politique.
Ben Bella, Hamrouche, Aït-Ahmed, Cheikh Sahnoun : quatre
personnalités de différentes générations et de différents courants politiques,
ayant chacune une certaine audience auprès de la population, ont tenu un
langage qui se ressemble sur beaucoup de points en peu de jours. Ni
l’armée, ni le gouvernement, ni Boudiaf ne les écoutent. Chaque partie au
sein du pouvoir joue ses propres cartes, de manière désordonnée. C’est
Boudiaf, coincé dans la solitude de l’homme au sommet, qui paiera le prix
le plus cher : sa vie.
Le premier terrorisme
L’échec de Boudiaf
L’assassinat de Boudiaf
Kafi et Abdessalam
L’assassinat de Boudiaf amène tout naturellement Ali Kafi au pouvoir.
Parmi les autres membres du HCE, il est le seul à remplir les conditions
nécessaires pour être désigné à la magistrature suprême. Khaled Nezzar,
patron de l’armée, est l’homme fort du HCE, mais il est gêné par sa qualité
de militaire, car l’armée veut, coûte que coûte, maintenir sur le devant de la
scène un civil. Tidjani Haddam et Ali Haroun ne font pas le poids, et c’est
donc Ali Kafi, patron de l’Organisation des moudjahidine, un homme qui
connaît bien le sérail, qui succède à Boudiaf le 2 juillet. Rédha Malek fait
son entrée au HCE, comme cinquième membre. Avant la nomination de
Kafi à la tête du HCE, Khaled Nezzar reçoit des chefs de partis et des
personnalités, dont Abdelhamid Mehri, Ahmed Ben Bella, Hocine Aït-
Ahmed et Mahfoudh Nahnah, ainsi que l’ancien ministre des Affaires
étrangères Ahmed Taleb Ibrahimi.
Aussitôt après sa nomination, Ali Kafi affirme la continuité de la ligne de
Boudiaf. Il est difficile de faire autrement, aussi souligne-t-il la
détermination du HCE « à affronter, avec toute la force nécessaire, ceux qui
veulent mettre en danger l’intérêt de la nation et allumer les feux de la
dissidence ». Le HCE, dit-il, est « déterminé, quel qu’en soit le prix, à
poursuivre l’application du programme de Boudiaf, en vue de restaurer
l’autorité de l’Etat et l’image internationale de l’Algérie ». Il s’attaque aussi
à Chadli, sans le citer directement. Il dénonce « une politique caractérisée
par l’insouciance, l’irresponsabilité, la négligence et l’atteinte aux intérêts
de la nation », qu’il accuse Chadli d’avoir menée. Il s’en prend aussi au
FIS, qu’il a accuse de mener une « spirale infernale de violence dans le but
de déstabiliser le pays et d’y semer l’anarchie ».
Cette déclaration, très ferme envers les islamistes, semble une réponse à
une offre faite par le FIS par le biais de Minbar El-Djoumouaa aussitôt
après la mort de Boudiaf. La publication du FIS estime que le pouvoir avait
« le choix entre des voies diamétralement opposées : redonner la parole au
peuple à travers ses représentants librement élus, ou augmenter d’un cran le
cycle de la violence, en recourant à des méthodes extrêmes ». Le FIS
affirme aussi sa détermination à ne pas se laisser faire. Il avertit « ceux qui
ont dit : ni Soudan, ni Iran, qu’ils devront également se résigner à ce que
l’Algérie ne soit également ni l’Egypte ni la Tunisie, et encore moins la
Turquie ».
L’avertissement de Minbar El-Djoumouaa apparaît cependant comme
une réaction à chaud, qui est précisée début juillet par deux textes, l’un de
Rabah Kebir, l’autre émanant des structures clandestines du FIS. Les deux
textes posent les principales conditions du FIS pour un retour à une vie
normale, avec notamment la libération des détenus et la reprise des
élections. Dans des déclarations à la presse publiées le 5 juillet, Rabah
Kebir affirme que « la réconciliation nationale prônée par différentes parties
doit commencer par la reconsidération du peuple et des chouyoukh, c’est-à-
dire en libérant ces derniers ainsi que tous les détenus, et en permettant au
peuple de faire, comme tous les autres peuples, son choix en toute
souveraineté ». Avec la réunion de ces conditions, « la réconciliation aurait
un sens », dit-il, ajoutant qu’il est « impératif d’oublier les rancunes et les
différends, et de travailler ensemble à une Algérie où l’islam aurait sa
place ».
Dans un document de sa direction clandestine, le FIS expose, cette fois-
ci, ses conditions détaillées pour sortir de la crise, qu’il estime possible.
L’Algérie « peut ouvrir une nouvelle page » si le HCE « reconnaît qu’il
s’est trompé », déclare le communiqué, qui élève la barre très haut, en
posant des conditions difficiles à accepter par le pouvoir :
1. libération de tous les détenus politiques, à leur tête les dirigeants du
FIS ;
2. annulation de toutes les décisions prises à l’encontre du FIS, de ses
sympathisants, de ses dirigeants et de ses militants ;
3. levée de tous les obstacles empêchant le retour à la volonté du peuple,
en lui permettant le libre choix des hommes et des institutions ;
4. correction, avec courage politique, de toutes les erreurs commises par
le pouvoir depuis juin 1991, en passant par le coup d’Etat de janvier 1992.
Il dénonce aussi un large complot mené, selon lui, contre l’Algérie, le
FIS et l’armée. Le pouvoir veut « la liquidation du FIS et le démantèlement
de sa base populaire », ainsi que « la destruction de l’armée et l’atteinte à
son unité, afin de la détourner de sa mission principale ».
Chez les partis, le nouveau président du HCE est accueilli avec
scepticisme, mais les partis retiennent tout de même la volonté du HCE de
lancer un dialogue national. Le HCE n’a, certes, parlé que de
« communication » avec les autres partenaires, mais l’ouverture est
appréciée par l’opposition, après les six de mois de blocage total que le
pays a connus. Le 3 juillet, Aït-Ahmed, qui a fait preuve d’une hostilité
claire envers le HCE, accorde un préjugé favorable à Ali Kafi. « Le
discours de Kafi, qui est un patriote, ne ferme pas la porte au dialogue et à
la réconciliation », dit-il, mais il note toutefois que Kafi n’a pas « prononcé
le mot démocratie ». Mais le leader du FFS pense qu’un déblocage est
encore possible. « Nous ne pensons pas que Kafi, soucieux de continuité,
n’assume pas la phrase-testament de son prédécesseur, Mohamed Boudiaf,
selon laquelle les élections sont la seule façon pour le peuple algérien de
réaliser le changement auquel il aspire. » Le lendemain, Ben Bella est tout
aussi optimiste. Il déclare que « la recomposition du HCE et les déclarations
de son président ouvrent la voie à une issue salutaire de la crise ». Il se
montre très optimiste sur l’ouverture de la vie politique, avec un rapide
retour à la démocratie. « Les déclarations du HCE initient une conception
saine d’alternance au pouvoir, qui permettra à de nouvelles forces, de
nouveaux hommes de prendre le relais de la génération de novembre. »
Mahfoudh Nahnah ne parle pas d’élections dans l’immédiat, mais espère
une amélioration de la vie démocratique avec le dispositif mis en place
depuis janvier auquel il souhaite la participation de l’opposition. « Nous
souhaitons que les nouvelles autorités pensent d’ores et déjà à la
réconciliation nationale, à l’élargissement du HCE et du Conseil consultatif
national, ainsi qu’à l’organisation d’élections pour sortir l’Algérie de la
crise et parvenir à la sécurité et la stabilité ». De son côté, Boukrouh « salue
la rupture avec les hommes et la mentalité du passé » et affirme son
« soutien à cette démarche, seule capable de remobiliser la nation ».
Mais les partis déchantent rapidement, lorsque la vie politique s’englue
de nouveau dans les querelles, et surtout avec la démission de Ghozali et
son remplacement par Belaïd Abdessalam. Ghozali a déjà été chef de
gouvernement avec Chadli et Boudiaf. Il lui est difficile de rester encore au
pouvoir avec Kafi, bien que les deux hommes aient mené une longue
campagne, durant le second semestre 1991, contre le FLN et Chadli, avant
les législatives de décembre 1991. Ghozali mène une ultime attaque contre
le FLN. Quelques heures avant de démissionner du poste de chef du
gouvernement, le 8 juillet, il rend publique sa démission du comité central
du FLN.
Reçu dans la matinée par Ali Kafi, qui lui demande de quitter le
gouvernement, Ghozali lui envoie, quelques heures plus tard, sa lettre de
démission axée, elle aussi, sur des critiques envers le FLN : « Vous avez
besoin d’un gouvernement que vous aurez nommé vous-même, fort tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur, capable de mettre hors d’état de nuire les forces
du mal qui agissent perfidement à partir de positions acquises dans les
secteurs de l’administration, de l’économie, des médias et de la politique. »
« La pratique de la désinformation par le mensonge et la rumeur organisée,
par l’amalgame et l’imposture, l’organisation de l’opacité, du trouble et de
la division, sont autant de perversions qui dérivent de l’attachement
morbide au pouvoir », ajoute-t-il. Il veut également lier son sort à celui de
Boudiaf. « Parce que Boudiaf dérangeait, on a mené contre lui et contre le
gouvernement une véritable guerre, une guerre de chaque instant, avec les
moyens les plus bas et les plus pernicieux. » Enfin, Ghozali tente un ultime
assaut pour être maintenu au gouvernement. Il affirme en effet que Boudiaf
lui avait « renouvelé sa confiance » juste avant sa mort. Mais le bilan de
Ghozali est trop négatif pour qu’il soit maintenu. Il part sur un triple échec :
l’échec électoral, l’échec économique, et l’échec dans le domaine
sécuritaire, qui a culminé avec l’assassinat du président Boudiaf.
C’est Belaïd Abdessalam, 64 ans, symbole de l’ère Boumediene, dont il a
été ministre de l’Industrie et de l’Energie pendant treize ans, qui est nommé
à la tête du gouvernement. L’homme a beaucoup de comptes à régler avec
les responsables de l’ère Chadli. Il en veut d’abord à Chadli, qui l’a humilié
en mettant en doute la politique industrielle et pétrolière qu’il a menée, et
en ouvrant des enquêtes parlementaires sur des gros contrats qu’il a passés.
Initiateur du fameux plan « Valhyd » (valorisation des hydrocarbures)
réalisé par la firme américaine Bechtel, Belaïd Abdessalam misait sur une
période d’exportations intensives des hydrocarbures dans les années
soixante-dix et quatre-vingt, pour assurer le financement d’une
industrialisation menée à marche forcée susceptible de faire entrer l’Algérie
dans le cercle des pays industrialisés à la fin des années quatre-vingt.
Chadli, son premier ministre, Abdelhamid Brahimi, et son ministre de
l’Energie, Belkacem Nabi, ont abandonné cette démarche, lui préférant une
politique plus pragmatique, basée sur la préservation des hydrocarbures,
notamment le pétrole, dont les réserves sont limitées. Belaïd Abdessalam a
consacré un livre, le Gaz algérien, stratégie et enjeux, à démontrer que
l’Algérie a perdu 40 milliards de dollars de recettes à cause de la politique
pétrolière de Chadli. Belkacem Nabi a répondu dans un autre livre, Où va
l’Algérie ?, dans lequel il veut, à son tour, prouver que la politique
pétrolière suivie dans les années quatre-vingt a permis de rectifier les
erreurs commises dans les années soixante-dix et d’éviter celles qui
devaient être faites dans les années quatre-vingt.
Belaïd Abdessalam a aussi longtemps été le patron et le protecteur de
Ghozali, lorsqu’il était ministre de l’Energie, et Ghozali patron de
Sonatrach. C’est donc « le maître qui succède à l’élève », selon une formule
utilisée par la presse. En fait, le pouvoir mythifie un passé, celui de l’ère
Boumediene, qu’il veut opposer à la décadence de l’ère Chadli. C’est donc
la restauration d’un système ancien dans toute sa splendeur qui est
souhaitée avec Belaïd Abdessalam, un passé qui cadre avec la réputation du
nouveau chef du gouvernement : austère, déterminé, partisan de la justice
sociale et de la centralisation à outrance. Quelques mois avant sa
nomination, Abdessalam avait lancé l’idée d’une « économie de guerre »,
une gestion basée sur une réduction draconienne des importations. En fait,
dans les années soixante-dix, Abdessalam avait géré l’économie dans une
situation où le pétrole était relativement cher, où le marché pétrolier était
contrôlé par l’OPEP, et où les besoins de consommation du marché algérien
étaient limités.
Avec Belaïd Abdessalam, le système veut aussi reprendre le contrôle de
l’économie, qui lui avait échappé avec les réformes économiques et
l’ouverture faite au secteur privé. Le verrouillage de l’expression politique,
le blocage des élections et les remises en cause des libertés fondamentales
avaient été entamés par les autres structures de l’Etat, administration, armée
et services de sécurité. Il ne restait plus qu’à rétablir le contrôle de
l’économie pour rebâtir l’ancien système centralisé. La tâche est donc
confiée à Abdessalam, qui prend officiellement ses fonctions le 13 juillet, et
annonce, le 19, la formation de son gouvernement, marqué par deux faits
majeurs : le départ de Larbi Belkheïr et Abou Bakr Belkaïd. Le premier,
ancien ministre de l’Intérieur, un des hommes les plus proches de Chadli,
considéré par l’opinion comme un des symboles de l’ancien système, avait
réussi à survivre six mois à Chadli. Quant à Belkaïd, « républicain », anti-
islamiste, proche du RCD, c’est l’un des hommes les plus agissants dans les
lobbies qui dominent la vie politique algérienne. Belaïd Abdessalam,
comme Ghozali, garde pour lui-même le portefeuille de l’Economie. Saïd
Guechi, dissident du FIS, Hachemi et Naït-Djoudi, dissidents du FFS,
récupérés par Ghozali, ne font plus partie du gouvernement, dans lequel
apparaissent Saci Lamouri, un islamiste anti-FIS aux Affaires religieuses, et
Hamraoui Habib Chawki, un animateur de télévision de trente ans, nommé
au poste délicat de ministre de l’Information.
Pendant que Belaïd Abdessalam poursuit ses consultations pour former
son gouvernement, l’armée mène une double bataille sur le front politique.
Par le biais du HCE, elle affirme sa volonté d’en finir avec le FIS, dont le
procès reprend en juillet, et maintient sa volonté d’ouvrir un dialogue avec
les autres courants politiques. Ainsi, le 14 juillet, au moment où le
procureur du tribunal militaire de Blida demande la prison à perpétuité
contre Abbassi Madani et Ali Belhadj, le HCE examine « les voies et
moyens » pour organiser le dialogue avec les partis. Il a consacré une
réunion à étudier « les voies et moyens d’organiser, dans l’immédiat, la
communication avec les personnalités nationales et les partis politiques,
dans le cadre du renforcement de l’autorité de l’Etat, de la stabilité des
institutions et d’une démocratie orientée vers le progrès et la modernité ».
Une semaine plus tard, le 22 juillet, le HCE réaffirme qu’il y aurait
« dialogue avec les personnalités et les associations à caractère politique »,
mais souligne « la nécessité de poursuivre la consolidation de l’autorité de
l’Etat dans tous les domaines ».
Le même jour, Abdessalam fait son premier discours à la télévision. Il
annonce un programme d’austérité et une lutte « implacable » contre la
corruption. « L’effort que la situation actuelle impose à chacun sera
douloureux, car il nous faudra comme jamais auparavant faire preuve de
rigueur et d’abnégation », dit-il. Il évite cependant de parler d’économie de
guerre, mais relance sa volonté de faire partager l’austérité à toutes les
catégories sociales. « L’austérité nécessaire n’a de sens ni d’efficacité que si
elle est équitablement partagée, et la démocratie ne peut s’établir
véritablement dans la misère et la frustration », ajoute-t-il. Abdessalam n’a
pas encore élaboré son programme économique, qu’il ne publie qu’un mois
plus tard, mais il en trace les grandes lignes : restauration d’une économie
centralisée, élimination des disparités sociales, et mise en place des bases
d’une économie de marché. C’est une économie centralisée, basée sur le
« tout Etat », dans la tradition des systèmes de parti unique.
C’est le front sécuritaire et l’agitation autour des mosquées qui occupent
cependant la priorité dans l’action du nouveau pouvoir. Le FIS a en effet
lancé une campagne de protestation contre la condamnation de ses
dirigeants par le tribunal militaire de Blida. Le 20 juillet, on compte un mort
et deux blessés à Diar El-Djemaa, à Alger, dans la dispersion d’une
manifestation organisée par des militants du FIS. Saci Lamouri lance alors
sa guerre contre le FIS, en appelant les fidèles à « empêcher toute personne
tentant d’utiliser la mosquée pour tenir des propos injurieux et semer la
discorde entre les croyants, au moment où le pays a besoin d’union, de
tolérance et de concorde ». Utilisant les mêmes arguments religieux que les
islamistes du FIS, il affirme que « le fikh (jurisprudence) et la chariaa
stipulent que la prière derrière ces personnes n’est pas légale ». Il appelle
également « au respect du caractère sacré de la mosquée ».
Son appel n’est guère entendu, car dès le 24 juillet, trois personnes, dont
deux enfants, sont tuées à Berrouaghia, à cent kilomètres au sud d’Alger,
après la prière du vendredi. A l’appel d’un imam d’à peine vingt ans, qui
sera arrêté quelques jours plus tard, une marche est sur le point d’être
organisée à la fin de la prière. Des femmes et des enfants sont placés dans
les premiers rangs. Les forces de l’ordre encerclent alors la mosquée. Selon
des témoignages confirmés sur place, un officier des services de sécurité va
discuter avec les militants, leur rappelant l’interdiction des marches et les
avertissant que la force sera utilisée contre toute manifestation. Les
militants du FIS l’encerclent, de manière menaçante, sans qu’il soit prouvé
qu’ils sont armés. Dans la confusion qui s’installe, les autres éléments des
forces de l’ordre tirent pour permettre à leur collègue de se dégager. Ils
redoutent la présence d’éléments armés parmi les militants du FIS, comme
cela est devenu courant. Il y a 3 morts, et 214 personnes interpellées sont
présentées le 29 au tribunal, dont 73 sont remises en liberté provisoire.
Traduits devant un tribunal des flagrants délits, 33 parmi les accusés sont
condamnés à des peines entre trois mois et un an de prison. A Djelfa, à cent
kilomètres plus au sud de Berrouaghia, il y a, le même jour, un mort et
plusieurs blessés dans une autre marche similaire après la prière du
vendredi. Des incidents éclatent également à Batna, Alger, Ouled Yaïch, un
quartier populeux de Blida, où une mosquée est fermée. Plusieurs imams
nommés par l’Etat n’arrivent pas à prendre leurs fonctions.
Moins d’un mois après la mort de Boudiaf, le HCE semble toutefois en
mesure d’élaborer une démarche axée sur quatre points. D’abord, définir le
cadre et les conditions d’un dialogue national avec l’opposition. Ensuite,
maintenir la pression politique contre le FIS et adopter de nouvelles
méthodes dans la lutte antiterroriste. En troisième lieu, adopter une
démarche économique qui puisse au moins atténuer la dégradation de
l’économie algérienne, au moment où la situation sécuritaire ne permet
guère d’espérer la moindre amélioration. Enfin, tenter de sortir de
l’isolement international dans lequel se trouve l’Algérie depuis l’arrêt des
élections en janvier 1992.
Le HCE énonce ainsi, le 26 juillet, les conditions pour participer au
dialogue qu’il veut lancer. Deux jours plus tard, il appelle de nouveau les
partis à « condamner les actes criminels contre la paix publique »,
soulignant que c’est « un impératif national. La position commode qui
consiste à demeurer dans une prétendue neutralité entre les forces du mal et
celles qui veillent à la pérennité de l’Etat et à la quiétude des citoyens ne
peut être que le résultat de calculs fallacieux », déclare le HCE. Il rappelle
que « la préservation de l’ordre public est l’affaire de tous », et interprète la
position des partis comme une « passivité complice dont l’opinion publique
saura tirer les conséquences ».
Ali Kafi précise les contours du dialogue, en déclarant, le 18 août, que
« le HCE compte tenir un dialogue serein et objectif qui mettra les partis
face à leurs responsabilités et les fera sortir de leur attentisme et de leur
fausse neutralité ». Il demande aux partis d’adopter une position claire vis-
à-vis de la démocratie. « On ne peut plus accepter des méthodes
antidémocratiques sous le couvert de la démocratie », dit-il. Cet
avertissement semble s’adresser aux partis anti-islamistes, notamment le
RCD et le PAGS, qui veulent un « changement radical », tout en demandant
au pouvoir de ne pas dialoguer avec les islamistes. On note déjà que le
pouvoir tente de mettre les partis en accusation. Le 30 août, enfin, le HCE
annonce que le dialogue commencera le 21 septembre.
Vis-à-vis du FIS, le HCE annonce, le 8 août, que « des actions seront
engagées pour faire en sorte que les mosquées qui continuent à être utilisées
à des fins partisanes et à propager l’appel à la division et à la violence
cessent de constituer des foyers de fitna ». Mais c’est le ministre de
l’Intérieur, Mohamed Hardi, qui innove dans le traitement du FIS, dans une
interview publiée par le quotidien El-Watan le 3 septembre. « Ce sont nos
frères », dit-il à propos des militants du FIS. « Je leur dis simplement : si
vous êtes musulmans de bonne foi, et si vous voulez assainir votre société
de tous les cancers qui ont gangrené le pays pendant la décennie quatre-
vingt, faites-le avec nous, car c’est aussi notre programme, notre objectif.
Aidez-nous », dit-il, estimant que les islamistes qui sont pour la violence
sont « minoritaires ». Il promet que le retour au processus électoral sera
accéléré « si les frères qui sont de bonne foi et qui se réclament du projet
d’Etat islamique se démarquent totalement de la pratique du terrorisme, la
condamnent et la combattent ». Belaïd Abdessalam reprendra lui aussi cette
démarche envers le FIS, en appelant la base islamiste à le soutenir.
Mais cette offre du ministre de l’Intérieur est accompagnée d’une menace
tout aussi claire, car il annonce également la formation de nouvelles unités
spécialisées, à l’étranger et en Algérie, pour faire face au terrorisme.
L’Algérie, dit-il, doit disposer d’un outil sécuritaire « à la mesure des
problèmes » qui se posent. L’appareil sécuritaire « a été cassé, comme tout
le reste », lors de la « décennie noire », une formule qui devient célèbre
pour désigner les années Chadli. Mais cette formule gêne beaucoup de
hauts responsables, qui étaient en poste sous Chadli, parmi lesquels le
ministre de la Défense Khaled Nezzar. Selon Hardi, « les gens qui étaient
aux postes de commande du pays, et qui ont quitté le pouvoir, ont laissé des
bombes à retardement destinées à empêcher toute reprise en main des
affaires par une équipe de nationalistes propres, qui ont les capacités réelles
de remettre le train sur les rails. Le gouvernement ne déclare pas la guerre à
ces gens, il insiste sur la nécessité de la rupture avec le passé. »
Les petits pas du pouvoir dans le sens de l’ouverture et du dialogue
rassurent quelque peu certains courants de l’opposition et en inquiètent
d’autres. Mais ceux qui sont rassurés ne le sont jamais totalement, et
expriment leurs critiques et leur scepticisme. Le FFS note, le 27 juillet, que
« le temps lui a donné raison », car « la restauration de l’ordre public par le
seul usage de la force a montré ses limites ». « La répression s’avère
incapable, à elle seule, de résoudre un problème éminemment politique de
légitimité », déclare le parti de Aït-Ahmed, aussi relance-t-il l’idée d’un
contrat national pour la démocratie. Le FLN s’inquiète, de son côté, devant
la concentration du pouvoir législatif et exécutif aux mains du HCE. Il
estime que c’est une « dérive grave de nature à compliquer la période
transitoire et à compromettre le retour à la situation normale ». Il se déclare
« opposé à toute initiative » visant à changer les lois, en soulignant que les
lois en vigueur ont été votées par une « Assemblée législative régulière
élue », alors que les décisions du HCE et celles du gouvernement sont « des
actes administratifs, sous couvert d’avis d’un Conseil consultatif et sous
motif d’état d’urgence ».
Le FIS garde, lui aussi, un mince espoir, malgré le glissement de larges
franges en son sein vers la violence. Minbar El-Djoumouaa estime, début
août, qu’il « est encore temps, il est encore permis d’espérer, l’Algérie peut
être sauvée ». Il pose cependant des conditions que le HCE ne peut guère
accepter, comme la libération de ses dirigeants et le retour aux élections.
Rabah Kebir, qui venait de quitter l’Algérie dans des conditions obscures,
alors qu’il était en résidence surveillée dans sa ville de Collo, sur la côte est,
précise ces conditions dans une interview au quotidien français le Monde à
la mi-septembre. Il fixe quatre conditions pour le dialogue : la libération des
détenus du FIS, la cessation des arrestations, le rétablissement des élus du
FIS dans leurs fonctions, et l’organisation du second tour des législatives.
Ces conditions signifient un retour à la situation qui prévalait avant la
démission de Chadli.
Rabah Kebir trouve un allié inespéré, l’ancien ministre des Affaires
étrangères Ahmed Taleb Ibrahimi, un des ténors du courant islamiste au
sein du FLN. Début août, Taleb Ibrahimi avait déclaré au quotidien
saoudien Echarq El-Awsat que « la normalisation de la situation politique
passe nécessairement par la réhabilitation politique, d’une manière ou d’une
autre, du FIS ». Accusé par la presse et les partis anti-intégristes d’être le
« parrain » du FIS, Taleb Ibrahimi note que « la réalité islamique est
incontournable ».
Les partis favorables au dialogue sont alors le FFS, le FLN, Hamas de
Mahfoudh Nahnah, Ennahdha de Abdallah Djaballah, le MDA d’Ahmed
Ben Bella, le MAJD de Kasdi Merbah et le PRA de Noureddine Boukrouh.
Des personnalités, comme Taleb Ibrahimi, Cheikh Sahnoun, le guide
spirituel des islamistes,- l’ancien président du GPRA Benyoucef Benkhedda
sont également en faveur du dialogue, alors que deux partis lui sont hostiles
• le RCD de Saïd Saadi et le PAGS de Hachemi Cherif. La presse en arabe
est généralement favorable au dialogue, et celle en français est contre. Chez
les intellectuels et au sein des associations influentes, les mêmes clivages
apparaissent.
Faisant le constat de ces clivages, qui s’ajoutent à une sérieuse
détérioration de la situation économique et une recrudescence du
terrorisme, Ali Kafi appelle, le 20 septembre, à la veille du dialogue, à un
« répit ». L’Algérie a besoin d’un « répit pour faire face à la crise », dit-il.
« Notre volonté est que se dégage auprès de tous la volonté de parvenir à un
consensus national permettant au pays de disposer du répit indispensable
pour sortir de la crise dans les meilleures conditions. » « L’instauration d’un
système démocratique exige qu’il soit définitivement mis fin aux actes de
sabotage et que soit instaurée la pleine autorité de l’Etat. »
Cet appel est lancé la veille de l’ouverture du dialogue, mais rien n’est
visiblement réglé. L’armée et les forces de sécurité n’arrivent pas à
éliminer, ni même à réduire le terrorisme. Le HCE et le gouvernement
tiennent deux discours contradictoires envers le FIS, le premier voulant le
contrer par la force, le second souhaitant récupérer sa base. Le pouvoir
n’arrive pas à adopter une position homogène envers les dirigeants du FIS
non jugés. Au moment où Moghni, l’élu de Bab-El-Oued lors des
législatives de décembre 1991, est libéré après sept mois de détention, la
demande de remise en liberté provisoire de Abdelkader Hachani est rejetée
le 29 septembre. Les autres partis sont tantôt courtisés, tantôt attaqués. La
presse, dont la liberté est réaffirmée, commence à subir les premiers coups
durs. Puis, finalement, sous la pression du terrorisme, le pouvoir cède à la
radicalisation. Il durcit progressivement ses positions, hypothéquant lui-
même le dialogue qu’il vient de lancer pour se retrancher dans des positions
radicales.
Verrouillage
Le terrorisme s’installe
La lutte antiterroriste
L’arrêt des élections, après le premier tour des législatives remporté par
le FIS le 26 décembre 1991, marque le retour de l’armée au premier plan de
la vie politique algérienne. Elle a alors à sa tête quatre généraux-majors et
un général, qui jouent un rôle-clé dans la démission de Chadli et
l’institution du Haut Comité d’Etat. Khaled Nezzar est ministre de la
Défense, numéro un de l’armée et homme fort du HCE. Mohamed
Guenaïzia, qui avait déserté de l’armée française en 1958 avec Khaled
Nezzar, pour rejoindre l’Armée de libération nationale, est chef d’état-
major. C’est un homme plutôt discret. Abbès Benabbès Ghezaïel,
commandant de la gendarmerie, est un anti-intégriste radical, dont les
troupes ont affronté les groupes armés sur le terrain depuis longtemps. Larbi
Belkheïr, officiellement à la retraite, occupe quant à lui le ministère de
l’Intérieur, après avoir été la plaque tournante de la présidence de la
République pendant une décennie, en servant d’homme de liaison entre les
civils et les militaires en tant que chef de cabinet du président Chadli
Bendjedid, puis secrétaire général de la présidence. Le cinquième homme
est simple général, mais ce n’est pas le moins puissant : c’est Toufik
Mediene, le moins connu de tous, patron de la sécurité militaire, ce qui le
place dans un poste déterminant, celui de la détention de l’information. Un
autre général, promu major plus tard, Mohamed Lamari, pointe à l’horizon.
Commandant des forces terrestres, il est présenté par la presse sous la
caricature du militaire, violent, cassant, voulant à tout prix en découdre
avec les groupes armés.
Cette équipe apparaît unie dans un premier temps. C’est elle qui décide
du départ de Chadli Bendjedid et fait appel à Boudiaf. Curieusement, à
l’exception de Mohamed Lamari, tous les autres ont été des proches de
Chadli. Khaled Nezzar, Larbi Belkheïr, Toufik Mediene et Abbès Ghezaïel
ont été ses hommes de confiance. Il les a mis à la tête de l’armée, au
détriment d’autres officiers, contraints à la retraite, comme les généraux
Rachid Benyellès, Kamel Abderrahim et le futur président Liamine Zeroual,
démissionnaires après octobre 1988.
Face à la victoire du FIS en décembre 1991, ces officiers supérieurs ont
fait bloc pour négocier le départ de Chadli Bendjedid et arrêter les élections.
C’est Khaled Nezzar qui donne l’impression de parler au nom de tous et qui
réussit, tant bien que mal, à maintenir un minimum de cohésion au sein de
l’armée. Il se révèle bon diplomate, en réussissant à garder un consensus
autour de la ligne officielle suivie par le commandement, alors que
l’institution, hostile au FIS, est cependant traversée par des courants assez
contradictoires.
L’habileté de Khaled Nezzar apparaît rapidement, lorsqu’éclate la
première crise au sein du commandement. Fin mars, la presse révèle la mise
à l’écart du bouillant général Mohamed Lamari, et son remplacement à la
tête des forces terrestres par le général Khelifa Rahim, chef de la deuxième
région militaire. La crise est due essentiellement à un conflit qui oppose
Mohamed Lamari au général-major Abbès Ghezaïel sur la direction de la
lutte antiterroriste. Face à la nécessité de l’intervention de l’armée, sont
créées des unités mixtes, composées de la police, de la gendarmerie et de
l’armée. Lamari estime tout naturellement que c’est à l’armée que revient le
commandement de ces unités. Il veut donc coiffer les unités antiterroristes.
Abbès Ghezaïel estime que c’est à la gendarmerie que revient cette tâche de
commandement, car l’armée ne vient qu’en appoint aux autres forces de
sécurité. Force paramilitaire ayant une activité de police, la gendarmerie
mène déjà un travail de police, en temps normal. En plus d’une question de
leadership, se pose celle d’un choix politique, en ces premiers mois de
1992, lorsque se produisent les premiers attentats : faut-il mettre l’armée en
première ligne, et tout de suite, ou bien est-il préférable de la préserver ?
Khaled Nezzar tranche ce premier conflit en faveur de Abbès Ghezaïel,
mais il gère bien la crise. Lamari est mis en réserve, pour se retrouver
conseiller de Khaled Nezzar. Il attend son heure. Puis, dans la foulée de
cette crise, un mouvement est effectué à la tête des régions militaires,
marqué notamment par le passage du général Ahmed Salah Gaïd à la tête de
la deuxième région militaire, en remplacement de Khelifa Rahim, installé le
19 avril à la tête des forces terrestres pour succéder à Lamari. Le général
Chaabane Ghodhbane, attaché militaire à Paris, est nommé à la tête des
forces navales.
Entre la gestion de ses équilibres internes, les impératifs sécuritaires qui
se posent dans ses propres rangs, et le rôle politique de premier plan qu’elle
doit assumer, l’armée se trouve constamment sur la brèche, sans qu’elle y
soit réellement préparée. Non seulement elle n’est pas en mesure d’élaborer
une nouvelle démarche politique, mais elle n’en a pas le temps. Ainsi,
Khaled Nezzar a-t-il à peine le temps de déclarer, début juin, au quotidien
Essalam, que l’armée est favorable à une « réconciliation nationale »,
incluant les islamistes modérés, que Mohamed Boudiaf est assassiné, trois
semaines plus tard.
Boudiaf avait-il l’intention de limoger d’importants responsables de
l’armée, à l’occasion du 5 juillet 1992, trentième anniversaire de
l’indépendance ? La presse l’a souvent écrit, mais aucune indication
sérieuse n’a étayé cette information. Toujours est-il qu’à l’occasion de cet
anniversaire, cinq généraux ont été promus au grade de général-major. Ce
sont Tayeb Derradji, inspecteur des forces terrestres, originaire de l’Est,
considéré comme proche des courants traditionalistes, Abdelhamid Djouadi,
chef de la cinquième région militaire de Constantine, originaire de Kabylie,
proche des partis anti-intégristes, Ahmed Djenouhat, chef de la première
région militaire, politiquement peu marqué, Mohamed Lamari, conseiller de
Nezzar, originaire de Biskra mais ayant vécu à Alger, partisan de méthodes
musclées, et Khelifa Rahim, commandant des forces terrestres, qui n’a pas
d’attaches politiques marquées.
Lamari se voit confier le commandement des forces spéciales.
L’opération de mise en place commence progressivement, et les barrages et
opérations auxquelles participe l’armée apparaissent en été. Les « forces
combinées », regroupant des unités de police, de l’armée et de la
gendarmerie commencent à mener des opérations coups de poing, mais le
schéma traditionnel est maintenu : le travail de renseignement est mené par
la police dans les villes et par la gendarmerie dans les zones rurales, l’armée
se contentant d’apporter un soutien logistique et l’appui de forces spéciales.
L’armée est aussi confrontée à un sérieux problème, concernant
l’infiltration d’éléments islamistes dans ses rangs. Les structures internes de
renseignements et de contrôles sont renforcés, et plusieurs centaines
d’officiers subalternes sont radiés de l’armée pour leur sympathie, réelle ou
supposée, avec le FIS. La mutation est cependant lente à se faire dans les
méthodes de travail des services de renseignements de l’armée, et il est
difficile d’empêcher certaines opérations spectaculaires, comme les vols
d’armes à Reghaïa et Dar El-Beïda, dans la banlieue est d’Alger, Beni-
Messous, dans la banlieue ouest, ainsi que les affaires de Bechar et Ouargla,
dans lesquelles plusieurs dizaines de militaires sont impliqués. Ces affaires
ne sont pas révélées, et ce n’est qu’à l’occasion de procès devant les
tribunaux militaires qu’elles sont rendues publiques. Comme l’attaque de la
caserne de Bouguezoul, elles sont réalisées grâce à la complicité de
militaires.
A Reghaïa, c’est un sous-lieutenant qui mène l’opération pendant le
week-end, réussissant à emporter une camionnette d’armes, dont des lance-
roquettes. Il agit pendant sa permanence, pour contrôler les sentinelles sans
tirer un seul coup de feu ni faire de victime. Les armes sont acheminées
vers les maquis tout proches, contrôlés par Saïd Makhloufi.
A Ouargla, des officiers, dont deux capitaines et une vingtaine de
lieutenants, sont impliqués dans une autre affaire, avec la complicité d’un
militant du parti Ennahdha, Ali Kennouche, candidat de ce parti lors des
législatives dans la ville de Skikda, fief de Abdallah Djaballah, leader
d’Ennahdha précisément. Leur procès s’ouvre le 24 janvier 1993, à huis
clos. Ils sont accusés de direction et constitution de groupes armés, atteinte
à la sûreté de l’Etat et à l’unité de l’armée, complot et infraction aux
consignes générales de l’armée. Le procès donne lieu à 20 condamnations à
mort, dont 16 par contumace, 4 condamnations à la prison à perpétuité.
Puis, le 22 août, deux sous-lieutenants d’active sont condamnés à mort par
contumace par la cour spéciale d’Alger. Ils sont accusés d’être les auteurs
du vol d’armes, en août 1992, à la caserne de Dar El-Beïda.
A Bechar, des militaires tentent de détourner un chargement d’armes. La
presse rapporte qu’ils étaient en rapport avec Saïd Makhloufi. Dans toutes
ces affaires, un des principaux avocats des islamistes, maître Mechri,
affirme que ces opérations ont été des montages des services de sécurité.
Cette affaire, jugée devant le tribunal militaire de Béchar à partir du 20
décembre 1992, concerne 79 inculpés, dont 17 en fuite, parmi lesquels 8
civils. Poursuivis pour constitution de bande armée, direction de bande
armée, tentative d’organisation d’un complot, non-dénonciation de crimes,
distribution de tracts de propagande pouvant nuire à l’intérêt du pays, ils
sont accusés d’avoir mené une opération dirigée par un capitaine,
Chouchane, qui serait un proche de Saïd Makhloufi et de Abdelkader
Chebouti. Les prévenus devaient attaquer deux casernes, une à Sidi-Bel-
Abbès et une à Batna, et l’Ecole nationale des ingénieurs et techniciens
(université militaire) près d’Alger, selon les comptes rendus de presse.
Leur procès est reporté dès le premier jour, pour « non-respect de la
souveraineté du tribunal par les prévenus ». Les prévenus refusent de se
lever à l’entrée de la cour et font du chahut. Le juge ordonne de les faire
sortir. Le procès reprend une semaine plus tard. Mais au cinquième jour du
procès, les avocats, dont maître Mechri, se retirent pour protester contre
« les violations flagrantes de la procédure ». Cinq avocats militaires sont
commis d’office. Le verdict est prononcé le 8 janvier 1993 : 20
condamnations à mort, dont 15 par contumace, et 4 condamnations à la
détention à perpétuité.
Khaled Nezzar reconnaît aussi des désertions, mais il minimise leur
importance. Les poursuites engagées contre les déserteurs sont
particulièrement sévères, car en plus de leur entraînement qui fait craindre
le pire, ils sont considérés comme des traîtres. Les peines requises et
prononcées contre eux sont généralement les plus lourdes. Les opérations
dans lesquelles participent des déserteurs sont aussi particulièrement
sanglantes.
Deux partis, le FFS et le FLN, veulent que l’armée se maintienne en
dehors des luttes politiques, pour préserver son unité et sa cohérence. Le
FLN affirme, le 26 janvier 1993, son souci de « sauvegarder l’Armée
nationale populaire et les services de sécurité et de préserver leur crédit et
leur unité ». Ces corps ont « supporté seuls jusqu’à présent le poids de la
violence », note-t-il. Le 14 février, le FFS estime qu’il est « urgent de
désengager l’armée des tâches de police et de la placer au-dessus des
contingences politiques ». Ceci lui permettra « d’occuper sa véritable place
dans la vie nationale », de travailler au retour rapide du processus
démocratique, et de jouer un rôle d’arbitre dans la gestion de la transition
démocratique ». Progressivement, le FFS va demander des négociations
avec l’armée, pour parvenir à un accord national dont l’armée elle-même
serait garante.
Autre problème que l’armée dit gérer : sa logistique. Equipée
essentiellement de matériel soviétique, l’armée algérienne est confrontée à
des problèmes d’équipement, de pièces détachées et même de fourniture de
commandes. La dette militaire auprès de la nouvelle Russie s’élève à près
de quatre milliards de dollars, mais elles n’est pas payée de manière aussi
régulière que la dette civile. Les dirigeants algériens espèrent que leurs
partenaires russes se montreront coopératifs, mais il n’en est rien. C’est
l’ambassadeur russe à Alger qui exprime publiquement les exigences de son
pays en matière de paiement de la dette, dans un article publié dans un
journal russe. Mais les problèmes ne sont pas résolus, et l’armée algérienne
éprouve alors de sérieuses difficultés à maintenir son programme
d’équipement.
Une formule est tentée pour acheter certains équipements légers et pièces
détachées auprès de l’Egypte, avec un financement saoudien. Khaled
Nezzar se rend, le 10 janvier 1993, en Arabie Saoudite à cet effet. Le 25
janvier, à Alger, il reçoit une délégation militaire égyptienne, conduite par
le général Mohamed El-Maghraoui, directeur de l’armement. Quelques
résultats sont obtenus, ce qui permet, avec l’apport de quelques entreprises
algériennes, de doter l’armée d’un minimum de matériel qui lui permet de
maintenir son équipement.
C’est dans ce contexte que l’armée commence à élaborer une nouvelle
démarche politique. La plupart des partis lui demandent d’agir, mais pour
des objectifs différents. Pour les uns, elle doit prendre le pouvoir
directement pour contrer le FIS et mettre fin aux hésitations. Pour d’autres,
elles doit participer au dialogue ou l’organiser, ou encore se retirer
totalement du jeu politique.
L’armée constate, elle aussi, qu’elle ne peut maintenir indéfiniment le
statu quo. Un an après avoir convaincu Chadli de partir, elle note qu’elle ne
fait que s’enliser, faute d’une démarche politique claire, avec des objectifs
précis et un plan de bataille cohérent. Elle charge alors un de ses officiers
supérieurs, le général Mohamed Touati, de s’exprimer en son nom dans la
revue de l’armée El-Djeïch, début mars 1992. Touati, qui accède au grade
de général-major le 5 juillet suivant, pour apparaître comme l’éminence
grise de l’armée, écrit un long article, repris par les journaux, pour
expliquer pourquoi l’armée est intervenue en janvier 1992, et ce qu’elle
compte faire.
Touati explique l’intervention de l’armée en janvier 1992 en affirmant
qu’elle ne pouvait « rester l’arme au pied » face aux menaces contre l’Etat.
Elle a donc « fait face aux dangers de heurts et de troubles menaçant la paix
civile » et « répondu résolument à ce qui est attendu d’elle en rétablissant le
calme dans le pays ». L’armée n’est pas « un instrument dénué d’idéal » et,
« lorsque les circonstances l’exigent, et qu’apparaissent des incertitudes sur
la voie à suivre, (l’armée) s’engage résolument ».
Fixant les « valeurs-repères juridiques, morales, religieuses et sociales »
de « l’Etat national républicain », il affirme qu’il « doit consacrer la
primauté du droit dans un Etat constitutionnel ». « A l’ombre de l’Etat
républicain, nul désormais ne devrait pouvoir exercer un pouvoir illégitime
et échapper à un contrôle constitutionnel organisé et codifié selon des règles
universelles ». L’armée va donc adopter, selon Touati, « une attitude
dissuasive envers toutes forces, tous groupes, individus ou factions tentés
d’accéder au pouvoir en dehors de l’ordre constitutionnel ou en dépit des
forces nationales ». Cette dernière formule, « en dépit des forces
nationales », s’adresse directement au FIS, qui pourrait certes accéder au
pouvoir par le vote, mais qui a adopté une attitude susceptible de causer une
déstabilisation inacceptable pour l’armée. Touati précise toutefois que
« l’armée ne saurait être qualifiée de factieuse » et que son intervention « ne
doit pas conduire à la conclusion de considérer comme fatalité inéluctable
l’intrusion des institutions militaires ».
Le général Touati renvoie dos à dos les islamistes, qui veulent que
l’armée se retire à leur profit, et les anti-islamistes, qui souhaitent un
engagement définitif des militaires contre le FIS. Il écrit que l’Etat algérien
se fera « dans le respect de l’islam qui, aux yeux de notre peuple, est, et doit
demeurer, une référence de progrès civilisationnel, un cadre
d’épanouissement social et le creuset du renforcement de l’unité et de la
solidarité nationales ». Aux partisans de la modernité qui demandent une
confrontation claire avec tout ce qui est islamiste, il répond que « la
modernité ne peut s’opposer, aujourd’hui comme hier, aux valeurs de
l’islam ». Il n’épargne pas non plus les tenants d’un respect scrupuleux de la
légalité, qu’il accuse de faire preuve de « coquetterie antimilitariste ».
Mais le général Touati ne tranche sur aucun débat de fond, signe que
l’armée hésite toujours. Il se contente de rejeter les propositions et les
sollicitations les plus radicales, sans proposer une réelle vision qui soit
propre à l’armée. La revue El-Djeïch tente, à son tour, de compléter cette
pensée qui commence à se dessiner. Dans un éditorial publié fin mars, El-
Djeïch affirme de manière tranchée que l’armée est « prête à payer le prix
fort » pour contrer le terrorisme. L’armée « fera échec aux forces du mal, à
leur traîtrise et à leurs menées criminelles, parce qu’elle constitue un édifice
solide, un bouclier inébranlable, fermement déterminé et qu’elle est prête à
payer le prix fort pour mener le pays sur la voie de la sécurité et de la
quiétude ». L’éditorialiste dénonce « les apôtres de la permissivité, les
champions de l’ouverture qui leur ont permis (aux terroristes), par ses
largesses et autres gâteries illégales, de croître et de prospérer dans son
ombre. (Les terroristes) auront fait montre de leur profonde rancœur, de
leurs vils instincts revanchards envers l’Algérie, qu’ils n’aimeraient guère
voir renouer avec la sérénité et restaurer son autorité ». L’armée « s’est
promis de réhabiliter l’histoire et d’éliminer les instigateurs du chaos, ainsi
que ceux qui se croient au-dessus de la loi ». Dans ce texte, le FIS est ainsi
implicitement accusé d’être composé de harkis qui veulent leur revanche.
La colère des militaires est à son comble, particulièrement depuis que les
attaques visant l’armée se sont multipliées. Un officier supérieur, le
lieutenant-colonel Redouane Sari, est assassiné le 4 juillet, à la veille de
l’anniversaire de l’indépendance. Cet assassinat restera inexpliqué, car il est
dirigé contre un spécialiste de la technologique nucléaire : Redouane Sari
est docteur d’Etat en physique nucléaire et n’a aucune relation avec les
unités opérationnelles de lutte antiterroriste.
La nouveauté dans les textes de l’armée intervient cependant à la mi-mai
lorsqu’un nouveau commentaire d’El-Djeïch laisse entendre, pour la
première fois, que le terrorisme n’est pas le fait des seuls islamistes du FIS :
« Si, dans ces actes immondes, la main du terrorisme qui s’est drapée du
couvert religieux est manifeste, il n’en demeure pas moins que d’autres
partis, dont les intérêts ont été touchés, se sont mis en branle pour s’allier
aux forces du mal. » Mettant apparemment en cause les partis qui
souhaitent une implication plus directe de l’armée, notamment le RCD et
Ettahaddi, El-Djeïch dénonce des « partis » qui ont voulu « faire intervenir
l’ANP pour apaiser leur soif de pouvoir », mais l’armée « n’est pas un
instrument à manipuler par n’importe qui ».
Ces tâtonnements coïncident avec deux autres faits importants : le
déploiement de l’armée dans la région d’Alger et la lente émergence d’une
nouvelle direction à sa tête. Depuis fin avril, beaucoup d’opérations de
ratissage ont lieu dans la région d’Alger, avec la participation de l’armée,
qui déploie près de 20 000 hommes. Toute la région de Cherarba, Larbaa,
Baraki, Meftah, Khemis El-Khechna dans la Mitidja est concernée, ainsi
que les quartiers populaires d’Alger. Les résultats restent toutefois
modestes.
Le 5 juillet, anniversaire de l’indépendance, est traditionnellement une
date pour la promotion d’officiers supérieurs. Il consacre, cette année, la
montée en force de trois officiers : Mohamed Touati, éminence grise de
l’armée, Toufik Mediene, patron de la sécurité militaire, et Mohamed
Lamari, qui devient chef d’état-major de l’armée. Tous trois sont
particulièrement hostiles au FIS. Trois autres généraux deviennent majors :
Mohamed Ghenim, secrétaire général du ministère de la Défense,
Abdelmadjid Taghit, conseiller du ministre de la Défense, et Salah Ahmed
Gaïd, chef de la deuxième région militaire.
Ces promotions consacrent aussi l’ascension d’autres officiers du
renseignement, qui passent du grade de colonel à celui de général : Smaïn
Lamari, responsable de la sécurité intérieure, Fodhil Saïdi, responsable de la
sécurité extérieure, et Kamel Abderrahmane, responsable de la sécurité de
l’armée. Avec eux, des chefs d’unités engagées dans la lutte antiterroriste
sont promus au grade de général, comme le chef d’état-major des forces
spéciales Cherif Fodhil, le chef d’état-major de la gendarmerie Ahmed
Boustila. Symboliquement, Medjahed Abdelaziz, qui a rejoint l’armée après
l’indépendance, devient général : c’est le premier à accéder à ce grade sans
être de la génération qui a fait la guerre de libération.
C’est donc un nouveau dispositif complet qui se met alors en place, avec
l’émergence progressive d’un nouveau commandement, qui prend peu à peu
la relève de celui qui était en place depuis janvier 1992. L’avènement de
cette nouvelle équipe prend tout son sens lorsqu’on y ajoute d’autres
éléments : le retrait de Guenaïzia de l’état-major, l’éclipse de Larbi
Belkheïr, qui ne fait plus partie du gouvernement, mais surtout le départ de
Khaled Nezzar, remplacé au ministère de la Défense par le revenant
Liamine Zeroual. La nomination du nouveau patron est annoncée le 10
juillet, et il prend ses fonctions le 13.
Malgré ces mutations, l’armée continue à être sollicitée dans des
directions opposées. Ainsi, Aït-Ahmed déclare-t-il, début juillet à
l’hebdomadaire El-Haq, que « l’armée doit s’impliquer directement dans la
négociation, le compromis historique et la gestion de la transition ». A
l’opposé, Kasdi Merbah lance, à partir du 10 juillet, une grande campagne
publicitaire dans les journaux, pour appeler à un compromis, une sorte de
paix des braves entre l’armée et les groupes armés. Dans un long texte,
Merbah affirme que « le devoir de chacun, en ces moments difficiles, est de
tout faire pour protéger et consolider la cohésion de l’armée, et renforcer, en
tous temps et tous lieux, la cohésion, l’unité et la souveraineté nationales ».
« Tout acte tendant à impliquer l’armée dans le débat politique ne peut que
détourner une partie de ses forces et capacités d’intervention ». Un mois
plus tard, Kasdi Merbah, qui avait entre-temps engagé des tractations avec
les dirigeants du FIS, est assassiné.
Pendant que Liamine Zeroual prend la tête de l’armée, El-Djeïch affirme
de nouveau, début août, que l’armée aura un « rôle décisif » pour « garantir
le changement dans la stabilité, le calme, la sécurité et la concorde ». « Le
principe de l’alternance au pouvoir et aux centres de décision ressort
clairement de ce changement », qui ne constitue « ni une radicalisation dans
le traitement de la question sécuritaire », ni « un retour dans les casernes ».
L’armée reste « au-dessus des luttes idéologiques et politiques », affirme El-
Djeïrh.
Mais à ce moment-là, l’armée est déjà engagée dans l’organisation de la
succession du HCE, dont le mandat se termine à la fin de l’année. Cette
succession ne peut visiblement se faire par le biais d’élections, qui
apparaissent impossibles à organiser et à gérer. Un consensus national peut
encore être envisagé, mais encore faut-il réunir les conditions nécessaires
pour y parvenir. En tout état de cause, l’armée a déjà son candidat, sorti des
rangs, même s’il les a quittés pendant quelque temps. Elle peut envisager
les mois qui viennent avec une certaine sérénité, malgré la violence qui
gagne partout dans le pays. Le Haut Conseil de sécurité, qui avait déjà
tranché pour la succession de Chadli en janvier 1992, se réunit le 15
septembre, pour « procéder à l’évaluation de la situation sécuritaire ». En
fait, il étudie aussi la mise sur pied de la Commission du dialogue national,
qui constitue l’ultime chance pour les civils de trouver une solution. A
défaut de quoi, ce sera la solution militaire qui primera. Mais le dialogue va
être organisé de telle manière que la solution politique ne pouvait aboutir.
VI. L’IMPASSE
Débat politique et dialogue
La violence se déchaîne
Statu quo
La pression internationale
La solution militaire
1
Auteur de le Mal algérien, économie politique d’une transition inachevée
(1962-1994), Fayard, 1994.
2
Pluriel de « cheikh ».
Couverture :
Antoinette Sturbelle
© Editions de l’Aube, 1994
ISBN 2-87678-196-4
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