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DU MÊME AUTEUR

Kennedy. Vérités et légendes, Perrin, 2017.


Les Présidents des États-Unis, Perrin, 2016.
Le Retour du général de Gaulle, 1946-1958, Perrin, 2015.
Frank Sinatra. La voix de l’Amérique, Perrin, 2014.
Kennedy, Nixon : les meilleurs ennemis, Perrin, 2012.
1914, une guerre par accident, Pygmalion, 2012.
Une histoire américaine  : Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis Jr., Joey Bishop, Peter
Lawford, Choiseul Éditions, 2010.
Israël, la naissance de l’État des Juifs, Le Rocher, 2008.
Dictionnaire biographique des relations internationales, avec Pascal Chaigneau, Economica, 2007.
La Conquête de l’Est. La France dans le nouvel ordre international, Calmann-Lévy, 1991.
© Perrin, un département d’Édi8, 2018
 
12, avenue d’Italie
75013 Paris
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
 
ISBN : 978-2-262-07673-3
Dépôt légal : juin 2018
 
Composition : Soft Office
 
Joseph Patrick Kennedy et ses enfants,
Massachusetts années 1930.
© Photo by Bachrach/Getty Images
 
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Table

Avant-propos
1. On l’appellera Joe
Naissance d’une dynastie
L’obsession de l’intégration
Des débuts en fanfare

2. L’outsider
Le parfum du big business
Wall Street, terre promise
La Prohibition, plus qu’une aubaine
L’architecte de la vie des siens

3. L’avant-dernier nabab
Une mine d’or
Un goy à Hollywood
Gloria
Le fabuleux vivier des studios

4. I’m for Roosevelt


Profession : capitaliste
Soldat du New Deal
Une récompense au forceps
Un drame bien caché

5. L’ambassadeur
Un Irlandais à la cour de St. James
L’anti-Churchill
Une guerre étrangère à l’Amérique ?
Le temps des règlements de comptes

6. Le mastermind
Un héritier par défaut
La fabrication d’un champion
Comme un paquet de lessive
L’offre que la Mafia ne pouvait refuser

7. Le patriarche désarmé
Le père du Président
Le destin bascule
Pas même à son pire ennemi
 
Bibliographie sélective
Notes
Index
Avant-propos

«  L’important n’est pas ce que vous êtes, mais ce qu’on croit que vous
êtes. » Telle avait été la devise de cet homme aussi détesté que craint. Un
homme complexe et controversé qui avait vécu plusieurs existences en une :
banquier, trafiquant d’alcool, producteur de cinéma, ambassadeur et homme
d’affaires.
Il avait tout vu, ou presque. Hollywood et Wall Street, les cercles
confidentiels du pouvoir et les milieux feutrés des ambassades. Il avait
connu les officines boursières avec leurs spéculateurs retors, tout autant que
les plateaux de tournage avec leurs cohortes de starlettes. Ses quartiers, il
les avait établis à  Boston puis à  Londres, New York, Palm Beach en
Floride, Hyannis Port en Nouvelle-Angleterre. Ses résidences secondaires
avaient pour cadre les endroits les plus sélects de la Côte d’Azur, de l’Eden
Roc et ses «  cabanes  » mythiques au cap d’Antibes jusqu’aux contreforts
majestueux d’Èze-sur-Mer.
Entre ombres et lumière, il avait goûté aux honneurs de la vie publique
tout en étant familier des coups fourrés propres à  l’underground. Il
approcha Roosevelt et la Maison Blanche, mais fraya volontiers avec Meyer
Lansky, Sam Giancana et bien d’autres padroni de la Mafia. Il fréquenta
Winston Churchill, tout en ayant également quelques solides accointances
avec Frank Sinatra et Jack Warner. Multimillionnaire en dollars et devenu
une des plus grandes fortunes d’Amérique, ce séducteur impénitent
multiplia les conquêtes féminines, au nombre desquelles figurait Gloria
Swanson, une des femmes les plus désirées de son temps. Couronnement
suprême d’une carrière flamboyante, il serait l’artisan de l’élection de son
fils à la présidence des États-Unis.
On pourrait ainsi épiloguer sans fin sur Joseph Patrick Kennedy sans
savoir qui était vraiment cet homme dont le cynisme le disputait
à l’intelligence et dont l’apparente humanité envers quelques-uns masquait
mal sa parfaite indifférence aux autres. Quel était le ressort intime de sa
personnalité comme de sa réussite fulgurante  ? Un demi-siècle après sa
disparition, l’énigme demeure.
Bien sûr, presque par réflexe, il convient d’en appeler aux racines de son
histoire personnelle, à sa filiation, voire à sa généalogie pour espérer percer
le mystère. Au commencement était un jeune homme dont l’ambition,
démesurée, ne pouvait se réduire à une revanche classique sur la pauvreté
originelle. Très différent des héros des romans d’Horatio Alger qu’il avait
pris cependant pour modèle, Joe Kennedy provenait d’un milieu familial
plutôt aisé. Un milieu dont l’enrichissement progressif, sans cesse plus
visible au fil des années, s’accompagnait d’une quête de respectabilité.
Quoique le jeune Kennedy en détestât viscéralement l’idée, la glaise
irlandaise lui collait à la peau. Et peu importait qu’il ne fût pas né et n’eût
même jamais mis les pieds sur le sol de la verte Erin. Plombé par un
déterminisme imprescriptible, il semblait englué dans cette communauté
irlandaise perçue comme le rebut d’une société que régentaient les WASP,
ces protestants anglo-saxons et blancs et si fiers que leurs ancêtres eussent
fondé les États-Unis. Non seulement Joe était un Irlandais dans un milieu
dominé par les descendants d’Anglais, mais il restait aussi, circonstance
aggravante, un catholique parmi les protestants.
La richesse, se plaît-on parfois à  imaginer, possède la vertu lénifiante
d’absoudre les vices ou les handicaps des origines. Telle ne fut pas
exactement l’histoire de Joe Kennedy, qui ne se ferait jamais vraiment
pardonner son extraction. On le lui ferait sentir dès ses études universitaires
à Harvard et tout au long de ses années de jeunesse, séquences cruciales de
la vie où se cristallisent durablement rancunes et ressentiments. Bien plus
tard, à son fils Jack qui était déjà en route vers les honneurs de la Maison
Blanche, on demanderait encore perfidement s’il n’irait pas prendre ses
ordres au Vatican.
Joe se comporterait donc impitoyablement, et de façon délibérée, en
marginal revanchard et en outsider, quitte à  se muer parfois en véritable
aventurier. Il devint aussi égoïste, sectaire, raciste et même ouvertement
antisémite. Le profit personnel, au même titre que la ligne rouge des bilans
comptables, devint le credo indépassable de cet opportuniste qui
n’entendrait respecter aucune autre règle que celles qu’il s’était lui-même
fixées.
Ces règles ? La réussite au premier chef, vertu cardinale qui incarnait à ses
yeux la perfection. Bien plus qu’une vertu, d’ailleurs, il s’agissait d’une
authentique obsession qui ne s’encombrait pas de morale sur les moyens de
l’atteindre. La réussite d’abord pour cet éternel insatisfait, à  la recherche
obstinée de son Graal ou, comme Gatsby, de la « lumière verte au bout de la
jetée  ». La réussite aussi pour sa famille qu’il entreprit de façonner et de
formater à son idée.
Rose, sa femme, reconnaîtrait non sans raison qu’il fut l’architecte de son
existence et de celle de ses enfants. Joe ne se borna pas à  être un pater
familias jupitérien, craint de tous les Kennedy grands et petits. Il fit surtout
de sa famille un clan avant de la donner en pâture à  une Amérique en
attente de nouveaux héros, sous les traits d’une saga dynastique. Un clan
refermé sur lui-même, avec son langage et ses codes, et ne s’ouvrant sur
l’extérieur que pour mieux le domestiquer. Un clan élevé aux impératifs
catégoriques de la performance et de l’excellence.
Joe ne transigerait jamais sur une telle aspiration à  la perfection, quitte
à  controuver l’histoire au passage. Dans son esprit, un Kennedy était fait
pour gagner et être admiré, non pas pour se plaindre ou pleurer. En un sens,
il s’emploierait beaucoup moins à  sauver les apparences qu’à s’en
approprier de nouvelles, à la manière dont on s’achète un CV ou une vertu :
par le biais d’une vie publique toujours bonne fille avec ses propres acteurs,
ou par le truchement d’une presse spontanément complaisante, quand elle
n’était pas stipendiée pour l’être.
Par sa façon de s’imposer à la hussarde, Joe fit cependant de gros dégâts
autour de lui, parfois irréparables. Il abîma la psychologie de ses enfants en
les habituant à refouler systématiquement leurs sentiments et émotions. Ce
dressage quotidien finit par pervertir leurs relations avec autrui –
notamment le rapport aux femmes des fils Kennedy – en faisant d’eux des
privilégiés asociaux. Lui-même se mua en véritable monstre quand l’un de
ses enfants, richement dotés par ses soins, n’avait pas l’heur d’entrer dans le
moule des Kennedy et de se plier à ses oukases. Kathleen, la fille cadette,
en fit l’amère expérience, par son double défi à  la famille  : en épousant
d’abord un non-catholique, puis en s’éprenant d’un autre garçon de religion
protestante, divorcé de surcroît. Mais c’est surtout l’infortunée Rosemarie,
fille aînée de la fratrie, qui fit les frais d’une façon particulièrement atroce
de cette obsession paternelle de l’excellence, laquelle n’était pas sans
rappeler les tentations à l’eugénisme propres à cette époque.
Joe ne se contenta pas d’être un arriviste cynique, plus entreprenant, mais
aussi plus affligé de défauts que bien d’autres. Il vira démiurge, jouant avec
le destin jusqu’à rêver de le forcer, tout comme tenteraient de le faire plus
tard, pour leur malheur, ses trois fils aînés. Il provoqua plus qu’il n’eût fallu
ce pendule capricieux de l’existence qui oscille entre l’échec d’une vie et sa
réussite. De fait il gagna beaucoup, mais trop insolemment sans doute pour
que le sort ne se vengeât pas à la mesure de ses triomphes. Aussi débridée
avait été sa réussite, aussi cruelle fut la vengeance du destin. Une fille
arriérée mentale, la pire des punitions pour ce père qui avait sous les yeux le
spectacle aussi insupportable qu’irrémédiable de l’échec d’un Kennedy  ;
une autre fille et son fils aîné morts accidentellement  ; deux autres fils
assassinés.
Comment s’empêcher de déceler dans cette hécatombe familiale les
ressorts implacables d’une tragédie antique ? Comment ne pas voir en Joe
celui par qui le malheur des Kennedy advint ? Expia-t-il sa réussite inouïe
par un retour de fortune tout aussi cinglant ? Y eut-il une justice immanente
à ses turpitudes ? Il les paya très chèrement en tout cas, voyant disparaître
un à un ses enfants, qui étaient la fierté de sa vie. Il le paya également dans
sa propre chair, végétant les dernières années de sa vie dans un fauteuil
roulant d’invalide, incapable de s’exprimer et incarnant cette misère
humaine qui l’avait toujours révulsé chez autrui.
Conscient de fonder une dynastie, Joe Kennedy avait été l’organisateur et
le maître d’œuvre de sa propre réussite comme de celle des siens. Après
avoir amassé une fortune colossale, il s’était piqué de tutoyer le pouvoir
suprême – là dove si puote ciò che si vuole1, selon le mot de Dante –, ce qui
était pour le descendant d’immigrants irlandais une gageure inaccessible.
Telle présomption lui fut fatale. Loin d’être béni des dieux, il en fut au
contraire maudit, jusqu’à personnifier cette malédiction incroyable qui
frapperait obstinément sa famille. Une malédiction que cet homme dénué de
compassion eut à subir jusqu’au terme de son existence si peu ordinaire et
dont les effets dévastateurs continueraient à  frapper les siens bien au-delà
de sa mort.

1. « Là où l’on peut ce que l’on veut. »


1

On l’appellera Joe

« L’ambition pour un Irlandais, c’est de dire les choses


que tout le monde pourrait dire, mais plus fort. »
Gerard Manley Hopkins

Lorsque naquit son petit-fils, le 6 septembre 1888, Bridget Kennedy était


une femme comblée. Partie de rien, elle avait eu le bonheur d’assister à la
réussite étonnante de son fils, Patrick Joseph. Grâce à  lui, les Kennedy
étaient devenus une famille opulente et respectée. Aujourd’hui, Bridget
avait 67  ans. Tenant fièrement dans ses bras le petit Joseph Patrick, qui
représentait la troisième génération d’immigrants irlandais, elle était
désormais rassurée sur la pérennité de sa famille.
Que de chemin parcouru depuis ce jour morne d’avril  1849 où Bridget
avait débarqué en compagnie de ses proches sur un quai borgne de Noddle
Island ! Cet endroit inhospitalier, qui formait avec d’autres îlots le quartier
est de Boston, avait des allures de bout du monde. Mais cela importait peu
à des immigrants réfugiés de l’enfer.
Aux côtés de Bridget et de ses parents, les Murphy, avait débarqué le
jeune Patrick Kennedy, 25  ans. Ils avaient fait connaissance à  Liverpool,
d’où était parti le Washington Irving, ce rafiot à moitié délabré qui les avait
conduits jusqu’en Amérique. La traversée avait été épouvantable. Pour une
vingtaine de dollars, une petite fortune à l’époque, les passagers pouvaient
embarquer sur un des «  navires-cercueils  » de la Cunard Line ou de la
White Diamond Line. Quatre à  cinq semaines de misère absolue, dans la
saleté, la promiscuité et l’absence totale d’hygiène. Une puanteur
insoutenable exsudait des entreponts sordides de ces navires, qui étaient de
véritables pièges à  rats, sans air frais ni eau potable. Les maladies
y  proliféraient, de la variole au choléra en passant par la dysenterie. Un
émigrant sur trois ne survivait pas à une telle odyssée.
Eût-elle été apocalyptique, la traversée de l’océan Atlantique ne pouvait
avoir été pire pour ces malheureux que ce qu’ils venaient de subir chez eux,
en Irlande. Depuis le milieu des années  1840, la grande famine avait fait
près d’un million de victimes. La cause en était la maladie qui rendait
immangeable et invendable la pomme de terre, nourriture de base de
l’écrasante majorité des paysans démunis. La domination anglaise qui
mettait l’Irlande en coupe réglée n’avait guère arrangé les choses. Des
hordes de miséreux affamés se mirent à errer à travers le pays, en quête de
subsistance. Ces morts-vivants en arrivaient à manger de l’herbe et jusqu’à
des rats pour ne pas crever de faim au bord d’un chemin ou au creux d’un
fossé. Ceux qui eurent la force choisirent l’exil, dans un ultime réflexe de
survie. Au bout de la route, l’inconnu avait un nom qui hantait désormais
les esprits : les « States », l’Amérique.

Naissance d’une dynastie


D’allure fière et volontaire1, issu de Dunganstown, localité modeste située
au sud-est de l’Irlande, Patrick Kennedy avait pris la décision de s’installer
à  East Boston. Il quittait une vie de terrien aisée, mais sans prétention,
inadéquate avec ses ambitions.
Les temps étaient particulièrement difficiles pour les catholiques irlandais.
À Boston, la réception des immigrants n’était pas triomphale et les comités
d’accueil avaient l’allure de gangs prédateurs. Ces nouveaux venus
dérangeaient les habitudes d’une ville jusque-là sans histoire qui campait
sur son quant-à-soi. Fondatrice de l’Amérique2, ville policée par un
puritanisme de bon aloi, Boston était tenue par les  héritiers des premières
familles à s’y être implantées : les Adams, Quincy, Lodge et autres Lowell.
À eux revenaient invariablement les postes de maire ou de gouverneur ainsi
que la maîtrise des secteurs commerciaux et bancaires. On les surnommait
les brahmanes3, à  l’exemple de ces vénérables castes hindoues qui étaient
considérées comme intouchables. Cœur de la bonne société bostonienne,
cette noblesse tacite peuplait les clubs huppés ainsi que les somptueuses
demeures patriciennes de Commonwealth Avenue ou de Beacon Street.
Dans cette success story, les immigrants de fraîche date n’avaient aucune
place. Sales, bruyants et mal élevés, ils squattaient les caves et les taudis
innommables de la périphérie, ghettos faméliques minés par l’alcoolisme
autant que par la malnutrition. Les Irlandais y  étaient encore plus
indésirables que les autres. Ils formaient la lie d’une société à  dominante
protestante qui rejetait compulsivement leur catholicisme, leur
particularisme culturel et jusqu’à leur mentalité.
Au fil du temps, l’Irlandais devint l’élément irréductiblement
inassimilable. Les offres d’emploi à  la devanture des boutiques étaient
souvent surmontées de la mention Protestant only («  Protestants
seulement  ») ou, pire encore, NINA (No Irish Need Apply, «  Irlandais
s’abstenir  »). Des groupes bostoniens respectables militèrent pour que le
droit de vote des Irlandais fût conditionné à  un long séjour en terre
américaine. Pendant ce temps, le maire de Boston, Theodor Lyman, porte-
parole de l’élite traditionnelle, déclarait tranquillement que les Irlandais
formaient « une race qui ne s’intégrera jamais à la nôtre, mais au contraire
lui demeurera toujours étrangère et hostile2 ».
Patrick Kennedy s’engagea comme docker sur le port même où il avait
débarqué peu de temps auparavant. Le labeur était exténuant : plus de douze
heures par jour à trimer pour un seul dollar. Mais la survie de sa famille – il
eut avec Bridget Murphy, qu’il épousa peu après son arrivée, trois filles
dénommées Mary, Joanna et Margaret, ainsi qu’un premier garçon, John,
mort en bas âge – était à ce prix. Par la suite, tirant parti de l’essor
manufacturier local, il réussit à  se faire embaucher dans une fonderie de
cuivre comme tonnelier. L’activité était prospère car le tonneau était le
récipient le mieux adapté au transport des marchandises, denrées
alimentaires notamment : poissons séchés, légumes en saumure, mélasse et,
bien sûr, alcool.
Cercler des petits fûts à  whisky destinés aux bars du quartier du bas
Boston devint le quotidien de Patrick Kennedy. La demande d’alcool était
alors en augmentation spectaculaire dans une cité qui ne dénombrait pas
moins de mille deux cents débits de boissons. Il élargit son savoir-faire de
tonnelier en confectionnant d’autres types de barriques ainsi que des bâts et
douves destinés à équiper les chariots bâchés des pionniers. C’était le temps
de la première ruée vers l’or de Californie et l’activité commerciale battait
son plein. L’emploi de tonnelier était mieux payé que les autres, mais
infiniment plus astreignant, avec des horaires de quatorze heures par jour,
six jours par semaine.
En 1858, cela faisait presque dix ans que Patrick Kennedy avait foulé pour
la première fois le sol américain. En janvier  1858 naquit le cinquième
enfant Patrick Joseph Kennedy. Mais en novembre de la même année,
épuisé et amaigri, Patrick Kennedy fut foudroyé par le choléra. Il avait
35  ans, à  peine moins que l’espérance de vie des Irlandais d’Amérique
à cette époque. Veuve à 37 ans seulement, Bridget était une femme forte qui
refusa de céder à l’adversité. Elle lutta bec et ongles pour garder ses enfants
auprès d’elle et préserver à tout prix le noyau familial.
 
Bridget insista pour que ses enfants étudient au collège des Sœurs de
Notre-Dame. Pas question de les envoyer à  l’école publique où les
catholiques étaient traités en parias et où l’on enseignait que le pape était le
diable personnifié. La famille Kennedy ne vivait pas dans le dénuement.
Quoique modeste, son niveau social était plus élevé que celui de la
moyenne des foyers du quartier4.
Après avoir déniché un petit emploi chez Jordan Marsh, un commerce du
centre-ville, Bridget devint vendeuse dans une boutique de mercerie et de
bonneterie. Ayant économisé dollar après dollar pendant plusieurs années,
elle finit par acheter le petit magasin. Aidée de ses enfants, elle le fit
fructifier et agrandir jusqu’à pouvoir en vivre.
Devenue propriétaire de l’appartement attenant à  sa boutique, elle put
alors considérer fièrement sa réussite. Bridget était devenue une vraie
Américaine, veillant au bien-être de sa famille et nourrissant fiévreusement
les rêves d’ascension sociale de son fils.
Orphelin quasiment dès la naissance, celui-ci se prénommait Patrick
Joseph. Dans son quartier, on l’appela bien vite « Pat’s Boy » (littéralement
« le fils de Pat »), mais il serait encore plus connu sous ses initiales, P. J.
Chez les catholiques irlandais, les garçons étaient sacrés. Ils comptaient
bien plus que les filles, qui devaient obéir docilement à  leurs parents et
leurs frères, puis à leur époux. P. J., seul garçon de la famille, en était tout
naturellement le roi. Affranchi de l’image d’un père trop tôt disparu, il
s’était mis en tête de s’élever dans la société et d’y réussir. Pas tant par ses
résultats scolaires, d’ailleurs, que par sa volonté et son savoir-faire. Aux
études, il préféra d’emblée l’école de la vraie vie.
P. J. se fit embaucher comme docker sur le port de Boston. C’était là que
son père avait fait ses premiers pas en Amérique : P. J. reprendrait donc lui-
même le fil de l’histoire familiale. Sobre, sérieux, un peu effacé, le jeune
garçon apparaissait aussi bougrement déterminé et du genre futé. Il ne
devait pas traîner bien longtemps sur les quais de Noddle Island. À coups
d’emprunts, il fit l’acquisition d’une petite taverne à  moitié délabrée sur
Elbow Street, aux alentours du secteur malfamé d’Haymarket Square. Il
s’établissait désormais à son compte et c’était bien l’essentiel. À ses yeux,
la réussite passait d’abord par l’affirmation de sa propre liberté.
P. J. avait alors 22 ans et il ressemblait étonnamment à son père Patrick. Il
avait hérité de son courage, de sa persévérance et de son opiniâtreté au
travail. Mais il y  ajoutait le sens des affaires. Un  an seulement après
l’acquisition de sa première taverne, P.  J. en ouvrit une deuxième, sur
Border Street, en face aux arsenaux maritimes de Boston-Est, puis une
troisième au Maverick House, un des hôtels huppés de la ville. Entre-temps,
en partenariat avec un inspecteur du service municipal des Eaux du nom de
John J.  Quigley, il avait effectué quelques placements judicieux, dans des
valeurs minières notamment. Il se lança également dans une entreprise
d’importation de spiritueux – P.  J. Kennedy and Company – qui se vit
garantir l’exclusivité de la distribution du whisky écossais Haig and Haig.
Spécialisée dans le commerce de gros, la maison Kennedy fournissait
désormais en alcools les principaux établissements de Boston.
On était en  1885 et P.  J., qui n’avait pas encore 30  ans, personnifiait la
réussite précoce « à l’américaine ». Mieux que d’autres, il avait compris la
signification sociale de ces saloons – on en dénombrait à l’époque près de
deux cent cinquante mille dans tout le pays –, version américanisée du pub
irlandais : une sorte de « club des pauvres », lieu de rencontre et de détente
pour les déshérités.
Au centre de cette convivialité de bar suintant la bière et l’alcool, P. J. ne
perdait pas une miette des conversations de sa clientèle, irlandaise pour
l’essentiel. Il apprit notamment nombre de choses intéressantes sur la vie
publique. On savait les Irlandais férus de politique. Pourtant, dans cette
ville dont ils représentaient désormais plus du tiers de la population, ils
étaient déjà en train de rebattre les cartes et de brouiller l’ordre existant. Pas
encore assez puissants pour contester la suprématie des brahmanes de
Boston, ils montaient méthodiquement clubs et associations. Leur
combativité à toute épreuve et leur capacité de résistance hors du commun
n’avaient d’égal que leur savoir-faire atavique en politique.
Décidés à prendre leurs propres affaires en main, les Irlandais investirent
la machine du parti démocrate, quartier par quartier. Leur modèle était le
système new-yorkais de Tammany Hall5, adossé au clientélisme et
à  l’influence syndicale. À  Boston, l’organisation prenait la forme d’un
réseau de clubs, chacun ayant son propre boss. Le chef charismatique en
était Martin Lomasney, un ancien cireur de chaussures devenu le chef d’un
gang local. Le clientélisme était le moteur de l’action de Lomasney et la
corruption, sa conséquence logique.
P. J. Kennedy était impressionné par le professionnalisme et par le bagout
de ce meneur d’hommes à  peine plus jeune que lui. Le succès dans les
affaires était une chose, l’ascension vers le pouvoir politique en était une
autre. À son tour, il avait décidé de se lancer dans la politique. Dès 1884, il
fut élu membre du Club démocrate du deuxième ward6 de la ville, au terme
d’une campagne électorale menée tambour battant. Était-il soutenu par le
lobby de l’alcool, ainsi qu’on l’insinua  ? À  ses électeurs, il avait fait
distribuer un tire-bouchon en bois gravé d’une inscription : « Offert par P. J.
Kennedy and Company, Importers ».
Porté à  la Chambre des représentants du Massachusetts par un raz de
marée, il put estimer avoir réussi sa percée politique. On était en
novembre  1885. Six  ans plus tard, P.  J. accéda au Sénat de cet État. Une
carrière publique de haut niveau l’attendait, mais il avait des idées bien
arrêtées. À la gloriole de la politique nationale, il préférait les manœuvres
de coulisses locales où s’exerçait le pouvoir véritable. Il fit son trou à East
Boston, son lieu de vie devenu son pré carré politique.
P. J. ne laissa pas un souvenir impérissable de son passage au Capitole de
l’État7. Il lui suffisait cependant de tenir en main son secteur et de jouer
sans esbroufe son rôle de « boss ». On pouvait le voir, dans l’arrière-salon
d’une de ses tavernes qui lui tenait lieu de quartier général, distribuer
inlassablement postes, prébendes et faveurs en tous genres.
P.  J. était un homme solide, fiable et efficace. Bien organisé, prudent, il
veillait surtout à  ne pas être compromis par la corruption, les pots-de-vin,
voire par des fraudes plus vénielles. Certes, il savait déjà que la politique,
à  Boston comme ailleurs, transgressait volontiers les règles et la loi. Il
n’hésitait d’ailleurs pas à  monnayer les contrats ou à  favoriser ses affidés
qui émargeaient sans complexe aux registres du personnel municipal. Sous
les louanges dont on le couvrait se dissimulaient combines, truquages
d’élections et autres trafics d’influence. Devenu incontournable, P.  J.
Kennedy fit partie d’un quarteron appelé pompeusement le Comité
stratégique. Cette instance collégiale qui gérait les grandes affaires de la
ville siégeait à  l’hôtel Quincy, sur Brattle Street. Au sein du Comité
figuraient des personnages hauts en couleur tels que James Donovan,
surnommé «  Jim Sourire  », qui contrôlait le South, ou le redouté Joseph
J. Corbett, patron du secteur de Charlestown. Il y avait aussi un certain John
Francis Fitzgerald, qu’on appelait volontiers « Fitzie » et qui était le boss du
North End.
Ce dernier était l’homme avec qui P. J. avait le moins d’affinités. Autant
P. J. était un homme de coulisses détestant les speeches et les familiarités,
autant Fitzie était flamboyant, hâbleur et volontiers cabotin. La
fanfaronnade, la frime, tout comme les bons mots, étaient sa spécialité.
Expansif, généreux, fonceur, il était le seul politicien à pouvoir chanter en
public Sweet Adeline. Il était aussi le champion de la bourrade dans le dos,
ainsi que l’inventeur putatif d’une autre technique électorale  : la fameuse
Irish Switch, la «  poignée de main irlandaise  », qui consistait à  serrer la
main de quelqu’un tout en continuant à parler avec un autre et à en fixer un
troisième droit dans les yeux. On pouvait être sûr que sur la photo, où P. J.
se souciait assez peu de paraître, Fitzie ne se laisserait piquer sa place pour
rien au monde avec son sourire de commande.
Comme beaucoup, P. J. était fasciné par ce battant qui en avait remontré
aux brahmanes en forçant les portes de la prestigieuse Boston Latin School
(École latine de Boston), institution notoirement réservée à l’élite WASP8 ou,
plus tard, de l’université de Harvard9. Boss du North End à  moins de
30 ans10, Fitzie avait rejoint P. J. au Sénat du Massachusetts et avait même
accédé à  la Chambre des représentants du Congrès des États-Unis.
Comment résister aux campagnes endiablées de Fitzie, véritable barnum
avec parades de rues triomphales, torches, bannières et même feux
d’artifice ? Au Capitole de Washington, il avait continué à faire parler de lui
en tenant la dragée haute aux ténors du Congrès. Un de ceux-ci, Henry
Cabot Lodge, élu du Massachusetts et brahmane entre les brahmanes, avait
un jour tancé Fitzie de toute sa hauteur :
— Vous n’êtes qu’un jeune impudent. Croyez-vous que les juifs ou les
Italiens aient les mêmes droits dans ce pays ?
L’intéressé n’en avait été nullement désarçonné :
— Autant que votre père ou le mien. On n’a jamais que quelques bateaux
d’avance ou de retard3 !
Mais Fitzie avait fini par se lasser de cette atmosphère compassée dans
laquelle il se sentait en exil. Il était revenu dare-dare humer l’air de son cher
vieux North End, avec ses foules vociférantes et son authenticité débraillée.
La charge de maire était, au fond, la plus belle qui fût. Au terme d’une
campagne pétaradante frappée au coin du populisme11, Fitzie l’emporta haut
la main pour devenir, en  1906, le premier maire de Boston d’ascendance
irlandaise né en Amérique. Le soir même de son triomphe, il vint à  East
Boston toutes affaires cessantes afin de faire la paix avec P. J. Kennedy. Ce
dernier n’en revenait toujours pas de la vitalité débordante du nouveau
maire et du plaisir visible qu’il prenait aux bains de foule : « Il connaît tous
ces gens et moi, je n’en connais pas la moitié, bien qu’ils appartiennent
à ma propre circonscription4 ! »
John F.  Fitzgerald pouvait bien jouer les magnanimes. Élu maire de
Boston, celui qu’on commençait à surnommer « Honey Fitz » atteignait le
sommet de sa carrière. Mais P.  J. ne pouvait être jaloux de son triomphe.
Lui aussi avait réussi, et encore plus dans les affaires qu’en politique. Il
avait même réussi dans sa vie privée. Par son mariage avec Mary Augusta
Hickey, en  1887, la fille d’un entrepreneur fortuné, P.  J. était parvenu
à créer une famille stable et prospère.
Les Kennedy habitaient à  présent une demeure confortable située sur
Webster Street, une des artères les plus chics de la ville. Dans le jargon des
immigrés irlandais, il y  avait les shanty, ceux que le sort n’avait guère
favorisés  ; et il y  avait les lace curtain (littéralement, les rideaux de
dentelle), ceux qui avaient réussi. Nul ne doutait, même ceux qui n’y
avaient jamais été invités, que la plus fine dentelle ornât les rideaux de la
maison de P. J. Kennedy.

L’obsession de l’intégration
S’il n’avait tenu qu’à lui, P. J. eût prénommé son fils, né en 1888, Patrick
Joseph  III. Mais Mary Augusta avait eu son mot à  dire et avait imposé
Joseph Patrick, présumant que l’inversion des deux prénoms ferait « moins
irlandais  ». La troisième génération d’immigrants, la deuxième à  être née
sur le sol américain, entrait à présent en lice. Il n’était que temps de tourner
la page en s’intégrant définitivement à la société.
Tout comme P. J. l’avait été en son temps, Joseph Patrick devint le roi de
la maison, même lorsque deux filles, Mary Loretta et Margaret Louise12,
vinrent élargir le cercle familial. Les préoccupations éducatives de la
famille concernaient essentiellement le garçon, couvé tel un héritier royal.
Par la suite, sa sœur Margaret l’admettrait volontiers  : «  J’avais fini par
croire qu’il était un dieu. J’étais éperdue de bonheur s’il me demandait de
lui donner quelque chose, n’importe quoi pourvu qu’il s’adresse à moi5. »
Pour Mary Augusta, « Mame », comme se plaisait à l’appeler son époux,
le jeune garçon était simplement « mon Joe », deux mots reflétant moins un
amour maternel plutôt parcimonieux qu’un fort sentiment de possessivité.
Plus tard, elle lui prodiguerait un conseil qu’il n’oublierait pas : « Si l’on te
demande ton nom, contente-toi de répondre  : “Joseph.”  » Cela revenait
à  éviter un «  Patrick  » par trop irlandais. Obnubilée par l’idée de faire de
son fils une sorte de gentleman catholique, elle lui inculqua d’emblée les
bonnes manières et les grands principes de civilité.
Beaucoup pensaient que le jeune Joe était né sous une bonne étoile, avec
un père aussi riche que respecté et les Hickey, du côté de sa mère,
s’ébrouant dans la prospérité. Quoi de mieux pour Joe qui n’était pas,
comme l’avaient été ses grands-parents, une pièce rapportée d’Irlande sur
un vieux rafiot, dans un nouveau monde qui les tolérait à peine ? Il était un
Américain, né sur le sol américain et parlant avec un accent bostonien de
bon aloi. Les immigrants de la dernière génération, les pestiférés, n’étaient
plus les Irlandais, mais les Italiens ou les Ashkénazes.
Absorbé par son business, P.  J. était cependant un père aimant et
attentionné – «  l’homme le plus adorable que j’aie jamais connu  »,
reconnaîtrait plus tard son fils  –, sachant allier subtilement tendresse et
fermeté. Une simple remontrance, brève et sèche, lui suffisait pour asseoir
son autorité sur une progéniture qui adorait ses plaisirs simples et son
existence sans histoire. Mais c’était bien Mary Augusta qui exerçait la plus
forte influence sur Joe, devenu le dépositaire exclusif de ses ambitions
d’ascension sociale.
Mame ne perdait jamais l’occasion de pousser son fils en avant. Quand
elle n’était pas satisfaite de lui, elle se contentait de lui adresser un regard
vertement réprobateur – son fameux «  air Hickey  », comme on en
plaisantait dans la famille – qui valait toutes les réprimandes. Il est vrai
qu’elle voyait loin et grand pour Joe. Son époux avait déjà assuré à  la
famille prospérité et honorabilité. À sa mort, il laisserait un patrimoine de
plusieurs centaines de milliers de dollars13. Mais la politique s’était
dramatiquement démonétisée depuis que les Irlandais s’en étaient mêlés. Le
prestige de l’action publique s’était évaporé au gré des petites combines
sans gloire et du clientélisme, quand ce n’étaient pas des scandales de
conflits d’intérêts et de corruption.
D’ailleurs, malgré les succès électoraux des Irlandais, la réalité du pouvoir
restait toujours aussi inaccessible aux immigrants et à  leur descendance.
Quoique défaits dans les urnes, les brahmanes s’étaient tranquillement
repliés dans le silence feutré de leurs conseils d’administration et de leurs
demeures austères en pierre brune de Back Bay.
Les Irlandais pouvaient à la rigueur devenir policiers, fonctionnaires, voire
maires. Ils ne seraient, en revanche, jamais admis dans l’univers distingué
du grand business, là où se nouent les arrangements subtils et où se
consentent les adoubements qui décident du vrai pouvoir. Telle était la ligne
rouge, invisible, mais quasiment infranchissable, qu’avaient tracée les
Bostoniens de souche, férus de tradition et de valeurs puritaines. Elle
signifiait aux nouveaux venus qu’ils ne seraient jamais des WASP et
resteraient d’éternels outsiders.
Au-delà de l’aisance et de la notoriété qu’avait apportées son époux,
Mame souhaitait autre chose pour son Joe dont elle espérait fort qu’il
deviendrait un jour «  quelqu’un  ». Pourtant, la politique continuait
d’imposer son tempo chez les Kennedy, avec le jeune Joe aux premières
loges.
Ce dernier se souviendrait longtemps de ces solliciteurs venant à  toute
heure frapper à la porte de la maison familiale. Même le dîner était parfois
perturbé par les doléances pressantes de tel ou tel quémandeur. Mary
Augusta en vint plus d’une fois à s’en agacer :
— Dites-leur donc que nous sommes à table !
Mais déjà P. J., sourcils froncés, repliait sa serviette :
— Non, je vais les recevoir…
Il n’était pas rare de le voir réapparaître au bout d’un moment, manteau et
chapeau en main, lançant à sa maisonnée :
— Désolé, mais il faudra que vous terminiez sans moi6.
Joe se souviendrait également des voisins de Webster Street qui
représentaient le gratin de Boston. L’enfant chéri en était Patrick Andrew
Collins, dont le prestige demeurait inégalé à la suite de sa nomination, par
le président Cleveland en personne, au poste de consul général à Londres14.
Quelle revanche magnifique pour cet héritier dont l’ascendance irlandaise
renvoyait à une bourgade perdue du comté de Cork !
Dès 1892, P. J. avait décidé de mettre de l’argent dans la Columbia Trust,
une petite banque qui venait de voir le jour à  East Boston, dont il devint
partenaire fondateur avant d’en être président de fait. L’initiative n’était en
rien anodine, car le secteur bancaire était la chasse gardée des brahmanes.
Mais la Columbia, sorte de crédit mutuel, répondait aux besoins des
immigrés irlandais dont les banques classiques se souciaient comme d’une
guigne. Souvent en quête de prêts, ces nouveaux venus n’en obtenaient
qu’au compte-gouttes par les voies habituelles, tant ils étaient tenus pour
des parias. À  la Columbia, ils pouvaient emprunter facilement de petits
montants à des taux réduits.
La Columbia Trust devint bien vite la banque attitrée des Irlandais de
Boston. Le jeune Joe en entendrait souvent parler, même s’il n’avait pas
encore l’âge de mesurer tout à fait la revanche qu’elle représentait pour les
Irlandais. Peu auparavant, le maire de Boston, John F.  Fitzgerald, s’était
frictionné avec ces vieux banquiers au rictus carnassier qui écrasaient leurs
contemporains de leur superbe protestante anglo-saxonne :
— Des tas d’Irlandais ont leur argent chez vous. Pourquoi ne leur faites-
vous pas une petite place dans vos équipes ?
Pour une fois, les brahmanes avaient paru un peu gênés :
— Euh, en fait… ce n’est pas tout à  fait exact. Nous comptons tout de
même dans nos effectifs des caissiers irlandais.
— Ah ! oui ? Et des femmes de ménage aussi, je suppose7…
Si le jeune Joe avait bien sûr entendu parler du maire de Boston,
l’éloquence et l’entregent de Fitzie le laissaient aussi indifférent que la
politique elle-même. Aux tournées électorales de son père, Joe préférait les
parades et les grands défilés militaires où l’on acclamait les derniers
vétérans de la guerre de Sécession. En revanche, il admirait sans réserve le
sens des affaires de P.  J., notamment son habileté à  gérer son portefeuille
d’actions.
Mais le jeune Kennedy n’avait pas le tempérament à  se laisser enfermer
dans le cocon familial. Les valeurs de civilité enseignées par sa mère,
l’insistance de celle-ci à  faire de lui un petit lord Fauntleroy15 étaient
plaisantes. Elles le cantonnaient cependant dans l’univers féminin où il
avait été élevé. Or Joe n’avait nulle envie de passer à côté de la réalité des
choses. La vraie vie et ses règles, il lui faudrait bien les affronter un jour.
La vraie vie, c’était cette jungle des quais de Boston, là où les immigrants
se défiaient entre eux, parfois à coups de couteau : les Irlandais contre les
juifs, les juifs contre les Italiens, les Italiens contre les Grecs. Il en émanait
une conception de virilité masculine qu’exaltait alors, sur un mode différent
il est vrai, le président Theodore Roosevelt, avec son modèle de l’« homme
droit », détaché de toute influence féminine émolliente et castratrice8.
À 12  ans, Joe s’engagea comme garçon de courses chez un modiste.
Beaucoup de dames élégantes de la haute société bostonienne, à  cette
époque, se firent livrer leurs énormes cartons à  chapeaux par un jeune
garçon à  la frimousse sympathique, parsemée de taches de rousseur. Ce
petit Joseph avait de bonnes manières, même s’il refusait obstinément de
dévoiler son patronyme.
Par la suite, il vendit des friandises et des cacahuètes aux nombreux
touristes qui faisaient le tour de la baie de Boston en bateau. Plus tard
encore, il dénicha un emploi insolite de shabbath goy consistant à aider le
samedi des juifs orthodoxes –  l’emploi était forcément réservé à  un non-
juif16  – qui respectaient l’interdiction religieuse de ne pas allumer le feu
chez eux ou de se livrer à la moindre activité ce jour-là. On verrait encore le
jeune garçon en train de vendre des pigeonneaux, en compagnie d’un
camarade de son âge, près de Boston Common. On l’apercevrait même sur
ce quai hideux de Noodle Island, là où ses grands-parents avaient débarqué
un demi-siècle plus tôt, en train de vendre des journaux à la cwriée.
Making money ! Cette volonté de gagner de l’argent et de réussir dans la
vie n’était-elle pas constitutive de l’idéal américain  ? Legs familial, elle
correspondait surtout à  la façon d’être de cet adolescent qui dévorait les
œuvres d’Horatio Alger  : ce romancier en vogue exaltait la réussite
individuelle et l’initiative entrepreneuriale. Joe connaissait par cœur les
héros de Fame and Fortune (La Gloire et la Fortune) ou de Only an Irish
Boy (Un simple petit Irlandais), tout autant qu’il admirait ces self-made
men qui cultivaient à la lettre les principes vertueux du monde des affaires :
travailler dur, ne pas fumer ni boire, ou encore se lever tôt et se coucher
tard.
Selon Joe, gagner de l’argent n’était rien de moins que la légitimation d’un
talent qui n’était pas donné à tout le monde. Faussement contrits, les WASP
pouvaient bien affecter de s’en excuser sous couvert d’institutions
charitables. Le jeune garçon n’en concevrait, quant à  lui, ni complexe ni
scrupule. Gagner de l’argent était une activité parfaitement honorable,
à  condition de ne pas la rendre vulgaire en exhibant ses dollars ou en les
jetant par les fenêtres.
Joe étudia successivement à  l’École des Frères chrétiens, à  l’École de
l’Assomption, puis à l’École Saint-Xavier. Toutefois, Mary Augusta lui fit
quitter bien vite l’enseignement catholique qui, malgré son niveau
irréprochable, avait l’inconvénient de marginaliser encore davantage ses
ouailles dans un environnement dominé et hiérarchisé par les protestants.
Dès  1901, Mary Augusta réussit à  faire inscrire Joe à  la Boston Latin
School, cette antichambre de Harvard.
La faute en revenait d’une certaine façon à  la démocratie. L’entrée
progressive, quoique timide, de jeunes gens issus de milieux sociaux
défavorisés dans les écoles publiques dissuadait les grandes familles d’y
inscrire leurs rejetons. À  leur intention s’étaient multipliés en Nouvelle-
Angleterre des établissements privés, luxueux et surtout très fermés. La
Boston Latin offrait toutes les garanties de ce point de vue, justifiant sa
réputation d’école la plus sélective du pays. On y  apprenait Cicéron et
Ovide, mais aussi le grec, le français et l’histoire. Les lauréats recevaient un
diplôme de fin d’études calligraphié avec art sur du parchemin précieux.
Chaque matin, Joe déboursait 1  penny pour prendre le premier ferry en
direction de Battery Wharf avant de se ruer vers le centre-ville puis, au coin
de Warren Avenue et de Dartmouth Street, entrer dans le vieux bâtiment qui
abritait la Boston Latin. Il n’y brillait guère par ses résultats scolaires,
récoltant le plus souvent des « D », des « E », voire des « F », ce qui lui
vaudrait de redoubler son avant-dernière année. Les mathématiques étaient
la seule matière où il parvenait à tirer à peu près son épingle du jeu.
Du moins Joe parvint-il à  se rendre populaire auprès de ses camarades.
Était-ce sa façon à  lui de s’intégrer  ? Il reçut le titre honorifique de
«  colonel du régiment de cadets  », traditionnellement dévolu au président
de classe. Joe fut également un assez bon joueur de base-ball, pas peu fier
de récolter la meilleure moyenne de striker (frappeur) au championnat de
base-ball scolaire. Capitaine de l’équipe fanion de l’école, il passait pour un
compétiteur teigneux  ; pour un mauvais perdant aussi, qui n’hésitait pas
à s’en prendre à l’arbitre dès que les choses tournaient mal pour son camp.
Son jour de gloire sportive, Joe le vécut en 1907, lorsqu’il reçut des mains
de John F. Fitzgerald la « coupe du maire ».
La vocation naturelle des diplômés de la Boston Latin était d’intégrer la
prestigieuse Harvard University. Harvard : ce qui se faisait de mieux dans le
pays. S’il n’était plus aussi hermétique que par le passé17, l’établissement
restait le sanctuaire des WASP. On y retrouvait les jeunes gens diplômés de
St.  Mark qui résidaient à  Randolph Hall, la crème des happy few, les
Lowell, Cabot et autres Adams ou Lodge, dont l’ascendance patronymique
intimait le respect. Le pedigree de ces gens-là remontait à  l’époque du
Mayflower18. Ils avaient fondé Boston, ils avaient fait l’Amérique.
À Harvard étaient désormais admis, au compte-gouttes il est vrai,
quelques juifs et quelques Irlandais9. La sélection «  ethnique  » n’en était
que plus insidieuse. On prétendait que le président de l’université classait
les jeunes gens en fonction du standing social de leurs parents, de leurs
revenus et de leur appartenance religieuse. Officieux, ce classement
enfermait chaque étudiant dans un cadre dont il n’avait quasiment aucune
chance de s’affranchir, quelles que fussent ses qualités ou l’excellence de
ses notations.
Harvard exerçait une fascination toute particulière sur les étudiants
n’appartenant pas à la caste des brahmanes et qui étaient tout juste tolérés.
Catholique et fils de bistrotier, le jeune Kennedy faisait partie de ces
«  intouchables  » que l’on daubait sous le manteau. Il en fallait cependant
bien davantage pour le détourner de son objectif  : s’intégrer et se faire
accepter. Au fond, Harvard était-il si éloigné de ces quartiers irlandais de
Boston où l’on se bagarrait pour conserver son bout de territoire ?
Les Kennedy père et fils avaient ignoré poliment les exhortations du
cardinal William Henry O’Connell, nouvel archevêque de Boston19 et ami
de la famille Kennedy, à ce que Joe étudiât à Sainte-Croix chez les jésuites.
Les intéressés n’avaient pas voulu en démordre. Ce serait Harvard et rien
d’autre, quitte à  ce que Joe s’inflige quelques allers-retours en tramway
entre le quartier familial de Winthrop et celui de Cambridge où était situé le
campus universitaire.
Pour beaucoup, Joe Kennedy était un privilégié. Il demeurait pourtant
à  des années-lumière de ces dandys, anciens des prep schools20 qui
débarquaient à  l’université en grand équipage, avec voiture de maître et
domesticité. Tout le problème de Joe était de s’en faire accepter. Sa seule
chance de briser le plafond de verre était de se faire des relations et de
compter sur ses qualités propres. Soucieux de gommer ses origines, Joe
entreprit de s’éloigner des stéréotypes irlandais auxquels renvoyait
immanquablement son patronyme. Ainsi, il ne buvait jamais d’alcool,
s’employait à corriger son élocution en éliminant toute trace d’accent et ne
sortait en ville que tiré à quatre épingles. Au passage, il prit la décision de
résider dans le campus de l’université. Ne rentrant chez lui que le week-
end, il y  invitait parfois des camarades. En leur compagnie, il arpentait la
plage en blazer et pantalon bleu, riant à  des histoires de jeunes gens et
chantant à tue-tête Molly Malone ou Peg o’My Heart.
Malgré ses efforts, il ne fut pas épargné par les affronts et se fit plus d’une
fois éconduire sans ménagement. Évincé des cercles de Beacon Hill – la
haute société bostonienne –, il ne connaîtrait ni les soirées somptueuses, ni
les bals des débutantes, ni ces week-ends qui n’étaient prétextes qu’à
« rallyes » entre jeunes gens de la bonne société. De même, son lobbying
effréné pour se faire admettre dans des clubs élitistes d’étudiants finirait-il
par échouer.
Joe n’avait pourtant pas lésiné pour s’attirer les bonnes grâces de ceux qui
comptaient dans ce domaine. Certes, il avait été présélectionné par le club
fermé du Delta Kappa Epsilon, surnommé le Dickey, en vue d’une
admission à l’Institut de 1770 : c’était le vivier dans lequel les clubs ultra-
convoités comme le Porcellian, le Somerset, l’Union, l’AD, le Fly ou
encore le Spree puisaient pour recruter de nouveaux membres. Joe ne serait
pourtant choisi par aucun de ces grands clubs huppés, ni par d’autres clubs
comme le Phoenix ou l’Iroquois, et devrait se contenter de son adhésion au
Dickey. On lui ferait comprendre que ce n’était déjà pas si mal pour
quelqu’un de sa condition. À  Harvard, la hiérarchie sociale demeurait
implacablement calibrée. Comme le prétendait Edmund Quincy, héritier
d’une de ces vieilles familles qui avaient fondé Boston  : «  Un homme de
Harvard sait qui il est… »
Joe, lui, avait compris qu’il resterait un outsider. Pourtant aucune
rebuffade, fût-elle la plus cuisante, ne pourrait jamais avoir raison de sa
volonté ou de sa confiance en soi. Son objectif n’avait pas changé  :
s’imposer en dépit de l’adversité, en faisant comme si de rien n’était, mais
en n’oubliant jamais rien.
À Harvard, il noua tout de même des amitiés solides qui portaient des
noms tout ce qu’il y a de plus yankee : Bob Fisher, une star du football qui
avait passé une année à  l’université d’Andover, ou Tom Campbell, un
catholique de Worcester qui était lui aussi un as du football. Il y  avait
encore Robert Sturgis Potter, héritier d’une vieille famille opulente de
Philadelphie. Des amitiés aussi utilitaires qu’atypiques.
Plus d’une fois, Joe entraîna ses condisciples dans les théâtres de Boston
où l’on jouait des comédies musicales new-yorkaises. C’était aussi
l’occasion d’y faire des rencontres avenantes et, notamment, d’y croiser les
chorus girls (danseuses de revue) qui se produisaient dans ces spectacles.
Un de ses compagnons de nouba, Arthur Goldsmith, se souviendrait d’une
jeune danseuse ravissante de la troupe de The Pink Lady avec qui Joe
repartit bras dessus bras dessous du Colonial Theatre après avoir adressé un
clin d’œil complice à ses compères. Joe avait déjà une réputation d’homme
à  femmes et éprouvait visiblement un plaisir singulier à  s’afficher en
compagnie de créatures séduisantes.
Il est vrai que Joe ne s’intéressait pas qu’à la musique frivole des revues
ou des cafés-concerts. Durant cette période, il découvrit aussi la musique
classique, Beethoven, Vivaldi. C’était toutefois son jardin secret et il évita
que cela ne s’ébruite.
À l’université, Joe obtint des résultats tout aussi médiocres qu’à la Boston
Latin, accumulant les mentions «  passable  » ou «  assez bien  ». Même le
cours « Banque et finances », auquel il reconnaîtrait avoir renoncé en cours
d’année tant ses notes étaient mauvaises – il le confierait beaucoup plus
tard, non sans malice, au magazine Fortune qui évaluait alors son
patrimoine à… 250  millions de dollars10  –, ne put capter son intérêt. Et
encore n’échappait-il à  certaines notes catastrophiques que parce qu’il
faisait livrer à  ses professeurs quelques-unes de ces bonnes bouteilles de
scotch Haig  &  Haig de quinze  ans d’âge dont son père était l’importateur
exclusif.
Joe en apprit cependant beaucoup sur une hypocrisie sociale qui
perpétuait, en toute bonne conscience, des privilèges qui ne se justifiaient ni
par le talent ni par la réussite personnelle. À  Harvard, il avait compris
quelque chose d’essentiel  : les bonnes notes y  étaient moins utiles que le
respect des règles en vigueur qui magnifiaient les vertus d’endurance, de
loyauté et de camaraderie distinguée. Le sport y était également crucial, car
il développait un esprit de lutte et de compétition propre à forger des élites.
Les disciplines athlétiques étaient le nec plus ultra de l’éducation, au même
titre que les disciplines intellectuelles.
Mens sana in corpore sano ! Pour Joe, il ne s’agissait pas seulement d’un
équilibre de vie. L’excellence sportive était surtout un moyen de se faire
remarquer, sinon accepter, de ces Gold Coast men21 qui s’installaient dans la
vie universitaire avec la même aisance désinvolte que dans la suite royale
d’un palace.
Le football22 était le sport de prédilection à  Harvard comme dans les
grandes universités du nord-est du pays qui formeraient bien plus tard la
fameuse Ivy League23. Incarnant la rudesse virile et la suprématie physique
des élites, le football était vénéré à Harvard, où l’équipe universitaire était
une véritable légende.
Joe avait cependant un faible pour le base-ball qu’il préférait au football,
un peu trop brutal à ses yeux. Ce n’était pas qu’il détestât les affrontements
un peu musclés. Dépassant le mètre quatre-vingts, il était bien bâti. Mais le
base-ball était sa véritable passion. Peu lui importait que ce sport fût
méprisé par les gentlemen au motif qu’ils n’avaient pas l’exclusivité de ce
sport également pratiqué par les manants des écoles publiques.
C’était au base-ball que Joe rêvait d’exceller… sauf qu’il ne réussit pas
à  intégrer l’équipe de Harvard. La raison en incombait à  Frank Sexton,
ancien joueur professionnel de renom et désormais entraîneur. À  tort ou
à  raison, Sexton ne le trouvait pas assez bon pour faire partie de l’équipe
universitaire de première année. Voyait-il en lui un joueur peu précis et,
surtout, lent «  comme un camion de glace11  »  ? Les choix de Sexton ne
souffraient aucune discussion.
Humilié, Joe se retrouva sur le banc de touche ou dans l’équipe de réserve.
Or, seuls les joueurs qualifiés en équipe première pouvaient figurer dans
l’Annuaire des athlètes de Harvard. Pire encore, seuls ces heureux élus
avaient le droit de porter le sweater tant convoité, frappé de la lettre « H ».
Sorte de titre de noblesse pour les étudiants, ce «  H  » symbolisait surtout
pour Joe la reconnaissance sociale.
Pourtant, à la veille du dernier match contre Yale, le capitaine de l’équipe,
Charles McLaughlin, insista personnellement auprès de l’entraîneur – dont
personne ne s’était encore permis de discuter les choix – afin que Kennedy
pût être de la partie. À la stupéfaction générale, Joe finit donc par entrer en
jeu alors que Harvard menait largement au score et marquerait d’ailleurs le
point décisif. Il aurait même le culot de conserver la balle du match alors
que ce privilège revenait au capitaine de l’équipe, McLaughlin.
Sur le moment, on ne comprit pas pourquoi McLaughlin s’était entremis
en faveur de Joe. On ignorait qu’il avait formé le projet d’ouvrir une salle
de cinéma, une fois ses études achevées. Pour cela, il lui fallait une licence
que les autorités municipales n’accordaient que parcimonieusement. En
connaissance de cause, Joe avait joué discrètement de l’influence de P. J. au
City Hall et mis « Chick » McLaughlin en relation avec les fonctionnaires
qui délivraient les licences professionnelles. Marché conclu.
On dirait de Joe : « Il était le genre de type qui, s’il voulait quelque chose,
l’obtenait à tout prix sans se soucier de la façon dont il l’obtenait. Il aurait
marché sur le corps de n’importe qui12. » Mais il est vrai que les brahmanes,
avec leurs relations haut placées et leurs grands airs, n’agissaient pas
différemment.
Cette participation sur le fil permit à  Joe d’être coopté dans la société
universitaire de la Delta Kappa Epsilon Fraternity. De même quitta-t-il
Harvard muni d’un viatique grâce auquel il put mener à  bien le voyage
entamé par son aïeul un demi-siècle auparavant sur un bout de quai
anonyme  : dans cette société-là, tout était permis à  condition d’être plus
malin et d’en vouloir plus que les autres.

Des débuts en fanfare


Joe savait observer, et le respect que P.  J. inspirait à  ses administrés ou
encore le regard obséquieux de ses solliciteurs ne lui avaient pas échappé.
Selon lui, son père perdait trop de temps avec des gens qui n’en valaient
guère la peine. Des réseaux, des accointances et des affidés, il en fallait
certes pour faire de la politique. Mais bâtir sa vie suivant ses propres
principes, sans être redevable à quiconque, était préférable.
À la maison, le jeune garçon ne manquait de rien. Les Kennedy avaient
emménagé sur Washington Street, dans le quartier de Winthrop au bord de
l’océan. Leur demeure était spacieuse et pourvue d’une domesticité
abondante. L’ascension sociale de la famille était visible. Ils s’offraient des
périples en Europe. Ils passaient l’hiver à  Palm Beach, en Floride, et
disposaient d’un superbe yacht de vingt mètres, baptisé l’Eleanor, que
barrait un amiral en retraite.
Joe Kennedy n’avait guère tardé à organiser les choses à sa façon. Un jour,
apprenant par hasard que l’autocar qu’il prenait tous les matins était
à  vendre pour 600  dollars, il persuada un camarade de Harvard, Joe
Donovan, de s’associer avec lui pour l’acheter puis l’exploiter à  des fins
touristiques. L’activité était contrôlée par un service municipal et régentée
par un commissaire de police du nom de Stephen O’Meara. Il n’était guère
commode et, de plus, le titulaire de la ligne principale d’autocars était son
ami. Joe parvint à faire avaliser assez miraculeusement un partage d’activité
qui lui octroyait en fait une exclusivité sur les secteurs les plus lucratifs.
Les deux compères vécurent des moments très euphoriques. Donovan était
au volant de l’autocar, opportunément baptisé The Mayflower. Mégaphone
en main, Kennedy débitait des boniments convenus sur les charmes
touristiques de Boston13. Ce qui ne devait être qu’un passe-temps devint une
affaire superbement rentable  : plus de 5  000  dollars de bénéfice pour la
société qu’ils avaient créée, la Colonial Auto-Sightseeing Company, pour
une mise individuelle initiale de 300 dollars…
Tout était déjà question d’affaires. Peu après, Joe fut approché pour jouer
au base-ball durant la saison estivale dans l’équipe de Bethlehem, New
Hampshire. En échange, on lui promettait seulement le vivre et le couvert,
outre quelques soirées sympathiques. Joe chercha aussitôt à se faire un peu
d’argent de poche. Il en avisa le manager de l’équipe, un certain
Harry O’Meara, qui eut une idée lumineuse :
— Le Boston Globe recherche un correspondant pour quelques reportages
locaux et pour des comptes rendus sportifs. Il y  a de quoi se faire une
trentaine de dollars par semaine…
Les yeux de Joe s’illuminèrent :
— Comment faire, Harry, pour décrocher ce job ?
— Si tu y tiens tant, eh bien, il est à toi.
Joe raconta l’histoire à  un de ses amis, John Conley, qui se montra très
impressionné :
— Le Boston Globe ! Je me damnerais pour avoir une chance d’y écrire.
Ah ! si j’avais le job…
— Eh bien, considère que tu l’as. Moi, tout ce qui m’intéresse dans cette
histoire, c’est le fric14 !
Un arrangement fut aussitôt conclu à  la satisfaction générale, Conley
rédigeant les papiers sous la signature de Kennedy et ce dernier empochant
l’argent des piges. Cela marcha si bien qu’O’Meara reçut bientôt un câble
de la rédaction en chef du Boston Globe lui demandant si ce Kennedy qui
écrivait d’aussi bons papiers ne serait pas intéressé par la proposition de
rejoindre le staff du journal…
Pour Joe, toutefois, les choses sérieuses restaient à  venir. Ce fut très
exactement au moment d’empocher son diplôme de Harvard, en juin 1912,
que Joe Kennedy se fixa son premier objectif dans le monde du business où
il était bien décidé à  laisser sa trace  : la banque, symbole de la fortune et
base du business. La banque pouvait mener n’importe où, comme Joe
l’assurerait plus tard à  son cousin Joe Kane  : «  Si tu veux gagner de
l’argent, tu as intérêt à  savoir où cela se passe15.  » C’était par la banque
qu’il fallait commencer.
Ce n’était pas si simple, car la banque était le domaine réservé d’un
pouvoir yankee24 où Joe n’avait pas la moindre chance de trouver sa place.
Pourtant, s’il existait un domaine dans lequel il brillait, c’étaient bien les
chiffres.
Se fiant à  son intuition, il commença par se faire nommer contrôleur de
gestion bancaire. Un poste ni prestigieux ni même bien payé : un millier de
dollars par  an à  peine, beaucoup moins qu’un pigiste au Boston Globe. Il
représentait toutefois un poste d’observation incomparable  : la mission
consistait à  auditer les établissements de la région en épluchant leurs
documents d’exploitation, des livres de comptes jusqu’aux archives. Joe
sillonna la Nouvelle-Angleterre, étudiant soigneusement les méthodes des
banquiers. Il apprit à  lire un bilan et à  estimer un bien. Il s’exerça aussi
à  repérer les entreprises en difficulté et, à  l’inverse, celles disposant de
liquidités. Il sut qui investissait, à quelle hauteur et sur quoi.
Dès le début, Joe n’eut aucun scrupule à  jouer personnel. Profitant
d’informations glanées sur des compagnies en difficulté, il contribua à faire
chuter leurs cours afin de les racheter par la suite à bas prix. Délit d’initié et
enrichissement illicite  ? Joe était trop prudent pour s’exposer directement
à ce type de risque. Il prit toutefois le contrôle d’une firme financière privée
tout en exerçant encore ses fonctions de contrôleur de gestion pour le
compte de l’État.
Making money encore et même plus que jamais  ! Joe entrait dans la
carrière avec un impératif de réussite et une interrogation obsédante : quel
était le secret des banques pour gagner de l’argent  ? Cette interrogation
cessa de le tarauder au bout d’un an seulement. Ce fut le jour où, avec deux
associés, il racheta l’Old Colony Realty Associates Inc., une société de
placement. Ses méthodes étaient désuètes, mais Joe en fit bien vite une
société prédatrice. Sa recette  : tirer parti de la défaillance ou de
l’insolvabilité de certains clients en rachetant leurs crédits au logement, puis
en s’emparant de leurs biens à vil prix pour les revendre à un prix supérieur
au marché. Les profits devaient s’avérer juteux. En peu de temps, Joe rafla
plus de 75 000 dollars pour une mise de départ d’un petit millier de dollars,
le tiers de la valeur globale de l’actif.
Mais déjà, Joe délaissait l’immobilier. À  l’automne de  1913, son
apprentissage dans la banque était presque achevé. Ce bourreau de travail
avait tout de même pu s’accorder des vacances. En compagnie d’amis de
Harvard, il avait embarqué pour l’Europe sur le célèbre paquebot Kaiserin
Auguste Victoria, le plus imposant du monde à  l’époque. Il avait le style
d’un aristocrate bostonien avec son pantalon blanc, sa longue veste noire et
ses faux cols de chemise. La joyeuse équipée avait pu s’offrir des
couchettes confortables, mais, une fois à  bord, Joe s’était débrouillé pour
faire surclasser tout le monde, histoire d’impressionner ses amis. Il y avait
une autre raison, bien cachée celle-là : à bord du paquebot se trouvait une
certaine Ruth Rea, qui voyageait en compagnie de son père.
La prospérité avait pris ses aises en Amérique et la dernière crise
remontait au début des années  1890. L’agriculture se développait à  un
rythme vertigineux, plaçant désormais les États-Unis en tête des
exportateurs mondiaux. Mais c’était surtout l’industrie qui frappait les
esprits par son essor spectaculaire. Combinés à  de nouvelles méthodes de
production, les progrès technologiques rendaient cet essor proprement
phénoménal, transformant de fond en comble un pays qui était en train de
prendre la mesure de son gigantesque espace territorial. Les ressources
naturelles paraissaient inépuisables, tandis que les vagues d’immigration
successives arrivaient à point nommé pour faire face aux besoins de main-
d’œuvre d’un pays neuf.
Preuve tangible d’une vitalité économique sans précédent, le dollar avait
été rattaché à l’or25, à l’instar d’autres grandes monnaies mondiales comme
la livre sterling ou le mark allemand. Vingt  ans plus tôt, la chose eût été
impensable. Attaché aux grands principes libéraux, l’État se manifestait le
moins possible, se limitant à  ses fonctions régaliennes et préservant les
intérêts nationaux sur le plan extérieur. La vieille doctrine Monroe
verrouillait opportunément l’espace des Amériques – devenu chasse gardée
– face aux convoitises des puissances coloniales européennes. Elle n’était
pas seulement déclaratoire. L’intervention militaire à Cuba contre l’Espagne
en 1898 – la première guerre extérieure menée par Washington – montrait
à ceux qui auraient pu en douter que l’Amérique, elle aussi, savait montrer
ses muscles.
Quasiment inconnus jusque-là, les noms des grands capitaines d’industrie
commençaient à circuler à travers tout le pays grâce à une presse laudatrice
qui voyait en eux l’incarnation du « modèle américain ». En ce pays où tout
paraissait possible, les Henry Ford, John Rockefeller et autres Cornelius
Vanderbilt ou Andrew Carnegie avaient valeur d’exemples. Même la haute
banque, traditionnellement plus discrète, n’échappait pas aux feux de la
notoriété, et le bouche-à-oreille répandait inlassablement des anecdotes sur
John Pierpont Morgan, Jacob Schiff ou encore Paul Warburg. Le secteur
bancaire était d’ailleurs en pleine mutation et les grandes concentrations
sauvages faisaient rage. Toutefois la faillite de la Knickerbocker Trust
Company, en octobre 1907, avait donné un coup d’arrêt à ces turbulences et
favorisé une restructuration drastique sous la férule de l’État. En  1913, ce
dernier venait d’achever l’assainissement du système avec la mise en œuvre
du Federal Reserve Act.
Joe Kennedy comprit que la Columbia Trust, chère à son père comme aux
Irlandais, risquait de faire les frais d’une telle régulation. L’établissement
était alors menacé par la First Ward National Bank, un des cadors de la
communauté bancaire, qui projetait de l’intégrer. On ne résistait pas à  la
First National et il fallait un culot monstre pour oser conclure le rachat de la
Columbia à son nez et à sa barbe. C’est pourtant ce qui arriva.
Joe entreprit de se mettre sur les rangs peu de temps avant une réunion
capitale d’actionnaires. L’enjeu était les actions détenues par les héritiers de
John H. Sullivan, cofondateur de la Columbia. Qui réussirait à s’emparer de
ces actions prendrait du même coup le contrôle de la banque.
La puissance de feu personnelle de Joe était cependant limitée. Il dut
emprunter, un peu à sa famille mais beaucoup au président de la Merchants
National Bank, le tout-puissant Eugene  V.  Thayer, qu’il persuada de lui
avancer la plus grosse partie des 45  000  dollars dont il avait besoin26.
Convainquant les uns et bluffant les autres, son aplomb inouï fit merveille.
Les Irlandais du cru étaient déjà acquis à  sa cause. Au final, la First
National renonça à  son projet de fusion. Harry O’Meara, un de ceux qui
avaient prêté de l’argent à Joe, fut un des premiers à le congratuler :
— Bien joué, Joe ! Rien ne t’empêche à présent de devenir le trésorier de
la Columbia.
— Trésorier ? Tu veux plaisanter, Harry. Je vais en devenir le président16 !
Joe s’engouffra dans la brèche tel un chevalier blanc. En janvier 1914, il
fut effectivement nommé à  la direction de la Columbia par un conseil
d’administration ému et reconnaissant.
À 25  ans, Joe Kennedy devenait le plus jeune directeur de banque
d’Amérique. C’est du moins ainsi que la presse locale rapporta cet épisode
à ses lecteurs. Lorsqu’un journaliste du Boston Post interrogea Joe sur ses
objectifs de long terme, la réponse fusa sans l’ombre d’une hésitation  :
« Être millionnaire à 35 ans17. » Face à ce jeune homme plein d’assurance,
au regard lumineux et à  la dentition éclatante, personne, dans la presse
comme ailleurs, ne s’avisa de sourire. Le succès forge la crédibilité et
inspire le respect.
Plus que jamais, au demeurant, le succès appelait le succès. Joe était un
bel homme. Mince et musclé, les yeux bleu acier et une chevelure blonde
tirant sur le roux, il ne fumait ni ne buvait, cultivant avec soin son
apparence sportive. De sa personne émanait une sorte de vitalité optimiste
qui s’avérait contagieuse. Forcément, Joe plaisait aux femmes, qu’il ne
manquait d’ailleurs pas de courtiser assidûment.
Plusieurs années auparavant, il avait croisé Rose Elizabeth Fitzgerald, la
fille aînée du maire de Boston, Honey Fitz. Mais cela faisait si longtemps
que ni l’un ni l’autre n’en avait le moindre souvenir. Leur première
rencontre remontait en effet à  l’été… 1895. Il avait alors 7  ans, elle en
avait 5. La scène se passait sur la plage d’Old Orchard, une station balnéaire
du Maine, où leurs familles respectives étaient en villégiature.
Sur cette même plage, une photographie de vacances les montra tous deux
en 1907, sagement assis au milieu d’un groupe de jeunes gens enjoués en
costume de bain. Bien sûr, la photo ne pouvait révéler qu’à l’automne
précédent, Joe avait invité Rose au bal de la Boston Latin. La mort dans
l’âme, la jeune fille avait dû décliner l’invitation, son père s’y étant
catégoriquement opposé. Il lui en avait même précisé la raison : « Je refuse
que ma fille de 16  ans aille danser dans des endroits louches et fréquente
des gens qui ne sont pas comme il faut18. »
La jeune fille se rattrapa en invitant son soupirant, malgré le déplaisir de
son père, au grand bal de remise des diplômes de son école de Dorchester
High où elle finissait son année de post-graduate. C’était alors, comme elle
en aurait plus tard la nostalgie, « un temps pour rire et pour danser ».
Sans être une beauté éclatante, Rose avait du charme et du piquant. Vive,
élégante, elle était d’une intelligence brillante. À  l’image de la comptine
qu’elle fredonnait souvent : « Rose est ma fleur, Rose est mon nom, Rose
est ma couleur… » Elle était surtout l’aînée et la préférée de John Fitzgerald
qui avait eu six enfants de Mary Josephine Hannon, sa cousine, épousée en
septembre 1889. Et pourtant ! Rose aurait eu quelques raisons d’en vouloir
à  son géniteur, elle qui espérait tant, après d’excellents résultats scolaires
à  Dorchester, faire des études supérieures à Wellesley. Son tyran irlandais
de père y avait opposé, une fois encore, un veto catégorique sur les conseils
de Mgr O’Connell : Wellesley était trop humaniste, trop laïc, trop moderne.
Il avait préféré le couvent du Sacré-Cœur, que l’on présentait comme le
must pour l’éducation des jeunes filles catholiques de la bonne société.
Cette frustration immense se mua en douleur sourde au fil des années, sans
jamais vraiment disparaître.
 
Rose Fitzgerald avait cependant retiré du Sacré-Cœur une éducation
impeccable, comportant notamment l’acquisition de la langue française –
 une marque d’excellence chez les gens bien élevés – ainsi qu’une maîtrise
sans faille des « sciences domestiques » censées la préparer au mieux à son
futur rôle de maîtresse de maison. Elle se forgea surtout une piété à  toute
épreuve, calquée sur l’idéal féminin de la mère de Dieu et ses vertus
immémoriales  : le tact, le courage non ostentatoire, voire la volonté de se
dévouer aux autres avec grâce et même de gaieté de cœur.
Lorsqu’elle eut 18  ans, Honey Fitz envoya son aînée parfaire son
éducation en Europe, dans un couvent des Pays-Bas, à Blumenthal19. Huppé
et réservé aux jeunes filles de la haute société, ce couvent était connu pour
sa piété austère ainsi que pour les pénitences et les mortifications qui s’y
exerçaient quotidiennement. Rose affecta de s’en accommoder et adressa
alors à ses parents des lettres exaltées : « Je me lève à six heures – quinze
minutes avant les autres – et m’en vais méditer presque chaque matin. Vous
voyez que ma piété grandit. Si je suis extrêmement angélique, je pourrai
devenir “aspirante enfant de Marie” et plus tard “enfant de Marie”20. »
En fin d’année, Rose obtint effectivement sa médaille tant convoitée
d’«  enfant de Marie  », la plus haute distinction à  laquelle une élève du
Sacré-Cœur pût prétendre. Dans ses missives, pourtant, elle s’abstenait
soigneusement d’avouer qu’elle entretenait parallèlement une
correspondance discrète avec le jeune Kennedy. Sans doute pressentait-elle
déjà que Fitzie ne consentirait pas facilement à une relation sérieuse entre
sa fille et le rejeton de son vieux concurrent en politique. Elle ne se trompait
guère.
Tous les choix de John Fitzgerald concernant sa fille visaient à l’éloigner
de Joe Kennedy, envers qui il nourrissait une aversion tenace. Ironie du sort,
l’homme à femmes patenté qu’était Fitzie s’offrait même le luxe de débiner
ce Joe qui était déjà doté d’une solide réputation de don juan – Joe et son
insolence insupportable de stage door Johnny, comme on dénommait ces
fils de familles fortunés qui attendaient, à l’entrée des artistes des théâtres,
que les danseuses se changent après le spectacle pour les convier à  des
soupers fins.
Honey Fitz se doutait-il que son animosité envers Joe était réciproque ? Il
personnifiait aux yeux de Joe tout ce que sa mère lui avait appris à détester :
un Irlandais hâbleur et bonimenteur, qui brandissait ses origines tel un
étendard  ; un extraverti démagogue qui n’hésitait pas à  chanter ni même
à pleurer en public ; un parvenu sans scrupules qui avait bâti sa fortune on
ne savait trop comment ; un homme qui, en fin de compte, était devenu un
véritable embarras pour tous ces Irlandais honorables qui cherchaient
à  s’intégrer de bonne foi dans l’univers yankee en dépoussiérant
discrètement les vieux oripeaux de leurs origines.
Tout en se gardant bien de l’exprimer ouvertement, Joe Kennedy
partageait en grande partie le mépris que beaucoup éprouvaient pour Fitz.
Politicien et bateleur d’estrade prompt à se hausser du col, ce dernier allait
jusqu’à se prendre pour un opérateur boursier alors qu’il n’avait pour lui
que le bagout et la forfanterie.
Au fil du temps, Honey Fitz s’était mis dans la tête que les Kennedy
n’étaient pas du même niveau social que les Fitzgerald. Donner sa fille
chérie à ce jeune freluquet de Joe Kennedy n’eût été rien de moins qu’une
mésalliance. Quand elle avait fait ses débuts dans le monde, en
janvier 1911, Rose avait eu quatre cent cinquante invités à son premier bal,
parmi lesquels le gouverneur du Massachusetts et deux membres du
Congrès local. En son honneur, le conseil municipal de Boston n’avait pas
hésité à  déclarer la journée fériée. Les Kennedy pouvaient-ils en dire
autant ?
Néanmoins, la carrière de Honey Fitz était en dents de scie. Après sa
victoire à la mairie de Boston en décembre 1905, il avait été défait pour sa
réélection deux  ans plus tard. Plusieurs enquêtes avaient alors été
déclenchées sur sa gestion municipale qui ressemblait par bien des côtés
à celle d’un clan familial qu’il favorisait en matière de postes lucratifs et de
privilèges divers.
Honey Fitz paraissait pourtant indestructible. En tout cas, il sut
remarquablement rebondir et prendre sa revanche en l’emportant de
nouveau de très haute lutte sur le candidat des Yankees, un banquier
millionnaire du nom de James Jackson Storrow. Les Républicains n’avaient
pas lésiné sur les moyens de lui barrer la route, mais les Irlandais avaient
formé le carré : P. J. Kennedy en tête, malgré ses différends avec Fitzie.
On était alors en 1910 et le prestige des Fitzgerald était à son zénith. Ils
restaient certes snobés par la haute société protestante de Boston. Rose
n’était conviée ni dans les cercles distingués, tel le Cecilian Club, où se
croisaient les jeunes femmes convenables, ni aux soirées où rivalisaient les
jeunes filles en fleur. Elle tentait de se rattraper en fréquentant des
associations féminines, philanthropiques ou culturelles. Elle fonderait
même son propre club, l’Ace of Clubs (Le Club de l’Élite), qui deviendrait
un rendez-vous mondain très prisé grâce à son bal annuel de charité, réputé
dans tout Boston.
Malgré tout, Rose ne pouvait concurrencer les dames de la haute société
locale, les Astor ou les Vanderbilt. Il y avait surtout cette sulfureuse Isabelle
Steward Gardner, qui n’hésitait pas à défier le bon goût compassé des WASP
en s’affichant lors de matches de base-ball tout en vivant dans un palais
somptueux dont chaque pierre, assurait-on, provenait de Venise ou de
Carrare.
Imperturbable, Honey Fitz poursuivait ses rêves de grandeur, au point de
s’imaginer parfois en aristocrate irlandais dont les brahmanes ne
manquaient pas de ridiculiser le «  sang vert  ». Devenue fusionnelle, sa
relation avec Rose, qu’il appelait sa wild Irish rose, n’avait plus rien de
celle d’un père avec sa fille. Il est vrai que son épouse Josie – le diminutif
de Mary Josephine – était d’un naturel assez effacé. Elle était une femme de
coulisses autant que son mari était un homme de lumière. Rose en vint
naturellement à  jouer le rôle de sa mère auprès de Fitzie, au point d’être
tenue pour sa First lady. Son charme incomparable faisait merveille lors des
réceptions, tandis que sa conversation n’était jamais prise en défaut.
On prêtait à  Rose beaucoup de prétendants, dont un ami que Fitz s’était
fait en la personne du « roi du thé », le milliardaire d’origine irlandaise sir
Thomas Lipton, n’était pas le moindre. Amusé, ce dernier s’était lui-même
prêté au jeu de bonne grâce, à  l’occasion d’une réception mondaine au
Copley Plaza Hotel de Boston. À  la question d’un journaliste sur la fin
éventuelle d’un célibat qui défrayait la chronique, sir Thomas s’en était tiré
par une pirouette :
— Eh bien, si vous voulez connaître la future lady Lipton, elle se trouve
dans cette salle. Allons Rose, révélons notre secret. Levez-vous donc,
Rose !
La jeune femme avait minaudé :
— C’est un très grand honneur, sir Thomas, mais il m’est difficile
d’accepter. On vous dit si volage21…
Sous les rires redoublés de l’assistance, sir Thomas – il avait l’âge d’être
le grand-père de Rose – ne s’était guère démonté :
— Eh bien, mes amis, je sais à  présent ce qu’éprouve un amoureux
éconduit22…
Fitz avait d’autres prétendants dans sa besace, comme Hugh Nawn. Son
père était un homme d’affaires de renom et, surtout, le trésorier du comité
municipal du parti démocrate. Fitz avait de l’affection pour ce jeune
homme, sorti lui aussi de Harvard, et l’aurait pris volontiers pour gendre.
Mais Rose, dont le caractère était déjà bien affirmé, ne l’entendait pas de
cette oreille. Ayant renoncé contre son gré à étudier à Wellesley, elle n’était
pas disposée à accepter que l’on choisît son futur époux à sa place. À ses
yeux, Joe Kennedy représentait tout autre chose que ces gandins de
caricature que son père s’était mis en tête de sélectionner pour elle.
Rose revit régulièrement Joe en cachette de son père. Elle le rencontrait
à la sauvette à la Boston Public Library lorsque Joe en avait terminé avec
ses parties de base-ball. Quand elle partait en week-end chez sa tante
à Concord, New Hampshire, Joe, en sa qualité de capitaine organisateur de
l’équipe de tennis de la Latin School, organisait par le plus grand des
hasards un match entre son équipe et celle du lycée de Concord.
Rose retrouvait Joe chez des amis communs où ils buvaient de la limonade
ou du Moxie, un soda à la gentiane très en vogue sur la côte Est, qui était un
peu l’ancêtre du Coca-Cola. Parfois, la réunion tournait à la surprise-partie
et les jeunes gens se lançaient dans des danses endiablées.
Bien sûr, Joe était un excellent danseur, mais le bal était surtout une
occasion pour les jeunes gens de se voir, quitte à  s’entourer d’un luxe de
précautions. En ce temps-là, les jeunes filles de bonne famille ne se
séparaient jamais de leur carnet de bal entouré d’un ruban de soie. Il leur
appartenait d’y consigner scrupuleusement la liste des danses de la soirée
auxquelles elles avaient participé ainsi que le nom de leurs partenaires,
avant de présenter le document à leurs parents. Un petit ami attitré pouvait
à  la rigueur se voir accorder la première et la dernière danse, mais guère
davantage. L’exclusivité d’une soirée ensemble était réservée aux couples
fiancés, voire à ceux qui, dûment reconnus comme tels, en avaient déjà pris
très largement le chemin.
Rose avait un carnet de bal bien rempli et personne n’aurait pu deviner
que Joe était son quasi unique partenaire. Tous deux rusèrent en inventant
des noms de danseurs, celui de « Sam Shaw » étant le pseudonyme favori
de Joe qui s’en amusait beaucoup23. Plus d’une fois, cependant, Rose dut
prendre quelques risques en demandant au chauffeur de son père, attendri
par ces amours juvéniles, de la déposer inopinément au coin d’une rue pour
y retrouver son soupirant.
Joe accompagnait sa dulcinée l’après-midi aux conférences du Lowell
Institute. On pouvait aussi les voir patiner ensemble sur un lac gelé des
environs. Rose se couvrait alors le visage d’une fine voilette noire
garantissant très approximativement son anonymat. Un jour, croyant avoir
été repérés par un journaliste, ils s’engouffrèrent précipitamment dans la
première église croisée sur leur route. Quelle ne fut pas leur surprise de
jeunes catholiques lorsqu’ils découvrirent que leur refuge de fortune était
une église de la Science chrétienne  ! Ils y  retourneraient par la suite en
« pèlerinage »…
Le flirt de Joe avec Rose restait tout ce qu’il y a de plus platonique, car la
jeune fille était beaucoup plus sage que ne l’auraient supposé ses propres
parents. Elle avait notamment la conviction solidement enracinée qu’« il y a
une saison pour toute chose et un temps pour chaque étape. Il y  a eu le
temps de la séduction, celui de la découverte de l’amour, il y  a eu les
fiançailles, le mariage et la maternité24 ».
De son côté, Joe était tout aussi pragmatique, quoique dans un tout autre
genre. À l’époque où il courtisait Rose, il fréquentait une jeune actrice très
accorte qui se produisait alors dans une comédie musicale, The Pink Lady.
Peut-être s’employait-il consciencieusement à  brouiller les pistes. Il
s’afficherait cependant avec d’autres femmes, dont la moins séduisante
n’était certes pas Ruth Rea, dont le père Samuel n’était autre que le
président de la Pennsylvania Railroad.
Allier l’utile et l’agréable  ? Il y  parvint tant et si bien qu’un jour, il se
retrouva nez à  nez dans la rue avec Rose alors qu’une blonde plantureuse
était pendue à  son bras. Sans perdre son sang-froid, Joe se tira de cette
situation gênante par une pirouette opportune. Ses camarades restèrent
sidérés par l’aplomb singulier de Joe dans la mauvaise foi ainsi que par sa
propension tout aussi exceptionnelle « à excuser l’inexcusable25 ».
Pour autant, Joe se montrait impatient d’officialiser sa relation avec Rose.
Afin de tromper sa fébrilité, il résolut de travailler d’arrache-pied,
y  compris le dimanche. À  Harry O’Meara qui s’étonnait d’une telle
boulimie :
— Pourquoi pas, Harry  ? Dimanche est le seul jour où le père de Rose
passe du temps avec sa famille, et je n’y suis pas le bienvenu. Alors, autant
travailler26…
Joe ne perdait d’ailleurs pas son temps en faisant fructifier inlassablement
l’Old Colony. Rose, elle, s’armait de précautions pour ne pas heurter ce
père qu’elle continuait à adorer. À la maison comme en dehors, elle jouait
les hôtesses et les maîtresses de cérémonie. Josie avait décidément la
politique en horreur. Elle refusait systématiquement de paraître aux dîners
donnés par son mari au profit de ses ouailles ou des mécènes qui finançaient
ses campagnes électorales. Quant à  l’hôtel de ville et à  ses réceptions
à répétition, jamais épouse de maire n’en fut aussi souvent absente.
Tandis que Josie remâchait en silence sa rancœur face à  un mari
perpétuellement sur le terrain de ses exploits politiques, Rose occupait la
place laissée vacante. Le rôle qu’elle tenait auprès de Honey Fitz n’était pas
sans rappeler celui d’Alice Roosevelt vis-à-vis de son président de père,
Theodore Roosevelt, devenu veuf.
Rose ne lâchait pas Honey Fitz d’une semelle lorsqu’il faisait campagne,
partageant ses déceptions comme ses espoirs. Elle l’accompagnait au piano
quand il régalait l’assistance de son fameux Sweet Adeline :
In all my dreams,
Your fair face beams.
You’re the flower of my heart,
Sweet Adeline.
Il avait entonné ce refrain à la Maison Blanche en l’honneur du président
Taft et… même lors d’un voyage en Amérique centrale devant une
assistance médusée27.
Rose défendait son père bec et ongles lorsque perlaient des accusations de
corruption. D’une voix suave, elle expliquait pourquoi l’administration
municipale avait raison de créer des emplois, jugés par beaucoup aussi
pittoresques que fictifs, de «  grimpeur aux arbres  », de «  réparateur de
bottes en caoutchouc », voire de « bouilleur de thé27 »…
À l’hiver 1911, Rose accompagna son père dans un périple en Floride.
Mais une fois à Palm Beach, elle comprit que Fitz avait insisté pour qu’elle
restât avec lui à seule fin de l’éloigner une fois encore de Joe Kennedy. Ce
dernier venait de l’inviter au bal Junior Prom de Harvard.
Rose dut aussi fermer les yeux sur les écarts de comportement de son
cabotin de père au sang chaud, jusqu’à ses infidélités à  répétition. De
notoriété publique, Honey Fitz passait le plus clair de ses soirées dans des
réceptions, y  compris celles auxquelles il n’était pas convié, se taillant au
passage une solide réputation de « pique-assiette ». Pour rester à peu près
présentable, ce fêtard impénitent avait même pris l’habitude de se munir de
plusieurs cols de chemise qu’il glissait soigneusement au fond de sa poche,
enroulés dans un mouchoir.
La liaison qu’il entretenait avec Elizabeth « Toodles » Ryan, une cigarette
girl (vendeuse de cigarettes dans les estaminets), commençait à faire jaser
dans tout Boston. Exerçant ses talents à  la taverne Ferncroft, cette jeune
femme aux formes plantureuses était bien plus jeune que sa propre fille.
Mais tel était Honey Fitz, un animal politique si infatigable qu’il paraissait
monté sur des ressorts.
Au City Hall, il avait connu tant de revers puis de retours de fortune qu’il
en avait fini par se croire indéboulonnable. En  1914, pourtant, la
concurrence était devenue beaucoup plus sérieuse. Elle avait pris le visage
de James Michael Curley, la nouvelle coqueluche des Bostoniens.
Si Fitzgerald jouait les fiers-à-bras, Curley avait tout du voyou
authentique. Ayant déjà tâté de la prison pour corruption, en  190428, il
venait des bas-fonds de la ville et fréquentait la pègre. Pour les Irlandais de
la circonscription de Roxbury, qui l’avaient porté en 1911 à la Chambre des
représentants de l’État, ce n’étaient que des vétilles. Curley savait fort bien
que la corruption était la marque de la machinerie vérolée du parti
démocrate. Peut-être aussi les électeurs s’identifiaient-ils quelque part à ce
«  fils du peuple  » à  la sauce irlandaise  : un homme issu d’un milieu
misérable qui avait entrepris de s’élever à la force du poignet, fût-ce au prix
de méthodes plus que douteuses.
Vieux routier de la politique, Honey Fitz savait pour sa part que ce Curley
serait un sacré morceau à avaler. Il était déjà émoustillé à l’idée de mener
contre son adversaire une de ces rixes à l’ancienne qui lui étaient familières.
Mais la campagne tourna court lorsque Curley annonça à grand renfort de
tambours qu’il allait donner une série de conférences publiques. Intitulée
«  La corruption, de l’Antiquité aux temps modernes  », la première de ces
conférences mettait en exergue, documents à l’appui, le climat de népotisme
ainsi que les méthodes singulières des services municipaux sous la
magistrature de Honey Fitz. Lorsque Curley dévoila le thème de sa seconde
conférence, «  Les grandes amoureuses, de Cléopâtre à  Toodles  », tout le
monde comprit sur-le-champ. Honey Fitz fut contraint de retirer sa
candidature en catastrophe alors que les spécialistes tenaient son élection
pour acquise.
Selon la version officielle, le maire se retirait sur les conseils de ses
médecins. Toutefois, Josie avait fait pression pour qu’il en soit ainsi. Elle
savait que la liaison de son mari avec Toodles Ryan était bien réelle. Passe
encore qu’elle fût bafouée en tant qu’épouse, mais elle avait aussi deux
filles, Rose et Agnes, qu’il fallait protéger du discrédit menaçant toute la
famille.
La mort dans l’âme, le maire le plus flamboyant, mais aussi le plus
populiste, de mémoire de Bostonien, dut renoncer. La presse se montra
bonne fille et le Herald commenta ce coup de théâtre à  l’unisson de
l’ensemble de la presse locale  : «  Boston est la grande perdante de cette
décision du maire, mais il faut le reconnaître  : ce que sa ville perd, sa
famille le gagne28… »
Ce retrait en catastrophe tira un trait quasi définitif sur la carrière politique
entamée par Honey Fitz vingt-trois  ans plus tôt29. Le soutien de dernière
minute du Comité stratégique du parti et de P.  J. Kennedy n’avait pas été
suffisant. Avec l’élu en disgrâce disparaissait une certaine idée de la
politique locale qui s’appuyait sur les clubs à  l’ancienne et sur le
« bossisme », dictature des machines de parti.
Les choses étaient en train d’évoluer et Honey Fitz, tout comme P.  J.
d’ailleurs, n’était plus dans le coup. Dès la primaire démocrate de 1908, ce
dernier avait été battu pour le poste de commissaire municipal
à l’urbanisme.
Si P.  J. ne pouvait se satisfaire de la situation – la faillite de Fitzgerald
accompagnant son propre déclin politique –, ce n’était pas le cas de son fils
Joe, qui n’y trouvait que des avantages. D’un côté, les avanies du père de
Rose lui rabattaient son caquet. D’un autre côté, habilement médiatisé après
son succès de la reprise de la Columbia, Joe devenait lui-même un très bon
parti. Honey Fitz ne pouvait plus désormais invoquer une mésalliance. La
voie était libre et Joe n’était pas du genre à la laisser longtemps vacante.
Été  1914. La guerre était déclarée en Europe. Joe offrit un diamant de
deux carats à l’élue de son cœur. Celle-ci se souviendrait de la bague, même
si elle ignorait, bien sûr, que Joe l’avait achetée en solde chez le père
bijoutier d’un de ses condisciples à Harvard. En revanche, Rose ne garderait
pas le moindre souvenir d’une demande en mariage  : «  Pour lui, il ne
s’agissait pas de savoir si cela se ferait, mais quand on se marierait29… »
Ils convolèrent en justes noces en octobre de la même année, le cardinal
O’Connell recueillant les serments des jeunes époux dans la chapelle privée
de sa propre résidence de Granby Street. Ils donnèrent une réception
relativement modeste – quatre cent cinquante invités tout de même – qui fut
ternie par une vive altercation entre Joe et son beau-père. Devant les invités
gênés, Rose, de dépit, arracha l’alliance de son doigt.
Les époux partirent cependant pour un voyage de noces de trois semaines.
Ils se rendirent d’abord à New York pour applaudir Douglas Fairbanks dans
sa nouvelle représentation à  Broadway. Puis Joe entraîna sa femme
à Philadelphie pour les World Series de base-ball où concourait son équipe
de cœur, les Boston’s Braves. Leur destination finale était l’hôtel
Greenbrier, un établissement luxueux qui venait d’ouvrir ses portes à White
Sulphur Springs, en Virginie-Occidentale, où les jeunes mariés passèrent la
majeure partie de leur lune de miel.
De retour de voyage de noces, le couple s’installa dans une demeure de
neuf pièces, sur trois niveaux, que Joe venait d’acquérir pour 6 500 dollars,
dont le tiers payé comptant. La maison était située au 83, Beals Street,
à Brookline, un faubourg bostonien très prisé des protestants aisés.
L’été suivant naîtrait le premier des neuf enfants de Joe et Rose Kennedy.
À  la différence de son père P.  J., Joe n’était pas du genre à  se laisser
imposer un prénom. L’enfant, un garçon, s’appellerait Joseph Patrick
Kennedy Jr et ce choix n’était pas négociable.

2.. La cité de Boston avait elle-même été fondée en 1630.


3. Ce terme avait été forgé par Oliver Wendy Holmes, pour qui un brahmane était un « Anglais
américanisé ».
4. Un recensement effectué dans la ville de Boston en  1860 indiquerait ainsi que le patrimoine
personnel de Bridget s’élevait à 75 dollars.
5. Issu d’une organisation politique fondée dès  1786 à  New York, le système de Tammany Hall
s’imposa au parti démocrate local dès le début du XIXe siècle comme une institution de patronage,
qui domina en réalité toute la machinerie politique en distribuant massivement postes et prébendes.
Le système triompha grâce à l’afflux massif d’immigrants à partir des années 1840. Il fut notamment
incarné par la figure de William M. Tweed, que tout le monde surnommait « Boss Tweed » et qui le
fit dégénérer en corruption généralisée. C’est à partir de cette époque que les Irlandais jouèrent un
rôle majeur dans la vie politique. Tammany Hall déclina par la suite, avant de dépérir avec l’élection
de Fiorello La Guardia à la mairie de New York en 1934.
6. Circonscription électorale de la taille d’un quartier.
7. Au total, P.  J. Kennedy effectua quatre mandats à  la Chambre des représentants du
Massachusetts, de 1884 à 1889, et deux mandats au Sénat du même État, de 1889 à 1895.
8. La Boston Latin School avait été fondée en 1635 par les premiers colons. Sur les bancs de cette
école s’étaient notamment assis le philosophe Ralph Waldo Emerson ainsi que la famille Adams qui
avait donné deux présidents aux États-Unis, le père et le fils, ainsi qu’un historien réputé.
9. Admis à la Harvard Medical School, John F. Fitzgerald en partirait un an plus tard, à la suite du
décès subit de son père.
10. Il était de cinq années le cadet de P. J.
11. Son slogan de campagne était Down with the bosses ! (« À bas les chefs ! »).
12. Elles naquirent respectivement en 1892 et 1898.
13. Ce patrimoine serait estimé à 100 000 dollars environ (plus de 900 000 dollars actuels).
14. Par la suite, Patrick A.  Collins serait élu maire de Boston et serait le prédécesseur de John
F. Fitzgerald (de 1902 à 1905).
15. Du nom du personnage du célèbre roman de Frances Hodgson Burnett, Little Lord Fauntleroy
(1886).
16. « Goy » signifie « non-juif » en yiddish.
17. L’université de Harvard avait été fondée en 1636.
18. À bord du Mayflower étaient arrivés en novembre 1620 sur les rivages de Nouvelle-Angleterre
trente-cinq dissidents anglais, les pères pèlerins (les pilgrim fathers), fuyant l’Angleterre et les
persécutions de Jacques Ier à la recherche d’un lieu pour pratiquer librement leur religion. Ils avaient
été à l’origine de la fondation de la première colonie, établie à Plymouth, dans le Massachusetts.
19. Nommé à  l’archidiocèse de Boston en  1907 puis élevé au cardinalat en  1911, William
H.  O’Connell (1859-1944) exerça un ministère marqué par un train de vie luxueux et émaillé de
scandales.
20. Preparatory schools, écoles préparatoires à l’entrée à l’université.
21. La Gold Coast du nord-est des États-Unis – à ne pas confondre avec la Gold Coast de Floride –
recouvrait la partie sud-ouest du Connecticut et, notamment, le comté de Fairfield.
22. Il s’agit ici du football américain et non du football européen, baptisé soccer outre-Atlantique.
23. Créée en 1954 afin de porter à un degré d’excellence les vertus d’élitisme et de tradition, l’Ivy
League désignait la crème des universités, réunissant notamment Harvard, Columbia (à New York),
Cornell (à Ithaca), Yale (à New Haven) ou encore Princeton (New Jersey).
24. La première banque protestante avait ouvert ses portes à Boston dès 1784.
25. Par le Gold Standard Act de 1900.
26. Peu auparavant, Joe Kennedy s’était assuré des bonnes dispositions de Thayer, un ancien de
Harvard, en lui faisant offrir des billets de stade par le truchement de la star du football Bob Fisher.
27. Plus tard, le président Franklin D. Roosevelt se rendrait dans un pays d’Amérique centrale où il
serait accueilli par un orchestre jouant Sweet Adeline en lieu et place de l’hymne national
américain…
28. James M. Curley connaîtrait de nouveau la prison en 1947. Âgé alors de 73 ans, il serait gracié
par le président Truman.
29. John F. Fitzgerald serait une nouvelle fois élu, en mars 1919, à la Chambre des représentants du
Massachusetts, où il ne resterait en fonction que huit mois.
2

L’outsider

« On peut toujours faire des affaires avec le premier venu,


mais on ne fait du bateau qu’avec des gens du monde. »
John Pierpont Morgan

Millionnaire à 35  ans  : les temps se prêtaient merveilleusement


à  l’ambition de Joe Kennedy. Après tout, les grandes fortunes ne se
réalisent-elles pas souvent pendant les guerres et les révolutions ? Avec la
« peur des rouges » (red scare) qui secouait le pays, suscitant la répression
féroce du ministre de la Justice Alexander Mitchell Palmer, l’Amérique
n’était pas près de se convertir à  la révolution. Quant à  la guerre, après
avoir failli ne jamais y  entrer, elle ne s’y était résignée qu’en avril  1917,
près de trois ans après le début du carnage en Europe.
Pour inciter l’Amérique à  se défaire de son isolationnisme, il avait fallu
que l’Allemagne dépassât les bornes. Elle l’avait fait en se livrant à  des
actes de sabotage en territoire américain et, surtout, en envisageant
discrètement une alliance avec le Mexique afin de prendre les États-Unis
à  revers30. Pire encore, Berlin avait étendu la guerre sous-marine aux
navires neutres, donc américains, qui commerçaient avec les pays de
l’Entente31. Le torpillage du Lusitania, un des plus beaux fleurons de la
marine marchande britannique, au large de l’Irlande en mai 1915 avait été
le coup de trop  : cent vingt-huit passagers américains se trouvaient parmi
les mille deux cents victimes.
Le président Wilson avait réussi à  convaincre le Congrès, jusque-là
réticent et engoncé dans un pacifisme plus que méfiant envers l’Europe,
d’entrer en guerre : « L’Amérique doit donner son sang pour les principes
qui l’ont fait naître.  » Tandis que les vaillants «  doughboys32  »
commençaient à  débarquer dans les ports de Nantes et de Boulogne-sur-
Mer, revêtus de leur curieux uniforme de drap couleur olive et coiffés de
leur feutre à  large bord, le général Pershing proclamait fièrement  : «  La
Fayette, nous voici33 ! »
Le parfum du big business
Fin mai  1917, les Kennedy eurent leur deuxième enfant, de nouveau un
garçon. Cette fois, Rose eut la liberté de le prénommer John Fitzgerald en
l’honneur de son père. L’honneur n’était pourtant que formel, car tout le
monde se mit à appeler le nouveau venu « Jack ».
Joe, lui, avait 29  ans et une santé de fer. Rien, en principe, n’aurait dû
l’empêcher de faire comme ses camarades de Harvard de la « classe 1912 ».
Ceux-ci s’étaient enrôlés dans les bureaux de recrutement, comme était tenu
de le faire tout Américain âgé de 21 à 30 ans, en attendant d’être mobilisé.
Joe ne ferait pourtant jamais partie de ces deux millions de jeunes gens qui
partirent pour le front et dont plus de cent quinze mille ne revinrent jamais.
D’emblée, Joe avait décidé que la guerre ne le concernait pas, tout comme,
selon lui, elle ne concernait pas les États-Unis. Son unique objectif était de
gravir au pas de charge les échelons de la fortune avec ce mélange de
détermination et de savoir-faire qui exhalait déjà un parfum rafraîchissant
de réussite.
La presse le présentait comme un surdoué, peu disert mais fonctionnant
comme un être normal. On chuchotait qu’il était un bourreau de travail et
qu’il se nourrissait frugalement de lait et de crackers. Son seul défaut avoué
était un penchant pour la danse. Joe pratiquait avec bonheur le fox-trot, le
pas de deux et même ce tango venu d’Argentine dont la sensualité trouble
révulsait les gens comme il faut. Même ce «  vice  », d’ailleurs, était une
sorte de clin d’œil malicieux à son beau-père. Au temps où il était maire, et
dans un de ses accès improbables de pudibonderie, Fitz n’avait-il pas
envisagé le plus sérieusement du monde de faire interdire ces « danses pour
dévergondés » dans les lieux publics de sa bonne ville ?
Joe Kennedy fit tout ce qu’il put pour éviter de se retrouver sur les champs
de bataille français, à  Lunéville ou à  Château-Thierry. Sa réputation de
jeune loup du business le précédait désormais. Les initiés savaient que Joe
faisait feu de tout bois pour redresser les comptes de la Columbia Trust et
qu’il était en train de s’affranchir peu à peu de l’ombre tutélaire de Honey
Fitz. Celui-ci avait bien tenté autrefois de l’attirer dans son équipe et l’avait
même nommé un temps à la tête de la Collateral Loan Company, un mont-
de-piété municipal qui prêtait sur gages aux gens peu fortunés. Mais Joe
s’en était bien vite écarté en raison de l’atmosphère faisandée qui régnait
parmi les affidés du maire. D’ailleurs, sa vocation n’était pas d’émarger aux
comptes municipaux – l’ambition de beaucoup d’Irlandais, pourtant –, mais
de recouvrer sa totale liberté.
Joe postula d’abord pour un siège au conseil d’administration de la
Massachusetts Electric Company. Il y  fut admis, difficilement, grâce
à  l’appui du grand patron de la compagnie, Gordon Abbot. On demanda
à  Joe pourquoi il tenait tant à  ce siège. Il répondit avec cette franchise
cynique qui était en train de devenir sa marque de fabrique :
— Vous en connaissez, vous, d’autres moyens de pouvoir approcher des
gens comme les Saltonstall1 ?
Qui, à  Boston, ne connaissait pas les Saltonstall, symboles de la famille
brahmane, depuis ce jour d’août  1629 où le grand ancêtre, Richard
Saltonstall, qui était le propre neveu du lord-maire de Londres, avait quitté
son Yorkshire natal pour s’établir sur les rivages du Massachusetts ? On ne
sait si Joe parvint effectivement à rencontrer les Saltonstall. Du moins était-
il parvenu à se lier avec Guy Currier et ce n’était pas rien.
Avocat de profession, Currier était une personnalité haute en couleur qui
avait bâti sa notoriété en jouant ici ou là les go between entre les cercles
huppés de Back Bay et les milieux interlopes où s’activaient avec pugnacité
les politiciens irlandais. Currier était beaucoup plus lobbyiste ou homme de
réseau qu’homme de loi, en définitive. À  l’époque, il était déjà
multimillionnaire en dollars. La politique lui avait pareillement souri
puisqu’il avait réussi à se faire élire représentant puis sénateur de l’État du
Massachusetts. Mais Currier avait eu la sagesse de comprendre qu’il n’était
pas fait pour une carrière politique. Il avait donc tout plaqué pour ouvrir un
cabinet d’avocat à Boston, dans le quartier chic de Hancock Street.
Joe apprit à  travers l’exemple de Guy Currier ce qu’était un véritable
homme d’influence. Hédoniste avéré, ce dernier avait des allures de prince
de la Renaissance italienne et possédait d’ailleurs une villa somptueuse en
Toscane. Il vivait également sur un grand pied dans sa demeure de Mount
Vernon Street, au cœur de Beacon Hill, collectionnait les toiles de maîtres et
avait un faible pour les incunables tout autant que pour les enluminures.
Envers ses maîtresses, il était prodigue en bijoux et fourrures, dépensant
sans compter. À la femme de sa vie, une actrice shakespearienne, il offrirait
un petit palais bâti à prix d’or dans le New Hampshire.
Joe était surtout fasciné par les relations haut placées de Currier ainsi que
par ses accointances tant chez les Républicains que chez les Démocrates. Il
n’était pas moins impressionné par sa réputation à Wall Street et par son art
suprême de la discrétion dans les affaires. Un simple coup de fil laconique
lui suffisait le plus souvent pour conclure un marché.
On chuchotait que l’ex-président William Howard Taft, devenu chief
justice34, avait songé à faire nommer son ami Currier à la Cour suprême. Joe
connaissait cependant l’envers du décor. Il savait qu’à Boston, Currier
fréquentait James Curley, à qui il avait déjà donné plusieurs coups de main.
Il avait même fricoté avec Martin Lomasney dans des affaires immobilières
plutôt louches à Cambridge. Currier, c’étaient la magnificence et le sordide,
le flamboyant et le véreux tout à  la fois. Ce mélange atypique plaisait
particulièrement à  Joe. Currier avait beaucoup d’argent et savait très bien
comment s’y prendre pour en gagner davantage. Cet homme était le genre
d’atout qu’il fallait avoir dans sa manche.
Considérant Joe comme son protégé, Currier l’avait introduit auprès de
Gordon Abbot, le patron très influent de l’Old Colony Trust Company. Il fit
encore mieux, au printemps  1917, en lui apportant sur un plateau une
véritable aubaine professionnelle. La Bethlehem Steel, une des grandes
sociétés industrielles du pays, venait de créer une filiale spécialisée dans les
constructions navales, la Bethlehem Ship. Currier, qui en était le lobbyiste
en chef, avait eu vent que Joseph W. Powell, le manager général, cherchait
un adjoint pour diriger les chantiers navals de Fore River, dans la grande
banlieue de Boston. Le salaire annuel y  était de 20  000  dollars, tout juste
correct pour un poste de cette importance. Pourtant, Joe n’hésita pas un seul
instant à donner son accord.
Le jeune Kennedy était bien conscient que tout avait un temps et qu’il ne
pourrait ruser indéfiniment avec les autorités militaires. Un jour ou l’autre,
dans cette Amérique qui menait son effort de guerre au pas de charge, il
finirait par être appelé sous les drapeaux. Sauf si sa position à  la tête des
chantiers navals lui permettait d’échapper à  cette épreuve et d’être
considéré comme «  mobilisé sur place  ». À  sa manière, ne participerait-il
pas à  l’effort de guerre, même si un océan le séparait des théâtres
d’opération ?
Joe se lança à  corps perdu dans cette aventure, toute nouvelle pour lui.
L’Amérique avait désespérément besoin de navires de guerre, notamment
de torpilleurs, de cuirassés et de sous-marins. Le nom de Kennedy devint
synonyme de records de production. Sous sa férule, les arsenaux de Fore
River ne lancèrent pas moins de trente-sept destroyers en l’espace de vingt-
sept mois. L’un d’entre eux serait même livré à  la Navy en quarante-six
jours !
Les chantiers navals étaient situés à  Quincy, à  seulement 8  miles de
Boston. Une autre planète. La capitale du Massachusetts conservait
l’ordonnancement paisible et impeccable ayant forgé sa réputation. Quincy,
en revanche, c’était un peu la Californie au temps de la ruée vers l’or ! Une
fièvre aussi bouillonnante que désordonnée, la recherche permanente de la
performance et, surtout, vingt-deux mille employés qu’il fallait savoir tenir.
La mission principale de Joe consistait précisément à  gérer cette main-
d’œuvre, avec rudesse au besoin, afin de tenir les délais tout en respectant
les spécifications techniques. Malgré sa faible expérience en ce domaine, il
y  parvint, mais récolta en contrepartie des ulcères à  l’estomac qui ne
devaient plus le quitter de toute son existence.
Parallèlement à  sa mission, Joe eut soin de ne pas oublier son profit
personnel. Il empocha une partie des bénéfices de la Victory Lunchroom,
une cafétéria qu’il avait ouverte dans les locaux des chantiers navals. Mais
que ses débuts furent chaotiques ! Une grève générale se déclencha dans les
chantiers dès sa prise de fonction. Raison du conflit social  : son refus
d’accorder des augmentations de salaire pourtant prévues de longue date.
Il y  eut également quelques tensions sérieuses avec le secrétaire-adjoint
à  la Marine, un certain Franklin Delano Roosevelt. Ce dernier, âgé de
35 ans, était hiérarchiquement dépendant de Josephus Daniels, fin juriste et
patron de presse que l’on disait très lié au président Wilson. Il avait
cependant toute latitude pour préserver et promouvoir les intérêts de la
Navy. Roosevelt prit le parti des grévistes contre Kennedy. Fin 1917, il se
heurta de nouveau à  lui à  propos de deux cuirassés que le gouvernement
américain avait demandé aux chantiers navals de Fore River de livrer
à  l’Argentine. Les deux navires étaient fin prêts, mais les autorités de
Buenos Aires n’avaient pas les moyens de régler la note. Guerre ou pas, le
président de la Bethlehem Steel, Charles M. Schwab, en avait logiquement
refusé la livraison. Il mandata Joe Kennedy pour en discuter à Washington
avec les grands responsables de la Navy.
Cette démarche, Joe Kennedy l’attendait comme une bénédiction. Elle lui
permettait d’approcher le grand patron et éventuellement de s’en faire
apprécier. C’était très exactement pour avoir l’opportunité de le rencontrer
que Joe avait accepté la proposition de Currier.
Il est vrai que Schwab n’était pas un homme ordinaire et traînait derrière
lui une réputation impressionnante. Devenu président de la Carnegie Steel
Company à l’âge de 35 ans seulement, il avait contribué au rapprochement
de sa société avec des financiers new-yorkais cornaqués par le légendaire
John Pierpont Morgan. Il s’était ensuivi la création de la plus puissante
société industrielle du pays : l’US Steel Corporation. Bien sûr, Schwab en
était devenu le premier président. On était en 1901. Peu après, cependant,
entré en conflit avec Morgan, il avait tout plaqué du jour au lendemain pour
créer la Bethlehem Shipbuilding and Steel Company. Celle-ci se hisserait au
tout premier rang des producteurs indépendants d’Amérique. Schwab eut
l’intelligence de diversifier sa production, se focalisant en priorité sur la
fabrication de poutrelles métalliques, mais aussi, avec le déclenchement de
la guerre en Europe, sur la fabrication de munitions pour l’armée.
Charles M.  Schwab était un grand patron et Joe Kennedy espérait bien
s’en faire apprécier. Lors du contentieux avec la Navy, Roosevelt avait tenté
habilement de lui forcer la main :
— Ne vous en faites donc pas pour la facture. Le Département d’État
récupérera l’argent auprès de l’État argentin.
Il en fallait bien davantage pour convaincre un Kennedy imbu de la
puissance industrielle qu’il représentait :
— Jamais M. Schwab n’acceptera de livrer les navires tant qu’ils n’auront
pas été entièrement payés.
— Mais enfin, c’est absurde2 !
Roosevelt et Kennedy se revirent à plusieurs reprises, en vain. La dernière
fois, reconduisant son hôte à  la porte de son bureau, Roosevelt s’était fait
presque menaçant :
— Dites à  M.  Schwab, je vous prie, que la Navy exige la livraison
immédiate à  l’Argentine des deux bâtiments. Sinon, je crains que nous
soyons obligés d’employer la force3.
Joe Kennedy lui avait adressé un sourire plein de suffisance. Il était
persuadé que ce n’était que du bluff. Schwab et lui convinrent de ne plus
répondre désormais aux convocations du gouvernement américain. Or,
Roosevelt ne bluffait pas. Joe le comprit quelques jours plus tard, lorsque
quatre remorqueurs puissamment armés remontèrent jusqu’aux chantiers de
Fore River et prirent le contrôle des deux bâtiments litigieux. La mort dans
l’âme, Joe Kennedy dut s’incliner assez piteusement. Il venait d’éprouver,
pour la première fois, la détermination implacable du futur président des
États-Unis.
Beaucoup plus tard, remâchant son amertume à l’évocation de cet épisode
douloureux, il épiloguerait : « Roosevelt était le pire de ceux à qui j’ai eu
affaire. Ce jour-là, j’étais tellement abattu que je me suis effondré en
larmes4. » Les larmes n’avaient cependant qu’un temps pour Joe, qui n’avait
pas son pareil pour transformer un échec en expérience profitable. Du reste,
l’algarade avec Roosevelt n’était que péripétie comparée aux graves
problèmes qu’entraînait le retour à la paix.
Au printemps de  1919, la Navy possédait bien plus de bâtiments qu’elle
n’en avait réellement besoin, alors même que la demande civile demeurait
désespérément asséchée. Toute fin de conflit s’accompagne d’une période
de récession liée au réajustement d’une économie de guerre à une économie
de paix. L’Amérique ne faisait pas exception. Pour Joe, il devenait urgent de
ne pas se laisser enfermer dans l’univers étriqué des chantiers navals et de
Boston. Couper définitivement le cordon n’était pas un problème pour lui.
De nouveaux horizons encore plus prometteurs l’attendaient.

Wall Street, terre promise


Revenant à la « vie civile » au début des années 1920, Joe Kennedy s’était
de nouveau rapproché de Guy Currier. Grand seigneur, celui-ci lui fit encore
profiter de ses relations professionnelles les plus lucratives. L’une d’entre
elles était Frederick C. Dumaine, que Currier appelait « Buck ». Il était le
trésorier du géant du coton Amoskeag Mills dont le siège était localisé
à  Manchester, New Hampshire. Parmi ces relations figurait aussi Galen
Stone, le président en titre de l’Atlantic Gulf and West Indies Steamship
Line. Multimillionnaire en dollars, il passait pour un des brokers les plus
avisés de Boston.
Galen Stone intéressait tout particulièrement Joe qui cherchait à  lui
arracher un rendez-vous en tête à tête. La démarche n’était guère aisée car
le businessman avait un agenda de ministre. Joe insista tant qu’il se vit
accorder une faveur : un petit quart d’heure d’entretien. Parfois, il n’en faut
pas davantage pour forcer la chance. Las, se présentant au secrétariat de
Stone à  l’heure dite, il s’entendit signifier que le rendez-vous avait été
annulé par le broker qui venait de filer à l’improviste pour New York. Joe
n’était décidément pas fait du même bois que n’importe quel solliciteur  :
« Par quel train5 ? » Il eut juste le temps de foncer à South Station où, après
avoir soudoyé le chef de train, il parvint à s’installer juste à côté du siège de
Galen Stone. C’est ainsi que le quart d’heure d’entretien se prolongea en
quatre heures de conversation à bâtons rompus. Il s’avéra en définitive que
le broker, malgré le vibrant plaidoyer de Joe, n’était pas du tout intéressé
par les constructions navales. Il n’en était pas moins sidéré par le culot et le
savoir-faire de ce jeune homme peu ordinaire.
Lorsque le train parvint à  son terminus new-yorkais de Pennsylvania
Station, la religion de Galen Stone était faite. Il envisageait de confier à Joe
Kennedy le management du département de courtage au sein du cabinet
Hayden, Stone  &  Company. En ce temps-là, les patrons d’entreprise s’y
connaissaient en hommes et n’avaient nul besoin de s’en remettre à  des
chasseurs de têtes. Charles Hayden, il est vrai, ne partageait pas tout à fait
l’opinion de son associé et tenait Joe Kennedy pour un jeune homme
inexpérimenté. Mais Galen Stone eut tôt fait de le convaincre que la
nouvelle recrue était le novice le plus retors qui se pouvait imaginer.
Sans doute Galen Stone estimait-il aussi que, pour un salaire annuel assez
modique de 10 000 dollars – la moitié de ce que Joe gagnait à Fore River –,
il ne pouvait être perdant. Peu après, le jeune homme s’installa au quartier
général de Hayden, Stone & Company, situé au n° 87 de Milk Street, et fit
apposer une plaque de métal doré sur la porte de son bureau. On pouvait
y lire : « Joseph Kennedy, banquier ».
Joe se familiarisa bien vite avec les arcanes de la Bourse : les mécanismes
de la vente à  découvert, de même que les techniques tordues, mais quasi
infaillibles des opérateurs n’eurent bientôt plus de secret pour lui. Il comprit
surtout que ses employeurs brassaient beaucoup plus d’affaires qu’il ne se
l’était imaginé. La société de courtage contribuait au financement de toute
une gamme d’activités rentables, des mines de cuivre aux raffineries de
sucre en passant par les chemins de fer. À lui seul, Hayden contrôlait près
de quatre-vingts sociétés.
Le tournant des années  1920 était marqué par une intense activité
boursière. Ce n’était pas seulement la conséquence mécanique du fameux
adage : « Acheter au son du canon, vendre au son du clairon. » Un vent de
renouveau soufflait sur le pays. Beaucoup se prenaient à  espérer que
revienne le temps des affaires et, avec lui, celui des défis les plus audacieux.
La Bourse de New York, le Stock Exchange, incarnait ce nouvel état
d’esprit. Certes, le contexte était nettement plus propice aux spéculateurs
aguerris qu’aux boursicoteurs à la petite semaine. Il fallait non seulement de
la témérité, mais aussi de la lucidité et surtout une connaissance intime du
marché pour espérer tirer son épingle du jeu. La reprise économique restait
encore incertaine. Même Schwab, pourtant optimiste de nature, y allait de
son conseil paternel à  Joe  : «  Surtout, n’achetez rien  ! Notre industrie ne
vaut plus un clou6. »
Joe n’avait pas à  chercher bien loin pour se faire une idée précise de la
situation. Il n’avait qu’à observer Galen Stone qui venait d’essuyer une
série de revers retentissants. Son recul d’activité était tangible : alors qu’en
1919 il payait plus d’un million et demi de dollars en impôts directs, il n’en
payait plus du tout l’année suivante. Stone incita Joe à s’orienter vers des
investissements solides, peu vulnérables aux fluctuations conjoncturelles, et
surtout à  conserver ses actifs le plus longtemps possible. L’une de ses
devises favorites aurait de l’avenir en ce pays qui ne haïssait rien tant que
l’échec : « Pas vendu, pas perdu. »
En vérité, les premiers pas de Joe Kennedy dans le domaine de la finance
ne furent pas très glorieux. Comme tout débutant, il se laissa un peu trop
influencer par les rumeurs et les faux bruits. Sans doute n’avait-il pas
encore le cuir assez tanné pour savoir y résister. Joe ne tarda pourtant pas
à remporter son premier vrai succès.
On était à  l’été 1923 et sa mission était de gérer le dossier de la Pond
Creek Coal Company. Ce dossier était suivi avec attention par Henry Ford
en personne. Joe fut servi par la chance sous la forme d’un tuyau ultra-
confidentiel que lui refila spontanément Galen Stone, peut-être pour le
tester. Ce dernier ne fut pas déçu lorsqu’il apprit que son poulain venait
d’emprunter à  la hâte 25  000  dollars, une somme considérable pour
l’époque. En ce temps-là, le délit d’initié n’existait pas encore. En quelques
jours, Joe empocha un bénéfice d’un demi-million de dollars.
Le jeune Kennedy avait hérité de son père une qualité essentielle qui était
de savoir regarder autour de lui. Et en coulisse, on peut gagner beaucoup
d’argent très rapidement. Pourtant, l’ombre et l’anonymat n’étaient pas des
perspectives d’avenir. Son rêve était d’entrer un jour dans le cercle des élus.
Il avait des atouts à faire valoir : des idées claires, un instinct quasi animal
et un aplomb hors normes. Ils étaient nombreux, dès cette époque,
à  partager l’opinion d’un collègue de bureau de Joe  : «  Ce gars-là, il
a vraiment quelque chose7… »
Au tout début, Honey Fitz, son beau-père, crut pouvoir lui donner un coup
de main. Lui aussi boursicotait à  ses heures. Les quelques ordres qu’il
passait de ses bureaux de la Laidlaw & Company lui donnaient un curieux
sentiment de puissance qui commençait à lui monter à la tête8. Fidèle à lui-
même, Fitz avait sorti le grand jeu pour son gendre en téléphonant un jour
devant lui au grand financier Bernard Baruch, à qui il donna du « Bernie »
à tout bout de champ. Cela n’impressionna guère Joe, qui avait jaugé Fitz
pour ce qu’il était : un spéculateur de troisième ordre et, pour tout dire, un
comparse un brin prétentieux.
Joe n’avait pas plus besoin de l’aide de son beau-père que de celle des
grands aînés. En cette année 1923, Galen Stone avait pris la décision de se
retirer. Il avait fait son temps. Celui de Joe s’ouvrait désormais. Le monde
lui appartenait et il était déjà visible qu’il ne ressemblait plus du tout à celui
d’avant-guerre.
The Roaring Twenties ! Les Années folles ! Un nouvel élan d’optimisme
était en train de secouer toute l’Amérique. L’euphorie gagnait jusqu’au
Midwest poussiéreux où s’étaient assoupies de petites bourgades anonymes.
La reprise, enfin, montrait le bout de son nez. Ce n’étaient plus les chemins
de fer qui la tiraient comme autrefois, mais l’industrie automobile, dont
l’essor était contagieux. Depuis 1908, Henry Ford commercialisait sa
fameuse Ford  T.  Quinze  ans plus tard, ce modèle devenu mythique était
produit au rythme extraordinaire d’un million d’exemplaires par  an. Il
équipait désormais la moitié des foyers américains détenteurs d’une
automobile.
L’Amérique entrait également de plain-pied dans la « galaxie Marconi35 »
et dans ce que l’on appellerait les Radio Days. De grands réseaux de
communication se développèrent dès la fin de la guerre avec l’apparition de
la RCA (Radio Corporation of America), puis de networks nationaux de
radiodiffusion comme NBC (National Broadcasting Company) et CBS
(Columbia Broadcasting System). En  1922, le pays comptait cinq cent
soixante-seize stations de radio, tandis que le nombre de radio music boxes
(postes de réception) s’élevait déjà à plusieurs millions.
Les choses changeaient à vue d’œil. Des musiques d’ambiance inondaient
les halls des palaces. Les businessmen inventaient le crédit facile, à  la
portée de toutes les bourses ou presque. Wall Street incarnait tout en
l’amplifiant ce bouleversement économique qui s’imprimait dans les
mentalités collectives. Son activisme dévastateur paraissait irrépressible.
Bien sûr, on évoquait déjà les dangers d’une «  bulle spéculative  » qui
reposait plus sur des manipulations boursières que sur un enrichissement
économique réel. Il y  eut également des accrocs et des influences
pernicieuses.
La Bourse new-yorkaise avait toujours été un monde à  part. Elle restait
plus que jamais le refuge d’un individualisme rugueux, le champ clos des
combinards, voire le repaire d’aventuriers véreux. Médusés, les familiers du
bas Manhattan assistaient à  des scènes étonnamment glamour. Devant le
parvis de l’austère institution financière, devenue un des fleurons du
downtown, défilaient chaque jour des torpédos rutilantes, assaillies par des
essaims de chorus girls qui guettaient fébrilement les héros des cotations.
Il se colportait aussi des légendes mirifiques, à l’exemple de celle de Jesse
L.  Livermore, un broker bostonien qui avait gagné plus de 3  millions de
dollars au moment de la panique boursière de  1907. On racontait que le
«  flambeur  » –  son surnom  – opérait dans des bureaux équipés d’une
trentaine de téléphones et d’un immense tableau de cotation, autour
desquels s’affairaient une armada d’assistants et de statisticiens9. À  en
croire la rumeur, Livermore pouvait ramasser 1  million de dollars sur un
simple coup de fil, comme ce jour où il ordonna à son trader en chef Frank
Bliss, surnommé Silver Fox (« Renard argenté »), de prendre une option sur
un paquet d’actions de Computing Tabulator (l’ancêtre d’IBM) à 40 dollars
l’unité pour la faire grimper en quelques heures au-delà de 80  dollars. Il
suffisait de chuchoter près de la corbeille «  Livermore est sur le coup  !  »
pour mettre en transe courtiers et opérateurs10.
Joe Kennedy n’en était pas encore là, bien sûr. Opérant à une échelle plus
modeste, il n’était pas non plus un de ces risque-tout qui, à  l’instar du
colonel William C. Denforth, pouvaient se permettre d’acheter ou de vendre
jusqu’à cinquante mille actions tout d’un bloc. Joe n’était qu’un débutant,
un anonyme qui jouait à  faire plus vieux que son âge, avec ses costumes
croisés sombres, et qui affectionnait les postures énigmatiques rappelant de
loin celles des hommes de pouvoir.
On concédait néanmoins au jeune Kennedy du sang-froid et des nerfs
solides, ce qui n’était pas rien dans l’univers psychotique des opérateurs en
Bourse. Il savait aussi garder les oreilles grandes ouvertes aux tuyaux ou
aux indiscrétions, sans jamais rien révéler de ses propres projets. En bon
élève consciencieux, Joe avait retenu les leçons de Galen Stone lorsque
celui-ci lui enseignait la technique des « pools d’action » ou ces manœuvres
vicieuses par lesquelles le marché boursier s’employait à  décourager les
outsiders. D’instinct, bien sûr, il avait fait sien le fameux proverbe de
George Whelan, opérateur de génie et cofondateur d’United Cigar Stores :
« Le jeu boursier n’est pas fait pour l’amitié, chaque homme devant rester
indépendant11. »
Il y avait du loup solitaire dans la façon dont Joe procédait. Son aptitude
à analyser les situations, jointe à son sens inné du timing et à son absence
totale de scrupule, lui offrait une autonomie qui le dispensait de rechercher
à tout prix des associés. Pour autant, il n’était pas un aventurier prêt à sauter
sur la première occasion venue. Joe était un spéculateur et non un joueur. Il
savait faire la différence entre ces deux types de tempérament  : «  La
principale motivation du joueur, c’est l’excitation. Les joueurs veulent
gagner, bien sûr, mais leur ressort majeur, c’est le plaisir, même s’ils
perdent. Or c’est le désir de gagner, bien plus que l’excitation du jeu, qui est
le moteur de la spéculation12. »
La prudence calculée de Joe n’était pas contraignante. Il diversifia ses
activités et il accepta la direction de la New England Fuel and
Transportation. Surtout, il se lança dans la spéculation immobilière à travers
la Fenway Building Trust.
La Floride connaissait alors un boom sans précédent. Attirés par le crédit
facile comme par l’opportunité de se faire une « place au soleil » – tel était
d’ailleurs le slogan en vogue –, les clients affluaient par milliers. Miami et
notamment Palm Beach étaient au centre d’une telle attraction, où
miroitaient plages de sable, nuits caraïbes et paradis tropical. Pour vendre
du rêve, plus de vingt mille agents immobiliers, souvent sans foi ni loi, s’y
livraient une concurrence implacable. Seule comptait la performance et tous
les moyens étaient bons pour l’obtenir : documents falsifiés et chantage en
tout genre, entre autres pratiques douteuses.
On en arriva à s’arracher frénétiquement pour des dizaines de milliers de
dollars des biens qui étaient cédés peu auparavant pour quelques centaines
de dollars. Il se colportait là encore des histoires invraisemblables comme
celle, enjolivée par le Wall Street Journal, d’un homme qui, en 1909, avait
acquis 3  miles (5  kilomètres) de front de mer pour 10  000  dollars. Une
quinzaine d’années plus tard, il en avait revendu seulement 5  000 pieds
(1,5 kilomètre) pour la coquette somme de 1 100 000 dollars…
Vendre du rêve, c’était aussi l’ambition de Joe, même si son vieux
complice Harry O’Meara, qu’il avait tout de même convaincu d’aller faire
un tour en Floride, restait plutôt sceptique. Le vieux Galen Stone n’était pas
moins méfiant. Quant à Matthew Brush, un vieux financier new-yorkais, il
fut encore plus direct  : «  Si tu veux un bon conseil, oublie la Floride,
Joe…  » Pragmatique, Joe n’était pas du genre à  mépriser ce genre de
prudence, comme il le reconnut devant O’Meara :
— Tout homme peut se tromper, Harry. Mais Galen Stone et Matt Brush
ne peuvent pas se tromper en même temps. Attendons et voyons ce qui va
se passer13.
Ce qui se passa quelques mois plus tard ne fut rien de moins que
l’éclatement spectaculaire de la bulle spéculative immobilière. Le désastre
survint lorsque des défaillances en cascade sur les hypothèques
provoquèrent mécaniquement un effondrement des prix des terrains,
entraînant par-là même la déconfiture de la plupart des grands investisseurs.
Fort sagement, Joe Kennedy avait su rester à l’écart du cataclysme.
Au fond, Wall Street était un champ d’action fait pour Joe. Il finit par créer
sa propre maison de courtage à  New York  : «  C’est facile de faire de
l’argent dans ce marché. Nous ferions mieux de nous dépêcher avant qu’une
loi ne vienne changer tout cela14. »
Et Joe se dépêcha, comme s’il s’était lancé dans une course contre la
montre. Il bâtit méticuleusement des plans, réunit autour de lui une équipe
solide, compétente et loyale. C’est à cette époque qu’il s’assura les services
d’Edward E. Moore, un homme qui devait jouer un grand rôle auprès de lui.
Un soir d’avril  1924, quelqu’un sonna à  la porte des Kennedy. Alité en
raison d’une névrite tenace, Joe tint cependant à  recevoir son visiteur. Il
s’appelait Walter Howey et n’était pas un importun quelconque. Il dirigeait
une entreprise de presse à Boston et Joe l’avait déjà croisé deux ans plus tôt
lorsqu’il œuvrait pour le compte du groupe Hearst. Howey avait alors pour
principe éditorial de bannir les informations politiques de ses publications.
Joe l’avait convaincu de faire une petite exception pour son beau-père qui
était en lice pour le poste de gouverneur du Massachusetts contre le sortant,
Channing Cox. Ce dernier l’avait finalement emporté, mais Joe avait
conservé à Howey toute son estime.
Ce soir-là, Howey avait frappé à la porte de Joe pour quérir des conseils
financiers. Il avait un gros problème avec le paquet d’actions qu’il détenait
sur la Yellow Cab Company. Joe avait déjà entendu parler de cette société
dont le propriétaire était un certain John Daniel Hertz. Homme de presse et
grand amateur de chevaux, ce dernier était aussi doté d’un tempérament
hors normes.
Hertz, 45  ans à  l’époque, était un juif d’origine hongroise –  né Sandor
Herz – qui avait longtemps tiré le diable par la queue pour s’en sortir. Dans
sa jeunesse, il avait tâté de la boxe, à Chicago, sous le nom d’emprunt de
Dan Donnell, car il fallait alors absolument un patronyme irlandais pour
espérer faire carrière. Il avait même remporté de haute lutte quelques
combats amateurs et son manager l’encourageait à  devenir semi-
professionnel. C’était déjà mieux que de conduire une camionnette de
marchandises de 9  heures du matin à 9  heures du soir pour un salaire
hebdomadaire de 6 malheureux dollars.
Pourtant, Hertz était conscient que son avenir pugilistique était plus
qu’incertain. Il raccrocha bien vite les gants et se mit à vendre des journaux
dans la rue, refilant à  l’occasion quelques bons tuyaux à  des journalistes
sportifs du Chicago Morning Herald. L’un d’entre eux lui donna même
l’idée d’écrire ses propres articles, mais l’expérience fit malheureusement
long feu  : à  cette époque, le Morning Herald fusionna avec deux autres
quotidiens locaux pour devenir le Chicago Record Herald. Dans l’aventure,
Hertz perdit son job. Il se rattrapa en se faisant vendeur de voitures. Là
encore, il ne se débrouilla pas trop mal : au bout de la troisième année, son
chiffre d’affaires individuel s’élevait à 13  500  dollars, soit beaucoup plus
que celui du directeur des ventes et de ses huit employés réunis !
John Daniel Hertz avait la conviction qu’il valait beaucoup mieux que
cela. Il avait raison. À 26 ans, il eut l’idée de créer une compagnie de taxis
à bas prix. Deux ans plus tard, sa flotte automobile comptait sept véhicules.
En  1915, il fonda à  Chicago la Yellow Cab Company. Hertz fit prospérer
cette idée lumineuse à travers tout le pays grâce à un système ingénieux de
franchises. Par la suite, d’autres sociétés contrôlées par Hertz firent leur
apparition, dont une société de production de véhicules, la Yellow Cab
Manufacturing Company. En 1924, il monterait une société de location de
voitures. Il s’agissait d’une innovation audacieuse pour l’époque.
L’homme n’était pas un tendre, sinon il n’eût pas réussi à s’imposer dans
un milieu où l’on négociait couramment à coups de barre de fer. Au début
des années  1920, la Yellow avait dû mener une guerre de territoire contre
son concurrent le plus menaçant, la Checker Taxicab Company. Il y eut des
jambes cassées en pagaille et même, à  l’occasion, quelques quidams
retrouvés suspendus à des crocs de boucher.
Hertz parvint à créer l’empire auquel il aspirait. Les résultats de la Yellow
comblaient ses actionnaires les plus exigeants. Mais déjà, le businessman
insatiable se lançait dans une fusion qu’il espérait fructueuse avec la New
York’s Fifth Avenue Coach Company. Cette réussite insolente ne pouvait
qu’attiser les convoitises. À  la Bourse, les actions de la Yellow Cab
Company furent prises pour cible et attaquées. Deux mois seulement avant
la visite de Walter Howey à  Joe Kennedy, elles étaient encore cotées à
85  dollars, mais elles avaient chuté entre-temps à  75, puis à 50  dollars.
Implacable et précipitée, cette chute portait la marque de raiders dont on
devait découvrir qu’ils agissaient sous couvert d’une société de courtage de
Broadway, la Block, Maloney & Company. Quant aux commanditaires, les
vrais prédateurs, même s’il n’y eut jamais le moindre commencement de
preuve, ils ne pouvaient être très éloignés de la Checker. John Hertz
cherchait désespérément du soutien.
Oubliant sa névrite, ainsi d’ailleurs que la naissance toute proche de son
sixième enfant – il s’agissait de Patricia  –, Joe prit sur-le-champ le train
pour New York en compagnie de Howey. Il installa son quartier général au
Waldorf Astoria où il tint dès le lendemain un conseil de guerre avec John
Hertz et son adjoint, Charles McCulloch, convenant avec eux d’une
stratégie appropriée.
Hertz avait déjà racheté en vain et sur ses propres deniers des paquets
d’actions de la Yellow afin de tenter de stabiliser les cours. Il présumait que
Joe agirait de même, quoique à une plus vaste échelle. C’était mal connaître
l’intéressé, qui avait une tout autre idée en tête :
— Stabiliser le cours de l’action à tout prix sera difficile et vous coûtera
beaucoup d’argent. Il vaut mieux faire exactement l’inverse et rendre
l’action de la Yellow volatile et même erratique…
Hertz faillit d’abord en avaler son café de travers :
— Mais les opérateurs vont me torpiller  ! Dans un mois, l’action de la
Yellow ne vaudra plus un clou !
— Ne croyez pas cela. Les courtiers ne détestent rien tant que l’incertitude
et le manque de visibilité. Ils vont finir par se défaire de ces actions qu’ils
considéreront comme pourries. Rien ne vous empêchera alors de les
racheter à un prix très intéressant.
La stratégie était peu orthodoxe, risquée, mais brillante. Elle plut à Hertz,
qui alla jusqu’à confier à  Joe le contrôle des actions qu’il détenait en
propre, afin d’élargir sa marge de manœuvre. Son paquet d’actions valait au
bas mot près de 5 millions de dollars.
Tout au long de l’opération, Joe fit preuve d’un professionnalisme de
vieux briscard, pendu au téléphone vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
L’action de la Yellow était encore descendue à 48 dollars. Récapitulant les
mouvements passés et remontant à  la source de la manœuvre hostile, il
organisa la contre-offensive, aboyant des ordres à  des collaborateurs
disséminés dans tout le pays. Tel jour, il inondait le marché de paquets
d’actions de la Yellow, dont le cours chutait mécaniquement, pour les
racheter en toute fin de journée. Tel autre jour, il ordonnait de ne pas
bouger. À  la longue, et ainsi qu’il l’avait prévu, le marché devint
littéralement imprévisible. Bientôt les courtiers ne surent plus sur quel pied
danser et, de guerre lasse, les raiders finirent par lâcher prise.
Joe avait gagné sur toute la ligne. Dans la fièvre manœuvrière qui s’était
emparée de lui, il ne s’était même pas aperçu qu’il n’avait pas quitté sa suite
du Waldorf depuis sept semaines ! Hertz le récompensa par une rétribution
très généreuse et lui offrit même un bonus d’actions conséquent.
Dans l’affaire Hertz et dans la valse des fluctuations de la Yellow, Joe
n’avait pas oublié ses intérêts personnels, tirant largement parti de
l’évolution des cours de la Yellow Cab pour s’enrichir sans doute au
passage de plusieurs centaines de milliers de dollars. En fin d’année,
l’action chuta de nouveau, tout aussi inexplicablement. Certains analystes
financiers en imputèrent la cause à la publication de mauvais résultats de la
société. Mais John Hertz n’était pas né de la dernière averse. Il savait fort
bien qu’il n’en était rien et qu’il y avait du Joe Kennedy là-dessous. Après
l’avoir l’observé au quotidien, il savait désormais de quoi le bougre était
capable. Son manque total de scrupules avait très bien pu l’amener à  se
délester sans prévenir de son paquet d’actions de la Yellow Cab. S’il
y récoltait des plus-values juteuses, il provoquait aussi mécaniquement une
nouvelle tendance baissière. Mais peu lui importait de jouer à présent contre
les intérêts d’une société qu’il avait largement contribué à sauver :
— Si jamais je le retrouve, je lui mets mon poing sur la figure15 !
Compte tenu de son passé pugilistique, John Hertz ne menaçait pas à  la
légère. Mais Joe Kennedy s’en moquait éperdument. Le marché boursier
n’avait plus aucun secret pour lui. Joe était riche, très riche désormais. Et
son pari de rejoindre le club des millionnaires à  l’âge de 35  ans était
largement tenu : au milieu des années 1920, le magazine Fortune estimait
son patrimoine à plus de 2 millions de dollars.

La Prohibition, plus qu’une aubaine


Businessman confirmé, Joe Kennedy s’épanouissait dans cette société
américaine dont les détracteurs prétendaient qu’elle était tout juste bonne
à  rapporter de l’argent. Une société schizophrène aux forts relents
d’hypocrisie, où les comportements les plus débridés se conjuguaient
étrangement avec un puritanisme du meilleur aloi. Ce qui se passa en
Amérique à partir de 1919 confirma largement ce diagnostic.
En janvier de cette année-là fut ratifié le dix-huitième amendement de la
Constitution qui devait déboucher quelques mois plus tard sur le Volstead
Act36, ou loi de prohibition nationale sur l’alcool. Le président Wilson tenta
d’y mettre son veto, mais la pression du Congrès, en écho à  un lobbying
antialcool extrêmement influent, s’avéra la plus forte.
La Prohibition était certes un coup de tonnerre, mais pas une surprise. Elle
était dans l’air depuis longtemps sous les coups de boutoir répétés de
l’Anti-Saloon League ou de la Woman’s Christian Temperance Union. Et si
les saloons fermaient les jours d’élection depuis les années 1890, ce n’était
guère suffisant aux yeux des prohibitionnistes ou des adeptes de la
tempérance, dont le slogan – « Il n’existe ni profit ni plaisir à être ivre » –
reflétait immuablement la bonne conscience puritaine prégnante dans le
pays.
Entrée en vigueur le 16 janvier 1920 à minuit, la loi sur le « régime sec »
interdit du jour au lendemain la fabrication, l’importation, la vente et le
transport d’alcool sur le territoire des États-Unis. Une exception était faite
pour le whisky à  usage médicinal  : tant et si bien, d’ailleurs, que l’on
devrait renoncer à comptabiliser les prescriptions de complaisance délivrées
par certains médecins !
La Prohibition ne visait pas la consommation d’alcool, pas plus que la
possession à  des fins privées de stocks de vin et de spiritueux ayant été
constitués avant l’entrée en application de la loi d’interdiction. Les gens
fortunés pouvaient compter sur les réserves d’alcool accumulées dans leurs
caves. Mais les rumeurs allaient bon train. Il se murmurait que le président
Wilson avait fait acheter de grandes quantités d’alcool destinées à  être
stockées dans sa résidence privée de Washington une fois qu’il aurait
définitivement quitté la Maison Blanche.
Aux autres moins chanceux restaient les speakeasies, ces bars clandestins
qui se mirent à  fleurir dans toutes les grandes villes du pays malgré les
incursions régulières de la police locale et même des agents fédéraux du
FBI. Surgis de nulle part, ils devinrent très vite des lieux à la mode. Dès le
milieu des années  1920, on dénombrait entre trente et cent mille
speakeasies pour la seule ville de New York  ! Le parfum irrésistible de
l’interdit, bien sûr, mais surtout l’alcool de contrebande qui y coulait à flots.
À  l’occasion, la grande presse, le New York Times en tête, se faisait un
devoir d’informer le public sur les arrivages des «  flottes de rhum  ». On
pouvait dénicher, en mettant le prix fort, des purs malts écossais ou
irlandais acheminés illégalement, via Nassau, aux Bahamas. Le plus
souvent, cependant, le consommateur moyen en était réduit à  ingurgiter
à ses risques et périls des breuvages frelatés à la composition incertaine.
L’époque des Roaring Twenties se prêtait merveilleusement à  toutes les
formes de libertinage. Une soif de vivre effrénée s’emparait d’une partie du
pays, mêlée d’une insouciance et d’une atmosphère de permissivité jusque-
là inédites. C’était le temps du Jazz Age où, au sortir d’une de ces parties
mondaines à  tout casser dont il était familier, le romancier Francis Scott
Fitzgerald, en smoking et nœud papillon, allait s’ébrouer joyeusement en
compagnie de sa femme Zelda dans la fontaine du Plaza, à  deux pas de
Central Park.
Pour cette Amérique urbaine et pétaradante, la Prohibition était une
aberration majuscule. Pour la pègre, en revanche, c’était une aubaine. Elle
comprit d’ailleurs assez tôt son intérêt à contrôler le marché noir de l’alcool
et ses filières clandestines. Héritiers des vieilles familles qui, jadis, avaient
fondé la Mano Nera, la Cosa Nostra ou la Camorra, des chefs mafieux de
l’acabit de Charles «  Lucky  » Luciano, Frank Costello, Meyer Lansky ou
encore Joseph Bonanno imposèrent une logique de businessmen.
Le trafic d’alcool bouleversait les règles en vigueur de la criminalité
organisée. Il s’ensuivit une recrudescence spectaculaire du banditisme au
gré des partages de territoires, rackets, détournements de cargaisons et
autres règlements de comptes entre bootleggers. L’apogée en fut le célèbre
« massacre de la Saint-Valentin », en février 1929, qui donna lieu à un bain
de sang entre bandes criminelles rivales de Chicago37. Malgré la vigilance
de la police et du FBI, la violence et la montée en puissance de la
criminalité étaient les conséquences aussi perverses qu’inattendues de la
vague de moralisation suscitée par la Prohibition.
Par ailleurs, nombreux étaient les ambitieux qui rêvaient de profiter de la
situation. Ainsi des frères La Montagne, joueurs de polo émérites, qui
pourvoyaient en alcool des cercles new-yorkais huppés. Leur business
s’effondra du jour au lendemain lorsqu’ils furent accusés de violer la loi en
fournissant du champagne de contrebande à une réception de célibataires au
Racquet  &  Tennis Club. Sir Broderick Hartwell connut la même
mésaventure  : surnommé le «  baron du rhum  », il avait promis à  ses
puissants investisseurs anglais une rentabilité bimestrielle de plus de 20 %
sur ses opérations illicites. Ses affaires périclitèrent lorsqu’il perdit
cinquante six mille caisses d’alcool sur un de ses bateaux, à la suite d’une
mutinerie fomentée par des concurrents.
Et Joe Kennedy  ? La loi d’interdiction représentait pour lui une
opportunité inespérée avec un marché brusquement dérégulé, la disparition
des taxes ou encore la fermeture de tous les magasins de détail. En sa
qualité de propriétaire de saloons et d’importateur d’alcool, P.  J. disposait
de quantités très importantes de spiritueux dans ses celliers de Winthrop,
quartier paisible d’East Boston.
Dans un premier temps, Joe fit transférer dans sa demeure de Brookline le
stock familial d’alcools et de spiritueux. Sa valeur était estimée à plusieurs
dizaines de milliers de dollars. Puis il entreprit de l’écouler très
discrètement, à  des conditions très profitables. Par quels moyens  ? Le
mystère reste à  peu près entier à  ce sujet. En surface, son activité restait
irréprochablement lisse, à défaut d’être tout à fait licite.
Non content d’écouler le stock familial, Joe entreprit de gonfler ses
réserves d’alcool. Il acheta par l’intermédiaire de la Columbia Trust
Company – la banque qu’il avait présidée naguère, mais que dirigeait
à présent son père – les entrepôts frigorifiques de la Quincy Cold Storage
Warehouse. Celle-ci possédait des centaines de caisses de spiritueux datant
d’avant la Prohibition.
Son commerce lui offrit même une revanche sur ses anciens camarades
d’université. En  1922, pour la célébration du dixième anniversaire de la
sortie de sa promotion de Harvard, qui se tint au Pilgrim Hotel de
Plymouth, Massachusetts, il fournit sans se faire prier la cargaison de
«  raide  » que réclamaient ses anciens condisciples pour pouvoir festoyer
dignement. L’alcool circula avec une telle abondance lors du dîner de gala
des anciens de Harvard que celui-ci faillit dégénérer en dérapages
intempestifs d’ébriété avant même que le café ne fût servi. Ce soir-là, en
maître  de cérémonie accompli, Joe intervint personnellement pour apaiser
la situation.
Cet épisode estudiantin n’était certes pas suffisant pour faire de Joe
Kennedy un authentique bootlegger. Sans doute ne se retrouva-t-il jamais
en première ligne dans des trafics qui, de toute façon, ne pouvaient avoir le
caractère organisé et coercitif qui était celui de la Mafia. On ne retrouverait
dans les archives de la famille Kennedy – pas plus que dans celles du FBI,
du reste  – aucun document compromettant16. Par ailleurs, Joe n’aurait
jamais pu occuper les fonctions publiques importantes qui lui furent
confiées par la suite si son intégrité avait été ouvertement sujette à caution.
Et pourtant, la réalité était un peu plus dérangeante. Il y  eut quantité de
témoignages qui laissaient à penser que Joe était plus impliqué dans le trafic
d’alcool qu’on ne l’aurait imaginé. Dans leurs mémoires et souvenirs,
certains hauts dignitaires de la pègre désignent clairement Joe comme un
bootlegger. Ainsi de Meyer Lansky, un mafieux de grande envergure au
point d’être tenu pour l’alter ego du légendaire Lucky Luciano, le capo di
tutti capi  ; ou encore de Frank Costello, l’indispensable consigliere des
grandes familles17, voire de « Joe Bananas », alias Joseph Bonanno18.
Au-delà de ces confidences, il y eut d’autres témoignages émanant de gens
à l’honorabilité plus établie. Directeur adjoint du FBI au temps de Hoover,
Cartha D.  DeLoach reconnut ouvertement  : «  Je sais qu’il [Joe] avait des
associés au sein du crime organisé et qu’ils le respectaient. Je ne le
connaissais que par l’intermédiaire de M. Hoover. Selon ce dernier, il avait
édifié toute sa fortune sur la contrebande19.  » Ancien juge à  Chicago,
Abraham Lincoln Marovitz corrobora ce point de vue : « Il n’aurait pas pu
travailler sans que la pègre soit d’accord. Il se serait fait hacher menu20.  »
Quant à  Joe Lowell, un camarade de Joe à  Harvard, il se réfugia dans
l’humour : « Il ne prenait aucun risque et ne s’occupait jamais directement
de ce genre d’opération. Mais la marchandise arrivait bel et bien sur la
plage à Plymouth… comme les pilgrim fathers du temps jadis21 ! »
De fait, Joe était plus familier de ces transbordements d’alcool à  la
sauvette que ses proches ne voulaient l’admettre. Les rum rows n’avaient
guère de secret pour lui. C’est ainsi qu’on appelait ces lieux de
débarquement clandestins pour cargaisons illicites où la police était
stipendiée pour détourner le regard.
D’autres témoins mentionnèrent le cap Cod, tout proche de la résidence
d’été des Kennedy à  Hyannis Port, ou encore Carson’s Beach au sud de
Boston, des lieux discrets où la grève était d’accès facile. D’autres se
souvinrent d’une petite crique bien tranquille à  Sag Harbor, sur le littoral
atlantique de Long Island, tout près de New York, où les prix de l’alcool
étaient plus élevés et le trafic illégal plus lucratif qu’ailleurs.
À la différence des bootleggers habituels, Joe Kennedy avait une vision
structurée et globale du trafic. Il fut même de ceux qui inaugurèrent les
routes de l’alcool en provenance de Nouvelle-Écosse, d’Angleterre et
d’Irlande. Ces routes transitaient souvent par Saint-Pierre-et-Miquelon, où
Joe recevait de grandes quantités d’alcool en provenance de son fournisseur
britannique, la Distillers Company Ltd22. Dans cet archipel sous tutelle
française, situé à une douzaine de milles au sud de Terre-Neuve, les droits
de douane étaient moins élevés que ceux imposés par le Canada. Ces îles
présentaient aussi l’avantage d’une protection optimale, bien à  l’abri des
icebergs qui dérivaient couramment en ces endroits improbables38. Joe fut
également soupçonné de faire venir des camions chargés de mélasses en
provenance du Canada. Un de ses plus gros fournisseurs en rhum aurait été
Jacob M.  Kaplan, qui produisait des mélasses et du rhum bon marché
distillé à Cuba et aux Antilles.
D’autres voies empruntées par Joe Kennedy pouvaient se révéler plus
périlleuses. L’une d’entre elles traversait le lac Michigan et était exposée
à  la surveillance permanente des gardes-côtes patrouillant entre le Canada
et les États-Unis. Il fallait alors l’intervention directe des boys de la Mafia
pour résoudre les difficultés et sécuriser les cargaisons de Joe qui
provenaient des distilleries canadiennes39.
Assez vite, Joe avait noué des contacts qu’il jugeait indispensables à son
business. Le lien avec Al Capone, le boss redouté de Chicago, lui était tout
particulièrement précieux. Plus tard, Joe frayerait avec le successeur de
Capone à la tête de l’Outfit (le nom donné à la Mafia de Chicago), Frank
Nitti, ainsi qu’avec des lieutenants influents tels que Paul Ricca et Murray
« Curly » Humphreys.
Plus tard, Frank Costello se vanterait d’avoir aidé Joe Kennedy à devenir
riche23. Et pour cause ! L’alcool était une véritable manne. Le scotch haut de
gamme se négociait ainsi aux alentours de 45 dollars le casier, auxquels il
fallait rajouter 10 dollars pour le coût du transport et encore une dizaine de
dollars en frais généraux (manutention ou pots-de-vin)  : soit un prix de
revient de 65  dollars, en vue d’une revente aux négociants à 85  dollars.
Suivant les quantités négociées, la marge bénéficiaire pouvait aisément
grimper jusqu’à 75  %. Si les risques étaient élevés, les profits l’étaient
mêmement.
De telles activités n’étaient pas sans risques. Joe se trouva un jour avec un
contrat sur sa tête lorsqu’il s’avisa de vendre de l’alcool à  Detroit. La
contrebande locale était l’apanage des gangsters juifs du Purple Gang et Joe
ne se tira d’affaire que grâce à  l’intervention des négociateurs de
l’organisation mafieuse. Une autre fois – cela se passait en  1927  –, à  la
sortie de Brockton, petite ville du Massachusetts, Joe fut victime du
détournement d’une importante cargaison de whisky irlandais. Dans la
fusillade qui s’ensuivit, une douzaine d’hommes de main restèrent au tapis.
Il imputerait longtemps sa mésaventure à  Abner «  Longy  » Zwillman et
à ses associés40.
Même s’il avait suffisamment d’estomac pour traiter directement avec la
pègre, celle-ci était partagée envers Kennedy. Si certains lui faisaient
confiance, d’autres lui montraient de l’hostilité. Curly Humphreys, qui
deviendrait un des cerveaux les plus remarquables de l’Outfit, le jugeait peu
fiable et trop porté sur le double cross (double jeu). Connaissant les
méthodes singulières de Joe, Curly savait qu’il recourait, lui aussi, aux gros
bras et aux nervis pour protéger ses intérêts.
Malgré ses liens avec la Mafia et le caractère illicite de ses activités. Joe
Kennedy ne fut jamais inquiété. Au début des années 1950, la commission
sénatoriale chargée d’enquêter sur la criminalité organisée, appelée
communément «  commission Kefauver  », publia des milliers de pages de
témoignages ou d’auditions de mafieux mis en cause. Le nom de Joe
Kennedy y  apparaissait à plusieurs reprises41, mais sans conséquence pour
lui.
On retrouverait également un Joseph Kennedy dans un rapport d’enquête
de la commission royale canadienne de 1927 sur l’alcool exporté aux États-
Unis durant la Prohibition. Homonymie ou simple coïncidence  ? Certains
prétendirent que ce nom de Kennedy, en bonne place sur les livres de
comptes de la firme canadienne Hiram Walker, renvoyait à  la Joseph
Kennedy Export House Ltd, une société commerciale appartenant à Henry
Reifel, un richissime distillateur de Colombie-Britannique. Cette firme
travaillait essentiellement à  l’exportation aux États-Unis et depuis la
Prohibition sa production avait quadruplé grâce aux demandes croissantes
des bootleggers. Pourquoi le nom de Kennedy  ? Reifel prétendrait s’être
simplement inspiré, pour des raisons qui échappent manifestement au sens
commun, du patronyme d’un certain Daniel Joseph Kennedy… serveur de
bar à  Vancouver24. Dans le livre de comptes d’Hiram Walker figuraient
aussi les noms d’Al Capone et d’Owney Madden. Chef du Gopher Gang et
surnommé the Killer (le tueur), ce dernier était associé à  Kennedy dans
certaines affaires louches  : l’un contrôlant la majeure partie des boîtes de
nuit de New York et l’autre le fournissant en alcool.
La preuve par neuf de l’implication de Joe Kennedy dans la contrebande
d’alcool serait administrée quelque temps plus tard. Dès l’abolition de la
Prohibition par Franklin D.  Roosevelt, en  1933, Joe obtint les droits
d’importation aux États-Unis de grands labels d’alcools écossais. Sa société
commerciale, la Somerset Importers, eut l’exclusivité sur le territoire
américain de la commercialisation du gin Gordon, du whisky Haig & Haig
et du scotch John Dewar’s White Label. Joe bénéficiait de solides atouts :
un réseau commercial de détaillants étendu dans tout le pays et, plus encore,
des relations qui comptaient dans ce secteur si particulier des alcools et
spiritueux. Il n’aurait sans doute pu réussir aussi vite si le milieu ne lui avait
pas été déjà familier et s’il n’avait pas été déjà rompu aux règles forgées au
temps de la Prohibition.
Paradoxalement, les profits du commerce d’alcool redevenu légal étaient
encore plus juteux que ceux engrangés quand il était illicite. La pègre elle
non plus ne s’y trompa pas en développant un business qui devait s’élever
à plusieurs dizaines millions de dollars. Une véritable bénédiction pour les
grandes «  familles  » qui, dans la foulée, concevraient la plus fabuleuse
« machine à faire du fric » qui ait jamais existé : Las Vegas.
En  1944, la guerre n’étant pas encore achevée, Joe Kennedy implanta
à  Chicago la marque de whisky Haig  &  Haig. Son agent sur place était
Thomas J. Cassara, un avocat du Connecticut connu pour avoir été l’homme
de paille de grands pontes de la Mafia en Floride. Enrichi, Cassara avait des
intérêts dans plusieurs ensembles hôteliers de Miami Beach qui servaient de
lieux de rencontre au grand banditisme. Dès 1943, Tom Cassara travaillait
pour la Somerset Importers. Joe Kennedy était trop avisé pour ignorer le
profil de son collaborateur. En janvier 1946, Cassara faillit être victime d’un
règlement de comptes et abandonna le business sur-le-champ. Peu après,
Joe Kennedy revendit la totalité de son commerce d’importation d’alcools
pour la coquette somme de 8  millions de dollars42. L’acquéreur était une
firme new-yorkaise contrôlée en partie par Abner «  Longy  » Zwillman et
par son associé Joseph Reinfeld. Considéré comme le « Al Capone du New
Jersey », Zwillman était un des piliers de la Yiddish Connection, la Mafia
juive. Quant au jovial Reinfeld, il avait commencé sa carrière en s’occupant
d’un bar à Newark fréquenté par les boys avant de prospérer d’une manière
spectaculaire durant la Prohibition. Il n’était pas fortuit que Joe Kennedy
traitât avec des acheteurs dotés d’un tel pedigree.
Les temps avaient cependant changé. À  la manière d’un trader
bouleversant sa stratégie à  l’improviste, Joe Kennedy abandonnait ses
intérêts dans le commerce de l’alcool. Sans déplaisir, mais sans perdre
totalement de vue les relations fort utiles qu’il y avait nouées.

L’architecte de la vie des siens


Vers la fin des années  1920, Rose Kennedy demanda à  son époux si ce
qu’on lisait dans les journaux sur le montant de sa fortune était vrai. Sans se
départir de sa belle humeur, ce dernier se contenta de changer de sujet avec
sa désinvolture habituelle : « Ah ! bon ? Je ne le savais pas moi-même25 ! »
Son culot monstre et sa mauvaise foi insolente mis à  part, Joe Kennedy
considérait qu’il était peu convenable de discuter d’argent ou de business
à  la maison. Il en parlait si peu que, par la suite, Rose se bornerait
à répondre laconiquement à ceux qui l’interrogeaient sur les activités de son
mari  : «  Il fait des affaires26.  » Elle préciserait par la suite que «  l’eau
chaude », c’est-à-dire les affaires domestiques, étaient son rayon, mais que
le business était celui de Joe27. Pour autant, elle n’était pas très au fait du
degré d’opulence de son époux, au point de tenir pour extravagantes
certaines de ses dépenses.
Joe pouvait difficilement nier la réalité de la prospérité familiale. Les
Kennedy s’enrichissaient même à  vue d’œil. Dès  1921, Joe pouvait se
permettre de déménager de sa maison de Beals Street pour investir
16 000 dollars dans une demeure plus vaste, toujours à Brookline, mais sur
Abbottsford Road, à  l’angle de Naples Road43. Elle comportait une
douzaine de pièces ainsi qu’une vaste véranda.
Joe avait également les moyens de louer pour les vacances d’été une villa
au bord de la mer à Hull, l’endroit même où Rose villégiaturait naguère en
compagnie de son père. Elle en avait conservé quelques souvenirs
d’enfance parfois cocasses. Un jour où Fitz s’était montré d’une
condescendance un peu méprisante envers les édiles locaux, ceux-ci en
rétorsion avaient fait creuser un fossé d’1,50 mètre de large tout autour de la
demeure de location des Fitzgerald. On était bien loin de ces facéties
désormais.
Joe possédait une Ford Model Taylor d’un noir étincelant qui faisait sa
fierté, même si ses aptitudes de conducteur laissaient plutôt à désirer. Rose
plaisantait sur leur première sortie motorisée au cours de laquelle Joe avait
trouvé le moyen d’emboutir la barrière d’un chantier mal indiqué. Signe
extérieur d’opulence, l’automobile n’était pas encore devenue un objet de
consommation de masse. Bien vite, toutefois, la voiture en question devint
trop exiguë pour transporter toute la famille. Mary Augusta, la mère de Joe,
n’était pas la dernière à s’en amuser : « Seigneur Dieu, Joe, un de ces jours
il te faudra un autobus28 ! »
Il est vrai que la famille Kennedy s’était spectaculairement agrandie
depuis la naissance, en 1915, de l’aîné, Joe Jr : il y avait eu successivement
Jack (John Fitzgerald, le futur président) en 1917, Rosemary en 1918 puis
Kathleen, surnommée « Kick », en 1920. Et un cinquième enfant – Eunice –
était déjà en route…
Au rythme quasi métronomique d’un nouvel arrivant tous les dix-huit
mois, la maisonnée eut bien vite des airs de nurserie. Rose avait un talent
particulier, qui tenait à la fois de celui de l’intendant et de celui du sergent-
chef, pour régenter la bonne marche de son foyer. Veillant à la santé de ses
ouailles, elle tenait à jour pour chacun de ses enfants des fiches détaillées et
actualisées. Elle y  consignait scrupuleusement les maladies, dates de
vaccination ou de visites chez le dentiste, et jusqu’aux tailles vestimentaires
ou aux pointures de chaussures. Pour leur habillement, elle n’avait d’autre
ressource que de passer commande en série : des vêtements par lots entiers,
sans compter les stocks de lacets de souliers, de brosses à  dents ou de
peignes qu’elle constituait par précaution.
Dans la demeure de Brookline, Rose s’était employée à faire aménager un
système de cloisons afin que les enfants pussent s’ébattre sans risquer de se
blesser accidentellement. À la piscine, Rose veillait à ce que chacun portât
un bonnet d’une couleur différente afin qu’elle pût les identifier. Chaque
jour, effectuant sa tournée d’inspection de la maison, elle épinglait à  son
corsage des notes sur les tâches de l’heure  : un coussin à  recouvrir ou un
meuble à déplacer. Elle communiquait de même avec ses enfants, au moyen
de petits messages écrits : instructions collées au mur ou billets fixés sur les
oreillers. Certaines de ses instructions étaient récurrentes, comme le rappel
aux garçons d’éteindre les lumières derrière eux et aux filles d’ôter leur
rouge à lèvres avant de se coucher.
À l’occasion, Rose leur inculquait les connaissances de base sur la nature
et la vie : pourquoi les jours rallongent en été, ou encore la signification de
Thanksgiving. Elle exerçait également ses enfants à  des jeux de calcul
mental qu’elle compliquait à loisir29.
Rose ne fut pourtant pas une mère aimante et s’en tint à sa tâche ingrate de
gestionnaire, qu’elle accomplissait du mieux possible. Cela suffisait à  lui
donner bonne conscience. Des nurses aux dames de compagnie, personne
ne la verrait jamais en train de câliner ses enfants ou de leur manifester de
la tendresse. Ses déjeuners en compagnie de ses enfants, et plus tard de ses
petits-enfants, n’étaient que des occasions de contrôler leurs connaissances,
comme à l’école. Entre les enfants et Rose, il était beaucoup moins question
d’amour ou de tendresse que de respect.
Avec le temps et au regard d’une vie de couple dégradée, Rose prit de la
distance en se lançant dans d’interminables périples à  l’étranger.
Compensation à un mari volage ou manifestation d’une foi sans cesse plus
exigeante ? La religion occupa une place centrale dans l’existence de Rose,
qui insisterait pour que ses enfants, eux aussi, « prennent l’habitude de faire
participer Dieu et la religion à leur vie quotidienne30 ».
Par la force des choses, Joe était moins disponible. Mais il avait décidé
une fois pour toutes que son business était sa famille. Il s’employait à jouer
son rôle de père dès qu’il le pouvait. Quand il séjournait hors de chez lui, il
manifestait son intérêt pour ses enfants en les bombardant de lettres et de
recommandations. Mais à  son retour, Joe redevenait le boss jupitérien et
charismatique qui inspirait à chacun, y compris à Rose, crainte et déférence.
Il retrouvait aussi ses habits de pater familias, dispensant la bonne parole et
surveillant sa couvée dans les moindres détails : de leur façon de s’habiller
ou de se tenir à table jusqu’aux notes en classe, en passant par l’argent de
poche qu’il leur consentait – chichement, car il était nécessaire, selon lui,
qu’ils apprissent la vie et la valeur des choses – chaque semaine.
Le dimanche, parfois, Joe prenait le temps de parler plus longuement à sa
progéniture. Sagement alignés en rang d’oignon et par ordre de taille, les
enfants Kennedy attendaient leur tour de recevoir une parole paternelle qui
n’était qu’un monologue tiré de la propre expérience de Joe. La conclusion
de son laïus dominical était immuable : « Faites de votre mieux et au diable
le reste  !  » Quand Joe était à  Hollywood, Rose rapprochait les enfants du
téléphone, dans l’attente de son appel. À  table, où les petits n’étaient pas
autorisés à parler, sauf exception rarissime, les conversations étaient le plus
souvent à sens unique.
Inlassablement, Joe s’efforçait de leur inculquer que la vie consistait
à  obtenir ce que l’on voulait et qu’il fallait être prêt à  en accepter le prix
sans se plaindre. La piété, l’intégrité, l’humilité, l’amour de son prochain
étaient des valeurs certes louables, mais qui n’avaient pas de prise directe
sur la réalité. Or l’existence ne pouvait dépendre des bonnes intentions, pas
plus qu’elle ne pouvait être abandonnée au hasard. Le jour où ses garçons
firent un voyage en Europe, Joe tint à dresser lui-même la liste des musées
qu’ils devaient visiter31. De même, en vacances à Hyannis Port ou à Palm
Beach, les enfants devaient soumettre à l’approbation paternelle la liste de
leurs invités.
L’esprit de compétition tenait dans cette éducation une part essentielle qui
excluait toute idée de faiblesse ou de relâchement. En natation, à la voile,
au tennis ou au softball sur la plage, le but était le même : finir premier, tous
les moyens étant permis pour y  parvenir. Arriver second n’était rien de
moins que médiocre et il n’existait pas d’excuse à  la défaite, pas plus
d’ailleurs qu’il n’y avait de perdant magnifique. Jack baptisa son premier
bateau Victura, un nom en latin de cuisine qui, pour son auteur, avait
quelque chose à  voir avec l’idée de victoire32. Eunice, elle, avouerait plus
tard avec une naïveté confondante  : «  Ce n’est qu’à l’âge de 24  ans que
j’appris que je n’étais pas tenue de gagner tous les jours33… »
Rose ne manquait pas non plus d’accoutumer sa progéniture à l’esprit de
compétition. Fille chérie de son père, elle-même avait été habituée à être la
première. Dans cet esprit, elle familiarisa ses enfants aux jeux de société et
géra leurs leçons de golf, de tennis ou de natation. Toutefois, à la différence
de sa femme, Joe pouvait se montrer étonnamment doux et attentionné. Dur
en affaires et inflexible sur les valeurs à  transmettre à  sa descendance, il
prenait soin de ses enfants et les serrait souvent dans ses bras quand il les
embrassait. Durant ses absences hollywoodiennes, il faisait parvenir des
autographes de Gary Cooper aux filles et des panoplies de cow-boy aux
garçons. Un jour où il était cloué au lit par la rougeole, Joe Jr eut la surprise
de recevoir un télégramme ainsi rédigé  : «  J’ai eu moi aussi cette satanée
maladie. Passe donc me voir en Californie et je te prêterai un bon cheval et
tout l’attirail qui va avec. Ton copain, Tom Mix34. »
«  Père de famille exemplaire  » selon Rose, Joe ne tolérait pourtant pas
chez les siens la stupidité, et encore moins, la désobéissance. Sachant très
exactement ce qu’il attendait de ses enfants, il s’employa à  forger leur
caractère. Il plaçait ainsi la ponctualité au premier rang des vertus
familiales. Chez les Kennedy, le dîner était fixé à 19  h  15 précises. Les
enfants qui se présentaient en retard –  Rose avait fait placer des horloges
dans chaque pièce pour que le fautif ne se trouvât pas d’excuse – avaient de
fortes chances de le regretter. Ils devaient en tout cas faire le deuil des plats
qu’ils avaient manqués. Quant aux hôtes qui n’arrivaient pas à l’heure dite,
ils n’étaient tout simplement plus réinvités.
Plus attentionné que Rose, Joe se montra également plus proche de ses
enfants. Quand Jack attrapa la scarlatine à l’âge de 3 ans et que l’on craignit
pour sa vie, Joe le fit aussitôt transporter au service des urgences de
l’hôpital municipal de Boston. Il dut utiliser toutes les relations de son
beau-père à  la mairie pour faire admettre son fils mourant dans cet
établissement. Plusieurs jours durant, il resta à  son chevet et jura
intérieurement de léguer la moitié de sa fortune si son fils devait s’en sortir.
Il respecta partiellement son vœu en adressant un chèque substantiel à  la
Guilde de Sainte-Apollonia44.
Rose était crainte et respectée, mais Joe était adoré de ses enfants. Ceux-ci
eurent très tôt conscience qu’ils lui devaient tout : la sécurité et l’aisance,
ainsi qu’un sens particulier de l’insouciance. Dès janvier  1926, Joe fit
instituer en leur faveur un fidéicommis qui avait vocation à  les rendre
indépendants financièrement. C’est du moins ce qu’il assura à  Bernard
Baruch : « Mes enfants seront libres de me cracher à la figure35… »
La réalité était différente, car le mécanisme financier en question
renforçait au contraire la dépendance matérielle des enfants Kennedy envers
leur père via des curateurs. Il s’agissait d’un fonds d’investissement – il
y en eut trois au total, le premier du genre ayant Rose pour trustee – d’un
montant de 1 million de dollars pour chaque enfant, mais au capital bloqué
suivant des clauses très restrictives qui avaient vocation à s’appliquer même
quand ils auraient atteint l’âge adulte. Par la suite, des ajouts successifs au
fonds firent gonfler ce capital jusqu’à 10  millions de dollars par ayant
droit45. Dès le départ, les enfants Kennedy surent qu’ils n’auraient pas
besoin de travailler pour gagner leur vie. Ils surent aussi qu’ils auraient une
récompense de 1 millier de dollars s’ils s’abstenaient de fumer et de boire
de l’alcool avant leur majorité.
La trentaine triomphante, Joe Kennedy vivait les heures les plus glorieuses
de sa vie d’homme. La presse louait l’énergie et le savoir-faire de ce jeune
businessman pas comme les autres. Athlétique, il en imposait à tous et son
allure restait celle d’un homme jeune. Mais la froideur de son
comportement, tout autant que le costume rayé trois-pièces très
conventionnel qui le vieillissait opportunément, montrait qu’il s’insérait
avec aisance dans le cortège des vainqueurs.
Un paradoxe troublant subsistait tout de même chez ce conformiste
d’apparence. Derrière le banquier rangé se tenait toujours en embuscade
l’outsider et le revanchard. Sa réussite précoce n’y avait rien changé et son
beau-père Fitz eut plus d’une fois l’occasion d’en faire les frais. Il ne se
rendait jamais en visite dans la maison de sa propre fille sans s’être
préalablement assuré que son gendre n’y était pas. Joe trouvait même un
plaisir sadique à  l’humilier, assénant au passage quelques piques à  son
épouse : « Rose, pourquoi me disais-tu que ton père ne m’aimait pas ? Je
viens de le croiser aujourd’hui et il a tenu à me répéter à quel point j’étais
un type formidable36… »
Rien ne semblait pouvoir freiner la progression de Joe Kennedy. Le jour
vint où Boston fut trop petite et, sans doute aussi, trop irlandaise à son goût.
Direction  : New York. Il raconterait qu’il avait décidé de déménager pour
épargner à  ses fils des déceptions d’adultes, et à  ses filles l’affront d’être
exclues des bals de débutantes de la bonne société.
On était en  1926 et Joe installa d’abord provisoirement les siens – sept
enfants depuis la naissance de Bobby l’année précédente – dans un manoir
de la banlieue cossue de Riverdale, dans l’Upper Manhattan. Peu après, il
fit l’acquisition d’une demeure de style colonial georgien en brique rouge.
Ayant jadis appartenu aux célèbres brasseries Anheuser Busch46, la maison
était située sur Pondfield Street à  Bronxville, comté de Westchester. Joe
n’avait pas hésité à débourser près de 250 000 dollars pour cette demeure
éloignée d’une trentaine de kilomètres de New York, mais vaste et
confortable. Comprenant une vingtaine de chambres, elle était entourée
d’un domaine forestier de 3 hectares.
Débarquant de leur wagon spécial en provenance du Massachusetts, les
Kennedy devinrent une sorte de curiosité locale. Les businessmen de
Boston, eux, ne furent pas émus par le départ de Joe Kennedy. L’un d’entre
eux, Ralph Lowell, banquier de son état, se risqua même à un commentaire
perfide : « Au fond, Boston est une sorte de petite flaque limpide tandis que
New York est un marécage saumâtre. Sans doute était-ce ce que Joe
recherchait37… »
Standing oblige, les Kennedy changèrent également de villégiature
estivale. En 1922, Joe avait jeté son dévolu sur une résidence d’été huppée
à  Cohasset, dans le comté de Norfolk. L’endroit accueillait un des clubs
privés les plus sélects d’Amérique où les gens de la haute société pouvaient
se retrouver entre soi, bien à l’abri des miasmes de l’immigration irlandaise,
juive ou italienne. C’était pour Joe l’attrait principal d’un lieu qui, par
ailleurs, ne manquait pas de charme. Il était pourtant à  mille lieues de
prévoir la réaction des membres du Cohasset Country Club lorsqu’ils le
virent s’extraire en majesté de sa Rolls-Royce couleur prune avec chauffeur.
Ces privilégiés hautains détestaient viscéralement les parvenus mal nés,
dont Joe Kennedy était la caricature, qui ne savaient pas rester à leur place.
La candidature de Joe au Cohasset Club fut rejetée sans ménagement. En sa
qualité d’ancien président du club, Louis Eaton expliquerait l’épisode en
incriminant la « canaillerie » de Kennedy. Mais l’intéressé avait une autre
explication : « Ces fils de p…, coincés et sectaires, m’ont refusé l’entrée de
leur club parce que j’étais un catholique irlandais et que mon père tenait un
bistrot. Peu importe que vous soyez allé à  Harvard, ils s’en moquent. La
seule chose qu’ils comprennent, c’est l’argent38. »
Un autre jour, Joe brigua un siège de membre fondateur au conseil de la
Dexter School. Il avait un faible pour cette école de Brookline dont il
appréciait tout particulièrement la devise : Our best today, better tomorrow
(« De notre mieux aujourd’hui et encore mieux demain »). Il obtint le siège,
mais de justesse, les membres du conseil avouant qu’ils ne s’y étaient
résignés qu’à contrecœur et parce qu’« ils lorgnaient surtout son argent39 ».
Snobée tout aussi insolemment par les maîtresses de maison de Cohasset
que par celles de Boston, Rose ne pouvait que renchérir sur le ressentiment
de son époux  : «  Quand les gens bien de Boston vont-ils donc se mettre
à nous accepter40 ? » Mais Joe n’était pas homme à baisser les bras de dépit
et avait déjà pris sa résolution : ce qu’on lui marchanderait, il l’arracherait
par ses propres moyens. Et à la hussarde, s’il le fallait !
Par bonheur, l’atmosphère à  New York paraissait moins confinée qu’à
Boston, encore qu’il ne fût pas facile à  une famille irlandaise enrichie de
trouver sa place parmi l’élite. Quant aux villégiatures estivales, après avoir
définitivement renoncé à  Cohasset, Joe loua à  partir de  1925 le Beulah
Malcolm Cottage, une bâtisse élégante établie sur un terrain d’1 hectare qui
ouvrait majestueusement sur l’île de Nantucket. Elle avait été édifiée une
vingtaine d’années plus tôt à un endroit du cap Cod dénommé Hyannis Port.
Situé à  une centaine de kilomètres au sud-est de Boston, le lieu était très
prisé par le gratin fortuné. En novembre 1928, Joe acheta le cottage avant
de le faire restaurer puis agrandir. Entre-temps – amère revanche  –, il
parvint à se faire admettre au Country Club du cru, moins discriminant dans
son recrutement que le Cohasset. Nul ne pouvait alors deviner, pas même
Joe, que Hyannis Port deviendrait un lieu de pouvoir réputé dans le monde
entier, indissociable de la légende des Kennedy.
Joe était plus préoccupé de transmettre ses propres valeurs à ses enfants,
les garçons surtout, que de vérifier leurs performances scolaires. Il ne
s’intéressait en fait qu’aux résultats de Joe  Jr. L’aîné de la famille était le
favori d’un père qui plaçait en lui tous ses espoirs. Il était le golden boy,
celui que Joe aurait aimé être. Leur ressemblance était frappante  : même
agressivité, même niveau d’ambition, même allure, même sourire, lumineux
ou glacial selon les cas.
Joe  Jr paraissait avoir les moyens de ses ambitions. Beau, intelligent,
sociable, il fit de brillantes études qui le conduisirent, sur les conseils de
Felix Frankfurter47, à  la London School of Economics. Il était le chef
incontesté de la fratrie et impressionnait jusqu’à ses camarades
à l’université. À ceux-ci, Joe Jr avait un jour déclaré le plus sérieusement du
monde qu’il se préparait à devenir le premier président catholique des États-
Unis.
Pour Joe, ses fils cadets ne comptaient pas autant, même Jack, le second,
qui paraissait plus malingre et plus intériorisé et dont Joe disait qu’il devait
tenir de sa mère. Dilettante, Jack était loin d’avoir d’aussi bons résultats
scolaires que son frère. Il n’en faisait d’ailleurs pas un complexe, parce que,
depuis sa prime enfance, il était affligé d’une santé précaire. Jack avait une
sorte d’intelligence instinctive qui ne faisait pas bon ménage avec les vertus
d’effort et de persévérance. Il passa sa scolarité à  Choate School, un
établissement réputé des environs de New Haven, où il s’ennuya à mourir.
Cette oisiveté l’entraîna à certaines facéties qui auraient pu lui coûter cher,
comme lorsqu’il fonda avec des compères le Mucker’s Club.
Vocable inventé de toutes pièces, mucker était le terme générique employé
par le principal du collège, le très sévère Dr George St. John, pour fustiger
tout ce qu’il jugeait inutile et indésirable sur le campus. Se réunissant
nuitamment pour mieux comploter sur les façons de défier les règles de
l’école, les membres du club clandestin jouaient aux provocateurs espiègles.
Cela revint inévitablement aux oreilles du principal qui ne badinait guère
avec l’autorité et dont le sens de l’humour était tout relatif. Jack ayant été
convaincu d’avoir été le meneur, son père fut convoqué au collège.
La situation était tragicomique, car Joe Kennedy était un des grands
bienfaiteurs de l’établissement. Devant le Dr  St.  John, il passa, pour la
forme, un savon énergique à son fils. Moyennant quoi, profitant d’un instant
d’éloignement du principal, il chuchota à Jack avec un clin d’œil : « Dieu
soit loué, fiston, tu n’as pas hérité de ton père en ce qui concerne les gros
mots. Si ce fichu Mucker’s Club avait été le mien, tu peux être sûr que cela
n’aurait pas commencé par la lettre “M”41… »
La « réprimande » paternelle n’incita guère Jack à modérer sa propension
à  papillonner et à  batifoler, mais Joe s’en émouvait assez peu. Quand les
choses allaient trop loin, il se contentait d’un style impérieux  : «  Ne me
laisse pas perdre de nouveau ma confiance en toi, parce qu’il serait alors
presque impossible de la restaurer42. » Ne misant pas sur son deuxième fils,
Joe n’en attendait pas grand-chose et ne prenait même pas de gants pour le
lui faire savoir au besoin  : «  Je te demande de faire du mieux que tu
pourras. Je n’attends pas de toi l’impossible et ne serai nullement déçu si tu
ne deviens pas un génie. Je pense seulement que tu peux devenir un citoyen
honnête, doté d’un bon jugement et d’une compréhension normale43… »
Joe Kennedy plaçait ses enfants au centre de son univers affectif, en même
temps qu’il en faisait les dépositaires de son ambition démesurée. La
famille Kennedy se mua en clan ou en forteresse protectrice, même si la
vision de Rose à cet égard s’avérait plus terre à terre : « Nous avons décidé,
il y a quelques années, que nos enfants seraient nos meilleurs amis et que
nous ne les verrions jamais trop. Si l’un des Kennedy a envie de jouer au
golf, faire du bateau, se promener ou tout simplement bavarder, il y  aura
toujours un autre Kennedy pour lui tenir compagnie44. »
Joe Kennedy était loin d’accorder la même attention à  sa propre épouse.
Celle-ci eut bien vite le sentiment d’être délaissée, sinon trahie. Au début de
leur mariage, pourtant, Joe avait fait des efforts pour se montrer prévenant.
Chaque samedi soir, ils dînaient en ville et Joe l’emmena plus d’une fois au
concert écouter le Boston Symphony Orchestra sous la baguette du
légendaire Serge Koussevitzky.
Cela ne devait pas durer longtemps car le père modèle était beaucoup
moins soucieux de passer pour un mari exemplaire. Joe recommença bien
vite à folâtrer, comme au temps où il était célibataire. La mère de Rose en
avait tiré un épilogue désabusé : « Tu vois, ma fille, ton époux n’est pas très
différent de ton cher père45… » Il est vrai que la bigoterie affichée de Rose
ne la portait pas spécialement sur le sexe, qu’elle ramenait exclusivement
au «  devoir sacré  » de l’enfantement. Joe la taquina plus d’une fois à  ce
propos  : «  Écoute Rosie, tu te trompes complètement en pensant qu’il
n’existe pas d’amour en dehors de la procréation. Ce n’était pas ce qui était
prévu dans notre engagement. Quant au curé, il n’a jamais dit une chose
pareille et les Saintes Écritures pas davantage. Si tu persistes dans ton
attitude, je finirai par en toucher un mot à ton confesseur46… »
Après la naissance de son neuvième et dernier enfant, Edward Moore, dit
Ted, Rose aurait un cri du cœur  : «  Plus jamais d’enfant, plus jamais de
sexe ! » Cela ne pouvait que déplaire à Joe, pour qui l’amour physique était
à la fois un moyen d’affirmation et de domination. Tout en tâchant de rester
discret, il était fier de sa réputation de séducteur, dont il ne tenait nullement
à se défaire. Quant à Rose, bien sûr, le comportement de son propre père,
l’indécrottable amateur de femmes qu’était Fitz, l’y avait déjà préparée. Nul
ne sut avec certitude si elle ignorait l’infidélité de son époux ou si, s’étant
fait une raison, elle en avait conclu que ce n’était pas si important dans le
fond.
Un jour d’hiver de  1919, pourtant, Rose en avait eu assez des aventures
extraconjugales de Joe et avait filé pour de bon se réfugier chez ses parents.
Selon la version officielle, elle était partie «  se reposer  » entre deux
grossesses. Mais pour la jeune femme, qui se trouvait au bord de la crise
nerveuse, il s’agissait en fait d’une authentique séparation. Joe avait été
déconcerté par un tel agissement qu’il jugeait inconcevable : « Mais qu’est-
ce qui ne va pas, ma chérie ? Tu es une mère et tu devrais être pleinement
heureuse47. »
La crise avait duré trois semaines, au terme desquelles Fitz avait fait
comprendre à  sa fille qu’il était temps de rentrer chez elle  : « Tes enfants
ont besoin de toi, Rosie, et ton mari aussi. Tu as pris un engagement et tu
dois le respecter. Le passé est le passé et tu peux arranger les choses48. »
Rose avait fini par rentrer. Toutefois l’épisode avait mis fin à  la vie
normale d’un couple déjà fortement chahuté par les absences répétées de
Joe. Suivant un arrangement implicite, ils auraient encore des enfants
ensemble, mais feraient désormais chambre à part48. Ils s’habitueraient aussi
à passer tout ou partie de leurs vacances séparément49.
À la maison, Joe appelait désormais sa femme «  maman  » et ne
l’embrassait plus que sur les joues. Rose, elle, dut faire de gros efforts pour
conserver une certaine équanimité. Les prescriptions bienvenues du
Dr  Robert D.  Watt, le médecin de famille, l’y aidèrent  : le Seconal, le
Placidyl ou le Librium, entre autres anxiolytiques ou antidépresseurs,
peuplèrent désormais son quotidien.
Histoire de changer d’air et de digérer ses mécomptes de femme trompée,
Rose multiplia également les voyages au long cours qu’elle affectionnait.
Seule ou en compagnie de sa sœur Agnes, elle sillonnait l’Amérique du Sud
et, plus volontiers encore, l’Europe, dont elle appréciait depuis longtemps la
sophistication. Paris devint une de ses destinations préférées et courir les
grands couturiers de l’avenue Montaigne ou de la rue Cambon était son
péché mignon. Rose était horriblement dépensière, mais Joe réglait les
factures sans barguigner, tâchant ainsi de rafistoler en façade et à  bon
compte son mariage qui battait de l’aile.
Les enfants, en revanche, furent les grandes victimes de l’éloignement leur
mère comme de son manque d’affection. Un jour de  1923, alors qu’elle
partait pour la Californie pour trois semaines, Jack, ulcéré par l’indifférence
maternelle, n’avait pu se contenir : « Eh bien, quelle mère admirable tu fais
en partant et en abandonnant tes enfants50 ! »
Endurcie par son mariage si décevant, Rose restait cependant de marbre.
Étrangère aux plaintes de ses enfants, elle s’en arrangeait en affectant de
n’y voir que de simples caprices. Si certains se mettaient à  pleurer tandis
qu’elle faisait ses valises, elle devenait franchement irritable et décampait
encore plus vite. Ayant fait son devoir d’épouse, elle estimait avoir le droit
de garder du temps pour elle, sinon de se faire plaisir. Jack, encore lui, en
concevrait une amertume tenace : « Ma mère était soit dans une boutique de
mode, soit à genoux en train de prier dans une église… Elle n’était jamais là
quand nous avions réellement besoin d’elle. Ma mère ne m’a jamais câliné.
Jamais ! Jamais4951 ! »

30. En janvier 1917, le ministre des Affaires étrangères de l’Empire allemand, Arthur Zimmerman,
avait adressé un télégramme à son ambassadeur au Mexique, lui donnant instruction de proposer au
gouvernement mexicain une alliance contre les États-Unis. Intercepté par le Royaume-Uni, ce
télégramme avait accéléré l’entrée en guerre de Washington.
31. La Première Guerre mondiale opposait à l’origine les puissances de la Triple Entente – France,
Grande-Bretagne et Russie – à celles de la Triple Alliance – Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie.
32. Surnom donné en Amérique aux soldats qui partirent se battre sur les champs de bataille
français. En France, les doughboys étaient appelés plus volontiers les sammies.
33. L’origine de ce mot célèbre, « La Fayette, we are here ! », fut controversée et souvent attribuée
à  un adjoint de Pershing, le colonel Stanton, en conclusion d’une déclaration prononcée lors de
l’Independence Day, en 1917. Du reste, le général Pershing lui-même reconnaîtrait honnêtement qu’il
n’avait pas souvenance d’« avoir dit quelque chose d’aussi beau… ».
34. Le chief justice est le chef de la Cour suprême.
35. Cette expression est du sociologue canadien Marshall McLuhan (1911-1980)  ; il l’a utilisée
dans ses célèbres essais La Galaxie Gutenberg (1962) et Pour comprendre les médias (1968).
36. Cette loi portait le nom d’Andrew J. Volstead, représentant du Minnesota au Congrès.
37. Lors du « massacre de la Saint-Valentin », la Mafia du South Side, à prédominance sicilienne et
dirigée par Al Capone, décima celle du North Side, à prédominance irlandaise, avec à sa tête Bugs
Moran.
38. Près de cinquante mille caisses d’alcool, selon certaines estimations, transitèrent par Saint-
Pierre-et-Miquelon durant la Prohibition.
39. La pègre se chargeait notamment des diversions de rigueur et des transits de fortune sur l’île
Mackinac, à la jonction entre les deux grands lacs Michigan et Huron.
40. Il comprendrait plus tard que les véritables responsables de l’incident étaient Lansky et son
principal lieutenant, Joseph « Doc » Stacher.
41. Significatif fut, à cet égard, le témoignage de Joseph Charles « Joey » Fusco, un des hommes de
main préférés d’Al Capone, qui prétendit se souvenir très bien de Joe Kennedy lorsqu’il venait rendre
visite à son patron.
42. Joe n’y avait investi initialement que 100 000 dollars.
43. L’adresse deviendrait par la suite 131, Naples Road.
44. Le montant de ce chèque, 3 740 dollars, représentait la moitié de ses avoirs en espèces.
45. Les nouveaux fonds de placement en fidéicommis furent décidés respectivement en 1936, 1949
et 1959.
46. Du nom de ses fondateurs, Eberhard Anheuser et Adolphus Busch, la brasserie, apparue vers le
milieu du XIXe siècle, deviendrait leader aux États-Unis dans les années 1950 à travers ses marques
de bière mondialement réputées de Budweiser et de Busch.
47. À l’époque professeur de droit à Harvard, Felix Frankfurter (1882-1965) deviendrait juge à la
Cour suprême à partir de 1939.
48. C’était au point que les filles Kennedy seraient très étonnées d’apprendre que, parmi les amis
de la famille, d’autres couples dormaient dans le même lit.
49. Plus tard, Jack ferait même cette confidence effarante à un de ses amis : « Ma mère n’existe pas
pour moi. »
3

L’avant-dernier nabab

« Voyez cette bande de repasseurs de pantalons

qui ramassent des millions à Hollywood. Si je voulais,

je pourrais leur prendre tout ça des mains. »


Joseph Patrick Kennedy

Changer d’activité professionnelle ne gênait pas Joe Kennedy, tant que


cela ne le détournait pas d’un objectif devenu une idée fixe  : gagner
toujours plus d’argent. Sa tactique, qui consistait à réagir plus vite que les
autres et à  se poster là où personne ne l’attendait, ne variait pas. Et son
noyau familial restait plus que jamais son roc et son point d’ancrage.
Mais le business de Joe n’aurait pu réussir d’une manière aussi éclatante
s’il n’avait pu aussi s’appuyer sur un premier cercle de fidèles, au
dévouement aveugle et à  la disponibilité de tous les instants. Au sein de
cette cour d’affidés figuraient des proches tels Joseph Conway, Pat Scollard,
Charlie Sullivan ou encore Daniel Lyne. Leur discrétion était exemplaire en
toutes circonstances. Ils savaient tenir leur langue, ouvrir les yeux et faire
remonter l’information à leur patron.
À leurs côtés, il y  avait d’autres hommes à  la fiabilité tout aussi
inébranlable, à l’image d’E. B. « Ed » Derr ou de Johnny J. Ford. Anciens
de Fore River pour la plupart, ils s’étaient fait apprécier de Joe pour leur
rigueur et surtout leur loyauté. Aucun de ces familiers n’eut cependant
l’importance d’un Edward E.  Moore, qui était le véritable homme de
confiance de Joe.
Issu de Somerville, dans la banlieue de Boston, Moore avait été l’assistant
particulier de John Fitzgerald. Au City Hall, on se souvenait de lui comme
d’un collaborateur compétent et redoutablement efficace. C’est là qu’il avait
croisé Joe Kennedy pour la première fois, tandis que celui-ci courtisait la
fille chérie du maire. Moore avait été alors d’une indulgence complice
envers le jeune homme prometteur. Ils ne s’étaient plus perdus de vue.
Dès 1915, Joe s’attacha les services de Moore de manière permanente. Il
avait besoin d’être secondé par un organisateur et un négociateur hors pair.
Moore était l’homme idoine. Dans le passé, après avoir abandonné en
catastrophe son mandat de maire, Fitzie avait demandé à  Eddie de rester
quelque temps en poste dans les services municipaux, histoire de surveiller
en douce son successeur James Curley. Joe agit de même en l’incitant
à demeurer au côté du nouveau manager général à Fore River afin de garder
un œil sur ses intérêts personnels.
À l’usage, Eddie s’avéra un collaborateur parfait dont l’humour noir et
l’esprit caustique s’accordaient à  merveille avec le tempérament de Joe.
Eddie l’accompagnait dans ses voyages d’affaires et le secondait dans les
transactions délicates. Il n’avait pas son pareil pour aplanir les situations
que Joe prenait un malin plaisir à  envenimer. Tous deux partageaient par
ailleurs une même passion pour le golf. Au fil des années, Eddie devint à la
fois le factotum, le confident et le secrétaire particulier idéal.
Au printemps de 1920, Eddie prit en main le lobbying de Joe, qui briguait
alors le poste de secrétaire adjoint au Trésor sous la présidence Wilson.
Eddie, encore, chaperonnait Rose au théâtre lorsque Joe était parti dans un
de ses voyages au long cours. Eddie, toujours, jouait les nounous auprès des
enfants Kennedy. Il lui incombait tout particulièrement de veiller sur la
santé du jeune Jack quand celui-ci, entre deux maladies, était en
convalescence à Poland Springs, dans le Maine. Eddie Moore et sa femme
Mary finiraient par faire partie de la famille Kennedy. Joe le choisit comme
parrain pour Rosemary et alla jusqu’à baptiser son dernier garçon des
prénoms Edward Moore.
Tous ces proches à  la fidélité inattaquable auraient été capables de tuer
pour lui. Mieux que d’autres, ils étaient à même de débusquer les traîtrises
et les chausse-trapes du business. Ils devinrent indispensables à Joe, qui ne
pouvait tout contrôler et ressentait la nécessité d’une protection maximale,
compte tenu de la sensibilité de ses opérations.
Ces gens lui furent tout particulièrement précieux lorsqu’il commença
à s’intéresser de près au cinéma. Arthur Poole devint ainsi le surintendant
des compagnies cinématographiques dirigées par Kennedy50. Approché par
hasard dans le bureau de William H.  Hays, grand prêtre de la morale
hollywoodienne et censeur en chef des studios51, Arthur Houghton, lui,
serait pour Joe une sorte de fou du roi, l’abreuvant en gossips (potins) et
autres histoires d’alcôve salaces sur ce qui se passait ou se colportait sur les
plateaux et au-dehors.

Une mine d’or


Au milieu des années 1920, cela faisait tout juste un quart de siècle que le
cinématographe avait fait irruption dans le paysage. Depuis l’époque
pionnière de Mack Sennett, l’inventeur du burlesque, et de Charles Chaplin,
dont le drôle de chapeau melon et la badine avaient fait le tour du monde,
personne ou presque n’avait une idée précise de son avenir. On en était
même à  s’interroger sur son essence  : distraction éphémère  ? Art  ?
Industrie ?
Le cinéma naissant n’avait été qu’un nouveau divertissement bon marché,
accessible à  toutes les bourses – il en coûtait 1  nickel, soit 5  cents, pour
entrer dans une de ces petites salles de quartier que l’on appelait, de ce fait,
nickelodeons – et sans grande prétention. D’ailleurs, qu’attendre d’autre de
saynètes de dix ou douze minutes dans lesquelles des acteurs de théâtre
s’essayaient laborieusement à la pantomime en un temps où le cinéma était
muet, seulement agrémenté d’un accompagnement de piano ?
Il fallait être visionnaire pour prévoir que ces petits bouts de vie filmés
à  la hâte et à  la chaîne – ici à  la plage au milieu d’essaims de naïades, là
dans des halls de palace avec robes de soirée et smokings, ou là encore tout
simplement dans les rues – pourraient intéresser les foules. Il fallait encore
plus d’imagination pour penser qu’en si peu de temps le cinéma emploierait
autant de gens que le secteur de l’automobile, attirerait des investissements
de l’ordre d’1,5  milliard de dollars et deviendrait la sixième industrie du
pays. Mais qui aurait été assez fou pour parier que ledit pays compterait
plus de vingt et un mille salles de cinéma et que plus de soixante millions
d’Américains s’y rendraient chaque semaine ?
Certains se lancèrent pourtant dans l’aventure avec la foi des desperados.
Il est vrai que ces risque-tout n’avaient pas grand-chose à perdre, à l’instar
des Adolph Zukor, Carl Laemmle, Samuel Goldwyn, William Fox ou des
frères Warner, des juifs qui avaient fui leur shtetl en proie aux pogromes de
Russie ou d’Europe orientale et qui étaient repartis de zéro en Amérique.
Ces gens mal dégrossis, voire incultes, n’avaient pour viatique que leur
chutzpah, sorte de malice mêlée de bagout, alliée à une volonté inébranlable
de réussite. Les uns avaient débuté dans l’existence comme fourreurs,
d’autres comme pantalonniers, d’autres encore comme vendeurs de gants
à  la sauvette. Exilés afin d’éviter les persécutions, ils bâtiraient quelque
chose de nouveau dont on ne pourrait cette fois les chasser. Le cinéma
deviendrait le « royaume de leurs rêves1 ».
Ce n’était pas du tout l’état d’esprit de Joe Kennedy. Il avait sans doute
des revanches à prendre, mais pas de rêves plein la tête. La réussite, pour
lui, n’était pas affaire de croyance ou de conviction, mais plus simplement
de technique, voire de chance522. En revanche, il savait évaluer une situation
sans se payer de mots et identifier froidement une opportunité. Or, la vitalité
inouïe de ce cinématographe encore dans les limbes lui avait
immédiatement sauté aux yeux. Huit cents films par an, des salles de théâtre
qui ne désemplissaient pas et proliféraient même par milliers  : il ne
s’agissait pas d’une frivolité éphémère ou d’un simple effet de mode, mais
bien d’un business authentique. Et les promesses de profit s’annonçaient
faramineuses.
Pour autant, la prudence s’imposait, car le cinéma n’était pas une activité
comme les autres. Trop récent et trop différent des grands secteurs
traditionnels d’activité comme la métallurgie, le pétrole ou l’automobile, il
avait un avenir encore incertain. Les investisseurs comme les banques
étaient effrayés par le coût exponentiel des équipements de plateau, les
salaires de folie des stars – jusqu’à 15 000 dollars la semaine parfois – ainsi
que par leurs contreparties dérisoires en matière d’actifs. En conséquence
de quoi, ils ne s’engageaient ou ne consentaient des crédits aux grands
studios qu’avec réticence.
Il est vrai que le cinéma lui-même suscitait bien des hésitations. Au début
des années 1920, il traversait d’ailleurs une de ces mauvaises passes dont il
deviendrait coutumier. De divorces tapageurs en orgies débridées et de
perversions sexuelles en suicides, son image était détestable et choquait
l’Amérique bien-pensante. Ce fut au point que les grands producteurs
hollywoodiens durent se résigner à  mettre en place un code de bonne
conduite qui visait à  instaurer dans les studios un ordre moral aux forts
accents de censure. Un grand censeur fut nommé  dès  1922  : le sénateur
républicain et presbytérien William Harrison Hays53.
Au fond, il fallait être soit un paria soit un outsider pour croire que
l’entertainment avait de l’avenir et, surtout, pouvait rapporter de l’argent. Il
y  avait aussi des financiers anticonformistes et pragmatiques dont faisait
partie Joe Kennedy. Selon lui, le cinéma promettait une profitabilité
inégalée. Par chance, il était méprisé par les vieilles fortunes qui, du haut de
leur superbe, n’auraient jamais eu l’idée d’y investir le moindre cent. Joe le
comprit aussitôt : « Voyez Boston : les Cabot et les Lodge ne voudraient pas
se laisser voir dans une salle de cinéma et ils empêchent leurs enfants d’y
aller… Les travailleurs deviennent de plus en plus avertis chaque jour,
grâce à la radio et au cinéma. Ce sont les banquiers bêcheurs de Back Bay
qui sont en train de rater le coche3. »
Le verdict de Joe sur le cinéma était limpide  : il s’agissait là d’une
authentique «  mine d’or  », ou encore d’une «  nouvelle industrie du
téléphone  ». Son seul inconvénient était de reposer sur des structures
financières inadéquates qui le rendaient chaotique et, en tout cas, propice
aux aventures individuelles, fussent-elles les plus improbables.
Joe se lança dans l’aventure. Sans doute avait-il en tête l’histoire de Max
Mitchell, un banquier qui avait avancé 120 000 dollars à un producteur de
Hollywood et avait eu un retour sur investissement de 3 millions de dollars.
Pensant en termes de distribution de films, il approcha un homme d’affaires
du nom de William Gray. Enrichi par le commerce des chevaux, ce dernier
possédait une trentaine de petites salles de cinéma réparties à travers toute
la Nouvelle-Angleterre. Joe devint son conseiller. Ce n’était qu’un début.
Conseillé par Guy Currier, il s’intéressa bien vite à  une société plus
dynamique, la Maine and New Hampshire Theatres Company. Joe prit une
participation substantielle dans cette société, avant de la racheter puis de la
développer.
La distribution était certes lucrative, mais la production faisait figure de
corne d’abondance, avec le prestige de Hollywood en plus. Soutenu par son
ancien cabinet Hayden & Stone, Joe parvint à boucler un accord avec une
compagnie anglaise, la Grahams, elle-même majoritaire au sein de la
société de production Robertson Cole Pictures Corporation. Celle-ci
produisait une cinquantaine de films par  an tout en s’intéressant à  la
distribution via une de ses filiales, le Film Booking Office of America
(FBO). La Grahams consentit à Joe une option de vente du FBO moyennant
la somme d’1,5  million de dollars. Au passage, Joe arracha dans la
négociation une commission rondelette de 75  000  dollars assortie d’un
salaire mensuel de conseiller de l’ordre de 4 500 dollars.
Tout autre que lui s’en fût contenté. Mais Joe avait pour objectif de
devenir majoritaire au sein du FBO. Il constitua un syndicat d’investisseurs
à  hauteur de 125  000  dollars et se fit appuyer par l’indispensable Currier,
qui lui présenta des Bostoniens fortunés du calibre de « Buck » Dumaine, le
patron d’Amoskeag Mills, ou de Louis E. Kirstein, qui dirigeait les grands
magasins Filene. Enfin, on le mit en contact avec un multimillionnaire
original du nom de Frederick H. Prince, qui se piquait de faire du business
avec… le tsar de Russie.
Pourtant, l’affaire du FBO ne fut guère aisée. Joe s’en aperçut en se
rendant à Londres, en août 1925, en compagnie de son avocat Bartholomew
Brickley. Opposés à  la transaction, les banquiers anglais étaient très
remontés personnellement contre Joe, qui avait eu l’impudence d’adresser
aux propriétaires – la Lloyd’s et la Graham’s Trading Company – une offre
sept fois inférieure à  la valeur réelle de la société convoitée. Joe tablait
cependant sur la situation financière peu florissante du FBO qui, à  court
terme, serait contraint d’emprunter à des taux ruineux avoisinant les 18 %.
Les pourparlers étant dans l’impasse, Joe rongeait son frein, lorsqu’il lut
dans le journal que le prince de Galles séjournait à  Paris. Il décida de s’y
rendre sur-le-champ et de faire une réservation au restaurant du George V,
le palace favori de l’altesse royale. Ayant pu soudoyer le maître d’hôtel, il
eut une table voisine de celle du prince. Le reste fut un morceau
d’anthologie quant au culot légendaire de Joe Kennedy. S’étant présenté
sans façon mais non sans évoquer auprès de son illustre voisin quelques
connaissances communes, il obtint du prince de Galles une lettre de
recommandation frappée de ses armoiries.
Les réticences des banquiers londoniens ne disparurent pas pour autant.
L’affaire finit toutefois par se conclure à New York, alors que Joe assistait
à une réunion amicale du Harvard Club. Il fut arraché à la réunion par un
certain lord Inverforth, qui représentait les banquiers du FBO. Une demi-
heure plus tard, Joe réapparut et lâcha à ses amis avec un sourire épanoui :
— Désolé, mais vous devrez continuer sans moi. Je suis le nouveau patron
d’une firme de production cinématographique4 !
Honey Fitz ne manquerait pas de faire fuiter à  sa façon la nouvelle à  la
presse. Le Boston Post titrerait  : «  Fitzgerald, a  Film Magnate  »
(« Fitzgerald, magnat du cinéma »). Ce n’était guère important pour Joe, qui
n’avait pas de temps à  perdre pour s’emporter contre son beau-père.
D’ailleurs, le grand quotidien du Massachusetts rectifierait le tir en louant
Joe Kennedy comme « la merveille du monde financier bostonien5 ».
Déjà, flanqué de son armada de juristes, de comptables et de financiers
ainsi que de ses acolytes habituels, Joe s’engouffrait dans le Twentieth
Century Limited, le train transcontinental le plus cossu d’Amérique.
Direction  : Los Angeles, où il arriva trois jours plus tard pour prendre les
commandes du FBO. Sur place, Joe loua une vaste demeure avec court de
tennis sur Rodeo Drive, en plein cœur de Beverly Hills. Il était fin prêt pour
l’action.
Producteur à  Hollywood  ! L’étiquette était aussi flatteuse que l’annonce
sur les écrans au début de chaque film : « Joseph P. Kennedy presents… »
À peine assis dans le grand bureau directorial, il donna le ton :
— Ce dont cette compagnie a  besoin par-dessus tout, c’est d’une bonne
boîte de havanes6…
Fut-ce à  ce moment précis que Joe, comme il s’en vanta auprès de ses
proches, eut la conviction qu’«  il était en train de devenir un homme de
cinéma7  »  ? Il se mit à  lire chaque semaine Variety, la Bible de la
profession. On l’informa au quotidien de ce qui se passait dans les studios.
On l’abreuva également de détails croustillants sur les stars, au point qu’il
n’ignorait plus rien de leurs caprices, de leurs préférences sexuelles ou
encore de leurs addictions : alcool, drogue ou jeu.
Hollywood était fait pour le tempérament aventurier, fonceur et sans
scrupules de Joe. Il était comme un poisson dans l’eau dans ces immenses
propriétés démentiellement luxueuses de nouveaux riches, avec leur faux
style néo-espagnol, leur débauche de stucs et leurs palmiers à perte de vue.
Libre et léger, il n’avait plus à supporter le regard méprisant et moralisateur
des vieilles fortunes déjà établies. Il prenait pied sur une terre sans histoire
ni mémoire. Affranchie de tout système et dotée de règles minimales, celle-
ci offrait des opportunités en or à ceux qui savaient les saisir. Hollywood,
ses studios et ses audaces étaient bien la terre d’élection des outsiders qui
prenaient des risques que la plupart n’auraient osé prendre. La fortune, la
vraie, était à ce prix.
La nature même de l’industrie cinématographique laissait libre cours aux
initiatives les plus incongrues. Il ne fallut pas longtemps à  Joe pour le
comprendre  : «  Quand vous fabriquez un rail en acier, vous produisez
quelque chose qui a une longueur, un poids et une qualité déterminés. Mais
quand vous réalisez un film, vous ne savez pas exactement ce que vous
avez produit  : le résultat est soumis, en effet, au jugement de millions de
gens, chacun d’entre eux ayant ses propres critères de mesure8… »
La route était encore longue. Un gouffre énorme séparait le FBO des
géants qu’étaient alors ces «  usines à  rêves  » ayant pour labels MGM
(Metro-Goldwyn-Mayer), Fox, Paramount ou Columbia. Non seulement le
FBO et ces « majors » n’évoluaient pas dans la même catégorie, mais Joe
Kennedy ne nourrissait pas non plus les mêmes ambitions. La qualité
artistique lui était étrangère et il n’en ressentait aucun complexe. Savoir
chiper au producteur emblématique qu’était William Fox sa star du western,
Tom Mix, était son affaire. Savoir produire des œuvres de facture plus
relevée était l’affaire des autres, les rêveurs ou les esthètes.
Chaque studio hollywoodien s’identifiait à  un style qui lui était propre,
selon le grand metteur en scène Billy Wilder. Le FBO était reconnaissable
à  ses productions médiocres et bon marché et à  sa recherche effrénée du
profit au détriment de la créativité. Joe tourna le dos à  la stratégie des
grands studios ainsi qu’au star system qui surpayait ses vedettes jusqu’à
10 000 dollars la semaine, voire davantage encore pour les plus réputées. Il
préféra embaucher des acteurs de second ordre comme «  Red  » Grange,
Evelyn Brent ou Richard Talmadge. Il alla jusqu’à favoriser l’ascension
cinématographique d’un homme issu de nulle part, un ancien footballeur de
Yale qui s’appelait Maurice « Lefty » Flynn. Joe ne fit d’exception que pour
les deux grandes stars de l’époque qu’étaient Tom Mix et Fred Thomson,
héros populaires des premiers westerns précédant l’ère glorieuse des Gary
Cooper et John Wayne.
Fatalement, Joe produisit un nombre impressionnant de navets de série B,
films bon marché et tournés en quelques jours seulement. En cet âge d’or
des studios, les producteurs supplantaient les metteurs en scène et se
comportaient parfois en dictateurs. Joe, lui, ne donnait qu’une seule
consigne à  ses réalisateurs, mais elle était impérative  : «  Ne dépassez en
aucun cas les 30  000 dollars de budget.  » Produire très vite et à bas coût,
Joe en avait appris la recette quelques années plus tôt aux chantiers navals
de Fore River. À ceci près qu’il ne s’agissait plus cette fois de fabriquer des
croiseurs ou des cuirassés, mais des films.
Fort logiquement, la critique ne trouva aucun intérêt à  des films aussi
insipides que Sabots ardents ou La Chasse au gorille. Le moins mauvais de
ces films n’aurait jamais pu rivaliser avec des superproductions comme le
Ben Hur de Fred Niblo, produit par la MGM, ou Les Dix Commandements
de Cecil B. DeMille, produit par la Paramount54. Dénigrés par New York et
la côte Est mais plébiscités par le Midwest et l’Amérique profonde, les
films produits par Joe se vendirent cependant très correctement. Le FBO
devint très vite une affaire rentable avec des bénéfices grimpant en flèche.

Un goy à Hollywood
La réussite aidant, Joe Kennedy força l’allure. Les événements lui
donnèrent raison. En octobre  1927 se produisit un véritable coup de
tonnerre avec la sortie du Chanteur de jazz (The Jazz Singer), premier
talkie, ou film parlant, qui devait révolutionner le cinéma. Ce fut le moment
où Kennedy croisa le chemin de David Sarnoff, le patron de la Radio
Corporation of America (RCA).
Juif originaire de Biélorussie et pionnier de la radio commerciale, Sarnoff
était un homme dynamique et dévoré d’ambition55. Il avait cependant un
problème avec la Western Electric Company, qui était la grande concurrente
de General Electric, filiale de la RCA. La Western avait pris un avantage
considérable sur sa rivale en mettant au point le système Vitaphone,
procédé de synchronisation entre le son et l’image qu’avaient utilisé les
frères Warner pour Le Chanteur de jazz. General Electric avait son propre
procédé de sonorisation, le Photophone, mais pas encore de clients sérieux
pour en faire usage. Cette concurrence portait sur un des grands enjeux du
nouveau cinéma.
La discussion entre Kennedy et Sarnoff se prolongea trois heures durant
dans le bar d’un écailler de la Septième Avenue à New York. Elle s’avéra
fructueuse. Sarnoff s’engagea à racheter un gros paquet d’actions du FBO
qui, en contrepartie, utiliserait dans ses films le procédé de General Electric.
Dans la foulée, Joe fit l’acquisition de la Keith-Albee-Orpheum Theaters
Corporation (KAO), un vaste circuit de distribution qui comprenait sept
cents salles de cinéma aux États-Unis et au Canada. La négociation avec le
patron de la KAO, Edward Albee, fut plus délicate que celle avec Sarnoff.
Fort des deux millions de spectateurs fréquentant quotidiennement ses
salles, Albee clamait qu’il n’était pas vendeur. Il céda toutefois devant
l’offre alléchante de 4,2 millions de dollars que lui adressa Elisha Walker,
un des hommes de confiance de Joe. Il n’y mit qu’une condition : demeurer
à la tête de son entreprise, ce que Joe accepta sans barguigner… avant de
flanquer l’intéressé à la porte deux semaines plus tard.
D’une certaine façon, Edward Albee pouvait s’estimer heureux, car les
méthodes expéditives de Joe pouvaient prendre une tout autre tournure.
Alexander Pantages l’apprit à ses dépens. Cet ancien cireur de chaussures,
d’origine grecque, avait connu une réussite fulgurante qui lui avait permis
d’acquérir une bonne soixantaine de salles de cinéma. Le joyau de ce réseau
de distribution – le second de Californie – était sans conteste le Hollywood
Pantages, qu’il avait fait décorer à  grands frais56. La fortune de Pantages
était alors évaluée à une trentaine de millions de dollars.
Joe se mit en tête de racheter les théâtres de Pantages et, face à son refus,
n’hésita pas à le menacer. Peu après, les grands studios hollywoodiens lui
refusèrent l’exclusivité de leurs longs métrages. Pour la société de Pantages,
il s’agissait déjà d’un coup dur. Le pire était pourtant à venir.
En août 1929, une jeune fille de 17 ans, Eunice Pringle, l’accusa de viol.
La machine infernale était en route. Elle broya littéralement Pantages, qui
n’avait aucune chance face à  la rouerie de la gamine et à  ses faux airs de
Mary Pickford. La presse locale, du Los Angeles Times au Herald
Examiner, accabla Pantages à  longueur de colonnes, au mépris de la
présomption d’innocence et malgré le caractère vaseux des accusations
portées contre lui. Le jury ayant déclaré Pantages coupable, celui-ci fut
condamné à  cinquante  ans de prison, avant que la Cour suprême de
Californie, relevant les anomalies ayant émaillé le procès, ne décide que
l’affaire serait rejugée. Le procès d’appel mit en lumière les contradictions
du chef d’inculpation ainsi que les invraisemblances du dossier
d’accusation. En novembre  1931, Pantages fut acquitté, mais le mal était
déjà fait. Il était devenu définitivement persona non grata à Hollywood, où
on le fuyait désormais comme la peste.
Joe Kennedy avait tout lieu de se frotter les mains de l’infortune de
Pantages. Au printemps de  1929, il avait formulé une offre de rachat de
8  millions de dollars et voilà que le bien convoité tombait dans son
escarcelle, deux ans plus tard, pour beaucoup moins que la moitié de cette
somme !
La mariée était trop belle, ainsi que la suite devait le confirmer. Quelque
temps plus tard, taraudée par sa conscience, Eunice Pringle fit savoir qu’elle
allait révéler toute la vérité sur son viol. Elle n’en eut guère le temps, car
elle mourut peu après dans des conditions mystérieuses. On parla aussitôt
d’un empoisonnement au cyanure, mais aucune autopsie ne fut ordonnée
pour le vérifier. La presse, de son côté, s’abstint d’évoquer la confession
d’Eunice, à  l’article de la mort, suivant laquelle Joe Kennedy aurait été
l’auteur de la machination contre Pantages. Aurait-il stipendié la jeune
femme pour faire un faux témoignage moyennant une somme de
10 000 dollars ? En l’absence de toute enquête, le mystère demeure entier.
À la tête désormais du FBO et de la Keith-Albee-Orpheum –  pour un
salaire de 6  000  dollars par semaine  –, Joe décida de ne pas s’en tenir là,
même si son agressivité commençait à  être diversement appréciée. En
octobre 1928 naissait RKO (Radio Keith Orpheum) de la fusion du FBO et
de la KAO. Au capital de 80 millions de dollars figurait la RCA, qui avait
converti ses titres du FBO en actions de la nouvelle société. En rétribution
de son travail de fusion des sociétés, Joe s’octroya des honoraires de
150 000 dollars. Et il en devint le président, bien sûr.
À la direction générale de RKO, Joe fit nommer son ami John J. Ford. Il
régla aussi le compte de Pathé Exchange Inc., la branche américaine du
groupe fondé en 1896 par les Français Charles et Émile Pathé, dont il avait
pris le contrôle au printemps  1928. Pathé produisait alors un journal
hebdomadaire d’actualités filmées. Sous la férule de Joe, Pathé Exchange
fut soumis à  une cure d’amaigrissement draconienne  : réduction drastique
des postes de dépense, salaires divisés par trois ou quatre. Comme
d’habitude, Joe tailla à la hache dans le budget de l’entreprise, sans omettre
de s’accorder une gratification substantielle  : en l’occurrence, un demi-
million de dollars en honoraires.
L’absorption de Pathé vira au dépeçage quand RKO racheta aux
actionnaires du groupe leurs titres pour la valeur unitaire d’1,5 dollar alors
qu’ils valaient au bas mot 30  dollars. Du reste, pour ceux qui avaient la
chance de faire partie du groupe Pathé, Joe avait fixé le rachat des actions
au prix unitaire de… 80  dollars. Certains hurlèrent à  la magouille et
à  l’escroquerie. Les rumeurs se répandirent jusqu’au Congrès de
Washington où fut évoqué ce « délit d’initiés » avant la lettre. Il est vrai que
l’action achetée pour 1,5  dollar aux actionnaires avait miraculeusement
grimpé, trois mois plus tard, à une cinquantaine de dollars. Mais la courte
enquête déclenchée à ce sujet tourna court, William H. Hays en personne se
chargeant d’étouffer l’affaire. Nul n’avait intérêt à  un nouveau scandale.
Peu auparavant, Hays avait tenu des propos élogieux sur Joe : « Un homme
qui, par ses idées et par ses idéaux en affaires, comme par son
comportement exemplaire en famille, apporte à  la profession
cinématographique une bonne part de ce qui lui a manqué jusque-là9. »
Joe Kennedy continuait pourtant d’inspirer des sentiments mitigés aux
magnats de la profession. La première fois que Marcus Loew, un des
fondateurs de la MGM, avait entendu parler de lui, il n’avait pu se
contenir : « Un banquier ! Un banquier ! Voyez-vous ça. Je pensais que ce
métier était tout juste bon pour les fourreurs10 ! » Loew était un vieux de la
vieille qui avait débuté dans le show-business en créant une chaîne de
nickelodeons baptisée Loew’s Theaters (les «  Cinémas Loew  »). Et les
banquiers n’étaient pas les bienvenus dans les studios : on savait que, tôt ou
tard, leurs suggestions se transformeraient en restrictions imposées pour
finir en ordres comminatoires.
Quoique partisan de la rentabilité immédiate, Kennedy n’était pas un de
ces banquiers qui révulsaient tant les producteurs. Homme de finance, il
dirigeait aussi un studio, fût-il de taille assez modeste, et y détenait même
des responsabilités opérationnelles. Sans être vraiment des leurs, il parvint
cependant à  gagner leur respect grâce à  son idée lumineuse de suggérer
à Wallace B. Donham, le doyen de Harvard Business School, l’organisation
d’un grand symposium sur le cinéma.
Le cinéma à  Harvard  ! Le parfum sulfureux de la rue et du scandale
s’insinuant dans le milieu aristocratiquement feutré d’une institution
académique presque tricentenaire ! L’hérésie était totale. Peu auparavant, le
président de Harvard, A. Lawrence Lowell, s’était ouvertement prononcé en
faveur d’un quota limitatif visant les étudiants juifs. Et c’étaient des juifs
immigrés –  l’écrasante majorité des producteurs hollywoodiens  – qui
professaient à  présent leur savoir et leur expérience à  la crème des WASP,
l’élite de l’élite américaine !
On était au début de  1927 et Lowell, initialement hostile, avait fini par
accorder son feu vert au projet de symposium de Joe. Pour plus de sécurité,
ce dernier avait fait miroiter la promesse d’une contribution personnelle de
30  000  dollars pour l’installation au Fogg Museum d’une bibliothèque
dédiée au cinéma. Le projet n’en était pas moins provocateur, car il
valorisait un milieu miné par les scandales et honni des honnêtes gens. Il
était d’ailleurs curieux qu’un tel projet émanât d’un homme bien sous tous
rapports  ; un homme ayant bâti sa réputation dans le secteur le plus
honorable qui fût, la banque. Paradoxe suprême, cet homme n’avait jamais
fait mystère de son mépris pour les gens de Hollywood.
Mais comment Harvard aurait-il pu rester sourd à  cet appel de la
modernité que symbolisait le cinéma  ? Comment aussi les invités à  ce
séminaire insolite – une grande douzaine de manitous des grands studios –
ne se seraient-ils pas sentis flattés par une telle initiative  ? Pour ces self-
made men qui n’avaient pas le moindre diplôme universitaire en poche et
qui, bien souvent, n’avaient jamais été à  l’école, Harvard était la planète
Mars.
Tous ces nababs de la production avaient déjà apprécié à leur juste valeur
les efforts récents de Joe Kennedy visant à  juguler la production
«  sauvage  ». Ils l’avaient soutenu quand il avait plaidé en faveur de la
centralisation des studios en même temps qu’il prônait l’«  intégration
verticale  » de la production, de la réalisation, de la distribution et de la
projection. Or le séminaire de Harvard57 était tout autre chose qu’une simple
question d’intérêts bien compris. Auprès de cette brochette de producteurs,
déjà millionnaires en dollars, il sonnait comme une sorte de cadeau de Noël.
Leurs regards émerveillés, dans la grande bibliothèque de l’université, la
Baker Memorial Library, se passaient de commentaire.
Au moment de prendre la parole, un Marcus Loew balbutia, la voix brisée
par l’émotion : « Je ne saurais commencer sans vous avouer à quel point je
suis impressionné de pénétrer dans cette si prestigieuse institution, moi qui
auparavant n’avais jamais mis les pieds dans une université.  » Il n’aurait
osé avouer qu’il était né dans un taudis du Lower East Side, à New York. Se
souvenant, pour sa part, qu’il avait débarqué de sa Hongrie natale avec
seulement 40 dollars cousus dans la doublure de sa veste, un Adolph Zukor
n’était pas moins intimidé. Et Carl Laemmle, le patron d’Universal Studios
qui avait débuté comme petit aide-comptable. Et Louis B. Mayer, le maître
emblématique de la MGM, qui avait été dans sa jeunesse trafiquant de
ferraille dans les rues. Et Harry Warner, émigré de sa bourgade polonaise,
qui avait ouvert une boutique de bicyclettes à Youngstown, Ohio.
Dans ce show un peu particulier, Joe Kennedy se tailla la part du lion en
jouant avec brio les «  Monsieur  Loyal  ». Lui-même expliqua, dans une
synthèse talentueuse, pourquoi l’industrie du cinéma, apparue de très
fraîche date, occupait désormais la première place à  l’échelle nationale. Il
ne se trouva personne pour lui marchander son moment de gloire
académique, car tout le mérite de ce symposium lui revenait.
Joe avait tout lieu de se frotter les mains. Il venait de s’assurer en un
tournemain la gratitude de ses pairs hollywoodiens qui, jusque-là, étaient
très soupçonneux envers lui. Afin de parfaire son avantage, Joe n’hésita pas
à faire imprimer les diverses interventions au séminaire et à les faire relier
luxueusement sous un intitulé un peu prétentieux  : The Story of the Films
(L’Histoire des films). Il ne manqua évidemment pas de faire remettre
gracieusement un exemplaire de l’ouvrage à  chacun des quatorze
richissimes intervenants.

Gloria
Joe avait débarqué dans La  Mecque du cinéma dans le dessein de
s’enrichir. Trente-deux mois plus tard, il avait réussi au-delà de toute
espérance. Au seuil de la quarantaine désormais, il avait tout lieu d’être
satisfait, même si le stress du business et des quatorze heures de travail
quotidien qu’il s’infligeait lui avait fait perdre une bonne quinzaine de kilos
et gagner de nouveaux ulcères à l’estomac.
Le résultat était là, incontestable  : entre les bonus liés aux fusions et
acquisitions qu’il avait organisées, les bénéfices résultant de l’achat puis de
la revente d’actions en masse et ses multiples salaires de patron de
compagnies cinématographiques, outre d’autres gratifications plus occultes,
Joe accrut son patrimoine de plus de 5 millions de dollars11.
Satisfait, de toute évidence. Mais comblé ? Joe était bien trop jeune et bien
trop ambitieux pour être à  l’heure du bilan. Riche, il l’était, mais il était
encore loin d’avoir atteint tous ses objectifs. Ce n’était d’ailleurs pas
à Hollywood, ce lieu en perpétuel mouvement, qu’il pourrait s’adonner aux
délices de l’autosatisfaction. La fortune et le pouvoir qui innervaient en
permanence cet endroit mythique représentaient le plus puissant des
aphrodisiaques. Sans compter qu’à Hollywood, le plaisir faisait bon ménage
avec les affaires. Plus qu’en tout autre lieu, la fortune y  attirait
inexorablement les bonnes fortunes.
Le sexe indissociable du business… Cela convenait bien à Joe, qui avait
fait depuis longtemps de ce couple une philosophie de vie. Hollywood
devint pour lui l’occasion rêvée de triompher sur les deux tableaux et
d’asseoir une double réputation d’homme d’argent et d’homme à femmes.
Tout comme dans le business, Joe avait pris l’habitude de mener ses
affaires rondement et avec méticulosité, quand ce n’était pas à la hussarde.
Ses manières ressemblaient-elles parfois à  celles d’un palefrenier  ?
Qu’importait  ! Là aussi, il agissait en vrai professionnel, écumant le plus
consciencieusement possible le milieu des starlettes. On chuchotait qu’il
n’hésitait pas à  entreprendre les petites amies de ses associés, et jusqu’à
leurs épouses.
Il lui manquait cependant cette référence suprême qui le classerait
définitivement dans la catégorie des séducteurs d’exception. De ce manque,
il prit vraiment conscience le jour où un des patrons de la First National,
Bob Kane, évoqua en sa présence le nom de Gloria Swanson. Comment
aurait-il pu éviter d’en entendre parler ?
Avec Charlie Chaplin, Mary Pickford et Douglas Fairbanks, Gloria était de
ces stars qui faisaient la légende de Hollywood. Depuis ses débuts sur les
plateaux à l’âge de 16 ans dans des rôles d’ingénue, elle avait accumulé les
succès. Elle avait également comblé ses réalisateurs et producteurs, de Cecil
B. DeMille à Sam Wood et Joseph Schenck, au gré des contrats mirifiques
qu’elle avait passés avec Essanay, United Artists ou encore Famous Players.
Égérie du cinéma muet, Gloria Swanson était tout autant une célébrité en
dehors des plateaux où ses admirateurs se comptaient par centaines de
milliers58. Qui pouvait se targuer de ne pas être tombé, un jour ou l’autre,
sous le charme de cette sirène qui incarnait si parfaitement le rêve
américain de beauté, de fortune et de sophistication ?
Raffinée jusqu’au bout des ongles, le sourire éclatant et la coiffure
impeccable, elle était la reine incontestée de Hollywood. Ses yeux bleu
délavé qui lui mangeaient le visage, sa bouche sensuelle et son corps de
déesse la rendaient proprement irrésistible. Mettant les hommes à ses pieds,
Gloria Swanson séduisait jusqu’aux femmes par son esprit d’indépendance
aux lisières du féminisme. On se gaussait du fait qu’elle n’invoquait jamais
«  mon Dieu  », mais «  madame  Dieu  ». On chuchotait aussi qu’elle était
aussi libérée sexuellement qu’un homme pouvait l’être.
Plus d’une femme, en ce temps-là, cherchait à  ressembler à  Gloria
Swanson. Une de ses photographies, prise en 1924 par Edward Steichen, où
son visage apparaissait à demi dissimulé sous une mantille, avait fait le tour
du monde. Se parfumait-elle à l’écran en laissant bien en évidence face à la
caméra la marque du flacon ? Aussitôt, les ventes de ce parfum grimpaient
en flèche. Un magazine de cinéma donnait-il des précisions sur la pointure
de ses chaussures  ? Les femmes exigeaient de leurs chausseurs la même
pointure, quand bien même celle-ci était trop étroite pour leurs pieds…
Pour Joe Kennedy comme pour la plupart de ses contemporains, Gloria
Swanson symbolisait le Graal féminin. Une femme fascinante dont l’allure
folle n’avait d’égal que le train de vie fastueux. De sa salle de bains en
marbre noir, avec baignoire et lavabo en or, à  ses quatre secrétaires et
assistantes à  son service nuit et jour, la belle ne manquait jamais une
occasion de s’exhiber dans le luxe et l’opulence12.
Joe se mit en tête de conquérir ce trophée inaccessible. Il sentit que son
heure était arrivée quand il sut qu’elle envisageait de fonder sa propre
société de production. La Paramount d’Adolph Zukor avait beau la payer
à  prix d’or et faire ses quatre volontés, la star s’était laissé convaincre
qu’elle se faisait exploiter. Peut-être Gloria croyait-elle aussi qu’elle avait la
trempe d’une businesswoman et pourrait passer aisément de l’autre côté de
l’écran, dans la production. On était en novembre 1927.
Joe fut approché par Bob Kane, un des patrons de la First National, qui lui
apprit que les affaires de Gloria périclitaient et qu’elle traversait même de
sérieuses difficultés financières. Selon Kane, l’actrice avait besoin de
remettre de l’ordre dans ses affaires et d’être reprise en main.
Avec tact et discrétion, Kane loua la sagacité et l’expertise de Joe
Kennedy auprès de Gloria. Au début, celle-ci se montra méfiante. Elle avait
très peu entendu parler de ce M.  Kennedy dans les studios. En revanche,
elle se souvenait très bien que son nom figurait parmi ceux d’une quinzaine
d’autres pontes hollywoodiens en bas d’un télégramme qui condamnait le
caractère « scandaleux » de son dernier film, Sadie Thompson.
Adapté d’une histoire de Somerset Maugham, le film racontait l’histoire
d’une prostituée exilée à Pago Pago, dans le Pacifique, qu’un missionnaire
puritain cherchait à sauver avant d’en tomber lui-même amoureux puis de
se suicider. Provocateur, Sadie Thompson affranchissait Gloria des rôles
convenus qu’on lui faisait habituellement jouer, qui n’étaient que prétexte
à aventures sexuelles sous couvert de fables moralisatrices.
Mais le métier de producteur ne s’improvisait pas. Gloria n’avait plus
guère le choix lorsqu’elle accepta une invitation à déjeuner de Joe Kennedy,
le 11 novembre de cette année-là. Cela se passa au Savoy Plaza, le palace
réputé de la Cinquième Avenue où était descendue l’actrice. Veillant à  ne
pas paraître l’obligée de Joe, elle avait fait ordonner au maître d’hôtel de lui
adresser la facture de restaurant en laissant croire à son convive que le repas
était offert par la direction.
Cette première rencontre entre Joe et Gloria, dans la Renaissance Room
du grand hôtel, prit un tour involontairement comique. Si sûr de lui
d’habitude, le banquier Kennedy paraissait peu à son aise. On eût dit qu’il
se trouvait à  son premier rendez-vous amoureux et que son cynisme
coutumier l’avait cédé à  une gaucherie de collégien transi. Non sans
amusement, Gloria observa qu’il portait un costume trop large tandis que
son nœud de cravate était exagérément desserré. Il ne lui échappa pas non
plus qu’il n’avait pas eu le réflexe de se munir de feu pour allumer la
cigarette qu’elle tenait ostensiblement entre ses doigts graciles.
Habituée aux hommes galants, Gloria en conclut que les bonnes manières
de Joe laissaient plutôt à désirer. Même ses postures de grand seigneur ne
semblaient pas naturelles et renvoyaient plus volontiers à  une sorte
d’ostentation autosatisfaite. Joe semblait surtout en faire un peu trop
lorsqu’il s’esclaffait bruyamment ou se tapait sur les cuisses au moindre
trait d’humour de sa convive. Somme toute, il n’avait pas trop l’air d’un
banquier.
Ayant déjà à  son actif un nombre impressionnant de soupirants ou de
prétendants, Gloria connaissait la chanson. Ce Joe Kennedy si excessif et
émotif cherchait manifestement à la séduire. Et il ne manquait pas d’air :
— Dites-moi, comment avez-vous pu réussir l’exploit de vous entendre
avec Will Hays sur la diffusion de Sadie Thompson13 ?
— Je l’ai invité à déjeuner et je le lui ai demandé. C’est tout.
Joe adressa un sourire entendu à Gloria qui resta de marbre.
— En tout cas, ce n’est pas grâce à  vous ni à  vos chers collègues
signataires de ce télégramme assez puéril que tout a  pu s’arranger. Cette
espièglerie m’a coûté au passage quelques milliers de dollars en honoraires
d’avocat.
— Je n’ai cosigné ce télégramme que pour retourner la politesse à  ces
gens.
— La politesse ?
— Il y a huit mois de cela, ils ont accepté de figurer dans un symposium
que j’avais organisé à Harvard sur l’industrie du cinéma.
Gloria se fit sarcastique :
— Ah ! je vois : le fameux Pinochle Club59. C’est ainsi que je désigne ces
nababs de l’establishment hollywoodien qui se prennent pour Dieu le
père…
Elle se rengorgea :
— Ainsi vous êtes banquier, distributeur de films et vous organisez en plus
des symposiums. Je me trompe ?
— Non. Je produis aussi des films.
— Vraiment ? Quoi au juste ?
Joe se risqua à citer quelques-uns de ses westerns et ne put s’empêcher de
vanter La Chasse au gorille.
— … Mon plus grand succès.
— Jamais entendu parler.
— OK, ce n’est pas un chef-d’œuvre. Mais il m’a rapporté beaucoup
d’argent.
Les présentations étaient terminées. Gloria évoqua son dilemme du
moment entre deux projets de financement qui venaient de lui être soumis :
celui d’United Artists et celui proposé par la Bank of America. Joe lui parla
sur un ton très professionnel de bilan et de comptabilité. Il s’enquit au
passage des recettes des films de Gloria. Elle n’avait pas de décompte
précis, ce qui ne sembla guère l’étonner, les chiffres étant souvent faussés
par les entrées gratuites ou de complaisance.
— Je ne peux pourtant pas me poster devant chaque cinéma pour compter
les entrées, comme le fait la mère de Mary Pickford…
— Ah ! bon, elle fait ça ?
— On le prétend, mais je n’en jurerais pas car elle ne m’a jamais
emmenée avec elle14.
Bien sûr, Gloria était impressionnée par la technicité des propos de Joe. En
prenant congé, celui-ci l’exhorta à  changer de fond en comble sa gestion.
La banqueroute était dans l’air.
Gloria ne savait que penser de cet homme insaisissable. Il était
certainement compétent et qualifié, mais il avait aussi tendance à confondre
séduction et business. Ce déjeuner ne lui avait rien apporté et pourtant, elle
n’en était pas ressortie contrariée. Son instinct lui disait qu’elle reverrait Joe
d’ici peu.
Elle ne se trompait guère. Trois heures plus tard seulement, le téléphone
sonnait dans la suite de Gloria. Joe au bout du fil. Il avait réussi à soudoyer
la petite standardiste de l’hôtel pour qu’elle brave l’ordre de la star de ne
pas la déranger. Il avait découvert qu’elle avait réglé l’addition à sa place et
l’invitait à dîner le soir même à Long Beach.
À sa grande stupéfaction, Gloria se vit déplacer un engagement qu’elle
avait déjà pris. Quel genre d’homme était donc ce Joe Kennedy pour qu’elle
bouscule ainsi sans broncher son agenda de star  ? La réponse, elle l’avait
déjà sur le bout des lèvres : un homme dont l’intelligence se doublait d’un
aplomb hors normes.
S’estimant déjà assez familier avec Gloria, Joe se permit de lui arracher
une faveur au bénéfice de son ami Sidney Kent. En pleine procédure de
divorce, ce dernier sollicitait du tribunal un renvoi de son affaire. Et il se
trouvait que l’avocat de sa femme, Milton Cohen, était également celui de
Gloria. Elle accepta d’autant plus facilement d’intervenir auprès de
l’homme de loi que Kent était un grossium de la Paramount et que Joe
comptait sur lui pour obtenir le relevé des recettes des films de l’actrice.
Peu à peu, sans qu’il y eût le moindre coup de foudre, Gloria s’accoutuma
à Joe. Celui-ci savait y faire, même si ses ficelles étaient plutôt grossières et
s’il persistait étrangement à  lui offrir des orchidées qui n’étaient pas, de
loin, ses fleurs préférées. Il avait de la suite dans les idées et son côté
directif, rebutant de prime abord, tranchait avec celui de tous ces hommes
indécis et un peu veules que Gloria rencontrait habituellement. Joe était
surtout un grand séducteur qui savait la faire rire. La jeune femme se prit au
jeu. Elle imitait volontiers l’accent bostonien de Joe, cela provoquait chez
lui des éclats de rire un peu surjoués. De toute autre femme, Joe ne l’eût
certes pas toléré, de même qu’il n’eût jamais accepté qu’au restaurant sa
compagne choisît invariablement des mets végétariens. Mlle  Swanson,
comme on l’appelait sur les plateaux, était si différente des autres femmes.
Elle l’avait déjà laissé pantois lorsqu’elle lui avait lancé comme par
bravade qu’elle était la première star à  avoir repoussé un contrat
d’un million de dollars. Mais elle le bluffa littéralement lorsqu’il entra pour
la première fois dans sa somptueuse demeure de Beverly Hills, sur Crescent
Drive. Celle-ci avait appartenu autrefois à  King Camp Gillette, le
millionnaire des rasoirs de sûreté. Pas moins de vingt-deux pièces et cinq
salles de bains sur deux étages, desservis par un ascenseur privé. Une
décoration d’un style élégamment classique aux tonalités gris perle et grège.
Quatre majordomes, une domesticité pléthorique. Qui pouvait dire mieux ?
Dire que cette femme convoitée par tous les hommes venait de lui confier
la gestion de toutes ses affaires ! Mieux encore, elle le sollicitait à présent
pour qu’ils fassent un film ensemble ! Joe ne put s’empêcher de battre des
mains tel un gamin émerveillé devant le sapin de Noël. Ils se mirent tout de
go à  réfléchir à  un sujet de film et à  un nom de réalisateur qui pourrait
donner vie à ce projet.
De ce moment, Joe et Gloria ne se quittèrent quasiment plus. Le business,
bien sûr. La société de production de Gloria fut promptement dissoute au
profit d’une structure commune baptisée Gloria Swanson Pictures Inc. Les
avocats de Gloria en furent consternés, mais Joe leur signifia sèchement
qu’ils n’avaient plus leur mot à dire.
Le plaisir n’était jamais très éloigné avec Joe. Il invita Gloria chez lui pour
un souper fin et lui fit promettre de venir, elle et son époux, chez lui à Palm
Beach après les fêtes de Noël. À 29  ans, Gloria en était à  son troisième
mari, épousé en janvier 1925, James Henri Le Bailly de La Falaise, marquis
de La Coudraye, dit Henry de La Falaise. Cet homme assez terne, issu
d’une vieille noblesse normande, fils d’un champion olympique d’escrime,
était un authentique héros de guerre. Gloria l’avait rencontré à  Paris lors
d’un tournage où il lui servait d’interprète. D’un physique avantageux,
portant beau, sociable – dans les réceptions, on le surnommait « Hank » –,
Henry n’était pas doté d’une personnalité telle qu’il eût discuté les décisions
de son épouse60.
Le mari n’était guère un obstacle sérieux. Joe en eut la confirmation
lorsque le couple vint lui rendre visite en Floride, en janvier 1928. Le train
venait à peine de s’immobiliser, le brave Henry s’occupant des bagages en
compagnie d’Eddie Moore, que Joe se rua comme un perdu vers le
compartiment de Gloria. La repoussant vivement vers l’intérieur, il
l’embrassa à  pleine bouche. Il était dans un tel état d’excitation qu’il se
heurta le front contre le casier à  bagages et en perdit ses lunettes. Plus
stupéfaite qu’effarouchée, Gloria s’amusa du spectacle de Joe à  quatre
pattes, des traces de rouge à lèvres sur le visage, cherchant désespérément
ses lunettes15.
Ce prélude à  l’emporte-pièce devait donner le ton de ce qui allait
s’ensuivre. Pendant que l’équipe rapprochée de Joe –  de Charlie Sullivan
à Ted O’Leary  – prenait en charge le marquis de mari et l’entraînait dans
une partie de pêche appelée à  durer, lui-même s’en allait rejoindre Gloria
dans sa suite somptueuse de l’hôtel Royal Poinciana.
— Il fallait me dire que vous préfériez les œillets aux orchidées.
Tenue casual, pantalon de flanelle, chandail souple et chaussures
bicolores, Joe était planté devant la chambre de Gloria. Celle-ci n’eut même
pas le temps de lui répondre. La suite, elle la raconterait elle-même dans ses
Mémoires16 : « Il déboula si vite que sa bouche fut sur la mienne avant que
nous ayons pu échanger le moindre mot. Il me tenait par la nuque et, de
l’autre main, me palpait en arrachant mon kimono. Il était de plus en plus
pressant et grognait : “Je n’en peux plus. Viens.” On eût dit un cheval pris
au lasso – brutal, ardent, se débattant pour se libérer. Après un bref
orgasme, il resta étendu auprès de moi, me caressant les cheveux. En dehors
de ses gémissements passionnés et confus, il n’avait encore rien dit. »
Ce fut le début d’une liaison enflammée. Commencée à Palm Beach, elle
se prolongea crescendo à Beverly Hills. Aveuglé par son engouement pour
la star, Joe en perdait le sens du discernement et de la mesure. Gloria
laissait faire, amusée par ces «  murmures passionnés  », selon sa propre
expression, et sans doute aussi un peu flattée. Elle prit l’habitude d’aller
dormir chez Joe, avant d’être ramenée chez elle au petit matin, histoire de
préserver les apparences. Rares étaient ceux qui savaient qu’elle couchait
plus souvent avec son nouvel amant qu’avec son mari. Joe ne devait
d’ailleurs pas tarder à régler le problème de Henry à sa façon : il lui trouva
un poste de direction bien rémunéré dans une filiale de Pathé… à Paris, où
il devait résider dix mois sur douze61.
Joe avait le champ libre. Gloria se fût sûrement satisfaite d’une
collaboration professionnelle, pimentée éventuellement de quelques ébats
sexuels. N’étant pas en manque de propositions masculines, elle estimait
qu’elle ne pouvait s’engager plus avant. En tout cas, elle refusa fermement
à  Joe de lui faire un enfant. Mais c’était mal connaître cet homme qui
détestait les demi-mesures, surtout avec Gloria qui était sa plus belle
conquête.
Le sentiment de possessivité de Joe franchit de nouvelles limites. Peu
à peu, il régit la vie de Gloria. De la surveillance de ses comptes et de ses
finances, il passa au contrôle de sa vie sociale. Et puisque cette femme qui
trompait allègrement son mari était aussi capable de le tromper lui, Joe, il fit
placer subrepticement des micros dans la demeure de Gloria17.
Joe insista pour que le petit orphelin de guerre français que Gloria venait
d’adopter fût baptisé Joseph et portât même Patrick en second prénom. Bien
sûr, il en devint aussi le parrain. Ne reculant devant rien, Joe se piqua de
présenter sa famille à  sa maîtresse  ! Méprisant les rumeurs qui
commençaient à  circuler sur leur compte, il invita Gloria et ses enfants
à passer la fête de Halloween chez lui à Riverdale. Un peu choquée par ce
manque de tact, la star en repoussa d’abord l’éventualité. Mais Joe insista :
— S’il te plaît, j’ai promis à  ma femme et à  mes enfants que vous
viendriez18.
Gloria n’était pas de taille à contrecarrer les plans de Joe : « Je ne pouvais
même pas discuter avec lui, ça aurait mal tourné19.  » Ils convinrent d’un
compromis : ses deux enfants se rendraient chez les Kennedy, mais pas elle.
Certes, Gloria éprouvait moins de gêne à fréquenter Hyannis Port chaque
fois que Rose tournait les talons pour un de ses interminables périples en
Europe. Les enfants Kennedy ne lui étaient pas hostiles. Kathleen Kennedy
demanderait même à son père de lui faire parvenir une photo dédicacée de
«  miss Swanson  ». Jack, 12 ans, fut moins enthousiaste le jour où, sur un
petit voilier, il surprit malencontreusement Joe et Gloria dans une de leurs
étreintes passionnées. Bouleversé, le jeune garçon se jeta à l’eau pour fuir
ce spectacle et Joe dut plonger à son tour pour le rattraper.
Ce ne fut d’ailleurs pas la seule fois que Jack serait le témoin des élans
amoureux de son père. Un autre jour, à  Westchester, une scène du même
genre se produisit entre Joe et Gloria. S’apercevant de la présence de Jack,
celle-ci s’écarta instinctivement, mais Joe la rattrapa et, indifférent au
regard de son fils, la serra encore plus fort.
Les riverains du cap Cod, eux, s’habitueraient à la Rolls rouge rutilante de
la star et à  ses deux énormes chiens débarquant sur Marchant Avenue où
était la résidence secondaire des Kennedy. Ils se souviendraient également
de ce jour mémorable de l’été 1929 où Gloria avait débarqué d’un
hydravion à Hyannis Port. Joe en personne était venu la chercher à bord de
son canot pour la ramener sur la terre ferme. Une vraie scène de cinéma.
Amants, Joe et Gloria n’oubliaient pas pour autant qu’ils restaient
partenaires dans le business. Leurs intérêts étaient convergents. Il détenait
une position confortable à  Hollywood tandis qu’elle avait une carrière
brillante à y poursuivre. Gloria flattait sa fierté masculine tout en ajoutant
à  son prestige et à  sa puissance. Joe, lui, pouvait aider Gloria –  qui avait
déjà eu sa première nomination aux Oscars pour Sadie Thompson  –
à franchir un nouveau cap.
Leur projet de film les poussa à  engager Erich von Stroheim. Viennois
d’origine, celui-ci était un des metteurs en scène les plus talentueux de sa
génération. Il venait de triompher avec La Veuve joyeuse, dont les décors
fastueux avaient fait pâlir de jalousie le grand Cecil B. DeMille. Talentueux
sans doute, mais d’un commerce fort désagréable. Austère, revêche et
même arrogant, il cherchait, eût-on dit, à  ressembler à  l’image qu’on lui
avait accolée : « L’homme que vous aimerez haïr. » À la fois réalisateur et
acteur – particularité qu’il partageait avec Chaplin –, il était cantonné dans
les castings aux rôles antipathiques d’officiers prussiens. Derrière la
caméra, Stroheim – il avait usurpé sa particule – était d’un perfectionnisme
quasi pathologique, homme-orchestre omniprésent jouant aussi au
scénariste, au décorateur, voire au costumier.
Avec Stroheim, dont le côté dépensier était légendaire, c’étaient les ennuis
et même le scandale assurés. Opérette viennoise légère, La Veuve joyeuse de
Franz Lehár était devenue sous sa direction un florilège d’orgies et de
débauche dans l’atmosphère perverse d’une cour royale d’Europe centrale.
Le pire était toujours à  redouter avec cet homme aussi fantasque
qu’exigeant. Bien sûr, Gloria était au fait de la réputation sulfureuse de
Stroheim. Mais Joe ?
— Oui, je suis déjà au courant, mais il est l’homme qu’il nous faut. Je
saurai bien le gérer20.
Dans ses cartons, Stroheim avait un projet sur lequel il avait déjà
beaucoup travaillé et auquel il avait même déniché un titre  : The Swamp
(«  Le marécage  »). C’était l’histoire d’une jeune catholique irlandaise
recluse dans un couvent et nommée Kitty Kelly. Novice ravissante, elle était
tombée amoureuse d’un prince charmant rencontré par hasard qui finirait
par l’affranchir de sa condition. Le scénario foisonnait de scènes
équivoques. Une fois de plus, Stroheim bravait les bonnes mœurs de
l’Amérique puritaine et jouait avec le feu vis-à-vis de la censure.
Pourtant, le projet plut aussitôt à  Gloria. De son côté, Joe n’y opposa
aucune objection. Il fit aménager pour sa maîtresse et associée un bungalow
luxueux décoré et équipé à grands frais. Dès le début du tournage de Queen
Kelly (La Reine Kelly) en novembre 1928, les ennuis commencèrent par une
cascade d’incidents, d’avanies et de retards  : ce que les initiés appellent
habituellement un «  film maudit  ». Ce n’était encore rien, comparé aux
manies de Stroheim et à  son caractère maladivement tatillon qui
compromirent bien vite l’harmonie du film. Sous sa direction, les prises se
démultipliaient et des kilomètres de pellicule étaient voués à  finir à  la
poubelle. Un gâchis gigantesque était dans l’air, annonciateur d’une
explosion dramatique du budget. Gloria était ressortie épouvantée du
visionnage des premiers rushes. Le film était tout autre chose que ce qui
était envisagé et certaines scènes initialement anodines étaient devenues
scabreuses. Dans une scène, la jeune Kitty Kelly jetait même sa petite
culotte à froufrous au visage du prince Wolfram.
Un jour, Gloria en eut assez et claqua la porte du plateau :
— C’est une catastrophe ! Tu dois faire quelque chose, Joe21.
Ayant lui-même revu les scènes incriminées, Joe s’effondra en larmes,
maudissant le fautif :
— Ce Stroheim ne devrait plus jamais être autorisé à faire un film !
Gloria et lui avaient dépensé 800 000 dollars sur ce film62. Autant d’argent
gaspillé en pure perte :
— Je n’ai jamais connu d’échec de toute ma vie22.
Plusieurs jours durant, Joe resterait prostré telle « une baleine échouée »,
à en croire Gloria. Elle-même ne valait guère mieux. À bout de nerfs, elle
semblait harassée, les traits tirés et ne pesant plus que 50 kilos. Elle hurla
qu’elle ne voulait plus entendre parler de cinéma23. Dès le renvoi de
Stroheim, elle se mit cependant en quête d’un autre réalisateur afin de
sauver le film. Plusieurs personnalités furent pressenties, jusqu’à ce que le
grand Irving Thalberg, le deus ex machina de la MGM63, persuadât Gloria
d’abandonner définitivement le projet. De toute façon, à  l’exception de
Chaplin, qui restait un inconditionnel du cinéma muet, le talkie était sur le
point de tout balayer.
Peu après, Gloria s’intéressa à  un nouveau scénario de film. Intitulé The
Trespasser (L’Intruse), il s’agissait d’un mélodrame classique dont
l’héroïne, une jeune dactylo, s’était amourachée d’un jeune homme riche.
Convaincue d’avoir affaire à  une intrigante, la famille du jeune homme
avait fait annuler leur mariage, prélude à des péripéties en cascade. L’idée
plut à Gloria. Joe laissa faire car il n’avait plus le choix. Commentaire acide
de l’actrice : « L’exemple, classique dans le monde des arts, d’un homme
qui a de l’intelligence et du dynamisme à revendre, mais très peu de goût et
de talent24. »
Éloigné de Hollywood, Joe continuait d’appeler Gloria à  tout propos.
Ironique, le Boston Evening American relèverait plus tard qu’il avait été
en 1929 l’Américain à s’être acquitté de la note téléphonique la plus élevée
du pays25. Bouclé en six mois, The Trespasser promettait d’éponger une
partie au moins des pertes de Queen Kelly. Ce ne fut guère le cas car le film
fut tourné en deux versions – muette et parlante – pour un budget global de
725 000 dollars. Il eut toutefois un succès d’estime, ce qui valut à Gloria sa
seconde nomination aux Oscars. United Artists ne lésina pas sur la
promotion du film. En septembre, toute l’équipe se retrouva à Londres pour
la première mondiale. Joe proposa à  Gloria qu’ils rentrent ensemble aux
États-Unis par le même bateau.
— Tu sais bien que c’est impossible, Joe. On ne peut voyager seuls.
— Mais nous ne serons pas seuls. Rose sera là26.
Gloria n’en revenait décidément pas d’une telle amoralité. Joe alla jusqu’à
lui glisser, entre deux mensonges, que Rose ne s’était encore jamais rendue
en Europe et brûlait d’envie de la rencontrer ! Il était évident que Rose était
l’alibi de Joe face au qu’en-dira-t-on. Et lui-même ne semblait pas en
éprouver la moindre gêne :
— De toute façon, il faudra bien que vous vous rencontriez un jour. Il ne
pourrait y avoir meilleure occasion27…
Une fois encore, Gloria s’inclina devant les exigences de Joe. Absolument
rien dans le comportement de Rose ne laissait présumer qu’elle pouvait être
au courant de la liaison de son époux avec la star. Elle faisait comme si
toute cette histoire et toutes les rumeurs colportées glissaient sur elle.
À aucun moment elle ne se départit de sa bienveillance et de son affabilité
envers Gloria. Condescendante, elle la traita certes parfois en « débutante »
peu familière des cours royales et qu’il convenait de cornaquer. Mais Rose
n’omettait pas non plus de la complimenter sur ses tenues et sur sa
sveltesse, tout en affectant de s’inquiéter de son régime draconien.
Le voyage de retour à  New York, sur le paquebot Île-de-France, fut un
peu moins serein, mais Rose n’y était pour rien. À  Londres, un courrier
adressé à son nom, alors qu’il ne lui était pas destiné, avait appris à Gloria
que le marquis de La Falaise la trompait. Tout en trouvant naturel d’avoir
une liaison avec Joe, elle détestait l’idée que son époux s’en allât folâtrer de
son côté. Question de fierté féminine, mais surtout de standing. Gloria
n’était pas le genre de femme que l’on pouvait tromper de façon éhontée.
Il est vrai que le désir du si sympathique Henry s’était
malencontreusement porté sur une actrice de cinéma, concurrente de Gloria.
Elle s’appelait Constance Bennett et l’évocation même de son nom plongea
Gloria dans un abîme de colère. Joe lui ayant demandé  : «  Qui est cette
femme ? », elle s’était contentée de répondre, boudeuse : « Une blonde28. »
La situation devenait vaudevillesque. D’un côté, la femme volage mais
cocufiée hurlait à  la trahison et menaçait de divorcer sur-le-champ. D’un
autre côté, Rose, l’épouse trompée par la femme volage, n’en finissait plus
de plaindre la «  pauvre petite Gloria  ». Ce qui acheva de déconcerter
l’intéressée  : «  Était-elle une idiote… ou une sainte  ? Ou simplement une
meilleure comédienne que moi29 ? »
La dernière des trois hypothèses était la plus plausible. Rose n’était ni une
idiote ni une sainte. Sachant déjà l’infidélité chronique de son mari, elle
avait compris qu’il mettrait tôt ou tard dans son lit cette créature de rêve qui
en faisait fantasmer plus d’un. Il n’y avait là cependant aucun danger et,
avec une froide sagacité, elle avait rangé cette liaison dans la catégorie des
flirts ou des amourettes sans lendemain. Gloria n’était qu’une passade pour
Joe. Quoique trompée, Rose connaissait son mari par cœur. Il craignait
avant tout le scandale et c’est pourquoi, en sa qualité d’épouse légitime et
indéboulonnable, elle restait maîtresse du jeu. Elle ne voyait même pas
l’intérêt d’infliger à son mari une scène de jalousie ou de changer quoi que
ce fût à leur relation conjugale.
De fait, madame  Kennedy avait vu juste. Entre Joe et Gloria, le torchon
finit par brûler. La sortie triomphale de The Trespasser à  New York, en
novembre  1929, accrut paradoxalement le ressentiment de Joe. C’était le
triomphe exclusif de Gloria et dans leur couple, elle était la seule star. Pour
la première fois de sa vie, Joe se perçut comme un comparse.
La situation n’était pas drôle non plus pour Gloria. Un jour, Ted O’Leary,
un des proches de Joe, passa la chercher à son hôtel pour la convier à une
rencontre mystérieuse avec un certain «  M.  O’Connell  ». Qui était-il  ?
O’Leary n’était pas homme à se répandre en explications.
Sur place, on présenta effectivement à  Gloria un homme s’appelant
Richard O’Connell. Il était revêtu de la soutane pourpre réservée aux
cardinaux dans la hiérarchie catholique. Le cardinal O’Connell était
l’archevêque de Boston. Il était aussi incidemment un ami proche des
Kennedy. Il avait même marié Joe et Rose une quinzaine d’années
auparavant.
Le cardinal ne finassa pas bien longtemps et finit par se déclarer inquiet de
la relation personnelle de Joe avec Gloria. Celle-ci réagit sèchement,
reprenant illico ses gants et son chapeau. De quoi se mêlait-il ? O’Connell
insista :
— Vous ne paraissez pas saisir la gravité de la situation de Joseph
Kennedy au regard de sa foi.
— Mais pourquoi ne le lui dites-vous donc pas directement  ? Il est
catholique, que je sache. Pas moi.
— Je suis là pour vous demander de cesser de voir M. Kennedy.
Visiblement ennuyé, le cardinal finit par reconnaître que Joe avait
demandé aux plus hautes autorités de l’Église l’autorisation de se séparer de
sa femme et de convoler avec une autre. Bien sûr, sa demande avait été
rejetée. Le ton du cardinal finit par se transformer en supplique :
— Je vous en prie, M. Kennedy ne peut être en paix avec sa religion tout
en poursuivant sa relation avec vous. Réfléchissez bien à cela.
— Je le ferai.
L’entretien était terminé30  ; il n’avait pas duré plus d’un quart d’heure.
Gloria se demanderait qui avait bien pu alerter le prélat. Joe lui-même31  ?
Rose ? Un proche de la famille ? L’actrice ne pouvait deviner que le père de
Rose avait sensibilisé l’Église sur ce sujet délicat. Honey Fitz s’était
d’ailleurs lui-même heurté violemment à Joe :
— Si vous ne cessez pas immédiatement votre petit manège, je dirai tout
à Rose.
— Vous n’êtes pas en situation de me donner des leçons de morale. Si
vous parlez à Rose, eh bien moi j’épouserai Gloria32…
Joe n’y pensait même plus lorsqu’il se lança à  corps perdu dans un
nouveau projet. Cette fois, tout le mérite lui en reviendrait personnellement
et il n’aurait plus à  subir les sarcasmes adressés à  «  M.  Swanson  ». Il
s’agissait d’une idée de Sidney Howard, dramaturge et scénariste de renom
qui avait été couronné en  1925 du prix Pulitzer64. Son titre  : What
a Widow !.
Joe fut littéralement emballé et remercia Howard en lui offrant une
Cadillac. Certains firent des gorges chaudes de la prodigalité de Joe
Kennedy. Gloria, elle, apprendrait par son comptable Irving Waykoff – un
des rares qui ne faisait pas partie de la maison Kennedy – que le véhicule
luxueux avait été facturé sur son compte personnel à elle.
La confrontation entre les deux amants eut lieu lors d’un dîner chez Joe,
sur Rodeo Drive, un soir de novembre  1930. Acide, Gloria fit observer
à Joe qu’il eût été normal qu’il payât de ses propres deniers la Cadillac de
Sid Howard. Confondu, Joe devint blême, puis réagit comme à  son
habitude, haussant le ton et s’emportant. Il quitta le dîner à  l’improviste,
sans la moindre explication, et ce fut Eddie Moore qui dut ramener Gloria
chez elle. Peu après, l’actrice apprit que Joe avait filé sur la côte Est. Au
même moment, Ed Derr l’avisa que Joe n’était plus mandaté pour la
représenter.
La faillite de la liaison entre Joe et Gloria fut consommée jusqu’à la lie.
Comme Gloria l’avait pressenti, What a  Widow  ! fut un fiasco intégral,
confirmant, s’il était besoin, les très médiocres intuitions artistiques de Joe.
La star éconduite découvrit par la même occasion le pot aux roses. Durant
tous ces mois passés ensemble, Joe s’était joué d’elle financièrement. La
Cadillac de Howard n’était pas son coup d’essai. Gloria s’aperçut qu’il lui
avait aussi offert des cadeaux, dont un manteau de fourrure et un bungalow,
dont le montant avait bel et bien été débité de son compte bancaire à elle. Il
y avait même pire. Bien qu’il eût crié sur tous les toits qu’il avait supporté
la plus grosse partie des pertes financières du désastre de Queen Kelly,
Gloria comprit qu’elle avait été le dindon de la farce. On lui montra alors la
clause du contrat qu’elle avait signé avec Joe –  et qui avait provoqué la
colère de ses hommes de loi – selon laquelle les bénéfices étaient répartis
entre eux, mais les pertes restaient à  sa charge exclusive. Elle avait perdu
près d’un million de dollars dans l’aventure !
Par ailleurs, Joe s’était bien gardé de dire à Gloria qu’étant donné la façon
dont il montait ses opérations, elle se retrouverait tôt ou tard avec des
millions d’impôts impayés. Non seulement elle avait dû assumer
intégralement les pertes financières de Queen Kelly, mais c’était Joe qui
avait seul profité des déductions fiscales relatives à ces pertes…
Ayant disparu de la circulation, Joe laissa son ex-partenaire et maîtresse se
débrouiller toute seule. Chez lui, la mesquinerie se doublait souvent de
rancune. Il fanfaronnerait à  la ronde que Gloria était insatiable au lit et
exigeait de ses partenaires qu’ils lui procurent « cinq orgasmes par nuit33 ».
Il confierait également à  un de ses proches collaborateurs, Harvey
Klemmer, que Gloria avait ruiné sa santé et que, décidément, «  la
quarantaine est un âge dangereux34 ».
Par la suite, les relations devaient rester chaotiques, quoique plus apaisées.
Un jour, Gloria fit le siège des bureaux new-yorkais de Joe, sur Park
Avenue, pour résoudre quelque litige financier. Mais d’autres fois, les
anciens amants furent aperçus en train de déjeuner, ici, à New York ou là,
en France à  Èze-sur-Mer. La carrière de Gloria avait alors décliné et elle
n’était plus la star adulée du public. Personne n’imaginait qu’elle pût
rebondir. Suivant le dicton en vigueur, quand on est mort à  Hollywood,
c’est irréversible, et même la résurrection du Christ ne serait pas
possible65…

Le fabuleux vivier des studios


Plus beau fleuron dans la carrière de séducteur de Joe, Gloria Swanson
n’était pourtant pas la première actrice, il s’en fallait même de beaucoup,
à  son tableau de chasse hollywoodien. Il est vrai que ses conquêtes
antérieures ne comptaient pas vraiment. La plupart d’entre elles n’étaient
que des midinettes ou des starlettes ambitieuses qu’il cachait d’ailleurs
soigneusement tant ces liaisons étaient médiocres.
La première à  faire exception avait été Betty Compson, une actrice de
22  ans qui avait un air de ressemblance avec Mary Pickford. On était
en  1919 et Joe l’avait couverte de bijoux et de fourrures. À  pied d’œuvre
dans les studios, Joe commença de lorgner sur une autre star du cinéma
muet du début des années  1920  : Phyllis Haver, une blonde platine aux
traits sensuels qui avait débuté parmi les Bathing Beauties («  beautés au
bain  ») dans des comédies burlesques signées Mack Sennett. Elle fut la
première actrice à expérimenter le style expéditif de Joe, souvent humiliant
pour les femmes, mais qui lui vaudrait curieusement certaines indulgences.
Il s’en trouva ainsi pour justifier les mauvaises manières de Joe par les
souffrances liées à  ses ulcères à  l’estomac. D’autres, plus romantiques
à  l’image de la chroniqueuse mondaine Adela Rogers St.  Johns, se
persuadèrent que Joe devait se montrer plus tendre lorsqu’il était
amoureux35. Mais l’aura-t-il jamais été ?
À cette question existentielle, Phyllis Haver n’eut pas trop le temps de
réfléchir car elle fut congédiée au pas de charge. Sans drame, car elle n’était
pas du tout éprise de Joe. Cette « chercheuse d’or », comme on surnommait
les opportunistes en quête de beaux partis, n’avait d’ailleurs plus d’illusions
sur sa carrière à l’écran : « J’ai 30 ans et, pour les rôles qu’on me fait jouer,
30 ans c’est déjà vieux36… »
Il est possible qu’à cette même question, la suivante directe dans l’ordre
de succession, Evelyn Brent, ait eu une réponse bien à  elle. Cette jeune
femme cynique, au sex-appeal dévastateur, connaissait les hommes par
cœur et se vantait ouvertement de les utiliser. Si elle n’avait pas froid aux
yeux, Evelyn n’en craignait pas moins ce Joe Kennedy si différent des
autres manitous du cinéma  : son regard glacial et indéchiffrable pouvait
refléter une cruauté implacable. En public, Joe restait courtois avec Evelyn.
Il en allait autrement dans sa demeure de Rodeo Drive, où il obtenait d’elle
tout ce qu’il désirait, par la force ou le chantage. Révulsée par le
comportement de Joe – plus tard, elle raconterait des horreurs sur son
compte à son amie Adela Rogers St. Johns –, elle fut toutefois bien inspirée
de ne jamais s’en plaindre  : «  Ce type pouvait me faire virer du jour au
lendemain et j’avais besoin de cela autant que d’un trou dans la tête37… »
Comme tant d’autres après elle, Evelyn fut écartée sans ménagement, mais
non sans s’être fait offrir quelques cadeaux. Elle savait qu’il n’était pas bon
de se faire un ennemi de Joe et avait une philosophie bien à elle : « C’est
toujours mieux quand c’est le gars qui décide de vous virer. Au moins, pas
de drame ni de rancune38… »
Après Gloria, et même s’il mit du temps à  en digérer la rupture, Joe se
consola en retrouvant les bimbos et autres loose women66 qui avaient fait
naguère son quotidien. Des amours faciles et sans histoires, qui lui étaient le
plus souvent fournies par Eddie Moore, son pourvoyeur attitré.
Un printemps, à  Palm Beach, Moore présenta à  son patron une jeune
starlette ravissante. Elle s’appelait Nancy Carroll et avait fait son trou
à Hollywood après une carrière honorable dans les comédies musicales de
Broadway. Son joli minois et son sourire éblouissant, outre une plastique
irréprochable, lui avaient valu la faveur des producteurs et de bien d’autres
encore. Les talents artistiques de cette beauté de 26  ans, qui en était déjà
à  son troisième mariage, étaient toutefois réels. Nancy avait figuré avec
bonheur dans plusieurs films loués par la critique, sous la direction de
réalisateurs du calibre d’Ernst Lubitsch ou aux côtés de jeunes premiers
prometteurs comme Cary Grant. Elle avait même reçu une nomination aux
Oscars en  1930, aux côtés de Greta Garbo, Norma Shearer et… Gloria
Swanson.
Le côté glamour et sophistiqué de Nancy avait plu d’emblée à Joe, même
si son engouement avait été de courte durée. Trois mois plus tard, la jeune
femme délaissée eut une conclusion amère  : «  Joe Kennedy était un
authentique fils de p… C’était un dictateur exigeant du plaisir à  l’instant
même où il en avait envie, sans se soucier le moins du monde de sa
partenaire39. »
Dans sa recherche consciencieuse des richesses féminines propres aux
studios, à  commencer par le sien, la RKO, Joe ne lésina nullement,
optimisant à sa façon son temps passé sur la côte Ouest, loin de sa famille.
Quelques gazettes se risquèrent à  quelques allusions nauséeuses, mais les
deux chroniqueuses vedettes des studios, Hedda Hoper et Louella Parsons –
surnommées les « commères de Hollywood » –, se gardèrent d’en faire état.
Elles avaient pour mission d’éviter tout ce qui était susceptible de faire
scandale. Décidément, la Californie se trouvait à  des années-lumière de
New York ou de la Nouvelle-Angleterre.
Bien que Joe se fût efforcé de rester discret, certaines de ses aventures
faillirent prendre mauvaise tournure : liaisons éventées ou maris irascibles.
Face à  ce genre de situation délicate, Joe vérifiait les avantages du recul
tactique, retournant illico dans ses foyers, histoire de se faire oublier
quelque temps. C’est ainsi que Rose devint enceinte de son neuvième et
dernier enfant : son quatrième garçon, Edward, vite surnommé Teddy.
L’orage passé, Joe repartait de plus belle à  l’abordage. Sa nouvelle
conquête eut pour nom Constance Bennett, cette rivale de Gloria Swanson
qui lui avait même chipé son marquis de mari. Actrice très populaire – elle
était à l’époque une des mieux payées de Hollywood –, Connie était aussi
une séductrice-née. Sans doute Gloria n’en avait-elle pas pleinement pris la
mesure lorsqu’elle présenta Connie à Joe. La RKO tendit les bras à la jeune
star… et Joe ne tarda pas à en faire autant. Ce ne fut qu’une simple passade
pour Joe. À l’époque, le couple Swanson-Kennedy s’était déjà défait.
À Hollywood, théâtre de ses triomphes, Joe subit également des revers
sentimentaux cuisants. Il fut éconduit peu glorieusement par des débutantes
sans importance comme Lucille Ball, 19  ans à  l’époque, dont nul
n’imaginait encore la formidable carrière. Surtout, il échoua piteusement
avec une autre femme que tous les hommes tenaient pour la plus
inaccessible qui fût  : Greta Garbo en personne, légende vivante dont le
grand Federico Fellini dirait plus tard qu’« elle avait été la fondatrice d’un
ordre religieux appelé cinéma ».
Littéralement obsédé par celle qu’on appelait avec révérence « la Divine »,
Joe avait tenté crânement sa chance lors d’un dîner chez des amis
communs. Mais Garbo, sans doute avertie des manières plutôt frustes de
Joe, avait préféré se soustraire à  ses assiduités en se barricadant dans la
salle de bains de son hôtesse. Plus tard, aux heures sombres de la Grande
Dépression, Joe reviendrait à  la charge en lui proposant de lui avancer de
l’argent frais. Cette fois, la réponse de la star serait cinglante  :
« Madame Garbo apprécie les prévenances de Monsieur Kennedy, mais elle
dispose à ce jour de disponibilités financières largement suffisantes40. » De
son côté, Louis B. Mayer ne décolérait pas : « Mais que faut-il donc faire
pour que cet Irlandais de malheur laisse Greta tranquille41 ? »
La mort dans l’âme, Joe dut admettre qu’il ne parviendrait jamais à  ses
fins avec Garbo. Mais celui qu’on surnommait le « Napoléon des studios »
ne pouvait rester sur une telle Berezina. Il avait besoin d’une revanche
éclatante. Il tenta certes de se rabattre sur Ginger Rogers, dont la renommée
chorégraphique aux côtés de Fred Astaire était alors à  son zénith. Mais
lorsqu’il l’invita à dîner, la belle eut l’espièglerie de se faire accompagner…
par sa mère Lela.
Joe envisagea également de courtiser Katharine Hepburn. Il oublia
simplement que « miss Kate » était tout autant attirée par les femmes que
par les hommes. Elle avait aussi pour habitude de ne faire aucun cadeau
à ceux dont la tête n’avait pas l’heur de lui revenir et Joe Kennedy relevait
indubitablement de cette catégorie. Par la suite, elle ne se priverait pas
d’exhaler auprès du réalisateur George Cukor tout le mépris qu’elle
ressentait pour ce Kennedy, catholique bostonien, qui faisait vraiment
« vulgaire » et « basse classe ».
Peu après la mort brutale d’Irving Thalberg qui mit en émoi le Tout-
Hollywood67, Joe se mit en tête d’entreprendre sa veuve, Norma Shearer. Il
l’inonda de fleurs, de lettres et de coups de fil. Toutefois, la star refroidit
subtilement ses ardeurs en lui laissant entendre qu’elle serait heureuse de
parler à Rose de choses et d’autres, le jour où Joe aurait la bonne idée de
l’emmener à Hollywood.
Avec Joan Crawford, grande rivale à l’écran de Greta Garbo et de Norma
Shearer, Joe ne fut pas plus heureux. Elle s’en amuserait ouvertement  :
« Joe avait obtenu mon numéro de téléphone et ne cessait de m’appeler nuit
et jour, mais j’avais toujours une bonne excuse pour l’éconduire42.  »
Crawford était alors l’épouse de Douglas Fairbanks Jr et, accessoirement, la
maîtresse de Clark Gable. Sur les écrans de la MGM, elle formait d’ailleurs
avec le « King » un couple explosif, ce qui mettait Joe en rage :
— Elle s’affiche bien avec Douglas Fairbanks et avec Gable, pourquoi pas
avec moi ?
Avec un luxe de précautions, on lui fit comprendre qu’il était fort possible
que la belle trouvât à  Gable plus de sex-appeal. Mais Joe n’en démordait
pas :
— Moi au moins, j’ai encore mes propres dents, ce qui n’est plus son cas68
43
.
Cette revanche éclatante qui le laverait de tant d’échecs, Joe Kennedy crut
pouvoir la saisir, des années après son départ de Hollywood, en la personne
de Marlene Dietrich. L’actrice allemande était auréolée de sa performance
légendaire dans L’Ange bleu, sous la direction de Josef von Sternberg. Elle
avait de nouveau triomphé dès son premier film tourné aux États-Unis,
Morocco, aux côtés de Gary Cooper.
Il restait pourtant en Amérique des gens qui demeuraient rétifs au charme
sulfureux de Marlene. Le magnat de la presse William Randolph Hearst
était de ceux-là et criait au scandale et à  la provocation sexuelle. Les
injonctions moralisatrices qu’il distillait par le truchement de ses journaux
étaient-elles destinées à  faire oublier qu’il n’était pas lui-même d’une
éthique irréprochable69 ?
Grand ami de Hearst, Joe Kennedy n’avait pas ce genre d’hypocrisie.
Marlene l’intriguait par sa personnalité indépendante et par son rejet
viscéral de toute pruderie. Quoiqu’elle fût sous contrat avec la Paramount,
les règles et tabous de Hollywood semblaient n’avoir aucune prise sur elle.
Joe aimait ça, de même qu’il appréciait que Marlene n’eût pas besoin de lui
comme producteur ou comme mentor.
Or, Marlene avait fait comprendre à  Joe qu’il ne l’intéressait pas  : trop
vieux pour elle, trop lourdement insistant aussi. L’actrice fréquentait déjà
des gens encore plus fortunés que Joe. Elle savait aussi quel avait été le
comportement de Joe à  la fin de sa liaison avec Gloria. Prenant très mal
cette nouvelle rebuffade, Joe se répandit en propos venimeux sur Marlene.
Oublieux de son propre accent bostonien, il se moqua de la diction d’une
rugosité toute germanique de Marlene : « Avec son accent pourri, cette p…
allemande ne fera jamais carrière en Amérique44 ! »
Sa déconvenue avec Marlene Dietrich s’avéra presque aussi saumâtre que
son échec avec Gloria Swanson. On était en 1931 et Joe s’apprêtait à clore
la parenthèse hollywoodienne. De toute façon, le charme s’était rompu
depuis sa séparation d’avec Gloria. La mort subite de Fred Thomson, la nuit
de Noël 1928, fut aussi pour Joe un signal déterminant.
Fred était la seule personne, avec Eddie Moore, pour qui il éprouvât
sincèrement de l’amitié. Mais Eddie avait commencé par être un simple
affidé loyal, tandis que Fred faisait littéralement figure de héros aux yeux
de Joe. Ancien prêtre presbytérien puis aumônier sur les champs de bataille
français de la Première Guerre mondiale, l’homme était doté de qualités
morales unanimement reconnues et respectées. Au cinéma, il s’était vite
spécialisé dans des rôles de cow-boy sympathique où il figurait,
accompagné de son cheval, Silver King, qu’il avait admirablement dressé.
Le succès fut au rendez-vous et il devint une des vedettes les mieux
considérées par le box-office, rivalisant avec le très populaire Tom Mix. Il
n’avait que 38  ans lorsqu’il mourut du tétanos. Pour Joe, qui en resta très
marqué et que l’on vit pleurer en public pour la première fois, rien ne
pouvait plus être comme avant.
À la différence des autres nababs de Hollywood, Joe n’avait pas le cinéma
dans le sang. Il ne jouait ni sa tête ni sa carrière sur un film, contrairement
à  un Goldwyn, un Fox ou un Warner. Il s’était risqué à  une incursion
à  Hollywood en espérant simplement en tirer parti et il avait
magnifiquement réussi, le fun en prime. Au passage, il avait pressenti avant
bien d’autres la nécessité d’une restructuration drastique de l’industrie
cinématographique.
La réussite même de Joe annonçait paradoxalement la fin d’un cycle70.
Sans doute le cinéma, royaume du paraître et du virtuel, n’était-il pas, à ses
yeux, la vraie vie. Il lui fallait revenir à la réalité, fût-elle âpre et rugueuse.
C’est pourquoi Joe refermerait le rideau aussi facilement qu’il l’avait
ouvert. Et, avec lui, il ne pouvait être question de retour en arrière.

50. Plus tard, Joe le nomma vice-président du Film Booking Office of America (FBO).
51. William Harrison Hays (1879-1954) avait été postmaster general (maître général des postes)
des États-Unis sous la présidence Harding, avant de devenir le premier président de la Motion Picture
Association of America (MPAA) qui était chargée de rétablir la moralité sur les plateaux de cinéma
à la suite du retentissant scandale Roscoe « Fatty » Arbuckle.
52. Beaucoup plus tard, il confierait à  un de ses amis, Edward M.  Gallagher  : «  Six ou sept fois
dans ma vie, le pendule a oscillé en ma faveur. S’il s’était détourné, l’existence aurait pu être bien
différente. »
53. Plus tard, en 1934, William H. Hays donnerait son nom à un code normatif, ou « code Hays »,
qui institutionnaliserait la censure. Il restera en vigueur jusqu’en 1966.
54. Ces deux films datent respectivement de 1925 et 1923.
55. David Sarnoff fonda notamment, en novembre 1926, la National Broadcasting Company, fruit
de la réunion de RCA, actionnaire majoritaire, avec General Electric et Westinghouse.
56. Ayant abrité plusieurs cérémonies des Academy Awards (Oscars), The Pantages Theater se
dresse encore aujourd’hui sur Hollywood Boulevard.
57. Le séminaire se déroula en mars 1927.
58. On prétendait que Gloria Swanson recevait chaque semaine plus de dix mille lettres
d’admirateurs.
59. Expression propre à Gloria, le Pinochle Club se référait à  une sorte de belote se jouant avec
deux jeux de vingt-quatre cartes, du neuf à l’as.
60. Leur mariage durerait jusqu’en novembre 1931. Auparavant, Gloria avait été notamment mariée
à l’acteur Wallace Beery (1916-1919). Son sixième et dernier mari serait l’écrivain William Dufty,
de 1976 jusqu’à la mort de Gloria en 1983.
61. Chroniquement désargenté, le marquis ne réfléchit pas bien longtemps à  cette proposition de
son ami Joe Kennedy.
62. Resté inachevé, Queen Kelly serait tout de même diffusé en Europe, mais pas aux États-Unis.
Le film bénéficierait d’un ultime moment de vie lorsqu’une très brève séquence figurerait dans
Sunset Boulevard (Boulevard du Crépuscule), le chef-d’œuvre de Billy Wilder, avec en vedette
Gloria Swanson et dans un second rôle… Erich von Stroheim.
63. Son personnage servirait de modèle au Monroe Stahr du célèbre roman de Francis Scott
Fitzgerald, The Last Tycoon (Le Dernier Nabab).
64. Quelques années plus tard, Sid Howard serait l’adaptateur du célébrissime Gone With The Wind
(Autant en emporte le vent).
65. Le dicton était attribué à  Irving Paul «  Swifty  » Lazar (1907-1993), le plus célèbre agent
artistique des États-Unis.
66. Loose women est une expression populaire désignant les prostituées dans l’Amérique des
années 1930.
67. Irving Thalberg mourut en septembre 1936, à l’âge de 37 ans, alors qu’il régnait sans partage
sur les studios de la MGM.
68. De notoriété publique, Clark Gable, qui était affligé d’une dentition horrible, avait été sommé
par Louis B. Mayer de se faire poser de fausses dents.
69. Hearst avait, en effet, abandonné son épouse pour s’en aller vivre avec sa maîtresse, Marion
Davies.
70. Plus tard, il revendrait la RKO, qui finirait, en 1948, entre les mains de William R. Hearst.
4

I’m for Roosevelt

« Seuls ceux qui osent prendre le risque d’échouer

sur toute la ligne peuvent espérer réussir pleinement. »


Robert Francis Kennedy

Le mirage hollywoodien et son mélange vénéneux de pouvoir et de sexe


avaient plu à  Joe Kennedy. Le cinéma l’avait considérablement enrichi et
lui avait permis d’étoffer son tableau de conquêtes féminines. Mais le stress
des studios avait aussi détérioré sa santé. Si Joe ne buvait pas d’alcool, il
fumait beaucoup. Il souffrait surtout des maux d’estomac qui lui laissaient
penser qu’il était atteint d’un cancer, tout comme l’avait été sa mère71.
Au fil des années, Joe s’était éloigné de sa famille et de ses parents.
Naguère, quand il résidait encore à  Boston, il rendait visite à  son père et
à sa mère chaque week-end en compagnie des enfants. Mais son départ pour
New York et la disparition de sa mère Mary Augusta, en mai 192372, avaient
bouleversé l’existence de son père, P.  J. Se retrouvant soudain seul sans
y  avoir été préparé, ce dernier n’avait pu le supporter longtemps. En
mai 1929, six ans presque jour pour jour après son épouse, P. J. Kennedy fut
emporté par un cancer du foie.
Joe était absent quand un prêtre, à l’hôpital Deaconness, lui administra les
derniers sacrements. Il se trouvait à Hollywood et ne pouvait imaginer que
son père s’en irait aussi vite. Mary Loretta et Margaret, les deux filles de
P.  J., exécutèrent ses dernières volontés. Le défunt souhaitait notamment
que tous ses dossiers et documents fussent brûlés. Il fut prétendu qu’en
procédant de la sorte, P. J. cherchait à effacer les prêts qu’il avait consentis
aux petites gens d’East Boston et les reconnaissances de dettes conservées
dans ses dossiers73.
Aux obsèques de P. J., la foule se pressa nombreuse. Derrière son cercueil,
en l’église Saint-Jean-l’Évangéliste de Winthrop, on vit non seulement les
notables de la ville, politiciens et banquiers, mais aussi les gens de la rue
venus spontanément lui rendre un dernier hommage. Tous étaient là, sauf
Joe, qui se fit remplacer par Rose et par son fils aîné Joe Jr, âgé de 13 ans.
Avait-il sombré dans un « océan de désespoir », selon les mots de Rose, ou
ne se consolait-il pas de son absence ? Lui-même écrivit à son ami Attilio
H.  Giannini, le président d’United Artists  : «  Vous ne pourrez jamais
imaginer le choc que ce fut pour moi de n’avoir pu revenir à temps sur la
côte Est. Il a été un grand homme et un père exceptionnel1. »
Joe aurait très bien pu assister aux obsèques de son père, mais il avait
préféré demeurer à Hollywood au côté de Gloria, qui était dépressive. Peut-
être avait-il la phobie de la mort. Surtout, Boston représentait pour lui un
retour en arrière. Il ne se voyait pas poser à  East Boston pour les
photographes locaux en compagnie des proches de son père. L’univers
étriqué de sa jeunesse, où il n’était qu’un petit descendant d’Irlandais, lui
était désormais étranger.
Son absence n’en fut pas moins critiquée et son propre cousin, Joseph
Kane, ne le lui envoya pas dire  : «  Quel sacré fils de p… tu fais  ! Tu ne
daignes même pas te déplacer pour l’enterrement de ton propre père ! Tu es
trop occupé à tourner autour de Gloria Swanson2… » De ce jour, certains se
firent une opinion définitive sur Joe Kennedy : d’un fils incapable d’assister
aux obsèques de son père, on pouvait s’attendre à tout.
Au soir de sa vie, vieillissant et retiré des affaires, P.  J. n’avait pas tout
à fait mesuré la réussite fabuleuse de son fils. Mais ce dernier avait oublié
égoïstement ce qu’il devait à  son père qui était parvenu à  faire passer les
Kennedy de l’anonymat à  la notoriété. Joe héritait de la moitié du
patrimoine de P. J., une broutille comparée à sa propre fortune74. Dans les
rares papiers de son père ayant échappé à la destruction, il retrouverait un
bon de 25  dollars émis en  1920 par l’éphémère république d’Irlande3. Il
l’oublierait négligemment dans un fond de tiroir.
 
Seul le présent importait pour Joe, confiant dans sa bonne étoile. Cette
confiance allait de pair avec son arrogance et son mépris d’autrui et du
qu’en-dira-t-on. Joe se moquait bien de choquer. Ouvertement raciste et
antisémite, il n’en avait aucun complexe. À  Hollywood, Joe traitait Louis
B. Mayer de « brocanteur youpin », tout en pestant avec agressivité contre
les « youtres » ou les « yids ». Il ne lui serait jamais venu à l’idée que ses
apostrophes ignobles pussent scandaliser ses amis ou ses relations. Ou
alors, il s’en fichait royalement. Et pourtant, cela pouvait-il laisser tout
à  fait indifférents des proches comme Arthur Goldsmith, son ami de
Harvard, ou Herbert Bayard Swope, le rédacteur en chef du New York
World ? Cela pouvait-il ne pas heurter son propre avocat, William P. Marin,
ou le journaliste réputé du New York Times, Arthur Krock, qui deviendrait
sa plume favorite  ? Cela ne pouvait-il aussi tarauder des gens comme
Bernard Baruch, Felix Frankfurter ou David Sarnoff, voire Carroll
Rosenbloom, le patron de Baltimore Colts  ? Plus d’une fois, Joe crut
pouvoir s’en tirer par des pirouettes plus ou moins laborieuses, mettant ainsi
en exergue le fait qu’il était le seul membre non juif du Palm Beach
Country Club.
Il est vrai qu’à cette époque, beaucoup d’Américains75 voyaient dans les
juifs « une menace pour le pays ». Ne disait-on pas que Roosevelt lui-même
s’était un jour emporté un peu trop violemment, en présence de journalistes,
contre le gouverneur de New York, Herbert Lehman, qui était juif4 ?
Égocentrique patenté, Joe se moquait autant de la grossièreté de ses
préjugés que de la susceptibilité des autres. Il n’avait que faire des nuances,
du politiquement correct et, en définitive, du respect envers autrui. Il
exigeait simplement qu’on le prît tel qu’il était.
Malgré son hyperactivité hollywoodienne, Joe n’avait jamais vraiment
perdu de vue la côte Est. Il y avait bâti sa fortune. C’était là que se trouvait
le vrai pouvoir et que les choses sérieuses se passaient. Revenu de
Californie encore plus riche qu’il n’y était arrivé, Joe laissait sans regret la
frénésie des studios et leurs starlettes avenantes. Des bonnes affaires, il s’en
trouvait sous toutes les latitudes – et des femmes aussi, d’ailleurs.
«  Joseph P.  Kennedy presents…  » était sans doute une présentation
flatteuse pour son ego. Mais il était décidément moins un homme de
spectacle qu’un homme de pouvoir. Il n’était que temps pour lui de revenir
à sa vocation naturelle. Du volontarisme, Joe en avait toujours à revendre. Il
s’agissait d’une denrée rare dans l’Amérique du début des années 1930. Les
exubérances des Roaring Twenties n’étaient plus qu’un vague souvenir.
L’heure était au pessimisme, contrepoint d’une euphorie jusque-là
excessive, mais aussi réalité d’un pays dansant au bord d’un volcan. La
spéculation boursière était devenue un véritable fléau  : des grands
opérateurs aux petits boursicoteurs, chacun favorisait à  sa manière
l’émergence de bulles spéculatives. Naguère péremptoires, les anticipations
des pundits (experts) de Wall Street reflétaient le sentiment contagieux que
cela ne pourrait durer encore longtemps. En surchauffe, le marché allait
fatalement exploser.
Joe Kennedy connaissait parfaitement ces menaces. Plus tard, il tenterait
de magnifier sa lucidité et son sens de l’à-propos en prétendant qu’il avait
tout compris en voyant un petit cireur de chaussures de Pine Street
boursicoter frénétiquement : « Quand il s’avère qu’un cireur de chaussures
en sait autant que moi sur ce qui se passe à la Bourse… je n’ai plus qu’à me
retirer. Seuls les simples d’esprit se battent pour payer le prix fort5. »
Pittoresque, l’anecdote était pourtant trompeuse car Joe n’avait pas besoin
d’un petit cireur de chaussures pour comprendre la volatilité de la situation
boursière. Peu d’investisseurs, au printemps de 1929, pouvaient imaginer ce
qui allait advenir. Parmi ces happy few, des financiers de haut vol, bien sûr,
tels Bernard Baruch, Paul M. Warburg ou encore David Sarnoff, redoutaient
un krach boursier à court terme. Des sociétés de courtage ayant pignon sur
rue comme Kuhn, Loeb & Company partageaient les craintes de ces grands
initiés. Guy Currier, comme toujours, se tenait à l’affût.
Dans une lettre à Joe en mai 1929, ce dernier évoquait les risques à venir :
« Il semble que nous risquions d’entrer dans une certaine forme de marasme
économique. Les conditions monétaires actuelles ralentissent la
construction et vont réduire les travaux publics […] Dans l’ensemble, ce
n’est pas un moment idéal pour se lancer dans de nouvelles entreprises6. »
On était alors moins de six mois avant le krach de Wall Street.
Joe ne se le fit pas dire deux fois. Début octobre 1929, il se débarrassa de
ses investissements à long terme. Il fit même mieux en tâchant de profiter
de la tendance baissière du marché  : vendant à  découvert, il anticipa
habilement la dévaluation des titres et empocha en un rien de temps plus
d’un million de dollars.
Le mardi «  noir  » 29  octobre  1929, la Bourse de New York s’effondra,
réduisant en cendres une quinzaine de milliards de dollars de titres qui
y  étaient cotés. C’était la conséquence dramatique de l’absence de
réglementation du marché boursier, des manœuvres opaques circonvenant
les investisseurs classiques et de l’invraisemblable crédulité du public.
Tandis que des grandes fortunes se retrouvaient acculées à la ruine du jour
au lendemain, l’économie américaine sombrait dans le chaos, avec son
cortège à venir de chômage et de misère. Joe Kennedy, lui, pouvait jubiler.
Non seulement il n’avait pas perdu un cent dans le naufrage de Wall Street,
mais il en avait profité pour arrondir confortablement ses avoirs  : près de
15  millions de dollars, selon le magazine Fortune7. Dans la déconfiture
générale, il ne lui restait plus, comme il s’en vanterait cyniquement, qu’à
« ramasser les lambeaux laissés par ces idiots8 ».

Profession : capitaliste
Pourquoi Joe Kennedy aurait-il arrêté alors que tout semblait lui sourire ?
Les fortunes se bâtissent parfois dans les grandes catastrophes. Elles se
consolident tout aussi sûrement dans la reconstruction qui s’ensuit. Dès le
début de 1930, dans un marché à l’agonie, Joe reprit ses opérations de plus
belle. Malgré une fortune qui serait par la suite évaluée à une centaine de
millions de dollars, il restait un outsider. Peu auparavant, il s’était fait
éconduire sans ménagement par le grand banquier J.  P.  Morgan lorsqu’il
avait sollicité un entretien9.
Établi dans les locaux new-yorkais de Halle  &  Stieglitz, sur Madison
Avenue, Joe recommença à passer ses ordres de transaction. Il agit via des
cabinets qui lui étaient familiers, Bache  &  Company, ou encore
J. H. Oliphant. Mais il opéra encore plus volontiers, avec Edward E. Moore
pour prête-nom, en tandem avec Bernard E.  «  Ben  » Smith, un autre
spécialiste ès manipulations qui traînait une réputation exécrable.
Le talent des deux compères tenait à  l’exploitation d’informations
confidentielles. Joe n’avait pas hésité à fouiller lui-même dans les dossiers
ultrasecrets de Guy Currier en l’absence de celui-ci. Leur combine était liée
à la maîtrise de la technique sophistiquée des stock pools : le principe était
de pousser un opérateur en difficulté financière à revendre son portefeuille
d’actions à vil prix, en organisant artificiellement une baisse massive de ses
titres. Joe accumulerait ainsi des bénéfices considérables en vendant
à  découvert des actions comme celles de l’Anaconda ou de la Paramount.
À  cette époque, il n’était pas rare que Jean, sa petite fille de 3  ans,
l’accueille à  la maison sur l’air d’une comptine  : «  Papa joue à  la baisse,
papa joue à la baisse10 ! »
En ces temps d’anarchie financière, qui détenait l’argent pouvait
manipuler le marché à  sa guise en forçant les cours à  la hausse ou à  la
baisse. Face aux abus les plus criants, la commission du Sénat sur les
activités bancaires et monétaires lança des audits sur les sociétés de
courtage qui s’étaient regroupées en syndicats d’intérêt afin de manipuler
les cours boursiers à leur profit.
Associé à un de ces syndicats, la firme Redmond & Company, Joe fut dans
le viseur de la commission, en 1933, en raison d’achats suspects d’actions
de la Libbey-Owens-Ford Glass Company, qui produisait des vitrages et du
verre laminé. Malgré la modestie du titre de cette firme, le syndicat en avait
acquis tellement que le volume des transactions avait atteint le million
d’actions ! Il en ressortit que les membres du syndicat s’échangeaient entre
eux artificiellement ces actions afin de provoquer une hausse spectaculaire
du cours et susciter l’intérêt d’autres investisseurs. À  cela s’ajouta une
confusion savamment entretenue entre cette société et la Owens Illinois
Glass Company qui, elle, fabriquait des bouteilles. Des rumeurs opportunes
sur l’abolition prochaine de la Prohibition et sur un éventuel contrat avec
plusieurs distillateurs firent le reste. En peu de temps, l’action de la Libbey-
Owens grimpa de 20 à 37 dollars. À la revente des actions acquises à bas
prix, ces manœuvres laissèrent aux opérateurs un bénéfice coquet de près de
400  000  dollars et à  Joe un peu plus de 60  000  dollars… tout en
occasionnant de lourdes pertes aux autres investisseurs lorsque le syndicat
décida brusquement de se retirer avec, pour conséquence, une nouvelle
chute du cours de l’action.
Certes, le jeu n’était pas gagnant à tout coup. Dans l’affaire de Brooklyn
Manhattan Transit Corporation (BMT), la société gestionnaire des métros
new-yorkais entre Manhattan, Bronx, Queens et Brooklyn, malgré les
informations de première main dont il bénéficiait, Joe laissa des plumes11.
Malgré le caractère douteux de ses agissements – dont le moindre,
quelques années plus tard, l’eût à coup sûr envoyé en prison –, Joe ne serait
jamais inquiété. Contrairement à  d’autres, il ne serait même pas cité
à  comparaître, alors même que ses manœuvres commençaient à  être
dévoilées. Il aurait même le front d’épiloguer en ces termes : « Mois après
mois, le pays fut livré à une série d’incroyables révélations qui impliquaient
presque tous les grands noms de la finance dans des pratiques dont le moins
qu’on puisse dire est qu’elles étaient largement incompatibles avec
l’éthique professionnelle12… »
À cette époque, sur la plaquette commémorative du vingtième
anniversaire de la promotion 1912 de Harvard, Joe aurait soin de faire
mentionner à côté de son nom, en guise de profession  : « Capitaliste ». Il
n’aurait pu mieux se définir. Audacieux jusqu’à l’impudence, rusé jusqu’à
la duplicité, doté d’un sens de l’anticipation très au-dessus de la moyenne, il
avait aussi un aplomb sans bornes qui sidérait même ses proches. Arthur
Goldsmith était de ceux-là.
Cet ancien condisciple de Joe à Harvard avait bourlingué plus d’une fois
avec lui, l’accompagnant aux concerts de l’orchestre symphonique de
Boston et se transformant à l’occasion en compagnon de bordée. Au début
des années 1930, Goldsmith était le responsable du bureau d’où Joe menait
ses opérations en Bourse. Observateur de ses pratiques, et bien qu’il ne fût
pas lui-même un enfant de chœur, il restait pourtant bluffé par le self-
control de son ami, par son sens de la décision et par une intelligence
parfois aux lisières de l’irrationnel. Goldsmith était surtout impressionné
par la froideur extrême et l’absence d’émotions de son ami dans ses
rapports avec autrui.
Joe avait une conception toute personnelle de la fidélité le conduisant,
parfois brutalement, à se délester de ceux qui l’avaient servi, non sans les
trahir au passage – Goldsmith n’échappant guère à cette règle. Sa vision de
l’amitié était tout aussi singulière. Rares furent ceux qui restèrent longtemps
ses amis, car Joe prenait volontiers la mouche et se fâchait, même avec ses
plus vieux camarades, pour des motifs apparemment véniels. De toute
façon, que comptait l’amitié en comparaison de la quête de puissance, son
idée fixe ? Cette quête passait inévitablement par la politique.
 
La politique ! Des opportunités s’étaient déjà offertes à lui sans qu’il fût
tenté de les saisir. Il n’en avait guère le goût et les pratiques du temps de
son père ou de son beau-père l’en auraient même dissuadé. La politique à la
mode irlandaise, avec poignées de main, bourrades viriles dans le dos et
palabres incessantes dans des arrière-salles enfumées où le whisky coulait
à flots n’était pas faite pour lui. Et l’altruisme ou la fidélité, valeurs prisées
par P. J., pas davantage.
Si Joe méprisait la politique politicienne avec ses pesanteurs, ses
combinaisons et ses petits arrangements, il éprouvait une fascination
authentique pour le pouvoir, finalité de toute politique. Le conquérir était un
impératif qui justifiait des méthodes à côté desquelles les pratiques de Wall
Street ou de Hollywood pouvaient être reléguées au rang d’aménités
innocentes. En pragmatique accompli, Joe avait déjà compris ce que peu de
gens dans l’élite considéraient comme concevable : le pouvoir était en train
de glisser du monde du business vers celui de la politique et des affaires
publiques13.
En dehors des proches et des familiers de Joe, Gloria Swanson – dont il
s’était séparé avec fracas – eut la primeur de la confirmation de
l’engagement de son ex-amant dans la grande politique. Cela se passa sous
la forme d’un coup de téléphone intempestif. Il était 4 heures du matin, le
3  juillet  1932, lorsque la sonnerie retentit dans la suite du Dorchester, le
palace où la star résidait habituellement lorsqu’elle séjournait à  Londres.
À  l’autre bout du fil, une voix familière, un peu trop même au goût de
Gloria qui avait fini par la prendre en horreur  : celle de Joe Kennedy, qui
appelait de Chicago, où il n’était que 22 heures, et se souciait comme d’une
guigne de tirer son interlocutrice de son sommeil. Très modérément
matinale, Gloria se réveilla de fort méchante humeur :
— Que cherchez-vous à cette heure ? Je déteste être importunée de la sorte
et vous êtes en train de réveiller aussi mon bébé76.
— J’ai appris justement la naissance de votre petite fille et je tenais à vous
en féliciter. De mon côté, vous devez le savoir certainement, j’ai eu un fils.
Je l’ai prénommé Edward Moore…
— Et c’est pour cela que vous osez me déranger ?
— Non, pas exactement. Je me trouve à la convention du parti démocrate.
Vous ne devinerez jamais qui se trouve à côté de moi : le prochain président
des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt. Je vous le passe, il tient à vous
saluer.
— Il n’en est pas question  ! Je ne veux pas plus lui parler qu’à vous.
Fichez-moi donc la paix une fois pour toutes14 !
L’alacrité pétulante de Joe Kennedy paraissait incongrue dans une
Amérique meurtrie qui, trois ans après la faillite de Wall Street, se trouvait
au fond du gouffre  : douze millions de chômeurs, une production
industrielle amputée de moitié et une production agricole exsangue. Son
optimisme congénital était décalé par rapport à  une situation où le
dénuement menaçait des milliers de foyers réduits à  la mendicité et à  la
soupe populaire.
La Grande Dépression avait ruiné la popularité du président Herbert
C.  Hoover, qui était pourtant réputé compétent et capable. Les recettes
traditionnelles pour surmonter les cycles de récession étaient frappées
d’inefficacité. Hoover devint peu à  peu inaudible en persistant à  soutenir,
contre toute évidence, que « la prospérité se trouvait au coin de la rue ». Il
était dépassé et les Américains – y  compris dans son propre parti des
Républicains – le rejetèrent massivement, faisant de lui le bouc émissaire
du chaos. La route était grande ouverte pour une candidature démocrate.
Aux élections présidentielles de novembre 1928, le candidat démocrate Al
Smith, premier candidat de confession catholique de l’histoire du pays,
avait été battu à plate couture77. Quatre ans plus tard, le scénario n’était plus
le même et Joe Kennedy le comprit très vite. Républicain ou démocrate, du
reste, l’étiquette lui importait peu. Son père P. J., tout autant que son beau-
père Honey Fitz, avait des convictions démocrates affirmées. Mais lui-
même n’avait pas la fibre partisane et restait étranger au «  patriotisme de
parti ».
Joe considérait que le parti démocrate avait cette fois des chances
sérieuses de l’emporter et qu’il lui faudrait, dès lors, choisir le bon cheval.
Ce choix, il le fit dès l’été 1930, lorsqu’il fut invité à  déjeuner par Henry
Morgenthau  Jr, un ami proche du gouverneur de New York, Franklin
D.  Roosevelt. Ayant conservé un souvenir cuisant de sa dernière entrevue
avec celui-ci, une douzaine d’années plus tôt, Joe s’était un peu fait tirer
l’oreille avant d’accepter.
Kennedy et Roosevelt ne se ressemblaient guère. L’un était un pur produit
de la troisième génération d’immigrés irlandais  ; l’autre descendait d’une
vieille famille aristocratique d’origine hollandaise. L’un était fils de
bistrotier et petit-fils de tonnelier  ; l’autre pouvait se prévaloir d’un
pedigree prestigieux où figurait un cousin (au cinquième degré) ayant été
président des États-Unis une trentaine d’années auparavant  : Theodore
Roosevelt. L’un traînait son héritage bostonien telle une tare indélébile  ;
l’autre avait la séduction patricienne que seul pouvait se permettre un New-
Yorkais de haute engeance. L’un cherchait obsessionnellement à gagner de
l’argent ; l’autre, né dans l’opulence, jetait sur la richesse un regard distrait,
voire dédaigneux. L’un avait choisi la voie souvent tortueuse de Wall Street
et de Hollywood  ; l’autre avait opté pour la voie royale, celle du service
public.
Il était a priori très improbable que ces deux hommes eussent l’occasion
de faire un bout de chemin ensemble. Et pourtant, Roosevelt et Kennedy
avaient beaucoup plus en commun que le simple fait d’être tous deux des
hommes à femmes ou des anciens de Harvard : ils étaient, chacun avec son
style, des ambitieux-nés. Il ne fallut pas très longtemps à Morgenthau pour
convaincre son convive de l’intérêt d’une candidature Roosevelt aux
élections présidentielles de novembre 1932.
FDR – on l’appelait déjà par ses initiales – avait à son actif une carrière
déjà bien remplie, qui l’avait notamment conduit au poste stratégique de
secrétaire adjoint à  la Marine en temps de guerre78, sous la présidence de
Woodrow Wilson, puis à  celui de gouverneur de l’État de New York79.
Roosevelt était expérimenté en politique. Élégant et cultivé, il avait aussi
une intelligence raffinée, de l’entregent et même une sorte de courage
stoïque qui forçait l’admiration.
Une dizaine d’années auparavant, il avait subi une attaque de
poliomyélite80 qui l’avait laissé paralysé des membres inférieurs. Un aussi
lourd handicap – il ne se déplaçait plus qu’en chaise roulante ou à l’aide de
béquilles81  – n’avait pourtant pas altéré ses ambitions politiques au plus
haut niveau.
Joe ne regretterait pas son déjeuner avec Henry Morgenthau Jr. Dans la
foulée, celui-ci l’avait entraîné à Albany, capitale et siège du gouverneur de
l’État de New York. Roosevelt venait d’y être réélu triomphalement, mais
les rumeurs le donnaient favori dans la course à  la Maison Blanche.
L’entrevue entre Joe et Roosevelt se prolongea toute l’après-midi. FDR eut
tout loisir de jauger son visiteur, qui lui parut tout aussi antipathique que par
le passé. Pourtant ce Joe Kennedy avait changé. Il avait beaucoup plus
d’assurance qu’auparavant et, surtout, pesait incomparablement plus lourd
sur le plan financier. Il n’était pas à  sous-estimer et Roosevelt, fin
connaisseur, le perçut instinctivement.
Charmeur, FDR gratifia Joe de son numéro habituel. Entre deux
anecdotes, il lui parla d’alliance politique, lui assura qu’il lui réserverait une
place de choix dans son cercle intime de conseillers. Il lui fit même miroiter
un poste de premier plan au sein de son futur cabinet présidentiel. N’ayant
jamais su résister à la flatterie, surtout venant d’un tel homme, Joe était aux
anges, convaincu et déjà conquis15.
De son côté, Roosevelt savait fort bien ce qu’il faisait. Joe Kennedy était
la porte ouverte sur Wall Street comme sur l’aile conservatrice du parti
démocrate. Il était aussi la caution catholique auprès d’une communauté
irlandaise qui plébiscitait d’instinct Al Smith. Il était enfin l’homme qui lui
ramènerait ces fonds dont il aurait grandement besoin au moment où
s’engagerait la campagne électorale.
Joe le financier n’eût jamais accepté un tel marché qui ne reposait, au
fond, que sur de vagues promesses. Mais là, il s’agissait de politique et il
était question de présidence des États-Unis, que diable ! Il repartit d’Albany
gonflé à bloc, plus que jamais confiant en son destin. Le temps n’était pas
encore venu pour lui de magnifier un choix qui n’était que de pur
opportunisme  : «  Je voulais le voir arriver à  la Maison Blanche pour ma
propre sécurité et pour celle de mes enfants16. »
Bien sûr, fidèle à son tempérament, Joe ne put s’empêcher de plastronner
et même d’adresser quelques piques fielleuses à  ceux de ses amis qui
soutenaient le président Hoover. Il téléphona ainsi par bravade à Jeremiah
Milbank, qui était le principal collecteur de fonds du candidat républicain :
— Tu as un bloc-notes en main  ? Alors, inscris s’il te plaît le nom du
prochain président.
— De quoi parles-tu ?
— Note soigneusement, je te prie, le nom de Franklin Delano Roosevelt.
Et n’oublie surtout pas celui qui te l’a annoncé17…

Soldat du New Deal


Au-delà de ses fanfaronnades habituelles, Joe Kennedy remplit plutôt
consciencieusement sa mission auprès de Roosevelt. Quoique néophyte en
ce domaine, il fut un fund raiser (collecteur de fonds) talentueux.
Réunissant en particulier l’argent liquide de dons anonymes, il contribua
également de sa poche à  la campagne de Roosevelt qui démarra en
mai 1932.
Selon ses dires, Joe aurait remis d’emblée au candidat une somme de
50 000 dollars en espèces. Par la suite, la campagne s’avérant onéreuse, il
ajouterait sans barguigner 150  000  dollars provenant là encore de sa
cagnotte personnelle18. La donation était d’un montant exceptionnel.
Était-ce une façon de payer son ticket d’entrée pour faire partie de l’équipe
rapprochée de FDR19 ? Le candidat démocrate, en tout cas, fut bien inspiré
de cajoler un si généreux contributeur et même de l’inviter à Warm Springs,
sa résidence d’été en Géorgie. Joe Kennedy disposait, de surcroît, d’un
réseau relationnel en or massif : des industriels, des banquiers et surtout des
patrons de presse dont l’influence politique était cruciale. Le plus puissant
d’entre eux, et aussi le plus craint, en était sans conteste William Randolph
Hearst82.
Presque septuagénaire, ce fils d’un sénateur de Californie enrichi dans le
secteur minier était alors au faîte de sa renommée. Au début des
années  1930, Hearst contrôlait vingt-huit journaux et dix-huit magazines
tirant à plus de onze millions d’exemplaires, outre des stations de radio et
une firme cinématographique. Son empire de presse s’étendait du San
Francisco Examiner au New York Journal-American, en passant par le
Boston American ou encore le Chicago Examiner. Hearst contrôlait aussi
des publications telles que Cosmopolitan ou Harper’s Bazaar. Aussi décrié
qu’il était puissant, il passait pour être l’inventeur de la presse
sensationnaliste, voire de la presse de caniveau. On lui faisait grief de flatter
les bas instincts du public. On reprochait également à cet homme marié de
vivre avec Marion Davies, une ancienne danseuse des Ziegfeld Follies
à Broadway qu’il avait promue sur les plateaux de Hollywood. Surtout, on
pointait du doigt son cynisme implacable, quitte à  surenchérir dans
l’affabulation  : ne serait-il pas accusé d’avoir fomenté la guerre hispano-
américaine de 1898 à seule fin d’augmenter les ventes de ses journaux ?
En politique, William R.  Hearst restait incontournable. Il soudoyait un
grand nombre de parlementaires au Congrès, chez les Démocrates comme
chez les Républicains. On chuchotait également qu’à la convention
nationale démocrate de Chicago, en juillet 1932, Hearst tenait dans sa main
pas moins de quatre-vingt-six délégués.
Il ne fut pas aisé pour Joe Kennedy de le contacter, car il ne jouait pas
dans la même catégorie que Hearst. À  Hollywood, ce dernier l’avait déjà
snobé, traitant lui-même d’égal à  égal avec des mastodontes comme la
Paramount ou la Metro-Goldwyn-Mayer. Mais il déplaisait surtout à Hearst
que Joe entretînt l’alcoolisme notoire de Marion Davies en lui fournissant
en douce des caisses de whisky.
Les positions politiques de Hearst étaient également un problème, moins
d’ailleurs en raison de son anticommunisme militant que de son
isolationnisme viscéral. Cela l’avait conduit à s’opposer à l’entrée en guerre
des États-Unis en 1917, puis, deux ans plus tard, à la création de la Société
des nations. Enraciné dans ses convictions, Hearst venait de déclarer dans
un éditorial au vitriol qu’à la convention démocrate, il n’apporterait son
soutien ni à Roosevelt ni à Al Smith, les deux principaux prétendants à la
nomination. Il confessait, en revanche, un faible pour le Texan John Nance
Garner, qui était le speaker de la Chambre des représentants, même si ses
chances apparaissaient limitées.
À la convention de Chicago, les principales candidatures s’étaient
neutralisées. Joe Kennedy entreprit alors son véritable travail de lobbying
auprès de Hearst. Un lobbying aux allures de bluff lorsqu’il se permit, sur le
coup de 5 heures du matin – une habitude, décidément, chez lui –, de tirer
de son lit William R. Hearst dans son château de San Simeon :
— Will, prendriez-vous Newton D. Baker pour candidat ?
La réponse fusa sèchement :
— Bien sûr que non, vous savez que je le déteste20.
Ancien secrétaire à  la Guerre sous la présidence Wilson, Baker était sa
bête noire parce qu’il lui reprochait de promouvoir en politique étrangère un
internationalisme de mauvais aloi. Joe le savait fort bien, de même qu’il ne
pouvait pas ignorer que la candidature de Baker, agitée tel un chiffon rouge
sous le nez de Hearst, était purement imaginaire.
— Eh bien, vous avez tout intérêt à  soutenir F.  D.  Roosevelt, sans quoi
Baker sera à la Maison Blanche pour quatre ans au moins. Vous devrez en
prendre votre parti21.
Assez curieusement de la part de cet homme méfiant par nature, Hearst
crut Joe Kennedy sur parole, non sans chipoter pour la forme en évoquant la
candidature d’Albert Ritchie, le gouverneur du Maryland. Son ralliement
à FDR fit grand bruit et accrut par là même l’influence de Joe. Ayant réussi
une manœuvre jugée très hasardeuse, ce dernier put savourer en toute
quiétude, au soir de la désignation de Franklin D.  Roosevelt, un «  Happy
Days are Here Again  » («  Les jours heureux sont de retour  ») vibrant,
exécuté en l’honneur du candidat démocrate dont c’était l’hymne de
campagne83.
Joe se vanterait d’avoir assuré à  lui seul la désignation de Roosevelt, ce
qui était exagéré, mais peut-être pas autant qu’il y paraissait. Durant la
campagne électorale, l’équipe de Roosevelt avait affrété un train spécial en
vue d’une grande tournée électorale – plus de 20 000 kilomètres – à travers
tout le pays. Les douze wagons luxueux du Roosevelt Special étaient très
hiérarchisés en fonction de leur proximité avec le chef. Le brain trust de
Roosevelt, premier cercle de technocrates à  qui étaient promis les postes
clés de sa future administration, jouxtait ainsi directement le compartiment
du candidat.
Joe Kennedy, qui accompagnait l’équipe, n’était pas si mal loti  : dans le
Roosevelt Special, on lui avait attribué le wagon  D, où se trouvaient
également des amis proches du président, ainsi que des caciques tel le
directeur de campagne, James A. Farley.
Le rôle de Joe n’était pas défini avec précision. On recueillait
épisodiquement son avis sur la stratégie ou sur des thèmes de discours.
Mais le plus souvent, à chaque halte du train de campagne, Joe était chargé
d’approcher les responsables locaux et les journalistes du cru. On
l’encouragea à rencontrer le père Charles E. Coughlin, un prêtre évangéliste
que l’on jugeait trop pugnace, dans ses émissions radiophoniques du
dimanche après-midi, envers Roosevelt. Joe appréciait Coughlin, malgré sa
réputation controversée de délivrer à  ses ouailles du temple de Little
Flower, à Royal Oak (Michigan), des sermons violemment antisémites. La
réciproque était tout aussi vraie, car Joe serait désigné «  homme de la
semaine » par le magazine Social Justice de Coughlin qui était ouvertement
pronazi.
À l’occasion, Joe pouvait être chargé de «  missions confidentielles  »,
lesquelles consistaient souvent à procurer à toute l’équipe de campagne des
billets pour les matches de base-ball dans le cadre des World Series.
Tout sembla fonctionner comme sur des roulettes, car Franklin
D.  Roosevelt remporta l’élection par un véritable raz-de-marée, avec plus
de 7 millions de suffrages d’avance sur son adversaire républicain84 et 472
grands électeurs contre 59. Il ne lui avait manqué que sept États pour
l’emporter partout dans le pays.
À New York pour la soirée électorale, Joe avait réservé deux étages entiers
du Waldorf Astoria pour sa famille et ses amis. Lorsque, tôt dans la soirée,
le triomphe de Roosevelt devint certain, il demanda à l’orchestre d’exécuter
« Happy Days are Here Again ». Exultant, Joe s’offrit son premier bain de
foule ce soir-là. On eût dit qu’il venait de gagner lui-même l’élection.
Joe Kennedy était plus sûr de son fait qu’il ne l’avait jamais été.
Coquetterie ou simple prudence, il avait assuré peu auparavant à  un
journaliste de Boston qu’il n’était «  intéressé par aucune fonction
officielle  »  : le genre de déclaration qui laisse habituellement supposer le
contraire. Il ne s’attendait certes pas à  ce que le président élu85 le prît au
mot.
Depuis l’époque de George Washington, la Constitution américaine
prévoyait une période de transition assez longue avant que le président élu
n’entre officiellement en fonction. Le président étant élu début novembre,
son « inauguration » n’intervenait en effet que quatre mois plus tard, début
mars suivant86. Le nouvel occupant de la Maison Blanche avait ainsi tout
loisir de peaufiner ses équipes et de hiérarchiser ses premières priorités de
mandat.
Comme tous ses prédécesseurs, le président Roosevelt se lança dans
l’exercice très délicat de la désignation de ses collaborateurs : des dosages
aussi subtils que compliqués et peu d’appelés pour beaucoup de laissés-
pour-compte. Joe Kennedy fit partie de cette seconde catégorie. Il ne doutait
pourtant pas d’être récompensé et avait même fait savoir très discrètement
aux proches du Bureau ovale que le secrétariat au Trésor le comblerait.
Après tout, il était banquier et multimillionnaire, ce qui était en soi une
preuve irréfutable de compétence.
Les prétentions de Joe furent superbement ignorées. On tenta de
l’amadouer en lui laissant entendre que FDR souhaitait «  quelqu’un de
relativement falot  » à  ce poste22. Peu après, Tommy Corcoran, un juriste
proche de FDR87, propagea la rumeur d’une nomination de Kennedy à  la
tête du département du Commerce. La rumeur resta sans lendemain.
Les jours passèrent interminablement sans que Joe ne reçût le moindre
appel de la Maison Blanche. Roosevelt avait défini son programme de New
Deal visant à faire sortir le pays de la crise. Il déclinait à présent, une à une,
les lois de mise en œuvre. Son pari était de provoquer en cent jours un
électrochoc dans le pays.
Peu à peu oublié, Joe ressassait sa rancœur sur l’ingratitude des puissants
auprès de W. Hearst. Quelle mouche avait donc pu le piquer pour qu’il ait
aidé Roosevelt à décrocher sa nomination chez les Démocrates ? N’y tenant
plus, Joe adressa au Président un télégramme flagorneur afin de renouer le
contact. Un peu plus tard, Roosevelt l’invita à l’accompagner sur le yacht
présidentiel, le Sequoia. Joe rechigna, car il comprenait que Roosevelt était
en train de faire diversion. D’ailleurs, une promenade d’agrément sur le
Potomac ne lui disait vraiment rien qui vaille. Il déclina l’invitation, non
sans en rajouter dans la flatterie  : «  Savoir que les hommes les plus haut
placés se souviennent de nous est un plaisir pour n’importe lequel d’entre
nous. Et vous avez gagné votre place au sommet –  dans le respect,
l’admiration, la confiance et la reconnaissance de ceux que vous avez
sauvés du désespoir ou même pire23… »
Au vrai, Joe était furieux de s’être fait rouler dans la farine, lui qui savait
si bien circonvenir les autres. Ne décolérant pas contre Roosevelt, il
n’admettait pas que celui-ci eût choisi des gens qu’il tenait pour moins
qualifiés et moins compétents que lui. Il ignorait évidemment qu’en
coulisses des tas de gens voulaient sa peau. Lui-même avait tendu le bâton
pour se faire battre. Se croyant sans doute indispensable, il avait eu
l’imprudence de se répandre publiquement en critiques contre Roosevelt, et
ses propos lapidaires avaient été relayés jusqu’à Louis McHenry Howe. Cet
ancien journaliste du New York Herald était un proche entre les proches de
Roosevelt depuis une bonne vingtaine d’années. Et il détestait Kennedy,
tout en jalousant son influence. Il ne fallut pas bien longtemps pour que les
propos incriminés atteignissent le bureau présidentiel.
Roosevelt eut assez vite la conviction que Joe Kennedy deviendrait tôt ou
tard un boulet pour son administration. Réelles ou imaginaires, ses
magouilles tordues à  Wall Street lui collaient à  la peau. Trop d’excès de
comportement lui étaient imputés ainsi que son « mauvais genre », mélange
d’arrogance et de grossièreté. Il était possible qu’entre deux portes
Roosevelt lui eût fait des promesses. Mais, comme d’habitude en politique,
celles-ci n’engageaient que ceux qui les avaient crues.
Il ne pouvait être question d’offrir à  Joe Kennedy un poste en vue.
Plusieurs compensations subalternes lui furent proposées, parmi lesquelles
un poste au sein de la commission chargée de régler un différend frontalier
entre Washington et le Brésil. Il les rejeta avec hauteur.
L’humeur de Joe oscillait entre la tentation de la vengeance et le souci de
ne pas brûler définitivement ses vaisseaux avec l’équipe de Roosevelt. Tel
jour, il menaçait de traîner en justice le parti démocrate en vue de récupérer
l’argent qu’il avait déboursé pour la campagne de Roosevelt. Tel autre jour,
il invitait discrètement Raymond Moley, universitaire proche de FDR, dans
un restaurant chic de Manhattan afin qu’il lui ménageât ses entrées à  la
Maison Blanche.
En désespoir de cause, Joe se résolut à  décrocher son téléphone pour
obtenir un rendez-vous dans le Bureau ovale. À son habitude, Roosevelt en
rajouta dans l’affabilité : « Où étiez-vous donc passé durant tout ce temps ?
J’ai failli croire que vous aviez disparu24. »
Roosevelt donnait volontiers dans la volubilité creuse quand elle servait
ses intérêts. Joe ressortit du bref entretien de vingt minutes dans le Bureau
ovale plus déconcerté que jamais. Peu après, il chercha à se faire désigner
comme membre de la délégation américaine à la conférence économique de
Londres qui était chargée de mettre sur pied un accord commercial avec les
pays d’Amérique latine. Il demanda à Bernard Baruch de l’aider, mais cette
fois, ce fut James Paul Warburg, le fils du concepteur du système de la
Réserve fédérale américaine88, qui y opposa un veto catégorique. Warburg
avait pris la précaution de se renseigner sur le compte de Kennedy auprès
d’un haut fonctionnaire des Finances. Le verdict avait été accablant pour
Joe, décrit comme « un spéculateur complètement irresponsable25 ».

Une récompense au forceps


Cette fois, Joe avait compris. Il s’en fut ruminer sa rancœur sous le soleil
de Floride. Familier de Palm Beach, il était un peu chez lui dans ce petit
paradis pour privilégiés qui concentrait ce qui se faisait de plus chic et de
plus opulent dans le pays. Le climat y  était clément, la végétation
luxuriante, les propriétés étaient splendides et les femmes merveilleusement
bronzées. Dans cet espace exigu de quelques kilomètres carrés, il y  avait
plus de champagne, de caviar et de Rolls-Royce que partout ailleurs en
Amérique.
En juin 1933, Joe acquit à Palm Beach, pour 115 000 dollars, une demeure
ayant appartenu à  l’héritier des grands magasins Wanamaker. De style
espagnol, elle comportait une trentaine de pièces, plusieurs courts de tennis
et une piscine chauffée. Non loin de là, un terrain de golf huppé et la
proximité de fortunes renommées, comme les Woolworth, les Dodge ou les
Firestone, garantissaient un voisinage rassurant.
Il était comme un poisson dans l’eau dans ce microcosme protégé qui ne
détestait rien tant que la promiscuité sociale ou raciale. Dans son resort de
luxe, le gardien du parking était un jeune homme assez pauvre qui avait des
Noirs pour amis, ce qui lui attirait l’hostilité ouverte des résidents. Un de
ces copropriétaires, que l’on surnommait affectueusement « Gros Matou »,
entreprit de faire la leçon au jeune homme :
— Tu es un bon garçon, courageux et travailleur. Pourquoi gâches-tu tes
chances en t’affichant avec ces nègres26 ?
Le jeune homme en question s’appelait Peter Lawford et n’oublierait
jamais cette sortie de « Gros Matou », alias Joe Kennedy. Et pour cause !
Ce dernier deviendrait beaucoup plus tard son beau-père…
À Palm Beach, Joe conviait volontiers des gens influents dont il espérait
pouvoir se servir : financiers, journalistes et jusqu’à des personnalités bien
en cour à la Maison Blanche. On y retrouvait « Missy » LeHand, l’élégante
secrétaire particulière du Président, surnommée the Gatekeeper au motif
qu’elle protégeait FDR avec l’efficacité d’un cerbère.
Joe avait aussi un invité quasi permanent : James Roosevelt, le fils aîné du
président. À 25  ans à  peine, sans réelle consistance, Jimmy fricotait alors
dans les assurances pour le compte de la Travelers Insurance Company. On
le disait cupide et amoral, mais les plus indulgents le trouvaient naïf et
inexpérimenté. En vérité, il eût été un parfait raté s’il n’avait pas eu la
chance de naître dans une famille fortunée, nanti d’un patronyme aussi
prestigieux. Il était une proie rêvée pour Joe, qui sut le manipuler d’emblée.
L’entrée de Franklin D.  Roosevelt à  la Maison Blanche annonçait
l’adoption à  très court terme d’un vingt et unième amendement à  la
Constitution qui mettrait fin à la Prohibition. Joe entendait bien profiter de
la fin du « régime sec ». Dès le printemps 1933, il intrigua pour obtenir des
permis d’importer, au titre de « produits médicinaux », d’énormes quantités
de whisky et de gin, dans l’intention de constituer des réserves.
Le but ultime de Joe était de dominer le marché du whisky en Amérique.
Il retourna en Angleterre consolider ses liens avec ses fournisseurs
habituels, au premier rang desquels figurait la Distillers Company Ltd. Il se
fit accompagner de Jimmy Roosevelt pour bien signifier à ses interlocuteurs
britanniques qu’il avait l’oreille du Président, sinon sa bénédiction. Le
message fut parfaitement reçu  : la Distillers consentit à  la Somerset
Importers de Joe l’exclusivité sur les importations de ses labels de whisky
et de gin aux États-Unis.
Joe avait fait miroiter à  Jimmy 25  % des bénéfices sur le commerce des
spiritueux. Mais il s’était vite ravisé une fois le marché conclu :
— Jimmy, vous imaginez les conséquences pour votre père si l’on
découvrait que vous avez des intérêts dans les affaires d’alcool  ? Ce ne
serait pas prudent de courir le risque27…
Joe s’abstint bien sûr de préciser à Jimmy que cette affaire lui permettrait
d’empocher la bagatelle d’un  million de dollars qu’il n’avait nullement
l’intention de partager. Bien sûr, l’intéressé prit fort mal ce revirement28.
Contrôlant une portion croissante du marché, Joe acheta des distilleries de
rhum aux États-Unis, où même des professionnels aguerris du commerce de
l’alcool furent choqués par la rudesse de ses méthodes. Ce fut au point que
sir James C.  Cader, le patron de la société Gordon Dry Gin, refusa de
s’associer à  lui en vue d’un nouvel investissement. Il ignorait que Joe
stockait ses cargaisons d’alcool dans des proportions anormales à seule fin
d’étrangler la distribution et de faire ainsi grimper les prix !
Pour ses activités de revente, Joe touchait des commissions léonines,
lesquelles, à 9,75 dollars la caisse, pouvaient représenter annuellement plus
d’un demi-million de dollars. Mais cela ne lui suffisait pas. Une enquête
révélerait que Joe exerçait un chantage sur ses distributeurs en leur
imposant d’acheter de grandes quantités de rhum de qualité médiocre, sous
le label Rionco, avant de leur vendre son whisky.
Sans être vraiment informé du détail des agissements de Kennedy, le
président Roosevelt s’inquiétait de l’influence qu’il exerçait sur son fils. Il
fut fixé en juillet 1933, lorsqu’il reçut de Jimmy une lettre dans laquelle on
pouvait lire : « Comme je vous l’ai dit l’autre soir, il y a quelqu’un qui a le
sentiment d’avoir été plus ou moins écarté après avoir cessé d’être utile […]
Je veux parler de Joe Kennedy. Précieux durant la campagne, il s’est
exécuté à  chaque fois qu’il fallait régler les notes. Je crois que le Comité
national lui est toujours redevable de 100 000 dollars29… »
Peu rancunier envers Joe, Jimmy lui restait malgré tout redevable des
juteux contrats d’assurance qu’il lui procurait sur ses propres sociétés et sur
d’importantes banques ou sociétés de courtage. Le Président ignorait à quel
point son fils était stipendié par Joe. Il comprit cependant qu’il faudrait, tôt
ou tard, amadouer Kennedy en le gratifiant de quelque prébende qui ne
passerait pas pour des miettes. Ayant mûrement réfléchi, Roosevelt lui
proposa le poste d’ambassadeur en Irlande. Mais Joe se dit outragé par cette
proposition qui le ramenait à  une identité ethnique dont il croyait s’être
affranchi. Il la rejeta en précisant qu’il n’accepterait pas « un emploi public
qui ne conférerait pas un réel prestige à sa famille ».
La nouvelle proposition du président Roosevelt à  Joe Kennedy pouvait
bien ressembler à  un lapin tiré inopinément d’un chapeau. Elle pouvait
aussi sidérer le microcosme washingtonien. Elle restait pourtant tout ce
qu’il y a de plus sérieux.
Raymond Moley fut à l’origine de la nomination de Kennedy à la tête de
la toute nouvelle Securities and Exchange Commission (SEC), l’organisme
fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers.
Ami de Kennedy, cet homme de Roosevelt était de ceux qui avaient porté la
SEC, créée en juin 1934, sur les fonts baptismaux.
Cette proposition en choqua plus d’un. La création de la SEC répondait
à  un besoin urgent d’assainissement du marché boursier. Le but était de
prévenir à tout prix un nouveau « mardi noir ». Au regard de sa réputation
controversée d’opérateur véreux, Joe Kennedy n’était pas le mieux placé
pour mener à bien une telle mission de salubrité publique.
Au département du Trésor, la couleuvre fut dure à avaler. Dans la presse
fleurirent des articles au vitriol contre Kennedy. Visiblement exaspéré, le
journaliste du Washington News Roy Howard estima que le Président « ne
pouvait asséner impunément une telle gifle à ses partisans les plus loyaux et
les plus engagés ». De son côté, l’hebdomadaire Newsweek était tout aussi
virulent  : «  M.  Kennedy, ancien spéculateur et membre d’associations
d’agioteurs, sera donc désormais chargé de combattre la spéculation et
d’interdire de telles associations30. »
L’affaire était un vrai crève-cœur pour Roosevelt, dont une partie du
cabinet était tout aussi hostile envers Kennedy. Fin juin 1934, il décida une
réunion impromptue. Ce soir-là se retrouvèrent dans le Bureau ovale
Raymond Moley, Bernard Baruch et Joe Kennedy. Ce dernier s’était fait
tirer l’oreille. Lorsque Moley l’avait contacté à son hôtel Shoreham pour le
convier, il avait répondu à sa manière : « Allez vous faire foutre ! »
Une heure plus tard, face à un Roosevelt qui détournait les yeux pour ne
pas le regarder, le candidat pressenti protesta de son dévouement à l’intérêt
général et de sa fidélité au Président. Il n’y avait, de toute façon, personne
pour le contredire. Gouailleur, Baruch conclut l’échange en pointant son
index vers Kennedy :
— Mais quel est donc le problème avec ce foutu rouquin31 ?
La question de sa nomination fut expédiée dans la minute. FDR jeta un
bref coup d’œil, pour la forme, à la short list qui lui avait été soumise. Puis
le verdict présidentiel tomba  : «  Kennedy est le premier de la liste. Je
propose de le nommer pour cinq ans au poste de président de la SEC. » La
messe était dite.
Sans doute cette décision coûtait-elle à  Roosevelt, mais il n’avait nulle
envie que Kennedy attaque en justice le parti démocrate pour récupérer des
sommes non encore remboursées. Et il aurait encore besoin de Joe dans la
perspective de sa réélection en 1936 qui était tout sauf acquise. Du reste, sa
décision n’était pas exempte de malice  : «  Rien de tel qu’un voleur pour
pincer un autre voleur89. »
Sans réelle surprise, la nomination de Kennedy fit jaser. Ici, on retint
l’image du «  renard dans le poulailler  ». Là, on dénonça une décision
méprisante envers l’opinion publique, voire carrément grotesque. Là
encore, on insinua que Wall Street, malgré tous ses malheurs, n’avait
décidément pas perdu le sens de l’humour. Mais il était tout aussi vrai qu’il
existait peu d’hommes dans le pays bénéficiant de l’expérience de Joe dans
le domaine des opérations de Bourse. Et il était sans doute le mieux placé
pour gagner la confiance du grand business.
Joe dirait avoir longuement hésité avant d’accepter sa nomination à  un
poste qui n’était pas aussi prestigieux qu’un ministère de plein exercice. La
mission était cependant stratégique dans l’optique du New Deal. Il fallait
assainir d’une manière drastique les milieux financiers et édicter de
nouvelles règles. Au centre de cette logique, la SEC était le bras armé de
l’exécutif.
Ceux qui prédisaient le pire en furent pour leurs frais. Plus qu’honorable,
le bilan de Joe à la tête de la SEC révéla, contre toute attente, ses évidentes
qualités d’homme public. Au début, il est vrai, le succès n’était en rien
garanti, car les quatre autres membres de la Commission lui étaient hostiles,
à commencer par James Landis. Juriste de haute volée, celui-ci avait été le
collaborateur de Louis D.  Brandeis au département de la Justice avant
d’être nommé professeur de droit à Harvard90.
Mais Kennedy fit preuve de discernement et d’intelligence, sachant même
faire profil bas quand il le fallait et reconnaissant avec une humilité insolite
de sa part : « [Ils] en savent plus que j’en saurai jamais32. » Il s’entoura de
compétences aussi incontestables que Milton Katz, conseil juridique de la
SEC, ou John J.  Burns, ancien professeur  de droit à  Harvard. Surtout, il
s’adjoignit William O.  Douglas, professeur  de droit à  Yale et spécialiste
reconnu en finance privée91.
Joe s’installa à  Marwood, dans une demeure splendide surnommée le
« palais Hindenburg ». Surplombant le fleuve Potomac, elle était dotée de
trente-trois pièces et d’une piscine immense. Il y  fit aussitôt aménager
à  grands frais un ascenseur intérieur, dans l’éventualité de visites du
Président.
Connaissant par cœur les combines des affaires, Joe sut remarquablement
en tirer avantage, traquant sans relâche les opérateurs boursiers, ses anciens
collègues et parfois même partenaires. Ceux-ci comprirent très vite que les
choses étaient en train de changer, et pas exactement dans le sens qu’ils
eussent souhaité. Surréaliste compte tenu de son passé, le discours officiel
de Joe était de redonner confiance au public en expurgeant le business des
fraudeurs et des escrocs.
En définitive, Joe donna tort à  ceux qui craignaient qu’il ne passât son
temps à défendre le milieu des affaires. Il livra une guerre implacable aux
ventes à  découvert, spéculations à  la baisse dont il avait lui-même
largement usé naguère. Sentant le marché comme personne, Joe savait
repérer instinctivement une manipulation douteuse à la lecture d’un rapport
succinct, voire à  la simple vue d’une bande de télescripteur. Il s’était
également constitué tout un réseau de renseignement incluant des
personnalités haut placées, comme le président de la Standard Oil.
En dehors de l’inévitable Eddie Moore, son assistant particulier, Jim
Landis devint son véritable bras droit. Sous sa houlette, il fit mettre en place
des bureaux régionaux de la SEC qui put ainsi quadriller l’ensemble du
territoire, de Boston à  Seattle et d’Atlanta à  Denver. Durant le mandat de
Joe Kennedy, les enquêtes lancées par la SEC concerneraient quelque deux
mille trois cents transactions douteuses33. Il est vrai que celles-ci évitaient le
plus souvent de mettre en cause les grands opérateurs boursiers, banques ou
sociétés de courtage. Joe ne répugnait pas à se faire des ennemis, mais tout
de même pas parmi les grands businessmen.
Du reste, Joe lui-même ne se gênait pas pour profiter de la situation et
faire fructifier ses actifs. On le soupçonnerait ainsi d’exploiter les
informations essentielles qu’il détenait pour monter ponctuellement des
coups sur le marché des valeurs. Informé par la bande de telles manœuvres,
Roosevelt se bornait à hausser les épaules : « Nul ne peut savoir de quoi un
Irlandais est capable34…  » Il savait, en revanche, que Joe faisait du bon
boulot et travaillait efficacement pour le New Deal. Surtout, il faisait ce
qu’on attendait de lui  : restaurer la confiance parmi les investisseurs à  un
moment où le pays en avait tant besoin.
Le Président resta également songeur en voyant Joe Kennedy soigner sa
publicité personnelle comme peu de gens savaient le faire. Et pourtant, lui-
même était un orfèvre en ce domaine. Entretenant des rapports cordiaux
avec le célèbre chroniqueur Walter Lippmann, Joe fréquentait notoirement
les plus importants magnats de la presse. Outre William R.  Hearst, Joe se
rapprocha d’Henry R. Luce, le fondateur du groupe Time Inc., au point de
faire par deux fois la cover story de Time Magazine. Et pourtant, leurs
relations avaient failli virer à  l’aigre lorsque le magazine Fortune, qui
appartenait à  Luce, envisagea de publier un article incisif qui évoquait
notamment les relations tumultueuses entre Joe et Gloria Swanson.
Kennedy avait pris Luce à part :
— Si vous publiez l’article, Henry, sachez que vous vous retrouverez sur
le carreau. Vous perdrez le contrôle de Time et plus personne ne voudra de
vous35…
Luce avait compris et dessaisi aussitôt le journaliste en charge de l’article.
Par la suite, Joe et lui devinrent d’excellents amis. Joe eut aussi des liens
étroits avec Robert R. McCormick, l’éditeur du Chicago Tribune, qui était
son voisin à  Palm Beach. Il se rapprocha également d’Eleanore Cissy
Patterson, la première et très influente patronne de presse d’Amérique,
lorsqu’elle acquit le Washington Times-Herald. Jusqu’à Eugene Meyer, le
nouveau patron du Washington Post, qui publia un portrait flatteur de la
famille Kennedy. Il adressa même un mot aimable à Joe pour lui dire qu’à
la lecture de cet article il lui semblait que son fils aîné lui ressemblait,
tandis que son cadet tenait plutôt de sa mère. Ce à quoi Joe répondit : « Joe
n’ouvrira sans doute plus jamais le Washington Post, mais Jack, lui,
considérera qu’un journal dirigé par un homme doté d’un tel discernement
et d’une telle finesse devrait être lu par tout le monde36. »
Joe échangeait couramment des informations avec des journalistes en vue,
de préférence ceux accrédités à  la Maison Blanche. Ainsi de plumes
réputées du calibre de Frank Kent, Frank Waldrop ou encore Marquis
Childs92. Il fraya également avec Walter Winchell, le chroniqueur sulfureux
le plus connu du pays, ainsi qu’avec Drew Pearson, l’orfèvre des
investigations à scandale.
Rien n’était trop beau pour se concilier les faveurs de ces gens
d’influence  : caisses de whisky à  profusion – Haig  &  Haig, bien sûr – ou
encore cravates et boutons de manchettes provenant en droite ligne de chez
Sulka, la célèbre maison londonienne. Les gens de presse étaient plutôt
amusés par l’activisme un brin naïf de Kennedy, qui était plutôt
rafraîchissant dans le milieu cynique des élites washingtoniennes. Joe avait
une aptitude particulière à  s’attirer l’empathie des chroniqueurs. Si
seulement il avait autant de succès avec les élites gouvernementales…
Réélu à la tête de la SEC en juillet 1935, Kennedy vit sa cote grimper en
flèche. La SEC devint la plus visible des nouvelles agences
gouvernementales et même, pour beaucoup, le symbole de la politique de
Roosevelt. On se bousculait désormais, parmi les jeunes et brillants
diplômés – juristes et économistes  –, pour avoir l’honneur d’y servir.
L’entourage présidentiel, de Tommy Corcoran à  Henry Morgenthau  Jr,
rendait hommage notamment à ses qualités d’organisateur hors pair. Marv
McIntyre avait même parrainé sa candidature, en février  1934, au très
huppé Burning Tree Golf Club de Bethesda. Quelle revanche éclatante sur
le passé !
Roosevelt en personne dut convenir des talents de Kennedy, tout en
continuant à le taxer en privé de « caractériel ». Même s’il prétendait que
Joe avait besoin d’être surveillé en permanence, comme le lait sur le feu, il
ne répugnait pas à  lui rendre régulièrement visite à  Marwood. Durant ces
soirées ou ces week-ends de détente, le Président se faisait projeter des
films inédits que Joe faisait venir spécialement de Hollywood. Lui et ses
proches conseillers, auxquels s’adjoignait parfois Missy LeHand, éclusaient
consciencieusement le whisky à la menthe de Joe et dégustaient son homard
en provenance directe de Boston. Le lendemain, le Président pouvait
s’ébattre dans la piscine en compagnie de son hôte.
Tout semblait aller pour le mieux entre Kennedy et la Maison Blanche,
hormis la confiance qui ne serait jamais vraiment au rendez-vous. Joe
faisait cependant des efforts louables pour jouer les grandes orgues de la
fidélité. Il faisait livrer des orchidées à Eleanor Roosevelt. Il ne se passait
pas une semaine sans qu’il sollicitât de Grace Tully, la secrétaire
particulière de FDR, des photographies dédicacées ou des autographes du
Président. Missy LeHand et lui s’échangeaient des petits billets manuscrits,
invariablement terminés par Love and kisses.
Le week-end, le Président entraînait parfois Joe dans une de ses virées
à  bord de sa Ford bleue à  commandes manuelles, qu’il prisait tant. Quasi
quotidiennes désormais, les conversations entre Joe et le Président
devinrent familières. Joe se faisait souvent l’écho des récriminations des
« boys de Wall Street ». En retour, FDR lui faisait passer des messages en
direction du monde de la finance. Il appréciait la franchise de Joe, quand
bien même son langage était parfois négligé, comme le jour où il s’exclama
à propos d’une candidature à un emploi important : « Ce fils de p…, ne lui
faites pas confiance, monsieur le Président. Il vendrait sa propre mère37 ! »
La spontanéité rugueuse de Joe changeait agréablement le Président des
réflexions compassées, voire serviles, de ses conseillers. Certes, les
échanges pouvaient se faire mordants, FDR plaisantant parfois de bon cœur
au sujet de Gloria Swanson. Un jour, Roosevelt s’étant indigné qu’un
candidat pressenti pour la Cour suprême lui eût caché son appartenance
passée au Ku Klux Klan, Joe n’y alla pas par quatre chemins : « Si Marlene
Dietrich vous demandait de coucher avec elle, iriez-vous lui dire que vous
n’êtes pas une affaire au lit ? »
En septembre 1935, Joe Kennedy démissionna de ses fonctions. Ce n’était
guère une surprise, car il avait déjà annoncé qu’il n’accepterait la
responsabilité de la SEC que pour un an. Il fit en sorte que James M. Landis
soit son successeur. La baisse des cours de Wall Street salua le départ de
Kennedy. Quel plus bel hommage aurait pu saluer son action ?
Embarquant quelques jours plus tard pour l’Europe en compagnie de
Rose, Joe se fit solennel  : «  J’en ai définitivement terminé avec la vie
publique.  » Bien sûr, il n’en croyait pas un traître mot, et les journalistes
présents pas davantage. À  Washington, Kennedy avait compris bien des
choses, dont une, essentielle : ce serait grâce à la politique, plus que par la
réussite dans le business, qu’il imprimerait sa marque. La politique encore
lui permettrait d’être enfin reconnu et de briser le plafond de verre
empêchant un catholique irlandais de faire sa place parmi l’élite bien-
pensante.
Roosevelt, lui, n’avait pas changé d’opinion sur Kennedy. Sa trivialité et
son côté « prima donna » le hérissaient toujours autant. Il était pourtant trop
avisé pour ne pas savoir qu’il valait mieux le garder dans son camp, faute
de pouvoir le conserver à ses côtés.
Un drame bien caché
La photographie était belle, trop sans doute. Celle d’une famille unie et
confiante en l’avenir comme on peut l’être en l’Amérique. Une famille
forte, surtout, de ses neuf enfants. L’image même de la réussite comme la
cajolait Joe Kennedy.
Chérissant le succès et peu regardant sur les moyens d’y parvenir, Joe
avait la phobie des perdants. Présumait-il que l’échec le ramènerait en
arrière, vers des pesanteurs familiales dont il cherchait viscéralement
à s’affranchir ? Peut-être aussi les perdants suggéraient-ils, en creux, qu’une
vie réussie n’est rien d’autre, après tout, qu’une succession de petits hasards
chanceux.
Loser était un mot totalement étranger à  la mentalité de Joe. Toute
l’éducation qu’il avait inculquée à  sa progéniture n’était qu’un rappel
incessant aux impératifs catégoriques de l’excellence. Bien plus qu’un
simple précepte d’éducation, il s’agissait d’un mantra ne souffrant aucune
discussion.
Dûment cornaqués, les neuf enfants Kennedy étaient tous tendus vers cette
exigence familiale. Tous sauf Rosemary, la troisième par ordre d’aînesse.
Née en septembre  1918 après les deux premiers garçons, Joe  Jr et Jack,
c’était une belle enfant, saine et vigoureuse, comme les Kennedy se
devaient de l’être. À  l’époque, le Boston Globe ne manqua pas de saluer
l’événement comme il convenait : « Une ravissante petite fille a rejoint la
nursery où grandissent déjà deux robustes jeunes garçons. »
Ravissante, Rosemary93 l’était à  l’évidence et le resterait encore
longtemps. Mais elle était aussi plus lente que les autres enfants. Tardant
à parler, elle se servait malaisément d’une cuillère, écrivait difficilement et
formait ses lettres à  l’envers. Il s’avéra bien vite que le développement
intellectuel de Rosie, au-dessous de la normale, ne se ramenait pas à  une
simple différence de personnalité.
Pour Joe comme pour Rose, une telle découverte fut source d’angoisse,
avant de se transformer en drame. La différence de Rosie l’empêchait d’être
une Kennedy comme le reste d’une fratrie rivalisant de dynamisme et de
combativité. Au début, on se borna à parler pudiquement de « déficience »
ou de simple retard lorsque la petite dut redoubler l’année du jardin
d’enfants, à l’Edward Devotion School de Brookline. En ce temps-là, on ne
savait pas bien définir le retard mental, de même qu’on ne connaissait pas la
différence entre l’arriération intellectuelle et la maladie mentale. Dans
aucun de ces cas, du reste, la médecine ne proposait alors de solution
thérapeutique ou éducative.
Les Kennedy se refusaient pourtant à admettre le handicap de leur fille. Ils
restaient fermement déterminés à transformer son retard en réussite tout en
la traitant comme les autres enfants. L’époque était impitoyable pour les
handicapés physiques ou mentaux. Le plus souvent, les parents fortunés
faisaient le choix de l’internement. Et il ne fallait guère compter sur la
compassion d’une religion qui rendait clairement les parents responsables
des déficiences de leur descendance.
Sans doute les Kennedy espéraient-ils que la chaleur du cocon familial
serait plus profitable à leur fille. Sans doute aussi craignaient-ils, en sortant
du déni sur leur fille « attardée », d’être montrés du doigt par l’élite sociale
de Boston ou d’ailleurs. Ce fut cependant l’exact contraire qui se produisit.
De plus en plus déstabilisée par la suractivité et la sociabilité de ses frères et
sœurs, Rosemary ne put bientôt plus les suivre. Elle redoubla également la
première année d’école primaire et fut inscrite à  la Riverdale Country
School. Sans succès, car elle ne maîtrisait toujours pas les apprentissages
scolaires.
Rose consulta des neurologues, mais leur diagnostic acheva de la
décourager, tout autant que leurs préconisations. Déterminée à  élever
Rosemary à la maison, elle reçut le soutien sans équivoque de Joe : « Que
peuvent-ils faire pour elle que sa famille ne puisse faire en mieux  ? Elle
restera parmi nous38. » L’intention était louable, mais sa mise en œuvre buta
sur les difficultés croissantes d’adaptation éprouvées par la pauvre enfant.
Rosemary avait 11 ans à peine lorsque, faute de progrès scolaire, elle fut
placée pour la première fois dans une institution privée. On était à la rentrée
1929, et Rosemary fut admise à  la Devereux School de Dervon-Berwyn,
dans la banlieue de Philadelphie. Dans cet établissement spécialisé pour les
élèves souffrant de handicap, elle fut encore plus déstabilisée, loin de chez
elle et de sa famille. Son anxiété, que traduisaient «  de brusques accès
d’impatience », s’intensifia dans des proportions inquiétantes. Alors qu’elle
avait plus que jamais besoin de ses parents, Rosemary fut confiée aux bons
soins d’Eddie Moore et de sa femme Mary. Ceux-ci ne failliraient pas à leur
mission. Rosemary avait de l’affection pour Eddie, qui se montrait en toute
occasion d’une grande prévenance à son égard.
Son admission précipitée à la Devereux School ne fut pour Rosemary que
la première d’une série de perturbations matérielles et émotionnelles qui
allaient faire basculer son existence. L’échec restait inévitable en raison de
ses capacités d’attention extrêmement réduites. Pendant ce temps, dans des
lettres aussi pathétiques que maladroites, Rosemary suppliait sa mère de la
laisser rentrer chez elle pour les vacances : « Vous me manquez beaucoup.
Embrasse tout le monde s’il te plaît. Quand tu iras voir Joe et John,
embrasse-les pour moi… Écris-moi une très très très longue lettre39. »
Après la Devereux School, ce fut le pensionnat du Sacré-Cœur, situé
à Providence, dans le Rhode Island à l’automne 1932. Les progrès n’étaient
toujours pas au rendez-vous. Il y  eut une autre école privée, à  Brookline
cette fois, dans la banlieue de Boston. Le verdict de la directrice, Helen
Newton, fut sans appel  : «  C’est son arriération qui explique son attitude,
pas la mauvaise volonté.  » Du moins à  Brookline pouvait-elle voir une
partie de sa famille –  les parents du côté Fitzgerald, notamment  – et ses
amis un peu plus souvent. Son frère aîné Joe Jr allait la voir régulièrement.
Son père lui rendit également visite en octobre  1934. Rosemary, qui avait
alors 16  ans, en fut d’autant plus bouleversée qu’elle éprouvait une peur
maladive à l’idée de lui déplaire. Elle écrivait alors à son père : « Je ferai
tout pour te rendre heureux. »
Joe n’avait pas renoncé, pour sa part, à conduire sa fille aînée sur la voie
d’une existence à  peu près normale. D’ailleurs, elle se faisait coquette et
commençait à  attacher de l’importance à  la mode et à  son apparence
vestimentaire. Les jeunes gens la trouvaient au demeurant fort attirante.
À la différence de Rose, qui privilégiait une approche éducative, Joe
penchait pour une solution radicale, plus spécifiquement médicale. On
l’orienta vers un certain docteur  Charles Lawrence, un spécialiste des
dérèglements hormonaux et des problèmes endocriniens. Joe s’y intéressa
un temps. Des piqûres quotidiennes furent administrées à Rosemary en plus
d’un traitement médicamenteux déjà lourd. Rationnel et pragmatique, Joe
refusait de croire qu’il n’existât aucune solution claire et précise à  tout
problème de la vie. Alors que Rose raisonnait en termes de stabilisation, Joe
avait pour seul objectif la guérison.
Ayant découragé une fois de plus ses éducateurs, Rosemary fut placée à la
Miss Hourigan’s Residence School, un pensionnat situé en plein Manhattan.
Les enseignants apprenaient à  leurs élèves adolescentes à  perfectionner
leurs bonnes manières et à  devenir de futures mariées. Là encore ce fut
l’échec, au point que Mollie Hourigan, la directrice de l’institution, refusa
de l’inscrire pour une année supplémentaire. On l’envoya au Sacré-Cœur de
Manhattanville, avant un retour à la maison que Rose appréhendait au fond
d’elle-même.
L’évolution spectaculaire de la situation professionnelle de Joe devait
changer le cours des choses, pour Rosemary comme pour le reste de la
famille.

71. Il fallut des examens approfondis à  l’hôpital Lahey de Boston pour le convaincre qu’il n’en
était rien.
72. À sa mort, Mary Augusta Kennedy était âgée de 66 ans.
73. Il fut aussi prétendu que P. J. s’était confié à ses filles plutôt qu’à Joe, car il savait que son fils
n’approuvait pas la générosité dont il faisait preuve.
74. Ce patrimoine était estimé entre 200 000 et 300 000 dollars, dont 55 000 dollars en actions.
75. 24 %, à en croire certains sondages d’opinion.
76. En avril 1932, Gloria Swanson avait donné naissance à la petite Michele Bridget Farmer qu’elle
avait eue de celui qui allait devenir son nouvel époux, Michael Farmer.
77. Herbert Hoover l’emporta alors par 58,2 % des voix contre 28,8 % à Alfred E. Smith.
78. De 1913 à 1920.
79. Roosevelt avait été élu en 1929 gouverneur de l’État de New York.
80. Cela se passa en août 1921, alors qu’il n’était âgé que de 39 ans.
81. Cet aspect de sa maladie fut soigneusement dissimulé plusieurs années durant et bien rares
furent les photographies montrant le handicap physique de Roosevelt.
82. William Randolph Hearst (1863-1951).
83. Après Roosevelt, « Happy Days are Here Again » resterait l’hymne du parti démocrate.
84. Roosevelt remporta 57,4 % des voix contre 39,7 % à Hoover.
85. Entre son élection et son inauguration – entrée officielle en fonction consécutive à sa prestation
de serment –, le président des États-Unis n’a que le titre de « président élu ».
86. À partir de Roosevelt, très précisément, furent tirées les conséquences de ce qu’une trop longue
période de transition pouvait avoir de préjudiciable en période de crise. Dès  1936, l’inauguration
présidentielle aurait lieu le 20 janvier au lieu du 4 mars.
87. Thomas Gardiner Corcoran (1900-1981) fut un des piliers de l’équipe de Roosevelt,
représentant éminent de son brain trust. Il devint même un de ses plus proches collaborateurs à  la
suite de la mort de Louis McHenry Howe, en juin  1936. Après FDR, Corcoran servirait sous la
présidence Truman puis, surtout, aux côtés du président Lyndon B. Johnson.
88. James Paul Warburg (1896-1969) était un banquier américain et le fils de Paul Moritz Warburg,
banquier germano-américain réputé pour son rôle dans la création en  1913 de la Réserve fédérale
américaine.
89. Commentaire de Roosevelt à l’intention d’un de ses proches, Marvin McIntyre.
90. Outre J. Landis, les autres membres de la SEC étaient Ferdinand Pecora, George C. Matthews
et Robert E. Healy.
91. William Orville Douglas (1898-1980) succéderait à Joe Kennedy en 1937 à la tête de la SEC,
avant d’être nommé, deux  ans plus tard, juge à  la Cour suprême. Il y  siégerait jusqu’à sa retraite,
en 1975, battant le record de longévité au sein de la haute institution.
92. Frank Kent travaillait pour le Baltimore Sun, Frank Waldrop œuvrait pour le Washington Times-
Herald et Marquis Childs pour le Saint Louis Dispatch.
93. Elle s’appelait en réalité Rose Marie, mais les deux prénoms furent contractés afin d’éviter une
confusion avec sa mère Rose.
5

L’ambassadeur

« Nommer un Irlandais ambassadeur

en Grande-Bretagne est une formidable plaisanterie,

la plus énorme qui se puisse imaginer. »


Franklin D. Roosevelt

Joe Kennedy n’était pas homme à rester longtemps inactif. Dès son départ
de la SEC, Roosevelt s’était chargé de lui confier une mission délicate  :
évaluer la situation économique et politique dans une Europe ébranlée par
le fascisme et le nazisme. Parti pour le Vieux Continent en famille94, Joe
rencontra de grands dirigeants européens, dont Winston Churchill.
Parlementaire à  la Chambre des communes, l’ancien Premier lord de
l’Amirauté95 l’avait invité à  dîner dans sa résidence de Chartwell, près de
Londres. Il avait cru pouvoir jouer de séduction auprès de son hôte :
— L’Amérique et l’Empire britannique devraient mettre leurs forces
navales en commun et imposer un blocus contre le nazisme.
Impavide, Kennedy l’avait aussitôt refroidi :
— Votre plan n’est pas applicable, car vous oubliez qu’en Amérique trop
d’Irlandais haïssent l’Angleterre1…
Joe omit de préciser, ce soir-là, qu’il faisait partie de ces Irlandais haïssant
l’Angleterre. Les deux hommes se détestèrent d’instinct. De retour de
mission en novembre 1935, Joe fit à la Maison Blanche un rapport fort peu
diplomatique qui soulignait surtout son émotivité envers une Europe jugée
« instable et confuse ». FDR s’y attendait et ne fut guère étonné lorsque son
visiteur se prit à dénoncer la torpeur du Vieux Continent.
Joe retrouva le business sans déplaisir, comme une vieille et douceâtre
habitude. Making money  ! Agir pour son compte personnel et être son
propre maître. C’était ce qu’il aimait et faisait le mieux. Dès mai 1936, Joe
retrouva un contrat juteux de consultant à  Paramount Pictures96. Il n’avait
pas pour autant l’intention de rempiler à Hollywood.
Joe eut également un œil sur l’empire de presse de Hearst, celui-là même
que Roosevelt traitait d’«  homme dangereux  », voire carrément de
« salaud ». Hearst traversait alors des difficultés financières, que Joe résolut
à sa façon en rachetant pour 8 millions de dollars l’ensemble des magazines
publiés par le groupe. À l’époque, les spécialistes estimèrent que le prix de
rachat était tout à  fait dérisoire compte tenu de la valeur réelle des actifs
inclus dans la transaction.
Ainsi Joe retrouva-t-il le business et ses attraits, mais aussi, fatalement, un
rythme de vie routinier, surtout lorsqu’il séjournait à  Hyannis Port.
L’activité physique scandait alors ses journées, de la gymnastique ou
l’équitation du matin à la natation et au golf l’après-midi. La nostalgie du
pouvoir n’en restait pas moins présente : le pouvoir, un aiguillon, mais aussi
une sorte de drogue. Après bien d’autres, il vérifiait ce vieux précepte : qui
a goûté une fois au pouvoir n’a de cesse que d’y goûter de nouveau.
Fin  1935, personne n’imaginait à Washington que Franklin D. Roosevelt
puisse ne pas se porter candidat à  sa propre succession. Certes, son New
Deal avait eu des résultats mitigés. Il n’avait pas changé la face de
l’Amérique, bien qu’il eût sérieusement chahuté les dogmes libéraux en
vigueur. Il se trouvait même dans l’impasse lorsque le fameux brain trust
présidentiel conçut à  la hâte un second New Deal, plus incisif et plus
directif. Les oppositions conservatrices s’étaient entre-temps durcies, la
moindre n’étant pas l’hostilité déclarée de la Cour suprême envers
l’exécutif.
Pourtant, le New Deal avait sauvé le pays de la faillite. On pouvait bien
jeter l’anathème sur Roosevelt en le déclarant « traître à sa classe », quitte
à exagérer en le tenant pour un fourrier du socialisme2. La politique de FDR
n’en avait pas moins préservé l’essentiel en un temps où certains
craignaient sérieusement la fin prochaine du capitalisme. Si les difficultés
perduraient, du moins les périls avaient-ils été conjurés. D’ailleurs, au-delà
du marasme et des « raisins de la colère97 », le pays renouait peu à peu avec
l’optimisme entrepreneurial qui avait toujours fait partie de son ADN.
Ayant partie liée avec ce business qui avait fait sa fortune, Joe Kennedy
restait cependant pragmatique. La politique de déficit budgétaire était sans
doute critiquable, mais le chaos résultant du laisser-faire concurrentiel était,
lui, proprement mortel. Pour Joe, Roosevelt restait la seule solution
possible, même si le New Deal n’était pas populaire dans les milieux
d’affaires et si les perspectives présidentielles en inquiétaient plus d’un.
Joe avait déjà pris sa décision  : s’il voulait enfin décrocher le poste de
secrétaire au Trésor, il lui faudrait soutenir Roosevelt aux prochaines
élections présidentielles de novembre  1936. Et même encore plus
résolument qu’il ne l’avait fait jusque-là. C’est alors qu’il se rapprocha d’un
homme qui s’appelait Arthur Krock.
À la tête du bureau de Washington du New York Times, Krock était un
journaliste de haute volée qui venait d’être honoré du prix Pulitzer pour sa
couverture du New Deal98. Juif du Kentucky à  l’élégance austère et
formaliste, il avait déjà une carrière journalistique bien remplie.
Éditorialiste au New York Times, Krock tenait depuis plusieurs années la
chronique «  In the Nation  », très appréciée par le microcosme
washingtonien.
Kennedy l’avait croisé pour la première fois durant la campagne électorale
de  1932. Lors de la nomination de Kennedy à  la tête de la SEC, à  la
demande indirecte de Roosevelt, Krock avait dressé un portrait flagorneur
de Joe dans le Times. Il est vrai qu’il avait toujours été fasciné par le
pouvoir et l’argent. Sous le titre « J. P. Kennedy a excellé dans tout ce qu’il
a  entrepris  », l’article était un panégyrique fleuri de Joe sur le thème du
jeune homme pauvre s’élevant par ses vertus et son talent. À l’en croire, Joe
aurait été un fameux joueur de football à  Harvard. Il aurait été aussi le
sauveur valeureux de Hollywood face aux conflits d’intérêts menaçant
l’industrie du cinéma. Auprès de Roosevelt, il aurait été un trésorier de
campagne proprement génial. Jusqu’à ses opérations à  Wall Street qui
n’étaient en rien répréhensibles, puisque Joe avait engagé son propre argent,
et ce, à seule fin de défendre ses intérêts légitimes.
L’article du Times marqua le début d’une amitié fructueuse entre Krock et
Kennedy. Malgré ses airs de patricien hautain et sa courtoisie glaciale,
Krock avait en commun avec Joe le goût du luxe, une vision conservatrice
de l’économie ainsi qu’une dilection évidente pour le badinage. Derrière
l’amitié se profilait une complémentarité bien comprise. Outre les
25  000  dollars dont il le gratifiait chaque année, Joe offrait à  Krock des
vacances de rêve à  Palm Beach. Ce dernier était en outre son commensal
à Marwood et à Hyannis Port. Il le régalait aussi en caisses de whisky et en
tuyaux politiques de premier ordre. En contrepartie de cette munificence,
Krock enjolivait l’image de Joe en s’appuyant sur la crédibilité du New York
Times. Par la suite, Joe apporterait son soutien à  Krock lorsque celui-ci
briguerait – en vain – le poste de rédacteur en chef de l’illustre quotidien
new-yorkais. De son côté, Krock ferait de son mieux pour présenter Joe en
futur présidentiable.
Ces deux-là avaient tout pour s’entendre. L’amitié entre eux durerait une
bonne trentaine d’années. Certes, Krock était juif, mais Joe, comme
beaucoup d’antisémites, avait résolu le problème en assurant que sa
détestation viscérale des juifs sur un plan collectif ne l’empêchait nullement
de frayer avec eux sur un plan individuel. Lui aussi avait son « bon juif ».
Joe se souvint d’Arthur Krock lorsqu’il décida de signer un livre à  la
gloire de Roosevelt. L’ouvrage en question avait vocation à s’adresser aux
déçus du New Deal et aux hommes d’affaires tout particulièrement. Pour
l’écrire, il fit appel au fidèle Arthur, qui était déjà un de ses intimes.
Intitulé I’m for Roosevelt et publié à la fin de l’été 1936, le livre avait une
tonalité hagiographique, même s’il développait l’idée, assez pertinente, que
non seulement le Président ne trahissait pas le capitalisme et la libre
entreprise, mais que, au contraire, il en était le sauveur.
Bien sûr, Roosevelt lui-même était parfaitement informé de ce projet
éditorial, le premier opus de Krock en qualité de ghostwriter (écrivain
fantôme)99. Il en jubilait par avance et Joe s’en fit l’écho auprès de Krock :
« Je vous fais parvenir une lettre que le Président m’a envoyée la semaine
dernière. On peut en déduire qu’il a hâte de voir le livre terminé. Pour ma
part, je voudrais qu’il sonne comme un coup de clairon3 ! »
Coup de clairon, peut-être, mais aussi bouée de sauvetage, à en croire des
gens aussi bien avertis que Jim Farley, pour qui Joe Kennedy était menacé
d’une enquête administrative pour des soupçons d’évasion fiscale. Ceux-ci
se référaient à des dons importants et répétés que Joe effectuait au bénéfice
de l’État du Vatican. Déductibles fiscalement en tant que «  contributions
à  une œuvre charitable  », ces dons étaient partiellement fictifs, car le
Vatican rétrocédait en sous-main à Joe la moitié de ces sommes en espèces.
Kennedy eut-il l’idée de son livre «  parce qu’il avait la corde au cou  » et
pour s’attirer la mansuétude de l’exécutif  ? Farley n’était pas loin de le
croire4.
Jugé convaincant par la critique, l’ouvrage accrut le poids politique de Joe.
Le Président était littéralement ravi de l’ouvrage et, sur les insistances de
Missy LeHand il est vrai, consentit à adresser à Joe un message élogieux :
« Dear Joe, I’m for Kennedy. The book is grand. » (« Cher Joe, je soutiens
Kennedy. Le livre est superbe. »)
Joe s’investit beaucoup plus qu’il ne l’avait fait durant la campagne
électorale de  1932, convaincu que le gros lot ne pouvait cette fois lui
échapper. De nouveau, il enfila les habits du fund raiser. De nouveau
encore, il se démultiplia en déjeuners ou dîners afin d’attirer des hommes
d’affaires dans le camp de Roosevelt. Il eut surtout grand soin de jouer les
pères Noël en faveur de Jimmy Roosevelt, qu’il reçut princièrement durant
tout un hiver en Floride, avec sa femme Betsey et toute sa famille. Ses
cadeaux furent plus somptueux que jamais. Comme cela ne suffisait pas au
pauvre garçon constamment désargenté, Joe lui fit prêter des fonds par la
Columbia Trust Company.
FDR chargea aussi Kennedy de resserrer les liens de l’administration
américaine avec les milieux catholiques. À  l’époque, il n’existait pas de
relations diplomatiques entre les États-Unis et le Vatican. L’objectif indirect
était de clouer le bec au révérend Coughlin, de plus en plus haineux envers
Roosevelt. Chaque dimanche vers 14  heures, suivis par quarante millions
d’auditeurs sur CBS, les sermons radiophoniques de Coughlin accusaient
FDR de favoriser la montée en puissance des juifs, des communistes et des
«  capitalistes impies  ». Pour la Maison Blanche, le prédicateur était aussi
dangereux qu’un William R.  Hearst, voire qu’un Huey Pierce Long, le
populiste de Louisiane dont l’étoile ne cessait de croître100.
Admiratif de l’éloquence démagogique de Coughlin, Joe ne put en
modérer la hargne. Il eut recours à un évêque auxiliaire de Boston, Francis
Joseph Spellman, un homme d’avenir101. En poste à la curie romaine dans
les années  1920, Spellman était proche du tout-puissant secrétaire d’État,
Eugenio Pacelli, qu’on tenait pour le successeur probable de Pie  XI.
L’opportunité se présenta lors d’une visite du cardinal Pacelli aux États-
Unis. En novembre  1936, accompagné du comte Galeazzi, celui-ci
rencontra d’abord Roosevelt dans sa résidence privée de Hyde Park. Puis un
accord fut conclu chez Joe, dans le cadre plus détendu de Bronxville.
Peu après, Roosevelt nomma un représentant personnel au Saint-Siège,
premier pas vers une reconnaissance diplomatique. Cet émissaire, un
financier de haute volée à  la tête d’US  Steel, était Myron C.  Taylor. Son
nom avait été discrètement soufflé par le comte Galeazzi à Joe Kennedy102.
Comme par miracle, les philippiques enflammées de Coughlin cessèrent
peu après, le prêtre ayant mis fin à  ses émissions pour «  raisons
personnelles ».
Malgré tout, Roosevelt pesta plus d’une fois contre Kennedy qui jouait
selon lui à  la diva et qu’il fallait sans cesse rassurer. Pas plus que par le
passé il n’était disposé à  récompenser son «  ami  » en lui offrant le
secrétariat au Trésor, qui restait dévolu à Henry Morgenthau Jr : Joe n’était
pas seulement dangereux, il était aussi désormais un rival potentiel. Et il ne
manquerait pas de se servir d’un poste aussi prestigieux comme tremplin
vers de plus hautes ambitions.
Du reste, puisque Joe Kennedy avait fait merveille à  la tête de la SEC,
pourquoi ne prendrait-il pas celle d’une autre grande structure de
régulation  ? Le Président lui mit le marché en main  : la direction de la
nouvelle commission des Affaires maritimes qui venait d’être mise sur pied
pour remplacer l’ancien US Shipping Board.
FDR savait fort bien que Joe n’allait pas hurler d’enthousiasme. Il
commença d’ailleurs par décliner la proposition :
— Qu’un autre patriote s’en charge ! Il y a beaucoup d’argent à gagner sur
le marché et j’aimerais bien prendre ma part du gâteau5 !
Au-delà de son cynisme habituel, Joe savait qu’il ne pouvait rester
indéfiniment hors du coup. Il lui fallait absolument conserver le contact
avec l’administration Roosevelt afin de préserver son avenir politique. Le
charme enjôleur de FDR fit le reste et la nomination de Kennedy fut actée
en avril 1937. Le hasard, sans doute : Joe ordonna que fût réduite d’un tiers
la dette de 54 000 dollars du Comité national démocrate à son égard.
En apparence, les affaires maritimes étaient pour Joe un retour à  son
activité du temps de la Première Guerre mondiale, lorsqu’il se frottait au
jeune Franklin D.  Roosevelt. À  ceci près qu’il n’était plus question de
marine de guerre, mais de marine marchande et que Roosevelt, jusqu’à
preuve du contraire, n’était plus un adversaire. Sinistrée, victime de grèves
à répétition, la flotte marchande était d’une vétusté à laquelle ne pouvaient
remédier des constructions navales en déclin. Elle n’avait longtemps
survécu qu’à coups de gros contrats de transport de courrier avec
l’administration fédérale, ce qui entraînait des conflits endémiques entre la
puissance publique et les compagnies maritimes. La loi sur la marine
marchande de  1936 avait changé le système et supprimé le régime des
contrats  : en contrepartie de subventions aux chantiers navals et aux
affréteurs, l’État s’arrogeait un contrôle étroit à la fois sur les itinéraires, les
salaires et les profits.
La nouvelle commission des Affaires maritimes avait pour mission
d’imposer le nouveau système en soldant les contrats antérieurs. Tout était
affaire de négociations, ce qui n’était pas pour déplaire à  Joe. Avec les
femmes, les courses de chevaux et la spéculation boursière, les négociations
étaient ce qu’il affectionnait le plus  : surtout lorsqu’elles étaient tendues,
voire conflictuelles.
Les armateurs réclamaient-ils une somme gigantesque de 73  millions de
dollars pour solder le passé  ? Joe ne leur concéda chichement que le
centième de ce montant. L’équipage d’un navire américain, l’Algic,
déclencha-t-il une grève inopinée sur les quais du port de Montevideo, en
Uruguay  ? Joe préconisa aussitôt que l’on «  mît aux fers  » les leaders
syndicaux responsables de la grève.
L’incident ferait l’objet d’un échange mi-figue, mi-raisin dans le Bureau
ovale :
— Ne pourrait-on tout de même imaginer une solution de rechange ?
À cette tentative de compromis présidentiel, Joe opposa d’abord une fin de
non-recevoir sarcastique :
— Ah oui  ? Eh bien c’est le meilleur moyen de nous enfoncer dans le
merdier6 !
Puis il finit par céder, comprenant qu’il était contre-productif de s’opposer
ainsi à la volonté de la Maison Blanche.
Aux critiques dénonçant sa rudesse comme son ignorance des affaires
maritimes, Joe avait une réponse toute trouvée  : «  On a  suffisamment
reproché à Roosevelt de m’avoir nommé à la tête de la SEC, au prétexte que
j’en savais trop sur les marchés boursiers pour qu’on puisse me faire
confiance pour les réformer. Voici à  présent que les mêmes protestent au
motif que je connais trop peu le secteur maritime pour être chargé de sa
réorganisation7. »
Joe se lassa cependant encore plus vite des affaires maritimes qu’il ne
s’était lassé de la surveillance des opérations de Bourse. Tout comme à la
SEC, son bilan était pourtant honorable, avec la mise en œuvre d’un
programme ambitieux de construction navale  : plus d’1, 2  milliard de
dollars pour faire sortir des chantiers navals une cinquantaine d’unités
par an. Joe avait aussi bataillé pour réduire le coût de ces constructions et
pour imposer une médiation fédérale obligatoire dans les conflits du
travail103.
En quittant ses fonctions, Joe confesserait qu’il s’agissait du travail le plus
dur et le plus ingrat qu’il ait jamais dû faire de toute sa vie. Il attendait d’en
être récompensé.

Un Irlandais à la cour de St. James


Au fil des années, l’image de Joe Kennedy s’était transformée. Elle n’était
plus celle de l’outsider prédateur qui attendait son heure. Dans le casting du
New Deal, il avait désormais toute sa place et sa notoriété grimpait en
flèche.
Lors du vingt-cinquième anniversaire de sa promotion à  Harvard, en
mai  1937, il surgit tel un potentat de sa Rolls-Royce rutilante avec
chauffeur. Pour débarquer dans un tel équipage, accompagné de ses neuf
enfants et d’une gouvernante, il lui avait fallu une autorisation spéciale du
comité d’organisation. Un don de 10  000  dollars aux bonnes œuvres de
l’université avait arrangé les choses. Comment refuser une petite faveur
à un « ancien » qui avait installé son bureau dans le prestigieux Rockefeller
Center de Manhattan104 et se targuait d’avoir l’oreille d’un autre de leurs
grands condisciples, Franklin D. Roosevelt ?
L’aristocratie de la côte Est restait toutefois impertinente envers Kennedy.
Il fut copieusement sifflé quand, invité à faire un discours, il se lança dans
un vibrant plaidoyer du gouvernement. La promotion de Harvard avait
conçu une sorte de revue intitulée Oscar in Wonderland, où figurait un
sketch parodique de Joe en trésorier des Chemins de fer de Boston et du
Maine. À un moment du sketch, une des secrétaires répondait au téléphone :
— Non, monsieur le Président, il n’est pas 9 heures puisque M. Kennedy
n’est pas encore arrivé.
Puis le personnage incarnant Kennedy entrait en scène :
— Appelez-moi Frank !
Puis, prenant la communication :
— Franklin, Joe en ligne. Je suis arrivé. Vous pouvez mettre le pays en
marche8 !
De telles plaisanteries, hommages ambigus à  sa puissance grandissante,
n’étaient cependant pas un réconfort pour Joe, conscient que sa carrière
stagnait. Faisant son deuil du secrétariat au Trésor, il s’en ouvrit un soir
à Jimmy Roosevelt, venu dîner à Marwood :
— Ton père ne me préférera jamais à  Morgenthau. Soit  ! Mais, tout
compte fait, il y  a bien un autre poste qui m’intéresserait… Ambassadeur
à Londres.
Joe avait appris que le titulaire du poste, Robert Worth Bingham, était sur
le point de démissionner pour raisons de santé105. Jimmy eut du mal à  en
croire ses oreilles :
— Tu plaisantes, Joe, j’espère.
L’image furtive d’un Joe frayant avec l’aristocratie anglaise lui parut
tellement incongrue qu’il eut du mal à réprimer un sourire.
— Non, j’y pense vraiment. Réfléchis, ce serait tellement excitant  : un
Irlandais reçu comme ambassadeur des États-Unis en Angleterre…
— J’imagine assez bien, en effet. Mais il me semble que le département
du Commerce te conviendrait mieux. Et c’est un poste ministériel…
La ficelle était trop grosse pour que Joe s’y laissât prendre :
— Non, Jimmy. C’est à Londres que je veux aller. C’est ça et rien d’autre9.
Jimmy avait lui aussi changé de statut. FDR l’avait fait venir à ses côtés
comme secrétaire particulier, en remplacement du fidèle Louis Howe,
décédé. Considérant son fils comme un vrai problème, le Président
cherchait surtout à l’avoir à l’œil et à modérer son affairisme106. Dire qu’il
briguait à présent le poste de gouverneur du Massachusetts !
Lorsque Jimmy, non sans précaution, évoqua l’idée d’une nomination de
Joe Kennedy à  Londres devant son père, celui-ci partit d’un fou rire
tellement saccadé qu’il faillit en tomber de son fauteuil roulant. Son fou rire
passé, Roosevelt rendit son verdict : ce serait non, pour Londres aussi. Mais
il se ravisa peu après. Au fond, cela ne coûtait pas grand-chose de demander
à  Joe ce qu’il avait en tête. Il faudrait remplacer rapidement Bingham, de
toute façon, et ce ne serait pas facile. Le successeur devrait avoir le sens des
relations publiques et des relais dans la presse, tout en disposant d’une
fortune privée. L’ambassade de Londres était coûteuse et, en dehors des
indemnités de représentation, le titulaire du poste devrait forcément puiser
dans ses fonds personnels pour se permettre un train de vie décent.
À l’époque, la fortune personnelle de Joe Kennedy était déjà considérable et
les émoluments annuels d’un ambassadeur à  Londres – 17  500  dollars –
étaient des broutilles pour lui.
Quelques jours plus tard, Joe Kennedy fut introduit dans le Bureau ovale.
Au lieu de lui serrer la main, le Président lui demanda de reculer de
quelques pas en direction de la cheminée.
— Ne soyez pas étonné, Joe. Je cherche seulement à  évaluer votre
allure10…
L’étonnement vira à  la stupéfaction lorsque le maître  des lieux s’adressa
de nouveau à lui, sur un ton tout aussi détaché :
— Joe, cela vous ennuierait-il de baisser votre pantalon ?
L’intéressé croyant avoir mal compris, le Président réitéra sa demande.
Incrédule, Joe s’exécuta, laissant tomber ses bretelles et restant en caleçon.
Il avait l’air parfaitement stupide dans une telle situation et se dit que c’était
sans doute ce que Roosevelt recherchait. Mais celui-ci le fixait tant et plus
du regard avant de hocher la tête :
— C’est bien ce que je craignais, Joe. Regardez donc vos jambes. Ce sont
les jambes les plus arquées que j’aie jamais vues. Imaginez la scène lorsque
vous présenterez vos lettres de créance…
Debout en caleçon dans le Bureau ovale, Joe semblait éberlué. Il se serait
attendu à tout sauf à ce genre de situation.
— Savez-vous, Joe, que la tradition en Angleterre est de se présenter en
habit de cour avec culottes à la française et bas de soie ? Non, mais de quoi
aurez-vous l’air ? Et nous, nous serons la risée de la terre entière !
Joe considérait un peu sottement le Président qui renchérit :
— Non, croyez-moi, vous n’avez pas les qualités requises, Joe. C’est aussi
simple que cela.
Humilié et furieux de se voir rejeté de la sorte, Joe reprit ses esprits tout en
se réajustant :
— Monsieur  le Président, si j’obtenais l’autorisation du Protocole de Sa
Majesté de me présenter à  la cérémonie en jaquette et pantalon rayé,
m’accorderiez-vous votre consentement ?
— Vous savez bien que c’est impossible. Vous connaissez les Anglais et
leurs fichues traditions aussi bien que moi.
— Je vous demande seulement un délai de deux semaines, rien de plus.
Le moins interloqué dans cette affaire ne fut pas Roosevelt lorsque Joe
revint le voir à  la Maison Blanche, brandissant en signe de triomphe une
lettre d’autorisation spéciale à l’en-tête du Foreign Office107. Il avait réussi
son pari. De quoi ce diable d’homme était-il capable pour parvenir à  ses
fins !
Ambassadeur à  la cour de St.  James108  ! Si elle déplut à  certains, la
nomination de Joe soulagea des gens dans le premier cercle de FDR, tels
Hopkins, Morgenthau ou Ickes, qui ne supportaient plus sa présence
à  Washington. Roosevelt lui-même en était venu à  considérer qu’une
nomination à  l’étranger était le meilleur moyen de se débarrasser d’un
personnage aussi encombrant et dangereux.
Qui sait, d’ailleurs, s’il n’était pas l’homme idoine  ? Il aurait sur la
situation politique en Angleterre un regard neuf, très éloigné de la vision
compassée des diplomates de carrière. Lui au moins ne risquerait pas de
succomber à  l’anglophilie dont étaient tôt ou tard affligés tous les
ambassadeurs américains à  Londres. Sans compter qu’il avait une grande
expérience de la négociation. Celle-ci ne serait pas superflue quand
viendrait le temps de discuter un accord commercial anglo-américain
encore dans les cartons.
Selon FDR, l’affectation de Joe Kennedy ne devait pas excéder six mois,
un  an tout au plus109. Après tout, le poste d’ambassadeur à  la cour de
St.  James était le plus convoité de toute la diplomatie américaine. Le
Président s’employa à rassurer son entourage :
— Ne vous inquiétez pas, je l’aurai à l’œil, le loustic. Dès qu’il ouvre la
bouche pour me critiquer, je le vire11 !
Début décembre  1937, alors qu’elle n’était pas encore officielle, Arthur
Krock divulgua la nomination de Joe Kennedy à  grands coups de
trompette110. Beaucoup de journalistes lui emboîtèrent le pas, retraçant
l’extraordinaire épopée de cette famille d’immigrés catholiques irlandais
dont le descendant revenait triomphalement à Londres. À toutes fins utiles,
quelques-uns d’entre eux énumérèrent les noms d’anciens ambassadeurs
américains à  Londres ayant accédé par la suite à  la présidence des États-
Unis111. Paradoxalement, le seul commentateur à  émettre des réserves fut
Boake Carter, du Boston Globe et du Daily Mirror. Selon lui, l’inexpérience
diplomatique de Joe en une période aussi délicate pouvait lui jouer des tours
et compromettre ses ambitions présidentielles.
Un mois plus tard, une fois sa nomination ratifiée par le Sénat, Joe se
fendit d’un câble de remerciement à  Roosevelt. Le ton en était
inhabituellement humble : « Je ne sais pas quel genre de diplomate je vais
être, sans doute mauvais, mais je m’engage à faire aboutir vos projets12. »
Peu après sa prestation de serment, le 18 février 1938, en présence du juge
à la Cour suprême Stanley Reed, Joe retrouva cependant de sa superbe. Il
exigea ainsi du Département d’État qu’il fît transporter en Angleterre ses
chiens ainsi que trois de ses voitures, dont une Chrysler noire d’une tonne et
demie.
La veille du départ de Kennedy pour Londres, Roosevelt donna un dîner
à Hyde Park auquel assistaient quelques amis du Président, parmi lesquels
Dorothy Schiff, une femme richissime à  qui l’on prêtait l’intention de
prendre le contrôle du New York Post. Peu auparavant, FDR avait reçu
confirmation d’une tentative de corruption qui portait sur 1  million de
dollars et mettait en cause Kennedy. Ce dernier avait tout nié, même s’il
connaissait fort bien le cerveau de cette escroquerie, Floyd Botswick
Odlum, un multimillionnaire sulfureux qui venait de racheter à  Joe la
majorité de ses parts de la RKO.
Roosevelt n’y pensait plus lorsque, au cours du dîner, son épouse Eleanor
se prit à évoquer « cet épouvantable Joe Kennedy ». Contre toute attente, le
Président partit d’un éclat de rire sonore  : «  Nommer un Irlandais
ambassadeur en Angleterre, n’est-ce pas une formidable plaisanterie  ? La
plus énorme qui se puisse imaginer ? » Une plaisanterie qui n’était pas du
goût de ses convives. Pour une fois, le Président fut seul à rire de son bon
mot13.
Fin février 1938, Joe Kennedy partit pour l’Angleterre en grande pompe.
À l’aéroport Logan de Boston, d’où il allait s’envoler pour New York, il tint
à  se faire accompagner par tous les vieux amis irlando-américains de son
père. Le lendemain, embarquant sur son transatlantique pour Plymouth, il
ne put s’empêcher de fanfaronner : « Nous n’y allons que le temps de faire
inscrire la famille au Bottin mondain, après quoi nous rentrerons produire
des films et gagner de l’argent à Hollywood14. » Simple boutade ? Peut-être
pas tout à fait car ce poste procurait à Joe cette légitimité aristocratique qui
lui faisait jusque-là défaut et après laquelle il courait depuis si longtemps.
Sur le pont de première classe du paquebot Manhattan, deux de ses plus
proches collaborateurs étaient à  ses côtés  : Harold B.  Hinton et Harvey
Klemmer. Ancien correspondant du New York Times à  Washington, le
premier venait d’être nommé attaché de presse de l’ambassade américaine
à  Londres. Le second collaborait déjà avec Kennedy depuis plusieurs
années. Natif du Michigan, Harvey Klemmer travaillait auprès du secrétaire
d’État Cordell Hull sur les dossiers d’accords commerciaux lorsqu’il avait
été repéré par Joe pour sa capacité de travail et sa discrétion. Joe l’avait
emmené avec lui à  la Commission des affaires maritimes où Klemmer
rédigeait ses discours. À  présent, il était promis à  un poste diplomatique
d’attaché d’ambassade.
Outre ces deux collaborateurs, Joe s’adjoignit des familiers, dont
l’indispensable Eddie Moore ainsi que trois anciens de Hollywood : Arthur
Houghton, James Seymour et un certain Jack Kennedy, qui avait travaillé
pour la RKO et que l’on surnommait « Ding Dong Jack ».
Par vagues successives, la famille Kennedy rejoignit Joe dans la résidence
des ambassadeurs américains : trente-six pièces au 14, Prince’s Gate, à deux
pas de Hyde Park, un legs du légendaire John Pierpont Morgan au
gouvernement de Washington qui remontait au début des années 1920. Joe
fut désagréablement étonné par la vétusté et le côté un peu délabré de la
demeure. Il investirait près de 250  000  dollars de sa fortune personnelle
pour la rendre plus confortable et plus présentable.
Manquaient à l’appel les deux fils aînés, Joe Jr et Jack, restés à Harvard.
Pince-sans-rire, Joe expliqua à  la presse qu’il ne souhaitait pas
«  compliquer le problème du logement  » dans le pays dont il était l’hôte.
Aux anges, Rose se retrouvait désormais à la tête d’un personnel de maison
pléthorique : vingt-trois domestiques et trois chauffeurs, sans compter une
bonne vingtaine d’employés à mi-temps.
Quand vint le moment de la présentation solennelle des lettres de créance
au roi George VI, il y eut une petite crispation. Arrivé en carrosse d’apparat
au palais de Buckingham, en habit et cravate blanche, Joe avait finalement
obtenu du chef du Protocole, sir G.  Sidney Clive, de se présenter à  la
cérémonie dans la tenue qu’il souhaitait. Grâce au ciel, il n’aurait pas à se
ridiculiser en s’exhibant en culottes et bas de soie. Les puristes en furent
choqués et relevèrent, sarcastiques, qu’en dehors de certains maîtres d’hôtel
de second rang, seul Joe Kennedy portait des pantalons112.
Le nouvel ambassadeur eut droit à un quart d’heure de conversation avec
le souverain, qui avait revêtu son uniforme d’amiral de la flotte. À la sortie,
Joe accorda une interview au Daily Telegraph, ce qui offusqua le Protocole.
Les audiences royales étant toujours confidentielles, il était inconvenant de
se répandre dans la presse. Ce ne furent pas les seules entorses à  la
tradition. Joe fut également dispensé de présenter au couple royal des
« débutantes » de la bonne société américaine devant faire leur entrée dans
le monde. Peu auparavant, il avait désobligé ses hôtes en dénigrant le
processus de sélection de ces débutantes qui était, à  ses yeux, «  trop peu
démocratique  ». En réalité, Joe ne tenait pas à  ce que ses propres filles
passent inaperçues parmi les vingt «  débutantes  » sélectionnées qui
appartenaient traditionnellement aux familles aristocratiques de la côte Est,
celles-là mêmes qui avaient toujours snobé les Kennedy.
Quelques semaines plus tard, Rose Kennedy et deux de ses filles,
Rosemary et Kathleen, furent présentées à  la Cour. Elles au moins ne
cherchèrent pas à  contourner l’étiquette et arborèrent scrupuleusement
voilette, traîne à  partir des épaules et longs gants blancs au-dessus du
coude. Un léger moment d’angoisse, tout de même, lorsque vint le tour de
Rosemary d’effectuer sa révérence. Mais l’aînée des filles Kennedy ne
commit aucun impair. Mieux encore, la presse anglaise la désignerait
unanimement comme la femme la plus éblouissante de la soirée.
Joe réorganisa rapidement le bureau de l’ambassadeur dans la chancellerie
de brique rouge donnant sur Grosvenor Square. Il ne lui disait rien qui
vaille, dominé par un portrait de Joseph Hodges Choate, un ancien
maître  des lieux qui paraissait fixer les nouveaux venus avec sévérité et
semblait même dire à  Joe  : «  Vous n’êtes qu’un goujat, monsieur15  !  »
Hormis ce portrait, le nouvel ambassadeur avait à  se plaindre de
l’agencement et de la décoration insolites de ce bureau. Avec ses mots à lui,
bien sûr : « Seule une pédale a pu concevoir une pièce pareille16. »
Les choses sérieuses pouvaient à présent commencer. Elles débutèrent par
un coup d’esbroufe bien involontaire de Joe. Lors d’une partie de golf sur le
terrain mythique de Stoke Poges, celui-ci réussit le plus beau drive de sa vie
en réalisant le deuxième trou en un seul coup. L’exploit fut salué comme il
se doit par la presse londonienne. Heureux présage113 !
Quelques jours plus tard – on était le 4 mars 1938 –, Joe fut officiellement
reçu par le Premier Ministre conservateur Neville Chamberlain. Installé
depuis le mois de mai précédent, le successeur de Stanley Baldwin au
10  Downing Street était diversement apprécié en raison de son caractère
énigmatique, qu’accusaient des traits de visage inexpressifs, et d’une
gaucherie quasi caricaturale. Chamberlain pouvait être à la rigueur un chef
de gouvernement acceptable dans un climat politique apaisé, il ne serait
jamais l’homme des crises et des tempêtes. Pendant ce temps, le spectre de
la guerre et la tragédie se profilaient déjà à l’horizon.
En Allemagne sous la férule nazie, Hitler faisait planer une menace
mortelle sur la sécurité du Vieux Continent. On était à  la veille de
l’Anschluss, le rattachement de l’Autriche au Reich allemand que réclamait
le Führer à coups de discours belliqueux. Sans cesse plus nombreux étaient
ceux qui craignaient un conflit jugé imminent. Harvey Klemmer était de
ceux-là, au grand agacement de Joe : « Harvey, arrête de nous fatiguer avec
ces histoires de guerre. Tu n’es qu’un indécrottable pessimiste17 ! »
Entre Kennedy et Chamberlain, le courant passa aussitôt. Ils n’avaient ni
le même tempérament ni la même éducation, mais partageaient une vision
identique de la situation internationale. L’Américain expliqua à l’Anglais sa
répulsion viscérale pour la guerre et, quitte à forcer le trait, les hésitations
légitimes de Washington à s’engager dans des traités d’alliance. L’Anglais
s’en déclarait pleinement satisfait. Chez lui, il passait pour le chantre de
l’apaisement et des concessions à  l’Allemagne nazie dans l’intention de
conjurer la guerre.
Kennedy fut enchanté par cet entretien. Dans un télégramme adressé au
Département d’État – qui égratignait, au passage, une Angleterre jugée
à bout de souffle –, il encensa Chamberlain, dont les convictions pacifistes
étaient si voisines des siennes. Les Anglais, y compris les mieux informés,
ignoraient-ils alors la vraie personnalité de Joe Kennedy et le fond de sa
pensée  ? Ils firent longtemps son éloge. La presse, notamment, s’obstina
à ne voir en lui que l’envoyé personnel de Roosevelt, voire son bras droit.
Étant donné l’importance du poste qu’il occupait, Kennedy ne pouvait
qu’exprimer la vision de la Maison Blanche.
À titre personnel, le nouvel ambassadeur était d’un commerce agréable,
ouvert et plutôt familier, ce qui contrastait agréablement avec les
représentants diplomatiques classiques. À en croire certains observateurs en
mal de lyrisme, ce Kennedy avait la fraîcheur d’un « collégien »… Bien sûr,
il avait aussi les défauts de la mentalité yankee, lorsqu’il lui arrivait par
exemple de poser ostensiblement les pieds sur le bureau, mains nouées
derrière la nuque, en recevant les journalistes. Son langage était également
émaillé de trivialités assez peu protocolaires lorsqu’il assurait en toute
ingénuité devant un auditoire médusé que la reine était «  une chouette
fille18 ». Mais, après tout, c’était l’Amérique, que diable !
En peu de temps, Joe devint la coqueluche d’une presse anglaise qui
mentionnait systématiquement tous ses faits et gestes. «  Jolly Joe  »
divertissait les journalistes quand il leur lançait en toute décontraction  :
«  Vous savez, les Américains s’intéressent moins à  la diplomatie ou à  la
guerre qu’à la façon dont les Boston Bees vont aborder la prochaine saison
de base-ball… »
Le sourire éclatant de Joe avait déjà conquis les photographes. Il en allait
de même pour sa famille aux allures de tribu, aussi soudée qu’un pack de
rugby. Spontanés, directs, les Kennedy ne faisaient pas de manières.
Silhouette athlétique et élancée, Joe  Jr faisait figure de «  gendre idéal  »,
avec ses 23 ans et sa façon inimitable de prendre l’existence à bras-le-corps.
Plus malingre d’apparence et moins expansif, son cadet Jack exerçait déjà
sa séduction dévastatrice sur la gent féminine. Le petit dernier, Teddy,
attirait la sympathie générale par son côté joufflu et sa physionomie
comique. Kathleen, elle, frappait par sa vivacité et sa joie de vivre où se
mêlaient irrésistiblement effronterie et sens de l’humour.
L’enthousiasme de Joe était contagieux lorsqu’il plaisantait avec les
journalistes avant de les entraîner dans des déjeuners arrosés des meilleurs
champagnes. Il les gratifiait de scoops, leur révélait sur le ton de la
confidence qu’il avait un faible pour les cakes fourrés au chocolat,
Beethoven, le rugby, l’équitation, le golf… sans forcément préciser dans
quel ordre.
Admis au prestigieux Royal Thames Yacht Club, Joe se fit l’amphitryon
des puissants de ce monde. Parmi ceux-ci des banquiers – le moindre
n’étant pas J.  P. Morgan, celui-là même qui avait refusé un jour de le
recevoir –, des industriels, des hommes politiques. Le couple royal conviait
les Kennedy, en week-end et sans cérémonie, au château de Windsor. La
famille régnante avait besoin, elle aussi, de prendre ses marques après le
séisme monarchique survenu un an et demi auparavant114.
Bref, l’«  émissaire aux neufs enfants  », comme on se plaisait déjà à  le
surnommer, était un homme bien sous tous rapports. L’air satisfait, il
pouvait légitimement lancer à  sa femme  : «  Eh bien, Rose, on est
diablement loin de Boston Est, tu ne trouves pas ? » Quel chemin parcouru,
en effet, pour le petit-fils de cet immigrant irlandais qui cerclait des
tonneaux sur des quais borgnes !
L’ambassadeur Kennedy avait le vent en poupe et entendait bien en
profiter. L’un de ses objectifs était de se faire accepter par la haute société
londonienne, une des plus fermées au monde. Il avait quitté l’Amérique sur
une dernière rebuffade : le refus de l’université de Harvard, son alma mater,
de lui décerner le titre de docteur honoris causa. Il était revenu
spécialement de Londres pour ce qu’il considérait comme une juste
consécration. Arthur Krock avait fait les choses en grand et joué, une fois
de plus, les thuriféraires  : «  J.  P. Kennedy est de retour, coqueluche de
Londres, sujet favori de la presse britannique, conseiller écouté et
régulièrement consulté par tous les hommes d’État dans le pays auprès
duquel il est accrédité, influent et puissant dans tous les domaines où les
États-Unis ont des intérêts à  défendre en Grande-Bretagne… Le voici de
retour, pas du tout impressionné par une ascension sociale et politique telle
que nul Américain n’en a  peut-être connu à  l’étranger depuis le temps de
Benjamin Franklin19. »
Le comité de sélection de Harvard estima pourtant que ni les titres de Joe
ni son cursus diplomatique ne justifiaient qu’une telle distinction lui fût
octroyée. Joe crut pouvoir atténuer l’affront en faisant savoir à  l’avance
qu’il refuserait tout honneur de ce genre. Cela ne trompa pas grand monde,
à  commencer par un Roosevelt goguenard  : «  Pouvez-vous seulement
imaginer Kennedy refusant une distinction honorifique de Harvard20 ? »
Au moins, Kennedy était épargné par ce genre de déconvenue en
Angleterre. Si ses fils étaient rejetés, tout comme lui-même l’avait été, des
clubs prestigieux de Harvard, à  Londres, les clubs de l’upper class les
recevaient à  bras ouverts. Certes, Joe suscitait des réflexions un peu
obliques quand il insistait trop lourdement pour faire chaperonner sa fille
Kathleen, invitée à  assister au tournoi de tennis de Wimbledon. Chacun
savait bien que Joe, lui-même convié, finirait à  un moment ou un autre,
faute de s’enthousiasmer sur le court central pour la victoire de son
compatriote Donald Budge en finale, par s’éclipser au bras d’une beauté
locale.
Comme d’habitude, Joe se moquait des rumeurs et des racontars. Il faisait
partie des hommes qui comptaient dans la société anglaise et se montrait
familier avec les diplomates et les politiques, en passant par les patrons de
presse. Il se lia d’amitié avec le très influent William Maxwell Aitken, plus
connu sous le nom de lord Beaverbrook115. Comme dans le cas de Henry
R. Luce, cette amitié avait débuté le jour où Kennedy lui avait écrit pour se
plaindre d’un article défavorable publié dans un de ses journaux. On
médisait sur le fait que Beaverbrook ne se sentait à  l’aise qu’avec des
millionnaires…
L’intégration sociale des Kennedy se précisa lorsqu’ils furent invités par
des familles aristocratiques comme les Ormsby-Gore. Pourtant, nul n’était
a  priori plus éloigné de Joe Kennedy que William Ormsby-Gore, un ami
des juifs et sioniste convaincu116 qui venait de démissionner de son poste de
secrétaire aux Colonies pour protester contre la politique britannique hostile
à  l’immigration juive en Palestine. Son fils aîné, William-David Ormsby
Gore, sympathisa étroitement avec les enfants Kennedy117. Plus d’une fois,
on les verrait ensemble jouer ou plaisanter au cours de parties débridées.
Si le jeune Ormsby-Gore était secrètement amoureux de Kathleen
Kennedy, comme on le prétendit à  l’époque, il n’était pas son seul
prétendant. Selon les chroniqueurs mondains, on s’arrachait cette «  petite
Américaine  » éblouissante de fraîcheur dans les salons chics de Londres.
Extravertie, un brin délurée, elle était l’égérie des beaux partis qui la
trouvaient irrésistible. Le fils aîné du duc de Devonshire, William
Cavendish, était de ceux-là. De deux ans plus âgé que Kick, ayant le titre de
marquis de Huntington, il était immensément riche, en sa qualité d’héritier
de l’immense domaine des Cavendish qui comprenait des propriétés dans
tout le pays, outre la somptueuse demeure de Chatsworth qui était le cœur
du noyau familial.
Une idylle improbable se noua bien vite entre Kick l’enjouée et « Billy »
le taciturne. Épidermique, Kick vivait dans l’action et dans une sorte d’éclat
de rire permanent. Plus intellectuel, Billy pouvait passer des heures entières
à méditer dans la bibliothèque familiale, une des plus richement dotées du
pays. L’une époustouflait son entourage par sa modernité exubérante tandis
que l’autre était un aristocrate à  l’ancienne. Peut-être, au fond, les
taquineries irrévérencieuses de Kick étaient-elles ce dont Billy avait besoin.
Restait cependant la différence de religion, qui était beaucoup plus
difficile à  gommer que les simples disparités de caractère. Les Cavendish
étaient aussi protestants qu’on pût l’être. Leur histoire familiale était
parsemée de hauts faits anti-irlandais et anticatholiques. Non seulement ils
avaient hérité de biens confisqués à  l’Église catholique, à  la suite de leur
anoblissement par le roi Henri VIII, mais un des grands-oncles paternels de
Billy, lord Frederick Cavendish, avait été un gouverneur général d’Irlande
si rigoureux qu’il avait fini assassiné dans un parc de Dublin.
Entre Billy et Kick, l’idylle paraissait proscrite. Il n’en était pas plus
question pour les Cavendish que pour les Kennedy. Rose était la plus
farouchement hostile à  toute idée de rapprochement. Elle se souvenait
encore de sa visite en Irlande en compagnie de son père qui lui avait
commenté les hauts lieux de la résistance catholique face à  l’envahisseur,
l’Anglais protestant.
Moins sectaire que son épouse, Joe n’accordait en maintes circonstances
qu’une valeur relative à la religion. Il lui importait surtout que les Kennedy
fussent admis et respectés au plus haut niveau de la société, ce qui n’était
pas gagné d’avance. Il y  était pourtant parvenu et Roosevelt lui-même en
resterait pantois : « Qui aurait pu penser que les Anglais sauraient s’annexer
ce rouquin d’Irlandais21 ? »

L’anti-Churchill
Il existait un point sur lequel Kennedy et Roosevelt pouvaient à la rigueur
s’accorder  : leur méfiance instinctive pour la diplomatie de carrière. FDR
était surtout soupçonneux envers les fonctionnaires du Département d’État.
Il éludait leurs recommandations, aussi fumeuses que brillamment
formulées, et leur préférait volontiers les télégrammes et dépêches des
diplomates de terrain.
Kennedy, lui, mettait tout le monde dans le même sac. À  ses yeux, les
diplomates n’étaient qu’une «  bande de confiseurs  » ou, dans le meilleur
des cas, de « simples garçons de courses » dénués de sens politique. Pour sa
part, il ne pouvait se satisfaire d’un rôle de potiche et ambitionnait même
d’apporter sa pierre à la définition comme à la formulation de la politique
étrangère de son pays.
À l’été 1938, l’ambassadeur Kennedy prononça un discours retentissant
dont un passage, en particulier, mit le Département d’État en ébullition  :
« Je voudrais vous demander si vous connaissez un litige ou un conflit dans
le monde qui vaille la vie de votre fils ou du fils d’autrui22. » Aucun autre
diplomate au monde n’aurait osé se permettre une telle liberté de ton.
De rage vaine, le patron de la diplomatie américaine, Cordell Hull,
caviarda le passage de ce discours déjà prononcé. Ce n’était pas la première
fois que l’ambassadeur Kennedy se montrait provocateur et, pire encore,
indifférent à  la hiérarchie. Au lendemain de l’annexion de l’Autriche par
l’Allemagne nazie118, il avait soumis le texte d’une intervention que le
Département d’État avait jugé inquiétant. Trop isolationniste, sans doute, au
vu d’une simple phrase qui avait valeur de programme  : «  Le peuple
américain, dans sa majorité, est loin d’être convaincu qu’il existe des
intérêts communs entre lui et les autres pays du monde23. »
L’affaire était remontée jusqu’au Président, qui avait eu une vive réaction :
«  Ce jeune homme mérite de se faire taper très fort sur les doigts24.  » En
vérité, FDR n’avait nulle intention de monter l’affaire en épingle. Non
seulement aucune remontrance ne serait adressée à  l’ambassadeur, mais
Roosevelt irait jusqu’à lui écrire  : «  Je sais la période difficile que vous
traversez et je peux vous assurer que ce n’est guère plus facile de ce côté-
ci. »
On était alors à l’avant-veille d’une campagne présidentielle très serrée et
FDR avait encore besoin de Joe. Il savait que sa candidature à un troisième
mandat présidentiel serait très controversée, même chez les Démocrates, car
elle dérogeait à  la tradition instaurée par George Washington lui-même,
suivant laquelle les présidents américains se limitaient à  deux mandats119.
Briguer un troisième mandat risquait de donner raison à  ceux qui
dénonçaient, jusque-là timidement, le « pouvoir personnel » de Roosevelt,
voire la « dictature » de sa présidence.
Pire encore, le président sortant se méfiait des ambitions de son vice-
président, John Nance Garner, qui était devenu un rival politique. Si Garner
devait se présenter contre lui, avec pour colistier le catholique irlandais
James Farley comme on le supposait, alors peut-être Joe Kennedy lui serait-
il utile en lui apportant le vote catholique, outre le soutien du grand
business.
Malgré la montée des périls, Roosevelt n’avait pas encore véritablement
fixé le cap en politique internationale. Certes, l’isolationnisme américain,
sous sa forme classique, n’était plus concevable en plein XXe siècle120. Pour
autant, les Américains n’étaient pas prêts à  s’engager dans une nouvelle
guerre. Ils retourneraient contre Roosevelt les critiques adressées naguère
à  Woodrow Wilson lorsqu’il avait fait entrer le pays dans la Première
Guerre mondiale. Aussi le Président restait-il encore dubitatif sur les
avantages et inconvénients respectifs de l’interventionnisme et de
l’isolationnisme.
Sûr de lui, Kennedy continua ainsi d’agir à  sa guise, comme si de rien
n’était. Contre tous les usages, il ignorait Cordell Hull en s’adressant
directement au président. Il multiplia aussi les cadeaux aux Roosevelt,
offrant un cheval à Jimmy ou faisant livrer des langoustes vivantes à Warms
Springs, la résidence d’été de FDR en Géorgie.
Dans ses télégrammes diplomatiques, Kennedy n’oubliait jamais de faire
l’éloge de Chamberlain, qualifiant même un de ses discours d’« authentique
chef-d’œuvre ». Roosevelt, pour sa part, avait une piètre opinion du Premier
Ministre britannique, qu’il jugeait «  fuyant  » et peu combatif. Mais Joe
semblait se satisfaire des quelques remarques de Chamberlain dénonçant le
côté « mal élevé » du Führer.
D’une manière générale, l’ambassadeur était convaincu que personne en
Europe n’était en mesure de s’opposer aux coups de bluff de Hitler ou de
Mussolini. L’Amérique n’avait nul intérêt à  s’en mêler et, d’ailleurs, les
revendications de l’Allemagne étaient-elles injustifiées  ? Après tout, le
traité de Versailles n’était rien d’autre qu’un « acte de vengeance »121. Quant
à Hitler lui-même, Kennedy faisait sienne la conviction de Chamberlain que
le chef nazi était «  un homme à  qui l’on pouvait faire confiance, une fois
qu’il avait donné sa parole25  »… Il n’avait pas la même mansuétude pour
Winston Churchill, que FDR admirait mais en qui il ne voyait qu’un
« ivrogne » doublé d’un « impérialiste impénitent26. »
Méprisant la prudence diplomatique, Kennedy se rapprocha d’éléments
jugés sulfureux par l’establishment britannique. Ainsi de la «  coterie de
Cliveden  », un groupe animé par lady Astor, qui en était la véritable
inspiratrice en même temps que l’hôtesse appréciée. Prodigue, elle
hébergeait ses invités de marque dans son luxueux manoir de Cliveden aux
quarante-six chambres, mettant à leur disposition son parc luxuriant et son
haras, un des plus réputés d’Angleterre.
Américaine d’origine122, Nancy Astor était un vrai personnage de roman.
On racontait qu’elle se trouvait sur un paquebot faisant route vers
l’Angleterre lorsqu’elle rencontra un certain Waldorf Astor,
deuxième vicomte Astor et fils du bâtisseur du célèbre palace new-yorkais,
le Waldorf Astoria123. Elle épousa sur-le-champ cet aristocrate, à  la fois
homme d’affaires et député à  la Chambre des communes, ayant déjà fait
sienne une de ces maximes qui firent sa réputation : « La seule chose que
j’aime chez les gens riches, c’est leur argent. »
Outre son immense fortune, son mari lui transmit aussi son empire de
presse124 ainsi que le virus de la politique. En  1919, Nancy reprit le siège
qu’il détenait dans la circonscription de Plymouth Sutton125 et fut la
première femme à  siéger au Parlement britannique. Elle n’hésiterait pas
à mettre son opulence et sa notoriété au service de son influence politique.
Le Cliveden Set répondait pleinement à cette exigence. Tenant plus du salon
mondain que du nid de conspirateurs, il réunissait des notables proches des
cercles du pouvoir : ministres, patrons de presse ou encore businessmen de
haut vol. On pouvait y  croiser Geoffrey Dawson, rédacteur en chef de
Times, Henry Deterding, président de la Royal Dutch Shell, lord Halifax,
secrétaire au Foreign Office, ou encore Montaigu Norman, gouverneur de la
Banque d’Angleterre.
Certains avaient beau ironiser sur un tel aréopage – comme Robert
Vansittard, sous-secrétaire permanent au Foreign Office, qui n’y voyait
qu’une bande d’« amateurs ambulants » –, l’influence de ces personnalités,
qui prônaient une politique d’apaisement et d’accommodement avec Hitler,
était bien réelle.
Lady Astor en était le plus bel exemple. Avait-elle décidé de « prendre en
main  » l’ambassadeur Kennedy, comme le prétendait Tommy  Corcoran  ?
Cette femme séduisante, dont les bêtes noires étaient les juifs et Churchill,
avait tout pour lui plaire, excepté peut-être un anticatholicisme de fort
mauvais aloi. Convaincue d’être victime de la propagande juive, elle
multiplia les attaques antisémites abjectes, au point de rétorquer un jour,
à la Chambre des communes, au député conservateur Alan Graham qui lui
reprochait ses manières inconvenantes  : «  Seul un juif comme vous peut
oser me parler aussi grossièrement.  » Témoin de l’incident, un
parlementaire cria au scandale  : «  Jusqu’ici je n’avais jamais entendu
quelqu’un insulter un membre du Parlement comme cette salope vient de le
faire27. » Il s’agissait de Winston Churchill.
Entre lady Astor et Churchill, c’était une haine inextinguible qui avait
débuté en  1919 à  la Chambre. La jeune femme l’ayant vertement
apostrophé, Churchill lui avait répliqué sur un ton doucereux, sans lui faire
l’aumône d’un regard  : «  Quand vous avez pris votre siège, j’ai eu
l’impression qu’une femme entrait dans ma salle de bains et que je n’avais
qu’une éponge pour me défendre126… »
Ce fut grâce à  l’entremise de Nancy Astor que Joe rencontra Charles
A.  Lindbergh. Le célèbre aviateur, qui avait fui l’Amérique après
l’assassinat tragique de son fils127, était un habitué de Cliveden.
Isolationniste, il ne cachait pas son admiration pour la puissance de la
Luftwaffe, pour l’efficacité du régime nazi et même pour Hitler, qu’il
qualifiait de « grand homme ». Il avait d’ailleurs été décoré en 1936 de la
croix de chevalier de l’Aigle allemand avec étoile des mains d’Hermann
Goering. D’emblée, Kennedy fut séduit par « Lindy », qu’il n’avait jamais
eu l’occasion de croiser28 et qui, lui aussi, détestait viscéralement les juifs.
Tous deux se lièrent d’amitié et l’aviateur devint même un des conseillers
les plus écoutés de l’ambassadeur.
Joe Kennedy n’avait nul besoin d’être encouragé pour se faire l’apôtre de
l’apaisement. En juin  1938, il avait rencontré durant une heure
l’ambassadeur d’Allemagne à  Londres, Herbert von Dirksen, qui avait eu
du mal à  en croire ses oreilles lorsque son homologue lui avait vanté
l’entente américano-allemande. À  l’en croire, les Américains n’étaient
nullement hostiles aux Allemands, hormis les «  trois millions et demi de
juifs aux États-Unis vivant pour la plupart sur la côte Est  ». Et encore,
Dirksen ne pouvait savoir que Joe pestait à longueur de temps, quelles que
fussent les personnes présentes, contre les yids (youpins)  ; ou que
l’antisémitisme de Joe avait déteint sur son fils aîné, qui ne cachait pas son
enthousiasme pour les Allemands : « C’est vraiment un peuple merveilleux
et il sera horriblement difficile de l’empêcher d’obtenir ce qu’il veut29. »
Conquis par cet Américain si atypique, Dirksen avait invité l’ambassadeur
Kennedy à visiter l’Allemagne128. Au demeurant, si elles ne reflétaient pas
la ligne diplomatique officielle, les vues de Joe trouvaient un certain écho
aux États-Unis. Les isolationnistes comme les pacifistes faisaient feu de
tout bois. Joe Kennedy n’ignorait pas qu’il pouvait bien être leur champion
pour les élections présidentielles de  1940. Avec autant d’assiduité qu’à
Londres, il cultiva en Amérique les milieux de l’apaisement et de la paix
à  tout prix. Il se rapprocha aussi de gens influents tels que le sénateur
Burton K.  Wheeler, autrefois démocrate rooseveltien mais pacifiste
convaincu, ou Cissy Patterson, la grande prêtresse de l’isolationnisme
américain.
Déjà furieux que Joe utilise sa position à des fins personnelles, Roosevelt
l’était encore davantage à  la perspective d’une candidature Kennedy aux
présidentielles. Certains journaux s’en firent l’écho, parfois avec
gourmandise comme le Chicago Tribune, ouvertement hostile au New Deal.
Joe dut même s’employer à désamorcer la situation, confiant au journaliste
Cyrus L. Sulzberger que la Maison Blanche n’avait jamais fait partie de ses
projets. Mais qui pouvait le croire à  Washington  ? En tout cas, pas
Sulzberger lui-même, qui conclut son interview dans le Ladies Home
Journal sur la probabilité d’une candidature Kennedy129.
Tout en protestant publiquement de sa fidélité à  FDR, Joe le traitait en
privé de « fils de p… », non sans charger Krock, son affidé en chef, de se
tenir prêt dans l’éventualité d’une campagne Kennedy for President. Mais
ses adversaires, souvent téléguidés par la Maison Blanche, ne baissaient pas
les bras. Le Saturday Evening Post dénonça ainsi l’affairisme qui liait
Jimmy Roosevelt et Joe Kennedy. Par chance, le quotidien ignorait les
petites affaires fructueuses que Joe poursuivait, bien à  l’abri de son
ambassade. À  la tête de la Somerset Distillers qu’il contrôlait aux États-
Unis, il avait placé un de ses fidèles, Ted O’Leary. À  Londres, c’était le
secrétaire d’ambassade Harvey Klemmer qui s’occupait des expéditions
d’alcool de Joe vers l’Amérique. La situation n’était pas favorable, avec la
recrudescence des tensions, et le gouvernement anglais avait réquisitionné
sa flotte marchande pour les transports militaires. Joe utilisa cependant sa
position d’ambassadeur pour obtenir de la place de fret sur les navires de
transport vers les États-Unis. Près de deux cent mille caisses d’alcool furent
ainsi acheminées sous couvert diplomatique au profit personnel de
Kennedy.
Par ailleurs, à  distance désormais, Joe continuait à  investir et à  spéculer
à Wall Street130. Presque quotidiennement, Joe faisait passer ses ordres par
téléphone à John Burns, un ancien juge à la Cour suprême du Massachusetts
devenu le responsable de son bureau de New York. Plus généralement, il se
servait d’informations confidentielles pour intervenir sur le marché des
valeurs. Le secrétaire américain à l’Intérieur, Harold Ickes, se plaignit de ce
que Joe Kennedy se livrait à de grosses opérations de spéculation boursière
par l’intermédiaire d’agents londoniens131.
Un jour, sans que personne ne le lui demande, Joe prit l’initiative de
préparer un accord sur le règlement de la dette britannique envers les États-
Unis. Il laissa filtrer la rumeur d’un accord prochain de dévaluation
monétaire de la livre sterling dont la conséquence à court terme serait une
envolée des prix de l’or. Personne n’avait entendu parler d’un tel accord et
Joe nia toute implication de sa part  : entre-temps, jouant sur les cours de
l’or, il avait réalisé une opération juteuse sur le marché des valeurs.
Bien qu’éloigné, Joe ne se privait pas non plus d’intervenir en faveur de
ses amis. Il tenta ainsi de sauver Joseph Schenck, un des pionniers de
l’industrie du cinéma qui avait présidé la Twentieth Century Fox, des griffes
du fisc américain auquel il avait dissimulé un profit de 7 millions de dollars.
Il eut recours aux services de Jimmy Roosevelt, mais ses interventions
répétées auprès du Trésor finirent par provoquer la colère de FDR, qui
blâma l’ingérence inacceptable de son fils132.
Il y eut même pire lorsque Joe fit pression d’une manière indécente sur le
gouvernement britannique afin qu’il renonce à  réduire le montant des
importations de films américains de 35 à 5  millions de dollars. Londres
avait besoin d’une telle réduction pour pouvoir financer ses achats
d’armement. Auprès du Département d’État, Joe fit valoir que cette
réduction signerait l’arrêt de mort de l’industrie cinématographique
américaine. Les Anglais durent renoncer à l’essentiel de leur projet133.
Quelques mois seulement après son installation à Londres, le cynisme et la
désinvolture de Joe lui avaient mis à  dos une grande partie de
l’establishment. Pendant ce temps, Hitler menaçait la Tchécoslovaquie en
revendiquant le territoire des Sudètes. Venu rencontrer le Führer
à Berchtesgaden, en septembre 1938, Chamberlain le trouva toujours aussi
mal élevé, mais désormais aussi «  totalement impitoyable, cruel et
arrogant134 ».
Mais il était trop tard pour éviter l’humiliation des accords de Munich, qui
furent signés quelques jours après135. Peut-être Chamberlain crut-il alors
sincèrement qu’il avait sauvé durablement une paix honorable. Il ne
tarderait pas à déchanter136 et à méditer l’alternative énoncée par Churchill :
«  Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le
déshonneur et vous aurez la guerre. »
Joe, lui, se montra une nouvelle fois indécent en lançant à l’ambassadeur
de Tchécoslovaquie à Londres, Jan Masaryk : « N’est-ce pas merveilleux ?
Rien ne s’oppose à présent à ce que je rentre à Palm Beach30 ! » Ce même
Masaryk accuserait Kennedy d’avoir vendu des actions tchèques
à  découvert et réalisé un bénéfice de 20  000  livres. Harry Hopkins, quant
à lui, évoquerait un montant d’un demi-million de dollars31.

Une guerre étrangère à l’Amérique ?


Au lendemain de Munich, Joe repartit en campagne pour préconiser la
neutralité des États-Unis dans un éventuel conflit à venir. Il se fit cette fois
rembarrer sèchement par Cordell Hull, le secrétaire d’État. En désespoir de
cause, Joe s’efforça de convaincre Washington de la supériorité militaire
absolue de l’Allemagne, laquelle rendrait la guerre illusoire. Il croyait
visiblement en une victoire de l’Allemagne, y compris sur les États-Unis.
Joe proposa au Département d’État de consulter Lindbergh, mais se fit
éconduire sans ménagement. Selon lui, Lindbergh était accusé injustement
d’être pronazi et n’avait accepté la décoration que lui avait remise Goering
que « dans un moment d’inattention »…
Joe Kennedy savait désormais à  quoi s’en tenir sur la position de
l’exécutif américain, convaincu que Roosevelt n’attendait que l’occasion
pour entrer en guerre. Prévoyant que le déclenchement des hostilités
provoquerait une vaste débandade en Angleterre, il s’apprêtait déjà
à organiser le départ des résidents américains de Londres. Joe fit notamment
en sorte d’approcher Barbara Hutton, une milliardaire américaine137 qui
avait pris entre-temps la nationalité danoise, et lui proposa de l’aider
à  rentrer aux États-Unis. Oubliant qu’une ambassade ne ressemblait pas
exactement à  un studio hollywoodien, il lui fit des avances pressantes. La
jeune femme ne dut son salut qu’à la fuite.
Si Kennedy s’en était tenu à  un pacifisme classique – pas si marginal,
d’ailleurs, au sein de la société britannique – et qu’il se fût borné
à souligner les dangers de la guerre, sa position eût pu être tolérée. Après
tout, à l’été 1914, le gouvernement avait attendu le tout dernier moment de
la crise pour entrer dans le premier conflit mondial. Mais il allait trop loin
dans le cynisme en louant les vertus de l’Allemagne nazie et en prônant la
concertation entre les démocraties et les dictatures afin qu’elles règlent les
problèmes qu’elles avaient en commun. Comme s’il y  avait équivalence
entre les deux ! Comme si l’exigence de moralité, de probité et de justice
était accessoire !
En enfourchant de nouveau ses thèses, dans un discours au dîner annuel du
Trafalgar Day, en octobre 1938138, Kennedy déclencha une véritable bronca.
Quoique consternés, les milieux diplomatiques restèrent modérés139. Ce ne
fut pas le cas de personnalités indépendantes comme le juriste Felix
Frankfurter, familier de Roosevelt et autrefois proche de Kennedy, qui ne
put cacher son amertume : « Je me demande si Joe Kennedy a conscience
des conséquences qu’ont les propos tenus en public par un ambassadeur
américain. Une telle approbation des dictatures fait le jeu des dictateurs32. »
La presse américaine fut encore plus sévère. Pour le New York Post, les
propos de l’ambassadeur laissaient à penser que les « États-Unis se liaient
d’amitié avec l’homme qui se targuait de vouloir abattre la démocratie et la
religion ». Plus en verve, dans le Wall Street Journal, Frank Kent relaya la
proposition humoristique d’un collègue éditorialiste de « balancer Joe dans
le port de Boston dès son retour aux États-Unis140 ».
Loin de s’en émouvoir, Joe Kennedy s’empara d’un nouveau sujet, celui
des réfugiés, à seule fin de continuer à occuper le terrain. Ce problème était
d’une actualité brûlante depuis l’échec de la conférence d’Évian à dégager
une solution. Beaucoup d’Américains s’inquiétaient déjà d’une immigration
incontrôlée.
Kennedy prit la question à bras-le-corps. Personne au Département d’État
ou à  la Maison Blanche ne l’avait mandaté à  cette fin. Devant les
journalistes, il évoqua cependant un «  plan Kennedy  », précisant même
qu’il y  travaillait en concertation avec le gouvernement britannique. Le
« plan » prévoyait le départ des juifs d’Allemagne et leur réinstallation en
Afrique ou en Amérique latine. Le coup de communication parfait, tel que
Joe les affectionnait.
La communication confina au drame lorsqu’eut lieu en Allemagne, en
novembre 1938, la « Nuit de cristal » qui intensifia avec une brutalité inouïe
les persécutions envers les juifs141. En public, Joe déclara que la persécution
des juifs en Allemagne était « la chose la plus horrible » dont il ait jamais
entendu parler33. En privé, cependant, il lâcha froidement à  Harvey
Klemmer qu’après tout, les juifs étaient «  les propres artisans de leur
malheur34 ».
Joe Kennedy s’agitait pourtant en pure perte. Il pouvait bien se permettre
encore d’intervenir auprès de son ami Will Hayes pour faire censurer une
séquence d’actualité sur la crise tchèque qu’il jugeait trop critique envers la
politique d’apaisement de Chamberlain. Mais il n’avait plus de prise sur les
événements. Roosevelt était en train de le mettre sur la touche en douceur –
cela devint criant au moment de l’organisation de la visite aux États-Unis
du roi George  VI et de la reine Élisabeth, dont Joe fut systématiquement
tenu à l’écart.
Un an seulement après son installation à Londres commencèrent à circuler
les premières rumeurs sur son rappel. La Maison Blanche n’y était pas
totalement étrangère, car la patience de FDR envers Kennedy était en train
d’atteindre ses limites. Joe en profita pour s’offrir des vacances prolongées,
sur la Riviera française, puis à Palm Beach. En chemin, il eut un entretien
de deux heures avec le Président et lui offrit sa démission. Mais Roosevelt
la refusa, estimant sans doute que la situation n’était pas assez mûre. Et
pourtant, les attaques de Joe contre «  les juifs qui dominent la presse  »
étaient devenues quotidiennes, relayées parfois ironiquement par Arthur
Krock, qui oubliait pour la circonstance qu’il était juif lui-même. Il est vrai
que l’éditorialiste du New York Times, que FDR n’hésitait pas à qualifier de
« parasite social », était stipendié par Joe au-delà du concevable.
Après les fêtes de fin d’année passées à Palm Beach, Joe prit la direction
de Boston pour un bilan de santé. La clinique Lahey lui prescrivit un repos
de deux mois. Cela faisait beaucoup de congé pour un ambassadeur en
pleine crise internationale142. Préférant le savoir éloigné de Washington,
Roosevelt lui demanda fermement de rejoindre son poste.
En ce début d’année 1939, décisive pour la paix mondiale, FDR ne croyait
plus du tout à l’apaisement. Joe ne pouvait l’ignorer et multiplia les rapports
contradictoires, certains de tonalité pacifiste et d’autres prônant un
réarmement accéléré de l’Amérique. Ils finiraient au fond de tiroirs.
Joe eut plus de chance quand il obtint de représenter Roosevelt à  la
cérémonie d’intronisation du pape Pie XII en mars143. Le nouveau souverain
pontife était le cardinal Eugenio Pacelli, le candidat de cœur de Kennedy.
Rose se souvenait encore avec émotion de la visite du prélat dans leur
demeure de Bronxville144.
L’ambassadeur arriva à  Rome en grande pompe, son épouse et huit de
leurs enfants à  ses côtés. Après avoir assisté à  la messe célébrée par le
Saint-Père en la basilique Saint-Pierre, ils eurent le privilège d’une audience
privée. Joe eut la satisfaction d’apprendre à cette occasion que lui avait été
décernée la médaille de l’ordre de Pie  IX, une décoration habituellement
réservée aux chefs d’État. Il apprendrait également que son grand ami
Francis Joseph Spellman allait être prochainement nommé archevêque de
New York et promu cardinal145.
L’influence politique de Joe Kennedy fondait comme neige au soleil, sauf
auprès des hiérarques catholiques où elle restait intacte. Au moment même
où il sacrifiait aux réjouissances ecclésiales, Hitler trahit sa parole de ne
jamais envahir ce qui restait de la malheureuse Tchécoslovaquie. Pour les
pacifistes inconditionnels de l’apaisement, le camouflet était cinglant. Les
Britanniques, Chamberlain en tête, réagirent avec fermeté au coup de force.
Joe, lui, affecta de continuer à y croire. Sa dernière trouvaille était de payer
Hitler pour qu’il revienne à  la raison. L’argent pouvait acheter tout et
n’importe qui. Pourquoi pas le Führer ? Kennedy s’y connaissait si bien en
ce domaine qu’il ne doutait pas de son affaire35.
Se sentant inaudible, Joe joua son va-tout en envisageant de proposer
à  Hitler que soit tolérée l’expansion territoriale allemande, pourvu qu’elle
se limite au continent. Tenu au courant, le roi George  VI alerta aussitôt
Roosevelt, qui eut Kennedy en ligne aussitôt après :
— Laissez tomber, Joe.
Il s’agissait d’un ordre.
— Dans ces conditions, je rentre à la maison.
— Non, Joe. Vous ne bougez pas de là.
Furieux, Joe raccrocha vivement : « Nom de Dieu, je ne laisserai personne
me dicter ma conduite ! » Il ne se doutait pas qu’à l’autre bout du fil, FDR
était tout aussi furieux  : «  Je commence vraiment en avoir assez de ce
fouteur de m…36 ! »
Il ne restait à Joe Kennedy que le tourbillon fastueux des réceptions et la
fréquentation distinguée des grands aristocrates. Des comtes, des duchesses,
des princesses… « Le grand moment de sa vie », commenterait cruellement
Harold Ickes. Mais le vent se faisait décidément mauvais pour lui.
Felix Frankfurter s’interrogeait publiquement : « Existe-t-il quelqu’un qui
aime Joe Sr, hormis sa famille ? » Walter Lippmann lui emboîtait volontiers
le pas en déclarant que Kennedy était un pronazi antisémite qui était
convaincu que l’Allemagne gagnerait la prochaine guerre et n’était
d’ailleurs pas loin de s’en réjouir. « Tout est fichu depuis longtemps », lui
avait assuré l’ambassadeur, persuadé que les Anglais allaient se faire
«  complètement ratatiner  ». Sur le déclin et au bord de la banqueroute,
l’Angleterre ne méritait pas qu’on lui portât secours. On rapportait aussi les
propos que l’ambassadeur avait tenus devant ses amis du Cliveden Set et
selon lesquels «  la politique démocratique des États-Unis n’avait
d’importance que pour les juifs  ». Le New York Post, pour sa part, citait
Kennedy déclarant que « c’étaient les juifs qui gouvernaient l’Amérique ».
Informé de l’article, Roosevelt avait opté pour l’humour au second degré :
« C’est quand même un peu vrai, non37 ? »
L’aversion envers Joe devenait surtout vivace en Angleterre. Winston
Churchill, qui détestait déjà Kennedy, l’exécra pour de bon après l’avoir
entendu dire que sa Royal Navy était «  sans valeur  ». Il trouvait
franchement risible que Kennedy recommande à  l’Angleterre de rester en
dehors de la guerre afin de préserver sa puissance et son empire. Surtout, le
défaitisme était irréductiblement étranger à  la mentalité de Churchill, tout
comme il l’était à  celle de l’Anglais de la rue. Correspondant en chef de
CBS pour l’Europe, Ed Murrow rapportait chaque soir à  des millions
d’auditeurs américains, dans son émission Hello America, this is London
calling, la détermination et la combativité exceptionnelles des Anglais face
aux périls qui se profilaient.
De son côté, le gouvernement britannique ouvrit un dossier confidentiel
pour y consigner les réflexions et remarques de Joe. Robert Vansittart était
chargé de ce florilège intitulé Kennediana. Écœuré par l’état d’esprit de
l’ambassadeur, il commenterait à  ce sujet  : «  Monsieur  Kennedy est un
spécimen parfaitement répugnant de duplicité et de défaitisme. Il ne pense
jamais qu’à son propre intérêt. J’espère que la guerre permettra au moins
d’éliminer ce genre d’individu38. »
Kennedy jouait de plus en plus avec le feu, n’hésitant pas à  exprimer
publiquement son hostilité envers Roosevelt, même en termes crus parfois.
Bien sûr, la déloyauté de Kennedy était rapportée au Président. Cela faisait
longtemps qu’il savait à quoi s’en tenir sur l’état d’esprit de Kennedy et sur
ses compétences diplomatiques plutôt limitées. Pourtant, il ne souhaitait pas
de rupture avec son ambassadeur. Pas encore. Il lui suffisait de le savoir loin
de Washington, au moins jusqu’aux prochaines élections présidentielles.
Le 1er septembre 1939, les troupes allemandes envahirent la Pologne. La
guerre était là, désormais.

Le temps des règlements de comptes


Le déclenchement des hostilités entraînait l’effondrement des pacifistes.
Chamberlain, confronté à la faillite de sa politique d’apaisement, paraissait
anéanti. Joe Kennedy n’était pas en meilleur état lorsqu’il téléphona
à Roosevelt, la voix défaite : « C’est la fin du monde, la fin de tout39… »
Le sentant au bout du rouleau, Roosevelt avait même dû s’employer à le
revigorer. Mais à  peine s’était-il ressaisi que Kennedy avait demandé
audience au roi George et lui avait tenu des propos défaitistes aussi
incongrus qu’insupportables40.
Joe en restait malgré tout convaincu  : la guerre en Europe ne devait pas
dissuader l’Amérique de se focaliser sur ses propres intérêts. Et si
Roosevelt s’avisait de négocier avec Hitler, il ne serait rien de moins que
« le sauveur du monde ». Tel était le sens d’un message adressé à FDR, que
son destinataire considéra comme «  le message le plus stupide  » qu’il eût
jamais lu  ; et de conclure, en présence de Morgenthau  : «  Ce type est
vraiment un fouteur de m…41. »
Roosevelt lui-même amorçait une valse-hésitation de plus en plus
périlleuse entre neutralité et intervention. Le jeu était déjà assez compliqué
pour que Joe ne vienne pas, avec sa subtilité habituelle, jouer les éléphants
dans un magasin de porcelaine. La Maison Blanche publia un communiqué
alambiqué qui soulignait que le peuple américain ne soutiendrait aucune
solution qui «  permette la survie ou le renforcement d’un régime de
coercition et d’agression ».
Au Foreign Office, on n’avait plus ce genre de pudeur. Kennedy y  était
désormais traité carrément de «  lâche  » et de «  mercanti  ». Et Winston
Churchill faisait son retour à la tête de la Royal Navy en tant que Premier
lord de l’Amirauté146. Churchill, si éloigné de Kennedy et si proche de
Roosevelt. Tellement proche, d’ailleurs, que FDR et lui étaient convenus de
correspondre secrètement, en court-circuitant Chamberlain et Joe. Pour
faire bonne mesure, le MI  5, fleuron des services de renseignement
britanniques, placèrent sous surveillance les communications téléphoniques
de l’ambassade américaine à Londres.
L’ambassadeur Kennedy n’était pas décidé à  courir le moindre risque
personnel pour les beaux yeux de Sa Majesté britannique. Il s’enquit d’une
maison à la campagne dans l’éventualité prochaine d’attaques aériennes de
la Luftwaffe sur Londres. Il jeta d’abord son dévolu sur le manoir de
St.  Leonard, une demeure de soixante-dix pièces qui avait appartenu jadis
au constructeur automobile Horace Dodge. Puis il s’installa dans une
maison tout aussi somptueuse située à Headley Park, près d’Epsom, à une
quarantaine de kilomètres de la capitale. Rose, elle, villégiaturait sur la
Riviera française où elle côtoyait des célébrités internationales, de Marlene
Dietrich à Norma Shearer et de la chroniqueuse mondaine Elsa Maxwell au
duc de Windsor.
Parmi les diplomates en poste à Londres, bien rares étaient ceux à s’être
réfugiés comme Joe à  la campagne. Ils étaient, bien sûr, tout aussi peu
nombreux parmi les membres du gouvernement. Quant à la famille royale,
elle avait déjà annoncé qu’elle ne quitterait en aucun cas Buckingham
Palace et partagerait le sort de ses sujets londoniens.
Même à  la campagne, Joe se sentait mal à  l’aise. Une fois encore, il
demanda l’autorisation de revenir se reposer en Floride. Roosevelt la lui
accorda à contrecœur. Joe partit pour New York, non sans avoir câblé que le
peuple anglais, selon lui, ferait pression sur son gouvernement pour qu’il
mît fin à  la guerre. À  peine revenu sur le sol américain, il focalisa
l’attention des grands quotidiens qui voyaient en lui un futur candidat à la
présidence pour l’élection de 1940. À lire le Washington Post, il avait même
« les meilleures chances d’être le premier président catholique ». Kennedy
crut pouvoir démentir en évoquant mollement sa loyauté envers Roosevelt :
« Ce gars a fait plus pour moi que ma propre famille. Je ne peux m’opposer
à lui. » La déclaration ne trompa personne, et surtout pas Roosevelt : « Joe
Kennedy, s’il était au pouvoir, nous donnerait un gouvernement de type
fasciste. »
Peu après, les deux hommes se rencontrèrent. Selon le Président, qui s’en
disait écœuré, Kennedy lui aurait suggéré que les États-Unis laissent les
mains libres à Hitler en Europe :
— Il nous sera toujours impossible de faire des affaires avec les Russes,
mais nous pouvons en faire avec l’Allemagne. Et, d’ailleurs, nous pourrons
faire assassiner Hitler42…
Délaissant sans vergogne les affaires de l’État, Joe fila illico se dorer au
soleil. Le Département d’État pesta un peu pour la forme, mais Joe avait
toujours un certificat médical à produire au cas où les choses se gâtaient…
et des présents sympathiques à offrir au Président.
Joe profita de son séjour américain, au début de l’année 1940, pour régler
ses affaires familiales. C’était le moment où Jack s’apprêtait à  rédiger un
mémoire de fin d’études à  Harvard. Joe lui avait suggéré comme sujet  :
«  La politique d’apaisement de l’Angleterre  ». Respectueux de la
proposition paternelle, Jack avait rédigé à  la va-vite – il se faisait tout de
même aider par un secrétaire personnel et une dactylo – un premier jet de
cent cinquante feuillets. Le résultat fut mitigé, à  en croire le tout premier
lecteur, Joe Jr : « Il s’agit d’un travail énorme, mais cela ne prouve rien. »
Le jury de Harvard accorda au cadet des Kennedy un magna cum laude qui
était assez flatteur147.
Joe voyait encore plus grand pour son rejeton et se mit en tête de faire
publier ce qu’il appelait prétentieusement sa « thèse ». Il convoqua Krock
à Palm Beach et lui donna pour mission de rendre publiable le manuscrit.
Celui-ci fut épouvanté par l’ampleur de la tâche  : comment amender un
texte aussi pompeux et un style aussi exécrable  ? Il n’était pourtant pas
question de se dérober. Pour gagner du temps, Joe lui adjoignit bientôt
Harvey Klemmer, son propre speechwriter, qui jugea le manuscrit tout aussi
indigeste43.
Krock fut même l’inventeur du titre, Why England Slept (Pourquoi
l’Angleterre dormait), en référence à  un ouvrage récent de Winston
Churchill, While England Slept (Tandis que l’Angleterre dormait). La
référence plut à Jack, un peu moins à Joe. Il est vrai que dans sa « thèse »,
au grand déplaisir de son père, Jack désignait Churchill comme un prophète
et un héros.
Non sans s’être décarcassé, Krock finit par dénicher un éditeur, Wilfred
Funk. Joe obtint de son ami Henry Luce une préface élogieuse. Il se
débrouillerait aussi pour que la critique se montrât plutôt bienveillante, du
New York Times au Christian Science Monitor. Bien sûr, Jack eut droit à sa
photo dans Time Magazine.
Le livre du jeune étudiant deviendrait un best-seller, réimprimé à  trois
reprises. Miracle de l’édition  ? Peu de gens surent alors que Joe s’était
arrangé avec l’éditeur pour acquérir entre trente mille et quarante mille
exemplaires de l’ouvrage qui iraient s’entasser dans le grenier de la
propriété familiale de Hyannis Port et dans un garde-meuble de
Manhattan148. Ce léger détail n’avait aucune importance pour le jeune
Kennedy qui s’en tenait aux chiffres officiels de vente (quatre-vingt mille
exemplaires) et à  ses droits d’auteur sonnants et trébuchants de
40 000 dollars149.
Joe l’avait prophétisé à son fils : « Tu ne peux imaginer à quel point le fait
d’écrire un bon livre peut te faire connaître du public et asseoir durablement
ta réputation auprès des gens qui comptent44. » Une fois encore, papa avait
raison !
 
En février  1940, Kennedy regagna enfin son poste. Son départ
d’Amérique avait été mouvementé, une violente altercation l’ayant opposé,
dans les locaux mêmes du Département d’État, à l’ambassadeur en France
William Bullitt. Provocateur, Joe avait lancé une fois de plus que
l’Allemagne allait gagner la guerre et que rien ne lui importait plus que de
«  mettre son argent à  l’abri  ». Il s’était ensuite lancé dans une attaque en
règle contre le président Roosevelt. Outré par sa déloyauté, Bullitt l’avait
traité d’« ignoran[t] crasse ». Les deux diplomates furent à deux doigts d’en
venir aux mains.
Le retour en Angleterre s’avéra tout aussi agité. La presse locale se
déchaînait à  présent contre Joe. Dans les colonnes du Spectator, un
parlementaire respecté, Harold Nicolson, prédisait que le retour de
l’ambassadeur américain serait célébré par une catégorie embarrassante de
gens peu recommandables, pronazis et rentiers prônant l’apaisement, pour
qui il apparaîtrait comme une bouée de sauvetage. Même Chamberlain était
désormais suspicieux à  l’égard de Kennedy et le tenait à  l’écart
d’informations confidentielles. Quant au personnel de l’ambassade
américaine, il savait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur son patron.
Kennedy méprisait ses collaborateurs, à l’exception de Harvey Klemmer.
Il se fiait, en revanche, à  un diplomate du nom de Carmel Offie, qui était
troisième secrétaire de l’ambassade américaine… à Paris !
À Londres, l’ambassadeur Kennedy faisait désormais figure de paria
qu’évitaient soigneusement les autres diplomates. Joe n’allait plus guère
dîner en ville. Quelque temps plus tôt, il fallait patienter plusieurs semaines
afin d’avoir le plaisir de sa compagnie à table45.
Kennedy ne cessa pas pour autant d’alimenter la chronique. Tandis que
l’Allemagne nazie poursuivait en Scandinavie sa guerre de conquête, le
secrétaire au Trésor Morgenthau acquit la conviction que Kennedy
continuait, en sous-main, à  intervenir à  la baisse sur le marché boursier.
Pour ses opérations tangentes, il s’était adjoint un acolyte du nom de
Bernard E.  « Ben  » Smith. Distillant habilement dans la presse pronostics
pessimistes et informations alarmistes – le plus souvent, d’ailleurs, des faux
bruits –, il s’évertuait à faire chuter les cours pour pouvoir ensuite récupérer
certains titres vulnérables à vil prix.
En attendant, l’ambassadeur décida de rapatrier sa famille de toute
urgence aux États-Unis. Cette précipitation lui attira aussitôt l’hostilité
d’une presse anglaise qui commençait, elle aussi, à  déchanter au sujet du
golden boy anticonformiste et à  s’interroger sur son indulgence envers
l’Allemagne hitlérienne. L’initiative de Joe fut d’autant plus mal perçue que
très peu de diplomates étrangers suivirent son exemple. Comme pour l’aller,
Rose et les enfants prirent le chemin du retour par petits groupes. Kathleen
avait adjuré son père de rester en Angleterre, mais celui-ci était resté
inflexible  : beaucoup moins en raison de la guerre, d’ailleurs, que de sa
relation avec ce protestant de Billy Hartington.
Seule Rosemary ne fut pas du voyage. Dans sa petite école Montessori,
dans le Hertfordshire, elle était à  l’abri d’éventuels bombardements. Joe
allait la visiter de temps à  autre et la pauvre petite lui en témoignait une
reconnaissance poignante : « Merci beaucoup d’être venu me voir vendredi.
Tu as été un amour. J’espère que tout t’a plu ici… Te quitterai jamais, papa.
C’est un honneur que tu m’aies choisie pour rester46… »
En mai  1940, au plus fort de l’offensive allemande aux Pays-Bas, en
Belgique puis en France, Winston Churchill succéda à Joseph Chamberlain
à  la tête du gouvernement. C’était évidemment le pire des scénarios pour
Joe. Le premier discours radiophonique du vieux lion150 apporta la preuve
que les choses changeaient du tout au tout. Au-delà « du sang, de la sueur et
des larmes », le nouveau Premier Ministre promettait surtout aux Anglais la
victoire.
Kennedy pouvait bien s’évertuer à  dénigrer en privé Churchill ou
l’inconséquence des Anglais, il était en train de perdre définitivement la
main et ne comprenait même pas que Churchill pût inspirer un tel respect
dans son pays. Il n’en démordait pourtant pas : l’Angleterre avait déjà perdu
la guerre face à  l’Allemagne et devait, sans plus tarder, négocier la paix
avec Hitler151. La reddition du roi des Belges, fin mai, puis le désastre
militaire des troupes franco-anglaises à  Dunkerque ne firent que renforcer
sa conviction.
De son côté, Roosevelt missionna secrètement l’avocat new-yorkais
William J. Donovan pour se faire une idée objective de la situation. « Wild
Bill  », comme on le surnommait, rendrait une analyse diamétralement
opposée aux supputations pessimistes de Joe.
La suite des opérations militaires était prévisible. La France étant
à  genoux, la prochaine étape de la conquête nazie était l’écrasement de
l’Angleterre. Hitler lança la Luftwaffe dans la bataille. L’objectif était de
briser le moral des Anglais et de saigner à  blanc la Royal Air Force en
prévision de l’invasion de l’île. À  partir de juillet  1940, le Blitz allemand
donna lieu au bombardement des grandes villes anglaises, Londres tout
particulièrement.
Kennedy pariait que les Allemands seraient au palais de Buckingham en
moins de deux semaines d’opérations. Il tourna en dérision la résistance
héroïque des Anglais. Les discours appelant à la défense de la démocratie,
sur les ondes de la BBC, le mettaient littéralement hors de lui  : «  Pour
l’amour du ciel, cessez donc de crier à la guerre sainte parce que personne
ne vous croira. Vous vous battez pour sauver l’existence de votre empire et
c’est bien assez comme ça47 ! »
Joe voyait dans la censure du temps de guerre la cause de la résilience du
peuple anglais  : «  Les Anglais ignorent complètement les dangers
encourus… On leur bourre le crâne avec les prétendues victoires de leurs
forces aériennes qui mettraient en pièces les avions allemands. » Lui-même
tenait cependant à  se donner le beau rôle dans cette histoire. Dans un
rapport à Roosevelt48, il expliqua qu’une bombe à retardement avait explosé
à une cinquantaine de mètres de sa voiture. À sa famille, Joe racontait tout
aussi volontiers ses exploits de guerre, soulignant qu’il avait subi «  deux
cent quarante-quatre raids aériens  ». Tel jour, il assurait qu’il lui faudrait
longtemps pour s’habituer à  dormir sans entendre des «  fusillades durant
neuf à dix heures par nuit ». Tel autre jour, il écrirait à son fils Ted, 8 ans
à l’époque : « Je sais que tu n’aurais pas peur, bien sûr, mais si tu entendais
ces canons et ces explosions de bombes tous les soirs, tu t’inquiéterais peut-
être un peu. »
Compatissante, Rose exhortait son époux à  prendre soin de sa santé
spirituelle : « Je prie pour qu’il me soit donné de te revoir bientôt. Prie, va
à l’église. Il est très important pour moi que tu le fasses49. »
En réalité, les Anglais découvrirent que l’ambassadeur Kennedy n’était
quasiment jamais à  son poste durant les bombardements et allait le plus
souvent se terrer dans sa résidence de campagne, à  St.  Leonard près de
Windsor. Harvey Klemmer se souviendrait : « Dès le début du Blitz, il alla
dormir à la campagne presque tous les jours. Il ne cessait de dire qu’il avait
neuf enfants et qu’il lui fallait veiller sur cette famille nombreuse. Il quittait
Londres chaque soir avant la tombée de la nuit. »
Quand il était contraint de rester à  son ambassade de Grosvenor Square,
Kennedy bénéficiait d’une cache spéciale à  la cave, distincte de l’abri
réservé au personnel. Cette cache était pourvue d’un ravitaillement très
substantiel en eau minérale et en nourritures diverses  : un confort dont
étaient loin de bénéficier les autres diplomates.
Joe Kennedy se souciait peu d’être taxé de couardise. Fidèle à lui-même, il
n’avait que faire de l’opinion d’autrui. Et il continuait à  surveiller ses
expéditions de whisky. La guerre n’en avait nullement ralenti le rythme.
Quand il partait se réfugier à la campagne, pendant les bombardements sur
Londres, Joe se plaignait dans ses lettres à Rose d’y être « plutôt seul ». Il
s’y trouvait en réalité assez souvent en galante compagnie, la plus fréquente
étant celle d’un ancien mannequin français surnommé «  Foxy  ». Clare
Boothe Luce connut fort bien, elle aussi, le refuge bucolique de
St. Leonard. Enjouée, distinguée, intelligente, elle était une proie de choix
pour Joe. Bien sûr, elle était l’épouse du magnat de presse Henry R. Luce,
une des relations d’affaires de Joe. Quelle importance, d’ailleurs ? À 37 ans,
Clare se piquait de prétentions dramaturgiques et se disait femme
indépendante. Elle prétendait aussi ne plus avoir de relations sexuelles avec
son mari et ne même plus savoir « à quoi servait un lit50 ».
Après l’avoir croisée dans d’innombrables cocktails et réceptions
mondaines, Joe s’était retrouvé, de retour d’Amérique, sur le même
paquebot que Clare, le Manhattan. Ils avaient fait route ensemble jusqu’à
Gênes. Clare partait en reportage pour Life sur la situation en Europe. Si
elle fascinait Joe par son allure, celui-ci intriguait la jeune femme, qui
n’ignorait rien de sa réputation de don juan. L’un comme l’autre n’étaient
pas du genre à hésiter, en tout cas pas très longtemps. Ils devinrent amants
et Joe, à peine revenu à son ambassade, la rejoignit à Paris, à l’hôtel Ritz où
elle était descendue152. L’été suivant, ils passèrent quelques jours ensemble
en Italie.
Si elle ne manquait jamais de conclure ses télégrammes à  Joe par
«  Love  », Clare avait tout de même une pensée furtive pour Rose, en qui
elle voyait une Irlandaise de caricature, ramenant «  tout à  Dieu, ou plutôt
à sa propre interprétation de la volonté de Dieu, qui se signait à tout bout de
champ, marmonnait interminablement ses prières, recherchait les
indulgences, traquait le curé de sa paroisse, jugeait de la modestie et de
l’état de grâce de chacun et ne cessait jamais de parler de salut et de
damnation51 ». Le portrait était brossé sans aménité, mais Clare se trompait-
elle vraiment ?
Proche sentimentalement de Joe, Clare ne partageait pas pour autant son
analyse politique. Dans un télégramme un peu désespéré, elle tenta de lui
faire comprendre qu’il «  perdait la tête  » s’il croyait que les États-Unis
allaient se tirer de cette «  sale affaire  » sans aider les Alliés52. Mais Joe
n’était plus en prise avec la réalité et sa réponse à  Clare fut empreinte
d’humour noir  : «  Il se peut que je rentre d’un jour à  l’autre maintenant.
Comment serai-je le plus à  mon avantage pour débarquer  : en sapin, en
acajou ou en cuivre53  ?  » Le ressentiment n’avait pas disparu quand il
écrivit à l’ami Krock qu’il n’était désormais rien de plus qu’« un garçon de
courses à 75 dollars la semaine54 ».
Conscient que son séjour à  Londres avait été un échec, Joe n’avait plus
qu’une envie  : rentrer le plus vite possible au pays. En privé, il laissait
entendre qu’il avait assez donné et avait droit, en conséquence, à de longues
et paisibles vacances. Le gouvernement de Churchill n’eût sans doute pas
demandé mieux que de le voir plier bagage définitivement. Mais Roosevelt
pensait différemment. À  quelques semaines de l’élection présidentielle
américaine, il craignant que Joe, une fois de retour, n’apportât un coup de
main décisif à la candidature de l’adversaire républicain de FDR, Wendell
Willkie. Joe ne se vantait-il pas de pouvoir entraîner « vingt-cinq millions
de votes catholiques pour virer Roosevelt55 » ?
À la mi-octobre  1940, Joe adressa une demande de congé qui resta sans
réponse. À  bout de patience, il télégraphia au Département d’État qu’il
rentrait en Amérique, autorisation ou non. Il rendit même visite au couple
royal à Windsor pour lui faire ses adieux. Churchill se fit un plaisir de lui
procurer un avion pour Lisbonne, où il sauterait dans un appareil américain
pour franchir l’Atlantique. Cela faisait des semaines qu’il demandait
à Roosevelt le rappel de cet ambassadeur qu’il ne supportait plus.
À peine revenu sur le sol américain, Joe appela le Président. Celui-ci
déjeunait avec Sam Rayburn, le speaker à  la Chambre. Ce dernier était
accompagné d’un jeune représentant du Texas au Congrès, Lyndon
B. Johnson :
— Ah ! Joe, mon vieil ami. C’est si agréable d’entendre votre voix. Venez
donc ce soir, je vous prie, à  la Maison Blanche pour un petit dîner en
famille. Vous avez fait là-bas du beau boulot56 !
Joe ne pouvait savoir qu’au moment de raccrocher, Roosevelt avait lancé
à ses hôtes un regard complice et passé son index, tel un rasoir, en travers
de sa gorge.
Le soir venu, un Joe colérique se lança dans toutes sortes de
récriminations contre le Département d’État, accusé de l’avoir maltraité,
voire humilié. Opinant calmement du chef, Roosevelt était maître dans l’art
de circonvenir son prochain :
— Oui, sans doute. Vous savez, nous avons trop de bureaucrates zélés
chez nos diplomates.
Kennedy se radoucit et Roosevelt jugea le moment propice pour lui
demander de faire à  la radio un discours de soutien à  sa réélection. Sous
l’œil incrédule des autres convives au dîner, Kennedy accepta sans même se
faire prier ! Le 29 octobre, une semaine à peine avant le scrutin présidentiel,
il s’exprima sur les ondes de CBS : « Ma femme et moi avons donné neuf
otages au destin. Nos enfants et vos enfants sont plus importants que tout au
monde. L’Amérique dont ils hériteront et qu’ils transmettront à  leurs
enfants nous concerne au plus haut degré. Pour cette raison, je crois en toute
conscience que Franklin D. Roosevelt devrait être réélu président des États-
Unis57. »
Aux anges, Roosevelt adressa un message de félicitations à Joe, mais les
Républicains furent atterrés153. À Clare Boothe Luce qui lui demandait les
raisons de son choix, Joe répondit  : «  Nous étions d’accord que si je
soutenais sa réélection, il appuierait mon fils Joe dans sa campagne pour
être élu gouverneur du Massachusetts en 1942. »
Joe Jr avait déjà montré le bout de l’oreille en se faisant élire délégué du
Massachusetts à  la convention nationale démocrate. Hostile à  FDR tout
autant que son père, il avait les dents longues. Et il était prêt à reprendre le
flambeau.
Le lendemain même de la réélection de Roosevelt, Joe Kennedy présenta
sa démission d’ambassadeur. Ce n’était pas un clap de fin. Le surlendemain,
au Ritz-Carlton de Boston, Joe accorda une interview à deux journalistes du
Saint  Louis Post-Dispatch. Un journaliste du Boston Globe se joignit
à l’entretien.
L’article qui parut dans le quotidien bostonien fit scandale. Joe y déclarait
notamment  : «  La démocratie, c’est fini  ! La démocratie est hors jeu en
Angleterre. Ici aussi peut-être. » Une fois encore, il refusait d’admettre que
l’Angleterre luttait pour la démocratie : « Des sornettes ! Ce pays lutte pour
sa survie, tout comme nous le ferions si cela nous arrivait.  » Au passage,
Joe ne manquait pas d’égratigner Eleanor Roosevelt, lui reprochant d’avoir
cherché à lui imposer des juifs à l’ambassade.
L’Associated Press relaya aussitôt l’article sous l’intitulé : « La démocratie
en Angleterre, c’est fini. » Joe tenterait de se défausser sur les journalistes
en faisant valoir qu’il ne s’exprimait qu’à titre privé et, en tout cas, d’une
manière officieuse. Il fit également pression sur le Boston Globe en lui
retirant un important budget publicitaire. Mais le mal était fait.
Au sein de l’establishment, on trouvait scandaleux qu’un ambassadeur
s’exprimât de la sorte et étalât au grand jour ses doutes sur la démocratie.
Roosevelt, lui, savait que les propos attribués à Joe reflétaient sa pensée. Le
Président décida de crever l’abcès. Il convia Kennedy chez lui à Hyde Park
pour en avoir le cœur net. Les élections passées, Joe n’avait plus la moindre
utilité pour lui. L’entrevue fut ultracourte. L’ambassadeur n’était pas entré
dans son bureau depuis dix minutes que Roosevelt fit appeler sa femme
Eleanor. Il la prit à part :
— Je ne veux plus jamais voir ce fils de p…  ! Vire-le d’ici séance
tenante !
Eleanor avait rarement vu son mari dans un tel état de fureur :
— Mais tu l’as invité pour le week-end et il n’y a pas de train avant la fin
de l’après-midi…
— Je m’en fiche complètement  ! Fais-lui faire le tour de Hyde Park,
donne-lui un sandwich et fourre-le dans le premier train58 !
L’algarade avec le président Roosevelt marquait la fin de la carrière
politique de Joe Kennedy59. La presse anglaise s’en réjouit ouvertement  :
«  Durant son séjour ici, il a  dissimulé son impatience d’homme d’affaires
à  s’entendre avec les dictateurs derrière son sourire permanent, ses neuf
enfants photographiés jusqu’à l’écœurement et ses manières familières. Il
a déçu plus d’un Anglais honnête60. »
Plus amène, la presse américaine en fut également soulagée, à l’exception
du New York Daily News et des journaux du groupe Hearst. Le clash de
Hyde Park ne mettait pourtant pas un terme définitif aux relations entre
Kennedy et Roosevelt. Sans doute convaincu de l’implication prochaine de
l’Amérique dans le conflit, FDR avait besoin du soutien de Joe pour faire
adopter sa législation sur le prêt-bail, projet de fourniture de matériel de
guerre à l’Angleterre à hauteur de plusieurs milliards de dollars.
Ayant invité Kennedy à  la Maison Blanche comme si de rien n’était, le
Président lui fit son numéro de charme habituel. Deux jours plus tard, Joe
s’exprima sur les antennes de NBC et soutint qu’il n’était ni défaitiste ni
même isolationniste. S’agissant des Anglais, il se dit « 100 % d’accord pour
les aider  ». Quelques jours plus tard, il défendit devant le Congrès le
programme d’aide à l’Angleterre.
Kennedy soufflait cependant le chaud et le froid, car il persistait à croire
dans la victoire des nazis et dans la défaite des démocraties. Roosevelt le
soupçonnait de penser que « l’avenir de la classe capitaliste » serait « mieux
assuré sous Hitler que sous Churchill  ». Et d’ajouter  : «  C’est une pensée
inconsciente chez lui, il ne l’admet pas. » Il ne l’en tenait pas moins pour un
« patriote ».
Patriote, c’était l’image que Joe cherchait à donner de lui-même en posant
devant les photographes aux côtés de Lindbergh et de Lawrence Dennis, un
diplomate qui se disait ouvertement fasciste. C’était aussi ce qui le motivait
tandis qu’il sympathisait ouvertement avec l’America First Committee
(AFC), un groupe d’activistes isolationnistes qui venait de se déclarer sous
la houlette du général Robert E.  Wood. Très remuant, l’AFC exigeait du
gouvernement américain la stricte application du Neutrality Act de 1939 et
s’opposait à  l’entrée du pays dans la guerre. Un antisémitisme virulent
pimentait sa rhétorique pacifiste. À l’exemple de son père, Joe Kennedy Jr
flirtait avec l’AFC  ; il fonderait le Comité Harvard contre l’intervention
militaire.
Toutefois, avec le temps, Joe eut de plus en plus tendance à  voir les
affaires politiques de loin. Il était riche, très riche même, et sa hantise était
que sa fortune parte en fumée à cause de la guerre. Joe était aussi préoccupé
par ses enfants.
Roosevelt venait de décréter l’«  état national d’urgence  » et les fils
Kennedy, comme tous les jeunes Américains en état de porter les armes,
entendaient bien y  répondre. Malgré ses opinions neutralistes, Joe  Jr
effectua une préparation militaire en vue d’un engagement dans
l’aéronavale. Jack, en dépit d’un état de santé plus que précaire, faisait tout
son possible pour être déclaré « apte au service154  ». Kathleen, elle, jouait
déjà avec l’idée de retourner en Angleterre et de s’enrôler dans la Croix-
Rouge155.
Mais c’était sa fille aînée qui demeurait pour le patriarche des Kennedy le
plus grave sujet de préoccupation. La situation de Rosemary était d’autant
plus insupportable à  Joe qu’elle personnifiait cet échec qu’il avait en
horreur. Paradoxalement, cette situation avait paru se stabiliser lors du
séjour des Kennedy à  Londres. Sans doute parce que le secret de famille
était moins difficile à  cacher en Angleterre qu’en Amérique. Sans doute
aussi parce que Rosemary y  retrouvait une certaine ambiance familiale,
outre une reconnaissance sociale.
Elle avait semblé radieuse lorsque Rose avait célébré l’entrée dans le
monde de ses deux filles aînées en donnant un dîner somptueux pour
quatre-vingts personnes, suivi d’un bal. La plupart des invités avaient été
plus impressionnés par la beauté rayonnante de Rosemary que par celle de
sa cadette Kathleen.
Mais, à  la différence de sa sœur qui se voyait concéder une liberté
grandissante, Rosemary restait « l’enfant abîmée de cette famille parfaite et
brillante61. » Soigneusement encadrée, elle avait besoin d’être surveillée en
permanence, car il lui prenait parfois la fantaisie de sortir seule dans la nuit
et de déambuler dans les rues.
Rosemary avait été successivement inscrite dans un pensionnat du quartier
londonien de Wandsworth, puis à  l’école du couvent de l’Assomption
à Kensington Square. Elle avait souffert de ce que ses parents aient eu peu
de temps pour s’occuper d’elle, et plus encore quand sa mère et ses frères et
sœurs furent rapatriés d’urgence en Amérique. Il ne restait plus que Joe, qui
ne cessait de la complexer encore davantage en lui reprochant de grossir
exagérément, alors qu’un Kennedy se devait de surveiller sa ligne et ne pas
se gaver de chips. Un jour, il la menaça même de ne plus envoyer de photo
d’elle à la famille.
Toutefois, la jeune fille avait semblé accepter plus volontiers les méthodes
éducatives en vigueur au couvent de l’Assomption : des méthodes inspirées
par la pédagogie Montessori156, qui mettait en œuvre des stratégies
d’apprentissage individualisées fondées sur l’expérimentation.
Revenue de Londres157, Rosemary avait à présent 22  ans et son équilibre
psychologique se détériorait à vue d’œil. Cela faisait bien longtemps que les
Kennedy avaient acquis la certitude qu’elle ne serait jamais une personne
normale.
Rose semblait s’être faite à  l’idée que sa fille aînée était «  arriérée de
naissance62  ». Pourtant, le pire était sans doute à  venir. En grandissant,
Rosemary était devenue plus fragile et plus irritable. Tant que ses frères et
sœurs la protégeaient et la chaperonnaient à  tour de rôle, ses dérives
restaient à peu près contrôlables. Mais ce n’était plus le cas à présent, car
les autres enfants Kennedy eux aussi avaient grandi. La jeune fille ne
maîtrisait plus désormais ses sautes d’humeur qui pouvaient survenir sans
raison apparente. Ses crises de colère ou de convulsions se faisaient de plus
en plus fréquentes et Rosemary en était arrivée à  casser des objets à  la
maison ou même à  frapper des gens. Un jour, on s’inquiéta pour de bon
lorsque, prise soudain de fureur, elle passa sa hargne sur son grand-père,
Honey Fitz.
Rosemary devint un problème lancinant pour Joe. En elle, c’était le
paraître de la famille Kennedy, pétri de beauté, de réussite et de confiance
en soi, qui se trouvait altéré. Son comportement étant devenu incontrôlable,
la stabilité même de la famille était désormais en jeu. Pour Joe, sa fille
n’était plus seulement un échec, mais une honte qu’il fallait cacher à  tout
prix. À  la table familiale, ni Rose ni les enfants ne s’avisaient plus
d’évoquer Rosemary, qui était devenue progressivement une non-personne.
Aux yeux de Joe, il ne suffisait plus de l’éloigner dans des internats
toujours plus reculés. Il lui fallait régler définitivement ce problème.
Toutefois, l’état de la médecine, notamment de la science neurologique de
l’époque, ne permettait toujours pas de formuler un diagnostic fiable et de
proposer en conséquence une thérapie appropriée. Rosemary était-elle
réellement une attardée mentale ? Souffrait-elle de symptômes de désordre
psychique pouvant déboucher sur une dépression « agitée » ou répressive ?
À ces interrogations, la médecine ne savait pas apporter de réponse.
Du reste, Joe ne tenait pas à  entrer dans de telles subtilités
terminologiques. Obsédé par le problème de Rosemary, il lui vint la
tentation de le résoudre au plus vite d’une manière radicale et définitive.
Lui aussi devenait très irritable au sujet de sa fille aînée. Quelques années
plus tôt, Gloria s’était risquée innocemment à  lui en parler. Elle lui avait
même conseillé d’aller consulter son médecin diététicien. Mal lui en avait
pris, car Joe s’était violemment emporté :
— Je ne veux plus en entendre parler  ! Tu m’as bien compris  ? Plus
jamais63 !
Comme beaucoup, Joe avait entendu de parler de la lobotomie, une
technique en vogue au début des années  1930. Celle-ci consistait dans
l’ablation d’une partie des lobes frontaux en vue d’aboutir à  une
stabilisation du comportement. À  en croire certaines études scientifiques,
cela avait marché sur une vingtaine de cobayes présumés irrécupérables qui
s’en étaient trouvés soit « rétablis », soit « en voie d’amélioration ». Dans
un langage très euphémique, ces études assuraient que la lobotomie
permettait d’apaiser, d’«  apurer  » la personnalité du patient, tout en
n’entraînant que des changements mineurs dans «  l’énergie et
l’intelligence ».
Les partisans de la lobotomie en minimisaient cependant dramatiquement
les conséquences. Si les patients cessaient, en effet, d’être agressifs et
irrationnels, les lésions cérébrales qu’ils subissaient faisaient d’eux de
véritables morts-vivants.
Les deux spécialistes de la lobotomie étaient le Dr Walter J. Freeman et le
Dr  James W.  Watts, respectivement professeur  de neurologie et
neurochirurgien à l’hôpital universitaire George-Washington. Joe décida de
courir le risque et conduisit, un jour de novembre  1941, sa fille dans cet
hôpital. Sans révéler à  Rose la nature de sa démarche64, il se borna à  lui
indiquer : « Elle reviendra quand elle ira mieux65. »
Les Dr  Freeman et Watts, qui opéraient toujours en tandem, pratiquèrent
sur Rosemary une lobotomie qui se révéla être –  comme l’écrasante
majorité des opérations de ce genre – un désastre total. En fait, elle aggrava
la maladie de la malheureuse, qui en perdit toutes ses facultés. Alors qu’elle
savait jusque-là lire, compter et même écrire, Rosemary fut réduite du jour
au lendemain à  l’état de légume, avec un âge mental d’un enfant de  2 ou
3 ans. Pire encore, cet état était cette fois irréversible.
Rosemary fut rapidement internée à Craig House, un hôpital psychiatrique
privé situé à Beacon, au nord de New York158. Puis le cardinal Cushing, ami
des Kennedy, conseilla à Joe de confier Rosemary à l’institution catholique
Sainte-Colette, près de Milwaukee, dans le Wisconsin. Ainsi fut fait et dès
lors, les sœurs franciscaines prirent soin de Rosemary dans un petit pavillon
de brique qui lui fut réservé. Par la suite, Joe utiliserait tous les subterfuges
pour occulter l’existence de sa fille aînée66.
À ses biographes, il dirait que Rosemary était discrète par nature et s’était
consacrée aux enfants attardés. Ce serait longtemps la version officielle
distillée par la famille Kennedy159.
À l’époque, les règles de la déontologie journalistique ne permettaient pas
la transgression de l’intimité privée. En juin  1953 encore, le Saturday
Evening Post prétendit que Rosemary était institutrice dans le Wisconsin.
Quant au FBI, il ne découvrit une partie de la réalité qu’en 1956, au hasard
d’une enquête de routine. Il ne parvint cependant jamais à localiser l’endroit
où était internée la fille aînée des Kennedy. Mieux que personne, Joe savait
tisser la toile du secret. Sur ordre de J. Edgar Hoover, le Bureau n’alla pas
plus loin. Il disposait déjà d’un dossier suffisamment volumineux sur les
Kennedy.
En mai  1945, sur les instances du cardinal Cushing, Joe se donna bonne
conscience en acceptant la création d’une institution de bienfaisance.
Baptisée Fondation Joseph P.  Kennedy  Jr et consacrée à  des œuvres de
bienfaisance hospitalières160, elle reçut une dotation initiale de
600 000 dollars.
Une douzaine d’années plus tard, Eunice Kennedy-Shriver161 en prendrait
la direction et orienterait la Fondation vers la prévention et le traitement de
l’arriération mentale. Il y avait alors longtemps que Joe Kennedy avait fait
passer sa fille aînée par profits et pertes. En 1958, il épiloguerait dans une
lettre à sa sœur Mary Loretta : « Après tout, la résolution du problème de
Rosemary a été essentielle pour permettre à tous les Kennedy de mener leur
vie du mieux possible. »
Tandis que se nouait la tragédie de Rosemary, l’Amérique était au bord de
la guerre. La famille Kennedy, au grand complet pour la dernière fois, passa
l’été 1941 à  Hyannis Port. Les tensions entre les États-Unis et le Japon
laissaient présager le pire. Il advint le 7 décembre 1941, lorsque l’aviation
japonaise lança une attaque-surprise contre la base aéronavale américaine
de Pearl Harbor, à Hawaii.
Joe Kennedy se trouvait alors à Palm Beach. Tout à son pacifisme militant,
il n’avait jamais envisagé l’éventualité d’une attaque contre l’Amérique
elle-même. Il adressa sur-le-champ un télégramme au président Roosevelt :
« Dans cette crise majeure, tous les Américains sont à vos côtés. Désignez-
moi un poste, je suis à  vos ordres.  » Il dut attendre plusieurs jours pour
recevoir une simple lettre de politesse signée de Stephen Early, l’attaché de
presse de la Maison Blanche.
Par la suite, Joe apprendrait par son ami John McCormack, le chef du
groupe démocrate à la Chambre, que FDR s’était étonné de ne pas avoir eu
de ses nouvelles depuis Pearl Harbor. Joe téléphona à  la Maison Blanche,
une fois, deux fois. Il s’entendit répondre à  chaque fois que le Président
n’était pas disponible, mais qu’il le rappellerait. Ce qu’il se garda de faire.
Au bout de deux mois de silence, Kennedy se résolut à adresser une lettre
personnelle à  Roosevelt  : «  Je ne voudrais pas avoir l’air de chercher du
travail uniquement pour être nommé quelque part, mais Joe et Jack sont sur
le front et je pense que mon expérience pourrait être de quelque utilité dans
cette période critique. Je voulais simplement vous dire que, si vous voulez
de moi, je suis à  votre disposition67.  » Il remit personnellement la lettre
à  Grace Tully avec copie du câble qu’il avait adressé au Président et la
réponse de Stephen Early.
Roosevelt, bien sûr, était au courant. Il se fendit cette fois d’une réponse
en demandant à  Joe de participer au programme de construction navale.
Sans doute FDR avait-il l’intention de le nommer à la tête d’une direction
de la navigation de guerre. Mais cette fois, ce furent les collaborateurs du
Président qui regimbèrent, condamnant son manque de loyauté et de
fiabilité. William Bullitt, lui, soutenait que Joe débitait encore «  des
horreurs » sur FDR qu’il traitait ouvertement d’« enfant de salaud ».
La nomination de Joe se perdit dans les sables, à supposer même qu’il eût
eu envie d’occuper un poste ingrat et obscur pour faire plaisir à Roosevelt.
Cette guerre, de toute façon, il n’en voulait pas. Quel était donc son intérêt
dans son histoire ?
De toute façon, Joe Kennedy avait d’autres chats à fouetter. Son principal
sujet de préoccupation était son fils cadet Jack. Coureur de jupons
impénitent, tout comme lui et comme Joe Jr, il avait multiplié les conquêtes
féminines à  l’université, Harvard ou Stanford. Depuis l’été 1941, c’est
à Washington qu’il exerçait désormais ses talents. Parvenu in extremis à se
faire engager dans la réserve de la Navy162, Jack avait été affecté au bureau
du chef des opérations navales. Il y  était notamment chargé d’une
publication interne à  la Navy, le Daily Digest, qui résumait les grands
événements locaux et internationaux.
Ces activités lui laissaient tout loisir pour batifoler à  sa guise. Sa sœur
Kick était également à Washington où Joe, grâce à Arthur Krock, lui avait
trouvé une place de journaliste au Washington Times-Herald. Ce ne serait
pas la dernière intervention de Krock auprès de Cissy Patterson, la
propriétaire du journal. Peu de temps après, il lui recommanda une de ses
anciennes étudiantes à  l’école de journalisme de l’université de
Columbia163.
Âgée de 28  ans, blonde aux yeux bleus, la protégée de Krock s’appelait
Inga Arvad. Cette beauté était aussi troublante que fascinante. On savait très
peu de choses d’elle, ce qui la rendait encore plus mystérieuse. Les hommes
étaient instinctivement attirés par cette ancienne «  Miss Danemark  » qui
séduisait tout autant par la vivacité de son intelligence que par son côté mi-
enfant, mi-femme fatale. Présenté à  Inga par sa sœur Kick, Jack tomba
aussitôt sous le charme de cette créature superbe qui semblait connaître la
vie et les hommes. La réciproque était tout aussi vraie, tant la virilité et la
présence de Jack – 24 ans à l’époque – devaient susciter d’emblée l’intérêt
de la jeune femme.
Cela tombait bien car Inga venait d’être chargée de faire un article sur
Jack et sur son livre Why England Slept. Au-delà de l’interview – qu’Inga
fit de son mieux pour rendre élogieuse  –, se noua une idylle passionnée
entre ces deux-là. Il l’appelait «  Inga Binga  », elle lui donnait du
«  Honeysuckle  ». Inga, tout autant que Jack, aimait le sexe. Elle aimait
aussi son côté direct et son impétuosité juvénile. Il aimait son expérience de
femme – elle en était à son deuxième mari – et sa maturité. Jack était, lui,
un homme en devenir, ainsi qu’elle s’en aperçut aussitôt : « Il a beaucoup
à apprendre et je serais ravie de l’y aider68. »
On était en décembre  1941 et la relation aurait pu se poursuivre assez
agréablement si l’Amérique n’avait pas été poussée à  la guerre. Tout
changea après Pearl Harbor. Du jour au lendemain, un climat délétère
d’espionnite se propagea à Washington, avec son lot de fausses rumeurs et
de délations. Inga en fut une des premières victimes. Sa colocataire et
collègue de bureau, Page Huidekoper164, la dénonça au FBI comme une
espionne à la solde de l’Allemagne nazie.
L’accusation était très grave, mais l’enquête du FBI qui s’ensuivit dévoila
des pans jusque-là obscurs du passé de la jeune femme. Journaliste pour un
quotidien danois dans les années  1930, elle avait été envoyée comme
correspondante en Allemagne, où elle avait fréquenté assidûment le gratin
des hauts dignitaires nazis. Conviée personnellement au mariage de
Hermann Goering, Inga avait même été invitée dans la loge du Führer aux
Jeux olympiques de Berlin. Une photo d’agence les représentait côte à côte,
légendée d’une réflexion de Hitler fort élogieuse sur Inga et sa «  parfaite
beauté nordique ».
Inga fréquentait aussi un certain Axel Wenner-Gren, personnage sulfureux
s’il en était. Fondateur et actionnaire majoritaire de la société suédoise
d’armement Bofors165, il faisait beaucoup de business avec les nazis. Or,
Wenner-Gren donnait régulièrement de l’argent à  Inga tout en
subventionnant son mari, le cinéaste hongrois Paul Fejos.
Il n’en fallut pas davantage pour que le FBI s’intéresse de près à  Inga,
dont la rumeur faisait déjà une nouvelle Mata Hari. On prétendit que la
belle avait pour amant un jeune officier de la Navy et marchandait ses
faveurs pour obtenir des documents classés «  top secret  ». L’histoire
remonta jusqu’à J. Edgar Hoover, et même jusqu’à la Maison Blanche. Ce
n’était pas une affaire d’État, mais presque.
Plus finaud que ses limiers, Hoover découvrit que l’officier en question
n’était autre que Jack Kennedy, le fils de l’ambassadeur. L’accusation
d’espionnage fut étayée par le fait que Jack avait accès aux informations
confidentielles sur les plans militaires américains.
On était début janvier  1942. Aussitôt informé par Hoover, Joe Kennedy
laissa éclater sa fureur. Lui qui faisait mener des enquêtes sur les petits amis
de ses filles, quand il ne les faisait pas filer par des détectives privés, n’avait
pas pris garde à la liaison de Jack avec Inga. Il est vrai que les aventures de
son cadet ne duraient habituellement qu’un jour ou deux. Mais là, l’affaire
était trop grave. Les frasques de Jack risquaient d’éclabousser toute la
famille et de compromettre la carrière politique de son frère aîné. Inga était
une bombe à retardement.
Joe eut une explication bien sentie avec son fils qui lui jura qu’il n’était
pas au courant du passé d’Inga. Il lui ordonna de cesser aussitôt sa relation,
mais celui-ci traîna des pieds. Or le moment était mal choisi pour tenter de
se défaire de l’emprise paternelle ! Pendant ce temps, Hoover accentuait sa
pression sur Kennedy et lui conseillait d’éloigner Jack de Washington le
plus tôt possible.
Se rendant parfois mutuellement service, les deux hommes entretenaient
des rapports plutôt corrects166. Mais Hoover, dont la franchise n’était pas la
qualité dominante, se chargea aussi de divulguer l’épisode d’Inga dans la
presse, auprès de Walter Winchell notamment, le grand spécialiste des
scandales. Transparente, l’information circula dans le New York Mirror
avant d’être relayée par une centaine d’autres quotidiens : « Une journaliste
de Washington a  des vues sur l’un des fils de l’ex-ambassadeur Kennedy.
Au point qu’elle a consulté son avocat sur la possibilité de divorcer de son
explorateur de mari. Papa Joe ne va pas aimer69. »
La Navy n’appréciait pas davantage et envisagea de faire passer Jack en
cour martiale. Les relations de Joe lui évitèrent ce déshonneur. On se
contenta de muter l’imprudent sur un poste moins exposé, à Charleston, en
Caroline du Sud. Jack s’y ennuya à mourir, comparant son lieu d’affectation
à la Sibérie. Mais cela valait toujours mieux que la révocation. D’ailleurs,
Inga venait l’y rejoindre chaque week-end. Tenu au courant, le FBI
intensifia sa surveillance. Les faits et gestes du couple furent scrutés à  la
loupe, y compris leurs ébats enflammés dans la chambre n° 132 de l’hôtel
de Fort Stumter.
L’affaire ne faisait plus du tout rire « papa Joe ». Celui-ci se fit menaçant
envers Jack, qui envisageait désormais sérieusement le mariage. Il s’en prit
même directement à  Inga, lors d’un week-end qu’elle passa avec Jack
à Hyannis Port. Inga détestait Joe, qu’elle tenait pour brutal et amoral. Un
soir après dîner, profitant de l’absence de Jack, Joe lança à la jeune femme :
— Je ne laisserai pas mon fils vous épouser, mais quant à moi70…
Inga sentit très vite qu’elle ne pouvait rivaliser avec Joe et le reconnut
d’ailleurs dans une lettre à  son amant  : «  Le grand Joe a  plus d’influence
que moi. » La jeune femme avait néanmoins du mal à comprendre comment
Joe pouvait se comporter à ce point en tyran envers les siens : « Le vieux
pousse Joe, Joe pousse Jack, Jack pousse Bobby, Bobby pousse Teddy et
Teddy tombe sur le cul71. »
De guerre lasse, Inga finit par baisser les bras. Elle cherchait un mari et, de
toute façon, ce Jack si cavaleur n’aurait pu être celui-là. En mars 1942, ils
se séparèrent définitivement. Inga démissionna du Times-Herald et se fit
oublier167. De son côté, Joe trouva à son fils une porte de sortie grâce à son
ami James V. Forrestal, qui était alors sous-secrétaire à la Marine : l’école
des midships (aspirants de marine) à  la Northwestern University, dans la
banlieue de Chicago.
Joe aurait encore à s’occuper de Jack pendant la guerre. Fin avril 1943, le
jeune homme fut muté dans une unité de patrouilleurs-torpilleurs (PT)
basée dans le Pacifique-Sud à  Tulagi, une des îles Salomon. Depuis la
bataille de Midway, en juin de l’année précédente, les Américains
préparaient la reconquête. Tenus pour des navires-suicides en raison de leur
maniement dangereux, les PT se voyaient assigner un rôle important dans le
dispositif mis en place par la Navy.
Nommé commandant du PT-109, Jack Kennedy fut porté disparu en août
avec son équipage. Le bâtiment avait été coulé après avoir heurté un
destroyer japonais. L’état-major de la Navy lia cet incident dramatique
à  une défaillance de navigation. Il était impensable qu’un PT, léger et
manœuvrant, ne fût pas capable d’éviter un bâtiment beaucoup plus lourd.
Cette faute lourde de commandement fut cependant oubliée lorsqu’on apprit
que Jack, au cours du naufrage, avait sauvé la vie de plusieurs de ses
hommes d’équipage qu’il avait conduits en sécurité sur un atoll désert. Peu
après, il était parti seul à la nage en quête de secours et avait réussi, au prix
d’efforts surhumains, à attirer l’attention.
Les hommes du PT-109 tressèrent les louanges de leur chef, contribuant
ainsi à transformer un piètre navigateur en un authentique héros de guerre.
Joe s’en mêla personnellement. Il fournit l’histoire – délestée, bien sûr, de
ses détails gênants – à ses amis de la presse. Il y ajouta une photo de son fils
en jeune éphèbe courageux, torse nu et couteau de combat à la hanche, au
milieu de son équipage.
Première à  «  acheter  » l’histoire de Joe, l’Associated Press fut bientôt
relayée par le New York Times. Arthur Krock n’y était pas pour rien et
trouva même le titre qui ferait sensation à  travers le pays  : «  Le fils de
Kennedy sauve dix hommes dans le Pacifique à la suite de l’éperonnage de
son bateau par un destroyer japonais.  » Repris en boucle de journaux en
magazines, l’épisode héroïque devint un conte de fées mirifique sans plus
aucun rapport avec la réalité. Le principal intéressé n’en fut pas le moins
étonné  : «  C’est formidable  ! Cette histoire embellit de jour en jour.
Maintenant on y fait entrer un juif et un Noir72… »
Cela ne suffisait pourtant pas à Joe, qui voyait, comme toujours, les choses
en grand. Il fit contacter un journaliste de renom, John Hersey, pour narrer
les aventures de Jack sur un mode plus littéraire. Ce dernier accepta
volontiers. Il avait déjà entendu parler du jeune Kennedy et avait même
épousé son ancienne petite amie, Frances Ann Cannon168.
Jack était un « bon client ». Forçant le trait, Hersey fit du comportement
courageux du jeune enseigne de vaisseau un fait d’armes et un acte de
bravoure hors norme qu’il présenta à  la façon d’une tragédie antique.
L’article parut en une du New Yorker en juin 1944. Pour faire bonne mesure,
Joe contacta personnellement le rédacteur en chef du Reader’s Digest, Paul
Palmer, qu’il parvint à  convaincre de publier de nouveau le papier de
Hersey169.
Travaillant désormais à  Los Angeles pour un magazine de mode, Inga
Arvad se fendit elle aussi d’un article dithyrambique. Jack lui confierait en
toute honnêteté  : «  Sur le moment, je me suis demandé s’ils allaient me
donner une médaille ou me virer de la Navy73… » Joe n’avait pas ce genre
d’états d’âme et insista pour que son fils reçût une belle décoration. Il
s’activa pour que le supérieur de Jack, Alvin P. Cluster, le proposât pour la
Silver Star. Toutefois, l’état-major de la Navy trouva la proposition
exagérée et ne décerna à  Jack que la Lifesaving Navy  &  Marine Corps
Medal. Encore avait-il fallu que James Forrestal intervînt en ce sens, à  la
demande expresse de Joe, cela va de soi.
L’histoire du PT-109 fut pain bénit pour Joe Kennedy, qui y  voyait une
occasion en or de faire coup double. D’un côté, la publicité sur l’héroïsme
extraordinaire de Jack le dédouanait magistralement de l’affaire Inga. D’un
autre côté, le courage monté en épingle du cadet des Kennedy faisait oublier
le défaitisme du père. Le courage du fils aîné Joe  Jr ne le cédait en rien
à  celui du cadet et Joe le savait mieux que quiconque. Il n’aurait pu
cependant imaginer que ce courage pût se muer en une folle et fatale
témérité.
Août  1944. La guerre en Europe avait pris une autre tournure depuis le
débarquement des Alliés en Normandie. Sur la défensive, le Reich faisait
feu de tout bois pour retarder une défaite déjà inéluctable. Loin d’être une
voie royale pour les Anglo-Américains, la guerre se faisait au contraire de
plus en plus impitoyable.
Joe Kennedy Jr était l’espoir de son père et assumait tout naturellement ce
statut. Si Jack avait la coquetterie de chercher à  s’émanciper de la tutelle
paternelle, ce n’était pas l’état d’esprit de son aîné, qui avait hérité du côté
revanchard, vindicatif et provocateur de Joe. Comme lui, il détestait
Roosevelt et les juifs. Comme lui, il passait pour un don juan invétéré. Joe
n’était pas peu fier de ce fils préféré qui lui ressemblait tant  : suffisant,
imbu de sa supériorité sociale et n’ayant pas froid aux yeux.
Joe  Jr avait fait ses premiers pas en politique à  la convention nationale
démocrate de 1940. Il se préparait à un rôle plus important encore, une fois
que la guerre serait achevée. Naguère détesté à  l’université, il ne trouvait
pas davantage grâce aux yeux de ses camarades de combat, qui appréciaient
fort peu son esprit sans gêne et son ironie blessante. Ils se sentaient agressés
lorsque Joe Jr les narguait, de retour de permission, en exhibant les photos
des starlettes avec qui il était sorti à New York. L’héritier des Kennedy était,
à leurs yeux, une petite brute arrogante qui jouait au pilote dandy, avec sa
jaquette de cuir, son écharpe blanche et ses petits cigares.
Basé en Angleterre avec son escadrille, Joe  Jr se porta volontaire en
août 1944 pour une mission délicate entre toutes : le bombardement massif
d’un énorme bunker à  Mimoyecques, en France, dans le Pas-de-Calais. Il
était supposé abriter le  V-3, un obusier lourd à  très grande portée. Top
secret, l’«  opération Aphrodite  », son nom de code, était d’une extrême
dangerosité. Il s’agissait de rien de moins que de diriger un bombardier,
vidé de la plupart de ses équipements mais bourré d’explosifs, vers sa cible,
avant que les pilotes ne s’en éjectent au tout dernier moment. Les risques
étaient énormes, en raison de la fiabilité relative de l’avion comme de son
système de guidage170. Il s’agissait bien d’une mission suicide. Joe  Jr le
savait parfaitement, mais ne chercha à aucun moment à s’en exonérer.
Se croyait-il invulnérable  ? Cherchait-il à  clouer le bec à  ceux qui
accusaient les Kennedy de couardise ? Entendait-il démontrer que son frère
Jack n’était pas le seul à pouvoir jouer les héros ? Quelques jours plus tôt,
son père lui avait adressé un message prémonitoire : « Ne force pas trop la
chance74. »
Le samedi 12 août 1944, lestée d’une charge explosive de près 10 tonnes
de TNT, la forteresse volante B-24 que pilotait Joe Jr se désintégra en plein
vol vingt-huit minutes après son départ de la base de Fairfield. La veille,
l’officier électronicien en charge l’avait dissuadé de partir car il n’était pas
sûr des circuits de l’appareil : « Vous allez risquer votre peau pour rien75. »
Joe Jr avait passé outre et s’était contenté de téléphoner à Lorelle Hearst, la
belle-fille du grand patron de presse  : «  Si je ne reviens pas de cette
mission, dites à mon père que je l’aime beaucoup76. »
Juste avant le décollage fatal, il avait encore répondu dans un sourire à un
camarade qui lui demandait si sa police d’assurance vie était en règle  :
« Dans ma famille, personne n’a besoin d’une assurance. »
Recevant la nouvelle de plein fouet, Joe en fut anéanti. Il ne serait plus
jamais le même homme. Même dans ses pires cauchemars, il n’aurait pu
imaginer que tous les projets qu’il avait formés pour son aîné
s’écrouleraient de la sorte. Avec la disparition de Joe Jr, il perdait une partie
de lui-même.
Brisé par la détresse, Joe s’enferma à  double tour dans sa chambre
plusieurs jours durant. On raconterait qu’il écoutait du matin au soir les
ouvertures de Wagner sur son phonographe. Rose pria encore plus qu’à
l’accoutumée. Elle n’oublierait pas, surtout, de commander du papier
à lettres bordé de noir pour ses correspondances.

94. Il embarqua en compagnie de Rose, de Jack et de Kathleen.


95. Winston Churchill (1874-1965) avait été Premier lord de l’Amirauté de  1911 à  1915, date
à laquelle il avait dû démissionner à la suite du désastre naval des Dardanelles. Il retrouva sa position
à  la tête de la Royal Navy en septembre  1939, quelques mois avant de devenir Premier Ministre
(mai 1940).
96. Les honoraires de Joe se montèrent à 50 000 dollars en contrepartie d’un rapport dénonçant le
gaspillage au sein de la compagnie et dont la conséquence majeure fut la mise à la porte immédiate
de son président.
97. Référence au titre d’un roman célèbre de John Steinbeck sur la Grande Dépression, The Grapes
of Wrath, publié en 1939 puis adapté l’année suivante au cinéma par John Ford.
98. Arthur Krock (1886-1974) sera récompensé du prix Pulitzer une seconde fois, en  1938, pour
son interview exclusive de Roosevelt.
99. Pour cette première prestation, Krock toucherait une somme hebdomadaire de 1  000  dollars
pendant cinq semaines.
100. Surnommé The Kingfish, Huey Pierce Long (1893-1935) était un politicien américain souvent
présenté par ses adversaires comme une des figures du fascisme américain dans l’entre-deux-guerres.
Membre du parti démocrate, Long fut gouverneur de Louisiane de 1828 à 1932 et sénateur du même
État au Congrès de 1932 à 1935.
101. En effet, Francis J.  Spellman serait consacré archevêque de New York en  1939 puis élevé
cardinal en 1946.
102. Myron C. Taylor serait effectivement nommé en décembre 1939.
103. Peu avant son retrait, Kennedy avait commandé un rapport à  ce sujet. Ce dernier serait
considéré par le New York Times comme « l’un des meilleurs produits à ce jour ».
104. Le Rockefeller Center est un ensemble immobilier de quatorze buildings construits à  New
York sur l’emplacement du Rockefeller Plaza, à la jonction de la Cinquième Avenue et de l’avenue
des Amériques. Édifié entre 1930 et 1939, il coûta près de 250 millions de dollars.
105. Robert W. Bingham était alors alité à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, dans le Maryland.
Il décéda peu après, en décembre 1937.
106. James Roosevelt avait été jusqu’à tenter de corrompre William O.  Douglas, le nouveau
président de la SEC, en lui proposant de taxer certaines sociétés concessionnaires de service public
puis de se répartir les profits.
107. S’agissait-il d’une lettre de complaisance consentie par les amis de Joe à  l’ambassade
britannique de Washington  ? S’il arracha effectivement l’autorisation de déroger à  la règle, ce fut
seulement après avoir été nommé par le Président. Le fait est que, peu avant la présentation officielle
de ses lettres de créance, le Protocole anglais paraissait tout ignorer d’un tel arrangement.
108. L’origine historique de l’appellation « cour de St. James » remontait à la fonction du palais de
St.  James, situé à  Londres entre Pall Mall et le Mall, et bâti sous Henri VIII, qui servit de lieu de
résidence officiel de la Cour royale jusqu’à l’accession au trône de la reine Victoria en 1837. Resté,
depuis lors, le siège administratif de la Couronne britannique, le palais de St. James n’en a pas moins
cédé en importance au palais de Buckingham.
109. L’affirmation était peu crédible, aucun ambassadeur n’étant nommé pour un terme aussi bref –
sauf exception rarissime, jamais prévue à l’avance d’ailleurs. Surtout pour un poste aussi important.
110. FDR en voudrait longtemps à Krock, jugeant que cette manœuvre déloyale avait hâté la fin du
pauvre Bingham, qui avait succombé une semaine plus tard.
111. Il n’y en avait pas moins de cinq : John Adams, James Monroe, John Quincy Adams, Martin
Van Buren et James Buchanan.
112. C’est en ces termes méprisants que fut rapportée la cérémonie par Randolph Churchill, le fils
de Winston, pour le compte de l’Evening Standard.
113. À  ce sujet, Joe écrirait à  son ami Jim Landis  : «  Même si j’avais réfléchi pendant vingt-
cinq ans, je n’aurais pas pu trouver mieux pour faire bonne impression en Angleterre. »
114. En janvier 1936, au terme d’un règne de trois cent vingt-six jours, le roi Édouard VIII avait
abdiqué pour pouvoir épouser Wallis Simpson, une Américaine deux fois divorcée. Déclenchant une
grave crise monarchique, cette abdication avait porté sur le trône d’Angleterre son frère cadet Albert,
qui régna sous le nom de George VI.
115. Né au Canada, lord Beaverbrook (1879-1964) fut un magnat de la presse, plusieurs fois
ministre du gouvernement britannique entre 1918 et 1942.
116. T. E. Lawrence, le légendaire « Lawrence d’Arabie », prétendit même, à seule fin de lui nuire,
qu’il s’était converti au judaïsme.
117. Plus tard, sous la présidence de JFK, William-David Ormsby-Gore se retrouverait
ambassadeur de Grande-Bretagne à  Washington et deviendrait un des familiers de la Maison
Blanche. On prétendit même qu’en 1968, il demanda la main de Jackie Kennedy, sans succès.
118. L’Anschluss date du 12 mars 1938.
119. Ce n’est qu’en mars  1947, en réaction précisément aux quatre mandats successifs de
Roosevelt, que le Congrès adopterait le 22e amendement de la Constitution (ratifié en février 1951)
fixant à deux le nombre maximum de mandats pouvant être exercés par le président des États-Unis.
120. La guerre hispano-américaine de  1898 au sujet de Cuba avait porté un premier coup à  cet
isolationnisme. En 1917, l’entrée dans la Première Guerre mondiale l’avait rendu quasi fictif.
121. Signé le 28 juin 1919, le traité de Versailles, qui mettait un point final à la Première Guerre
mondiale, énonçait clairement la responsabilité de l’Allemagne dans le conflit et l’assujettissait en
conséquence à des sanctions draconiennes, telles que la privation de ses colonies et d’une partie de
ses droits militaires, l’amputation de certains territoires et l’astreinte à  de lourdes réparations
économiques. Les conditions mêmes du traité de Versailles nourrirent l’humiliation du peuple
allemand et le ressentiment corrélatif des nationalistes allemands, à commencer par le parti nazi.
122. Lady Astor (1889-1964) était née Nancy Witcher Langhorne.
123. Originellement bâti en 1893 sur la Cinquième Avenue, et après maintes péripéties, ce palace
avait fermé ses portes pour laisser place au fameux Empire State Building, inauguré en  1931. Un
second palace du même standing et du même nom ouvrit ses portes la même année sur Park Avenue.
Il cessa définitivement son activité en mars 2017.
124. Les plus beaux fleurons de cet empire étaient The Times et The Observer.
125. Son époux, de son côté, était entré à  la Chambre des lords. Nancy serait réélue sans
discontinuer jusqu’en 1945.
126. Ce à quoi lady Astor aurait rétorqué à son tour : « Vous n’êtes pas assez beau pour courir le
moindre risque.  » Un sommet dans l’animosité fut atteint lorsque lady Astor lança un jour
publiquement à son adversaire : « Monsieur, si j’étais votre femme, je verserais du poison dans votre
verre.  » Et l’intéressé de répliquer du tac au tac  : «  Et moi, madame, si j’étais votre mari, je le
boirais. »
127. À l’âge de 2 ans, Charles Jr, le fils aîné de l’aviateur, fut kidnappé puis assassiné en 1932. Cet
épisode tragique provoqua une émotion considérable dans le pays.
128. Joe n’eut droit qu’à une réponse glaciale lorsqu’il relaya au Département d’État l’invitation de
Dirksen. De leur côté, d’autres diplomates allemands furent moins enthousiastes au sujet de Kennedy,
comme l’ambassadeur du Reich à Washington, qui ne voyait en lui qu’un opportuniste ne reflétant
nullement les vues du Département d’État.
129. Cet article fit l’objet d’un bras de fer entre Sulzberger et Kennedy, ce dernier exigeant et
obtenant une réécriture complète de l’article.
130. Parmi les rumeurs circulant à  ce sujet, plusieurs émanaient du baron Erik Palmstierna, un
ancien diplomate suédois à Londres.
131. Journal personnel de Harold Ickes, 24 juillet 1939.
132. Du reste, Schenck serait finalement condamné et emprisonné.
133. Ils se contenteraient de fixer à 30  millions de dollars le volume annuel des importations de
films.
134. Une impression que Kennedy se résigna à  répercuter dans un rapport à  Cordell Hull
(17 septembre 1938).
135. Signés le 30 septembre 1938 en conclusion d’une conférence de deux jours réunissant Adolf
Hitler, Édouard Daladier, Neville Chamberlain et Benito Mussolini, les accords de Munich scellèrent
la fin de la crise des Sudètes par le démantèlement de la Tchécoslovaquie comme État indépendant.
Ils renforcèrent également l’Allemagne nazie dans ses prétentions expansionnistes en Europe.
136. Neville Chamberlain mourut en novembre 1940.
137. Héritière des magasins Five and Dime créés par son grand-père F.  W.  Woolworth, Barbara
Hutton se trouvait à la tête d’une fortune d’une trentaine de millions de dollars.
138. Ce dîner était organisé chaque 21 octobre par l’Association de la Marine britannique.
139. Le Département avait d’ailleurs donné son feu vert au discours, sous réserve que les
commentaires de Joe fussent présentés comme le reflet de son point de vue personnel.
140. L’éditorialiste en question, Heywood Broun, ajoutait que ce serait une façon de réveiller
l’«  américanisme  » de Kennedy, trop longtemps imbibé de «  thé étranger  », dans une allusion
transparente à  la fameuse Boston Tea Party de  1773, point de départ de la guerre d’Indépendance
américaine.
141. Du 9 au 10  novembre, la Nuit de cristal se solda par des assassinats de juifs, saccages de
synagogues, destructions de commerces appartenant à  des juifs et arrestation puis internement en
camps de concentration de plus de vingt mille juifs allemands. Peu après, les nazis décrétèrent la
liquidation de tous les biens juifs.
142. Il fut calculé que Joe, durant sa première année d’ambassadeur, passa le tiers de son temps
chez lui en Amérique…
143. Et ce, malgré les objections du Département d’État qui aurait préféré que les États-Unis
y soient représentés par une personnalité de confession protestante.
144. On prétendit que Rose avait fait entourer d’un cordon de soie le sofa où s’était assis le futur
pape…
145. Francis J. Spellman resterait vingt-huit années archevêque de New York, jusqu’à sa mort en
décembre 1967.
146. Churchill avait déjà occupé ce poste prestigieux d’octobre 1911 à novembre 1915.
147. L’échelle des mérites académiques aux États-Unis comporte trois grades, par ordre croissant
d’importance : cum laude, magna cum laude et summa cum laude.
148. Témoignage de Gertrude Ball, l’ancienne secrétaire particulière de Joe.
149. Le jeune homme les dépenserait dans l’achat d’une Buick décapotable.
150. Winston Churchill était alors âgé de 66 ans.
151. Chamberlain écrivit dans son journal personnel à la date du 1er juillet : « Vu Joe, qui dit que
tout le monde aux États-Unis pense que nous serons vaincus avant la fin du mois. »
152. Le journal personnel de Clare mentionnait à la date du 3 avril 1940 que Joe était resté « dans
la chambre toute la matinée ».
153. Roosevelt emporterait finalement l’élection par 54,7  % des voix et 449  grands électeurs
contre 82 à Willkie.
154. Jack avait même sollicité son père pour qu’il alerte le capitaine Alan Goodrich Kirk, son
ancien attaché naval à Londres devenu entre-temps le chef des services de renseignement de la Navy.
Futur amiral, commandant les forces navales américaines, A.  G. Kirk (1888-1963) serait promu
ambassadeur après sa retraite de l’armée.
155. Ce qu’elle ferait en 1943.
156. Du nom de Maria Montessori, médecin et pédagogue italienne.
157. Rosemary avait été rapatriée d’urgence par les Moore en mai 1940.
158. Elle y resta jusqu’en 1949.
159. Ce n’est qu’en juillet  1960 que Joe, dans une interview à  Time Magazine, déclara pour la
première fois que Rosemary avait été victime d’une méningite cérébro-spinale dans sa petite enfance
et qu’elle résidait dans une maison de santé du Wisconsin.
160. La fondation eut aussi une dimension commerciale, car elle prit une participation de 25  %
dans le Merchandise Mart que Joe venait alors d’acquérir.
161. Eunice avait une relation tout à fait particulière avec Rosemary, son aînée de trois ans à qui
elle était très liée. Rosemary survécut jusqu’en janvier 2005.
162. Ajourné par la commission médicale en raison de sa mauvaise santé, il avait réussi, grâce
à l’entremise d’Alan G. Kirk, à passer devant une seconde commission qui avait fini par le déclarer
« bon pour le service ».
163. Beaucoup plus tard, à la demande de l’avocat d’affaires Hughes D. Auchincloss, Arthur Krock
conseillerait au Times-Herald d’embaucher une certaine Jacqueline Bouvier.
164. Ancienne assistante de Joe à Londres, Page Huidekoper était devenue, elle aussi, journaliste
sur intervention de Krock. Ayant manifestement des vues sur Jack, elle s’était mise à jalouser Inga.
165. A. Wenner-Gren était aussi le président fondateur du groupe Electrolux.
166. Plus tard, d’ailleurs, Joe Kennedy ferait des offres de service au FBI.
167. Après la guerre, elle épouserait en troisièmes noces Tim McCoy, un acteur de western. Le FBI
l’avait alors blanchie de toute accusation d’espionnage.
168. Jack avait lui-même proposé le mariage à Frances Ann, mais elle avait refusé, ne pouvant se
résoudre à épouser un catholique.
169. L’année suivante, John Hersey obtint le prestigieux prix Pulitzer.
170. Dans la dernière partie de son trajet, le bombardier était guidé à  distance par un appareil
accompagnateur.
6

Le mastermind

« Il n’y a pas de deuxième acte

dans les vies américaines. »


Francis Scott Fitzgerald

Soulagement pour ceux qui en reviennent indemnes, la fin d’une guerre


est un calvaire pour ceux qu’elle a  marqués dans leur chair. Et un
cauchemar pour ceux qui y  ont perdu un proche. Un  an après la mort
tragique de son fils aîné, Joe Kennedy restait inconsolable. À  un de ses
amis, Bunny Green, il confia : « Quand le jeune enterre le vieux, le temps
adoucit le chagrin, mais quand c’est l’inverse, le chagrin demeure
à jamais1. »
Au fond de lui, une brisure irréparable et le sentiment que plus rien ne
pouvait être comme avant. Cet après-guerre s’annonçait d’ailleurs moins
euphorique que le précédent. Après les fameux Roaring Twenties, ces
Années folles qui avaient jadis tout emporté sur leur passage, les Boring
Forties, les années ennuyeuses ? Le temps des périls avait été conjuré, mais
le monde restait lourd de menaces.
L’Amérique n’avait pas le cœur à festoyer. Franklin D. Roosevelt, que l’on
avait fini par croire immortel, avait été terrassé par une attaque cérébrale
une semaine à  peine avant que ne cessent les hostilités en Europe. Quant
à la guerre du Pacifique, épouvantable de cruauté, elle s’était achevée avec
la vision terrifiante des deux champignons atomiques d’Hiroshima et de
Nagasaki. Sans y avoir été préparés, les Américains entraient de plain-pied
dans une nouvelle ère. L’ère atomique, bien sûr. Mais aussi une époque
inédite où les forces armées américaines jouaient les gendarmes du monde
libre, de la Sicile à  la péninsule coréenne et du sous-continent américain
à  l’Allemagne. Brusquement, le vieux réflexe isolationniste qui avait
conditionné tant de générations devenait suranné et incongru.
Joe Kennedy approchait à  grands pas de la soixantaine, le moment des
bilans et, parfois aussi, celui des constats amers. Il avait merveilleusement
réussi dans les affaires, accomplissant ses prédictions de jeunesse de
devenir multimillionnaire en dollars. À  la tête d’un patrimoine estimé
désormais à  plus de 180  millions de dollars171, la famille Kennedy faisait
partie des plus grandes fortunes d’Amérique.
Pourtant, Joe n’avait pas aussi bien réussi en politique. Sans doute avait-il
occupé des postes de premier plan qui en eussent comblé plus d’un. Mais il
avait échoué à  atteindre son but suprême  : devenir le premier président
catholique des États-Unis. La faute à cette maudite guerre dont il ne voulait
pas et à Roosevelt qu’il avait dû soutenir la mort dans l’âme. La faute aussi
à  ses propres erreurs et outrances. L’avenir politique personnel de Joe
Kennedy était désormais bouché. Et son successeur naturel, Joe  Jr, n’était
plus là pour prendre la relève.

Un héritier par défaut


Une fois passée la stupeur causée par l’annonce de la mort de Joe  Jr, sa
première réaction de père meurtri avait été de passer sa rancœur et sa colère
sur Roosevelt. Il avait ainsi rudoyé Harry Truman, que FDR avait choisi
comme son nouveau colistier pour les présidentielles de novembre  1944  :
« Harry, pourquoi fais-tu campagne pour ce satané fils de p… d’invalide qui
a  tué mon fils Joe2  ?  » Truman raconterait qu’il lui avait ordonné de se
calmer, faute de quoi il le ferait passer par la fenêtre3 !
Puis, mû par un instinct de conservation, Joe fit ce qu’il savait faire le
mieux  : gagner de l’argent, encore et toujours. Il y  avait bien longtemps
qu’il n’en avait plus besoin, ayant déjà assuré l’avenir matériel de sa famille
pour plusieurs générations. Peut-être craignait-il que la guerre n’affaiblît
son patrimoine. Et d’ailleurs, aussi vrai que l’argent va à l’argent, on ne se
défait pas facilement de ses vieilles habitudes.
Joe s’était déjà débarrassé de la plupart de ses intérêts dans le commerce
de l’alcool172. Il ne pouvait plus revenir à Wall Street, où il était désormais
trop connu, et il avait définitivement tiré un trait sur Hollywood. Il se lança
à corps perdu dans l’immobilier, fort de son flair et attentif à ces détails où
le diable est censé habituellement se cacher : en somme, « le cœur chaud et
la tête froide173. »
Joe se mit à investir frénétiquement, d’abord au Texas et en Floride, où il
acquit quantité de terrains, pétrolifères pour certains. Caricature du
spéculateur cynique, il achetait des immeubles pour les revendre peu après
en réalisant un profit substantiel ou pour en tirer une rentabilité maximale
en rapport locatif. Son champ d’action favori devint paradoxalement New
York, au moment même où il cessa d’y résider. En quelques années, Joe
devint un des plus grands propriétaires fonciers de la ville, où le prix des
terrains était trop bas pour ne pas donner lieu, tôt ou tard, à  une hausse
majeure.
Tel jour, il achetait un immeuble en plein Manhattan pour 1  million de
dollars, tout en n’ayant versé de sa poche que le cinquième de cette somme,
avant de le revendre trois  ans plus tard pour 1,5  million. Tel autre jour, il
achetait un bien foncier de 2  millions de dollars, en empruntant jusqu’à
1,8 million à 4 %, mais après avoir calculé que le rapport du bien s’élevait à
6  %. Le grand principe de Joe était de fonctionner à  coups de liquidités.
Contrairement à  d’autres, il était capable de débloquer sans sourciller
5 millions de dollars sur-le-champ. Sa recette restait identique : acheter en
recourant pour l’essentiel à l’emprunt qu’il couvrirait avec les loyers perçus
– il lui arrivait de les doubler, voire de les tripler brutalement – et avec un
fort bénéfice à la revente.
Spéculateur, mais non aventurier cependant, Joe se gardait bien d’engager
son argent en des lieux qu’il connaissait mal, comme à  l’étranger174. Joe
s’entourait rarement de partenaires. L’un des plus visibles fut un promoteur
du nom de John J. Reynolds. Celui-ci lui avait été présenté par le cardinal
Spellman, dont il était le courtier attitré. Issu du Bronx, Reynolds avait la
réputation d’un grand malin. Installé luxueusement sur Park Avenue,
à  Manhattan, il était une référence en matière d’évaluation des biens
immobiliers.
Ce fut Reynolds qui incita Joe à acheter neuf mille actions du champ de
courses de Hialeah. Lancé vingt  ans auparavant sous l’égide du Miami
Jockey Club, Hialeah était devenu un lieu à la mode où l’on pouvait croiser
à foison les starlettes en vogue et les hommes d’influence. Cela ne pouvait
que susciter l’intérêt de Joe. Quoique passionné par les courses hippiques,
Joe ne pariait lui-même que très peu. Il pouvait bien jouer les seigneurs en
donnant ostensiblement à  changer des billets de 1  000  dollars en petites
coupures. Peu de gens savaient que ses paris, en fait, ne dépassaient jamais
les 2 dollars.
Hialeah était en revanche l’occasion de rencontres avenantes, et là, Joe se
dépensait sans retenue. À  peine prenait-il la précaution de préserver les
apparences en s’arrangeant pour que les belles aient l’air d’être
chaperonnées par certains de ses compères comme Joseph Timilty, un
proche qui avait été commissaire de police à Boston. Joe n’en était pas plus
gêné qu’il ne l’était en s’affichant ouvertement au bras de beautés à  New
York, au Stork Club ou à El Morocco. De toute façon, Rose était toujours
ailleurs  : en Europe quand Joe était en Amérique, à  Boston quand il était
à Palm Beach et vice versa.
Joe avait encore en mémoire leur vingtième anniversaire de mariage, en
octobre  1934, que Rose avait décidé de passer seule, à  Paris. Au
télégramme chaleureux que Joe lui avait alors expédié, elle s’était bornée
à lui répondre platement : « Merci pour ces vingt ans de rare bonheur. Avec
tout mon amour à  jamais4.  » Il est vrai qu’elle aussi avait gardé certaines
choses en mémoire…
À Hialeah, on pouvait rencontrer utilement des personnalités comme
J.  Edgar Hoover, lui aussi mordu de courses hippiques. Un jour de  1946,
Winston Churchill y ferait même une brève apparition.
Les spéculations immobilières de Joe durant la guerre lui avaient rapporté
plus d’une centaine de millions de dollars175. Son investissement immobilier
le plus lucratif fut le Merchandise Mart de Chicago. Beaucoup plus qu’un
simple bâtiment aux dimensions hors du commun, le Mart était un véritable
monument à  la gloire du mercantilisme. «  Une ville dans la ville  »  : telle
avait été l’ambition démesurée de ses concepteurs176.
La valeur vénale du Mart était de l’ordre de 21 millions de dollars, mais
Joe Kennedy réussit à  l’acquérir pour une somme à  peine supérieure à
12,9  millions. Devenu le propriétaire heureux du plus grand bâtiment
commercial du pays, il s’empressa d’en déloger les agences
gouvernementales qui l’occupaient pour relouer les locaux à  de grands
groupes et même à  des stations de radio, puis de télévision locales, parmi
lesquelles des filiales du réseau NBC (National Broadcasting Corporation).
Plus tard viendrait l’idée d’y implanter showrooms et centres commerciaux.
Joe eut aussi l’intuition de placer Robert Sargent Shriver à la tête du Mart.
Homme de confiance, rédacteur en chef adjoint de l’hebdomadaire
Newsweek, « Sarge » était aussi le petit ami d’Eunice Kennedy. Joe lui était
reconnaissant de l’avoir aidé à publier As We Remember Joe, un recueil de
notes de feu Joe  Jr qui comportait aussi des témoignages d’amis et de
parents177.
Joe pouvait jubiler : « D’habitude, ce sont les juifs qui mettent le grappin
sur toutes ces choses. Celle-là leur est passée sous le nez5  !  » Un autre
homme jubilait moins  : James T.  Lee, le promoteur qui avait mis Joe au
courant de l’affaire du Mart, non sans lui préciser qu’il allait se porter lui-
même acquéreur. Il ne pardonna jamais à Joe de l’avoir doublé. L’ironie de
l’histoire fit que, huit  ans plus tard, la petite-fille du promoteur grugé,
Jacqueline Lee Bouvier, convolerait en justes noces avec Jack Kennedy, le
fils de ce vieux roublard de Joe…
Plus riche que jamais, Joe Kennedy était un homme respecté. Il se faisait
appeler «  monsieur l’Ambassadeur  » et avait installé ses bureaux au 230,
Park Avenue, l’endroit le plus sélect de Manhattan. Il n’en ressentait pas
moins qu’un cycle était en train de se clore définitivement –  comme
s’étaient clos auparavant ceux de Wall Street puis de Hollywood – et qu’il
était grand temps de passer à autre chose.
La politique n’avait jamais cessé de le tarauder. Et il prit une décision qui
devait infléchir le destin de toute sa famille. Puisqu’un destin cruellement
injuste l’avait privé de Joe Jr, son successeur serait Jack. Il ne pouvait être
question de voir son rêve s’effondrer avec la mort de son fils aîné.
Jack était de loin le plus atypique de toute la fratrie. Joe  Jr avait été la
copie conforme de son père et l’on retrouvait aussi chez Bobby cette fougue
hargneuse et vindicative qui était la marque distinctive du patriarche. Mais
Jack ? Chacun voyait en lui un Kennedy, bien sûr, mais en plus aimable, en
plus fragile et, au fond, en plus humain. Joe Jr avait été détesté, tout comme
le serait plus tard Bobby, mais pas Jack. Sans doute parce que, à  la force
brutale et agressive, il préférait ses propres armes  : le charme et la
séduction.
Au fil des années, le cadet des Kennedy avait affirmé une indépendance
d’esprit et de caractère qui avait toujours été étrangère à  son aîné. Jack
n’avait nul besoin de s’imposer physiquement comme Joe Jr. Il lui importait
peu, comme à  Bobby, d’être aimé. Passant pour un joyeux luron –  on le
qualifiait volontiers d’easygoing ou de happy-go-lucky –, il était dilettante
et adorait jouer au dandy. Sans doute avait-il d’autres qualités, mais elles ne
s’étaient pas encore révélées.
Joe n’en était pas à supputer les qualités ou les états d’âme éventuels de
Jack : il prendrait la place de Joe Jr en tant que dépositaire de ses propres
ambitions politiques. Ce n’était pas une hypothèse, mais une conclusion
impérative qu’il était évidemment hors de question de contester. L’intéressé
le comprit d’ailleurs fort bien  : «  C’était comme se retrouver recruté de
force. Mon père voulait que son fils le plus âgé fasse de la politique. Point
barre. “Voulait” n’était d’ailleurs pas le mot  : “exigeait” était plus
adéquat6. »
Confronté à l’oukase paternel, Jack ne fut pas d’un enthousiasme béat. Le
Congrès ? Il n’était pas sûr d’en être capable, mais il allait tout de même se
battre, parce que son père lui avait dit de le faire. Il est vrai que Jack n’avait
pas d’idée précise sur ce qu’il voulait faire dans la vie. Démobilisé, il
souffrait de ce désœuvrement pernicieux qui guettait tous les anciens
combattants, même si lui pouvait se permettre de rester désœuvré. En outre,
son état de santé n’était pas fameux. Affaibli, le teint jaunâtre, il avait perdu
du poids et devait de nouveau endurer des fièvres et de terribles douleurs
dorsales.
Jack s’était tout de même essayé au journalisme. Joe lui avait ouvert les
portes du groupe Hearst et le Chicago Herald-American lui avait confié la
responsabilité d’une chronique intitulée « Le point de vue d’un soldat ». Sa
première mission avait été de couvrir la conférence inaugurale des Nations
unies à San Francisco. Toutefois, l’expérience n’avait guère été concluante.
Jack n’était pas très doué7. Du reste, il avait compris que la stature d’un
homme de plume, aussi brillant soit-il, ne pouvait se comparer à celle d’un
homme d’État. À la position du solliciteur, il préférait celle du sollicité.
Jack obéit à son père. La guerre l’avait mûri et il se sentit entrer dans sa
nouvelle vie comme poussé par une force extérieure. Se confiant à  Paul
«  Red  » Fay, un familier, il eut des accents prémonitoires  : «  Je serai là
derrière mon père qui s’évertuera à transformer le PT perdu et mon dos en
miettes en atouts politiques8. »
Le ton fut définitivement donné lorsque son grand-père Honey Fitz porta
un toast en son honneur lors d’un dîner familial : « Au futur président des
États-Unis9…  » Personne autour de la table ne s’avisa de sourire et Joe,
pour une fois, ne trouva rien à redire au comportement de son beau-père.
Les familiers des Kennedy savaient que Joe ne lésinerait pas pour que se
réalisent les hautes ambitions qu’il nourrissait pour son fils. Après avoir
considéré un temps le poste de vice-gouverneur du Massachusetts, Joe en
vint à  la conclusion qu’un débutant devait faire ses armes comme
parlementaire à  la Chambre des représentants. Il dénicha à  Jack une
circonscription sur mesure : le 11e district du Massachusetts, qui englobait
les faubourgs est de Boston, Sommerville, Charlestown et Cambridge. Les
Kennedy y étaient chez eux, et jamais encore les Républicains n’y avaient
battu les Démocrates. Au siècle passé, c’était là que P. J. Kennedy avait fait
fortune et assis son influence. C’était là également que Honey Fitz avait
remporté ses plus beaux titres de gloire.
Heureuse surprise  : le représentant sortant, le Démocrate James Michael
Curley, vieille connaissance de Honey Fitz, venait d’annoncer qu’il ne
chercherait pas sa réélection au Congrès et briguerait la mairie de Boston178.
Pour l’encourager, Joe lui fit parvenir sur-le-champ un chèque confortable.
Restait à  gagner l’élection. Fin avril  1946, Jack Kennedy annonça
officiellement sa candidature.
Dès le départ, Joe sut avec précision quel rôle il entendait jouer : celui du
maître d’œuvre, et même du cerveau de la carrière de son fils. Jack était-il
inexpérimenté, hésitant et mal assuré  ? Répugnait-il à  faire campagne et
à  serrer des mains  ? Eh bien, il aurait de l’ambition et de l’énergie pour
deux  ! Ce rôle de mastermind, tissant dans l’ombre sa toile d’araignée en
stratège accompli, lui convenait à merveille.
Sa période de pénitence, imposée par le défunt président Roosevelt, était
désormais achevée. Joe se montra de nouveau en pleine lumière et annonça
à  grand fracas qu’il allait investir un demi-million de dollars dans
l’économie locale. Il s’agissait d’un coup de bluff éhonté179, mais Joe n’en
donna pas moins à  son geste, généreux seulement en apparence, une
publicité maximale. Il était le financier, mais aussi le « sage » qui possédait
l’expertise et les relations avec les milieux d’affaires et les responsables
syndicaux.
Jack, lui, s’employait tant bien que mal à  occuper le devant de la scène.
Sans être vraiment pris au sérieux, il confia à  ses intervieweurs de Time
Magazine qu’il songeait sérieusement à s’enraciner dans le Massachusetts.
Du moins forçait-il la sympathie avec son air juvénile – il faisait beaucoup
plus jeune que ses 29  ans  –, sa maigreur et son visage décharné. On
éprouvait même une certaine compassion à  le voir flotter dans ses
vêtements, ce qui faisait dire de lui qu’il ressemblait « à un petit garçon qui
a enfilé le costume de son papa10 ».
La réalité était-elle si différente ? En coulisses, c’était bel et bien le vieux
Joe qui tirait les ficelles. Il avait déjà installé ses quartiers dans plusieurs
suites du Ritz Hotel de Boston. Échafaudant ses plans de campagne, il avait
aussi constitué des équipes. Sa recrue la plus fameuse fut Joe Kane, un des
derniers représentants de ce qu’on appelait la « vieille garde bostonienne ».
Connaissant par cœur tout son monde politique, Kane avait la réputation
d’un manipulateur retors. Ce fut lui qui inventa le slogan de campagne de
Jack : « La nouvelle génération vous offre un candidat. » La trouvaille était
lumineuse. Kane suggéra que l’on engage un jeune diplômé en droit, Mark
Dalton, pour écrire les discours du candidat. Il insista surtout pour que la
stratégie de campagne soit axée sur l’héroïsation de Jack. Il ne devait pas
non plus renoncer aux coups tordus à  l’ancienne qui avaient fait sa
renommée. L’âge l’avait rendu simplement plus espiègle. L’adversaire
principal de Jack aux primaires démocrates étant un conseiller municipal de
Boston du nom de Joseph Russo, il s’était fait fort de susciter la candidature
d’un autre candidat également dénommé Joseph Russo afin d’entretenir la
confusion. Avec un Joe Kane à ses côtés, Jack pouvait dormir sur ses deux
oreilles, et même se permettre de courir le guilledou au Bellevue Hotel.
Il est vrai que le jeune Kennedy eut aussi à  faire son apprentissage de
candidat. Il apprit à  se lever tôt et à  surmonter sa répugnance à  lever le
coude dans les pubs enfumés. Il dut aussi faire des discours, même si ses
talents d’orateur n’étaient pas éclatants au début, avec sa voix hésitante et
un peu haut perchée. Il dut surtout apprendre à encaisser les attaques de ses
adversaires politiques, qui le traitaient de carpetbagger ou de « parachuté ».
Mais Jack laissait faire tandis que Joe laissait dire. L’un des opposants les
plus résolus à la candidature Kennedy était le maire de Cambridge, Michael
Neville. Son directeur de campagne, Daniel F. O’Brien, un vieux briscard,
avait joué franc jeu avec Joe :
— Écoutez, Joe. Votre fils est trop jeune pour être élu. Passez la main et je
vous donne ma parole qu’on le soutiendra la prochaine fois.
— La prochaine fois ? Vous êtes devenus fous, les amis ! En 1960 au plus
tard, mon fils sera président11…
Jack faisait néanmoins figure de « poids léger » qui savait au fond de lui
que l’argent de son père ferait la différence. D’autres le savaient aussi,
à  l’instar de cet éditorialiste qui poussa la cruauté jusqu’à parodier une
annonce  : «  Siège du Congrès à  vendre. Aucune expérience requise. Le
candidat doit vivre à  New York ou en Floride. Non-millionnaire
s’abstenir12. »
L’argent de Joe permettait d’acheter des électeurs au tarif de 50 dollars par
famille, une somme à l’époque : officiellement pour prêter main-forte dans
les bureaux de vote, mais en réalité pour bien voter. Un candidat recevrait
même 7 500 dollars juste pour rester en attente, dans le cas où son entrée en
lice serait nécessaire.
Les dollars de Joe permettaient aussi de convaincre les producteurs
d’actualités filmées de consacrer certaines de leurs séquences à  Jack. Ils
finançaient la distribution à  chaque électeur démocrate d’un tiré à  part –
imprimé à cent mille exemplaires – de « Survival », l’article de John Hersey
sur le PT-109 paru dans le Reader’s Digest. Ils allaient jusqu’à rendre
possible une fantaisie jusque-là inédite : la réalisation d’un spot publicitaire
musical, diffusé en boucle à  longueur de journée par les stations de radio
locales sur le thème « Kennedy can ! ».
À l’heure des bilans, certains prétendirent que Joe en avait été de sa poche
à  hauteur de 300  000  dollars. D’autres savaient cependant que le montant
total était en réalité beaucoup plus élevé, quoique difficile à établir car, le
plus souvent, les sommes d’argent circulaient en espèces. Préposé aux
distributions, qui s’effectuaient généralement dans les toilettes de
restaurants ou d’hôtels, le fidèle Eddie Moore était un des rares à connaître
l’ordre d’idées réel de ces dépenses. Mais il ne fallait pas compter sur lui
pour laisser échapper la moindre indication à ce sujet.
Joe ne dépensa pas son argent en pure perte, car Jack gagna la primaire
démocrate dans un fauteuil. Moins de cinq mois plus tard, il remporta le
siège de représentant du Massachusetts en battant son concurrent
républicain à plate couture. Il avait obtenu plus du double des suffrages de
son adversaire. Une divine surprise  ? Au même moment, dans l’État du
Massachusetts, tous les autres candidats démocrates sans exception s’étaient
fait étriller. Pour autant, le patriarche des Kennedy avait encore du mal
à  l’admettre  : «  À  cinq mille contre un, je n’aurais jamais parié que Jack
soit capable de le faire et qu’il ait cela en lui13. »
Après avoir tant fait prier pour la victoire de Jack, Joe Kennedy pouvait
s’offrir le luxe d’un don exceptionnel de 600  000  dollars à  l’Église
catholique. Rose était anges. Le cardinal Cushing, lui, loua dans les médias
la piété et la générosité exceptionnelles des Kennedy.
Tout le clan Kennedy se congratulait pour la victoire de Jack et son
accession au Congrès. Mais Kick, de son côté, s’apprêtait à rompre avec sa
famille. Lassée d’y être tenue pour une pestiférée, la jeune femme décida de
retourner en Angleterre, où était sa nouvelle vie. Tel était bien d’ailleurs le
problème.
Joe n’avait pas été enthousiasmé par l’idylle de sa fille avec Billy
Cavendish. Mais ce n’était rien comparé à Rose, qui trouvait inconcevable
que sa propre fille pût seulement songer à s’éprendre d’un protestant. Kick
avait tenu bon. Contre la volonté de ses parents, elle était retournée en
Angleterre en  1943 pour s’engager comme infirmière à  la Croix-Rouge.
Devenue une des coqueluches de la haute société londonienne, elle était
surnommée la «  fille au vélo  » depuis que des photos de presse l’avaient
montrée pédalant en uniforme pour se rendre à son hôpital.
Kick s’était mariée à  Billy en mai  1944. Pour Rose, le drame était
consommé. Selon elle, Kick avait commis à  ses yeux le péché
imprescriptible de convoler avec un anglican, fût-il marquis et châtelain.
Elle avait refusé catégoriquement d’assister au mariage de sa fille180. Joe
y avait aussi brillé par son absence. En sous-main, cependant, il avait eu la
précaution d’ouvrir un compte bancaire séparé au bénéfice de sa fille
préférée «  afin qu’elle ne dépendît pas financièrement des Cavendish  ».
À  l’insu de Rose également, il lui adressa un message de félicitations  :
« Rappelle-toi que tu es toujours et à jamais, pour moi, ce que j’ai de plus
cher14. »
Le seul Kennedy à  s’être comporté humainement avait été Joe  Jr. Frère
aimant, il s’entendait à merveille avec Kick et avait fait de son mieux pour
atténuer l’effet des télégrammes fielleux distillés par Rose. Le jour venu,
seul Joe Jr, dans son bel uniforme d’aviateur, avait représenté la famille15.
Mais Joe Jr n’était plus là pour la soutenir. Et Billy était tombé au combat,
moins d’un mois après la mort de Joe  Jr, alors qu’il servait en Belgique
dans le régiment d’infanterie des Coldstream Guards. Devenue veuve à
24  ans à  peine, Kick sentait qu’elle était de trop à  Hyannis Port, où elle
avait cru pouvoir trouver du réconfort auprès de sa famille. Toutefois, on lui
faisait comprendre que sa présence était gênante. Déprimée, elle partit se
réfugier à New York chez des amis. Lorsqu’il lui fut demandé si elle prenait
des somnifères, la jeune femme secoua tristement la tête :
— Non, ma mère se contente de m’emmener à la messe et de me dire que
Dieu ne nous envoie pas de croix plus lourde que ce que nous pouvons
porter16.
Comme si de rien n’était, Joe se piqua encore de surveiller les relations de
sa fille. Il tenta même d’intervenir lorsqu’il apprit que Kick dînait avec un
certain Winston Frost, un avocat qui alimentait la rubrique mondaine. Mais
Kick n’était plus une jeune fille obéissante de bonne famille. La guerre et
son éloignement en Angleterre l’avaient mûrie. Garçon manqué autrefois,
elle était devenue une jeune femme plus posée et plus réfléchie. Elle
s’appelait désormais Kathleen Cavendish, marquise de Hartington, et
inspirait le respect dû à  une veuve de guerre. Le passé était bien mort, et
elle n’avait décidément pas le cœur à célébrer la victoire électorale de son
frère Jack.
Kick avait donc regagné l’Angleterre. Elle fréquentait de nouveau la haute
société anglaise. Elle avait même accès à  Churchill et s’était liée d’amitié
avec Pamela, la belle-fille du vieux lion. Les Kennedy ? Kick ne tenait plus
tellement à en entendre parler. Les leçons comminatoires de Joe, tout autant
que les bondieuseries ou les menaces d’excommunication de Rose, étaient
tellement loin ! Consciente de perdre sa famille, Kick en était soulagée : « Il
est plutôt agréable de ne plus avoir besoin d’être une Kennedy. Dieu sait
qu’il y en a assez comme ça17 ! »
Kick se remit peu à  peu à  vivre. Elle transforma sa demeure de Smith
Square, eut également quelques soupirants, tous aussi fortunés les uns que
les autres. Mais elle n’eut de coup de foudre que pour un seul d’entre eux :
Peter Wentworth-Fitzwilliam. Huitième comte de Fitzwilliam, il était lui
aussi richissime – presque aussi riche que les Cavendish – et possédait un
immense château dans le Yorkshire. Séduisant, amateur de chevaux, il avait
du style et de l’allure. Il était également protestant et marié. Un nouveau
scandale couvait chez les Kennedy.
Il éclata lorsque Kick vint elle-même à  Palm Beach faire part de ses
intentions. De nouveau, récriminations outrées de Rose, qui brandit le
spectre d’une excommunication de sa fille par l’Église catholique. Séparé
ou non de sa femme, Fitzwilliam resterait un divorcé aux yeux de Rose, qui
menaça Kick de la renier purement et simplement. Bobby et Eunice prirent
ouvertement le parti de leur mère.
Comme lors du mariage de Kick avec Cavendish, Joe avait abandonné ses
oripeaux de dictateur pour jouer les conciliateurs. En matière de religion, il
le savait bien, rien n’était négociable avec Rose. Autant se battre contre des
moulins à  vent. Et Joe n’y était pas disposé, de même qu’il ne pouvait se
permettre de négliger les apparences. Il envisagea néanmoins de solliciter
du Vatican une dispense qui eût permis de célébrer le remariage de Kick
sans remettre en cause son appartenance à l’Église catholique. En vain.
Kick, de son côté, rechercha désespérément l’appui de son père. Elle
projetait de le rencontrer, en compagnie de Fitzwilliam, à l’occasion d’un de
ses passages à Paris. On était à la mi-mai 1948. Peu auparavant, le couple
avait prévu d’aller passer quelques jours de détente à  Cannes. En s’y
rendant, leur petit avion privé s’écrasa non loin de la vallée du Rhône, dans
l’Ardèche, aux environs de Privas.
Effondré, Joe s’en alla identifier le corps de sa fille, accompagné d’un
attaché de l’ambassade américaine à Paris. Il présenta à sa façon l’accident
à la presse, précisant ainsi que c’était par le plus grand hasard que sa fille
Kathleen s’était retrouvée dans le petit avion de tourisme «  au côté de
M. Peter Fitzwilliam ». Joe accompagna le corps de Kick en Angleterre et
consentit à ce qu’elle soit inhumée à Chatsworth, dans le cimetière familial
des Cavendish. Il accepta de même que la duchesse de Devonshire, la belle-
mère de Kick, rédigeât une épitaphe : « Elle répandait la joie, elle a trouvé
la joie. » La propre mère de Kick en eût été bien incapable.
Aux obsèques, Joe fut seul à représenter les Kennedy. Tout à son chagrin,
il ne s’attendait pas à  ce que plusieurs centaines de personnes suivent le
cercueil de sa fille en signe de respect. Alors qu’elle avait la manie des
voyages, Rose ne jugea pas utile de se déranger. Elle se contenta de
distribuer des faire-part pour une messe dédiée au salut des âmes du
Purgatoire. Les amis de Kick, ceux précisément que détestaient les
Kennedy, en furent scandalisés. Joe, lui, n’y trouva rien à redire.

La fabrication d’un champion


Au lendemain de la première élection de Jack, on prêta à  Joe un mot
cruel : « Avec tout l’argent que je dépense, je pourrais même faire élire mon
chauffeur18. » Humiliante pour son parlementaire de fils, la formule avait sa
part de vérité. En politique, l’argent restait le nerf de la guerre, surtout s’il
coulait à flots.
Pourtant l’élection de Jack n’eût pas été aussi probante si elle ne s’était
appuyée également sur une organisation que beaucoup trouvaient déjà
formidable. On ne se doutait pas qu’elle était seulement en train de se roder
sous la houlette de son maître d’œuvre incontesté, Joe Kennedy – le « vieux
Joe », disait-on déjà alors, non en raison de son âge prétendument avancé,
mais parce qu’il avait décidé de se mettre désormais en retrait.
Un retrait dicté par le souci de ne pas gêner ses enfants ? Il s’en justifiait
à l’occasion : «  Je ne veux pas qu’ils héritent de mes ennemis. Il est déjà
assez dur pour eux d’hériter de mes amis19.  » Parfois, Joe sacrifiait à  la
dérision quand il prétendait devant le sénateur George Aitken qu’il avait
donné à  son fils le meilleur des viatiques pour triompher en politique  :
« Sois contre tout ce que ton vieux père a défendu : dans les affaires, dans le
gouvernement comme dans la philosophie20. »
Coquetterie ou ruse de la part d’un homme qui ne vivait que pour le
paraître et ne jurait que par la publicité ? Joe avait seulement compris que
tel était le prix à  payer pour parvenir à  ses fins. Cela ne changeait rien
à l’essentiel.
Mieux que personne, Joe savait orchestrer les apparences d’une famille
unie dans l’espoir de voir triompher son champion. L’image avait toujours
été son obsession, mais, pour la première fois, il se donnait vraiment tous
les moyens de la modeler à son gré. À son instigation, les photographes et
les journalistes donnèrent en pâture au public américain une famille modèle
qu’inspirait une profonde piété et que la réussite venait très justement
récompenser. Une famille méritante qui s’était élevée à force de volonté et
d’intelligence pour tutoyer les sommets. Une famille qui s’était sacrifiée sur
l’autel de la patrie en lui donnant ses fils  : l’un mort en héros et l’autre
devenu un héros.
Il y avait de quoi bâtir sur ce terreau. À ceux qui doutaient des capacités
de Jack, Clare Boothe Luce avait une réponse toute prête : « Ne vous y fiez
pas. Si le vieux Joe le veut, Jack sera un jour président des États-Unis21. »
Il y avait aussi le reste des Kennedy. Durant la campagne de Jack, tout le
monde ou presque (Rosemary et Kathleen exceptées) avait été mis
à contribution. C’était la volonté de Joe. Préposées aux réunions de quartier
et au porte-à-porte, les filles –  Eunice, Patricia et Jean  – jouaient les
groupies de luxe. Rose, elle, régentait le «  thé des Kennedy  » au
Commander Hotel de Cambridge. Un thé couru par toutes les épouses de
notables. Certaines d’entre elles s’y rendaient en robe de soirée comme s’il
s’agissait d’une présentation à une cour royale ou princière. Tel était le but
recherché par Joe : frapper les imaginations en proposant un conte de fées
à  travers la réussite d’une famille richissime qui symbolisait une nouvelle
aristocratie nobiliaire.
Les autres n’étaient pas en reste. Piaffant d’impatience dans son coin – il
était élève officier à Harvard –, Bobby s’attachait à rameuter au service de
Jack une jeune génération d’Irlandais. À commencer par son seul véritable
ami  : Kenneth O’Donnell. Même Teddy, 14  ans à  peine, fut mis
à contribution pour illustrer ce que Joe appelait « la trempe des Kennedy ».
Il fut chargé de la propagande dans des quartiers dont il ne savait pas encore
qu’il deviendrait l’élu une quinzaine d’années plus tard.
Dans l’esprit de Joe, atteindre un objectif n’était jamais que le moyen de
pouvoir viser plus haut. Jack, lui, rechigna de temps à  autre, comme
l’observerait à  son grand étonnement le juge à  la Cour suprême William
O.  Douglas  : «  Je le voyais à  Palm Beach, à  Hyannis Port ou encore
à  Washington et il me semblait toujours se tenir à  l’écart de tout grand
courant politique, de toute action, de toute idée d’innovation ou de
réforme22.  » Un autre juriste, Harris Wofford, jugeait le fils Kennedy plus
intéressé par les filles que par la politique.
Au fond, Jack se serait volontiers contenté d’une vie facile au Congrès
à  batifoler avec ses copains tout en conservant ses privilèges. À  la
Chambre, il passait pour un des parlementaires les moins assidus. Il
y traînait même le surnom de « matelas Jack » en raison de son absentéisme
persistant. Il n’en était pas vexé le moins du monde et affirmait qu’il n’était
pas venu à la politique pour y végéter dans un rôle obscur de soutier.
Joe se souciait assez peu du comportement d’enfant gâté de Jack qui, après
tout, n’était que le fruit de son éducation. Il veillait toutefois à  ce qu’il
n’outrepassât pas certaines limites. Joe avait d’ores et déjà défini la
prochaine étape : le Sénat des États-Unis, qui avait la réputation d’être « le
club le plus fermé au monde  ». Joe reproduisit le scénario de la première
élection de Jack, mais en plus grand.
Sénateur du Massachusetts ! On était déjà en 1952 et Joe avait encore en
tête la campagne électorale de Franklin D.  Roosevelt, vingt  ans plus tôt.
Une fois encore, il avait fait son affaire de la primaire démocrate en se
débarrassant du candidat naturel du parti, un certain Paul Dever, qu’un
chèque substantiel avait convaincu de se retirer23. Restait à  battre le
candidat républicain, et ça, c’était une autre paire de manches.
Le candidat s’appelait Henry Cabot Lodge  Jr. Sénateur sortant, il était
l’héritier d’une famille prestigieuse dont le lignage remontait aux glorieux
immigrants de l’époque mythique du Mayflower : la famille brahmane de
Beacon Hill par excellence, de celles mêmes que haïssaient d’instinct les
Irlandais de Boston.
Tout aussi brillant que ses ascendants, Henry Cabot Lodge avait également
hérité de leur morgue. Ambitionnant un rôle national au sein du parti
républicain, Lodge avait eu très tôt l’intuition d’une candidature du général
Eisenhower aux élections présidentielles. Il consacrait alors tous ses efforts
à promouvoir cette candidature, estimant sans doute que la sienne, pour la
reconduction de son siège au Sénat, ne serait qu’une formalité. Il tenait
même la concurrence éventuelle du jeune Kennedy comme une vaste
plaisanterie et l’avait fait savoir à Joe :
— Joe, ne gaspillez pas votre argent. Je vais gagner par trois cent mille
voix d’avance au moins24.
Joe en avait ri de bon cœur. Il aurait pu, lui aussi, détester ce jeune Lodge
s’il n’était pas devenu lui-même multimillionnaire entre-temps. Et il avait
une certaine affection pour des conservateurs bon teint, comme l’ancien
président Herbert C. Hoover ou comme le néophyte Richard Nixon, dont il
appréciait la pugnacité. De la même génération que Jack, Nixon visait lui
aussi un siège au Sénat en Californie. Il affrontait la Démocrate Helen
Douglas, une actrice qui était l’égérie des libéraux. Un jour, Jack était entré
dans le bureau de Nixon, un chèque de 1 000 dollars à la main :
— Dick, votre campagne va être rude et mon père souhaiterait vous
aider…
Nixon n’en revenait toujours pas tandis que Jack prenait congé :
— Évidemment, mon père ne peut ouvertement vous soutenir. Mais il me
charge de vous faire savoir que son cœur ne serait pas brisé si, à propos de
madame Douglas, Hollywood devait gagner ce que perdrait le Sénat25.
Qu’avait Joe Kennedy de démocrate en dehors d’un vague vernis et d’une
solide hérédité familiale ? Il n’avait jamais été encarté au parti démocrate et
avait toujours eu soin de mener son action en franc-tireur marginal. En
vérité, il n’avait jamais roulé que pour lui-même et entendait que Jack en fît
autant : être un Kennedy avant d’être, éventuellement, un Démocrate.
Sur ce plan, Joe était beaucoup plus radical que son fils. Lorsque Jack
s’était mis en quête d’un nouveau speechwriter et avait choisi le jeune et
brillant Theodore Sorensen, Joe avait pris ce dernier à  part  : «  Vous ne
pourriez pas écrire de discours pour moi, vous êtes trop à  gauche. Mais
écrire pour Jack, c’est autre chose26…  » Le radicalisme de Joe pouvait
même l’entraîner encore plus loin. Lorsque le député du Wisconsin Joseph
McCarthy déclencha en février  1950 une campagne anticommuniste
virulente qui devait tourner à la chasse aux sorcières, il se garda bien de le
condamner, contrairement à d’autres.
Pour Joe, McCarthy était un authentique patriote, sans doute un peu
lourdaud, mais qui méritait respect et admiration. À  plusieurs reprises, il
l’avait reçu avec chaleur dans sa propriété de Hyannis Port. Joe n’eut aucun
scrupule à lui ouvrir ses réseaux d’influence, milieux d’affaires ou cercles
catholiques, ainsi que son portefeuille.
Jack était plutôt réservé envers celui qu’il traitait de «  minable Irlandais
à  peine sorti de sa cabane27  », mais Bobby éprouvait nettement moins
d’inhibition. Sur les instances de Joe, Bobby fut nommé conseiller adjoint
de la sous-commission d’enquête permanente du Sénat, le bras armé de
McCarthy dans sa croisade anticommuniste181.
Le vent tourna par la suite, à  partir de l’été 1954, en défaveur de
McCarthy, mais Joe Kennedy continua de le défendre contre vents et
marées. Il nia ainsi qu’il pût porter ombrage à  l’image de l’Amérique
à l’étranger : «  Le public ne s’y intéresse pas le moins du monde et toute
l’agitation n’est entretenue ici en Amérique que par le même petit groupe. »
Une fois encore, Joe ciblait les libéraux et les juifs new-yorkais.
Tout en estimant Cabot Lodge, Joe n’en était pas moins déterminé à  le
faire battre. Ce serait toutefois au prix d’une campagne encore plus
professionnelle que celle de 1946. Disparus de l’équipe, les amis personnels
de Jack tout autant que les vieux Bostoniens véreux. Joe le premier avait
mis son fils en garde : « Je connais bien tous ces gens. Et, avant moi, mon
propre père et ton grand-père Honey Fitz les avaient pratiqués. Crois-moi,
ces politicards à l’ancienne ne valent rien. Moins tu auras à les fréquenter et
mieux tu te porteras28. »
À leur place apparurent des spécialistes du calibre de Ken O’Donnell, Jim
Landis, Bob Sargent Shriver ou encore Ralph Coghlan. Et en coulisses, bien
sûr, toujours Joe, dans son rôle d’incontournable financier de campagne. Il
était surtout le véritable boss.
Ayant pris un appartement à Boston, sur Beacon Street, il fréquentait peu
le QG de campagne. Mais rien ne lui échappait, car il avait des idées
arrêtées sur la manière de faire fonctionner les choses. De son poste de
commandement, il dirigeait, ordonnait et veillait aux moindres détails. Au
cours des buffets et réceptions, c’était lui qui indiquait où se tenir et
s’asseoir.
Rien n’était laissé au hasard dans une telle organisation. Quand on parlait
à Joe du glamour ou du sex-appeal de son fils, il se contentait de hausser les
épaules : « Cela ne marche que sur les vieilles filles. »
D’emblée, Joe décida de congédier le directeur de campagne Mark Dalton
sans y mettre les formes :
— Dites donc, Dalton, vous avez dépensé 10 000 dollars de mon argent, et
tout ça pour un travail de merde29 !
Le principal intéressé, Jack, se garda bien d’intervenir. Se mêlant de tout
et à tout propos, Joe finit par empoisonner l’atmosphère en s’en prenant aux
libéraux de l’équipe de campagne. Il explosa littéralement en tombant sur
une affiche de Jack ainsi libellée  : «  McCarthy et les communistes  : deux
erreurs  », et traita les responsables de «  mauvais Américains  » qui
cherchaient à couler la campagne de son fils30.
Sur les instances de Joe, Bobby reprit en main la campagne et en assainit
les bases. Ce fut une révélation. Le cadet de Jack était un maître en
organisation. S’il était tout aussi brutal que son père dans les rapports
humains, son activité inlassable et son sens du détail faisaient merveille. De
nouveau, des tea parties furent données à Cambridge sous l’égide de la « si
délicieuse madame  Kennedy  ». L’équipe de campagne ajouta un show
publicitaire matinal intitulé « Café avec les Kennedy » qui mettait en scène
Rose et ses filles. De temps à autre, Joe s’employait à modérer les ardeurs :
« Allez-y doucement, tout de même. Elle est grand-mère… » Thé ou café,
Joe réglait la note sans hésiter auprès des stations locales.
De nouveau aussi, les valises de billets achetèrent les votes indécis  :
50  000, 60  000  dollars  ? On ne comptait plus, et cela valait sans doute
mieux. Des milliers de jeunes bénévoles volontaires furent recrutés pour
faire du porte-à-porte, distribuer des brochures. La veille même du scrutin,
Joe ordonna de faire imprimer près de un million d’exemplaires d’un
tabloïd de propagande à la gloire de Jack dans lequel était rappelé jusqu’à la
nausée l’épisode du PT-109. À en croire le rédacteur, cet épisode militaire
était presque aussi important que le D Day !
Pour faire bonne mesure, Joe consentit un prêt d’un demi-million de
dollars au patron d’un journal conservateur, le Boston Post, qui se trouvait
alors au bord de la faillite. Le prêt venait à  point nommé. Peu après, le
journal prit ouvertement position en faveur de Kennedy. Jack s’en expliqua
par la suite : « Nous devions acheter ce foutu journal, sans quoi je me serais
pris une de ces raclées…31 »
Assez curieusement, Henry Cabot Lodge ne vit pas partir le coup. En
revanche, il le sentit arriver car, au soir du scrutin de novembre 1952, Jack
Kennedy l’emporta par plus de 70  000 voix. Cela avait été le cas six  ans
plus tôt, tous les autres candidats démocrates dans le Massachusetts furent
défaits.
Lodge avait-il été lui aussi « tout bonnement submergé par l’argent32  » ?
Avec son aplomb coutumier, Joe fit état de dépenses de campagne d’un
montant de 70  000  dollars. Ce montant s’élevait en réalité à  plusieurs
millions. En privé, Joe épilogua à loisir sur les trois conditions essentielles
qui assuraient une élection : « De l’argent, encore de l’argent et toujours de
l’argent… »
Henry Cabot Lodge resterait sonné par sa défaite : « Je me sens comme un
homme qui vient d’être heurté par un camion33.  » De ce camion, Jack
Kennedy, le nouveau sénateur du Massachusetts, n’était que le passager.
Son conducteur s’appelait Joe, à  qui revenait d’ailleurs le fin mot de
l’histoire à  l’intention de son fiston  : «  Tu viens de gagner contre le
meilleur. Dis-toi bien que ce ne sera pas plus difficile pour toi d’arriver à la
présidence que d’avoir battu Lodge34. »
Peu après la victoire de Jack, Joe avisa son cadet :
— Et maintenant, que vas-tu faire ?
— Pour être franc, papa, je n’y ai pas vraiment pensé.
— Eh bien, penses-y, Bobby. Rappelle-toi que tu n’as pas été élu, toi35.
 
Joe savait depuis Roosevelt qu’une élection au plus haut niveau se joue
sur des détails et des apparences. FDR soignait particulièrement son image
dont avait été gommé son handicap physique et se présentait sous les traits
d’un homme dynamique et charismatique. Jack Kennedy, par bonheur,
n’était pas affligé du handicap de Roosevelt. Mais sa vie privée était
explosive, et Joe le savait mieux que quiconque.
En  1942, quand il avait sauvé Jack du scandale, celui-ci n’était qu’un
inconnu. Ce n’était plus le cas désormais. Sa chance était que les
journalistes, dans leur immense majorité, répugnent à  fouiner dans la vie
privée des personnalités publiques. Telle mansuétude ne durerait pas
éternellement. Et il fallait compter avec la presse à  scandale ou avec des
journalistes moins complaisants envers les Kennedy.
Peu de temps après son élection au Sénat, le Saturday Evening Post
distingua Jack Kennedy comme «  le célibataire le plus convoité
d’Amérique36 ». Nul doute qu’avec ses 35 ans, sa désinvolture élégante et
son physique incroyablement photogénique, le jeune Kennedy faisait figure
de gendre idéal. Pourtant, Joe n’ignorait pas que sous cette apparence
flatteuse son fils cachait une vie privée chaotique et un appétit sexuel aux
proportions inquiétantes.
Tout comme son père, Jack était un homme à  femmes qui collectionnait
les aventures sans se soucier de leurs conséquences. Il savait qu’en cas de
coup dur, Joe serait derrière lui pour arranger les choses. Il l’avait déjà tiré
d’affaire dans le passé, et même plus souvent qu’il n’eût fallu. Peu après la
guerre, au cours d’une soirée bien arrosée, Jack avait jeté son dévolu sur
une fille de son âge, Durie Malcolm, qui avait accepté de se donner à lui,
mais à la condition expresse qu’il l’épouse. Ce à quoi Jack, en état d’ébriété
avancée, avait consenti sur-le-champ, réveillant à cet effet un juge de paix
au petit matin. Le lendemain, bien sûr, une fois dessaoulé et son désir
assouvi, Jack s’était ravisé182. Mais déjà un journaliste à potins du New York
World Telegraph s’était emparé de l’affaire, décernant même au passage au
jeune Kennedy, en hommage à  sa rapidité d’exécution, l’«  Oscar de la
réussite sentimentale ».
Joe avait frisé l’apoplexie en apprenant cette nouvelle frasque de son fils.
Il avait eu le réflexe de faire détruire promptement les documents relatifs au
mariage, tandis que les pages du registre d’état-civil avaient été
soigneusement tailladées183. Pour plus de sécurité, Joe avait chargé Clark
Clifford, un avocat spécialiste des missions délicates, de convaincre Durie
de s’en tenir à la version des Kennedy. C’était d’ailleurs dans l’intérêt de la
jeune femme, qui tenait, elle aussi, à oublier la pantalonnade avec Jack184.
Du point de vue de Joe, le mariage était la seule solution pour espérer
stabiliser son fils. Et encore, il n’en était pas sûr. Lui-même n’était-il pas
l’archétype de l’époux volage ? Du moins un mariage ferait-il le plus grand
bien à son image, dans une Amérique puritaine qui faisait encore fond sur
les vertus de la famille. L’ennui était que Jack n’avait pas une vocation
d’homme marié. Et dans le passé, Joe avait fermement rejeté les deux
femmes qu’il lui avait présentées pour être la nouvelle
« madame Kennedy ».
Outre l’épisode mouvementé avec Inga Arvad, il y  avait eu fin  1945 la
liaison de Jack avec Gene Tierney, une actrice d’une beauté éblouissante
qui était une des égéries de la Twentieth Century Fox. Intelligente, sensible
et racée, Gene était bien sous tous rapports… sauf qu’elle était encore
mariée et affligée d’une famille épiscopalienne. Un jour, n’y tenant plus,
Joe avait pris son fils à part :
— Ta petite amie est en train de divorcer, n’est-ce pas ? Au fond, ce dont
elle a besoin, c’est d’un type qui la baise bien. Tu t’es retrouvé dans sa vie
au bon moment.
Jack n’avait guère apprécié.
— Gene est une dame, père, une vraie. S’il te plaît, ne la traite pas avec
autant de légèreté37.
Cet amour était impossible et Jack y avait renoncé de lui-même. Puis, en
mai  1952, avait surgi l’inattendu sous les traits d’une jeune femme à  la
beauté élégante. Elle s’appelait Jacqueline Bouvier, avait 23  ans et était
photographe de presse. Sa distinction naturelle et son côté glamour lui
valaient déjà quantité de propositions masculines. Peut-être, lorsqu’il la
croisa pour la première fois lors d’un dîner chez le journaliste Charles
Bartlett, Jack prit-il vraiment au sérieux cette réflexion paternelle : « Tu as
une grande carrière qui t’attend. C’est vraiment le moment de te marier et
de fonder une famille. C’est une nécessité politique38. »
Même si la perspective du mariage ne lui disait rien qui vaille, c’était le
prix à  payer dans un cursus politique. Au premier coup d’œil, Joe fut
convaincu que son fils avait fait cette fois le meilleur choix possible. Jackie
était en tout point la femme dont il rêvait pour son fils  : belle, cultivée,
sophistiquée à souhait. Certes, il était visible qu’elle cherchait un beau parti.
Tout de même, quelle allure ! Elle serait socialement la femme parfaite pour
Jack.
Joe éprouva d’emblée pour Jackie une estime qui s’avéra réciproque.
À  l’inverse de Rose, pour qui elle nourrit une aversion tenace, la jeune
femme adora Joe, déclarant par la suite  : « Après mon mari et mon père,
j’aime Joe Kennedy plus que tout au monde39. » Sans doute appréciait-elle
la franchise et la puissance rassurante de Joe. Lui était séduit par sa classe et
sa beauté discrète, tout autant que par ses airs de débutante avec son faux
pedigree français et ses allures tout aussi fallacieuses de fille riche185. Cette
ancienne «  débutante de l’année186  » au Clambake Club avait appris les
bonnes manières successivement à la Miss Porter’s School187, puis à Vassar.
Joe ne résista pas au charme éthéré de la jeune femme, à  sa façon
inimitable de minauder en susurrant que son prénom était « Jacqueline » et
qu’elle détestait son diminutif «  Jackie  ». Cette femme avait du
tempérament et de la repartie, parfois même acidulée. Jusqu’au jour où elle
arriva au dîner avec un quart d’heure de retard, crime de lèse-majesté aux
yeux de Joe, Jackie ne garda pas sa langue dans sa poche. À la stupéfaction
générale et alors qu’il venait de lui lancer une petite pique, elle titilla le
patriarche qui n’en crut pas ses oreilles :
— À votre place, au lieu de vous attacher à de tels détails, j’écrirais des
contes pour enfants dans le genre Le Canard et le Moxie, ou L’âne qui ne
pouvait s’extirper d’une cabine téléphonique40…
Chacun autour de la table retint sa respiration. Contre toute attente, le
vieux Joe partit d’un grand éclat de rire :
— Par tous les saints, cette fille n’a pas froid aux yeux !
C’était la toute première fois que quelqu’un osait répliquer à  Joe. Une
autre fois, le chef des Kennedy se vanta auprès de Jackie d’avoir doté
chacun de ses enfants à hauteur de 1 million de dollars. Jackie réfléchit un
instant :
— Moi, vous savez ce que je vous dirais si vous me donniez 1 million de
dollars ?
— Non.
— Eh bien, je vous dirais de me donner un autre million41…
Joe fut littéralement conquis par Jackie : « Une fille qui pense et agit à sa
guise… comme nous ! » Une fille aussi dont on ne pouvait jamais savoir ce
qu’elle pensait vraiment au-delà de son apparence lisse. Rose paraissait
beaucoup moins enthousiaste, pas plus que ses filles ou que sa belle-fille
Ethel, l’épouse de Bobby42. Jalouses et méprisantes, elles accueillirent
fraîchement cette nouvelle venue et se mirent sur-le-champ à  dénigrer
«  Jack-leen  », l’«  éternelle débutante  ». De son côté, il est vrai, Jackie
n’avait nulle intention de s’intégrer aux mœurs des Kennedy. Tout en
abhorrant leur façon tonitruante et vulgaire de s’exprimer, elle ne partagea
jamais la passion psychotique pour le sport ou la compétition des filles
Kennedy, qu’elle traitait de rah-rah girls188.
De toute façon, la religion de Joe était déjà faite. Il pouvait passer de
longues heures à  parler de musique classique ou de cinéma avec Jackie
tandis que les autres jouaient au football ou faisaient de la voile. Tous deux
faisaient parfois des dînettes le jeudi soir, jour de congé de la cuisinière, Joe
préparant le fameux lamb stew irlandais. Pour s’amuser, ils balançaient des
os par la fenêtre. Ils échangeaient aussi force plaisanteries et confidences.
Bien sûr, Joe avait une vision manichéenne de la vie, tandis que la jeune
femme était plus nuancée sur les choses. Mais quelle importance au fond ?
Jackie n’était pas comme les autres. Elle ne serait jamais un moulin
à paroles ni du genre à faire des gosses à la pelle comme Ethel, la femme de
Bobby, qu’elle comparait à une « lapine ». Son côté baby doll faisait fondre
le patriarche lorsqu’elle lançait, désabusée, en regardant jouer les enfants
Kennedy : « Mais pourquoi s’acharnent-ils donc à taper dans une balle ? »
Jackie était tout simplement la femme qui fallait à  son fils. Joe était un
connaisseur infaillible en ce domaine. Et c’est en tant que connaisseur qu’il
donna son consentement à  cette union qui, pour Jack et au début tout au
moins, ressemblait à un arrangement de convenance. Dès la première visite
de Jackie à  Hyannis Port, il s’arrangea pour qu’un photographe de Life
Magazine se trouvât dans les parages et débusquât les moindres faits et
gestes des tourtereaux. Peu après, l’hebdomadaire dévoila dans ses colonnes
« la cour romantique d’un jeune sénateur ».
Joe fit même mieux en transformant le mariage de son fils avec Jackie, en
septembre  1953, en événement mondain de l’année  : la une du New York
Times ; des célébrités à  foison lors de la cérémonie religieuse en l’église
St.  Mary de Newport, Rhode Island  ; plus de mille deux cents privilégiés
triés sur le volet à la réception monstre offerte par la famille Kennedy. Le
vice-président Nixon en personne avait été convié. L’image
exceptionnellement glamour de ce couple hors du commun n’avait pas peu
aidé à faire de l’événement un conte de fées sur papier glacé. Mais Joe avait
été, de bout en bout, le maître d’œuvre inspiré de cette mise en scène
hollywoodienne qui rappelait les riches heures du mariage mémorable de
John Jacob Astor VI avec Ellen Tuck French, vingt ans plus tôt.
La séduisante épousée ignorait-elle encore la réputation de don juan de
son jeune mari  ? Compte tenu des rumeurs qui circulaient déjà, une telle
ignorance était peu plausible. Perfide comme à  son habitude, Alice
Roosevelt Longworth, la fille du grand Theodore, dirait que Jackie lui
faisait penser à  une femme sculptée sur une frise minoenne de temple
crétois… « une femme portant des cornes de taureau ».
Pourtant, il en fallait davantage pour dissuader Jackie, qui avait déjà été
rodée par son propre père, «  Black Jack  », lequel traînait lui-même une
solide réputation de coureur de jupons. Pour sa part, Joe ne doutait pas une
seconde que son fils continuerait à batifoler comme si de rien n’était.
Jusque-là, il s’était efforcé de surveiller la situation de près en se
renseignant sur les conquêtes de Jack, voire en les testant lui-même  : une
Mary Pitcairn ou une Charlotte McDonnell s’en souviendraient longtemps.
Pourtant, au fil des années, Joe n’arrivait plus à tout contrôler. Mais après
tout, bon sang ne pouvait mentir.
À l’automne 1953, cela faisait déjà cinq ans que Joe, hormis une kyrielle
de passades sans lendemain, entretenait une liaison sérieuse avec sa
secrétaire particulière. Elle s’appelait Janet DesRosiers. Dès la première
rencontre d’embauche de la jeune femme, l’un comme l’autre sut ce qui
allait advenir. À 24 ans, avec ses yeux verts qui lui mangeaient le visage et
sa silhouette élancée, Janet était superbe. Joe l’entreprit pour la première
fois dans la petite maison de Palm Beach qu’il avait louée à deux pas de sa
propriété. Leur relation physique se prolongea à Hyannis Port, à New York
ou en voyage, sur la Riviera française, à l’Eden Roc ou à Èze-sur-Mer.
Janet prétendait avoir découvert une facette de Joe jusque-là inconnue de
ses précédentes conquêtes  : il était drôle, chaleureux, attentif et en tout
point charmant. Joe n’hésitait pas à l’entraîner dans le lit conjugal ou sur le
Marlin, le yacht confortable qu’il avait acquis à  prix d’or. Cela tombait
bien, car Rose détestait la mer. Elle détestait d’ailleurs rester longtemps au
même endroit et passait son temps entre New York, Paris – au moins deux
fois par  an  –, Gstaad ou encore Saint-Moritz, tout en s’offrant quelques
virées en Amérique du Sud.
Selon Janet, Rose connaissait parfaitement la nature de sa relation avec
Joe. Certes, le doute n’était plus permis quand, sous les yeux de sa femme,
il se faisait masser le crâne et la nuque par Janet sur le canapé du living.
Non seulement Rose tolérait la situation, mais elle semblait même
l’approuver. Peut-être était-elle ainsi soulagée de la pression du devoir
conjugal dont l’idée lui était devenue insupportable, même si elle n’y
satisfaisait plus depuis longtemps.
Pendant les dix années que dura cette liaison entre Joe et Janet189, les
relations entre les deux femmes demeurèrent correctes. Plusieurs
photographies les montreraient en compagnie de Joe, ici aux courses
hippiques à Hialeah, ou là, lors d’un gala à Monte-Carlo. Janet savait que
Rose s’accoutumait d’autant plus aisément à la situation qu’elle multipliait
les doses de tranquillisants et d’anxiolytiques43.

Comme un paquet de lessive


Hyannis Port, printemps  1957. L’avertissement de Joe, lors du déjeuner
dominical, sonnait comme une menace. Il s’adressait à  un intime de Jack,
« Lem » Billings190, qui s’était pris à plaisanter sur les bonnes fortunes de
son ami. Même s’il considérait Lem comme «  son second fils  »,
l’ambassadeur avait sèchement mis un terme à cette récréation de mauvais
aloi :
— Vous ne devez plus parler de ces affaires privées où la plaisanterie n’est
plus de mise. Oubliez le « Jack » que vous avez connu. Le jour va arriver, et
c’est pour bientôt, où il ne sera plus « Jack » du tout, ni pour vous ni pour le
reste de nous tous. Il sera « monsieur le Président ». Et vous ne pouvez pas
dire quoi que ce soit qui remette en question tout ça44.
Jusque-là, Jack avait évité les chausse-trapes de la politique tout en étant
servi par la chance. Grâce à son expérience, son savoir-faire et ses relations,
Joe lui avait épargné les rixes à  l’ancienne, entre autres étapes
nauséabondes qui s’imposaient généralement aux politiciens ambitionnant
de passer de l’anonymat à la notoriété.
Joe avait également prodigué à  son fils des conseils qu’il conservait
encore en mémoire, notamment l’intérêt qu’il y  avait à  se faire connaître
à travers une publication reconnue. Le conseil paternel conservait toute sa
pertinence aux yeux de Jack, lorsqu’il eut l’idée d’écrire un livre. Il avait
même trouvé le titre (Profiles in Courage) de cette collection de portraits de
grandes figures de l’histoire politique américaine –  de Daniel Webster
à Robert Taft en passant par Sam Houston ou George Norris – ayant eu le
courage d’aller à  contre-courant des idées dominantes de leur temps. Le
projet était habilement imaginé, car son auteur passerait pour un homme de
la même trempe que ceux dont il tressait les louanges.
Jack se contenta de tracer sommairement les grandes lignes et fit écrire
l’ouvrage par d’autres. Cette fois-ci, Ted Sorensen succéda à Arthur Krock
dans le rôle de ghostwriter45. À la demande expresse de Joe, Krock donna
cependant à  Jack un coup de main décisif en recommandant son ouvrage
auprès des jurés de la section « biographies » du prix Pulitzer, alors même
que ceux-ci ne l’avaient même pas présélectionné. En mai 1957, Profiles in
Courage serait consacré, au grand dépit de ceux qui s’interrogeaient sur la
paternité de l’ouvrage.
Ce fut le moment où le journaliste Drew Pearson évoqua une «  fraude
publique  » allant jusqu’à s’indigner sur les ondes d’ABC  : «  Pour la
première fois, le prix Pulitzer est attribué à un auteur dont l’ouvrage a été
écrit par quelqu’un d’autre.  » Si Jack en perdit son sens de l’humour, ce
n’était rien comparé à  Joe, dont la fureur était à  son comble lorsqu’il
ordonna à Clark Clifford : « Traînez en justice ces salauds ! Ils sont en train
de démolir Jack46 ! » Il fit réclamer à Pearson et à la chaîne 50 millions de
dollars de dommages et intérêts. Hors de lui, il s’en alla même trouver
J.  Edgar Hoover afin que le FBI débusque «  le groupe de New-Yorkais  »
coupable d’avoir propagé la rumeur.
Ami de Krock, Robert Choate, qui était membre du bureau des conseillers
du prix Pulitzer, n’était pas le dernier à s’en amuser : « Je ne doute pas que
Joe soit heureux que le prix Pulitzer aille à un Démocrate… »
Ayant pris de la consistance au fil des années, Jack changeait à vue d’œil
et gagnait en confiance comme en autorité. Un appétit pour la chose
politique lui était-il venu en cours de route ? Représentant puis sénateur, il
avait compris qu’il lui fallait s’affranchir de l’ombre envahissante de Joe. Il
s’en aperçut un jour de campagne électorale où il se trouva en butte
à  l’hostilité des juifs d’un quartier de Boston. Battant en retraite, il leur
lança : « Rappelez-vous que c’est moi qui me présente au Sénat et pas mon
père… »
Mais Jack devait absolument franchir une nouvelle étape sous peine de
stagner indéfiniment. Et cette étape était l’élection présidentielle de 1956.
Bien sûr, pas question pour lui de briguer la présidence des États-Unis. Pas
encore. Très populaire auprès des Américains, le président sortant Dwight
Eisenhower était intouchable. Quant au candidat démocrate devant lui être
opposé, ce serait vraisemblablement Adlai Stevenson, comme en  1952.
Chouchou des libéraux et des rooseveltiens, le gouverneur de l’Illinois était
intelligent, mais terne et sans charisme. Était-il un homme de pouvoir  ?
Beaucoup en doutaient, mais il occupait le terrain.
Jack Kennedy se dit qu’il y aurait peut-être un coup à jouer pour la vice-
présidence, à  la convention démocrate de Chicago en août  1956. L’ennui
était que Stevenson n’était pas du tout impressionné par ce Jack Kennedy
dont on lui vantait les qualités à  l’envi. Trop jeune avec ses 39  ans, trop
inexpérimenté et… trop catholique. Lorsqu’on avait évoqué devant lui
l’éventualité d’un «  ticket  » Stevenson-Kennedy191, Jim Finnegan, le
manager de campagne d’Adlai, s’en était tenu à  une formule expéditive  :
« J’aime bien Jack, mais c’est un gamin47 ! »
Sans enthousiasme pour Jack, Stevenson détestait franchement le vieux
Joe, qui le lui rendait d’ailleurs au centuple. De son point de vue, Adlai était
l’illustration même du loser. Certes, en  1952, il avait consenti une
contribution de 25  000  dollars à  son trésor de campagne, mais ce n’était
qu’une broutille au regard de sa fortune. Joe était convaincu que Stevenson,
opposé à Eisenhower, essuierait une défaite encore plus cuisante que celle
subie quatre  ans auparavant. Et il n’avait nulle envie que son fils
compromette son avenir politique dans ce naufrage annoncé.
Jack, lui, pensait qu’un tandem avec Stevenson comportait bien des
avantages. Stevenson battu, ce qui était probable, il gagnerait une plus
grande visibilité sur le plan national et serait même idéalement placé pour
l’investiture démocrate en 1960. Le calcul n’était pas inepte. Jack décida de
se lancer dans la bataille pour la vice-présidence, avec son frère Bobby en
bras droit et Ted Sorensen en stratège.
La bataille fut âpre, car Jack avait des concurrents sérieux dans les
personnes de Hubert Humphrey et d’Estes Kefauver, respectivement
sénateurs du Minnesota et du Tennessee. Mais le clan Kennedy se livra à un
forcing effréné, convainquant un à  un plusieurs grands caciques du parti
démocrate.
Joe, lui, était parti se reposer sur la Côte d’Azur, histoire de clouer le bec
aux commentateurs qui estimaient que son fils ne pouvait exister sans lui. Il
avait été hérissé d’apprendre par la presse que Jack avait rendu une visite de
courtoisie à Eleanor Roosevelt. Joe la détestait encore plus qu’il n’avait haï
FDR. De dépit, il avait également laissé échapper une obscénité lorsqu’il
avait eu connaissance de la remarque désobligeante de Sam Rayburn, le
leader démocrate au Sénat, à  propos de Jack  : «  Eh bien, si nous devons
avoir un catholique, j’espère que ce ne sera pas ce petit pisseux de
Kennedy48… »
À la convention de Chicago, il y eut d’emblée un coup de théâtre lorsque
Stevenson déclara qu’il ne choisirait pas lui-même son colistier, comme
c’était l’usage, mais laisserait ce soin à  la convention. Indécis jusqu’à
l’absurde, cet homme n’avait décidément pas l’étoffe d’un chef. Jack se mit
aussitôt sur les rangs, mais Stevenson ne voyait en lui que la marionnette de
Joe. On le lui fit remarquer :
— Adlai, comment pouvez-vous blâmer le fils pour les agissements du
père ?
— Quoi qu’il en soit, il est bien trop jeune49.
La bataille pour la vice-présidence redoubla d’intensité. La dernière nuit
avant le jour  J, tout le monde chez les Kennedy s’employa encore
à  rameuter désespérément les voix des délégués. Mais lorsque Bobby,
exténué, joignit son père au téléphone, celui-ci vociféra pendant de longues
minutes :
— Jack est un idiot  ! La défaite de Stevenson va être imputée au
catholicisme des Kennedy. Il est en train de ruiner sa carrière !
— Whaoouh ! Le vieux est fou de rage50 !
Joe se résigna pourtant à  tirer des ficelles que Jack espérait décisives.
Ravivant ses vieilles relations, il téléphona tous azimuts. Ici à  l’ancien
secrétaire d’État Jimmy Byrnes, là au gouverneur du Connecticut Abraham
A. Ribicoff. Là encore, à son ancien collaborateur Jim Landis, sans parler
de ses amis à Chicago. En toute hâte, on se préoccupa du vote du Nevada et
l’on fit réveiller en pleine nuit le beau-frère de Jack, Peter Lawford, afin
qu’il mobilise ses connaissances à Las Vegas. Toute cette agitation fébrile
faillit payer, mais Kennedy se fit souffler d’un cheveu la désignation, qui
échut à Kefauver.
Le choc fut amer pour Jack, qui venait de subir sa première défaite. Son
premier appel fut pour son père : « On a fait de notre mieux, papa. Rassure-
toi, je ne me suis pas ridiculisé.  » Joe se trouvait en compagnie de Clare
Boothe Luce. Toujours aussi libérée et charmeuse, elle venait de
démissionner du poste d’ambassadrice en Italie qu’elle occupait depuis
1953. Clare s’efforça d’adoucir la déception de son ancien amant :
— Tout de même, Joe. Tu dois être fier de ton fils. Il a raté de si peu la
consécration !
— Entre nous, cela m’aurait plu davantage qu’il se batte pour figurer sur
le « ticket » républicain51.
Cela ne pouvait que ravir la Républicaine de conviction qu’était Clare.
Jack s’offrit toutefois une douce compensation en se faisant applaudir à tout
rompre à Chicago par les délégués du parti démocrate. Il était la véritable
révélation de la convention et la presse ne s’y trompa guère  : «  Il est la
seule figure nationale qui rayonne. Son charisme, sa dignité, son côté
intellectuel et, à la fin des fins, son élégance sportive sont des traits dont les
délégués se souviendront. Ceux qui l’ont entendu à  la radio ou vu à  la
télévision, tout autant52. »
Comme prévu, Stevenson se fit une nouvelle fois étriller par Eisenhower
aux élections de novembre192. Jack se trouvait désormais à une marche de la
Maison Blanche. Il s’était enfin débarrassé de ses complexes et inhibitions
envers son aîné disparu  : «  Si Joe était resté en vie, il serait entré en
politique comme moi, il aurait été élu comme moi à la Chambre et au Sénat.
Et comme moi également, il se serait porté candidat à l’investiture pour la
vice-présidence. Contrairement à  moi, il n’aurait pas été battu. Joe aurait
gagné… Alors Stevenson et lui auraient été écrasés par Eisenhower.
Aujourd’hui, sa carrière politique serait en miettes et il serait en train
d’essayer d’en ramasser les morceaux53. »
Mieux que quiconque, Joe savait que Jack n’avait plus droit à l’erreur.
— Dieu est toujours avec toi et tu peux encore devenir président si tu le
veux et si tu travailles dur54.
Si Jack comprenait de mieux en mieux la politique, sa vie privée posait
toujours autant de problèmes. Au moment même où Jackie devait accoucher
de leur premier enfant193, il était en goguette quelque part en Méditerranée
en galante compagnie. Elle s’était alors réfugiée dans sa famille, tout en
laissant filtrer des rumeurs de séparation. Joe avait arrangé les choses in
extremis et avait invité sa belle-fille préférée à déjeuner en tête à tête à New
York.
Rien ne devait plus désormais empêcher le grand dessein du patriarche des
Kennedy de se réaliser. La prochaine élection présidentielle serait encore
plus disputée que les précédentes. Jack en serait cette fois un des principaux
protagonistes. Ce fut à ce moment que Joe raconta à son fils l’histoire de cet
Irlandais devant un mur trop haut pour qu’il puisse espérer l’escalader.
L’homme avait jeté son chapeau par-dessus le mur, en sorte qu’il n’avait pas
d’autre solution que d’aller le chercher. Jack venait juste de jeter son
chapeau par-dessus le mur.
Joe entreprit de mettre sur pied l’édifice publicitaire le plus formidable
qu’on eût jamais vu dans l’histoire politique de ce pays. À des proches, il
annonça sans fard dès 1957 : « Nous allons vendre Jack comme un paquet
de lessive55.  » Avait-il encore en tête la réaction indignée d’Adlai
Stevenson, peu avant sa claque retentissante à l’élection présidentielle : « Je
refuse de me laisser vendre comme une boîte de corn-flakes  »  ? Joe
soutenait que Stevenson avait eu une réaction de vierge effarouchée qui
dissimulait sa répugnance à combattre. Les Kennedy, Dieu merci, n’avaient
pas ce genre de pudeur. Et ils avaient à présent le vent en poupe.
Révélation de la convention nationale démocrate de 1956, Jack devint très
vite le favori des médias  : beau, élégant, intelligent et sachant trouver
instinctivement le bon angle face à un objectif de caméra. Ce fut bien plus
qu’une simple préférence : un matraquage médiatique sans précédent. Les
grands éditorialistes, d’Arthur Krock à  Marquis Childs en passant par Ed
Murrow, ne tarissaient pas d’éloges à son endroit. Time Magazine consacra
un long papier laudateur au « crack du parti démocrate ». Look, de son côté,
publia un article de huit pages intitulé « L’ascension des frères Kennedy ».
Un sondage Gallup situait Jack Kennedy très nettement en tête par rapport
à ses concurrents démocrates. Un autre sondeur, Elmo Roper, le présentait
sans rire sous les traits de « l’homme le plus admiré du Sénat ».
Peu de gens auraient pu se douter que Joe était derrière tout ce battage et
s’employait sans relâche à  convaincre, sinon à  corrompre les journalistes
vedettes et autres faiseurs d’opinion. Outre Arthur Krock, dont la fidélité
était acquise de longue date, ils étaient rares à savoir que Joe avait tenté de
séduire Marquis Childs en lui proposant d’écrire à prix d’or une biographie
de Jack. Savait-on aussi que Joe avait déboursé 75  000  dollars pour que
Jack fasse, pour la première fois, la cover story de Time56  ? Si on ne le
savait pas vraiment, du moins certains pouvaient-ils s’en douter  : en
particulier les impertinents qui commençaient à fredonner Just Send the Bill
to Daddy (« Envoyez la facture à papa »), sur l’air de la célèbre chanson de
Marilyn Monroe My Heart Belongs to Daddy.
L’image de Jack était le domaine réservé de Joe. Le partage des rôles avait
été défini une fois pour toutes le jour où Joe avait déclaré à son fils :
— Fais ce que tu crois être juste. Nous, on s’occupe de la presse et des
politiciens57…
Même s’il considérait parfois que Jack en faisait un peu trop, Joe
confortait délibérément le véritable phénomène médiatique qu’était en train
de devenir son fils. Après des années de disette où elle n’avait eu à  se
mettre sous la dent que le terne Truman, le vieillissant Eisenhower ou
l’« affreux » Nixon194, la presse découvrait enfin son héros : Jack Kennedy.
Avec lui, aucune difficulté à  magnifier la réalité en légende. Avec lui, les
chiffres de diffusion grimpaient en flèche et les ventes étaient assurées. Le
«  bon client  » par excellence, comme disent les patrons de presse en se
frottant les mains.
Et tant pis pour ceux qui s’avisaient de n’y voir que pure intoxication.
L’engouement pour Jack était impressionnant, ainsi que le soulignerait le
romancier Norman Mailer dans un article paru dans le magazine Esquire :
« Jack Kennedy, c’était l’arrivée de Superman au supermarché58. »
L’accord avait été tacite car le non-dit était habituel entre Joe et ses fils : le
père resterait soigneusement en coulisses pendant que Jack apparaîtrait au
grand jour et discourrait à  travers tout le pays. Plus généralement, Joe
prendrait à  son compte ce qui était indispensable à  toute élection, surtout
à un tel niveau : le lobbying, l’influence, les pressions, les contacts occultes.
Bref, la partie immergée de l’iceberg, indissociable de toute organisation de
campagne.
Pour le reste, notamment les grandes orientations politiques, Joe Kennedy
ne souhaitait pas s’en mêler. C’était l’affaire de ses enfants. Il savait que sa
sortie de l’ombre ne ferait que nuire à leur image. Ceux-ci ne l’ignoraient
pas non plus, d’après les propos peu équivoques de Jack : « Mon père est un
businessman formidable, mais, comme politicien, c’est autre chose59… »
Le fils Kennedy serait encore plus direct envers son père : « Papa, tu as été
merveilleux avec moi, mais je ne veux pas que tu te mêles de mon
programme politique.  » Ce qui n’empêchait pas les deux hommes de
converser quotidiennement au téléphone sur une ligne directe ou de se
rencontrer en catimini. Cela n’empêchait pas non plus Joe de dire à son fils
ses quatre vérités lorsque la situation l’exigeait. Un jour, en présence de Joe,
toute l’équipe de Jack écoutait à la télévision un de ses discours :
— Qu’est-ce que vous en pensez, les gars ?
— Jack est formidable ! Excellent ! Il est devenu un grand orateur !
— Eh bien, moi qui suis son père, je peux vous dire qu’il a été minable. Sa
prestation était pitoyable et vous le savez. Mais vous n’osez pas le lui dire60.
Au-delà des liens du sang, Joe et Jack avaient trop besoin l’un de l’autre
pour que ce dernier fît cavalier seul. Jack restait dépendant de Joe pour son
argent, son influence et son jugement. Joe, lui, l’était de Jack, car il était
l’exutoire de sa fierté et de ses rêves de grandeur.
Désormais installé dans le paysage politique national, Jack devait se
soumettre à  un dernier galop d’essai avant le grand affrontement de la
présidentielle  : les élections sénatoriales de midterm195. Il s’agissait d’un
dernier test grandeur nature. Les experts électoraux étaient formels  : pour
espérer figurer dans la course présidentielle, il fallait une victoire à  tout
casser aux élections de novembre 1958. Cela signifiait au moins deux cent
mille voix d’avance sur le concurrent républicain. Jack ne partageait pas
cette opinion : « Deux cent mille, vous plaisantez ? Il me faut absolument
cinq cent mille voix d’avance. Nous pouvons les obtenir et c’est ce que
nous allons faire. »
Ce genre de défi plaisait à Joe. Certes, il ne ménageait pas ses critiques en
privé. Jack plaçait la barre un peu haut. Son timing n’était pas idéal et sa
critique des Républicains était décalée au regard d’une économie en pleine
croissance et de l’absence de menace de guerre à  l’horizon  : «  Je déteste
voir mon fils se tuer à la tâche, et tout cela pour perdre. » Mais en public, il
se montrait d’un optimisme enthousiaste, ce qui n’échappait guère à Jack :
« Le grand problème avec papa, c’est qu’il est toujours pour moi. Dès que
je fais quelque chose, il dit que c’est la chose la plus intelligente que j’aie
jamais faite. Il me soutiendrait même si je me présentais pour diriger le
parti communiste61… »
À son habitude, Joe loua un appartement à  Boston et s’employa à  éviter
les journalistes. Il fit surtout en sorte de ne jamais être surpris en public en
compagnie de son fils. Bien sûr, il continuait à  tirer les ficelles en toute
discrétion, conscient comme personne des pièges et traquenards d’une
élection locale. Pour cette élection, Joe devait débourser près d’1,5 million
de dollars. De son côté, Jack se démultiplia comme jamais. Le soir du
scrutin, il l’emporta dans un fauteuil avec 73,6  % des suffrages et une
avance de 875 000 voix : la plus large victoire jamais enregistrée dans une
élection au Massachusetts.
Alors que tout le monde se congratulait autour d’un verre, Joe scruta à la
loupe les résultats de son fils. Tombant sur ceux du comté de Charlestown,
où Jack l’avait emporté par 1 271 voix contre 85, il avisa Dave Powers, qui
passait pour connaître le Massachusetts comme sa poche :
— Dites-moi, Dave. Charlestown, c’est chez vous, non  ? Vous avez une
idée de qui sont ces quatre-vingt-cinq salopards62 ?
Derrière son sourire de façade qui dissimulait un aplomb à toute épreuve,
Jack ne manqua pas d’ironiser sur le rôle joué par son père dans son
ascension politique. Au dîner annuel du Gridiron Club, une association de
journalistes accrédités à  Washington, il répondit aux accusations de
tripatouillage électoral par un humour à  froid  : «  Gentlemen, voici
justement le télégramme que vient de m’envoyer l’ambassadeur Kennedy,
mon père : “Mon cher Jack – stop – surtout n’achète pas une voix de plus
que nécessaire –  stop  – je ne vais pas financer un raz de marée, nom de
Dieu !” »
Cela ne fit pas rire du tout le vieux Joe, qui trouva la plaisanterie d’assez
mauvais goût. Il passa son dépit sur Kenny O’Donnell : « Jack va finir par
nous faire perdre. Heureusement pour nous tous, on a Bobby63… »
Le patriarche des Kennedy, tout autant que son candidat de fils, n’en était
pas moins fin prêt pour le combat de sa vie.

L’offre que la Mafia ne pouvait refuser


Peu avant l’annonce officielle par Jack Kennedy, le 2 janvier 1960, de sa
candidature à la présidence des États-Unis, Joe s’en était allé rencontrer son
ami William O. Douglas, juge à la Cour suprême : « Eh bien, nous avons
franchi le Rubicon. Jack a  décidé d’y aller.  » Sur le chemin du retour, il
avait croisé par hasard dans un avion le vice-président Richard Nixon. Les
deux hommes s’estimaient mutuellement, même s’il était probable que
Nixon serait, dans quelques mois, le candidat du Grand Old Party196, donc
le concurrent direct de Jack.
En descendant la passerelle de l’avion, Joe avait glissé à Nixon :
— Dick, je veux que vous le sachiez. Si mon garçon ne peut y arriver, je
voterai pour vous64.
Boutade ? Pas seulement. En 1956, tout comme en 1952 et en 1948, Joe
Kennedy avait voté républicain. Son allégeance passée à Roosevelt résultait
d’un engagement personnel, et non d’une fidélité partisane. Démocrate
affiché, Joe ne se sentait pourtant pas tenu à une quelconque loyauté envers
ce parti contrôlé par les libéraux et les héritiers de FDR. Ces gens l’avaient
toujours méprisé et il les haïssait profondément.
L’étiquette démocrate, à la rigueur. Mais il ne pouvait être question, pour
Joe comme pour ses fils, de s’encombrer d’une organisation démocrate
à  l’efficacité aléatoire. Au diable la tradition des Wilson et Roosevelt ou
encore le vieux folklore estampillé «  Happy Days Are Here Again  »  ! Il
s’agissait de l’élection de Jack Kennedy, pas de celle de n’importe quel
candidat démocrate.
L’organisation était d’ailleurs l’affaire exclusive des Kennedy. Les
caciques du parti démocrate furent mis sur la touche sans ménagement. Une
formidable machine à  gagner se mit en branle. Elle avait déjà fait ses
preuves, mais on n’avait encore rien vu !
Tout avait débuté chez Joe à  Palm Beach, par un après-midi ensoleillé
d’avril  1959. Un conseil de guerre – baptisé par ses participants le
« Sommet » – s’y était tenu en vue d’entériner la composition de l’équipe
de campagne et de fixer l’agenda politique à  venir. Parmi les gens du
premier cercle se trouvait le «  gang des Irlandais  », composé du trio Ken
O’Donnell, Lawrence O’Brien et Dave F.  Powers. Des hommes dont on
disait, sans plaisanter le moins du monde, qu’ils auraient été capables de
tuer ou de se faire tuer pour Jack et Bobby. Il y avait aussi des familiers de
Jack depuis l’université, comme Torby MacDonald, ou des stratèges
politiques du calibre de Bob Wallace ou d’Hy Raskin.
Aux côtés de Joe, des membres de la famille : Robert Sargent Shriver, le
mari d’Eunice, et Stephen E.  Smith, celui de Jean. «  Sarge  » manageait
toujours, pour le compte de Joe, le Mart de Chicago. Steve supervisait de
longue date la comptabilité des entreprises de son beau-père, qui venait de
l’imposer dans les fonctions de financier en chef de la campagne de Jack. À
30  ans à  peine, celui que ses détracteurs traitaient de «  salaud
machiavélique  » avait déjà une réputation redoutable. Quand on lui
demandait quel sport il pratiquait à  l’école ou à  l’université, il répondait
invariablement : « Je jouais l’attaque ! » C’était Steve qui gérait le trésor de
campagne, planifiait les voyages et détenait surtout les fiches sur les trente
mille démocrates d’influence.
L’ambassadeur, bien sûr – ainsi continuait-on de l’appeler par déférence –,
avait déjà donné son accord pour la distribution des rôles. Le sien serait
incontournable. Sans lui, pas de campagne possible, car il tenait plus que
jamais les cordons de la bourse. Sans lui également, Jack pouvait se perdre
dans ses frivolités imprudentes. Joe savait surtout que le grand absent de
cette réunion, Bobby, avait vocation à être le chef de la campagne de Jack.
Il se contenta donc de laisser palabrer les uns et les autres, les interrompant
parfois par de brèves objections que chacun interprétait à juste titre comme
des directives. Mais nul ne pouvait douter, en cette fin d’après-midi à Palm
Beach, que Joe Kennedy serait le mastermind, le vrai cerveau de la
campagne de Jack. Par la suite, Ted Sorensen aurait une réflexion
significative  : «  L’ambassadeur n’était jamais présent, mais sa présence
n’était jamais absente65. »
Jack avait beau bénéficier d’une image étonnamment positive alors qu’il
sortait de nulle part, cet atout restait volatil. Il importait de le pérenniser
dans l’épaisseur d’une campagne à l’efficacité impeccable qui ne laisserait
rien au hasard. Le professionnalisme bien compris ramenait à sa dimension
financière, donc à Joe. Peut-être l’éditorialiste Marquis Childs crut-il faire
sensation en révélant que le patriarche des Kennedy s’apprêtait à mettre sur
la table plus de 1 million de dollars. Il eût enragé s’il avait su à quel point
une telle somme était éloignée de la réalité et qu’il eût entendu Joe déclarer
au même moment  : «  Que sont 100  millions de dollars, si cela peut aider
Jack ? Pour les Kennedy, c’est le château ou la rue. Il n’y a pas de demi-
mesure66 ! »
La déclaration avait provoqué une réaction amusée de Bobby :
— Dis donc, papa ! Attends un peu. Il y en a d’autres dans la famille67 ! »
Rien n’était effectivement trop beau ni trop cher pour permettre à Jack de
triompher. Son triomphe serait aussi celui de Joe. Dès juillet  1959, ce
dernier avait déboursé 385  000  dollars pour l’acquisition d’un petit avion
bimoteur destiné aux déplacements de Jack. Baptisé Caroline, du prénom
de la fille de Jack, née en novembre 1957, l’appareil avait été luxueusement
réaménagé par Joe. Il avait même chargé son ex-secrétaire et maîtresse,
Janet DesRosiers, de superviser l’organisation à bord.
Tout était ainsi prévu, planifié, huilé. Peut-être même trop, alors que la
campagne débutait à peine. Nul ne pouvait alors imaginer à quel point les
scrupules d’un James Reston, dans les colonnes du New York Times, étaient
vains : « Il est à craindre qu’on mette trop l’accent sur la façon de gagner la
présidentielle plutôt que sur la façon de la mener68… »
Comme d’habitude, Joe Kennedy se montrait indifférent aux conseils des
uns comme aux critiques des autres. Son principe de jeunesse n’avait pas
varié d’un iota : celui qui paie est aussi celui qui ordonne et sait mieux que
les autres. S’il était le financier de Jack, il était aussi son père et, à ce titre,
son grand protecteur. Quitte à le protéger contre lui-même.
Malgré son mariage, Jack continuait plus que jamais à baguenauder. Et la
politique semblait avoir pour lui des vertus aphrodisiaques. Dès le milieu
des années 1950, Joe avait engagé l’agence de détectives William J. Burns
afin de surveiller discrètement la vie privée de son fils69. Il exigeait d’être
tenu au courant de tous les détails et d’être prévenu dès la moindre
incartade. Il ne fut pas déçu en lisant les rapports des enquêteurs décrivant
par le menu les fameuses «  sexcapades  » de Jack en compagnie de son
beau-frère, l’acteur Peter Lawford, ou de compères de nouba comme
l’homme d’affaires William Thompson ou le sénateur George Smathers.
Parfois même, il recourait aux services d’un fixer (rabatteur) de luxe en la
personne de Frank Sinatra, lui aussi inconditionnel de sexe. Par bonheur,
l’agence Burns en savait plus que le FBI lui-même qui, dans ses rapports
à Hoover, se contentait de décrire les véritables partouzes auxquelles Jack
se livrait régulièrement comme des «  soirées immodestes70  »… En dehors
des liaisons occasionnelles qu’il nouait « au fil de l’eau », Jack louait des
suites à l’année dans des palaces où il pouvait s’adonner à des parties fines
en toute quiétude.
Qu’un seul journaliste d’investigation en mal de zèle découvrît un seul de
ces repaires orgiaques et c’était la catastrophe assurée. Mais Joe, plus
proche que jamais des grands patrons de presse qu’étaient Hearst, Luce ou
Sulzberger, n’avait pas son pareil pour mettre les journalistes dans sa poche.
Bien sûr, la réalité serait grossièrement occultée ou travestie, mais qui s’en
souciait  ? Tel jour, le très sérieux New York Times vantait les qualités du
jeune Kennedy dans un style digne des plus riches heures de la propagande
soviétique  : «  Il est le seul qui parle avec la voix d’un philosophe, d’un
poète, d’un vrai chef71. » Tel autre jour, on lirait sous d’autres plumes tout
aussi hagiographiques des récits surréalistes vantant les vertus conjugales
de Jack et magnifiant son «  couple modeste, travaillant dur et lié par une
sorte de romantisme de collège »… Il fallait y voir indéniablement la patte
de Joe Kennedy.
Depuis longtemps, ce dernier avait compris qu’il ne parviendrait pas
à  calmer son séducteur de fils qui lui ressemblait tant. Il s’efforçait
simplement d’amortir les risques, y  compris vis-à-vis de Jackie, elle aussi
sans illusions sur la fidélité de son époux. Un proche de la jeune femme
observerait qu’«  au bout d’un  an de mariage, Jackie ressemblait à  une
survivante de crash aérien72  ». À  un journaliste qui lui demandait quelles
étaient ses recettes pour un mariage réussi, elle répondrait l’air désabusé  :
« Je craignais que vous me posiez la question. Je dois dire que je n’en ai pas
encore73. »
En un sens, Jackie avait adopté le comportement de Rose consistant à ne
pas chercher à  savoir, sinon à  fermer les yeux. Parfois, cependant, il lui
arrivait d’exploser et de menacer de tout plaquer. Dans ces situations de
crise, Joe jouait les pompiers de service en s’employant à rassurer sa belle-
fille. Le pouvoir apaisant du verbe ne suffisant pas toujours, Joe avait
découvert à sa façon les vertus de la diplomatie du dollar. Pour se venger de
ses humiliations, Jackie s’était faite archidépensière et Joe réglait les
factures rubis sur l’ongle. Plus d’une fois également, il lui versa des
sommes considérables à seule fin d’éviter un scandale public.
De son côté, le chroniqueur Drew Pearson prétendait que le couple
Kennedy était au bord du divorce. Le magazine Time lui emboîta le pas en
précisant que Joe avait fait créditer le compte bancaire de sa bru
d’un  million de dollars à  seule fin qu’elle renonce à  son intention de
divorcer. Jackie opposa aussitôt un démenti après avoir téléphoné à  Joe  :
« Un million seulement ? Pourquoi pas dix ? » Elle ne pourrait cependant
nier s’être fait offrir une nouvelle voiture par son beau-père. Elle désirait
une Thunderbird et Joe s’en était étonné :
— Pourquoi justement cette voiture ?
— Je suppose qu’elle est plus américaine qu’aucune autre…
— Peut-être, mais chez nous, les Kennedy, on conduit des Buick74.
Jackie se contenta d’une Buick, mais la campagne présidentielle de Jack
occasionnerait bien des sueurs froides à  Joe. Des actrices comme Angie
Dickinson et surtout Marilyn Monroe, une beauté comme Judith Campbell,
des inconnues, bimbos, show girls, escort girls ou call girls  : la moindre
d’entre elles aurait pu ruiner en un clin d’œil la carrière de Jack Kennedy.
Pour une fois, les prières de Rose n’eussent pas été superflues.
Joe ne se contentait pas d’empêcher que Jackie ne commît l’irréparable. Il
veillait au grain de tous les côtés et soupçonnait notamment le styliste Oleg
Cassini de tourner autour de sa belle-fille. Vengeance vis-à-vis de Jack, qui
avait eu une longue liaison avec Gene Tierney, l’ex-femme de Cassini  ?
Vengeance vis-à-vis de Joe lui-même qui, dans le passé, avait entrepris –
 sans succès – la petite amie de Cassini, une certaine Grace Kelly ? Joe mit
les choses au point lors d’un tête-à-tête. Cela se passait chez lui, à  Palm
Beach :
— Écoute, Oleg, je ne serais pas étonné si tu avais des vues sur Jackie.
J’en aurais moi aussi si la situation était différente. Je me moque de ce que
tu penses ou même de ce que tu fais, à condition que cela ne se sache pas.
Tu comprends75 ?
Tout en tâchant d’éviter à  Jack l’erreur fatale, Joe cherchait surtout à  lui
faire gagner l’élection. Au moment où s’engagea la campagne électorale,
rien n’était acquis car Jack n’était pas le favori. Chez les Démocrates, on
pariait plutôt sur des valeurs sûres comme Hubert H.  Humphrey, Lyndon
B. Johnson ou William S. Symington. On reparlait même de Stevenson qui,
malgré ses échecs retentissants, jouait avec l’idée de se présenter une
troisième fois.
Qui aurait alors misé sur un jeunot, face à  ces cadors blanchis sous le
harnais  ? D’autant que le jeune Kennedy traînait des handicaps de taille,
dont le moindre n’était pas son catholicisme. À l’époque, les journalistes lui
demandaient invariablement  : «  Irez-vous prendre vos ordres au
Vatican76 ? »
Il faudrait une tornade ou un rouleau compresseur pour avoir raison de
tous ces obstacles. Ou alors une force occulte irrésistible, comme l’était le
monde de l’underground ou de la Mafia. Telle était précisément la
conclusion à laquelle Joe était parvenu lorsqu’il entreprit de nouer certains
contacts en toute discrétion.
N’étant plus sous le feu des projecteurs, lui seul pouvait le faire. Il sillonna
le pays en tous sens, à commencer par New York et le New Jersey. Chez les
Démocrates new-yorkais, la vie politique tournait toujours autour de
Tammany Hall, le siège du parti, où les connivences entre les politiciens
locaux et les chefs mafieux étaient de notoriété publique. Quelques années
plus tôt, Roosevelt avait laissé le champ libre au Républicain Fiorello La
Guardia pour nettoyer les écuries d’Augias. Mais cela n’empêcha nullement
de grands responsables de l’organisation démocrate, comme Mike
Prendergast ou Carmine De Sapio, de conserver leur pouvoir de nuisance.
Joe les approcha et prit langue avec les chefs locaux, un par un  : Charles
A. Buckley dans le Bronx, Joseph T. Sharkey à Brooklyn, Herbert Koehler
dans le Queens, ou encore Joseph McKinney à Staten Island.
À tous ces dignitaires plus ou moins véreux, il savait, en se remémorant
l’époque de P.  J., quel langage tenir. De même savait-il parler à  Gaetano
«  Tommy  » Lucchese, un parrain new-yorkais qui avait une grande
influence sur le Teamsters Union, le puissant syndicat des camionneurs.
Joe rencontra très vite Frank Costello, devenu le « Premier ministre » de la
Mafia et sans qui rien ne pouvait se faire. Les retrouvailles ne furent guère
faciles. Costello n’avait toujours pas digéré d’avoir été floué par Joe,
quelques années plus tôt, dans une affaire immobilière juteuse77. Mais
Johnny Rosselli, une vieille connaissance de Joe qui remontait aux années
hollywoodiennes, avait arrondi les angles. Les choses changeaient très vite
dans le monde de la grande criminalité depuis l’assassinat, en octobre 1957,
du grand parrain new-yorkais Albert Anastasia. Joe Kennedy n’était pas le
moins attentif à ces évolutions.
À New York, il en profita pour renouer avec un vieux brigand d’Irlandais
qu’il avait croisé jadis aux temps héroïques de la Prohibition  : Daniel
P. O’Connell, « Oncle Dan » dans le milieu. Celui-ci crut à une plaisanterie
quand Joe lui annonça que son fils visait la Maison Blanche.
— Écoute donc ce conseil, Joe, en souvenir du bon vieux temps : que ton
Jack patiente au moins jusqu’en 1964. Il a le temps, il est jeune…
— Jack est peut-être jeune, mais moi, je vais avoir 72 ans. Et je veux être
encore là pour fêter son élection78.
Joe voyait très au-delà de New York et de la côte Est. Dès 1959, il reprit
aussi contact avec Joe Bonanno, l’ancien bras droit du légendaire Lucky
Luciano, qui était devenu le «  juge de paix  » de la Mafia new-yorkaise.
Traitant habituellement avec des caïds de l’envergure de Costello ou de
Willie Moretti, Bonanno avait promis son assistance à Joe, notamment dans
l’Arizona.
Tirant les ficelles une à une, Joe savait qu’il n’avait pas droit à l’erreur. Le
moindre faux pas pouvait être fatal à Jack. Même s’il agissait prudemment
dans l’ombre, il y avait cependant des limites qu’il ne pouvait se permettre
de franchir. Il en fut ainsi lorsque Joe envisagea de se rapprocher de la
Mafia de Chicago, la plus puissante d’Amérique. Si la Mafia new-yorkaise
était balkanisée en cinq grandes familles rivales, celle de Chicago, l’Outfit,
était remarquablement unie et disciplinée. Elle était aussi plus violente et
plus politique qu’ailleurs. Sa richesse était alors considérable  : outre sa
mainmise sur les syndicats, l’Outfit contrôlait l’Ouest américain, son
domaine réservé. À  Las Vegas, elle possédait quatre des plus grands
casinos-palaces, ce qui lui garantissait un revenu annuel de l’ordre de plus
de 10 millions de dollars.
Joe ne pouvait effectuer personnellement le travail d’approche. Trop
dangereux. Sachant que Frank Sinatra entretenait des liens avec la pègre, il
l’invita chez lui, à  Palm Beach. Dans les relations de l’artiste figuraient
Lucky Luciano, Meyer Lansky, Johnny Rosselli ou encore les frères
Fischetti. Il y avait aussi Sam Giancana, le patron de la Mafia de Chicago et
le successeur du mythique Al Capone.
Joe convainquit Sinatra de plaider la cause des Kennedy auprès de
Giancana. Ce ne fut pas simple. Le vieux Kennedy avait grugé tant de gens
par le passé qu’ils étaient nombreux à vouloir lui rendre la monnaie de sa
pièce. D’autant que Bobby, son fils, faisait ouvertement son cheval de
bataille de la guerre contre la Mafia. Depuis 1957, il conseillait la
commission sénatoriale bipartite McClellan qui enquêtait sur le racket
organisé. Il avait même écrit un livre intitulé The Enemy Within (L’Ennemi
de l’intérieur) qui avait fait grand bruit. La bête noire de Bobby était Jimmy
Hoffa, le tout-puissant patron du Teamsters Union, dont les liens avec le
crime organisé étaient notoires.
Joe désapprouvait l’activisme de son cadet. Il s’en était même ouvert au
juge Douglas  : «  Bobby est impétueux, il ne sait pas où tout cela peut
mener79. » Les chefs mafieux, eux, étaient exaspérés par le jeune Kennedy.
Et Murray «  Curly  » Humphreys, un des hommes les plus influents de
l’Outfit, avait dit sans ambages à Sam Giancana ce qu’il pensait du vieux
Joe : « C’est une branche pourrie, un bluffeur et un tricheur. Il nous fera un
enfant dans le dos à la première occasion80. » Pour l’élection présidentielle
de  1960, la préférence de la Mafia allait au candidat républicain Richard
Nixon.
Par l’entremise de Johnny Rosselli, Handsome Johnny (Johnny l’élégant)
– il aimait faire bella figura et avait un faible pour les costumes en alpaga –,
Joe avait fait organiser un déjeuner chez Felix Young, un restaurant new-
yorkais. Rosselli y  avait rameuté les grandes pointures de la pègre, de
Giancana à Humphreys en passant par Tony Accardo. Une des hôtesses de
l’établissement se souviendrait également de la présence de Carlos Marcello
ainsi que de chefs mafieux de haut rang en provenance de Buffalo, de
Dallas ou du Colorado81. D’emblée, on avait posé à  Joe la question de
confiance :
— Nous ne voyons aucun inconvénient à ce que votre fils aîné se présente
à la présidence. Notre problème est plutôt votre cadet.
Joe avait appelé le bon sens à la rescousse :
— C’est Jack qui concourt pour l’élection présidentielle, pas Bobby.
La réponse était un peu courte. On provoqua une autre rencontre,
clandestine celle-là, à  Chicago, chez William J.  Tuohy, juge de la
circonscription de Cook et vieil ami des Kennedy. Elle réunit exclusivement
Giancana et Joe. Un avocat marron, Robert J.  McDonnell, jouait les
entremetteurs197.
Cette fois, le patriarche des Kennedy sut se montrer convaincant et rappela
notamment à  «  Mooney  » (un des treize sobriquets de Giancana) qu’ils
avaient des intérêts communs. À commencer par le Cal-Neva.
Implanté sur les rives du lac Tahoe, à l’exacte limite du Nevada et de la
Californie, le Cal-Neva Lodge était un établissement de luxe, hôtel et
casino, réservé à une clientèle fortunée. Après être passé de main en main,
il était dirigé par un certain Bert «  Wingy  » Grober, qui passait pour
l’homme de paille de Joe Kennedy198. On pouvait croiser volontiers le vieux
Joe dans ce site bucolique. Giancana aussi : Grober n’était-il pas en train de
lui vendre la majorité de ses parts pour une somme de 350 000 dollars, via
des prête-noms tels que Paul «  Skinny  » D’Amato ou encore Frank
Sinatra199 ?
Que cela plût ou non aux chefs de la pègre, Joe Kennedy et Sam Giancana
étaient bel et bien associés en affaires82. Il y  avait pour le moins matière
à  réflexion. Au fond, qu’avaient-ils à  perdre dans l’aventure de la
candidature de Jack  ? Qui sait si Jack, une fois élu, ne parviendrait pas
à  tempérer son «  roquet de frère  »  ? La Mafia pourrait y  gagner
l’élargissement de certains caïds comme Frank Costello, désormais en
prison, ou Joey Adonis, exilé à  Milan. Sans parler de Lucky Luciano, lui
aussi exilé en Italie, qui rêvait d’un retour au bercail.
Joe réitéra sa demande d’un soutien massif de la Mafia dans plusieurs
États clés, en premier lieu l’Illinois, ainsi qu’un « dépôt de garantie » d’un
demi-million de dollars. L’argent n’avait qu’une valeur symbolique
d’engagement. Seules comptaient vraiment, aux yeux de Joe, la machine
politique de Chicago et la puissance électorale de l’Outfit.
Une semaine plus tard, «  Skinny  » D’Amato apportait à  Joe, dans ses
bureaux de Manhattan, une mallette contenant 500  000  dollars en petites
coupures. Marché conclu ! À ce moment, le vieux Kennedy ne pouvait se
douter que son Jack avait lui-même noué des contacts avec la criminalité
organisée. Jusqu’à rencontrer Giancana en personne, par l’intermédiaire de
Judith Campbell, cette femme superbe aux faux airs d’Elizabeth Taylor
qu’il partageait avec le gangster200.
La puissance de feu des Kennedy devenait évidente. Et, pour une fois, la
Mafia avait consenti à inverser les rôles habituels et à se saisir d’une offre
qu’elle n’avait pu refuser…
La suite de la campagne des primaires coulait presque de source, au-delà
du suspense apparent entretenu par les médias. Nullement favori au départ,
Jack Kennedy l’emporta pourtant sans coup férir ou presque. Dans l’Ohio,
il rafla 63  % des voix. La force de frappe financière fit également la
décision dans le Wisconsin, qui était pourtant quasiment la terre d’élection
de son principal concurrent à la primaire démocrate, Hubert H. Humphrey.
Ce dernier mettrait du temps à  s’en remettre  : «  Je me sens comme un
commerçant indépendant en concurrence avec une chaîne de
supermarchés83. »
En Virginie-Occidentale – un des États les moins catholiques du pays alors
même que la question religieuse faisait irruption dans la campagne  –,
Kennedy commença d’impressionner sérieusement les observateurs. Nul ne
croyait en ses chances, pas même Bobby. Joe avait presque crié au fou
quand son fils lui avait annoncé son intention de s’y présenter : « C’est un
État de rien du tout, ils vont te tuer sur la religion84 ! » Jack tint bon et aurait
plus tard ce commentaire  : «  Eh bien, nous avons écouté ce que
l’ambassadeur avait à nous dire, mais nous avons pris la décision d’y aller
et de gagner85. »
Entre-temps, une pluie de dollars s’était abattue soudain sur la Virginie-
Occidentale. Personne n’avait encore jamais vu une telle manne. Et
pourtant la réputation de corruption de cet État était solidement établie. Les
notables locaux passaient pour y être facilement stipendiés. Tout le monde
s’achetait, tout le monde avait un prix  : un langage que Joe comprenait
à merveille.
Au soir du scrutin, le « miracle » se produisit : Jack l’emporta par plus de
60  % des suffrages et dans quarante-huit comtés sur cinquante-cinq. Les
billets verts de Joe avaient fait la différence, ainsi que les boys de la Mafia
qui avaient acheminé tout cet argent via Frank Sinatra, « Skinny » D’Amato
ou encore Angelo Malandra, un avocat lié à la pègre.
Personne ne crut à la sincérité des comptes officiels de campagne de Jack,
qui indiquaient des dépenses de l’ordre de 100  000  dollars, ce qui fit rire
tout le monde. Les initiés savaient bien que ce montant avoisinait les
2 millions de dollars86. Ils savaient tout aussi bien que The Logan Banner,
un journal local, avait raison de dénoncer «  l’achat flagrant de votes, le
whisky qui coule comme de l’eau d’une fontaine et la coercition vis-à-vis
des électeurs  ». Au fond, la religion n’avait joué qu’un rôle mineur dans
cette affaire. Et l’ancien président Truman pouvait bien ironiser aux dépens
de ce Joe Kennedy qu’il n’avait jamais porté dans son cœur : « Le principal
inconvénient, je le crains, n’est pas le pape, mais le papa87… »
Des années plus tard, dînant avec Hubert H.  Humphrey, le cardinal
Cushing lui confierait : « Vous pensez que Kennedy a gagné la primaire en
Virginie-Occidentale, n’est-ce pas  ? Eh bien, je vais vous dire qui l’a
gagnée  : Joe et moi. Assis ici  ! Nous avons décidé vers quels journaux,
magazines et prédicateurs irait l’argent88… »
Les primaires démocrates ne réserveraient plus d’autre surprise. À  la
convention nationale de Los Angeles, en juillet 1960, Jack prit ses quartiers
dans un penthouse confortable sur North Rossmore Avenue qui appartenait
à l’acteur Jack Haley. Joe, lui, s’installa à Beverly Hills dans la somptueuse
propriété de style hispanique appartenant à Marion Davies. C’était le money
time, le moment du retour sur investissement, et il ne voulait surtout pas en
perdre une miette.
Désigné dès le premier tour candidat du parti démocrate, Jack Kennedy
choisit comme colistier le Texan Lyndon B.  Johnson. Une alliance de
circonstance, car les deux hommes se détestaient notoirement. Si Kennedy
traitait Johnson de «  joueur de riverboat  », ce dernier en avait autant au
service de celui qu’il appelait le «  jeunot  ». Les proches de JFK restaient
sceptiques sur ce choix, que Bobby désapprouvait ouvertement  : «  Nous
faisons le pari que ce fils de p… sur le ticket va nous apporter le Texas.
Mais s’il n’y arrive pas, nous l’aurons dans le89… »
Seul Joe s’en réjouit et le fit savoir à son fils :
— Ne t’en fais donc pas, Jack. Dans deux semaines, tout le monde dira
que c’était la chose la plus intelligente que tu aies jamais faite90.
Pourtant, Joe avait lui aussi quelques raisons de se méfier de Johnson, qui
venait de déclarer au journaliste Peter Lisagor, du Chicago Sun-Times : « Si
JFK l’emporte, c’est le vieux Joe qui va diriger le pays91. »
Une fois encore, ainsi que le claironnait une série télévisée alors très
populaire dans le pays, Papa avait raison201  ! Papa avait même, comme
souvent, un coup d’avance. Tandis que l’équipe de Jack festoyait à  Los
Angeles, il était reparti pour New York afin d’y rencontrer son vieil ami
Henry R. Luce. Joe avait bien l’intention de lui arracher le soutien de Time
et de Life à la campagne de Jack. Coriace, Luce posa ses conditions puis…
fit voter Nixon. C’était le business, et Jack ne devait d’ailleurs pas lui en
garder rancune : « J’aime bien Luce. Il me rappelle mon père92… »
Jusqu’à la fin, Joe poursuivrait la stratégie de l’araignée qu’il avait
méthodiquement mise en place. Toujours dans l’ombre et la discrétion. Jack
et Bobby y  veillaient eux-mêmes soigneusement. Chaque fois qu’on lui
parlait du rôle de son père dans la campagne, Bobby répliquait  : «  Et ma
mère ? Pourquoi n’en parlez-vous jamais ? » Jack, lui, pouvait se faire plus
abrupt. Au correspondant du Sunday Times de Londres, Henry Brandon, qui
voulait rencontrer le patriarche des Kennedy, Jack répliqua sèchement  :
«  Henry, si vous faites cela, vous ne pourrez plus jamais m’adresser la
parole. »
Joe s’armait de patience, refusant invariablement interviews et photos.
Lorsqu’il apprit qu’un quidam était disposé à contribuer à la campagne de
Jack à hauteur de 100 000 dollars en échange d’un poste d’ambassadeur, le
vieil homme fit répondre d’une manière lapidaire  : «  Un homme assez
stupide pour vous demander une chose pareille est également trop stupide
pour être ambassadeur. »
Au soir du fameux débat sur CBS entre Jack et le candidat républicain
Richard Nixon, en septembre202, beaucoup d’experts estimèrent que Jack
l’avait emporté. Joe, pour sa part, resta plus prudent. Tard dans la soirée, il
réveilla le rédacteur en chef du New Bedford Times, le journal d’une localité
reculée de Nouvelle-Angleterre. Ne faisant nulle confiance aux sondages
nationaux, il effectuait sa propre évaluation de terrain sur les réactions de
l’Amérique profonde et sur celles des faiseurs d’opinion locaux.
Tout au long de la campagne, Joe accorda une attention particulière au
vote catholique, qui n’était pas mécaniquement acquis à  Jack. L’épiscopat
romain était refroidi par plusieurs déclarations du candidat suivant
lesquelles il ne favoriserait en aucune façon l’Église catholique. La réserve
des milieux catholiques mettait Joe hors de lui. Il laissa un jour paraître sa
rancœur en présence de Ted Sorensen  : «  Je crois que je suis en train de
devenir juif. Ces maudits catholiques ne nous soutiennent pas comme ils le
devraient. Ces satanés protestants ne nous soutiendront pas. Les juifs sont
au fond les seuls amis que nous ayons93. »
Une autre fois, à  la suite d’une énième passe d’armes avec le cardinal
Spellman, Jack avait explosé d’indignation  : «  Je vais quitter l’Église.  »
Jackie lui avait emboîté le pas. Mais Joe les avait vite calmés : « Aucun de
vous ne va quitter l’Église. Moi, je le peux, et je vais réellement le
faire94… » L’apostasie de Joe n’aurait pas été une perte irréparable pour le
catholicisme. Le vieil homme ne mettait jamais les pieds dans une église.
Quant à se confesser, l’idée même paraissait surréaliste95.
Toujours aussi proche de Jackie, Joe fut le premier à  avoir l’intuition de
l’impliquer davantage dans la campagne. La jeune femme détestait la
politique, qu’elle trouvait vaine et vulgaire  : «  Demander à  Jackie de
s’intéresser à  la politique, c’était comme si l’on demandait à  Rocky
Graziano203 de jouer du piano96.  » À  la convention nationale démocrate,
quelqu’un lui avait demandé quel serait son lieu préféré pour la prochaine
convention. Jackie avait répondu dans un sourire : « Acapulco. » Un autre
jour, lassée par une conversation rébarbative entre Joe et Bobby sur la
pollution de l’air, elle les avait interrompus  : «  J’ai la solution. Appelez
l’US Air Force et demandez-leur d’asperger les zones urbanisées de Chanel
n° 597… »
L’intuition de Joe s’avéra cependant payante. Chaque apparition de Jackie
au côté de son mari était célébrée comme un événement. Son charme et sa
classe ainsi que son naturel firent merveille et devraient rapporter à JFK, au
dire des experts électoraux, un nombre incalculable de voix.
Quand vint le soir des élections, le 8 novembre, les résultats extrêmement
serrés entre Jack Kennedy et Richard Nixon tinrent en haleine les équipes
jusqu’au petit matin. À 4  heures, alors que l’issue du scrutin était encore
loin d’être connue, Jack était parti se coucher, au grand étonnement de Dave
Powers :
— Comment pouvez-vous aller vous coucher maintenant ?
— Simplement parce qu’il est trop tard pour changer quoi que ce soit. La
prochaine fois, on ira se coucher plus tôt98.
À bout de forces, Bobby finit par s’écrouler à son tour. Le dernier à rester
éveillé jusqu’au bout fut le vieux Joe, qui faisait les cent pas dans son salon
en attendant les résultats de l’Illinois. Parmi les swing states, ces États
fluctuants qui faisaient pencher la décision et dont on ne savait pas de quel
côté ils basculeraient, il s’agissait de l’État le plus crucial. Cinquante et un
grands électeurs en dépendaient. À lui seul quasiment, il pouvait changer le
résultat de l’élection.
C’était sur l’Illinois que Joe avait demandé à ses amis de l’Outfit de mettre
le paquet. Il ne serait pas déçu. Nixon y remporta 93 comtés sur 102, mais
Jack ferait la différence grâce à un seul comté, celui de Cook, qui englobait
Chicago, la capitale de l’État. Le raz de marée triomphal de Jack à Chicago
avait des allures suspectes, même si la fameuse windy city passait pour être
affligée de «  la machine électorale la plus pourrie d’Amérique  ». À  elle
seule, celle-ci n’eût pu expliquer les scores pharaoniques de Jack, qui
avoisinaient les 95  % en certains endroits. Il y  eut aussi, ce jour-là,
beaucoup de jambes cassées ou d’électeurs boutés hors des isoloirs.
Si les décomptes électoraux furent difficiles à  établir au niveau national,
en raison de l’incertitude des résultats, les comptes personnels de campagne
de Kennedy furent en revanche plus aisés. La somme faramineuse de
13  millions de dollars fut peu après annoncée par Jack à  Ben Bradlee99.
L’ancien président Truman préciserait, pour sa part, qu’un tiers environ de
cette somme avait servi à « acheter l’investiture100 ».
Non sans raison, Sam Giancana lança à Judith Campbell, qui avait suivi en
sa compagnie la soirée électorale  : «  Tu sais, chérie, sans moi, ton petit
copain n’aurait eu aucune chance de gagner la Maison Blanche101. »
Quelques jours plus tard, J. Edgar Hoover répondrait sèchement à Philip
Hochstein, un patron de presse qui venait de le féliciter d’avoir été
reconduit à la tête du FBI : « Épargnez-moi vos compliments, Phil. Quelle
gloire y  a-t-il à  être nommé par quelqu’un qui vient de truquer les
élections102 ? »
Mais Joe, au petit matin du 9 novembre, pouvait bien rester éveillé, seul
dans le silence de sa demeure de Hyannis Port, alors que tout le monde était
parti se coucher depuis longtemps. Ce jour-là s’accomplissait le rêve de
toute une vie.

171. En  1950, cette fortune fut même estimée à  près de 400  millions de dollars par le magazine
Fortune.
172. En janvier 1946, il vendrait encore la moitié de sa participation dans Somerset Importers à la
société d’importation Reinfeld et à  deux autres compagnies, réalisant au passage un bénéfice de
l’ordre de 8 millions de dollars.
173. La formule était de Tommy Corcoran.
174. Joe refusa ainsi des opportunités d’investissement à Caracas et même à Porto Rico.
175. Selon une estimation de John J. Reynolds.
176. Inauguré en 1930, le Mart s’étendait sur une superficie de 1 350 000 mètres carrés.
177. Robert Sargent Shriver (1915-2011) épouserait Eunice Kennedy en mai 1953.
178. James M. Curley (1874-1958) avait déjà été à deux reprises maire de Boston. En 1914, il avait
délogé John F. Fitzgerald de l’hôtel de ville à l’issue d’une campagne électorale au couteau.
179. Joe n’envisageait que de transférer une partie de ses avoirs d’une banque, la Columbia Trust,
à une autre banque, la Shawmut Bank, toutes deux étant implantées dans le Massachusetts.
180. Pour ne pas perdre la face vis-à-vis de la presse, Rose avait prétexté une opération chirurgicale
mineure pour se faire hospitaliser au New England Baptist Hospital.
181. Joseph McCarthy était par ailleurs le parrain de Kathleen, la première fille de Bobby, née
en 1951.
182. Il s’avéra également que la jeune femme était déjà mariée…
183. L’épisode serait révélé plus tard par le cardinal Cushing en personne.
184. En 1957, un obscur archiviste s’aviserait d’exhumer cette affaire, mais sans succès.
185. Bien sûr, Joe avait eu tout loisir de faire enquêter sur le passé de la jeune femme.
186. En 1947.
187. Institution réputée de Farmington, Connecticut, qui était réservée aux héritières et aux jeunes
filles des grandes familles aristocratiques de la côte Est.
188. Pom-pom girls.
189. De 1948 à 1958.
190. Kirk LeMoyne « Lem » Billings (1916-1981) était le plus proche ami de Jack Kennedy, qu’il
connaissait depuis l’adolescence.
191. Le ticket désigne l’«  attelage  » président-vice-président choisi par chacun des deux grands
partis pour l’élection présidentielle.
192. Le président sortant l’emporta encore plus largement qu’en 1952, par près de 57,5  % des
suffrages populaires et 457 grands électeurs contre 73.
193. Elle accoucherait d’un enfant mort-né.
194. Au fil des années, Richard Nixon était devenu la bête noire et le souffre-douleur des
journalistes et des caricaturistes libéraux.
195. Les élections de midterm, qui concernent le renouvellement de la Chambre des représentants
et partiellement du Sénat, se situent à mi-mandat présidentiel.
196. Le Grand Old Party (GOP) est le nom donné couramment au parti républicain.
197. Il épouserait plus tard la fille de Giancana, Antoinette, avant d’être radié du barreau dans les
années 1980.
198. Jadis associé de Meyer Lansky en Floride, Grober avait surtout été impliqué dans la
contrebande d’alcool aux côtés d’un certain… Joe Kennedy.
199. Frank Sinatra posséderait jusqu’à 25 % des parts du Cal-Neva.
200. Une première rencontre entre Sam Giancana et Jack Kennedy avait eu lieu, le 12 avril 1960,
à l’hôtel Fontainebleau de Miami. D’autres rencontres s’ensuivirent.
201. La série culte était intitulée Father Knows Best.
202. Il y eut en fait trois débats télévisés et radiodiffusés entre Kennedy et Nixon, le premier s’étant
déroulé le 26 septembre 1960.
203. Champion du monde de boxe poids moyen à  la fin des années  1940, Rocky Graziano était
connu pour sa rugosité.
7

Le patriarche désarmé

« Les gens qui n’ont pas de vice

ont très peu de vertus. »


Abraham Lincoln

« Je crois qu’il y a quelqu’un

qui ne nous aime pas là-haut. »


Robert Francis Kennedy

Un président venant de prêter serment au Capitole qui rejoignait la tribune


d’honneur pour la traditionnelle parade sur Pennsylvania Avenue, à bord de
sa limousine découverte. Un président qui se levait à moitié de son siège, en
habit de cérémonie et chapeau haut-de-forme à  la main, pour s’incliner
devant un vieil homme assis en tribune, sans doute assailli lui aussi par
l’émotion, qui lui rendait son salut.
John Fitzgerald Kennedy, trente-cinquième président des États-Unis,
rendait publiquement hommage à  son père, Joseph P.  Kennedy. La scène
resterait une des images fortes, que les Américains garderaient en mémoire,
de cette journée d’inauguration présidentielle du 20  janvier  1961. Une
journée particulière, tant elle était fertile en symboles. C’était une partie de
la mémoire de l’Amérique qui défilait depuis ce jour de grisaille où, cent
douze ans plus tôt, Patrick Kennedy, le fils d’un fermier de Dunganstown,
avait débarqué sur un quai de Boston !
Joe Kennedy, son petit-fils, n’était pas spécialement tourné vers le passé et
la nostalgie n’était pas son fort. Mais comment n’aurait-il pu considérer
cette réussite familiale éblouissante qui était avant tout la sienne  ? D’une
simple famille d’immigrés entreprenants, il était parvenu à  faire un clan
richissime qui s’était fait une place dans l’aristocratie américaine. Il lui
avait même donné les atours d’une famille royale. Grâce à lui, les Kennedy
avaient cessé d’être des Irlandais ou des catholiques qu’on écartait avec
mépris. Le pouvoir, plus encore que l’opulence, les en avait absous.
Longtemps traité en pestiféré et en outsider, Joe avait fini par atteindre ce
pinacle dont n’auraient osé rêver ni son père ni a fortiori son grand-père. Il
l’avait atteint à  travers son fils, même si Jack n’était pas celui en qui il
croyait le plus au départ.
Le pouvoir, désormais, ce n’était plus Joe, mais Jack, celui que les
Américains apprenaient à désigner par ses initiales « JFK ». Joe n’avait pas
ri lorsque l’humoriste Mort Sahl lui avait adressé un télégramme de
félicitations : « Vous n’avez pas perdu un fils, vous avez gagné un pays. » Il
n’avait pas davantage apprécié sa drôlerie lorsque, peu auparavant, Sahl
avait lancé à son public : « Si je comprends bien, nous devons faire le choix
du moindre mal. Entre Nixon qui veut vendre le pays et Kennedy qui veut
se le payer1. »
L’élection avait été particulièrement ardue, 112  827  voix seulement sur
plus de 68 millions séparant le vainqueur du perdant. Dans plusieurs États
clés remportés par Kennedy, comme l’Illinois ou le Texas, les résultats
paraissaient suspects. La crainte du clan Kennedy était que Richard Nixon
ne conteste l’élection et n’exige un recomptage des voix ainsi qu’une
vérification des conditions du vote.
Joe donna un ultime coup de main en envoyant le fidèle Jim Landis
s’entretenir avec l’ancien président Hoover, dont la parole restait respectée
chez les Républicains. Le but de la mission était d’inciter Hoover
à convaincre Nixon qu’un retard intempestif dans la proclamation officielle
des résultats risquait de paralyser, voire de déchirer le pays. La mission fut
couronnée de succès. Quelques jours plus tard, l’incertitude prit fin lorsque
Kennedy rencontra Nixon à  Palm Beach, ce dernier reconnaissant sa
défaite.
Jusqu’à la veille de l’inauguration, Joe fit les choses en grand en donnant
une réception à  tout casser chez Paul Young, le célèbre restaurant sur
Connecticut Avenue. Le lendemain encore, il offrait un cocktail au
Mayflower Hotel. Une partie des familles Kennedy, Fitzgerald, Bouvier et
Auchincloss y  avait été conviée. Joe ne connaissait pas grand monde et,
inquiet de voir cette horde prendre d’assaut le buffet gargantuesque, prit
à part Letitia Baldridge, une proche de Jackie :
— Mais qui sont tous ces gens ?
— Votre famille, monsieur l’Ambassadeur.
— Certainement pas ! Je veux savoir pourquoi tous ces traîne-savates se
trouvent ici.
Après s’être brièvement renseigné, Joe revint vers la jeune femme :
— Vous avez raison. Tous ces gens sont de la famille, mais je peux vous
assurer que c’est bien la dernière fois que nous les réunissons ici2…
Ce matin-là, Joe n’était pas d’excellente humeur. Il paraissait absent,
presque triste. Peut-être pensait-il à Joe Jr, qui aurait dû se trouver à la place
de Jack. Une des convives remua le couteau dans la plaie. Elle s’appelait
Edith Beale et rappela à  Joe le flirt qu’elle avait eu avec son fils aîné
en  1938  : «  Je suis tombée sur-le-champ amoureuse de lui.  » Un pâle
sourire éclaira le visage du vieil homme qui s’éloignait lentement. Quelques
jours plus tôt, venu le visiter, le journaliste William Loeb avait été frappé en
le voyant verser une larme devant un portrait de son fils Joe : « C’est lui qui
aurait dû devenir président. Quel chef magnifique il aurait fait204 ! »
On ne pouvait plus refaire l’histoire. Joe avait joué à la perfection son rôle
de mastermind, préparant en coulisses l’ascension puis le triomphe de son
fils. Il avait réussi selon ses propres critères, lui qui déclarait que « la seule
mesure du succès est de faire en sorte que ma famille fasse aussi bien que
moi ». Personne ne doutait qu’il saurait également tenir son rang, une fois
Jack installé à la Maison Blanche.

Le père du Président
Devenu le père de «  l’homme le plus puissant du monde  », selon
l’appellation convenue, Joe Kennedy resterait-il le pater familias, ce titre
dont il était peut-être le plus fier  ? La réponse en fut donnée dès
l’avènement de Jack.
Durant la campagne, le candidat avait multiplié les ruses pour se distancier
de son père et l’inciter à  demeurer dans l’ombre. Le lendemain de
l’élection, Jack insista pour que Joe se joignît au reste de la famille, au
Hyannis Armory, pour la première présentation à la presse du président élu.
Joe y  consentit de bonne grâce  : «  En politique, il n’y a  pas de hasard.
Maintenant, je peux me montrer avec lui quand je veux3. » Ce jour-là, Joe
consentit de nouveau à se laisser photographier. Le cliché du photographe
Frank Fallaci le représentait à l’aéroport Barnstable de Hyannis. Ce n’était
qu’un début.
La première tâche de tout nouveau président est la formation de son
équipe gouvernementale. L’exercice requiert de l’autorité, de la finesse et
du savoir-faire. Dans le cas de Jack, il était hypothéqué par les
interrogations liées à une éventuelle nomination de son frère Bobby. Qu’il
lui accorde un poste trop en vue et on le taxerait aussitôt de népotisme. Que
ce poste soit trop modeste et on lui ferait grief d’ingratitude envers son
cadet.
Il était évidemment impensable que Bobby se retrouvât bredouille, car il
avait été de toutes les batailles. Dévoué, stoïque, prêt à se damner pour son
aîné s’il le fallait, il avait été son directeur de campagne, son manager, son
protecteur et son rempart. Leur père le savait mieux que quiconque, qui
retrouva pour la circonstance son rôle impérieux de chef de famille. Son
objectif : faire nommer Bobby au poste d’attorney general, ministre de la
Justice. Ultime revanche ou nouvelle provocation  ? Eunice en avait jubilé
à l’avance : « Génial ! On pourra envoyer en prison tous les gens que papa
n’aime pas4… »
Les professionnels de la justice en furent moins amusés et les réactions
négatives à  cette éventuelle nomination remontèrent jusqu’à Jack  : Bobby
était trop jeune et trop abrupt, outre le fait qu’il n’avait jamais pratiqué le
droit de sa vie.
Bobby lui-même, malgré sa grande ambition, ne paraissait pas très
enthousiaste et l’avait même fait savoir à son frère. Or Joe tenait mordicus
à  son idée et n’avait cure des critiques  : « Au diable les torpilles, mettez
pleins gaz  !  » Jack tenta de faire diversion en appelant à  la rescousse son
ami George Smathers ainsi que l’habile Clark Clifford. Jamais la réputation
d’«  homme des missions délicates  » qu’on accolait à  Clifford n’avait
semblé aussi justifiée.
— Vous savez, monsieur l’Ambassadeur, il ferait un remarquable
secrétaire adjoint à la Défense…
La scène se passait au bord de la piscine familiale, à Palm Beach, et Jack
se prélassait non loin de là, faisant de son mieux pour ne pas entendre. Joe
avait déjà compris et fit venir sur-le-champ son président de fils :
— Bon Dieu, Jack ! Je te le redis une fois pour toutes. Bobby s’est crevé
le c… pour toi. Il veut être attorney general et je veux aussi qu’il le soit.
C’est compris5 ?
S’il ne s’était pas mis au garde-à-vous ce jour-là, Jack avait dû s’incliner
assez piteusement. Peu après, Ben Bradlee, rédacteur en chef de Newsweek
et familier du nouveau président205, l’avait plaisanté à ce sujet :
— Comment allez-vous annoncer officiellement la nomination de Bobby ?
Jack était resté songeur, un petit rictus au coin des lèvres :
— Eh bien, je présume que j’ouvrirai la porte de ma maison sur le coup de
2 heures du matin et, après avoir vérifié qu’il n’y ait personne dans la rue, je
chuchoterai : « C’est Bobby6. »
Le jour où il l’annonça officiellement, son cadet à  ses côtés, Jack prit le
parti de l’humour : « Ne souris pas trop. Ils vont penser que nous sommes
contents de cette nomination7… »
S’il ne souriait pas, quant à  lui, Joe était tout de même satisfait de la
nomination de Bobby. À ceux qui en auraient douté, il prouvait qu’il n’avait
pas tout à  fait quitté le devant de la scène et qu’il avait encore son mot
à dire. Il se payait aussi le luxe d’envoyer balader au passage les chefs de la
pègre qui n’avaient pas pire ennemi que le cadet des Kennedy.
Celui-ci ne devait d’ailleurs pas les décevoir. Dès son entrée en fonction, il
annonça qu’il mènerait une guerre sans merci contre ce qu’il désignait plus
que jamais comme l’« ennemi intérieur » : « Je veux qu’on se souvienne de
moi comme du gars qui a brisé la Mafia8. »
C’était l’ultime pied de nez du vieux Joe à tous ces caïds qu’il méprisait
au fond de lui et qu’il venait de gruger, une fois de plus, comme des
débutants. Après l’élection de Jack qu’ils avaient grandement favorisée, les
chefs mafieux escomptaient un retour de bonnes manières ou, a  minima,
une espèce de neutralité bienveillante. Ils en seraient pour leurs frais.
Oublié, du jour au lendemain, le soutien appuyé des boys à  Chicago et
ailleurs. Oubliés, les enveloppes de billets, les services rendus, les
rencontres secrètes.
Peu après, Bobby lança le FBI et la justice aux trousses des chefs des
principales familles. Sam Giancana figurait bien sûr en tête de la liste noire
de Bobby. Il était le plus remonté contre la trahison des Kennedy, dont il
tenait Joe pour responsable. Une fois encore, ce dernier s’était assis sur la
parole donnée.
— Toute cette histoire n’a été qu’une vaste fumisterie. Au fond de moi,
j’ai toujours été convaincu que les Kennedy, c’était de la m… Mais le vieux
ne l’emportera pas au paradis9 !
Frank Sinatra n’était guère mieux loti, lui qui avait aidé les Kennedy père
et fils à  approcher les plus grands pontes de la pègre. Un  an plus tôt, il
accueillait son «  grand ami  » Jack en grande pompe dans sa somptueuse
propriété de Palm Springs206. Aujourd’hui, ce « bon vieux Frankie » était en
train de devenir lui aussi un pestiféré. Certes, on lui avait concédé
l’organisation, la veille de l’investiture, du gala inaugural de la présidence
Kennedy. Lui seul pouvait en faire un événement planétaire et rameuter en
un temps record un aréopage de stars réunissant Ella Fitzgerald, Harry
Belafonte ou encore Jack Benny. La récompense visible de Sinatra avait été
de gravir l’escalier d’honneur au bras de la nouvelle First lady.
On « oublia » cependant d’inviter la plus grande star américaine du show-
business à la grande parade du lendemain. Peu après, Joe le snoba tout aussi
ouvertement en le rayant de la liste des célébrités qu’il avait invitées
personnellement à  Palm Beach. Il ordonnerait même que l’enregistrement
du gala d’investiture présidentielle, diffusé sur NBC, occulte
systématiquement la présence de Sinatra, alors qu’il en était le maître  de
cérémonie207 !
Sinatra n’était pas le seul avec qui Joe avait coupé les ponts. Après une
trentaine d’années de relations asymétriques avec Joe, dont il restait
l’obligé, Arthur Krock passa lui aussi à la trappe en octobre 1960. Raison
invoquée  : un article que le journaliste avait consacré à  Jack et que Joe
jugea trop tiède. Biffant plusieurs décennies de services rendus, Joe le
congédia tel un laquais en quelques mots  : «  Cessez donc d’écrire ces
éditoriaux ineptes et efforcez-vous de voir chez Jack les bons côtés que
vous reconnaissez habituellement à vos bons amis10. »
Pour des raisons à peu près similaires, Joe mit également un terme à ses
relations avec le cardinal Francis Spellman, avec qui il entretenait pourtant
des liens étroits. Spellman, dont le cheval de bataille était la lutte contre
l’immoralité, savait beaucoup de choses sur Joe et sur ses maîtresses qu’il
appelait pudiquement ses «  nièces  ». Toutefois, au cours de la campagne
présidentielle, Joe suspecta fortement le saint homme d’inciter à  voter
Nixon. Là encore, la rupture prit la forme d’un coup de téléphone
laconique. En raccrochant, Spellman se serait exclamé  : «  Cet homme est
un véritable démon11 ! »
Bien sûr, ni Krock ni Spellman ne seraient conviés à  l’inauguration de
Jack.
Si Joe s’y connaissait comme personne pour claquer la porte au nez des
gens ou distribuer des affronts, il ne se privait pas non plus de prodiguer des
conseils à  la cantonade. Entendant ses deux fils parler de réformer le
Département d’État en y  remplaçant les vieux bureaucrates par de jeunes
cerveaux, il les interrompit  : «  Dans le passé, j’ai entendu Roosevelt
s’exalter comme vous sur ce sujet. Il parlait lui aussi de tout chambouler et
de repartir de zéro. Bien entendu, il n’en a rien fait et ce sera la même chose
pour vous12… »
Le vieux Kennedy eut moins de chance lorsqu’il tenta de faire nommer un
de ses amis, Francis Morrissey, juge fédéral. Ce dernier avait travaillé dans
les équipes de Jack et il était l’œil et l’oreille de Joe dans la campagne
électorale de son fils. Le barreau du Massachusetts s’était opposé à  cette
nomination, considérant que Morrissey n’avait pas les compétences
requises. La nomination fut finalement annulée et Bobby, perturbé, s’en
ouvrit à son frère :
— Que devrai-je dire à papa ?
— Dis-lui simplement qu’il n’est pas le Président13…
Joe n’entendait pourtant pas mélanger les genres et le fit savoir  : «  Je
voudrais bien aider, mais je ne veux pas être une gêne14.  » Père du
Président ? Cette situation ne lui remuait pas spécialement les tripes, même
s’il avait essuyé une larme en entrant dans le Bureau ovale pour la première
fois en compagnie de son fils. « Ce n’est rien, dirait-il. Si Kathleen et son
mari avaient vécu, je serais le père de la duchesse de Devonshire. Vous
savez, quand Jack vient me voir, il lui arrive encore de m’emprunter des
chaussettes propres. »
Ce n’était pas l’état d’esprit de Rose, qui jouait volontiers les reines
mères. Les proches de la famille plaisantaient discrètement des airs de
grandeur qu’elle affectait. Lorsqu’elle visitait les boutiques de haute couture
parisiennes, elle avait toujours soin de se faire livrer au nom de « comtesse
Rose Kennedy208  ». Rose tenait toujours à  figurer sur la liste des «  dix
femmes les mieux habillées du monde ». Et ce d’autant plus qu’elle devait
affronter à présent la rude concurrence de sa belle-fille Jackie.
Joe, lui, demeurait en retrait. Les titres nobiliaires ne l’intéressaient guère.
On l’apercevrait très rarement à la Maison Blanche au cours de la première
année de mandat de son fils. D’ailleurs, sur ordre du Bureau ovale, la presse
présidentielle s’abstenait scrupuleusement de signaler les rencontres de Joe
avec ses deux fils aînés. Cela ne l’empêcha pas de les aider et de les
soutenir comme par le passé. Jack, surtout, qui continuait à jouer à l’homme
désargenté et n’avait jamais un cent en poche.
Négligence ou mépris envers l’argent ? Avarice congénitale ? Jack tapait
ses amis en permanence, pour prendre un taxi, payer sa place de cinéma ou
même s’offrir un cornet de pop-corn. Devenu président, Jack ne perdit pas
ses bonnes habitudes. Un jour, ayant admiré une maquette du célèbre navire
Constitution dont il jugeait le prix de 500 dollars trop élevé pour sa bourse,
il se la fit offrir par son père. Une autre fois, sortant de chez lui pour
prendre l’hélicoptère présidentiel en direction de l’aéroport d’Idlewild209,
Jack fouilla dans ses poches vides : « Papa, c’est terrible, je n’ai pas un sou
de monnaie sur moi. » Joe envoya aussitôt quelqu’un chercher une liasse de
gros billets. « Bien sûr, je te les rendrai. » Incrédule, le père marmonnerait
en voyant son fils s’éloigner : « Ce serait bien la première fois15… »
Peu après l’inauguration, Joe s’embarqua pour un long voyage en Europe.
Sans Rose, bien sûr. Avec la satisfaction du devoir accompli, il s’accorda du
bon temps sur la Riviera française, dans tous les endroits qu’il avait écumés
quelques années auparavant en compagnie de Janet DesRosiers  : Cannes,
l’Eden Roc au cap d’Antibes, Cagnes-sur-Mer, Èze-sur-Mer.
Joe fut ravi d’apprendre que l’image de Jack ne s’était pas détériorée à la
suite de son entrée en fonction. Il fut en outre charmé d’apprendre que sa
belle-fille faisait l’unanimité dans son nouveau rôle de First lady. Elle était
même devenue la coqueluche du tout-Washington. La nouvelle «  petite
fiancée de l’Amérique  », c’était tout de même lui qui l’avait un peu
inventée !
Joe s’amusa de lire dans la presse que le couturier attitré de la Maison
Blanche s’appelait Oleg Cassini. Le monde était décidément petit  ! Il
connaissait bien les deux frères Cassini  : Igor, le journaliste mondain qui
signait ses chroniques sous le pseudonyme pittoresque de «  Cholly
Knickerbocker », et Oleg, le styliste qui avait été à l’occasion le pourvoyeur
de Joe en mannequins et en femmes du monde.
À 73 ans, Joe avait les cheveux blancs, mais la poignée de main toujours
ferme. Il lui arrivait encore de batifoler, même s’il n’était plus tout à  fait
à son zénith. Son lieu de prédilection était le Colonial Inn de Palm Beach,
où il était connu de toutes les jeunesses locales.
La Côte d’Azur n’était pas non plus dépourvue de charmes. Joe y connut
sa dernière frasque amoureuse en la personne de son caddy, une blonde
ravissante de 21 ans qui le suivait sur tous les greens de la région, celui de
Biot notamment. En  1961, il fréquentait cette jeune Française, Françoise
Pellegrino, depuis sept  ans déjà. La liaison était jusqu’alors restée
inaperçue. Cela ne pouvait plus être le cas désormais : il s’agissait du « père
du Président ». En août, le New York Daily Mirror titra hardiment à la une :
Pa Joe’s Nifty Caddy (« Le caddy affriolant de papa Joe »). L’intéressé, qui
logeait avec son caddy attitré dans la superbe villa Bella Vista ouvrant sur la
Méditerranée, n’en fut pas gêné le moins du monde. Rien ne pouvait plus
lui arriver, du moins en avait-il la conviction. Il se contenta d’alléguer,
contre toute vraisemblance, qu’il logeait en compagnie de la jeune femme
à seule fin de lui « apprendre l’anglais ». Un peu plus tard, il l’emmènerait
en Amérique, sans que l’on sache si c’était pour qu’elle perfectionne ses
connaissances linguistiques.
Pour autant, tout ne fut pas rose aux premiers temps de la présidence
Kennedy. La situation internationale, avec l’Union soviétique tout
particulièrement, restait très tendue alors que Jack apprenait son métier de
président. En avril, il essuya un fiasco cuisant lors de l’équipée tragique de
la baie des Cochons, qui visait au renversement de Fidel Castro à Cuba210.
Quand bien même l’opération aventureuse avait été planifiée avant lui, JFK
fut rendu responsable du lâchage des combattants anticastristes, privés au
dernier moment d’un soutien aérien et naval américain qui leur avait
pourtant été promis211.
Quelques semaines plus tard, début juin, JFK avait également éprouvé les
pires difficultés à  tenir tête au leader soviétique Nikita S.  Khrouchtchev,
lors du sommet bilatéral qu’ils tinrent à Vienne16.
Si Joe ne pouvait rien pour son fils dans les crises internationales, il
s’efforçait de lui rendre la vie plus agréable. Au printemps 1961, il lui offrit
sur ses propres deniers la rénovation et le réaménagement de la piscine
présidentielle. Son existence remontait au temps de Franklin D. Roosevelt,
qui l’utilisait pour ses séances de balnéothérapie. Les médecins de Jack lui
prescrivirent également l’exercice quotidien de la natation afin de soulager
ses problèmes de dos récurrents.
Le chéquier de Joe fit de la piscine de la Maison Blanche un endroit
confortable et sophistiqué  : caillebotis de luxe, ameublement de prix et
décoration recherchée. On avait même commandé à  l’artiste Bernard
Lamotte une peinture murale de plus de 17 mètres de large. Un accès privé
avait été prévu, permettant au Président et à  ses hôtes d’accéder
discrètement de la piscine aux appartements via un petit ascenseur. Jack eut
bien vite d’autres idées concernant la piscine, qui devint un haut lieu de la
luxure présidentielle, surtout lorsque Jackie était absente de la Maison
Blanche… au grand désespoir des agents de sécurité, catastrophés de voir
des naïades à l’identité incertaine venir y barboter.
Peut-être Joe commençait-il à  en prendre son parti. Il se faisait vieux
désormais, malgré son énergie et son allant. Ses névralgies chroniques
continuaient de le faire souffrir, tandis qu’il se montrait moins vigoureux
avec ses maîtresses. Il lui restait les attributs formels du pouvoir que
détenaient ses garçons et qui rejaillissaient, d’une certaine façon, sur lui.
Joe pouvait désormais alerter le FBI pour faire vérifier que sa suite d’hôtel
n’était pas truffée de micros. Quant à sa propriété de Hyannis Port, elle était
protégée en permanence par le Secret Service. L’héliport en avait été
modernisé, tandis que flottait sur le toit de la résidence un drapeau étoilé
indiquant la présence du Président dans les lieux.
Jack ainsi que Bobby venaient fréquemment voir leur père. Mais tous
deux ne l’entretenaient plus que rarement de politique et se passaient
désormais de ses conseils. Déçu, Joe finit par déclarer «  superflues  » ces
visites filiales. Il lui restait ses connexions avec la presse comme exutoire
à sa rancœur et quelques accointances à Hollywood pour monter des projets
qui n’étaient que de pâles dérivatifs  : négocier une adaptation
cinématographique d’un ouvrage de Bob Donovan sur l’épisode du PT-109
ou encore préparer l’adaptation du livre de Bobby, The Enemy Within17.
Il restait aussi et surtout à  Joe l’amour de son dernier garçon, Teddy, en
qui il voyait son « rayon de soleil ». Âgé de 29 ans, ce dernier s’était battu
comme un lion pour faire campagne dans l’Ouest américain au profit de
Jack. Inexpérimenté, sans qualification ni vrai diplôme, il était rentré au
bercail.
Comme il l’avait fait pour ses aînés, Joe avait conseillé Teddy. Il l’avait
persuadé de conquérir lui aussi sa légitimité en se présentant à une élection.
Il l’avait encouragé à prendre le relais de ses frères en briguant un poste de
sénateur dans le Massachusetts, celui-là même qu’occupait Jack avant de
devenir président. Cet État était le berceau des Kennedy, et Joe prit la
décision pour Teddy sans même en parler à Jack et Bobby.
Jack, le premier, avait renâclé. Il ne comprenait pas pourquoi son frère
dédaignait un siège de représentant en ambitionnant directement le Sénat.
Sachant la réputation de noceur et de corner guy212 de son cadet, il en avait
parlé à son père sur le ton de la plaisanterie : « Nous devons avoir un play-
boy dans la famille et c’est Ted. S’il te plaît, papa, ne le force pas à faire de
la politique. » Il est vrai que Ted n’avait aucune expérience en politique et
avait à  peine atteint l’âge requis –  30  ans – pour se présenter à  l’élection
sénatoriale de novembre 1962. Mais Joe était demeuré inflexible, tançant au
passage ses deux aînés : « Vous autres avez tout ce que vous voulez et tout
le monde vous a  aidés à  l’avoir. C’est le tour de Ted à  présent. Je vais
veiller à ce qu’il obtienne tout ce qu’il veut. » Jack finirait par se plier à la
volonté paternelle213. Une fois de plus. Nul ne pouvait alors imaginer que ce
serait la dernière.

Le destin bascule
Parfois les grands drames surviennent en des moments et en des lieux où
on ne les attend guère. Ce matin du 19 décembre 1961, Joe Kennedy venait
de raccompagner son président de fils à l’aéroport de Palm Beach. Au terme
d’un voyage épuisant d’une semaine en Amérique latine, Jack était venu
faire une courte halte en famille.
En compagnie d’Ann Gargan, sa nièce préférée214, Joe se rendait
tranquillement à une partie de golf. Noël approchait à grands pas et la vie
paraissait s’écouler paisiblement. Il abordait le sixième trou du parcours
lorsque, sur le green, il se sentit défaillir. Inquiète, Ann le reconduisit
aussitôt à la maison et il tituba pour regagner sa chambre. Quelques heures
plus tard, on le découvrit allongé sur son lit, portant encore son costume et
ses chaussures de golf. Il gisait là, immobile et inconscient.
Tout le monde s’alarma, sauf Rose, qui conclut que tout rentrerait dans
l’ordre après «  une bonne sieste  ». Ayant fait savoir aux domestiques
qu’elle ne pouvait « que prier pour lui », elle s’en alla faire sa partie de golf
quotidienne… avant de s’attarder à  l’église sur le chemin du retour.
Pourtant, les médecins appelés au chevet de Joe présumèrent aussitôt une
attaque cérébrale. Le diagnostic de l’hôpital St. Mary, où le patient avait été
admis en urgence dès l’après-midi, confirma leurs pires craintes. Il était
sans appel  : thrombose intracrânienne par formation d’un caillot dans une
artère irriguant le cerveau. Joe n’avait évité le pire que d’extrême justesse.
Dès l’admission de son père à  l’hôpital, Jack fut alerté. En pleine nuit,
accompagné de son épouse et de son frère Bobby, revenu d’urgence d’une
réunion à Detroit, il se rendit à son chevet. Les autres membres de la famille
leur emboîtèrent le pas. Sur les photos de presse, les visages du Président et
de la First lady apparaissaient défaits. Ce furent les seules indications
concédées au public, car le secret concernant les Kennedy restait un dogme.
Bobby était le plus affecté de tous. Dans les jours qui suivirent, il revint
à  deux reprises à  West Palm Beach, puis parcourut fiévreusement le pays
à  la recherche de docteurs miracles. Il n’en existait pas, et le cadet des
Kennedy, inconsolable, mettrait du temps à l’admettre. Ce fut le moment où
la presse nationale commença à  le présenter comme «  le second homme
plus important à  Washington  ». À  ses yeux, Bobby était destiné à  jouer
auprès de Jack le rôle que Joe avait longtemps tenu.
Jackie n’était pas moins dévastée par l’attaque cérébrale de Joe. Son beau-
père avait été de tout temps son plus solide allié dans la famille : le seul à la
sécuriser financièrement et à tenter de contenir les frasques extraconjugales
de Jack. Il ne serait plus là de la même manière, désormais. Un cycle était
en train de se refermer dans sa vie.
La famille fit bloc autour de son patriarche. Jack ferait chaque week-end le
trajet jusqu’à Hyannis Port, où Joe avait été rapatrié. Bobby et Teddy étaient
généralement présents aux côtés de leur frère. La photo du vieil homme
paralysé regardant l’hélicoptère présidentiel atterrir ou décoller devint
familière. Un jour, comme Joe tentait désespérément de s’extirper de sa
chaise roulante, Bobby accourut pour lui venir en aide, mais reçut des coups
de canne de son père : « Mais papa, je suis seulement en train de te donner
la main et t’aider. Tu as fait cela pour moi toute ta vie. Pourquoi ne le
ferais-je pas moi aussi pour toi18 ? »
On martela d’emblée une version officielle lénifiante qui serait reprise en
chœur par la presse. Deux jours après l’attaque cérébrale, le Boston
American  : «  Kennedy quitte le bloc des urgences  : pas de séquelles.  »
Surpassé cependant en optimisme par le Boston Globe : « Joseph Kennedy
se rétablit et retrouve ses facultés de jour en jour.  » D’autres articles de
presse trop obséquieux avaient en revanche des allures de notice
nécrologique, tel celui de la journaliste Ruth Montgomery où l’on pouvait
lire  : «  Dans n’importe quel pays libre, Joe Kennedy serait considéré
comme un trésor national. Ici, en Amérique […], Joe Kennedy a gagné les
félicitations de ses concitoyens19. »
Cette désinformation de grande ampleur fut accréditée par le cardinal
Cushing, qui déclara aux journalistes qu’il avait vu Joe et que tous deux
avaient conversé. Bien plus tard, ce même Cushing confesserait s’être rendu
au chevet de Joe et avoir prié pour lui, mais qu’il n’était pas certain que Joe
comprenait ce qu’on lui disait20.
La réalité sur l’état de Joe Kennedy était très différente que ce qu’on en
disait. Le soir même de son hospitalisation, conscient de l’état irréversible
de leur patient, les médecins avaient proposé à la famille d’éviter les soins
et de débrancher l’appareil respiratoire qui le maintenait en vie. Bobby s’y
était catégoriquement opposé, à la fois pour des raisons religieuses et parce
que, selon lui, il « fallait le laisser se battre contre la mort21 ».
Joe était entièrement paralysé du côté droit et ne pouvait plus se mouvoir
ni se servir de ses bras. Condamné à rester alité ou à se déplacer en fauteuil
roulant, il était également devenu aphasique, et même incapable de retenir
sa salive. En dehors de quelques jurons à  peu près intelligibles, les seuls
sons qu’il pouvait émettre, déformés par la crispation du désespoir, étaient
une sorte d’ululement aussi sinistre qu’incessant, tenant à  la fois de la
plainte et de la frustration : « Noooon, noooon ! »
Au début, Joe reçut quelques visites, comme celle d’Oleg Cassini, qui
repartit de la maison des Kennedy complètement bouleversé  : «  Il m’a
reconnu. Je regardais ses yeux. Par moments, il semblait vouloir
désespérément communiquer, mais il ne pouvait pas22. »
Désormais mariée et mère de famille, Janet DesRosiers vint également
voir son ancien patron. Elle raconterait par la suite  : «  Il était sous la
véranda et ne pouvait que râler et pleurer. C’était navrant23. » Sans doute se
remémorait-elle ces longs moments passés auprès de Joe quand il lui
confiait sa hantise de devenir un jour impotent et dépendant des autres. S’il
avait toujours accordé une foi aveugle à  la puissance de la volonté, que
valait celle-ci à présent ?
Avec ses visiteurs, de plus en plus gênés, il ne pouvait s’agir que de
conversations à  sens unique. Même Teddy, en pleine campagne électorale
pour la conquête de son siège sénatorial, cessa de consulter son père.
Pressentant sans doute également une situation pénible, Gloria Swanson
s’était abstenue de faire le déplacement de Hyannis Port. Elle s’était
contentée d’adresser un télégramme de sympathie signé « Kelly ».
À Hyannis Port comme à  Palm Beach, la vie s’organisa autour du
handicap de Joe Kennedy, qui refusa d’emblée un traitement de rééducation
à l’Institut Rusk. Personne dans la famille n’osa alors le contrarier. Joe resta
donc confiné chez lui, peu de gens le côtoyant au quotidien, en dehors de
l’infirmière en chef Rita Dallas et de son équipe.
La seule personne à  être admise en permanence auprès de Joe était sa
nièce Ann Gargan. Depuis des années, elle accompagnait, dans ses
résidences ou ses voyages, son oncle par alliance dont elle se sentait plus
proche que de sa tante. À  présent qu’il était handicapé, elle consacrait
chaque instant à son bien-être, donnant même le sentiment d’accomplir une
vocation par la constance de son dévouement24.
À l’évidence, et surtout à  présent qu’il était devenu complètement
dépendant, Joe rendait toute son affection à sa nièce. Peut-être gardait-il en
mémoire la prédiction funeste de Janet DesRosiers au moment où elle
l’avait quitté : « Ann et toi finirez seuls, pitoyablement. »
Ann Gargan et Rita Dallas avaient des désaccords sur la gravité de l’état
de santé de Joe. Dallas jugeait que cet état pouvait s’améliorer par la
rééducation, en faisant en sorte que le patient sorte de sa torpeur et «  se
remue25 ». Ann, au contraire, par la douceur même de l’attention qu’elle lui
portait, confortait son oncle dans son refus de faire des efforts pour
améliorer son état. Elle l’entourait de son affection, l’embrassait sur la joue
et, souriante, lui murmurait à l’oreille des paroles qu’il paraissait apprécier.
Pour l’extérieur, Ann était un cerbère et chacun devait en prendre son parti.
Les autres membres de la famille ne savaient pas trop comment gérer la
situation, tant ils avaient l’habitude d’être eux-mêmes pris en charge par le
patriarche. De fait, Joe glissa dans un état d’invalidité permanente.
Rose, elle, cachait à  peine son désintérêt pour la situation de son époux.
Comme si de rien n’était, elle continuait à  jouer au golf, à  se baigner
quotidiennement dans sa piscine et à prendre des leçons pour améliorer son
français. Consciente de l’état de son mari, elle avait acheté des vêtements
de deuil en prévision des obsèques et les emportait systématiquement dans
sa valise lors de ses déplacements entre Hyannis Port et Palm Beach.
À  ceux qui lui reprochaient sa sécheresse, elle se bornait à  répliquer  :
« Pourquoi aurais-je à mettre en scène mes émotions ? Je n’ai guère besoin
de publicité. »
Plus bigote que jamais, elle n’entendait pas déroger à  son mode de vie
antérieur. Son déjeuner se composait ainsi invariablement de blanc de
poulet bouilli, sans assaisonnement, de pain blanc et d’une tranche de
gâteau de Savoie. Simplement Rose devint encore plus tatillonne que par le
passé, tandis que sa pingrerie envers le petit personnel prenait des
proportions quasi psychotiques.
Rose était devenue proprement insupportable à Joe. Le seul fait de la voir
entrer dans sa chambre pouvait le rendre extrêmement nerveux. Il lui
suffisait d’apparaître pour qu’il pousse des cris épouvantables, la menaçant
du poing de son bras valide. Rose ne se faisait alors pas prier pour battre en
retraite. Elle pouvait s’adonner en toute quiétude à l’autre grande passion de
sa vie, en dehors de la religion, qui était de faire les magasins et les
boutiques. Elle n’avait d’ailleurs pas renoncé à  ses virées pluriannuelles
à  Paris et se faisait un plaisir, à  son retour, d’essayer toutes ses nouvelles
parures devant son mari.
Loin de s’améliorer, l’état de santé de Joe restait très préoccupant. Ses
accès de colère et ses hurlements, reflet d’une frustration irrépressible que
rien ne pouvait apaiser, se firent de plus en plus fréquents. Au paroxysme de
sa fureur, il pouvait lancer dans la pièce le premier objet à portée de main.
Plus d’une infirmière en fit les frais, la plupart d’entre elles refusant de
l’approcher, de crainte de recevoir des coups.
Plus rares étaient ses moments de calme, où il se plongeait dans la lecture
du New York Times ou regardait des séries télévisées. Encore plus rares
étaient les moments où on lui passait au téléphone des gens de son bureau
de New York. Ceux-ci faisaient mine d’écouter patiemment, ainsi que le
leur avait ordonné Steve Smith, les borborygmes incompréhensibles de leur
patron. On s’arrangeait également pour que Joe passe de temps en temps
à New York ou à Chicago, en « tournée d’inspection » au Mart.
À présent, Joe appréciait les visites de ses fils Jack et Bobby, qui se
relayaient. Ted venait aussi très souvent et se lançait parfois, pour distraire
son père, dans des imitations de Honey Fitz. Le Président tint aussi à ce que
son père vienne à son tour lui rendre visite à la Maison Blanche. Il savait
que Joe ne supporterait pas de le voir délaisser ses tâches présidentielles,
fût-ce quelques heures, pour s’occuper de lui. Sous le regard complice de
Bobby, il lui glissait à l’oreille : « Papa, nous ne pouvons malheureusement
pas passer la journée à  te tenir compagnie. Je crois qu’il est temps que
j’aille au bureau m’occuper des affaires de ce pays. »
Très au-delà de sa désinvolture habituelle, Jack était littéralement
bouleversé. Il fit de son mieux pour s’occuper de son père et pour lui
montrer qu’il gardait toujours une grande importance à ses yeux. Quand les
Kennedy conversaient entre eux, il tenait à  ce que Joe participe et lui
demandait sans cesse  : «  Qu’en penses-tu, papa  ? C’est bien comme ça,
n’est-ce pas26 ? »
Un jour, quittant Hyannis Port à  bord de Marine One, l’hélicoptère
présidentiel, et apercevant son père dans son fauteuil lui adressant un salut,
il lança à son vieil ami Chuck Spalding : « Tout ça, c’est grâce à lui. Rien
ne serait arrivé s’il n’avait pas été là. Nous le lui devons tous27. »
Trop petits pour comprendre, les enfants de Jack, ainsi que ceux de Bobby,
étaient effrayés par l’état de leur grand-père. Dès qu’il levait le bras gauche
pour les accueillir auprès de lui en signe d’affection, ils s’enfuyaient en
pleurant, ce qui le rendait profondément malheureux. En revanche, il trouva
un réconfort immense auprès de sa belle-fille, Jackie. Celle-ci eut pour lui
les gestes qu’elle n’avait pu avoir pour son propre père quand il s’était
éteint d’un cancer du foie quelques années plus tôt215.
À Hyannis Port, Jackie passait de longues heures auprès de Joe, à  lui
caresser la main et à prendre soin de lui : « Grand-père, je prie tous les jours
pour vous.  » Malgré sa paralysie, Jackie tint à  inviter son beau-père
à certains dîners qu’elle organisait pour le tout-Washington. Aidée par Ann
Gargan, elle lui faisait parcourir les quelques mètres le séparant de la table.
Assise tout à  côté de lui, elle lui caressait affectueusement la nuque et
l’aidait à découper sa viande. Ignorant les larmes de reconnaissance que ne
pouvait retenir le patriarche, elle continuait à le plaisanter lestement comme
elle l’avait toujours fait : « Après tout, c’est de votre faute ! Si vous n’aviez
pas convaincu Jack de m’épouser, je ne serais pas là en train de jouer à la
First lady 28… »
Jackie avait fait part à son mari de son souhait que Joe vînt vivre avec eux,
mais cela s’était avéré impossible. La jeune femme fit néanmoins tout son
possible pour que le patriarche des Kennedy soit invité le plus souvent
possible.
Un jour d’avril 1963, à la Maison Blanche, JFK fit sir Winston Churchill
citoyen d’honneur des États-Unis. Le soir, lors du dîner familial auquel Joe
avait été convié, le Président commença par louer la qualité des crabes que
son père avait fait venir de Floride : « Je dois dire une chose à propos de
papa. Quand vous partez avec lui, vous prenez la première classe.  » Puis,
commentant la cérémonie du matin à  l’intention de Joe  : « Tes bons amis
étaient là pour saluer Churchill et porter un toast à  ta santé, de Bernard
Baruch à Dean Acheson… » Tous avaient été des adversaires de Joe ou des
gens à qui il s’était peu ou prou opposé dans le passé. Témoin de la scène,
Ben Bradlee resterait bouleversé par les enfants du vieil homme malade qui
s’efforçaient de le mêler à la conversation à laquelle il ne pouvait participer
que par un battement de paupières ou un rictus mal maîtrisé.
Une autre fois, Jack avait accueilli son père dans le Bureau ovale. Le vieil
homme était dans son fauteuil roulant face à son fils assis dans le rocking-
chair auquel il recourait de plus en plus pour soulager son dos : « Eh bien,
tu vois, papa, je crois que nous avons besoin tous les deux de chaises
spéciales29… »
Pourtant, la vie continuait sans Joe, qui avait dû renoncer définitivement
à toute relation de sociabilité. Il ferait sa dernière apparition publique à New
York début novembre  1963, à  l’invitation de l’ancien président Herbert
C. Hoover aux Waldorf Towers.
À la Maison Blanche, Jack avait résolument revêtu les habits de président.
S’il était désormais JFK pour tout le pays, il avait cessé d’être, pour les
familiers, le fils obéissant d’un Joe tirant les ficelles en coulisses. Il volait
à présent de ses propres ailes et c’est en chef de l’exécutif qu’il affrontait
les grandes crises internationales.
En octobre 1962, au cours de la gravissime crise des missiles de Cuba216,
le président Kennedy annonça à la télévision le blocus de l’île, déclenchant
ainsi un bras de fer du bord du gouffre avec Moscou. À  Hyannis Port,
devant son poste, Rose n’en finissait plus de se lamenter : « Mon fils, mon
pauvre fils. Un si lourd fardeau à  porter. Et il n’y a  plus son père pour
l’aider30.  » Toute à  son désarroi, elle ne pouvait comprendre que Bobby
avait magistralement pris la relève auprès de son frère, dont il était devenu
le rempart ultime.
Au même moment, Joe poursuivait le traitement qu’il avait entrepris en
avril 1962 au New York Institute of Physical Medicine and Rehabilitation,
un établissement de rééducation spécialisé. Il demeurait incapable de parler
et ne s’exprimait qu’à l’aide de ses yeux, par des mimiques plus ou moins
compréhensibles, ou en agitant sa main gauche comme un sémaphore. Au
mieux pouvait-on constater une « évolution minime » de son état.
Ses crises de larmes s’étaient intensifiées, tandis que ses colères
récurrentes n’étaient que le reflet d’un refus viscéral de sa condition. Quant
à sa paralysie du côté droit, elle ne s’était pas améliorée le moins du monde,
et pas davantage à  la suite du traitement qu’il avait subi à  l’institut new-
yorkais. On l’avait encouragé à  marcher à  l’aide d’une armature
orthopédique, mais Joe s’y était, bien sûr, refusé de toutes ses forces.
Assez rapidement, le corps médical en vint à  conclure que son état était
rédhibitoire et qu’il n’y avait plus grand-chose à  faire. Joe Kennedy ne
recouvrerait plus jamais ses facultés antérieures et resterait diminué à  vie.
S’il était éventuellement possible de le maintenir dans son état semi-
végétatif, il ne guérirait plus.
Il fut recommandé à  ses infirmières d’écourter ses rencontres avec le
monde extérieur, y compris la famille : pas plus d’une demi-heure par jour.
Il fut également conseillé, afin de stabiliser son état émotionnel, de cesser
de le tenir informé d’événements extérieurs qui ne le concernaient pas
directement.
Le Président insista néanmoins pour que son père passe les fêtes de
Pâques avec toute la famille à Palm Beach, son endroit préféré. L’irritabilité
de Joe ne s’était pas dissipée, et le repas familial fut perturbé en raison du
champagne qui était éventé. S’en étant aperçu comme tout le monde, il
avait piqué une crise de colère épouvantable. Ce jour-là, seul Jack parvint
à le calmer :
— Papa, tu as raison comme toujours. Je suis prêt à parier avec n’importe
qui que nous sommes les seuls à Palm Beach à boire du dom-pérignon sans
bulles31…
Pour son président de fils, Joe était prêt à  toutes les indulgences. Lui et
Bobby personnifiaient la réussite des Kennedy, sa propre réussite. Tant
qu’ils continueraient à  triompher, il conserverait sa raison d’être. Malgré
son infirmité et ses malheurs.

Pas même à son pire ennemi


En ce début d’après-midi du 22 novembre 1963, à Hyannis Port, ce fut une
femme de chambre qui donna l’alerte. Passant dans le salon devant le poste
de télévision resté allumé, elle comprit sur-le-champ ce qui se passait. À
2  500  kilomètres de là, à  Dallas, au Texas, quelqu’un avait tiré sur le
président des États-Unis !
La mine sombre des journalistes et commentateurs, sur les trois grands
réseaux nationaux, n’incitait guère à l’optimisme. Mais de là à envisager le
pire, l’inimaginable, il y  avait un pas qu’à Hyannis Port plus encore que
partout ailleurs on se refusait à franchir.
Pourtant, il fallut bien se rendre à  l’évidence lorsque le présentateur
vedette de CBS News, Walter Cronkite, annonça qu’à 13 heures, heure du
centre des États-Unis, le président John Fitzgerald Kennedy venait de
succomber à ses blessures. Il était 14 heures sur la côte Est.
Rose fut la première de la famille, à Hyannis Port, à être tenue au courant.
Peu avant d’apprendre la nouvelle fatale, elle s’était contentée de rassurer
les domestiques en larmes autour d’elle : « Ne vous inquiétez pas. Tout ira
bien.  » Avant de regagner sa chambre et de s’y enfermer, elle demanda
qu’on laisse l’ambassadeur en paix  : il faisait sa sieste. Mais soudain, les
cinq combinés téléphoniques de la demeure se mirent à  sonner sans
discontinuer.
Apprenant la nouvelle du décès de Jack, madame  Kennedy donna de
nouveau l’instruction de n’en rien dire à  son mari  : «  Les enfants vont
arriver et je veux que ce soient eux qui le lui apprennent32. » Ann Gargan
faillit tout de même révéler involontairement à Joe la tragédie qui venait de
frapper la famille : « Oncle Joe, il y a eu un terrible accident… » Elle fut
empêchée d’aller plus loin par Rita Dallas, qui lui glissa à  l’oreille qu’il
n’en fallait rien faire. La nièce dévouée eut de la présence d’esprit  : «  Il
s’agit de notre jardinier, mais n’ayez crainte. Cela va s’arranger. »
Pendant ce temps, un agent du Secret Service, Hammond Brown, se
débrouilla pour débrancher en douce les téléviseurs de la maison. Joe fut
étonné quand on lui dit qu’ils étaient en panne. Il trouva tout aussi étrange
la présence de Ham – le surnom de Brown – dans les lieux. Quelque chose
ne tournait pas rond. On lui assura que l’agitation inhabituelle qui régnait
dans la maison allait s’apaiser33. Quand Ted arriva, Joe lui désigna aussitôt
du doigt la prise de courant qui était débranchée à proximité du téléviseur.
Ted rebrancha l’appareil, mais s’arrangea pour déconnecter subrepticement
le contact.
Ce n’est que le lendemain matin que Ted, accompagné d’Eunice, prit son
courage à deux mains pour annoncer à son père l’épouvantable nouvelle. Le
patriarche était allongé sur son lit : « Papa, papa, c’est terrible, il y a eu un
accident… et il est mort. Jack est mort, papa ! Mais il est au ciel. Oh ! mon
Dieu, papa, Jack est bien, n’est-ce pas34 ? »
Ted était tombé à  genoux, le visage enfoui dans ses mains. Pour Joe
comme pour ses enfants, un monde s’écroulait avec la mort de Jack. Son
monde, celui qu’il avait bâti méthodiquement par son intelligence, sa
volonté et son argent. Les yeux hagards du vieil homme reflétaient son
désarroi face au vide immense qui s’ouvrait devant lui. Sa pauvre main
valide brassait l’air en signe d’impuissance, comme si elle cherchait
à  rattraper contre toute évidence quelque chose qui venait de disparaître
irrémédiablement.
Le patriarche des Kennedy était bien au-delà de la douleur des siens.
Vingt ans plus tôt, la mort de Joe Jr avait sonné pour lui comme un coup du
destin épouvantable. Cette fois, en plus de se voir enlever un autre de ses
fils, il venait de perdre la raison d’être qui avait dicté son existence. Réussir,
réussir à tout prix. À quoi bon, si c’était pour en arriver à ce résultat ? Le
visage dévasté de Joe traduisait à  présent sa panique d’être confronté
à l’anéantissement d’une œuvre à laquelle il avait consacré son temps et son
intelligence. Une œuvre que le destin venait de balayer tel un fétu de paille.
Malgré sa propre souffrance, Joe fut bouleversé par celle de ses enfants
que, au fond, il n’avait connus que rieurs et optimistes. Devant lui, Ted,
inconsolable, mais aussi Eunice, qui respirait habituellement la joie de
vivre, étaient littéralement effondrés. D’un geste maladroit, mais débordant
d’affection, Joe posa sa main sur la tête de sa fille.
Plus tard, en lui apportant son jus d’orange du matin, l’infirmière
trouverait Joe assis sur son lit, en état de prostration. Seul signe de vie, des
larmes coulaient silencieusement sur son visage. Par terre, au pied du lit,
des quotidiens bordés de noir. Ils racontaient dans le détail l’assassinat du
trente-cinquième président des États-Unis. Ils n’auraient pu cependant
raconter le cauchemar frappant au cœur les Kennedy, cette insouciance et
cet entrain juvéniles à  jamais évanouis, malgré de vaines apparences
auxquelles ils s’accrochaient encore. Désespérément.
Deux jours plus tard, le 25  novembre, se déroulèrent les obsèques
nationales de John Fitzgerald Kennedy. Rose était partie la veille pour
Washington afin d’assister à l’enterrement, mais ne s’était pas souciée d’y
emmener Joe. Celui-ci s’était pourtant habillé tant bien que mal et avait
convaincu sa nièce Ann de le conduire, lui aussi, à l’aéroport. Mais l’avion
privé de la famille, le Caroline, avait déjà décollé quand il parvint à  s’y
rendre. On l’avait ramené à Hyannis Port et c’est de son lit qu’il suivit à la
télévision l’hommage de la nation américaine à son président de fils. Plus
tard, le cardinal Cushing vint répéter devant Joe l’éloge funèbre qu’il avait
prononcé en hommage à  son fils. D’une nervosité extrême, Rose avait
préféré ne pas accueillir elle-même le prélat en cette occasion si
douloureuse.
À la différence de sa belle-mère, Jackie fit preuve de compassion pour la
détresse de son beau-père. Alors que Thanksgiving était célébré dans toute
l’Amérique, elle se rendit à  Hyannis Port pour le réconforter. Quand elle
entra dans la chambre de Joe, le visage du vieil homme s’éclaira d’un pâle
sourire pour la première fois depuis très longtemps. Elle conversa avec lui
pendant une heure en l’absence de témoin, le système d’alerte médicale
ayant même été déconnecté pour plus de discrétion.
En quittant la pièce, Jackie remit à  son beau-père le drapeau américain,
soigneusement plié, qui avait recouvert le cercueil de Jack au Capitole. Le
vieil homme resta ainsi de longues heures à contempler en silence ce petit
triangle aux couleurs de la bannière étoilée. Par la suite, Ann Gargan
confesserait qu’ayant confondu dans la pénombre le drapeau avec une
couverture, elle l’avait étendu sur le lit. Dans la nuit, Joe s’était réveillé et,
apercevant le drapeau qui l’enveloppait, avait dû penser qu’il était lui-même
mort. Il avait poussé un hurlement de terreur qui avait réveillé toute la
maison35.
Il n’y avait plus grand-chose désormais qui pût atteindre Joe Kennedy. Le
malheur, croyait-il, l’avait suffisamment frappé en lui enlevant ses deux fils
aînés et une de ses filles, une autre ayant été quasiment perdue par sa faute.
Peu lui importait alors que la ligne d’accès direct entre la Maison Blanche
et Hyannis Port fût coupée du jour au lendemain et que la protection des
services secrets fût un peu trop vite retirée aux Kennedy. Le nouveau
Président, Lyndon B. Johnson, était étranger à la famille et celle-ci n’avait
plus rien à protéger.
Cette fois, à  supposer même qu’il en eût été capable, Joe n’aurait pas
besoin d’intervenir personnellement pour contraindre un de ses garçons
à prendre la relève de l’aîné disparu. Comme par réflexe dynastique, Bobby
prit spontanément la succession de Jack. Sans discussion ni conciliabule.
En proie à  une dépression intense, miné par la culpabilité, Bobby était
effondré par le vide abyssal qu’avait laissé la disparition de son frère. Jack
était un autre lui-même et il eût préféré tomber lui-même sous les balles de
l’assassin plutôt que de voir son frère mourir ainsi. Mais la drogue de
l’action avait fini par prendre le dessus et l’avait sauvé, en définitive.
Bobby avait la politique tellement ancrée en lui que Joe avait coutume de
dire qu’il était de loin le plus doué de la famille. Le combat politique était
une seconde nature chez cet homme qui n’avait, après tout, que 38 ans.
Bobby partit s’installer à New York, laissant sa femme et ses onze enfants
à  Hickory Hill, dans la banlieue huppée de Washington. Les partisans des
Kennedy le poussaient à briguer la présidence, en novembre 1964, en lieu et
place de son frère. D’autres lui suggéraient de passer au préalable par le
tremplin de la vice-présidence, voire de concourir pour un siège de sénateur.
La question de la vice-présidence fut bien vite réglée, car Bobby et Lyndon
Johnson s’étaient toujours détestés. Le spectacle d’un Lyndon Baines
Johnson assis dans le fauteuil de son frère dans le Bureau ovale était
insupportable au cadet des Kennedy, qui tenait le nouveau Président pour
un vulgaire usurpateur. Il restait le Sénat, mais plus dans le Massachusetts,
berceau des Kennedy, car Teddy occupait le siège qu’avait détenu Jack
pendant huit ans.
Ce serait donc New York pour Bobby, là même où venait également de
s’installer sa belle-sœur Jackie. Tous deux avaient été très proches dans le
passé. Lorsque Jackie avait fait une fausse couche en  1956 et que Jack
batifolait en galante compagnie sur un yacht en Méditerranée, c’était Bobby
qui était venu à son chevet, lui tenant la main. C’était encore Bobby qui se
trouvait à ses côtés, ne la lâchant pas d’un pouce, lors des obsèques de Jack,
à  Washington puis à Arlington. À  New York, tous deux se rapprochèrent
encore plus intimement, au point de faire naître des rumeurs qui n’étaient
pas forcément extravagantes.
Quoique dans un genre très différent, Bobby était tout aussi séduisant que
son frère aîné. Et le drame de Jack, après l’avoir profondément traumatisé,
était en train de le transformer pour le meilleur. N’étant plus désormais le
second ou le cadet, libéré de la tutelle oppressante de son père, il devenait
adulte et prenait une consistance que beaucoup n’eussent pas soupçonnée.
Moins frivole que Jack, il apparaissait également plus grave et plus
romantique à la fois.
Si Jackie ne pouvait ignorer les changements en train de s’opérer chez son
beau-frère, auxquels elle n’était guère indifférente, tel n’était pas le cas du
vieux Joe, cloué à son lit ou sur sa chaise. Sa santé se détériorait peu à peu
et son extrême faiblesse le rendait à  présent sujet à  des arrêts cardiaques.
Les médecins découvrirent à  cette occasion qu’il souffrait du cœur depuis
au moins vingt-cinq  ans217. Le dossier médical de Joe indiquait qu’on le
bourrait littéralement de médicaments afin de contrôler le rythme cardiaque
et les spasmes, voire pour maîtriser les désordres émotionnels ou nerveux.
Cela n’empêchait pas la famille Kennedy d’affabuler, parfois aux limites
du raisonnable, sur la réalité médicale de son patriarche. Durant la
présidence de Jack, la Maison Blanche n’avait pas hésité à  publier un
communiqué dans lequel on pouvait lire que Joe «  retrouvait
progressivement la parole et l’usage de son côté droit  » tandis qu’il ne
souffrait d’aucune lésion au cerveau. La parole présidentielle avait
encouragé la presse à en rajouter. Le Boston Globe se réjouissait de ce que
Joe fût «  remarquablement rétabli  » et eût même donné récemment «  des
instructions  » à  son président de fils36. Quelques mois après Dallas, le
Boston Traveler persuada encore ses lecteurs que Joe «  participait
activement à  l’élaboration des plans de la bibliothèque John-Fitzgerald-
Kennedy37 ».
Lorsque se produisit la première alerte cardiaque sérieuse, en
janvier  1966, les Kennedy, quoique paniqués, ne crurent pas devoir
modifier d’un iota leur version officielle. Ainsi, à  en croire Ann Gargan,
son oncle se rasait lui-même et vérifiait soigneusement les bilans
comptables de ses sociétés. La nièce zélée allait jusqu’à préciser que la
diction de son oncle devenait plus intelligible au téléphone : « Il prend des
décisions au téléphone avec ses associés et il doit d’ailleurs se rendre à New
York et à Chicago cet hiver pour son business. »
Les proches de la famille ne se faisaient pourtant plus d’illusions.
Irrémédiablement aphasique et dépendant, Joe n’avait plus le moindre
espoir d’amélioration. Quant à  ses affaires, elles étaient solidement prises
en main depuis longtemps par deux de ses gendres, Sarge et Steve.
L’état grabataire de Joe lui laissait-il penser que le destin ne pouvait le
frapper encore plus durement ? Moins d’un an plus tard, le sort faillit avoir
raison du dernier des garçons, Teddy. Le sort ou, à  tout le moins, une
témérité aveugle qui semblait décidément tenir de famille.
Durant la guerre, Joe Jr s’était porté volontaire pour une mission aérienne
qui avait tout du suicide. Plus tard, Kathleen s’était embarquée dans un petit
appareil malgré des conditions météorologiques épouvantables. Il en alla de
même pour Teddy, qui avait demandé au pilote du Caroline de le conduire
à  Springfield, dans l’Illinois, où se tenait la convention nationale du parti
démocrate. On était en juin  1964. Le pilote en question, Howard Baird,
avait refusé en faisant état d’un épais brouillard sur la région. La météo
annonçait en effet une visibilité inférieure à 2,5 miles, ce qui rendait toute
manœuvre particulièrement délicate, y compris pour un pilote chevronné.
Un Kennedy ne pouvant se laisser arrêter par des considérations aussi
subalternes, Teddy avait insisté et réussi à affréter un avion. Celui-ci s’était
écrasé peu après le décollage aux environs de Southampton sur Long Island
(État de New York). Dans les décombres de l’appareil, on retrouverait les
corps du pilote et de l’assistant administratif de Ted. Lui-même serait sauvé
de justesse par le sénateur Birch Bayh qui avait voyagé à ses côtés. Pendant
de longs mois, il dut cependant porter une minerve et s’aider de béquilles.
Rendant visite peu après à  son frère hospitalisé, Bobby eut la plaisanterie
amère : « Décidément, je crois qu’il y a quelqu’un qui ne nous aime guère,
là-haut. »
Bobby lui-même n’aurait pas cette chance réservée aux miraculés. Début
juin  1968, à  l’hôtel Ambassador de Los Angeles, alors qu’il célébrait sa
victoire à la primaire démocrate de Californie et que la route de la Maison
Blanche semblait grande ouverte pour lui, il tomba sous les balles d’un
assassin. Une fois encore, Joe prit connaissance de cette tragédie familiale
en regardant la télévision. Une fois encore, des funérailles nationales, à ceci
près, cette fois, que c’est la famille Kennedy tout entière qui donnait
l’impression d’être enterrée. Une fois encore, Joe pleura en silence. C’est
à peine s’il pouvait remuer dans son lit désormais, sa main gauche s’étant
à son tour déformée à la suite d’une nouvelle attaque cardiaque.
Rose aussi, exceptionnellement, versa quelques larmes tout en se
demandant  : «  Pourquoi fallait-il que ce soit Bob  ? Pourquoi n’est-ce pas
Joe38  ?  » Peut-être son amour pour son fils n’avait-il d’égal que son
indifférence pour son époux. Mais peut-être aussi les propos de Rose
étaient-ils une manifestation inattendue de charité chrétienne envers un
homme qui voyait ses enfants s’en aller, un à un, avant lui.
Le pire dans l’horreur et l’inimaginable était advenu. Peu importait, dès
lors, que Teddy reprît ou non le flambeau de la famille. Il y  avait déjà
longtemps que la magie des Kennedy, que Joe avait façonnée et que Jack
puis Bobby avaient si bien incarnée, s’était évanouie. Teddy l’éteindrait
d’ailleurs pour toujours un soir de juillet 1969 sur l’île de Chappaquiddick,
à la pointe ouest de Martha’s Vineyard218.
Ce soir-là, au sortir d’une réception très arrosée, Teddy perdit le contrôle
de sa voiture et manqua un virage, tuant par la même occasion sa passagère
Mary Jo Kopechne. Après avoir tenté en vain de la sauver de la noyade,
Teddy était retourné à  la réception avant de se résoudre, plusieurs heures
plus tard, à déclarer l’accident à la police. Sa lenteur à prévenir les autorités
jointe à plusieurs contradictions dans ses déclarations transformèrent ce fait
divers en dossier suspect. L’incident se transforma en affaire d’État, comme
tout ce qui touchait aux Kennedy. On critiqua sans aménité l’irrésolution et
la faiblesse de caractère de Teddy. On s’interrogea sur la victime, secrétaire
et probablement aussi maîtresse du sénateur.
Ce drame ruinait toute ambition présidentielle pour Teddy et celui-ci ne
pouvait l’ignorer219. À  la suite de sa déclaration à  la police, le dernier
survivant des fils Kennedy partit se réfugier auprès de son père qui était
à demi conscient : « Papa, j’ai eu un accident. Il y avait une fille avec moi
dans la voiture et elle s’est noyée. »
Ne pouvant plus l’entendre, son père s’était laissé retomber en arrière sur
son oreiller. Teddy se prit la tête à  deux mains comme il l’avait fait au
moment d’annoncer à son père la mort de Jack : « Je ne sais pas quoi faire,
papa. Je ne sais pas… »
Sans doute valait-il mieux que Joe restât dans un état semi-comateux. Son
infirmière était la mieux placée pour en suivre l’exacte évolution : « Je l’ai
vu plonger physiquement et psychologiquement après Chappaquiddick.
Chaque fois qu’il arrivait quelque chose, il avait un peu plus de mal à  se
relever. Après Chappaquiddick, il n’en avait tout simplement plus la
force39. »
Les derniers mois de Joe Kennedy furent ceux d’un mort-vivant. Plus
personne désormais ne venait le visiter à Hyannis Port. Le cardinal Cushing
était un des rares à  répondre présent. Il ressortait le plus souvent effondré
par ces entrevues à sens unique. Joe n’entendait plus rien et ne comprenait
plus rien. Il n’émettait plus que des sons gutturaux venus du fond de sa
gorge. Il était aussi devenu quasiment aveugle, ne distinguant péniblement
que des formes. Plus question de lire les journaux ou de regarder un film ou
la télévision. Il ne se servait plus de ses lunettes, désormais inutiles.
Pourquoi continuer de vivre dans ces conditions  ? Joe avait connu le
meilleur et le pire. Le reste n’avait plus grande importance. Dans le courant
de l’été 1969, il cessa de s’alimenter régulièrement. Appelés, les médecins
se bornèrent à  recommander qu’on lui procure le maximum de confort et
qu’on lui évite tout désagrément. L’impuissance de la médecine était le
signal d’une fin prochaine et c’est ainsi que la famille l’interpréta.
À la mi-novembre, Joe eut une nouvelle crise cardiaque. Trop affaibli pour
la surmonter, il sombra dans l’inconscience. Rose vint à  son chevet. Le
lendemain, 17  novembre, Jackie accourue en toute hâte le veilla toute la
nuit. Au matin du 18, toute la famille se mit à affluer pour assister Joe dans
ses derniers instants  : enfants, petits-enfants –  ils étaient vingt-huit  – et
proches.
Joe Kennedy décéda en fin de matinée, au moment même où son épouse
Rose et sa fille Eunice récitaient le Notre Père. L’acte de décès précisa qu’il
avait succombé à une thrombose cérébro-vasculaire due à l’artériosclérose.
Deux mois plus tôt, Joe avait eu 81 ans.
Les funérailles religieuses furent célébrées dès le lendemain en l’église
Saint-François-Xavier. Dans les travées se trouvaient les Kennedy au grand
complet et tous les familiers du clan. Au-dehors, près de cinq cents
anonymes attendaient courageusement sous une pluie battante balayée par
le vent glacial de novembre.
Durant la cérémonie, Morton Downey entonna Panis Angelicus. Puis ce
fut le tour des enfants Kennedy d’entonner Holy God We Praise Thy Name
en mémoire de leur grand-père. Il revint à Ted de prononcer l’éloge funèbre
devant le cercueil ouvert de son père. Dans son oraison, le cardinal
Cushing, proche entre les proches, apparut tout particulièrement affecté. En
terminant, il cita une des phrases favorites de son vieil ami  : «  Mon
ambition dans la vie n’est pas d’accumuler les richesses, mais d’apprendre
à  mes enfants à  aimer et à  servir l’Amérique pour le bien de tous les
peuples. »
Plus tard, tout ayant été dit et le silence régnant de nouveau, Joe fut
inhumé à Brookline dans le caveau familial du cimetière de Holyhood, non
loin de l’ancienne maison familiale. Sur la grande pierre de granit, un
simple nom : Kennedy.
Tout le reste, bien sûr, ne serait que vaine agitation publique et hommages
stériles. Ici, on loua en Joe Kennedy le « fervent catholique », même s’il ne
fréquentait qu’exceptionnellement les églises, à la différence de son épouse.
Là, on vanta l’intimité d’un couple qui avait célébré ses noces d’or, même si
Joe et Rose faisaient chambre à  part depuis des lustres et n’avaient
quasiment plus rien en commun, hormis les intérêts matériels. Là encore, on
s’attarda sur l’esprit de famille de Joe, même si l’on oubliait au passage les
exploits de cet homme à  femmes qui n’avait pas daigné se rendre aux
obsèques de son père et qui avait relégué sa fille dans un asile après l’avoir
détruite physiquement et psychologiquement.
D’autres encore, en écho à  l’éditorial du Boston Herald40, rappelèrent
l’incroyable réussite financière d’un homme parti de rien ou presque,
emblématique d’une Amérique entreprenante et créatrice. Ceux-là
oubliaient à  bon compte ses manœuvres à  la limite de la légalité, quand
elles ne l’outrepassaient pas, sa déloyauté foncière en affaires ainsi que ses
trahisons successives. Ils furent très peu nombreux, en revanche, à  faire
l’éloge du bilan politique de Joe tant il paraissait controversé et restait
frappé au coin d’un pacifisme défaitiste.
De toute la presse américaine, le New York Times apparut le plus mesuré
et, sans doute aussi, le plus pertinent. Le grand quotidien libéral new-
yorkais estimait ainsi qu’on se souviendrait surtout de Joe Kennedy en tant
que fondateur d’une famille puissante et respectée. Il ajoutait cependant
qu’en sa qualité d’homme public, il ne méritait pas mieux qu’une « note au
bas d’une page d’histoire, une note mitigée ».
En définitive, Ted, le dernier fils des Kennedy, ne disait pas autre chose au
moment de prononcer le panégyrique de son père, en citant un fragment de
texte dont l’auteur était son défunt frère Bobby  : «  Je ne dis pas qu’il n’a
pas de défauts. Mais quand nous étions jeunes, peut-être à  cause de son
caractère et de sa forte personnalité, ceux-ci nous paraissaient inexistants
ou, à tout le moins insignifiants41. »
Sans crainte de se tromper, l’ultime héritier mâle de Joe aurait pu
épiloguer en ajoutant que, si son père avait fondé à lui seul la légende des
Kennedy, il avait aussi contribué à faire de cette légende une malédiction.

204. W.  Loeb ajouterait que, s’étant tourné vers une photographie de Jack, Joe aurait eu cette
réflexion : « Et celui-là aurait été un professeur de lycée… »
205. Les Bradlee étaient voisins des Kennedy à  Georgetown. Au moment de son élection, Jack
entretenait déjà une liaison avec la belle-sœur de Ben, Mary Pinchot Meyer.
206. Sinatra avait été jusqu’à faire apposer une plaque commémorative sur la porte de la chambre
où avait dormi Jack Kennedy…
207. La rupture entre Sinatra et Jack Kennedy fut définitivement consommée un  an et demi plus
tard, lorsque le Président, en tournée dans les États de l’Ouest, annula au dernier moment sa visite au
domicile de Sinatra à Palm Springs pour passer la nuit non loin de là, chez Bing Crosby, grand rival
de Frankie à la scène et républicain de surcroît.
208. Ce titre de comtesse pontificale ad personam lui avait été octroyé en 1951 par le pape Pie XII,
en hommage à « son exemplarité familiale et ses nombreuses actions philanthropiques ».
209. Aujourd’hui aéroport John-Fitzgerald-Kennedy.
210. L’opération consistait dans le débarquement Playa Girón et Playa Larga, sur le site de la baie
des Cochons, au sud-est de La Havane, de plus d’un millier de militants hostiles au régime castriste
dont l’objectif était l’organisation du renversement de Fidel Castro.
211. L’opération se solda par plus d’une centaine de tués et quelque mille deux cents prisonniers
parmi les anticastristes.
212. Un corner guy désigne un homme qui adore rester dans un coin pour parler aux autres.
213. Ted Kennedy serait effectivement élu sénateur du Massachusetts en novembre  1962 et
conserverait son siège jusqu’à sa mort, en août 2009.
214. Ann était la fille d’Agnes Fitzgerald Gargan (1892-1936), la sœur de Rose.
215. Surnommé « Black Jack », John Vernou Bouvier III était mort en août 1957, à l’âge de 66 ans.
216. Résultant de la découverte par la CIA, en octobre 1962, de l’installation de missiles nucléaires
soviétiques à  Cuba, la crise se solda par une tension militaire extrême de treize jours entre
Washington et Moscou, avant de se résoudre pacifiquement par un compromis.
217. Joe aurait même été soumis à des fibrillations depuis le début des années 1950.
218. Île située dans l’État du Massachusetts, Martha’s Vineyard (littéralement le «  vignoble de
Marthe ») est réputée pour être la résidence d’été de la jet-set américaine et de plusieurs présidents
des États-Unis.
219. Après avoir reconnu sa culpabilité de non-assistance en danger, Ted Kennedy fut condamné
à deux mois de prison avec sursis et un an de mise à l’épreuve.
Bibliographie sélective

Ne sont cités ci-dessous que les livres consultés dans le cadre de cette biographie.
 
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Notes

1. On l’appellera Joe
1. Voir Richard J.  Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P.  Kennedy, Washington
D.C., Regnery Gateway, 1964, p. 5-9. Voir aussi Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An
American Drama, New York, Simon & Schuster, 1984, p. 19.
2. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 19.
3. Voir John Henry Cutler, «  Honey Fitz  »: Three Steps to the White House, Indianapolis, 1962,
p. 64. À l’issue de la polémique avec Lodge, le Congrès ayant finalement voté en faveur des thèses
hostiles à l’immigration, Fitzie avait demandé au président Cleveland d’user de son droit de veto.
4. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 28. Voir aussi
Doris K.  Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, New York,
Simon & Schuster, 1987, p. 107-109 ; et Rose Fitzgerald Kennedy, Times to Remember, Garden City,
New York, Doubleday, 1974, p. 34-35.
5. William J. Duncliffe, The Life and Times of Joseph P. Kennedy, New York, Macfadden-Bartell,
1965, p. 3.
6. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 30.
7. Rappelé par Rose Kennedy, Times to Remember, op. cit., p.  56. Voir aussi Richard J. Whalen,
The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 34.
8. Theodore Roosevelt prononça à cet égard, en 1899, un célèbre discours intitulé The Strenuous
Life. Voir Theodore Roosevelt, The Strenuous Life : Essays and Addresses, New York, The Century
Company, 1900, p. 7.
9. Sur les 498 lauréats que comptait la promotion de 1912 – celle de Joe Kennedy –, on comptait
27 catholiques et 30 juifs. Voir Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P. Kennedy and the
Dynasty He Founded, New York, Warner Books, 1996, p. 25.
10. Fortune, septembre  1937. Cité par Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An
American Drama, op. cit., p. 34.
11. David Nasaw, The Patriarch: The Remarkable Life and Turbulent Times of Joseph P. Kennedy,
New York, The Penguin Press, 2012, p. 24.
12. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 27.
13. Ted Schwarz, Joseph P. Kennedy: The Mogul, The Mob, The Statesman and The Making of an
American Myth, Hoboken (New Jersey), John Wiley  &  Sons, 2003, p.  57. Voir aussi Richard
J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 39.
14. Richard J. Whalen, ibid., p. 29.
15. Laurence Leamer, The Kennedy Men: The Laws of the Father, 1901-1963, New York,
HarperCollins, 2001, p. 28.
16. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 39.
17. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 35.
18. David Nasaw, The Patriarch: The Remarkable Life and Turbulent Times of Joseph P. Kennedy,
op. cit., p. 20.
19. Rose Kennedy, Times to Remember, op. cit., p. 31.
20. Ibid., p. 37.
21. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 40 ; et
John H. Cutler, John Henry Cutler, « Honey Fitz »: Three Steps to the White House, op. cit., p. 162.
22. Ibid. Voir aussi Rose Kennedy, Times to Remember, op. cit., p. 76.
23. Rose Kennedy, ibid., p. 54.
24. Ibid., p. 480-481. Rose Kennedy se référait volontiers à des passages de l’Ecclésiaste, un de ses
livres préférés de l’Ancien Testament.
25. Témoignage d’Arthur Goldsmith. Voir Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph
P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op. cit., p. 25.
26. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 37.
27. Francis Russell, The Great Interlude, New York, McGraw-Hill, 1964, p. 176.
28. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 252.
29. Rose Kennedy, Times to Remember, op.  cit., p.  75. Voir aussi John Henry Cutler, «  Honey
Fitz »: Three Steps to the White House, op. cit., p. 170 sq.

2. L’outsider
1. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 44.
2. Voir Richard J. Whalen, ibid., p. 49. Voir aussi Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt:
An Uneasy Alliance, New York, W.W Norton, 1980, p. 45-46.
3. Ibid.
4. Jean Edward Smith, FDR, New York, Random House, 2007, p.  144-145  ; et Michael
R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 46.
5. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 52.
6. Ibid., p. 53. Voir aussi Arthur Pound & Samuel Taylor Moore (éd.), They Told Barron: The Notes
of the Late Clarence W. Barron, New York & Londres, Harper & Brithers, 1930, p. 36.
7. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 54.
8. John Henry Cutler, « Honey Fitz »: Three Steps to the White House, op. cit., p. 201.
9. John Lloyd Parker, Unmasking Wall Street, Boston, The Stratford Company, 1932, p. 114.
10. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 65.
11. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op.  cit., p.  42  ; et
Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 65.
12. Richard J. Whalen, ibid., p. 66.
13. Ibid., p. 66.
14. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 34 ; et Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 60.
15. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 68.
16. Ayant eu directement accès aux archives de la famille, l’historienne Doris K. Goodwin fut de
ceux qui en conclurent que Joe Kennedy était exempt de toute activité répréhensible. Voir à cet égard
son ouvrage, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 441-444. Il est vrai
que Joe était suffisamment prudent pour faire disparaître tout élément suspect.
17. Peu avant sa mort, en février 1973, Costello révélerait au journaliste new-yorkais Peter Maas
que, un demi-siècle plus tôt, il avait été partenaire de Joe Kennedy dans le trafic d’alcool. Voir Peter
Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 43.
18. Voir notamment Dennis Eisenberg, Uri Dan & Eli Landau, Meyer Lansky: Mogul of the Mob,
New York, Paddington Press, 1979 ; Leonard Katz, Uncle Frank: The Biography of Frank Costello,
New York, Drake Publishers, 1973 ; ou encore Joseph Bonanno (avec Sergio Lalli), A Man of Honor:
The Autobiography of Joseph Bonanno, New York, Simon & Schuster, 1983.
19. Seymour Hersh, The Dark Side of Camelot, New York, Little, Brown and Company, 1997,
p. 60.
20. Ibid., p. 62-63.
21. Ibid., p. 61.
22. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 118.
23. Leonard Katz, Uncle Frank: The Biography of Frank Costello, op. cit., p. 68.
24. Voir David Nasaw, The Patriarch: The Remarkable Life and Turbulent Times of Joseph
P. Kennedy, op. cit., p. 81 ; et Daniel Okrent, Last Call : The Rise and Fall of Prohibition, New York,
Scribner, 2010
25. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op.  cit., p.  38  ; et Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op.  cit.,
p. 50.
26. Peter Collier & David Horowitz, ibid., p. 50.
27. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 90.
28. William J. Duncliffe, The Life and Times of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 52.
29. Rose Kennedy, Times to Remember, op. cit., p. 91 sq.
30. Joseph Dinneen, The Kennedy Family, Boston, Little, Brown and Company, 1949, p.  35  ; et
Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 39.
31. Rapporté par Lynne McTaggart, Kathleen Kennedy : Her Life and Times, New York, Dial Press,
1983, p. 37.
32. James MacGregor Burns, John Kennedy: A  Political Profile, New York, Harcourt, Brace &
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op. cit., p. 95.
33. Ralph G.  Martin, A  Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, New York,
Macmillan, 1983, p. 22. Eunice ajoutait que gagner, pour les Kennedy, n’était pas seulement la chose
qui comptait le plus, mais la seule chose qui comptait.
34. Tom Mix était alors le plus populaire des cow-boys de cinéma. Voir Peter Collier & David
Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 57.
35. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 48.
36. William J. Duncliffe, The Life and Times of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 49.
37. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 74.
38. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 44-45.
39. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 40.
40. David Nasaw, The Patriarch: The Remarkable Life and Turbulent Times of Joseph P. Kennedy,
op. cit., p. 81-82.
41. Herbert S. Parmet, Jack: The Struggles of John F. Kennedy, New York, Dial Press, 1980, p. 44.
42. Thomas C. Reeves, A Question of Character: A Life of John F. Kennedy, Rocklin, Californie,
Prima Publishing, 1992, p. 43.
43. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 306-307.
44. Rose Kennedy, Times to Remember, op. cit., p. 92-93.
45. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 307.
46. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 63.
47. Cari Beauchamp, Joseph P. Kennedy Presents: His Hollywood Years, New York, First Vintage
Books, 2009, p. 30.
48. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 357.
49. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 73.
50. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 353.
51. Nigel Hamilton, JFK: Reckless Youth, New York, Random House, 1992, 5e partie : Boarding
School, p. 79-136.

3. L’avant-dernier nabab
1. Voir, à  cet égard, Neale Gabler, An Empire of their Own: How the Jews invented Hollywood,
Crown Publishers, New York, 1988.
2. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 66.
3. Rapporté par Gloria Swanson. Swanson on Swanson, New York, Random House, 1980, p. 339.
4. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 343. Voir
aussi Cari Beauchamp, Joseph P. Kennedy Presents: His Hollywood Years, op. cit., p. 66-68.
5. Ibid. Voir aussi Richard J.  Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P.  Kennedy,
op. cit., p. 73.
6. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 346-347 ;
et Cari Beauchamp, Joseph P. Kennedy Presents: His Hollywood Years, op. cit., p. 70-71.
7. Cari Beauchamp, ibid., p. 72.
8. New York Times, 3 juin 1928 ; cité par Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of
Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 77.
9. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 48.
10. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 79.
11. Fortune, septembre  1937. Voir Doris K.  Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An
American Saga, op.  cit., chapitre  22  : «  The Young Mogul  », p.  369-380. Voir aussi Richard
J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 99.
12. Gloria Swanson observerait rétrospectivement : « À cette époque, le public attendait de nous
que nous vivions comme des rois et des reines. C’est ce que nous faisions. Et pourquoi pas ? Nous
étions amoureux de la vie. Nous gagnions plus d’argent que nous n’en avions jamais rêvé et il n’y
avait aucune raison de penser que cela s’arrêterait un jour.  » Voir Gloria Swanson, Swanson on
Swanson, op.  cit., p.  293-312. Rapporté par Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph
P.  Kennedy and the Dynasty He Founded, op.  cit., p.  69. Voir aussi Doris K.  Goodwin, The
Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 384.
13. Toute la scène est narrée par Gloria Swanson elle-même in Swanson on Swanson, op.  cit.,
p. 330-331.
14. Gloria Swanson, ibid., p. 329.
15. Ibid., p. 351.
16. Gloria Swanson, op. cit., p. 356.
17. Ces micros seraient retrouvés quelque temps plus tard dans le plafond du dressing. Voir
Laurence Leamer, The Kennedy Men: The Laws of the Father, 1901-1963, op. cit., p.  58  ; et Betty
Lasky, RKO The Biggest Little Major of Them All, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice Hall,
1984, p. 55-57.
18. Gloria Swanson, Swanson on Swanson, op. cit., p. 367.
19. Ibid., p. 380-385.
20. Ibid., p. 347.
21. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 74.
22. Ibid., p. 74.
23. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 413.
24. Gloria Swanson, Swanson on Swanson, op. cit., p. 193.
25. Boston Evening American, 16  décembre  1937. Voir Peter Collier & David Horowitz, The
Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 53.
26. Gloria Swanson, Swanson on Swanson, op. cit., p. 385-386.
27. Ibid.
28. Ibid., p. 390.
29. Ibid., p. 387 ; et Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit.,
p. 53.
30. L’entrevue entre Gloria et le cardinal O’Connell serait rapportée plus tard par Gloria elle-même
dans son autobiographie, Swanson on Swanson, p. 393-395. Plusieurs commentateurs, dont Laurence
Leamer, doutent cependant de la véracité de la teneur des propos échangés, voire du fait que la
rencontre entre le cardinal et Gloria ait même eu lieu. Voir Laurence Leamer, The Kennedy Men: The
Laws of the Father, 1901-1963, op. cit., p. 59.
31. Ted O’Leary eut tôt fait de détromper Gloria à ce sujet.
32. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 85.
33. Voir Nigel Hamilton, JFK: Reckless Youth, op. cit., p. 68. Des années plus tard, Joe Kennedy se
vanterait de ses exploits sexuels auprès de sa belle-fille Jackie en accordant une place toute
particulière à Gloria Swanson.
34. Laurence Leamer, The Kennedy Men: The Laws of the Father, 1901-1963, op. cit., p. 60.
35. Lawrence J. Quirk, The Kennedys in Hollywood, Dallas, Texas, Taylor Publishing, 1996, p. 38.
36. Ibid., p. 298.
37. Cari Beauchamp, Joseph P.  Kennedy Presents: His Hollywood Years, op.  cit., p.  84  ; et
Lawrence J. Quirk, The Kennedys in Hollywood, op. cit., p. 37.
38. Ibid.
39. Lawrence J. Quirk, The Kennedys in Hollywood, op. cit., p.  66  ; et Cari Beauchamp, Joseph
P. Kennedy Presents: His Hollywood Years, op. cit., p. 323.
40. Lawrence J. Quirk, The Kennedys in Hollywood, op. cit., p. 71.
41. Ibid.
42. Ibid., p. 72.
43. Ibid., p. 72.
44. Ibid., p. 121-132.

4. I’m for Roosevelt


1. Doris K.  Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op.  cit., p.  411 et
Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op.  cit.,
p. 76.
2. Ronald Kessler, ibid., p.  76. Joe lui opposerait une bien piètre explication  : «  Je ne pouvais
vraiment pas quitter Hollywood. Si je m’étais absenté ne serait-ce que deux jours, les juifs m’auraient
tout piqué. »
3. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 104.
4. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 102.
5. Ibid., p. 82.
6. Lettre de Guy Currier à Joe Kennedy datée du 6 mai 1929. Voir Ronald Kessler, The Sins of the
Father: Joseph P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op. cit., p. 91 et 454.
7. Fortune, septembre 1937.
8. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 83.
9. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 106.
10. Rapporté par Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op.  cit.,
p. 73.
11. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 132.
12. Joseph P. Kennedy, I’m for Roosevelt, New York, Reynal & Hitchcock, 1936, p. 64.
13. En témoigne une réflexion faite par Joe Kennedy en 1930 à son ami Morton Downey : « Pour la
prochaine génération, ce seront les personnes placées à la tête des affaires publiques qui tiendront le
haut du pavé. » Voir Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit.,
p. 74.
14. Gloria Swanson, Swanson on Swanson, op. cit., p. 426.
15. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 68-69.
16. Voir Joseph P. McCarthy, The Remarkable Kennedys, New York, Dial Press, 1960, p. 58. Voir
aussi Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 69.
17. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 94.
18. Au total, Joe Kennedy aurait abondé à hauteur de 360 000 dollars, soit plus de 4 millions de
dollars actuels, les deux premières campagnes présidentielles de Roosevelt de  1932 et  1936. Voir
Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op.  cit.,
p. 94, qui rapporte les allégations de Joe Kane, le cousin de Joe. Voir aussi Doris K. Goodwin, The
Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 419-435.
19. Telle était notamment l’opinion de Rexford Tugwell. Voir Michael R. Beschloss, Kennedy and
Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 78.
20. Michael R. Beschloss, ibid., p. 71-72.
21. Ibid.
22. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 116.
23. Lettre de Joe Kennedy à Franklin Roosevelt du 19 mai 1933.
24. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 80-81.
25. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 100.
26. Voir James Spada, Peter Lawford: The Man Who Kept Secrets, New York, Bantam Books,
1991, p. 62-63.
27. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op.  cit., p.  106. Voir aussi David E.  Koskoff, Joseph P.  Kennedy, Englewood Cliffs, New Jersey,
Prentice-Hall, 1974, p. 52.
28. Jimmy Roosevelt envisagerait même d’entamer une action en justice contre Joe pour « rupture
de contrat », avant d’y renoncer. Par la suite, il démentirait cependant avoir voulu tirer un quelconque
profit de cette affaire. Voir Michael R.  Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance,
op. cit., p. 292.
29. Lettre de James Roosevelt à son père du 24 juillet 1933.
30. Newsweek, 7 juillet 1934.
31. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 86.
32. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 119.
33. Voir Joel Seligman, The Transformation of Wall Street: A  History of the Securities and
Exchange Commission and Modern Corporate Finance, Boston, Houghton Mifflin, 1982, p. 113.
34. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 124.
35. Ibid., p. 144.
36. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 110.
37. Ibid., p. 105.
38. Kate Clifford Larson, Rosemary, l’enfant que l’on cachait, Paris, Les Arènes, 2016, p. 80.
39. Ibid., p. 89.

5. L’ambassadeur
1. Arthur M.  Schlesinger Jr, Robert Kennedy and His Times, Boston, Houghton Mifflin, 1978,
p. 10 ; et Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 81.
2. Voir H. W. Brands, Traitor to His Class: The Privileged Life and Radical Presidency of Franklin
Delano Roosevelt, New York, Doubleday, 2008, p. 356 sq.
3. Lettre de Joe Kennedy à Arthur Krock du 25 juin 1936.
4. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 135.
5. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 129.
6. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 140.
7. Ibid.
8. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 196.
9. Récit fait par Arthur Krock, témoin indirect de la scène, in Memoirs: Sixty Years on the Firing
Line, New York, Funk & Wagnalls, 1968, p. 332.
10. La scène a été abondamment narrée par tous les biographes de Joe Kennedy. Voir notamment
Michael R.  Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p.  154-155  ; et Peter
Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 83-84.
11. Rapporté par Henry Morgenthau Jr. Voir Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph
P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op. cit., p.  149  ; et Michael R.  Beschloss, Kennedy and
Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 157.
12. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 151.
13. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 157.
14. Réflexion faite par Joe Kennedy à Harvey Klemmer. Voir Peter Collier & David Horowitz, The
Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 85.
15. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 153-154.
16. Ibid.
17. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 85.
18. Ibid., p. 88.
19. The New York Times, 23 juin 1938.
20. Rapporté par Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op.  cit.,
p. 91. Voir aussi Harold Ickes, The Secret Diaries of Harold L. Ickes, II, New York, 1954, p. 415-416.
21. Henry Morgenthau Jr, Diaries, cité par Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of
Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 236.
22. David E. Koskoff, Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 158.
23. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 157-158.
24. Henry Morgenthau Jr, Diaries, cité par Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of
Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 236.
25. Voir Thomas Maier, When the Lions Roar: The Churchills and the Kennedys, New York, Crown
Publishers, 2014, p.  219-226. Voir aussi Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An
American Drama, op. cit., p. 89.
26. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 193-195. Voir
aussi Thomas Maier, When the Lions Roar: The Churchills and the Kennedys, op. cit., p. 83-85.
27. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 159-160.
28. Leur première rencontre date du 5 mai 1938. Voir Charles A. Lindbergh, The Wartime Journals
of Charles Lindbergh, New York, 1970, p. 26.
29. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op.  cit., p.  176. Voir aussi Hank Searl, The Lost Prince: Young Joe, the Forgotten Kennedy, New
York, World, 1969, p. 110.
30. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 177.
31. Ce montant ressort notamment d’un rapport du FBI du 2 mai 1941. Voir Michael R. Beschloss,
Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 241.
32. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 176.
33. New York Times, 17 décembre 1938.
34. The Independent, 31  juillet  1992, dans un article fondé sur des entretiens entre le journaliste
Philip Whitehead et Harvey Klemmer.
35. Quand il évoqua cette idée auprès de Cordell Hull, celui-ci lui répondit ironiquement  : «  Et
surtout, ne manquez pas à  l’avenir de nous faire part de toutes vos idées…  » Voir Michael
R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 222-230 ; et Ronald Kessler,
The Sins of the Father: Joseph P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op. cit., p. 176.
36. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 210-214.
37. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 192.
38. Ce rapport ne serait déclassifié qu’après la guerre. Voir Seymour Hersh, The Dark Side of
Camelot, op. cit., p. 76.
39. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 190.
40. Will Swift, The Kennedys: Amidst the Gathering Storm. A  Thousand Days in London, 1938-
1940, Londres, JR Books, 2008, p. 188 sq.
41. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 214.
42. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 206.
43. Par la suite, Klemmer observerait  : «  Les phrases étaient grammaticalement incorrectes et
même l’orthographe était médiocre. J’ai dû tout réécrire, y  compris la conclusion.  » Voir Ralph
G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 40.
44. Il est vrai que tout le monde ne fut pas élogieux. L’économiste anglais Harold Laski écrirait
ainsi à  Joe  : «  En toute honnêteté, je pense qu’aucun éditeur n’aurait publié le livre de Jack s’il
n’avait pas été votre fils et si vous n’aviez pas été ambassadeur…  » Voir Thomas C.  Reeves,
A Question of Character: A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 50.
45. Voir George Bilainkin, Diary of a Diplomatic Correspondent, London, Allen & Unwin, 1942,
p. 61.
46. Rose Kennedy, Times to Remember, op. cit. p. 157.
47. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 208-215.
48. Rapport du 11 septembre 1940.
49. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 107.
50. Clare Boothe Luce, Journal personnel, 2 avril 1940.
51. Clare Boothe Luce, Europe in the Spring, New York, Alfred A. Knopf, 1940.
52. Télégramme du 8 juillet 1940.
53. Clare Boothe Luce, Europe in the Spring, op. cit., p. 200.
54. Arthur Krock, Memoirs: Sixty Years on the Firing Line, op. cit., p. 334-336.
55. Dépêche de Joe à Clare Luce. Voir Ralph G. Martin, Henry and Clare: An Intimate Portrait of
the Luces, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1991, p. 204.
56. Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy Alliance, op. cit., p. 15 et 215.
57. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 224-225.
58. L’épisode est relaté notamment par Michael R. Beschloss, Kennedy and Roosevelt: An Uneasy
Alliance, op. cit., p. 229.
59. La lettre de démission de son poste d’ambassadeur date du 2 décembre 1940.
60. Article d’A. J. Cummings dans le New Chronicle.
61. L’expression est de Maria, la fille de Marlene Dietrich, qui fréquenta Rosemary à l’époque. Voir
Maria Riva, Marlene Dietrich, New York, Alfred A.  Knopf, 1992  ; traduction française  : Marlene
Dietrich par sa fille, Paris, Flammarion, 1997.
62. En  1974, elle dédierait significativement ses Mémoires, Times to Remember, «  à  ma fille
Rosemary et à ceux qui, comme elle, sont mentalement attardés mais bienheureux en esprit ».
63. Gloria Swanson, Swanson on Swanson, op. cit., p. 380.
64. S’il subsiste quelques interrogations à ce sujet, il est fort probable que Joe, compte tenu de la
façon autoritaire dont il dirigeait les affaires familiales, ait pris la décision tout seul. Voir à cet égard
Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p.  640-644  ; et
Kate Clifford Larson, Rosemary, l’enfant que l’on cachait, op. cit., p. 191-207.
65. Kate Clifford Larson, ibid., p. 200.
66. Ibid., p. 207-209.
67. Lettre du 4 mars 1942.
68. Sur l’aventure de Jack Kennedy et d’Inga Arvad, on renverra essentiellement à Nigel Hamilton,
JFK: Reckless Youth, op. cit., p. 417-494. Voir aussi Scott Farris, Inga, Guilford (Connecticut), Lyons
Press, 2016 ; traduction française : L’Amour secret de Kennedy, Paris, L’Archipel, 2017.
69. Nigel Hamilton, JFK: Reckless Youth, op. cit., p. 438.
70. Inga confierait beaucoup plus tard à son fils Ron que Joe Kennedy pouvait être « très charmant
quand ils étaient tous ensemble mais, si elle quittait la pièce, il la dénigrait auprès de Jack, et lorsque
c’était Jack qui s’éloignait, il essayait de la sauter… » Voir Christopher Andersen, Jack and Jackie:
Portrait of  an American Marriage, New York, William Morrow  &  Company, 1996, p.  50-51  ; et
Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op.  cit.,
p. 264-265.
71. Confidence ultérieure d’Inga à son fils Ron McCoy.
72. Nigel Hamilton, JFK: Reckless Youth, op. cit., p. 528.
73. Ibid., p. 533.
74. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 688-694 ;
et Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 143.
75. Jack Olsen, Aphrodite: Desperate Mission, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1970, p. 261-262.
76. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 688.

6. Le mastermind
1. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 693.
2. Voir Merle Miller, Plain Speaking: An Oral Biography of Harry S.  Truman, New York, 1973,
p. 186. Voir aussi Arthur Krock, Memoirs: Sixty Years on the Firing Line, op. cit., p. 324.
3. David McCullough, Truman, New York, Simon & Schuster, 1992, p. 328.
4. Amanda Smith, Hostage to Fortune  : The Letters of Joseph P.  Kennedy, New York, Viking,
2001, p. 143.
5. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 276.
6. Jack Kennedy au reporter Bob Considine. Voir Thomas C.  Reeves, A  Question of Character:
A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 73.
7. Son ami Charles « Chuck » Spalding ne croyait pas une seconde à la vocation journalistique de
Jack : « Il ne pensait qu’en termes d’immédiateté, d’événements. Il n’avait pas de profondeur ni de
vision d’ensemble.  » Cité par Thomas C.  Reeves, A  Question of Character: A  Life of John
F. Kennedy, op. cit., p. 73.
8. Joan & Clay Blair, The Search for JFK, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1976, p. 368-372.
9. Cité par James Reed, un ami des Kennedy. Voir Thomas C. Reeves, A Question of Character:
A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 76.
10. Leo Damore, The Cape Cod Years of John Fitzgerald Kennedy, Englewood Cliffs, New Jersey,
Prentice Hall, 1967, p. 87.
11. Thomas C. Reeves, A Question of Character: A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 80.
12. Joan & Clay Blair, The Search for JFK, op. cit., p. 485-487.
13. Christopher Andersen, Jack and Jackie: Portrait of an American Marriage, op. cit., p. 94.
14. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 141. À Max
Beaverbrook, Joe écrirait également  : «  Je me résigne à  admettre maintenant que l’Angleterre m’a
pris une de mes filles. Elle était la prunelle de mes yeux et j’en ressens durement la perte en pensant
que je ne l’aurai plus pour toujours à  mes côtés. Mais je suis sûr qu’elle sera merveilleusement
heureuse et je peux vous assurer que l’Angleterre a  conquis une fille de prix.  » Lettre du
24 mai 1944.
15. Kick ne devait jamais l’oublier. Dans As We Remember Joe, elle écrirait : « Quand il comprit
que j’avais pris ma décision, il m’apporta son soutien. Il se conduisit en tout comme un frère parfait,
faisant pour sa sœur tout ce qu’il croyait pouvoir faire, selon son propre jugement, avec l’espoir
qu’en fin de compte cela tournerait au mieux pour la famille.  » Assez curieusement, dans ses
Mémoires publiés en  1974, Times to Remember, Rose reproduirait ces lignes écrites par sa fille,
p. 269.
16. Plus tard, Kick commenterait encore : « Je pense que Dieu a réglé l’affaire à sa façon, n’est-ce
pas ? » Voir Hank Searls, The Lost Prince, New York, Ballantine Books, 1969, p. 258.
17. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 729-741 ;
Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 173.
18. James MacGregor Burns, John Kennedy: A  Political Profile, New York, Harcourt, Brace &
World, 1960, p. 65.
19. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 223.
20. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 125.
21. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time, op. cit., p. 48.
22. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 726.
23. Herbert S. Parmet, Jack: The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 233.
24. Ralph G. Martin & Ed Plaut, Front Runner Dark Horse: A Political Study of Senators Kennedy
and Symington, Garden City (New York), Doubleday, 1960., p.  168  ; et Thomas C.  Reeves,
A Question of Character: A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 98.
25. Voir Richard M.  Nixon, RN: The Memoirs of Richard Nixon, New York, Grosset  &  Dunlap,
1978, p.  60-70  ; et Christopher J.  Matthews, Kennedy & Nixon: The Rivalry that Shaped Postwar
America, New York, Simon & Schuster, 1996, p. 70 et 350. Selon Tip O’Neil, proche des Kennedy,
la contribution de Joe à  la campagne de Nixon était beaucoup plus substantielle et aurait plutôt
avoisiné les 150  000  dollars. Voir Thomas C.  Reeves, A  Question of Character: A  Life of John
F. Kennedy, op. cit., p. 92.
26. Relaté par Theodore Sorensen, Kennedy, New York, Harper & Row, 1965, p. 31.
27. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 197. Il est vrai
que Jack reconnaissait que McCarthy avait « quelque chose » et qu’« il pourrait bien y avoir du vrai
dans ses allégations ».
28. Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life, 1917-1963, New York, Little, Brown and
Company, 2003, p. 201.
29. Doris K. Goodwin, The Fitzgeralds and the Kennedys: An American Saga, op. cit., p. 761.
30. Thomas C. Reeves, A Question of Character: A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 102.
31. Propos tenus par Jack Kennedy au journaliste Fletcher Knabel. Voir Richard J.  Whalen, The
Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 412-413 ; et Herbert S. Parmet, Jack:
The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 242-243.
32. Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life, 1917-1963, op. cit., p. 171.
33. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 292-297.
34. Rapporté par Frank Morrissey, qui dirigeait le bureau de Jack Kennedy à Boston. Voir Edward
M.  Kennedy (éd.), The Fruitful Bough: A  Tribute to Joseph P.  Kennedy, impression privée par
Halliday Lithograph Corp., 1965, p. 127.
35. Ibid.
36. Saturday Evening Post, 13 juin 1953 : « The Senate’s Gay Young Bachelor. »
37. Lawrence J. Quirk, The Kennedys in Hollywood, op. cit., p. 155.
38. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 73-
74. Plus tard, Evelyn Lincoln, la secrétaire particulière de Jack, ajouterait que Joe poussait au
mariage de son fils en prétendant que, sans cela, « les gens pourraient penser qu’il était gay ».
39. Christopher Andersen, Jack and Jackie: Portrait of an American Marriage, op. cit., p. 114.
40. Ibid., p. 115.
41. Ibid.
42. L’ami Smathers était tout aussi peu enthousiaste. Ayant été présenté à Jackie, il lança à Jack, qui
lui demandait son opinion sur sa future épouse : « Je pensais que tu aurais pu faire mieux… » Voir
Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 20.
43. Voir Janet DesRosiers Fontaine, A Good Life: A Memoir, Kindle Edition, 2015. Après avoir mis
fin à  sa relation avec Joe en  1958, Janet travaillerait un temps pour Jack, durant la campagne
présidentielle. Elle s’occuperait notamment de l’organisation du Caroline, l’avion privé des Kennedy.
Par la suite, sur recommandation expresse de la Maison Blanche, elle deviendrait la secrétaire de
l’ambassadeur des États-Unis à Paris.
44. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op.  cit., p.  228. Voir
aussi Christopher Andersen, Jack and Jackie: Portrait of an American Marriage, op. cit., p. 189.
45. Longtemps controversé, et contesté notamment avec virulence par Jackie Kennedy dans ses
Mémoires posthumes, le rôle de Sorensen serait avéré par l’intéressé dans son autobiographie
intitulée Counselor: A  Life at the Edge of History, New York, Harper-Collins Publishers, 2008,
p. 144-156.
46. Christopher Matthews, Jack Kennedy: Elusive Hero, New York, Simon  &  Schuster, 2011,
p. 115.
47. Herbert S. Parmet, Jack: The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 334-335.
48. Thomas C. Reeves, A Question of Character: A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 133.
49. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 109.
50. Kenneth O’Donnell & Dave Powers, “Johnny, We Hardly Knew Ye”, Boston, Little, Brown and
Company, 1970, p. 122 ; et Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life, 1917-1963, op. cit.,
p. 206-207. Voir aussi Christopher Andersen, Jack and Jackie: Portrait of  an American Marriage,
op. cit., p. 164.
51. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 121.
52. Boston Herald,18 août 1956. Voir aussi Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life,
1917-1963, op. cit., p. 208.
53. Lettre de Jack Kennedy à  sa mère Rose. Voir Rose Kennedy, Times to Remember, op.  cit.,
p. 329. Voir aussi Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life, 1917-1963, op. cit., p.  209-
210.
54. New York Times, 9 janvier 1961.
55. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 433-434 ;
et Herbert S. Parmet, Jack: The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 435-437.
56. Time Magazine, 2 décembre 1957. La précision serait apportée par le cardinal Richard Cushing.
Joe Kennedy avait lui-même fait la une du célèbre hebdomadaire le 18 septembre 1939.
57. Harris Wofford, Of Kings and Kennedys, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2006,
p. 37-39.
58. Norman Mailer, Superman comes to the Supermarket, in Presidential Papers, New York, 1963.
Voir aussi Norman Mailer, JFK. Superman comes to the Supermarket, Taschen Books, 2017.
59. Herbert S. Parmet, Jack: The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 152.
60. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 131.
61. Ibid., p. 136.
62. Kenneth O’Donnell & Dave Powers, “Johnny, We Hardly Knew Ye”, op. cit., p. 177.
63. Richard D.  Mahoney, Sons & Brothers: The Days of Jack and Bobby Kennedy, New York,
Arcade, 1999, p. 45 et 385.
64. Rapporté par Pat Hillings. Voir Christopher J. Matthews, Kennedy & Nixon: The Rivalry that
Shaped Postwar America, op. cit., p. 133.
65. Ted Sorensen, Counselor: A Life at the Edge of History, New York, Harper-Collins Publishers,
2008, p. 258-262.
66. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 369.
67. Laurence Leamer, The Kennedy Men : The Laws of the Father, 1901-1963, op. cit., p. 404. Voir
aussi Ted Sorensen, Counselor: A Life at the Edge of History, op. cit., p. 180.
68. New York Times, 10 octobre 1958.
69. Par la suite, Joe menacerait son fils de le faire surveiller par… Ted Sorensen. Voir Ted
Sorensen, Counselor: A Life at the Edge of History, op. cit., p. 120.
70. Anthony Summers & Robbyn Swan, Sinatra: The Life, New York, Alfred A.  Knopf, 2005,
p. 195.
71. Article de James Reston. Voir Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life, 1917-1963,
op. cit., p. 233.
72. Herbert S. Parmet, Jack: The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 299-300.
73. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 103.
74. Christopher Andersen, Jack and Jackie: Portrait of an American Marriage, op. cit., p. 171.
75. Ibid.
76. Pour la campagne présidentielle de 1960, voir David Pietrusza, 1960. LBJ vs. JFK vs. Nixon.
The Epic Campaign that forged Three Presidencies, New York, Union Square Press, 2008.
77. Leonard Katz, Uncle Frank: The Biography of Frank Costello, New York, Drake Publishers,
1973, p. 68-69.
78. Richard J. Whalen, The Founding Father: The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 438. Voir
aussi Victor Lasky, JFK: The Man and the Myth, New York, Macmillan, 1963, p.  143-144  ; et
Herbert S. Parmet, Jack: The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 510.
79. Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life, 1917-1963, op. cit., p. 218.
80. Seymour Hersh, The Dark Side of Camelot, op. cit., p. 147.
81. Voir Anthony Summers, Official and Confidential: The Secret Life of J.  Edgar Hoover, New
York, G. P. Putnam’s Sons, 1993, p. 310.
82. J. Edgar Hoover en ferait état dans un mémo daté du 16  août  1962 et adressé à  l’attorney
general de l’époque, Bobby Kennedy. Voir Richard D. Mahoney, Sons & Brothers: The Days of Jack
and Bobby Kennedy, op. cit., p. 165. Voir également Anthony Summers, Anthony Summers, Official
and Confidential: The Secret Life of J. Edgar Hoover, op. cit., p. 327 sq.
83. Ted Sorensen, Counselor: A Life at the Edge of History, op. cit., p. 135. Voir aussi Victor Lasky,
JFK: The Man and the Myth, op. cit., p.  146  ; et Arthur M.  Schlesinger, A  Thousand Days: John
F. Kennedy in the White House, Boston, Houghton Mifflin, 1965, p. 195.
84. Benjamin C. Bradlee, Conversations with Kennedy, New York, W.W. Norton, 1975, p. 26.
85. Benjamin C. Bradlee, A Good Life: Newspapering and other Adventures, New York, Simon &
Schuster, 1995, p. 208.
86. Robert Dallek, John F. Kennedy: An Unfinished Life, 1917-1963, op. cit., p. 257.
87. David McCullough, Truman, op. cit., p. 970.
88. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 156-
157.
89. Cité par D. Pietrusza, 1960…, op. cit., p. 266.
90. A.M. Schlesinger Jr, A Thousand Days…, op. cit., p. 57-58.
91. David Pietrusza, 1960. LBJ vs. JFK vs. Nixon. The Epic Campaign that forged Three
Presidencies, op. cit., p. 260.
92. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 182.
93. Ibid., p. 216.
94. Ibid.
95. Janet DesRosiers aurait une réflexion significative : « Il n’a jamais été se confesser. Mon Dieu !
Si un prêtre avait entendu sa confession… » Rapporté par Laurence Leamer, The Kennedy Men: The
Laws of the Father, 1901-1963, op. cit., p. 336-339.
96. La réflexion est de Betty Spalding. Rocky Graziano, qui avait été champion du monde de boxe
poids moyen vers la fin des années 1940, était connu pour sa rugosité. Voir Herbert S. Parmet, Jack:
The Struggles of John F. Kennedy, op. cit., p. 298.
97. Voir Christopher Andersen, Jack and Jackie: Portrait of an American Marriage, op. cit., p. 115.
98. David Pietrusza, 1960. LBJ vs. JFK vs. Nixon. The Epic Campaign that forged Three
Presidencies, op.  cit., p.  406. Voir aussi William Manchester, Portrait of a  President: John
F. Kennedy in Profile, Boston, Little, Brown and Company, 1962, p. 121.
99. Benjamin C. Bradlee, Conversations with Kennedy, op. cit., p. 201.
100. Réflexion de Harry S. Truman à sa fille Margaret. Voir David McCullough, Truman, op. cit.,
p. 970.
101. Judith Exner & Ovid Demaris, My Story, New York, Grove Press, 1977, p. 194.
102. Anthony Summers, Official and Confidential: The Secret Life of J.  Edgar Hoover, op.  cit.,
p. 344-345.

7. Le patriarche désarmé
1. Voir Kitty Kelley, His Way: The Unauthorized Biography of Frank Sinatra, New York, Bantam
Press, 1986, p. 278.
2. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 390.
3. Ibid., p. 388.
4. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 253.
5. Ibid., p. 253-255.
6. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time, op. cit., p. 255.
7. Ibid.
8. Gus Russo, The Outfit: The Role of Chicago’s Underworld in the Shaping of Modern America,
New York, Bloomsbury, 2001, p. 407-411.
9. Sam & Chuck Giancana, Double Cross, New York, Warner Books, 1992, p. 372 sq.
10. Arthur Krock, Memoirs: Sixty Years on the Firing Line, op. cit., p. 366.
11. Le propos serait rapporté par Mgr Eugene Clark. Voir Ronald Kessler, The Sins of the Father:
Joseph P. Kennedy and the Dynasty He Founded, op. cit., p. 387.
12. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 244.
13. Ibid., p. 371.
14. Réflexion à son gendre, Steve Smith. Voir Arthur M. Schlesinger Jr, Robert Kennedy and His
Times, op. cit., p. 587.
15. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 297.
16. Le 4 juin 1961. Peu après sa rencontre avec Khrouchtchev, Kennedy déclara à James Reston, du
New York Times : « Je n’ai jamais rien fait d’aussi dur… Il m’a proprement massacré. »
17. L’ouvrage en question de Robert J. Donovan, PT-109: John F. Kennedy in World War II, New
York, McGraw-Hill, 1961, serait effectivement adapté à l’écran en 1963, sous le titre PT-109, avec
Cliff Robertson dans le rôle de JFK. Quant à l’ouvrage de Bobby, les syndicats réussiraient à bloquer
son adaptation cinématographique.
18. Ralph G. Martin, Seeds of Destruction: Joe Kennedy and His Sons, New York, Putnam Adult,
1995, p. 363.
19. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 399.
20. Voir Edward M. Kennedy (éd.), The Fruitful Bough: A Tribute to Joseph P. Kennedy, op. cit.,
p. 275.
21. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 309.
22. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 400.
23. Ibid.
24. L’ayant observée lors d’une réception où se trouvait Joe, Ben Bradlee en avait conclu qu’elle
accomplissait «  l’œuvre de toute son existence  ». Voir Benjamin C.  Bradlee, A  Good Life:
Newspapering and other Adventures, op. cit., p. 245.
25. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p.  406  ; et Rita Dallas & Jeanira Ratcliffe, The Kennedy Case, New York, G.  P. Putnam’s
Sons, 1973, p. 47.
26. Christopher Andersen, Jack and Jackie: Portrait of an American Marriage, op. cit., p. 326.
27. Ibid.
28. Ibid.
29. Peter Collier & David Horowitz, The Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 332.
30. Ralph G. Martin, A Hero for Our Time: An Intimate Story of the Kennedy Years, op. cit., p. 467.
31. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 411.
32. Beaucoup plus tard, dans ses Mémoires, Rose Kennedy s’en expliquerait en faisant valoir que
son mari et elle-même étaient convenus qu’en cas de mauvaises nouvelles, il valait mieux les
annoncer le matin, « sinon on était bon pour une nuit blanche et on se retrouvait affaibli d’autant ».
Voir Times to Remember, op. cit., p. 442.
33. Rita Dallas, The Kennedy Case, op.  cit., p.  19  ; et Peter Collier & David Horowitz, The
Kennedys: An American Drama, op. cit., p. 339.
34. Rita Dallas, The Kennedy Case, op. cit., p. 22 sq. ; et Richard J. Whalen, The Founding Father:
The Story of Joseph P. Kennedy, op. cit., p. 485-486.
35. Rita Dallas, The Kennedy Case, op. cit., p. 253.
36. Boston Globe, décembre 1962.
37. Juin 1964. Voir Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P. Kennedy and the Dynasty He
Founded, op. cit., p. 407.
38. Thomas C. Reeves, A Question of Character: A Life of John F. Kennedy, op. cit., p. 314.
39. Ronald Kessler, The Sins of the Father: Joseph P.  Kennedy and the Dynasty He Founded,
op. cit., p. 419-420.
40. Boston Herald, 19 novembre 1969.
41. Texte de Robert F.  Kennedy, in Edward M.  Kennedy (éd.), The Fruitful Bough: A  Tribute to
Joseph P. Kennedy, op. cit.
Index

Abbot, Gordon : 60, 62


Accardo, Tony : 318
Aitken, George, sénateur : 283
Aitken, William Maxwell, lord Beaverbrook : 215
Albee, Edward : 117
Amato, Paul d’ (« Skinny ») : 319-321
Arvad, Inga : 256-260, 292
Astaire, Fred : 147
Astor, Nancy, vicomtesse d’ (Witcher Longhorne) : 220-222

Baldwin, sir Stanley : 211


Baruch, Bernard : 69, 94, 154, 156, 173, 177-178, 348
Bennett, Constance : 138, 145-146
Billings, Kirk LeMoyne (« Lem ») : 298
Bingham, Robert Worth, ambassadeur : 202
Blyss, Frank : 71
Bonanno, Joseph : 80, 83, 317
Bouvier, John Vernou III (« Black Jack ») : 296, 347
Bradlee, Benjamin Crowninshield : 326, 332, 348
Brandeis, Louis Dembitz : 179
Brent, Evelyn : 115, 143-144
Brush, Matthew : 73
Bullitt, William Christian, ambassadeur : 239, 255
Burns, John J. : 179, 225
Byrnes, James, secrétaire d’État : 302

Cabot Lodge Henry Jr, sénateur, puis ambassadeur : 285-286, 288, 290
Campbell, Judith (Exner) : 314, 320, 326
Cannon, Frances Ann : 261
Capone, Alfonso (« Al ») : 81, 85, 87, 318
Carnegie, Andrew : 42
Carroll, Nancy : 144-145
Cassara, Thomas J. : 88
Cassini, Oleg : 315, 337, 344
Cavendish, William John Robert (« Billy »), major, marquis de Hartington : 216, 240, 279
Chamberlain, sir Neville, Premier Ministre : 211, 219-220, 226-227, 230, 232, 234-235, 239-241
Chaplin, Charles : 124, 134, 136
Childs, Marquis : 182, 305, 311
Churchill, Pamela : 281
Churchill, Randolph : 209
Churchill, sir Winston, Premier Ministre : 7, 191, 220, 222, 227, 233, 235, 238, 240-241, 244-245,
248, 271, 281, 348
Clifford, Clark, secrétaire à la Défense : 292, 299, 331
Coghlan, Ralph : 288
Cohen, Milton : 129
Collins, Patrick Andrew : 27
Compson, Betty : 143
Conley, John : 39
Conway, Joseph : 105
Corbett, Joseph J. : 21
Corcoran, Tommy : 170, 182, 222, 269
Costello, Frank : 80, 83, 85, 316-317, 320
Coughlin, Charles E., révérend : 169, 197-198
Cox, Channing : 74
Crawford, Joan : 147
Cukor, George : 147
Curley, James Michael : 53-54, 61, 106, 275
Currier, Guy : 60-62, 66, 111-112, 156-157
Cushing, Richard James, cardinal : 253, 292, 322, 343, 353, 360-361

Dallas, Rita : 344-345, 351


Dalton, Mark : 277, 288
Daniels, Josephus, secrétaire à la Marine : 63
Davies, Marion : 166, 322
Dawson, Geoffrey : 221
De La Coudraye, James Henry Le Bailly de La Falaise, marquis d’ : 130-132, 138
DeLoach, Cartha D. : 83
DeMille, Cecil Blount : 115, 124, 134
Denforth, William C. : 71
Derr, Edward Bennett : 106
DesRosiers, Janet : 297-298, 312, 337, 344-345
Deterding, sir Henry : 221
Dietrich, Marlene : 148-149, 184, 236
Dirksen, Herbert von : 223
Donovan, James : 21
Donovan, Joseph : 38
Donovan, William J. : 241
Douglas, William Orville : 179, 203, 285, 309, 318
Dumaine, Frederick C. : 66, 112

Early, Stephen : 254-255


Edouard VIII, roi d’Angleterre, puis duc de Windsor : 112, 213
Eisenhower, Dwight, général, puis président : 286, 300-301, 303, 306

Fairbanks, Douglas Jr : 56, 124, 147


Farley, James A. : 168, 196, 219
Finnegan, James : 300-301
Fischer, Robert : 34
Fitzgerald, John Francis (« Honey Fitz ») : 21-23, 27-28, 31, 45-49, 52-55, 60, 69, 89, 95, 101, 106,
113, 140, 162, 251, 274-275, 288
Fitzgerald, Mary Josephine (« Josie ») : 45, 48, 52, 54
Flynn, Maurice (« Lefty ») : 115
Ford, Henry : 42, 68, 70
Ford, John J. : 106, 119
Forrestal, James Vincent, secrétaire à la Marine puis secrétaire à la Défense : 260, 262
Fox, William : 109, 114
Frankfurter, Felix, juge à la Cour Suprême : 98, 154, 229
Fusco, Joseph Charles (« Joey ») : 86

Gable, Clark : 147-148


Galeazzi, Enrico Pietro, comte : 198
Garbo, Greta : 145-147
Gargan, Ann : 341, 344-345, 348, 351, 353-354, 357
Garner, John Nance, vice-président : 167, 218-219
George VI, roi d’Angleterre : 230, 232, 235
Giancana, Sam : 7, 318-319, 326, 333
Giannini, Attilio H. : 152
Gillette, King Camp : 130
Goering, Hermann, maréchal : 223, 227, 257
Goldsmith, Arthur : 34, 154, 159
Goldwyn, Samuel : 109
Grant, Cary : 145
Gray, William : 111
Grober, Bert (« Wingy ») : 319


Hartwell, sir Broderick : 81
Haver, Phyllis : 143
Hayden, Charles : 67
Hays, William Harrison : 107, 110, 119-120, 127, 230
Hearst, William Randolph : 148, 166-168, 171, 181, 192, 197, 313
Hepburn, Katharine : 147
Hersey, John : 261-262, 278
Hertz, John Daniel : 74-78
Hinton, Harold B. : 208
Hitler, Adolf, chancelier : 211, 220-221, 223, 226, 232, 235, 237, 241, 248, 257
Hoffa, James : 318
Hoover, Herbert Clark, président : 161, 165, 286, 329, 349
Hoover, John Edgar : 83, 253, 258-259, 271, 299, 326
Hopper, Heda : 145
Hopkins, Harry : 205, 227
Houghton, Arthur : 107, 208
Hourigan, Mollie : 188
Howard, Sidney : 140-141
Howe, Louis McHenry : 172, 203
Howey, Walter : 74, 76
Hull, Cordell, secrétaire d’Etat : 208, 217, 219, 227
Humphrey, Hubert Horatio, vice-président : 301, 315, 321-322
Humphreys, Murray (« Curly ») : 85-86, 318
Hutton, Barbara : 228

Ickes, Harold : 205, 225, 233


Inverforth, Weir Andrew, Lord : 112

Johnson, Lyndon Baines, président : 245, 315, 322, 354-355

Kane, Robert : 124-126


Kane, Joseph : 40, 153, 276
Kaplan, Jacob M. : 84
Katz, Milton : 179
Kefauver, Estes, sénateur : 301-302
Kennedy, Bridget : 13-14, 16-18
Kennedy, Edward Moore, sénateur : 101, 213, 242, 260, 284, 340-341, 344, 352-353, 355, 357-359,
362
Kennedy, Eunice (Shriver) : 90, 93, 254, 272, 284, 331, 352-353
Kennedy, Jacqueline (Bouvier) : 256, 272, 293-296, 304, 313-314, 324-325, 337, 339, 342, 347-348,
353, 355-356, 360
Kennedy, Jean (Smith) : 157, 284
Kennedy, John Fitzgerald, président : 9, 90, 93, 99, 102-103, 107, 133, 209, 212, 237-238, 249, 255,
257-263, 273-279, 283-285, 287-293, 297-302, 304-315, 317, 319-333, 335-342, 347-350, 353, 359
Kennedy, Joseph Patrick Jr : 90, 98, 188, 209, 212, 237, 246, 248-249, 255, 260, 262-264, 268-269,
272-273, 280, 303, 329-330, 352
Kennedy, Kathleen (« Kick ») : 10, 90, 133, 210, 213-216, 240, 249, 256, 279-282, 284, 335, 357
Kennedy, Margaret Louise : 24, 152
Kennedy, Mary Augusta (Hickey) : 23-27, 30, 90, 152
Kennedy, Mary Josephine (Hannon) : 45
Kennedy, Mary Loretta : 24, 152
Kennedy, Patricia (Lawford) : 284
Kennedy, Patrick : 14-17, 328
Kennedy, Patrick Joseph (P.J.) : 18-23, 27-29, 55-56, 152, 160, 162
Kennedy, Robert Francis, Attorney General, puis sénateur : 151, 260, 273, 287, 289-290, 309, 311-
312, 318-319, 321-322, 325, 331, 333, 335, 339, 342-343, 347, 349-351, 354-356, 358-359, 362
Kennedy, Rose Elizabeth (Fitzgerald) : 44-46, 48-51, 53, 56, 59, 89-92, 94-95, 97, 100-103, 107,
133, 137-140, 147, 152, 184, 186-188, 209-210, 216, 231, 236, 240, 242-244, 249, 252, 265, 271,
279-282, 284, 289, 293, 295, 297-298, 315, 335-337, 341, 345-346, 349, 351, 353, 358, 360-361
Kennedy, Rosemary : 10, 90, 107, 185-189, 210, 240, 249-254, 284
Kent, Frank : 182, 229
Kent, Sidney : 129
Kirk, Alan Goodrich : 249
Kirstein, Louis E. : 112
Klemmer, Harvey : 142, 208, 211, 224, 230, 238-239, 242
Krock, Arthur : 154, 194-196, 206, 214, 224, 231, 237-238, 244, 256-257, 261, 299, 305, 334-335

Laemmle, Carl : 109, 122


LaGuardia, Fiorello : 20, 316
Landis, James M. : 179-180, 184, 210, 288, 302, 329
Lansky, Meyer : 7, 80, 83, 86, 317, 319
Lawford, Peter : 174, 302, 313
Lee, James T. : 272
LeHand, Marguerite Alice (« Missy ») : 174, 183, 196
Lehman, Herbert, gouverneur : 154
Lindbergh, Charles A. : 222-223, 227, 248
Lippmann, Walter : 181, 233
Lipton, sir Thomas : 49
Lisagor, Peter : 323
Livermore, Jesse Lauriston : 71
Loew, Marcus : 120, 122
Lomasney, Martin : 20, 61
Long, Huey Pierce, gouverneur, puis sénateur : 197
Lowell, Joseph : 83
Lowell, Ralph : 96
Lucchese, Gaetano (« Tommy ») : 316
Luce, Clare (Boothe), ambassadeur : 243-244, 246, 284, 302-303
Luce, Henry Robinson : 181, 215, 238, 243, 313, 323
Luciano, Charles (« Lucky ») : 80, 83, 317, 320
Lyne, Daniel : 105

Madden, Owney : 87
MacDonald, Torbert : 310
Mailer, Norman : 306
Malcolm, Durie : 291
Marcello, Carlos : 318
Masaryk, Jan, ambassadeur, puis ministre : 227
Mayer, Louis Burt : 122, 146, 154
McCarthy, Joseph, sénateur : 287
McCormack, John : 255
McCormick, Robert R. : 181
McCulloch, Charles : 76
McIntyre, Marvin : 183
McLaughlin, Charles : 37
Meyer, Eugene : 181
Mix, Tom : 93, 114-115, 149
Moley, Raymond : 172, 177
Moore, Edward E. : 74, 106-107, 131, 141, 144, 149, 157, 180, 187, 208, 278
Morgan, John Pierpont : 42-43, 57, 64, 208, 213
Morgenthau, Henry Jr, secrétaire au Trésor : 162-164, 182, 198, 205, 239
Murrow, Ed : 233, 305
Mussolini, Benito, président du Conseil : 220, 226

Nitti, Frank : 85
Nixon, Richard Milhouse, sénateur, puis président : 286, 296, 306, 309, 318, 323-326, 328-329, 335
Norman, Montaigu : 221

O’Brien, Daniel F. : 277


O’Brien, Lawrence : 310
O’Connell, William Henry, cardinal : 32, 45, 139-140
Odlum, Floyd Botswick : 207
O’Donnell, Kenneth : 284, 288, 310
O’Leary, Edward : 131, 139, 224
O’Meara, Harry : 39, 43-44, 51, 73
O’Meara, Stephen : 38
Ormsby-Gore, William : 215

Pacelli, Eugenio, cardinal, puis pape (Pie XII) : 198, 231


Palmstierna, Erik, baron : 225
Pantages, Alexander : 117-118
Parsons, Louella : 145
Patterson, Eleanor (« Cissy ») : 181, 224, 256
Pearson, Drew : 182, 299, 314
Pickford, Mary : 124, 128, 143
Pinchot, Mary (Meyer) : 332
Powell, Joseph W. : 62
Powers, David Francis : 308, 310
Prince, Frederick H. : 112
Pringle, Eunice : 118

Raskin, Hy : 310


Rayburn, Sam, sénateur : 245, 301
Rea, Ruth : 41
Reifel, Henry : 86-87
Reinfeld, Joseph : 88, 269
Ribicoff, Abraham Alexander, gouverneur, puis secrétaire à la Santé, puis sénateur : 302
Ricca, Paul : 85
Rockefeller, John Davison : 42
Rogers, Ginger : 146
Rogers St. Johns, Adela : 143-144
Roosevelt, Alice (Longworth) : 52, 296
Roosevelt, Eleanor : 183, 207, 246-247, 301
Roosevelt, Franklin Delano, secrétaire adjoint à la Marine, puis gouverneur, puis président : 7, 52,
63-65, 87, 161-165, 168-178, 180, 182-184, 191-201, 203-207, 212, 217-219, 224, 226, 229-231,
233-234, 237, 239, 242, 244-249, 255, 263, 268-269, 276, 285, 290, 309-310, 316, 335, 339
Roosevelt, James : 174-176, 197, 202-203, 219, 226
Roosevelt, Theodore, président : 29, 52
Rosselli, Johnny : 316-318
Ryan, Elizabeth (« Toodles ») : 53-55


Sahl, Mortimer : 328
Saltonstall, Richard : 60
Sargent Shriver, Robert, ambassadeur : 272, 288, 310, 357
Sarnoff, David : 116-117, 154, 156
Schenck, Joseph : 124, 225
Schiff, Jacob : 43
Schwab, Charles M. : 64-65, 68
Scollard, Patrick : 105
Sennett, Mack : 143
Sexton, Frank : 36
Seymour, James : 208
Shearer, Norma : 145, 147, 236
Sinatra, Frank : 8, 317, 319, 321, 333-334
Smith, Alfred Emanuel (« Al »), gouverneur : 162, 164, 167
Smith, Bernard E. (« Ben ») : 157, 239-240
Smith, Stephen Edward : 310, 346, 357
Smathers, George, sénateur : 313, 331
Sorensen, Theodor C. : 287, 299, 311, 324
Spalding, Charles F. (« Chuck ») : 347
Spellman, Francis Joseph, cardinal : 197-198, 232, 270, 324, 334-335
Stacher, Joseph (« Doc ») : 86
Stevenson, Adlai Ewing III, gouverneur, puis ambassadeur : 300-304
Stone, Galen : 66-69, 71, 73
Storrow, James Jackson : 48
Stroheim, Erich von : 134-136
Sullivan, Charles : 105, 131
Sullivan, John H. : 43
Sulzberger, Cyrus L. : 224, 313
Symington, William Stuart, sénateur : 315
Swanson, Gloria : 8, 124-142, 144-146, 149, 153, 160-161, 181, 251, 344
Swope, Herbert Bayard : 154

Taft, William Howard, président : 52, 61


Talmadge, Richard : 115
Taylor, Myron Charles, ambassadeur : 198
Thalberg, Irving : 136, 147
Thayer, Eugene V. : 43
Thomson, Fred : 149
Thomson, William : 313
Tierney, Gene : 292, 315
Timilty, Joseph : 271
Truman, Harry S., président : 269, 306, 322, 326
Tully, Grace : 183, 255

Vanderbilt, Cornelius : 42
Vansittard, Robert : 221, 234
Volstead Andrew J. : 79

Waldrop, Frank : 182


Wallace, Robert : 310
Warburg, James Paul : 173
Warburg, Paul Moritz : 43, 156
Warner, Jack : 8
Watt, Robert D. (Dr) : 102
Wenner-Gren, Axel : 258
Wentworth-Fitzwilliam, Peter, comte de Fitzwilliam : 281-282
Wheeler, Burton Kendall, sénateur : 224
Whelan, George : 72
Willkie, Wendell Lewis : 244
Wilson, Woodrow, président : 58, 79, 163
Winchell, Walter : 182, 259
Wood, Robert E. : 248
Wood, Sam : 124

Zuckor, Adolph : 109, 122, 125


Zwillman, Abner (« Longy ») : 86, 88
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