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Gans Herbert J. La politique culturelle aux États-Unis. In: Communications, 14, 1969. La politique culturelle. pp. 162-171;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1969.1204
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1969_num_14_1_1204
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1. Ecole secondaire.
2. Pour une description plus détaillée des goûts et des publics culturels, voir ibid.,
p. 579-598.
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User. Cependant les goûts culturels n'expriment guère les intérêts de classe
de leurs publics, au sens marxiste de cette expression. Les moyens de
communication de tous les niveaux culturels étant aux mains des hommes d'affaires,
ces moyens sont généralement plus conservateurs, du moins en politique
intérieure, que beaucoup de membres de leur public. La presse de goût
culturel inférieur, par exemple, est un moyen de communication qui s'adresse
au public de la classe ouvrière mais se trouve probablement encore plus
éloigné des idées socialistes que les moyens de communication des deux
catégories culturelles supérieures.
La hiérarchie des goûts reflétant la hiérarchie sociale, il s'ensuit des conflits
de goûts comparables aux conflits sociaux, dans lesquels chaque catégorie
culturelle critique les normes et les productions de toutes les autres. A chaque
niveau de goût culturel on accuse les cultures d'un niveau « supérieur »
d'être snobs et ennuyeuses et celles qui sont « inférieures » d'être
superficielles et vulgaires. Quant à la haute culture, elle rejette, bien entendu, toutes
les autres cultures comme factices et inauthentiques. De fait, la théorie de
la culture de masse s'est édifiée comme un instrument idéologique grâce
auquel la culture supérieure se défend contre les autres cultures, plus
puissantes et plus populaires.
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d'obtenir une base de pouvoir qui soit indépendante de ses efforts créateurs.
Comme les politiciens, les créateurs mettent sur pied des clans qui les
soutiendront en cas d'échec; ils placent leurs amis dans des situations influentes;
ils essaient même de se poser en « patrons », en créant, soit dans le cadre
de leur propre organisation, soit à l'extérieur, des emplois dont les
détenteurs leur devront reconnaissance et soutien 1. La politique littéraire de la
haute culture et les luttes bureaucratiques internes au sein des mass media
sont donc tout à fait similaires; dans les deux cas, les créateurs (ou les
distributeurs) emploient un nombre de méthodes comparables à celles qu'utilisent
les politiciens du gouvernement pour se maintenir au pouvoir.
Ces observations concernant la politique culturelle s'appliquent à tous les
niveaux de goûts culturels supérieur ou inférieur. En Amérique, l'artiste
« sérieux » de haute culture doit se soucier des distributeurs et des «
électeurs » autant que l'artiste des mass media, et peut-être même davantage :
le public de haute culture est infiniment plus restreint que le public des
mass media, et les occasions de s'exprimer comme créateur de haute culture
sont infiniment plus rares.
Ce que j'ai dit de la politique culturelle s'applique non seulement aux arts
et aux spectacles, mais aussi aux actualités et aux autres formes de « culture
informationnelle », car chaque goût culturel a sa propre Weltanschauung,
qui gouverne ses préférences en matière d'actualités et d'information, et
même son attitude envers les sciences sociales. Par exemple les publics de
goût inférieur sont plus attirés par les nouvelles locales et les histoires ayant
un « intérêt humain » que par les nouvelles nationales et internationales, et
comme je l'ai déjà noté, ceux de goût moyen-supérieur manifestent, au moins
vaguement, un certain intérêt pour l'optique des sciences sociales. La haute
culture préfère encore puiser ses analyses sociales à des sources littéraires,
tandis que les tendances progressistes de la culture moyenne-inférieure
commencent à s'intéresser à la « sociologie populaire », bien que celle-ci soit
souvent l'œuvre de journalistes dont les concepts et les méthodes ne
s'apparentent que de loin à la sociologie universitaire.
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i. Pour une description récente de la politique littéraire à New York, cf. Norman
Podhorets, Making it, New York, Random House, 1967.
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de la haute culture pour estimer que celle-ci est supérieure en qualité parce
qu'elle procure une satisfaction esthétique plus grande, plus intense, plus
diversifiée et peut-être même plus durable. Néanmoins, les goûts culturels
faisant l'objet d'un choix, on ne peut leur attribuer un jugement de valeur
sans tenir compte de ceux qui les choisissent. Or le choix du goût culturel
est fonction de la classe sociale et du niveau d'instruction. La capacité de
créer et de consommer la haute culture exige une instruction de la plus
haute qualité et presque toujours un revenu élevé. Il serait donc injuste
d'espérer ou de demander que des gens qui n'ont qu'un niveau d'instruction
et des revenus modestes choisissent la haute culture. Je dirais plutôt que
chaque personne devrait pouvoir choisir le goût culturel qui s'accorde avec
son niveau d'instruction et sa classe sociale, mais qu'en revanche tous les
goûts culturels devraient être considérés comme d'égale valeur relativement
aux gens qui les choisissent, pour la simple raison que tous les citoyens sont
égaux en valeur, indépendamment de leur position sociale. En partant de ce
point de vue, on ne peut pas considérer que la haute culture soit d'une valeur
supérieure tant que la société n'assure pas à chacun l'instruction et le revenu
qui sont les conditions préalables permettant d'y participer.
En attendant, je voudrais plaider pour la démocratie culturelle et le
pluralisme culturel; la coexistence de tous les goûts culturels possibles en accord
avec la répartition des différents niveaux de goût dans la société, afin que
chacun puisse profiter de la forme de culture à laquelle son éducation et son
milieu l'ont préparé. Ceci n'empêche personne de partager tout autre goût
culturel et ne doit pas non plus décourager les efforts politiques pour
augmenter le niveau général de l'instruction, modifier le système des classes
sociales et, par voie de conséquence, la qualité des goûts culturels. (En fait,
c'est ce qui s'est déjà produit en Amérique sur la base d'une attitude de
laissez-faire; les progrès de l'instruction publique au cours des vingt-cinq
dernières années ont réduit significativement le nombre de gens qui préfèrent
le goût culturel inférieur, et, par ailleurs, amélioré le niveau des goûts
culturels moyen-inférieur et moyen-supérieur.) La seule limite que je veuille
donner à la démocratie culturelle serait d'exclure tout goût ou élément de
goût culturel dont on puisse prouver qu'il a un effet néfaste sur l'individu
ou la société. Mais jusqu'ici je ne connais aucune preuve convaincante de la
nocivité d'une culture, bien que la haute culture accuse la culture populaire
d'être intellectuellement et émotionnellement néfaste.
Le rôle du gouvernement dans la politique culturelle devrait être de
favoriser au maximum la démocratie culturelle, afin de permettre à tous les goûts
culturels d'exister et de se développer. Autrement dit, le gouvernement, loin
de censurer ou restreindre, de quelque façon que ce soit, aucune forme de
goût culturel, devrait résister aux pressions des membres politiquement
puissants d'un public lorsqu'ils réclament la censure pour une catégorie de goût
différente de la leur. En revanche, il devrait encourager la naissance de goûts
culturels dont le développement, faute d'égalité économique et sociale, se
trouve retardé. Ses efforts ne se concentreraient pas uniquement sur le soutien
financier aux goûts culturels élevé et moyen-supérieur, comme c'est
actuellement le cas : leurs publics sont riches et beaucoup d'oeuvres privées leur
donnent déjà un appui financier. Au contraire, l'aide du gouvernement
devrait aller en premier lieu à la culture inférieure, car celle-ci ne peut
inciter les œuvres privées et les annonceurs à financer son développement
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Herbert J. G ans
Center for Urban Education, New York