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Communications

La politique culturelle aux États-Unis


Herbert J. Gans

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Gans Herbert J. La politique culturelle aux États-Unis. In: Communications, 14, 1969. La politique culturelle. pp. 162-171;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1969.1204

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1969_num_14_1_1204

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Herbert J. Gans

La politique culturelle aux Etats-Unis

La culture est généralement considérée comme une forme d'expression


spirituelle, elle est donc supposée être « au-dessus » de préoccupations aussi
matérielles que la politique. Cette idée de la culture reste naïve : la politique
a trait à la distribution des ressources, du pouvoir et du prestige dans la
société, et la culture contribue à régler cette distribution.
Notre analyse de la politique culturelle doit commencer par une définition
du terme de « culture ». Compris comme la traduction du mot allemand
Kultur, le terme évoque les normes esthétiques, les activités et les productions
des artistes et des intellectuels « sérieux » qui créent pour des publics
« cultivés »; mais nous emploierons ici le mot dans un sens plus large pour
désigner les normes esthétiques, les activités et les productions de n'importe
quel groupe humain, définition qui englobe à la fois la culture d'un niveau
élevé et la culture populaire (ou de masse) 1.
La culture influence la distribution des ressources, du pouvoir et du
prestige au moins de deux façons. D'abord la culture est transmise par des
institutions telles que les réseaux de télévision et les écoles, et ces institutions
ont une place dans la politique du gouvernement ou des partis de presque
toutes les sociétés. D'autre part, la culture fournit des symboles, des mythes,
des valeurs et des informations concernant la société. Chaque « produit »
culturel, que ce soit une pièce sérieuse ou un roman léger, représente d'une
manière ou d'une autre un témoignage social, et souvent même politique
sur la société contemporaine. Etant donné que la culture exerce une influence
sur les membres de la société — bien qu'elle en ait moins qu'on ne le pense
souvent — la sélection des messages culturels qui seront diffusés a
nécessairement une implication politique.
En Europe, où le gouvernement joue un rôle important dans la création
et la diffusion de la culture, la politique culturelle a souvent sa place à
l'intérieur des institutions politiques officielles; en Amérique, la politique

i. Un bon nombre des idées de ce texte, concernant la nature de la culture, sont


développées de manière détaillée dans mon article « Popular Culture in America »,
étude publiée dans Howard S. Becker, Ed. Social Problems : A Modem Approach,
New York, Wiley, 1966, p. 549-620.

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culturelle se situe en grande partie dans le monde du commerce, bien que


des personnalités gouvernementales soient parfois chargées de canaliser les
mass media pour le compte d'une classe ou d'un groupe d'intérêts. De plus,
les points essentiels de la politique culturelle ne sont pas les mêmes en
Amérique et en Europe. En Europe, où la culture supérieure a un pouvoir
et un prestige considérables, on se demande comment doser les parts
respectives de culture supérieure et de culture de masse à diffuser par le canal des
mass media. En Amérique, la culture supérieure est politiquement trop faible
pour apparaître dans les mass media. Les principales rivalités
politico-culturelles se situent au sein de la culture populaire, en particulier au niveau des
thèmes erotiques ou quasi erotiques. Les producteurs de films, de programmes
de télévision, etc., subissent des pressions considérables de la part de la
fraction la plus âgée et la plus conservatrice du public et de ses représentants
élus, ainsi que des autorités religieuses et scolaires, pour censurer de tels
sujets; ils subissent une pression commerciale, en sens inverse, qui traduit
la demande de sujets erotiques de la part des publics plus jeunes et plus
libéraux. Depuis l'assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy,
la réduction du nombre des scènes de violence dans les spectacles télévisés et
l'importance à donner aux Noirs comme acteurs ou personnages dans la
culture populaire sont aussi parmi les problèmes de premier plan.
La censure officielle ne joue qu'un rôle mineur dans la politique
culturelle américaine. La Cour suprême des Etats-Unis a sérieusement limité le
pouvoir de censure du gouvernement fédéral, bien qu'il puisse encore
refuser l'autorisation d'importer des oeuvres étrangères, comme il l'a fait
récemment à propos du film Je suis curieuse. La censure officielle est surtout
exercée par les autorités locales, en particulier dans les régions rurales
conservatrices : encore faut-il noter que les décisions de la Cour suprême
viennent de réduire leurs compétences. La censure non officielle et la pré-
censure conservent en revanche toute leur importance. Les pressions de
groupes religieux et civiques mettent un tabou sur les scènes erotiques dans
les films d'Hollywood et les films orientés à gauche ont été persécutés avec
tant d'acharnement par des organisations « patriotiques » de droite qu'ils
avaient pratiquement disparu jusqu'à la récente vague des films d'avant-garde
(« Underground Films »). Ceux-ci ne sont d'ailleurs projetés que dans
quelques grandes villes et sur des campus d'universités.

II

Pour mener à bien une analyse des thèmes de la politique culturelle en


Amérique, il sera bon de la comparer à la politique gouvernementale ou à
la politique des partis. La politique des partis en Amérique est rarement
axée sur des questions de culture — les partis politiques ne prennent pas de
positions idéologiques à ce sujet — et, par ailleurs, le gouvernement ne joue
qu'un rôle effacé dans la création et la diffusion de la culture; il s'ensuit que
la politique culturelle dépend principalement des institutions commerciales
consacrées à la culture et des relations complexes qui s'établissent entre trois
groupes : d'une part les distributeurs (possesseurs et administrateurs des

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moyens de communication), d'autre part les artistes, écrivains, metteurs en


scène, etc., qui sont les créateurs de la culture; et enfin les différents publics
consommateurs. A titre de comparaison, les distributeurs et les créateurs
peuvent être décrits comme des politiciens culturels et le public comme leur
corps électoral culturel. Ayant pour fonction de fournir la culture à leurs
électeurs, les politiciens culturels s'efforcent, tout en donnant satisfaction à
ceux-ci, d'atteindre leurs propres buts. Ils se trouvent ainsi confrontés au
même problème que les politiciens du gouvernement : comment plaire à des
électeurs dont les besoins ne peuvent être facilement prévus à l'avance, et
qui forment en fait, un certain nombre de sous-groupes dont les besoins sont
différents ou contradictoires?
Ces sous-groupes ne sont pas des groupes organisés; ce sont des agrégats
d'individus ayant des goûts similaires. Ils ont en commun une sous-culture,
et constituent donc une communauté de goûts culturels. Une société aussi
hétérogène que la société américaine contient beaucoup de ces groupes
ayant chacun en art, en musique, en littérature, en théâtre, en
architecture, etc., ses préférences, ses propres moyens de communication, ses
distributeurs, ses créateurs et ses critiques et, bien sûr, ses propres
définitions de la beauté et des normes esthétiques. Pour appuyer cette analyse, je
décrirai seulement les groupes de goût et de culture les plus importants :
supérieur, moyen-supérieur, moyen-inférieur et inférieur.
Le goût culturel supérieur (ou haute culture) appelle peu de discussions;
c'est l'art, la musique, la littérature au sens le plus strict; son public est
principalement composé de gens riches ayant une formation universitaire,
et dont beaucoup sont eux-mêmes créateurs ou critiques de culture.
Le goût culturel moyen-supérieur se rapproche du précédent; il fait sou-,
vent des emprunts à la haute culture. Il est sophistiqué mais non « sérieux »,
car son but est de fournir des évaluations toutes faites et des distractions
plutôt que de favoriser l'approfondissement intellectuel et émotionnel
recherché par les gens de haute culture. Il recrute son public dans la classe moyenne
supérieure, les ingénieurs, cadres et directeurs ayant fait des études
supérieures dans des « collèges x ». Ils sont rarement créateurs de culture; ce
sont des consommateurs, ce pourquoi la culture cherche à leur procurer des
distractions. Parmi leurs moyens de communication les plus importants, on
peut citer le New York Times, Harper's Magazine, le théâtre de Broadway, la
« télévision éducative » et les orchestres symphoniques nationaux — dont
les productions diffèrent de manière caractéristique par le contenu et le ton,
des moyens de communication de haute culture tels que Partisan Review,
The New York Review of Books, le théâtre hors de Broadway et les ensembles
de musique de chambre.
Les goûts culturels moyen-inférieur et inférieur correspondent à ce qu'on
appelle généralement la culture populaire ou culture de masse; ils bannissent
à la fois le sérieux et le sophistiqué, et leur caractéristique principale est
peut-être le réalisme et le concret.
Le goût culturel moyen-inférieur est le fait des gens de la classe moyenne
d'un niveau professionnel tel que celui de technicien ou d'employé de bureau,

i. Au sens américain du terme : intermédiaire entre la « high school » et


l'Université.
La politique culturelle aux États-Unis
qui ont passé leur diplôme de fin de « high school * » et ont peut-être fréquenté
un collège d'Etat ou un collège public. Les principaux moyens de
communication de ce goût culturel sont le cinéma de Hollywood, la télévision
commerciale, des revues telles que Look et le Reader's Digest, les comédies
musicales de Broadway et aujourd'hui les romans pseudo-réalistes, par exemple
Valley of the Dolls, qui deviennent des best sellers.
Le goût culturel inférieur est celui des gens qui ont moins qu'une
formation de high school : les travailleurs blancs des usines et les résidents noirs
indigents des ghettos. Le goût culturel inférieur se distingue du goût culturel
moyen-inférieur par son aspect trivial encore plus net et par l'accent qu'il
met sur « l'action », telle qu'on peut la trouver dans les histoires
d'aventures, les mélodrames et les sports violents comme la boxe et le football. Le
public de ce niveau n'étant pas riche, exerce peu d'attrait sur les
distributeurs : il est donc obligé d'emprunter une grande partie de sa culture aux
messages destinés au public de la catégorie immédiatement supérieure; les
bandes dessinées, les revues de confidences et de « fans », les journaux de
format « tabloïd » sont à peu près, au niveau culturel inférieur, les seuls
moyens de communication qui subsistent aujourd'hui.
Ces descriptions sont très superficielles; une analyse plus détaillée devrait
mentionner les subdivisions et les tendances à l'intérieur de chaque niveau
de goût culturel et de chaque public 2. Par exemple, chaque culture comporte
des tendances traditionalistes, progressistes et d'avant-garde, de même que
des subdivisions par groupes d'âges. A presque tous les niveaux de culture,
les publics adolescents ont des goûts musicaux complètement différents de
ceux des adultes; actuellement les premiers préfèrent le « rock and roll »,
l'« acid rock », le « folk rock » et le folklore dont le lyrisme s'appuie sur la
protestation sociale, genres qui sont rarement populaires parmi les adultes.
De plus, les frontières entre les différents niveaux de culture sont très
imprécises et une grande partie de la culture populaire tente de s'adresser
simultanément à des publics de plusieurs niveaux. Par exemple, certaines parties
de la revue Life sont écrites pour les publics de goût moyen supérieur,
d'autres pour les publics de goût moyen-inférieur. Le film récent Bonnie
and Clyde a dû son succès en partie au fait qu'il a su plaire à diverses couches
de spectateurs, bien que pour des raisons différentes :les publics de goût
inférieur l'ont considéré comme un film de crime et d'aventure, les publics
de niveau plus élevé comme un témoignage sur la violence dans la société
américaine.
La hiérarchie et les caractéristiques des goûts culturels et des publics de
différents niveaux sont très comparables à la hiérarchie et aux caractéristiques
de la structure sociale américaine. Un grand nombre d'écrits de haute culture
contiennent des attaques à peine voilées contre la classe moyenne et la classe
ouvrière, leur reprochant de détenir trop de pouvoir culturel; et beaucoup
de romans de niveau culturel moyen-inférieur ou inférieur mettent en scène
des héros répondant aux normes sexuelles traditionnelles qui démasquent des
personnages répondant à des normes sexuelles d'avant-garde pour les stigma-

1. Ecole secondaire.
2. Pour une description plus détaillée des goûts et des publics culturels, voir ibid.,
p. 579-598.

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User. Cependant les goûts culturels n'expriment guère les intérêts de classe
de leurs publics, au sens marxiste de cette expression. Les moyens de
communication de tous les niveaux culturels étant aux mains des hommes d'affaires,
ces moyens sont généralement plus conservateurs, du moins en politique
intérieure, que beaucoup de membres de leur public. La presse de goût
culturel inférieur, par exemple, est un moyen de communication qui s'adresse
au public de la classe ouvrière mais se trouve probablement encore plus
éloigné des idées socialistes que les moyens de communication des deux
catégories culturelles supérieures.
La hiérarchie des goûts reflétant la hiérarchie sociale, il s'ensuit des conflits
de goûts comparables aux conflits sociaux, dans lesquels chaque catégorie
culturelle critique les normes et les productions de toutes les autres. A chaque
niveau de goût culturel on accuse les cultures d'un niveau « supérieur »
d'être snobs et ennuyeuses et celles qui sont « inférieures » d'être
superficielles et vulgaires. Quant à la haute culture, elle rejette, bien entendu, toutes
les autres cultures comme factices et inauthentiques. De fait, la théorie de
la culture de masse s'est édifiée comme un instrument idéologique grâce
auquel la culture supérieure se défend contre les autres cultures, plus
puissantes et plus populaires.

Une forme de politique culturelle se manifeste ainsi à tous les niveaux de


la société, allant des conflits gouvernementaux concernant la censure aux
commentaires hostiles que les gens font des goûts culturels de leurs voisins.
Le phénomène le plus intéressant, en Amérique, est néanmoins la lutte
politique entre les groupes culturels de différents niveaux pour savoir quelle
culture doit prédominer dans les moyens de communication et quelle culture
fournira à la société ses symboles, ses valeurs et sa vision du monde. Cette
lutte ne porte pas seulement sur les mérites de chaque culture; elle concerne
aussi le pouvoir politique et économique des différents goûts culturels, dans
le système de classes sociales et la structure du pouvoir en Amérique.
La haute culture jouit, bien sûr, du prestige le plus grand; mais, parce
que son public est peu nombreux — trop peu nombreux pour justifier même
un programme de télévision qui lui soit spécialement réservé — celte culture
est relativement impuissante. La culture de goût inférieur est elle aussi
paralysée parce que son public manque de pouvoir d'achat et d'influence
politique. Il en résulte que les moyens de communication offrent rarement
des informations ou des spectacles s'adressant aux classes ouvrières. En fait,
bien que des personnages noirs aient récemment été introduits au cinéma et
dans les spectacles télévisés, ils appartiennent tous à la classe moyenne ou
moyenne-supérieure; les personnages inspirés des résidents des ghettos n'ont
pas encore fait leur apparition sur l'écran.
La plus grande partie du pouvoir culturel en Amérique est aux mains des
publics de goût moyen-supérieur et moyen-inférieur. Le premier groupe
comprend beaucoup des personnes fortunées qui sont à la tête des corps
constitués. Il est donc celui qui exerce le contrôle le plus fort sur les activités
«
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culturelles publiques; les membres du public de goût culturel
moyen-supérieur sont ceux qui obtiennent des fonds gouvernementaux pour mettre sur
pied des centres culturels; les architectes qui ont leur faveur dessinent une
grande partie des édifices publics américains (à part ceux de Washington où
les membres du Congrès, dont la plupart représentent la catégorie de goût
culturel moyen-inférieur, votent pour l'architecture traditionnelle toujours en
faveur auprès de ce public). Le pouvoir du goût culturel moyen-inférieur
est, bien sûr, le plus visible dans les moyens de communication qui
s'adressent principalement à cette catégorie. 11 est encore accru par les écoles
publiques qui sont surtout entre les mains d'administrateurs et de professeurs
de la petite bourgeoisie, bien qu'ils tendent à favoriser une forme de culture
puritaine et hautement traditionnelle, alors que leurs élèves préfèrent une
forme beaucoup plus progressiste de la même culture. En réalité, comme je
l'ai déjà fait observer, le principal conflit dans la politique culturelle
d'aujourd'hui est peut-être un conflit de pouvoir entre la tendance traditionnelle
et la tendance progressiste du groupe culturel de niveau moyen-inférieur, en
désaccord sur la dose d'érotisme admissible dans les mass media.
Un autre conflit de pouvoir se développe entre le goût culturel moyen-
inférieur traditionnel et le goût culturel moyen-supérieur « progressiste » au
sujet du contenu politique de la presse : les journaux doivent-ils ou non
exprimer des valeurs nationalistes et ethnocentriques? Les événements
doivent-ils être interprétés selon une doctrine « moralisante » du type
manichéen, tant sur le plan national qu'international, ou bien par une théorie
« réaliste », tenant quelque compte de l'acquis des sciences sociales? C'est
ainsi que les conservateurs de goût culturel moyen-inférieur ont récemment
attaqué la presse pour avoir fait une relation « antipatriotique » de la guerre
du Viet-Nam et pour avoir dit que les causes des révoltes de ghettos en 1966
et 1967 étaient la pauvreté et la ségrégation plutôt que l'œuvre d'infâmes
révolutionnaires.
Bien que ces questions politico-culturelles retiennent beaucoup l'attention,
les manifestations les plus typiques et les plus fréquentes de la politique
culturelle se situent à l'intérieur des moyens de communication des
différentes cultures : en particulier, elles opposent les distributeurs et les créateurs
de culture. Les créateurs sont habituellement recrutés sur la base de leur
capacité et de leur désir de créer pour tels publics particuliers auxquels un
moyen de communication s'adresse : il s'ensuit qu'on trouve rarement des
défenseurs de la haute culture à la télévision, ou des défenseurs de la culture
inférieure parmi le personnel des musées. En raison de ce mode de
recrutement, les créateurs de culture sont généralement libres de créer ce que bon
leur semble; ce sont des hommes de métier qui sont autorisés à se servir de
leur jugement professionnel et de leurs propres normes esthétiques dans leur
travail de création. Or, bien que les distributeurs et les créateurs qui
s'associent pour produire une oeuvre appartiennent généralement au même groupe
de goût culturel, ils entrent souvent en conflit. Les créateurs ont une idée
de leur culture qu'on pourrait dire orientée vers le producteur, alors que les
distributeurs sont plutôt orientés vers le consommateur. Les créateurs veulent
créer des œuvres bonnes, importantes, distrayantes, révolutionnaires, etc.; ils
sont en premier lieu préoccupés d'améliorer leurs techniques esthétiques et
d'« instruire » leur public, essayant de précéder la demande du public aussi
bien dans les mass media que dans la haute culture. Les distributeurs, de leur

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côté, se préoccupent tout d'abord d'attirer et de satisfaire, non pas le public


le plus nombreux possible, mais le public le plus nombreux possible à
l'intérieur de la ou des catégories de goût culturel qu'ils appellent leur « marché ».
Les litiges idéologiques ou politiques interviennent rarement de façon
explicite dans ce processus; le conflit entre les créateurs et les distributeurs
porte généralement sur des questions de mérite artistique ou de qualité
commerciale. Même en ce cas, si les distributeurs allèguent qu'un film devrait
finir bien pour être commercialement plus adapté aux publics de goût moyen-
inférieur, cet argument implique en dernier ressort l'idée que la société et
les individus sont capables de résoudre leurs problèmes sans changement du
statu quo socio-politique.
Les « électeurs » jouent un rôle important mais essentiellement passif dans
le processus politique qui donne naissance à la culture. Leur principal rôle
est de choisir parmi les produits culturels qu'on leur propose. Ce choix,
matérialisé par le nombre de billets vendus aux guichets de cinéma ou par
les sondages d'audience, est leur « vote » pour ou contre les distributeurs et
les créateurs. Le résultat de ce vote détermine le prestige, le pouvoir et, en
fin de compte, la carrière des distributeurs et des créateurs; le metteur en
scène d'un film à succès est submergé d'offres; le metteur en scène d'un film
qui n'a pas de succès peut avoir du mal à obtenir un nouveau contrat.
Les carrières des créateurs et des distributeurs dépendent de leur habileté
à plaire à leurs « électeurs »; ils essaient donc de produire des œuvres
susceptibles d'atteindre ce résultat. Il peut arriver que des distributeurs agissent
ainsi délibérément, mais les créateurs créent habituellement les produits
culturels qui les satisfont personnellement, tout en espérant que le public
jugera de même. Généralement, les créateurs aussi bien que les distributeurs
« représentent » le goût de leur public dans la création de produits culturels,
de même que les politiciens représentent leurs électeurs quand ils élaborent
des lois. En fait, une partie des conflits qui opposent les créateurs et les
distributeurs porte sur le choix du goût culturel donné 1. Quand les créateurs
et les distributeurs viennent de différentes catégories de goûts culturels, ou
de tendances opposées de la même culture, le conflit peut conduire à
substituer au créateur quelqu'un qui partage l'allégeance culturelle du distributeur.
Les metteurs en scène de cinéma sont souvent, pour cette raison, remplacés
au milieu d'un film.
Ni les créateurs, ni les distributeurs n'ont beaucoup de contacts directs
avec leurs « électeurs ». Ils ne les connaissent pas bien. Les choix exprimés
dans le passé par le public ne peuvent permettre d'augurer des choix futurs;
les créations culturelles s'accompagnent donc d'une grande incertitude quant
à leur acceptation finale. Lorsqu'un créateur ou un distributeur ignore si son
prochain effort sera couronné de succès et s'il pourra préserver son pouvoir
et son prestige, il essaie de trouver des moyens de réduire l'incertitude et

i. Comme exemple de ce conflit, voir la description faite par Pauline Kael du


tournage de « The Group » dans son livre Kiss Kiss, Bang Bang, Boston, Little Brown
and Co., 1968, p. 65-ioo; Lilian Ross, Picture, New York, Harcourt-Brace, 1952; et
mon analyse sociologique « The Creator- Audience Relationship in the Mass Media :
An Analysis of Movie Making » dans Mass Culture, publié sous la direction de Bernard
Rosenberg et David M. White, Glencoe (111.), The Free Press, 1957, p. 3i5-3a4.

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La politique culturelle aux États-Unis

d'obtenir une base de pouvoir qui soit indépendante de ses efforts créateurs.
Comme les politiciens, les créateurs mettent sur pied des clans qui les
soutiendront en cas d'échec; ils placent leurs amis dans des situations influentes;
ils essaient même de se poser en « patrons », en créant, soit dans le cadre
de leur propre organisation, soit à l'extérieur, des emplois dont les
détenteurs leur devront reconnaissance et soutien 1. La politique littéraire de la
haute culture et les luttes bureaucratiques internes au sein des mass media
sont donc tout à fait similaires; dans les deux cas, les créateurs (ou les
distributeurs) emploient un nombre de méthodes comparables à celles qu'utilisent
les politiciens du gouvernement pour se maintenir au pouvoir.
Ces observations concernant la politique culturelle s'appliquent à tous les
niveaux de goûts culturels supérieur ou inférieur. En Amérique, l'artiste
« sérieux » de haute culture doit se soucier des distributeurs et des «
électeurs » autant que l'artiste des mass media, et peut-être même davantage :
le public de haute culture est infiniment plus restreint que le public des
mass media, et les occasions de s'exprimer comme créateur de haute culture
sont infiniment plus rares.
Ce que j'ai dit de la politique culturelle s'applique non seulement aux arts
et aux spectacles, mais aussi aux actualités et aux autres formes de « culture
informationnelle », car chaque goût culturel a sa propre Weltanschauung,
qui gouverne ses préférences en matière d'actualités et d'information, et
même son attitude envers les sciences sociales. Par exemple les publics de
goût inférieur sont plus attirés par les nouvelles locales et les histoires ayant
un « intérêt humain » que par les nouvelles nationales et internationales, et
comme je l'ai déjà noté, ceux de goût moyen-supérieur manifestent, au moins
vaguement, un certain intérêt pour l'optique des sciences sociales. La haute
culture préfère encore puiser ses analyses sociales à des sources littéraires,
tandis que les tendances progressistes de la culture moyenne-inférieure
commencent à s'intéresser à la « sociologie populaire », bien que celle-ci soit
souvent l'œuvre de journalistes dont les concepts et les méthodes ne
s'apparentent que de loin à la sociologie universitaire.

rv

Notre analyse de certains aspects de la politique culturelle s'est orientée


dans une perspective de relativisme culturel, doctrine anthropologique qui
admet a priori que tous les goûts culturels sont d'égale valeur et dont, par
ailleurs, certaines implications normatives sont évidentes, puisqu'elle met en
question la croyance traditionnelle de la haute culture en sa supériorité sur
tous les autres goûts.
La position normative qui est mienne dérive de cette analyse : tous les
goûts culturels n'ont pas une égale valeur, mais ils sont d'égale valeur aux
yeux de leurs publics respectifs. En fait, je serais d'accord avec les défenseurs

i. Pour une description récente de la politique littéraire à New York, cf. Norman
Podhorets, Making it, New York, Random House, 1967.

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de la haute culture pour estimer que celle-ci est supérieure en qualité parce
qu'elle procure une satisfaction esthétique plus grande, plus intense, plus
diversifiée et peut-être même plus durable. Néanmoins, les goûts culturels
faisant l'objet d'un choix, on ne peut leur attribuer un jugement de valeur
sans tenir compte de ceux qui les choisissent. Or le choix du goût culturel
est fonction de la classe sociale et du niveau d'instruction. La capacité de
créer et de consommer la haute culture exige une instruction de la plus
haute qualité et presque toujours un revenu élevé. Il serait donc injuste
d'espérer ou de demander que des gens qui n'ont qu'un niveau d'instruction
et des revenus modestes choisissent la haute culture. Je dirais plutôt que
chaque personne devrait pouvoir choisir le goût culturel qui s'accorde avec
son niveau d'instruction et sa classe sociale, mais qu'en revanche tous les
goûts culturels devraient être considérés comme d'égale valeur relativement
aux gens qui les choisissent, pour la simple raison que tous les citoyens sont
égaux en valeur, indépendamment de leur position sociale. En partant de ce
point de vue, on ne peut pas considérer que la haute culture soit d'une valeur
supérieure tant que la société n'assure pas à chacun l'instruction et le revenu
qui sont les conditions préalables permettant d'y participer.
En attendant, je voudrais plaider pour la démocratie culturelle et le
pluralisme culturel; la coexistence de tous les goûts culturels possibles en accord
avec la répartition des différents niveaux de goût dans la société, afin que
chacun puisse profiter de la forme de culture à laquelle son éducation et son
milieu l'ont préparé. Ceci n'empêche personne de partager tout autre goût
culturel et ne doit pas non plus décourager les efforts politiques pour
augmenter le niveau général de l'instruction, modifier le système des classes
sociales et, par voie de conséquence, la qualité des goûts culturels. (En fait,
c'est ce qui s'est déjà produit en Amérique sur la base d'une attitude de
laissez-faire; les progrès de l'instruction publique au cours des vingt-cinq
dernières années ont réduit significativement le nombre de gens qui préfèrent
le goût culturel inférieur, et, par ailleurs, amélioré le niveau des goûts
culturels moyen-inférieur et moyen-supérieur.) La seule limite que je veuille
donner à la démocratie culturelle serait d'exclure tout goût ou élément de
goût culturel dont on puisse prouver qu'il a un effet néfaste sur l'individu
ou la société. Mais jusqu'ici je ne connais aucune preuve convaincante de la
nocivité d'une culture, bien que la haute culture accuse la culture populaire
d'être intellectuellement et émotionnellement néfaste.
Le rôle du gouvernement dans la politique culturelle devrait être de
favoriser au maximum la démocratie culturelle, afin de permettre à tous les goûts
culturels d'exister et de se développer. Autrement dit, le gouvernement, loin
de censurer ou restreindre, de quelque façon que ce soit, aucune forme de
goût culturel, devrait résister aux pressions des membres politiquement
puissants d'un public lorsqu'ils réclament la censure pour une catégorie de goût
différente de la leur. En revanche, il devrait encourager la naissance de goûts
culturels dont le développement, faute d'égalité économique et sociale, se
trouve retardé. Ses efforts ne se concentreraient pas uniquement sur le soutien
financier aux goûts culturels élevé et moyen-supérieur, comme c'est
actuellement le cas : leurs publics sont riches et beaucoup d'oeuvres privées leur
donnent déjà un appui financier. Au contraire, l'aide du gouvernement
devrait aller en premier lieu à la culture inférieure, car celle-ci ne peut
inciter les œuvres privées et les annonceurs à financer son développement

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La politique culturelle aux États-Unis

ou le recrutement de talents plus créateurs. En Amérique, le groupe le plus


défavorisé à cet égard est probablement la communauté noire. Jusqu'à nos
jours, la culture noire a été découragée et même étouffée. Les Noirs ont été
obligés de choisir parmi les films, les programmes de télévision, les romans
et l'art créés par, pour, et au sujet des Blancs. Seule leur musique a prospéré,
mais parce qu'elle était également populaire auprès des Blancs. Le meilleur
moyen de promouvoir la démocratie culturelle en Amérique serait d'aider,
financièrement et politiquement, les créateurs et les distributeurs noirs à
développer leur culture sous toutes les formes d'art et de spectacle appropriées
aux besoins et aux désirs de la communauté noire et plus particulièrement
de celle des ghettos.

Herbert J. G ans
Center for Urban Education, New York

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