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Bell Daniel. Les formes de l'expérience culturelle. In: Communications, 2, 1963. pp. 1-22.
doi : 10.3406/comm.1963.942
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1963_num_2_1_942
Daniel Bell
1. Daniel Bell est professeur à Columbia University. Le texte suivant est extrait
d'un essai intitulé The Eclipse of Distance, à paraître dans : The Evolution of American
Thought (A. M. Schlesinger Jr., and Morton White, eds.).
2. Raymond Williams, Culture and Society, Londres, 1958, pp. xm-xv.
3. Les mots culture, populaire et de masse, bureaucratisation, aliénation, sont d'autres
exemples de ces expressions-repère.
4. Pour une étude plus complète des différents emplois de ce mot, voir « The Theory
of Mass Society » dans le livre de Daniel Bell, The End of Ideology (Glencoe, Illinois,
1960). Voir aussi William Kornhauser, The Politics of Mass Society (Glencoe, Ill
inois, 1959) et Léon Bkamson, The Political Context of Sociology (Princeton, 1961).
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I. LA GRANDE SOCIÉTÉ
Dans la mesure où l'on peut attribuer une date précise à une révolution
sociale, on pourrait peut-être prendre comme point de repère la soirée
du 7 mars 1955 : ce soir-là, un Américain sur deux regarda Mary Martin
jouer Peter Pan à la télévision. C'était la première fois dans l'histoire
qu'une seule personne se faisait voir, ou entendre, en une unique occa
sion, d'un public aussi étendu x. C'était bien là ce qu'Adam Smith appel
aitla « Grande société » — mais il aurait été bien incapable d'imaginer
à quel point.
De la politique à la culture
Cette inquiétude sur les effets de la culture de masse est une des carac
téristiques de la vie intellectuelle des années cinquante, et ceci pour
bien des raisons. La première est le très rapide développement de la
télévision, indiscutablement le mass media par excellence, et celui qui
1. L'un des facteurs de cet essor des musées est évidemment d'ordre financier, puisque
la loi permet aux donateurs de tableaux aux musées de déduire de leurs impôts la valeur
des tableaux donnés. Mais de nombreuses fondations ont essayé d'améliorer conscien
cieusement le goût du public américain. Ainsi la Fondation Kress fit don d'un certain
nombre de tableaux de la Renaissance à l'État de la Caroline du Nord à condition
que celle-ci élève un musée et fasse une donation d'une valeur égale. D'où une petite,
mais très belle collection, au nouveau musée de Raleigh, en Caroline du Nord.
2. Frederick Lewis Allen, The Big Change, 1900-1950, New York, 1952, p. 277.
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après la guerre : intégration des enfants des immigrants dans la vie cul
turelle américaine ; embourgeoisement de la classe ouvrière ; extension
de la grande banlieue (suburbia) ; augmentation du revenu de la classe
moyenne inférieure qui fait naître un désir de vivre « bien » ; prospérité
nouvelle se manifestant dans l'achat de postes de T.V., machines à laver,
automobiles, et même un goût pour des aliments de choix ; courbe ascen
sionnelle de l'éducation supérieure, à laquelle les bourses pour G.I. ont
grandement contribué. Et pourtant la prise de conscience provoquée
par ces changements, les incertitudes en ce qui concerne le goût et les
manières, ont provoqué une angoisse en ce qui concerne la « personnalité »
et des scrupules sur « l'identité » sans précédent dans l'histoire socio
culturelle, ainsi qu'en témoignent des titres de best-sellers, The Lonely
Crowd (La foule solitaire), The Organization Man (L'homme de l'orga
nisation), The Status Seekers (Les obsédés du Standing) qui se sont vendus
chacun à plus de 200 000 exemplaires en livres de poche.
Il faut finalement prendre en considération les modifications de nature
du libéralisme politique, et surtout de la gauche. Bien que le nombre
d'extrémistes n'ait jamais été très élevé aux États-Unis, les critiques
de gauche ont toujours exercé une influence considérable. D'abord parce
que les accusations qu'ils portèrent contre le paupérisme, l'inégalité des
chances, l'injustice et la corruption, étaient justifiées et furent, dans une
certaine mesure, acceptées par le corps social. Ensuite parce que la culture
intellectuelle a été aux États-Unis, et surtout dans les trente dernières
années, d'inspiration essentiellement libérale, et que les critiques de
gauche ont tenu une place prépondérante dans la communauté intellec
tuelledes revues, des universités, des grandes maisons d'édition. Le
tirage de magazines tels que Partisan Review, Commentary, Dissent,
ou de revues sérieuses telles que Daedalus, The Virginia Quarterly Review,
the Kenyon Review, est peut-être insignifiant comparé à celui des grands
hebdomadaires, ou même de mensuels du genre de Harper's ou de Y Atlant
ic Monthly, mais leurs lecteurs sont ceux qui, intellectuellement, donnent
le ton au pays. Les idées qui y sont discutées pénètrent le pays, en tou
chant, souvent même indirectement, les rédacteurs et les journalistes
des grands journaux et hebdomadaires, des stations de radio, etc.
Dans les années trente, ces critiques s'occupaient surtout des injus
tices économiques et sociales. Mais, dans les années qui suivirent, à cause
de la prospérité croissante, de la trahison de leurs rêves utopiques par
les excès communistes aux procès de Moscou et le pacte soviéto-nazi 1,
les critiques de la gauche perdirent de leur vigueur et de leur portée.
Dans les années cinquante, les critiques de la politique sont devenus
des critiques de la culture. Ceci résulte en partie de leur prise de position
1. C'était aussi l'état d'esprit des critiques libéraux les plus ouverts. Arthur Schle-
singer Jr. prépara un mémorandum pour le candidat démocrate à la présidence, Adlai
Stevenson, dans lequel il affirmait que pour le parti démocrate le problème de politique
intérieure était essentiellement de passer d'un « libéralisme quantitatif » (questions
de revenu, de redistribution, de chômage, etc.) à un « libéralisme qualitatif » (extension
urbaine, éducation, soutien des arts, etc.). Ce mémorandum circula parmi un grand
nombre d'écrivains et d'hommes politiques, puis fut finalement imprimé par le Reporter.
2. Le recueil d'essais le plus utilisable est sans doute celui de Bernard Rosenberg
et David Manning White, Mass Culture : The popular Arts in America, Glencoe,
Illinois, 1957, surtout les contributions de Harold Rosenberg, Dwight Macdonald,
Clement Greenberg, Gunther Anders, T. W. Adorno, Irving Howe et Ernest Van
Den Haag. Dwight Macdonald, le chef des critiques de la culture de masse, a récem
mentrésumé ses vues dans un long essai « Masscult and Midcult » (Collection des pamp
hlets de la Partisan Review, n° 4, 1961). La discussion la plus complète du problème
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Pour plusieurs raisons possibles : le public n'est pas assez éduqué pour
soutenir des œuvres expérimentales ; l'art populaire rapporte plus que
le travail sérieux, ce qui détourne le créateur de sa tâche véritable (« ... Nous
traitons tellement mieux le créateur d'art populaire que l'attrait devient
presque irrésistible. Le passé n'offrait pas semblable tentation. Il était
plus facile de décider de se plaire à soi-même, lorsque le fait de plaire aux
autres n'était pas aussi généreusement récompensé. Dans une certaine
mesure tous les talents sont modelables », écrit Ernest Van den Haag x) ;
et, dernière raison, puisque c'est le marché qui est l'arbitre du goût,
toute production importante de théâtre, cinéma, T.V., ou musique, doit
faire appel à un dénominateur commun assez bas ; l'œuvre sérieuse et
ambitieuse ne trouvera par conséquent pas le moyen de s'exprimer.
II) Les œuvres sérieuses, surtout celles du passé, (la « Grande » culture)
sont dénaturées, détournées de leur but premier, ou utilisées dans des
contextes absurdes, par Life ou Look par exemple, qui publient la photo
d'une starlette d'Hollywood à côté de la reproduction d'un tableau sérieux.
Grâce à la radio et à la haute fidélité, on écoute plus de musique de Beetho
ven, mais c'est pour pouvoir fredonner un air, et non pour admirer la
complexité de la symphonie.
III) Des œuvres médiocres, middlebrow, sont saluées comme des œuvres
sérieuses parce que dans leur intention, leur thème, ou même leur style,
elles ont l'air difficile, sans l'être en réalité. Macdonald cite par exemple
Le Vieil Homme et la mer d'Hemingway, Notre cille de Thornton Wilder,
J. B. d'Archibald MacLeish, dont il dit : « Techniquement, ce sont des
œuvres assez avancées pour impressionner les nouveaux bourgeois (middle
brow)sans les inquiéter. Par le fond elles sont universelles, mais de la
manière la plus pompier qui soit 2. »
IV) La majorité des « œuvres » présentées par la télévision et les magaz
ines populaires sont pauvres, vulgaires, amorales, avilissantes, et elles
exaltent la violence. Elles tendent à faire penser aux jeunes que, dans
notre société, crime et délinquance sont des comportements normaux.
Mais pour le critique sérieux, ce n'est pas cette masse sans valeur qui
constitue l'ennemi numéro un ; le danger, c'est la culture de la nouvelle
classe moyenne, la midcult. Dans Masscult, Macdonald écrit : « Le truc
est facile — il s'agit de plaire à la foule par tous les moyens. Mais la
midcult y va par deux chemins : elle prétend respecter les valeurs de
la grande culture alors qu'en fait elle les dilue et les vulgarise. » Les diffé-
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1. Hannah Arendt, « Société et culture », in Culture for the Millions, pp. 43-53.
L'argument est développé dans le livre de miss Arendt, Between Past and Future,
New York, 1961, pp. 197-226.
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1. Dans un editorial de The Dial du 14 juin 1919, repris dans le livre de Thorstein
Veblen, Essays in our Changing Order, New York, 1934.
2. « The Case of James Dean », Edgar Morin, Evergreen Review, n° 5 ; Edgar Morin,
Les Stars ; et l'essai « Culture de masse dans un siècle de bébés-génies », La Nef, avril 1958.
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La culture visuelle
Ce qu'il y a de plus important, c'est que la modernité refuse la hiérar
chiedes arts 2 et l'unité qui existaient dans la grande culture (la Grèce
de Périclès, l'Angleterre élizabéthaine). A chaque époque, un des arts
1. Les changements du rôle des petites revues sont significatifs des métamorphoses
de la culture américaine. Au départ, la petite revue était un produit de la révolte contre
le puritanisme, la vulgarité, la grossièreté de la littérature américaine ; par exemple
Poetry : A Magazine of Verse, de Harriet Monroe, et The Masses de Max Eastman,
vers 1910. Vers 1920, il y a une centaine de ces petites revues, la plupart très expéri
mentales, anti-bourgeoises, et en révolte contre les conventions ploutocratiques et
sexuelles ; elles sont largement ouvertes aux jeunes écrivains. Aujourd'hui il y a environ
trois cents petites revues, mais la plupart sont publiées par les professeurs d'anglais
des universités ; les articles sont de critique plus que de création, et les idées expri
mées sont plus celles de la revue que celles des individus. Alors que les petites revues
des années vingt tournaient autour du problème « La littérature et la vie », les petites
revues universitaires des années cinquante essaient plutôt de combler les lacunes dans
la culture générale de leurs lecteurs.
2. La culture occidentale a toujours établi la distinction entre les Beaux-Arts et
les arts utiles. Cette distinction correspond à la distinction faite entre le loisir et le
travail.
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« Symbolic
1. Pour unRepresentation
exposé de cetteand
question
the Urban
voir R.Milieu
Richard
» American
Wohl etJournal
Anselm of
L. Sociology,
Strauss,
mars 1958, pp. 523-532.
2. Voir par exemple le livre d'ERicH Gutkind, Our World from the Air, New York,
1952, et l'exposition itinérante organisée par Bernard Rudofsky pour le Museum of
Modem Art, septembre 1961.
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Critères et subsides
Le problème du nombre (créateurs et public) nous ramène inévitabl
ement au problème de valeur : est-ce que, comme l'a dit Nietzsche, l'art
populaire « singe » l'art sérieux ? La culture de masse est-elle nécessair
ement une culture appauvrie ?
Les arguments tirés de l'histoire ne sont pas décisifs : on a peu de ren
seignements sur la manière dont, il y a un siècle et plus, les masses occu
paient leur temps *. On sait par exemple qu'en Angleterre, jusqu'au
milieu du xixe siècle, les principales distractions étaient les combats
de coqs, d'ours, et les pendaisons de criminels 2. Y a-t-il moyen de com
parer les effets du spectacle direct de la violence avec les équivalents
visuels qu'en proposent aujourd'hui les mass media ? D'après Edward
Shils : « La grande erreur des critiques de la culture de masse est de croire
que celle-ci a succédé à quelque chose qui avait une valeur en soi, et qu'elle
est l'inévitable prélude au dépérissement de la grande culture, et à sa
totale disparition... Ne serait-il pas plus correct de supposer que la culture
de masse est moins néfaste aux classes inférieures que l'existence lugubre
et difficile qu'elles menaient dans les époques révolues. La lecture de
bons livres, l'audition de grande musique, le plaisir de la bonne peinture,
même s'ils sont encore insuffisants, sont certainement plus développés
qu'auparavant, et il n'y a aucune raison de penser qu'ils soient moins
profonds et moins sincères 3. »
Dans ce curieux débat, la sociologie populaire, l'analyse de la culture
de masse, a presque remplacé la critique littéraire dans sa fonction d'arbitre
du goût. La sociologie populaire établit, d'après la réaction du public,
ou d'après l'intention supposée de l'œuvre, des catégories (highbrow,
middlebrow, lowbrow ; masscult et midcult) d'après lesquelles elle porte
des jugements, plutôt que de le faire d'après des critères littéraires ou
esthétiques bien déterminés. Il s'agit là d'une usurpation qui ne peut
servir ni la cause de la sociologie ni celle de la critique. Une œuvre est
bonne ou mauvaise, quel que soit le public auquel elle s'adresse. Bien
des œuvres highbrow sont prétentieuses et vides, alors que bien des œuvres
« pour la masse », surtout dans le domaine du cinéma, sont des œuvres
d'art accomplies. Le jugement appartient aux critiques et aux créateurs.
La sociologie, elle, devrait se contenter d'étudier les conditions de pro
duction des œuvres d'art ; elle peut expliquer la succession des styles
1. « Notes on a National Cultural Policy », dans Culture for the Millions, pp. 148-154.
2. Il y a un an, Dissent, l'une des revues où s'exprime le mieux la critique de la
culture de masse demanda à un certain nombre de ses collaborateurs, y compris Dwight
Macdonald, Rosenberg et Irving Howe, ce que l'on pourrait faire à propos de la télé
vision. La réponse fut : rien.
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est d'obtenir un soutien éclairé. Mais apparemment, même dans les meil
leures des conditions, on s'aperçoit qu'il manque quelque chose d'essentiel.
C'est par exemple le cas pour le théâtre en Allemagne de l'Ouest, qui a
des subsides, un public, et que ne gêne aucune censure. Et pourtant,
d'après le critique Friedrich Luft, il n'y a pas de nouveaux écrivains,
pas de nouvelles idées. Il n'y a plus de scandale : la pièce de Genêt, Le
Balcon, qui n'avait pu être montée à Paris, ni à Londres, est jouée dans
une douzaine de théâtres allemands sans provoquer la moindre réaction,
ni choquer personne.
C'est qu'il faut en réalité distinguer des problèmes très différents ;
d'une part la nature du goût de masse, les subsides pour l'art sérieux,
et l'aide aux personnes qui produisent des œuvres d'art ; et de l'autre,
le problème beaucoup plus complexe de savoir comment une époque
donnée en vient à avoir un grand art. Le premier est un problème pratique
qui dépend de la communauté, de sa détermination et de son énergie
à produire un public compétent et à soutenir financièrement les arts.
Le deuxième, est c'est là qu'à mon avis les critiques de la culture de
masse s'égarent, ne dépend nullement du public. Le grand art d'une
époque ou bien est une grande affirmation (l'art religieux par exemple),
ou bien il surgit lorsque, dans le développement inégal des styles, cer
tains arts brisent les conventions et créent des styles nouveaux, et ceci
est un problème qui relève autant de la nature d'un art que de sa réaction
à la société qui l'entoure. Le grand art moderne du xxe siècle est né de
la haine des conventions d'une société bourgeoise (il est aussi, en partie,
une protestation bucolique déguisée contre les exigences d'une société
industrialisée). Il ne dépendait pas tellement du public, même cultivé,
que d'une communauté d'artistes et d'un groupe de critiques compré-
hensifs. Comme bien souvent dans le passé, la figure de l'artiste en révolte
est devenue ultérieurement la seule acceptée par la société 1. Mais le
style moderne a vieilli. Les styles de révolte sont devenus le nouvel aca
démisme, et les artistes ont été étouffés par le public. Quant aux nouvelles
formes de création, elles sont, elles, du domaine du futur.
Daniel Bell.