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Daniel Bell

Les formes de l'expérience culturelle


In: Communications, 2, 1963. pp. 1-22.

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Bell Daniel. Les formes de l'expérience culturelle. In: Communications, 2, 1963. pp. 1-22.

doi : 10.3406/comm.1963.942

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1963_num_2_1_942
Daniel Bell

Les formes de l'expérience culturelle

A chaque époque, certaines expressions, qui peuvent être ou entièr


ementinédites ou, au contraire, d'anciennes expressions dotées d'une
signification nouvelle, sont utilisées couramment pour traduire l'état
d'esprit contemporain 1. Comme R. Williams l'a fait remarquer, ces
expressions « peuvent servir de repères pour évaluer les modifications
importantes de vie et de pensée qu'expriment ces changements dans
le vocabulaire 2 ».
L'une des expressions-repères favorites de notre temps est celle de
société 'de masse 3, qui s'emploie aussi bien pour exprimer l'aspect passif
de l'existence que sa mécanisation, ou que la disparition de critères de
jugement. Ces différents emplois du mot reflètent des philosophies réac
tionnaires ou progressistes, car l'expression, apparemment purement
descriptive, est en réalité lourde de toute une série de jugements portés
sur la société moderne 4.
Il est évident que la vie moderne, en augmentant considérablement
le nombre de consommateurs (de biens, de culture, d'idées, de décisions
politiques), se différencie radicalement de toutes les cultures du passé,
primitives, traditionnelles, féodales, hiérarchiques, ou organiques. Si,
comme je le pense, l'expression « société de masse » peut avoir une cer
taine utilité, il faut qu'elle soit employée dans une acception qui, dégagée
de tout arrière-fond politique, puisse éclairer ces différences historiques.

1. Daniel Bell est professeur à Columbia University. Le texte suivant est extrait
d'un essai intitulé The Eclipse of Distance, à paraître dans : The Evolution of American
Thought (A. M. Schlesinger Jr., and Morton White, eds.).
2. Raymond Williams, Culture and Society, Londres, 1958, pp. xm-xv.
3. Les mots culture, populaire et de masse, bureaucratisation, aliénation, sont d'autres
exemples de ces expressions-repère.
4. Pour une étude plus complète des différents emplois de ce mot, voir « The Theory
of Mass Society » dans le livre de Daniel Bell, The End of Ideology (Glencoe, Illinois,
1960). Voir aussi William Kornhauser, The Politics of Mass Society (Glencoe, Ill
inois, 1959) et Léon Bkamson, The Political Context of Sociology (Princeton, 1961).
1
Daniel Bell

I. LA GRANDE SOCIÉTÉ

Qui connaît qui ?


En 1789, lorsque Washington devient le premier président des États-
Unis, il y a moins de 4 millions d'habitants dans les treize états de l'Union;
750 000 sont nègres, et par conséquent ne comptent pas. C'est une popul
ation jeune : l'âge moyen est de seize ans, et 816 000 hommes seulement
ont dépassé cet âge. Peu de gens vivent en ville (la capitale, New York,
a 33 000 habitants). Au total 220 000 personnes vivent dans des agglo
mérations (mot qui, à l'époque, désigne les groupements de plus de
2 500 habitants). Douze des vingt-quatre agglomérations ont moins
de 5 000 habitants chacune. Comme le pays est peu étendu, les membres
de l'élite politique, ainsi que les quelques familles dirigeantes, se con
naissent bien entre eux.
Mais pour la majorité des gens, la vie est toute différente. Groupés
en petites communautés, ou bien vivant dans des régions très peu peuplées,
ils se déplacent peu et reçoivent très peu de visiteurs venus de l'extérieur.
Les nouvelles, pour eux, ce sont les potins locaux, et les rares journaux
sont pleins des événements de la petite communauté. L'image que le
citoyen moyen se fait du monde est excessivement réduite.
Aujourd'hui, les États-Unis comptent plus de 180 millions d'habitants,
la moyenne d'âge est supérieure à trente ans, et 130 millions de personnes
ont plus de quatorze ans. Environ 40 millions vivent à la campagne,
mais seulement la moitié dans des fermes. Plus de 100 millions vivent
dans des régions urbaines, c'est-à-dire dans une commune comptant
plus de 50 000 résidents.
Si l'on considère le nombre de gens qu'aujourd'hui chacun de nous
connaît, ou, mieux encore, dont il a entendu parler, la différence avec
le passé est extraordinaire. Un individu, à l'école, dans son quartier,
dans son métier, dans son milieu social, connaît des centaines, sinon des
milliers de gens. Et avec la prolifération des « communications de masse »
(mass media), l'ouverture du monde politique, le développement de la
géographie, la publicité accordée aux gens du spectacle et aux personnal
ités, le nombre de gens dont on a entendu parler est pratiquement sans
limite 1.

1. Certains statisticiens sociaux du M. I. T., sous la direction d'Ithiel Pool, ont


élaboré la notion de « réseaux de contact ». Us supposent qu'aux États-Unis il est
possible de relier deux personnes, prises au hasard, par l'intermédiaire de quatre autres
personnes, lesquelles peuvent se trouver dans les églises, les syndicats, les associations
professionnelles ; cette idée est intéressante pour étudier non seulement la vie des
organisations aux États-Unis, mais aussi le degré d'intégration sociale des différentes
sociétés. Aux Indes ou au Congo il faudrait dix ou vingt intermédiaires pour mettre
Les formes de V expérience culturelle

En raison de la multiplication des contacts, de la mobilité géographique


accrue, et de la désintégration des cadres régionaux traditionnels, l'Amé
rique est devenue au cours des dernières années, et peut-être pour la
première fois de son histoire, une véritable société nationale 1. Mais les
institutions nationales, elles, se sont forgées beaucoup moins solidement.
Que l'on se rappelle le passage fameux de la Vie a" Hawthorne d'Henry
James, où celui-ci s'étonne de l'absence, aux États-Unis, d'un véritable
ciment social durant la vie d' Hawthorne : pas d'aristocratie, pas de classe
d'écrivains, pas de grandes universités, à peine un nom de pays distinc-
tif. Lorsqu'il choisit de s'exiler en Angleterre, James, lui aussi, remarque
que la situation n'a guère changé depuis cette époque 2.
James décrivait l'Amérique du milieu du xixe siècle. Un siècle plus
tard, les liens institutionnels sont toujours assez minces : pas une Église
(mais quelques ecclésiastiques), pas de milieu juridique (seulement des
hommes de loi,) pas de Haute Société (seulement des personnalités) 3.
A l'échelle de la nation il y a bien un système de partis, mais peu de figures
importantes. Il y a une classe intellectuelle en plein accroissement, autour
des quelques grandes universités (Harvard, Columbia, Chicago, Berkeley) ;
une élite d'hommes d'affaires, mais qui ont en commun une idéologie
plus que des liens familiaux ou personnels ; et, sur le plan national, des
groupes, plus petits encore, de savants, de militaires, de journalistes, etc.
Tout ceci ne constitue pas l'entité cohérente qui pourrait conférer à
la société américaine une personnalité bien tranchée.
Ce qui a donné à cette société naissante une unité interne, c'est, outre
les quelques « héros » politiques (Roosevelt, Eisenhower, Kennedy), la
culture populaire. Le développement du cinéma, de la radio, de la télé
vision, l'impression et la parution simultanée des hebdomadaires dans
les différentes grandes villes, ont pour la première fois procuré à l'ensemble
de la nation un fonds commun d'idées, d'images et de divertissements.

deux personnes en rapport. Mais, avec la disparition du compartimentage social, ce


nombre est en diminution.
1. D'après Mencken, l'un des éléments qui ont favorisé la création d'une société
nationale est le caractère « spongieux » de la langue américaine, avec son mépris de
la grammaire, sa facilité à créer ou à emprunter des mots nouveaux, et son grand degré
d'uniformité dans tout le pays. Pour Mencken dans aucun pays, même pas l'Angle
terre,le langage n'est aussi uniforme pour l'ensemble de la population. Les différences
qui peuvent exister sont beaucoup moins grandes qu'entre l'italien de Sicile et celui
de Milan, ou entre l'allemand de Vienne et celui de Berlin. H. L. Mencken, The Amer
ican Language, New York, 1940, p. 90.
2. Henry James, Hawthorne, New York, 1961, p. 33.
3. Il est intéressant de remarquer qu'Henry Adams, cherchant à expliquer ce phé
nomène de la fragmentation de la vie américaine, n'arrive pas aux mêmes conclusions
qu'Henry James. « Jusqu'en 1850 et même plus tard, écrit-il, la société de la Nouvelle-
Angleterre est dirigée par les professions. Les hommes de loi, les médecins, les profes
seurs, les négociants, formaient des classes et agissaient non en tant qu'individus,
mais comme les ministres de l'église qu'aurait été cette profession. » C'est la dispa
rition de cet état d'esprit « religieux » qui, pour Adams, entraîne la corruption de la
vie américaine. Henry Adams, The Education of Henry Adams, New York, 1931,
p. 32.
Daniel Bell

Dans la mesure où l'on peut attribuer une date précise à une révolution
sociale, on pourrait peut-être prendre comme point de repère la soirée
du 7 mars 1955 : ce soir-là, un Américain sur deux regarda Mary Martin
jouer Peter Pan à la télévision. C'était la première fois dans l'histoire
qu'une seule personne se faisait voir, ou entendre, en une unique occa
sion, d'un public aussi étendu x. C'était bien là ce qu'Adam Smith appel
aitla « Grande société » — mais il aurait été bien incapable d'imaginer
à quel point.

La Masse, principe d'égalité


Le mot culture, qui évoquait le raffinement intellectuel et moral, le
développement des arts, désigne maintenant la totalité des comporte
ments d'un groupe ou d'un peuple. Le mot société a subi une évolution
parallèle : du sens de « groupe de gens bien nés aux mœurs raffinées »,
on est passé à celui de « tous les individus qui composent un ensemble
social distinct ».
C'est une des caractéristiques de l'époque moderne que, pour la pre
mière fois, comme l'a écrit Edward Shils, « la masse de la population
s'est fondue dans la société 2 », alors qu'auparavant une grande partie,
souvent la plus grande, naissait et demeurait « en dehors ». Cette idée
d'égalité — lutte pour les droit politiques, économiques et sociaux, qui,
au xixe siècle, s'incarne surtout dans la demande du suffrage universel
et de l'égalité des chances — , ce fait que les masses ne veulent plus être
« exclues » de la société, c'est cela qui définit la société de masse. Le mode
de vie, les droits, les valeurs, les désirs, les privilèges, la culture, qui
étaient l'apanage d'une élite, deviennent accessibles à tous. Dans une
société de masse démocratique, faire partie de la société implique aussi
d'autres privilèges, non plus seulement une part des produits de la société,
mais aussi le droit, et la liberté, de choisir législateur, occupation, métier,
bref le droit de porter un jugement dans tous les domaines, des arts à
la politique.
Tout ceci résulte de l'essor de la production et de la consommation
en série, et du nivellement des différents genres de vie qu'elles ont entraîné 3.
Depuis 1920, les distinctions entre riches et pauvres se sont modifiées ou
ont été atténuées. Les grandes propriétés ont rapetissé, et la célébrité a
remplacé la naissance. Dans la manière de s'habiller et de voyager, les
habitudes se sont uniformisées. Certes il subsiste des différences, mais
de degré plus que de nature, de variété plus que de qualité 4.

1. Léo Bogart, The Age of Television, New York, 1958, p. 1.


2. Edward Shils, « Mass Society and its Culture », Daedalus, vol. 89, n° 2, 1960,
p. 288. Repris dans Culture for tlie Millions, de Norman Jacobs, New York, 1961.
3. Voir Miriam Beard, A history of the Business Man, New York, 1938, pp. 644-645,
650, 651.
4. Comme l'avait fait remarquer Adam Smith : <c Lorsqu'un costume à la mode
coûte très cher, il y aura peu de diversité. Mais, lorsque, grâce au progrès des procédés
Les formes de l'expérience culturelle

La transformation de structure de la main-d'œuvre est un autre fac


teur important de l'apparition d'une société nationale et de la création
d'une culture de masse. Il y a eu passage d'une population rurale à une
population urbaine et industrialisée ; disparition de l'isolement des cam
pagnes, grâce au développement des transports automobiles, / peu coû
teux, et de la radio ; transformation de la classe ouvrière qui, autrefois
composée en majorité d'immigrants, parlant de nombreuses langues
étrangères et vivant à l'écart de toute culture américaine, est devenue
un groupe en grande partie indigène, de langue anglaise, et dotée d'un
certain niveau d'éducation ; l'entrée des, femmes dans la main-d'œuvre,
qui provoque l'apparition de marchés très différents ; et enfin l'embour
geoisement croissant de la main-d'œuvre qui se traduit dans le nombre
toujours plus grand d'emplois de bureau. Parallèlement, le nombre d'heures
de travail a diminué, et le nombre d'années passé à l'école augmenté.
Jusqu'en 1910, la majorité des Américains vivait encore dans des
régions agricoles, et plus d'un tiers dans des fermes. Vers 1950, environ
un tiers vit dans des régions agricoles, et 15 % seulement dans des fermes.
La transformation ethnique de la main-d'œuvre industrielle est elle
aussi capitale. Elle était d'immigration et blanche, elle est devenue indi
gène et de couleur. Jusqu'en 1930, ce furent des immigrants qui ne par
laient qu'un anglais rudimentaire et restaient attachés à leur culture
d'origine. Vers 1950, les Noirs qui, depuis 1930, étaient venus des régions
agricoles, constituaient un quart de la main-d'œuvre peu ou pas qualif
iéeet des gens de maison, alors que la première génération d'enfants
d'immigrants s'était culturellement intégrée à la société américaine.
Le passage à une économie de consommation résulte directement de
ce que les femmes se sont, assez récemment, émancipées du cercle étroit
du foyer. C'est vers 1910, avec le besoin croissant en sténo-dactylos et
en employées de bureau, que se produisit la première arrivée massive de
femmes célibataires dans les bureaux. Après la deuxième guerre mondiale,
nouvelle étape avec le retour de la femme mariée. Avec le double salaire,
c'est une demande accrue de produits de consommation durables (maisons,
voitures, postes de télévision et autres articles de luxe), qui constitue
la base de la nouvelle physionomie du marché dans les années cinquante.
Le changement le plus significatif est sans doute l'amélioration cons
tante du statut de la main-d'œuvre, qui se manifeste surtout dans la
proportion nouvelle entre les emplois manuels et les emplois de bureau.
Et plus encore dans le fait que ce changement, loin d'affecter unique
mentles femmes, lesquelles sont traditionnellement employées ou ven
deuses, atteint également les hommes. En 1900, 15 % des Américains
hommes travaillaient dans des bureaux, la plupart étant de petits hommes

de fabrication, le coût d'un costume s'abaisse, la diversité augmente. Les riches ne


pouvant plus se distinguer du commun par le coût d'un seul costume, s'efforceront
de le faire par le nombre et la diversité de leurs costumes. » Adam Smith, The Wealth
of Nations, Modern Library éd., New York, 1937, p. 649-
Daniel Bell

d'affaires indépendants. En 1940, le chiffre était de 25 %, la plupart


dans des emplois administratifs. On prévoit qu'en 1970, 40 % de la main-
d'œuvre masculine, c'est-à-dire environ 20 millions d'hommes, travaille
ront dans des bureaux ; parmi eux, 14 millions auront des postes de ges
tion, d'administration, de techniciens, etc., c'est-à-dire qu'ils appar
tiendront au groupe qui forme le cœur de la classe moyenne américaine 1.
Ce changement reflète naturellement un changement dans l'éducation.
En 1890, sept garçons seulement sur cent, entre quatorze et dix-sept
ans, allaient en classe ; en 1940, soixante-treize ; et vers 1960, quatre-
vingt-dix allaient dans une école secondaire. Au niveau universitaire les
chiffres sont moins élevés, mais encore très impressionnants si on les
compare à ceux des autres pays. En 1960 environ 16 millions et demi
d'Américains avaient été au moins un an à l'université. En 1970 le total
sera d'environ 22 millions, parmi lesquels 11 millions obtiendront le diplôme
final 2.

La rapidité de cette « ascension » pose un nouveau problème : qui va


donner le ton, qui va inspirer la « culture » ? Peu de sociétés sont ainsi
faites qu'elles peuvent assimiler les changements rapides. Les institutions
(église, famille, système d'éducation) sont instinctivement conservatrices.
En ce qui concerne les comportements, le goût, la manière de s'habiller,
une transformation rapide aboutit invariablement à la confusion. La
personne dont la place dans la société a changé n'a pas de recettes sur
la manière de « vivre mieux » qu'avant. La société victorienne et post
victorienne avait entrepris d'inculquer les bonnes manières à la classe com
merçante montante, en publiant des manuels de savoir-vivre. Ce rôle
est rempli de nos jours par les mass-media : les manuels sont remplacés
par le cinéma, la télévision et la publicité. De ce point de vue, les mass-
media ne se contentent plus de stimuler les désirs, ce qui constituait le
but premier de la publicité. Elles commencent par améliorer le goût
du public, puis toute une série. de firmes spécialisées s'occupent de cette
soif toute neuve de culture. Les nouveaux arbitres du bon goût (hebdo-

1. Ces changements masquent un autre changement social important : le fait que


les classes de la société américaine correspondent à des différences de couleur. Aujourd
'hui,bien que les Nègres constituent environ 10 % de la main-d'œuvre, ils compren
nent environ 25 % des domestiques, manœuvres, ouvriers non qualifiés. L' « ascen
sion» des employés de bureau hommes concerne surtout les Blancs, et, en conséquence,
il va devenir de plus en plus visible que les Noirs constituent la majorité de la main-
d'œuvre peu ou pas qualifiée.
2. Pour avoir une vue plus exacte de la situation, il vaut mieux envisager les couches
les plus jeunes de la population, puisque dans les couches les plus âgées, certains ne
sont pas allés du tout à l'université. En 1950, environ 2 millions 200 000 hommes entre
vingt-cinq et trente-quatre ans (c'est-à-dire un cinquième des hommes de cet âge) avaient
été au moins un an à l'université. En 1970, environ 3 millions 800 000, c'est-à-dire
un tiers du groupe, aura passé la même période dans un enseignement supérieur.
Les formes de l'expérience culturelle

madaires féminins, revues de décoration, le New Yorker, Esquire, le Musée


d'Art moderne) apprennent aux gens comment il faut s'habiller, se meub
ler, se composer une cave, quel goût il convient d'avoir en art, quel
fromage il faut acheter, bref le mode de vie qui sied à ce statut tout neuf
de classe moyenne.
Ces changements qui, au début, n'affectent que les aspects les plus
extérieurs de la vie (étiquette, costume, habitudes alimentaires, critères
de divertissement), finissent par transformer également à plus ou moins
brève échéance les habitudes les plus fondamentales : la structure de
l'autorité familiale par exemple, et plus généralement toutes les valeurs
sociales. Alors que la culture était autrefois le couronnement de l'édifice
social, reposant sur, et résultant de, la vie professionnelle, religieuse et
familiale, la soif de culture devient maintenant l'élément prépondérant
d'où découle tout le reste de la vie sociale.
Les statistiques portant sur cette soif de culture des Américains sont
impressionnantes. Pour ne prendre qu'un seul exemple, il y avait
600 musées il y a vingt-cinq ans ; il y en a maintenant plus de 2 500 1. Et
le public y vient nombreux. Il y a plus d'orchestres aussi, et plus de livres
vendus. Et moins d'argent dépensé à assister à des manifestations sportives,
un peu sans doute à cause de la télévision (mais là, l'investissement est
d'ordre non financier mais psychologique).
Tous ces efforts devraient aboutir à un extraordinaire résultat d'en
semble. Comme l'a écrit F. L. Allen l'ancien directeur du Harper's : « II
s'agit là d'une expérience sans précédent 2. » Cependant cette nouvelle
culture, culture de masse, populaire, de classe moyenne, a plus de détrac
teursque de défenseurs. Dans les dix dernières années les attaques sont
devenues de plus en plus violentes. Que lui reproche-t-on exactement ?

II. LA MASSE EST MISE EN ACCUSATION

De la politique à la culture
Cette inquiétude sur les effets de la culture de masse est une des carac
téristiques de la vie intellectuelle des années cinquante, et ceci pour
bien des raisons. La première est le très rapide développement de la
télévision, indiscutablement le mass media par excellence, et celui qui

1. L'un des facteurs de cet essor des musées est évidemment d'ordre financier, puisque
la loi permet aux donateurs de tableaux aux musées de déduire de leurs impôts la valeur
des tableaux donnés. Mais de nombreuses fondations ont essayé d'améliorer conscien
cieusement le goût du public américain. Ainsi la Fondation Kress fit don d'un certain
nombre de tableaux de la Renaissance à l'État de la Caroline du Nord à condition
que celle-ci élève un musée et fasse une donation d'une valeur égale. D'où une petite,
mais très belle collection, au nouveau musée de Raleigh, en Caroline du Nord.
2. Frederick Lewis Allen, The Big Change, 1900-1950, New York, 1952, p. 277.
Daniel Bell

permet de toucher simultanément le plus grand public possible. En 1948


environ 200 000 foyers avaient la T.V. ; deux ans plus tard, 42 millions.
En 1948 il y avait quinze stations de télévision ; dix ans plus tard, cinq
cent vingt. D'après les rapports de la Compagnie Nielsen, qui fait des
recherches pour les sociétés privées, le poste de T.V. fonctionne en moyenne
cinq heures par jour, et six en janvier, mois le plus froid x. On s'est inquiété
des effets désastreux que pouvaient avoir sur le goût national des pr
ogrammes où un aussi long temps est occupé par des comédies sentiment
ales et sans intérêt, ou des histoires de violence toujours semblables,
qu'elles soient de gangsters ou de cow-boys.
Le deuxième motif d'inquiétude, moins directement analysable, mais
sociologiquement plus important, réside dans les rapports nouveaux
qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, existent entre l'Amérique
et le reste du monde, notamment l'Europe. C'est la première fois que
l'Amérique prétendait à être, même avec pas mal de maladresse et un
peu trop de gêne, le guide moral de l'humanité. Non seulement parce
qu'elle était la première puissance militaire ; elle avait d'autres arguments
à faire valoir : niveau de vie plus élevé, consommation de masse de pro
duits de luxe, absence de luttes de classes, système de gouvernement
démocratique au point. Ces réalisations qu'elle jugeait uniques, l'Amérique
pensait que le reste du monde devrait s'efforcer de les imiter.
La vieille question de Crèvecœur — « Et qui était cet Américain, cet
homme nouveau ?» — revint à l'ordre du jour. On redécouvrit Tocque-
ville, les universités consacrèrent plus de place à l'étude de l'Amérique.
L'histoire américaine n'était plus l'histoire des conflits qui avaient opposé
des groupes ; elle devint la source des principes égalitaires et moraux
qui lui conféraient son originalité 2. Et ce système pouvait s'exporter.
On fit venir aux États-Unis des hommes d'affaires européens pour qu'ils
y apprennent le « secret » de la productivité américaine, des syndicalistes
pour qu'ils étudient le principe des négociations collectives.
On se mit alors à craindre de plus en plus, surtout l'intelligentsia,
« l'américanisation » de l'Europe, et ses conséquences : disparition des
valeurs culturelles, ou effritement de l'homogénéité culturelle. Les Améric
ains, parce qu'ils éprouvaient des scrupules sur leur histoire passée et
présente, et les intellectuels européens, dans leur étude des aspects-clés
de la vie américaine contemporaine, s'intéressèrent particulièrement à
la nature de la culture de masse.
D'extraordinaires bouleversements sociaux sont devenus apparents

1. Léo Bogart, op. cit., p. 71.


2. Si l'on veut avoir quelques exemples caractéristiques des écrits de cette période,
voir Louis Hartz, The Liberal Tradition in America, New York, 1955 ; Daniel Boors-
tin, The Genius of American Politics, Chicago, 1953 ; David Potter, People of Plenty,
Chicago, 1954 ; le symposium en trois parties « Our country and our culture » dans
Partisan Review (mai-juin, juillet-août, septembre-octobre, 1952) ; et l'effort de syn
thèse de Max Lerner, America as a Civilization, New York, 1957.
8
Les formes de V expérience culturelle

après la guerre : intégration des enfants des immigrants dans la vie cul
turelle américaine ; embourgeoisement de la classe ouvrière ; extension
de la grande banlieue (suburbia) ; augmentation du revenu de la classe
moyenne inférieure qui fait naître un désir de vivre « bien » ; prospérité
nouvelle se manifestant dans l'achat de postes de T.V., machines à laver,
automobiles, et même un goût pour des aliments de choix ; courbe ascen
sionnelle de l'éducation supérieure, à laquelle les bourses pour G.I. ont
grandement contribué. Et pourtant la prise de conscience provoquée
par ces changements, les incertitudes en ce qui concerne le goût et les
manières, ont provoqué une angoisse en ce qui concerne la « personnalité »
et des scrupules sur « l'identité » sans précédent dans l'histoire socio
culturelle, ainsi qu'en témoignent des titres de best-sellers, The Lonely
Crowd (La foule solitaire), The Organization Man (L'homme de l'orga
nisation), The Status Seekers (Les obsédés du Standing) qui se sont vendus
chacun à plus de 200 000 exemplaires en livres de poche.
Il faut finalement prendre en considération les modifications de nature
du libéralisme politique, et surtout de la gauche. Bien que le nombre
d'extrémistes n'ait jamais été très élevé aux États-Unis, les critiques
de gauche ont toujours exercé une influence considérable. D'abord parce
que les accusations qu'ils portèrent contre le paupérisme, l'inégalité des
chances, l'injustice et la corruption, étaient justifiées et furent, dans une
certaine mesure, acceptées par le corps social. Ensuite parce que la culture
intellectuelle a été aux États-Unis, et surtout dans les trente dernières
années, d'inspiration essentiellement libérale, et que les critiques de
gauche ont tenu une place prépondérante dans la communauté intellec
tuelledes revues, des universités, des grandes maisons d'édition. Le
tirage de magazines tels que Partisan Review, Commentary, Dissent,
ou de revues sérieuses telles que Daedalus, The Virginia Quarterly Review,
the Kenyon Review, est peut-être insignifiant comparé à celui des grands
hebdomadaires, ou même de mensuels du genre de Harper's ou de Y Atlant
ic Monthly, mais leurs lecteurs sont ceux qui, intellectuellement, donnent
le ton au pays. Les idées qui y sont discutées pénètrent le pays, en tou
chant, souvent même indirectement, les rédacteurs et les journalistes
des grands journaux et hebdomadaires, des stations de radio, etc.
Dans les années trente, ces critiques s'occupaient surtout des injus
tices économiques et sociales. Mais, dans les années qui suivirent, à cause
de la prospérité croissante, de la trahison de leurs rêves utopiques par
les excès communistes aux procès de Moscou et le pacte soviéto-nazi 1,
les critiques de la gauche perdirent de leur vigueur et de leur portée.
Dans les années cinquante, les critiques de la politique sont devenus
des critiques de la culture. Ceci résulte en partie de leur prise de position

1. Pour une étude de l'état d'esprit de la gauche à ce moment-là, voir Murray


Kempton, Part of our Time, New York, 1955, et « The Mood of three Generations »,
Daniel Bell, op. cit.
Daniel Bell

initiale. L'intellectuel de gauche s'étant défini, une fois pour toutes,


comme un critique, se trouva, une fois disparus les abus économiques
les plus criants, dans l'obligation de s'intéresser à la valeur de la vie
américaine elle-même 1. Dans le même temps, les mass-media se tour
naient vers les intellectuels, les invitant à collaborer à certaines revues
ou hebdomadaires (The Saturday Evening Post, The New Yorker). Les
mots highbrow et lowbrow — introduits par Van Wyck Brooks dans son
fameux essai L'Amérique atteint sa majorité, pour caractériser l'intellec
tuel (« qui, isolé, ne participe pas au courant ») et l'homme d'affaires
philistin (« qui n'a qu'un mot à la bouche : enrichissement ») — furent
remis à la mode, avec l'adjonction d'un troisième terme middlebrow.
La critique culturelle allait devenir un jeu, et le jeu fit fureur (Harper's,
Esquire) : d'après vos goûts en matière de sauces de salade, d'automobiles,
de vacances, ou de meubles, vous étiez high, middle ou lowbrow. Ces termes
furent d'ailleurs très vite remplacés par les mots in et out.
Cette attitude revenait en fait à concevoir la culture d'après un genre
de vie et non plus d'après des œuvres d'art sérieuses. Mais pour l'intel
lectuel c'était un sérieux problème qui se posait. On lui proposait, de
la manière la plus ambiguë, d'apporter sa participation à une culture
qu'il avait toujours méprisée. Nombre de critiques de gauche soutinrent
que le but de cette manœuvre était de fournir une façade aux hebdomad
aires de masse et à la télévision, et que les œuvres sérieuses seraient
utilisées pour leur valeur de scandale. Ils soupçonnèrent même qu'il
s'agissait d'une tentative pour apprivoiser complètement la critique
de gauche.
C'est pour toutes ces raisons que l'ensemble des problèmes posés par
la culture de masse devint un des grands thèmes de réflexion des années
cinquante.

High, Low, Middle


II y a en gros quatre accusations portées contre la culture de masse 2.
I) Le travail original de création ne reçoit pas assez d'encouragements.

1. C'était aussi l'état d'esprit des critiques libéraux les plus ouverts. Arthur Schle-
singer Jr. prépara un mémorandum pour le candidat démocrate à la présidence, Adlai
Stevenson, dans lequel il affirmait que pour le parti démocrate le problème de politique
intérieure était essentiellement de passer d'un « libéralisme quantitatif » (questions
de revenu, de redistribution, de chômage, etc.) à un « libéralisme qualitatif » (extension
urbaine, éducation, soutien des arts, etc.). Ce mémorandum circula parmi un grand
nombre d'écrivains et d'hommes politiques, puis fut finalement imprimé par le Reporter.
2. Le recueil d'essais le plus utilisable est sans doute celui de Bernard Rosenberg
et David Manning White, Mass Culture : The popular Arts in America, Glencoe,
Illinois, 1957, surtout les contributions de Harold Rosenberg, Dwight Macdonald,
Clement Greenberg, Gunther Anders, T. W. Adorno, Irving Howe et Ernest Van
Den Haag. Dwight Macdonald, le chef des critiques de la culture de masse, a récem
mentrésumé ses vues dans un long essai « Masscult and Midcult » (Collection des pamp
hlets de la Partisan Review, n° 4, 1961). La discussion la plus complète du problème
10
Les formes de V expérience culturelle

Pour plusieurs raisons possibles : le public n'est pas assez éduqué pour
soutenir des œuvres expérimentales ; l'art populaire rapporte plus que
le travail sérieux, ce qui détourne le créateur de sa tâche véritable (« ... Nous
traitons tellement mieux le créateur d'art populaire que l'attrait devient
presque irrésistible. Le passé n'offrait pas semblable tentation. Il était
plus facile de décider de se plaire à soi-même, lorsque le fait de plaire aux
autres n'était pas aussi généreusement récompensé. Dans une certaine
mesure tous les talents sont modelables », écrit Ernest Van den Haag x) ;
et, dernière raison, puisque c'est le marché qui est l'arbitre du goût,
toute production importante de théâtre, cinéma, T.V., ou musique, doit
faire appel à un dénominateur commun assez bas ; l'œuvre sérieuse et
ambitieuse ne trouvera par conséquent pas le moyen de s'exprimer.
II) Les œuvres sérieuses, surtout celles du passé, (la « Grande » culture)
sont dénaturées, détournées de leur but premier, ou utilisées dans des
contextes absurdes, par Life ou Look par exemple, qui publient la photo
d'une starlette d'Hollywood à côté de la reproduction d'un tableau sérieux.
Grâce à la radio et à la haute fidélité, on écoute plus de musique de Beetho
ven, mais c'est pour pouvoir fredonner un air, et non pour admirer la
complexité de la symphonie.
III) Des œuvres médiocres, middlebrow, sont saluées comme des œuvres
sérieuses parce que dans leur intention, leur thème, ou même leur style,
elles ont l'air difficile, sans l'être en réalité. Macdonald cite par exemple
Le Vieil Homme et la mer d'Hemingway, Notre cille de Thornton Wilder,
J. B. d'Archibald MacLeish, dont il dit : « Techniquement, ce sont des
œuvres assez avancées pour impressionner les nouveaux bourgeois (middle
brow)sans les inquiéter. Par le fond elles sont universelles, mais de la
manière la plus pompier qui soit 2. »
IV) La majorité des « œuvres » présentées par la télévision et les magaz
ines populaires sont pauvres, vulgaires, amorales, avilissantes, et elles
exaltent la violence. Elles tendent à faire penser aux jeunes que, dans
notre société, crime et délinquance sont des comportements normaux.
Mais pour le critique sérieux, ce n'est pas cette masse sans valeur qui
constitue l'ennemi numéro un ; le danger, c'est la culture de la nouvelle
classe moyenne, la midcult. Dans Masscult, Macdonald écrit : « Le truc
est facile — il s'agit de plaire à la foule par tous les moyens. Mais la
midcult y va par deux chemins : elle prétend respecter les valeurs de
la grande culture alors qu'en fait elle les dilue et les vulgarise. » Les diffé-

est probablement le symposium organisé par le Taminent Institute et Daedalus, publié


sous le titre « Mass Culture et Mass Media », Daedalus, Spring 1960, repris dans Culture
for the Millions de Norman Jacobs, Princeton, 1961. Cette classification des accusa
tionsen quatre groupes suit une idée de Nathan Glazer, cf. Culture for the Millions,
pp. xii-xiii. 521."
1. Mass Culture, p.
2. Masscult et Midcult, p. 41.

11
Daniel Bell

rences entre la grande culture et la midcult tendent ainsi à s'atténuer,


et ce sont les valeurs de la midcult qui l'emportent, parce qu'elles ont
l'air de faire progresser la culture : les films d'Hollywood ne sont plus,
dans l'ensemble, aussi mauvais qu'il y a trente ans, mais il n'y a plus
les grandes exceptions que furent Griffith, von Stroheim, Chaplin, Keaton.
On pourrait peut-être envisager des remèdes (soutiens officiels, bourses
de la Fondation Ford aux jeunes artistes, etc.), mais les critiques comme
Macdonald s'appuient sur toute une série d'analyses pour nier toute poss
ibilité d'amélioration, et refuser à la société de masse tout espoir de
conserver une culture sérieuse.
L'attaque la plus sévère portée contre la culture de masse se trouve
probablement dans le livre d'Ortega y Gasset La révolte des masses. Pour
l'auteur, la société de masse signifie une perte d'autorité pour l'élite,
qui résulte de la décadence de l'humanisme, elle-même conséquence
du développement de la science. Pour Ortega, culture est synonyme
d'études classiques ; seul l'humaniste est cultivé. L'ennemi numéro un
est la spécialisation : la vie moderne encourage un constant rétréciss
ement des intérêts intellectuels et professionnels. Pour la culture, ce n'est
pas le principe de la division du travail qui est dangereux (puisque, c'est
la condition essentielle de toute culture, le loisir a toujours été considéré
comme supérieur au travail), c'est la science, qui donne l'exemple de la
spécialisation. On retrouve cette défense du classicisme aussi bien chez
le théologien classique J. Pieper que chez l'anglican T. S. Eliot ; aux
États-Unis, dans l'ancienne école des « Agrariens du sud », dont les
porte-paroles sont le philosophe Donald Davidson, et les écrivains
J. C. Ransom et Allen Tate.
H. Arendt, reprenant cet argument classique, et le poussant encore
plus loin, l'associe à une analyse marxiste. Selon elle, la « société », groupe
homogène de gens éduquês et cultivés, a toujours traité la culture comme
une marchandise, qui lui conférait une certaine distinction. Au fond
il y a toujours eu une certaine tension entre la « culture » (c'est-à-dire
les artistes) et la « société » (c'est-à-dire les consommateurs). Mais il y a
deux différences fondamentales entre le passé et le présent. Dans le passé,
l'individualisme était une fuite, contre la société, le plus souvent dans
la révolte ou la bohème. Alors qu'aujourd'hui, la société s'intégrant
toutes les couches de la population, toutes ces possibilités de fuites sont
bouchées, d'où désespoir de l'individu. Ce n'est pas la culture que recherche
la société de masse mais le divertissement, qu'elle consomme comme
n'importe quel autre produit *. D'après miss Arendt, la société moderne
ne crée pas du loisir, mais du temps vide, du temps en trop, et le rôle de
la culture de masse est de combler ces temps morts. Ce n'est pas la distri-

1. Hannah Arendt, « Société et culture », in Culture for the Millions, pp. 43-53.
L'argument est développé dans le livre de miss Arendt, Between Past and Future,
New York, 1961, pp. 197-226.
12
Les formes de V expérience culturelle

bution massive de l'œuvre d'art ou sa reproduction à bas prix qui cons


titue le problème, car elles n'en altèrent pas la nature, mais le fait que
les industries du spectacle, avec leur appétit pantagruélique, fouillent
la culture passée et présente jusque dans ses moindres recoins pour y
trouver des éléments utilisables. La culture sérieuse, trop difficile, ne
peut être consommée telle quelle : il faut lui faire subir une préparation
pour qu'elle soit divertissante.
Que la culture de masse soit une distraction, et par conséquent un agent
de soumission aux pouvoirs en place, c'est une idée qui était déjà dans
Juvénal. Au panem et circenses des Romains, Thorstein Veblen fait corre
spondre un <( du pain et du ciné x ». Mais il y a eu, ajoute-t-il ironique
ment, un certain progrès. Alors que les jeux du cirque entraînaient, pour
les classes dirigeantes, de très grandes dépenses, le cinéma, qui est une
industrie comme une autre, exige de la masse qu'elle paye sa contribut
ion.
Pour Edgar Morin, la culture de masse contemporaine ne joue pas
seulement ce rôle de moyen d'oppression sociale. Sa fonction profonde
■est « mythologique », elle est de fournir ce que la religion est devenue inca
pable de fournir, une scène gigantesque pour les nouveaux dieux et les
nouveaux héros. Le véritable héros mythologique est James Dean. Sa
courte vie est exemplaire. Orphelin, il s'enfuit, fait de nombreuses expé
riences (les « travaux » du héros), puis devient vedette de cinéma, ce qui,
dans le monde moderne, correspond au mythe de la vie totale. A la
recherche de l'absolu qu'il ne peut trouver dans l'amour d'une femme,
« il se fixe sur cet ersatz moderne de l'absolu qu'est la vitesse ». Il rencontre
la mort, et gagne enfin l'immortalité. Pour le premier anniversaire de
sa mort, sa tombe reçoit trois mille visiteurs, et pendant longtemps,
-deux mille lettres lui sont écrites par semaine, exprimant la certitude
qu'il est encore en vie, caché quelque part, ou que son esprit est acces
sible.
Le caractère dominant de la société moderne, selon Morin, est d'avoir
inventé un nouvel âge de l'humanité : l'adolescence. Dans les sociétés
modernes, la jeunesse refuse de se laisser absorber, et cherche, par le
nihilisme, la délinquance, ou l'attitude beat, à échapper à la société. C'est
Rimbaud qui a ouvert la voie, avec sa nostalgie de l'enfance, son ambi
tion sans limite, son refus d'être corrompu par le monde des adultes, son
désir de « vivre )>. Dans la société contemporaine, les adolescents ont
leur monde à eux et se choisissent leurs propres héros. La culture de masse,
toujours à l'affût de personnalités, se nourrit de cette culture de la jeunesse,
faisant des vedettes de cinéma de ces héros adolescents, et transformant
le tout en une réussite sociale 2.

1. Dans un editorial de The Dial du 14 juin 1919, repris dans le livre de Thorstein
Veblen, Essays in our Changing Order, New York, 1934.
2. « The Case of James Dean », Edgar Morin, Evergreen Review, n° 5 ; Edgar Morin,
Les Stars ; et l'essai « Culture de masse dans un siècle de bébés-génies », La Nef, avril 1958.

13
Daniel Bell

A cet égard, par cet « apprivoisement » de la révolte, la culture de masse


est anti-culture. Morin écrit : « L'anti-culture n'est pas la masséifica-
tion de la culture, ni même sa vulgarisation — au contraire, l'anti-culture
c'est la métaphysique du succès... La culture de masse accueille les damnés,
Rimbaud ou Lawrence, mais pour en faire des réussites posthumes. La
culture de masse fuit l'échec... ou le transforme. Elle fuit tout ce qui
est destructif : la critique de gauche, le refus passionné, l'ardeur révo
lutionnaire. La culture de masse s'efforce d'intégrer l'adolescence en
canalisant sa révolte vers la réussite ».

III. MODERNISME ET GRANDE CULTURE

La diversité des expériences culturelles


L'ennui avec tous ces critiques de la culture de masse, est qu'ils s'expr
imenttrop facilement en termes de tout-ou-rien. Ils veulent découvrir
l'essence de la société moderne, la définir par une seule formule — « le
jugement des ignorants », « la culture détruite au profit du divertissement ».
Est-il véritablement possible de réduire la société de masse à une seule
formule, aussi brillante soit-elle ?
Un des aspects les plus singuliers de la société de masse est l'élargiss
ement des connaissances, la diversité des expériences qu'elle permet.
Le mélange syncrétique des arts, la recherche du « nouveau », aboutissent
à la création d'un style différent, essentiellement « moderne ». La plupart
des critiques récents passent finalement à côté du véritable problème*
Au cœur de celui-ci est la signification de l'idée de culture. Lorsqu'on
parle de « culture classique » ou de « culture catholique », on pense à un
ensemble de croyances, de rites, de traditions, qui, au cours de l'histoire,,
ont acquis une grande homogénéité. Mais la modernité, elle, est une
rupture avec le passé en tant que tel, car elle le catapulte dans le présent.
Comme le dit Tocqueville : « La démocratie vous fait oublier vos ancêtres,
la chaîne du temps est rompue à chaque instant, et la trace des générations
effacée. »
La société de masse renferme, selon l'expression d' Harold Rosenberg,
« la tradition de la nouveauté ». Dans ces conditions il n'y a même phis
d'avant-garde possible, car celle-ci est, par nature, rejet de la tradition,,
obtenu grâce au scandale. Dans la culture moderne, le scandale est avide
ment recherché, comme une sensation parmi tant d'autres. La modernité
mutile l'avant-garde en l'acceptant aussi facilement qu'elle accepte le
passé de l'Occident, de Byzance ou de l'Orient, dans un gigantesque
pot-pourri culturel. Le vieux concept de la culture s'appuyait sur la
tradition et la continuité ; la culture moderne, sur la diversité et le syn
crétisme.

14
Les formes de l 'expérience culturelle

Jusque vers le milieu du xixe siècle, il y avait un fonds commun à toute


la culture : poètes grecs, art grec et italien, philosophes français, etc.
Tout homme cultivé avait lu Lucrèce et s'intéressait aux atomes. Aujourd
'hui,les frontières du monde sont brisées, et le domaine des arts ne
connaît plus de limites. Non seulement le marché est devenu internatio
nal (exposition de peintres polonais à Paris, Tennessee Williams ou
Ionesco joués simultanément dans plusieurs continents, etc.), mais la
prolifération de sujets d'intérêt est telle qu'il est presque impossible de
définir l'homme cultivé.
Dans le domaine de la musique *, comme dans celui de la peinture,
de la sculpture, de l'architecture, ou de la littérature 2, on peut se déplacer
à sa fantaisie dans le temps et dans l'espace : tout est connu, tout est
enregistré, reproduit, traduit, il suffit de tendre la main, de tourner un
bouton, de feuilleter un album. Il en est de même pour les arts nouveaux
et ceux que l'on dit mineurs : cinéma, photographie, ballet. La décoration
elle-même (affiches, etc.) devient sujet d'étude.
Dans le domaine des idées, il n'y a plus non plus d'unité, plus de ten
dance dominante. L'homme cultivé, outre les philosophies classiques,
doit savoir quelque chose de la psychanalyse, de l'anthropologie, de la
sociologie, etc.
On est alors en droit de se demander : qu'est-ce que la culture ? Qu'est-ce
qu'un homme cultivé ? Il n'est pas dans la nature du modernisme de
fournir une seule réponse à de telles questions.

If absence d'un foyer central


L'impression de confusion ne tient pas seulement à la diversité des
domaines culturels et à la multiplication des artistes (sérieux ou charla
tans), elle résulte surtout de l'absence d'un foyer central, géographique
ou spirituel. Par le passé, presque toutes les sociétés à grande culture
avaient un tel foyer (l'agora, la piazza, le marché) où l'échange, les rival
ités, la concentration contribuaient à créer un sentiment de vitalité.
Le Paris des années vingt, l'Angleterre grâce à son système d'éducation,
ont ainsi possédé une élite dont tous les membres se connaissaient plus
ou moins bien.

1. « L'invention du magnétophone et du microsillon est peut-être une révolution


culturelle plus grande que le livre de poche. » Stanley Edgar Hyman, dans Culture
for the^ Millions, p. 126.
2. Être au courant de la littérature moderne est également nécessaire à ceux qui
veulent relire les classiques avec un éclairage nouveau. Comme l'écrit Steven Marcus
à propos de Dickens : « Peu d'étudiants peuvent lire Our Mutual Friend aujourd'hui
sans remarquer que leur réaction à ce livre s'explique par leur connaissance de The
Waste Land et d'Ulysse. » II faudrait ajouter que peu de critiques contemporains se
lancent dans leur métier sans certaines notions de psychologie des profondeurs (Freud),
de mythologie et de symbolique (Frazer, Jane Harrison et Jung), et de sociologie de
la civilisation industrielle (Marx et Weber).

15
Daniel Bell

II n'y a jamais rien eu de semblable aux États-Unis. Au milieu du


xixe siècle, Boston a joué un peu ce rôle, mais son style « Nouvelle Anglet
erre» était trop spécial pour pouvoir être adopté par l'ensemble du pays.
Greenwich Village, avant et après la grande guerre, n'était au fond, pour
l'avant-garde, qu'une étape sur la route de Paris. Aux États-Unis, les
hommes qui font la politique sont à Washington, les éditeurs et les hommes
de théâtre sont à New York, ceux de cinéma à Los Angeles, et les profes
seurs disséminés dans les grandes universités. Celles-ci sont devenues
la force culturelle dominante dans l'Amérique d'aujourd'hui : peintres,
écrivains, musiciens et critiques s'y réfugient, et nombre de grandes
revues y sont publiées *.
De toute façon, même dans un grand centre comme New York, il y
a trop de gens, et, du fait de l'accent mis sur le professionnalisme, un
compartimentage qui isole les artistes les uns des autres. Il y avait, dans
le passé, une active minorité d'avant-garde qui cherchait à établir des
contacts avec d'autres expérimentateurs. Entre eux il y avait en commun
une certaine révolte, et une certaine esthétique. Aujourd'hui, l'avant-
garde est trop vite acceptée d'une part, et, d'autre part, elle se place
trop sur le plan technique (musique sérielle, tachisme, etc.) pour pouvoir
élaborer une esthétique commune. Dans le passé, les questions techniques
étaient exposées par une classe d'hommes de lettre-critiques (Apollinaire,
Karl Kraus) à l'aise dans tous les domaines. Aujourd'hui, la critique
elle-même s'est spécialisée. Dans les années trente, il y eut, un moment,
par le canal du marxisme, une politisation de la culture fournissant à
tous les arts une esthétique et des critères communs. Aujourd'hui ce
monde politiquement unifié a disparu, et il n'y a plus, à part les liens
professionnels, de milieu homogène.

La culture visuelle
Ce qu'il y a de plus important, c'est que la modernité refuse la hiérar
chiedes arts 2 et l'unité qui existaient dans la grande culture (la Grèce
de Périclès, l'Angleterre élizabéthaine). A chaque époque, un des arts

1. Les changements du rôle des petites revues sont significatifs des métamorphoses
de la culture américaine. Au départ, la petite revue était un produit de la révolte contre
le puritanisme, la vulgarité, la grossièreté de la littérature américaine ; par exemple
Poetry : A Magazine of Verse, de Harriet Monroe, et The Masses de Max Eastman,
vers 1910. Vers 1920, il y a une centaine de ces petites revues, la plupart très expéri
mentales, anti-bourgeoises, et en révolte contre les conventions ploutocratiques et
sexuelles ; elles sont largement ouvertes aux jeunes écrivains. Aujourd'hui il y a environ
trois cents petites revues, mais la plupart sont publiées par les professeurs d'anglais
des universités ; les articles sont de critique plus que de création, et les idées expri
mées sont plus celles de la revue que celles des individus. Alors que les petites revues
des années vingt tournaient autour du problème « La littérature et la vie », les petites
revues universitaires des années cinquante essaient plutôt de combler les lacunes dans
la culture générale de leurs lecteurs.
2. La culture occidentale a toujours établi la distinction entre les Beaux-Arts et
les arts utiles. Cette distinction correspond à la distinction faite entre le loisir et le
travail.
16
Les formes de V expérience culturelle

l'emporte sur les autres et exprime plus parfaitement l'esprit du temps :


le théâtre pour l'époque élizabéthaine, la littérature pour la Russie du
xixe siècle.
Aujourd'hui c'est l'aspect visuel qui l'emporte. Ce qui est normal
dans une société de masse. Les divertissements populaires (cirques, fêtes,
théâtre) ont toujours été visuels. Ce caractère est encore accentué par
deux aspects de la vie contemporaine : le fait que la vie moderne est
une vie urbaine, qui fournit aux gens plus d'occasions de voir et de vouloir
voir, que de lire et d'entendre ; et le fait que le tempérament moderne est
assoiffé d'action (et non de contemplation), de nouveauté et de sensations
fortes, lesquelles sont mieux mises en valeur par l'aspect visuel des arts.
Une ville n'est pas seulement un lieu, c'est aussi un état d'esprit, le
symbole d'un mode de vie dont les attraits sont la diversité et la fièvre, et
qui étouffe toute tentative individuelle de compréhension. Pour « connaître »
une ville, il faut marcher dans ses rues ; mais pour la voir, il faut s'en
écarter afin de la saisir dans son ensemble 1. De loin, la ville est une masse
et une silhouette, éléments visuels qui en sont des représentations symb
oliques.
Le paysage. urbain, construit par l'homme, se dessine dans son archi
tecture et dans ses ponts. C'est dans ces structures que les matériaux
de base d'une civilisation industrielle, l'acier et le béton, trouvent leur
emploi le plus achevé. Dans ces formes nouvelles se traduisent une
compréhension et une organisation de l'espace puissantes et nouvelles.
Au cœur de cette nouvelle conception de l'espace, il y a une « éclipse
de la- distance ». De la distance physique, que les moyens modernes de
transport réduisent, créant le plaisir du voyage et de voir tant d'endroits
différents ; et aussi de la distance psychologique et esthétique entre le
spectateur et l'expérience visuelle, dans les arts nouveaux que sont le
cinéma et la télévision. L'importance donnée par le cubisme à la « simul
tanéité », et par l'expressionnisme abstrait au « choc visuel » sont des efforts
pour accroître le caractère immédiat de l'émotion, pour faire participer
le spectateur à l'action, plutôt que de lui permettre de contempler le
spectacle. C'est également le principe du cinéma, qui, par le montage,
est la forme d'art qui va le plus loin dans cette direction du guidage de
l'émotion.
L'esthétique moderne est si bien devenue une esthétique visuelle que
les barrages, les ponts, les silos, l'implantation des routes, les rapports
écologiques des structures à leur environnement, tout devient l'objet
de préoccupations esthétiques 2. L'organisation de l'espace est devenue

« Symbolic
1. Pour unRepresentation
exposé de cetteand
question
the Urban
voir R.Milieu
Richard
» American
Wohl etJournal
Anselm of
L. Sociology,
Strauss,
mars 1958, pp. 523-532.
2. Voir par exemple le livre d'ERicH Gutkind, Our World from the Air, New York,
1952, et l'exposition itinérante organisée par Bernard Rudofsky pour le Museum of
Modem Art, septembre 1961.

17
Daniel Bell

le problème esthétique dominant de la culture du milieu du xxe siècle,


tout comme le problème du temps (Bergson, Proust, Joyce) était celui
du début du siècle. A ce point de vue, c'est dans l'architecture, la peinture
et le cinéma que s'est le mieux exprimée la vitalité de la culture moderne.
C'est parce qu'ils ont négligé cet aspect, parce qu'ils pensent trop en termes
humanistes de littérature, que les critiques de la culture de masse ont
oublié ce fait primordial, qu'il s'agit d'une culture visuelle.

IV. LE MARCHE ET LA CULTURE DE MASSE

Publics : unique et multiples


Aujourd'hui la masse fait partie de la société, et forme, pour la cul
ture, le plus grand public qui ait jamais existé. Mais l'atteindre coûte
cher, ce qui, pour une société qui souhaite que la culture suffise à ses
besoins, et n'ait pas à recevoir de subsides, pose le problème du marché.
Ce problème a deux aspects. Les produits de la culture — films, pièces,
spectacles de télévision — , à la différence des produits des autres indust
ries, ne peuvent être fabriqués automatiquement, et, dans une écono
mie à salaires élevés, les frais augmenteront plus vite que dans tout autre
secteur. D'autre part, en voulant atteindre le marché le plus étendu
possible de manière à réaliser les plus grands bénéfices possibles, il y a
une tendance inévitable à rechercher le dénominateur commun le plus
bas.
C'est avec la télévision qu'on peut le mieux étudier ce problème. En 1959,
la publicité a dépensé 1 milliard 350 millions de dollars, sur un budget
total de 10 milliards 430 millions de dollars, pour la télévision. Peu de
stations de télévision peuvent fonctionner sans s'affilier à l'une des trois
grandes chaînes nationales, puisque les fabricants cherchent à toucher
un marché national. Neuf sur dix des stations sont ainsi raccrochées
aux programmes nationaux auxquels elles abandonnent chaque semaine
au moins neuf heures de grande écoute.
Le tirage des journaux et des magazines est régulièrement déterminé
par une organisation indépendante, et le coût des annonces fixé d'après
le nombre de lecteurs. Pour la T.V., on se base sur une unité appelée
le C.P.M. (cost per message : prix par message). Pour le fabricant qui
finance un programme, puisque le prix d'ensemble du programme (loca
tion, vedettes, production, etc.) est fixe, il sera intéressant d'avoir le
plus grand nombre de postes branchés sur son programme, ce qui abaissera
le C.P.M. Un fabricant dont le rival obtient un C.P.M. plus bas que le
sien abandonnera son programme ou le modifiera. Les chaînes nationales
chercheront donc à utiliser les heures de grande écoute (8 à 10 heures
du soir) pour atteindre le plus grand public, et ceci s'effectuera souvent
aux dépens de la qualité des programmes.

18
Les formes de V expérience culturelle

Mais une société de masse ne suppose pas seulement un vaste public


commun ; elle suppose aussi le développement de publics multiples,
variés, aux goûts et aux intérêts différents : c'est un autre problème du
marché que de les atteindre. La télévision s'est définitivement assurée
le marché de masse, et, du coup, annexée les publics des magazines et
des cinémas. Les magazines à grand tirage perdent du terrain, car la
publicité s'intéresse moins à eux. Malgré des tirages de 4 et 3 millions,
Collier's et Coronet ont dû cesser de paraître, parce qu'ils n'attiraient
plus assez de publicité.
Les magazines qui s'adressent à des publics spécialisés marchent,
eux, très bien (New Yorker, Esquire avec Dwight Macdonald, Norman
Mailer et Saul Bellow, Harper's Atlantic), de même que les revues consacrées
à la peinture, à la musique ou à la danse.
Pour le théâtre, à côté des productions de Broadway, terriblement
coûteuses, s'est développé un théâtre indépendant dont les frais de pro
duction sont très bas (le grand succès de la saison 1959-1960, The connect
ion,a été monté au Living Theatre pour 900 dollars, alors qu'il faut en
moyenne de 50 000 à 125 000 dollars pour monter une pièce à Broadway,
et trois fois plus pour une comédie musicale).
Même transformation au cinéma. D'une part, production de grands
films spectaculaires (Ben Hur, Exodus) et de l'autre, mutiplication des
cinémas d'essai dont le nombre passe de 12 à 600 depuis la fin de la guerre,
des petites productions indépendantes de films expérimentaux et semi-
documentaires {The Little Fugitive, Shadows, etc.).
Dans le domaine de l'édition, c'est à un véritable bouleversement qu'on
a assisté. Plus que la prétendue révolution du livre de poche, c'est en
réalité une révolution du marché, qui a consisté à trouver, en plus des
librairies qui ne permettaient pas d'atteindre le grand public, des mil
liers de points de vente supplémentaires : gares, bazars, supermarchés, etc.
La vente des livres de poche est ainsi passée de 6 millions en 1940 à 500 mil
lions en 1960. La variété et la qualité de ces livres de poche se sont elles
aussi accrues dans la même proportion (un exemple au hasard : le recueil
New Poems by American Poets se vendit à 3 000 exemplaires dans l'édition
originale, mais à 100 000 exemplaires dans la première édition en livre
de poche, et 65 000 dans la seconde).
Il faut aussi remarquer que, dans les quarante dernières années, le
nombre de gens qui essaient de gagner leur vie comme peintres, écrivains,
acteurs, ou qui exercent des métiers (enseignement, notamment) leur
permettant de peindre, de sculpter, ou de monter des pièces expériment
ales, s'est lui aussi multiplié. On peut estimer par exemple que
3 000 peintres exposent à New York chaque année. On peut affirmer que
plus de gens produisent des « œuvres de culture » à notre époque qu'à
aucune autre époque de l'histoire de l'humanité.

19
Daniel Bell

Critères et subsides
Le problème du nombre (créateurs et public) nous ramène inévitabl
ement au problème de valeur : est-ce que, comme l'a dit Nietzsche, l'art
populaire « singe » l'art sérieux ? La culture de masse est-elle nécessair
ement une culture appauvrie ?
Les arguments tirés de l'histoire ne sont pas décisifs : on a peu de ren
seignements sur la manière dont, il y a un siècle et plus, les masses occu
paient leur temps *. On sait par exemple qu'en Angleterre, jusqu'au
milieu du xixe siècle, les principales distractions étaient les combats
de coqs, d'ours, et les pendaisons de criminels 2. Y a-t-il moyen de com
parer les effets du spectacle direct de la violence avec les équivalents
visuels qu'en proposent aujourd'hui les mass media ? D'après Edward
Shils : « La grande erreur des critiques de la culture de masse est de croire
que celle-ci a succédé à quelque chose qui avait une valeur en soi, et qu'elle
est l'inévitable prélude au dépérissement de la grande culture, et à sa
totale disparition... Ne serait-il pas plus correct de supposer que la culture
de masse est moins néfaste aux classes inférieures que l'existence lugubre
et difficile qu'elles menaient dans les époques révolues. La lecture de
bons livres, l'audition de grande musique, le plaisir de la bonne peinture,
même s'ils sont encore insuffisants, sont certainement plus développés
qu'auparavant, et il n'y a aucune raison de penser qu'ils soient moins
profonds et moins sincères 3. »
Dans ce curieux débat, la sociologie populaire, l'analyse de la culture
de masse, a presque remplacé la critique littéraire dans sa fonction d'arbitre
du goût. La sociologie populaire établit, d'après la réaction du public,
ou d'après l'intention supposée de l'œuvre, des catégories (highbrow,
middlebrow, lowbrow ; masscult et midcult) d'après lesquelles elle porte
des jugements, plutôt que de le faire d'après des critères littéraires ou
esthétiques bien déterminés. Il s'agit là d'une usurpation qui ne peut
servir ni la cause de la sociologie ni celle de la critique. Une œuvre est
bonne ou mauvaise, quel que soit le public auquel elle s'adresse. Bien
des œuvres highbrow sont prétentieuses et vides, alors que bien des œuvres
« pour la masse », surtout dans le domaine du cinéma, sont des œuvres
d'art accomplies. Le jugement appartient aux critiques et aux créateurs.
La sociologie, elle, devrait se contenter d'étudier les conditions de pro
duction des œuvres d'art ; elle peut expliquer la succession des styles

1. Voir Culture for the Millions, p. xn.


2. Emerson, English Traits, New York, 1876, p. 63.
3. Edward Shils, « Daydreams and Nightmares : Reflections on the Criticism of
Mass Culture », The Sewanee Review, LXV, n° 4 (automne 1957), pp. 586-608. Voir
aussi Paul F. Lazarsfeld et Robert K. Merton, « Mass Communication, Popular
Taste and Organized Social Action », dans The Communication of Ideas publié par
Lyman Bryson, New York, 1949.
20
Les formes de V expérience culturelle

et non leur valeur. Par exemple, dire que l'expressionnisme abstrait


est à la mode, c'est fournir une indication sur ce nouveau public que
constitue la classe moyenne supérieure et sur son désir d'étaler sa richesse ;
mais cela ne donne aucune indication sur la valeur de l'expressionnisme
abstrait, et cela ne permet pas de distinguer entre les œuvres celles qui
sont bonnes et celles qui ne le sont pas. On peut analyser la structure
d'un programme de télévision et montrer quelle influence le C.P.M. peut
exercer sur le déroulement d'un certain feuilleton dramatique ; mais,
encore une fois, ceci ne peut, et ne doit, pas se confondre avec un juge
ment sur l'œuvre. '
II est également curieux qu'en dix années d'étude sur le vide de la
culture de masse, et sur le problème du maintien des critères de la cul
ture sérieuse, presque rien n'ait été écrit sur une politique générale de
mesures concrètes : que pourrait-on faire pour améliorer le goût du public,
ou au moins éliminer un peu de la vulgarité générale, ou bien, d'un autre
point de vue, à quel genre de public pourrait-on s'adresser pour obtenir
un soutien des artistes sérieux ?
Comme A. Schlesinger Jr. l'a fait remarquer 1, le moyen de contrôler
la télévision existe déjà. Une chaîne de télévision est pratiquement un
service public, les longueurs d'onde sont réglementées, et une licence
de télévision est un investissement fructueux ; la Federal Communicat
ions Commission a effectivement le pouvoir, qu'elle a rarement utilisé,
de restreindre la part consacrée à la publicité, d'accroître celle réservée
aux programmes d'utilité publique, etc. Or le problème n'a jamais été
examiné sérieusement. Pourquoi ? C'est évidemment en partie parce
que les critiques de la culture de masse préfèrent rester des critiques
plutôt que de passer à l'action 2.
On n'a pas non plus étudié le problème de subsides à accorder aux
arts, et de l'aide à apporter aux créateurs et interprètes sérieux ; et pour
tant c'est là un problème qui va prendre de plus en plus d'importance,
puisqu'un nombre toujours croissant de gens cherchent à gagner leur
vie dans le domaine des arts (on ne sait, par exemple, pas combien de
peintres vivent de leur seule peinture, combien travaillent dans les musées
ou les universités pour pouvoir continuer à peindre, et combien arrivent
simplement à subsister). D'autres pays ont une grande expérience en ce
domaine : the Art Council en Grande-Bretagne, en France, en Italie
et en Allemagne des subsides officiels accordés aux opéras et aux théâtres ;
mais nous n'avons que peu de renseignements sur les effets d'une telle
politique.
On suppose quelquefois que le seul problème, pour la culture sérieuse,

1. « Notes on a National Cultural Policy », dans Culture for the Millions, pp. 148-154.
2. Il y a un an, Dissent, l'une des revues où s'exprime le mieux la critique de la
culture de masse demanda à un certain nombre de ses collaborateurs, y compris Dwight
Macdonald, Rosenberg et Irving Howe, ce que l'on pourrait faire à propos de la télé
vision. La réponse fut : rien.

21
Daniel Bell

est d'obtenir un soutien éclairé. Mais apparemment, même dans les meil
leures des conditions, on s'aperçoit qu'il manque quelque chose d'essentiel.
C'est par exemple le cas pour le théâtre en Allemagne de l'Ouest, qui a
des subsides, un public, et que ne gêne aucune censure. Et pourtant,
d'après le critique Friedrich Luft, il n'y a pas de nouveaux écrivains,
pas de nouvelles idées. Il n'y a plus de scandale : la pièce de Genêt, Le
Balcon, qui n'avait pu être montée à Paris, ni à Londres, est jouée dans
une douzaine de théâtres allemands sans provoquer la moindre réaction,
ni choquer personne.
C'est qu'il faut en réalité distinguer des problèmes très différents ;
d'une part la nature du goût de masse, les subsides pour l'art sérieux,
et l'aide aux personnes qui produisent des œuvres d'art ; et de l'autre,
le problème beaucoup plus complexe de savoir comment une époque
donnée en vient à avoir un grand art. Le premier est un problème pratique
qui dépend de la communauté, de sa détermination et de son énergie
à produire un public compétent et à soutenir financièrement les arts.
Le deuxième, est c'est là qu'à mon avis les critiques de la culture de
masse s'égarent, ne dépend nullement du public. Le grand art d'une
époque ou bien est une grande affirmation (l'art religieux par exemple),
ou bien il surgit lorsque, dans le développement inégal des styles, cer
tains arts brisent les conventions et créent des styles nouveaux, et ceci
est un problème qui relève autant de la nature d'un art que de sa réaction
à la société qui l'entoure. Le grand art moderne du xxe siècle est né de
la haine des conventions d'une société bourgeoise (il est aussi, en partie,
une protestation bucolique déguisée contre les exigences d'une société
industrialisée). Il ne dépendait pas tellement du public, même cultivé,
que d'une communauté d'artistes et d'un groupe de critiques compré-
hensifs. Comme bien souvent dans le passé, la figure de l'artiste en révolte
est devenue ultérieurement la seule acceptée par la société 1. Mais le
style moderne a vieilli. Les styles de révolte sont devenus le nouvel aca
démisme, et les artistes ont été étouffés par le public. Quant aux nouvelles
formes de création, elles sont, elles, du domaine du futur.

Daniel Bell.

1. Le seul exemple de véritable avant-garde est probablement celui de la musique,


où les expériences sont bien en avance sur une acceptation par la masse ou même l'élite.
Mais à la différence des formes antérieures de musique moderne (Satie, Honegger),
elle n'est rattachée à aucune révolte généralisée. C'est une forme d'expérimentation
technique que le profane peut difficilement suivre.
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