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Liang Shuming 梁淑敏

Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949


chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson

Chapitre 1
Introduction

1. "La culture chinoise"

La "culture" désigne l'ensemble des réalités sur lesquelles nos vies


prennent appui. Par exemple, ce sont d'abord les outillages, les techniques et les
systèmes sociaux corrélatifs, qui permettent la production agricole et industrielle
dont nous vivons. Ce sont aussi les institutions politiques, les législations, les
croyances religieuses, la moralité et les coutumes, les cours de justice, la police,
l'armée, ... tout ce qui assure le gouvernement et l'ordre public également
nécessaires à la vie. Ce sont aussi les institutions scolaires qui permettent à
chacun d'acquérir connaissances et aptitudes. Enfin, bien sûr, c'est tout ce qui
assure la transmission culturelle : écriture, livres, institutions académiques.
En d'autres termes, la compréhension habituelle de la culture comme
écriture, littérature, pensée, science, éducation ou édition est trop restreinte. Dire
que la culture comprend tout ce sur quoi nos vies prennent appui, c'est indiquer
qu'elle est quelque chose d'extrêmement concret, et qui inclut toutes les activités
humaines, à commencer par l'économique et le politique.
Qu'en est-il alors de la musique, du théâtre et de toutes les activités
artistiques ou littéraires ? Il est vrai qu'ils relèvent plus de l'agrément que de la
nécessité, mais les besoins de l'homme [2] ne se limitent pas au vêtement ou à la
nourriture. C'est dans ce sens que nous parlons souvent de "nourritures
spirituelles". La clarté et l'aisance de l'esprit, le développement de l'énergie
personnelle, constituent bien aussi une sorte de nécessité.
Par culture "chinoise", nous entendons notre propre culture, en tant qu'elle
diffère des cultures venues de l'extérieur : il s'agit donc de tout ce qui a sous-
tendu la vie de l'homme chinois dans le passé. En fait, une culture est
essentiellement faite d'emprunts et d'échanges ; il est presque impossible
d'identifier un "bien propre" distinct des "emprunts étrangers". Cependant, après
le grand va-et-vient international des cent dernières années, la Chine s'est vue
tellement transformée par l'Occident qu'on pourrait presque parler de
"déracinement". C'est dans ce contexte que nous définissons la culture

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"chinoise" comme le fonds originel, distingué des influences et transformations
récentes.
Enfin, si tout relève de la culture, ce livre ne prétend pas être exhaustif.
Les Chinois ont toujours accordé plus d'attention à l'activité humaine qu'aux lois
de la nature : ce livre aussi parlera surtout de la société et de l'homme.

2. Traits particuliers de la culture chinoise


Au milieu des autres cultures, la culture chinoise présente un certain
nombre de traits particulièrement saillants :
1. La culture chinoise s'est créée elle-même au cours d'un long processus
de formation : elle ne doit rien à personne. Au contraire, dans des cultures
comme celles du Japon ou des États-Unis, les emprunts sont considérables.
2. Si l'on considère des traits particuliers de la culture chinoise (citons la
structure de l'écriture, le système législatif, ...), et leur agencement organique, la
différence avec les autres cultures est importante. En fait, à vrai dire, d'une
culture à une autre, tout est différent et tout est semblable : la théorie courante
dit que la Chine, l'Inde et l'Occident constituent les trois grands systèmes
culturels du monde parce qu'ils diffèrent considérablement et constituent un
propre agencement organique en eux-mêmes.
3. Au cours de l'histoire, les autres cultures anciennes (Égypte, Babylone,
Inde, Perse, Grèce) ont disparu prématurément, ou bien se sont transformées, [3]
ou bien elles ont perdu leur indépendance et autonomie nationales : seule la
Chine a pu, avec sa culture propre, maintenir une existence nationale
indépendante jusqu'à l'heure présente.
4. L'histoire de la Chine démontre une grande aptitude à s'assimiler
culturellement les autres peuples. Elle a aussi su accepter et absorber des
cultures étrangères, sans qu'on puisse jamais parler de vacillation ou de
modification culturelles.
5. Avec cette très grande faculté d'assimilation, la Chine a pu absorber
toutes sortes de peuples voisins et les amalgamer en cette vaste unité du peuple
chinois. Unique par sa continuité historique, la Chine est aussi remarquable pour
son expansion dans l'espace ; elle a aussi constitué la société la plus nombreuse
du monde.
6. Au cours des vingt derniers siècles, la culture chinoise n'a pratiquement
plus changé, ni progressé, comme si elle voulait ainsi signifier qu'elle a atteint à
cette harmonie parfaite, signe de la maturité culturelle.

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7. L'influence de la culture chinoise s'est portée très loin. Cette influence
va de soi dans ces pays qui sont dans l'orbite culturelle de la Chine : Sibérie,
archipel malais, Corée et Japon, l'ouest des Belaturgh (la chaîne de montagnes à
l'ouest du Xinjiang) ; du reste, ses plus proches voisins comme l'Annam ou la
Corée firent autrefois partie de la Chine. Mais il y a aussi des pays déjà plus
éloignés, comme le Siam ou la Birmanie, où la culture est en grande partie
chinoise. Enfin si on remonte aux sources de la civilisation moderne de l'Europe,
on y trouve une importante influence chinoise : la Renaissance des XIVe, XVe et
XVIe siècles a tiré profit de diverses inventions chinoises (spécialement la
fabrication du papier et l'imprimerie) qui lui a ainsi fourni sa base matérielle.
Plus tard, l'époque des Lumières et le Siècle de la Raison ont trouvé leur
inspiration intellectuelle dans la pensée chinoise, et spécialement dans le
confucianisme.1
Au contraire, ce n'est que dans les cent dernières années que l'on voit la
culture chinoise se transformer radicalement sous l'influence de cultures
étrangères.

3. A la recherche de caractéristiques pertinentes


[4] Alors qu'entend-on par "culture chinoise" ? Est-ce seulement cette
grande réalité multiple inscrite dans un espace géographique donné et dans un
certain temps historique, ou bien y a-t-il aussi une signification, un esprit, que
l'on puisse repérer ? Jusqu'ici nous avons énuméré des traits saillants de cette
culture : à eux tous, ils permettent d'imaginer l'épaisseur de l'humus, épaisseur
qui expliquerait la solidité durable de ce qui s'y est développé. Mais, dans ce
développement lui-même, il y a un extérieur et un intérieur, des aspects
essentiels et d'autres qui le sont moins : bref, il doit bien y avoir une
signification, un esprit, à trouver. Si c'est le cas, est-il possible de désigner cet
esprit, de manifester comment le tout fonctionne, de saisir le mouvement même
de cet esprit et son sens ? C'est précisément là notre tâche dans ce livre.
Cette tâche implique deux démarches. Premièrement, il faut identifier une
à une et ordonner toutes les différences qui sautent aux yeux et sont
constamment mentionnées. Une telle énumération de soi est indéfinie, mais il ne
s'agit pas d'être exhaustif ; au contraire, on remarque vite que certaines de ces
caractéristiques vont ensemble, qu’elles peuvent se ramener à un seul élément et
ne forment en fait qu'une seule et même différence. Deuxièmement, il faut
prendre pour point de départ une caractéristique donnée dont on tentera

1
Voir Zhu Qianzhi 朱謙之 (1899-1972), 中國思想對於歐州文化的影響 (Les influences de la
pensée chinoise sur la culture européenne), 商務印書館 (Presses commerciales), 1940.

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d'analyser les causes. En remontant ainsi d'indice en indice, l'explication
s'approfondit et s'étend progressivement à d'autres caractéristiques. Au terme, il
sera peut-être possible de découvrir comment toutes ces caractéristiques ont
toutes la même origine, qu'elles s'enchaînent mutuellement et en fait ne
constituent jamais qu'une seule caractéristique. Dans ce cas, nous aurions atteint
notre but : la culture chinoise serait devenue totalement transparente, nous
pourrions en saisir la signification essentielle.
Tout ceci n'est qu'une esquisse : les complexités de la méthode
apparaîtront au fur et à mesure, au long du texte.

[1ère , 2ème , 3ème caractéristiques pertinentes]


J'ai commencé ce livre en 1941, c'est-à-dire après quatre ans de guerre
avec le Japon (de résistance anti-japonaise). Nous voyions alors avec inquiétude
bien des nations européennes, entrées à leur tour dans la guerre, s'effondrer les
unes après les autres. [5] Repliée à l'Ouest, la Chine cependant restait debout.
Qu'il s'agisse d'équipements militaires, de défense nationale, ou de puissance
économique, politique, culturelle, nous n'avions jamais égalé ces nations ; et
pourtant, parmi ces nations qui n'avaient plus que quelques jours ou quelques
semaines, voire quelques mois à vivre, la Chine tenait bon depuis cinq ans, sans
aucun signe d’une défaite prochaine. Ce contraste manifeste un fait très simple :
l'immensité du territoire chinois à côté de la petitesse de ces nations. Une petite
nation n'a pas de route d'évacuation, ni d'arrière. Dans notre cas, nous avons
beau reculer nos positions devant les victoires et les offensives ennemies, ce qui
nous reste de territoire, de population, de ressources, est toujours considérable :
nous pouvons encore tenir, et l'ennemi qui perçoit que les choses vont s'éterniser,
se découvre impuissant et frustré. En temps ordinaire nous n'avions pas
conscience des dimensions géographiques de la Chine : avec cette guerre, elle
s'imposait à nous comme une vérité quotidienne.
Héritage ancestral, produit d'une culture, cette immensité géographique
est une bénédiction. C'est aussi une hypothèque, si on y réfléchit un peu. En
effet, si à cause de l'étendue de son territoire la Chine peut être difficilement
anéantie, il lui est tout aussi difficile de devenir une nation prospère. Par
exemple, un de nos grands problèmes depuis des années a été le manque d'unité.
Il y a longtemps que cette unité aurait été réalisée si la Chine avait des
dimensions d'une province comme le Guangxi : plus on a affaire à de grandes
unités et plus il est difficile de trouver des dirigeants à la hauteur de la tâche. Et
si l’on en trouve, encore faut-il qu'ils aient le temps de s'affirmer et de trouver la
conjoncture propice... Le nombre et la taille des problèmes sont à l'image du
nombre de la population et de la taille du territoire ; les problèmes d'une région
se répercutent partout ailleurs ; le dysfonctionnement de l'administration centrale

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paralyse tout le reste. Enfin, et surtout, alors que dans un groupe restreint
l'individu a une conscience claire de ses responsabilités, cette conscience tend à
s'affaiblir dans une communauté plus large et au delà d'une certaine taille elle
finit par s'estomper : nonchalance et négligence sont le lot des familles trop
nombreuses ; la sensibilité aux choses s'émousse, l'inaction s'installe. Ainsi la
guerre civile pouvait durer deux ans dans toute la province du Guangxi : à
Beijing, seuls ceux qui avaient des raisons de s'intéresser au Guangxi étaient au
courant ; pour la majorité des gens de Beijing, ces événements passaient
complètement inaperçus. Lorsque l'ennemi japonais eut envahi les quatre
provinces du Nord-Est, les provinces adjacentes avaient bien conscience de cette
menace quotidienne, [6] mais pour les provinces éloignées, au sud, tout fut
bientôt oublié : émoussement des sensibilités dans un pays trop étendu ! Parfois,
encore, les problèmes sont bien perçus, mais on s'en désintéresse ou on n'a pas le
courage de les résoudre ; ou bien c'est l'enthousiasme, une flambée d'activités,
mais sans lendemain – autant de preuves d’un manque d’énergie dans l’action.
Un homme ne pense pas à emporter à l’épaule un fardeau qui dépasse ses forces ;
s’il s’y essaye, il échouera. En outre, le plus terrible pour l'homme d'action n'est
pas de rencontrer des oppositions, mais de ne percevoir aucune réaction ; sans
réaction il ne peut rien faire ; or c'est ce qui se passe constamment dans un pays
trop vaste comme la Chine.
Cette étendue du pays, à la fois bénédiction et calamité, n'est pas un trait
accidentel et insignifiant. Au contraire, j'y vois précisément une caractéristique
importante de la culture chinoise et qu'il s'agit d'analyser. Ainsi, dans son
‘Histoire de la culture chinoise’ (1919), Liu Yizheng (1880-1956) pose trois
questions :
1. L'étendue du territoire chinois est un phénomène unique : comment
expliquer cette expansion et cette cohésion ?
2. La diversité raciale en Chine est aussi étonnante, et en même temps la
race des Han a su en assimiler et absorber la grande majorité. Tout cela est
maintenant oublié, mais il faut se demander comment a été possible cette
assimilation.
3. La Chine fut civilisée très tôt : quelle est la signification de cette durée
ou continuité culturelle ?
Ces trois questions soulignent trois caractéristiques pertinentes :
1. Taille du territoire et de la population.2

2
Le territoire chinois a une superficie de 11 100 000 kilomètres carrés. Il est plus grand que
l’ensemble de l’Europe. Avant la guerre, l’Empire japonais ne représentait que 1/6e du
territoire chinois ; les quatre provinces du Nord-Est de la Chine en doublèrent presque la

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2. Assimilation et fusion d'un peuple si nombreux (le territoire et la
population de l'Union Soviétique sont d'un ordre comparable, mais l'assimilation
et la fusion ne s'y sont pas produits au même degré qu'en Chine).
3. La longueur de l'histoire chinoise, phénomène unique.

[4ème caractéristique pertinente]


Les trois caractéristiques précédentes supposent un dynamisme caché qu'il
s'agit de découvrir.
Nous savons que le savoir est réellement le secret de la puissance
culturelle : « Knowledge is power », disent les Occidentaux. La supériorité
culturelle de la Chine [7] reposait aussi sans doute sur la puissance d'un savoir,
mais le fait est que les Chinois ne semblent guère accorder d'importance au
savoir : civilisée très tôt et après une longue histoire culturelle, la Chine en fait a
été incapable de produire la science. La science est le modèle par excellence du
savoir ; par elle, celui-ci se systématise et progresse. Les Chinois ne se sont
jamais engagés sur cette route-là, et nous pouvons dire que le savoir n'est pas
leur fort.
Nous savons aussi l'importance de la puissance économique non
seulement de nos jours, mais de tout temps, et, il n'y a pas de doute, la
domination de la Chine sur ses voisins reposait bien sur des facteurs
économiques. Mais alors que l'économie est synonyme d'industrie et de
commerce, la Chine a toujours jalousement préservé intacte sa bonne vieille
société agraire, sans jamais se décider une bonne fois à s'enrichir. Comment
attribuer cela aux forces économiques ?
Serait-il alors d'ordre militaire ou politique ? Ici encore, il va sans dire que
l'existence et le développement du pays nécessitaient la puissance militaire et
politique. Mais tout le monde le sait, la culture chinoise a l'esprit pacifique, elle
est plus en quête de raffinements de toutes sortes que de qualités physiques. Le
premier principe de la politique chinoise a été la passivité, la non-intervention,
ainsi que l'absence d'organisation : il est donc improbable que la force de cette
culture réside dans le militaire ou le politique.
C'est le contraire qui est vrai. Et donc, si le savoir, l'économie, le militaire
et le politique ont plutôt été les points faibles de la Chine, c'est ailleurs qu'il faut
chercher le secret de sa puissance. Telle est la question, intrigante, à laquelle

superficie. Quant à la population chinoise, elle était de 430 000 000 habitants en 1933 (chiffre
donné par l’Institut des sciences sociales, Academia Sinica), représentant donc 1/5e de la
population mondiale.

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nous aboutissons : comment identifier cette force cachée que nous voyons
partout clairement à l'œuvre sans jamais pouvoir la nommer ?
Voilà bien une caractéristique pertinente de la culture chinoise : la
quatrième. Quand nous pourrons répondre à cette question, bien des incertitudes
et des doutes sur la signification de la culture chinoise seront éclaircis.

[5ème et 6ème caractéristiques pertinentes]


Le monde entrevoit bien que la Chine est une énigme insoluble ; il en a
toujours été ainsi, mais c'est encore plus vrai avec cette dernière guerre, et, plus
particulièrement, dans les milieux académiques sérieux. Malheureusement, les
Chinois étant ‘dedans’ s’en rendent difficilement compte Les Chinois, eux, sont
trop bien placés pour s'en rendre compte, [8] et toute une jeunesse superficielle
balaye d’un revers de main les caractéristiques de la culture chinoise. En 1930,
j'attirais l'attention de mes lecteurs sur deux anomalies de la Chine :
1. Des siècles sans transformations sociales, la stagnation séculaire de la
culture.
2. Une humanité pratiquement sans religion.
Ces deux caractéristiques (qui sont la cinquième et sixième) appellent
quelques clarifications.
Tout d'abord la religion : le caractère peu religieux de la culture chinoise,
le désintérêt des Chinois pour la religion, sont des faits bien connus des savants.
Depuis que les XVIIe et XVIIIe siècles européens eurent pris connaissance de la
pensée chinoise et de son contexte social, c'est bien cette impression-là qui
s'imposa. Tout récemment encore, énonçant trois caractéristiques de la tradition
culturelle chinoise,3 Bertrand Russell écrivait que la Chine "suit la morale de
Confucius, mais n'a pas de religion." Et, paradoxalement, ceux qui disent que la
Chine a une multiplicité de religions 4 ne disent pas autre chose : la pluralité
religieuse est bien le signe que l'unification religieuse n'a pas été réalisée et que

3
Dans The Problem of China, B. Russell définit trois caractéristiques de la culture chinoise
traditionnelle : (1) une écriture faite d’idéogrammes, et non d’une transcription phonétique
alphabétique ; (2) le rôle normatif de l’éthique confucéenne, l’absence de religion ; (3) le
gouvernement confié à un personnel recruté par examens, et non pas à une noblesse
héréditaire. Tr. L’ouvrage de B. Russell a été publié à Londres en 1922, peu de temps après
le voyage de l’auteur en Chine.
4
Consulter l’ouvrage publié sous la direction de Wang Zhixin (1881-1968), 王治心, 中國宗教
思 想史大 綱 (Aperçus sur l’histoire de la pensée religieuse en Chine), 中 華書局 (Ed.
Zhonghua.)

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la religion, somme toute, n'est pas une préoccupation bien importante. De soi,
les croyances religieuses sont exclusives, et les conflits ne sont pas rares dans
une société unifiée politiquement, mais non religieusement ; cependant, la Chine
a exceptionnellement peu connu ces conflits tragiques et meurtriers qui ont
ravagé si souvent et si longtemps l'Europe et toutes les autres nations du monde.
Chez nous, les religions peuvent coexister paisiblement, jusque sous le même
toit ou chez la même personne. Tout ceci n'indique-t-il pas une anémie certaine
de l'âme religieuse ?
Et, de fait, depuis l'introduction de la culture occidentale en Chine, il n'est
pas d'aspect de la culture que nous n'ayons voulu occidentaliser : défense
nationale, gouvernement, économie, éducation, toutes sortes de mouvements
prenaient naissance à qui mieux mieux pour promouvoir cette occidentalisation.
Mais, il n'y a pas eu de mouvement important se proposant de substituer la
religion occidentale aux religions chinoises : exception due au manque d'intérêt
religieux des Chinois, ainsi du reste qu'à la dévaluation de la religion en
Occident. Il est regrettable que cette irréligiosité chinoise n'ait pas fait l'objet
d'études comparatives et qu'on n'y ait pas vu une particularité remarquable [9]
(sur cette question de la religion, voir chapitre 6).
J'ai aussi mentionné la stagnation de la culture chinoise, l'immobilisme
séculaire de cette société. Ici nous avons deux problèmes : 1. la Chine ne semble
avoir fait aucun progrès au cours des deux derniers millénaires ; 2. l'histoire
sociale a bien du mal à qualifier la société chinoise et à situer cette Chine des
deux derniers millénaires sur une périodisation universelle des sociétés. Ces
deux questions sont bien distinctes et il s'agit de les traiter sans les confondre.
Prenons par exemple la division bipartite dont se contente Feng Youlan
dans son « Histoire de la philosophie chinoise » qui pourtant part du Ve siècle
avant l'ère chrétienne pour se terminer au début du XXe. La première partie, la
"Période des philosophes", c'est-à-dire de Confucius au Huainanzi, ne dure que
quelque 400 ans ; au contraire, la seconde, de Dong Zhongshu à Kang Youwei,
la "Période de l'étude des classiques", recouvre plus de vingt siècles. Ainsi, la
Chine aurait une philosophie ancienne et une philosophie médiévale ; elle
n'aurait pas de philosophie moderne. Puisqu'il n'y a pas de différence notable
entre la philosophie de l'époque moderne et celle du Moyen Age, l'une et l'autre
constitueraient un seul ensemble qui aurait duré plus de deux mille ans. En
Occident, la philosophie moderne ne se distingue pas de la philosophie
médiévale pour des raisons purement chronologiques : c'est aussi le profil
intellectuel qui est différent. Rien de tel en Chine, et Feng Youlan de poursuivre :
en fait, tout récemment encore, et en tout domaine, la Chine en était restée au
Moyen Age ; le cas de la philosophie n'est que l'indice d'un phénomène global ;

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historiquement, la Chine est en retard d'une époque – l'époque moderne.5 "La
Chine est en retard d'une époque", c'est-à-dire : chronologiquement parlant, les
temps modernes sont arrivés sur le calendrier, mais la culture chinoise, elle, est
restée parfaitement médiévale ; elle n'a pas fait le pas. Stagnation et piétinement
qui remontent aux Han Occidentaux et auront duré 2 000 ans.
Un des grands ouvrages occidentaux traduits par Yan Fu traite aussi de
l'évolution des sociétés : A History of Politics (1900), de Edward Jenks.6 Jenks
propose le schème évolutif suivant : société totémique, société patriarcale, état
militaire ; le féodalisme est intercalé entre la société patriarcale et l'état militaire.
Dès que Yan Fu a essayé d'appliquer ce schème à la Chine, il a réalisé
l'étrangeté de cette longue période de stagnation, comme il s’en explique dans
son Introduction [10] :
Des empereurs Yao et Shun à la dynastie Zhou, pendant plus de 2 000 ans, c'est
l'époque féodale. La société patriarcale a déjà, à cette époque, atteint son plein
développement. Leurs sages étaient les sages de la société patriarcale. Leurs institutions
et prescriptions étaient des institutions et prescriptions patriarcales. Quand une chose a
réalisé toutes ses potentialités, il est nécessaire qu'une transformation intervienne. Alors
survinrent le Seigneur Shang, Qin Shihuang et Li Si : des entités administratives
(commanderies et préfectures) se substituèrent aux domaines féodaux ; des routes
publiques traversèrent les champs ; on mit feu à la littérature classique et les lettrés
confucéens furent enterrés vivants. Le but du système était qu'il ne subsiste plus la
moindre parcelle de pouvoir qui ne soit entre les mains du maître du pays. Or, le résultat
de toutes ces interventions ne fut pas le passage de la société patriarcale à l'état militaire !
En fait, plus de 2 000 ans se sont écoulés depuis les Qin jusqu'à nos jours : dans ce pays,
l'autorité n'est pas l'apanage d'une seule famille ; et paix et guerre s'y succèdent comme
autrefois. Approfondissez le mode de gouvernement, examinez les coutumes, soyez
attentifs aux propos et pensées de ce peuple à la fois raffiné et violent : c'est bien
toujours un peuple patriarcal. Ainsi cette 李儼 phase de l'évolution se fait attendre,
enfouie dans cette terre depuis plus de 4 000 ans.
Yan Fu devait aussi reconnaître qu'il est bien difficile de situer la Chine à
une étape donnée de l'évolution des sociétés. Il peut seulement dire :

5
Voir Feng Youlan 馮友蘭, 中國哲學史 (Histoire de la philosophie chinoise), 商務 (Presses
commerciales), 1934, p. 495. Tr. Traduction anglaise par Derk Bodde: Fung Yulan, History of
Chinese Philosophy (1952), vol. II, p. 5.
6
Tr. Ed. Jenks, A History of Politics (1900); trad. par Yan Fu 嚴復 : 甄克斯, 社會通詮. – “Here
then we have our three historical types of human society – the savage, the patriarchal, and the
military (or “political” in the modern sense)” (A History, p. 3). Il précise que le terme
scientifique pour savage est totemistic.
Yan Fu 嚴 復 (Jidao, 幾 道 1853-1921) fut le premier à introduire de manière
systématique la pensée occidentale moderne, avec ses célèbres traductions de huit classiques
de sociologie : de Montesquieu à Thomas H. Huxley, Adam Smith ou Herbert Spencer.

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La Chine est une société essentiellement patriarcale devenant progressivement un état
militaire. Disons : aux sept dixièmes une société patriarcale avec trois dixièmes d'état
militaire.
La seconde question que nous avons mentionnée a fait beaucoup de bruit
entre 1928 et 1933. Ce fut, en effet, l'époque de la "controverse sur l'histoire de
la société chinoise" ; il en sortit quatre gros volumes, sans compter toutes les
publications individuelles et les textes inédits. La controverse vint d'un groupe
toujours très zélé en matière d'histoire sociale – le groupe marxiste. L'armée
venait d'achever l'Expédition du Nord7, et les théoriciens de la révolution étaient
divisés : avant de décider de la forme que devait prendre la révolution chinoise,
il fallait d'abord déterminer avec précision la nature de la société chinoise elle-
même. Selon la doctrine marxiste, à société féodale révolution bourgeoise, à
société capitaliste révolution prolétarienne : dans le premier cas, la bourgeoisie
était l'agent de la révolution, dans le second cas, elle en était l'objet ; les priorités
pouvaient être inversées selon qu'il s'agissait de l'une ou de l'autre révolution.
L'enjeu était trop important : seule une enquête historique permettrait d'adapter
la pratique aux réalités concrètes. Quelle était donc la nature de la société
chinoise ? [11] Là-dessus, ni consensus, ni idées claires. De la Troisième
Internationale voulant téléguider depuis Moscou la révolution chinoise jusqu'aux
membres du Guomindang ou du Parti Communiste sur place, ce sont réunions et
chicaneries sans fin, durcissement des positions, exclusivisme. Dans son édition
des textes de la ‘Controverse sur l'histoire de la société chinoise’, Wang Lixi
écrit :
Pour l'historien du développement de la société chinoise, la grande énigme est la période
qui va des Qin à la veille de la Guerre de l'Opium. Période énigmatique, période capitale
aussi, puisque c'est là qu'on trouve des matériaux historiques assez sûrs pour nous
permettre d'interpréter l'histoire d'avant les Qin ; d'autre part, on ne peut pas prétendre
expliquer les antécédents de la société contemporaine si on ne comprend pas cette
période relativement plus proche de nous. Mais cette pièce maîtresse de l'histoire
chinoise n'en dure pas moins 2 000 ans : que faire d'une société qui n'a pas bougé depuis
vingt ou trente siècles ? Question fascinante, trop fascinante peut-être, et plus d'un
historien, chinois ou étranger, s'est enlisé dans ces sables mouvants !8
Comme il était malaisé de décider de la nature de cette société, on eut
alors recours aux artifices de langage et aux explications forcées fabriquées de
toutes pièces : "société féodale qualitativement modifiée", "semi-féodalisme",

7
« L’ Expédition du Nord » 北伐 : la montée au Nord à partir de Canton des troupes du
Général Chiang Kai-Shek en 1926-1928.
8
Wang Lixi 王禮錫, «中國社會形態發展史之迷的時代 » (La période énigmatique dans
l’histoire du développement de la société en Chine), dans 中國社會史論戰 (La controverse sur
l’histoire de la société chinoise), 神州國光社 (Ed. Shenzhou Guoguang), vol. III.

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"société pré-capitaliste", "pouvoir féodal survivant à la disparition des
institutions féodales", et ainsi de suite. Enfin, des auteurs soviétiques (comme
Madjer et Kokin) ou chinois trouvèrent chez Marx l'expression "mode asiatique
de production", et traitèrent les sociétés orientales (Inde, Chine) comme des cas
à part ; ils expliquent ainsi toute la période avant l'entrée en scène du capitalisme
occidental au XIXe siècle, 9 et voient dans la "stagnation" prolongée une des
caractéristiques de leur "société orientale".

[7ème caractéristique pertinente]


Le rôle important et fortement enraciné que joue le système clanique dans
la totalité de la culture chinoise est aussi bien connu. Les proverbes le disent :
"la famille est le fondement de la nation" et "on établit la nation en investissant
dans la famille". Tout ceci explique que la Chine soit regardée comme une
société patriarcale. Un historien de la législation chinoise écrit [12] :
Dans l'organisation sociale chinoise, le clan est plus important que
l'individu, et il passe avant la nation. L'individu étant second, le libéralisme de
l'Europe occidentale ne pouvait guère s'épanouir ; la nation étant seconde, le
nationalisme moderne était chose inconnue... Une caractéristique de la société
chinoise est d'être fondée sur le clan. (Chen Guyuan, « L'histoire de la
législation chinoise », p. 63). 10
Un anthropologue écrit aussi :
Une différence fondamentale entre la Chine et l'Occident est que l'Occident voit
l'individu et la société comme deux entités qui s'opposent l'une à l'autre, alors que la
Chine, faisant du clan le centre de l'existence en société, a estompé les arêtes de cette
opposition. (Zhuang Zexuan, « Ethnicité et éducation », p. 560). 11
Toutes ces notations sont excellemment reprises par Lu Zuofu :
Pour les Chinois, la vie familiale est la principale dimension de l'existence ; la parenté
par alliance, le voisinage, l'amitié, constituent une dimension sociale secondaire. Ces
deux dimensions définissent les exigences de l'activité d'un Chinois. Ils déterminent
aussi les postulats moraux de cette société, ainsi que ses institutions politiques. (...)
Chacun nous reproche de ne voir que la famille, et de ne pas voir la société, mais en fait
le Chinois n'a pas d'autre société que la famille. Prenez l'agriculture : une exploitation

9
Voir M. Kokin 柯金, 中國古代社會 (La société chinoise antique), traduit en chinois par Cen
Ji 岑紀 et publié en 1933 aux éditions 黎明 (Liming.)
10
Chen Guyuan 陳顧遠, 中國法制史.
11
Zhuang Zexuan 莊澤宣, 民族性與教育. Tr. Spécialiste de l’éducation, Zhuang Zexuan (1895-
1976) a publié ce livre en 1938.

11
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
agricole est une famille ; prenez le commerce : derrière la boutique que vous voyez, il y
a une famille ; une famille installe quelques métiers à tisser et vous avez une usine ;
prenez l'éducation : dans l'ancien temps, l'instruction générale était donnée à la maison,
la formation plus poussée dans une autre famille ; prenez le gouvernement : le yamen,
siège du magistrat local, était souvent une famille ; un nouveau magistrat, c'était un chef
de famille qui arrivait... (...) De la naissance à la mort, on ne pouvait échapper à la
famille, à cette dépendance mutuelle. Vous pouviez ne pas avoir de profession, vous ne
pouviez pas être sans famille. La famille vous fournissait tout ce dont vous aviez besoin
pour vivre ; si vous étiez malade, la famille était l'hôpital. Il n'y avait qu'elle pour vous
soigner, vous élever, prendre soin de vos vieux jours et, [13] finalement, vous enterrer.
La famille probablement escomptait que vous réussiriez, mais elle vous y aidait. Tous
vos efforts étaient requis pour la cohésion et la prospérité familiales ; c'est à sa fortune, à
son prestige, que vous deviez travailler. Et tout ceci ne représentait pas seulement
l'attente de votre famille, tout le monde en fait devait vous juger d'après les bonnes ou
mauvaises fortunes que vous alliez procurer à votre famille. Telle était l'emprise
familiale, et il n'y avait pas moyen de s'y soustraire. (...) Cette dépendance mutuelle était
si puissante qu’il lui arrivait souvent d'étouffer les autres relations sociales ou, du moins,
d'y faire obstacle. (Lu Zuofu, « Le problème de la construction de la Chine et la
12
formation humaine. »)

[8ème caractéristique pertinente]


Une autre anomalie de la culture chinoise peut se décrire ainsi : la
civilisation en Chine a commencé très tôt, et sous les Han ou les Tang, culture et
savoir étaient d'une richesse supérieure ; mais, en fin de compte, la Chine ne
devait pas donner naissance à la science.
Dès l'Antiquité, en effet, la Chine abonde en inventions et découvertes
techniques. Jusqu'au XVIe siècle, l'Occident a été grandement redevable à ces
inventions qui lui venaient de Chine : l'aiguille aimantée, la poudre à canon, le
papier monnaie, l'imprimerie à types mobiles, l'abacus... Le papier surtout : dans
General History, Weiersi a une section intitulée "How Paper Liberated The
Human Mind" (Ch. 34.4), où il explique comment l'introduction du papier venu
de Chine rendit possible la Renaissance en Europe13. La fonte du fer est aussi
tenue pour avoir été d'abord une découverte chinoise. De tout cela, il semblerait
découler que la Chine était prête à donner naissance un jour aux sciences de la
matière. Pourquoi n'en fut-il pas ainsi ?
Les Mémoires historiques (biographies de Bian Que et de Cang Gong)
mentionne l'art de la dissection humaine par Yu Fu (médecin à l'époque de

12
Lu Zuofu 盧作孚, 中國的建設問題與人的訓練 , 生活書店 (Ed. Shenghuo.)
13
Tr. Weiersi 威爾斯 : non identifié.

12
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
Huangdi)14. Le Hou Han shu (Annales des Han postérieurs, 25-220) est encore
plus explicite dans sa biographie de Hua Tuo :
Quand acupuncture et remèdes n'avaient aucun effet, il faisait d'abord donner la
poudre anesthésiante mafusan avec du vin pour insensibiliser ; une fois le malade bien
anesthésié au point de ne plus rien sentir, il coupait l'accumulation des humeurs, en
dépeçant de très près. Si c'était aux intestins ou à l'estomac, il sectionnait la tumeur
maligne en sectionnant et lavant ; puis il faisait des points de suture, [14] tout en
appliquant un onguent régénérateur. En quatre ou cinq jours la plaie guérissait, et en un
mois le malade était rétabli. 15
Nous avons bien là la méthode expérimentale du savant. Si ce n'est pas
encore exactement la science moderne, c'en est bien l'ancêtre. Pourquoi cette
tradition fut-elle complètement interrompue par la suite au profit d'une panoplie
de conceptions métaphysiques ?
La science est fondée sur la logique et les mathématiques ; le
développement et le progrès de ces deux disciplines sont essentiels au
développement et au progrès des sciences naturelles et sociales. Durant la
période de grande vitalité intellectuelle que fut la fin des Zhou, la Chine avait
bien des logiciens, mais ils n'eurent pas de successeurs. L'arithmétique, elle, eut
toujours ses spécialistes, elle s'éleva même très haut ; mais elle ne devait jamais
percer, les progrès ultérieurs furent minimes, la grande tradition elle-même finit
par tomber dans l'oubli. Ainsi, au Ve siècle de notre ère, dans le Royaume de Qi
du Sud, Zu Chongzhi réalisa un calcul du nombre πqui est le "plus parfait dans
ce monde du Ve siècle, inégalé par l'Inde ou l'Europe, insolent en quelque
sorte !" (Mao Yisheng, "Histoire du calcul du nombre π en Chine", dans la revue
‘Science’ II, 4).16 Il fallut à l'Occident "plus de 1 000 ans avant que l'allemand
Valentin Otto n'obtienne, en 1573, le même résultat" (Li Yan, « Histoire des
mathématiques en Chine »). Mais toute grande découverte de ce type est vaine,
si elle n'est pas diffusée et continuellement perfectionnée : un phénomène
d'involution est donc bien à l'origine de l'échec de la science chinoise, et c'est ce
phénomène d'involution lui-même qu'il s'agit d'expliquer.

14
Tr. 史記 “ 扁鵲倉公傳 » ; Yu Fu, 俞跗.
15
Tr. 後漢書, « 華陀傳 » ; mafusan 麻弗散.
16
Tr. Zu Chongzhi 祖沖之 (429-500), auteur d’un livre maintenant perdu , Zhuishu 綴術 ,
donna à π la valeur de 3.1415929203. Li Yan 李 儼 (1892-1963) est l’auteur d’une
soixantaine d’études sur les mathématiques en Chine ; il publia son 中國算學史 en 1937.

13
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chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
[9ème caractéristique pertinente]
Tout aussi intriguant est le fait que la Chine, à la différence de l'Europe,
n'a jamais revendiqué, ni inscrit dans ses lois, des notions comme celles de
démocratie, de liberté ou d'égalité. Le mot "liberté" est un mot qui parle aux
Européens, ils le chérissent et le mentionnent sans cesse dans leurs
conversations ou leurs écrits. La Chine, elle, n'avait pas d'expression adéquate
correspondant au mot liberté. Yan Fu traduisit : ziyu 自繇 ("à son gré", "à sa
guise"), et dès lors l'expression s'est imposée (moyennant une petite
modification orthographique : ziyou 自由). Dans son livre récent « Rationalisme
et démocratie », [15] Zhang Dongsun écrit au sujet de ‘Liberté et Démocratie’:
"Il est possible de dire que la Chine n'a jamais eu cette idée de la liberté que
nous trouvons en Occident..."17 Et Zhang établit avec beaucoup d'érudition que
la Chine n'a qu'un terme qui pourrait à la rigueur soutenir la comparaison : zide
自 得 ("rester libre", "rester soi-même", "ne pas se laisser prendre" par les
honneurs ou par le pouvoir qu'on détient) : "Quelle que soit sa position officielle,
l'homme supérieur reste lui-même", écrit Mencius." Dans ce cas, à moins qu'il
ne s'agisse d'une différence de structure sociale entre la Chine et l'Occident,
comment expliquer cette hétérogénéité dans leur façon de penser ? Il ne suffit
pas de dire que c'est précisément là la preuve que la société chinoise est féodale.
Il va de soi que les cultures féodales ne connaissent pas la notion moderne de la
liberté ; en Occident, cette notion n'a pas toujours été présente ; elle n'est pas
apparue subitement à l'époque moderne : il a fallu qu'au Moyen Age les terres
seigneuriales soient conquises par les armes ou que cette liberté soit acquise
pacifiquement à grand renfort d'édits et de chartes.
Supposons même que la Chine ait été une société féodale : il s'en suivrait
que les Chinois seraient affamés de liberté et qu'ils exulteraient de joie à la
perspective de leur libération dès que les idées occidentales atteindraient la
Chine au XIXe siècle... Mais il n'en fut rien. Yan Fu a dépeint les Chinois de
cette époque qui "entendant parler des doctrines des philosophes occidentaux sur
l'égalité et la liberté, restaient bouche bée d'étonnement et n'y comprenaient
rien."18 Dans Cultures orientale et occidentale et leurs philosophies, j'écrivais
aussi :
Ces notions de pouvoir, de liberté, étaient inconnues des Chinois et, jusqu'à présent
encore, elles restent inintelligibles... A l'égard de cette exigence de liberté chez les

17
Tr. Zhang Dongsun 張東蓀 (né en 1886) a publié 理性與民主 en 1946.
18
Montesquieu, L’Esprit des Lois, traduit par Yan Fu 嚴 復 : 孟 德 斯 鳩 , 法 意 (Presses
commerciales), Livre XIX, chapitre 17.

14
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
Occidentaux, le Chinois a généralement deux attitudes : ou bien une grande indifférence
(à quoi ces notions servent-elles ?) ou bien la panique (elles vont semer l'anarchie
universelle !).
Telle était l'attitude générale à cette époque et il est remarquable que Yan
Fu lui-même qui avait introduit le libéralisme par sa traduction de On Liberty, de
John Stuart Mill (On Liberty devenant sous la plume de Yan Fu : « De la
frontière entre droits de la société et droits individuels ») écrivait : "La liberté de
l'individu particulier n'est pas encore une affaire urgente".19 Il n'y avait pas que
des réformistes pour être de son avis : les vues d'un Sun Yat-sen, l'artisan de la
révolution, n'étaient pas différentes ; dénonçant la trop grande liberté des
Chinois, Sun Yat-sen voulait supprimer les libertés individuelles pour renforcer
la cohésion nationale.20 Ce n'est pas pour le moment notre propos de discuter le
bien fondé de ces diverses opinions ; il suffit de montrer que cette exigence de
liberté n'a jamais été à l'ordre du jour au cours de l'histoire et que nous avons
bien là une caractéristique de la société chinoise.
"Égalité", "démocratie" ne sont pas non plus des expressions familières
aux Chinois ; mais l'esprit égalitaire, l'esprit démocratique, ne sont pas des
nouveautés en Chine. [16] Sur ce point, les preuves ne manquent pas et des
ouvrages généraux comme « Histoire de la pensée politique avant les Qin » de
Liang Qichao nous dispensent d'en faire la démonstration. 21 En bref, dans
l'Antiquité, le porte-parole le plus pénétrant est Mencius :
Le peuple est le plus important ; ensuite viennent les génies du sol et des céréales ; le
souverain vient en dernier".
Si le souverain considère les ministres comme de la poussière et de l'herbe, les ministres
regarderont le souverain comme un brigand et un ennemi".
J'ai entendu parler de l'exécution d'un certain Zhou ; je n'ai pas entendu parler de
régicide. 22
A l'époque moderne, nous avons Huang Zongxi dont l’ouvrage « Plan pour le
Prince » est encore plus franchement explicite : si Mencius pouvait être récupéré
par les iconoclastes, l'ouvrage de Huang Zongxi, réimprimé et diffusé en
grandes quantités à la fin du XIXè siècle par le parti révolutionnaire, devint le

19
小穆勒, 群己權界論.
20
Voir le “Principe des droits du peuple” 民權主義, dans les conférences de Sun Yatsen (Sun
Zhongsan) 孫中山 sur le “Triple Démisme” 三民主義.
21
梁啟超, 先秦政治思想史.
22
Tr. Ces trois citations se trouvent dans Mencius : VII B, 14 ; IV B, 3 ; I B, 8.

15
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chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
ferment idéologique de la révolution.23 Ceci dit, il faut bien voir que le propos
de Mencius et de Huang Zongxi était seulement d'affirmer que le pouvoir a sa
source dans le peuple (of the people) et doit s'exercer au profit du peuple (for the
people) : personne n'a jamais suggéré un système politique où ce serait le peuple
lui-même qui exercerait le pouvoir (by the people). Autrement dit : les Chinois
ont voulu affirmer dans leurs institutions que le peuple est la source et la fin du
pouvoir politique, mais il n'a jamais été envisagé que des élections et un régime
représentatif permettrait au peuple de régler lui-même l'exercice de ce pouvoir.
C'est cela qui pose question : pourquoi des institutions démocratiques
n'apparaissent-elles pas, alors que très tôt l'importance du peuple avait été
reconnue ? Là encore, si la raison n'en est pas une structure sociale différente,
comment expliquer cette divergence entre la mentalité chinoise et la mentalité
occidentale ? Il y a une dizaine d'années, Lin Liru me disait : "La société
chinoise ou la politique chinoise n'ont jamais été anti-démocratique ou non-
démocratique : il s'agit en fait d'une autre forme de démocratie. Il y a une
démocratie occidentale et une démocratie orientale. "
Ainsi la démocratie, la liberté ou l'égalité ne sont pas des priorités de la
pensée ou des institutions chinoises. Cette neuvième caractéristique, ainsi que la
huitième (la question de la science) ne sont pas dissociables de la cinquième
(pas d'histoire moderne, stagnation culturelle). Ces trois caractéristiques peuvent
donc être traitées séparément ou comme un tout : il y a là une question
méthodologique que nous retrouvons plus d'une fois. [17]

[10ème caractéristique pertinente]


En 1944, le vice-président des États-Unis, Henry Wallace fit un voyage en
Chine. Au cours de son séjour dans la capitale, il rendit public un texte intitulé
"L'avenir de la démocratie en Chine", dont la traduction parut le 26 juin dans
tous les journaux de Nanjing.24 La Chine, soulignait Wallace, a été la principale
inspiration de la démocratie occidentale, sans l'avoir inventée elle-même. En
effet, dans leur pensée et leur action, les dirigeants de la révolution américaine et
les auteurs de la Constitution de 1776 étaient les héritiers de la pensée politique
occidentale elle-même fortement stimulée par la Chine. Malheureusement ce
chapitre de l'histoire est généralement ignoré, et Wallace ne fut pas compris. Il

23
Tr. Huang Zongxi 黃宗羲 (1610-1695), 明夷待訪錄 (1662). Dans ce court traité de
philosophie politique, Huang Zongxi, qui se retira de la vie publique après la prise du pouvoir
par les Mandchous, critique les institutions autocratiques impériales, et met l’accent sur les
obligations des gens au pouvoir ainsi que sur les droits du peuple.
24
Henry Wallace (1888-1965) 華萊士, “中國民主的前途 ».

16
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
e e
reste vrai qu'aux XVII et XVIII siècles, l'Europe s'éprit de la culture chinoise ;
ici, je renvoie le lecteur à l'ouvrage de Zhu Qianzhi, « Influence de la pensée
chinoise sur la culture européenne », spécialement les chapitres sur "Le siècle
des Lumières et la culture chinoise", "La philosophie chinoise et la révolution
française", "La philosophie chinoise et la révolution allemande".25
Quels étaient alors aux yeux de l'Europe les points caractéristiques de la
culture chinoise ? L'entichement de l'Europe pour la Chine fut multiple, mais
c'est dans le domaine socio-politique que les conséquences furent les plus
importantes, limitons-nous à cet aspect :
1. L'unité indissociable des normes fondamentales du politique avec
l'éthique et la morale. Le savoir éthique et le savoir politique constituent
ensemble un seul et même savoir (trait qu'on ne trouve pas ailleurs qu'en Chine).
2. Cette fondation commune du politique et de l'éthique est exprimée dans
la formule : "la nature morale en l'homme et le rythme constant des choses",
dont furent déduits au sujet de l'autorité du souverain des résultats inconcevables.
3. Aux yeux de l'Europe, "la nature morale en l'homme et le rythme
constant des choses" de la Chine étaient précisément la "loi universelle" de la
philosophie occidentale ; l'Europe crut que la civilisation et les institutions
chinoises étaient à l'image du monde de la nature : très ancienne et immuable.
La réalité chinoise est bien telle : l'Etat y est amalgamé à la société définie
comme substance morale ; le politique se mêle aux rites et aux coutumes, et à
tout le processus civilisateur. Quant à la morale, si elle n'englobe toute la culture,
elle en est du moins la composante dominante : "le savoir éthique et le savoir
politique constituent ensemble un seul et même savoir" exprime bien la
conception confucéenne. C'est aussi ce trait de la civilisation et des institutions
chinoises que développe L'Esprit des Lois dans un passage que Yan Fu devait
traduire "en s'inclinant devant la pénétration d'esprit de Montesquieu ! " [18]
C'est encore ce même trait que Liang Qichao appelle "gouvernement de la vertu",
"gouvernement des rites".26 Sans citer le texte très riche de Liang, il nous suffira
d'ajouter une autre donnée.
Selon les différentes classifications, on peut distinguer jusqu'à seize
systèmes du droit ; la théorie la plus courante s'en tient à cinq ; mais chacune de
ces classifications fait une place à part au droit chinois, non seulement parce
qu'il recouvre un territoire très étendu, mais surtout à cause des caractéristiques
très accusées qui sont les siennes.

25
Zhu Qianzhi 朱謙之, 中國思想對於歐州文化之影響.
26
梁啟超, 先秦政治思想史 : ‘德治主義’, ‘禮治主義’.

17
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
1. La nation ne repose pas sur la loi, mais sur la morale, les rites,
l'éducation et sur les principes immuables qui règlent la conduite des hommes
entre eux. La loi ne joue qu'un rôle auxiliaire.
2. Le législateur a en vue la morale, les rites, l'éducation, les principes
immuables qui règlent la conduite des hommes entre eux, et non pas des droits
individuels. La loi des autres nations garantit des droits individuels ; leur droit
civil accorde la priorité aux droits réels et aux droits de créance : l'héritage
agnatique ne vient qu'en second. Contrairement à ces législations du droit
individuel, le droit chinois est bâti sur la notion d'obligation.
3. La loi étant conçue comme l'auxiliaire de la morale, des rites, etc., les
textes législatifs ont été généralement brefs et n'ont guère été modifiés depuis les
Han. 27
Contentons-nous d'affirmer pour le moment que l'importance du
coefficient moral est un trait distinctif de la culture chinoise. Cette dixième
caractéristique en fait se superpose à la sixième (absence de religion) pour
constituer une seule caractéristique définie négativement comme l'absence de
religion et positivement par la primauté du moral. Cependant, il peut être
préférable dans la suite de les étudier séparément.

[11ème caractéristique pertinente]


La neuvième caractéristique (pas de démocratie de type occidental) et la
dixième (conception de la loi) relèvent tous les deux du politique et suggèrent
une autre question : quelle conception les Chinois ont-ils de la "nation" ? Dans
les siècles passés, on trouve l'idée de tianxia (‘ce qui est sous le ciel’ = l'Empire
chinois), non celle de nation. L'unique souhait du Chinois était la "paix dans
l'Empire" : la "richesse et puissance nationales" ne lui étaient jamais venues à
l'esprit. Ici encore nous trouvons une mentalité complètement différente de celle
de l'Europe. On trouve sans doute dans le passé des vues et des conduites qui
sont à mi-chemin entre ces deux mentalités, mais cette différence n'en reflète pas
moins un état de fait vieux de vingt siècles. [19] Pour le moment, il nous est
difficile d'en préciser les causes : causes géographiques (l'unification aisée d'un
grand territoire), causes historiques (l'absence de conflits internationaux sauf
pour de brèves périodes), etc. Il reste que la Chine n'est pas une nation au même
titre que les autres : elle fait éclater la catégorie "nation" comme l'ont toujours
remarqué les savants occidentaux, japonais aussi bien que chinois.

27
Voir Yang Honglie 楊鴻烈, 中國法律思想史 (Histoire de la pensée juridique chinoise),
Presses commerciales.

18
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
Dans L’Etat, un traité sur la naissance, le développement et l'avenir des
Etats, le sociologue Franz Oppenheimer estime que le monde s'acheminera vers
des sortes de "communautés de citoyens libres", c'est-à-dire vers des sociétés
sans Etats. Or, depuis toujours, la Chine a ressemblé à une "communauté de
citoyens libres". 28
En 1930, mon ami Chen Jiayi29 m'écrivait :
A son arrivée en Chine, Bertrand Russell fit à Shanghai une conférence où il eut ce
passage remarquable : "La Chine est en fait une entité culturelle et non une nation".
Parole brillante sans plus ? Tout au contraire, parole étonnamment profonde, et ce n'est
que plus tard, en parcourant des ouvrages européens sur la culture chinoise, que j'ai pu
constater que Russell n'avait pas été le premier à parler ainsi. (Voir, le mensuel « Le
gouvernement du village », I,130)
Par la suite, vers 1934, le sociologue américain Robert E. Park, à la fin
d'une année d'enseignement à Yenching, publia un recueil d'articles contenant
des expressions analogues.31 Selon Park, en effet, la Chine n'est pas une nation,
mais une grande communauté culturelle, comme peut l'être l'Europe occidentale.
L'érudit japonais Nagatani Kawayuki a aussi cette formulation excellente :
pour l'Angleterre moderne, la nation est un "mal nécessaire" (necessary evil),
mais pour la Chine de ces 2 000 dernières années la nation est un "mal qui n'est
pas nécessaire." (« Théories orientales et occidentales sur la révolution
chinoise », p. 152)32.
A son tour, l'historien Lei Haizong, professeur à l'université Qinghua,
écrit :

28
Franz Oppenheimer, « L’Etat. Une étude sociologique de son histoire et de son évolution »,
traduit en chinois par Tao Xisheng 陶希生 : 奧本海末, 國家論, 新生命書局 (Ed. New Life).
Tr. Franz Oppenheimer (1863, Berlin-1943, Los Angeles) publia Der Staat en 1907.
Professeur de sociologie et d’économie politique, il quitta l’Allemagne en 1938 pour les
Etats-Unis, via le Japon et Shanghai. Voir ses Gesammelte Schriften, éd. Par Julius H.
Schoeps et Hans Süssmuth, Berlin, 1995-1997.
29
Tr. Chen Jiayi 陳嘉異 : a étudié en Angleterre ; auteur notamment de 我之新舊思想調和
論 ( Harmonisation des mentalités ancienne et nouvelle), 1919.
30
村治月刊.
31
Tr. Robert E. Park 派克 (1864-1944), sociologue à l’université de Chicago spécialiste des
populations minoritaires et de l’écologie humaine. Voir ses Collected Papers , éd. par Everett
C. Hughes, 1950-1955.
32
Nagatani Kawayuki 長谷川如, 東西學者之中國革命論 , 新生命書局 (Librairie Vie
Nouvelle.)

19
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
Tout ce qu'on peut dire de la Chine des vingt derniers siècles est qu'elle est une
immense société, une vaste aire culturelle à l'identité politique mal définie et vraiment
différente des sept royaumes de la Chine des Royaumes Combattants ou des nations
occidentales modernes.
[20] Selon, Lei Haizong, le système clanique est l'acteur durable de stabilité qui
a permis à la société chinoise de traverser d'innombrables crises sans se
désintégrer. Mais le clan et la nation sont deux réalités essentiellement
incompatibles. A partir du VIIIe siècle avant J. C. (Période des Printemps et
Automnes), le déclin du patriarcat fit apparaître des embryons de nation-états ;
avec la Période des Royaumes Combattants (403-222 B.C.), nous commençons
à trouver des unités nationales au plein sens du mot. Mais, sous les Han, les
clans réapparurent et c'en fut fini de la "nation".33
Récemment aussi, Luo Mengce, dans son ouvrage ‘De la Chine’,
soulignait que la Chine est une "nation-empire", à la fois empire et nation. Une
nation est un peuple donné qui se gouverne lui-même ; un empire est un peuple
qui en gouverne d'autres ; mais un peuple qui en guide d'autres vers un co-
gouvernement est une nation-empire. Cette nation-empire transcende la nation,
tout en étant le contraire d'un empire ; elle représente la forme la plus avancée,
et peut-être la forme ultime, de la nation (et ici Luo Mengce donne l'exemple de
l'Union Soviétique). Ce serait donc une erreur de penser que la Chine "n'est pas
encore une nation" : elle a déjà dépassé ce stade. 34
Ainsi, en dépit de divergences certaines, tous ces auteurs sont d'accord
pour affirmer que la Chine n'est pas une nation au même titre que les autres
nations.

[12ème caractéristique pertinente]


Lei Haizong est aussi l'auteur de « La culture chinoise et le soldat
chinois. » Il y montre que, depuis les Han Orientaux (25-220), la Chine est une
culture non militaire. "Non militaire" résume un certain nombre de traits
anormaux : seuls les individus sans domicile, ni revenus fixes, se font soldats ;
pas de distinction entre les troupes régulières et celles qui ne le sont pas ; l'armée
et le peuple se regardent mutuellement comme des ennemis ; en l'absence de

33
Voir le chapitre de Lei Haizong 雷海宗 sur les lignages, dans son 中國文化與中國兵 (La
culture chinoise et le soldat chinois), Presses commerciales, 1935. Tr. Lei Haizong (1902-
1962) fit des études d’histoire à l’université de Chicago.
34
Tr. Luo Mengce 羅夢冊, 中國論 , Presses commerciales. Né en 1907, il fut un des premiers
associés du New Asia Institute, à Hong Kong, après 1950.

20
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
troupes disponibles, on utilise des soldats étrangers... Ces situations sont
"anormales" par rapport à la "norme" féodale (l'occupation militaire est la
spécialité professionnelle de la classe dominante), et aussi par rapport à la
"norme" moderne (conscription universelle des citoyens). La faiblesse invétérée
de la Chine vient d'avoir abandonné l'une et l'autre norme à partir d'une certaine
époque. Bien qu'on puisse contester la thèse de Lei Haizong, elle mérite d'être
examinée à fond.

[13ème caractéristique pertinente]


Il y a plusieurs années, le professeur Qian Mu a écrit que la culture
chinoise est "une culture de la piété filiale". 35 [21] Récemment, encore, le
professeur de philosophie, Xie Youwei, a publié un livre intitulé « Piété filiale et
culture chinoise », où il insiste sur ce point :
Dans un certain sens, on peut parler de 'culture de piété filiale'. La piété filiale joue un
rôle très important, et elle occupe une position très élevée, dans la culture chinoise.
Parler de cette dernière et négliger cet aspect, c'est tout ignorer de cette culture. 36
En conséquence, Xie Youwei confirme sa thèse par toutes sortes de
considérations sur la morale, la religion et le politique. Son livre, ainsi que celui
de Lei Haizong, n'étant qu'une collection d'essais, la rigueur de l'exposé laisse à
désirer, mais le sujet est très intéressant.

[14ème caractéristique pertinente]


Enfin, Jiang Xingyu a publié « Le lettré qui décline toute fonction
officielle et la culture chinoise ». 37 Selon Jiang, le lettré qui préfère une vie
recluse aux fonctions publiques est une figure propre à la Chine, dont les
Européens et les Américains ne peuvent saisir ni la logique, ni le contexte. Ces
lettrés ont beau n'être qu'une infime minorité dans l'histoire, ils n'en jouent pas
moins un rôle défini dans la culture chinoise. Il est seulement regrettable que
l'auteur n'ait pas su établir sérieusement tout ce qu'il y a de vrai dans cette thèse.
Nous nous en tiendrons à ces quatorze caractéristiques pertinentes, sans
chercher à en énumérer davantage.

35
Ce texte de Qian Mu 錢穆 est paru dans la « Tribune hebdomadaire » 星期論文 du
Dagongbao 大公報 (Chongqing), en novembre 1941.
36
Xie Youwei 謝幼偉, 孝與中國文化, 青年軍出版社 (Editions des Pionniers).
37
Jiang Xingyu 蔣星煜, 中國隱士與中國文化.

21
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson

4. Témoignages annexes
Au cours de la recherche, le tempérament national avec ses qualités et ses
défauts m'a fourni des témoignages supplémentaires. Il ne s'agit pas ici de
démêler qualités et défauts, ce qui est parfois impossible, mais de les considérer
les uns et les autres comme caractéristiques (alors que beaucoup de gens ont
besoin de commencer par tout peindre en blanc ou en noir...). Les particularités
du tempérament national ont été le plus souvent façonnées par la culture : c'est
ce rapport de cause à effet qui en fait d'excellents indices dans l'étude d'une
culture. A l'heure actuelle, la Chine a deux spécialistes du tempérament national :
un expert de l'eugénisme, Pan Guangdan, auteur entre autres de « Particularités
nationales et hygiène de la nation » et de « Vue historique sur la culture
humaine », 38 et un spécialiste de l'éducation, Zhuang Zexuan, auteur d'un
volume imposant « Caractéristiques nationales et éducation ». 39 Ces deux
auteurs fournissent bon nombre de matériaux puisqu'ils mentionnent et discutent
toutes sortes de jugements portés à l'étranger aussi bien sur la constitution
physique que sur la psychologie des Chinois ; l'ouvrage de Zhuang Zexuan
surtout est une compilation particulièrement diligente et encyclopédique : tout
en recensant une grande variété d'ouvrages occidentaux, japonais ou chinois, il
analyse aussi et met à profit les témoignages chinois (théâtre, romans, mythes et
légendes, énigmes, dictons, aphorismes, couplets poétiques, chansons, ...).
A côté de ces auteurs chinois, il faut mentionner également les fascicules
japonais intitulés « Études sur la psychologie chinoise » 40 . Publiés après
l'invasion du nord de la Chine, ils furent distribués aux armées d'occupation et
aux civils japonais en Chine. Dans ces fascicules basés sur plusieurs années
d'expérience de première main, l'ennemi nous offre une image adéquate de nous-
mêmes. Enfin on peut se procurer les traductions des livres de Uchiyama Kanzô,
Harasô Hyôe et de Watanabe Shühô : ces auteurs ont beau être cités dans
Zhuang Zexuan et dans les fascicules japonais, ils méritent d'être lus
intégralement.41

38
Pan Guangdan 潘光旦, 民族特性與民族衛生 ; 人文史觀.
39
Zhuang Zexuan 莊澤宣, 民族性與教育.
40
支那人心理之研究
41
Uchiyama Kanzö 內山完造, 一個日本人的中國觀 (La Chine vue par un Japonais), trad. par
You Bingqi 尤炳圻 ; Watanabe Shûhô 渡邊秀方, 中國民族性論 (Le tempérament national

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Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson

De toutes ces études sur le tempérament national chinois, nous pouvons


dégager dix affirmations qui font l'unanimité de ces auteurs :
1. Chacun pour soi : moi et ma famille ; désintérêt pour la moralité publique ;
l'individualisme incarné ; incapacité de travailler ensemble ; désorganisation
endémique ; irresponsabilité totale à l'égard de la nation ou de la collectivité ;
des héros de l'égoïsme, insouciants du bien commun ; la cupidité même.
2. Diligence et frugalité : par habitude et tempérament diligent et frugal ; dur à la
peine ; inlassable ; économe jusqu'à l'avarice ; un esprit parfaitement utilitaire et
pragmatiste.
3. Soucis des marques extérieures de respect. 1. multiplicité inutile de rites sans
signification ; importance de la forme ; souci de sauver la face, fût-ce au
détriment de la vérité ; 2. et en même temps, le Chinois sacrifiera des intérêts
concrets pour sauver la face ; il se rebiffera et haussera le ton, quitte à ruiner sa
famille.
4. Pacifisme - raffinement sans muscles : complaisances et pacifisme ; honte
d'utiliser la violence ; une mentalité de civil, non de militaire ; un raffinement
qui tombe dans la débilité ; un art de la conciliation et du compromis, de
"l'invariable milieu" et de l'équilibre ; pas de jusqu'au-boutisme, ni d'extrémisme.
[23]
5. "Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre" : le Chinois se trouve
satisfait et content de son sort ; il reste lui-même ; pauvre, il est heureux, sans
ressentiment ; il vit honnêtement dans sa condition, accomplissant ce qui est
humainement possible tout en se remettant aux décrets du Ciel ; indifférent,
mais affectionnant le spectacle de la nature ; il n'a pas le goût de la puissance, et
l'esprit prométhéen lui est étranger.
6. Conservatisme : il préfère l'ancien au nouveau ; routinier, il s'endort dans une
sécurité trompeuse ; esprit peu aventurier, casanier ; il préfère la tranquillité à
l'action.
7. L'à-peu-près : imprécis, un peu balourd ; il n'a pas le sens de la précision, ni
de l'heure, ni des chiffres ; il exécute pour la forme, en lambinant ; il ne fait
jamais rien à fond, n'a pas l'esprit d'analyse, ne sait pas fixer les normes.

chinois), trad. par Gao Ming 高明 (北新書局, Ed. Beixin) et HARA Sôbei 原惣惣惣 , 中國民族
性的解剖 (Anatomie des caractéristiques nationales chinoises), trad. par Wu Zaoxi 吳藻溪.
Tr. Sur ces travaux japonais sur la Chine, voir, par exemple, Douglas R. REYNOLDS,
« Chinese Area Studies in Prewar China : Japan’s Tôa Dôbun Shoin in Shanghai, 1900-
1945 », The Journal of Asian Studies, XLV, no. 5 (novembre 1986), pp. 945-970.

23
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
8. Endurance et cruauté : dépourvu de sympathie envers les gens ou les choses
(cruauté - point le plus critiqué par les Occidentaux) ; ayant lui-même une
capacité très élevée d'endurance ("se maîtriser", "avoir des coups durs", toutes
expressions qui se réfèrent à ce point). Endurance pour soi-même et cruauté
envers autrui sont deux aspects corrélatifs.
9. Ténacité (obstination) et élasticité : cela est perceptible chez l'individu, mais
attesté aussi dans toute l'histoire nationale ; disposition psychologique, mais
aussi trait inscrit dans la constitution physique et la psychologie (on parlera de
"soupe qui mijote à petit feu", de "peau dure et cœur tendre").
10. Maturité et longue pratique : ce trait vient en dernier parce qu'il récapitule le
tempérament national chinois : on prend son temps, sans s'affoler ; pondération ;
expérience et gravité ; on perçoit les choses en profondeur ; tact ; des gens
humains et raisonnables, sans préjugés ; des caractères entiers, mais sans raideur,
excellents à s'adapter et à agir en douceur.

Ces dix traits de tempérament ont tous leur importance ; tous découlent de
la culture chinoise. Dans notre recherche du sens de cette culture, il s'agit de
dégager la source et de clarifier les enchaînements de causes et d'effets qui se
sont produits.
Mais il faut aussi le redire : cette recherche considère essentiellement
l'homme et la société ; elle ne prétend pas offrir un traitement exhaustif de la
culture chinoise. Par exemple, les particularités de la langue et de l'écriture
chinoise sont un trait souligné par tous, et elles sont un constituant important de
la culture chinoise ; mais, n'étant pas compétent en la matière, je préfère ne pas
en traiter. [24] Il faut aussi mentionner la littérature, la logique, la philosophie,
la musique, la peinture, la sculpture, la céramique, l'architecture, l'art des jardins,
la médecine, la culture physique et les arts de la boxe, l'agriculture, l'industrie... :
autant de domaines qui présentent des traits propres à la Chine. Derrière tous ces
traits, il doit y avoir une logique correspondant à celle que nous trouverons à
l'œuvre dans la configuration de la société. Pour ce qui touche à ces domaines,
nous nous appuierons sur les ouvrages de référence mentionnés plus haut :
évidemment, l'idéal serait de pouvoir soi-même confronter tous les témoignages,
mais cette sorte d'érudition encyclopédique est rare, et tout chercheur est
contraint de s'appuyer sur le travail d'autrui.

Résumons : je pense que la culture chinoise dans son ensemble forme une
totalité (ou, tout au moins, une logique interne en organise les différents secteurs
et aspects.) Cette culture les Chinois en ont l'usufruit ; mais elle est aussi leur
oeuvre ; et ils sont aussi son oeuvre : c'est un cercle. Tout le monde mentionne et

24
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
décompte les nombreuses particularités de cette culture : la difficulté est
d'expliquer la provenance de chacune de ces particularités. C'est là le propos de
ce livre, qui est une première tentative pour résoudre ces difficultés une à une ;
de plus, j’envisage de rechercher leur origine globale pour proposer une
explication radicale.

Chapitre II
Point de départ : la famille en Chine

1. L’explication de Feng Youlan


[26] Comme point de départ, j’ai choisi la septième caractéristique
mentionnée au chapitre précédent : l’importance particulière de la famille dans
l’organisation sociale et la vie concrète des Chinois.
Cette importance de la famille est bien connue et la comparaison
avec l’Occident la rend encore plus manifeste. Quelles en sont les causes ? A
cette question Feng Youlan a donné une certaine réponse dans son livre récent
« Nouvel essai sur la culture » (voir surtout les chapitres ‘Famille et nation’ et
‘Le statut de la femme’.) 42 Son interprétation, largement inspirée du
matérialisme historique, consiste à opposer deux méthodes de production : l’une
préindustrielle, l’autre industrielle. En Orient comme en Occident, explique
Feng, là où la révolution n’a pas encore eu lieu, les méthodes de production en
sont toutes au même stade : elles sont fondées sur la famille ; la production est
l’œuvre de la famille. Au contraire, la révolution industrielle, parce qu’elle
introduit la mécanisation, sonne le glas des méthodes de production fondées sur
la famille : la production est alors fondée sur la société et devient l’œuvre de la
société elle-même. Feng Youlan poursuit :
Quand la production est l’œuvre de la famille, l’existence individuelle est en
dépendance directe de la famille ; la société ne joue qu’un rôle secondaire. Au contraire,
quand la production est l’œuvre de la société, les méthodes utilisées font éclater les
limites de la famille, et l’existence individuelle se trouve dépendre directement de la
société.
[27] A partir de là, Feng souligne qu’il s’agit de deux modèles
culturels distincts :
A telle méthode de production, telle organisation sociale, tel type de conduite
individuelle, et telle morale (quand ce type de conduite individuelle est formulé sur
mode impératif.) (…) L’homme n’est pas libre d’adopter la méthode de production de

42
Feng Youlan 馮友蘭, 新事論 (Nouveau traité sur la culture), Kunming, 1940.

25
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chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
son choix : telle méthode nécessite tel type d’outil de production. Tant qu’un outil donné
n’a pas été inventé, il est impossible d’utiliser la méthode de production correspondante,
ni même d’en concevoir l’existence. En conclusion : l’outil détermine la méthode de
production, qui détermine l’organisation sociale, qui détermine la morale. Puisque
l’homme ne peut pas opter à son gré pour telle ou telle méthode de production, il ne peut
pas non plus adopter l’organisation sociale ou la morale de son choix.
Ainsi, là où la méthode de production est fondée sur la famille, le système de
production et le système social le sont également. Toute l’organisation sociale est
centrée sur la famille, toutes les relations sociales sont identiquement les relations
familiales. Des « Cinq Relations » d’autrefois (prince-sujet, père-fils, mari-femme, aîné-
cadet, amis), trois sont des relations familiales ; quant aux deux autres, elles étaient
conçues sur le modèle des relations familiales : le souverain était un ‘père’ et les amis,
des ‘frères’.
(…) Nous pouvons dire que la ‘révolution industrielle’ substitue la
société à la famille comme base de la méthode de production et comme unité dans le
système de production. (…) Aussi, dans la société industrielle, l’individu ne peut-il
prétendre gagner sa vie à l’intérieur de la famille : il lui faut quitter celle-ci. Une
existence fondée sur la famille n’est désormais ni possible, ni nécessaire. Au début de la
République (1912-1921), cette vérité demeura complètement incomprise. On se croyait
libre d’adopter le système social de son choix. On attaquait et on dénonçait le rôle
central accordé en Chine à la famille. [28] C’est qu’on ignorait qu’il en va de même
dans toute société où la production est l’œuvre de la famille. Déficience ? Perversité ?
Non, seulement le système dont a besoin une telle société. Incapable de saisir un
système dans sa globalité, cette génération se contenta de dénoncer tout ce qui ne
correspondait pas à ses idées préconçues.

Evidemment, aux yeux de Feng Youlan, de ces deux modèles


culturels, l’un est ancien, l’autre moderne : ni l’un ni l’autre n’est
spécifiquement chinois ou occidental ; quant à la Chine d’aujourd’hui, elle est
dans la période de transition du premier au second : elle se modernise. Cette
théorie de Feng correspond assez bien à la position de Lu Zuofu dans le livre
que j’ai cité au chapitre précédent, même si Lu Zuofu ne dit pas que la
production est ‘l’œuvre de la famille’ ou ‘l’œuvre de la société’ :
L’unité économique des sociétés agricoles est très élémentaire : une seule famille
suffit à constituer cette unité. En conséquence, la vie familiale est identiquement la vie
sociale. Il y a certainement des moments où la vie sociale déborde le cadre familial,
mais il s’agit encore d’une extension des relations familiales.
Puisque ‘agricole’ désigne ici l’agriculture traditionnelle, et non
l’agriculture modernisée ou industrialisée, la position de Lu Zuofu coïncide à
peu près avec celle de Feng Youlan.

2. Faiblesses de la thèse de Feng Youlan

26
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
La priorité accordée en Chine à l’éthique familiale et les ramifications du
système familial remontent bien à la plus haute antiquité, mais il y eu des
variations selon les époques et les lieux. L’époque des Royaumes Combattants
est un exemple de transformations certaines, spécialement au royaume de Qin
avec les réformes institutionnelles de Shang Yang, comme en témoignent les
textes historiques :
Shang Yang abandonna les rites et rejeta la vertu d’humanité. Il fut tout entier à la
conquête. Au bout de deux années, les mœurs de Qin se détérioraient de jour en jour.
[29] A leur mariage, à l’âge adulte les fils des familles aisées allaient s’établir en dehors
de leur famille, et ceux des familles pauvres étaient contraints par la nécessité d’aller
vivre dans leur belle-famille après leur mariage. Le fils croyait faire acte de vertu s’il
prêtait à son père un brise-mottes ou une houe ; si sa mère prenait le balai ou la pelle à
poussière, il l’invectivait. La belle-fille donnait le sein à son enfant en présence de son
beau-père. Les brus vivaient dans la mésentente, elles pinçaient les lèvres et se
disputaient. Ne connaissant que l’affection maternelle et la cupidité, elles menaient une
existence quasi-animale. Tout entier à la conquête, Shang Yang se mit en campagne
pour « s’emparer des Six Royaumes et unifier l’empire. » La tâche fut accomplie, il
arriva à ses fins. (Ban Gu, Han Shu, « Biographie de Jia Yi. »)

Les familles avec au moins deux fils adultes vivant à la maison avaient leurs impôts
doublés. (Sima Qian, Shiji, « Biographie de Shang Jun. »)

Il était interdit au père, aux fils et aux frères de vivre dans la même maison. (Ibid.)

Se plaçant du point de vue de l’Etat, Shang Yang envisagea une politique


militariste qui encourageait l’agriculture et la guerre, et était tournée contre
l’extérieur. Pour ce faire, la famille devait être supprimée : il ne devait plus y
avoir d’intermédiaire entre l’individu et l’Etat. Ici, les preuves ne manquent
point. Par exemple, il institua une sorte de registre de l’état-civil 43:
Les hommes et les femmes demeurant sur le territoire de la principauté doivent être
enregistrés sur le rôle de l’état-civil. Leur nom, inscrit à la naissance, sera rayé à leur
mort. [尚君書 (Le Livre du Prince Shang), «境內篇» (Organisation interne)].
(On mettra un terme à l’évasion fiscale) en inscrivant tous les sujets sur des rôles dont
on les rayera à leur mort [« 去強篇» (De l’abaissement des grands)].

43
Dans 商鞅評傳 (Biographie critique de Shang Yang), Chen Qitian 陳啟天 affirme que la
Chine fut le premier pays au monde à instituer l’état civil 戶籍法 et que ce fut là l’œuvre de
Shang Yang. Comme je suis incapable de vérifier la valeur de cette affirmation, je ne l’ai pas
citée dans mon texte. Le livre de Chen Qitian est publié par les Presses commerciales. Tr.
Chen Qitian (1893-1984) publia ce livre en 1934.

27
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chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
Que l’Etat impose la corvée aux marchands en proportion du nombre de membres dont
se compose leur maisonnée et inscrive sur le rôle valets, portefaix, esclaves et serviteurs.
[« 墾令篇 » ( De la mise en culture des terres vierges)]. 44

Il est inutile de mentionner ici bien d’autres méthodes d’organisation de masse


analogues au baojia45 et au système de conscription des époques postérieures.
« Sera puni celui qui relâchera quelqu’un sans avoir examiné son cas » : cette
phrase de Shang Yang, qui devait être fatale au législateur lui-même, peut
suggérer quelque chose comme notre carte nationale d’identité. Dans son
chapitre « Du paysan soldat », Shang Yang écrit : « Une population dispersée est
la calamité des gouvernants. Aussi les Sages n’ont-ils qu’une seule et même
politique : concentrer ». Il explique clairement que cette ‘concentration’ est
nécessaire à la ‘puissance’ économique et militaire. Il s’agissait donc bien pour
l’Etat de prendre en main le peuple et, en conséquence, il ne tolérait pas que la
famille ou le clan viennent interférer et affaiblir l’organisation. Avec un
minimum de perspicacité on peut voir que c’est la même situation en Europe ou
encore que cette situation est exactement celle de l’Europe. Le progrès dans les
outils ou les méthodes de production n’y fut pas l’unique facteur dans la
désintégration de la famille ou du clan. Quant à savoir si à l’époque des Qin il y
eut ou non un progrès dans les instruments de production, c’est là un problème
confus qu’on ne voit guère comment aborder. A mon avis, Feng Youlan ne peut
pas affirmer carrément qu’il y a eu une telle avancée à cette époque. La vérité
est qu’on peut dire que l’économie est la fondation de toutes les superstructures
(morale, institutions, législation) [30] mais il ne suit pas que celles-ci soient
toutes déterminées par l’économie. A l’époque des Qin, il est fort probable que
ce soit l’inverse qui ait eu lieu : c’est la superstructure (les nouvelles lois) qui a
promu les transformations économiques.

La Suisse est un autre exemple. Le nouveau Code civil de 1907 renforça


l’institution familiale. 46 Les articles 331 et suivants établissent les droits de la

44
Tr. Traduction de Jean Lévi, Le Livre du Prince Shang, Flammarion, 1981. Shang Yang 商
鞅 ( ? – 338 av. J.-C.) fut l’auteur des lois draconiennes qui assurèrent le succès de la dynastie
Qin. Alors qu’il était poursuivi de toutes parts en 338, le patron d’une auberge lui refusa
l’asile car il n’avait pas sur lui le laissez passer requis par ses propres lois ; il fut massacré
dans les jours qui suivirent.
45
Tr. « Baojia » 保甲 : « répartition de la population en groupes de 10 et 100 familles pour
assurer la sûreté publique, système établi par Wang Anshi 王安石 sous les Song, au XIe siècle.
46
Nous ne connaissons pas clairement les raisons positives de cette insistance sur la famille
en Suisse. Une raison négative est sans doute que le militarisme n’a pas de place dans un pays

28
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
famille et spécialement la copropriété du patrimoine ; de plus, outre l’autorité
parentale, ils statuent sur les droits du chef de famille. Est-ce que nous devons
en conclure que la Suisse au XXe siècle n’a pas encore connu la révolution
industrielle ?

Un troisième exemple est l’Union Soviétique. Mes observations au jour le


jour m’ont fait réaliser que la position soviétique sur la femme, le mariage et la
famille ont récemment changé. J’en trouve les preuves suivantes dans mon
calepin :
1. Un article du journal Dalubao du 24 février 1939, « La nouvelle politique
de Moscou » (extraits traduits par Xi Feng) : selon ce reportage par un
nouveau venu dans la capitale soviétique, la vie familiale a retrouvé toute
son importance. Il y a dix ans, le slogan était : « L’Etat est le meilleur
tuteur de l’enfant », et aujourd’hui que déclare le directeur d’une école
publique de Moscou ? – « La formation des enfants est le rôle du chef de
famille, non de l’école… »47
2. Un article paru dans le journal Dagongbao (édition de Guilin), le 22
février 1943, donne vraiment l’impression d’un retour à la conception
puritaine du mariage. Si le divorce reste possible, il n’est pas aisé ; il est
même quasi inexistant chez les ouvriers et les paysans. L’organisation
familiale garde des racines profondes et est reconnue comme la pierre
d’angle de la vie nationale. 48
3. Le 5 mars 1944, un journal de New York, le Vanguard Tribune, publia
une interview de Olga Misikova, membre du Comité central de l’Union
Soviétique. Cette interview fut traduite en chinois par Madame Wang
Shiyin, l’épouse de Zhang Junmai, dans le périodique « La Constitution
du Peuple » de Chongqing (volume I, n° 2), 49 avec le commentaire
suivant :

traditionnellement neutre comme la Suisse. Celle-ci n’a pas besoin d’être constamment prête à
affronter l’étranger, à la manière de Shang Yang au royaume de Qin.
47
Tr. 大陸報, « 莫斯科的轉變 », extraits traduits par 西風.
48
Tr. 桂林大公報
49
Tr. Olga Misikova 奧羅加.米希可娃, dans le 民憲半月刊, un bi-mensuel publié entre mai
1944 et août 1945, à Chongqing. Mme Wang Shiyin 王釋因 épouse de Zhang Junmai 張君勱
(Carson Chang), un intellectuel proche de Liang Shuming pour ses vues philosophiques et
politiques.

29
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
En 1932, je rentrais d’Allemagne avec les sentiments d’une mère de famille
désireuse de retrouver les siens, et voilà qu’à Moscou je découvrais la nouvelle
femme russe et tous les services sociaux qui remplacent la famille [31] (crèches,
cantines, etc.) Ce fut vraiment un choc : je me sentais vaguement déprimée. Si
l’humanité hésite entre les excès du socialisme et ceux de l’individualisme, le
système soviétique incarne à l’excès la collectivisation et la mécanisation de la
vie humaine. Eliminer l’institution familiale, c’est tuer l’affection inscrite dans
la nature humaine, ainsi que l’amour conjugal ou parental. La froideur de cette
existence grégaire est difficilement imaginable. (…)
En fait, les choses ont pris un tour tout différent, et l’Union Soviétique a fini par
modifier sa positon. Dans son interview, la membre du Comité Central explique
surtout que dès avant la guerre la mixité scolaire a été abolie du primaire à
l’université. « Une femme reste une femme », commente Olga Misikova qui
ajoute : « Dans le passé, nous avions négligé la spécificité d’une éducation
féminine qui les prépare à être de parfaites épouses et de bonnes mères de
famille. »
Ici encore, il faudrait interroger Feng Youlan : ce passage d’une politique
anti-familiale à la promotion de la famille est-il dû à quelque transformation de
la technique et des moyens de production. Evidemment, non !

Ces trois exemples – Chine, Suisse, URSS – éclairent bien les


insuffisances de la thèse de Feng Youlan. L’importance de la famille dans la vie
chinoise ne peut s’expliquer seulement en termes d’économie préindustrielle.
Par ailleurs, Feng et Lu Zuofu commettent une autre erreur. Lu écrit : « l’unité
économique dans les sociétés agricoles est très élémentaire ; une seule famille
suffit à constituer cette unité », et Feng : « dans la société pré-industrielle, une
famille est une unité économique ; sans doute cette unité ne peut-elle pas
subsister indépendamment des autres unités économiques (c'est-à-dire, des
autres familles) et toutes sortes de relations interfamiliales sont possibles ; mais,
finalement, ces diverses unités ne peuvent pas fusionner et constituer un nouvel
ensemble. » Le malentendu ici est de voir dans cette identité de l’entreprise et de
la famille chinoises un trait commun à toutes les sociétés médiévales. En fait,
c’est plutôt l’inverse qui est vrai : ce modèle est très rare en dehors de Chine,
comme nous l’expliquerons quelques chapitres plus loin.

3. Formation et individualité des cultures


[32] Sans aucun doute, la tradition culturelle chinoise a dû s’adapter à la nature
agricole, préindustrielle, de la société chinoise. Ces deux mille ans sans grands
changements culturels suggèrent bien tout un jeu très complexe d’interactions
entre la base économique et la superstructure. Mais, il n’y aucune raison d’aller

30
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
plus loin et d’affirmer que toute la tradition culturelle chinoise est l’œuvre d’un
déterminisme économique. Au contraire, il n’est pas dit que la stagnation
technique et économique de la Chine pendant plus de deux mille ans ne soit pas
due à l’influence des coutumes et de la culture traditionnelles.
Le rôle essentiel de l’économie dans la vie de tout homme sans exception,
l’influence capitale qu’elle exerce dans l’ensemble de la culture, tout cela ne fait
pas de difficulté. Par ailleurs, chacun se rend compte que l’institution familiale
est nécessairement modifiée par les transformations économiques. Mais, encore
une fois, il n’est pas possible de dire que la détermination est tout entière et
unilatéralement d’ordre économique. Dans « Culture matérielle et institutions
dans les sociétés élémentaires », L. T. Hobhouse s’efforce de définir une
méthode pour dénombrer les relations réciproques entre institutions et culture
matérielle : sa conclusion est que le nombre de ces relations est restreint.50 Les
matériaux ethnologiques montrent qu’entre les différents aspects de la culture,
les combinaisons sont innombrables. 51 Dans « Projet pour une Science de la
culture » (Culturalogy), Huang Wenshan cite trois phrases de Wu Jingchao 52 :
1. Selon les lieux et les époques, le même mode de production coexiste avec
des modes de pensée et des institutions très différents.
2. Différents aspects de la culture peuvent se modifier sans qu’on puisse
repérer une modification antérieure dans le mode de production.
3. Des modes de pensée et des institutions identiques se trouvent dans des
sociétés qui ont des modes de production différents. [33]

Huang Wenshan cite aussi l’anthropologue Franz Boas :


« Les conditions économiques sont de plus grande conséquence pour la culture que les
conditions géographiques ; après tout, l’économie est un des éléments constitutifs de la

50
Tr. L. T. HOBHOUSE (1864-1929), G. C. WHEELER & M. GINSBERG, Material
Culture and Social Institutions of the Simpler People, an Essay in Correlation, London:
Chapman and Hall, 1915.
51
Selon W. F. OGBURN, traduit par FEI Xiaotong 費孝通 : 社會變遷 (Les transformations
sociales), aux Presses commerciales.
Tr. Sociologue à l’université Columbia, puis à l’université de Chicago, William Fielding
Ogburn (1886-1959) publia Social Change with Respect to Culture and Original Nature en
1922. Fei Xiaotong 費孝通 (1910-2005), formé à Londres, doyen des anthropologues chinois.
52
Voir Huang Wenshan 黃文山, 文化學論文集 (Ecrits en science de la culture), Guangzhou :
Société chinoise de science de la culture 中國文化學學會.

31
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chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
culture. Mais, l’économie n’est pas la seule détermination : elle détermine, mais elle
est aussi elle-même déterminée par d’autres facteurs. »53
Quant à la théorie que l’on trouve chez Marx et Engels, pourtant les pères du
matérialisme historique, elle n’est pas ce qu’on en dit couramment. Dans sa
lettre à Bloch de septembre 1890,54 Engels dénonce nettement l’extravagance
d’un déterminisme purement économique : l’économie est bien fondamentale,
affirme-t-il, mais les superstructures (politique, religion, etc.) jouent leur rôle
dans le processus historique et même elles influencent l’économie. Il y a
interaction. – S’il en est ainsi, nous sommes à peu près d’accord.
Non seulement l’économie n’est pas la seule force déterminante, mais son
influence décroît graduellement au long du développement historique. Ainsi,
Tugan-Baranovskii écrit :
Au début de l’évolution, la vie sociale est tout entière liée à l’économie. (…) Avec la
montée de l’évolution, l’activité sociale s’émancipe peu à peu et la circonférence
s’élargit. Les conduites élaborées par la vie en société ont d’abord trait à la production
de la vie immédiate ; mais, peu à peu, on s’élève sur l’échelle, et l’économie ou le
travail manuel jouent un rôle de plus en plus secondaire dans l’ensemble des conduites
sociales. Les conduites qui satisfont les besoins supérieurs ne dépendant guère de
l’économie ou du travail manuel : elle signifient précisément l’affranchissement de
l’économique : elles ne se reconnaissent pas comme des produits sous la dépendance de
l’économie, ni comme de purs reflets de cette économie. Le progrès de l’histoire signifie
la spiritualisation progressive de l’homme : il y a dans la vie de l’humanité une
attraction spirituelle vers le haut.55
Dans sa traduction de « l’Evolution sociale » de W. F. Ogburn, Fei Xiatong
remarque que certains aspects de la culture sont étroitement associés entre eux et
que d’autres sont plus indépendants. Dans la ‘culture non matérielle’, certains
éléments s’adaptent à la culture matérielle ; l’ensemble de ces éléments peut se
désigner comme adaptive culture ; ils évoluent à la suite des changements de la
culture matérielle. [33] Cependant, ces deux sortes d’évolution ne sont pas
nécessairement simultanées. Cette adaptive culture peut être parfois très en
retard sur la culture matérielle, et le problème de ce ‘retard’ est tout à fait un
problème de nos jours. – Voilà donc une autre approche qui est aussi une mise
en garde contre les interprétations purement mécanistes.

53
Tr. Franz Boas 鮑亞士 (1858-1942).
54
Lettre envoyée de Londres à Joseph Bloch, datée du 21-22 septembre 1890.
55
Tr. TUGAN-BARANOVSKII, Mikhail I. 杜 根 . 巴 蘭 努 夫 斯 基 (1865-1919), auteur
notamment d’une célèbre « Histoire de l’usine russe » (1898), abandonna au début du XXe
siècle les théories économiques du marxisme, rejeta la notion de lutte des classes et souligna
l’importance des facteurs moraux et psychologiques dans les relations sociales.

32
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
Enfin, c’est « évidemment l’homme lui-même qui est la force motrice des
cultures », lisons-nous dans « L’Histoire des progrès des sociétés » de F. Müller
Lyer. L’ensemble de la culture est le fruit de l’invention et de la création
humaines. Or, à propos des inventions, dont il passe en revue un bon nombre,
Müller Lyer conclut :
Plus nous examinons l’histoire des inventions, et plus nous voyons que celles-ci ne
relèvent pas uniquement de la nécessité. La nécessité peut nous contraindre à
davantage d’industrie, mais seul le loisir peut susciter les inventions. Il n’y a pas
d’inventions sur commande. (…) 56
Il ajoute que « le génie d’invention n’est rien d’autre que la faculté ludique. »
C’est ce que j’écrivais déjà dans Cultures d’Orient et d’Occident et leurs
philosophies : « La culture scintille des créations du génie, des éclairs fortuits de
l’intelligence ; le contexte historique peut les conditionner, mais elles n’ont pas
de cause. » Je ne nie pas le rôle important de la nécessité dans l’invention et la
créativité humaine ; La nécessité inspire la concentration des esprits et peut être
ainsi l’occasion de bien des inventions ; elle fournit aussi des points
d’application et de perfectionnement à des inventions apparemment disparates et
qui autrement sombreraient dans l’oubli. Dans ce sens, la nécessité se trouve
certes présente à l’origine de bien des inventions.
Ainsi, la culture n’est pas exactement une réponse aux nécessités de la vie
er
(1 point). D’autre part, la nécessité elle-même n’est pas une réalité objective
(2ème point), et n’est pas exclusivement d’ordre économique (3ème point). Une
fois comprises ces trois propositions négatives qui résument notre critique de
l’interprétation mécaniste, il faut encore saisir les affirmations qu’elles
impliquent avant de pouvoir vraiment se défaire des positions mécanistes.
La formation des cultures ne relève ni d’un processus moniste, ni d’un
processus mécaniste : nous ne trouvons partout que des cultures qui ont chacune
leurs caractéristiques individuelles. La thèse fondamentale du Japonais
Seki Eikichi dans « Sociologie des cultures » est que l’interprétation correcte de
la culture humaine présuppose l’interprétation des différents types de culture en
termes de caractère national, de classes sociales, d’époques. [35] Ce que
j’entends par ‘caractéristiques individuelles’ correspond à son ‘caractère
national’. Or, dans son ouvrage, il détaille toutes les différentes versions
qu’Anglais, Allemands, Français ou Soviétiques donnent de cet élément de la

56
Franz Carl. MÜLLER-LYER 米勒.利爾 (1857-1916), History of Social Development ; trad.
社會進化史 (Histoire du progrès des sociétés), par Tao Menghe 陶孟和, vol. 4, ch. 2 (Presses
commerciales 商務, 1920).

33
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
culture moderne qu’est la démocratie.57 Ce qu’il appelle ici ‘caractère national’
est ce que j’appelle ‘caractéristiques individuelles’. Dans ce monde d’après-
guerre où les nations aspirent au repos et les peuples à de meilleures conditions
de vie pour tous, ce sont les différences culturelles qui font obstacle à
l’harmonie et à la bonne entente mutuelle. Or, ces différences culturelles ne sont
pas des questions de niveaux culturels. Seki Eikichi souligne que
l’environnement naturel n’influence le caractère national des cultures que
jusqu’à un certain point seulement : ainsi, l’Angleterre et le Japon sont bien tous
les deux des îles, mais alors que l’Angleterre était depuis longtemps la maîtresse
des mers, les ports japonais ne devraient s’ouvrir qu’au milieu du XIXe siècle.
Toute culture a ses caractéristiques propres et d’une culture à une autre les
accents sont différents, comme nous l’avons vu au Chapitre I à propos de la
Chine. L’importance accordée en Chine à la famille est une manifestation des
caractéristiques propres à la culture chinoise, elle n’est pas seulement la
conséquence d’une économie fondée sur la famille : nous n’avons pas affaire ici
à un exemple parmi d’autres de société préindustrielle – à un ‘universel’ pour
parler comme Feng Youlan. Comme l’écrit un autre Japonais Inaba Kimiyama:
L’unique rempart qui défend le peuple chinois est son système familial, et c’est
probablement un rempart plus efficace que la Grande Muraille. Bon nombre d’historiens
affirment que c’est le christianisme qui a anémié le système familial de Rome. Mais,
depuis l’arrivée du nestorianisme au VIIe siècle jusqu’aux missions des 400 dernières
années, le système familial chinois n’a pas été entamé par des siècles d’influences
chrétiennes. C’est plutôt le contraire qui se produisit : les chrétiens furent modifiés par
la famille chinoise. Quant au bouddhisme, qui a été beaucoup plus longtemps présent en
Chine, on peut affirmer sans exagération, qu’il a capitulé devant l’institution familiale.
C’est bien là le grand fossé qui sépare la société chinoise de la société occidentale.58
Ces remarques sur le bouddhisme sont confirmées dans un article de Dom Tai
Xu 59 :

57
Voir SEKI Eikichi 關榮吉, 文化社會學 (Sociologie des cultures), traduction chinoise par
Zhang Ziping 張資平 (Shanghai : 樂群書店), p. 116. Seki Eikichi, (1900-1939) a notamment
traduit Totem and Tabu.
58
Le texte de Inaba Kimiyama 稻葉君山, semble avoir été d’abord publié dans la revue de
langue japonaise 東方雜誌 (Revue de l’Orient) sous le titre de” 中國社會文化之特質 »
(Spécificités socio-culturelles de la Chine). Il est mentionné par Liu Jianquan 劉鑑泉 de
Shuangliu 雙流 (Province du Sichuan) dans son 外書 (Livres étrangers), vol.2.
59
Ceci d’après M. Huang Wenshan 黃文山, dans 文化學論文集 (Ecrits sur la science des
cultures), p. 180.

34
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
L’institution monastique bouddhiste est essentiellement le rassemblement harmonieux et
non-différencié d’une foule d’individus égaux. Mais, une fois en Chine, on trouve le
grand monastère et le petit prieuré, qui sont des décalques de l’institution familiale. La
transmission des diverses doctrines devint aussi une affaire de famille. C’en était fini de
l’harmonie et de la non-différenciation ! Voilà qui donne une idée de l’extension et de la
profondeur de l’influence du modèle familial.

Un historien comme Lei Haizong écrit de même :


Le bouddhisme est essentiellement anti-familial, ou a-familial, mais une fois entré en
Chine, il se sinisa très rapidement. (…) Aux yeux du public, la plus grande fête
bouddhiste est Ullambhana, qui délivre les âmes des ancêtres jusqu’à la septième
génération. Les enseignements profonds de la doctrine bouddhiste qui n’ont rien à voir
avec l’institution familiale ne reçoivent pas la même vénération. La religion anti-
familiale qui arrivait de l’extérieur devint une autre gardienne de la stabilité de la famille.
[voir « 時 代 的 悲 哀 » (La désolation des temps modernes), dans 智 慧 週 刊
(L’hebdomadaire de la Sagesse), n° 4.]
Nous savons que le bouddhisme et le christianisme sont les ennemis de la
famille au nom d’une incompatibilité fondamentale ; nous y reviendrons. Or, ici
nous percevons la solidité de l’institution familiale chinoise. C’est dans ce sens
que, dans « La science de la culture face à la culture chinoise et à ses
transformations », Huang Wenshan écrit en pesant ses mots :
Je suis convaincu que l’éthique familiale chinoise à elle seule a été le facteur décisif qui
nous a maintenu dans une économie agricole et a retardé notre entrée dans une économie
capitaliste. [voir Huang Wenshan, « Ecrits sur la science de la culture », p. 181.]

Ainsi, selon Huang Wenshan, l’absence d’industrialisation en Chine est due


à la famille chinoise : l’institution familiale aurait effectivement déterminé
l’évolution socio-économique et, par là, toute l’évolution culturelle de la Chine !
Il nous faudra examiner le bien-fondé d’une telle affirmation, mais il doit être
suffisamment clair maintenant qu’il y a une spécificité de la famille chinoise.
L’interprétation de Feng Youlan qui en fait un phénomène généralisé, commun à
toutes les sociétés pré-industrielles, [37] est à la fois un contresens sur la culture
chinoise et une fausse interprétation de l’histoire étrangère.

4. Théorie de l’échelle et théorie de la ramification

Tr. Dom Tai Xu 太虛法師 (1889-1947), supérieur de monastère et directeur de l’Institut


bouddhiste de Wuchang a été la figure la plus célèbre du bouddhisme chinois au XXe siècle
pour ses efforts de réforme en vue d’une adaptation à la nouvelle société.

35
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
Quand, en toute confiance, Yan Fu traduisit l’ouvrage d’E. Jenks, A
History of Politics, il chercha à situer la Chine dans le schème en trois étapes
proposé par Jenks : société totémique, société patriarcale, société militaire.
Comme il n’y parvenait pas, Yan Fu en conclut à l’anomalie de la société
chinoise ; il ne se demanda jamais si la confiance qu’il mettait en Jenks était
justifiée ou non. Ces années-ci, la mode est à la conception marxiste de l’histoire
des sociétés, et chacun s’efforce de caser la Chine quelque part, soit parmi les
sociétés féodales, soit parmi les sociétés capitalistes. A vouloir y arriver coûte
que coûte, on se prend à maudire cette Chine qui ne peut pas faire comme tout le
monde, mais on ne met jamais en doute la théorie elle-même. Autant de fausses
conceptions qui ont pour nom « développement unilinéaire » ou « théorie de
l’échelle ». Toute la doctrine de Feng Youlan dans son « Nouveau traité sur la
culture » est simplement le résultat d’une confiance naïve en de telles
simplifications.
Selon la théorie du développement unilinéaire (unilinear development),
l’évolution culturelle suit partout la même et seule route, et ses diverses figures
représentent les différentes étapes sur cette route. Ces étapes sont fixes : certains
peuples peuvent avancer plus rapidement que d’autres, mais ils le font toujours
dans l’ordre, sans sauter d’étapes. La délimitation de ces diverses étapes varie
selon les auteurs, et certaines théories considèrent la totalité culturelle, alors que
d’autres se limitent à un seul aspect de la culture. Dans son ensemble cette
notion est déjà vieille de quarante ou cinquante ans ; c’est maintenant une
hypothèse qui a été presque complètement démentie par la recherche
ethnologique ou anthropologique des dernières décennies. La culture dans sa
totalité peut difficilement être répartie en étapes, et il n’est pas sûr qu’un aspect
culturel donné passe toujours par les mêmes étapes. Par exemple, la parenté
matrilinéaire n’est pas nécessairement antérieure à la parenté patrilinéaire, la
promiscuité n’est pas un phénomène des toutes premières sociétés, le mariage
collectif n’est pas universel à un moment donné du passé, l’institution familiale
n’est pas dérivée du clan. Les théories évolutionnistes de la religion ne sont pas
davantage fondées, qu’il s’agissent des « six étapes » de Rabuke 拉卜克, du
« culte des âmes » de Spencer ou encore des « classes totémiques » de
Durkheim/Wundt. Dans les arts, le dessin géométrique n’est ni antérieur ni
postérieur au style réaliste. [38] Enfin, pour ce qui est de l’économie, des séries
comme « chasse-élevage-agriculture » ou « pierre-bronze-fer » ont aussi leurs
exceptions.60

60
Lin Huixiang 林惠祥, 文化人類學 (Anthropologie culturelle), p. 42 (Presses commerciales
商務).

36
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
La vérité est que toutes ces conceptions évolutionnistes remontent à
l’essor rapide et soudain de la civilisation matérielle au XIXe siècle, ainsi qu’à
l’influence des théories de Darwin. Dans leur enthousiasme, les savants en
oublièrent les faits. Ils s’empressèrent de trouver des lois universelles qui
expliqueraient la montée de l’humanité depuis l’existence inférieure et frustre
des origines jusqu’à ce sommet éblouissant de la civilisation : le XIXe siècle. Le
scénario fut vite mis au point à coup d’hypothèses gratuites, de choix arbitraires
et d’explications tirées par les cheveux. Déductive et subjective, leur méthode
n’avait rien d’objectif ou de scientifique. Leurs successeurs, au contraire,
conscients de ces erreurs, se limitèrent à l’étude précise de petites unités avec
leur configuration particulière ; ils s’en tiennent prudemment aux faits et se
refusent à toute généralisation : c’est l’école ‘critique’ ou ‘historique’ (critical
or historical school). La méthode de ce livre est aussi de s’en tenir aux faits.

Nous devons maintenant exorciser un certain nombre de fausses vérités…


Fausse vérité que de dire : « Il n’y a pas de race ou de région qui tienne,
tous les hommes sont identiques. Le développement physique de l’homme est le
même quelle que soit la couleur de sa peau, et il en va de même pour le
développement des sociétés. Les Chinois aiment à dire que la Chine est
différente : c’est là un préjugé de race commun à tous les peuples. En fait, les
Chinois ne sont ni dieux, ni singes : pourquoi la société chinoise serait-elle
différente ? »61 – Tenir ce genre de discours est simplement fermer les yeux et
s’aveugler sur les faits.
Fausse vérité de dire : « il y a bien des différences entre sociétés et entre
cultures, mais elles sont mineures ; il ne faut pas les majorer. » – En fait, ce sont
les différences qui font question. Dans un tissu organique, la moindre différence
aboutit à des résultats tout autres ; dans l’action, la moindre erreur de départ a
des conséquences énormes. On pourrait aussi bien dire que, dans le monde du
vivant, entre animaux et plantes, ou encore entre l’anatomie du chat ou du chien
et celle de l’homme, les différences sont mineures. Si tout est dans tout, la
question est réglée. [39]
Fausse vérité encore que cette théorie du Progrès qui veut que l’Histoire
aille toujours de l’avant, jour après jour, ainsi que tous ces refrains sur la ‘roue

61
Expressions de Guo Moruo 郭沫若 dans 中國古代社會研究 (Recherches sur la société
de la Chine antique), citées par Lü Zhenyu 呂 振
羽 dans 中國古代史 (Histoire de l’antiquité chinoise).

37
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
de l’Histoire’. –– Tout cela n’est pas sérieux. 62 Comment peut-on affirmer que
l’histoire est partout et toujours en progrès ? Il y a des avancées, mais aussi des
reculs. Il y a des moments où l’histoire tourne en rond. Le processus est
simplement très difficile à décrire. Les promesses scientifiques de la Chine
antique et la régression qui suivit, mentionnées au chapitre précédent, en sont un
exemple parmi beaucoup d’autres. Nous avons aussi montré que l’histoire
chinoise tourne en rond depuis 2 000 ans. Le progrès universel et constant
n’existe pas.
Fausse vérité enfin, l’idée d’un progrès graduel et bien défini. – C’est ne
pas tenir compte d’un certain nombre de faits : étapes brûlées, subites mutations,
d’autres itinéraires difficilement prévisibles. Ce que toutes ces élucubrations
personnelles et gratuites ignorent, c’est que l’évolution créatrice n’est pas
soumise à ce genre de restrictions. Sans doute, n’agit-elle pas sans un certain
ordre, mais il n’y a pas de lois immuables.
Quelle est alors notre position ?
L’évolution des sociétés humaines n’est pas différente de celle du vivant.
L’une et l’autre évolution sont les manifestations de la Vie de l’univers (et il y a
continuité de l’une à l’autre.) Au niveau de leurs principes fondamentaux, ils
sont largement analogues ou identiques. Dans le monde du vivant, il n’y a pas
que du progrès et il en va de même pour les sociétés humaines. Dans le monde
du vivant, il y a bien une hiérarchie des espèces, mais pas nécessairement une
évolution par étapes. Ainsi, nous avons les animaux supérieurs et, parmi eux, les
primates, avec au sommet l’homme ; il y a toute cette hiérarchie, mais au cours
de l’évolution, tous ces genres et espèces se sont diversifiés dans toutes les
directions un peu comme les branches sur le tronc d’un arbre : ce n’est pas un
processus unilinéaire avec des étapes. Pour l’évolutionnisme, l’homme et le
singe descendent du même ancêtre : ce sont deux branches du même tronc. En
conclure que l’homme est l’aboutissement de l’évolution du singe est un
contresens ; la route suivie par le singe ne peut pas aboutir à l’homme. Il en va
de même pour toutes les variations et hiérarchies qu’on peut observer parmi les
diverses cultures. Un processus de ‘ramification’ n’a rien à voir avec une
‘échelle’.
Evidemment, le monde du culturel n’est pas celui du vivant.
L’évolution de ce dernier est l’œuvre d’une hérédité innée ; [40] les dispositifs
d’innovation n’y sont guère visibles, et même l’intervention de l’homme n’y

62
Dans 人文史觀 (De l’histoire de la culture), Pan Guangdan 潘光旦 traite des vicissitudes
des noms de clans et de famille, du mariage et de la famille. Il ironise sur le fait que, si les
Anciens croyaient en un Esprit de la Destinée, depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle,
Européens et Américains, ainsi que les Chinois d’aujourd’hui, croient en un Esprit du Progrès.

38
Liang Shuming 梁淑敏
Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
produit que des améliorations très limitées. Au contraire, la culture, même si elle
s’enracine dans l’instinct, est tout entière une œuvre et une acquisition de
l’homme ; innovations et modifications y sont toujours possibles, surtout si rien
n’y contrarie les échanges et influences mutuelles d’une culture à l’autre. En
d’autres termes, le monde des espèces vivantes est un monde cloisonné, alors
que les cultures communiquent. Alors qu’un bœuf ne peut devenir un cheval, un
pays d’Orient comme le Japon a pu s’occidentaliser en quelques dizaines
d’années. Dans le passé, les communications étaient plutôt limitées ; les chances
étaient inégales ; l’histoire n’était pas uniforme : ici, elle avançait, là, elle
reculait ou tournait en rond ; dans la majorité des cas, elle n’avançait guère. Au
contraire, dans le monde ouvert des cent dernières années, par tout un jeu de
stimulations et d’attractions mutuelles, les différentes cultures n’ont cessé de se
rapprocher et peut-être ne formeront-elles un jour qu’une seule et même culture.
Et ces cultures qui s’égalisent et se rapprochent veulent toutes progresser – rien
de moins.
Ainsi, si nous prenons l’histoire universelle comme un tout, en éliminant
circonstances de temps et de lieux, la tendance au progrès n’est pas surprenante.
De la sorte, un évolutionnisme amendé est acceptable. Les anthropologues
parlent maintenant de ‘néo-évolutionnisme’ ; 63 les lois nécessaires y sont
remplacées par certains principes ou tendances du développement, par un profil
global qui tolère les anomalies particulières. Les néo-évolutionnistes ont ainsi
découvert que ‘tous les chemins mènent à Rome’ ; ils reconnaissent que le
cheminement uniforme envisagé par leurs prédécesseurs est plutôt l’exception :
des institutions identiques sont souvent l’aboutissement d’itinéraires différents.
Cette convergence de cheminements différents me semble bien mieux rendre
compte de l’avenir des cultures que l’évolutionnisme unilinéaire.
En conclusion, je trancherai ainsi la question du déroulement de
l’histoire universelle des cultures. Une première période où l’existence est
particulièrement soumise à la nature (corps, physiologie, psychisme,
environnement) : les différentes cultures se trouvent présenter quelques
ressemblances et même des points communs. Par la suite, les caractéristiques
particulières se manifestent ; chaque culture va son chemin. Puis, à la suite de
contacts et d’amalgames, et grâce à des dirigeants éclairés, apparaissent
quelques grands axes. Dans le monde ouvert d’aujourd’hui, fusions et
communications s’imposent, et nous nous acheminons vers l’apparition d’une
‘culture mondiale’. Mais, même dans la culture mondiale, il restera des tonalités
et des styles locaux ; [41] de plus, cette culture-là à son tour évoluera en une
série de phases.

63
林惠祥 Lin Huixiang 文化人類學 (Anthropologie culturelle), p. 58.

39
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson

5. En guise de conclusion : réitération de thèmes anciens


Les points essentiels de ce chapitre se trouvent déjà dans mes anciens
écrits. La ‘théorie de l’échelle’ et la ‘théorie de la ramification’ étaient
mentionnées dans « Dernière prise de conscience au sujet du mouvement de
salut national », publié il y a quinze ans. Les principes d’interprétations se
trouvent déjà dans Cultures d’Orient et d’Occident et leurs philosophies paru il
y a vingt-sept ans. Au cours de ces deux ou trois décennies, j’ai pu passablement
rectifier ou compléter mes vues sur la culture chinoise, mais ma position
fondamentale reste la même.
En conclusion de ce chapitre, je voudrais seulement attirer l’attention sur
quatre thèmes dans ces anciens écrits.
1. « La Chine n’est pas en retard. » – Comme sur de nombreux
points la Chine est derrière l’Occident (par exemple, elle n’est
pas industrialisée), on en conclut couramment que c’est que
l’Occident progresse rapidement, qu’il est le gagnant de la course,
alors que la Chine n’avance que lentement et reste à la traîne.
Ceci est faux. De soi, la lenteur n’empêche pas d’arriver un jour
au terme ; celui qui n’arrivera jamais à ce terme est celui qui
prend une autre route, et c’est le cas de la Chine. Aussi, ai-je
écrit : sans la rencontre de l’Occident, la Chine serait
complètement fermée sur elle-même ; 300, 500 ou 1 000 ans
pourraient s’écouler, et toujours pas de bateaux à vapeur, pas de
trains, pas d’avions, pas de méthode scientifique ou de
démocratie.64 Il est faux de dire que la Chine n’avait pas encore
produit la science, le capitalisme ou encore la démocratie : en fait,
la Chine était incapable de produire jamais tout cela. 65
2. « La Chine tourne en rond sans avancer. » – Non seulement la
Chine avance sur une route différente de celle de l’Occident,
mais sur sa propre route elle n’avance plus, elle est prise au piège,
elle tourne en rond. L’histoire chinoise ne connaît que des cycles
ordre-désordre ; on n’y trouve pas de révolution. [42] Bref, elle
tourne en rond, et c’est là sa maladie, écrivais-je, une maladie

64
東西文化及其哲學 (Les cultures d’Orient et d’Occident et leurs philosophies), petit format,
p.65 (Presses commerciales).
65
中國民族自救運動之最後覺悟 (Dernières leçons du mouvement de salut national), p. 97.

40
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Les idées maîtresses de la culture chinoise 中国文化要义 1949
chapîtres 1 et 2 – Traduction de Michel Masson
« qui ne fait pas mal, qui ne démange pas, qui n’a pas de nom. »
Sans l’impulsion étrangère, l’ambiance serait restée la même, la
situation se serait prolongée indéfiniment. Je mentionnais aussi
qu’en Chine « de haut en bas, tout est bloqué », que « la Chine
est tombée dans une fosse sans issue. » Les raisons de cet état de
choses sont exposées dans mes deux ouvrages précédents 66 et
sont reprises en détail dans celui-ci.
3. « La supériorité de la Chine par rapport à l’Occident devint par la
suite la cause de son infériorité. » – Par exemple, nous voyons
pointer en Chine les germes de la science et de la démocratie, et
ceci très tôt ; mais, par la suite, ils s’atrophient et demeurent
stériles. Ce dépérissement n’arriva pas subitement, il avait ses
causes et ses raisons. S’il se produisait, c’est que le
développement de la Chine suivait une autre route. La Chine est
à la fois inférieure et supérieure à l’Occident, et sa supériorité est
la cause de son infériorité. Ce sera là un thème important de ce
livre.
4. « La précocité de la culture chinoise » est un autre thème
fondamental et constant de ma pensée, et que je développerai, car
il n’était guère que mentionné dans mes autres écrits.

66
Les cultures d’Orient, p. 203; “Dernières leçons…”, p. 97.

41

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