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On m’a fait lire Sartre mais pas Beauvoir

Julie Delporte

Extrait de Everything Is Flammable


de Gabrielle Bell (Uncivilized Books).
Ma chère lectrice,
« Il y avait un trouble-fête parmi nous. J’ai voulu te montrer cette scène, deux cases de
— Comment est le livre ? Il est bien ?
bande dessinée, car dans le regard que Gabrielle Bell
— Il est correct.
— J’aime bien lire. J’ai lu Tom Clancy,
se dessine lorsqu’elle prononce ces mots, « des livres
Dean Koontz, Stephen King… J’ai lu la par les femmes et à propos des femmes », je reconnais
Bible huit fois. C’est le nombre de fois que j’ai mon regard. Je reconnais le tien aussi.
été en prison. Tu as déjà lu The Shack ? Je suis libraire, je lis tout le temps, et cette année
— Je lis seulement des livres écrits par
je n’ai lu et fini qu’un ou deux livres écrits par des
des femmes.
— Tu aimes les femmes ?
hommes. Les livres d’hommes se sont subitement mis
— Oui. Les livres par et sur les femmes. à me tomber des mains. Les anciens, les nouveaux,
— Tu aimes Patricia Cornwall ? à quelques exceptions près que je tolère et dont
— Non. » j’annote encore les pages.

Venir au féminisme a été, pour moi, me rendre


compte que j’avais admiré (et regardé à n’en plus
finir) un Cercle de poètes disparus dont je ne faisais pas
partie.
Et qu’on n’avait pas été foutu de me faire étudier
un seul livre écrit par une femme pendant toute ma
scolarité pré-universitaire.

Hiver 2017-2018 3
On m’a fait lire Jean-Paul Sartre mais pas Simone n’est pas clair. Mais apparemment, il y avait absolu-
de Beauvoir. Quel gâchis. ment besoin de distinguer les auteurs qui dessinent
des autres auteurs.
Être lectrice ou être auteure, c’est la même chose.
Quitte à lire des femmes, je vais aussi, désormais, Sauf que je ne distingue pas mes mots et mes des-
écrire pour les femmes. J’espère que personne ne sins, tout sort de ma main droite comme une grande
se dira ici que je relèverai dès lors d’une littérature écriture. J’y réconcilie mon corps et ma tête, en un
féminine (ou que j’en fais déjà partie). S’adresser aux seul corps-tête, un seul texte-dessin.
femmes comme si on s’adressait à un « universel »,
ce n’est pas écrire au féminin. Tout comme écrire Dans le livre que je viens de t’écrire, je dis que,
des « livres qui nous aident à vivre » (selon l’expres- petite fille, les règles de grammaire m’ont fait mal,
sion d’Annie Ernaux dans Les années) n’est pas de parce que moi aussi je voulais l’emporter. C’est
l’art-thérapie. même comme ça que ce livre s’appelle :
Moi aussi je voulais l’emporter.
Il y a une semaine, alors que je n’avais pas fermé Mais c’est seulement aujourd’hui, une huitaine
l’œil de la nuit, je me suis mise à écrire une lettre qui d’années après avoir commencé à dessiner, que je
parlait de mots trop grands. De honte et de douleur. comprends pourquoi j’ai choisi une autre grammaire
Je remarque à présent que le premier mot est le titre que celle avec laquelle j’ai grandi.
d’un livre d’Annie Ernaux, le second de Marguerite Dans la grammaire du dessin, il me semble que
Duras. Ce que j’avais écrit n’était peut-être pas si personne ne l’emporte. D’ailleurs, nous n’avons pas
idiot, alors… Mais je ne publierai pas cette lettre, perdu les mots dessinatrice et illustratrice.
parce que j’en ai vraiment marre de pleurer.
Ça fait sans doute bien plus longtemps que moi
Ces mots, honte et douleur, me semblent surtout que tu es féministe, ma lectrice. C’est d’ailleurs toi
tout nus, car d’ordinaire je ne fais pas que t’écrire. Je qui m’a guidée jusqu’ici, toi la première qui m’a dit
te dessine, aussi. que je faisais partie de cette famille. Une famille qui
Je te dessine des choses avec des crayons de ne s’engueule même pas en fait, alors que tout le
couleurs. monde voulait me le faire croire.
Je n’ai donc absolument rien à t’apprendre quand
Te dessiner, c’est t’écrire avec mon corps, et nous je t’écris, puisque tu sais tout.
écrire des corps, car je sais que, comme moi, tu Alors je vais continuer à dessiner.
oublies trop souvent que tu as un corps. Je sais que tu
t’es réfugiée dans les mots, et dans la raison des mots, Je dessinerai des femmes à la tête renversée, des
mais que les mots et la raison finissent toujours par femmes à qui il manque un sein, des femmes qui
t’échapper. Arrive ce moment où ils ne te soignent pleurent. Puis des femmes fortes, debout, calmes ou
plus, ne t’aident plus à vivre. Tu as alors besoin de en colère. Je dessinerai aussi des corps, du corps, du
quelque chose pour le corps et les yeux. désir, et des montagnes, et la mer, et des petits chiens.
Je dessinerai n’importe quoi pour te consoler,
Il faut dire que les mots nous on trahies, toi et n’importe quoi pour te donner de l’énergie et la
moi. Nous avons perdu nos mots. Il paraît que nous joie, n’importe quoi pour qu’on puisse parfois se
avons perdu le mot philosopheresse par exemple. Il comprendre sans avoir besoin des mots et de la
est si beau, ce mot ! J’aimerais qu’on dise que Judith grammaire.
Butler et Catherine Malabou sont des philosophe-
resses. Je vais commencer à le faire d’ailleurs. Petite Comprendre d’un coup d’œil, d’un dessin, qu’il y
fille, j’aurais rêvé en être une. a du Jello à l’intérieur de nous, comme dit Francine
Pelletier.
Il y a le mot autrice que l’on essaie de retrouver, Qu’on a la honte et la douleur au corps.
on a un peu de mal à l’aimer encore, est-ce qu’on a Comprendre d’un dessin qu’on est des une sur trois
honte de l’utiliser ? Mais honte auprès de qui ? – certaines plus traumatisées que d’autres. Ou que
À moi qui ai toujours souhaité être une auteurE, je nos mères ou nos sœurs le sont.
suis déçue, on m’a donné un vraiment vilain mot : le Que si nos corps n’ont pas tous été violés, ce sont
mot bédéiste, sans genre ou bien de genre masculin, ce nos têtes qu’on a volées et violées.

4 Tristesse
En janvier 2016, la librairie féministe
L’Euguélionne a demandé à cinq autrices montréa-
laises (Louise Dupré, Lise Gauvin, Julie Delporte,
Chloé Savoie-Bernard et Sabrina Rony) d’écrire
une Lettre à une lectrice, et de la lire pendant la
soirée officielle célébrant son ouverture. Nous vous
présentons ici, à quelques mots près, la lettre de Julie
Delporte ainsi prononcée, à voix nue, debout sur
une chaise, dans un de ces rares moments où l’on
est absolument sûre de ce que l’on énonce. 

Camille Gladu-Drouin

Ici je cite Benoîte Groulx : que j’avais entendus à la radio. Elle disait : « Il m’a
« Il faut enfin guérir d’être femme. Non pas d’être fallu beaucoup de temps pour trouver un homme qui
née femme mais d’avoir été élevée femme dans un accepte mon pouvoir. Je ne parle pas de célébrité, je
univers d’hommes, d’avoir vécu chaque étape et parle de pouvoir. J’avais même du mal à le formuler :
chaque acte de notre vie avec les yeux des hommes et j’ai du pouvoir. »
les critères des hommes. »
J’écris donc enfin pour toi ma lectrice, après
Ma lectrice multiple, changeante, merci d’être là toutes ces années passées à écrire pour les hommes
pour m’offrir le plus beau des espaces sûrs. Ce n’est et leur jugement, pour mes pairs (mes pères) litté-
pas un espace sans lecteurs hommes que j’imagine raires : éditeurs, critiques, amis, amants. Et en bande
safe mais un espace où je n’ai pas à me battre sans dessinée, ils sont nombreux ces hommes éditeurs,
arrêt, à bout d’énergie, pour la validité de ce que critiques… Où sont les femmes qui jugent ?
j’écris, ressens et ose articuler tout haut. Parce que
pour moi, tout est toujours écrit avec du Jello qui Des années à les entendre dire, ces pairs, que mon
tremble. Je tremble, j’écris. Puis je ferme les yeux, je travail était sensible et touchant.
saute dans le vide : je publie. Là, j’ai pensé te dire : Des années où j’ai écrit aux hommes de la même
« Si on tremble toutes comme ça, ça va sûrement faire manière que je les ai aimés ou que je leur ai fait
un tremblement de terre. » Mais je trouve ça un peu l’amour, en me demandant si c’était correct, et en
quétaine. ayant besoin qu’ils me disent que c’était correct. En
voulant les séduire et les impressionner. Pour le Graal
Ça fait des années que tous les lundis matin, de leur reconnaissance ou de leur amour, et par peur
je paie soixante-dix dollars pour m’asseoir sur un de les perdre.
fauteuil blanc et essayer de les comprendre : honte et
douleur. Lectrice, je veux enfin te donner, à toi – à ton
J’ai compris que je n’étais pas dépressive, que je genre – ce pouvoir de me reconnaître, de me valider.
n’étais pas borderline, que je n’étais pas bipolaire, Peut-être même de me juger.
que je n’étais pas folle, mais que j’étais tout simple- Je sais que c’est un pouvoir qui rebondira sur moi.
ment, d’une certaine manière, on peut le dire, abusée. Ainsi nous créerons peut-être l’espace encore
J’ai compris que j’étais très heureuse, vraiment étranger et inconfortable que Léonora Miano appelle
très heureuse, et que j’étais, oui, c’est très clair, il n’y La société des femmes. 
a rien de plus clair, que j’étais féministe.

Dans mon atelier, au-dessus de ma table à dessin,


j’ai punaisé il y a un an des mots de Miranda July

Hiver 2017-2018 5

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