Vous êtes sur la page 1sur 15

Entretien avec Marie Darrieussecq

Author(s): Shirley Jordan and Marie Darrieussecq


Source: Dalhousie French Studies , Spring 2012, Vol. 98, Marie Darrieussecq (Spring 2012),
pp. 133-146
Published by: Dalhousie University

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/23621678

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Dalhousie University is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to
Dalhousie French Studies

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Entretien avec Marie Darrieussecq
Shirley Jordan

Shirley Jordan : Ce numéro spécial de Dalhousie French Studies consacré entièrement à


vos écrits, souligne à la fois leur originalité et la fertilité de réflexion qu'ils ont provoquée
dès la publication de Truismes en 1996. Il nous rappelle l'importance du corpus que vous
avez établi avec une rapidité étonnante, aussi bien que la singularité de votre voix. Les
articles qu'il rassemble se penchent sur plusieurs des formes et genres littéraires qui ont
figuré dans votre parcours expérimental : récit, roman, nouvelle, pièce de théâtre, essai,
carnet ethno-auto-biographique (c'est comme cela que je vois Le Bébé). Ils auraient pu
faire mention aussi de vos écrits pour enfants, vos écrits sur l'art, et plus récemment de
votre traduction d'Ovide. Quant aux thèmes abordés, ces articles retournent bien sûr à
ceux qu'on reconnaît déjà comme ayant une grande importance pour vous : l'identité
féminine ; le corps ; les fantômes ; la mère ; l'espace et le paysage ; l'écologie et
l'éthique ; le monde des animaux ; la découverte scientifique ; la conscience ; le cerveau
- tout en faisant ressortir éléments et approches nouveaux. Ma première question porte
donc sur la diversité extraordinaire de vos écrits et activités, cet élan expérimental
ininterrompu. Tous ces projets divers, est-ce qu'ils se nourrissent mutuellement ? Y-a-t'il
création simultanée, interférence, concurrence ? Comment gérer cette créativité
omnivore ?

Marie Darrieussecq : En ce moment, j'ai plusieurs romans en tête, c'est toujours plus ou
moins comme ça, et ils fonctionnent comme des vases communicants : il y a finalement
toujours un roman qui va absorber des idées, des énergies, des images des autres romans
que j'ai en tête jusqu'à éventuellement les éteindre, les tarir - ce qui n'est pas grave du
tout. Je viens de terminer un roman intitulé Clèves, et il me semble qu'il va avoir une
suite, j'ai cette suite dans la tête. Si Clèves s'occupe, disons, de la génération des
adolescents dans ce village qui s'appelle Clèves, la suite serait les histoires d'amour au
niveau des adultes, de la génération précédente. En même temps j'ai un autre roman en
tête qui est à priori complètement différent : ça fait très longtemps que j'ai envie d'aller
franchement du côté de la science-fiction - parce que je la frôle souvent. J'hésite entre un
voyage dans le temps et... j'ai aussi très envie de retravailler sur la question du clone ;
j'aime beaucoup la courte nouvelle que j'avais écrite pour L'Infini en 1996, 'Quand je me
sens très fatiguée le soir' et j'ai envie de la développer. J'ai énormément de choses dans
la tête qui sont actuellement très désordonnées. Comme je viens de terminer un roman, ce
désordre est une phase normale : je vais recommencer quelque chose et je suis face à des
bouts, des bribes, des images... Je lis énormément aussi, je vis aussi énormément. Il y a
des périodes de calme, souvent liées à l'écriture, et des périodes agitées dans ma vie, des
émotions... Les voyages me nourrissent aussi beaucoup. Nous sommes mi-avril 2011, je
suis dans une période particulièrement riche de la vie. Vous savez, c'est terrible un
écrivain parce que quoi qu'il arrive au fond, d'une certaine façon, ça peut servir. C'est
peut-être un peu cynique de le dire comme ça, mais le bon le mauvais, le positif le négatif
finissent par nourrir les livres. Il y a chez les écrivains une part... pas très sympathique en
fait, où tout événement de la vie est bon à prendre.

SJ : Là vous anticipez un peu sur la question que j'allais poser sur l'autofiction. Cela me
surprend que vous parliez de cynisme à cet égard puisque l'expérience vécue, à priori,
n'appartient à personne.

Dalhousie French Studies 98 (2012)


- 133

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
134 Shirley Jordan

MD : Mais l'expérience vécue


pas le bon mot. C'est inévitabl
inévitable et c'est difficile à
France sur l'autofiction, c'est
réduire ce phénomène, y com
pas, à mon avis, un écrivai
l'autofiction, c'est Le Pays. En
Les quelques éléments qui vie
fiction. Certes le personnage q
est assez proche de moi, du m
Le Bébé, ce n'est pas une au
document. Mon dernier rom
plus l'autofiction. C'est nour
mais métamorphosé par une
réinvente, sous un autre nom
romancé. L'autofiction c'est ce
Il n'y a pas de pacte fictif, ell
au plus près d'une vérité pr
d'écrire, mais j'ai une certaine
l'écriture, mais je pense que
moraliser ce qu'elle fait. Cert
Mais on ne peut pas m'emp
s'empêcher d'écrire les sien
mot de cynisme, qui n'était pa
s'agit pas de ça. Les cyniques
le marché.

SJ : Si on parlait de la questi
que vous êtes un écrivain à c
étiquette ?
MD: J' étais récemment en Afrique du Sud, et le festival de Durban où j'étais invitée m'a
présentée en effet comme un écrivain, pas nécessairement sulfureux, mais oui, à
controverses, qui déclenche des polémiques. Ils me prenaient comme exemple de ce qui
est, pour eux, pour un certain public anglophone en tout cas, l'image même de l'écrivain
français, c'est-à-dire un écrivain qui peut susciter un débat dans la société même. C'est
un phénomène assez français apparemment, et je trouve excitant d'écrire dans un pays où
effectivement des gens se disputent pour des livres. Ça arrive dans d'autres pays mais il
se peut que la France soit un peu particulière pour ça. Ensuite... je suis peut-être la
personne la moins bien placée pour répondre à ce sujet. Mais cela a sans doute commencé
dès le début avec Truismes : ce livre, il y a encore des gens qui le détestent et des gens
qui l'adorent, la plupart des lecteurs ont un avis tranché dessus - c'est une très grande
chance, mais c'est aussi très violent. Je reçois encore aujourd'hui beaucoup de lettres de
fous. Là par exemple, j'en ai reçu une avec l'adresse d'un hôpital psychiatrique, et cette
personne m'a écrit que Dieu lui parlait de moi à travers ses écouteurs d'Ipod et qu'il ne le
supportait plus. Alors il a pensé que s'il m'envoyait ses écouteurs, ça allait s'arrêter. Ce
n'était pas du tout agressif, plutôt gentil. Ça l'embêtait car il m'a dit qu'il n'allait plus
pouvoir écouter de la musique mais qu'il était obligé de me les envoyer. Bon. Je lui ai
répondu, mais je ne re-réponds pas : à l'époque de Truismes je suis parfois entrée dans
des correspondances avec des lecteurs, mais je sais aujourd'hui que c'est, la plupart du
temps, un leurre et un piège, à la fois pour eux et pour moi : je ne peux leur apporter
aucune réponse affective, aucune solution. L'identification à mes personnages, à mes
livres, est un effet de fiction et l'auteur ne peut pas s'occuper de ses lecteurs : il ne peut

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Entretien avec Marie Darrieussecq 135

qu'écrire d'autres livres. Je continue à susciter des crispat


m'attendais pas avant d'être publiée. J'avais plutôt une i
alors qu'il m'a fallu accepter que je ne suis pas une brave
pas du tout comme ça et queje déclenche des détestations t
SJ : Justement, passons aux controverses particulièr
« singerie » par Marie NDiaye d'abord, « plagiat psy
Laurens, auxquelles vous avez réagi en écrivant Rapport
est en même temps un manifeste littéraire.
MD : Bien sûr. Je n'aurais jamais écrit Rapport de pol
Cela m'a donné l'occasion d'écrire aussi des choses
longtemps : sur l'écriture, sur la poésie, sur certaines d
Cela a été une découverte que beaucoup des écrivains qu
accusés de plagiat. Cela m'a étonnée et réconfortée
accusations extrêmement pénibles. Bon, c'est aussi ce
Voilà. Je cristallise des haines et il faut que je fasse
recommençait - car une calomnie n'est jamais effic
mensonge pouvait devenir vrai d'être repris - je me suis d
qui m'arrive, à pourquoi ça m'arrive, et je suis allée étud
j'aime et qui ont été accusés comme moi pourquoi ils ont
des constantes - tenter de les repérer, comme en scienc
un réseau littéraire cette accusation de plagiat, commen
relais. Et j'ai trouvé un certain nombre de constantes. Ce
cela m'a aidée à comprendre ce qui se passait et pourquoi
qu'est-ce qui chez moi a déclenché cela. Et puis, je me se
Apollinaire, Celan, Mandelstam, Zola, Freud, le cas exe
accusée par deux femmes, ou encore Danilo Kis ou G
accusation de Marie NDiaye a vraiment été un coup de c
pense que dans son espèce de folie elle était de bonne fo
piquais des trucs, alors que les fantômes et les sorciè
quelqu'un? Un de mes premiers manuscrits, envoyé c
Sorguina, La Sorcière en basque. Marie Ndiaye ne ces
Comédie classique est écrite d'après Queneau, et moi je la
ne m'en suis jamais cachée. Nous faisons tous référen
mal ? Mais le manque de reconnaissance peut amener cer
ou à la « singerie ». J'ai déclenché d'énormes jalousies av
Après il y a des histoires psychologiques, autour de mon é
1997 son mari Jean-Yves Cendrey. C'était aussi des hist
forts antagonismes. Et l'enjeu autour de mon éditeur
recommencé dans l'histoire avec Camille Laurens. Mai
comme à l'école.

SJ : J'ai trouvé récemment dans un article par Camille Laurens sur l'autofiction, qui
s'intitule « se dire et s'interdire » (2007) des propos qui sont, rétrospectivement,
fortement ironiques. Parlant des nombreux individus qui croient se reconnaître dans ses
écrits à elle, et qui s'en plaignent, Laurens déclare : « l'écrivain est totalement démuni
face à cette censure-là qu'il ne peut anticiper ni empêcher puisqu'elle relève de
l'identification propre à la lecture, identification pathologique portée alors à son point de
rupture ».
MD : C'est extraordinaire !

SJ : Je poursuis : « La littérature déclenche en autrui des réactions passionnelles, parmi


lesquelles la haine prend souvent le dessus, comme dans la vie ». Et pour terminer (ici

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
136 Shirley Jordan

elle parle de la position de l'é


sinon on se demande toujours
MD : Ah, elle a écrit cela ava
Ce qui est drôle c'est qu'elle
qu'elle fait, c'est assez phobiq
je n'ai rien à dire sur elle... J
Camille Laurens n'est pas mo
SJ : Donc, écrivain à controve
MD : Oui, toutes sortes de con
du Bébé qui sont liées au fait
facile de dire «je suis une f
certain lectorat. J'ai fait par
Lorette Nobécourt, à dire de
féministes classiques qui se
recommandaient d'un essent
chose de beaucoup plus à la M
je crois qu'on en a été capabl
prendre en charge. Pour le d
moi nous disions que oui les
l'envie du pénis, et que nou
pénétrer voire le violer ; qu
comme l'a écrit Judith Butle
dite féminine, est en fait un
effrayé, un peu dégoûté. J
jeune fille normalienne lisse,
j'écrivais !) qui apparaissait
rumeurs ont couru qu'un hom
soit moi. Comme quand Ph
cornichons au chocolat. On n
juré du Prix Concourt. Mais
Les normaliens ne sont pas
référencés, « intelligents ».
Truismes a souvent été ma
énormément de gens. Il y avai
qui n'étaient pas outillés po
lise... ». Ils ne saisissaient pa
truie.Combien de fois m'a-t-
qui perd les hommes », pris
Darrieussecq », à répéter d'un
la différence entre le moi de
m'a demandé très sérieusem
innocences de lecture incroya
de lettres anonymes, des poils
racistes, y compris deux dem
C'était un tourbillon.

SJ : Vous allez publier tout c


cas formidable !

MD : Ah oui, si un jour quelq


France de la fin des années 9
gardé ! Je me rappelle de c

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Entretien avec Marie Darrieussecq 137

« arabe », c'est un mot désuet, ancien, donc c'est un


d'autres du même acabit. C'était toujours des lettres sexi
Ce n'était pas si effrayant que ça, tout arrivait chez mon
qu'il fallait que mon adresse personnelle disparaisse des
en fait, assez jubilatoire : je me disais que j'avais fait exp
dessus en écrivant instinctivement.

SJ : C'est ça qui peut étonner aussi, le fait que Truismes se prête à tellement de lectures
différentes : par exemple un des articles dans ce numéro spécial développe l'argument
qu'il s'agit d'un traitement d'un désordre alimentaire, interprétation qui tient debout de
façon bien convaincante.
MD : Oui, pourquoi pas ! En écrivant Truismes j'avais conscience d'au moins plusieurs
fils : le politique, le psychanalytique, le féministe. J'avais conscience d'un fil qui a
intéressé certains intellectuels, celui du matricide, et d'une certaine libération par le
matricide. En même temps j'étais dans un état hypnotique, j'ai écrit ce livre en six
semaines, en y ayant beaucoup rêvé avant. Je me rappelle très bien des circonstances de
son écriture ; j'étais en train de faire une dépression nerveuse - après je me suis soignée ;
c'est à ce moment-là que j'ai commencé la psychanalyse. C'était un moment singulier de
ma vie, j'étais engluée, je peinais sur la thèse que j'avais à terminer, j'étais une personne
qui n'était pas la bonne personne. Je me battais beaucoup avec ce que j'appelle mes
fantômes. J'avais beaucoup de mal à vivre la minute qui vient. C'était pendant les grèves
de l'hiver 1995 à Paris, la ville elle-même était dans un état à la fois hystérique,
euphorique, et dépressif. La ville était folle, les gens se parlaient, il y avait une sorte de
confiance réciproque entre les passants, et d'énervement. Et j'ai alors eu cette idée de la
femme qui se transforme en truie, et je me suis mise à ne penser qu'à ça, qu'à ça, jusqu'à
écrire la première page, dont j'ai noté la date dans mon agenda. J'ai écrit le roman en six
semaines à partir du moment où j'ai eu cette petite voix-là, c'est elle qui comptait le plus.
Donc, tout en étant consciente des divers niveaux de lectures possibles, j'étais aussi dans
un état de transe. J'écrivais douze heures par jour ce livre, je mangeais avec, je dormais
avec. Je me rappelle l'effort de taper le roman au propre, d'en faire des photocopies et de
les mettre à la poste. Je dis effort parce que ces gestes-là, dans la dépression étrange que
je vivais, c'était comme l'océan à traverser. Ma vie a basculé à partir de ce moment-là,
car j'ai eu la réponse de P.O.L. et de Fayard quasiment tout de suite. Ensuite Grasset et
Le Seuil, le même jour, et tout est allé hyper-vite. À l'époque P.O.L. était une toute petite
maison (je me rappelle encore l'état de la moquette, il y avait un vieil ordinateur, des
téléphones pourris, c'était assez folklorique !). Camille Laurens était déjà là. Et je
comprends aujourd'hui combien le succès de Truismes a dû agacer certains auteurs, parce
que pendant un an et demi Paul et Jean-Paul ne se sont occupés que de ce livre et de moi.
Cette folie a totalement changé ma vie. J'accepte donc l'énorme part de violence qui va
avec cette énorme chance que j'ai eue. Parce qu'à partir de ce moment-là j'avais un nom.
D'ailleurs si j'avais suj'aurais pris un pseudonyme, car le fait que ce soit mon vrai nom a
compliqué ma vie et celle de mes parents. Et je suis contente que mes enfants ne portent
pas mon nom mais celui de leur père.
SJ : En tout cas la célébrité n'est jamais facile... Cela ne vous surprend donc pas
d'apprendre que trois des articles dans ce numéro spécial se consacrent à votre premier
roman.

MD : Pas du tout. En Afrique du Sud par exemple, la pile de Truismes a dis


suite, plus rapidement que mes autres livres. Je sais comment ça se passe,
ans que ça dure : apparemment, quand on commence ce livre on ne le lâche
en deux heures et le lendemain les gens ne sont pas exactement les mê

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
138 Shirley Jordan

l'assume, j'ai l'habitude que


aussi sur eux-mêmes, ils me le

SJ : Parlons un peu des analy


premier article propose une in
tels que le « process ontolog
« devenir animal » dévéloppé
MD: C' est évident. Je n'ava
m'avait « prévue ». A l'époqu
Kafka, ce qui est hâtif, parce
mieux que celui des femmes
longtemps - Homère, Ovide
bagage culturel par rapport a
dizaines de proverbes et expr
le monde arabe : ça a pris 15
est, il y a un courageux éditeu
SJ : Donc la question d'évolue
MD :Après cela a occupé tou
des autres, alors que j'ai tou
temps, je vois effectivement
bien : les fantômes, la mer, la
qu'il y a aussi une chose mo
même l'extase. Un certain éta
la fois extrêmement angoiss
journées à ne rien faire... J
certains de mes rares amis éc
vide - c'est aussi insupportab
d'être dans ce vide, mais c'e
nourrir l'écriture, c'est la vi
peuvent faire émerger quel
désespérée, presque un appe
autre état, une autre dimen
moments de vide, on n'écr
médiocres sont ceux qui redou
taureau. Il faut accepter de s
par ce quelque chose qui cre
écrire à six ans et si je ne l'av
famille est une famille de mo
qui est plus facile à vivre qu
délire et écriture, en parallèl
interview de Leonard Cohen
politique, mais la lutte cont
tranchant parce qu'elle est c
mélancolie - il ne faut pas qu

SJ : Ce vide, est-ce qu'on le


Comment le gérer ?

MD : C'est aussi d'une grand


connu Nathalie Sarraute à la
cette « angoisse de 14 heures
immédiatement liées. Tout ce

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Entretien avec Marie Darrieussecq 139

pouvoir dormir, et, au bout d'un moment, elle était capa


durer toute la vie, elle avait déjà 94 ans ! Alors que la plu
avec des collègues et prennent le café. Sauf les chômeurs.
font. Voilà. J'ai déjà passé le matin à écrire, je suis vidée,
Mais parfois j'essaie de voir des gens pour déjeuner, mais j
sont à l'école. Je vois alors venir ce moment critique. J
truc, c'est l'alcool. Surtout pas à 14 heures. Pour Nath
Perrier, mais elle attendait 17 heures, et la cigarette. Mo
est assez dur déjà. Je vais faire un footing, je vais nager à
impossible. Je lis Elle ou j'écoute la radio et le temps
mieux. Ce temps vide est en prise direct avec l'écritu
prendre ce temps et de se confronter à ce temps terrib
quelque chose d'essentiel.
SJ : Revenons encore une fois sur la question des désord
Dans un entretien de 2008 vous suggérez que la transfor
en anglais, « may be caused by an eating disorder pushed
ces désordres alimentaires qui frappent surtout les femme
MD : Le lien est assez direct car une des manières que j'a
étant jeune, c'était la boulimie-anorexie. J'ai depuis paci
grâce à la psychanalyse, mais l'addiction à la nourriture
celle à l'alcool, à la cigarette, au sexe.
SJ : Addiction qui n'a pas souvent trouvé son expressio
faudrait ?

MD : C'est possible. J'ai vu un film il y a longtemps, Eat


une scène, un anniversaire entre femmes... Elles découp
premier morceau passe de main en main, personne ne veu
comme par hasard la plus âgée. Le film traite de toutes s
Pour Truismes, je ne sais pas si c'était conscient mais à
par mon rapport avec la nourriture. Dans mon dernier ro
une phrase qui est, pour moi, très importante : « La nourr
qui ne devraient pas exister ». Alors que la nourriture et l
de plaisir et de satisfaction. A l'adolescence, ma vie aur
simple si ces deux choses n'existaient pas ! La nourritur
personnage de Truismes, sont des brèches, c'est-à-dire d
peut être envahi, menacé, dissocié, déchiré, séparé en m
le désir passe et met son grand désordre. Il y a quelque
Ceci dit, ce n'est pas un sujet qui me passionne particuli
pas si j'en reparlerai. Il y a un devenir-nourriture, su
exemple occupe un statut particulier. Mais là, en ce mom
le sexe est devenu absolument fondamental ; c'est là où t
entre êtres humains, une certaine différence entre
différence entre le mort et le vivant aussi. Le sexe est un
d'imaginaire ; je ne parle pas d'amour, mais vraiment de s

SJ : Chez vous il y a des évocations du désir, mais aussi


sexe, enfin pas comme Catherine Millet mais de façon exp
MD : C'est un champ d'exploration poétique, très ouvert, t
SJ : J'ai vu cela dans les premières pages de votre nouv
rapport aux adolescents, à quel point il leur est difficile
Le mot anglais « groping » m'est souvent venu à l'esprit, q

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
140 Shirley Jordan

décrit l'acte de toucher un p


qu'on fait.
MD : Oui, c' est exactement ça.
SJ : L'un des articles dans ce numéro spécial cite Naomi Wolf qui prétend, dans The
Beauty Myth : « In terms of how we feel about ourselves physically, we may actually be
worse off than our un-liberated grandmothers ». Voyez-vous un peu de vérité dans cela ?
MD : Ma grand-mère maternelle, que j'aimais beaucoup, était une femme assez crue, qui
parlait franchement. Personne dans la famille ne disait rien, sauf elle. Elle parlait de son
corps, et m'a dit une fois « Je préférerais me faire arracher toutes les dents à vif que
d'accoucher encore » (douleurs physiques qu'elle avait vécues toutes les deux). Alors je
suis très contente de vivre aujourd'hui. Je vis mieux en tant que femme aujourd'hui qu'il
y a même 20 ans. Même si beaucoup de choses vont encore très mal, les femmes
bénéficient du progrès médical, scientifique, psychologique même, et j'ai de l'espoir pour
mes filles. La pilule a beaucoup progressé, par exemple, les nouvelles pilules sont
infiniment mieux dosées que les anciennes, qu'il y a dix ans même. La pilule du
lendemain, l'avortement par pilule avortive, une certaine gestion de la ménopause, ce
sont des progrès extraordinaires. Pouvoir choisir d'accoucher sous péridurale est aussi un
progrès gigantesque, dont on n'a pas encore mesuré toutes les conséquences. À l'époque
de ma grand-mère, et même de ma mère, non seulement la douleur était une fatalité et
une terreur, mais on avait peur de mourir en accouchant.
Mes filles sont élevées dans un esprit beaucoup plus féministe que je ne l'ai été, par
leurs deux parents, même si ma mère a fait un effort. Je regardais le dessin animé Candy,
l'infirmière blonde toujours amoureuse. Pour les garçons, il y avait Goldorak. Certes
aujourd'hui les stéréotypes sont toujours terriblement présents mais il y a des brèches,
mes filles et mon fils regardent Dora, petit personnage d'exploratrice aux cheveux courts,
qui a de l'initiative. On choisit son corps, mais on n'est pas obligé de se conformer aux
publicités de Elle.
SJ : Dans une lecture de Truismes qui prend ses racines dans Judith Butler et Joan
Rivière, Michèle Schaal étudie la façon dont le «je » de ce roman devient un «jeu »,
donnant lieu à de multiples performances et mises en scène extravagantes et très
théâtrales du genre sexué. Ces performances sont parfois conformes aux impératifs
sociaux (comment une femme doit manifester le plaisir sexuel, par exemple), et nous
remarquons le rejet violent que l'héroïne subit lorsqu'elle devient inintelligible /
méconnaissable selon les « codes » de la féminité. Parfois le jeu est une sorte de
résistance performative (la mutation animale est interprétée dans cet article comme un
symptôme hystérique). Que pensez-vous de cette perspective psychanalytique sur la
mutation ? L'héroïne de Truismes serait-elle une hystérique contemporaine ?
MD : C 'est une lecture possible. Elle a des symptômes typiquement hystériques, tels les
problèmes liés aux hémorragies, à l'arrêt des règles, tout ce qui est lié à la transformation
du corps. Ce sont des symptômes qu'auraient pu décrire Charcot. En tout cas, si elle est
quelque chose dans le tableau clinique, elle n'est ni paranoïaque, ni obsessionnelle, ni
perverse, ni même psychotique.

SJ : Un autre article développe la question de pronoms personnels et du jeu parfois très


originel des pronoms chez vous. L'auteur s'intéresse notamment au «je » clivé que vous
utilisez dans Le Pays et parfois ailleurs. Comment le pronom personnel tel que vous le
pratiquez devient-il révélateur, à neuf, dans l'exploration de l'identité des personnages ?
Qu'est-ce que cela implique ?
MD : Cela implique que le je des femmes est complexe, qu'il n'est pas compact. Celui
des hommes non plus, mais le je féminin et le je masculin ne sont pas exactement posés

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Entretien avec Marie Darrieussecq 141

au même endroit des deux côtés d'une frontière imagina


Une de mes façons de décrire le je féminin, c'est de m
forcément coupé en deux, mais traversé par quelque cho
hommes aussi ; en psychanalyse on parle de castration. M
du moins tenter de l'être pour mes patients, je n'aime p
termes-là, c'est réducteur. Il y a quelque chose qui trave
les femmes sont élevées comme ça, elles sont éduqu
quelque chose. Ce n'est pas le pénis, ce n'est pas aussi
l'approbation de quelqu'un pour exister. C'est très rare -
c'est très, très rare de trouver des femmes qui tiennen
persuadées de leur droit à exister. Moi-même j'ai toujou
homme, je pourrais retracer ma vie en disant dans quell
tel homme, et je suis tombée dans un gouffre car j'ai cru
peut-être un jour mon autobiographie sous cet angle-
comme ça. Je suis une amoureuse et j'aime être aimée.
Et donc ce « j/e », la façon de l'écrire, c'est de le f
Attention : avoir le vagin, et avoir la matrice, c'est large
de phallus qu'ont les hommes, sauf que tout a été fait po
les enfants sortent de notre sexe. Je crois beaucoup à la gu
éduquées à nous sentir manquantes ; Deleuze parle du peu
le premier peuple qui manque c'est celui des femmes. Don
Ce n'est pas seulement le j/e des femmes, c'est aussi
narrateur, un j/e immatériel, le j/e de ce qui écrit
Darrieussecq, mais cette absence qui écrit en moi, qui m
qui est aussi, je l'ai dit, difficile à vivre. Avec un lien à la
sans doute un côté borderline, j'écris tout le temps depui
pas la barre entre le j et le e. Le j/e est toujours impliqué.
SJ : C'est fascinant comme vous parlez de manque, c
comme quelque chose qui représenterait une certaine fertil
MD : Ce sont les deux faces d'un même vide. Ce manque
bien sûr, c'est un endroit où va pousser quelque chose,
Toute ma dynamique est dans ce manque. Si j'étais « c
écrire, je serais comme un bloc de certitude, je ne pourrai
SJ : Donc tout de suite sur la page, graphiquement, physiq
MD : Voilà. Je ne sais pas si je le réécrirais comme cela à
lourd. Wittig je crois, et en tout cas Lacan écrivait le sujet
SJ : Parlons du rapport entre corps et esprit dans votre é
Le Pays en se concentrant sur l'espace du corps, le co
appelle « out-of-body experiences ».
MD : C'est très juste. C'est un peu ce que j'ai voulu dir
tous mes livres le narrateur, la narratrice ou le personnag
extatique, d'être debout sur la terre. C'est lié à la telluriqu
la planète comme sphère qui tourne dans l'univers. Bien sû
mais c'est la mer comme élément terrestre, participant
élémentaire. Je ne suis pas un écrivain de bateaux, etc
marins c'est sûr, mais surtout de la mer en tant qu'elle
voilà. J'ai épousé un astrophysicien, et c'est important
qui est conscient de ce que nous oublions en permanenc
sommes posés à la surface d'une sphère en mouvement

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
142 Shirley Jordan

permanente avec d'autres cor


vaste. Je suis profondément
cosmos est venue remplacer
réel. Il se trouve que je suis
animés, et sur une croûte terr

SJ : Vous faites partie d'un to


MD : Je ne fais pas partie d'u
suis une conscience, un cer
vraisemblablement par hasar
pas d'écrire là-dessus. La plupa
aussi un rappel de l'existence d
SJ : Passons de la notion de l'a
vos écrits : frontières entre p
elles enjeu chez vous - par ex
MD : Cette question travers
Comme écrivain, j'ai la chan
voyageais déjà avant, en stop
maintenant pour travailler, p
on parle basque, espagnol, et
langue parmi d'autres, qu'il
qu'il y avait d'autres langues,
à l'Académie Française, par
utiliser, casser, démolir, refai
une langue parmi d'autres, qu
dominante, mais qui est vivan
d'être traduite. Cela me va. J
langue française. J'ai fini par
esperanto ; et je parle assez f
« français » mais européen. Je
très, très nourrie de mes p
écrivains dans d'autres langu
partout, ce qui est une grand
est là, une telle est là, de lat
mails avec ces amis d'outre-Fr
même espèce, la seule différen
SJ : Et traverser la frontière
une pièce ?

MD : Le défi est du côté du metteur en scène. Pour Le Musée de la mer j'ai travaillé
surtout la langue, une langue théâtrale, avec le traducteur, Sjon, un des plus grands poètes
islandais. Lui ne parlait pas français, moi je ne parlais pas islandais, alors on a trouvé, à
travers le chemin commun de la langue anglaise, une sorte de télépathie. Voilà mon
boulot. Après, j'ai répondu aux questions des acteurs s'ils en avaient. Parfois le metteur
en scène me demandait ce que j'avais voulu dire avec telle ou telle phrase et je lui ai
donné une interprétation. Mais mon travail s'est arrêté là.

SJ : Vous écrivez sans doute différemment lorsque vous écrivez pour être jouée plutôt
que pour être lue. Vous allez continuer à écrire pour le théâtre ?

MD : Oui, j'ai d'autres projets. J'ai écrit une adaptation de VAntigone de Sophocle. J'ai
co-écrit une adaptation théâtrale de Truismes avec Alfredo Arias, metteur en scène
argentin adulé en France et qui fait des spectacles très drôles et très fins. C'est un grand

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Entretien avec Marie Darrieussecq 143

saltimbanque. Pour le cinéma, je rêve d'Almodovar ou d


est une évidence. Dans Truismes il y a des choses très l
qu'il faut pour jouer des phrases imprononçables, pour
« comme vous avez de belles mâchoires, ma chèèère
terribles deviennent irrésistibles. Nous nous sommes r
et une horreur mélés qu'il y a quinze ans, l'homme p
décrivais sous le personnage d'Edgar, en fait, c'est Sark
sans-papiers renvoyés manu militari, les lois répressiv
psychiatrique - seul le « Ministère de l'immigration et
honte absolue, je n'aurais pas osé l'imaginer. Mais tou
bling bling, tout cet aspect yachts, mannequins, fêtes
régime Sarkozy ; c'est Truismes en fait. Berlusconi, c'
nous avons rajouté une seule chose qui n'existait pas en
a en quelque sorte injecté partout. On peut très bien i
roman est un personnage gonflé de Botox. Alfredo Arias
va jouer la truie, le loup, la cliente lesbienne, etc. La prem
2011 au Théâtre du Rond Point à Paris, et dès juin 201
Martin.

SJ : Passons, si vous voulez, à un tout autre sujet : celu


in the Machine », Simon Kemp étudie le rapport entre co
tout le travail que vous avez fait sur le cerveau, la neu
d'une contradiction possible entre cet aspect matériel
vous de fantômes, qui semblent aller à l'encontre de
Pourquoi avez-vous besoin de fantômes ?
MD : Le cerveau et les fantômes, voici deux motifs très d
fait qu'un morceau de viande, un organe gris en forme d
la pensée. La psychanalyse, la neurologie, les expériences
particulier, tout m'intéresse. Les fantômes sont certes pr
le fantôme a sa propre présence dans mes livres, ce n'
vraiment, il prend la parole, dans la tradition des spec
Henry James. Mais le spectre est aussi chez moi une m
silence dans les rapports humains, et qui se cristallise sou
humain. Les ogres, Barbe-bleue, c'est toujours des figu
nous terrifie peut toujours surgir. Et puis il y a au
préférées dans tout ce que j'ai écrit c'est cette maiso
reprendrai peut-être un jour. Cette idée que les gens puis
espèces d'hologrammes qui finiraient par échapper jus
Simon Kemp. La littérature peut prendre cela en char
littérature c'est aussi la voix des morts pour moi. Com
respectant, sans parler à leur place, sans leur voler leu
filtre, en se laissant traverser par leur voix. Là, la lit
dimension sacrée. C'est très présent dans la littérature
voix de ceux qui ont disparu. Au Pays Basque aussi le r
La lune, par exemple, s'appelle hilargia, littéralem
cimetières basques sont des endroits étonnants, plein d
je suis de là, on m'a beaucoup bercé de légendes et h
troublée par les morts. Ma mère par exemple témoigne
prémonitoires très précis ; ma grand-mère assure avo
morts, et mon arrière grand-mère faisait tourner les tab
des lumières en montagne... Je viens de cette tradition ;
ma famille. La psychose aussi... J'ai bâti ma vie sur de

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
144 Shirley Jordan

j'ai toujours vécu avec des sci


de rien, j'ai mis énormément
ça. Je ne veux pas. J'ai trop pe
SJ : Il y a une interprétation
surtout dans l'écriture de cert
MD : C'est évident. Dans ma
série d'enfants morts, dont m
son corps manque et le silence
et à cause de ce silence. Ou
aujourd'hui, un peu plus... Je
présence des fantômes dans m
être un jour de façon autobio
que le fantastique peut être un
SJ : J'ai lu hier le dernier liv
si l'écrivain finit inéluctable
choses-là.

MD : C'est évident qu'un jour je parlerai directement de mon frère mort, et de mes
parents endeuillés, presque morts avec lui. Je suis en train d'épuiser la fiction par rapport
à l'enfant mort ; c'est ma façon de cerner ce frère mort, de l'entourer, de le contenir. De
contenir le revenant. Déjà dans Naissance des fantômes ma protagoniste perd un bébé à
six mois de grossesse - c'est juste un paragraphe mais quelques personnes l'ont bien vu.
Mais ce mari qui disparaît est mis à la place de tout ce qui lui manque (on parlait tout à
l'heure du manque) ; ce n'est pas juste anecdotiquement un mari qui disparaît, c'est ces
énormes brèches intimes qui s'ouvrent lorsque lui disparaît. Il faut qu'elle essaie de vivre
avec cela et de se reconstruire, de se recomposer presque moléculairement, et c'est
vraiment l'histoire de ma vie et l'histoire de la vie de beaucoup de femmes. Donc un jour,
sans doute, quand j'aurai épuisé la fiction, je parlerai très directement de cette histoire. Je
ne suis pas encore arrivée là. Mon modèle serait plus Pedigree de Patrick Modiano - une
écriture très à plat, mais différente du livre d'Annie Ernaux que je trouve un peu sec ;
j'aime énormément cet auteur mais je trouve que dans ce livre elle fait vraiment le
minimum. Je réagis sans doute fortement parce que j'ai vécu mon histoire très
différemment ; par rapport à ce qu'elle dit, c'était beaucoup plus dévastateur. Je suis très
sensible au fait que beaucoup d'écrivains ont été accompagnés ou précédés par un enfant
mort. Prenez Marguerite Duras, aussi. Un frère, et un enfant. Antigone enterrant son
frère, pour moi c'est l'image princeps. C'est un manque total, complet, originel dans mon
cas, à partir duquel j'ai dû me recomposer quasiment molécule par molécule. Donc, un
jour j'en parlerai, mais je ne sais pas si mes parents le supporteront. À vrai dire, je ne
pense pouvoir l'écrire qu'après leur mort, ou du moins après la mort de mon père. D'un
autre côté, mes vieux parents sont sans doute assez fiers de moi pour pouvoir supporter
les inconvénients d'avoir un écrivain dans la famille... Ce qui me différencie d'autres
écrivains, de gens comme Christine Angot, c'est que je pense que la littérature n'a pas
absolument tous les droits. Je ne blesserai jamais délibérément un de mes proches, voici
une limite personnelle. La façon dont Hervé Guibert - un de mes écrivains préférés -
allait tuer ses amis et sa famille par les mots, je trouve cela admirable d'une certaine
façon, intrépide, sauvage, mais ce n'est pas ce queje recherche dans mon écriture. Voilà.
SJ : Il y a une éthique en fait.

MD : C'est un mot dangereux. L'éthique n'est jamais éloignée de la censure ; au nom de


l'éthique on interdit des choses. Je ne suis pas sûre queje m'interdis des choses ; disons
que je les repère dans mon écriture et je me demande : là, qu'est-ce que tu fais ? Qu'est

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Entretien avec Marie Darrieussecq 145

ce que tu veux ? La plupart du temps je franchis. Si les


J'écris de la fiction. Ce serait trop cher payé de changer u
quelqu'un de mon entourage ne fasse sa crise de paran
d'envoyer Clèves à mon père et cela fait quinze jour
quelque chose a dû le blesser, soit la figure du père, soit le
de choses sur sa fille... L'entourage de l'écrivain doit fai
Mais je n'utilise pas les mots pour me venger ou pour r
mon style.

SJ : Puisqu'on parle de ceux et celles qui justement ne savent pas se parler, passons au
sujet de la mère dans vos écrits, dont parlent trois des articles dans ce numéro spécial ; la
mère comme objet de la narration et comme instance narrative. Les rapports mère-fille
chez vous se caractérisent selon Gill Rye non seulement par l'ambivalence mais par une
difficulté de communication insurmontable.

MD : Pour moi l'incommunication est un sujet très romanesque parce que là où les gens
ne se parlent pas, l'écriture a à dire quelque chose ; c'est même le moteur de ma vie.
Quand les personnages ne se parlent pas, naissent toutes sortes d'images et toute une
dynamique du silence. Que le lecteur puisse comprendre des choses que les personnages
ne comprennent pas, voilà une posture de narration qui me passionne dans la littérature.
Le maître dans cette veine est bien sûr Nabokov. Je ne suis pas exactement là mais je joue
avec ce décalage, comme par exemple dans Truismes. Le lecteur comprend à quel point
cette femme est manipulée, aliénée, mais elle-même ne s'en rend pas compte. Cela
produit un effet tragique et comique. Tous mes livres fonctionnent un peu sur ce
décalage, il me semble, et je suis consciente de devoir donner au lecteur suffisamment
d'informations pour qu'il entende ce qu'il y a dans le silence des personnages, quand
bien même eux l'ignoreraient. Je joue dans cet entre-deux. Cela peut produire de l'ironie,
ou de la tendresse. J'aime surtout ces moments où le lecteur va prendre en charge une
partie de l'émotion des personnages, alors qu'elle n'est ni expliquée ni même exprimée.
Comme par exemple dans Bref séjour chez les vivants où il y a ce chœur de femmes
autour de l'enfant mort, sans que jamais on lise des phrases telles que « ma mère ne s'est
jamais remise de la mort de son fils » ; je ne peux pas écrire de telles phrases. Pour moi
ce sont des phrases obscènes. L'explication, c'est l'échec du roman. En revanche je
travaille sans cesse sur les clichés, les phrases toutes faites, celles dont les humains se
servent pour parler de ce dont ils ne savent pas parler : la mort, en particulier celle des
enfants, la naissance (rien n'est plus recouvert de clichés que l'expérience à la fois banale
et ultra-singulière de la maternité) et évidemment le sexe. Mon prochain roman, Clèves,
explore les clichés, les « truismes », de la sexualité des premières fois, tout ce bagage de
phrases, de proverbes, de croyances, de superstitions, de conseils, d'interdits, avec lequel
les adolescents et surtout les adolescentes s'embarquent dans la sexualité. La grande
question c'est celle du désir, et aussi celle du consentement. On peut, sans le savoir, se
faire violence à soi-même. Et je crois que le désir est lié à la découverte de sa propre voix
- Truismes, c'est l'histoire d'une femme qui apprend à détacher sa propre voix de la voix
des autres, du concert des clichés environnants. C'est l'aventure d'une voix, d'une liberté.
SJ : Pour revenir brièvement à la dernière question, voyez-vous une évolution dans votre
traitement de la mère ?

MD : Merci de formuler ainsi la question. Car la question classique des journalistes -


« Avoir des enfants a-t-il changé quelque chose dans votre écriture ?» - m'insupporte.
Jamais on ne pose cette question à un homme. Pourquoi mon écriture changerait-elle
après avoir eu des enfants ? À la mort de Marguerite Duras, quand j'étais en train d'écrire
Truismes, j'ai lu dans Paris-Match : « Marguerite Duras n'a jamais fait la moindre place
à son fils dans ses livres ». D'abord, c'est faux : voir Les Petits chevaux de Tarquina, par

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
146

exemple. Et puis, jamais on ne reprocherait cela à un écrivain homme. Si quelque chose a


évolué, c'est ma relation à la figure maternelle. J'ai sans doute épuisé ce que j'avais à
dire sur la mauvaise mère, ainsi que sur le non-dialogue, et j'ai envie de passer à autre
chose. Quand on a demandé à Faulkner pourquoi il n'écrivait plus, il a répondu que le
tonneau était vide. Cela m'a beaucoup frappé, car j'ai l'impression aussi de puiser dans
un tonneau, qui n'est pas sans fond. J'ai encore au moins une dizaine de livres dans ma
tête, mais peut-être qu'un jour j'aurai soixante-quinze ans et j'aurai écrit tout ce que
j'avais en tête, et ce sera un soulagement ; ou bien je serai comme Nathalie Sarraute, qui
est littéralement morte en écrivant. Je ne sais pas.
SJ : L'enfant mort continuera-t-il à hanter votre écriture ?

MD : Je n'ai sans doute pas encore fini avec le sujet des enfants morts. Hélas, car ça
m'est un sujet pénible et c'est difficile pour ma famille queje revienne tout le temps là
dessus, mais voilà, je n'ai pas le choix. Les fantômes, les petites tombes, les corps
disparus, j'en parlerai toujours. Dans Clèves le sujet est là encore en filigrane, et dans le
roman suivant aussi, celui que je voudrais écrire maintenant. En tout cas, le scandale que
les enfants soient mortels s'écrira toujours dans mes livres.

Queen Mary
University of London

This content downloaded from


129.199.59.249 on Fri, 10 Feb 2023 03:01:02 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi