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Dalhousie French Studies
Marie Darrieussecq : En ce moment, j'ai plusieurs romans en tête, c'est toujours plus ou
moins comme ça, et ils fonctionnent comme des vases communicants : il y a finalement
toujours un roman qui va absorber des idées, des énergies, des images des autres romans
que j'ai en tête jusqu'à éventuellement les éteindre, les tarir - ce qui n'est pas grave du
tout. Je viens de terminer un roman intitulé Clèves, et il me semble qu'il va avoir une
suite, j'ai cette suite dans la tête. Si Clèves s'occupe, disons, de la génération des
adolescents dans ce village qui s'appelle Clèves, la suite serait les histoires d'amour au
niveau des adultes, de la génération précédente. En même temps j'ai un autre roman en
tête qui est à priori complètement différent : ça fait très longtemps que j'ai envie d'aller
franchement du côté de la science-fiction - parce que je la frôle souvent. J'hésite entre un
voyage dans le temps et... j'ai aussi très envie de retravailler sur la question du clone ;
j'aime beaucoup la courte nouvelle que j'avais écrite pour L'Infini en 1996, 'Quand je me
sens très fatiguée le soir' et j'ai envie de la développer. J'ai énormément de choses dans
la tête qui sont actuellement très désordonnées. Comme je viens de terminer un roman, ce
désordre est une phase normale : je vais recommencer quelque chose et je suis face à des
bouts, des bribes, des images... Je lis énormément aussi, je vis aussi énormément. Il y a
des périodes de calme, souvent liées à l'écriture, et des périodes agitées dans ma vie, des
émotions... Les voyages me nourrissent aussi beaucoup. Nous sommes mi-avril 2011, je
suis dans une période particulièrement riche de la vie. Vous savez, c'est terrible un
écrivain parce que quoi qu'il arrive au fond, d'une certaine façon, ça peut servir. C'est
peut-être un peu cynique de le dire comme ça, mais le bon le mauvais, le positif le négatif
finissent par nourrir les livres. Il y a chez les écrivains une part... pas très sympathique en
fait, où tout événement de la vie est bon à prendre.
SJ : Là vous anticipez un peu sur la question que j'allais poser sur l'autofiction. Cela me
surprend que vous parliez de cynisme à cet égard puisque l'expérience vécue, à priori,
n'appartient à personne.
SJ : Si on parlait de la questi
que vous êtes un écrivain à c
étiquette ?
MD: J' étais récemment en Afrique du Sud, et le festival de Durban où j'étais invitée m'a
présentée en effet comme un écrivain, pas nécessairement sulfureux, mais oui, à
controverses, qui déclenche des polémiques. Ils me prenaient comme exemple de ce qui
est, pour eux, pour un certain public anglophone en tout cas, l'image même de l'écrivain
français, c'est-à-dire un écrivain qui peut susciter un débat dans la société même. C'est
un phénomène assez français apparemment, et je trouve excitant d'écrire dans un pays où
effectivement des gens se disputent pour des livres. Ça arrive dans d'autres pays mais il
se peut que la France soit un peu particulière pour ça. Ensuite... je suis peut-être la
personne la moins bien placée pour répondre à ce sujet. Mais cela a sans doute commencé
dès le début avec Truismes : ce livre, il y a encore des gens qui le détestent et des gens
qui l'adorent, la plupart des lecteurs ont un avis tranché dessus - c'est une très grande
chance, mais c'est aussi très violent. Je reçois encore aujourd'hui beaucoup de lettres de
fous. Là par exemple, j'en ai reçu une avec l'adresse d'un hôpital psychiatrique, et cette
personne m'a écrit que Dieu lui parlait de moi à travers ses écouteurs d'Ipod et qu'il ne le
supportait plus. Alors il a pensé que s'il m'envoyait ses écouteurs, ça allait s'arrêter. Ce
n'était pas du tout agressif, plutôt gentil. Ça l'embêtait car il m'a dit qu'il n'allait plus
pouvoir écouter de la musique mais qu'il était obligé de me les envoyer. Bon. Je lui ai
répondu, mais je ne re-réponds pas : à l'époque de Truismes je suis parfois entrée dans
des correspondances avec des lecteurs, mais je sais aujourd'hui que c'est, la plupart du
temps, un leurre et un piège, à la fois pour eux et pour moi : je ne peux leur apporter
aucune réponse affective, aucune solution. L'identification à mes personnages, à mes
livres, est un effet de fiction et l'auteur ne peut pas s'occuper de ses lecteurs : il ne peut
SJ : J'ai trouvé récemment dans un article par Camille Laurens sur l'autofiction, qui
s'intitule « se dire et s'interdire » (2007) des propos qui sont, rétrospectivement,
fortement ironiques. Parlant des nombreux individus qui croient se reconnaître dans ses
écrits à elle, et qui s'en plaignent, Laurens déclare : « l'écrivain est totalement démuni
face à cette censure-là qu'il ne peut anticiper ni empêcher puisqu'elle relève de
l'identification propre à la lecture, identification pathologique portée alors à son point de
rupture ».
MD : C'est extraordinaire !
SJ : C'est ça qui peut étonner aussi, le fait que Truismes se prête à tellement de lectures
différentes : par exemple un des articles dans ce numéro spécial développe l'argument
qu'il s'agit d'un traitement d'un désordre alimentaire, interprétation qui tient debout de
façon bien convaincante.
MD : Oui, pourquoi pas ! En écrivant Truismes j'avais conscience d'au moins plusieurs
fils : le politique, le psychanalytique, le féministe. J'avais conscience d'un fil qui a
intéressé certains intellectuels, celui du matricide, et d'une certaine libération par le
matricide. En même temps j'étais dans un état hypnotique, j'ai écrit ce livre en six
semaines, en y ayant beaucoup rêvé avant. Je me rappelle très bien des circonstances de
son écriture ; j'étais en train de faire une dépression nerveuse - après je me suis soignée ;
c'est à ce moment-là que j'ai commencé la psychanalyse. C'était un moment singulier de
ma vie, j'étais engluée, je peinais sur la thèse que j'avais à terminer, j'étais une personne
qui n'était pas la bonne personne. Je me battais beaucoup avec ce que j'appelle mes
fantômes. J'avais beaucoup de mal à vivre la minute qui vient. C'était pendant les grèves
de l'hiver 1995 à Paris, la ville elle-même était dans un état à la fois hystérique,
euphorique, et dépressif. La ville était folle, les gens se parlaient, il y avait une sorte de
confiance réciproque entre les passants, et d'énervement. Et j'ai alors eu cette idée de la
femme qui se transforme en truie, et je me suis mise à ne penser qu'à ça, qu'à ça, jusqu'à
écrire la première page, dont j'ai noté la date dans mon agenda. J'ai écrit le roman en six
semaines à partir du moment où j'ai eu cette petite voix-là, c'est elle qui comptait le plus.
Donc, tout en étant consciente des divers niveaux de lectures possibles, j'étais aussi dans
un état de transe. J'écrivais douze heures par jour ce livre, je mangeais avec, je dormais
avec. Je me rappelle l'effort de taper le roman au propre, d'en faire des photocopies et de
les mettre à la poste. Je dis effort parce que ces gestes-là, dans la dépression étrange que
je vivais, c'était comme l'océan à traverser. Ma vie a basculé à partir de ce moment-là,
car j'ai eu la réponse de P.O.L. et de Fayard quasiment tout de suite. Ensuite Grasset et
Le Seuil, le même jour, et tout est allé hyper-vite. À l'époque P.O.L. était une toute petite
maison (je me rappelle encore l'état de la moquette, il y avait un vieil ordinateur, des
téléphones pourris, c'était assez folklorique !). Camille Laurens était déjà là. Et je
comprends aujourd'hui combien le succès de Truismes a dû agacer certains auteurs, parce
que pendant un an et demi Paul et Jean-Paul ne se sont occupés que de ce livre et de moi.
Cette folie a totalement changé ma vie. J'accepte donc l'énorme part de violence qui va
avec cette énorme chance que j'ai eue. Parce qu'à partir de ce moment-là j'avais un nom.
D'ailleurs si j'avais suj'aurais pris un pseudonyme, car le fait que ce soit mon vrai nom a
compliqué ma vie et celle de mes parents. Et je suis contente que mes enfants ne portent
pas mon nom mais celui de leur père.
SJ : En tout cas la célébrité n'est jamais facile... Cela ne vous surprend donc pas
d'apprendre que trois des articles dans ce numéro spécial se consacrent à votre premier
roman.
MD : Le défi est du côté du metteur en scène. Pour Le Musée de la mer j'ai travaillé
surtout la langue, une langue théâtrale, avec le traducteur, Sjon, un des plus grands poètes
islandais. Lui ne parlait pas français, moi je ne parlais pas islandais, alors on a trouvé, à
travers le chemin commun de la langue anglaise, une sorte de télépathie. Voilà mon
boulot. Après, j'ai répondu aux questions des acteurs s'ils en avaient. Parfois le metteur
en scène me demandait ce que j'avais voulu dire avec telle ou telle phrase et je lui ai
donné une interprétation. Mais mon travail s'est arrêté là.
SJ : Vous écrivez sans doute différemment lorsque vous écrivez pour être jouée plutôt
que pour être lue. Vous allez continuer à écrire pour le théâtre ?
MD : Oui, j'ai d'autres projets. J'ai écrit une adaptation de VAntigone de Sophocle. J'ai
co-écrit une adaptation théâtrale de Truismes avec Alfredo Arias, metteur en scène
argentin adulé en France et qui fait des spectacles très drôles et très fins. C'est un grand
MD : C'est évident qu'un jour je parlerai directement de mon frère mort, et de mes
parents endeuillés, presque morts avec lui. Je suis en train d'épuiser la fiction par rapport
à l'enfant mort ; c'est ma façon de cerner ce frère mort, de l'entourer, de le contenir. De
contenir le revenant. Déjà dans Naissance des fantômes ma protagoniste perd un bébé à
six mois de grossesse - c'est juste un paragraphe mais quelques personnes l'ont bien vu.
Mais ce mari qui disparaît est mis à la place de tout ce qui lui manque (on parlait tout à
l'heure du manque) ; ce n'est pas juste anecdotiquement un mari qui disparaît, c'est ces
énormes brèches intimes qui s'ouvrent lorsque lui disparaît. Il faut qu'elle essaie de vivre
avec cela et de se reconstruire, de se recomposer presque moléculairement, et c'est
vraiment l'histoire de ma vie et l'histoire de la vie de beaucoup de femmes. Donc un jour,
sans doute, quand j'aurai épuisé la fiction, je parlerai très directement de cette histoire. Je
ne suis pas encore arrivée là. Mon modèle serait plus Pedigree de Patrick Modiano - une
écriture très à plat, mais différente du livre d'Annie Ernaux que je trouve un peu sec ;
j'aime énormément cet auteur mais je trouve que dans ce livre elle fait vraiment le
minimum. Je réagis sans doute fortement parce que j'ai vécu mon histoire très
différemment ; par rapport à ce qu'elle dit, c'était beaucoup plus dévastateur. Je suis très
sensible au fait que beaucoup d'écrivains ont été accompagnés ou précédés par un enfant
mort. Prenez Marguerite Duras, aussi. Un frère, et un enfant. Antigone enterrant son
frère, pour moi c'est l'image princeps. C'est un manque total, complet, originel dans mon
cas, à partir duquel j'ai dû me recomposer quasiment molécule par molécule. Donc, un
jour j'en parlerai, mais je ne sais pas si mes parents le supporteront. À vrai dire, je ne
pense pouvoir l'écrire qu'après leur mort, ou du moins après la mort de mon père. D'un
autre côté, mes vieux parents sont sans doute assez fiers de moi pour pouvoir supporter
les inconvénients d'avoir un écrivain dans la famille... Ce qui me différencie d'autres
écrivains, de gens comme Christine Angot, c'est que je pense que la littérature n'a pas
absolument tous les droits. Je ne blesserai jamais délibérément un de mes proches, voici
une limite personnelle. La façon dont Hervé Guibert - un de mes écrivains préférés -
allait tuer ses amis et sa famille par les mots, je trouve cela admirable d'une certaine
façon, intrépide, sauvage, mais ce n'est pas ce queje recherche dans mon écriture. Voilà.
SJ : Il y a une éthique en fait.
SJ : Puisqu'on parle de ceux et celles qui justement ne savent pas se parler, passons au
sujet de la mère dans vos écrits, dont parlent trois des articles dans ce numéro spécial ; la
mère comme objet de la narration et comme instance narrative. Les rapports mère-fille
chez vous se caractérisent selon Gill Rye non seulement par l'ambivalence mais par une
difficulté de communication insurmontable.
MD : Pour moi l'incommunication est un sujet très romanesque parce que là où les gens
ne se parlent pas, l'écriture a à dire quelque chose ; c'est même le moteur de ma vie.
Quand les personnages ne se parlent pas, naissent toutes sortes d'images et toute une
dynamique du silence. Que le lecteur puisse comprendre des choses que les personnages
ne comprennent pas, voilà une posture de narration qui me passionne dans la littérature.
Le maître dans cette veine est bien sûr Nabokov. Je ne suis pas exactement là mais je joue
avec ce décalage, comme par exemple dans Truismes. Le lecteur comprend à quel point
cette femme est manipulée, aliénée, mais elle-même ne s'en rend pas compte. Cela
produit un effet tragique et comique. Tous mes livres fonctionnent un peu sur ce
décalage, il me semble, et je suis consciente de devoir donner au lecteur suffisamment
d'informations pour qu'il entende ce qu'il y a dans le silence des personnages, quand
bien même eux l'ignoreraient. Je joue dans cet entre-deux. Cela peut produire de l'ironie,
ou de la tendresse. J'aime surtout ces moments où le lecteur va prendre en charge une
partie de l'émotion des personnages, alors qu'elle n'est ni expliquée ni même exprimée.
Comme par exemple dans Bref séjour chez les vivants où il y a ce chœur de femmes
autour de l'enfant mort, sans que jamais on lise des phrases telles que « ma mère ne s'est
jamais remise de la mort de son fils » ; je ne peux pas écrire de telles phrases. Pour moi
ce sont des phrases obscènes. L'explication, c'est l'échec du roman. En revanche je
travaille sans cesse sur les clichés, les phrases toutes faites, celles dont les humains se
servent pour parler de ce dont ils ne savent pas parler : la mort, en particulier celle des
enfants, la naissance (rien n'est plus recouvert de clichés que l'expérience à la fois banale
et ultra-singulière de la maternité) et évidemment le sexe. Mon prochain roman, Clèves,
explore les clichés, les « truismes », de la sexualité des premières fois, tout ce bagage de
phrases, de proverbes, de croyances, de superstitions, de conseils, d'interdits, avec lequel
les adolescents et surtout les adolescentes s'embarquent dans la sexualité. La grande
question c'est celle du désir, et aussi celle du consentement. On peut, sans le savoir, se
faire violence à soi-même. Et je crois que le désir est lié à la découverte de sa propre voix
- Truismes, c'est l'histoire d'une femme qui apprend à détacher sa propre voix de la voix
des autres, du concert des clichés environnants. C'est l'aventure d'une voix, d'une liberté.
SJ : Pour revenir brièvement à la dernière question, voyez-vous une évolution dans votre
traitement de la mère ?
MD : Je n'ai sans doute pas encore fini avec le sujet des enfants morts. Hélas, car ça
m'est un sujet pénible et c'est difficile pour ma famille queje revienne tout le temps là
dessus, mais voilà, je n'ai pas le choix. Les fantômes, les petites tombes, les corps
disparus, j'en parlerai toujours. Dans Clèves le sujet est là encore en filigrane, et dans le
roman suivant aussi, celui que je voudrais écrire maintenant. En tout cas, le scandale que
les enfants soient mortels s'écrira toujours dans mes livres.
Queen Mary
University of London