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ALEXIS LACROIX

LA RÉPUBLIQUE ASSASSINÉE
Weimar 1922

LES ÉDITIONS DU CERF


© Les Éditions du Cerf, 2022
www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN : 978-2-204-15040-8
À la mémoire de Raymond Aron,
qui a vu cette démocratie finir.
Le monde n’est plus, il faut que je te porte.
PAUL CELAN
I

MÉTROPOLIS
Un souvenir à l’instant du péril
Il faut imaginer le Berlin d’alors. Il faut tenter de se représenter son effervescence, son incandescence électrique, et la ronde
tournoyante des ambitions et des volitions. Cent ans ont passé, une éternité.
Quelques années avant, en raison de la dislocation de l’empire austro-hongrois, actée par la Première Guerre mondiale, un
transfert d’influence définitif s’était produit, au cœur de l’Europe – de Vienne, soudain provincialisée, vers Berlin, hissée à
l’altitude d’une ville-monde.
En masse, celles et ceux que tenaille une urgence de création ne tergiversent pas : ils délaissent le Prater pour les abords
du Tiergarten. À une vitesse fulgurante, la capitale du Brandebourg devient le cœur battant de la modernité, une ville tout en
« intencité ». Le centre de gravité de l’espace germanique se berlinise en un éclair. Élargie à de nombreux villages de sa périphérie,
Berlin est aussi désormais la mégapole la plus vaste du monde en superficie, et, bien sûr, celle qui possède la scène artistique la
plus étoffée, la plus remuante, la plus inventive : trois opéras, une cinquantaine de théâtres, une centaine de cabarets, et plus de
trois cents cinémas. À la Scala, tout juste inaugurée dans l’ancien Palais de Glace, le public afflue pour assister à des spectacles de
variétés renouvelés, presque chaque heure, dans une salle de mille trois cents places. Rayonnante d’une nouvelle centralité, la
capitale allemande, « jusqu’alors tristounette malgré sa prodigieuse croissance », se mue en « un des hauts lieux de l’événement
mondial, du chic et du dévoilement où les danses osées ne l’étaient pas moins que les spéculations métaphysiques », note
l’historien Joseph Rovan. Le metteur en scène Léopold Jessner voue son talent au National Theater, où il met en orbite les avant-
gardes, comme Erwin Piscator, à la Volksbühne. Les « Années folles » sont aussi pour les Berlinois l’occasion de consacrer leur
passion pour les novations de la musique moderne, encore ignorée ou décriée ailleurs. Arnold Schönberg s’y installe en 1924.
Une suite ininterrompue de concerts vedettise les avant-gardes : en 1919, place à la Femme sans ombre de Richard Strauss, en
1925 au Wozzeck d’Alban Berg, en 1928 à Cardillac de Paul Hindemith. Et à la Philharmonie, en 1924, c’est Igor Stravinski qui
interprète son Concerto pour piano et instruments à vent.

MODERNITÉ LIQUIDE

Berlin ? Cette Métropolis sans temps morts ni entractes, cette ville au caractère très « international », salué par Sebastian
Haffner dans son Histoire d’un Allemand, s’érige en centre nerveux de l’avant-gardisme expressionniste. Comme l’écrit l’historien
israélien Amos Elon, « Elsa Lasker-Schüler [s’affirme] comme la grande prêtresse de l’expressionnisme […]. La galerie d’avant-
garde de Paul Cassirer, où les Berlinois avaient découvert l’impressionnisme français avant la guerre, introduit alors les cubistes
français, les futuristes italiens, les constructivistes russes ». Le Berlin d’alors ? C’est Siegfried Kracauer qui parvient le mieux à
restituer sa modernité superlative et le sentiment de pur présent qui s’y attache : « L’actuel Kurfürstendamm est l’incarnation du
flot vide du temps à l’intérieur duquel rien n’est susceptible de durer. » Oui, la capitale du Brandebourg offre une préfiguration
de ce qui deviendra bien plus tard, sous la plume du sociologue Zygmunt Bauman, la « modernité liquide ».
Présent pur donc, mais aussi discontinuité des perceptions. Le sociologue allemand Georg Simmel pense à Berlin lorsqu’il écrit,
dans son essai Les Grandes villes et la vie de l’esprit : « La base psychologique sur laquelle repose le type des individus habitant la
grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et
internes ». Et Simmel de préciser : « C’est pour cette raison que devient compréhensible avant tout le caractère intellectuel de la
vie de l’âme dans la grande ville, par opposition à cette vie dans la petite ville, qui repose plutôt sur la sensibilité et les relations
affectives. » Ainsi, ajoute Simmel, le « type de l’habitant des grandes villes […] se crée un organe de protection contre le
déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce
déracinement, il réagit essentiellement avec l’intellect, auquel l’intensification de la conscience, que la même cause produisait,
assure la prépondérance psychique ».
La conséquence de ce fonctionnement perceptif et des stimulations permanentes qu’il entraîne ? Ce que Simmel nomme (pour
s’en inquiéter) « l’atrophie de la culture individuelle », sous l’effet de « l’hypertrophie de la culture objective ». Pour le
philosophe, ce phénomène atteint, justement, son paroxysme à Berlin. « Les bâtiments et les établissements d’enseignement, le
miracle et le confort de la technique qui dominent l’espace, les formes de la vie sociale et les institutions visibles de l’État
présentent une richesse si proliférante d’un esprit cristallisé et devenu impersonnel que la personnalité ne peut pour ainsi dire plus
lui faire face. D’un côté, la vie lui est rendue infiniment facile […] mais de l’autre côté, la vie se compose pourtant de plus en plus
de ces contenus et de ces sollicitations impersonnelles qui veulent refouler la coloration et le caractère incomparable de personnes
spécifiques ; or, c’est précisément ainsi que, pour sauvegarder cette dimension très personnelle, il faut EXTÉRIORISER le plus de
singularité et de différence. »
Dans Flucht ohne Ende (La fuite sans fin), paru en 1927, le romancier autrichien Joseph Roth, assez effrayé, et surtout
nostalgique des communautés prémodernes, pointe l’abstraction berlinoise et fait ressentir le caractère quasiment hors-sol de cette
vie citadine, si différente de l’écosystème viennois, et, a fortiori, de son Brody judéo-galicien, apparenté à l’ancestral shtetl :
« Cette ville [de Berlin] […] est en dehors de l’Allemagne, en dehors de l’Europe. Elle est à elle-même sa propre capitale. Elle ne
prend rien de la terre sur laquelle elle est bâtie. Elle transforme cette terre en asphalte, en briques et en murs […]. Le pays lui doit
son existence et se dissout pour ainsi dire en elle par reconnaissance. »
Berlin, « en dehors de l’Allemagne, en dehors de l’Europe » ? Portant à son paroxysme l’antagonisme sociologique de
la Gesellschaft vis-à-vis de la Gemeinschaft, pour reprendre les catégories forgées en 1907 par le sociologue Ferdinand Tönnies, le
futur auteur de La Marche de Radetzky fait de Berlin l’emblème éclatant, ou l’idéal-type, de la Gesellschaft, par opposition au
caractère stable, pérenne, figé et presque anhistorique de la Gemeinschaft : « [Berlin] n’a pas de culture au sens où possèdent une
culture les villes de Breslau, Cologne, Francfort, Königsberg. Elle n’a pas de religion. Elle a les temples les plus laids qui soient au
monde. Elle n’a pas de société, mais elle a tout ce qui, dans les autres villes, naît de la société : théâtre, art, bourse, commerce
métropolitain. »
Le décor est planté. Le décor d’une tragédie politique.
II

24 JUIN 1922
Une autre gloire des lettres autrichiennes séjourne au même moment dans le laboratoire berlinois. Il deviendra, comme Roth,
un des mémorialistes de la course à l’abîme. Il livrera un témoignage majeur sur l’effondrement de la civilisation au tournant des
années trente. C’est Stefan Zweig. Dans Die Welt von Gestern, ce Viennois emblématique retracera, depuis son exil brésilien où il
croisera Georges Bernanos, un événement à valeur prémonitoire, une secousse d’ultra-violence qui lui a révélé de façon précoce
que, quatre ans après l’armistice, « sous sa surface apparemment pacifiée, notre Europe était pleine de dangereux courants ». Cet
événement-monstre, ce fut l’assassinat de Walter Rathenau, le ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar.
Zweig en parle comme de « l’épisode tragique qui marque le début du malheur de l’Allemagne, du malheur de l’Europe ».

RATHENAU, L ’EXCELLENCE WEIMARIENNE

Walter Rathenau était un homme doué de qualités exceptionnelles, un pur représentant des élites weimariennes démocrates et
libérales, animées par l’Aufklärung et mues par l’Humanität (l’idéal humaniste), passionnément attachées de surcroît au premier
État de droit qu’ait connu l’Allemagne : « Ses paroles, se souvient encore Zweig, coulaient comme s’il avait lu un texte écrit sur
une feuille invisible, et il donnait cependant à chacune de ses phrases une forme si accomplie et si claire que sa conversation,
sténographiée, aurait constitué un exposé parfaitement propre à être imprimé tel quel. » Zweig poursuit : « Il y avait dans sa
pensée je ne sais quoi de transparent comme le verre, et par là même d’insubstantiel. » De là cet aveu troublant du mémorialiste,
dont chacun connaît l’hypersensibilité et l’acuité psychologique : « J’ai rarement éprouvé plus fortement que chez lui la tragédie
de l’homme juif qui, avec toutes les apparences de la supériorité, est plein de trouble et d’incertitude. »
Rathenau, devenu responsable de la diplomatie allemande au tout début de l’année 1922, avait à ce titre négocié le traité de
Rapallo avec deux émissaires soviétiques, Christian Rakovsky et Adolf Joffe. Cet accord, d’un grand bénéfice pour Weimar,
effaçait la dette de guerre tout en permettant au jeune régime démocratique de contourner les stipulations du traité de paix – des
stipulations particulièrement sévères, jugées humiliantes par maints Allemands, et suscitant une querelle durable sur leur
acceptabilité. Résumons-les ici : la seconde partie du traité reconfigurait les frontières de l’Allemagne : l’indépendance des
nouveaux États de Pologne et de Tchécoslovaquie était également affirmée, tandis que l’indépendance de l’Autriche dans son
nouveau périmètre territorial se voyait, également, garantie : il devenait interdit à son voisin allemand de l’annexer. Plus
globalement, l’Allemagne était amputée de 15 % de son territoire et de 10 % de sa population au profit de la France (restitution à
la IIIe République des trois départements, conquis en 1871, de la Moselle, du Bas-Rhin et de Haut-Rhin), au bénéfice également
de la Belgique, du Danemark et de la nation polonaise, recréée à Versailles, sur la base des principes énoncés par le président
Woodrow Wilson.
De nombreuses mesures préventives furent édictées également dans d’autres stipulations du Traité de Versailles afin d’encadrer
les capacités militaires de l’Allemagne, qui se vit sommée de livrer 5 000 canons, 25 000 avions, ses quelques blindés et toute sa
flotte, tandis que son réarmement était drastiquement limité ; quant à la rive gauche du Rhin, élargie aux villes de Coblence, de
Mayence et de Cologne, elle était soumise à des mesures de démilitarisation.
La Conférence de Paris souhaita également qu’à la suite des dommages causés pendant toute la durée de la guerre dans le nord
de la France et en Belgique, le belligérant allemand, considéré comme principal responsable de la « boucherie » de 14-18, paye
des réparations aux Alliés. Le montant estimé après plusieurs évaluations, auxquelles prit part Carl Melchior, le négociateur
allemand, vice-président de la Banque des règlements internationaux, que nous allons bientôt rencontrer, a été fixé à 132 milliards
de marks-or – une somme jugée beaucoup trop élevée par la partie allemande pour permettre ensuite une viabilité financière de
l’État et un relèvement du pays.
Une quatrième partie du Traité concernait, pour sa part, les cessions réclamées au vaincu de son empire colonial, soit, dans le
continent africain, du Cameroun, du Togo – devenus français –, de l’Afrique orientale allemande (Tanzanie, Rwanda et Burundi)
et du Sud-Ouest africain (la future et actuelle Namibie). Dans la zone Pacifique, la Nouvelle-Guinée allemande fut partagée entre
le Japon, l’Australie et le Royaume-Uni, tandis que l’archipel des Samoa, en Mélanésie, passait sous administration néo-
zélandaise.
Les efforts de Rathenau pour dérigidifier et assouplir certaines de ces clauses jugées trop implacables, voire injustes,
n’empêchèrent pas le chœur de ses détracteurs de le livrer à l’hostilité inapaisable, au pilonnage violent, à cet interminable décri
tissé d’injures et de menaces – « Salaud de cochon de juif » (Judenschwein), « Walter Rathenau au poteau » – jailli du cœur des
extrêmes, gauche radicale et droite dure unies, pour l’occasion, dans une véhémence homicide, et qui s’abattra sur cet homme
désarmé jusqu’à son dernier souffle.

UN TÉMOIGNAGE D’EMIL LUDWIG

Le journaliste, historien et essayiste Emil Ludwig, né en 1881 à Wroclaw en Pologne, très favorable à la République « noir-
rouge-or » et à son libéralisme, confirme le témoignage de Zweig et note dans sa Geschichte der Deutschen (d’ailleurs dédiée à son
ami le radical-socialiste Edouard Herriot) : « Avec sa profonde connaissance du tempérament allemand, Rathenau n’aurait jamais
dû accepter [de devenir ministre des Affaires étrangères] ; il aurait dû savoir que les Allemands ne tolèrent et ne toléreront jamais
un Juif à leur tête. C’était pourquoi l’homme d’affaires Albert Ballin, directeur de la Hapag, ami du Kaiser, avait décliné une offre
semblable. » L’organisation Consul, groupuscule proto-nazi d’activistes auquel appartient Ernst von Salomon, planifie l’assassinat
du jeune ministre. Leur but ? Déstabiliser et, partant, accélérer la chute du gouvernement honni ; plonger, autrement dit,
l’Allemagne dans un chaos prérévolutionnaire. Consul passe à l’acte le 24 juin 1922, à l’angle de la Königsallee, dans le quartier de
Grünewald. Un cabriolet conduit par Ernst Werner Teschow, photographe de son état, avec deux passagers à son bord vêtus de
manteaux de cuir et dissimulés sous des capuches, s’approche de la voiture de Rathenau. À l’arme automatique, ses assassins
blessent grièvement le ministre au menton, à la moelle épinière et au pied. Il mourra sans tarder.
Arrêté pour complicité d’assassinat, Von Salomon, déjà une figure majeure de la révolution conservatrice anti-weimarienne,
aura beau plaider lors de son procès l’absence de mobile antisémite et réitérer ce point à Ernst Jünger, le fait est là : ni lui ni ses
comparses n’avaient assurément choisi leur victime par hasard, ou simplement parce qu’elle incarnait ce qu’ils déclaraient
abhorrer, c’est-à-dire l’« impuissance », et la « résignation » face aux clauses contraignantes du Traité de Versailles. L’ami du
ministre assassiné, le journaliste Helmut von Gerlach, a dit et redit que Rathenau avait perdu la vie car « il [était] juif ». Son
excellence morale, sa culture, son humanisme étincelant constituaient pour ses meurtriers « la réfutation vivante de la théorie
antisémite qui veut que le judaïsme soit nocif pour l’Allemagne ». L’historien Saül Friedländer relate, quant à lui, le témoignage
de Teschow, le photographe, lors de son procès. Selon Teschow, « le groupe de conjurés aurait été influencé par les Protocoles
des sages de Sion ». Rathenau se serait désigné lui-même comme « l’un des trois cents sages de Sion et son but aurait été
d’instaurer en Allemagne le régime que Lénine avait instauré en Russie ». Témoin de l’assassinat de Rathenau, le satiriste et
feuilletonniste Kurt Tucholsky note pour sa part, avec une lucidité amère, dans les colonnes d’un titre influent dirigé par Carl
Von Ossietzky, la Weltbühne : « À bien des tables de bistrots, on saluera le sanglant événement d’un “ça s’arrose !”. »
Antisémitisme conscient ou seulement « subconscient », peu importe : Rathenau était un emblème de la Gesellschaft, cette
société ouverte et tendant vers l’universalité, avec laquelle le camp nationaliste était résolu à croiser le fer. Quitte à libérer sur la
durée les forces de déliaison les plus fatales. À déchaîner les orages d’acier du désastre.

Dès le lendemain de l’assassinat du ministre, le chancelier, Joseph Wirth, monta à la tribune du Reichstag et laissa percer, tout
ensemble, sa détermination et sa gravité : « Voilà l’ennemi qui instille son poison dans les blessures de notre peuple […]. Pas de
doute : cet ennemi est à droite ! » L’historien Johann Chapoutot rappelle que Wirth, sous le choc de l’assassinat de Rathenau, a
pris également l’initiative d’une « loi de protection de la République », votée dès juillet, destinée à poursuivre les auteurs
d’activités anticonstitutionnelles.

« L’ÉTOFFE DE LA TRAGÉDIE »

Quintessence des élites weimariennes, Rathenau, dans cette Allemagne tout juste advenue à la démocratie, était aussi, par-delà
les clivages idéologiques et politiques, un symbole de brillance intellectuelle et d’exigence éthique. Ce fils d’un industriel couvert
de succès incarnait le meilleur de la culture germanique, une forme d’« aristocratie de la conscience », pour reprendre une formule
du grand rabbin d’Allemagne, Léo Baeck. Sebastian Haffner a raconté que sa compagnie donnait le sentiment d’être en présence
d’un « grand homme ». Zweig, nous l’avons vu, ne dit pas autre chose. Robert Musil en a même fait un personnage – Arnheim –
de L’Homme sans qualités. Rathenau aimait à définir la jeune république démocratique comme une Einheit von Staat und
Kultur, « une unité de l’État et de la culture ».
À l’évidence, cet intellectuel devenu responsable public, puis homme d’État, forme une variante germanique de ces « Juifs
d’État » dépeints avec talent par l’historien Pierre Birnbaum et qui, par dévouement à l’universalité de la superstructure étatique,
ont incarné la IIIe République avec passion. Il était, aussi, comme tant d’autres Allemands d’alors, un modèle de ce que Jean-
Claude Milner a appelé le « Juif de savoir ». Comme Benjamin Disraeli, enfin, dans l’Angleterre victorienne, cet héritier d’un
empire industriel, avec ses talents profus, ses douleurs intimes et son identification secrète à la souffrance du Christ, a manifesté,
tout au long de sa vie tumultueuse, un souci contant et absolument sincère d’améliorer le monde, de le réparer, un souci qui a
frappé l’historienne israélienne Shulamit Volkov. Un souci du tikoun olam, pour citer dans son original hébraïque cette notion
cabbalistique de la « réparation du monde » – souci indissociable, dans le cas de Rathenau, d’une neshama, autrement dit d’un
tempérament incandescent et inquiet. Ou encore, d’une âme d’artiste, vrillée par mille tortures sacrificielles, et bien plus attachée
qu’on ne l’a dit à ce que Bernard-Henri Lévy a nommé, dans un livre éponyme, « l’esprit du judaïsme ».
Socialiste antibolchevik – Volkov rappelle l’effroi de Rathenau à l’idée d’une importation du léninisme en Allemagne, au tout
début des années 1920 –, Rathenau n’en a pas moins dessiné un sillon réformiste qui fait de lui un épigone du socialisme utopique
du XIXe siècle et notamment des saint-simoniens. Le célèbre ministre se sentait proche de leurs conceptions philosophiques,
comme il l’a exprimé dans La mécanisation du monde (Die Mechanisierung der Welt), qui comporte des aperçus toujours riches
de sens et d’actualité sur la dynamique du capitalisme et sur l’entreprise, non dénués de nostalgie prémoderne et de goût pour
« l’authenticité esthétique et culturelle de la société préindustrielle », ainsi que l’a finement noté Enzo Traverso dans son étude,
Juifs et allemands.
Est-ce parce que la vie de Rathenau, comme le suggère Shulamit Volkov, était aussi cousue dans « l’étoffe de la tragédie » ? En
tout cas, le ministre des Affaires étrangères de Weimar ne fut pas le dernier à s’alarmer de la dérive vers l’illibéralisme autoritaire
et, bientôt, pré-totalitaire de la majeure partie la droite allemande, nostalgique de l’empire et hostile à la république.
Rathenau ne tarda pas non plus à dénoncer la déloyauté vis-à-vis de la République de nombreux patrons et industriels, dont il
partageait la condition sociale, mais nullement les idées. Rathenau, ce fut l’anti-Krupp. Ou l’anti-Thyssen. Une vigie au bord de
l’abîme. Un homme qui a actionné le « frein d’urgence », pour reprendre une image chère, alors, à Walter Benjamin. Nous y
reviendrons.
C’est aussi Rathenau, rappelle Georg Bernhard, qui eut le courage de prononcer le grand discours du Reichstag où, fustigeant
les Erzherzogtümer, c’est-à-dire ces « archiduchés » du capitalisme, il pointait l’habileté de la Grossindustrie et de ses capitaines les
plus cyniques à exploiter la chute du Mark pour augmenter leur hégémonie déjà gigantesque et, par reptations successives, faire
main basse sur l’État.
Allait-on lui pardonner de révéler pareil chantage en col blanc ? De vendre la mèche sur ce braquage de la chose publique par
des oligarchies réactionnaires ? C’est encore lui, oui, qui, précocement, a eu l’audace de penser contre sa classe. Dès cet instant,
Rathenau a dérangé. Ulcéré. Scandalisé. Il est devenu, à la fois, un gêneur et un gibier pour ces féodaux cuirassés de puissance.
Une proie pour cette partie extrémisée du patronat.
Bien décidée à s’occuper de lui.

« LE SABBAT DE L ’INFLATION »

Attaque de la République weimarienne en son cœur, l’assassinat de Walter Rathenau jette le jeune régime démocratique dans le
désastre que lui souhaitaient ses plus acharnés adversaires. Quelques mois plus tard, Joseph Roth, toujours à Berlin, confiait ses
craintes et son désarroi à un grand quotidien économique pour lequel il collaborait : « Jamais la misère n’a été aussi vive à Vienne,
jamais la chute de larges couches de la population n’a été si brusque et si vertigineuse […]. L’insécurité, la peur du lendemain
étreignent tout le monde, partout on râle, on se cogne […]. On ne sait plus où on est – à droite, à gauche, au milieu ? – et on ne
fait pas confiance aux journaux. »
Avec l’inflation galopante, la déstabilisation de la république s’aiguise à l’orée de l’année 1923. « C’est alors seulement, se
souvient pour sa part Zweig, que commence le vrai sabbat de l’inflation au regard de laquelle la nôtre, en Autriche, avec sa
proportion déjà assez absurde de 1 à 15 000, n’était qu’un misérable jeu d’enfant. Il faudrait un livre pour la raconter, avec ses
particularités, ses circonstances incroyables, et ce livre semblerait un conte de fées aux hommes d’aujourd’hui. J’ai vécu des
journées où il me fallait payer le matin 50 000 marks pour un journal, et le soir 100 000 […]. » Walter Rathenau n’était d’ailleurs
pas la seule cible du lynchage antipolitique et anti-élites, rappelle Amos Elon. Le responsable social-démocrate Emil Julius
Gumbel a recensé quelque 376 crimes politiques dont 354 de droite dans les trois années précédant l’assassinat de Rathenau. Bien
des victimes de ces violences étaient des personnalités juives, et connues comme telles. Le journaliste Maximilian Harden, très
connu, était également dans le collimateur. Le 29 juin, Harden sortit grièvement blessé d’un attentat ourdi par des factieux
d’extrême droite. Lui aussi était assimilable par les ennemis de Weimar à ce que l’extrême droite nommait
les Erfüllungsgspolitiker, c’est-à-dire ces responsables publics à qui revenait l’âpre tâche de faire respecter les clauses honnies du
Traité de Versailles.
Maximilian Harden plaidait, comme Rathenau, en faveur du pragmatisme : l’Allemagne, répétait-il, n’avait d’autre choix pour
se relever que de respecter scrupuleusement les stipulations des accords de paix, nonobstant leur sévérité ; c’était, répétait-il,
« notre seul espoir » de convaincre les Alliés de modérer leurs exigences. Comme Rathenau encore, Harden, en dépit de
conceptions personnelles plutôt conservatrices, était tenu par les agitateurs nationalistes pour un Judenschwein, un « cochon de
juif ». Amos Elon a raconté son agression spectaculaire : « Deux tueurs à gages l’assaillirent dans la rue à coups de barres de fer, le
frappant à la tête dans l’intention évidente de le tuer ». Sans l’intervention d’un passant, Harden aurait, lui aussi, succombé.

HARO SUR CARL MELCHIOR

Dans les semaines qui avaient précédé l’assassinat de Rathenau, un autre desservant de l’élite weimarienne déclenchait une
animosité paroxystique, le banquier Carl Melchior. Natif de Hambourg, Melchior, comme Rathenau, était juif. Juriste, ce
cinquantenaire avait effectué une grande partie de sa carrière dans le monde bancaire, notamment comme conseiller juridique de
la banque Warburg, puis comme vice-président de la Banque des règlements internationaux. À partir de 1919, Melchior, comme
nous l’avons vu, sert comme conseiller du gouvernement allemand dans le cadre des négociations économiques et financières de
la Conférence de Paris. À cette occasion, il se lie de complicité avec John Maynard Keynes. Au cours de l’année 1921, Melchior a
fait part à son célèbre ami anglais de sa conviction qu’il serait plus prudent pour la jeune République allemande d’accepter le plan
des réparations, malgré sa rigueur d’airain : « Nous pouvons, analysait alors Melchior, traverser les deux ou trois premières
années grâce à des emprunts à l’étranger. À l’issue de cette période, les nations étrangères auront réalisé que ces paiements massifs
ne peuvent être effectués que moyennant d’énormes exportations allemandes qui ruineront le commerce de l’Angleterre et des
États-Unis ; de la sorte, les créditeurs viendront d’eux-mêmes vers nous afin de demander des modifications ».

LES ÉNERGIES LIBÉRATRICES DE L ’AUFKLÄRUNG

Keynes, dans ses Mémoires, dresse de Melchior un portrait suggestif : « C’est à l’Allemagne, au mensonge et à l’humiliation que
son peuple avait attirée sur lui, que Melchior réservait ses émotions, plutôt qu’à nous. » Et l’artisan de la relance par la dépense
publique d’évoquer encore « le manquement aux promesses, les entorses à la discipline, la déliquescence des comportements, la
trahison des engagements par l’un, l’acceptation insincère par l’autre de conditions impossibles qu’il n’avait pas l’intention de
respecter […] ». Autant d’ingrédients d’un affaissement de la décence commune qui ouvraient la porte au pire. Keynes poursuit
ainsi son évocation : « Melchior ne voyait de lueur nulle part ; il prévoyait le déclin de la civilisation […]. Des forces obscures
nous enveloppaient. »
Ce n’est pas un de ses moindres mérites : un demi-siècle après la IIIe République française, le régime de Weimar a instauré une
citoyenneté pleine et entière pour tous les juifs d’Allemagne. Le rabbin Benno Jacob, un des hauts représentants
du Zentralverein, institution comparable au Consistoire, en était pleinement conscient. Il a salué, des 1919, l’avènement de cet
État dont la prouesse, s’enthousiasmait-il, résidait dans son aptitude à tenir à distance ces deux écueils récurrents de l’histoire
nationale : Kirchenstaat, le cléricalisme en somme, Rassenstaat, la conception raciale et biologique de la citoyenneté. Oui, le
rabbin Jacob a vu, dès le commencement, l’essentiel, c’est-à-dire la relance par Weimar des énergies libératrices de l’Aufklärung,
dans un parallèle évident et assumé avec la IIIe République du voisin français. Désormais, ajoutait Benno Jacob, empli de
gratitude, « la germanité se trouve dans l’âme et non pas dans le sang » (Deutschtum liegt im Gemüte, nicht im Geblüte).
À bien des égards, cette universalisation « kantienne » de la clôture de l’identité nationale, ce relâchement des frontières de la
germanité, ambitionnés et traduits en acquis juridiques par Weimar, ont fait s’élever la lame de fond d’une contre-offensive,
conservatrice, réactionnaire et, de proche en proche, prénazie. Avec Rathenau comme victime émissaire, l’antisémitisme ne devait
plus dès lors cesser de se dilater aux dimensions d’un « code culturel », suggère Shulamit Volkov, des antiweimariens. Comme
dans la France des années 1890, celle de l’Affaire Dreyfus, ce qui frappe, c’est la superposition, ou la coalescence, entre la défiance
envers la République et la haine vouée aux juifs : rejeter la première, c’est diaboliser les seconds. Au cours de ces années 1920, qui
ne furent pas « folles » que par leur inventivité débridée, antiweimarisme et antisémitisme vont de pair, escortant de façon lugubre
la course à l’abîme. On déteste les juifs à proportion du mépris hargneux que l’on témoigne à la forme républicaine. Refus de la
légitimité démocratique et rejet des juifs s’additionnent et potentialisent leurs exécrations. Est-ce si différent, d’ailleurs, un siècle
plus tard ?

La grande inflation, rappelle Friedländer, porte l’antisémitisme à un summum d’incandescence : « On s’en prenait aux juifs qui,
au dire des antisémites, profitaient de la misère générale pour s’enrichir ; on s’en prenait de manière plus générale à un système
financier identifié à l’esprit juif. » En un martèlement de plus en plus assourdissant, les corporations d’étudiants, les
fameuses Burschenschaften, commencent en toute impunité, précise l’historien, à « exclure les juifs ». Il parle même d’une « sorte
de renaissance de l’ère du ghetto », avec un anathème tonitruant contre les enfants d’Israël également au sein des associations
sportives et des groupes de jeunes de tous ordres, tandis que des discriminations croissantes frappent « l’emploi de cadres
techniques ou administratifs juifs dans de nombreuses entreprises ». Pendant les premières années des années vingt, la menace se
fait pesante, omniprésente : la police détecte dans les milieux nationalistes « un projet de décret d’urgence qui prévoyait
notamment la confiscation des biens juifs et l’incarcération dans des camps des juifs allemands afin d’empêcher tout contact avec
la population allemande ». Inutile de préciser bien sûr que, dans pareil contexte, les institutions édifiées en 1919 furent vite
ridiculisées et démasquées comme étant l’alibi d’une Judenrepublik, d’une « République des Juifs ».
La plus importante organisation antisémite qui s’est dès lors imposée tout au long de la brève trajectoire de la République de
Weimar a été le Deutschvölkischer Schütz – und Trotzbund (DSTB). Ce cénacle de la morgue ne cessera plus de dépeindre les
juifs comme une « vermine », des « parasites » à chasser du pays, tandis que de larges franges de la droite, anticipant la métastase
tumorale de Mein Kampf dans toute la société, déclenchaient une campagne contre le « capitalisme parasitaire » (sic). Toujours
plus ourlée de haine, la DSTB, rappelle encore Friedländer, ira même jusqu’à appeler au meurtre des juifs, avant d’être interdite
après l’assassinat de Rathenau. Outre Rathenau et Harden, d’autres personnalités juives comme Max Warburg ou Oscar Cohn
seront d’ailleurs les victimes d’attaques terroristes. Toutes, hélas, impunies. Natif d’Augsbourg, le théoricien de la relativité,
Albert Einstein, est déjà très célèbre quand il passe le printemps 1922 à Berlin. Face à ce racisme désentravé, Einstein n’en croit ni
ses yeux ni ses oreilles. Comme l’écrit l’historien Simon Veille dans sa belle biographie, il est profondément « bouleversé par
[l’]horrible assassinat » de Rathenau. Et commence d’ailleurs à craindre aussi pour sa vie. Einstein assiste néanmoins aux
funérailles nationales réservées au ministre. Plus d’un million de personnes se pressent, ce jour-là, autour du Reichstag.
Un deuil national est décrété : écoles, universités et théâtres reçoivent l’ordre de fermer. La frêle République aura tenu bon.
Pour combien de temps ?
III

LA FAUTE
AUX POLITIQUES ?
Détour par Alexanderplatz
Le principal protagoniste du roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, paru en 1929, se nomme Franz Biberkopf.
Reflétant un sentiment partagé pendant ces années-là, ce déclassé emblématique s’exclame : « Notre République – un accident de
travail ! » Comme tous les laissés-pour-compte que renferme alors une Allemagne gangrenée par la récession, Biberkopf rêve de
faire feu sur les « ours savants » de la social-démocratie. Et de la démocratie tout court…
Dans sa bouche, nul mot ne semble d’ailleurs assez expéditif, nul vocable suffisamment cruel pour désigner la Republik mal
aimée. « Weimar » : ce nom même, expectoré avec un dédain mêlé de lassitude, est censé remémorer la faiblesse en quelque sorte
atavique d’un régime qui a préféré prendre ses quartiers dans l’ancienne villégiature bucolique de Goethe, au cœur de la verte
Thuringe, plutôt que dans la Großstadt, trépidante et macadamisée.
Un régime humain, non violent, légaliste et respectueux des droits – alors que se préparaient en maintes régions du Vieux
Continent, le fracas des machiavélismes modernes et la reddition des foules face au virilisme antidémocratique.
Dès lors, il s’en faut de peu pour qu’un narratif se verrouille et « fatalise » l’histoire heurtée des quatorze années de la première
démocratie allemande comme la chronique d’un échec annoncé.
Un échec annoncé, vraiment ? Le ver était-il dans le fruit de cet État de droit, dès l’origine, dès 1919 ? Le désastre – « l’accident
de travail » tancé par Biberkopf – était-il écrit d’avance ? Depuis près d’un siècle, les meilleurs historiens – et parmi eux, beaucoup
d’Allemands – se divisent sur ce point, entretenant par-delà les décennies un litige, à ce jour inapaisé.
Il y a les partisans de la vectorisation initiale du régime vers le naufrage. Pour ceux-là, l’ombre omineuse du IIIe Reich qui l’a
congédié jette rétrospectivement sur Weimar une lumière rédhibitoire, néantisante. Revisiter l’histoire foudroyée de la première
démocratie allemande, pour les chercheurs de cette école historique, c’est traverser une antichambre, une parenthèse au fond peu
consistante, avant le tonnement revenu de l’Histoire. Et puis il y a, à l’autre pôle, l’école historiographique qui plaide que rien
n’était écrit, et que les placides dirigeants de Weimar, à l’instar de nombre de contemporains de l’expérience républicaine, avaient
une claire conscience de l’ouverture des possibles – Rüdiger Graf, parmi les contemporains, est de ceux-ci. Examinons
succinctement l’approche non finaliste prônée par ce dernier.

RÉFORMISME DÉMOCRATIQUE

De fait, le monde politique weimarien, s’il ne brillait pas de mille feux et subissait les assauts satiriques et impitoyables (parfois)
de la gauche intellectuelle comme la Weltbühne, a tout de même réussi, dans la décennie qui a précédé la grande crise de 1929, à
stabiliser les bases du régime républicain en installant une culture parlementaire solide, dans le contexte très tendu de la défaite
allemande et de la mise en application si pénible du Traité de Versailles. Les catholiques du Zentrum et les sociaux-démocrates,
qu’il était de bon ton de railler dans toutes les chapelles extrémistes, firent leur travail. Et ils parvinrent, en quelques années, à
imposer à un pays réticent quelques conquêtes émancipatrices, de vraies réformes qui ont fait avancer l’Allemagne vers davantage
d’équité : instauration du droit de vote pour les femmes et les moins de 25 ans ; des compromis syndicaux majeurs ;
l’établissement, puis le renforcement, d’un véritable État social qui proposa, à partir de 1927, l’assurance-chômage. Notons aussi
de très notoires efforts en vue d’une parlementarisation accrue, avec un rôle prééminent confié au Reichstag.
Face à une adversité grandissante, notamment depuis l’assassinat de Rathenau au mitan de l’année 1922, la « frêle » République
– qu’Oswald Spengler, peu après la parution de son Déclin de l’Occident, avait commencé à qualifier d’« orgie d’incapables » –
n’en fut pas moins apte à se défendre, et à nourrir une riposte au putsch ultra-violent de l’automne 1923.
La légende d’un Weimar anémié dès la naissance par une malformation constitutive n’a donc pas seulement le tort de fataliser a
posteriori une histoire riche de possibles ; elle attribue aussi à l’excès au personnel politique de la république la responsabilité de
ses difficultés ultérieures, alors que celles-ci, comme nous allons le voir, résident davantage dans la germination et, pour employer
un terme cher au poète Novalis, la « pollinisation » (Pollinisierung) d’une culture réactionnaire et anti-universaliste qui a trouvé
dans la dénonciation du Traité de Versailles et la satanisation de la France de 1789 un terreau propice.

SEGMENTATION CULTURELLE

Weimar fut, par excellence, le théâtre, admirablement campé par l’historien américain Walter Laqueur, d’un affrontement
axiologique, ou, pour reprendre les termes de Jean Solchany, d’une « segmentation culturelle ». D’un choc de conceptions du
monde. Weimar, oui, fut le Kampfplatz, le terrain d’affrontement, d’un intense clash civilisationnel, bien plus paroxystique que
dans le Paris ou le Londres de la même époque, entre modernité et réaction – entre percée vers la Gesellschaft et rétraction sur
la Gemeinschaft. Mais aussi entre avant-gardisme militant et réaction antimoderne.
La gauche critique, en son essence frondeuse contre le parlementarisme bourgeois, applaudissait aux saillies parfois injustes
d’un Kurt Tucholsky ou d’un Ernst Toller contre le personnel politique républicain, tandis que, sur les planches berlinoises,
peaufinant leurs effets de distanciation (Verfremdungseffekte), Bertold Brecht et Erwin Piscator scénographiaient l’appétit pour
un changement sans nuances. Oserai-je l’avouer ? Depuis mes années de lycée, j’ai toujours peu goûté la cruauté ricaneuse de
Brecht, sanglé dans ses fracs de cuir usé et son Materialismus peu dégrossi, contre la république démocratique. J’aimais moins
Weimar qu’aujourd’hui, mais je pressentais, déjà, que cette radicalité show off et surévaluée ouvrait une brèche à la canaille.
Brecht gouroutisait alors tous les adorateurs de Moscou, et l’esprit du temps s’enivrait, à sa suite, de tables rases, pas seulement
dramaturgiques d’ailleurs : la remise en cause de la continuité culturelle gagnait tous les arts, y compris le Bauhaus, sous la
houlette du génial Walter Gropius qui déconstruisit en quelques années tous les canons de l’architecture, en gagnant une aura et
une postérité internationales sans précédent. Mais, face au désir fervent de liberté se dressa aussitôt l’autre Allemagne, celle qui
tenait pour la substantialité de la tradition, et qui n’attendit pas les nazis pour qualifier les recherches formelles les plus
audacieuses de « dégénérées » (entartet). À l’Université, face à un Georg Simmel que nous avons rencontré, face aux grandes
figures du libéralisme politique qu’incarnaient le politologue Max Weber et le juriste Hans Kelsen favorables à la démocratie
parlementaire, s’ourdissait la contre-offensive de mandarins passéistes.
Comme l’a rappelé le chercheur Nicolas Patin, le monde académique fut une des bastilles du backlash antiweimarien : « Repliée
sur un conservatisme très fort qui, des classes aristocratiques, avec la démocratisation de l’enseignement supérieur, s’était transmis
aux classes bourgeoises, l’Université fut l’une des premières grandes institutions conquises par les nazis. » En appoint, Laqueur
remémore la glissade du monde étudiant vers l’extrémisme de droite : « Lorsque Walter Rathenau fut assassiné […], de nombreux
étudiants et leurs associations témoignèrent leur sympathie aux assassins. » « Des manifestations, poursuit Laqueur, furent
organisées contre les professeurs juifs et les professeurs de gauche qui n’avaient pas fait preuve de tout le respect requis envers
ceux qui étaient morts à la guerre […] ou qui avaient critiqué Hindenburg, alors même qu’il n’était pas Président de la
République […]. Les victimes de ces attaques ne pouvaient pas compter sur le soutien des autorités universitaires ou de leurs
collègues […]. N’avaient-ils pas délibérément provoqué les étudiants en exprimant des idées dont tout patriote allemand ne
pouvait que s’offenser ? » Laqueur précise : « Comme les périodes de crise favorisent généralement les militants, les extrémistes de
droite parvinrent à dominer la scène universitaire dans la mesure où les autres groupes étaient désorganisés et n’avaient en
définitive aucune influence. » Déjà, il y avait eu, aux premiers jours de la déflagration de 1914, cette initiative terrible des étudiants
d’Allemagne, regroupés sous l’étendard d’une association baptisée Wandervogel : exclure tous les juifs de leurs rangs.

LES CABRIOLES DE LA RÉACOSPHÈRE

Puis, au tournant des années vingt, après l’installation de la république, les agitateurs droitards ont repris et rouvert le « combat
culturel » (Kulturkampf). Par un tour de passe-passe rhétorique dont la France de 2022 offre le spectacle quotidien et stipendié
par des groupes de médias entiers, ces pessimistes culturels (Kulturpessimisten) ont pris l’habitude de s’ériger en représentants de
la majorité « bâillonnée » et du « vrai peuple » censément « interdit » d’accès à la parole publique quand il n’était pas tout
bonnement « trahi » par ses représentants au Reichstag. L’objectif de ces discours dont les décibels ne cesseront d’être amplifiés à
partir de l’année 1922 était limpide : affaiblir encore davantage une République tenue pour illégitime et « étrangère » au corps de
la nation et, face aux succès réversibles de la Stimmung de Weimar, chanter à tue-tête les vertus sacrées d’une Allemagne
organique et rurale, résolument hostile à la France de 1789. Une Allemagne opposée à tout horizon d’universalisme et d’égalité de
ses citoyens, une Allemagne obsédée jusqu’à la paranoïa par le voisin d’Outre-Rhin, et imbue du culte de l’autorité, « valeur
cardinale de l’Empire encore rehaussée par l’expérience de la Grande Guerre, face à la négociation des débats parlementaires ».
La gauche installe aux commandes les avant-gardes ? Peu importe, se dit le plumitif lambda de droite, choisissons le robuste et
le solide, et célébrons l’Empire ! Comme le rappelle encore Patin, « l’un des plus gros succès de librairie de l’époque » n’avait rien
d’un bréviaire futuriste ; il s’est agi de Das Volk ohne Raum de Hans Grimm, un pavé qui s’écoula à 700 000 exemplaires en 1926.
Volk ohne Raum, le « Peuple sans espace » : tout un programme, déployé au gré des 1 300 pages de ce péplum kitsch, stylisation
rétrograde du rêve colonial. Un songe éveillé cultivé massivement par des franges entières de la réacosphère de l’époque, avec ses
feuilletonnistes à gages, qui, selon la formule de Laqueur, se glorifiaient de s’opposer à « l’intellectualisme anémique d’une
civilisation qui se pavanait ».

U NE CHASSE À COURRE

CONTRE MATHIAS ERZBERGER

Et l’anti-élitisme, bien sûr souvent associé à l’anti-intellectualisme et à l’anti-pacifisme, devient, dès le tout début de la décennie,
le sport favori des conservateurs et des nationaux. Une très dure campagne de discrédit et de harcèlement se forma ainsi début
1921 contre Matthias Erzberger. Comme le note l’historien Georg Bernhard dans le Suicide de la République allemande,
« l’agitation nationaliste ne se bornait pas à critiquer les erreurs réelles ou supposées des gouvernements. Elle tenait plutôt à
montrer au peuple allemand qu’il était gouverné par des politiciens indignes ». La première victime de ces procès en indignité fut
justement Erzberger, « l’un des hommes les plus détestés du nouveau “système” ». Ce centriste, originaire du pays souabe, fils de
facteur, grâce à ses relations étroites avec les prélats de l’Église catholique, avait été plus précoce que les autres députés du
Reichstag à se faire « une idée claire de la véritable situation » – et ce, dès 1917. D’où son plaidoyer ardent pour la paix et
l’influence décisive que ce catholique pétri d’humanisme exerça sur le contenu de l’encyclique pacifiste du pape Benoît XV.
Comme le précise Bernhard, dès avant l’armistice, l’engagement humanitaire d’Erzberger indigna la droite et « suffit […] à lui
attirer la haine de ceux qui attendaient de la guerre la réalisation de leurs visées annexionnistes ». La légende promise à une belle
prospérité du « coup de poignard dans le dos de l’armée », avant de mettre en cause les sociaux-démocrates, visa donc
prioritairement Erzberger. Pour ne rien arranger, c’est lui qui, en lieu et place des généraux Ludendorff et Hindenburg, assuma la
signature de l’armistice à Compiègne ! Son rival politique, Karl Theodor Hilfferich, orchestra contre lui une campagne pour le
présenter comme une personnalité vénale. Même s’il apparut en pleine lumière que Erzberger était un vrai « novice » en matière
de corruption, le mal était fait, et l’objectif atteint : entacher et détruire la réputation d’un grand serviteur de l’État républicain. Le
29 août 1921, dans la Forêt Noire, cet homme traqué fut abattu de sang-froid par des « chasseurs ». Comme une bête de proie.

Le IIIe Reich, un chaos déguisé en État : telle est la thèse éminemment féconde d’un juriste et politiste comme Franz Neumann
dans Béhémoth, publié lors de son exil américain en 1944. À l’aune de cette approche, il faudrait comprendre la violence de droite
et d’extrême droite contre Weimar dans les années précédant l’avènement du régime hitlérien moins comme la volonté de
substituer un État totalitaire à l’État libéral et républicain que comme la recherche d’une subversion et d’une destruction totales
de l’appareil et de la légitimité étatiques.
Destruction qui, dans la décennie 1923-1933, si décisive pour l’histoire tant de l’Allemagne que de l’Europe entière, s’incarne
dans un coup de poing permanent contre la légalité du régime « bourgeois » honni des antisystèmes.

L’AVERTISSEMENT D’ALFRED D ÖBLIN

Franz Neumann a produit une thèse éminemment suggestive. L’ombre de la « brutalisation », pour reprendre une notion
encore valide forgée, plus tard, par l’historien Georges Mosse, s’étendait peu à peu sur la première république allemande.
Brutalisation sociale, morale et d’abord et avant tout politique. Cet esprit de putsch, ce vacillement de l’éthos commun dans
l’accoutumance à la violence, mais aussi dans le désir suicidaire de démanteler ce qui tenait debout – les institutions d’un
authentique État démocratique –, un romancier, Alfred Döblin, l’a immortalisé en lui conférant la dimension métaphysique d’une
œuvre totale, pandémonium du Berlin weimarien. Eh oui… Lorsque Berlin Alexanderplatz paraît, en 1929, le saisissement du
public est total. Et son enthousiasme, immédiat. Tiré à 50 000 mille exemplaires, et traduit aussitôt en dix langues, le livre raconte
l’épopée de Franz Biberkopf, un prisonnier juste libéré, qui tente de reprendre ses marques dans le Berlin chaotique de ces
années décisives. Adapté rapidement par l’auteur lui-même pour la radio, ensuite pour le 7e art, Berlin Alexanderplatz remporte
un succès populaire sans précédent, malgré une forme complexe, éventuellement déroutante. Et pour cause : comme l’a écrit
subtilement Walter Benjamin, Döblin, dans ce roman, ne dépeint pas Berlin, il se fait son porte-voix : « Berlin est son
mégaphone. »
Un livre sophistiqué. Un paroxysme du raffinement expressionniste… C’est cela, aussi, Berlin Alexanderplatz. Le cœur
immense des voix entrechoquées, le kaléidoscope de textes aussi profanes que des règlements de prison ou des « réclames », fait
de ce roman-ville un outil qui s’écoute autant qu’il se déchiffre. Le héros, Biberkopf, comme on le pressent, est un antihéros,
emblématique de ces masses désolées et appauvries, lonely (c’est-à-dire « atomisées », dans le lexique qu’emploiera plus tard
Hannah Arendt, une fois réfugiée à Manhattan), et qui, dans leur sentiment éperdu de « déracinement » et de « superfluité »,
forment dans l’Allemagne d’alors l’armée de réserve de la contre-révolution. Frappées par la dévaluation de 1923, puis mises K.-
O par l’onde de choc de la crise planétaire de 1929, ces masses désorientées suivent le mouvement général. Absorbent l’air du
temps comme d’autres respirent, sans même s’en apercevoir, une atmosphère saturée de microparticules cancérigènes. Comment
leur en vouloir ?, suggère Döblin… Par le malheur des temps, ces foules solitaires ont été expropriées de toute
subjectivité. Comme évidées de leur singularité. Il ne leur reste d’autre issue que de métaboliser leur désespoir en animosité contre
la république.
Le paradigme moral qui domine la longue errance de Biberkopf est essentiellement négatif et résumé par l’époque dans laquelle
Emil Ludwig, que nous avons déjà rencontré, n’identifie qu’« un seul bien commun : la tendance destructive ». À part une
« Nouvelle Allemagne », quelque peu flottante, personne n’avait de but positif : « On était antimarxiste, antisémite, antifrançais,
antieuropéen. » Antitout : on s’affirmait ainsi, on se posait en s’opposant, avec véhémence. Avec nihilisme. Nos actuels
« antisystème » reflètent-ils, un siècle plus tard, un état d’esprit vraiment différent ? En tout cas, Biberkopf, tel que l’imagine la
plume hectique, dépouillée et saccadée de Döblin, n’a pas d’idéologie. Sa Weltanschauung n’est pas structurée. Dévissant de
l’échelle sociale, il surnage, survit. Se débrouille. Une vie à la va-comme-je-te-pousse. Le monde est comme une grande roue
absurde de Luna Park. Immanent et archi-contingent.

VOYOUCRATIE NAZIE

Au fil d’un récit en patchwork, comme Walter Benjamin a été également le premier à le saisir, Döblin relate toutes les stations
de l’errance de son personnage, d’octobre 1927 à janvier 1929. Tour à tour terrassier, puis déménageur, Biberkopf tente pourtant,
après sa sortie de prison, où l’avait envoyé le meurtre de sa compagne, de reprendre le cours d’une vie « normale » et de renouer
avec des activités honnêtes. Il se laisse toutefois circonvenir par un grand voyou qui lui en impose, une figure du « milieu »
berlinois, le proxénète Reinhold, représentation allégorique de Satan. Entraîné dans une succession de méfaits, Biberkopf, lors
d’une course-poursuite, est jeté hors d’un véhicule par Reinhold. Il perd un bras. Au sommet de son efficacité analogique, le récit
de Döblin, truffé d’allusions bibliques, surjoue la portée antéchristique de Reinhold, quintessence de cette voyoucratie
antiétatique d’extrême droite qui a pris l’Allemagne sous sa coupe et joue déjà Hitler. Face à cette figure pure du mal, le
« paumé », moins endurci dans la perversité que Reinhold, oscille entre fascination médusée et accès de méfiance.
Döblin raconte comment Biberkopf est finalement sauvé, après son accident, quand, dans le coma, il assiste à la visitation de la
mort, puis reprend connaissance, avant de renaître sous une identité sociale respectable, d’ailleurs compatible avec les idéaux de la
révolution socialiste – celle de concierge d’une usine.
Happy end prolétarien, voire communiste ? Peut-être. En tout cas, Döblin laisse au récit sa plurivocité. En l’ouvrant sur un
avenir où la rédemption morale est à la portée du petit délinquant. Le nazisme en plein essor, avec ses parades militaires et son
ostension d’étendards morbidement pavoisés de la svatiska, commence en effet, après l’avoir intrigué et intéressé, à le laisser de
marbre. Tous les prolétaires allemands ne parviendront pas à échapper à sa séduction médusante. Tous n’auront pas, sur ce point,
la chance de Biberkopf.
IV

L’IRRÉSISTIBLE ASCENSION DU NATIONALISME


L’incendie contre la libéralité weimarienne eut ses pyromanes. Très organisés.
En octobre 1922, soit quelques semaines seulement après l’assassinat de Rathenau, le germaniste français Henri Lichtenberger
livre « à chaud » son analyse de la crise allemande, dans L’Allemagne d’aujourd’hui dans ses relations avec la France. Au cœur de
la dérive, ce célèbre universitaire inscrit l’action d’un chauvinisme antiparlementaire et hostile aux signifiants d’universalité : « Les
nationaux allemands, écrit Lichtenberger, forment aujourd’hui une masse considérable. Ils comprennent, comme naguère, la caste
aristocratique des grands propriétaires fonciers et des hauts fonctionnaires d’ancien régime. » Les officiers et militaires de métier
licenciés en vertu du désarmement, qui ont perdu leurs privilèges matériels et sociaux, se retrouvent plongés dans une grande
précarité. Ce sont eux qui fournissent aux champions du nationalisme une « troupe d’assaut » prête à tous les coups de mains.
Les universitaires, professeurs et étudiants, biberonnés à la politique de puissance, ont éprouvé, eux aussi, les meurtrissures de la
défaite de 1918. Leur situation matérielle s’étant également brutalement dégradée en raison de la paupérisation des classes
moyennes, ils ont souvent embrassé les idéologies de la « rupture » violente et de la table rase. Il ne faut pas omettre non plus du
tableau le concours du monde agricole : conservateurs par inclination spontanée, les paysans allemands s’étaient instinctivement
montrés hostiles au régime de contrainte économique et au socialisme de guerre qui avait rogné leurs profits. Au début des
« Années folles », la plupart forment les gros bataillons du parti conservateur. Logique : les habitants de l’Allemagne rurale, dans
leur majorité, ne peuvent plus contenir leur aigreur vis-à-vis des ouvriers citadins qu’ils se voient forcés de « nourrir à bas
prix ». Alchimistes en majesté des passions tristes, « les nationaux allemands, précise Lichtenberger, excellent alors dans l’art
d’exploiter au profit de l’idée nationale, monarchique et germanique, les rancunes des anciennes classes privilégiées, les
ressentiments de l’armée dissoute, la peur du bolchevisme, les passions antisémites […], le malaise général causé par la liquidation
du passé, les haines soulevées par l’attitude de l’Entente et spécialement de la France contre les vaincus ». Bref, ils cultivent un
bouillon de culture – surtout d’inculture – ressentimental.

LA RÉPUBLIQUE À BOUT PORTANT

Sur le plan idéologique, au cours des premières années de la République, il existe quelques signes caractéristiques – on dirait,
aujourd’hui, des « marqueurs » –, auxquels on reconnaît les nationaux : leur virtuosité à rejeter sur les autres partis les
responsabilités peu enviables de l’exercice du pouvoir au lendemain du désastre ; leur pessimisme intellectuel foncier, car ils ont
puisé dans la catastrophe qui s’est abattue sur l’Allemagne défaite une foi d’airain dans la seule efficience des doctrines de la force
brute.
Certes, l’issue tragique de l’attentat contre Rathenau a provoqué, comme nous l’avons vu, un profond ébranlement moral,
notamment chez les plus modérés d’entre eux ; ces derniers, jusqu’à ce jour sombre de juin 1922, envisageaient avec des
sentiments mêlés la nouvelle forme de gouvernance parlementaire, beaucoup trop délibérative à leurs yeux, beaucoup trop
apparentée à cette « société ouverte » que théorisera, bien plus tard, le philosophe Karl Popper depuis l’émigration – étoilement
mondial, de Sanary à Los Angeles et même à Petropolis au cœur des tropiques brésiliennes, où perdurera, comme diffractée dans
l’espace et le temps, la lueur intacte d’un astre éteint, Weimar…
En outre, dès août 1921, le meurtre d’Erzberger, frappé à mort par deux étudiants nationalistes, membres d’une société secrète
d’action contre-révolutionnaire, a sincèrement révulsé nombre de ces conservateurs modérés, en jetant une lumière crue sur les
effets retard de l’agitation droitière et, à terme, sur la fermentation terroriste dont elle était porteuse. Certes…
Mais, précise aussitôt Lichtenberger, « ces actes de criminels violents n’ont pas, malgré tout, enrayé les progrès de la réaction. »
Pire : « Les nationaux gardent aujourd’hui la conviction, peut-être justifiée, que les prochaines élections leur apporteront un
accroissement de forces considérable ». Les militants de la revanche nationaliste, s’inquiète le germaniste, agissent en détracteurs
véhéments de la Constitution de 1919. Lichtenberger s’effraye de les voir jeter un anathème indiscriminé sur « l’esprit républicain,
démocratique, unitaire », assimilé par eux à l’affect « antichrétien, antiallemand, antiprussien ». Ils n’ont de cesse d’illégitimer la
République au drapeau noir-rouge-or, de la présenter comme un artifice castrateur de l’âme germanique. C’est, à les entendre,
une République mal née, surgie d’un coup de force, que les formes parlementaires dont elle s’est entourée ne parviennent pas à
masquer : voilà le credo qu’ils ressassent. Philosophiquement, Weimar est pour eux une abstraction, une construction, une idée
de tête – et non, déplorent-ils, un « organisme ». Cette forme juridique élaborée n’est pas, déplorent-ils, un reflet satisfaisant de la
« vraie vie » ; comme on dit aujourd’hui, elle est « déconnectée ». Lichtenberger résume leurs griefs : « À l’œuvre de Bismarck,
qui avait su avec une si incomparable maîtrise concilier la tradition historique et les nécessités politiques de l’État moderne, on a
substitué un édifice en tout point factice, une République “rationnelle”, qui applique le principe mensonger de l’égalité aux
collectivités comme aux individus, qui remplace les États confédérés par des pays-régions [Länder], destitués de toute
souveraineté réelle, qui substitue à la Prusse des Hohenzollern, puissance dominante de l’Empire, une Prusse amoindrie, dépecée,
à qui on impose la forme républicaine, le système électoral démocratique, le gouvernement parlementaire […]. La Constitution,
enfin, ne tient aucun compte du génie originel et historique du peuple allemand, chrétien, monarchique, respectueux de l’autorité
légitime. » Nous retrouverons bientôt un tel argumentaire sous la plume d’un célèbre juriste, Carl Schmitt.
Rejoignant sur ce point les populistes (Völkische), les nationaux proclament l’inéluctabilité de la « crise du parlementarisme » et
s’appliquent à démontrer l’inadéquation foncière d’un régime d’assemblée avec le tempérament, le Geist allemand.
Et sur la scène internationale ? Les nationaux se font fort de restaurer le prestige perdu de l’Allemagne – de lui rendre sa
puissance envolée. Ils prétendent obtenir la révision du Traité de Versailles. « Ce qui les offusque par-dessus tout chez les partis
de gauche, précise Lichtenberger, c’est qu’ils sont trop pusillanimes pour refuser la signature de l’Allemagne au bas
d’engagements inexécutables. » Les démocrates weimariens, à les en croire, si respectueux de ce que Jürgen Habermas nommera
bien plus tard « l’éthique de la discussion », seraient les dupes de l’histoire, victimes à la fois pitoyables et risibles d’un mirage
humanitaire, alors que seul paie un réalisme dessillé.
Le comte Kuno von Westarp, un des fondateurs du DNVP (Deutsche National Volkspartei), résume cet état d’esprit acerbe des
nationaux : à l’en croire, les responsables de la République « ne changent rien à ce fait inexorable, que la guerre d’extermination
menée de toutes parts depuis sept ans maintenant contre l’Allemagne se poursuit pour l’instant au moyen du Traité de Versailles
et de l’ultimatum de Londres ». Pour Westarp et ses amis, il n’y a pas le choix : fermement, courageusement, virilement
l’Allemagne est acculée à repousser le « Diktat » de Versailles – question de simple survie (Überleben). Pour persuader leurs
compatriotes du bien-fondé de ce pari hasardeux, les nationaux « peignent la situation du pays sous les couleurs les plus noires »
et, ajoute encore Lichtenberger, « s’élèvent avec la dernière énergie contre ceux qui osent parler de la prospérité de l’industrie
allemande, tandis que leur principale autorité en matière économique et financière, l’ancien ministre Karl Theodor Hilfferich,
autre sommité du DNVP, par ailleurs partisan d’une alliance avec l’URSS, ne manque pas une occasion d’insister sur
l’impossibilité pour l’Allemagne de s’acquitter des charges qui pèsent sur elle ».
Logique : les nationaux harcèlent d’une polémique sans merci le gouvernement du chancelier Joseph Wirth et sa « politique
d’exécution » (Erfüllungspolitik). Est-ce un hasard d’ailleurs ? Comme nous l’avons vu, Georg Bernhard, dans Le Suicide de la
République allemande, rappelle : « Matthias Erzberger fut un des hommes les plus détestés du nouveau système. » Dans la
tourbe de ses détracteurs, se distingua un agitateur des passions tristes, Hilferrich, qui ne lésina pas sur les vilénies pour
l’atteindre. Bernhard, récapitulant les étapes de la campagne d’opinion ourdie contre Erzberger, ne s’y trompe pas. Pour
Hilfferich, il ne s’est pas agi uniquement de porter à la connaissance de la justice des manquements supposés d’Erzberger à la
déontologie et à la prudence. Non. En son essence, l’opération était de part en part antirépublicaine. Il s’est agi, dès le départ, de
viser Weimar à bout portant, tels les deux terroristes de Bad Griesbach qui abattirent le chef du Zentrum comme une
bête traquée. Le DNVP, dès 1929, soit bien avant l’avènement de Hitler, décidera par ailleurs d’interdire toute entrée de citoyens
juifs dans ses rangs. Le débat des historiens, en Allemagne même, un siècle après, reste ouvert. Et riche. Mais l’épisode que nous
venons de relater tend tout de même à corroborer l’idée qu’en ces années-là, le conservatisme réactionnaire n’a pas freiné, mais
hâté l’avènement de la « révolution brune » (Schoenbaum) en facilitant l’alliance de classes antirépublicaine.
V

« QUI, MAINTENANT, DOMPTERAIT LES FAUVES ? »


Octobre 1929. C’est un blême automne qui tombe sur Berlin, se remémore Sebastian Haffner – une saison venteuse où, avec le
déclin rapide de la lumière, le froid finit par vous transir jusqu’à l’âme. Le chancelier Stresemann, quintessence du libéralisme
weimarien, qui servait également comme chef de la diplomatie et chef du gouvernement, se meurt, le 3, chez lui, au terme d’une
« journée éprouvante ». Tout, dès lors, s’accélère.
« Quelque chose d’oppressant dans l’air », note Haffner. « Paroles de haine sur les colonnes Morris ; pour la première fois dans
les rues, des uniformes couleurs d’excréments surmontés de visages déplaisants ; les pétarades et les sifflements d’une musique
inconnue, suraiguë et vulgaire ». Stresemann évanoui, l’auteur d’Histoire d’un Allemand prend brutalement conscience de l’ultra-
vulnérabilité de la république car un rempart placide contre la barbarie est tombé : « Qui, maintenant, dompterait les fauves ? »
Les « fauves », en cette année décisive, s’étaient déjà répandus partout, sous les traits d’un nationalisme convulsé qui gagnait peu à
peu les esprits, les fâchant avec la tempérance démocratique. Et pour cause : « Le nationalisme allemand, écrit l’historien et
idéologue Arthur Möller van den Bruck, veut maintenir l’Allemagne parce qu’elle constitue, comme pays du milieu, le seul
fondement solide de l’équilibre européen. » Comme le note le germaniste Edmond Vermeil, « le caractère à la fois révolutionnaire
et conservateur du nationalisme d’outre-Rhin » apparaît en pleine lumière chez ce penseur alors tout juste jeune adolescent
quand le chancelier Bismarck disparaît de la scène politique.
Un peu plus tard, Möller van den Bruck sera transi d’enthousiasme pour le peintre Edvard Munch. Pas spécialement par goût
des novations esthétiques. Pas davantage par dilection pour le génie expressionniste. Non. Son « horreur de la grande ville » se
mêle, assure-t-il, de « nostalgie désespérée de la vie naturelle ». Comme plusieurs autres des premiers rôles de la révolution
conservatrice, Möller van den Bruck tient autant dans son viseur polémique l’Occident européen et américain que l’URSS, et
n’épargne pas ceux de ses compatriotes qui, depuis le Siècle des Lumières, se sont montrés trop réceptifs à leurs influences.
Martin Heidegger bientôt n’écrira pas autre chose, renvoyant dans le purgatoire de l’« arraisonnement », telles les deux faces de la
même médaille technicienne, l’Amérique de Roosevelt et la Russie de Staline. Le « primitivisme » prolétarien du petit « caporal
bohémien », répugne certes encore à Möller vers 1923, tandis que Mein Kampf inonde les étals.
Moins didactique et pesant que Spengler, Möller van den Bruck réserve des flèches acérées à la Renaissance et exalte la fin du
Moyen Âge, dans une perspective néoclassique qui, de ce point de vue-là, partage les attendus du Thomas Mann des tout débuts
de l’ère weimarienne. Comme le résume encore Edmond Vermeil, « voir dans l’Italie de la fin du Moyen Âge la classicité parfaite,
à l’Occident le triomphe d’une civilisation artificielle, à l’Est des forces jeunes et chaotiques, en Allemagne le “pays du milieu” où
doit s’épanouir la vraie classicité européenne, c’est là un schéma bien connu de la droite allemande ». Et contrairement à Spengler
et à sa Décadence de l’Occident, Möller van den Bruck, tendu vers un idéal de restauration, se montre étranger à tout fatalisme.
Le Reich, affirme-t-il, peut être ressuscité. Il suffit de le vouloir. De là l’invention d’une sorte de « nouveau réalisme politique qui
n’a rien de commun avec celui de l’époque bismarckienne ». Consacrée par la participation de l’auteur à la revue Die Tat, l’œuvre
de Möller van den Bruck, écrite à la lumière de la guerre et de la défaite, apparaît comme « un premier centre de cristallisation
dans la fermentation confuse qui a précédé de quelques années le triomphe de Hitler ». À bien des égards, son auteur « assure la
transition entre la République en décadence et le national-socialisme ». L’Allemagne ne peut selon lui « gagner sa Révolution »
qu’en retrouvant le chiffre de sa tradition et de son destin – en se retrempant dans l’intemporalité de sa tradition populaire, de
son Volkstum.

CONSPIRATIONNISME ANTIMAÇONNIQUE

La cible se précise chaque jour davantage. C’est l’Europe des Lumières. Celle de Kant bien sûr. De Hobbes. De Montesquieu,
aussi. De Lessing ; de Schiller ; de Goethe – la triade des Aufklärer. Celle, bien sûr, de Heinrich Heine, dont des autodafés, aux
quatre coins du pays, feront bientôt se consumer les poèmes. Et, enfin, celle de Mazzini, de Cavour et de Garibaldi, qui ont
arrimé une Italie émiettée en principautés rivales à l’unité républicaine. Au cœur du réquisitoire de Möller van den Bruck à
l’encontre d’une France « vaniteuse » et d’une Angleterre « utilitariste », il y a la centralité supposée de la franc-maçonnerie, et le
rôle exorbitant que l’auteur lui attribue dans le façonnement historique de ces deux nations rivales de l’Allemagne, depuis le siècle
des Lumières.
Amplification ? En tout cas, Möller van den Bruck dépeint l’écheveau européen des loges initiatiques comme un filet aux
mailles serrées qui, artificieusement construit dans l’Occident et exporté vers l’extrême Occident américain, finit par prendre le
monde entier dans ses rets. À l’en croire, ce sont aussi les sociétés philosophiques d’avant 1914 qui ont ourdi l’encerclement du
Reich allemand ; et ce sont encore les hommes à tablier qui ont conféré au Traité de Versailles son tranchant de rigueur mortelle.
La maçonnerie, Möller n’en démord pas, est partout, tapie « derrière » toutes les révolutions des Temps modernes. Elle
téléguide le glissement généralisé vers le libéralisme politique.
Complotisme ? En tout cas, la maçonnerie, assure-t-il, est le « cheval de Troie » de la modernité politique française, comme le
suggère, à la même époque, et sans originalité particulière dans le paysage de la révolution conservatrice allemande, le doctrinaire
« rouge brun » Ernst Niekisch, cité par Laqueur : ainsi, « détruire le système républicain en Allemagne équivaut à détruire les
avant-postes de la France à l’intérieur de notre propre nation ». La plasticité sans limites de la maçonnerie, assure en outre Möller,
lui permet de tourner à son profit toutes les constitutions libérales pour s’infiltrer partout, et devenir, par reptations successives, le
directeur de conscience du monde moderne. Pour l’Allemagne, le maximum d’aliénation à soi est atteint avec le régime de
Weimar et son socialisme libéral, marqué du sceau d’infamie par l’exorbitante influence des ateliers initiatiques. On aura discerné
dans ce réquisitoire l’un des traits caractéristiques des Contre-Lumières qui accusent le culte des droits de l’homme d’avoir détruit
les totalités holistiques signifiantes, héritées du Moyen Âge, pour leur substituer un relativisme empirique et un intellectualisme
de pacotille, qui sont les deux piliers de cet artifice condamné d’avance : la démocratie bourgeoise. Et Möller van der Bruck d’en
appeler, dans le Troisième Reich, paru en 1923, au choix d’une « tierce voie » ou d’une « idée de synthèse, de résolution des
contradictions » entre le libéralisme occidental euro-américain et le marxisme de la Russie soviétique.

SCHMITTISME DE GAUCHE ,

SCHMITTISME DE DROITE

Une certaine sagesse intuitive assure que « les extrêmes se rejoignent ». Pour le coup, c’est assez juste. Même si congruence, bien
sûr, ne veut pas dire identité. Dans le chaudron germanique de la fin des années vingt, les critiques radicales du parlementarisme
issues de l’extrême gauche prirent la nette habitude de discuter emphatiquement avec les thèses du philosophe par excellence de la
délégitimation de la démocratie allemande, Carl Schmitt. À cet égard, nous verrons à l’œuvre, dans maints cercles communisants
de l’époque, un authentique « syndrome de Stockholm » envers l’antiparlementarisme de l’extrême droite, comparable à celui
d’intellectuels « radicaux chic » actuels – comme le philosophe Alain Badiou ou son confrère transalpin Toni Negri – envers le
décisionnisme antilibéral. L’histoire des idées, parfois, bégaie.

Dans Le Gardien de la Constitution (Der Hüter der Verfassung, 1931), le juriste Carl Schmitt, développe une âpre critique du
parlementarisme, de ses pratiques et de son Geist. Cette critique peut légitimement être lue comme le « le versant institutionnel
d’un antilibéralisme fondamental dont la bourgeoisie constitue la cible privilégiée ». La majeure part de la rhétorique déployée
dans ces années-là par le farouche adversaire d’un théoricien du pluralisme comme Hans Kelsen, ou d’un intellectuel proche de la
social-démocratie comme le philosophe britannique Harold Laski, consiste à rameuter les esprits contre le système parlementaire
et libéral.
Schmitt est un détracteur redoutable de Weimar. Doté d’une puissance d’analyse bien supérieure à celle des petits marquis
incorrects de la Konservative Revolution, que nous avons rencontrés jusqu’ici, il écrit : « Le Reich allemand instauré par la
Constitution de Weimar se caractérise comme une démocratie constitutionnelle, c’est-à-dire comme un État de droit bourgeois
sous la forme politique d’une république démocratique avec une structure d’État fédéral. La disposition de l’article 17 qui prescrit
une démocratie parlementaire pour toutes les Constitutions de Land ne fait que confirmer cette décision fondamentale en faveur
de la démocratie parlementaire ».
Dès les premiers mois d’existence de la République de Weimar, Schmitt est monomaniaque : il souhaite administrer la preuve
que le régime libéral constitutionnel, avec sa « décision fondamentale en faveur de la démocratie parlementaire » trahit… l’objectif
de la « vraie » démocratie. Bigre !
C’est, en effet, en feignant d’adhérer aux thèses libérales que le théoricien de la distinction ami/ennemi veut démontrer les
inconséquences du régime. La bourgeoisie libérale serait, par excellence, la force politique du compromis et du « juste milieu » :
elle chercherait invariablement à tracer un goldener Mittelweg, une « voie médiane ». Schmitt est supérieurement intelligent : il a
compris que la notion de « juste milieu », indissociable d’un effort de tempérance du cœur et de l’esprit, traverse toute la
modernité politique, en un écho avec le philosophème hébraïque et plus précisément cabbalistique d’émtsa, de milieu – le pivot
de l’onto-théologie du Maharal de Prague par exemple, comme l’a rappelé André Neher dans son magistral Puits de l’Exil. Neher
écrit à ce sujet : « La notion de milieu fête, avec le Maharal, une véritable résurrection. […] Le thème du milieu constitue la poutre
maîtresse qui, par un bond prodigieux de la pensée, relie la verticale à l’horizontale. »
Que comprendre par-là ? Que, contre les fanatismes, religieux, idéologiques ou politiques, qui forment toujours pour le
Maharal l’indice d’une perte de ce « milieu », l’élancement de la philosophie républicaine moderne vers le « juste milieu »,
autrement dit vers cet émtsa des kabbalistes, fonde aussi, à l’aube de la modernité, la prédilection marquée de la bourgeoisie
libérale, si manifeste dans L’Esprit des lois de Montesquieu, et diffusée des Pays-Bas de Guillaume d’Orange à l’Italie du
Risorgimento, pour les constructions mixtes et les systèmes de check and balances où le pouvoir « balance », équilibre
(ausgleichen) le pouvoir. La IIIe République, once again, en a évidemment fourni l’épure exemplaire.

ANCÊTRE DES « DÉMOCRATIES ILLIBÉRALES »

Schmitt, sur ce point, ne délire pas : entre, d’une part, le rejet métapolitique de l’extrémisme et la défiance à l’endroit du
jusqu’au-boutisme comminatoire que des imbéciles ont voulu réhabiliter dans le maoïsme français, et, d’autre part, les réalisations
récentes des démocraties parlementaires, il y a plus qu’un lien d’affinité : un lien de causalité. D’où le postulat définitivement
antirépublicain de Schmitt : celui de l’incompatibilité radicale entre cette pensée du « juste milieu » et la « véritable » démocratie.
Schmitt est le précurseur de ce que nous appelons aujourd’hui les « démocraties illibérales », dont l’ex-dissident hongrois Viktor
Orban, en supprimant les contre-pouvoirs, en soumettant le parlement et en muselant la presse, s’est fait le chantre et le
propagandiste, tout en redirigeant la hargne des foules vers des cibles commodes comme le philanthrope « mondialiste » Georges
Soros, avant que le président de la Russie, Vladimir Poutine, lui vole dans une abjection sidérante la palme de l’avant-gardisme
despotique en lançant, en février 2022, une guerre de conquête impériale et sanglante contre l’Ukraine démocratique.
En son essence, professe Schmitt, le libéralisme est modéré et la démocratie, radicale. La Constitution du Reich de Weimar,
ajoute-t-il, violerait les principes authentiques de la démocratie. Cette violation, ajoute Schmitt, se manifesterait d’abord par la
disparition du « gouvernement par la discussion ». Pour les libéraux classiques, cette forme de gouvernement devait consister en
une délibération rationnelle et publique menée par des élus de la nation. Or, argumente Schmitt, au Reichstag, désormais, les
partis se seraient arrogé la prérogative de substituer à la discussion rationnelle une vulgaire négociation d’intérêts, un éternel et
prosaïque marchandage. Weimar serait, à suivre Schmitt, un État contractuel et pluraliste, incapable de s’exhausser au-dessus de
l’addition des intérêts privés, et donc en réalité très éloigné de la promesse démocratique. Tandis que la parlementarisation du
régime était censée aboutir au règne d’une discussion publique conduite par des représentants éclairés, elle déboucherait, tout à
l’inverse, sur le compromis permanent – sur des maquignonnages entre intérêts sectoriels. Ainsi, selon l’auteur du Gardien de la
Constitution, « le caractère représentatif du parlement et du député disparaît ». N’en jetez plus !
Dans Le Nihilisme allemand, une analyse qui doit beaucoup à Carl Schmitt, Leo Strauss a mis en lumière comment de fins
esprits, dans ces années où Schmitt se fait le propagandiste de la démocratie antiparlementaire et illibérale, ont pu se sentir
envoûtés par toute une rhétorique de la « décision » (Dezision), de la « situation urgente » (Notstand), de l’« épreuve décisive »
(Ernstfall), de la « réaction vitale » (Lebensreaktion). Ce qui est commun à beaucoup d’intellectuels allemands conservateurs, et à
certains mouvements de l’avant-garde weimarienne comme l’expressionnisme, c’est le dégoût (Ekel) de la vie « bourgeoise »,
« décadente », corollaire de la tendance à mettre la défaite de 1918 au débit du libéralisme politique. Parti du Zentrum modéré,
Schmitt laisse, pendant Weimar, libre cours à sa haine de la bourgeoisie éclairée, à son mépris de l’humanité qui n’a d’égal que
celui d’un Lénine (ainsi que le releva le philosophe Jacob Taubes, avec beaucoup de finesse), avant de rêver, un temps, au
rapprochement du catholicisme intégriste allemand et de l’Italie fasciste.
Après 1933, « racisant » et biologisant sa pensée, Carl Schmitt se rendra recrutable par le IIIe Reich. Tout affairé à dépister la
« turquisation » (Vertürkeiisierung) de l’Allemagne par les « allogènes ». Habermas cite son appel, dès 1929, à « débarrasser
l’esprit allemand de toutes ces falsifications juives de toutes ces falsifications du concept d’esprit ». Difficile en effet d’être plus
clair.
VI

AUTOROUTE
VERS LE NAZISME
Comment penser le gigantesque envasement d’une civilisation si avancée dans l’irrationnel ? Comment envisager la chute de la
grande nation des penseurs et des poètes dans la haine de la Raison ? Oui, comment aborder cette Vernunfthass ? Presque à vif,
un sociologue, Karl Mannheim, proche de cette gauche humaniste qu’exécrèrent, dès le départ, les nationaux allemands, propose,
en 1927, une grille de lecture, elle aussi « à chaud ». Dans La Pensée conservatrice, celle, en clair, de la « révolution conservatrice »
(Konservative Revolution), Mannheim pratique un « retour d’expérience » sociologique presque immédiat sur l’assaut
antidémocratique ininterrompu enduré par le régime weimarien. Lui-même emblème et fleuron de la grande « culture
dialogique » de la démocratie allemande, conscient d’être aussi un modèle de ce qu’il a nommé la freischwebende Intelligenz, une
« intelligentsia sans attaches contraignantes », Mannheim se demande anxieusement : que peut-on prévoir des sociétés de masses
désormais à l’œuvre pour détruire les sociétés de classes ?
Au préalable, l’auteur identifie quatre groupes politiques concurrents (qui recoupent, pour partie, l’écheveau partidaire de la
période) : la pensée libérale, surreprésentée dans les coalitions gouvernementales à Weimar, la pensée conservatrice, la pensée
révolutionnaire et la pensée fasciste.

L’INVENTION DE LA MODERNITÉ RÉACTIONNAIRE

Mannheim en est frappé : à la différence des options libérales et révolutionnaires, la pensée conservatrice répond à un
paradigme étroitement « polémique ». Jamais d’échanges avec, pour horizon, le souci d’approcher la vérité. Non : captifs d’une
optique de guerre civile discursive, les desservants du conservatisme allemand argumentent alors, comme on tire son revolver.
Déjà Goebbels…
Trois ans avant l’analyse de Mannheim, en 1924, un des auteurs phare de la galaxie conservatrice en appelait à l’instauration
d’une « dictature » pour congédier la décadence de Weimar. Cet homme, véritable deus ex machina de la révolution
conservatrice, c’était le philosophe Oswald Spengler, théoricien de l’Untergang de l’Occident, cette machine à fragmentation de
l’idée d’humanité. En 1924, La Régénération de l’Empire allemand prolonge à des fins domestiques l’onde de choc mondiale de
son Déclin de l’Occident, paru cinq ans plus tôt. Historiciste et relativiste, furieusement anti-universaliste, Spengler ne croit pas
vraiment à l’unité du genre humain. Il professe la primauté des cultures sur les grands signifiants d’universalité. On dirait
aujourd’hui qu’il est différentialiste et culturaliste. Et, instinctivement, Spengler ne se trompe pas de cible : il prend
immédiatement en grippe la première république allemande, si imbue d’universalisme… Weimar lui est haïssable, en installant la
bourgeoisie citadine et modérée en position d’hégémonie. Entre lui et la Judenrepublik, aucune conciliation n’est envisageable,
aucune trêve, même provisoire.
Quand il pense à Ebert, à tous les hommes en qui s’incarne ce régime libéral et bonasse, la rage submerge Spengler. Avant
même La Régénération de l’Empire allemand, le second tome de l’Untergang, qui paraît en 1922, est un missile de longue portée
lancé contre Weimar. Ainsi que l’a montré le germaniste Gilbert Merlio, Spengler oscille entre une extrême droite bientôt incarnée
par le nationalisme ultra d’un Ernst Jünger et un conservatisme plus traditionnel, celui que nous avons déjà rencontré chez les
nationaux du DNVP comme von Westarp et leurs amis industriels. Mais attention : pas plus que Schmitt, Spengler n’est passéiste.
Il dit n’avoir cure que de l’avenir. Il est sincère. Car il participe, en son ressassement ténébreux, de cette passion triste que
l’historien américain Jeffrey Herf a conceptualisée, dans un essai passionnant, Le Modernisme réactionnaire, haine de la raison et
culte de la technologie aux sources du nazisme.
De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que Herf nous aide à penser ? Face à la « décadence » démocratique, qui culmine, selon lui, dans la
tempérance weimarienne, Spengler ne propose pas un timoré repliement sur la Gemeinschaft évanouie ou sur l’État corporatif
médiéval. Non. Comme l’a montré Herf, il prône, tout au contraire, contre Weimar et sa recherche du « juste milieu », la fuite en
avant futuriste dans un hyper-modernisme. Vers un nouveau prométhéisme parti à l’assaut de l’être, pour engendrer un homme
comme réinitialisé au terme d’un large « reset » totalitaire – un homme que Spengler fantasme alors plus accompli et métallique,
plus déflagrant que celui des bolcheviks. L’Übermensch de la Révolution brune.
Ce plaidoyer « disruptif » est l’objet de son texte « stratégique » de 1924. Spengler l’affirme sans ciller : la grande erreur des
idéologues libéraux, de Max Weber à Hans Kelsen, est de vouloir bâtir l’État de l’intérieur, en partant des droits et des aspirations
de la personne humaine. Contre cette illusion démocratique, la revitalisation salvatrice de l’Allemagne sera un holisme. Spengler
est un esprit froid. Il veut tenir à distance les « vagues à l’âme » des grands mélancoliques et autres héritiers du romantisme – dont
un Juif de Posnanie comme l’immense et tourmenté Ernst Kantorowicz, ridiculement caricaturé en intellectuel d’extrême droite
par des esprits envieux ou par des rationalistes étroits, fournit en quelque sorte l’épure émotive, avec son amour pour
« l’Allemagne secrète », en fait proche de celui d’un Rathenau.
Le sang-froid inhumain de Spengler annonce l’antihumanisme impitoyablement modernisateur des nazis, et, un siècle après les
faits, se survit de façon quintessenciée dans le constructivisme des doctrinaires les plus maximalistes et les plus glaçants – tels Elon
Musk – de la dystopie transhumaniste en son eugénisme décomplexé.
L’irréversible engloutissement de la grandeur européenne, à bien y regarder, n’est pas une catastrophe, plaide Spengler, mais la
chance de l’Allemagne – son kaïros. « Nous autres, Allemands, nous ne produirons plus un Goethe, mais un César ! » Voilà qui
est exaltant – et qui vaut bien de rester serein face à : 1. la destruction nécessaire des médiations parlementaires ; 2. l’abolition de la
tempérance démocratique ; 3 la liquidation de ces empêcheurs de révolutionner en rond, de ces interdits, aussi anciens que le
Décalogue, d’attenter à l’immémorial humus de notre condition de mortels : les droits de l’homme.
VII

LE ROUGE, LE NOIR
ET LE GRIS
Antikantienne et, bien sûr, antifrançaise, la révolution conservatrice qui a lézardé le ciel européen, assombri les esprits et
cherché, quatorze ans durant, à détruire la civilisation de Weimar, pour sérialiser la production d’un Übermensch, exalta la
modernité jusqu’au fétichisme le plus dément. On aurait tort de s’imaginer ses hérauts sous les traits de rétrogrades apeurés. Il y a
bien plus d’un point de tangence entre la révolution conservatrice et la révolution sociale désentravée par la dévastation technique
de la planète, en référence à laquelle les communistes et leurs alliés n’ont cessé, eux aussi, au cours des années 1920, de se
démarquer violemment du régime de Weimar, pour travailler à sa chute.
Référée à la modernité futuriste dont ils se voulaient porteurs, cette démocratie parlementaire respectueuse du jeu des check
and balances, keynésienne en économie, kelsénienne en matière de philosophie des institutions, paraissait être trop peu
audacieuse, trop peu « dans le coup » – trop bourgeoise, pondérée, nuancée ; en un mot, trop grise. Chasser définitivement
Montesquieu de nos têtes : voilà le programme. « Assez de tous ces scrupules ! », clamait de tous côtés la radicalité communiste,
en congruence distante avec Schmitt et avec son décisionnisme antiparlementaire : preuve par les frères Strasser ou Ernst
Niekisch, d’abord. Preuve, plus largement, par la façon dont la gauche non réformiste n’aura de cesse, shootée au maximalisme,
de réclamer la peau de la république.

LA CLAIRVOYANCE D’UN « APOLITIQUE »

En son évolution républicaine assumée, c’est l’ex-« apolitique » Thomas Mann qui a saisi cette congruence de la gauche radicale
avec l’antidémocratisme des droites extrêmes. La virulence à l’encontre de la modération weimarienne est l’affect qui a dominé la
scène communiste allemande jusqu’en 1933. Figurèrent dans le viseur principal et constant de Moscou et de ses relais locaux, les
« ours savants de la social-démocratie ». Revisitons brièvement les étapes de l’infamie du KPD. En novembre 1923, alors que
Stresemann s’apprête à régler le conflit autour de l’occupation de la Ruhr, tandis que von Seekt entend écraser les rébellions des
deux extrémismes, le KPD, tournant le dos à l’héritage d’une Rosa Luxembourg (qui n’opposait pas le socialisme et la
démocratie), déclare que le véritable fascisme n’est pas à Munich chez les factieux hitlériens, mais à Berlin, c’est-à-dire à Weimar.
S’il y a une urgence révolutionnaire, proclament les communistes, c’est de combattre la fiction criminelle de la République
bourgeoise – ce « fascisme militaire » appuyé sur le réformisme de gauche. Le KPD l’assure : en s’abritant derrière le paravent de
la social-démocratie, la bourgeoisie essaie d’enrayer la déferlante de la crise monétaire, en vain… Heureusement, ses réformes sont
condamnées, et les classes moyennes s’avisent qu’elles doivent rejoindre la révolution. Weimar, « le dernier et le plus faible des
gouvernements bourgeois de l’Allemagne », va inexorablement péricliter après sa reddition devant la France et sa molle
acceptation des clauses du Traité de Versailles : voici ce qu’on prédit chez les thuriféraires du léninisme. « Tout ce qui est vivant
et honorable dans les masses nationalistes », ajoute-t-on, ne peut être qu’écœuré du piteux spectacle donné par Weimar et a
vocation à « nous rejoindre ». Le KPD doit ainsi devenir « le parti du salut national ».

P ERMIS DE TUER

1924 : le cinquième congrès de l’Internationale, auquel prend part le KPD, désentrave une machine propagandiste désormais
lancée à plein régime. En entérinant la dissociation entre la notion de fascisme – vocable creux, à la signification fluctuante,
volontiers accolé, désormais, à la ligne politique de la République allemande honnie – d’avec le mouvement national-socialiste
que les communistes vont dès lors, curieusement, s’astreindre à épargner au maximum de l’épithète « fasciste ». Comme s’il
s’agissait de le favoriser à distance, dans une fascination longtemps déniée. Autorisation tous azimuts de « délirer » et de diffamer,
l’adjectif « fasciste » en vient même à désigner, pour le KPD, le parti social-démocrate lui-même !
La légende d’une opposition du Parti communiste allemand à la révolution brune en gestation n’a que trop duré. Peu
soupçonnables de complaisances envers la droite, Trotsky et Walter Benjamin furent les premiers à dénoncer l’arnaque. Et à
s’alarmer de l’incommensurable et précoce complaisance des bolcheviks made in Germany pour l’hitlérisme naissant.
Quelques années plus tard, rappelle l’historien Pierre Ayçoberry, Ernst Thälmann, alors président du parti, pourra ainsi gravir
encore une marche vers la déréalisation et qualifier le dernier gouvernement parlementaire de l’ère weimarienne de « bande
gouvernementale social-fasciste ».

WALTER BENJAMIN ET THOMAS MANN


CONTRE LA GAUCHE FASCISTE

Mélancolique et abattu, Walter Benjamin, compagnon de route déçu des communistes, notera bientôt, avec une justesse
seulement égalée par le chagrin : « La chance du fascisme, n’est-elle pas finalement que ses adversaires, au nom du progrès, le
rencontrent comme une norme historique ? » Penser, plus que jamais, ce point de tangence, cet entrelacement des deux
révolutions, la « conservatrice » et la « sociale », et dont l’immixtion s’est donnée pour première scène historique le chaudron
bouillant et maudit de la « montée des périls ». Avec Benjamin, c’est Thomas Mann qui, par sa trajectoire, éclaire la continuité et
la complémentarité des deux sensibilités « antibourgeoises » des Années folles. Dans les Betrachtungen eines Apolitischen, paru au
sortir de la guerre, Mann écrivait, en chantre exalté et schopenhauerien de la germanité, que l’Allemagne était appelée à défendre
sa « culture » face aux assauts de l’« Entente occidentale », de la force de la « civilisation » technique moderne. « Civilisation » :
Thomas Mann recourt alors au terme – très connoté dans le débat public allemand – de Zivilisation, qui évoque l’idée française
du progrès et des Lumières, une idée tenue pour étrangère à la « germanité ». Kurt Sontheimer, dans Thomas Mann und die
Deutschen, résume les enjeux essentiels. Et fait valoir, a raison, que le futur auteur de la Montagne magique s’en prend d’ailleurs
moins à la démocratie comme telle, qu’à des figures intellectuelles de gauche comme son propre frère Heinrich, féru d’un
rousseauisme abstrait, et qu’il qualifie alors dédaigneusement de Zivilisationsliteraten. Prudent, Thomas Mann n’en soutient pas
moins, dans sa condamnation de la démocratie, que c’est l’État hiérarchique antérieur au Premier Conflit mondial qui serait le
plus adéquat au peuple allemand ; à l’en croire, il sera bien impossible au peuple allemand « d’aimer » un jour la politische
Demokratie. Pourquoi ? Parce qu’il est au-dessus de ses forces d’« aimer la politique ».
Dans les deux premières années de la République de Weimar, Mann, avec à son actif un brio et une créativité littéraire qui les en
séparent, rejoint en ses préjugés polémiques contre les puissances de l’Entente, comme la France et les États-Unis, et même contre
les Juifs parfois vitupérés dans son Journal, certaines figures de la révolution conservatrice que nous avons rencontrées, comme
Möller van der Bruck.

HORS DE SA ZONE DE CONFORT

Mais, des 1920, et, surtout, à partir de l’année 1922, l’année de l’assassinat de Rathenau, une mue décisive s’amorce. Thomas
Mann n’est plus tout à fait le même.
Est-ce son écœurement de patricien face à la brutalité et la vulgarité ?
Son intuition, peut être encore un peu confuse, du désastre qui s’ourdit ?
Son anticonformisme foncier qui lui fait comme un réflexe ?
Peut-être les trois ensemble.
Le fait est là : sans le clamer sur tous les toits, l’auteur de Mort à Venise est au rendez-vous de ce que Raymond Aron, bientôt,
nommera le « tragique de la politique ».
Il n’en fait pas des tonnes.
Il est là.
Ponctuel et sobre. Presque guindé.
Mais déterminé.
Et lui, le rejeton de la grande bourgeoisie de Lübeck, venu au monde et épanoui dans la ouate soyeuse des archi-privilèges,
prend tous les risques. Il n’a plus peur. Il condescend, enfin, à défendre cette République, prosaïque et, parfois, si banale. Le
« gris » de Weimar et de ses débats au Reichstag, l’antiromantisme essentiel de cette démocratie bourgeoise, ne semblent plus à ce
disciple de Schopenhauer, entachés d’une insurmontable médiocrité. Ils ne lui semblent plus inconciliables avec son amour,
inextinguible, pour « l’Allemagne éternelle ». Ils ne lui paraissent plus justifier la moindre concession, le moindre abandon de
terrain, le plus infime recul face à la pègre.
Ne rien céder. Tenir. Sur la ligne de front historique. Tenir, pour en imposer aux voyous. Pour les harceler. Pour les dissuader,
comme on effarouche une escouade de corbeaux.
Gagner du temps face au flot fangeux de la Barbarei.
Politique intellectuelle d’un écrivain mué en stratège du combat d’idées, qu’une époque en détresse expulse loin, toujours plus
loin, de sa zone d’hyper-confort.
Moins par opportunisme que par conviction, l’auteur de La Montagne magique fait faux bond aux conservateurs – qui le
pensaient, à jamais, acquis à leurs mauvaises causes ; il met en sourdine ses réserves vis-à-vis du « juridisme » un peu procédurier
de la République parlementaire ; et il commence, à mots couverts, puis plus ouvertement, à plaider en faveur de l’alliance des
partis démocratiques, empruntant une voie qui le conduit aux antipodes d’un Möller et, a fortiori, d’un Schmitt, dont la dureté à
l’endroit de Weimar n’a, désormais, d’égal que sa férocité contre le Saint-Siège – une férocité dont on entend, jusqu’à nous, l’écho
diffracté dans telle attaque du pape François et de sa miséricorde pour les migranti.

L’ESPRIT DE G OETHE

Onde de choc, là encore, de l’assassinat de Rathenau. En 1922, De la république allemande, et en 1923, le vibrant hommage à la
mémoire du ministre des Affaires étrangères révolvérisé – Esprit et essence de la république allemande – officialisent la fin de non-
recevoir de Thomas Mann aux nationaux. La république démocratique, actualisation politique de l’idéal « goethéen » de
l’Humanität, a gagné un défenseur illustre.
Ce faisant, c’est tout aussi une variante du consentement au pire qui a acquis avec Mann un détracteur résolu : en l’occurrence,
ce progressisme imperturbable que le KPD, le Parti communiste allemand, emmène dans l’impasse ; ce progressisme insensible
aux misères du présent et pour lequel n’existe aucune différence de nature entre le régime démocratique de Weimar en ses
imperfections connues, et le national-socialisme en son abjection émergente.
Mann identifie vite dans cette mise en équivalence fallacieuse une aubaine pour la canaille. La Montagne magique (Der
Zauberberg), publié dès l’année suivante – 1924 –, bien qu’apparemment dégagé dans son ambition artistique élevée et
monumentale de toutes les contingences de l’époque, campe néanmoins sous les traits inquiétants de Naphta un communiste
assez machiavélien – et très relativiste. Et pour cause : Naphta ne manque pas une occasion de nazifier Weimar et de disculper le
national-socialisme. Au passage, la rumeur tenace selon laquelle Mann aurait ciblé sous l’identité d’emprunt de ce personnage
romanesque le philosophe Gyorgy Lukacs ignore l’engagement précoce et décidé de ce marxiste non cynique contre l’hitlérisme.
Dans La Montagne magique, « bolchevisme » et « fascisme » sont associés à la fois à « une régression », à un grand Zurück ins
Ursprüngliche, et à « l’anti-humanité dépressive ». « Bien qu’il relève d’un esprit radical révolutionnaire, écrit alors Mann, nous
tenons le bolchevisme pour l’une des manifestations de cette dépression justement, car, quoiqu’on puisse penser de sa
signification, il ne signifie ni la démocratie, ni la liberté, ni l’humanité – mais la dictature et la Terreur ; et c’est précisément que
cette tendance dictatoriale-terroriste qui caractérise globalement ce mouvement planétaire. » C’est dit, et clairement dit.
Avançons. À l’orée des années trente, quand les nuages sombres du fascisme s’amoncellent, les atteintes croissantes et graves
qu’elle encaisse coup sur coup commencent à faire vaciller la première république allemande. Mann reste remarquablement
immunisé contre un esprit du temps ressentimental et grinçant, fait de sarcasme et de destructivité. Il se montre, là encore,
imperméable aux séductions du tsunami antirépublicain. Et même, à l’encontre de ce qu’il a nommé « les tendances dictatoriales –
terroristes », il décide d’intensifier son plaidoyer pour la République.
Le Discours allemand, un appel à la raison (1930), Culture et socialisme (1930), La Renaissance de la décence (1931), Le Discours
devant des ouvriers à Vienne (1932), La Profession de foi dans le socialisme (1933) composent une ligne de résistance intellectuelle
culminant dans une sorte d’héroïsme de la raison, assez comparable à celui, plus théorique, du philosophe Edmond Husserl dans
la même séquence.
Mann, devenu un antinazi inébranlable, dédie, devant l’Académie de Prusse, son beau Discours sur Lessing à l’effort pour
endiguer l’enténébrement des esprits et des cœurs : « Le mot révolutionnaire revêt ici une signification inversée et paradoxale par
rapport à celle dont on a l’habitude ; tandis qu’il est coutumier d’associer le concept de révolution à la puissance de la lumière et
de l’émancipation par la raison, l’appel dont il est ici question va précisément dans la direction opposée : dans celle d’une vaste
régression vers le nocturne, vers l’originaire sacré, vers le préconscient – jusqu’au-dedans du sein maternel mythico-romantique.
Tel est le fin mot de la réaction. » Karl Mannheim, que nous avons rencontré, ne faisait pas un diagnostic différent.
Difficile, en effet, d’être plus net quant à l’élucidation du péril. Se revendiquant plus que jamais comme un « enfant de la
bourgeoisie allemande », insistant sur le fait qu’il n’en a jamais renié l’héritage spirituel (qu’il oppose à la « réaction sauvage et
profonde »), ayant son double dans le personnage de Settembrini, rationaliste et franc-maçon, dans la Montagne magique, Mann
accuse le néoromantisme de Naphta, l’antithèse de Settembrini, d’être le responsable de la catastrophe en cours. Tout au long des
péripéties et vicissitudes des derniers jours de la république de Weimar, l’auteur de La Montagne magique, comme le rappellent
justement Schnelin et Merlio, ne fuira plus jamais sur l’Aventin de l’exil intérieur ; avec une constance imperturbable, il
s’exprimera par des essais et des discours sur l’évolution intellectuelle et politique de l’Allemagne. La fréquence de ses textes
d’intervention s’intensifie entre 1929 et 1933, pour ne plus guère s’arrêter, avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Son
Discours sur Lessing, comme nous l’avons vu, prône le modèle de la raison et de l’esprit critique tout en exaltant la tolérance et le
cosmopolitisme dans un parallèle saisissant avec le Zweig de la même époque. À l’encontre du goût pour le nocturne et pour les
ténèbres (Das Nächtige), Mann dédié dès lors toutes ses prises de parole publiques à la flétrissure de la révolution conservatrice et
du nazisme. Face aux exaltés de tous bords qui acclament le désastre et se repaissent de son inexorable avènement, Mann ne cesse
plus de faire entendre en Allemagne d’abord puis depuis son exil ensuite, l’intranquille opiniâtreté d’un mécontemporain. Grâce à
lui, comme grâce à d’autres voix de l’époque comme celle d’Ernst Cassirer, une partie de l’esprit humaniste de Weimar s’est
survécu dans l’exil, dans cette Arche étoilée où les displaced persons, l’un à Paris dans son antre hôtelier de la Rue de Tournon,
Joseph Roth, l’autre, un temps, à Zurich, comme Walter Benjamin, les troisièmes au soleil californien, comme Lion
Feuchtwanger ou comme Franz Werfel, le quatrième à Rio de Janeiro et dans le sertao luxuriant, comme Stefan Zweig, et le
cinquième, tel Gershom Scholem, dans le yishouv azur de Sion retrouvé –, prolongeront un peu du souffle, du rouah de ce que
fut la première démocratie allemande. Mais c’est une autre histoire…
VIII

ERNST CASSIRER
ET RAYMOND ARON
Face à la destruction de la république
QUELQUES ANNÉES AVANT L ’ARMAGGEDON

« L’Idée de la Constitution républicaine » est une conférence prononcée par le « néokantien » Ernst Cassirer, le 11 août 1928.
Cette conférence, tenue devant une assemblée de grands juristes, à Berlin, scelle sa détermination à assumer, dans le champ de la
philosophie politique, une prise de position aux antipodes d’un univers académique passablement éloigné de la république et
tenant, trop souvent, cette dernière pour étrangère à la culture allemande : « Ce que devaient vous montrer mes considérations,
explique Cassirer à son auditoire, c’est le que l’idée de la Constitution républicaine n’est en aucune façon aliénée à l’ensemble de
l’histoire spirituelle allemande, et encore moins une invasion étrangère, mais qu’elle s’est bien est plutôt éveillée sur un sol propre
et nourrie de ses forces les plus intimes, celles de la philosophie idéaliste. » Cette idée, ajoute aussitôt Cassirer, resterait,
cependant, « infructueuse et inefficace si nous voulions la comprendre comme étant simplement un savoir du passé, de l’inactuel
et du déjà accompli ».
Comme Mann, quoique sur un plan plus philosophique, Cassirer entend souligner la portée d’extrême actualité du plaidoyer
pour la forme républicaine. Avec l’intelligence lumineuse qui le caractérise, cet anti-Schmitt tente le tout pour le tout face à
l’imminence de l’Armaggedon ; il martèle sa conviction que c’est bien dans le présent que s’impose l’enjeu essentiel. Cassirer
appelle donc à la barre l’auteur des Affinités électives : « Le meilleur que puisse nous offrir l’histoire, déclarait Goethe, c’est
l’enthousiasme qu’elle suscite. »
L’enjeu intellectuel essentiel de cette prise de parole affleure à ce stade : rendre à un Weimar assailli de toutes parts son assise
culturelle, en l’« arrimant » dans l’histoire longue du droit naturel en Europe ainsi que dans celle, glorieuse et légitimante, de
l’idéalisme allemand.
Pour ce faire, le philosophe de Marbourg déploie les grands moyens. Leibniz et Kant sont convoqués. C’est Goethe, déjà cité,
qui ferme la marche et conclut le texte de sa conférence.
Il faut noter la remarquable insistance de Cassirer sur la dimension éthique de l’idée républicaine.
Que veut-il dire par là ? Comme Cassirer l’écrira bientôt dans son Essai sur l’homme, la distinction cruciale entre le réel et le
possible constitue la condition de possibilité de la République (Politeiâ) de Platon et ne peut être rejetée simplement parce qu’elle
est irréalisable. Avançons : deux ans après « L’idée de la Constitution républicaine », en 1930, Cassirer, prenant appui sur
Leibniz, en appelle contre les Ténèbres qui s’amassent à défendre héroïquement l’unité de la culture allemande. Son espoir,
alors ? Parvenir à replacer une Universität métastasée par la réaction destructrice sur la voie de la liberté de l’esprit et de la
conscience.

L’ATTAQUE NAZIE CONTRE LES DROITS NATURELS

Et, en 1932, quand l’édifice chancelant de la république implose sans rémission possible, Cassirer veut, une dernière fois placer
son crédit et son prestige immenses au service de sa défense. Devant la Société juridique de Hambourg, il se livre, cette fois-ci, à
un plaidoyer passionné en faveur de l’Aufklärung, écho de son si beau livre « weimarien », La philosophie des Lumières, ainsi
qu’à un réquisitoire vibrant contre le vitalisme déjà biologisant – et donc, pour l’essentiel, acquis au national-socialisme – des
adversaires de la république, qui fait du seul peuple le dépositaire et le maître ultime de la loi. Et là, devant une assistance médusée
par son audace, tandis que les nazis sont désormais aux portes du pouvoir, Cassirer réaffirme la validité universelle des droits
humains. Difficile, alors, d’être plus en sécession avec l’esprit funeste d’une époque. Plus tard, dans son exil américain, Cassirer
reviendra longuement dans un très beau livre écrit en anglais, The Myth of the State (Le mythe de l’État), sur la fascination pour
l’État total.
L’assonance avec Raymond Aron est, ici, évidente. Contre le vertige historiciste et relativiste déchaîné du totalitarisme, contre
cette hybris et ce constructivisme diaboliques qui ressurgissent, un siècle plus tard, sous la guise de la grinçante utopie
transhumaniste, contre la psychose raciale et eugéniste qui a détruit l’Allemagne et précipité la Solution finale, Cassirer saluera, de
nouveau, « l’apport majeur et à vrai dire incalculable que la théorie des droits naturels a rendu au monde moderne ».
Le courage, solitaire, de Cassirer, qui affrontera toujours aussi stoïquement un Martin Heidegger entre-temps rallié aux
nouveaux maîtres nazis, lors de la controverse de Davos, en 1934, est corroboré par un futur grand intellectuel venu de Paris, qui
séjournait alors en Allemagne : encore étudiant, le Français Raymond Aron, tout juste âgé de 25 ans, était parti Outre-Rhin
parfaire sa formation ; à partir de 1930, Aron séjourne à Cologne puis à Berlin.

COMMENT LES DÉMOCRATIES FINISSENT

Devant les premiers déchaînements de l’irrationalisme, le jeune étudiant qu’est Raymond Aron prend soudain conscience de ce
que Nietzsche a nommé la « montée du nihilisme » ; plus précisément, il prend conscience que c’est dans le grand théâtre de cette
république parlementaire affaiblie que prend forme une subversion sans précédent : « J’ai saisi alors la fragilité essentielle de la
liberté », a raconté le futur éditorialiste du Figaro dans Le Spectateur engagé, face à Jean-Louis Missika et à Dominique Wolton.
Pis, l’émule de Max Weber, depuis son poste d’observation des universités allemande, transite de Cologne, où il était hébergé
par son professeur, le grand Léo Spitzer, vers le lieu où tout se passe, désormais pour le pire : Berlin. Le jeune Aron est saisi par
la virulence du tsunami antilibéral : « Là, la crise allemande était beaucoup plus visible. » Et il ajoute, tout en émettant des réserves
rétrospectives sur l’acuité de ses analyses politiques du moment : « Je crois pourtant qu’en ce qui concerne la personne de Hitler,
j’ai eu la chance, ou la mauvaise chance, de percevoir presque tout de suite son satanisme. »

QU’EST -CE QU’UNE RÉVOLUTION

POPULAIRE DE DROITE ?

Revenu à Paris, au moment de l’avènement du Front Populaire, l’intellectuel naissant, confessant « une affectivité de gauche »,
signe, dans un livre collectif coordonné par Élie Halévy, Georges Friedmann et Célestin Bouglé (La crise sociale et les idéologies
nationales), une première étude sur les racines intellectuelles du national-socialisme, « Une révolution anti-prolétarienne ». Le
décryptage de la subversion antiweimarienne proposé par Aron s’avère éclairant : « Deux préjugés, prévient le futur auteur de
L’Opium des intellectuels, nous empêchent de comprendre une révolution populaire de droite. Le mot peuple a conservé pour
des oreilles françaises une sonorité romantique, il nous rappelle les grandes espérances de 1848, les rêves généreux de Michelet ou
de Hugo. » Le deuxième préjugé décelé par le sociologue procède de la logique qui suit : « Tous ceux qui sont du mauvais côté
de la barricade, tous les “petits” seraient à gauche, contre les puissants et avec le prolétariat. » Évidemment trop simpliste… « Un
tel jugement, s’empresse d’ajouter Aron, est faux même pour la France », ne serait-ce que si l’on songe aux aventurismes pas
spécialement progressistes de Napoléon III ou du général Boulanger. Mais, ajoute l’auteur, dans le cas de l’Allemagne, cette
vision inexacte devient totalement hors de propos : « L’Allemagne moderne a pris conscience d’elle-même dans des guerres de
libération. Là-bas, il faut être national. » Et de poursuivre, sur cette fascination pour la table rase, dont il a été le témoin angoissé,
quelques années auparavant : « Une formule qu’on entendait sans cesse entre 1930 et 1933, es muß etwas geschehen, exprime
peut-être ce qu’il y avait de plus profond dans le sentiment commun. Il faut que cela change. Dans l’Allemagne humiliée, vaincue,
on devait apercevoir cette rénovation, non dans la direction d’une Internationale, aux yeux des jeunes gens abstraite et utopique,
mais dans le milieu réel, proche et vivant, de la nation allemande. » D’où ce diagnostic sans illusions : « Les masses disponibles des
révoltés, c’est le national-socialisme qui les a mobilisées et unifiées. » La seule addition des ressentiments, si puissante soit-elle,
n’aurait « pas suffi, ajoute Aron, à cimenter en un bloc unique les masses dispersées : il y fallait aussi des espérances. […] aux
ouvriers, on annonçait le vrai socialisme et la communauté allemande, mais on rassurait aussi Thyssen et les capitalistes ».
Qu’est-ce qui, en l’occurrence, fit ciment entre ces segments de la population aux intérêts et aux aspirations si disparates ?
Qu’est-ce qui les souleva d’enthousiasme ? Cette question, décisive, hante encore Aron, trois ans après l’avènement du national-
socialisme. Plus tard, à Londres, dans La France Libre, en avril 1941, il pourfendra « cette culture artificielle du fanatisme qu’il a
fallu imposer au peuple allemand. » Le sociologue, pour l’heure, comme le rappelle son biographe Nicolas Baverez, évoque dans
son article de 1936 une « ferveur religieuse », dans une anticipation frappante de ce qui deviendra, plus tard, le concept, si
efficient face aux variantes complices du phénomène totalitaire, de « religion séculière » : « Les masses étaient soulevées par une
foi collective de nature religieuse. Elles suivaient un prophète qui annonçait le IIIe Reich. […] Dans la jeunesse, cette ferveur
religieuse correspondait à une éthique, à une conception de la vie. Sens de la camaraderie, de la lutte en commun, dévouement au
chef, volonté d’héroïsme, mépris de l’existence bourgeoise, participation directe à la communauté, tous ces sentiments si
caractéristiques des jeunes Allemands s’épanouissaient dans le mouvement hitlérien. »

U NE « CRISE FRANÇAISE »
DE LA PENSÉE ALLEMANDE ?

Avec Cassirer, mais aussi avec Emil Ludwig que nous avons rencontré plus haut, Raymond Aron décèle, dans l’assaut nazi
contre Weimar et son « machiavélisme moderne », une détestation de la part française de la conscience allemande moderne, ce
qu’il nomme « la réfutation des principes de 89 » : « a) Critique de la notion d’égalité. Les hommes ne sont pas égaux en fait et
l’égalité n’est ni un droit, ni un idéal. b) Au reste, la manière même de poser la question est fausse : la nation n’est pas une
collection d’individus, l’individu n’est pas un être raisonnable, la personne n’est pas un citoyen – critique donc de la pensée
atomique, rationaliste, abstraite. c) Le régime de liberté aboutit à la pire des tyrannies, celle des factions et de l’argent. Le
libéralisme transforme la société en champ clos des passions et des intérêts individuels. La conciliation harmonieuse ne sort pas de
la concurrence, la vérité ne se dégage pas de la discussion […]. d) Pratiquement, le suffrage universel n’assure nullement le
triomphe de la volonté populaire. Les députés ne représentent pas exactement le peuple et ils ne sont ni les vrais ni les seuls
maîtres, sans compter que par leur nombre, leurs ambitions et leurs rivalités personnelles, ils rendent impossible toute autorité
véritable. e) Enfin, parce qu’il pense de manière abstraite, le libéralisme conduit à l’internationalisme ; parce qu’il substitut
l’individu au membre de la communauté, un atome impersonnel à l’être concret, lié à la race, à la terre et à la nation, il tend à
méconnaître les conditions profondes d’une politique nationale. »
Réflexion essentielle du jeune sociologue qui permet de comprendre, a contrario, pourquoi, après l’abîme sans fond de la
Shoah, une Allemagne authentiquement à la recherche de sa dénazification n’aura de cesse de quérir la proximité et l’amitié avec
la France – affinité élective sans doute durablement réinventée, à laquelle Aron prendra toute sa part, qui réparera
symboliquement l’absurde anéantissement de Weimar, et dont une figure de lumière comme Beate Klarsfeld est, de nos jours,
l’une des vigies les plus sûres.
Bibliographie

TÉMOIGNAGES ALLEMANDS
ET AUTRICHIENS D’ÉPOQUE

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Table des matières

I. Métropolis

II. 24 juin 1922

III. La faute aux politiques ?

IV. L’irrésistible ascension du nationalisme

V. « Qui, maintenant, dompterait les fauves ? »

VI. Autoroute vers le nazisme

VII. Le rouge, le noir et le gris

VIII. Ernst Cassirer et Raymond Aron

Bibliographie
Composition : Soft Office

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