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20 Du 31 mai au 14 juin 2013 LA CITÉ LA CITÉ Du 31 mai au 14 juin 2013 21

vu de l’intérieur vu de l’intérieur

La photo documentaire, ou quand


le vrai fait partie du faux et vice-versa
Le Centre photographique de Genève organise une exposition sur les manipulations opérées à partir de documents
photographiques, considérés durant près d’un siècle comme une preuve incontestable du réél. Voyage à travers les années
— et avec les artistes — qui ont fait muter les codes d’authenticité et produit des vrais faux ou des faux vrais.

D
epuis ses débuts, la photographie est
auréolée d’une réputation de four- Un labyrinthe
pour se
nisseur de preuves irréfutables, tant
que la croyance en son pouvoir de témoi-
gnage perdure. Des théoriciens de la sémio-
logie tels que Roland Barthes rappellent que
ce qui est représenté sur la photographie n’est
que le célèbre: «Ceci a été». Ou l’historienne
retrouver dans
de l’art Rosalind Krauss, qui a mis le «photo-
graphique» en relation à la théorie du sémio- la confusion
de nos sociétés
logue et philosophe américain Charles San-
ders Peirce, rappelant qu’une photographie
est une trace lumineuse d’un objet existant ou
ayant existé.
Apparue au début du XIXe siècle, la pho-
tographie gagne ses galons non pas du côté *fALSEfAKES*, présenté au Centre
des Beaux-Arts, mais au service des sciences de la photographie Genève (CPG),
en tant que productirce de documents pour du 5 juin au 28 juillet 2013, va ques-
l’histoire, l’histoire de l’art, l’anthropologie tionner la valeur documentaire de
ou la sociologie, et surtout en tant qu’outil des la photographie après une program-
sciences naturelles, spécialement dans le sil- mation d’une douzaine d’années
lon du positivisme (né au même moment que mettant le «style documentaire»
la photographie), où la connaissance des faits au centre de ses préoccupations.
réels vérifiés par l’expérience peut expliquer Cette programmation a été
les phénomènes du monde sensible. construite avec la conscience que
Il est intéressant de noter que c’est dans la le style sera moins une question
seconde moitié du XIXe siècle que la photogra- de stylistique que d’éthique, c’est-
phie est devenue l’un des principaux supports à-dire une façon de tenir son sujet
de l’art médiumnique: dans cette pratique, les à distance, d’inclure le hors-champ
images ne sont plus faites par des personnes comme dynamique produite par le
qui s’en attribuent directement la parenté, spectateur, de penser non seule-
mais qui se considèrent comme des intermé- ment la production d’images, mais
diaires à travers lesquels s’expriment des forces aussi leur diffusion et leur cohabita-
ou des esprits. Ce courant de la photographie tion avec d’autres sources d’images.
dix-neuvièmiste peut être considéré comme fALSEfAKES proposera des tra-
la face cachée de la photographie positiviste, vaux de 77 artistes suisses et inter-
servante en documents pour les sciences. nationaux. L’exposition, qui consti-
Revenons au terme de «document» qui © copyright © copyright tuera le noyau dur de la triennale
signifie, dans sa racine latine, «ce qui sert à des 50JPG (50 Jours pour la photo-
instruire». Plus loin dans le Petit Robert, on graphie à Genève) et occupera sur
lit: «écrit, servant de preuve ou de rensei- sonne ne s’est offusqué de la vrai manipula- ment occidentales, ont profondément changé partie du XXe siècle — n’aurait pu prédire. jourd’hui, tant au cinéma qu’en photographie. Il est intéressant d’observer qu’à la fin des jours se développe avec des personnes repré- sur 700 m2 tout les rez-de-chaussé
gnement.» C’est la notion de preuve qui cou- tion, c’est à dire la construction de Gaza Burial le visage du monde, et le monde des images Dans nos sociétés contemporaines, nous as- Le «style documentaire», lui, a trouvé son années 1970, au moment où les étudiants de sentées dans des scènes les plus quotidiennes, ainsi qu’une partie du premier étage
ronne le document photographique, au point (Enterrement à Gaza) comme une image pro- avec lui. 2001 a été l’année accélératrice des sistons à une telle déréalisation de la vie hu- apogée avec l’œuvre de Bernd et Hilla Becher, l’Académie de Beaux-Arts de Düsseldorf dé- toujours contemporaines à une ou deux excep- du Bâtiment d’art contemporain
que l’un de ses inventeurs, Fox Talbot, éditait venant de la tradition iconique chrétienne. politiques paranoïaques. maine, que différencier le vrai et le simulacre voir avec les débuts de leurs étudiants, qui eux- marraient leur travail, de l’autre côté de l’At- tions près et jouées par des acteurs sur un pla- (voir visuel en page 12), fera par
le premier album photographique de l’his- La photographie montre deux enfants pa- Le mensonge est devenu raison d’état et du réel, la trace documentaire ou la mise en mêmes incarnent — comme Andreas Gursky, lantique, en Amérique du nord, des artistes teau de prise de vue. Ce qui nous paraît de la moments écho à des expositions
toire avec le titre fort parlant Pencil of Nature lestiniens tués dans les bras de deux hommes le catastrophisme la nouvelle religion pro- scène dans les news, s’avère de plus en plus dif- Thomas Struth ou Thomas Ruff, pour ne ci- «corrompaient» complètement les codes (do- street photography, de la prise sur le vif dans la précédentes du CPG.
(«Crayon de la Nature»). Comme si la nature palestiniens d’un âge moyen, renvoyant à pulsée par les médias de masse. Un président ficile. ter qu’eux — non seulement la grandeur mais cumentaires) photographiques, soit en s’ap- rue même, est pure construction, ou, pour être On y trouvera dès lorsdes problé-
elle-même pouvait se représenter. Bien évi- l’iconographie christique liée à la lamentation des États Unis réussit le coup de déclencher Ce qui corrompt notre vision du monde, aussi la décadence de ce style. propriant des photographies d’auteur ou pro- plus précis, reconstruction d’après la mémoire matiques évoquées par exemple lors
demment, il fallait un sérieux coup de main et à la déposition du Christ. Il y a des chances une guerre à partir de faux documents, et de notre perception du monde sensible, émane Décadent paraît alors Andreas Gursky, venant de la culture vernaculaire, soit en de l’artiste. de grandes expositions thématiques
pour que des rayons de lumière s’inscrivent sur que les deux hommes sur le cliché ne soient fausses photographies. Ne disait-on pas d’ail- aussi des simulacres de toutes sortes auxquels avec la prise du siège du dictateur de la Corée mettant en scène des instantanés, laissant Cindy Sherman et Jeff Wall changeaient telles que PHOTO-TRAFIC en 2006
des surfaces photosensibles. pas chrétiens. Alors pourquoi cette construc- leurs des Twin Towers attaquées, que c’était nous sommes déjà confrontés tous les jours: du Nord dans le May-Day-Stade à Pyongyang, croire que la photographie avait été prise sur radicalement les codes d’authenticité, propres et/ou LA REVANCHE DE L’ARCHIVE
Mais la croyance en la force documentaire tion de la réalité? Depuis des dizaines d’an- «plus vrai que nature»? Le 11 septembre 2001 les villes construites à l’ancienne, les arômes pour photographier les ornements humains le vif. à toute photographie prétendant «documen- PHOTOGRAPHIQUE en 2010.
n’est pas suffisante. Il lui faut aussi une garan- nées, nous assistons à l’apparition de telles a été la preuve évidente que la société mar- alimentaires qui ne proviennent plus d’une «Ari rang» où 100 000 gymnastes bougent ter». On peut dire aujourd’hui que les deux L’accrochage sera agencé par ru-
tie post-production et c’est justement le réseau photographies, et peu importe si la personne chande, celle qui transforme tout en marchan- matière première, les promesses d’une vie tous ensemble à la seconde près pour la gloire un monde où l’illusion est roi artistes ont donné le coup de grâce au fameux brique, à la manière d’un magazine,
de distribution censé assurer la véracité du cli- photographiée a un lien avec notre tradition dise, de l’œuvre d’art au geste sauveur, ne peut heureuse à condition d’avoir les moyens de de Kim Sung Il; ou encore les ambitions pic- «instant décisif» tant vénéré par le photo- avec des zones «Mode», «News»,
ché qui est grippé aujourd’hui comme jamais. iconologique. Roger Thérond, ancien direc- se réaliser que dans la spectacularisation de consommer, etc. Quand une compagnie d’eau torialistes à l’exemple de l’École de New York Les deux plus remarquables artistes ayant graphe Henri Cartier-Bresson, modèle absolu «Guerre», «Urbanisme» «Vie cou-
C’est au niveau des médiateurs, c’est à dire des teur de Paris-Match, envoyait ses photorepor- tous les aspects de la vie. détruit dans les quatre coins du monde des avec ses prises de vue d’un circuit de F1 dans le choisi la deuxième stratégie sont Cindy Sher- de la street photography. Depuis, nous voyons l’en- rante» etc., traitant aussi des ques-
journalistes, rédacteurs, responsables photo, teurs au Louvre en leur demandant d’étudier nappes phréatiques afin de vendre partout la désert du Bahreïn, ramenant ainsi la richesse man et surtout Jeff Wall. Avec leurs photogra- semble du reportage comme un seul et unique tions périphériques telles que la
art directors, agents, directeurs de chaîne de les tableaux exposés régis par d’autres codes sitcom, reality show ou storytelling même eau en quantité démesurée, d’abord dé- informative du «style documentaire» à un jeu phies, influencées par la culture cinémato- cortège de funérailles, traversant comme un notion d’auteur ou la relation entre
télévision, galeristes, curateurs, directeurs de visuels que ceux de l’occident chrétien et de minéralisée sur place puis reminéralisée selon formel. graphique, ils ont créé un précédent dont les spectre les médias de masse, jusqu’aux exposi- la photographie et sa légende.
musée que le contrat de confiance — comme diffuser ensuite leurs photographies dans les C’est ainsi que le faux est devenu une condi- un standard mondial défini par l’entreprise, Décadent paraîssent aussi les agrandis- retombées ne cessent de marquer la manière tions de l’agence Magnum. L’organisation spatiale se rappro-
dirait un grand revendeur de téléviseurs — est quatre coins du monde. tion sine qua non du «bon fonctionnement» de sous le nom de Pure Life, il s’agit bien d’un si- sements à des dimensions dépassant les deux de faire et de voir des photographes. Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, chera du labyrinthe et l’ensemble
rompu. La machine communicatrice, souvent Que la photographie ait été manipulé dès nos sociétés. Une fois admis le fait que nos vies mulacre à haute dose de cynisme. Ce sont de mètres par deux des photographies porno- Cindy Sherman a produit entre 1977 et la notion de «documentaire», surtout dans le reflètera, à première vue, la confu-
porteparole de l’ultralibéralisme, s’est engagée ses débuts et qu’il ne fallait pas attendre l’ar- sont soumises au règne de la marchandise, telles réflexions qui ont guidés l’élaboration de graphiques de Thomas Ruff, glanées sur le 1980 soixante-neuf photographies en noir et champ de la photographie, soit malmenée. Il sion régnant dans nos sociétés
dans une spirale rendant tous les domaines de rivé de photoshop (programme permettant de voire du simulacre — allant de la culture à l’exposition fALSEfAKES. web, tout en gardant un flou artistique avec blanc, ayant toutes l’air d’avoir été prises sur semble que nous soyons arrivés à un point de par la juxtaposition d’œuvres dont
la vie spectaculaires, au point que le vrai fait manipuler une image digitale) n’est plus un l’amour en passant par la santé et l’informa- Devant la recrudescence de simulacres une grossière définition des pixels et rappe- le vif à l’occasion de 69 différents tournages rupture où la forme du documentaire montre le statut ne sera pas vérifiable par
partie du faux et vice-versa. C’est ces fausses mystère pour personne. L’exposition Manipu- tion, dans lesquelles tout devient un sitcom, un dans nos sociétés contemporaines, la question lant le pires moments de l’histoire de la pho- de cinéma pour la promotion de ceux-ci, voir ses limites, quel que soit l’ordre économique manque de cartels. Seule une
croyances et ces contrats brisés que l’exposi- lated Photography Before Digital Age (La photogra- reality show ou du storytelling — on arrive au se pose: à qui sert le faux? À la spectacularisa- tographie: le pictorialisme. Et pour en finir pour l’illustration d’articles concernant le film ou esthétique dans lequel il opère. Il ne faut deuxième lecture, à partir d’un guide
tion fALSEfAKES (lire encadré ci-contre) essaye phie manipulé avant l’âge digital), qui a fermé point où les termes de «vrai» et de «faux» sont tion de la marchandise et à son support idéolo- définitivement avec ce style, rappelons les por- ou pour sa publicité dans les vitrines des ci- pas s’étonner alors que les artistes retournent offert gratuitement, éclaircira le
de questionner. ses portes fin janvier 2013 au Metropolitan Mu- renvoyés dos-à-dos et vidés de leur sens. gique, les médias du Main Stream? À l’appareil traits de familles richement installées dans némas. C’est l’artiste elle-même qui joue sur la valeur documentaire de la photographie visiteur sur la nature des pièces
L’édition du World Press Photo 2012, rem- seum de New York, vient de le rappeler magis- Ce que Guy Debord avançait comme hori- militaro-industriel qui connaît une tradition leurs grandes demeures — réalisé par Tho- chaque photographie un rôle issu d’une his- contre elle même, dans un monde où l’illusion exposées, espérant que le clash des
portée par le suédois Paul Hansen, est un ex- tralement. Ce qui est franchement nouveau, zon de l’horreur dans les années 1960 et 1970 centenaire dans l’art du camouflage? Ou car- mas Struth — fières de leur statut social, col- toire qui n’existe pas — il n’y a pas d’avant ni est roi. images résonnera encore longtemps
cellent exemple. Alors que la polémique fai- c’est que nous vivons depuis un certain temps, et ce que Jean Baudrillard a synthétisé et théo- rément aux artistes qui, depuis la naissance lectionnant les œuvres d’art contemporain, d’après — et d’un film qui n’a jamais été tour- dans sa mémoire.
sait rage parce qu’un acteur dans la chaîne de après la chute du rideau de fer, dans un monde risé sous l’aspect du simulacre dans les années de l’art tel qu’il est défini à la Renaissance, ne comme il se doit, et incarnant par consé- né, mais qui rappelle l’ensemble la série B de Joerg Bader
fabrication du cliché gagnant avait accentuait désarticulé, chaotique, dépourvu de repère 1980 a pris une tournure qu’aucun des deux cessent de se servir du faux pour dire vrai? La quence aussi de potentiels client de l’artiste. Hollywood des années 1950 et 1960. commissaire de l’exposition fALSEfAKES
les sources de lumière, voir même rajouté des pour un simple citoyen. Entre la fin des an- penseurs — et pourtant nous parlons des plus notion de «documentaire», âgée de moins d’un La distance revendiquée par Walker Evans est Dans le cas de Jeff Wall, il s’agit d’une directeur du centre de la photographie
sources où il ne pouvait pas y en avoir, per- nées 1980 et aujourd’hui, les élites, principale- lucides que nous ayons connus dans la seconde siècle, n’a jamais été autant célébrée qu’au- décidemment laissé pour compte. œuvre qui débute en 1978 et qui jusqu’à nos à genève

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