CRÉER SANS FAIRE.

All that is necessary already exists…

It is just wrongly distributed.

LE DÉSIR ANTIPRODUCTIF Jürgen O. Olbrich

DANS L’ART Pourquoi réaliser une œuvre,

s’il est si beau de juste l’imaginer ?

Pier Paolo Pasolini

SILVIO DE GRACIA Traduit de l’espagnol (Argentine)

par Karla Cynthia Garcia Martinez 23
La mise en pratique de la décroissance1 dans le domaine artistique
exprime le besoin de remettre en question la production excessive
d’œuvres d’art. Même si ce phénomène peut paraître récent, dans
les années soixante on voyait déjà apparaître un militantisme pour
la dématérialisation des œuvres d’art qui rejetait les processus de
fétichisation et de commercialisation. À partir du moment où l’artiste
laisse de côté son rôle de producteur d’œuvres matérielles et devient
l’incitateur de pratiques et de processus artistiques non monnayables,
produits dans des espaces non conventionnels, la logique dans le
monde de l’art vit un moment d’inflexion à partir duquel l’œuvre n’est
plus obligatoirement associée à l’objet. La performance, l’art-action,
le land art, l’intervention urbaine et toutes les autres expressions
de l’art immatériel et conceptuel rendent compte d’un moment clé,
à partir duquel l’art est avant tout conçu comme une pratique plutôt
que comme un objet produit et destiné au marché.
Cependant, encore aujourd’hui, le domaine artistique, tout en
accord avec le système économique capitaliste, est inondé par l’hyper-
production et l’hyperconsommation. Nous nous retrouvons dans un
univers surpeuplé d’œuvres et d’images. La décroissance constitue
encore la possibilité d’affronter de manière stratégique l’abondance
et l’accumulation de plus en plus grandissante d’œuvres artistiques.
Dans ce sens, les artistes utilisent de manière consciente ou inconsciente
plusieurs tactiques pour arrêter de produire, ou encore, pour produire
autrement et éviter ainsi de faire partie de l’hypertrophie de production.
Si l’on évoque le fait d’arrêter de produire, Duchamp est, comme
dans plusieurs autres domaines, un pionnier à s’éloigner délibérément
de toute activité artistique pour se consacrer exclusivement au jeu
d’échecs2, ce qu’il a fait entre 1923 et 1934. Avec ce geste d’arrêter
de faire, il est essentiellement radical et il influencera d’autres artistes
pendant de longues périodes. On n’a qu’à penser à des initiatives comme
celle de l’exposition d’Yves Klein, Le vide, présentée à la galerie Iris Clert
à Paris en 1958 où l’artiste refusait de manière très explicite de produire
un objet pour faire de l’art3.
Au-delà de ces cas extrêmes, on peut nommer et analyser les
stratégies de quelques artistes qui mettent en place des procédures
et des dispositifs leur permettant de créer sans augmenter le nombre
d’objets artistiques, mais aussi sans arrêter leurs activités créatrices.
Il existe un noyau d’artistes antiproductifs qui se nourrissent des recher-
ches et des pratiques dont le but est la décroissance. Dans d’autres mots,
ils créent de l’art sans pour autant produire une œuvre matérielle.
PAPER POLICE. À LA SAUVEGARDE DES DÉCHETS
Depuis plus de 30 ans, l’artiste allemand de la ville de Kassel, Jürgen
O. Olbrich, récupère des matériaux qu’il considère comme importants
en les prenant dans des conteneurs de recyclage de papier : livres,
feuilletons, cartes postales, manuels, documents. Avec ces objets
recyclés, il crée son projet Paper Police dans lequel chaque objet
qui est récupéré du recyclage, grâce à sa valeur potentielle, est
étampé avec ces deux mots. Tout le matériel est réuni et emballé
dans des paquets qui seront par la suite utilisés dans des actions
ou des installations.
Dans ce projet, Olbrich met en lumière la réalité actuelle de sur-
production de déchets, conséquence de la surconsommation et l’élimina-
tion immédiate. Nonobstant, grâce au monitorage et à la récupération
qu’il réalise, il montre également d’une manière poétique comment
la vie est un cercle dans lequel les objets rejetés peuvent revenir dans
notre quotidien sous une nouvelle forme.
Ce processus conceptuel de réutilisation ou de recyclage de résidus
non artistiques constitue sa quête de production alternative de l’art.
Comme tant d’autres artistes, Olbrich cherche une décroissance dans
la production, il n’ajoute pas, il ne crée pas de nouvelles œuvres, mais
il réutilise les objets qui ont été considérés inutiles par la société et les
remet en circulation avec un nouveau sens.
DE L’ART DANS LE JOURNAL. RÉAPPROPRIATION
GRAPHIQUE OBSESSIVE
L’une des pratiques les plus communes tout au long de l’histoire de l’art,
surtout à partir du XXe siècle, est celle de la réappropriation. Il s’agit
d’une autre forme de recyclage dans laquelle le matériel récupéré consiste
en des images reprises avec de nouveaux moyens de reproduction.
Les œuvres ainsi produites sont construites à partir d’emprunts,
d’appropriations et de mises à jour d’images qui font déjà partie de
l’immense répertoire de l’histoire de l’art.
Du pillage à la réappropriation, ces façons de faire constituent
les pratiques les plus fréquentes dans le domaine de la décroissance
artistique. Quoique, en réalité, il s’agit d’une décroissance relative,
car cette stratégie n’exclut pas l’apparition de nouvelles œuvres.
Pour sa part, l’artiste catalan César Reglero amène la réappropriation
à un autre niveau en évitant totalement la possibilité d’augmenter la
production. À partir de 1976, lorsqu’il découvre l’existence du journal
El Pais, son travail sera consacré à la manipulation et l’intervention
obsessive des pages du journal. La tâche qu’il mène avec fébrilité
consiste à choisir les pages avec de belles photographies et à y faire
des interventions. L’œuvre ne dépasse pas les limites de la page et
l’action artistique ne laisse pas de traces au-delà du journal. De la même
manière qu’Olbrich, l’action reprend un élément du quotidien, éphémère
et jetable, pour le ramener vers le domaine de l’art.
ÉCRIRE SANS ÉCRIRE. COPIÉ-DÉFAIT NOTES BIOGRAPHIE
1 La théorie en économie de la décrois- Silvio De Gracia est artiste visuel, performeur
La copie est une autre manœuvre qui fait partie du répertoire de stratégies sance est inspirée d’auteurs et de textes et organisateur. Il dirige la revue d’art postal
de ceux qui se décident à arrêter de produire. Étant donné que l’action publiés dans les années soixante-dix. et de poésie visuelle Hotel Dada de même
de copier s’oppose à celle de créer, on peut considérer cette procédure Il s’agit principalement des publications que le festival international d’art vidéo Play
du mathématicien roumain Nicolas  dans la ville de Junín, en Argentine. Comme
comme une forme de résistance à la production excessive de l’art. Georgescu-Roegen. Cependant, c’est théoricien, il publie sur différents sites Web
Depuis un certain temps, l’artiste brésilienne Ana Montenegro à partir de la première décennie du et dans plusieurs revues spécialisées. Il est
travaille à partir de l’appropriation et de la copie. En tant qu’artiste issue XXIe siècle qu’elle est devenue plus popu- l’auteur du livre La estética de la perturbatión,
du milieu de la performance, elle plonge dans le domaine de la poésie
laire. Parmi les théoriciens qui adhèrent pour un développement de l’art performance.
à cette école de pensée, on retrouve Il a présenté ses performances au Canada,
expérimentale et de l’exploration du langage écrit. L’action de copier l’économiste Serge Latouche, considéré en Italie, en Angleterre, en Serbie, au Chili,
et l’utilisation de textes d’autres auteurs étaient déjà présentes dans actuellement comme le plus notable en Argentine et en Uruguay. Récemment,
sa pratique de la performance, mais elle devient de plus en plus fréquente référent idéologique. ses essais ont été inclus dans les livres
dans son travail en tant que poète expérimentale. Dans sa vidéo Repro-
2 À partir de 1923, Duchamp est devenu Performance presente futuro (Contra Capa,
joueur d’échecs à temps plein. Il s’est Brésil, 2008) et La creación escénica en
ducción prohibida [2010], on la voit de dos, face à un mur blanc et bâti une carrière en tant que joueur dans Iberoamérica en el contexto de la cultura
on entend une narration hors champ (avec la voix de l’artiste) qui décrit des tournois nationaux et internationaux visual (Université de Castille-La Manche,
la partie non visible de son corps. Le texte qu’on entend est construit et il s’est fait connaître parmi ses collègues Espagne, 2009). Il a été invité à la 10e Biennale
à partir de la manipulation et de la déformation d’extraits de son répertoire
comme un joueur solide et bien préparé. de La Havane (2009) pour participer à la
3 Dans la même lignée, on peut mentionner rencontre théorique portant sur le thème
de lectures. Elle ne se décrit pas avec ses propres mots, elle fait appel Souffles d’artiste (Fiato d’artista) de « Intégration et résistance dans l’ère de la
au saccage et au collage littéraires, à la fragmentation et au recadrage. Piero Manzoni où il présente des ballons mondialisation », où il a présenté un exposé
Par ailleurs, dans le livre A mosca Textos intraducidos (2022)4 qu’elle gonflés avec le « souffle vital de l’artiste ». sur la performance latinoaméricaine
4 A mosca Textos intraducidos, éditorial d’aujourd’hui.
a publié en collaboration avec le poète catalan Ferran Destemple, elle HOTEL DADA, Collection Intersignos,
n’écrit rien. Elle s’approprie d’autres textes littéraires afin de produire Buenos Aires, 2022. Dans ce texte,
des textes-collages, encore une fois par l’appropriation et le montage. Ferran Destemple et Ana Montenegro
En réalité, plus que la copie, l’artiste explore la possibilité de
participent à l’élaboration d’un recueil
de textes non traduits liés d’une certaine
« défaire ». L’acte de défaire dans l’art a eu ses origines dans des actions façon aux recherches de Augusto de
comme celle de Man Ray où il rature tous les mots d’un poème, ce qui Campos, mais qui vont plus loin dans
résulte dans une série de rectangles noirs sur la feuille blanche5. Un autre la transgression. Ana Montenegro sélec-
exemple est celui des « cancellatures »6 produites principalement sur
tionne les textes et Ferran Destemple
les traduit, cependant, il ne s’agit pas
des textes littéraires par l’artiste italien Emilio Isgro dans les années  de textes originaux et les traductions
soixante. Ana Montenegro va encore plus loin dans son dernier travail ne sont pas fidèles aux originaux.
Bartlebly deshecho, dans lequel, au lieu de déployer ou d’effacer 5 En 1924, Man Ray réalise cette intervention
le texte, elle expose toutes les pages du livre de Melville exhibées
sur le poème « Lautgedicht », il cache
et en même temps rend compte de
sur un mur7. Paradoxalement, cette action n’implique pas un acte l’existence du texte poétique.
de destruction, mais elle redonne une nouvelle existence au livre 6 C’était en 1964 que, pour la première
en le transformant en objet artistique. fois, l’artiste italien Emilio Isgro propose
ce qui deviendrait plus tard des « cance-
latures ». Il s’agissait d’intervenir dans
des textes littéraires, des encyclopédies
J’AIMERAIS MIEUX NE PAS ou des articles de journaux en effaçant
des mots avec de l’encre noire. Unique-
Cette phrase du mystérieux personnage d’Herman Melville, Bartleby, ment quelques mots étaient épargnés
semble tout à fait pertinente pour évoquer la possibilité de « ne pas faire ». pour former de nouvelles phrases avec
De la même manière que Bartleby, certains artistes contemporains de nouveaux messages.
7 Le titre original du livre est Bartleby,
préfèrent arrêter de faire dans le sens de production. Ils assument
o escrivão. Uma história de Wall Street.
une attitude opposée à l’idée de continuer à produire des objets capi- Il a été publié à Sao Paulo par la célèbre
talisables destinés à faire partie du système de l’art. Dans certains maison d’édition Cosac Naify en 2005.
cas, la remise en question ne se limite pas au refus de faire de la part Ce qui attire l’attention de cette publication,
de l’artiste, mais elle concerne également l’existence de l’œuvre d’art. c’est que le texte est imprimé au recto
des pages, mais le verso est recouvert
Les diverses stratégies, le recyclage, la réutilisation, la réappropriation, de gris.
la copie, la destruction permettent aux artistes de développer un travail
de décroissance et de s’attaquer à la matrice de production. Plusieurs PHOTOS
de ces pratiques ciblent les notions de droit d’auteur et d’originalité et,
p. 22
César Reglero
par le fait même, elles s’opposent à la logique du marché. Les œuvres
ne peuvent plus être considérées comme des objets, elles deviennent P. 24-25
des procédures et des actions et contribuent ainsi à la décroissance Ana Montenegro, Bartleby deshecho.
des dynamiques d’accumulation.
p. 26-27
Malgré tout cela, il faudrait que, au-delà des expériences de création Jürgen O. Olbrich, Paper Police. Depuis
alternatives, la décroissance puisse avoir lieu dans les pratiques de plus de 30 ans, l’artiste récupère des
gestion de l’art, que l’on puisse atteindre les notions de communauté, matériaux qu’il considère comme impor-
d’écosystème culturel et de travail partagé. Il est nécessaire de dépasser
tants en les prenant dans des conteneurs
de recyclage de papier : livres,feuilletons,
l’idée traditionnelle de l’art en tant que système où toutes les ressources cartes postales, manuels, documents.
et les efforts ont comme objectif la production et l’exhibition des œuvres.
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