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PASSEURS DE FRONTIÈRE. NOTES SUR LA PERFORMANCE
Olivier Lussac
Colloque Gafsa, Tunisie 19‐22 novembre 2014 : « Patrimoine et contemporanéité. Une équation
identitaire dans la production culturelle », organisé par Olga Malakhova‐Ben Zid, Ali Zenaidi, l’Institut
Supérieur des Arts et Métiers de Gafsa et l’Université de Gafsa. Article publié 2015.
« Si l’écrivain est en marge ou à l’écart de la communauté fragile, cette situation le met
d’autant plus en mesure d’exprimer une autre communauté potentielle, de forger les
moyens d’une autre conscience et d’une autre possibilité. »
G. Deleuze et F. Guattari, « Kafka, pour une littérature mineure », Critique et clinique,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1993.
Si cela concerne l’écrivain en marge dont parlent les deux auteurs, cela peut tout aussi
bien convenir à l’artiste de la performance, pour qui l’acte invite à des formes de
potentialité infinie d’écritures, comme Guillermo Gómez‐Penã le pense. La performance
est pour lui une forme de voyage. Elle est absolument nomade. « Voyager, aussi bien
géographiquement que culturellement, devient, selon lui, une part intrinsèque du
processus artistique, particulièrement pour ceux d’entre nous qui se considèrent comme
des migrants ou des passeurs de frontière. »1
« C’est un art sans domicile fixe qui peut s’installer partout. », souligne encore Esther Ferrer2.
1. La Frontera (The Borderland) : Gloria Anzaldúa
Sans domicile fixe, telle est la Frontera , qu’évoque l’écrivain Gloria Anzaldúa. Le titre de ce
roman, écrit en 1987, offre d’emblée l’explication pour saisir le concept de frontière. Il
permet de franchir tout autant les limites géographiques que celles, linguistiques,
culturelles et/ou identitaires. La frontière est, comme le souligne Carolina Meloni, une
« allégorie du manque d’identité 3 ». C’est le lieu de passage, un espace de transit.
Anzaldúa décrit sa propre identité comme un métissage, comme un carrefour entre des
cultures qui ne la reconnaissent pas totalement : elle est située entre les frontières, in‐
between, dans cet espace liminal. Géographiquement, elle décrit celui entre les Etats‐
Unis et le Mexique, mais, comme les artistes que nous allons analyser, elle possède des
frontières enracinées plus profondément en elle, comme les carrefours identitaires,
linguistiques, épistémologiques et sexuelles (elle est lesbienne). Ni complètement
américaine, ni absolument mexicaine, elle navigue entre les deux cultures, comme
Guillermo Gómez‐Penã, pour lequel l’espagnol et l’anglais sont les deux langues du
1 Guillermo Gómez‐Penã, Dangerous Border Crossers, extrait.
2 Esther Ferrer, « entretien avec Sylvette Babin », revue ESSE Arts+Opinions, été 2000, Montréal, Canada
3 Carolina Meloni, « Corps/Texte/Genre : Gloria Anzaldúa et l’écriture organique », Lectures du genre,
n° 9 : Dissidences génériques et gender dans les Amériques : p. 124‐135, (p. 124).
4 Art. cit., p. 125.
5 Esther Ferrer, « entretien avec Sylvette Babin », revue ESSE Arts+Opinions, été 2000, Montréal, Canada
2 Gloria Anzaldúa, Esta puente, mi espalda. Voces de mujeres tercermundistas en los Estados Unidos, San
3 Carolina Meloni, « Corps/Texte/Genre : Gloria Anzaldúa et l’écriture organique », Lectures du genre,
n° 9 : Dissidences génériques et gender dans les Amériques : p. 124‐135, (p. 124).
colonisateur. Les deux artistes prétendent à une culture hybride, entre‐deux et
hétérogène. Comme le souligne Carolina Meloni, « Anzaldúa se définit comme une âme
entre deux mondes (nous soulignons), elle se trouve toujours dans un non‐lieu, elle est
hors‐propos, entre deux cultures de colonisateurs. »4 Elle‐même se découvre être une
sorte de pont : « Je suis un pont balancé par le vent. 5 » Le pont est en effet une
métaphore, à l’image du croisement, de l’intersection et de l’union des cultures. Cette
artiste est une « traversée », dit‐elle, qui habite la frontière : vivre précisément la
frontière, c’est vivre dans les marges, pas seulement géographiques, mais dans un
monde de violence et de marginalisation : « La frontière entre les États‐Unis et le
Mexique est une blessure ouverte (nous soulignons) contre laquelle le Tiers Monde se
heurte et se déchire. » 6 Cette lésion est à l’image de toutes les zones qui séparent le Nord
du Sud, une plaie béante qui traverse le corps et l’esprit.
Il s’agit de vivre dans un espace entre deux cultures, ni dans l’un ni dans l’autre, à
l’image du concept élaboré par Homi Bhabha, le « Tiers‐espace », à partir de la
métaphore de l’escalier. Bhabha échafaude l’idée d’une relation active qui dépasserait ce
qu’il nomme « les polarisations du local et du global, du centre et de la périphérie7 » et
qui édifierait la notion d’identité (laquelle ne peut « s’articuler qu’à travers et à côté
d’une communauté de différence8 »).
Il nomme cette dynamique, au‐delà de tout clivage, les « terrains d’élaboration des
stratégies du soi ». Ces espaces, où se construisent les positions de l’individu (ou des
artistes ci‐dessous nommés), émergent dans les moments où changent les modalités
d’assemblage de binômes sur lesquels la personne se définit résistante et/ou réductible
à toutes formes d’assimilation : altérité/identité, passé/présent, intérieur/extérieur,
inclusion/exclusion, masculin/féminin, noir/blanc et même relation de soi à l’autre…
Selon Bhabha, « L’abandon de singularités de « classe » ou de « genre » […] a entrainé
une prise de conscience des positions du sujet – race, genre, orientation sexuelle – qui
hantent toute affirmation d’identité dans le monde moderne. Ce qui est innovant…, c’est
ce besoin de dépasser les narrations de subjectivités originaires et initiales pour se
concentrer sur les moments ou sur les processus produits dans l’articulation des
différences culturelles. Ces espaces « interstitiels » offrent un terrain à l’élaboration de
ces stratégies du soi.9 » Il invoque alors l’idée que l’engagement culturel ne peut être
produit que sur un mode performatif, dans lequel « l’aspect social de la différence est
une négociation complexe et incessante qui cherche à autoriser des hybridités sociales ».
Pour comprendre ce mécanisme, il se réfère à l’artiste Renée Green, qui utilise la
métaphore de la cage d’escalier, qui serait devenue un lieu d’échange, d’interaction entre
le haut et le bas, entre « la négritude et la blanchitude » par exemple (ou entre le sauvage
4 Art. cit., p. 125.
5 Gloria Anzaldúa, Esta puente, mi espalda. Voces de mujeres tercermundistas en los Estados Unidos, San
Francisco, ISM Press, 1988, cité par Carolina Meloni, art. cit., p. 126.
6 Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books (1987),
2007, p. 84.
7 Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, Paris, Payot, 2007 (1994), p. 21.
8 Op. cit, ibid., p. 22.
9 Ibid., p. 30.
et le civilisé, entre le natif, l’autochtone et le migrant pour la performance de Fusco et
Gómez‐Penã), c’est‐à‐dire, comme le précise Renée Green, un « espace liminal 10 »,
déplaçant la logique binaire en une sorte de dialectique et de réflexivité, et habitant,
comme les passeurs de frontière, « la frange d’une réalité entre‐deux » (Bhabha, p. 47).
Le spécialiste du postcolonialisme analyse donc cet interstice, nommant celui‐ci le
« tiers‐espace », dans lequel le sens et les symboles culturels et identitaires n’ont pas de
fixité, « un espace culturel hybride qui se forme de façon contingente, disjonctive, dans
l’inscription de signes de mémoire et de sites d’action politique11 ». Le tiers‐espace est
liminoïd, passant d’une structure fixe à une évolution processuelle, ou d’une logique de
systèmes culturels et sociaux à une dialectique de mobilité socio‐culturelle. Le tiers‐
espace conçu ainsi est un espace de permutation ou d’interversion, par lequel
l’achoppement se maintient au niveau des limites de domination et de violence.
Le théoricien argentin Walter Mignolo 12 a lui aussi évoqué cette « blessure », en
reprenant la définition d’Anzaldúa. Il la nomme la « différence coloniale », telle la
cicatrice que porte l’individu en soi, c’est‐à‐dire l’autre ou l’étranger. Cette dissemblance
(cette fracture) coloniale renvoie à l’idée d’extériorité : l’en‐dehors, les marges, la
frontière, la périphérie… se confrontent à l’en‐dedans, l’espace de la civilisation et du
progrès, le lieu même qu’imposent à tous le monde occidental, la mondialisation et le
capitalisme moderne. Et la frontière demeure ce lieu non‐marqué ou ce non‐lieu
(comme le pense Marc Augé dans son livre, Non‐Lieux. Anthropologie de la
surmodernité13 : « Ces lieux, dit‐il, ont au moins trois caractères communs. Ils se veulent
(on les veut) identitaires, relationnels et historiques. 14 ») On comprend dès lors
parfaitement que la frontière n’est ni unitaire, ni concordante, ni incontestable. Elle
flotte, sans évidence, au gré des individus qui passent le pont… La frontière divise. Elle
ouvre à l’exil. Elle marque les dangers de l’hybridité et de la transmission, de la
contamination avec et par l’autre, dont il faut s’écarter.
Pourtant, pour Anzaldúa, la frontière devient paradoxalement cet espace de l’identité,
lorsqu’elle sera le « lieu » où va surgir une conscience renouvelée, un tiers‐espace et un
in‐between. Comme le souligne Carolina Meloni, « C’est pour cela que chez Anzaldúa, la
pensée frontalière apparaît comme une stratégie de décolonisation, qui produit un
revirement épistémique, ainsi que la conceptualisation d’une pensée autre.15 ».
Ainsi, Gloria Anzaldúa s’explique : « Pour survivre à la Frontière, tu dois vivre sans
frontière, être un croisement de chemins. »16 C’est ce qu’elle appelle les border identities
(les identités de frontière).
10 Ibid., p. 33.
11 Ibid., p. 39.
12 Walter Mignolo, Historias locales/diseño globales, Madrid, Editorial Akal, 2003, cité par Carolina Meloni,
art. cit., p. 127.
13 Marc Augé, Non‐Lieux. Anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, La Librairie du XXIe Siècle, 1992.
14 Op. cit., p. 69.
15 Carolina Meloni, art. cit., p. 127.
16 Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books (1987),
2007, p. 84.
(mettre extrait du livre d’ Anzaldúa)
2. De quelques exemples de performance
Pour bien expliciter les propos tenus précédemment, nous allons étayer notre analyse
avec quelques exemples tirés du champ de la performance.
— La frontière impossible : Sunil Sigdel
Dans Globalization & Border (2008), Sunil Sigdel, né en 1978 et originaire du Népal, défie
la notion de frontière, en montrant de manière assez directe, qu’il est presque
irréalisable de passer d’un espace à un autre, d’un pays à un autre. Sigdel se trouve
emmuré à la moitié de son corps. Il est ainsi cerné de chaque côté par différents
éléments (pointes et piments posés au sol d’un côté, bonbon de l’autre) et vidéo‐
surveillé par des écrans placés de chaque côté de son corps. Il ne peut ni bouger, ni
avancer ou reculer. Il se situe à l’intersection d’un entre‐deux dangereux. Le monde
qu’exprime Sunil Sigdel par cette action‐installation est une forme de préfiguration de la
mondialisation, qui empêche les hommes de circuler librement.
« C’est ce qui arrive quand nous sommes délimités par une frontières politique et
géographique. L’installation, fondée sur une performance que j’ai présentée ici, est la
combinaison de mes croyances disparates sociales et matérielles. Ici je me suis placé sur
le sol, découpant mon corps par un mur de briques. Ensuite, j’ai placé sur le côté
inférieur de mon corps, des clous et des piments sur le sol, et, sur le côté supérieur de
mon corps, j’ai dispersé des bonbons. Nous expérimentons de manière fondamentale la
douleur, mais nous percevons (aussi) le réconfort ; parce que nous sommes faits (ainsi)
pour voir. En outre, j’ai aussi installé deux caméras capturant les deux côtés de mon
corps, lequel est continuellement filmé en direct sur deux écrans. J’ai incorporé la
télévision, parce que c’est un dispositif hi‐tech qui nous relie au monde, promouvant le
concept de globalisation (mondialisation). Donc, mon travail renvoie à la douleur
primordiale qui s’est cachée en‐dessous de l’aspect scientifique des êtres humains. » 17
— La frontière risquée : Maria Adela Diaz
Dans Borderline (2005), Maria Adela Diaz, née au Guatemala en 1973 et vivant à Los
Angeles, dénonce les méfaits de l’immigration. Son art exprime l’essence des femmes,
son objectif est de séduire la nature à l’intérieur d’un contexte quotidien. Elle tente de
transformer l’observateur à une part de son propre travail. À travers différents médias,
telles que l’installation ou la vidéo‐performance, Diaz utilise son corps comme un
médium pour transmettre ses contestations envers les déceptions politiques, les
sociétés patriarcales et les philosophies discriminantes. Cette vidéo, qui dure 3’34 min.
dénonce les politiques migratoires aux Etats‐Unis et la situation précaire du migrant
sans papiers. Selon Diaz, cela peut être interprété comme un rituel cathartique de ses
blessures dans son propre exil, lorsqu’elle s’enferme elle‐même dans un conteneur lâché
en pleine mer, durant 45 minutes. Elle a nommé cette performance spécifiquement
Borderline, pour évoquer le territoire de l’errance, lorsque vous faites l’expérience de la
clandestinité. Borderline a affaire avec la discrimination, les perturbations et l’instabilité.
Ce que Diaz utilise dans cette performance reflète les conditions émotionnelles et les
sensations d’exister dans un pays qui a constamment dominé et diminué ses propres
minorités. Borderline est le résultat de son immigration aux États‐Unis, lorsqu’en 2005,
son statut légal devait se définir. Diaz a donc pris le risque de perdre la vie, en faisant
cette pièce. Pour elle, « Le prix que les gens ont à payer pour vivre aux États‐Unis est
17 http://www.oneart.org/galleries/sunil‐sigdel‐globalization‐and‐border
cher. Pour vivre dans un pays instable qui est n’importe où intolérable. Les droits de
l’homme ne jouent pas réellement en notre faveur. »18
— La frontière identitaire et clandestine : Hector Canonge
18 http://elles.centrepompidou.fr/blog/?p=235
Dans Erasable (2011, Miami Art Fair), Hector Canonge, artiste originaire d’Amérique du
sud, crée une performance qui se réfère aux disparitions des travailleurs immigrés, dues
aux lois courantes adoptées aux États‐Unis. La disparition inhumaine et les séparations
entre femmes, hommes et enfants de leurs familles et de leurs communautés sont
reflétées dans un paysage stérile marqué par les traces des peuples, des noms, des lieux,
des types de travail, des statuts, etc.
Erasable est une pièce de durée, consistant à écrire sur un mur dans un espace public.
Une narration bilingue est créée sur le site et est barbouillée de l’espagnol à l’anglais.
Mot par mot, la narration est traduite sur un côté du mur, tandis que l’original est effacé
avec une brosse. La première narration consiste à nommer des personnes et des lieux.
La seconde narration réside à lister les jobs des immigrés ; la troisième se compose
d’une énumération, à partir de la race et du genre. La performance culmine en peignant
de manière répétitive la phrase « soy imigrante ».
— La frontière entre‐deux : Raeda Saadeh
Dans Vacuum (2007), Raeda Saadeh, née en 1977 en Palestine, utilise le corps comme un
outil pour explorer l’identité, le genre et l’espace, aussi bien la relation entre le lieu et
l’être‐en‐soi. Ses travaux sont préoccupés avec la frontière comme phénomène
physique, topographique et culturel. La performance Vacuum est filmée dans le désert
entre la Palestine et Israël. Le contenu est absurde et simple : il s’agit d’aspirer le sable
avec un instrument ménager. Cela renvoie au mythe de Sisyphe dans une partie du
monde en conflit, en mettant l’accent sur le geste de quotidienneté d’une femme au
foyer. Aspirer et nettoyer sont en effet des gestes féminins qui sont dévolus à la sphère
privée. « Dans un sens, cependant, la montagne est toujours ‘nettoyée’ : elle contient
seulement des pierres, aucun peuple ne vit dans cet espace. En regardant cette œuvre,
un spectateur palestinien ne pourrait collaborer et rappeller le slogan sioniste : « une
terre sans peuple pour un peuple sans terre » (Aida Nasrallah). »
— La frontière inversée : Coco Fusco et Guillermo Gómez‐Penã
« Coco Fusco : Le projet est une installation d’arts visuels avec plusieurs projections
d’images, des performances spécifiques pour certains lieux, une pièce radiophonique et
éventuellement une publication.
En mars 1992, nous avons performé The Year of The White Bear : Première partie – Deux
aborigènes non découverts visitent Irvine à l’Université d’Irvine. C’était la première d’une
série de performances semblables que nous allons donner tout au long de cette année en
Amérique du Nord, en Europe et en Australie. Nous prétendons être des habitants d’une
île nommée Guatinau […]. Nous vivions dans une cage de 10 x 12 m. pendant trois jours,
durant lesquels nous nous livrions à nos activités traditionnelles aborigènes, par
exemple, regarder la télévision, travailler sur un ordinateur portable, porter des poids,
coudre des poupées vodou, écouter du rap bilingue, etc. Nous ne parlions pas l’anglais, et
comptions sur le gardien pour la traduction, pour nous nourrir et nous amener aux
toilettes. Une plaque devant la cage donnait des informations toxonomiques à propos de
nos origines supposées et une carte montrait l’emplacement de notre île dans le golfe du
Mexique. Un panneau indiquait que nous dancerions, chanterions, raconterions des
histoires aborigènes et nous laisserions prendre en photo avec les visiteurs pour
quelques sous. Nos gardiens de zoo vendaient d’authentiques souvenirs aborigène, tels
que cheveux ou ongles d’orteils, et donnaient aux visiteurs des gants chirurgicaux s’ils
souhaitaient nous toucher ou nous nourrir.
La réponse a été tout à fait stupéfiante. Avant que nous arrivions à Irvine, les services du
département santé et hygiène de l’Université avaient déjà adressé une pile de mémos au
département des arts afin d’informer chacun que les ‘aborigènes’ ne pouvaient aller aux
toilettes en pagne. En fait, il y avait une certaine confusion : étions‐nous des vrais
aborigènes ou des anthropologues apportant des vrais aborigènes dans la galerie ? (nous
soulignons) Nous avons reçu des pages d’instructions concernant la prévention de
pertes humaines et une liste de trente maladies transmissibles par les excréments,
particulièrement les excréments des ‘gens de la campagne’ dans le monde.
Même après notre arrivée, beaucoup de visiteurs étaient confus, voire dérangés par
notre présence dans la cage. Quelques personnes pensaient que nous étions de vrais
aborigènes et étaient tout à fait bouleversés. D’autres étaient troublés par le fait de voir
des humains en cage – une femme s’est même évanouie en pleurant. D’autres n’avaient
aucune idée des précédents historiques et entraient dans la performance à la lumière de
la célébration du cinq centième, désireux de poser en photo et d’applaudir nos chants et
danses, sans se rendre compte à quel point ils étaient visqueux. Beaucoup de gens nous
apportaient de la nourriture et des petits cadeaux. Un critique d’art nous a offert une
caméra vidéo afin que nous puissions filmer les visiteurs. La chose qui semblaient
heurter le plus les visiteurs était notre comportement sexuel quel qu’il soit – si nous
nous embrassions ou nous caressions l’un l’autre, quiconque quittait rapidement la
galerie.
Une autre dimension intéressante de la réponse du public était le problème du langage –
le fait que la plupart des gens ne pouvaient nous parler, ne connaissant pas l’espagnol.
Cela a immédiatement créé une sensation de distance qui effrayait les visiteurs. Nous
avions un téléphone dans la cage et beaucoup de gens demandaient des informations,
juste pour être irrités par notre réponse en espagnol. Dans certains cas, les gens
raccrochaient en colère et rappelaient ensuite en admettant parler quelques mots
d’espagnol. Ils nous demandaient alors de parler lentement, de façon à ce qu’ils puissent
capter ce que nous disions. A la fin, il est apparu que les gens devaient reconnaître leur
méconnaissance des langues étrangères – même contre leur volonté. »
Les réactions furent en effet de tout ordre. Certaines personnes voulaient comprendre
ce qui était mis en jeu et réagissaient avec des sentiments de compassion ; d’autres
demeuraient extrêmement violents, un groupe d’adolescents avait remis aux deux
indigènes des bouteilles de bière remplies d’urine, des skinheads voulaient démonter la
cage dorée et souhaitaient leur casser la gueule.
Car l’une des conduites spécifiques de Gómez‐Penã est d’être « intéressé par le
territoire du malentendu qui existe entre nous et notre public et aussi entre les latinos et
les anglo‐américains, aussi bien qu’entre une sensibilité catholique et une éthique
protestante. L’une des stratégies les plus efficaces des Border Artists a été de travailler
avec les contingences historiques – que se passerait‐il si le continent était retourné ? Si
les États‐Unis était le Mexique ? Si les gringos étaient des aliens illégaux ? Si les anglais
étaient espagnols ? – tourner la table à 180 degrés et adopter une position privilégiée
pour parler, même si cette position privilégiée est une fiction.19 ».
Coco Fusco et Guillermo Gómez-Penã, The Year of The White Bear : Première partie – Deux aborigènes non
découverts visitent Irvine, 1992. Vidéo : http://vimeo.com/7319457
Finalement, tel que l’écrit Hachana Mounira, « La configuration culturelle actuelle fait
que le détour par l’autre devient inévitable car la différence ne travaille plus les cultures
de l’intérieur, mais les travaille entre elles dans un processus de métissage infini. »20
19 The Year of the White Bear. Extrait
de l’entretien de Coco Fusco et Guillermo Gómez‐Peña par Kim
Sawchuk, revue Parachute, n° 67, 1992.
20 Hachana Mounira, « Pour une création résistante », Art et transculturalité au Magreb, 2‐3 décembre
2006, Oran, Algérie, actes de la journée d’études organisée par le Centre de recherches en anthropologie
sociale et culturelle (CRASQ) et le réseau Diversité des expressions culturelles et artistiques et
mondialisation (DCAM), sous la direction de Hadj Miliani et Lionel Obadia, éditions des archives
contemporaines, p. 32.