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La Relève - 4ème édition
LA " CAMERA OSCURA "
RÉACTIONS DANS LE MONDE ARTISTIQUE
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ». DES ORIGINES DE LA PHOTOGRAPHIE
JUSQU'À DUCHAMP
USAGE CONSTANT DE LA PHOTOGRAPHIE
LA " CAMERA OSCURA " PAR LES PEINTRES
CONSÉQUENCES DE L'INVENTION DE LA
PHOTOGRAPHIE POUR LA PEINTURE
L'histoire de la photographie est intimement liée à celle de la peinture : elle a été inventée par des peintres, pour
LA PHOTOGRAPHIE COMME
des peintres, qui en conçurent l'idée dès le XVe s. pour apporter des solutions toujours plus satisfaisantes aux
REPRODUCTION D'ŒUVRES D'ART
problèmes posés par la peinture comme représentation du monde réel sur une surface plane, notamment le
problème de la perspective. Niepce (1765-1833), Talbot (1800-1877) et Daguerre (1787-1851) n'ont fait que
développer chimiquement et fixer l'image projetée par la camera oscura, dont Léonard de Vinci, reprenant un
thème platonicien, explique le mécanisme et à laquelle Giovanni Battista della Porta suggère dès 1588 d'ajouter
une lentille convexe pour donner plus de luminosité à l'image ainsi projetée. C'est surtout chez les peintres de la
vie quotidienne dans la Hollande de la seconde moitié du XVIIe s. (Vermeer de Delft, Hoogstraten) et chez les
védutistes italiens des XVIIe et XVIIIe s. (Vanvitelli, Zuccarelli, Canaletto et Bellotto) que l'emploi de la camera oscura
fut systématique. Cet emploi est mis en évidence par des particularités de style propres à la vision optique :
compression de l'espace en profondeur, grossissement exagéré et flou des détails au premier plan dû à la
réfraction de la lumière (Vermeer de Delft a su tirer de ce dernier trait un parti esthétique voulu). Déjà, Canaletto
mettait les artistes en garde contre l'incorrection de la perspective telle que la restitue la camera oscura. Servante
du peintre, destinée à lui faciliter l'approche du réel, celle-ci lui impose déjà ses lois et ses déformations et l'en
détourne : on retrouvera ce paradoxe dans les rapports photographie-peinture.
Une chose est sûre : dès les débuts, tous les peintres se sont constamment servis d'elle, sauf peut-être les
impressionnistes (et encore, en excluant Cézanne, Degas, Caillebotte et Monet pendant sa dernière période), qui,
dans leur volonté de traduire directement l'impression ressentie devant la nature, n'avaient pas besoin de cet
intermédiaire.
SOURCE ICONOGRAPHIQUE
Les témoignages abondent, en 1859 celui d'Ernest Chesnau dans la Revue des Deux Mondes, comme en 1894 à
Giverny celui du peintre impressionniste américain Robinson, qui avoue ne pas très bien savoir pourquoi il utilise
les photographies, sinon parce que " tout le monde le fait autour de lui ". Outre le rôle évident de document par
lequel elle remplace désormais la gravure ou la peinture —Meryon grave d'après un daguerréotype une vue de
San Francisco, Manet s'en sert pour sa Mort de Maximilien— , tous l'utilisent pour des portraits de défunts. Le
premier usage de la photographie est de décharger le peintre du souci de temps et d'argent de trouver un
modèle ; dès 1854, de nombreux photographes se spécialisent dans la publication de photos de nus destinées à
cet usage : Moulin, Delessert, Vallou de Villeneuve, Braquehais, et cela jusqu'en 1900, avec par exemple Émile
Bayard. Courbet s'est beaucoup servi des nus de Vallou de Villeneuve : pour l'Atelier (une lettre de Bruyas y fait
allusion), pour les Baigneuses et aussi sans doute pour la Femme au perroquet. Delacroix a utilisé un
daguerréotype pour la petite Odalisque (1857) de la coll. Niarchos (c'est l'iconographie, c'est la pose qui intéresse
ici les peintres, lesquels ont le plus souvent complètement transformé le modèle). Souvent, l'artiste combine
l'étude du modèle vivant et de la photo. Selon un témoignage d'Eugène de Méricourt en 1855, Ingres se serait
servi, pour ses portraits, de photographies de Nadar ; Cézanne, qui était très lent, travaillait souvent sur
photographie non seulement pour ses figures, mais aussi pour ses paysages.
ÉTUDE PRÉLIMINAIRE
Mais les peintres se servent aussi de la photographie comme étude préliminaire de la figure ou du paysage, dont
ils s'inspireront librement dans leurs tableaux. Delacroix s'est beaucoup exercé de cette façon. Millet avoue en
1855 à Edward Wheelwhright qu'il se sert de la photographie comme de notes, mais qu'il ne peindrait jamais à
partir d'une photographie : pour lui, elles ne sont que des moulages de la nature ; les photos de Jane Morris
prises sous la conduite de Rossetti dans des poses qui s'apparentent étroitement à celles de figures de ses
tableaux sans avoir pourtant été retenues littéralement témoignent de recherches de ce genre.
À la fin du siècle, Eakins, Robinson parfois, James Tissot à partir de 1870, Fernand Khnopff, Mucha, F. von Stück et
Franz von Lenbach ont utilisé systématiquement les photographies en guise de dessins préparatoires ; Stück et
Lenbach décalquaient même les visages pour les portraits— une technique de report qui est la continuation
logique du système préconisé par Dürer ou du physionotrace de la fin du XVIIIe s.
Dans le même esprit, Rossetti, Burne-Jones et Degas ont fait faire des agrandissements de leurs propres dessins
pour les retravailler ensuite à la peinture ou au pastel ; la photographie évitait alors le report par mise au carreau
(ce sont sans doute à de tels dessins que fait allusion Cocteau dans le Secret professionnel, lorsqu'il dit qu'il a eu
entre les mains des photos retravaillées au pastel par Degas).
DÉCADENCE DE LA MINIATURE
On croit pouvoir attribuer à l'apparition de la photographie la disparition du genre du portrait miniature,
remplacé par les " cartes de visite " mises au point par Disderi (1819-1890) en 1859 et qui font fureur aussitôt.
Selon des sondages rapportés par Scharf, sur 1 300 peintures exposées à la Royal Academy en 1830, on compte
300 miniatures ; en 1870, on n'en compte plus que 38. Les miniatures connaîtront une brève renaissance sans
lendemain vers 1890-1910, période de retour à l'artisanat. Le portrait grandeur nature n'a pas disparu, mais est
devenu de plus en plus réservé à une élite. Tandis que la photographie, parfois recouverte de peinture, une
invention de Disderi encore, remplaçait, sans dommage, le portrait " vernaculaire ".
À la suite de Duchamp, qu'ils connaissaient depuis 1911, les futuristes ont tiré un parti esthétique des découvertes
de Marey. Ils se sont familiarisés avec elles par l'intermédiaire des frères Anton (1890-1960) et Bruno Bragaglia,
photographes, qui adaptèrent les méthodes de Marey dès 1910. En 1911 et 1913, les 2 frères exposèrent à côté des
futuristes à Rome, tandis qu'ils travaillaient en association étroite avec Balla. Mais, après la publication du livre
d'Anton Bragaglia Fotodinasmismo futurista, en 1913, résumé de ses recherches chronophotographiques, les
futuristes expulsèrent ce dernier du groupe et désavouèrent publiquement dans la revue Lacerba le
photodynamisme et la photographie en général, malgré leur volonté déclarée d'introduire la machine dans la
peinture. Mais de nombreux tableaux de Balla, comme par exemple la Fillette courant sur le balcon (1912), aussi
bien que l'inspiration de certains titres futuristes, tel Trajectoire d'un appareil volant décrivant une sinueuse dans
l'air, ou que des conceptions comme celle de la " forme-force " de Boccioni, sont là pour témoigner de cette
inspiration. Duchamp a défini non sans justesse le Futurisme comme " un impressionnisme du monde
mécanique " ; comparée à l'approche très cérébrale et rigoureuse de Duchamp (chez qui le goût du canular n'est
qu'une déformation de plus de l'esprit mathématique), l'utilisation de la chronophotographie par les futuristes
obéit à un propos plus vague, encore du domaine de l'effusion sensuelle : peintres avant tout, ils se sont
contentés d'y trouver une expression visuelle convaincante de leur conception du dynamisme (surtout Balla et
Boccioni), pour se complaire parfois simplement à son jeu graphique (certains tableaux de Balla, comme le
Rythme de l'archet, 1912, coll. part.).
HYPERRÉALISME AMÉRICAIN
Avec ce mouvement, la photographie dans ce qu'elle a de plus mécanique et de moins artistique devient le sujet
même du tableau. La référence des artistes hyperréalistes est exclusivement photographique. À tel point qu'ils
ont toujours refusé de reconnaître comme des leurs les réalistes de type académique, tels Pearlstein et Alfred
Leslie. À la différence des artistes pop, ils ne sont pas concernés par la photo de presse, mais par l'instantané
quotidien, le plus banal possible (donc pas de grain photomécanique, mais au contraire une surface lisse et
brillante) ; il s'agit là d'un aspect encore très restrictif de la photographie, non sélective, non créatrice.
Dans leur volonté de parvenir à un style inexpressif, les hyperréalistes se concentrent sur les détails ; Malcolm
Morley a même peint dans ce dessein ses premiers tableaux à l'envers. Deux détails en particulier les fascinent :
pour Chuck Close, c'est l'accentuation impitoyable des particularités du visage : rides, pores de la peau, poils, que
l'on observe dans les gros plans. Ces tableaux sont d'ailleurs conçus comme de gigantesques photos d'identité. La
volonté de s'identifier à la vision " photographique " est poussée à un tel point chez Close, le plus puriste des
hyperréalistes, que non seulement il restitue rigoureusement les parties floues situées hors du champ de mise au
point, mais qu'il applique la couleur par " planches " successives, exactement comme dans les laboratoires de
reproduction. L'autre thème de prédilection est l'étude des reflets tels qu'ils sont enregistrés par l'objectif sur les
vitrines ou les surfaces nickelées des bars, des voitures ou des motocyclettes, qui forment le répertoire favori de
Don Eddy, Ralph Goings, Richard Maclean, Tom Backwell, John Salt et Richard Estes.
RÉALISMES EUROPÉENS
Ils se développent depuis 1965 et prennent la forme d'un affrontement entre l'objectivité dite " photographique "
et l'imaginaire. Les Français Raymond Hains, Jacques Monory et Gérard Schlosser, l'Allemand Gerhard Richter et le
Suisse Franz Gertsch ont pratiqué à partir de 1963 environ le report photographique sur toile, persuadés que " la
réalité ne peut plus aujourd'hui être saisie qu'avec un appareil photographique, car l'homme s'est habitué à
considérer la réalité photographique comme le rendu maximal du réel " (Gertsch). Pourquoi alors peignent-ils ?
" Parce que, en dévoilant les photographies avec mes mains, je les possède, tandis que si je les prenais toutes
cuites, elles m'avaleraient " (Monory, " Entretiens avec Becker "). Leurs sujets, pris dans un univers quotidien,
essentiellement urbain, relèvent encore de la photographie publicitaire : goût du détail en gros plan, fascination
pour l'apparence. La plupart ont d'ailleurs commencé par travailler dans des agences de publicité. Mais c'est
l'objectivité qui les intéresse et non les particularités et les limites propres à la vision photographique, d'où
l'emploi de la technique la plus neutre possible. Le modèle pour Franz Gertsch, chez qui la référence à la
photographie est la plus évidente (gros plans légèrement déformés des figures dans Franz et Luciano), est la
diapositive, plus proche dans sa transparence de la " réalité intacte " que les tirages sur papier. Ses tableaux,
malgré leurs très grandes dimensions, composent une sorte d'album de famille, une collection d'instants vécus. Si
Monory, lui, peint toujours à partir de ses propres photos plutôt que sur le motif, c'est au contraire par désintérêt
du " frémissement de la vie ". Il règne en effet dans ses tableaux un silence et une immobilité angoissants (Hôtel
du palais d'Orsay) qui les ont fait souvent comparer à certains films contemporains composés de plans fixes : la
Jetée (1963), de Chris Marker, et la Passagère (1964), de Munk. Le malaise ne naît pas des sujets, beaucoup plus
universels que chez Gertsch (l'artiste affirme lui-même l'importance qu'il donne au choix du sujet en
photographiant personnellement le motif à peindre), ni de la facture encore plus neutre et plus anonyme, mais de
cette monochromie — en général bleue — imposée à la plupart de ses tableaux et qui désamorce leur charge de
réalité. C'est un procédé couramment employé au cinéma (on utilise alors la sépia de préférence, ou le noir dans
un film en couleurs) pour suggérer le rêve ou toute évasion de la conscience hors de la réalité présente. Monory
s'exprime d'ailleurs en homme de caméra : " Je veux représenter le rêve par le déplacement imperceptible de la
vision [...] ; pour cela, je peins un événement banal en décalant le cadrage normal de son image. " Chez Gérard
Schlosser, le recours à un procédé purement photographique —le découpage arbitraire des figures, dont seul
apparaît si proche et pourtant insaisissable un détail, vu en très gros plan (Tu as envoyé les papiers à la sécurité
sociale ?, 1971, Elle fait quoi, la dame ?1978) —, a pour but encore une fois d'illustrer de façon éloquente le mirage
de la vision objective (dès que l'artiste tente de la restituer). Les 50 portraits de personnalités littéraires et
artistiques exposés par Gerhard Richter à la Biennale de Venise en 1971-72 semblent également s'insérer dans
cette réflexion sur l'attitude du peintre contemporain à l'égard de la réalité que l'omniprésence de l'image
photographique semble avoir suscitée. Comme pour souligner que le peintre ne peut s'emparer de la vision
parfaitement objective (c'est-à-dire mécanique, donc photographique) sans lui faire perdre aussitôt sa crédibilité ;
il fait en sorte, tout en respectant la ressemblance par rapport à la version photographique —toujours célèbre et
toujours reconnaissable— , de la vider de son contenu expressif.
Chez tous ces peintres, la référence au modèle photographique est toujours perceptible, même si la technique
picturale, neutre dans l'ensemble, prend parfois quelques libertés (toujours dans le sens d'une simplification).
Elle ne l'est plus autant chez Gilles Aillaud, qui n'utilise pas d'ailleurs le report photographique. Et pourtant, dans
ses sujets animaliers, qui présentent toujours une note très personnelle, on sent dans la mise en page l'habitude
du maniement de la caméra.
BACON ET LA PHOTOGRAPHIE
Bacon trouve son inspiration essentiellement dans les photographies (photos de Muybridge, photos tirées de la
presse : boxeurs, athlètes, animaux, ou encore photos extraites de films), qu'il réintroduit dans sa peinture à la
fois reconnaissables et transformées. Head IV, par exemple, se réfère à cette femme du Cuirassé Potemkine qui a
reçu une balle dans l'œil. Curieusement, la photographie, de son propre aveu (dans ses entretiens avec David
Sylvester), est plus suggestive pour Bacon que la peinture ou la réalité. Il peint ses portraits de modèles vivants
d'après des photographies de préférence, et cherche même son inspiration dans des reproductions de ses
propres tableaux.
Plus fréquemment, la photographie est utilisée en séquences narratives, ainsi par Urs Lüthi, Bruce Nauman (Étude
pour holographe, 1970, sérigraphie, tirée d'un film), Christian Boltanski (la Visite au zoo, 1975), Giorgio Ciam, ce qui
les apparente aux recherches contemporaines de photographes purs comme Duane Michals (1932). L'introduction
assez fréquente, dans ces séquences, de manipulations photographiques destinées à créer une illusion de type
surréaliste — mais se rattachant toujours à l'expérience corporelle —, comme la compression entre l'image d'un
moulage tronqué et les images des pieds et du torse vivants et velus de Giuseppe Penone ou les derniers
polaroïds de Lucas Samaras, où une fumée colorée, obtenue en frottant l'épreuve avant qu'elle ne soit sèche,
s'échappe de son corps nu, montre que, dans l'art corporel, la photographie n'est pas seulement un document,
elle est au cœur même de la démarche d'expérimentation du corps. Pour réaliser sa carte corporelle (1974), Enrico
Job, après avoir mis au carreau la peau de son visage et de son corps, photographie chaque carreau, l'agrandit 2
fois et constitue un gigantesque puzzle. Toutes ces expériences manifestent une confiance naïve en la
photographie comme moyen de recherche, d'expression et de communication. Il n'en est pas de même avec
Christian Boltanski et Jean Le Gac, dont le constat final, à savoir une inaptitude de la vision objective à rendre
compte de l'être humain ou de l'entourage naturel, s'apparente aux désillusions rencontrées par les peintres
hyperréalistes. À partir de 1970, Boltanski tente de saisir à l'aide de photographies et d'objets les moments
marquants de son enfance (Album de famille, 1971), sans y parvenir. Ses images restent anonymes ; il se retrouve
au contraire en opérant le même processus de repérage dans la famille d'un de ses amis.
Lors des années 1980, les imbrications entre peinture et photographie se font faites de plus en plus étroites dans
les travaux de nombreux artistes, à travers des œuvres parfois dites " multimédia ", où la photographie est utilisée
comme une technique parmi d'autres, associée à la peinture, la sculpture, l'installation, la vidéo. En même temps,
toute une génération d'artistes (Patrick Faigenbaum, Pascal Kern, Georges Rousse, Cindy Sherman, Patrick Tosani,
Jeff Wall...) utilisant la photographie comme principal mode d'expression voit le jour, mettant en avant dans leurs
travaux les dimensions picturales de ce médium autant par référence iconographique explicite que par la
présentation, par exemple en recourant à des tirages en couleurs de très grandes dimensions. La décennie,
ouverte par l'exposition présentée par le M. A. M. de la Ville de Paris (" Ils se disent peintres, ils se disent
photographes ", 1980), a vu aboutir la consécration de la photographie, entrée en masse dans les collections des
musées d'Art moderne où elle figure, souvent à pied d'égalité avec la peinture et la sculpture, sans que soit
vraiment éclaircies toutes les questions que posent sa spécificité.
LES PEINTRES-PHOTOGRAPHES
Si les très petits peintres Nègre, Baldus, Legray, Lesecq ont trouvé dans les années 1840-1850 leur véritable moyen
d'expression dans la photo, qu'ils ont su parfaitement maîtriser, l'acharnement avec lequel ils participaient aux
concours et aux expositions montre bien le sérieux avec lequel ils considéraient cet aspect de leur œuvre. Les
photographies de Degas et celles de Magritte (pour ne parler de celles de Bonnard, de Vuillard, de Kirchner) sont
en général des exercices proches de l'œuvre picturale. En revanche, on peut faire une exception pour celles de
Eakins à cause de leur qualité technique et de la passion connue de leur auteur pour la photographie, même si,
pour lui, elles n'étaient qu'une étude en vue de ses tableaux. La photographie fut la technique par excellence des
peintres constructivistes russes restés en Russie après 1921, l'État russe encourageant au détriment de la peinture
abstraite un art de propagande figuratif et réaliste : affiches, photographies. Si Lissitsky a surtout pratiqué le
photomontage, Rodchenko a adopté la photographie directe, qu'il renouvela —suivant la voie déjà indiquée à vrai
dire en Amérique par Paul Strand et Coburn à partir de 1915 (mais il ne les a probablement pas connus)— surtout
par la recherche des points de vue variés et inhabituels jusqu'à cette date (gros plan, vue plongeante) et par la
recherche relative aux jeux de lumière et au mouvement, qui intéresse, à vrai dire, tous les photographes des
années 20. Le Hongrois Moholy Nagy, lui, a pratiqué la photographie à tous les niveaux : outre le photomontage
(qui, à la différence de celui des dadaïstes de Berlin, est constitué d'éléments issus de ses propres tirages), la
photographie en surimpression, la photographie directe, où l'approche est voisine, sinon les thèmes, de celle de
Rodchenko. Mais c'est surtout dans le photogramme (photographie sans caméra formée par l'impression
lumineuse d'objets sur un papier sensibilisé, une vieille technique déjà utilisée par Talbot, redécouverte par le
peintre Christian Schad vers 1919 et transmise à Man Ray par Tzara) qu'il a su tirer un parti luministe et abstrait
conforme à sa recherche d'une vision nouvelle dans la lignée du Constructivisme.
Man Ray (qui aurait voulu qu'on voie surtout en lui le peintre sans cesser pour autant d'exposer ses
photographies, notamment à Stuttgart en 1929) a exploré avec une égale maîtrise toutes les techniques de la
photographie pour en obtenir des images surréalistes, combien plus fortes que ses peintures : photogrammes —la
technique surréaliste par excellence— ou leur équivalent positif et figuratif, les compositions d'objets surréalistes
photographiées (et détruites par la suite), dans lesquelles il faut voir une influence de Marcel Duchamp ; portraits
surtout, d'une rare perfection, le plus souvent solarisés. Avec cette technique nouvelle, découverte par hasard
avec son élève Lee Miller (né en 1907), la solarisation, qui permet (pour simplifier), en exagérant le développement
de l'épreuve positive, sur film, d'obtenir une inversion partielle de l'image dont on peut contrôler le degré, Man
Ray rejoint les recherches de Max Ernst, qui, par des procédés mécaniques, veut extraire l'irréel du réel.
À l'exposition de Stuttgart en 1929 figuraient également les œuvres du peintre précisionniste Charles Sheeler, pour
qui, comme pour Man Ray, la photographie avait d'abord été un moyen de subsistance et dont, dès 1915, les vues
d'architecture ou les natures mortes montraient la même acuité, la même rigueur géométrique, révolutionnaires
pour l'époque, que celles de Strand, avec du reste la même source en la peinture cubiste. Ce sont ses
photographies qui ont donné leur orientation définitive à ses tableaux : à partir de 1925, le parallélisme entre les
deux, qu'il expose côte à côte dans les galeries, est constant, tant dans le choix des sujets empruntés au monde
industriel que dans la facture objective et volontairement impersonnelle. Les photographies de Sheeler
s'apparentent étroitement à celles de Renger-Patszch et du Weston des années 20. Quant à ses tableaux, ils
annoncent parfois, sur un mode plus raffiné, certains tableaux hyperréalistes.
Les peintres ont vite compris les services précieux que pouvait rendre la photographie pour la conservation et la
diffusion de leur œuvre. Ingres, qui n'avait pas pour cette technique la curiosité d'un Delacroix, a pourtant été le
premier à faire daguerréotyper ses tableaux. Delacroix, lui, fit photographier ses tableaux par Durieu, et Courbet
ses œuvres exposées en 1855 dans le dessein d'en faire vendre des reproductions. Quant aux photographes, ils
ont d'emblée vu dans la reproduction des compositions peintes par la photographie, se substituant alors à la
gravure, une des applications importantes de cette dernière découverte, et tous, dès le début, l'ont
éventuellement pratiquée : Baldus, Nègre, Marville surtout, qui fut photographe des musées impériaux. Talbot, qui
déjà en 1842 réservait un chapitre de son Pencil of nature —sorte de manuel des emplois possibles de la
photographie— à la reproduction de tableaux, illustra de ses calotypes d'après des peintures le premier livre de
ce type paru en 1847 : les Annals of the Artists of Spain, de Maxwell, dont le tirage, il faut le dire, fut assez
restreint. Blanquart-Evrard (1802-1872) ouvrit en 1851 à Lille sa maison d'édition, destinée à la diffusion d'une
photographie de grande qualité. Il avait découvert un moyen chimique pour développer les positifs sans avoir
recours à l'action du soleil, qui lui permettait de tirer des épreuves, à grande échelle pour l'époque, et donc de
baisser les prix ; sans se spécialiser dans la reproduction d'œuvre d'art, il lui a fait la part belle : notamment dans
l'Album de l'artiste et de l'amateur de 1851 (avec de nombreuses reproductions d'après Poussin) ou dans l'Art
religieux. Il s'est adressé dans ce dessein à des spécialistes du genre : Bayard (1801-1887) et Renard. La fixation de
l'épreuve aux sels d'or assurait à l'image une permanence relative, mais non parfaite. En 1856, le duc de Luynes
ouvrit un concours pour remédier à ce problème, et couronna en 1862 le procédé de Poitevin (1819-1882), lequel,
par un traitement au charbon du papier, assurait la fixation durable de l'image.
La même année, Braun ouvrit un atelier à Mulhouse et commença des campagnes systématiques dans toutes les
collections publiques et privées d'Europe ; dès 1858, les Alinari à Florence (1852-1920) se concentrent plutôt sur
l'Italie, mais n'atteignent pas moins une renommée internationale ; en Angleterre, le grand spécialiste est
Thurston-Thompson. Cependant, un problème subsiste ; en l'absence de filtres, la photographie ne restituait alors
les valeurs justes que pour certaines couleurs, le bleu et le violet, ce qui pouvait donner une idée très fausse de la
peinture. C'est pourquoi les premières reproductions de tableaux furent faites le plus souvent d'après des
gravures. Les premières campagnes photographiques furent faites dans les cabinets de dessin, tant par Marville
que par Braun (le Louvre en 1867, l'Albertina en 1868, puis Bâle). Braun avait même trouvé moyen de restituer le
dessin comme un fac-similé en remplaçant éventuellement le charbon par une autre matière organique, sanguine
ou mine de plomb.
Les plaques orthochromatiques (sensibles au rouge) furent mises au point par Ducos de Hauron (1837-1920),
bientôt utilisées par Braun puis, à partir de 1896 seulement, par les frères Alinari : Leopoldo (1832-1865), Giuseppe
(† 1890) et Romualdo († 1890). Puis ce furent les plaques panchromatiques (sensibles à toutes les couleurs). Braun
et les Alinari n'avaient pourtant pas attendu ces perfectionnements pour aborder les grands cycles de peintures :
Santa Croce par les Alinari, la Sixtine par Braun en 1868.
Le procédé de restitution non plus seulement des valeurs correspondant aux couleurs, mais des couleurs mêmes
fut découvert simultanément par Ducos de Hauron et Charles Cros (1842-1888), qui firent une communication à
l'Académie des sciences en 1869. Il était fondé sur le principe de la trichromie développé par Chevreul : pour
restituer toutes les couleurs, il suffisait d'opérer l'analyse des 3 couleurs fondamentales (ou plutôt de leur
complémentaire) par 3 filtres donnant 3 négatifs en noir, puis d'opérer la synthèse en une seule épreuve positive
(par superposition des 3 positifs correspondants après teinture dans les couleurs complémentaires de celles des
filtres). Ce procédé ne fut mis en application qu'en 1907, par les frères Lumière (Auguste [1862-1954] et Louis [1864-
1948]), qui le simplifièrent en incorporant les 3 filtres en une seule plaque, positif direct ou " cliché-verre ". En
1935, Kodak en Amérique et Agfa en Europe mirent au point des systèmes de prise de vue et de restitution des
couleurs par synthèse soustractive qui dispensaient d'avoir besoin d'une trame quelconque (à la différence des
frères Lumière qui utilisaient la fécule de pomme de terre comme support des colorants) et permettant la
reproduction et l'agrandissement, ce qui allait être d'une grande conséquence.
LA PHOTOGRAVURE
C'est en voulant améliorer la reproduction lithographique des œuvres d'art en la remplaçant par un procédé
chimique plus rapide et plus satisfaisant que Niepce a découvert la photographie en 1826, bien avant la
publication des inventions de Daguerre et Talbot. Les premières épreuves, " héliographiques ", furent ainsi
obtenues en exposant à la lumière des lithographies retournées sur une plaque de métal recouverte de bitume de
Judée, lequel, en durcissant à la lumière, devenait insoluble, permettant de graver la planche à l'acide.
Malheureusement, le procédé de Niepce permettait moins encore que la lithographie de rendre compte des demi-
teintes et ne semblait pouvoir s'appliquer qu'à la gravure au trait. Le procédé, également au bitume, perfectionné
par Fizeau en 1842, pour graver les daguerréotypes, ne fut pas exploité, quoique satisfaisant. Talbot, en 1858, eut
l'idée de remplacer le bitume de Judée par de la gélatine —pouvant s'appliquer aussi bien à la gravure en relief
qu'à la gravure en creux— et d'appliquer un écran quadrillé pour retenir l'encre de façon régulière, et ce furent 2
découvertes capitales pour l'avenir de la reproduction photomécanique. Le procédé de Poitevin, sélectionné en
France par le duc de Luynes, dérive de celui de Talbot et fut perfectionné en photolithographie et phototypie. En
Angleterre, Woodbury (1834-1885), après la mise au point de l'épreuve au charbon, invente la woodburytypie, ou
photoglyptie, qui permettait de faire passer la production journalière de 20 à 100 épreuves et dans laquelle
l'émulsion à la gélatine est tellement durcie qu'elle sert de moule à la plaque à graver. La dynastie des Goupil eut
le privilège d'exploitation de cette technique en France et elle utilisait en même temps la phototypie. Après s'être
spécialisés dans la reproduction des maîtres par la gravure dès l'ouverture de la maison en 1832, les Goupil en
vinrent naturellement à utiliser la reproduction photomécanique, parfois retouchée à la main.
À partir de 1862, c'est la publication du Musée Goupil, dont les reproductions sont encore souvent réalisées
d'après des gravures, puis, vers 1880, le Musée photographique, sans parler des photographies d'artistes anciens
et modernes. Longtemps après l'invention de la photographie, l'association entre graveurs et photographes dans
le domaine de l'édition fut étroite, comme le montre encore l'exemple des Alinari.
Mais, fatalement, les procédés mécaniques ont fini par tuer la gravure de reproduction en permettant d'abaisser
le prix de la reproduction photographique, qui, en 1859, malgré les efforts d'un Blanquart-Evrard, représentait
pour une seule épreuve 10 fois celui d'une gravure (ce sont les chiffres en Italie). Les Braun utilisèrent également
la phototypie et bientôt la rotogravure (procédé de gravure en creux, par encrage mécanique rotatif, le plus
rapide, qui permettait d'obtenir 2 000 épreuves à l'heure au lieu de 60 par jour dans l'héliogravure avec encrage à
la main). L'inventeur du procédé était Karl Klic (1840– ?), et le procédé fut mis au point en Angleterre par la
Rembrandt Intaglio Print Company. En 1895, C. G. Petit créa la similigravure, qui introduisait la reproduction
photomécanique au cœur de la typographie et dont le principe reposait sur celui du réseau tramé inventé par
Talbot. Ce furent les Américains et les Allemands qui exploitèrent d'abord la découverte de Petit. De 1892 date le
premier emploi de la similigravure en couleurs, ou quadrichromie (composée de 4 clichés : 3 pour les couleurs
fondamentales, 1 pour le noir), dont Braun encore s'est fait un des spécialistes.
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