Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
partie des Enfants du paradis, en 1944, il donna l’occasion à deux de ses personnages,
Garance jouée par Arletty et le comte Édouard de Montray joué par Louis Salou, de
reproduire par les poses qu’ils avaient à prendre des tableaux d’Ingres, tels La Grande
Odalisque, l’Odalisque à l’esclave ou encore Madame Moitessier assise 2. Et pourtant,
cela ne l’apparente pas pour autant à un peintre puisque c’est bien photographique-
ment qu’il lui faut alors opérer de telles citations.
C’est ainsi une telle proximité technique entre la photographie et le cinéma que
relevait Walter Benjamin, dans sa célèbre étude de 1936, « L’œuvre d’art à l’ère de
sa reproductibilité technique », lorsqu’il notait que « si la lithographie contenait
virtuellement le journal illustré, la photographie contenait virtuellement le cinéma
parlant, que la photo contient en germe 3 ». À prendre d’ailleurs au sérieux cette
provenance, il conviendrait même de revenir sur la dénomination de « septième
• 2 – Sur ce point, voir l’ouvrage de Edward Baron Turk, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma
français. 1929-1945, trad. Noël Burch, Paris, Éditions L’Harmattan, 2002, p. 279-289.
• 3 – Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais 2,
trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 89-90.
I nt ro d uction - 9 -
– et c’est là notre deuxième remarque – est un art qui prend en compte le temps,
ou mieux la durée. Ce point est essentiel et c’est à juste titre que critiques et
amoureux du cinéma y insistent toujours. Comme l’écrit Jacques Aumont : « Le
premier contenu du cinéma, ce n’est pas le drame : c’est le temps – le temps mis
en forme 6. » Comme l’art est une mise en forme d’une émotion, le cinéma semble
pouvoir être défini comme la mise en forme du temps, ou plus précisément encore
comme la représentation imagée d’une durée affective. Imagée, car il importe de se
rappeler que si le cinéma est bien un art du temps, ou mieux de la durée, il n’est ni
le seul ni le premier art à en avoir fait son élément constituant. Tel est en effet déjà
le cas de la musique. Aussi au propos de Jacques Aumont convient-il de préférer
celui de Gilles Deleuze lorsqu’il double le concept d’image-mouvement de celui
d’image-temps, jusqu’à en faire sa vérité propre. Retenons ici que si le cinéma n’est
pas seulement la mise en forme du temps – car cela la musique l’est aussi –, c’est
qu’il en est fondamentalement la mise en forme imagée, là où à l’inverse la musique
nous soustrait au règne de l’image et de sa représentation, ce que Schopenhauer
puis Jankélévitch ont chacun si bien compris.
Mais prolongeons nos analyses par une troisième remarque. Art de l’image-
mouvement et de l’image-temps, le cinéma n’en est pas moins un art de la repré-
sentation, précisément parce qu’il est un art de l’image. Aussi, en ce sens, est-ce un
art qui doit se soucier de la mise en scène, ce qui n’est pas sans donner l’impression
qu’il a partie liée avec le théâtre. Que le cinéma puisse vouloir rendre hommage
au théâtre, tant il partage avec cet art dramatique bon nombre de ses comédiens,
est d’ailleurs une constante. Ainsi en trouve-t-on de nouveau une illustration dans
Les Enfants du paradis de Marcel Carné, mais également chez François Truffaut,
pourtant souvent bien virulent avec son illustre prédécesseur, dans Le Dernier
Métro, en 1980.
Et cependant un je-ne-sais-quoi, comme dirait Jankélévitch, résiste à cette idée
que le cinéma serait véritablement, comme l’est le théâtre, un art de la mise en
scène. La différence, et elle est essentielle, tient en fait à ce que le cinéma est essen-
tiellement un art du montage – ce montage que Jean-Luc Godard nomme « mon
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
• 7 – Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, t. II : Seul le cinéma, Paris, Gallimard, 1998, p. 29.
• 8 – Propos cités par Jacques Aumont dans Montage « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin,
2015, p. 83.
• 9 – Ibid., p. 13.
• 10 – Ibid., p. 21-22.
I nt ro d uction - 11 -
leur voix porte. Avec le montage, le réalisateur de cinéma tient à sa disposition d’autres
moyens expressifs – ni meilleurs ni pires, seulement autres – que ceux dont dispose le
metteur en scène de théâtre. Cela tient à ce que, comme l’avait compris Marcel Carné
dès 1929, au cinéma la caméra est un « personnage du drame » :
« C’est en 1924, je crois, qu’un metteur en scène allemand, F. W. Murnau,
inventait un nouveau moyen d’expression appelé à révolutionner l’art
cinématographique. Le réalisateur d’un film passé sans grand succès au
défunt Ciné-Opéra, Nosferatu le vampire, venait de découvrir un style visuel
d’une puissance insoupçonnable : c’est le travelling ou prises de vues avec
l’appareil en mouvement 13. »
• 11 – Ibid., p. 30.
• 12 – Ibid., p. 94.
• 13 – Marcel Carné, « La caméra, personnage du drame », Cinémagazine, no 28, 12 juillet 1929,
dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), textes de Marcel Carné présentés par Philippe Morisson,
Éditions La Tour Verte, 2016, p. 58. Le film de Murnau date en fait de 1922.
- 12 - Le c i néa s t e e t l e philosophe
Personnage du drame, non seulement la caméra se déplace avec les acteurs, mais
peut tourner autour d’eux, les saisir en plongée ou en contre-plongée, opérer des
plans larges ou à l’inverse des plans rapprochés jusqu’au gros plan. À quoi il convient
d’ajouter le fait que les scènes sont sans cesse dissociées et n’ont, du fait du montage,
aucune nécessité à être jouées dans l’ordre où elles seront vues. Or il est bien évident
que tout cela ne peut que différencier de fond en comble le jeu de l’acteur de théâtre
de celui de cinéma. Non, décidément le cinéma n’est pas du théâtre filmé, même
si l’un comme l’autre peuvent aujourd’hui être projetés sur un écran de télévision !
Mais il faut alors remarquer l’ambivalence du concept de montage. Tout en
désignant l’activité du technicien spécialisé, il engage en fait la totalité de l’esthé-
tique d’un film, en sorte qu’on comprend que bien des réalisateurs tiennent sinon
à monter eux-mêmes leurs films, du moins à en superviser la réalisation.
Que le cinéma soit ainsi essentiellement un art du montage, c’est là ce qu’a
vu Deleuze au point où, dit-il, « la variété pratique et théorique des types de
montages suivant les conceptions organique, dialectique, extensive, intensive, de
la composition des images-mouvement » – celles qui donnent lieu aux différentes
conceptions des cinémas nationaux, américain, soviétique, allemand ou français
qu’il a pu étudier – cette variété des montages constitue « la pensée ou la philo-
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
guerait d’eux que par ses singularités propres ? Et est-il même un art ? À vrai dire
la question, au moins jusqu’à un certain point, peut en droit se poser. Et si elle
le peut, ce n’est pas parce que le cinéma parvient à composer avec l’image sans
être photographie, à rythmer le temps sans être musique, à mettre en scène l’agir
humain sans être poésie dramatique, c’est-à-dire théâtre. C’est plus encore parce
que contrairement à tous les arts qui l’ont précédé, il ne requiert pas seulement
pour sa réalisation l’appropriation d’une technique, mais la mise à disposition
d’une industrie. Voilà le sens de notre quatrième remarque. Des techniques spéci-
fiques, tous les arts en requièrent ; et c’est pourquoi même si chacune d’elles est
singulière, le fait d’y avoir recours n’a pour quelque art que ce soit rien de discri-
minant. L’art accepte donc nécessairement une certaine technicité ; technicité de
ses instruments qu’il convient de maîtriser comme de ses pratiques et de son
savoir-faire qu’il convient d’acquérir, et ce conformément à son originaire proxi-
mité avec l’artisanat. Mais pour autant, jusqu’à l’invention du cinéma, il n’a jamais
• 15 – Ibid., p. 16.
• 16 – Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais 2,
op. cit., p. 91.
- 14 - Le c i néa s t e e t l e philosophe
de création comme jamais avant lui aucun art ne l’a fait, c’est la dépendance écono-
mique à l’argent. Benjamin le remarquait déjà en notant qu’avec cette invention
« les frais de production sont si élevés que, si l’individu peut encore, par
exemple, se payer un tableau, il est exclu qu’il achète un film. Des calculs
ont montré qu’en 1927 l’amortissement d’un grand film exigeait qu’il fût
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
• 17 – Ibid., p. 100.
• 18 – Ibid., p. 102.
• 19 – Ibid., p. 97, note 1.
• 20 – Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 104.
I nt ro d uction - 15 -
évaluer ses qualités et où les risques à prendre pouvaient sembler sans garanties,
mais, comme s’il n’y avait jamais d’acquis, ils concernent à l’inverse sa période de
maturité, une fois conquise sa grande notoriété et sa compétence largement recon-
nue. Ainsi en fut-il plus précisément de deux projets, l’un comme l’autre largement
amorcés mais jamais achevés : La Fleur de l’âge en 1947 et Mouche en 1992.
La Fleur de l’âge est un film qui connut plusieurs jours de tournage, et dont
25 minutes de bobines furent même montées avant d’être perdues. Ce film devait
se passer à Belle-Île-en-Mer et relater le drame vécu par des adolescents dans un
centre surveillé pour jeunes délinquants. Il prenait appui sur un fait divers de
l’époque où, suite à une évasion, des touristes et des habitants de l’île s’étaient joints
• 21 – L’exemple en est (une fois encore) Les Enfants du paradis de Marcel Carné, film en deux
parties, d’une durée totale de 3 h 15, nécessitant la construction d’importants décors ainsi que la
participation d’un grand nombre de figurants et qui plus est tourné lors de la Seconde Guerre,
c’est-à-dire en pleine période de restriction.
• 22 – Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 8.
- 16 - Le c i néa s t e e t l e philosophe
à la police pour se lancer à une chasse à l’homme 23. Carné avait alors su s’entou-
rer d’une grande partie de l’équipe qui lui avait permis de réaliser Les Enfants du
paradis. Le scénario, l’adaptation et les dialogues étaient écrits par Jacques Prévert,
la musique était composée par Joseph Kosma et les décors étaient conçus par
Alexandre Trauner. Au casting figurait notamment Arletty, et deux jeunes gens
avaient les premiers rôles : Serge Reggiani et Anouk Aimée. C’est à l’absence de
soutien de ses producteurs, en partie effrayés par des retards de tournage dus à des
intempéries sur l’île, et donc au surcoût financier que cela entraînait, ainsi qu’aux
problèmes posés par la location d’un yacht pour les besoins du tournage, qu’est dû
l’abandon de ce film. Et bien qu’il soit difficile d’évaluer la perte que celui-ci causa
à l’art cinématographique, on aura toutefois tendance à s’en effrayer.
L’autre grand échec que Carné eut à subir concerne ce qui aurait pu être,
en 1992, son dernier film, Mouche. Le réalisateur était alors âgé de 86 ans et devait
mourir quatre ans plus tard. Tiré d’une nouvelle de Maupassant, ce film, dont
les dialogues étaient signés Didier Decoin, la musique Michel Legrand, et dont
l’interprète principale aurait été Virginie Ledoyen, alors âgé de 16 ans, aurait dû se
dérouler sur les bords de Marne à la fin du xixe siècle. Et, tel que Carné lui-même
a pu s’en expliquer dès 1983, soit presque une dizaine d’année avant les premiers
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
• 23 – On trouvera ses informations sur le site consacré à Marcel Carné et réalisé par Philippe
Morisson, à la page [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-
avortes-de-marcel-carne/1947-la-fleur-de-lage/fiche-technique/].
• 24 – Ce propos est accessible sur le site de Philippe Morisson, à la page [http://www.marcel-
carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/fiche-
technique-synopsis/#mouche].
I nt ro d uction - 17 -
naïf, tout art évolue : plus aucun sculpteur ne procède comme Phidias ni aucun
peintre comme Memling, et nous ne chantons plus comme chantaient les chœurs
antiques ou les hommes de la Renaissance : non seulement les styles, les exigences,
les canons esthétiques, mais les techniques elles-mêmes ont changé. Toutefois avec
le cinéma, il ne s’agit pas seulement d’évolutions stylistiques et techniques, mais de
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
• 25 – Cet entretien, paru dans Paris-Match no 2270 du 26 novembre 1992, est également dispo-
nible sur le site réalisé par Philippe Morisson : [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-
marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/larticle-par-henry-jean-
servat-parue-dans-paris-match-date-du-26-novembre-1992/]. Par ailleurs les raisons de cet échec,
dû selon Carné au producteur italien Antonio Passalia, sont précisées sur la page [http://www.
marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/
fiche-technique-synopsis/].
- 18 - Le c i néa s t e e t l e philosophe
là par Louis Lumière, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, est exemplaire : une
scène en plan fixe, dont le cadrage a d’ailleurs du mal à se stabiliser, filmée sans
aucun montage par une caméra de 35 mm et une bobine défilant à une cadence
de 18 images/secondes. Cette première période, qui est celle des pionniers, mais
non encore véritablement des artistes, durera jusqu’en 1914. Or à cette date, la
première grande rupture n’est pas seulement due qu’à une évolution des techniques
artistiques (maîtrise du montage) ou à des technologies nouvelles (élaboration
de caméras plus sophistiquées permettant d’installer de bobines de films plus
longues, mise à disposition de projecteurs plus puissants) ; elle est essentiellement
due à la naissance d’une industrie entièrement conçue pour le développement
commercial de cet art. D’abord américaine, celle-ci donnera vite naissance à une
industrie européenne puis soviétique qui, bien que toutes deux conçues sur des
modèles économiques différents et d’ailleurs bien moins puissants, n’en produira
pas moins de grandes œuvres. C’est la naissance du cinéma comme art (industriel)
et l’apparition de quelques figures majeures du cinéma mondial : Griffith dont
le premier long métrage, en 1914, a pour titre Judith of Bethulia, et qui l’année
suivante réalisera son célèbre Naissance d’une Nation, Murnau en Allemagne dont
le premier film, Le Cavalier bleu date de 1919 ou Eisenstein en Union soviétique
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
• 26 – Sur l’originalité de Chaplin dans le burlesque, et notamment sur sa différence d’avec l’art
de Buster Keaton, on lira avec intérêt les analyses de Gilles Deleuze dans Cinéma 1. L’image-
mouvement, op. cit., p. 231-242.
• 27 – On se souvient en effet qu’au début du film la voix terrifiante car donneuse d’ordres du
patron d’usine se fait entendre notamment pour intimider l’ouvrier Charlot, et qu’à la fin ce même
Charlot chante, sur l’air d’une chanson humoristique datant de 1917, « Je cherche après Titine »,
non dans une langue identifiable et signifiante, mais dans un charabia imitant plusieurs langues
européennes.
I nt ro d uction - 19 -
des films. Aussi, comme le rappelle Deleuze, plus encore qu’une bande-son, il
a rendu progressivement nécessaire « au moins trois groupes, paroles, bruits,
musiques 29 ». Enfin, cette technique nouvelle requerra bien vite, pour des raisons
commerciales, une autre invention : celle du doublage puis du sous-titrage.
Si cette révolution technologique est indéniablement celle qui, esthétiquement,
eut jusqu’à présent la plus grande incidence sur l’art cinématographique, d’autres
ont depuis vu le jour. Ainsi, dès le début des années 1950 apparut la technique des
films en trois dimensions, et celle-ci, même si elle fut peu suivie, ne cesse aujourd’hui
encore de se renouveler. De même, la technique de la couleur, qui a aujourd’hui
gagné tous les films et dont les toutes premières tentatives datent de 1916, ne s’est
véritablement imposée qu’au début des années 1960. Indéniablement, celle-ci a
également rendu possible de nouvelles esthétiques, dont une des réussites théma-
tiques majeures est peut-être le triptyque final réalisé de 1993 à 1994 par le cinéaste
polonais Krzysztof Kieślowski : Trois couleurs (Bleu, Blanc, Rouge). C’est également
de 1960 que date l’invention de l’« Éclair 16 », cette caméra 16 mm, silencieuse
et facilitant grandement les tournages en extérieur. Les partisans de la Nouvelle
Vague surent en faire un excellent usage en se mettant à filmer caméra à l’épaule,
modifiant ainsi très profondément l’esthétique filmique par le fait de mêler les
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
amenant là encore son lot d’avant-garde esthétique. Ainsi en 2002, les progrès de la
technologie numérique HD permirent à Alexandre Sokourov de monter un film en
un seul plan-séquence de 96 minutes : L’Arche russe. Et cela ne dit encore rien des
révolutions qu’eut à subir le cinéma du fait de l’apport de la télévision. Déjà, en 1930,
Marcel Carné s’y intéressait 30. Mais que dire, depuis, de l’influence du numérique et
d’internet sur la création, la production et la diffusion des films ? Ces modifications
sont désormais si importantes qu’elles donnent l’illusion à chaque passionné qu’il lui
est possible de réaliser son propre film, au moins un court métrage, avec des moyens
aussi modestes qu’une caméra numérique et un ordinateur.
Réfléchissant à cette évolution, Jacques Aumont a ainsi pu se demander ce
qu’il reste de nos jours, à l’époque de l’image multisupport, du cinéma. Et de
répondre à cette question en écrivant que ce qui perdure, « c’est alliance originale
et qu’en cela il ne cesse de se nourrir de l’ensemble des arts en les intégrant en lui
notamment via les métiers du théâtre, du son, de la musique, de l’image, de la
décoration, mais également de toute une infrastructure technologique, industrielle
et commerciale sans laquelle il n’existerait pas, alors cela signifie que, contraire-
ment à tous les autres arts connus avant lui, sa réalisation ne peut être le fait d’une
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
seule personne. Que serait un réalisateur ou une réalisatrice sans acteurs, scéna-
ristes, dialoguistes, décorateurs, chef-opérateur, éclairagistes, musiciens, ingénieurs
du son, preneurs de sons, monteurs, producteurs, distributeurs ? Mais si l’œuvre
cinématographique ne peut se réaliser par une seule personne, si un film de cinéma
ne se fait pas seul mais qu’à l’inverse il requiert toujours la contribution active de
toute une équipe (celle dont précisément nous voyons les noms défiler dans le
générique des films), alors qui en est véritablement l’auteur ? Et est-on l’auteur
d’un film comme on peut l’être d’une poésie, d’une musique, d’une peinture,
d’une sculpture et même d’une construction architecturale ? La question peut
légitimement se poser.
À l’objection de Paul Valéry qui, dénigrant le cinéma, affirmait que « le film est
une œuvre impersonnelle », André Malraux, écrit la journaliste et critique Suzanne
Chantal, répondit sur un mode ironique : « Cela ne prouve qu’une chose, qu’il
ne va pas au cinéma. » Et d’ajouter, sans qu’on sache si ce propos est d’elle ou de
lui : « Un film est une œuvre d’équipe qui reflète la personnalité de celui qui l’a
constituée et qui la dirige 32. »
Que le film soit une œuvre d’équipe, et que cela n’ait fait que s’accentuer
avec l’évolution technologique et industrielle du cinéma, c’est là ce qu’avait
bien compris le jeune Marcel Carné lorsque, dès 1930, tentant de prendre acte
de l’apparition des talkies, il signait pour un magazine une chronique intitulée
« Regard sur l’avenir : le metteur en scène est-il amené à disparaître ? » :
« Au temps du film muet, tel un commandant sur son navire, le réalisateur
était “maître après Dieu” sur le plateau. Chacun, du plus grand au plus
petit, de la grande vedette à l’humble machiniste, lui obéissait au doigt et
à l’œil. […] Aujourd’hui, le parlant a changé ses méthodes. Tout d’abord
parce que la location d’un studio atteint des prix prohibitifs : ceux-ci, en
effet ont plus que triplé. Il importe donc, avant tout, de faire vite. De plus,
le metteur en scène est actuellement prisonnier du preneur de son. C’est
lui qui, présentement, règne sur le plateau, commande à tout le monde,
réalisateur et vedette compris. De sa décision dépend le sort d’une scène 33. »
Peut-être est-ce cette inquiétude de dépossession qui le rendit, dit-on, si tyran-
nique sur les plateaux de tournage ? Quoi qu’il en soit, la tyrannie, pas plus que la
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
peur, n’évite le danger, et c’est bien parce que Carné se savait avoir à composer avec
les autres, qu’il souhaitait se montrer directif vis-à-vis d’eux afin que l’œuvre lui
échappât le moins possible. Aussi tenta-t-il toujours de s’entourer de grands colla-
borateurs, aussi bien pour l’adaptation des scénarios dont il tirait ses films, que
pour l’écriture des dialogues, pour la constitution des décors ou la composition
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
de la musique. Et en un sens, que le film soit une œuvre collective, il le sut même
à ses dépens lorsque, dans une méchante critique, il se vit reprocher par François
Truffaut sa piètre qualité de réalisateur au point, disait le jeune homme d’alors, que
ses films sont « des films de Jacques Prévert, mis en image par Marcel Carné 34 ».
Comment dès lors penser l’appropriation d’une œuvre par un réalisateur, œuvre
que par ailleurs, à en croire le générique d’un film, il signe ? Le même Marcel
Carné dira plus tard, en 1989, lors d’un entretien avec Jacques Chancel, que son
travail de réalisateur, lorsqu’il a à choisir tous ses collaborateurs, est comparable à
celui du chef d’orchestre lorsqu’il a à choisir toute sa formation, et qu’en ce sens
de la musique qu’il entend faire jouer. Quant à diriger leurs acteurs, certains
réalisateurs choisissent de très peu le faire. Tel est en tout cas ce que précisa Billy
Wilder (1906-2002) dans un entretien qu’il accorda en 1962 à Jean Domarchi et
Jean Douchet pour les Cahiers du cinéma. Celui qui fit notamment jouer Marilyn
Monroe en 1955 dans la comédie à succès Seven Year Itch (Sept ans de réflexion)
s’exprimait ainsi :
« Il suffit d’avoir dans la tête le rythme de chaque scène du film. Quand
j’arrive sur le plateau, je me pose le problème de la scène à tourner, de son
pourquoi, de son rythme. J’espère que les acteurs ont étudié leur texte
et je leur dis : allez-y ! Ils commencent, et parfois ils apportent quelque
chose de supérieur à ce que j’avais imaginé. Dans ce cas-là, je prends. S’ils
• 35 – Cf. entretien de Marcel Carné avec Jacques Chancel du 22 novembre 1989, accessible sur
le site [ina.fr] et partiellement dans le supplément au DVD Hôtel du Nord, mk2 éditions, 2006.
• 36 – Françoise Rosay, propos tenus dans Pour vous, no 585, 31 janvier 1940, dans Marcel Carné
ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 451-452.
- 24 - Le c i néa s t e e t l e philosophe
dits auteur en un même sens ? Et dès lors en quoi peut-on parler de ce qui est
susceptible de leur être commun au point de les rapprocher essentiellement si le
cinéaste n’est pas, loin s’en faut, l’unique intervenant dans la fabrique de l’œuvre
que, comme réalisateur, il signe ?
Une fois prises en compte, toutes les différences qui singularisent le cinéma
par rapport aux autres arts font qu’il ne nous semble pas possible de reproduire
à l’identique le rapprochement que, dans L’artiste et le philosophe, nous avions
mené avec l’œuvre philosophique. En effet, c’est parce que nous avions pris des
exemples d’artistes véritablement signataires uniques de leurs œuvres (De La Tour,
Fra Angelico, Liszt, Fragonard, Giacometti) que nous pouvions parler de gestes
existentiaux s’accomplissant en elles et caractéristiques de leurs obsessions créatrices.
Mais confronté à un art requérant des compétences et des apports multiples, il nous
semble que le problème ne peut plus s’énoncer d’une même façon.
• 37 – « Entretien avec Billy Wilder », par Jean Domarchi et Jean Douchet, Cahiers du cinéma
no 134, août 1962, p. 10.
I nt ro d uction - 25 -
C’est pourquoi, plutôt que de rapporter l’une à l’autre deux œuvres à partir
des dimensions fondatrices de l’existence qu’elles révèlent, nous nous attacherons
ici à mettre en évidence des intuitions communément partagées par un réalisateur
de cinéma et un philosophe. Bien que plus modeste, cette façon de procéder n’est
en fait pas moins exigeante, car ces intuitions ne peuvent rendre possibles de tels
rapprochements qu’à la condition d’être non seulement récurrentes mais plus
encore structurantes pour l’œuvre tout entière. Or ce sont précisément de telles
récurrences d’un film à l’autre qui permettent d’attribuer à un cinéaste ce qu’on
nommera son style, celui qui, d’œuvre en œuvre, le singularise entre tous, lors
même que l’équipe technique comme artistique qui l’entoure peut quant à elle
être entièrement renouvelée.
Certes, on objectera avec raison que chaque réalisateur, même le plus médiocre,
possède sa façon de faire, en sorte que celle-ci ne peut suffire à le singulariser.
Toutefois le style n’est pas que la simple façon de faire, et c’est pourquoi l’expres-
sion « n’avoir aucun style » se laisse comprendre. N’avoir aucun style, c’est n’être en
rien remarquable, tout en ayant pourtant sa « façon de faire ». Aussi, pour ce qui
est du cinéma, le style d’un réalisateur peut commencer de se comprendre comme
la conjonction d’une façon de faire et d’une obsession filmique. C’est pourquoi, ce
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
qu’il s’agit ici de mettre en évidence, c’est le fait que plus importantes encore que
les œuvres déployées sont pour un artiste en général comme pour un cinéaste en
particulier les questions dont elles naissent. Aussi les grands auteurs sont-ils ceux
qui parviennent, en donnant alors toute la puissance à leur façon de faire, à se
ressaisir d’une question jusqu’à ce qu’elle devienne le fil directeur de leur œuvre,
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
le ciment de leur production. Là est leur style. La façon de faire du cinéaste est
cinématographique : c’est, pour reprendre les justes formules de Deleuze, l’art de
l’image-mouvement et plus encore de l’image-temps, avec sa puissance de lumière,
de sonorisation et de sa mise en scène. La façon de faire du philosophe est celle
du concept. Mais si différentes chacune soient-elles, il n’en reste pas moins que
traitant des choses mêmes, elles peuvent l’une l’autre se nourrir d’un même point
d’origine, et c’est celui-ci que nous nommons intuition. Lorsque cette intuition se
découvre commune, alors les œuvres sont dans une proximité telle qu’elles entrent
l’une à l’égard de l’autre en correspondance.
Afin d’élaborer de telles correspondances, nous sommes partis de trois questions
qui nous préoccupaient. Le point de départ des correspondances ici proposées n’est
donc pas sans une certaine contingence, au sens où d’autres questions auraient pu
être soumises à l’étude. Toutefois ces autres questions auraient, nous semble-t-il,
donné naissance à d’autres correspondances, et c’est pourquoi nous espérons être
parvenu à conférer quelque nécessité à nos analyses en évitant d’insérer de force
chez les auteurs ici abordées des interrogations qui leur seraient étrangères et que
- 26 - Le c i néa s t e e t l e philosophe
nous seul souhaitions traiter. Car nous savons bien que, fort d’une bonne maîtrise
de l’art rhétorique, il est toujours possible de faire dire à un auteur, dont on extrait
une partie de l’œuvre, ce qu’on souhaite entendre de lui 38. C’est pourquoi, notre
démarche a consisté, d’une part, à nous demander de quelle œuvre philosophique
puis de quelle œuvre cinématographique nous pourrions dire qu’elles se déploient
en se structurant à partir de chacune de nos questions, puis, d’autre part, à étudier
non pas un livre d’un philosophe et un film d’un réalisateur, mais pour chacun
d’eux la totalité de leur production. Cela nous a semblé pouvoir être une garan-
tie de sérieux méthodologique dès lors qu’il s’agissait de parvenir à repérer aussi
bien une obsession conceptuelle qu’une obsession filmique ; charge ensuite à nos
analyses de parvenir à convaincre le lecteur du bien-fondé de nos propos. En
outre, et toujours afin de donner le plus de pertinence possible à cette idée de
correspondance esthétique et d’intuition commune, nous avons eu pour souci,
d’une part, de nous référer à des types de cinéma différents les uns des autres et,
d’autre part, de choisir des correspondances convoquant des philosophes dont
l’œuvre ne montre aucune connaissance de l’art cinématographique. L’ensemble
de ces exigences méthodologiques a pour vocation, en nous obligeant à ne pas
nous restreindre à un genre cinématographique spécifique et en ne faisant pas de
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
la cinéphilie une condition sine qua non au choix des philosophes concernés, de
donner le plus possible de pertinence et d’universalité à cette idée d’une corres-
pondance esthétique fondée sur une intuition commune bien que non concertée.
Ainsi la première question, d’ordre éthique, porte sur ce que signifie le fait
d’être requis par un visage autant que par une situation. Et s’il est un philosophe
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
dont l’œuvre entière ne cesse de méditer cette question, c’est bien Emmanuel
Levinas (1906-1995). Il est même possible de dire qu’Autrement qu’être, ouvrage
en lequel sa pensée culmine, est tout entier à sa façon une profonde méditation
de cette essentielle question. Or, si étonnant que cela puisse paraître, il est un
cinéaste qui lui aussi, de films en films, n’a cessé de se ressaisir de ce problème :
c’est Clint Eastwood (né en 1930). Le nommant, il est impossible de ne pas se
rendre compte de ce que ce rapprochement avec Levinas peut avoir, lorsqu’il vire à
la correspondance, d’inattendu, voire de saugrenu, tant son cinéma semble ne rien
avoir de très intellectuel. Toutefois l’erreur et le préjugé qui la porte consistent bien
en cela : croire que ces rapprochements supposent que le cinéaste déploie son art
dans le même registre que celui du philosophe (ou inversement). Certes l’œuvre de
Clint Eastwood relève assez clairement de ce que Deleuze a pu nommer un cinéma
de l’image-mouvement, et ce réalisateur ne devait d’ailleurs probablement pas
• 38 – On connaît le mot que, sous diverses variantes, on prête à Jean Martin de Laubardemont :
« Donnez-moi six lignes de l’écriture d’un homme, et je me charge de le faire pendre. »
I nt ro d uction - 27 -
beaucoup l’intéresser puisqu’il ne le convoque jamais dans aucun des deux volumes
de son travail. En outre, Eastwood n’est jamais le scénariste ni le dialoguiste des
films qu’il réalise, préférant souvent en être l’acteur principal. Si en cela il ne peut
être dit auteur de son œuvre comme Levinas de la sienne, il est toutefois de ceux
qui ont vite compris que le caractère industriel du cinéma avait notamment pour
incidence de ne laisser que très peu d’autonomie aux cinéastes quant au choix et
à la réalisation de leurs projets. Ainsi tirant profit de sa notoriété comme de sa
réussite financière en tant qu’acteur, il a très rapidement su acquérir une relative
autonomie en fondant, dès 1967 et avec Irving L. Leonard, sa propre société de
production cinématographique, The Malpaso Company, devenu en 1988 Malpaso
Productions, puis en 1995 son propre label musical, Malpaso Records. Aussi s’est-il
donné autant qu’il lui était possible les moyens de réaliser les films qu’il souhaitait
tourner. Or cela donne un sens tout particulier à l’obsession qui, nous semble-t-il,
les traverse et qui, sans que cela soit aisément soupçonnable, le rapproche moins
d’un philosophe qu’il ne connaît probablement pas que d’une question qu’en
revanche il partage avec lui : qu’est-ce qu’être requis ?
La seconde question qui nous a retenu consiste dans la volonté de comprendre
ce que nous nommons aujourd’hui une question sociale, et plus précisément encore
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
studios, il mit quatre mois pour tourner les quarante-six minutes de Charlot soldat.
Et c’est encore et toujours ce même désir d’indépendance artistique qui le fit
quitter la First National. Après la sortie et le succès rencontré par ce dernier film,
Chaplin sollicita de la part de cette compagnie des moyens supplémentaires. Or
non seulement ils lui furent refusés, mais des rumeurs de fusion avec la société
Famous Players-Lasky lui firent craindre de nouvelles contraintes. C’est ainsi qu’en
compagnie de Douglas Fairbanks, de Mary Pickford, William S. Hart et de David
W. Griffith, il fonda en janvier 1919 une nouvelle société de production, United
Artist Corporation. Par le fait qu’elle rendit possible à ces quatre artistes de finan-
cer personnellement leurs œuvres et d’avoir ainsi un total contrôle sur elles, cette
société révolutionna profondément l’industrie cinématographique américaine.
Il est certes paradoxal de rappeler ces faits en insistant par ailleurs sur l’obses-
sion que constitue la question sociale dans le cinéma de Chaplin, surtout si de la
sorte on y voit une intuition première qu’il partage avec l’œuvre de Karl Marx.
Toutefois le caractère de businessman de Chaplin et la considérable fortune qu’il
a su très rapidement amasser ne furent jamais pour lui que les moyens par lesquels
il pouvait, le plus librement possible, réaliser ses films, accomplir sa vocation artis-
tique. Or ce que ces œuvres montrent, ce n’est pas la satisfaction du self-made-man
jouissant de lui-même et des autres en faisant l’éloge de l’économie de marché ;
c’est à l’inverse la violence autant que l’ironie de la question sociale. Et c’est bien
pourquoi la rencontre avec la grande question de l’œuvre de Karl Marx, bien plus
d’ailleurs qu’avec ses engagements politiques, peut avoir lieu.
Quant à la troisième étude ici proposée, elle concerne le sens et l’enjeu de l’idée
d’irréversibilité. Or s’il est un philosophe qui n’a cessé de méditer cette question,
en lui conférant toutes ses dimensions, métaphysiques, morales mais également
esthétiques, c’est bien Vladimir Jankélévitch (1903-1985). Cette question, qui
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
est celle du temps, ou plus exactement de la durée en son cours, est chez lui
si essentielle qu’elle rend possible de comprendre comment s’unifient les deux
versants trop souvent dissociés de son œuvre, à savoir le versant philosophique
et le versant musical. De la musique, nous pourrions en effet dire, à partir de ce
que ce philosophe nous a donné à comprendre, qu’elle constitue comme une
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
C’est une telle intuition qui sera mise à l’épreuve dans le troisième chapitre de
cet ouvrage. Toutefois si sa vérification vise bien à confirmer l’hypothèse d’une
correspondance esthétique entre ces deux auteurs, il n’en reste pas moins que
des trois cinéastes étudiés, c’est probablement à propos de Marcel Carné que la
question de l’attribution et de la signature en son nom propre de son œuvre peut
être la plus discutée, et de fait l’a été. Ce qui n’est pas dès lors sans rendre délicat
le principe même d’une correspondance d’auteur à auteur.
Ainsi, et pour ne prendre qu’un seul exemple, dans l’ouvrage qu’en 1965 il
consacre à Carné, Robert Chazal n’hésite pas quant à lui à trancher la question :
« Tout en ayant toujours étroitement collaboré à l’adaptation de ses films
et en ayant la plupart du temps choisi ses sujets, Marcel Carné n’est pas
l’auteur complet de ses œuvres. S’il sait leur imprimer sa “patte” personnelle
si facilement reconnaissable, ce style qui est l’apanage des grands réalisa-
teurs, il a cependant toujours été tributaire des scénaristes dont dépendait,
en définitive, une partie du résultat final. […] Cela place donc Carné dans
le nombre des illustrateurs plutôt que dans celui des auteurs complets, dont
le cinéma actuel compte maints exemples 44. »
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
Eastwood, Carné, qui n’a jamais été acteur, ne s’est jamais non plus enrichi au point
de parvenir à fonder sa propre société de production et à trouver ainsi une véritable
autonomie artistique. Cela est si vrai qu’alors même que de son vivant sa notoriété
a pu atteindre une renommée internationale, plusieurs de ses films ne virent jamais
le jour, dont celui, comme nous l’avons rappelé, qu’il concevait comme son dernier
film, peut-être un testament cinématographique, Mouche, en 1992.
Or de telles difficultés financières sont intimement liées au type de cinéma que
Carné souhaitait réaliser. Dans un entretien qu’il eut avec ce même Robert Chazal,
le réalisateur précise qu’après trente ans de carrière et contrairement à ses débuts il
ne voit plus dans la plupart des producteurs de son temps que
« des hommes d’affaires blasés qui, en limitant leurs risques de perdre,
limitent par là même leurs chances de gagner. Le cinéma a plus de maturité,
de sérénité. On est devenu raisonnable. Or l’art a surtout besoin de
• 44 – Robert Chazal, dans Marcel Carné, Paris, Pierre Seghers éditeur, 1965, p. 83.
• 45 – Marcel Carné, La vie à belles dents, Paris, Éditions Jean-Pierre Ollivier, 1975, p. 468-469.
I nt ro d uction - 31 -
démesure… Dans ces conditions, on ne peut plus faire les films dont on
rêve. […] En outre, on ne peut plus faire des films comme on voudrait les
faire. Le soin demande beaucoup de temps et le temps coûte de plus en
plus cher 46… »
Mais c’est précisément parce que ce cinéma que Carné entend réaliser est un
cinéma de l’obsession du moindre détail – ce qui s’exprime chez lui par sa requête
difficile à satisfaire de temps et d’argent autant d’ailleurs que par sa légendaire
intransigeance sur les plateaux de tournage –, qu’il peut également être pris au
sérieux comme un cinéma d’auteur, c’est-à-dire finalement comme le cinéma d’un
auteur toujours intimement conscient que son art est un art à la fois industriel
et collectif. C’est pourquoi cette obsession de l’irréversibilité, que nous croyons
reconnaître chez lui de film en film, nous paraît non seulement la sienne, mais
également celle qui permet étrangement à son œuvre d’entrer en correspondance
avec l’œuvre de Jankélévitch.
Telles sont en définitive les trois questions ici abordées : que signifie être requis ?
qu’est-ce qu’une question sociale ? comment s’exprime et qu’est-ce qu’engage l’irréver-
sibilité ? Nous l’avons dit, d’autres eurent été possibles qui eurent appelé d’autres
correspondances. Quoi qu’il en soit, ces études, on l’aura compris, ont une double
ISBN 978-2-7535-7885-2 — PUR, 2020, www.pur-editions.fr
vocation. D’une part, elles visent bien évidemment à rendre compte des questions
qu’elles abordent, espérant ainsi jeter un nouvel éclairage sur les thèses des auteurs,
qu’ils soient philosophes ou cinéastes, qui les ont rencontrées ; d’autre part, elles
ont pour enjeu de poursuivre la méditation du concept d’esthétique. Ici la question
n’est plus tellement de savoir jusqu’où, confrontée à la singularité d’un art indus-
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos
triel, l’esthétique, par ses objets, peut engager l’existence humaine ; mais plus
exactement comment il convient de la concevoir pour qu’elle le fasse.
• 46 – « Entretien avec Marcel Carné », dans Robert Chazal, Marcel Carné, op. cit., p. 97.