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Introduction

Cinq brèves remarques sur le cinéma


Si cet ouvrage propose de faire se rencontrer philosophes et cinéastes, il ne se
propose toutefois pas d’organiser une confrontation, alors nécessairement critique,
entre philosophie et cinéma. En outre, et bien que cet art récent soit déjà suffi-
samment ancien pour pouvoir disposer d’une histoire, il ne s’agira pas non plus
de nous engager sur le chemin de son étude. D’autres l’ont fait bien mieux que
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nous ne saurions le faire, et notre travail, qui se veut philosophique, ne relève


pas d’une méthode historique. Enfin, il ne s’agira pas davantage de mettre en
évidence la passionnante réflexion, à la fois technique et théorique, menée par les
cinéastes sur leur art. Aussi ce livre ne se propose-t-il pas de méditer l’évolution
du cinéma. Notre projet n’est donc pas d’en retracer le cours, comme si, partant
des débuts du cinéma muet pour cheminer jusqu’à nos jours, nous souhaitions
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

pouvoir mettre en évidence les continuités et les ruptures de l’histoire menant


des grands noms du cinéma muet – ceux de Friedrich Murnau (1888-1931),
d’Abel Gance (1889-1981) ou de Sergueï Eisenstein (1898-1948) –, jusqu’à ceux
du cinéma mondialisé d’aujourd’hui, en passant par les moments fondateurs du
cinéma américain et européen.
Comme nous l’avions entrepris pour un propos précédent 1, mais sans que cela
en présuppose pour autant la connaissance, il s’agit ici de mettre en évidence le
fait qu’une intuition commune – commune mais non nécessairement similaire –
puisse guider le travail conceptuel d’un philosophe et celui artistique d’un cinéaste
au point de permettre d’établir entre leurs œuvres de profondes correspondances
et de nous obliger ainsi à méditer, à nouveaux frais, le sens et la portée du concept
d’esthétique. Or si ce travail précédent méditait un tel principe de correspondance, il
s’en tenait aux arts de la tradition classique, n’analysant que le parcours de quelques

• 1 – L’artiste et le philosophe. Phénoménologie des correspondances esthétiques, Paris, Cerf, 2016.


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peintres (Fra Angelico, De La Tour, Fragonard), d’un sculpteur (Giacometti) et


d’un musicien (Liszt), en se gardant bien de faire entrer dans ce cercle des corres-
pondances esthétiques l’œuvre d’un cinéaste.
La raison n’en était toutefois pas notre absence d’intérêt pour le « septième
art », mais bien au contraire notre conscience de sa singularité, laquelle nous faisait
pressentir qu’il requérait un traitement distinct. En effet, si l’on s’interroge sur ce
qui le singularise, il convient de noter qu’alors même qu’on le pense ordinairement
comme un art – le septième dans la classification usuelle des beaux-arts a pu dire
dès 1911 l’écrivain italien Ricciotto Canudo –, celui-ci semble toutefois sans cesse
déjouer sa ressemblance avec tous les autres. Cinq brèves remarques nous en feront
prendre conscience, en même temps qu’elles nous introduiront à la singularité de
notre problème et au sens à donner ici à cette idée de correspondance lorsqu’elle
met en jeu le rapport entre l’œuvre d’un cinéaste et celle d’un philosophe.
Disons d’emblée que le cinéma est un art de l’image, et qu’en cela il est bien
plus proche de la photographie qu’il ne l’est de la peinture, art auquel ce concept
ne s’applique que de façon fort approximative et contestable. En effet l’expression
d’art de l’image est essentiellement destinée à rendre compte d’une technique spéci-
fique : celle de la capture puis de l’impression de la lumière naturelle sur un support
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graphique. Or le peintre a un tout autre rapport à ce qu’il nomme lumière : artifi-


cielle, celle-ci n’est pas pour lui ce qu’il a à imprimer, avec plus ou moins de réussite,
mais ce qu’il a à faire naître à partir d’une confrontation au grain de la matière pictu-
rale. Certes le cinéaste, pour ses compositions filmiques, peut parfois être sensible à
des inspirations picturales. Tel fut le cas de Marcel Carné lorsque, dans la seconde
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

partie des Enfants du paradis, en 1944, il donna l’occasion à deux de ses personnages,
Garance jouée par Arletty et le comte Édouard de Montray joué par Louis Salou, de
reproduire par les poses qu’ils avaient à prendre des tableaux d’Ingres, tels La Grande
Odalisque, l’Odalisque à l’esclave ou encore Madame Moitessier assise 2. Et pourtant,
cela ne l’apparente pas pour autant à un peintre puisque c’est bien photographique-
ment qu’il lui faut alors opérer de telles citations.
C’est ainsi une telle proximité technique entre la photographie et le cinéma que
relevait Walter Benjamin, dans sa célèbre étude de 1936, « L’œuvre d’art à l’ère de
sa reproductibilité technique », lorsqu’il notait que « si la lithographie contenait
virtuellement le journal illustré, la photographie contenait virtuellement le cinéma
parlant, que la photo contient en germe 3 ». À prendre d’ailleurs au sérieux cette
provenance, il conviendrait même de revenir sur la dénomination de « septième
• 2 – Sur ce point, voir l’ouvrage de Edward Baron Turk, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma
français. 1929-1945, trad. Noël Burch, Paris, Éditions L’Harmattan, 2002, p. 279-289.
• 3 – Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais 2,
trad. M. de Gandillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 89-90.
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art » proposée par Canudo, car si le cinéma présuppose la photographie, alors il


serait plutôt, du moins dans l’ordre d’apparition chronologique, le huitième que
le septième art. Après les cinq arts classiques (architecture, sculpture, peinture,
musique, poésie) auquel il convient d’ajouter la danse, trop souvent oubliée, puis
la photographie, le cinéma aurait ainsi sa place dans le panthéon des beaux-arts.
Pourtant, si le cinéma est bien un art de l’image, il est difficile de le penser
à partir de la photographie, tant ce qui va le caractériser, et selon un premier
paradoxe, ce sera moins d’être une image mouvante (comme si, à notre vue, elle
risquait d’être trouble) qu’une « image-mouvement », selon la juste expression de
Gilles Deleuze.
« Le cinéma procède avec des photogrammes, c’est-à-dire avec des coupes
immobiles, vingt-quatre images/secondes (ou dix-huit au début). Mais ce
qu’il nous donne, on l’a souvent remarqué, ce n’est pas le photogramme,
c’est une image moyenne à laquelle le mouvement ne s’ajoute pas, ne
s’additionne pas : le mouvement appartient au contraire à l’image moyenne
comme donnée immédiate 4. »
C’est en ce sens que Deleuze a pu proposer une première définition du cinéma
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comme « le système qui reproduit le mouvement en fonction du moment quelconque,


c’est-à-dire en fonction d’instants équidistants choisis de façon à donner l’impres-
sion de continuité 5 ». Ce mouvement, ou cette impression de continuité, voilà ce
que ne donnent ni l’image photographique ni la peinture.
Reste que cette définition ne peut être que première et en cela insuffisante, car
plus encore qu’un art du mouvement ou qu’une image-mouvement, le cinéma
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– et c’est là notre deuxième remarque – est un art qui prend en compte le temps,
ou mieux la durée. Ce point est essentiel et c’est à juste titre que critiques et
amoureux du cinéma y insistent toujours. Comme l’écrit Jacques Aumont : « Le
premier contenu du cinéma, ce n’est pas le drame : c’est le temps – le temps mis
en forme 6. » Comme l’art est une mise en forme d’une émotion, le cinéma semble
pouvoir être défini comme la mise en forme du temps, ou plus précisément encore
comme la représentation imagée d’une durée affective. Imagée, car il importe de se
rappeler que si le cinéma est bien un art du temps, ou mieux de la durée, il n’est ni
le seul ni le premier art à en avoir fait son élément constituant. Tel est en effet déjà
le cas de la musique. Aussi au propos de Jacques Aumont convient-il de préférer
celui de Gilles Deleuze lorsqu’il double le concept d’image-mouvement de celui
d’image-temps, jusqu’à en faire sa vérité propre. Retenons ici que si le cinéma n’est

• 4 – Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 10-11.


• 5 – Ibid., p. 14.
• 6 – Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, 2012, p. 96.
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pas seulement la mise en forme du temps – car cela la musique l’est aussi –, c’est
qu’il en est fondamentalement la mise en forme imagée, là où à l’inverse la musique
nous soustrait au règne de l’image et de sa représentation, ce que Schopenhauer
puis Jankélévitch ont chacun si bien compris.
Mais prolongeons nos analyses par une troisième remarque. Art de l’image-
mouvement et de l’image-temps, le cinéma n’en est pas moins un art de la repré-
sentation, précisément parce qu’il est un art de l’image. Aussi, en ce sens, est-ce un
art qui doit se soucier de la mise en scène, ce qui n’est pas sans donner l’impression
qu’il a partie liée avec le théâtre. Que le cinéma puisse vouloir rendre hommage
au théâtre, tant il partage avec cet art dramatique bon nombre de ses comédiens,
est d’ailleurs une constante. Ainsi en trouve-t-on de nouveau une illustration dans
Les Enfants du paradis de Marcel Carné, mais également chez François Truffaut,
pourtant souvent bien virulent avec son illustre prédécesseur, dans Le Dernier
Métro, en 1980.
Et cependant un je-ne-sais-quoi, comme dirait Jankélévitch, résiste à cette idée
que le cinéma serait véritablement, comme l’est le théâtre, un art de la mise en
scène. La différence, et elle est essentielle, tient en fait à ce que le cinéma est essen-
tiellement un art du montage – ce montage que Jean-Luc Godard nomme « mon
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beau souci 7 », et dont il a pu dire que c’est la « seule invention du cinéma 8 ». Le


montage est ce qui vient nous rappeler que le cinéma, avant d’être un art de la mise
en scène, au sens d’une direction d’acteurs et d’une coordination des décors et des
lumières, est d’abord un art de l’image filmée qui, comme le dit Jacques Aumont,
s’efforce « de raconter des histoires en utilisant une succession de points de vue,
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déconnectés et cependant enchaînés 9 ». S’il y a montage de différentes séquences,


et par là cinéma, c’est que contrairement à la scène théâtrale, le film n’a de conti-
nuité qu’artificielle. Le montage, écrit encore Jacques Aumont,
« n’est rien d’autre que la production réitérée de tels petits traumas visuels
et mentaux, donnant à voir des événements coupés de leurs causes et de
leurs conséquences. Toute l’histoire des films a consisté à choisir entre deux
pentes : ou bien souligner et exploiter cette vertu de choc et de sensation
du montage, ou bien au contraire tâcher de la maîtriser ou de l’atténuer.
C’est la grande opposition, bien connue, entre le montage “productif ” et
le montage “transparent” 10 ».

• 7 – Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, t. II : Seul le cinéma, Paris, Gallimard, 1998, p. 29.
• 8 – Propos cités par Jacques Aumont dans Montage « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin,
2015, p. 83.
• 9 – Ibid., p. 13.
• 10 – Ibid., p. 21-22.
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C’est parce que l’art théâtral se donne au spectateur dans un face-à-face en


continu que, contrairement au cinéma, il est ainsi nommé « spectacle vivant ».
Or sans d’aucune façon être « mort », l’art cinématographique n’est pas seulement
antérieurement filmé avant d’être projeté ; il est surtout composé d’une multi-
plicité de plans raccordés les uns aux autres, tels simplement des champs ou des
contrechamps. Le montage n’implique donc pas seulement un art concomitant
du découpage des plans, mais également et surtout un art du raccord. Comme le
précise Jacques Aumont, jusqu’au début des années 1910 – c’est-à-dire avant le
grand essor du cinéma muet à partir de 1914.
« l’unité de film était en général assimilable à une scène (théâtrale), ou à un
tableau […]. Tout a changé lorsqu’on a commencé à considérer, non plus
des scènes ni des tableaux – c’est-à-dire des unités autosuffisantes, qu’il suffit
de mettre bout à bout – mais cette unité nouvelle qu’est le plan. Un plan
se définit […] en ce que son contenu est partiel (une partie de la scène) et sa
durée est arbitraire 11 ».
Raccorder des plans entre eux au sein d’une séquence et lier les séquences entre
elles, c’est cela réaliser un film de cinéma, en quoi celui-ci se distingue radicalement
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d’un panoramique tourné par un smartphone et conçu comme un souvenir de


vacances. Sans montage, pas d’art cinématographique. On comprendra alors que,
conçu comme « la mise en forme globale du film 12 », le montage soit ce qui lui confère
son rythme propre et par là même sa qualité cinématographique. C’est parce qu’il y a
montage que les acteurs de cinéma n’ont ni à parler ni à se mouvoir comme des acteurs
de théâtre. Leur souci n’est pas qu’ils aient à s’avancer au-devant de la scène afin que
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

leur voix porte. Avec le montage, le réalisateur de cinéma tient à sa disposition d’autres
moyens expressifs – ni meilleurs ni pires, seulement autres – que ceux dont dispose le
metteur en scène de théâtre. Cela tient à ce que, comme l’avait compris Marcel Carné
dès 1929, au cinéma la caméra est un « personnage du drame » :
« C’est en 1924, je crois, qu’un metteur en scène allemand, F. W. Murnau,
inventait un nouveau moyen d’expression appelé à révolutionner l’art
cinématographique. Le réalisateur d’un film passé sans grand succès au
défunt Ciné-Opéra, Nosferatu le vampire, venait de découvrir un style visuel
d’une puissance insoupçonnable : c’est le travelling ou prises de vues avec
l’appareil en mouvement 13. »

• 11 – Ibid., p. 30.
• 12 – Ibid., p. 94.
• 13 – Marcel Carné, « La caméra, personnage du drame », Cinémagazine, no 28, 12 juillet 1929,
dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), textes de Marcel Carné présentés par Philippe Morisson,
Éditions La Tour Verte, 2016, p. 58. Le film de Murnau date en fait de 1922.
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Personnage du drame, non seulement la caméra se déplace avec les acteurs, mais
peut tourner autour d’eux, les saisir en plongée ou en contre-plongée, opérer des
plans larges ou à l’inverse des plans rapprochés jusqu’au gros plan. À quoi il convient
d’ajouter le fait que les scènes sont sans cesse dissociées et n’ont, du fait du montage,
aucune nécessité à être jouées dans l’ordre où elles seront vues. Or il est bien évident
que tout cela ne peut que différencier de fond en comble le jeu de l’acteur de théâtre
de celui de cinéma. Non, décidément le cinéma n’est pas du théâtre filmé, même
si l’un comme l’autre peuvent aujourd’hui être projetés sur un écran de télévision !
Mais il faut alors remarquer l’ambivalence du concept de montage. Tout en
désignant l’activité du technicien spécialisé, il engage en fait la totalité de l’esthé-
tique d’un film, en sorte qu’on comprend que bien des réalisateurs tiennent sinon
à monter eux-mêmes leurs films, du moins à en superviser la réalisation.
Que le cinéma soit ainsi essentiellement un art du montage, c’est là ce qu’a
vu Deleuze au point où, dit-il, « la variété pratique et théorique des types de
montages suivant les conceptions organique, dialectique, extensive, intensive, de
la composition des images-mouvement » – celles qui donnent lieu aux différentes
conceptions des cinémas nationaux, américain, soviétique, allemand ou français
qu’il a pu étudier – cette variété des montages constitue « la pensée ou la philo-
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sophie du cinéma, non moins que sa technique 14 ». Si le cinéma pense, ce n’est


donc pas seulement qu’il pense en images plutôt qu’en concepts, c’est également
que le film comme montage achevé constitue l’expression artistique de sa pensée.
Le cinéma est donc la forme d’une expression artistique. Mais est-il, malgré
l’expression admise de « septième art », un art similaire aux autres qui ne se distin-
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

guerait d’eux que par ses singularités propres ? Et est-il même un art ? À vrai dire
la question, au moins jusqu’à un certain point, peut en droit se poser. Et si elle
le peut, ce n’est pas parce que le cinéma parvient à composer avec l’image sans
être photographie, à rythmer le temps sans être musique, à mettre en scène l’agir
humain sans être poésie dramatique, c’est-à-dire théâtre. C’est plus encore parce
que contrairement à tous les arts qui l’ont précédé, il ne requiert pas seulement
pour sa réalisation l’appropriation d’une technique, mais la mise à disposition
d’une industrie. Voilà le sens de notre quatrième remarque. Des techniques spéci-
fiques, tous les arts en requièrent ; et c’est pourquoi même si chacune d’elles est
singulière, le fait d’y avoir recours n’a pour quelque art que ce soit rien de discri-
minant. L’art accepte donc nécessairement une certaine technicité ; technicité de
ses instruments qu’il convient de maîtriser comme de ses pratiques et de son
savoir-faire qu’il convient d’acquérir, et ce conformément à son originaire proxi-
mité avec l’artisanat. Mais pour autant, jusqu’à l’invention du cinéma, il n’a jamais

• 14 – Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 82.


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pu être dit industrie, au sens où il y a industrie lorsqu’on désigne un complexe


d’activités socio-économiques organisé en vue de la production de biens en série,
qu’ils proviennent ou non de la transformation de matière première. En ce sens,
le cinéma est aujourd’hui ce qu’on nommera une industrie culturelle.
Certes, il y a bien une industrie de l’instrument de musique (lequel peut se
produire en usine et en série), et plus encore, tant l’objet est aujourd’hui lié à une
savante technologie, une industrie de l’appareil photographique. Pourtant il n’y
a pas d’industrie de la photo au sens où cela ferait de cet art un « art industriel ».
Or avec le cinéma, nous sommes bien confrontés à quelque chose de tel, à une
réalité en forme d’oxymore dont la naissance, comme le rappelle Deleuze, étonna
même Étienne-Jules Marey (1830-1904), l’inventeur en 1882 de la chronophoto-
graphie, mais également Louis Lumière (1864-1948), qui révolutionna en 1894
le mécanisme permettant d’actionner l’entraînement de la pellicule en vue de sa
projection. Nommé tout d’abord le « kinétographe Lumière », parce qu’il perfec-
tionnait celui conçu en 1891 par Thomas Edison (1847-1931) – lequel consis-
tait en une caméra susceptible d’accueillir une pellicule perforée de 35 mm dont
l’avance intermittente était actionnée par un procédé de roue à rochet –, il prit
ensuite le nom qu’on lui connaît : celui de « cinématographe ».
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« ni Marey ni Lumière n’avaient une grande confiance dans l’invention du


cinéma. Avait-il au moins un intérêt artistique ? Il ne semblait pas davan-
tage, puisque l’art semblait maintenir les droits d’une plus haute synthèse
du mouvement, et rester lié aux poses et aux formes que la science avait
répudiées. Nous sommes au cœur même de la situation ambiguë du cinéma
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

comme “art industriel” : ce n’était ni un art ni une science 15 ».


Bien qu’il serait aujourd’hui, au regard de l’histoire que nous en connaissons,
fort sophistique de nier la dimension artistique du cinéma – qui au demeurant
met bien lui aussi en forme une et même plusieurs émotions –, il ne convient pas
pour autant de passer trop vite sur ce paradoxe que constitue un art industriel.
Walter Benjamin qui, nous l’avons rappelé, pensait que la photographie conte-
nait « virtuellement le cinéma parlant », voyait surtout en l’une et l’autre de ces
pratiques de quoi bousculer en profondeur les catégories artistiques existantes
autant que l’obligation d’avoir à repenser la place de l’art au sein du corps social.
Avec elles, a-t-il pu souligner, « l’ici et le maintenant de l’original 16 », à savoir la
notion même d’authenticité, perdent de leur sens. Aussi à la dénonciation du faux,
ces pratiques artistiques substituent-elles la vertu de la copie, en sorte qu’avec elles

• 15 – Ibid., p. 16.
• 16 – Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais 2,
op. cit., p. 91.
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le statut de l’œuvre passe d’une « valeur cultuelle » à une « valeur d’exposition 17 ».


C’est pourquoi, comme Benjamin le souligne à la suite, plus essentiel que de se
demander si le cinéma est ou non un art, la question majeure qu’il introduit est
de savoir en quoi il modifie « le caractère général de l’art 18 » et, ajouterions-nous,
la façon dont nous pouvons nous y rapporter.
Or ce qui est d’emblée manifeste, c’est que ce caractère industriel du cinéma
décuple la dépendance de cet art vis-à-vis de ses conditions sociétales de possibilités.
Plus que tout autre avant lui, le voici dépendant de ce qui n’est pas artistique. Certes
longtemps, et aujourd’hui encore, la condition de vie des artistes et parfois, selon
les arts, leurs productions même ont pu être dépendantes d’un mécénat, qu’il soit
clérical, aristocratique ou bourgeois. Toutefois avec le cinéma, il ne s’agit plus d’un
mécénat qui encourage, mais d’une industrie qui rend possible. La réalisation d’un
film de cinéma requiert non seulement des moyens techniques qui exigent une colla-
boration de nombreux intervenants, des moyens financiers de production qui, sauf
très rare exception, outrepassent de beaucoup des budgets individuels, mais égale-
ment toute une infrastructure sociale sans laquelle sa diffusion resterait lettre morte.
Or tout cela a un coût, et avant d’être culturel, il est d’abord financier. Disons-le
autrement : ce que le cinéma, en tant qu’art industriel, a introduit dans le processus
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de création comme jamais avant lui aucun art ne l’a fait, c’est la dépendance écono-
mique à l’argent. Benjamin le remarquait déjà en notant qu’avec cette invention
« les frais de production sont si élevés que, si l’individu peut encore, par
exemple, se payer un tableau, il est exclu qu’il achète un film. Des calculs
ont montré qu’en 1927 l’amortissement d’un grand film exigeait qu’il fût
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

présenté à neuf millions de spectateurs 19 ».


Aussi faut-il dire avec Deleuze, et peut-être au-delà de ce sur quoi Benjamin a
lui-même insisté, qu’au final
« ce qui définit l’art industriel, ce n’est pas la reproduction mécanique,
mais le rapport devenu intérieur avec l’argent. À la dure loi du cinéma, une
minute d’image coûte une journée de travail collectif, il n’y a pas d’autre
riposte que celle de Fellini : “quand il n’y aura plus d’argent, le film sera
fini”. L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et
montre à l’endroit, si bien que les films sur l’argent sont déjà, quoiqu’impli-
citement, des films dans le film ou sur le film. […] Ce qui mine le cinéma,
la vieille malédiction : l’argent, c’est du temps 20 ».

• 17 – Ibid., p. 100.
• 18 – Ibid., p. 102.
• 19 – Ibid., p. 97, note 1.
• 20 – Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 104.
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Or bien évidemment cette dépendance à l’argent n’est pas sans incidence


qualitative. Comme produire un film revient à prendre un risque financier, il
s’avérera toujours difficile de trouver des producteurs, mais également des réseaux
de distribution, pour réaliser un film dénué d’un minimum de préoccupations
commerciales. À l’inverse, et sans qu’il soit d’ailleurs nécessaire d’opposer qualité
artistique et coût financier, car un chef-d’œuvre reconnu peut aussi avoir coûté
fort cher 21, l’investissement de gros budgets ne peut se concevoir sans un souci de
rentabilité financière qui le plus souvent impose à la création artistique des condi-
tions qui lui sont parfaitement hétérogènes. Constatant ce qu’il nomme « l’énorme
proportion de nullité dans la production cinématographique », Deleuze en déduit
que, contrairement aux autres artistes, « les grands auteurs de cinéma sont donc
seulement plus vulnérables, il est infiniment plus facile de les empêcher de faire
leur œuvre. L’histoire du cinéma est un long martyrologe 22 ».
Si le terme de « martyrologue » employé par Deleuze est certes excessif – car
cette histoire du cinéma n’est ni sainte ni meurtrière ! –, il a toutefois, par la force
de la provocation, le mérite d’attirer l’attention sur la contrainte que la puissance
de l’argent fait peser sur l’art et en conséquence sur cet oxymore trop souvent
méconnu que constitue l’expression d’art industriel.
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On ne prendra, en guise d’illustration, qu’un seul exemple, emprunté au


parcours d’un des cinéastes qui seront ici étudiés, Marcel Carné. Si grande fût sa
notoriété, il dut lui aussi renoncer à plus d’un projet, faute de parvenir à en trouver
les financements. Or, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, de tels renonce-
ments ne concernent pas ses débuts, à un moment où personne ne pouvait encore
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

évaluer ses qualités et où les risques à prendre pouvaient sembler sans garanties,
mais, comme s’il n’y avait jamais d’acquis, ils concernent à l’inverse sa période de
maturité, une fois conquise sa grande notoriété et sa compétence largement recon-
nue. Ainsi en fut-il plus précisément de deux projets, l’un comme l’autre largement
amorcés mais jamais achevés : La Fleur de l’âge en 1947 et Mouche en 1992.
La Fleur de l’âge est un film qui connut plusieurs jours de tournage, et dont
25 minutes de bobines furent même montées avant d’être perdues. Ce film devait
se passer à Belle-Île-en-Mer et relater le drame vécu par des adolescents dans un
centre surveillé pour jeunes délinquants. Il prenait appui sur un fait divers de
l’époque où, suite à une évasion, des touristes et des habitants de l’île s’étaient joints

• 21 – L’exemple en est (une fois encore) Les Enfants du paradis de Marcel Carné, film en deux
parties, d’une durée totale de 3 h 15, nécessitant la construction d’importants décors ainsi que la
participation d’un grand nombre de figurants et qui plus est tourné lors de la Seconde Guerre,
c’est-à-dire en pleine période de restriction.
• 22 – Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 8.
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à la police pour se lancer à une chasse à l’homme 23. Carné avait alors su s’entou-
rer d’une grande partie de l’équipe qui lui avait permis de réaliser Les Enfants du
paradis. Le scénario, l’adaptation et les dialogues étaient écrits par Jacques Prévert,
la musique était composée par Joseph Kosma et les décors étaient conçus par
Alexandre Trauner. Au casting figurait notamment Arletty, et deux jeunes gens
avaient les premiers rôles : Serge Reggiani et Anouk Aimée. C’est à l’absence de
soutien de ses producteurs, en partie effrayés par des retards de tournage dus à des
intempéries sur l’île, et donc au surcoût financier que cela entraînait, ainsi qu’aux
problèmes posés par la location d’un yacht pour les besoins du tournage, qu’est dû
l’abandon de ce film. Et bien qu’il soit difficile d’évaluer la perte que celui-ci causa
à l’art cinématographique, on aura toutefois tendance à s’en effrayer.
L’autre grand échec que Carné eut à subir concerne ce qui aurait pu être,
en 1992, son dernier film, Mouche. Le réalisateur était alors âgé de 86 ans et devait
mourir quatre ans plus tard. Tiré d’une nouvelle de Maupassant, ce film, dont
les dialogues étaient signés Didier Decoin, la musique Michel Legrand, et dont
l’interprète principale aurait été Virginie Ledoyen, alors âgé de 16 ans, aurait dû se
dérouler sur les bords de Marne à la fin du xixe siècle. Et, tel que Carné lui-même
a pu s’en expliquer dès 1983, soit presque une dizaine d’année avant les premiers
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jours de tournage, il devait relater l’histoire de


« sept amis, chacun couchant avec Mouche chaque nuit de la semaine.
Quand un huitième se joignit au groupe, l’un des sept abandonna son
jour en disant qu’en fait il n’était pas intéressé par les femmes. En fait, cet
homme et le huitième arrivé ont une affaire ensemble. Et quand Mouche
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

perd l’enfant qu’elle portait, la seule personne à le consoler est le bisexuel


de cette troupe de sept amis. Et c’est lui qui généreusement lui répond :
“Ne t’inquiète pas, je t’aiderais à en avoir un autre 24.” »
Le tournage sera en fait interrompu au bout de seulement huit jours, à cause
là encore d’un producteur peu scrupuleux. Or cela est d’autant plus regrettable
qu’avec ce film, et outre une probable façon de s’expliquer avec sa propre sexualité,
Carné entendait, de son aveu même, revenir sur les lieux de sa toute première inspi-
ration, lorsqu’en 1929 il filmait, sous forme de documentaire, sa première œuvre,
Nogent, Eldorado du dimanche, œuvre par ailleurs si remarquable et remarquée que
c’est elle qui lui permit de réaliser par la suite son premier long métrage, Jenny,

• 23 – On trouvera ses informations sur le site consacré à Marcel Carné et réalisé par Philippe
Morisson, à la page [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-
avortes-de-marcel-carne/1947-la-fleur-de-lage/fiche-technique/].
• 24 – Ce propos est accessible sur le site de Philippe Morisson, à la page [http://www.marcel-
carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/fiche-
technique-synopsis/#mouche].
I nt ro d uction - 17 -

en 1936. Comme il eut l’occasion de le dire au journaliste Henry-Jean Servat en


novembre 1992, cela lui eût pourtant été une ultime occasion de « clore la boucle 25 ».
Loin de ne constituer qu’une incidence secondaire et pour ainsi dire extra-artis-
tique, le lien qui unit le cinéma et l’industrie est donc constitutif de cet art, qui
n’est pas pour rien le premier art industriel. Toutefois, conformément d’ailleurs à
ce qu’exprime son nom, ce lien n’a pas de conséquences que financières. Industriel,
il a également un enjeu technologique, lequel pèse lourdement sur son esthétique.
C’est là ce qu’il nous faut, en une cinquième et dernière remarque, expliciter.
Comme toute industrie vieille de plus d’un siècle, l’art cinématographique
a été et est toujours soumis à ces révolutions qui sont le propre de l’innovation
technologique et qui, à chaque fois, mettre en crise le secteur en lequel elles se
produisent. Une crise est toujours un moment de fragilité susceptible de mettre
en péril le devenir de l’ensemble de la structure ou de l’organisme qu’il éprouve.
En elle tout est toujours susceptible de se rejouer et d’être redéfini. Or si nul art
plus que le cinéma n’a jamais éprouvé autant de moments de crise, c’est précisé-
ment qu’il y va en lui d’un art essentiellement industriel. Et si ces moments de
crise doivent véritablement être pris au sérieux, c’est qu’ils ne peuvent se conce-
voir comme une simple évolution stylistique et socioculturelle. En ce sens encore
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naïf, tout art évolue : plus aucun sculpteur ne procède comme Phidias ni aucun
peintre comme Memling, et nous ne chantons plus comme chantaient les chœurs
antiques ou les hommes de la Renaissance : non seulement les styles, les exigences,
les canons esthétiques, mais les techniques elles-mêmes ont changé. Toutefois avec
le cinéma, il ne s’agit pas seulement d’évolutions stylistiques et techniques, mais de
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

révolutions technologiques et industrielles. Plus encore que les techniques d’élec-


trification des instruments de musique puis de production de sons de synthèse
numérisés, qui ont pourtant totalement modifié le type de musique envisageable
et ainsi l’économie de sa production, les altérations qu’a connues le cinéma depuis
sa création sont si considérables qu’elles en ont à chaque fois redéfini l’objet, les
moyens, les fins, et jusqu’à nos attentes.
Il y eut d’abord la période qu’on pourrait dire des pionniers, celle de la mise
au point de l’appareil technique permettant une projection d’images animées.
C’est celle qui débute en 1895 et dont le film de 45 secondes réalisé cette année-

• 25 – Cet entretien, paru dans Paris-Match no 2270 du 26 novembre 1992, est également dispo-
nible sur le site réalisé par Philippe Morisson  : [http://www.marcel-carne.com/les-films-de-
marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/larticle-par-henry-jean-
servat-parue-dans-paris-match-date-du-26-novembre-1992/]. Par ailleurs les raisons de cet échec,
dû selon Carné au producteur italien Antonio Passalia, sont précisées sur la page [http://www.
marcel-carne.com/les-films-de-marcel-carne/les-projets-avortes-de-marcel-carne/1992-mouche/
fiche-technique-synopsis/].
- 18 - Le c i néa s t e e t l e philosophe

là par Louis Lumière, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, est exemplaire : une
scène en plan fixe, dont le cadrage a d’ailleurs du mal à se stabiliser, filmée sans
aucun montage par une caméra de 35 mm et une bobine défilant à une cadence
de 18 images/secondes. Cette première période, qui est celle des pionniers, mais
non encore véritablement des artistes, durera jusqu’en 1914. Or à cette date, la
première grande rupture n’est pas seulement due qu’à une évolution des techniques
artistiques (maîtrise du montage) ou à des technologies nouvelles (élaboration
de caméras plus sophistiquées permettant d’installer de bobines de films plus
longues, mise à disposition de projecteurs plus puissants) ; elle est essentiellement
due à la naissance d’une industrie entièrement conçue pour le développement
commercial de cet art. D’abord américaine, celle-ci donnera vite naissance à une
industrie européenne puis soviétique qui, bien que toutes deux conçues sur des
modèles économiques différents et d’ailleurs bien moins puissants, n’en produira
pas moins de grandes œuvres. C’est la naissance du cinéma comme art (industriel)
et l’apparition de quelques figures majeures du cinéma mondial : Griffith dont
le premier long métrage, en 1914, a pour titre Judith of Bethulia, et qui l’année
suivante réalisera son célèbre Naissance d’une Nation, Murnau en Allemagne dont
le premier film, Le Cavalier bleu date de 1919 ou Eisenstein en Union soviétique
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dont le premier film, La Grève, sortira en 1925.


Cette période florissante du cinéma dura jusqu’à la grande crise de 1929. Or
celle-ci, pour le cinéma, ne fut ni seulement ni principalement une crise boursière
pesant sur le financement de cette industrie ; ce fut surtout une crise technolo-
gique venant imposer un autre modèle de développement industriel. C’est en effet
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

en 1929 que la technique du parlant, tournant en 24 images secondes, fut inventée


et, dès cette année-là, elle commença à faire vaciller le cinéma muet. Certains réali-
sateurs, pour des raisons essentiellement esthétiques, résistèrent le plus longtemps
possible. Tel fut par exemple le cas de Charlie Chaplin, dont l’art était entière-
ment basé sur une réappropriation du mime burlesque par le cinéma 26. Ainsi son
dernier film presque entièrement muet, à savoir Les Temps modernes 27, en 1936,
correspond également à la dernière véritable apparition de son personnage Charlot.
En 1940, en effet, Le Dictateur sera un film parlant et, tout en en conservant l’esprit

• 26 – Sur l’originalité de Chaplin dans le burlesque, et notamment sur sa différence d’avec l’art
de Buster Keaton, on lira avec intérêt les analyses de Gilles Deleuze dans Cinéma 1. L’image-
mouvement, op. cit., p. 231-242.
• 27 – On se souvient en effet qu’au début du film la voix terrifiante car donneuse d’ordres du
patron d’usine se fait entendre notamment pour intimider l’ouvrier Charlot, et qu’à la fin ce même
Charlot chante, sur l’air d’une chanson humoristique datant de 1917, « Je cherche après Titine »,
non dans une langue identifiable et signifiante, mais dans un charabia imitant plusieurs langues
européennes.
I nt ro d uction - 19 -

burlesque, Chaplin substituera à Charlot un double personnage : celui du barbier


juif et celui du dictateur Hynkel. De même, certains distributeurs de films et
quelques gérants de cinéma dont les salles n’étaient pas équipées pour recevoir cette
nouvelle technologie tentèrent un temps de résister à cette invincible ascension
des nouveaux films parlants, nommés alors les talkies. Mais de telles résistances ne
pouvaient qu’être vouées à l’échec, car les raisons financières qui faisaient s’opposer
les patrons de salles à cette innovation devaient vite devenir celles-là mêmes qui
les feraient s’engager en sa faveur. L’engouement du public pour les films parlants
devenant majeur, et ce malgré les médiocres conditions initiales de sonorisation,
l’argent gagné par les nouvelles recettes fut très vite bien supérieur à celui dépensé
pour l’équipement de leur projection. C’est d’ailleurs là ce que rappelait ironi-
quement Marcel Carné lorsqu’au tout début des années 1930, travaillant comme
« ciné-reporter », il commentait l’attitude de ces mêmes patrons :
«  “Nous ne nous équiperons pas, proclamaient-ils avec force. Nous ne
voulons pas de théâtre photographié ; nous continuerons à donner du vrai
cinema.” Trois mois après, ils projetaient du film parlant cent pour cent,
étranger il est vrai 28. »
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Mais en outre, et en un temps record, cette invention technologique devait


reconfigurer entièrement l’esthétique cinématographique, ringardisant quiconque
ne pouvait s’y adapter. La sonorisation bouleversait en effet de fond en comble
le jeu des acteurs ; la signification, n’ayant plus à être pathiquement incorpo-
rée, ne requérait plus une sur-expressivité corporelle. Plus encore, elle libérait
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

d’autres possibilités propres aux modulations des tons de la voix : du chucho-


tement au hurlement, tout devenait possible. Un artiste aussi exceptionnel que
Buster Keaton, malgré les tentatives qu’il fit pour s’adapter à ce changement, en
fut d’ailleurs une des grandes victimes, lui qui vit sa carrière décliner dès le début
des années 1930. En cela, le rôle que lui offrit Chaplin en 1952 dans Les Feux
de la rampe, où tous deux forment un duo de clowns vieillissants et pathétiques,
peut se voir comme un dernier hommage à cette glorieuse époque. Une version
plus récente de ce même thème a pu d’ailleurs se retrouver dans le film à succès
tourné en 2011 par Michel Hazanavicius : The Artist ; preuve s’il en est besoin que
le cinéma sait également se ressaisir artistiquement de son histoire.
L’avènement des talkies n’a ainsi pas seulement rendu les films parlants,
modifiant les conditions de transmission du sens et de la narration. Il a également
rendu possible une diversité de sonorisation, transformant dès lors les ambiances

• 28 – Marcel Carné, « Salles de cinéma », Cinémagazine, no 5, mai 1931, dans Marcel Carné


ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 332.
- 20 - Le c i néa s t e e t l e philosophe

des films. Aussi, comme le rappelle Deleuze, plus encore qu’une bande-son, il
a rendu progressivement nécessaire «  au moins trois  groupes, paroles, bruits,
musiques 29 ». Enfin, cette technique nouvelle requerra bien vite, pour des raisons
commerciales, une autre invention : celle du doublage puis du sous-titrage.
Si cette révolution technologique est indéniablement celle qui, esthétiquement,
eut jusqu’à présent la plus grande incidence sur l’art cinématographique, d’autres
ont depuis vu le jour. Ainsi, dès le début des années 1950 apparut la technique des
films en trois dimensions, et celle-ci, même si elle fut peu suivie, ne cesse aujourd’hui
encore de se renouveler. De même, la technique de la couleur, qui a aujourd’hui
gagné tous les films et dont les toutes premières tentatives datent de 1916, ne s’est
véritablement imposée qu’au début des années 1960. Indéniablement, celle-ci a
également rendu possible de nouvelles esthétiques, dont une des réussites théma-
tiques majeures est peut-être le triptyque final réalisé de 1993 à 1994 par le cinéaste
polonais Krzysztof Kieślowski : Trois couleurs (Bleu, Blanc, Rouge). C’est également
de 1960 que date l’invention de l’« Éclair 16 », cette caméra 16 mm, silencieuse
et facilitant grandement les tournages en extérieur. Les partisans de la Nouvelle
Vague surent en faire un excellent usage en se mettant à filmer caméra à l’épaule,
modifiant ainsi très profondément l’esthétique filmique par le fait de mêler les
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techniques du documentaire et celles du cinéma. Il est d’ailleurs ironique que, lors


même qu’ils protestaient contre la lourdeur et les coûts financiers de l’industrie
cinématographique, c’est bien l’évolution technologique de cette même industrie
qui a, en grande partie, rendu possible leur propre parcours artistique.
Puis virent encore d’autres révolutions technologiques, comme la numérisation,
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

amenant là encore son lot d’avant-garde esthétique. Ainsi en 2002, les progrès de la
technologie numérique HD permirent à Alexandre Sokourov de monter un film en
un seul plan-séquence de 96 minutes : L’Arche russe. Et cela ne dit encore rien des
révolutions qu’eut à subir le cinéma du fait de l’apport de la télévision. Déjà, en 1930,
Marcel Carné s’y intéressait 30. Mais que dire, depuis, de l’influence du numérique et
d’internet sur la création, la production et la diffusion des films ? Ces modifications
sont désormais si importantes qu’elles donnent l’illusion à chaque passionné qu’il lui
est possible de réaliser son propre film, au moins un court métrage, avec des moyens
aussi modestes qu’une caméra numérique et un ordinateur.
Réfléchissant à cette évolution, Jacques Aumont a ainsi pu se demander ce
qu’il reste de nos jours, à l’époque de l’image multisupport, du cinéma. Et de
répondre à cette question en écrivant que ce qui perdure, « c’est alliance originale

• 29 – Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 304.


• 30 – Marcel Carné, « Sous le signe du “?” », Hebdo-Film, no 39, 27 septembre 1930, dans Marcel
Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 266.
I nt ro d uction - 21 -

d’une fiction et de conditions de réception propices à la captation psychique sur


un mode à la fois individuel et collectif 31 ». Or ce point est important car, de fait,
sans possibilité de réception non seulement par l’individu mais plus encore par le
collectif, le film, qui est fait pour être vu, est comme privé d’existence. Et c’est là,
encore et toujours, que le caractère industriel de cet art, plus que tous les autres
du fait de sa dépendance à la technologie, ressurgit, en organisant financièrement
ses réseaux de distribution.

Incidence d’un art industriel


sur une esthétique des correspondances
Pourquoi rappeler cela ? Parce que par-delà toutes les singularités du cinéma, la
plus essentielle est probablement son caractère industriel. Celui-ci étant jusqu’alors
inconnu des arts antérieurs, il ne pouvait que créer de nouveaux problèmes, requé-
rir de nouvelles attentes esthétiques mais également des approches critiques.
Or c’est bien là ce à quoi entendent mener toutes nos remarques, nous rappro-
chant ainsi de notre problème. Si le cinéma est en effet un art de l’image (devenue
sonore, colorée, voire tridimensionnelle) et de la durée fabriquée par le montage,
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et qu’en cela il ne cesse de se nourrir de l’ensemble des arts en les intégrant en lui
notamment via les métiers du théâtre, du son, de la musique, de l’image, de la
décoration, mais également de toute une infrastructure technologique, industrielle
et commerciale sans laquelle il n’existerait pas, alors cela signifie que, contraire-
ment à tous les autres arts connus avant lui, sa réalisation ne peut être le fait d’une
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

seule personne. Que serait un réalisateur ou une réalisatrice sans acteurs, scéna-
ristes, dialoguistes, décorateurs, chef-opérateur, éclairagistes, musiciens, ingénieurs
du son, preneurs de sons, monteurs, producteurs, distributeurs ? Mais si l’œuvre
cinématographique ne peut se réaliser par une seule personne, si un film de cinéma
ne se fait pas seul mais qu’à l’inverse il requiert toujours la contribution active de
toute une équipe (celle dont précisément nous voyons les noms défiler dans le
générique des films), alors qui en est véritablement l’auteur ? Et est-on l’auteur
d’un film comme on peut l’être d’une poésie, d’une musique, d’une peinture,
d’une sculpture et même d’une construction architecturale ? La question peut
légitimement se poser.
À l’objection de Paul Valéry qui, dénigrant le cinéma, affirmait que « le film est
une œuvre impersonnelle », André Malraux, écrit la journaliste et critique Suzanne
Chantal, répondit sur un mode ironique : « Cela ne prouve qu’une chose, qu’il
ne va pas au cinéma. » Et d’ajouter, sans qu’on sache si ce propos est d’elle ou de

• 31 – Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit., p. 43.


- 22 - Le c i néa s t e e t l e philosophe

lui : « Un film est une œuvre d’équipe qui reflète la personnalité de celui qui l’a
constituée et qui la dirige 32. »
Que le film soit une œuvre d’équipe, et que cela n’ait fait que s’accentuer
avec l’évolution technologique et industrielle du cinéma, c’est là ce qu’avait
bien compris le jeune Marcel Carné lorsque, dès 1930, tentant de prendre acte
de l’apparition des talkies, il signait pour un magazine une chronique intitulée
« Regard sur l’avenir : le metteur en scène est-il amené à disparaître ? » :
« Au temps du film muet, tel un commandant sur son navire, le réalisateur
était “maître après Dieu” sur le plateau. Chacun, du plus grand au plus
petit, de la grande vedette à l’humble machiniste, lui obéissait au doigt et
à l’œil. […] Aujourd’hui, le parlant a changé ses méthodes. Tout d’abord
parce que la location d’un studio atteint des prix prohibitifs : ceux-ci, en
effet ont plus que triplé. Il importe donc, avant tout, de faire vite. De plus,
le metteur en scène est actuellement prisonnier du preneur de son. C’est
lui qui, présentement, règne sur le plateau, commande à tout le monde,
réalisateur et vedette compris. De sa décision dépend le sort d’une scène 33. »
Peut-être est-ce cette inquiétude de dépossession qui le rendit, dit-on, si tyran-
nique sur les plateaux de tournage ? Quoi qu’il en soit, la tyrannie, pas plus que la
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peur, n’évite le danger, et c’est bien parce que Carné se savait avoir à composer avec
les autres, qu’il souhaitait se montrer directif vis-à-vis d’eux afin que l’œuvre lui
échappât le moins possible. Aussi tenta-t-il toujours de s’entourer de grands colla-
borateurs, aussi bien pour l’adaptation des scénarios dont il tirait ses films, que
pour l’écriture des dialogues, pour la constitution des décors ou la composition
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

de la musique. Et en un sens, que le film soit une œuvre collective, il le sut même
à ses dépens lorsque, dans une méchante critique, il se vit reprocher par François
Truffaut sa piètre qualité de réalisateur au point, disait le jeune homme d’alors, que
ses films sont « des films de Jacques Prévert, mis en image par Marcel Carné 34 ».
Comment dès lors penser l’appropriation d’une œuvre par un réalisateur, œuvre
que par ailleurs, à en croire le générique d’un film, il signe ? Le même Marcel
Carné dira plus tard, en 1989, lors d’un entretien avec Jacques Chancel, que son
travail de réalisateur, lorsqu’il a à choisir tous ses collaborateurs, est comparable à
celui du chef d’orchestre lorsqu’il a à choisir toute sa formation, et qu’en ce sens

• 32 – Suzanne Chantal, Le ciné-monde, Paris, Grasset, 1977, p. 301.


• 33 – Marcel Carné, « Regard sur l’avenir : le metteur en scène est-il amené à disparaître ? »,
Hebdo-Film, no 36, 6 septembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), op. cit.,
p. 227.
• 34 – François Truffaut, « Le pays d’où je viens de Marcel Carné : une consternante pochade »,
dans Arts, 31 octobre 1956. Le texte est cité par Robert Chazal, dans Marcel Carné, Paris, Seghers,
1965, p. 168.
I nt ro d uction - 23 -

la moindre erreur de recrutement, non seulement celle équivalente au choix du


premier violon mais même à celle correspondant au choix d’un simple joueur
de triangle, peut être désastreuse 35. On trouverait déjà l’idée équivalente sous la
plume d’une de ses actrices préférées, Françoise Rosay, qu’il fit jouer dans ses deux
premiers films, Jenny en 1936 et Drôle de drame, en 1937, et qui était l’épouse du
réalisateur Jacques Feyder auquel Carné devait tant. Souhaitant en 1940 défendre
« la profession du metteur en scène » qu’elle pensait menacée, elle signa dans un
magazine un vif article pour dire que d’une même façon qu’en musique le chef est
indispensable à l’orchestre alors qu’il n’a pas nécessairement à être « un virtuose
du piston, de la harpe ou du hautbois », de même le metteur en scène l’est au
film qu’il réalise. Lui seul coordonne les divers métiers représentés au sein de son
équipe. Ainsi, parlant de tous les intervenants d’un film, elle écrit :
« Ils savent, eux, qu’il s’agisse de la photographie, du son, du montage ou du
mixage, en quoi et pourquoi le sens et la signification de l’action, le mouve-
ment du film, sa couleur, son atmosphère, sa progression dramatique, en
un mot son style, dépendent entièrement et uniquement du metteur en
scène 36 ! »
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Et pourtant, alors qu’elle attribue au metteur en scène la responsabilité du choix


de l’ouvrage littéraire à adapter ou celle de sa direction d’acteurs, on sait que sur
ces seuls deux exemples, celui-ci est loin d’être toujours « maître à bord » ! Carné
lui-même se vit souvent proposer des ouvrages à adapter et bien des décisions
ne furent prises qu’en étroite concertation avec le scénariste et le producteur.
Or on peut toutefois penser que de façon générale le chef d’orchestre décide
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

de la musique qu’il entend faire jouer. Quant à diriger leurs acteurs, certains
réalisateurs choisissent de très peu le faire. Tel est en tout cas ce que précisa Billy
Wilder (1906-2002) dans un entretien qu’il accorda en 1962 à Jean Domarchi et
Jean Douchet pour les Cahiers du cinéma. Celui qui fit notamment jouer Marilyn
Monroe en 1955 dans la comédie à succès Seven Year Itch (Sept ans de réflexion)
s’exprimait ainsi :
« Il suffit d’avoir dans la tête le rythme de chaque scène du film. Quand
j’arrive sur le plateau, je me pose le problème de la scène à tourner, de son
pourquoi, de son rythme. J’espère que les acteurs ont étudié leur texte
et je leur dis : allez-y ! Ils commencent, et parfois ils apportent quelque
chose de supérieur à ce que j’avais imaginé. Dans ce cas-là, je prends. S’ils

• 35 – Cf. entretien de Marcel Carné avec Jacques Chancel du 22 novembre 1989, accessible sur
le site [ina.fr] et partiellement dans le supplément au DVD Hôtel du Nord, mk2 éditions, 2006.
• 36 – Françoise Rosay, propos tenus dans Pour vous, no 585, 31 janvier 1940, dans Marcel Carné
ciné-reporter (1929-1934), op. cit., p. 451-452.
- 24 - Le c i néa s t e e t l e philosophe

sont mauvais, je les corrige, le plus tranquillement possible, mais jamais


je n’énumère tout ce qu’ils ont à faire. Je ne leur dis pas : maintenant tu
prends une cigarette, puis tu regardes là, puis là, et tu fais un pas dans cette
direction… Je veux que chacun, sur le plateau, se sente un collaborateur.
Les acteurs aiment ça 37. »
Or quel chef d’orchestre accepterait qu’un instrumentiste en prenne ne serait-
ce que légèrement à son aise avec la partition qu’il a quant à lui à respecter et faire
entendre ? Aussi, si même cette comparaison reste approximative, il faut alors s’en
tenir à l’idée que le réalisateur de cinéma coordonne bien un travail d’équipe, dont
il ne peut toutefois être véritablement le maître.
Enfin on ajoutera que c’est encore et toujours ce souci de la maîtrise qui
s’exprimait chez les cinéastes de la Nouvelle Vague, Truffaut et Godard en tête,
lorsque, tout en laissant eux aussi une assez grande latitude aux acteurs, ils affir-
maient vouloir réaliser un « cinéma d’auteur », et pour cela non seulement choisir
eux-mêmes les histoires qu’ils tourneraient, mais également se dispenser autant que
possible de scénaristes et filmer avec des moyens techniques le plus léger possible
afin de réduire le nombre des intervenants sur un tournage. Et pourtant eux non
plus ne filmaient pas seuls et n’auraient rien fait sans équipe.
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C’est pourquoi au regard de tous les paradoxes nés de la compréhension du


cinéma comme art industriel, il convient de sérieusement se demander s’il n’y a
pas une limite essentielle à tout rapprochement possible entre cinéaste et philo-
sophe. Comment comparer l’œuvre nécessairement collective d’un cinéaste à celle,
polyphonique peut-être mais solitaire toujours, d’un philosophe ? Peuvent-ils être
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

dits auteur en un même sens ? Et dès lors en quoi peut-on parler de ce qui est
susceptible de leur être commun au point de les rapprocher essentiellement si le
cinéaste n’est pas, loin s’en faut, l’unique intervenant dans la fabrique de l’œuvre
que, comme réalisateur, il signe ?
Une fois prises en compte, toutes les différences qui singularisent le cinéma
par rapport aux autres arts font qu’il ne nous semble pas possible de reproduire
à l’identique le rapprochement que, dans L’artiste et le philosophe, nous avions
mené avec l’œuvre philosophique. En effet, c’est parce que nous avions pris des
exemples d’artistes véritablement signataires uniques de leurs œuvres (De La Tour,
Fra Angelico, Liszt, Fragonard, Giacometti) que nous pouvions parler de gestes
existentiaux s’accomplissant en elles et caractéristiques de leurs obsessions créatrices.
Mais confronté à un art requérant des compétences et des apports multiples, il nous
semble que le problème ne peut plus s’énoncer d’une même façon.

• 37 – « Entretien avec Billy Wilder », par Jean Domarchi et Jean Douchet, Cahiers du cinéma
no 134, août 1962, p. 10.
I nt ro d uction - 25 -

C’est pourquoi, plutôt que de rapporter l’une à l’autre deux œuvres à partir
des dimensions fondatrices de l’existence qu’elles révèlent, nous nous attacherons
ici à mettre en évidence des intuitions communément partagées par un réalisateur
de cinéma et un philosophe. Bien que plus modeste, cette façon de procéder n’est
en fait pas moins exigeante, car ces intuitions ne peuvent rendre possibles de tels
rapprochements qu’à la condition d’être non seulement récurrentes mais plus
encore structurantes pour l’œuvre tout entière. Or ce sont précisément de telles
récurrences d’un film à l’autre qui permettent d’attribuer à un cinéaste ce qu’on
nommera son style, celui qui, d’œuvre en œuvre, le singularise entre tous, lors
même que l’équipe technique comme artistique qui l’entoure peut quant à elle
être entièrement renouvelée.
Certes, on objectera avec raison que chaque réalisateur, même le plus médiocre,
possède sa façon de faire, en sorte que celle-ci ne peut suffire à le singulariser.
Toutefois le style n’est pas que la simple façon de faire, et c’est pourquoi l’expres-
sion « n’avoir aucun style » se laisse comprendre. N’avoir aucun style, c’est n’être en
rien remarquable, tout en ayant pourtant sa « façon de faire ». Aussi, pour ce qui
est du cinéma, le style d’un réalisateur peut commencer de se comprendre comme
la conjonction d’une façon de faire et d’une obsession filmique. C’est pourquoi, ce
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qu’il s’agit ici de mettre en évidence, c’est le fait que plus importantes encore que
les œuvres déployées sont pour un artiste en général comme pour un cinéaste en
particulier les questions dont elles naissent. Aussi les grands auteurs sont-ils ceux
qui parviennent, en donnant alors toute la puissance à leur façon de faire, à se
ressaisir d’une question jusqu’à ce qu’elle devienne le fil directeur de leur œuvre,
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

le ciment de leur production. Là est leur style. La façon de faire du cinéaste est
cinématographique : c’est, pour reprendre les justes formules de Deleuze, l’art de
l’image-mouvement et plus encore de l’image-temps, avec sa puissance de lumière,
de sonorisation et de sa mise en scène. La façon de faire du philosophe est celle
du concept. Mais si différentes chacune soient-elles, il n’en reste pas moins que
traitant des choses mêmes, elles peuvent l’une l’autre se nourrir d’un même point
d’origine, et c’est celui-ci que nous nommons intuition. Lorsque cette intuition se
découvre commune, alors les œuvres sont dans une proximité telle qu’elles entrent
l’une à l’égard de l’autre en correspondance.
Afin d’élaborer de telles correspondances, nous sommes partis de trois questions
qui nous préoccupaient. Le point de départ des correspondances ici proposées n’est
donc pas sans une certaine contingence, au sens où d’autres questions auraient pu
être soumises à l’étude. Toutefois ces autres questions auraient, nous semble-t-il,
donné naissance à d’autres correspondances, et c’est pourquoi nous espérons être
parvenu à conférer quelque nécessité à nos analyses en évitant d’insérer de force
chez les auteurs ici abordées des interrogations qui leur seraient étrangères et que
- 26 - Le c i néa s t e e t l e philosophe

nous seul souhaitions traiter. Car nous savons bien que, fort d’une bonne maîtrise
de l’art rhétorique, il est toujours possible de faire dire à un auteur, dont on extrait
une partie de l’œuvre, ce qu’on souhaite entendre de lui 38. C’est pourquoi, notre
démarche a consisté, d’une part, à nous demander de quelle œuvre philosophique
puis de quelle œuvre cinématographique nous pourrions dire qu’elles se déploient
en se structurant à partir de chacune de nos questions, puis, d’autre part, à étudier
non pas un livre d’un philosophe et un film d’un réalisateur, mais pour chacun
d’eux la totalité de leur production. Cela nous a semblé pouvoir être une garan-
tie de sérieux méthodologique dès lors qu’il s’agissait de parvenir à repérer aussi
bien une obsession conceptuelle qu’une obsession filmique ; charge ensuite à nos
analyses de parvenir à convaincre le lecteur du bien-fondé de nos propos. En
outre, et toujours afin de donner le plus de pertinence possible à cette idée de
correspondance esthétique et d’intuition commune, nous avons eu pour souci,
d’une part, de nous référer à des types de cinéma différents les uns des autres et,
d’autre part, de choisir des correspondances convoquant des philosophes dont
l’œuvre ne montre aucune connaissance de l’art cinématographique. L’ensemble
de ces exigences méthodologiques a pour vocation, en nous obligeant à ne pas
nous restreindre à un genre cinématographique spécifique et en ne faisant pas de
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la cinéphilie une condition sine qua non au choix des philosophes concernés, de
donner le plus possible de pertinence et d’universalité à cette idée d’une corres-
pondance esthétique fondée sur une intuition commune bien que non concertée.
Ainsi la première question, d’ordre éthique, porte sur ce que signifie le fait
d’être requis par un visage autant que par une situation. Et s’il est un philosophe
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

dont l’œuvre entière ne cesse de méditer cette question, c’est bien Emmanuel
Levinas (1906-1995). Il est même possible de dire qu’Autrement qu’être, ouvrage
en lequel sa pensée culmine, est tout entier à sa façon une profonde méditation
de cette essentielle question. Or, si étonnant que cela puisse paraître, il est un
cinéaste qui lui aussi, de films en films, n’a cessé de se ressaisir de ce problème :
c’est Clint Eastwood (né en 1930). Le nommant, il est impossible de ne pas se
rendre compte de ce que ce rapprochement avec Levinas peut avoir, lorsqu’il vire à
la correspondance, d’inattendu, voire de saugrenu, tant son cinéma semble ne rien
avoir de très intellectuel. Toutefois l’erreur et le préjugé qui la porte consistent bien
en cela : croire que ces rapprochements supposent que le cinéaste déploie son art
dans le même registre que celui du philosophe (ou inversement). Certes l’œuvre de
Clint Eastwood relève assez clairement de ce que Deleuze a pu nommer un cinéma
de l’image-mouvement, et ce réalisateur ne devait d’ailleurs probablement pas

• 38 – On connaît le mot que, sous diverses variantes, on prête à Jean Martin de Laubardemont :
« Donnez-moi six lignes de l’écriture d’un homme, et je me charge de le faire pendre. »
I nt ro d uction - 27 -

beaucoup l’intéresser puisqu’il ne le convoque jamais dans aucun des deux volumes
de son travail. En outre, Eastwood n’est jamais le scénariste ni le dialoguiste des
films qu’il réalise, préférant souvent en être l’acteur principal. Si en cela il ne peut
être dit auteur de son œuvre comme Levinas de la sienne, il est toutefois de ceux
qui ont vite compris que le caractère industriel du cinéma avait notamment pour
incidence de ne laisser que très peu d’autonomie aux cinéastes quant au choix et
à la réalisation de leurs projets. Ainsi tirant profit de sa notoriété comme de sa
réussite financière en tant qu’acteur, il a très rapidement su acquérir une relative
autonomie en fondant, dès 1967 et avec Irving L. Leonard, sa propre société de
production cinématographique, The Malpaso Company, devenu en 1988 Malpaso
Productions, puis en 1995 son propre label musical, Malpaso Records. Aussi s’est-il
donné autant qu’il lui était possible les moyens de réaliser les films qu’il souhaitait
tourner. Or cela donne un sens tout particulier à l’obsession qui, nous semble-t-il,
les traverse et qui, sans que cela soit aisément soupçonnable, le rapproche moins
d’un philosophe qu’il ne connaît probablement pas que d’une question qu’en
revanche il partage avec lui : qu’est-ce qu’être requis ?
La seconde question qui nous a retenu consiste dans la volonté de comprendre
ce que nous nommons aujourd’hui une question sociale, et plus précisément encore
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en quoi, entre politique et morale, celle-ci nous renvoie à un ordre et à un type de


problèmes qui lui sont propres. Or le premier philosophe à avoir su explicitement
la remarquer et la prendre au sérieux au point même, d’une part, d’avoir su en faire
sa signature propre et, d’autre part, d’avoir de la sorte modifié la pratique même
de la philosophie, est indéniablement Karl Marx (1818-1883). C’est même ce qui,
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

indépendamment des aléas de sa réception historique passée et présente, confère à


cette philosophie sa nécessité la plus grande, sa nécessité historiale, si l’on voulait
un temps emprunter au langage de Heidegger. Quant au cinéaste qui l’a le premier
introduit à l’écran, au point d’en faire un véritable motif obsessionnel de son art, c’est
assurément Charlie Chaplin (1889-1977). Il suffit presque pour s’en convaincre de
revoir l’ensemble de son œuvre, des premiers courts métrages de 1914 aux derniers
films, ou du moins à l’avant-dernier, datant de 1957 : Un roi à New York.
Or s’il est possible d’attribuer à Chaplin une telle obsession, ce n’est pas seule-
ment qu’elle se rencontre en ses films, mais c’est que ses films sont bien les siens.
Avec cet artiste, nous avons en effet à faire à un cas presque unique dans l’histoire
du cinéma, dont s’étonnait d’ailleurs Marcel Carné en 1930 39, puisque l’homme

• 39 – Réfléchissant à la possibilité pour un réalisateur de prendre en charge toutes les dimen-


sions de l’œuvre cinématographique, du scénario au montage en passant par la mise en scène et
bien d’autres tâches encore, Carné écrit : « une telle charge n’est supportable qu’aux épaules de
quelques hommes : un Chaplin, un Keaton, un Stroheim (les deux premiers ont d’ailleurs recours
bien souvent à un second metteur en scène) ». Cf. « Regard sur l’avenir : le metteur en scène est-il
- 28 - Le c i néa s t e e t l e philosophe

donne souvent d’impression de savoir et de vouloir tout faire : acteur, scénariste,


réalisateur, compositeur. Or ce dont cette omniprésence témoigne, c’est surtout de
la volonté d’être le plus possible l’auteur de ses films lors même que l’art cinéma-
tographique, et Chaplin le savait bien, ne peut être qu’un art collectif sur lequel
pèsent sans cesse des contraintes non artistiques. C’est pourquoi, bien avant
Eastwood, une de ses préoccupations majeures fut de conquérir son autonomie par
rapport à l’industrie cinématographique d’Hollywood. Ainsi, fort de son ascension
spectaculaire dans le monde du show-business et de la fortune qu’il commençait
d’amasser – il signa par exemple en juin 1917 un contrat d’un million de dollars
pour la réalisation de huit films avec la First National Pictures, une association de
propriétaires de salles de cinéma 40 –, il décida, comme il le racontera en 1964 dans
son autobiographie, de s’offrir son propre studio :
« Je décidai d’acheter du terrain à Hollywood pour en construire un. Ce
terrain était situé au coin de Sunset Boulevard et de la Brea, il comprenait
une très belle maison de dix pièces et deux hectares de citronniers, d’oran-
gers et de pêchers. Nous bâtîmes là un ensemble parfait, avec laboratoire
de tirage, salles de montage et bureaux 41. »
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Ce que cherchait ainsi Chaplin, c’était surtout le confort de la création, la


plus grande liberté artistique et notamment la possibilité, qui lui était auparavant
souvent refusée lors des tournages, de prendre son temps, c’est-à-dire de jouer et
de faire rejouer une scène jusqu’à ce qu’il en soit parfaitement satisfait. Ainsi, alors
qu’à ses débuts, en 1914 avec la compagnie Keystone, un court métrage d’une
quinzaine de minutes devait être réalisé en une semaine, en 1918, dans ses propres
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

studios, il mit quatre mois pour tourner les quarante-six minutes de Charlot soldat.
Et c’est encore et toujours ce même désir d’indépendance artistique qui le fit
quitter la First National. Après la sortie et le succès rencontré par ce dernier film,
Chaplin sollicita de la part de cette compagnie des moyens supplémentaires. Or
non seulement ils lui furent refusés, mais des rumeurs de fusion avec la société
Famous Players-Lasky lui firent craindre de nouvelles contraintes. C’est ainsi qu’en
compagnie de Douglas Fairbanks, de Mary Pickford, William S. Hart et de David
W. Griffith, il fonda en janvier 1919 une nouvelle société de production, United

amené à disparaître ? », Hebdo-Film, no 36, 6 septembre 1930, dans Marcel Carné ciné-reporter


(1929-1934), op. cit., p. 230.
• 40 – Richard Schickel, The Essential Chaplin. Perspectives on the Life and Art of the Great
Comedian, Chicago, Ivan R. Dee, 2006, p. 8. Notons que la somme d’un million de dollars en
1914 pourrait aujourd’hui équivaloir, d’après le site américain Measuring Worth.com, à quelque
34 millions de dollars.
• 41 – Charles Chaplin, My Autobiography (1964), Londres, Penguin Books, 2003, p. 203 ; trad.
Jean Rosenthal, Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 207.
I nt ro d uction - 29 -

Artist Corporation. Par le fait qu’elle rendit possible à ces quatre artistes de finan-
cer personnellement leurs œuvres et d’avoir ainsi un total contrôle sur elles, cette
société révolutionna profondément l’industrie cinématographique américaine.
Il est certes paradoxal de rappeler ces faits en insistant par ailleurs sur l’obses-
sion que constitue la question sociale dans le cinéma de Chaplin, surtout si de la
sorte on y voit une intuition première qu’il partage avec l’œuvre de Karl Marx.
Toutefois le caractère de businessman de Chaplin et la considérable fortune qu’il
a su très rapidement amasser ne furent jamais pour lui que les moyens par lesquels
il pouvait, le plus librement possible, réaliser ses films, accomplir sa vocation artis-
tique. Or ce que ces œuvres montrent, ce n’est pas la satisfaction du self-made-man
jouissant de lui-même et des autres en faisant l’éloge de l’économie de marché ;
c’est à l’inverse la violence autant que l’ironie de la question sociale. Et c’est bien
pourquoi la rencontre avec la grande question de l’œuvre de Karl Marx, bien plus
d’ailleurs qu’avec ses engagements politiques, peut avoir lieu.
Quant à la troisième étude ici proposée, elle concerne le sens et l’enjeu de l’idée
d’irréversibilité. Or s’il est un philosophe qui n’a cessé de méditer cette question,
en lui conférant toutes ses dimensions, métaphysiques, morales mais également
esthétiques, c’est bien Vladimir Jankélévitch (1903-1985). Cette question, qui
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est celle du temps, ou plus exactement de la durée en son cours, est chez lui
si essentielle qu’elle rend possible de comprendre comment s’unifient les deux
versants trop souvent dissociés de son œuvre, à savoir le versant philosophique
et le versant musical. De la musique, nous pourrions en effet dire, à partir de ce
que ce philosophe nous a donné à comprendre, qu’elle constitue comme une
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

atmosphérisation du devenir, c’est-à-dire de cette « insaisissable manière d’être


de l’être 42 », comme il le nommait. Or à aborder les choses de cette façon, il est
possible de remarquer que la dramatique de l’irréversibilité et celle des questions
qu’elle induit (la morale de l’irrévocable, l’inclination au tragique plutôt qu’à la
comédie, le sens de la mélancolie et du mystère) constituent des thèmes majeurs
et surtout récurrents des films de Marcel Carné (1906-1996). Mais plus encore, si
l’on prend au sérieux le fait que le cinéma est fondamentalement un art du temps,
au point où son « contenu premier », comme le dit Jacques Aumont, « ce n’est pas
le drame : c’est le temps – le temps mis en forme 43 », alors il devient également
possible de penser cet art lui-même comme Jankélévitch, nous semble-t-il, a pensé
la musique : comme une atmosphérisation de l’irréversible.

• 42 – Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, t. I : La manière et l’occasion,


Paris, Seuil, 1980, p. 30.
• 43 – Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, op. cit., p. 96.
- 30 - Le c i néa s t e e t l e philosophe

C’est une telle intuition qui sera mise à l’épreuve dans le troisième chapitre de
cet ouvrage. Toutefois si sa vérification vise bien à confirmer l’hypothèse d’une
correspondance esthétique entre ces deux auteurs, il n’en reste pas moins que
des trois cinéastes étudiés, c’est probablement à propos de Marcel Carné que la
question de l’attribution et de la signature en son nom propre de son œuvre peut
être la plus discutée, et de fait l’a été. Ce qui n’est pas dès lors sans rendre délicat
le principe même d’une correspondance d’auteur à auteur.
Ainsi, et pour ne prendre qu’un seul exemple, dans l’ouvrage qu’en 1965 il
consacre à Carné, Robert Chazal n’hésite pas quant à lui à trancher la question :
« Tout en ayant toujours étroitement collaboré à l’adaptation de ses films
et en ayant la plupart du temps choisi ses sujets, Marcel Carné n’est pas
l’auteur complet de ses œuvres. S’il sait leur imprimer sa “patte” personnelle
si facilement reconnaissable, ce style qui est l’apanage des grands réalisa-
teurs, il a cependant toujours été tributaire des scénaristes dont dépendait,
en définitive, une partie du résultat final. […] Cela place donc Carné dans
le nombre des illustrateurs plutôt que dans celui des auteurs complets, dont
le cinéma actuel compte maints exemples 44. »
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Illustrateur, mais de quoi ? Des scénarios qu’il a alors à mettre en images ? On


comprend que Marcel Carné n’appréciait guère ce critique : « la seule pensée d’avoir
à dire du bien d’un réalisateur de son âge l’empêche de dormir 45 », a-t-il pu écrire.
Toutefois, il importe de remarquer que ces griefs, que Chazal n’est d’ailleurs pas le seul
à rapporter, touchent à leurs façons à l’identité même de l’art cinématographique :
un art du temps qui nécessite beaucoup d’argent. Or contrairement à Chaplin et à
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

Eastwood, Carné, qui n’a jamais été acteur, ne s’est jamais non plus enrichi au point
de parvenir à fonder sa propre société de production et à trouver ainsi une véritable
autonomie artistique. Cela est si vrai qu’alors même que de son vivant sa notoriété
a pu atteindre une renommée internationale, plusieurs de ses films ne virent jamais
le jour, dont celui, comme nous l’avons rappelé, qu’il concevait comme son dernier
film, peut-être un testament cinématographique, Mouche, en 1992.
Or de telles difficultés financières sont intimement liées au type de cinéma que
Carné souhaitait réaliser. Dans un entretien qu’il eut avec ce même Robert Chazal,
le réalisateur précise qu’après trente ans de carrière et contrairement à ses débuts il
ne voit plus dans la plupart des producteurs de son temps que
« des hommes d’affaires blasés qui, en limitant leurs risques de perdre,
limitent par là même leurs chances de gagner. Le cinéma a plus de maturité,
de sérénité. On est devenu raisonnable. Or l’art a surtout besoin de

• 44 – Robert Chazal, dans Marcel Carné, Paris, Pierre Seghers éditeur, 1965, p. 83.
• 45 – Marcel Carné, La vie à belles dents, Paris, Éditions Jean-Pierre Ollivier, 1975, p. 468-469.
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démesure… Dans ces conditions, on ne peut plus faire les films dont on
rêve. […] En outre, on ne peut plus faire des films comme on voudrait les
faire. Le soin demande beaucoup de temps et le temps coûte de plus en
plus cher 46… »
Mais c’est précisément parce que ce cinéma que Carné entend réaliser est un
cinéma de l’obsession du moindre détail – ce qui s’exprime chez lui par sa requête
difficile à satisfaire de temps et d’argent autant d’ailleurs que par sa légendaire
intransigeance sur les plateaux de tournage –, qu’il peut également être pris au
sérieux comme un cinéma d’auteur, c’est-à-dire finalement comme le cinéma d’un
auteur toujours intimement conscient que son art est un art à la fois industriel
et collectif. C’est pourquoi cette obsession de l’irréversibilité, que nous croyons
reconnaître chez lui de film en film, nous paraît non seulement la sienne, mais
également celle qui permet étrangement à son œuvre d’entrer en correspondance
avec l’œuvre de Jankélévitch.
Telles sont en définitive les trois questions ici abordées : que signifie être requis ?
qu’est-ce qu’une question sociale ? comment s’exprime et qu’est-ce qu’engage l’irréver-
sibilité ? Nous l’avons dit, d’autres eurent été possibles qui eurent appelé d’autres
correspondances. Quoi qu’il en soit, ces études, on l’aura compris, ont une double
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vocation. D’une part, elles visent bien évidemment à rendre compte des questions
qu’elles abordent, espérant ainsi jeter un nouvel éclairage sur les thèses des auteurs,
qu’ils soient philosophes ou cinéastes, qui les ont rencontrées ; d’autre part, elles
ont pour enjeu de poursuivre la méditation du concept d’esthétique. Ici la question
n’est plus tellement de savoir jusqu’où, confrontée à la singularité d’un art indus-
Le cinéaste et le philosophe – Philippe Grosos

triel, l’esthétique, par ses objets, peut engager l’existence humaine ; mais plus
exactement comment il convient de la concevoir pour qu’elle le fasse.

• 46 – « Entretien avec Marcel Carné », dans Robert Chazal, Marcel Carné, op. cit., p. 97.

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