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Sophie Bertho

Le roman pictural d'Albertine


In: Littérature, N°123, 2001. Roman Fiction. pp. 101-118.

Abstract
Albertine's Pictorial Romance
Painting in "Remembrance of Times Past" either transcends existence, or remains glued to its own materiality, often showing up
different characters' "iconolatry"; but paintings are also systematically used to further the novelist's intentions, as the five
paintings that accompany the Narrator's passion for Albertine show clearly.

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Bertho Sophie. Le roman pictural d'Albertine. In: Littérature, N°123, 2001. Roman Fiction. pp. 101-118.

doi : 10.3406/litt.2001.1723

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_2001_num_123_3_1723
■ SOPHIE BERTHO, université libre d'amsterdam

Le roman pictural

d'Albertine

Proust,
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gique, la Hollande, Venise et Padoue. Plus tard, quand la maladie l'empê


che de voyager ou même de sortir, il continue à lire attentivement les
revues d'art — c'est un lecteur assidu de la fameuse Gazette des Beaux-
Arts dirigée par Charles Ephrussi — il possède une impressionnante collec
tionde reproductions, et bien sûr, il s'informe constamment sur les œuvres
qui l'intéressent, ennuie ses correspondants pour des détails. Mais le musée
proustien n'est pas celui d'un collectionneur ni d'un esthète. Sur ce point,
Proust se sépare radicalement de Ruskin 2, qu'il vénéra tant, et aussi de
Swann, ce personnage qu'il a créé, si important pour le déroulement de la
Recherche et que le Narrateur, avant les révélations du Temps retrouvé,
prendra pour modèle; Swann, l'iconolâtre, ne peut penser qu'en termes de
correspondances, de ressemblances formelles entre sujets peints et sujets
vivants. Or, nous dit Proust, l'objet n'est rien, tout est dans la perception.

LE TABLEAU DANS L'ESTHÉTIQUE PROUSTIENNE

Dans l'univers proustien, le tableau n'est jamais autonome. Les


comparaisons picturales dispersées dans la Recherche forment ainsi une
introduction constante, soutenue jusqu'à la fin, de l'art dans la vie. Le

1 . Je remercie l'Organisation Néerlandaise pour la Recherche Scientifique (NWO) qui a bien voulu soutenir
ma recherche. Une version allemande légèrement différente, «Gemàlde und Geheimnisse bei Proust» va pa
raître in F. Balke et V. Roloff (éd.), Erotische Recherchen. Zur Decodierung von Intimitat bei Marcel
Proust, Munich, Wilhelm Fink Verlag.
2. Proust ne cesse de récuser la «religion de la beauté», si présente encore en ce début du XXe siècle et dont
Ruskin, mais aussi Montesquiou, cher à Proust, furent les grands officiants. Proust qui, entre 1896 et 1904,
consacre à l'esthéticien anglais le plus clair de son temps, avec de nombreux articles et surtout des traduc
tions,jugera durement — tout particulièrement dans sa préface à La Bible d 'Amiens ( 1 904) — ce qu'il nom
me«l'idolâtrie» de Ruskin; «maladie», dit Proust, «péché» qui consiste à subordonner le sentiment moral
au sentiment esthétique, tout en affirmant le contraire, à préférer une doctrine «belle» à une doctrine
«vraie». Avec pour conséquence un ratage: l'idolâtrie signe la fin de la création; voir «John Ruskin», in
Contre Sainte-Beuve, éd. établie par P. Clarac et Y. Sandre, «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 105-140 1 H1
(CSB). Pour saisir l'attitude ambiguë de Proust à l'égard de Ruskin, voir la remarquable biographie de Jean- 1U1
Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996, les chapitres IX et X. Également Julia Kristeva, Le
Temps sensible, Paris, Gallimard, 1 994, en particulier p. 1 35- 1 36, et surtout Edward Bizub, La Venise inté- LITTÉRATURE
rieure. Proust et la poétique de la traduction, Neuchâtel, La Baconnière, 1991. n° 123- sept. 2001
ROMAN FICTION

tableau n'est pas là pour être admiré mais pour pénétrer notre vie, ou bien
celle des personnages, certains tableaux opérant en effet plutôt au niveau
du lecteur, d'autres à l'intérieur du récit. On ne trouvera donc pas dans la
Recherche, malgré les innombrables renvois à la peinture, de ces ekphra-
seis au sens traditionnel du terme — et que pratiquaient encore volontiers
les contemporains de Proust — qui nous invitent à quitter un instant le
roman pour nous tourner vers un tableau, l'admirer3. Proust face à la
peinture agit en prédateur: il détourne la matière du tableau aux fins de
son roman. C'est dire qu'il néglige la dimension picturale ou religieuse
de l'œuvre d'art, abrège tout savoir la concernant, retenant certains él
éments du tableau, en occultant d'autres, selon les besoins de la narration.
Si les œuvres choisies et interprétées par Proust ne sont pas citées
pour être admirées, de quelle manière plus précisément entrent-elles
dans la Recherche! D'une part, dans certains cas, la peinture est confor
me à la poétique proustienne explicitée dans le Temps retrouvé. Elle
métaphorise le réel: les natures mortes de Chardin qui éclairent la beauté
des «plus pauvres choses», les marines d'Elstir qui redessinent ce que
l'habitude, la logique avaient obscurci, synthétisent et visualisent en
quelque sorte une conception de l'art que Proust développe dans Le
Temps retrouvé1^. Le tableau se fait alors l'équivalent de la métaphore et
de la mémoire involontaire, il devient un instrument de révélation des
essences et du temps.
D'autre part cependant — et c'est l'immense majorité des cas — les
innombrables références picturales concernent en premier lieu les person
nages et le déroulement de l'intrigue 5. Les tableaux caractérisent les per
sonnages, ils ont alors une fonction psychologique, ou bien encore ils ont
une fonction structurale. Ils préfigurent le comportement d'un personnage,
ils annoncent des événements à venir dans le déroulement du récit.

3. Pour une mise au point de la notion d'ekphrasis, qui connaît aujourd'hui un regain d'intérêt, je me per
mets de renvoyer à mon article: «Les Anciens contre les Modernes, la question de l'ekphrasis chez Goethe
et chez Proust», Revue de Littérature comparée, 1/1998, p. 54-62. Contrairement à l'utilisation qu'il fait de
la peinture dans la Recherche, Proust se fait bien critique d'art dans, entre autres, ses études sur
«Rembrandt», «Watteau», «Monet» ou ses «Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau» (Essais
et articles, in CSB, op. cit. , p. 667-674) ; et on peut considérer comme des ekphraseis classiques les poèmes
de jeunesse composés sur le modèle des Phares de Baudelaire: Portraits de peintres: Antoine van Dijck,
Albert Cuyp, Paul Potter, Antoine Watteau (in Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, Pierre Clarac
et Yves Sandre (éd.), Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 80-82).
4. Pour «l'utile leçon de Chardin» (RTP, III, 205), voir le texte écrit vers 1895, «Chardin et Rembrandt» :
«Nous avons appris de Chardin qu'une poire est aussi vivante qu'une femme, qu'une poterie vulgaire est
aussi belle qu'une pierre précieuse» (CSB, 372-382). Dans la Recherche (À la recherche du temps perdu,
édition publiée sous la direction de Jean- Yves Tadié, «Bibliothèque de la Pléiade», 4 vol., 1987-1989,
(abréviation : RTP)), Proust a placé les enseignements de Chardin dans les aquarelles d'Elstir, qui a retrouvé
dans Chardin «des fragments anticipés d'oeuvres à lui» (RTP, II, 420), et n'a pas craint de prendre comme
sujet un hôpital (RTP, II, 275). La peinture d'Elstir aura un effet rhétorique puissant sur le Narrateur: acca
blépar la vision sordide d'une table après le repas, le Narrateur saura admirer plus tard, après avoir vu les
Elstir, «le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite»
102 (RTP, II, 224). Sur Proust-Chardin, voir la remarquable étude de Jean Roudaut, « Proust : "par qui nos yeux
sont déclos" ou la vie profonde des natures mortes», L'Arc, n° 47, déc. 1971, p. 28.
LITTÉRATURE 5. Pour une typologie des différentes fonctions du tableau chez Proust, voir notre article «Ruskin contre
n° 123 - sept. 2001 Sainte-Beuve, le tableau dans l'esthétique proustienne», Littérature, n° 103, oct. 1996, p. 94-1 12.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE

La peinture entre donc dans la Recherche sous la forme de deux


types qui s'opposent radicalement: soit la peinture dépasse le roman et
révèle l'essence des choses, se fait transfiguration de l'existence, soit elle
demeure engainée dans la matérialité des apparences, et devient l'objet
d'un culte, est liée à l'iconolâtrie. C'est Swann plaçant sur sa table la
reproduction d'un Botticelli dans lequel il retrouve les traits d'Odette. Il
s'agit bien d'une fuite dans l'art dont on verra les effets: l'art obscurcit,
et entraîne l'idolâtre vers la ruine et l'échec. Swann, bien sûr, mais aussi
le sublime Elstir — vers la fin de sa vie, gâté par les plaisirs faciles, trop
attaché à chercher la beauté hors de lui, «dans une maîtresse aussi belle
que l'esquisse d'un Titien» (RTP, II, 206) — entreront finalement dans
le cercle maudit des «célibataires de l'art» (RTP, IV, 470).

Nous allons examiner ici les cinq tableaux qui accompagnent — en l'éclair-
cissant et en l'approfondissant à la fois — le mystère d'Albertine. Leur rôle
est si central et si évident qu'il convient sans doute de parler, parallèlement
au «roman d'Albertine», du roman pictural d'Albertine. Chacun de ces
tableaux a fait l'objet, bien entendu, de diverses études, mais, curieusement,
la critique proustienne ne s'est pas arrêtée jusqu'à présent sur le lien étroit
— chronologique et narratologique — qui les rattache. En fait, ces tableaux
(Elstir, Giotto, Titien, Carpaccio, et encore Giotto) accompagnent les diffé
rentes étapes de la passion du Narrateur pour Albertine.
Dans l'univers proustien, la peinture, lorsqu'elle concerne les per
sonnages, a toujours une connotation erotique. Le désir pour advenir a
besoin d'un medium6: ce sera la peinture (parfois la musique). Éros, de
manière très baudelairienne, n'advient jamais que travesti. Un des exemp
lesles plus saisissants du rapport que l'art entretient avec le désir est
bien sûr celui d'Odette-Botticelli 7, mais plus encore peut-être que
Swann, le Narrateur enveloppe Albertine d'un réseau d'analogies artist
iques qui n'est pas sans rappeler l'idéal wagnérien de l'art total, du
Gesamtkunstwerk^. De plus, l'érotisme est renforcé ici par le mystère qui

6. Voir Volker Roloff qui insiste sur le fait que chez Proust «les éléments erotiques, esthétiques, moraux,
et épistémologiques sont étroitement liés»: «Sur l'esthétique du voyeur dans la Recherche. Curiosité et
spectacle du désir», in Marcel Proust 2, Nouvelles directions de la recherche proustienne, Bernard Brun
(éd.), Minard, 2000, p. 273-293. Pour la fonction méta-littéraire des références picturales, voir aussi Mieke
Bal, Images littéraires ou comment lire visuellement Proust, Toulouse, Presses universitaires du Mirail,
1997. Concernant le rapport entre peinture italienne et Éros, on lira avec profit l'étude d'Alberto Beretta
Anguissola, «Proust et les peintres italiens», dans le beau Catalogue de l'exposition Marcel Proust, l'écri
tureet les arts, sous la dir. de Jean- Yves Tadié, Gallimard, Bibliothèque nationale de France, Réunion des
musées nationaux, 1999, p. 33-41.
7. Concernant Ruskin-Proust et la Zephora de Botticelli, signalons le remarquable article de Cynthia J.
Gamble, «Zipporah: a Ruskinian Enigma Appropriated by Marcel Proust», Word & Image, vol. 15, n°4,
1999, p. 381-394.
8. Au sujet du Wagnérisme dans la Recherche, cf. Rainer Warning, Proust-Studien, le chapitre intitulé
« Feste des Bôsen in La Prisonnière», Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2000 ; plus généralement concernant
les manifestations fin de siècle dans la Recherche, voir Luzius Keller, «Marcel Proust zwischen Belle Épo-
que und Moderne», in Catalogue de l'exposition Marcel Proust zwischen Belle Époque und Moderne, Rai- LITTÉRATURE
ner Speck et Michael Maar (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1999, p. 25-44. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

enveloppe un être insaisissable, toujours en fuite, par la fascination que


le Narrateur ressent pour le continent noir de Gomorrhe découvert lors
de la «danse contre seins». Ce sont les petites phrases cliniques du Doct
eur Cottard9: «j'ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles
sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que
c'est surtout par les seins que les femmes l'éprouvent. Et voyez, les
leurs se touchent complètement (RTP, III, 191)», qui déclenchent, rap
pelons-le, la passion du Narrateur, en lui laissant entrevoir une terra
incognita — «quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait
d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité» (RTP,
III, 887) — , dès lors source de jalousie et souffrance :
[...] comme si un chaînon invisible eût pu relier un organe et les images du
souvenir, celle d'Albertine appuyant ses seins contre ceux d'Andrée me fai
sait un terrible mal au cœur (RTP, III, 268).
Les tableaux qui constituent le roman pictural d'Albertine sont en rap
port étroit avec cette fascination envers une jouissance autre et secrète,
cette question que Proust ne cesse de poser: que peuvent bien faire deux
femmes ensemble? Ils fixent extraordinairement l'ambiguïté sexuelle,
universelle, des personnages proustiens.
À cet égard, il est sans doute remarquable que dans ces vues en
peinture d'Albertine le vêtement soit central: toujours très précisément
décrit, il pourrait être indifféremment celui d'un homme ou d'une femme:
veste de Miss Sacripant, houppelande de la Vierge de Giotto, manteau de
Fortuny et du Compagnon de la Calza, ou, dans un brouillon 10 non retenu,
«manteau aussi terrible» que la tunique de Méduse, transformant Alberti-
ne sous la pluie en un guerrier de Mantegna n, enveloppent, dissimulent le
corps d'Albertine de leurs plis, polymorphisent le sexe. Faut-il y lire un
transfert? Y voir l'obsédante image d'Alfred Agostinelli, modèle d'Albert
ine, le grand amour de Proust, qu'une photo représente en compagnie
d'Odilon Albaret 12, le corps entièrement dissimulé sous les plis caout
choutés d'un manteau de mécanicien? Toujours est-il que dans la Recherc
he, le long manteau — ou la houppelande — est clairement lié au désir,
9. Témoignant de la jonction chez Proust entre le pictural et le libidinal, le Cahier 46 nous apprend qu'avant
d'être attribuée à Cottard, c'est Elstir qui prononce dans la salle de danse du casino les fatales remarques (C. 46,
66 r°) comme le montre Yasué Kato, Étude génétique des épisodes d 'Elstir dans A la recherche du temps perdu,
Surugadai-Shuppanscha, 1999, p. 216. Dans le texte définitif, Elstir est resté celui qui aime faire des mariages
«même entre femmes» (RTP, I, 199); pour la «Danse contre seins», voir l'article d'Antoine Compagnon, in
Rainer Warning et Jean Milly (éd.), Marcel Proust, Écrire sans fin, Paris, CNRS éditions, 1996, p. 79-99.
10. Ce brouillon fait partie du Cahier 71 et a été rédigé en 1914, voir RTP III, esquisse XVI, p. 1069.
11. (RTP, III, 1069). Antoine Compagnon propose une belle lecture de ce passage qui relie Albertine, Mé
duse et Salomé à travers Mantegna: Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, p. 1 16-126.
12. Photographie prise à Monaco par Anda Toucard, Odilon Albaret et Alfred Agostinelli en voiture, 1908,
Paris, BNF, in Catalogue de l'exposition Marcel Proust, l'écriture et les arts, op. cit, p. 220. Albaret et
Agostinelli étaient en 1907 les chauffeurs de Proust pour ses promenades en Normandie. Dans son article
« Impressions de route en automobile », paru dans le Figaro du 1 9 novembre 1 907, repris en 1 9 1 9 dans Pas-
tiches et Mélanges, Proust évoque Agostinelli et le manteau qui hantera la Recherche en termes à la fois
LITTÉRATURE masculins et féminins : «Mon mécanicien avait revêtu une vaste mante de caoutchouc et coiffé une sorte de
n° 123 - sept. 2001 capuche» qui le faisait ressembler «à quelque nonne de la vitesse» (CSB, 66-67).
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE

et même à l'inversion. Regardons par exemple Saint-Loup quittant un


hôtel de passe, «son uniforme dissimulé dans une grande houppelande»
(RTP, IV, 389). Selon l'un de ces paradoxes si fréquents chez Proust pour
qui le noir est très exactement l'envers de la lumière 13, la houppelande des
vierges de 1' Arena sera donc aussi le vêtement des sodomistes:
«Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper
de lui, j'aperçus un homme grand et gros, en feutre mou, en longue houp
pelande [...]. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour; c'était
M. de Charlus» (RTP, IV, 342-343)...

ELSTIR: MISS SACRIPANT

Miss Sacripant, titre de l'aquarelle 14 peinte par Elstir, tableau qui


fait exceptionnellement l'objet d'une très longue description, n'est pas
lié explicitement à Albertine. Miss Sacripant cache d'abord Odette, qui
est aussi la fameuse «dame en rose» que le Narrateur enfant, «éperdu
d'amour», rencontre chez son oncle. Le rose, anagramme d'eros, cou
leur proustienne par excellence, reprise au Baudelaire des Fleurs du mal
— «Rappelle-toi, dit le narrateur du Contre Sainte Beuve à sa mère, que
toutes les couleurs vraies, modernes, poétiques, c'est lui qui les a
trouvées, pas très poussées, mais délicieuses, surtout les roses, avec du
bleu» 15 — recueil d'abord titré Les Lesbiennes 16, sera aussi la couleur
d' Albertine, «ce fruit rose inconnu» (RTP, II, 286).
Miss Sacripant est un tableau palimpseste derrière lequel se cache
Albertine. Représentant une actrice travestie, dont le costume fait hésiter le
Narrateur sur «le sexe du modèle», l'aquarelle d'Elstir annonce la gémellité
d' Albertine avec Odette, et cette même indécision sexuelle que résume
encore le titre du tableau, alliance du féminin, Miss, et du masculin, sacri
pant. Pour que le lecteur établisse une correspondance entre Miss Sacripant
et Albertine, Proust a placé le long passage ekphrastique — dont nous ne
citerons ici qu'une partie — à un moment stratégique dans le déroulement
du récit, au tout début des amours du Narrateur. La jeune cycliste inconnue
de la petite bande s'encadre un instant dans la fenêtre de l'atelier d'Elstir,
elle disparaît rejoindre ses amies, et c'est presque sans transition que le Narr
ateur, présent dans l'atelier du peintre, découvre alors, caché parmi
d'anciennes études un portrait représentant une femme d'un «type curieux»:
13. Comme le montre Philippe Sollers «Paradoxes créateurs», in Sophie Bertho (éd.), Proust contempor
ain, CRIN, n° 28, Amsterdam- Atlanta, Rodopi, 1994, p. 131-142.
14. Concernant Miss Sacripant, on lira avec profit Raymonde Coudert, Proust au féminin, Paris, Grasset/
Le Monde, 1998, p. 43-74; l'étude de Philippe Boyer, «Vues en peinture d'Odette», in Sophie Bertho (éd.),
Proust et ses peintres, CRIN, n° 37, Amsterdam- Atlanta, Rodopi, 2000, p. 17-26; voir aussi Jacques Dubois
qui souligne la contiguïté Odette- Albertine dans Miss Sacripant (Pour Albertine. Proust et le sens du social,
Paris, Seuil, 1997, p. 75).
15. «Sainte-Beuve et Baudelaire», in CSB, p. 258.
16. Proust s'interroge (curieusement) sur la fascination baudelairienne pour le lesbianisme: «Comment a-
t-il pu s'intéresser si particulièrement aux lesbiennes que d'aller jusqu'à vouloir donner leur nom à tout son LITTÉRATURE
splendide ouvrage ?» (CSB, p. 652). n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

C'était — cette aquarelle — le portrait d'une jeune femme pas jolie, mais
d'un type curieux, que coiffait un serre-tête assez semblable à un chapeau me
lon bordé d'un ruban de soie cerise; une de ses mains gantées de mitaines te
nait une cigarette allumée, tandis que l'autre élevait à la hauteur du genou une
sorte de grand chapeau de jardin, simple écran de paille contre le soleil. À
côté d'elle un porte-bouquet plein de roses sur une table [...]• Le caractère
ambigu de l'être dont j'avais le portrait sous les yeux tenait sans que je le
comprisse à ce que c'était une jeune actrice d'autrefois en demi-travesti. Mais
son melon, sous lequel ses cheveux étaient bouffants mais courts, son veston
de velours sans revers ouvrant sur un plastron blanc me firent hésiter sur la
date de la mode et le sexe du modèle, de façon que je ne savais pas exactement
ce que j'avais sous les yeux [...]. Le long des lignes du visage, le sexe avait
l'air d'être sur le point d'avouer qu'il était celui d'une fille un peu garçonnièr
e, s'évanouissait, et plus loin se retrouvait, suggérant plutôt l'idée d'un jeune
efféminé vicieux et songeur, puis fuyait encore, restait insaisissable [...]. Au
bas du portrait était écrit: Miss Sacripant, octobre 1872 (RTP, II, 203-205).
Proust introduit une sorte de suspense, de flou concernant l'identité de la
femme peinte par Elstir en ne révélant que fort tard au lecteur, dix pages
plus loin environ, qu'il s'agit là en fait du portrait d'Odette de Crécy. La
silhouette d'Albertine encadrée dans la fenêtre de l'atelier d' Elstir va
ainsi se superposer à l'aquarelle, à ce «jeune être qui semblait s'offrir
aux caresses dans ce provocant costume», selon l'une de ces «erreurs
optiques» si prisées par le peintre, et préalables selon lui à la vérité. Des
éléments précis de la description peuvent s'appliquer directement à
Albertine. Sacripant, synonyme de «vaurien», «chenapan», préfigure
Albertine qui a un «genre si voyou» (RTP, II, 200), et trouve son pen
dant pictural, à la fin du roman d'Albertine, en ce jeune vénitien
hédoniste, ce compagnon de la Calza peint par Carpaccio, en qui le Nar
rateur croit reconnaître Albertine morte. Le chapeau melon porté par la
Miss semble une réplique du «polo noir» que porte Albertine à Balbec,
coiffure masculine fort inhabituelle chez une jeune bourgeoise. Enfin, le
qualificatif «insaisissable» évoque celle qui sera bientôt désignée
comme «être de fuite». Superpositions proustiennes: Miss Sacripant,
tableau palimpseste, cache la dame en rose, qui cache Odette, qui cache
Albertine, mais aussi Lea, mais aussi Gilberte, Andrée, Rachel, selon
une série déclinable à l'infini puisque les femmes proustiennes sont tou
tes des Miss Sacripant. La critique a parlé d'hermaphroditisme dans la
lignée des décadents. Certes la Recherche a indéniablement un côté fin
de siècle, mais on dira plutôt qu'elles sont dans cet entre-deux flou, dans
ce système fluctuant, «à la fois masculin et féminin» 17, système parato-
pique qui érotise parce qu'il force à déchiffrer. La femme qui échappe,

J-UD 17. Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Seuil, 1989. p. 106; pour l'hermaphroditisme chez
Proust, on retiendra, parmi de nombreuses études, plus particulièrement celle de Compagnon ; voir également
LITTÉRATURE Raymonde Coudert, Proust au féminin, op. cit., qui consacre de nombreuses pages à Albertine comme
n° 123 - sept. 2001 «fleuron de l'énigmatique civilisation gomorrhéenne», en particulier le chapitre «La faute des femmes».
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE

qui reste inaccessible, celle que l'homme, Swann, Marcel, ou Saint-Loup


va aimer, n'est pas simplement la femme qui aime les femmes, la
lesbienne: «chez des femmes comme la fille d'Odette ou les jeunes filles
de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alter
nants si même ils ne sont pas simultanés, qu'elles passent aisément d'une
liaison avec une femme à un grand amour pour un homme» (RTP, IV,
286); elle représente plutôt cet être androgyne qui fascinera Proust et
qui, nous dit-il, apparaît quelquefois dans nos rêves — comme dans ce
tableau de Carpaccio, tant aimé de Proust, copié de la main de Ruskin,
Le Rêve de sainte Ursule 18, où une créature à la fois humaine (un beau
jeune homme) et angélique apparaît face à la sainte couchée dans son
petit lit. Car le sommeil, lisons-nous, «est comme un second appartement
que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allés dormir [...].
La race qui l'habite, comme celle des premiers humains est androgyne.
Un homme y apparaît au bout d'un instant sous l'aspect d'une femme.
Les choses y ont une aptitude à devenir des hommes» (RTP, II, 370).
Proust reprend donc l'étonnante histoire de la généalogie du désir
que dans le Banquet Platon fait raconter à Aristophane: les premiers
humains sont porteurs des deux sexes, mais les dieux se vengeront de
ces arrogantes créatures en les coupant en deux. Le désir est ainsi la
quête infinie de la moitié perdue. Et il est clair que Proust, lorsqu'il
parle du Temps, ressuscité par le rêve — «c'était peut-être aussi, dit le
Narrateur, par le jeu formidable qu'il fait avec le Temps que le Rêve
m'avait fasciné» (RTP, IV, 490) — , ne pense pas seulement à son épo
que, à la société française au tournant du siècle; Proust remonte aux
temps bibliques de Sodome et Gomorrhe, et au-delà encore, jusqu'aux
temps mythologiques où triomphe la race disparue, la race originelle des
hermaphrodites, dont découlera justement Sodome et Gomorrhe, ascen
dance qui donne aux invertis un bien autre prestige que la simple
«confrérie». Les tableaux d'Elstir dans sa première manière 19 témoignent
de ces temps très anciens, et sont bien proches du «monde mystérieux»
de Gustave Moreau que Proust décrit ainsi :
Nous apercevons une toile que nous ne connaissons pas et que nous avons
déjà reconnue comme le souvenir d'une vie antérieure. Ces chevaux à l'air i
ndompté et tendre, harnachés de pierres précieuses et de roses, et poète qui a
une figure de femme, un manteau d'un bleu sombre et une lyre à la main, et
tous ces hommes imberbes à la figure de femme, couronnés d'hortensias et in
clinant des branches de tubéreuses 20
1 8. Ruskin avait réalisé une copie de ce tableau de Carpaccio, Le Rêve de Sainte Ursule que Proust a pu voir
dans la «Library Edition», reproduite en couleurs, vol. XXVII, planche VIII, face à la p. 344: John Ruskin,
The Complete Works of John Ruskin, édition réalisée sous la dir. de E.T. Cook et A. Wedderburn, «Library
Edition», London: G. Allen; New York: Longmanns Green and C°, 1903-1912, 39 vol. -• r\/-i
19. Êtres asexués, centaures, ou bien Muses «représentées comme le seraient des êtres appartenant à une ±VJ /
espèce fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par
trois le long de quelque sentier montagneux» (RTP, II, 714-715). LITTÉRATURE
20. «Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau», in CSB, p. 669, nous soulignons. n° 123-sept. 2001
ROMAN FICTION

L' androgyne rencontré dans le sommeil se trouvera relayé dans la réalité


éveillée par cet entre-deux d'une «fille un peu garçonnière» et d'un
«jeune efféminé vicieux», garant d'une polysémie: celle d'Albertine,
d'Odette, des femmes proustiennes, mais aussi des «hommes-femmes»
de la Recherche, Saint-Loup, Charlus: «Je comprenais pourquoi tout à
l'heure [...] j'avais pu trouver que M. de Charlus avait l'air d'une
femme: c'en était une!» (RTP, III, 16). Et l'être androgyne s'inscrit bien
sûr dans le travestissement, sujet de Miss Sacripant qui ponctue la
Recherche de ses ambiguïtés. C'est Albertine «déguisée en homme»
(RTP, III, 838) pour ne pas être reconnue dans les rues d'Auteuil, c'est
Léa, habillée en jeune homme, s'enfonçant à petits pas aux côtés de
Gilberte dans les Champs Élysées (RTP, I, 615), Gilberte que sa tenue
fait ressembler un soir à «un travesti mythologique» (RTP, I, 554), c'est
Andrée, «dandy femelle». Obsession proustienne de la mutation des
sexes 21 que résumerait encore l'image du mystérieux danseur croisé à
l'une des représentations de Rachel et qui traverse un instant le roman
comme dans un rêve: «un jeune homme en toque de velours noir, en
jupe hortensia, les joues crayonnées de rouge comme une page d'album
de Watteau» (RTP, II, 475).

L'IDOLÂTRIE DE GIOTTO

C'est Swann qui a offert au Narrateur enfant, pour orner la salle


d'études à Combray, une reproduction des Vertus et des Vices de
Giotto22 qu'on peut voir à Padoue dans la Chapelle de l'Arena. Giotto
est l'un des peintres le plus souvent cité de la Recherche et ses figures
symboliques, en particulier La Charité (Caritas), auront une importance
considérable pour le Narrateur, lui permettant de faire des découvertes
décisives au sujet de cet immense problème épistémologique de la con
naissance d'autrui. À Balbec, le souvenir de VIdolâtrie par Giotto, l'une
de ces fresques qui avaient été «le rêve d'art de son enfance», permet au
Narrateur, reprenant cette habitude coutumiere à Swann de comparer une
personne avec la toile d'un grand maître, d'affirmer sans en avoir l'air,
l'un des traits inquiétants d'Albertine.

21. Brassai' commente longuement ces réincarnations du féminin en masculin et vice- versa: Marcel Proust
sous l'emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997.
22. Parmi les nombreux commentaires des fresques de Giotto dans la Recherche, on retiendra Karlheinz
Stierle, «Proust, Giotto und das Imaginàre», in G. Boehm, K. Stierle, G. Winter (éd.), Modernitàt und Tra
dition, Festschrift fur Max Imdahl zum 60. Geburtstag, Miinchen, Wilhem Fink Verlag, 1 985, p. 2 1 9-249 ;
Paul de Man, Figurai Langage in Rousseau, Nietzsche, Rilke, and Proust, New Haven and London, Yale
1 f\Q University Press, 1979, p. 57-78; Marcel Muller, «Création et procréation ou allégorie et jalousie dans la
1UÔ Recherche», in Bernard Brun (éd.), Marcel Proust 2, Nouvelles directions de la recherche proustienne, op.
cit., p. 57-78; Juliette Hassine, «La Charité de Giotto ou l'allégorie de l'écriture dans l'œuvre de Marcel
LITTÉRATURE Proust», BIP, n° 26, 1995, p. 23-43 ; notre article «Ruskin contre Sainte-Beuve, le tableau dans l'esthétique
n° 123 -sept. 2001 proustienne», op. cit., p. 109 et 110 en particulier.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE

Un des matins qui suivirent celui où Andrée m'avait dit qu'elle était obligée
de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec Albertine que j'avais
aperçue, élevant au bout d'un cordonnet un attribut bizarre qui la faisait re
ssembler à l'«Idolâtrie» de Giotto; il s'appelle d'ailleurs un «diabolo» et est
tellement tombé en désuétude que devant le portrait d'une jeune fille en t
enant un, les commentateurs de l'avenir pourront disserter comme devant telle
figure allégorique de 1' Arena, sur ce qu'elle a dans la main (RTP, II, 241).
Proust s'est inspiré pour ce passage de la reproduction qui se trouve
dans La Library Edition de Ruskin 23, mais, comme d'ailleurs pour la
Caritas, il néglige la dimension religieuse de l'allégorie, profanant en
même temps le (trop victorien, trop moralisateur) regard ruskinien 24.
Proust s'approprie littéralement cette peinture, il ne retient que ce qui
sert son roman: le titre (l'idolâtrie étant, nous l'avons vu, un problème
central pour Proust), et ce qu'on voit de la manière la plus réaliste, la
plus «plate» (deux femmes ensemble). En effet la figure de l'idolâtrie,
enveloppée dans une de ces «houppelandes qui revêtent certaines des
figures symboliques de Giotto» (RTP, I, 80), représente un personnage
dont on dira, contrairement à l'édition de la Pléiade 25 qu'il n'est pas
masculin mais féminin; Proust parle bien des «femmes» de Giotto, des
«déesses» de Giotto, suivant ainsi Ruskin26. Et l'attribut27, l'idole que
l'allégorie tient dans sa main, reliée à son cou par une corde, représente
également une figure féminine, redoublant, à une échelle réduite, en
quelque sorte la première. Ce redoublement semble prédire ce que Marc
elne découvrira que bien plus tard: le goût d' Albertine pour les fem
mes. La fresque de Giotto lue de manière réaliste, comme Proust nous
invite à le faire, est une allégorie de Gomorrhe; derrière Albertine
«Idolâtrie de Giotto» se dessine en palimpseste «l'Impureté de Giotto».

23. Proust a vu les fresques de Giotto à la Chapelle de 1' Arena à Padoue, lors de son premier voyage à Ve
nise avec sa mère en mai 1900 ; mais c'est vraisemblablement à Ruskin qu'il doit sa fascination pour Giotto.
La correspondance de Proust (Ph. Kolb, La Correspondance de Marcel Proust (1880-1922), Pion, 21 vol.,
1976-1993, t. Vil, p. 274; abréviation: Corr.) nous apprend qu'il possédait les 39 tomes parus entre 1903
et 1912 de la «Library Edition» (voir supra, note 18). Cette édition extraordinaire reproduit des copies, par
fois même en couleurs (de fresques, tableaux, sculptures, détails architecturaux), réalisées de la main de
l'esthéticien anglais. Dans Giotto and his Works in Padua, «Library Edition», vol. XXIV, 1906, op. cit.,
sont reproduites les allégories suivantes: la Prudence, la Fortitude, la Tempérance, la Foi, le Désespoir,
l'Idolâtrie, la Colère, l'Inconstance, la Folie (voir en particulier les p. 1 16 et 121). Dans Fors Clavigera I,
vol. XXVII, 1907, on trouve cinq autres planches: L'Espérance, l'Envie, l'Injustice, la Justice et la Charité
(p. 115) qui joue un rôle si important dans la Recherche.
24. Concernant Proust, Ruskin et Giotto, voir l'intéressante étude d'Emily Eells, «Ruskin, Proust et
rhomotextualité», Études Anglaises, n°52-l, 1999, p. 18-27.
25. Dans la note de l'édition de la Pléiade, op. cit., la figure de VIdolâtrie est en effet désignée, à tort nous
semble-t-il, comme étant du sexe masculin: «On y voit un homme tenant dans la main droite une idole qui
lui a mis la corde au cou et tournant le dos à Dieu. En haut du panneau, on lit le nom du vice ainsi figuré
Infidelitas, qu'il convient de traduire en français par "Idolâtrie"» (RTP, II, p. 1458).
26. Dans ses Stones of Venice, Ruskin décrit la figure de VIdolâtrie comme étant du sexe féminin: «bound
by a cord round her neck to an image which she carries in her hand, and has flames bursting forth at her
feets», op. cit, vol. X, p. 392. Voir aussi J. Ruskin, Giotto ans his works in Padua, vol. XXIV, «Library -t r\(\
Edition», op. cit., p. 1 16, 121. 1 \JZs
27. Le mot «diabolo» et ses connotations terrifiantes, prémonitoires d'une angoissante Albertine, fait écho
à la perception première du Narrateur face à la petite bande des jeunes filles, semblable à «Méphistophélès LITTÉRATURE
surgissant devant Faust» (RTP, II, 210). n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

Proust désigne en effet sous ce nom, dans des brouillons qui furent sup
primés pour faire place à l'histoire d' Albertine, la fuyante et vicieuse
femme de chambre de Madame Putbus, bien connue pour ses amours
lesbiennes et avec qui le Narrateur visite la Chapelle de 1' Arena28.
Enfin on notera qu' Infidelitas est le titre originel de l'allégorie de
Giotto (que Proust traduit d'ailleurs justement par Idolâtrie), et l'infidél
ité, l'un des traits d' Albertine, que plus tard le Narrateur nommera
«grande déesse du Temps» (RTP, III, 888); paradoxalement cette dési
gnation n'a rien de sacré, la «déesse du Temps» est en fait une déesse
du Temps perdu, une déesse de l'Infidélité: c'est par ses infidélités pré
sumées qu' Albertine oblige le Narrateur à remonter le Temps, à l'explorer.
Avec Y Idolâtrie qui renvoie implicitement à l'initiale Infidelitas,
Proust met en place le doublet qui résumera la relation entre Albertine et
le héros de la Recherche: infidélité et idolâtrie. Car cette représentation
de l'idolâtre asservi à l'idole, qu'on lira d'abord littéralement sous sa
forme gomorrhéenne d'une Albertine aimant les femmes, est encore à
l'image de la passion du Narrateur pour Albertine (qui lui a mis la corde
au cou).
Dans le Temps retrouvé, le Narrateur utilise ce même terme & ido
lâtrie pour dire les sentiments éprouvés à l'égard de certaines femmes,
celles qui pourraient lui causer de la souffrance: «J'avais un certain sen
timent d'idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de
Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer» (RTP, IV,
566). Admirons ici les extraordinaires équilibres proustiens : il faudra un
deuxième tableau pour exorciser l'idolâtre, le possédé d' Albertine; ce
sera une toile de Carpaccio qui représente justement une scène d'exor
cisme!

TITIEN ET LES BAGUES D'ALBERTINE

À Venise 29, après la mort d' Albertine, plusieurs incidents, des


hasards, vont fonctionner comme un Sésame, réveillant le souvenir dou
loureux d'une Albertine infidèle, enfermée comme «aux "plombs" d'une
Venise intérieure»: lettre du coulissier, télégramme trompeur, mais aussi
confrontation du Narrateur avec deux tableaux. Celui de Carpaccio, Le
Patriarche du Grado exorcisant un possédé s'inscrit en dernier dans

28. Voir RTP, IV, esquisse XVIII, lire en particulier p. 724-725. L'épisode de la troublante femme de
chambre, très important au départ et finalement supprimé par Proust, se trouve dans les Cahiers 36, 23, 24,
48, 50. Dans la version définitive, Madame Putbus quitte Venise avec ses domestiques au moment où Marc
elet sa mère y arrivent.
29. Soulignons que dans la version «À Venise» de la dactylographie retrouvée d'Albertine disparue (voir
i i r\ l'édition annotée de N. Mauriac et E. Wolf, Grasset, 1987) — dactylographie finale remaniée par Proust
-L A \J quelquesjours avant sa mort, le 18 novembre 1922, marquée en sa partie centrale d'une importante suppres-
sion — , les passages concernant le tableau avec l'aigle, et le tableau de Carpaccio ont, entre autres, été sup-
LITTÉRATURE primés. Pour plus de clarté concernant les diverses suppressions dans cette dactylographie, voir N. Mauriac
n° 123 -sept. 2001 et E. Wolf, op. cit., dont la note en p. 190-191.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE

cette série d'expériences de la mémoire involontaire, nous y reviendrons;


car c'est d'abord une autre peinture, dont Proust ne nous dit ni l'auteur,
ni le titre, qui ranime la souffrance du Narrateur:
Une autre fois, à San Giorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d'un des apôtres,
et stylisé de la même façon, réveilla le souvenir et presque la souffrance cau
sée par ces deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et
dont je n'avais jamais su qui les avait données à Albertine (RTP, IV, 220).
Si cette simple allusion picturale a retenu tout particulièrement l'intérêt
de la critique, c'est d'abord qu'elle constitue une énigme. En effet on ne
trouve à la Scuola de San Giorgio dei Schiavoni aucun tableau, aucune
fresque susceptibles de correspondre à la description proposée par
Proust. Proust a d'ailleurs hésité sur le lieu où se trouvait l'œuvre qu'il
avait en mémoire puisque sur le manuscrit, il a placé un point d'interro
gation 30 après le nom de San Giorgio dei Schiavoni. Cette énigme a bien
entendu suscité des travaux31; des hypothèses ont été formulées, aucune,
au dire même parfois des auteurs, ne semble très satisfaisante.
Nous croyons cependant avoir identifié la peinture que Proust avait
à l'esprit quand il écrivit ce passage. En entrant dans l'ancienne sacristie
de l'église de la Salute, où sont accrochées, entre autres, des œuvres
appartenant initialement au choeur, on voit aussitôt un tableau bien re
ssemblant à celui décrit par Proust pour évoquer les bagues d'Albertine et
la souffrance du narrateur: ce tableau est un Titien et s'intitule Saint
Jean Évangéliste, il n'a jamais quitté la Salute. Ce n'est pas un hasard si
Proust a retenu pour l'histoire d'Albertine cette étonnante peinture qui
évoque bien plus un jeune androgyne qu'une pieuse représentation: à la
gauche de l'apôtre apparaît bien l'aigle stylisé, symbole de Saint Jean,
mais Titien, remarquablement, nous donne à voir Jean sous la forme
d'un beau jeune homme au cou puissant et dégagé dont par ailleurs
l'extrême finesse des traits, les cheveux aux épaules font irrésistiblement
penser à une jeune femme à la fois voluptueuse et mélancolique. La
palette de divers tons orangés, coupée juste d'un peu de vert, dont s'est
exclusivement servi Titien, contribue à l'extraordinaire sensualité du
portrait. Télescopages proustiens? Toujours est-il que quelques lignes
plus haut apparaissent déjà les tons orangés et le nom de Titien pour
décrire celle qui plaît à un Narrateur encore bien iconolâtre, une jeune
marchande de verrerie «à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux
ravis toute une gamme de tons orangés [...] La beauté de ses dix-sept
30. (Cahier XIV, Fo 102, N.A. Fr. 16721); voir à ce sujet Christine Falah-Digeon, «Les bagues oubliées,
au sujet d'un épisode d'Albertine disparue», BIP, n° 27, 1996, p. 75.
31. Voir Christine Falah-Digeon, op. cit., Peter Collier, Proust and Venice, Cambridge University Press,
n°1989,
44, p.1994,
137 p.et42-58),
les deuxet «Les
articlesarchétypes
d'AlbertodeBeretta
la Recherche,
Anguissola:
Proust«Pèlerinages
ésotérique» (in
proustiens
BernardàBrun
Venise»
éd., Marcel
(BMP, 111
111
Proust 2, Nouvelles directions de la recherche proustienne, op. cit., p. 8 1 ), pour qui il s'agirait d'une icône,
Le Christ en gloire au milieu des douze apôtres, à l'origine située à San Giorgio dei Greci et maintenant au LITTÉRATURE
Musée de l'Institut hellénistique d'études byzantines. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

ans était si noble, si radieuse, que c'était un vrai Titien à acquérir avant
de s'en aller» (RTP, IV, 219).
Dans une perspective proustienne, c'est-à-dire réaliste, et sacrilège,
le tableau de Titien représentant l'apôtre avec l'aigle pourrait être lu
comme une scène de désir et d'érotisme, réplique de Léda et du cygne,
cet autre tableau qui fascinait Proust. L'imaginaire proustien, comme on
sait, est bien plus sensible à la mythologie païenne qu'au symbolisme
chrétien: le Titien raconte ainsi encore l'histoire de Ganymède, ce bel
adolescent qu'aime Zeus et dont il s'empare en prenant la forme d'un
aigle.

CARPACCIO ET LA SCÈNE D'EXORCISME

C'est toujours à Venise — il visite l'Académie — que le Narrateur


croit reconnaître sur l'un des personnages du tableau de Carpaccio, Le
Patriarche du Grado exorcise un possédé 32, le manteau de Fortuny que
portait Albertine pour aller à Versailles le soir d'avant sa disparition.
Mariano Fortuny y Madrazo, d'origine espagnole, vénitien à partir de
1889, peintre, inventeur, et couturier — au début du siècle toutes les
élégantes, en Europe et à New York, portent ses fameuses robes Delphos
en satin de soie plissée, inspirées de la sculpture grecque, et ses man
teaux en velours imprimés de motifs byzantins 33 — , est une incarnation
vivante de la poétique proustienne: en retrouvant le secret des étoffes
anciennes, en utilisant pour ses tissus des motifs pris sur d'antiques
tableaux vénitiens, Veronese, Pierro délia Francesca, Carpaccio, ou
copiés d'après les tissus très anciens collectionnés par sa mère, Fortuny
ressuscite une «Venise tout encombrée d'Orient» (RTP, III, 871), une
civilisation somptueuse qu'on croyait morte à jamais. Le tableau de Car
paccio qui fait resurgir Albertine, «emmurée» dans la mémoire du Narr
ateur, s'inscrit lui aussi dans la grande série des expériences de la
mémoire involontaire et précède ainsi les révélations du Temps retrouvé:

32. Ce tableau de Carpaccio fait partie du cycle de la Légende de la croix (Venise, vers 1495; on peut
aujourd'hui, comme Proust autrefois, le voir à l'Académie). Proust avait vu les Carpaccio (à l'Académie et
dans la chapelle de San Giorgio dei Schiavoni) lors de ses deux séjours à Venise en 1900: «Carpaccio est
précisément un peintre que je connais fort bien, j'ai passé de longues journées à San Giorgio dei Schiavoni
et devant Sainte Ursule, j'ai traduit tout ce que Ruskin a écrit sur chacun de ses tableaux», écrit-il à son amie
Maria de Madrazo, sœur de Reynaldo Hahn et tante par alliance de Fortuny, le 17 février 1916 (Corr., t. XV,
p. 56). La correspondance entre Proust et Madame de Madrazo au sujet de Fortuny et Carpaccio (voir Corr.,
t. XV, p. 49, 56, 58, 62, 63), en particulier les lettres de février et mars 1916 — Proust en 1916-1917 rédige
Albertine disparue — , a été souvent reproduite. Concernant la genèse de ce passage, voir les notes de Anne
Chevalier (RTP, IV, p. 1 122-1 123) et de Nathalie Mauriac Dyer (La Fugitive, op. cit., 4 et 5, p. 332-334);
l'étude de J. Theodore Johnson «La place de Vittore Carpaccio dans l'œuvre de Marcel Proust», in
Mélanges à la mémoire de Franco Simone, III, Éditions Slatkine, Genève 1984, et celle de Kazuyoshi
mYoshikawa, «Proust et Carpaccio: un essai de synthèse», Travaux de littérature, L'Adirel, T.L. XIII, sept.
2000, p. 271-286.
33. À propos de Fortuny (1871-1949), voir Guillermo de Osma, The Life and Work of Mariano Fortuny,
LITTÉRATURE Aurum Press, London, 1994; Anne-Marie Deschodt et Doretta Davanzo Poli, Mariano Fortuny, Éditions
n° 123 - sept. 2001 du Regard, Paris, 2000.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE ■

Carpaccio que je viens de nommer et qui était le peintre auquel, quand je ne


travaillais pas à Saint Marc, nous rendions le plus souvent visite, faillit un jour
ranimer mon amour pour Albertine. Je voyais pour la première fois Le Pa
triarche di Grado exorcisant un possédé. [...] quand tout à coup je sentis au
cœur comme une légère morsure. Sur le dos d'un des compagnons de la Cal-
za, reconnaissable aux broderies d'or et de perles qui inscrivent sur leur man
che ou leur collet l'emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient
affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu' Albertine avait pour venir
avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j'étais loin de me dout
erqu'une quinzaine d'heures me séparaient à peine du moment où elle part
irait de chez moi [...]. Or c'était dans ce tableau de Carpaccio que le fils
génial de Venise l'avait pris, c'est des épaules de ce compagnon de la Calza
qu'il l'avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes [...]. J'avais
tout reconnu, et un instant le manteau oublié m' ayant rendu pour le regarder
les yeux et le cœur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albert
ine,je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bien
tôt dissipé de désir et de mélancolie (RTP, IV, 225-226).
Dans ce tableau de Carpaccio, Proust a réuni tous les fantasmes du Nar
rateur autour d' Albertine. Si l'on observe attentivement cette toile qui
comme du temps de Proust se trouve aujourd'hui à l'Académie, on lira
sur le capuchon du manteau de l'un des compagnons de la Calza, situé
en retrait, les mots Con Tempo 34 : Proust y a-t-il vu un lien avec la sacri
lège, l'infidèle «déesse du Temps»? Plus significatif est le fait que ces
élégants jeunes hommes ont indéniablement un aspect féminin. Albertine
en figure de Carpaccio est un être androgyne, une deuxième Miss Sacri
pant. À cet égard, il est d'ailleurs fort probable que Proust se soit inspiré
pour ce passage non pas tant de la reproduction du tableau de Carpaccio
dans l'ouvrage des Rosenthal 35, reproduction fort obscure et de taille
trop réduite, mais d'une gravure très nette, reproduite dans le livre de
Ludwig et Molmenti, Vittore Carpaccio, la vie et l 'œuvre du peintre 36,
ouvrage de grande érudition, très vraisemblablement prêté à Proust par
son amie Maria de Madrazo; c'est elle, rappelons-le, qui avait suggéré
Carpaccio à Proust alors qu'il se renseignait sur Fortuny et voulait
savoir «s'il y a à Venise des tableaux (je voudrais seulement quelques
titres) où il y a des manteaux, des robes dont Fortuny se serait (ou aurait

n° 44,Ce1994,
34. qu'a p.montré
42. Alberto Beretta Anguissola dans son article «Pèlerinages proustiens à Venise», BMP,
35. Gabrielle et Leon Rosenthal, Carpaccio, Biographie critique, illustrée de vingt-quatre reproductions
hors texte, dans la série «Les Grands artistes», Paris, Henri Laurens, 1906. Une lettre adressée à Reynaldo
Hahn, datée par Philip Kolb du mois d'août 1907, et dans laquelle Proust demande qu'on prenne dans sa
bibliothèque «le petit volume broché intitulé Carpaccio dans la collection des peintres» {Lettres à Reynaldo
Hahn, Philip Kolb (éd.), Paris, Gallimard, 1956, p. 43), atteste que Proust possédait bien cet ouvrage.
36. Gustav Ludwig et Pompeo Molmenti, Vittore Carpaccio, la vie et l 'œuvre du peintre, ouvrage traduit 1 1 Q
par H. L. de Perera, illustré de vingt-six planches en photographies et de deux cent vingt neuf gravures en 1 1J
noir tirées hors texte, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1910. Cet ouvrage, qui est à notre avis celui prêté à
Proust par Maria de Madrazo, a déjà été signalé par J. Theodore Johnson, «La place de Vittore Carpaccio LITTÉRATURE
dans l'œuvre de Marcel Proust», op. cit., 1984, en particulier p. 675-676. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

pu) s'inspirer»37. Cette gravure38 est une esquisse préalable de Carpaccio,


intitulée «Dessin du cavalier de la Calza pour le tableau: Le Patriarche
du Grado»: représenté de dos, drapé dans les plis d'un long manteau, sa
longue chevelure déployée jusqu'aux épaules, chevilles gracieuses
dépassant du manteau, on ne sait à quel genre appartient ce personnage.
Ce qui est certain, par contre, et qui a dû ravir Proust, est que cette
gravure fait partie, comme on le lit texto en légende, de la Collection
Albertine.
Ce n'est pas tout: les Rosenthal, dans leur livre sur Carpaccio,
décrivent les Compagnons de la Calza comme de «joyeux meneurs des
réceptions et des spectacles», des «chevaliers du plaisir»39, merveilleuse
expression qui a dû frapper Proust. Et qu'il ait pensé un instant rempla
cer le compagnon de la Calza par une Léda, est révélateur de la dimens
ionsexuelle qu'il voulait donner au tableau dans lequel ressusciterait
Albertine: «Je pourrais du reste donner à mon héroïne de vraies robes
anciennes et des choses vénitiennes. Vous ne savez pas si une Léda de
Boldoni qu'a Helleu a été photographiée?» demande-t-il à Madame de
Madrazo 40. On se souviendra de ce que dans la Recherche représente
Léda: «Le col hardi d'un cygne, comme celui qui dans une étude fr
émissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit dans toute la palpita
tion spécifique du plaisir féminin» (RTP, IV, 108).
Proust n'a pas repris aux Rosenthal, qu'il copie abondamment,
l'expression de «chevaliers du plaisir» pour désigner les Compagnons
de la Calza, mais il la traduit, en quelque sorte, avec «joyeuse
confrérie». Ce n'est pas un hasard: le mot confrérie évoque non seule
ment la petite bande des jeunes filles de Balbec, mais bien sûr encore
toutes celles auxquelles appartiennent les personnages de la Recherche:
confrérie de Gomorrhe, confrérie de Sodome; «confrérie» est un mot
qui «fait trembler» Charlus, car il évoque les homosexuels...
Et ce n'est pas un hasard non plus si Proust, pour décrire la souf
france du Narrateur à la vue du Carpaccio, emploie le mot morsure («je
sentis au cœur une légère morsure»), car — et l'on admirera les extraor
dinaires liens cachés tissés par Proust — ce mot est lié à Albertine, au
plaisir qu'elle prenait avec la petite blanchisseuse qui raconte à Aimé,
menant son enquête, qu' Albertine «était si énervée qu'elle ne pouvait

37. Lettre à Madame de Madrazo, datée du 6 février 1916, Corr., t. XV, p. 49. Quelques jours plus tard, le
17 février 1916, Proust poursuit ses investigations : «[...] cette lettre où [. . .] vous parlez avec une maestria
fantastique successivement du Southern Pacific et de Carpaccio, a de quoi éblouir. [...] Quant à Fortuny
j'aimerais beaucoup savoir de quels Carpaccio il s'est inspiré ou a pu s'inspirer, et dans ces Carpaccio de
quelle robe exactement et dans quelle mesure» (Corr., t. XV, p. 56).
38. Gustav Ludwig et Pompeo Molmenti, op. cit., planche 98, p. 255.
39. Gabrielle et Leon Rosenthal, op. cit., p. 64. Proust a repris littéralement de nombreux éléments de
114 l'ekphrasis des Rosenthal pour sa longue description du tableau de Carpaccio. Voir à ce sujet Annick
Bouillaguet, «Entre Proust et Carpaccio, l' intertexte des livres d'art», in Sophie Bertho éd., Proust et ses
LITTÉRATURE peintres, Amsterdam- Atlanta, Rodopi, n° 37, 2000, p. 95-102.
n° 123 -sept. 2001 40. En post scriptum à la lettre à Madame de Madrazo du 17 février 1916 (Corr., XV, p. 58).
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE

s'empêcher de me mordre» (RTP, IV, 106). Le mot morsure réapparaît


ra plusieurs fois dans les rêves tourmentés du Narrateur qui voudrait
qu'Albertine soit vivante pour enfin pouvoir la confondre: «[...] je ne
l'aurais souhaité que pour lui répéter: Je sais pour la blanchisseuse. Tu
disais: "Tu me mets aux anges"; j'ai vu la morsure» (RTP, IV, 109-110).
La critique, trop préoccupée de la riche genèse de ce passage, n'en
parle pas non plus41, or le titre du tableau de Carpaccio choisi par Proust
est extrêmement important. Il est révélateur de la manière dont Proust
détourne la peinture aux fins de son roman, et plus encore de l'attention
extrême que met l'auteur de la Recherche à créer une «caisse de
résonance», à mettre en rapport des éléments parfois très éloignés les
uns des autres, tissant ainsi un système extraordinairement subtil
d'échos, de correspondances. En effet YIdolâtrie de Giotto, située au
début de la rencontre avec Albertine, trouve son répondant, à la fin du
récit, avec ce Patriarche du Grado exorcisant un possédé. Car Proust
accorde bien au tableau un pouvoir d'exorcisme: après avoir reconnu
Albertine dans la silhouette peinte par Carpaccio, le Narrateur idolâtre,
le possédé d' Albertine, pourra enfin l'oublier. Ressuscitée à Venise le
temps d'une légère morsure, Albertine n'en retourne que plus profondé
ment à l'oubli.

GIOTTO ET LES ANGES: LA TRANSSUBSTANTIATION

Le dernier tableau concernant Albertine suit presque immédiate


ment son évocation en jeune Vénitien de Carpaccio. Il s'agit d'une lon
gue description consacrée à une fresque de Giotto à Padoue, très
vraisemblablement la Mise au tombeau. Giotto a en effet surmonté les
allégories des Vertus et des Vices, situées sur la partie inférieure des
murs, de fresques aux vifs coloris représentant l'histoire de la Vierge et
du Christ.
Dans son ouvrage déjà ancien sur Proust et la peinture, Juliette
Monnin-Hornung écrit que «cette partie de fresque est décrite pour elle-
même, sans relation avec le reste de l'œuvre»42; nous pensons tout au
contraire que Proust donne à la fresque de Giotto une place déterminante 43
dans l'évolution du «roman d' Albertine».
Deux choses frappent le Narrateur lorsqu'il pénètre dans la chapell
e des Giotto : le bleu intense de la voûte et du fond des fresques, comme
si «la radieuse journée [avait] passé le seuil elle aussi avec le visiteur»,
et l'absence de tout symbolisme dans les anges représentés:

41. À l'exception de Gérard Macé dans son beau petit livre, Le Manteau de Fortuny, Gallimard, 1987. 1 i-O
42. Juliette Monnin-Hornung, Marcel Proust et la peinture, Genève, Droz, 1 95 1 , p. 70.
43. Karlheinz Stierle dans son étude «Giotto und das Imaginâre», place également la fresque de Giotto sous LITTÉRATURE
le signe d' Albertine, op. cit., p. 23 1-233 en particulier; son interprétation finale diverge cependant de la nôtre. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

[...] après avoir traversé en plein soleil le jardin de 1' Arena, j'entrai dans la
chapelle des Giotto où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus
qu'il semble que la radieuse journée ait passé le seuil elle aussi avec le visi
teur et soit venue un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur [...]. Dans
ce ciel transporté sur la pierre bleuie volaient des anges [. . .] Avec tant de fer
veur céleste, ou au moins de sagesse et d'application enfantines, qu'ils rap
prochent leurs petites mains, les anges sont représentés à 1' Arena, mais
comme des volatiles d'une espèce particulière ayant existé réellement, ayant
dû figurer dans l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques. Ce
sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand
ceux-ci se promènent; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus
d'eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les
voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécut
er des loopings [...], et ils font beaucoup plutôt penser à une variété disparue
d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Fonck s'exercant au vol plané, qu'aux an
ges de l'art de la Renaissance et des époques suivantes [. . .] (RTP, IV, 226).
Certes, dans ce passage, Albertine n'est aucunement nommée, pourtant
Proust clôt bien ici le cycle des tableaux qui lui est dédié: la fresque de
1' Arena renvoie à la toute première vision de la petite bande sur la digue de
Balbec, «une procession sportive digne de l'antique et de Giotto» (RTP, II,
165), et surtout Proust réunit ici les mots utilisés pour les métaphores qui
désignent le plus fréquemment Albertine: ange, oiseau, aile.
Ange désigne toujours une Albertine dégagée de la jalousie et
spiritualisée : «ange musicien» (RTP, III, 885), «ange de la musique»
(RTP, IV, 70), Albertine soustraite à tout «était le pur chant des Anges»
(RTP, III, 621). Par contre, c'est de la mobilité angoissante d' Albertine
«être de fuite», que semble issu le grand réseau métaphorique de
V oiseau: jeunes filles «mouettes» (RTP, II, 146) sur la plage de Balbec,
motif byzantin et vénitien des oiseaux affrontés, brodés sur la robe de
chambre de Fortuny, aigle menaçant gravé sur les mystérieuses bagues
oubliées. Le regard d' Albertine est une «aile mystérieuse, rapide,
bleuâtre» (RTP, IV, 141). Quant aux jeunes élèves de Fonck, auxquels
sont comparés les anges de Giotto, ils évoquent, par delà Agostinelli, les
promenades que le Narrateur fait avec Albertine prisonnière pour voir
les aérodromes aux alentours de Paris.
L'image de l'oiseau dans l'univers proustien ne dit pas seulement
l' inaccessibilité: elle est en même temps, si on y regarde bien, éminem
ment sexuelle. Les affres de la jalousie dessinent Albertine en oiseau
séducteur: «Me souvenant de ce qu'elle était sur mon lit, je croyais voir
sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de cygne, il cherchait la
bouche de l'autre jeune fille» (RTP, IV, 108).
i i /c Rappelons donc ici le livre que cite Gilberte en guise de réponse,
que le Narrateur lui demande incidemment si Albertine «avait de ces
N°littérature
123 -SEPT. 2001 goûts»: «Justement le livre que je tiens là parle de ces choses [. . .]. C'est un
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE

vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, La


Fille aux yeux d'or. Mais c'est absurde, invraisemblable, un beau
cauchemar» (RTP, IV, 284), et lisons dans ce roman noir et cruel, tant
admiré de Proust, et qui met en scène l'amour lesbien, cette phrase cruciale:
Paquita joyeuse alla prendre dans un des deux meubles une robe de velours
rouge, dont elle habilla de Marsay, puis elle le coiffa d'un bonnet de femme
et l'entortilla d'un châle. En riant à ces folies, faites avec une innocence d'enf
ant, elle riait d'un air convulsif, et ressemblait à un oiseau battant des ailesu.
Proust fera de celle qui n'appartient pas «à l'humanité commune, mais à
une race étrange qui s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais» (RTP,
IV, 108), une femme-oiseau. Si l'oiseau triomphe chez Albertine comme
signe de Gomorrhe 45, c'est la race disparue des hermaphrodites que
Proust suggère dans ces créatures de Giotto «volatiles d'une espèce
particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l'histoire natu
relle des temps bibliques et évangéliques » 46. Il est cependant remarquab
le que l'angoissante et mystérieuse dimension sexuelle a ici disparu,
remplacée par «ferveur céleste», «sagesse», «application enfantine».
Enfin il faut souligner l'importance de la couleur bleue, couleur qui
accompagne les différents moments du roman d' Albertine: ondulations
bleues de la mer sur lesquelles se découpe la silhouette de la jeune fille à
Balbec, «bleu sombre, admirable» (RTP, III, 906) du manteau de Fortuny
que porte la Prisonnière, et qui après la mort d' Albertine devient la tran
chante couleur du deuil: «La partie vitrée était translucide et bleue, d'un
bleu de fleur, d'un bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau
si je n'avais senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un
coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour»
(RTP, IV, 63). Il est significatif ici encore que le bleu resurgisse dans la
fresque de Giotto comme le bleu éclatant «d'une radieuse journée».
À travers ce paradigme céleste d'anges, d'oiseaux et d'ailes, s'inscrit
en palimpseste une Albertine dépouillée de toute perversité et de toute
ambiguïté — et l'on songera au magnifique retournement que Proust fait
ici de l'obsédant «tu me mets aux anges» — l' Albertine transfigurée d'un
deuil apaisé, accepté. Le Narrateur a définitivement dépassé l'idolâtrie.
Avec la fresque de Giotto, le lecteur devient spectateur et témoin non seu
lement d'un exorcisme, mais d'une véritable transsubstantiation.
44. Balzac, La Fille aux yeux d'or, in La Comédie humaine, «Bibliothèque de Pléiade», t. V, p. 1091.
45. L'inversion génère de la même manière des hommes-oiseaux: Saint-Loup «espèce si rare, si précieuse
qu'on aurait voulu le posséder pour une collection omithologique» et dont «on se demandait si c'était dans le
faubourg Saint-Germain qu'on se trouvait ou au jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser
un salon ou se promener dans sa cage un oiseau » (RTP, IV, 28 1 -282) ; et pensons à la parade Charlus-Jupien :
«on eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s'avancer, la femelle-Jupien ne répondant
plus par aucun signe à ce manège» (RTP, III, 8). Voir également les troublants dessins d'oiseaux de Proust, 1 1 'T
dont Reynaldo Hahn en aigle (!!!), reproduits in Philippe Sollers, L 'Oeil de Proust, Paris, Stock, 1 999. 11/
46. Il est clair ici que Proust a utilisé et transformé pour les besoins de son récit la phrase initiale de Ruskin :
«But in Giotto's time an angel was a complete creature, as much believed in as a bird», J. Ruskin, Giotto LITTÉRATURE
and his Works in Padua, op. cit., p. 72. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

II n'est pas sans intérêt à cet égard d'examiner les avant-textes de


ce passage qui a fait l'objet d'un montage compliqué. Dans la première
dactylographie, effectuée d'après le Cahier 10 47, la visite à 1' Arena avec
la description des anges de Giotto fait partie de «Combray» — qui cons
tituera comme on sait le début du roman — , et elle est insérée entre la
description de la servante de la tante Léonie (qui ressemble à la Charité
de Giotto) et une réflexion plus générale sur la signification des Vertus
et des Vices peint par Giotto à Padoue. Cependant Proust, en 1911, sup
prime d'abord le passage en question sur la dactylographie et finalement,
quelques années plus tard, en 1916, le découpe pour le remonter dans le
manuscrit de La Fugitive 48. Bien sûr, ce n'est pas un hasard:
«Combray» est lié au Temps perdu, c'est le lieu des déceptions et des
révélations cruelles, où se fait entre vices et vertus l'apprentissage du
Narrateur. Proust marque la fin de cet apprentissage avec cette Mise au
tombeau de Giotto dont, soumettant une fois encore le tableau aux lois
de son roman, il n'a retenu que la partie supérieure — des anges exubér
ants49 dans un ciel radieux — excluant de sa description la scène de
pleurs et de désolation et plaçant ainsi le dernier tableau du «roman
d'Albertine» sous le signe de la vie éternelle, de la Joie.

Albertine n'est pas seulement l'incarnation d'un érotisme ambigu et


indéchiffrable. Avant de parvenir au Temps retrouvé, Proust construit
avec une infinité d'éléments contrastés, et qui pourtant renvoient les uns
aux autres, le personnage central d'Albertine. Celle-ci est à la fois figure
du Temps (du temps perdu et du deuil) et figure de l'Art dans la mesure
même où elle permet de les dépasser. Après la confusion idolâtre à
laquelle renvoient les tableaux précédents, Proust retourne en effet, avec
les anges de Giotto, à sa poétique propre, aux natures mortes de Chardin
et aux marines d'Elstir, c'est-à-dire à un art qui n'est plus empoissé dans
l'idolâtrie, lié aux signes cruels de l'amour50, mais qui pour le Narrateur
comme, ensuite, pour le lecteur de la Recherche opère une transfiguration
de la vie.

47. N.A.Fr. 16733 (p. 117-122).


48. Nous nous référons ici à Bernard Brun qui analyse avec une grande précision le montage extrêmement
complexe de ce passage, «Le Temps retrouvé dans les avant-textes de "Combray"», BIP,n" 12, 1981, p. 18-20
en particulier.
49. Karlheinz Sierle dans son article «Marcel à la Chapelle de l'Arena», in Rainer Warning et Jean Milly
(éd.), Marcel Proust, écrire sans fin, op. cit., p. 1 8 1 -204, souligne que Proust dans sa description ne respecte
pas l'expression de tristesse des anges peints par Giotto qui en effet pleurent la mort du Christ, et parle de
«cette rencontre manquée avec Giotto» (p. 1 86). On peut alléguer que Proust ne disposait pas de reproduc
tions aussi précises qu'aujourd'hui, mais l'enjeu est ailleurs: c'est, comme j'ai essayé de le montrer ici, qu'il
ne s'agit pas pour Proust dans son roman de rendre compte de la peinture en critique ou en connaisseur d'art.
-i -j Q Le tableau n'a de valeur chez Proust qu'en ce qu'il nourrit l'imaginaire et permet associations et correspon-
1 lO dances, c'est la modernité de Proust d'oser détourner la peinture quand son récit l'exige.
50. C'est donc ici seulement que les signes de l'art se séparent enfin des signes de l'amour, contrairement
LITTÉRATURE à ce que dit Deleuze dans son beau schéma qui dissocie dès le départ les deux types de signes, trop radica-
n° 123 - sept. 2001 lement, nous semble-t-il (Proust et les signes, Paris, PUF, 1964).

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