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Séquence 1re Séries générales et technologiques

ANALYSE D'IMAGE

La première
Bibliothèque
de Vieira da Silva

Par Roger Courault

Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992), Bibliothèque,


1949, huile sur toile, 114 x 146 cm, Centre Pompidou, Paris.

du temps désigné comme « artiste français, d’origine hongroise »


« Au fil des ans, Maria Helena Vieira da Silva a peint, parmi
alors que Maria Helena Vieira da Silva est mentionnée en tant
de nombreux et extraordinaires tableaux, de magistrales
qu’ « artiste portugaise », situation qu’elle résume dans une for-
bibliothèques : labyrinthes de livres… Coïncidence magique –
mule : « J’ai la nationalité de mon nom ».
des livres dans la bibliothèque, et des espaces dans un imaginaire
de labyrinthes – si proche des obsessions de Jorge Luis Borges. »
Mário Soares
Bibliothèque
Bibliothèque est un tableau peint à Paris en 1949, le premier
« J’ai la nationalité de mon nom » d’une série qui court jusqu’en 1984, en passant par Bibliothèque
en feu et Bibliothèques de Malraux, deux tableaux de 1974. Sans le
L’exposition Couples modernes, 1900-1950, qu’on a pu voir
titre, il serait impossible de reconnaître une bibliothèque, même
cet été au Centre Pompidou-Metz, cherchait à mettre en évi-
si les nombreux parallélépipèdes font penser à des livres posés
dence le dialogue artistique au sein d’un couple. Trop souvent,
sur des étagères. Des centaines de petits carrés et de losanges
la femme-artiste était – est toujours – éclipsée par son compa-
semblent représenter des détails de l’édifice, revêtements muraux
gnon. Le couple Vieira da Silva – Árpád Szenes s’oppose à cette
pour les carrés et carrelages de sols pour les losanges. Nous
assertion. L’artiste hongrois Árpád Szenes (1897-1985), de 11 ans
sommes donc bien dans un espace architectural, mais celui-ci est
l’aîné de Vieira da Silva, a toujours privilégié la carrière de celle-ci,
fractionné par des diagonales qui créent des ruptures, des dis-
à la renommée internationale. Mais, paradoxalement, elle reste
continuités. Les lignes noires qui se croisent incitent le spectateur
souvent négligée par les historiens de l’art. Sa peinture très per-
à balayer le tableau du regard, à l’aborder sous différents angles,
sonnelle fait d’elle une personnalité inclassable dans les courants
comme si étaient accolées des vues partielles d’une bibliothèque.
de l’art moderne, d’où sa présence trop rare dans les manuels spé-
Ce découpage de la structure de la bibliothèque est accentué par
cialisés. Qui plus est, elle vient d’un petit pays, le Portugal… Seule
la variété des couleurs du tableau. Pourtant, l’omniprésence de
une fondation, à Lisbonne, lieu de naissance de Vieira da Silva,
la couleur rouge éclatante, déclinée en de nombreuses tonalités,
permet de découvrir ces deux artistes et les liens qui les unissaient.
donne une unité à cet ensemble tellement fractionné.
Comme le remarque Mário Soares dans sa volonté de pro-
Livres et étagères, murs et sols, c’est bien une bibliothèque
mouvoir la culture portugaise, elle est née le 13 juin, « le jour de
que l’artiste a représentée. Cependant, on ne saurait qualifier ce
la Saint-Antoine, comme Fernando Pessoa, vingt ans auparavant ».
tableau de figuratif.
Vieira da Silva fait des études d’art au Portugal, en Suisse, puis
en France. Installée à Paris en 1928, elle épouse Árpád Szenes
en 1930, ce qui lui confère la nationalité hongroise. À la veille de
la Seconde Guerre mondiale, le couple se sent menacé, Árpád Abstraction / figuration
Szenes étant juif, et quitte la France. Ils vivent au Brésil de 1940 à
1947, puis reviennent en France où ils resteront jusqu’à la fin de Après 1945, en France, le débat entre abstraction et figuration
leur vie, après avoir obtenu la nationalité française en 1956. Dans est virulent, avec un fort tropisme en faveur de l’abstraction. Mais
les études qui leur sont consacrées, Árpád Szenes est la plupart comme l’écrit Éric de Chassey dans Abstractions, France, 1940-1965,

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Séries générales et technologiques Séquence 1re

« le terme “abstrait“ revêt une acceptation incertaine, qui permet d’y connaître la célèbre revue Sur, fondée à Buenos Aires en Argentine
rattacher tous les artistes dont les œuvres ne proposent pas des objets par Victoria Ocampo, dont Borges était, à cette époque, un des
mimétiquement reconnaissables ». Ainsi, Maria Helena Vieira da principaux collaborateurs avec le Français Roger Caillois. En 1939,
Silva est souvent intégrée à l’abstraction, ce dont elle s’est toujours cette revue Sur publie un récit de Borges, La Bibliothèque totale,
défendue. Elle refuse toute classification abstraction/figuration, récit repris et modifié en 1941 sous le titre La Bibliothèque de Babel
même si elle est proche des artistes de la nouvelle École de Paris : dans un recueil, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, qui deviendra
une photographie prise à la Galerie Pierre en 1953 la montre en plus tard Fictions.
compagnie de Riopelle, Mathieu et Zao Wou-Ki. Ses sources d’ins- L’image de la bibliothèque labyrinthique de Borges, « éclairée,
piration sont à chercher dans la réalité : ici, des livres, une biblio- solitaire, infinie, parfaitement immobile », se fait peinture avec Vieira
thèque. Ses références sont les artistes italiens de la Renaissance, da Silva, avant de devenir la bibliothèque tout aussi labyrinthique
en particulier les peintres siennois, et pour les artistes contempo- du roman de Umberto Eco Le Nom de la rose.
rains, Matisse et Bonnard. Dora Vallier, dans Vieira da Silva, Chemins
d’approche, rapporte que l’artiste découvrit la peinture de Pierre
Bonnard dans une galerie à Paris en 1928 et qu’elle fut fascinée
par « une nappe à carreaux dans un des tableaux exposés ». Elle Le travail de l’artiste
cite aussi, rappelant l’importance du carreau chez Vieira da Silva,
Loin de la figure d’une artiste abstraite lyrique, Vieira da
l’influence d’un « motif de résonnance : les azulejos… qui est le signe
Silva peint lentement, minutieusement, et se refuse à tout geste
même de Lisbonne, sa ville ».
automatique. « Je ne veux pas que [ma main] agisse seule ». Árpád
Vieira da Silva serait aussi à rapprocher de Roger Bissière, dont
Szenes a beaucoup dessiné et peint sa femme. Un portrait de 1942
elle fut, un temps, l’élève, et surtout de Nicolas de Staël. « La pein-
la montre, assise dans son fauteuil en rotin, un châle sur l’épaule,
ture ne doit pas seulement être un mur sur un mur. [Elle doit être]
peignant avec, semble-t-il, beaucoup de soin et de concentration,
abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un
des petits carreaux sur une toile assez vaste. « J’aime les grands
espace » : on attribuerait volontiers cette formule de Nicolas de
couloirs bleus en faïence au Portugal, les carreaux blancs du métro à
Staël à Vieira da Silva.
Paris », disait-elle. De multiples petits éléments dans un ensemble,
comme les livres dans une bibliothèque.
Carreaux, losanges, grilles et lignes… des éléments rigides
La perspective avec lesquels Maria Helena Vieira da Silva crée pourtant une pein-
ture d’une grande liberté.
C’est autour de la notion d’espace que se définit le mieux le
travail de Vieira da Silva. Bibliothèque est une grille mais aussi une
composition spatiale, où les diagonales créent différentes pers-
pectives. À la question « Pourquoi faites-vous de la perspective ? »,
l’artiste répondit qu’elle savait que ça ne se faisait pas dans l’art
moderne, mais qu’il « fallait [qu’elle] le fasse quand même ». Et elle
ajoute, « la perspective me passionne… Parvenir à suggérer un
espace immense dans un petit morceau de toile ». Pistes d’exploitation pédagogique
Cette conception spatiale n’est pas sans rappeler les gravures
du XVIIIe siècle de Piranèse, et en particulier ses Prisons. Piranèse,
Art figuratif / art abstrait
dont le premier livre de planches publié s’appelle justement
Longtemps très marquée, la séparation entre figuration et
Première partie d’architecture et de perspective, dessine et grave un
abstraction est de moins en moins pertinente dans la seconde
monde étrange, fantasmagorique, présentant pour certaines un
moitié du XXe siècle. Étudier le rapprochement entre ces deux
univers labyrinthique. Ce mot, labyrinthe, revient aussi fréquem-
courants, jusqu’à leur imbrication actuelle dans l’œuvre de
ment dans les analyses de l’œuvre de Vieira da Silva. Non seule-
Gerhard Richter.
ment pour désigner les mondes clos des bibliothèques, mais aussi
à propos de ses espaces ouverts que sont ses tableaux de villes, de Art populaire
gares ou de métros, comme Gare Saint-Lazare (1949) ou Le Métro Les azulejos portugais sont source d’inspiration pour Vieira
aérien (1955). da Silva. Chercher les influences et références populaires chez
d’autres grands artistes du XXe siècle : Picasso, Kandinsky,
Malevitch…
Bibliothèques
Au miroir de J. L. Borges La Bibliothèque de Vieira da Silva est un labyrinthe. Les
Mário Soares, Président de la République du Portugal de bibliothèques « Libraries » photographiées par Candida Höfer
1986 à 1996, décèle une « coïncidence magique » entre l’œuvre de sont, elles, vides de toute présence. Rechercher les impressions
Vieira da Silva et celle de l’écrivain Jorge Luis Borges. Sa nouvelle que suscitent les bibliothèques chez les écrivains.
La Bibliothèque de Babel paraît dans le recueil Fictions, publié en Femme-artiste
France en 1951, deux ans après la réalisation de ce tableau. Or, Étudier l’arrivée et la reconnaissance (tardive !) des femmes
Vieira da Silva a vécu en Amérique du Sud, au Brésil, de 1940 à dans l’Histoire de l’art. Comment l’expliquer ? Quelles sont les
1947. Elle qui maîtrise parfaitement le français et l’espagnol a dû grandes femmes-artistes des XXe et XXIe siècles ?

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Écrit du BAC Tle
Séries littéraires

Hernani
Par Florence Naugrette, professeur à Sorbonne Université

Sommaire Présentation
Aborder Hernani par la genèse du spectacle et le contexte
ÉTAPE 1. Victor Hugo dramaturge
médiatique de sa création (la trop fameuse « bataille » d’Hernani)
t)JTUPJSFEVESBNFSPNBOUJRVF
permet d’étudier l’œuvre telle qu’elle fut conçue et perçue en son
t6OFMPOHVFDBSSJÒSFUIÏÉUSBMF
temps, et non pas telle que des décennies de doxa antiromantique
ÉTAPE 2. Écrire, mettre en scène, publier Hernani l’ont caricaturée. Les chercheurs, depuis une quarantaine d’années,
t*OTQJSBUJPO EPDVNFOUBUJPO SÏEBDUJPO ont progressivement mis au jour un tout autre romantisme théâ-
t%FMBDFOTVSFBVYSÏQÏUJUJPOT ÏUBQFTEFMBSÏÏDSJUVSF tral que celui qu’on enseignait à l’école il y a un siècle, caricatural et
t)JTUPJSFEFMBQVCMJDBUJPO caricaturé, dont l’image déformante et déformée s’est transmise. Les
références bibliographiques fournies par les instructions officielles
ÉTAPE 3. La bataille d’Hernani, une légende (voir ci-contre) renvoient justement à leurs travaux, dont ce bref dos-
rétrospective sier aidera les professeurs à assimiler l’essentiel.
t-BjDBNQBHOFxEHernani On commencera par resituer l’œuvre dans l’histoire d’un roman-
t-BDSÏBUJPO tisme qui commence bien avant 1830 et se prolonge (en parallèle
t%FMÏWÏOFNFOUNÏEJBUJRVFËMBMÏHFOEF avec d’autres courants) jusqu’à la fin du siècle, puis dans la longue
carrière théâtrale de Hugo. On donnera les principaux repères pour
ÉTAPE 4. Hernani, drame romantique comprendre dans quelles conditions l’œuvre fut créée, de sa concep-
t-FNÏMBOHFEFTHFOSFT tion (inspiration, documentation) à sa publication en passant par
t6OÏUJSFNFOUEFMFTQBDFUFNQT les étapes de sa réécriture (pour et par la censure et au fil des répéti-
t6OEÏOPVFNFOUJNNPSBM tions). Pour la « campagne » médiatique, on distinguera les sources
fiables de la légende.
ÉTAPE 5. Héros et héroïsme En quoi Hernani est-il un drame romantique ? Cet adjectif peut
t)FSOBOJ jforce qui va », mais où ? charrier des présupposés qui font obstacle à la lecture du texte.
t%PO3VZ(PNF[ MFHSBOEGÏPEBM Sans plaquer sur l’œuvre des catégories auxquelles tous les drames
t%FEPO$BSMPTË$IBSMFT2VJOU OBJTTBODFEFMBWFOJS romantiques ne correspondent pas forcément, on examinera ses
t%P×B4PM GFNNFTPMFJMPVTPMJUBJSF caractéristiques : un mélange des genres qui n’est pas homogène
dans cette pièce inspirée surtout de la tragédie, pour sa forme et
sa structure, et du mélodrame, pour ses motifs, et où le comique
est rare ; un espace-temps dilaté symbolique ; un dénouement anti-
Bibliographie et sitographie
providentiel dont l’interprétation ouverte laisse les élèves perplexes.
Difficile de savoir, en effet, quels personnages agissent héroïque-
Aux études recommandées par le B.O., on ajoute celles-ci :
ment. Figures de forces qui les dépassent, ces trois hommes et cette
– Arnaud Laster et Bertrand Marchal (dir.), Hugo sous les feux de
femme sont-ils des héros ? L’intérêt des élèves pour la pièce passe
la rampe, PUPS, 2008.
par leurs propres réponses à cette question, qui engage leur vision
– Sylvain Ledda, De flamme ou de sang. Hernani et Ruy Blas,
de l’amour, de l’accomplissement de soi, de l’éthique et de la res-
Presses Universitaires du Mirail, 2008.
ponsabilité 1.
– Florence Naugrette, Le Théâtre de Victor Hugo, Lausanne, Ides
et Calendes, 2016. 100 pages accessibles aux lycéens.
– Florence Naugrette, Hernani, GF, 2012. L’édition contient une
bibliographie, une introduction et un dossier pédagogique.
– Anne Ubersfeld, Le Roi et le Bouffon, Paris, Corti, 1974.
– Judith Wulf (dir.), Lectures du théâtre de Victor Hugo. Hernani,
Ruy Blas, Rennes, PUR, 2008.
– Le site du groupe Hugo de l’Université Paris-Diderot http://
groupugo.div.jussieu.fr diffuse en libre accès beaucoup d’articles
de référence, dont les actes de deux journées d’étude Hernani et
Ruy Blas, au programme de l’agrégation en 2009.
1. Remerciements à Claire Villanueva et à Sylvain Ledda.

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Séries littéraires Écrit du BAC T le

Albert Besnard, La Première d’Hernani le 25 février 1830, Maison de Victor Hugo, Paris, 1903.

ÉTAPE 1. Victor Hugo dramaturge

➔ Histoire du drame romantique des romantiques qui aura été le plus joué, aura écrit le plus de
pièces et aura remporté les plus éclatants succès, c’est Dumas.
En 1830, le romantisme est déjà bien implanté en France. Son
esthétique de la violence, du débord et de l’émotion forte se pra-
tique depuis la Révolution française sur les scènes secondaires
➔ Une longue carrière théâtrale
du mélodrame. Hugo n’en est donc pas l’inventeur. En 1827, la
grande pièce qui fait parler d’elle, ce n’est pas Cromwell (publiée en 1. Avant l’exil
décembre, mais pas jouée), c’est Trente ans ou la vie d’un joueur, de Hugo s’exerce à l’écriture dramatique dès sa jeunesse : il écrit une
Victor Ducange, créée en juin au théâtre de la Porte-Saint-Martin, comédie burlesque (L’Enfer sur terre, 1812), un drame fantastique (Le
avec Frédérick Lemaître dans le rôle-titre (il créera ultérieurement Château du diable, 1812), une tragédie (Irtamène, 1816), un opéra-co-
les rôles de Gennaro dans Lucrèce Borgia et de Ruy Blas). Le roman- mique (A.Q.C.H.E.B., 1817), et un mélodrame (drame accompagné
tisme, qui s’inscrit dans cette veine populaire tout en ayant une de musique), Inez de Castro (1819), reçu au Panorama-Dramatique
haute aspiration littéraire, fait son entrée à la Comédie-Française en 1822 et accepté par la censure, mais qui ne sera pas joué à cause
en 1829, avec Henri III et sa cour, de Dumas et Le More de Venise, de de la fermeture prématurée du théâtre. Fin 1827, Cromwell et sa pré-
Vigny. Le succès contesté d’Hernani aide le romantisme à s’installer face paraissent sans que Hugo cherche à faire jouer la pièce, pratique
ensuite durablement sur les scènes françaises, où il fleurit jusqu’à la courante à l’époque (un quart environ des pièces de théâtre étaient
fin du siècle, sans interruption. Que Hugo s’arrête momentanément publiées sans être jouées). Après la chute d’Amy Robsart à l’Odéon en
de publier après la mort de sa fille Léopoldine en 1843 (et non pas, 1828, et la censure de Marion de Lorme en 1829, Hugo trouve enfin
comme on le verra, à cause de la prétendue chute des Burgraves) le succès à la scène avec Hernani, au printemps 1830. Entre 1830 et
n’a aucune incidence sur la production romantique, qui se pour- 1835, la censure étant abolie, le drame romantique prospère. Hugo
suit sans lui : Dumas continue à écrire pour la scène de son temps donne successivement Marion de Lorme à la Porte-Saint-Martin (1831),
jusque sous le Second Empire, tout comme Musset qui connaît un Le roi s’amuse à la Comédie-Française (1832), dont l’accueil houleux
succès durable à la Comédie-Française à partir de 1847. Quant à entraîne l’interdiction, Lucrèce Borgia puis Marie Tudor (1833) à la
George Sand, elle écrira une trentaine de pièces entre 1840 et 1872. Porte-Saint-Martin, Angelo tyran de Padoue à la Comédie-Française
Parallèlement à d’autres genres et tonalités comiques et drama- (1835), Ruy Blas au Théâtre de la Renaissance (1838), et Les Burgraves
tiques (le vaudeville, la comédie réaliste, le théâtre poétique, puis à la Comédie-Française (printemps 1843). S’il s’arrête d’écrire après
aussi le naturalisme, le symbolisme…), l’on continue d’écrire des 1843, ce n’est en rien, comme on l’a enseigné à tort, à cause d’une pré-
drames romantiques sans discontinuer, tous les ans, jusqu’à Cyrano tendue chute des Burgraves (lesquels ont été acclamés certains soirs,
de Bergerac (1897) et L’Aiglon (1900). Sur l’ensemble du siècle, celui hués certains autres, joués longtemps – 33 fois dans la saison –, ont

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Écrit du BAC T le Séries littéraires

fait recette, et donc n’ont pas chuté), mais à cause de la mort de sa en exil, il publie ses plus grands chefs-d’œuvre : les recueils de
fille Léopoldine, le 4 septembre 1843. Traumatisé par ce deuil, il arrête poésie Les Contemplations et La Légende des siècles ; les romans
momentanément de publier, mais continue à écrire (des poèmes, et Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, L’Homme qui rit… Mais il
la première version de ce qui deviendra Les Misérables), et se consacre écrit aussi une dizaine de pièces de théâtre publiées seulement
à sa double tâche d’homme politique (d’abord à la Chambre des Pairs après sa mort (le Théâtre en liberté) : les plus régulièrement jouées
sous la Monarchie de Juillet puis à la Chambre des représentants sous aujourd’hui sont Mille francs de récompense, L’Intervention (1866)
la Seconde République) et de défenseur des gens de lettres à la SACD, et Mangeront-ils ? (1867), découvertes un siècle plus tard par des
la Société des Gens de Lettres et l’Académie Française. metteurs en scène brechtiens. Trois ans avant sa mort, il avait publié
Torquemada (1882) pour protester contre la persécution des juifs
2. Pendant et après l’exil en Europe de l’Est.
Après le coup d’État du 2 décembre 1851, Hugo échappe à l’ar- La carrière théâtrale de Hugo s’est donc étendue sur 70 ans, et
restation en s’exilant, à Bruxelles d’abord, puis à Jersey, et enfin à aura duré, comme tout le romantisme théâtral, bien plus longtemps
Guernesey. Il reprend aussitôt l’écriture et la publication, avec des que ce qu’une périodisation étroite du mouvement laisse parfois
ouvrages militants dirigés contre le régime impérial : Napoléon-le- à penser. Dans cette histoire longue, Hernani est une date-phare,
Petit (1852) puis Châtiments (1853). Sur les îles anglo-normandes, mais pas un commencement.

ÉTAPE 2. Écrire, mettre en scène, publier Hernani

➔ Inspiration, documentation,
rédaction
Hugo se met à écrire Hernani fin août 1829, quelques jours
après avoir reçu notification de la censure de Marion de Lorme.
Pour que le soupçon de viser la monarchie française ne puisse se
reproduire, il situe l’action en Espagne, au XVIe siècle. Hugo y a vécu
enfant, à Madrid, où il a rejoint son père en armée d’occupation. Il y
a été impressionné par le patriotisme des Espagnols humiliés, par la
morgue des aristocrates qui les ostracisent au Collège des Nobles,
lui et ses frères, par le courage des partisans, mais aussi par la gran-
deur de l’Empereur que sert son père. Ces souvenirs donnent à la
pièce une partie de sa couleur locale. Il consulte maints ouvrages
historiques sur les généalogies de la noblesse espagnole, et dit
s’inspirer du Romancero general, de Guillen de Castro, de Lope de
Vega, Calderon et Rojas, Corneille et Molière.
La date du 29 août, barrée sur le manuscrit, est-elle celle du
commencement de la rédaction ? En tout cas la date de fin est le 27
septembre. Trois jours plus tard, Hugo lit la pièce à ses amis. Début
octobre, elle est reçue à la Comédie-Française à l’unanimité.

➔ De la censure aux répétitions,


étapes de la réécriture
Hugo retouche sa pièce avant son envoi pour examen à la cen-
sure. Elle est acceptée fin octobre à condition d’y apporter quelques
corrections supplémentaires (qui portent principalement sur de
possibles allusions ou supposées inconvenances politiques ou
religieuses). Hugo corrige l’essentiel de ce qu’on lui demande, mais
ne lâche pas sur les phrases qui lui tiennent à cœur.
François Becquerelle dit Jean-Baptiste Firmin dans le rôle L’étape suivante de la réécriture intervient pendant les répé-
d’Hernani, lithographie de V. Ratier, 1830. titions. Hugo, passionné par le travail de plateau, épaule les
grands acteurs de la Comédie-Française : Firmin, le jeune pre-
mier, joue Hernani ; Michelot, jeune premier dramatique, don
Carlos ; Mlle Mars, toujours chef d’emploi des jeunes premières
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Séries littéraires Écrit du BAC T le

Gomez. Surpris par certaines innovations, les artistes demandent


des explications à Hugo (notamment sur les pantomimes, jeux de
➔ Histoire de la publication
scène muets dont l’art se pratique alors surtout sur les boulevards). Quelques jours après la première, c’est ce texte joué qui est
Lui, en retour, s’adapte, soit en faisant confiance à leur « entente de publié chez Mame d’abord, chez Barba ensuite, et que l’on jouera
la scène » pour corriger les vers dont ils redoutent que le public ne au XIXe siècle. Hugo rétablit l’essentiel de son manuscrit primitif pour
les « empoigne », soit en supprimant les répliques dont il voit qu’ils l’édition de 1836 chez Renduel (à laquelle nous renvoyons ici et
ne sauront pas bien les dire. sur laquelle s’appuie notre propre édition GF). Après les reprises
Il renonce ainsi à quelques saillies drolatiques, édulcore des de 1838, il y ajoute des corrections pour l’édition Furne de 1841.
provocations, coupe dans le lyrisme. Il supprime ainsi la tirade Lorsqu’à la fin de sa vie, Hugo confie le soin d’établir l’édition
d’Hernani « Monts d’Aragon, Galice, Estramadoure !…/ Ah ! je porte Hetzel-Quantin (1880-1882), dite « définitive d’après les manuscrits
malheur à tout ce qui m’entoure ! […] » (v. 969-970) que n’ont pas originaux », à son ami Paul Meurice, celui-ci incorpore alors à la ver-
entendue les spectateurs de 1830, et écourte le « tunnel » de don sion de lecture rétablie en 1836 et 1841 certains éléments de la ver-
Carlos à l’acte IV. Le manuscrit du souffleur, édité par Evelyn Blewer, sion jouée en 1830. Ces quatre états principaux du texte imprimé
porte la trace de ce patient et consciencieux travail. expliquent les disparités entre les éditions actuelles, selon le texte
de référence sur lequel elles s’appuient, et le décalage de quelques
vers qu’on peut trouver entre elles.

ÉTAPE 3. La bataille d’Hernani, une légende rétrospective

➔ La campagne d’Hernani public). Après Vigny et Dumas, Hugo leur apparaît comme un rival
redoutable. Ils cherchent donc à torpiller sa pièce en prédisant une
catastrophe à ses acteurs. Hugo a fort à faire pour les rassurer. Il y
parvient auprès de Mlle Mars, honnête, qui a du cœur à l’ouvrage et
Question BAC défendra la pièce, mais pas auprès de Michelot, frileux et sceptique,
À quels événements historiques renvoie l’expression qui n’adhère pas à son rôle et le jouera sans conviction.
« bataille d’Hernani » ?
3. Préparatifs
Averti par Taylor que la claque de la Comédie-Française peut
1. Collusion de la censure et de la presse
être soudoyée par les auteurs rivaux, Hugo réserve plus de cinq
conservatrice
cents places pour ses amis recrutés par des « chefs d’escouade »,
Plus qu’à une « bataille », la création d’Hernani donna lieu à une dont Gautier et Nerval. Il y appose sa griffe : « Hierro », le fer. La ville
campagne médiatique (Blewer), dont les prémices datent de la cen- bruit de cette première, où l’on se rue, pour soutenir la pièce ou
sure de Marion de Lorme pour raisons politiques. Depuis 1829, le au contraire pour ne pas manquer sa chute annoncée. Les portes
pouvoir de Charles X, contesté, est en péril, et la censure redouble ont exceptionnellement été ouvertes dès l’après-midi pour laisser
de vigilance. Elle voit dans le romantisme un ferment de désordre entrer les jeunes supporters romantiques dont la dégaine effraie les
politique et social (la préface d’Hernani affirmera d’ailleurs que le passants. Lorsque le public payant arrive, il est édifié par l’état de la
romantisme, c’est « le libéralisme en littérature »). Mais Hugo ayant salle… où l’atmosphère est chauffée à blanc.
désormais situé son nouveau drame à l’étranger, l’argument de la
défense de la monarchie française ne tient plus et la censure craint
de transformer Hugo en martyr si elle le barre derechef. Son rapport ➔ La création
prédit néanmoins un rejet de la pièce par les spectateurs : « Il est
bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit Les deux premiers actes sont interrompus par des sifflets, mais
humain affranchi de toute règle et de toute bienséance. » Pour prépa- passent la rampe. Le troisième, avec sa scène des portraits d’avance
rer cette chute, la censure fait fuiter des extraits qui circulent dans controversée, est chahuté, mais il réussit. Le quatrième acte passe
les journaux, mêlés à de faux vers risibles. Une revue de fin d’année mal, Michelot torpillant le monologue de don Carlos. Au dénoue-
parodie même la pièce fin décembre 1829. Les protestations de ment, la touchante Mlle Mars emporte l’adhésion.
Hugo sont vaines. La première est gagnée, mais pas la bataille, qui se poursuit
jusqu’à la fin de la saison. Lors des représentations suivantes (56
2. Rivalités entre auteurs néo-classiques en tout), les troupes romantiques sont plus clairsemées, l’oppo-
et romantiques sition renaît, et Hugo finit par noter dans son journal : « On joue
À la Comédie-Française, une fronde d’auteurs néo-classiques Hernani […] depuis le 25 février. Cela fait chaque fois cinq mille francs
lutte contre le modernisme du baron Taylor, commissaire royal de recette. Le public siffle tous les soirs tous les vers ; c’est un vacarme, le
de la Maison de Molière, qui sollicite les romantiques pour aug- parterre hue, les loges éclatent de rire. Les comédiens sont décontenan-
menter ses recettes (car le théâtre classique, désormais, fait fuir le cés et hostiles, la plupart se moquent de ce qu’ils ont à dire. » Joanny,

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dans son Journal, s’étonne : « Il y a dans ceci quelque chose qui


implique contradiction ; si la pièce est si mauvaise, pourquoi y vient-
on ? Si l’on y vient avec tant d’empressement, pourquoi la siffle-t-on ? »
Anne Ubersfeld dénoue ainsi le paradoxe : le public est en train
d’accepter dans la douleur l’abandon du goût classique comme cri-
tère du beau absolu. La presse s’inquiète d’un mélange des genres
qui implique un mélange des publics : là où les émotions fortes et
le grand spectacle sont acceptables sur les théâtres secondaires qui
proposent le mélodrame au peuple pour son édification, peut-on
tolérer l’importation de son esthétique sur la scène de l’élite ?

➔ De l’événement médiatique
à la légende

Question BAC
Pourquoi la bataille d’Hernani est-elle devenue une date-
phare de l’histoire littéraire ? Dans les récits qui en ont été colpor-
tés, comment distinguer la vérité de la légende ?

1. Sens de l’événement La Première d’Hernani, caricature de Jean Gérard dit


Grandville, XIXe siècle, BnF, Paris.
Envisager un art élitaire pour tous, n’est-ce pas menacer l’ordre
social ? 1830 est la date marquante d’une prise de conscience : la
possibilité d’écrire un théâtre littéraire de qualité pouvant séduire
non seulement l’élite, mais aussi le public du mélodrame. C’est 3. Témoignages partisans
pourquoi elle marque un important jalon dans l’histoire du théâtre Certaines sources sont donc sinon à remettre en cause, du
national populaire. Entérinant un changement de goût en marche moins à relativiser, et à prendre pour ce qu’elles sont : des témoi-
depuis bien avant la Révolution française, elle marque autant un gnages orientés. Gautier amplifie son souvenir nostalgique de
aboutissement qu’un point de départ. reprise en reprise ; Dumas, qui détestait Mlle Mars, prétend, dans
ses Mémoires, qu’elle faisait la mauvaise tête, alors que Hugo a
2. Une date mythifiée rendu hommage à son sens du devoir, à son application et à sa
Comme beaucoup de dates importantes dans l’histoire, la loyauté ; dans sa biographie écrite par sa femme, le discours pro-
bataille d’Hernani a été mythifiée, et associée à la Révolution de noncé par l’auteur à ses troupes, reconstitué de mémoire 33 ans
Juillet 1830 qu’elle précède de peu (Gaudon, Roman et Spiquel). La plus tard, ne saurait être considéré comme un verbatim fiable… Les
patine du temps lui a donné l’ampleur d’un mythe fondateur qui, si critiques de théâtre de l’époque, partiales (des deux côtés), doivent
on l’enseigne en lieu et place des faits eux-mêmes, fausse la vérité. être considérées comme des parties prenantes de la campagne,
De ce gauchissement des faits, les romantiques sont responsables qui cherchent à influencer l’opinion au moyen de ce que l’on n’ap-
tout autant que leurs adversaires : ceux-ci ont exagéré la violence pelle pas encore le « storytelling ». Les manuels des lycées de la IIIe
faite au goût classique, en représentant les romantiques, pour les République, qui ont fixé la première doxa scolaire du romantisme,
discréditer, comme des barbares sanguinaires décidés à en finir en parlent avec méfiance (pour des raisons nationalistes, car il vien-
avec la culture classique et à faire table rase du passé ; ceux-là ont drait de l’étranger, et morales, car il serait délétère), et le carica-
mythifié leur propre héroïsme en racontant a posteriori, avec nos- turent donc comme un mouvement hostile aux auteurs classiques,
talgie, les faits d’armes de leur jeunesse. Gautier dans ses comptes qu’il n’est pas : l’admiration des romantiques pour Corneille, Racine,
rendus ultérieurs des reprises d’Hernani, Dumas dans ses Mémoires, Molière, La Fontaine est immense ; ils revendiquent leur modèle
et Hugo lui-même dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie explicitement, Hugo le premier dans la préface de Cromwell qu’il
(sa femme), reconstituant leurs souvenirs des décennies plus tard, suffit de lire pour y trouver une déclaration passionnée de dette à
filent la métaphore d’une bataille dirigée par Hugo, « général » Shakespeare, Corneille, Molière et Beaumarchais.
organisant les « escouades » de ses amis mandatés pour encadrer
« l’armée romantique » soutenant les vers de Hugo comparés à 4. Documents fiables
des « spadassins ». La caricature de Grandville et le tableau d’Al- Les chercheurs disposent heureusement de documents d’ar-
bert Besnard fixent dans les esprits la « bataille » de la première, et chives fiables : les manuscrits autographes, de censure et du
non la « campagne » médiatique qui l’a précédée. Cette métaphore souffleur, les Registres de la Comédie-Française, l’exemplaire sur
de la bataille a néanmoins le mérite de dire la violence des luttes lequel Hugo a noté les passages sifflés (où, comme l’a montré Jean
esthétiques, et la manière dont le monde culturel s’est constitué Gaudon, ne figure pas le fameux « escalier / Dérobé » mentionné
en « champ » de forces conflictuel dans la société révolutionnée par Gautier), le Journal de Joanny, celui de Hugo, la correspondance
libérale où l’art devient une marchandise. du jeune Victor Pavie à son père, etc. C’est à eux qu’il convient de se
fier pour rétablir la vérité et interroger une légende qui surdéter-
mine 1830 dans l’histoire du romantisme.

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Séries littéraires Écrit du BAC T le

ÉTAPE 4. Hernani, drame romantique

➔ Le mélange des genres cipaux genres qui se mélangent dans Hernani sont donc la tragédie
(genre dominant) et le mélodrame.
Le drame romantique n’est pas un genre. Il est le théâtre que les
auteurs romantiques ont écrit à partir de divers genres nobles, de
société (comme le proverbe) ou populaires auxquels ils empruntent 2. Les trois sous-titres
librement et au coup par coup les ingrédients dont ils ont besoin.
Question BAC
Certains sont à sujet historique, d’autres à sujet contemporain.
Hugo a envisagé trois sous-titres successifs pour Hernani :
Certains se déroulent dans un espace-temps dilaté (comme Hernani),
La Jeunesse de Charles-Quint, puis Tres para una, et finalement
d’autres non, comme le Chatterton de Vigny. Les genres ne sont pas
L’Honneur castillan. En quoi chacun de ces sous-titres oriente-t-il
solubles dans le drame : non seulement leurs ingrédients sont recon-
le lecteur vers des genres d’intrigues et des registres différents ?
naissables, mais encore, dans la plupart des pièces, un genre domine
les autres.
À chacun des trois sous-titres envisagés par Hugo pour son
drame correspond un genre identifiable. Le premier, La Jeunesse de
Charles-Quint, qui laisse présager une possible suite, s’inscrit dans
1. Le mélange des genres dans le drame romantique
la veine romanesque et théâtrale des « enfances », et dans le genre,
Question BAC florissant depuis la Révolution, des comédies historiques : elles
Quels sont les genres que mélange le drame romantique ? racontent des révolutions de palais, des accessions au pouvoir mou-
Dans quelle mesure peut-on dire qu’avec Hernani, Hugo mélange vementées mais qui se terminent bien (c’était le genre principal de
les genres ? Cromwell). Ce sous-titre déporte l’accent sur le rival du héros, Charles-
Quint, personnage politiquement inventif. Le sous-titre Tres para una,
Le mélange du comique et du tragique n’a pas été inventé en lui, oriente plutôt la lecture vers la comédie romanesque ou le vau-
France par le romantisme. Le drame bourgeois le pratique depuis EFWJMMF*MNFUEP×B4PMBVDFOUSFEFMJOUSJHVF-FTPVTUJUSFEÏGJOJUJG 
les Lumières, dans ses « comédies sérieuses » et ses « tragédies L’Honneur castillan, qui fait signe vers Le Cid et l’héroïsme cornélien,
domestiques ». Le mélodrame aussi. Ce qui est nouveau avec le oriente le lecteur vers la tragédie, et met le couple Hernani – don Ruy
drame romantique, ce n’est donc pas l’hybridation de la comédie Gomez au centre de l’intrigue, faisant apparaître la filiation idéolo-
et de la tragédie, mais la combinaison des genres nobles joués dans gique des deux personnages féodaux, le jeune et le vieux.
les grands théâtres subventionnés (comédie, tragédie, opéra-co-
mique) avec les genres populaires joués sur les théâtres secon-
daires (mélodrame, vaudeville, féerie, pantomime). Hugo l’indique 3. Emplois mixtes
lui-même lorsque, dans la préface de Ruy Blas, il met le mélodrame
Question BAC
à égalité avec la tragédie et la comédie.
Le censeur d’Hernani s’est étonné des nombreuses incongrui-
De fait, les genres se fondent rarement l’un dans l’autre de
tés dans l’attitude et le discours des principaux personnages de la
manière homogène dans le drame romantique, et il ne faut pas
pièce. En quoi les emplois de tragédie et de comédie sont-ils à la
rechercher à toute force ce mélange dans toutes les scènes ou dans
fois reconnaissables, dépassés, mélangés et brouillés par Hugo ?
toutes les répliques : on risquerait le contresens. La pièce de Hugo
où leur mélange est le plus subtil, c’est Ruy Blas, écrit pour l’ouverture
L’un des opérateurs les plus puissants du mélange des genres est
du Théâtre de la Renaissance où Hugo pensait avoir enfin trouvé son
la mixité des emplois. Le spectateur reconnaît un emploi, puis s’aper-
public idéal, socialement mixte.
çoit qu’il est (conta)miné par un autre emploi incompatible avec le
Dans Hernani, le mélange existe, mais il est plus discret. En cinq
premier, soit qu’il relève, par exemple, d’un autre genre, soit que les
actes et en vers, parlant des passions amoureuses et politiques de
traits distinctifs du héros ne correspondent pas à son emploi. Ainsi,
quatre nobles faisant assaut d’héroïsme et d’actions sublimes, la
don Ruy Gomez est à la fois père noble de tragédie (type don Diègue
pièce a la forme, la structure, le personnel et les thématiques d’une
ou le vieil Horace) qui dit la loi aristocratique, et barbon de comédie
tragédie. On y trouve un fugace motif de vaudeville (le rival dans
(type Arnolphe) convoitant une jeune fille qui ne veut pas de lui. De
l’armoire), quelques personnages comiques, mais très secondaires (la
même, don Carlos apparaît d’abord comme un amant de vaudeville
duègne, un vil courtisan…), de rares saillies drolatiques, et quasiment
(se cachant dans l’armoire), puis comme un traître (mentant à don
pas de grotesque. Demander aux élèves où se trouve le mélange du
Ruy Gomez quand il lui annonce que sa visite nocturne est motivée
sublime et du grotesque dans Hernani revient donc à les fourvoyer.
par l’urgence de discuter de la succession à l’Empire), et enfin comme
En revanche, les motifs de mélodrames sont nombreux : escalier
un roi de tragédie ayant une vision supérieure de l’intérêt collectif.
dérobé, flambeaux, conciliabules, rapt, déguisement, poignard,
Quant au jeune premier tragique Hernani, son héroïsme, on le verra,
cachette machinée, chantage, empoisonnements… Les deux prin-
est très problématique.

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Écrit du BAC T le Séries littéraires

➔ Un étirement de l’espace-temps sans domicile fixe. La fin de l’acte où la ville s’allume au son du tocsin
pour poursuivre l’ennemi public qui est aussi le jeune premier est un
clou spectaculaire.
Le palais du duc dans les monts d’Aragon, à l’acte III, est un fief
Question BAC
féodal symboliquement protégé de l’arbitraire royal. Le palais est
Le théâtre romantique renonce à l’obligation de l’unité de lieu.
un sanctuaire, un refuge. Le grand d’Espagne y a toute autorité sur
En quoi les changements de lieu programmés par chaque acte
ses terres. La cachette, censée protéger son hôte, qui se retourne en
dans Hernani donnent-ils à la pièce une dimension romanesque ?
piège, symbolise l’obsolescence de son idéologie féodale, dont l’ex-
pression muette est figurée par la galerie de portraits des ancêtres,
Les unités de lieu et de temps, dans le drame hugolien, ne sont
image parlante du sous-titre « l’honneur castillan ». Protecteur, mais
pas respectées à l’échelle de la pièce, mais elles le sont à l’échelle de
clos, c’est un lieu fantôme et mortifère.
l’acte. Elles structurent une dramaturgie en tableaux, où chaque lieu
Le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, à l’acte IV, est
de l’action se déploie en un décor à la fois pittoresque, générateur
lui aussi un clou de mise en scène. Gautier décrit avec admiration
d’action, et symbolique. Qu’une action topique d’un genre constitué
le décor de Cicéri en 1830, avec ses escaliers qui se perdent dans les
puisse se produire dans un lieu topique d’un autre est une autre opé-
cintres. Une composition plus gothique, accentuant l’idée du sou-
ration du mélange des genres.
terrain, est adoptée pour le décor de 1867 et sa reprise légèrement
modifiée de 1877 (Ubersfeld). Espace du recueillement, du repos
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éternel et de la gloire, il inspire à Charles-Quint plusieurs actions
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sublimes : la consultation spirite du grand fondateur mythique de
reçoit nuitamment son amant depuis longtemps, « tous les soirs » (v. 9,
l’Europe, la révélation de la fragilité du pouvoir des grands et du rôle
v. 182), « tant de fois » (v. 184) « à la barbe du vieux » (v.10). L’effraction
du peuple comme moteur de l’histoire, la clémence (dernier mot de
à laquelle se livrent don Carlos, puis don Ruy Gomez, symbolise la
l’acte) comme premier geste de son pouvoir impérial.
toute-puissance masculine sur la sphère féminine dans les sociétés
Au dernier acte, la terrasse au seuil du palais d’Hernani redeve-
patriarcales.
nu Jean d’Aragon est de nouveau un lieu ouvert, où il mourra sans
À l’acte II, la place publique, la rue, habituellement lieux de comé-
avoir pu rentrer dans l’espace « A » (Ubersfeld) de la légitimité d’où
die, deviennent ici le cadre d’une action de mélodrame : une tenta-
le bannissement de son père l’a définitivement fait sortir. Hugo l’a
tive de rapt. Cet espace ouvert est aussi celui où domine Hernani,
conçu comme un tableau orientaliste en perspective à trois plans :
le devant où discutent les jeunes seigneurs (près de la rampe, pour
que le spectateur les entende) ; le centre, où évoluent des groupes
(par un effet de mouvement, d’ensemble, et de profondeur) ; le fond
peint, ouvert sur un extérieur invisible. Par un revirement typique
du mélange des genres romantique, ce lieu de fête se transforme
en lieu de mort.

➔ Un dénouement immoral ?
Question BAC
Les drames romantiques ont été longtemps condamnés par
la censure, l’institution scolaire et la critique pour leurs fins démo-
ralisantes. En quoi le dénouement d’Hernani est-il à la fois sublime
et insoutenable ?

La défense du théâtre contre ses détracteurs tient dans sa mora-


lité : la catharsis est censée purger ou épurer les passions du specta-
teur de tragédie ; le rire est censé châtier les « mœurs » du spectateur
de comédie. Cette moralité doit apparaître au dénouement. Par une
justice distributive qui doit laisser le spectateur repartir chez lui en
paix, la faute du héros tragique est punie, la quête des amants per-
sécutés par les barbons est victorieuse, le pouvoir prend une déci-
sion juste, le destin est compréhensible, la providence intervient. Si
lamentable sacrifice il y a (celui de Roméo et Juliette, par exemple),
celui-ci sert au moins le rétablissement de la concorde civile. Au
contraire, dans certains drames romantiques (pas tous), le dénoue-
ment est antiprovidentiel. C’est un des principaux arguments utilisés
par la censure (abolie entre 1830 et 1835 où le drame romantique a
Hernani, Décor de l’acte I par J.-B. Lavastre pour la reprise particulièrement prospéré) et par l’institution scolaire de la fin du XIXe
en 1877 à la Comédie-Française, , Bibliothèque de la Comédie- siècle pour stigmatiser son immoralité.
Française, Paris. Il y a deux dénouements dans Hernani. La pièce aurait pu se ter-

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