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Et les journaux vendirent des publics aux annonceurs publicitaires

Du magasin au magazine Le Monde diplomatique, octobre 2020

En deux siècles, l’économie de marché a produit un type humain nouveau : le consommateur. Mais
comment la famille autosuffisante du XVIIIe siècle qui possédait quelques objets utilitaires s’est-elle changée en un
foyer-entrepôt où s’amoncellent plusieurs milliers de choses ? Il a fallu pour cela forger de toutes pièces un
imaginaire. La presse joua dans ce processus un rôle décisif.

L’histoire de la société de consommation peut être comprise comme celle de la multiplication des images de
marchandises. En se développant sans cesse depuis le XIXe siècle, l’imagerie de masse a anéanti l’autarcie
psychologique des anciens. Elle a permis à la marchandise de conquérir les imaginaires par sa présence virtuelle
quotidienne. Journaux, catalogues, magazines, lithographies, cinéma : les nouveaux médias ont progressivement
installé les Occidentaux dans une attitude de spectateur. Ils ont enseigné aux populations le plaisir de regarder et
l’envie de consommer. Ils ont éduqué à la marchandise, en ont fait un signe universel, un langage commun, un fait
naturel qui semble avoir toujours existé…
Tout au long du XIXe siècle, les marchands font circuler des masses croissantes de « papiers » : des cartes, des
lithographies, des catalogues qui permettent de familiariser les populations à leurs marques et produits. Mais, au-delà
de cette dissémination d’images, c’est l’alliance avec le monde de la presse qui procure aux marchands un puissant
moyen de s’installer dans les consciences. Les journalistes se révèlent de formidables professionnels de la fabrication
des publics, capables de créer du commun, d’imposer quotidiennement aux masses leurs sujets de conversation.
Lorsque les propriétaires de journaux comprennent que leur prospérité provient moins du fait de vendre du papier à
des lecteurs que des publics à des annonceurs, la presse commence à échanger sa capacité à enrégimenter contre de
l’argent. Elle trouve là son modèle économique, le socle de sa massification. Les meilleurs périodiques du début du
XIXe siècle survivent grâce à quelques milliers de souscriptions ; les grands titres des années 1890 et 1900 vendent
leurs exemplaires par millions.
Le journal illustré abolit les distances en juxtaposant les images du monde. Le présent n’est plus seulement l’ici
et le maintenant : il offre la possibilité de penser à ce que les hommes du lointain vivent et ressentent. Ces visions
nouvelles affectent profondément les populations, qui peuvent se projeter dans des expériences inconnues et
entretenir des rêves éveillés. Ce que les gens partagent désormais, ce n’est plus exclusivement la terre qu’ils habitent
et les mots qu’ils s’échangent en face à face, mais aussi ce qu’ils lisent et ce qu’ils voient. On assiste ainsi à une
nationalisation des sujets de conversation. L’actualité, les feuilletons, les faits divers, les catalogues et les manuels
scolaires « synchronisent » les représentations et donnent forme à une conscience et à une mémoire collectives.
Une flânerie inversée
Simultanément, l’imprimé sort les marchandises du carcan des étalages pour les faire pénétrer dans les foyers.
On peut ainsi considérer les catalogues, journaux et collections de lithographies comme des magasins de papier,
supports d’une chalandise virtuelle. Les catalogues matérialisent les produits par des illustrations détaillées, qui sont
autant de répliques, en leurs pages, des rayonnages du commerce ; on y fait du shopping à tout moment, en restant
chez soi, et sans rien dépenser. C’est une flânerie inversée : ce ne sont plus les hommes qui vont à la marchandise,
mais l’image de la marchandise qui défile sous leurs yeux. Si l’image permet aux produits d’occuper les regards et de
s’installer dans les imaginaires, c’est qu’elle est à la fois elle-même une marchandise et le véhicule d’autres
marchandises. Cette double nature de l’image trouve son parachèvement dans l’émergence, à la fin du XIXe siècle, du
magazine, terme dérivé de « magasin » et signifiant à l’origine « entrepôt à marchandises ». Son appellation ne
trompe pas : le magazine, c’est le magasin chez soi. À la mobilité physique des marchandises dans l’entrepôt — le
magasin — répond la mobilité visuelle et mentale des marchandises et de leurs images dans le magazine. Celui-ci est
le premier média de masse entièrement consacré à la consommation.
Ce type de périodique émerge et se massifie d’abord aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle. Entre 1890 et 1905,
les périodiques mensuels passent de 18 millions à 64 millions d’exemplaires par numéro (1). Le Ladies’ Home
Journal, titre pionnier et champion toutes catégories, passe d’un tirage de 100 000 exemplaires en 1884 à 1 million en
1904. À la suite des États-Unis, divers pays occidentaux adoptent la formule du magazine féminin avec plus ou moins
d’empressement. En France, les premiers périodiques du genre — Votre Beauté et Marie-Claire — apparaissent dans
les années 1930. Comme dans un grand magasin, les lecteurs de magazines flânent à travers les rubriques. Edward
Bok, le rédacteur en chef du Ladies’ Home Journal, a lui-même travaillé l’analogie : « Un magazine à succès est
parfaitement similaire à un magasin à succès : il doit entretenir la fraîcheur et la variété de ses marchandises, pour
attirer l’œil et bénéficier de la fréquentation de ses consommateurs (2). » Régulièrement remplies, les rubriques du
magazine, comme les rayonnages du magasin, célèbrent l’abondance et la variété des produits ; on y attire le chaland
avec une couverture colorée et aguicheuse — comme une vitrine. Il s’agit d’un flux : chaque nouveau numéro périme
l’ancien en renseignant sur de nouvelles modes et de nouveaux objets. « Notre actualité à nous, lit-on en 1954
dans Marie-Claire, c’est celle de toujours, l’inépuisable actualité de la vie qui change chaque mois. Qui change son
chapeau, son bouquet de fleurs et sa coupe de fruits (3). » Le consommateur-lecteur habitue son regard, le sensibilise
aux changements de forme, de couleur et d’agencement. Il en vient à déplorer l’obsolescence de ses achats passés et
développe un besoin impérieux de renouvellement.
À partir de la fin du XIXe siècle, les recettes publicitaires deviennent essentielles : la presse vend ses lecteurs à
ses annonceurs. Elle s’inscrit de facto dans un rapport de subordination et de dépendance vis-à-vis des marchands. Le
magazine doit créer dans ses pages une atmosphère éditoriale favorable, c’est-à-dire un contenu thématiquement et
philosophiquement compatible avec les marchandises promues par la publicité. C’est ainsi que, dans les magazines
féminins, les textes se consacrent avant tout à l’alimentation, à la mode et aux cosmétiques. On trouve, à proximité
d’un article soulignant l’importance d’une bonne hygiène corporelle, une publicité pour un savon ; à côté d’un
reportage sur un défilé de mode, l’annonce d’une grande marque de prêt-à-porter. Le contenu éditorial du magazine
est un écrin qui sertit l’annonce pour en décupler le pouvoir persuasif et symbolique.
La rentabilité et la pérennité du magazine dépendent en grande partie de cette « capacité d’accueil ». Celle-ci
se dégrade si le magazine développe un propos contraire aux préoccupations marchandes. Installée pour longtemps,
cette soumission du rédactionnel au promotionnel prend des formes parfois très explicites : la militante féministe
Gloria Steinem révélera en 1990, par exemple, que le fabricant de savons et lessives Procter & Gamble interdit aux
magazines américains de placer ses publicités dans tout numéro dénigrant les religions ou traitant de thèmes comme
la sexualité, la drogue, le contrôle des armes à feu ou l’avortement (4).
Contrairement à la publicité télévisée, qui interrompt les programmes, la publicité magazine s’insère dans la
continuité visuelle du médium. Contenus éditoriaux et publicitaires coécrivent un discours qui livre aux lecteurs un
idéal dans lequel se projeter, de la matière à fantasmer, un rêve éveillé. Ce qu’on appelle aujourd’hui
« publirédactionnel » ou « publicité native » apparaît il y a presque un siècle et demi : dans les années 1880, Le Bon
Marché fait publier dans L’Illustration des articles louangeurs à son propos (5). Une autre pratique, plus insidieuse et
renforçant la confusion éditoriale-publicitaire, est le partage des styles visuels grâce aux artistes qui, dans les
années 1890 à 1930, produisent des illustrations à la fois pour la presse et pour les annonceurs. Les personnages qui
peuplent alors les couvertures des grands magazines sont réexploités dans les publicités, si bien que, lorsque le Ladies’
Home Journal demande à ses lectrices, en 1902, quelle est à leur avis la meilleure illustration éditoriale de l’année,
celles-ci désignent un dessin qui est en fait une publicité (6). Mais le plus sûr moyen pour un annonceur de convertir
les masses à ses produits reste d’éditer soi-même les publications qui s’en chargeront. L’un des premiers magazines
féminins français, Votre Beauté, est créé par Eugène Schueller, fondateur et dirigeant de L’Oréal, afin de développer la
demande pour ses produits cosmétiques. Dans les années 1920, ce magazine, qui n’est encore qu’un supplément à
une revue destinée aux coiffeurs, publie plusieurs articles sur les cheveux blancs, décrits comme un signe déplaisant
de vieillesse. Ces articles côtoient alors des publicités pour les teintures.
Par ses illustrations, reportages et articles, le magazine remplit une fonction fondamentale de figuration : il fait
exister des pratiques, des objets et des corps qui sans lui demeureraient inconnus, car lointains donc invisibles. C’est
par les magazines que les femmes des campagnes et des petites villes de la fin du XIXe siècle peuvent s’imaginer
pratiquer le shopping, en observant les multiples gravures dépeignant les femmes de la bourgeoisie dans leurs
escapades urbaines. Ce type de représentation normalise la pratique du shopping avant même qu’elle ne devienne
matériellement et économiquement envisageable pour la majorité des lectrices.
De façon similaire, les magazines font exister par l’image des objets qui demeurent trop chers et trop
nouveaux pour exister dans le quotidien. À l’apprentissage des formes s’ajoute l’inculcation d’un vocabulaire
spécifique, vecteur de nouvelles normes et préoccupations. Par exemple, dans les magazines du début du XXe siècle,
articles et publicités commencent à diffuser des termes issus de la biologie et de la pharmacologie comme
« antiseptique », « bactéricide », « micro-organisme » ou « épiderme », afin de mieux convertir à l’usage des produits
d’hygiène et cosmétiques.
Le feuilletage hebdomadaire des pages nourrit également un imaginaire social complètement détaché du
niveau de vie réel de la population. Analysant le contenu des quatre plus grands magazines américains de la période
— Munsey, Ladies’ Home Journal, Cosmopolitan et McClure , le professeur de littérature Richard Ohmann relève une
série de sujets qui n’y sont jamais abordés : les ouvriers, les pauvres, les ghettos, le travail, l’immigration, les Noirs
américains, les syndicats, les grèves ou encore « les idées socialistes et anarchistes, et les idées du libre marché elles-
mêmes, en tant que système articulé (7) ».
La bicyclette du diable
Ce monde des magazines est un espace sans fracture, ni matérielle ni idéelle. Comme l’a ironiquement
constaté l’historien Roland Marchand : « Un historien qui ne se fierait qu’à ces tableaux sociaux pourrait croire que
tous les Américains d’alors étaient très riches et distingués. » Lorsque les classes populaires figurent dans les
« tableaux sociaux » colportés par les magazines, elles n’apparaissent que dans un rôle secondaire et
fonctionnel : « Les tableaux dépeignent un monde où chauffeurs, bonnes et épiciers servent leurs patrons avec
déférence et bonheur » (8). Les tableaux sociaux ne mettent pas en scène la vulgarité des nouveaux riches, mais
donnent à admirer une classe supérieure qui a tout de l’aristocratie : toilette, manière et distinction. Les servantes
sont omniprésentes dans les images publicitaires américaines des années 1920 et 1930, à une époque où la main-
d’œuvre domestique se fait pourtant de plus en plus rare, même dans les foyers aisés. Dans son analyse des publicités
de l’époque, Marchand relève que 85 % des domestiques représentées sont « jeunes, blanches, minces, avec des
caractéristiques faciales similaires à celles de leurs maîtresses ». En réalité, la plupart des servantes dans l’Amérique
d’alors étaient des femmes noires plutôt âgées.
La dernière fonction du magazine consista à vaincre les résistances à la société marchande. Ainsi les fictions
publiées dans les magazines américains de la fin du XIXe siècle valorisent-elles les comportements compatibles avec le
marché et battent-elles en brèche les normes sociales hostiles à la consommation. Par exemple, dans les années 1890,
la bicyclette suscite des réticences lorsqu’elle est proposée aux femmes : selon les conservateurs, elle inciterait à la
masturbation et compromettrait l’équilibre familial. La publicité seule ne suffit pas à endiguer la panique morale. Tout
au long des années 1890, les magazines entreprennent un travail de normalisation, en multipliant les belles histoires
sur deux-roues (9). Dans ces récits, la bicyclette permet à des jeunes gens de bonne famille de se rencontrer lors
d’escapades, pour finalement se marier et fonder une famille. Des publicités vantant les mérites de marques
spécifiques accompagnent les fictions. Lesquelles contribuent à désamorcer son caractère transgressif, à tisser dans
l’imaginaire collectif une série d’associations positives. Le récit s’achève à partir du moment où l’objet trouve sa
légitimité. Ainsi, à partir des années 1900, les histoires de bicyclettes se font plus rares dans les magazines.
Anthony Galluzzo
Maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Saint-Étienne. Auteur de La Fabrique du consommateur.
Une histoire de la société marchande, La Découverte, coll. « Zones », Paris, 2020

(1) Mary Ellen Waller-Zuckerman, « “Old homes, in a city of perpetual change” : Women’s magazines, 1890-1916 », Business History Review, vol. 63, n° 4, Cambridge University Press,
1989, et « Marketing the women’s journals, 1873-1900 », Business and Economic History, vol. 18, Cambridge University Press, 1989.
(2) Edward Bok, The Americanization of Edward Bok. The Autobiography of a Dutch Boy Fifty Years After, Charles Scribner’s Sons, New York, 1920.
(3) Marie-Claire, n° 1, 1954. Cité par Alexie Geers, Le Sourire et le Tablier. La construction médiatique du féminin dans Marie-Claire de 1937 à nos jours, Éditions de l’EHESS, Paris, 2016.
(4) Gloria Steinem, « Sex, lies and advertising », Ms. Magazine, Arlington (Virginie), juillet-août 1990.
(5) Michael B. Miller, Au Bon Marché, 1869-1920. Le consommateur apprivoisé, Armand Colin, Paris, 1987.
(6) Carolyn L. Kitch, The Girl on the Magazine Cover. The Origins of Visual Stereotypes in American Mass Media, The University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2001.
(7) Richard Ohmann, Selling Culture. Magazines, Markets and Class at the Turn of the Century, Verso, Londres - New York, 1996.
(8) Roland Marchand, Advertising the American Dream. Making Way for Modernity, 1920-1940, University of California Press, Berkeley, 1985.
(9) Ellen Gruber Garvey, The Adman in the Parlor. Magazines and the Gendering of Consumer Culture, 1880s to 1910s, Oxford University Press, New York, 1996.

Rappel de quelques recommandations :


Faites un plan de texte et identifiez les idées essentielles.
Rédigez un brouillon.
Veillez à reformuler et à soigner le style.
Organisez les idées (veillez à la cohérence et à la cohésion textuelles).
Vérifiez l’orthographe, la syntaxe, la ponctuation.
Soignez la lisibilité matérielle (paragraphes, alinéas) et écrivez lisiblement.
Longueur : 250 mots (dépassement toléré : une vingtaine de mots)
N’oubliez pas d’indiquer (sur la page 1) notre nom, le nombre de mots employés et l’heure de remise du travail.

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