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TEXTE 2 parcours : spectacle et comédie

Berthold Brecht fuit l’Allemagne nazie dès 1933. En 1940, installé en Finlande, il cosigne sa pièce
Maître Puntila et son valet Matti, avec Hella Wuolijoki. A l’époque, l’alcool est interdit en
Allemagne Brecht oppose Puntila, riche propriétaire terrien finlandais, brutal à jeun mais aimable
sous l’effet de l’alcool, à son chauffeur Matti, son valet. La pièce débute sur la première rencontre
entre le valet et son maître. Mati prétend attendre depuis deux jours dans la voiture.

PUNTILA (il aperçoit Matti, son chauffeur, qui se tient depuis quelque temps dans l'encadrement de la
porte.). - Qui es-tu?
MATTI. - Je suis votre chauffeur, monsieur Puntila.
PUNTILA, méfiant. - Qu'est-ce que tu es ? Répète.
MATTI. - Je suis votre chauffeur.
PUNTILA. - Tout le monde peut dire ça. Je ne te connais pas.
MATTI. - Peut-être ne m'avez-vous pas bien regardé, ça fait seulement cinq semaines que je suis chez vous.
PUNTILA. - Et maintenant d'où viens-tu ?
MATTI. - De dehors. J'attends depuis deux jours dans la voiture.
PUNTILA. - Dans quelle voiture ?
MATTI. - Dans la vôtre. Dans la Studebaker.
PUNTILA. - Ça me paraît drôle. Tu peux le prouver ?
MATTl. - Et je n'ai pas l'intention de vous attendre dehors plus longtemps, sachez-le bien. J'en ai jusque-là.
Vous ne pouvez pas traiter un homme de cette façon.
PUNTILA. - Qu'est-ce que ça veut dire : un homme ? Tu es un homme ? Avant tu as dit que tu étais un
chauffeur. Je t'ai surpris en pleine contradiction, hein ! Avoue-le !
MATTI. - Vous allez le voir tout de suite que je suis un homme, monsieur Puntila. Je ne me laisserai pas
traiter comme une bête de bétail et je n'attendrai pas dans la rue que vous ayez l'obligeance de sortir.
PUNTILA. - Avant tu as prétendu que toi, tu ne te laisserais pas faire.
MATTI. - Très juste. Réglez-moi, cent soixante-quinze marks, et j'irai chercher mon certificat à Puntila.
PUNTILA. - Ta voix, je la connais. (Il tourne autour de lui en l'observant comme une bête curieuse.) Ta voix
sonne tout à fait comme celle d'un homme. Assieds-toi et prends un aquavit. Il faut qu'on apprenne à se
connaître.
LE MAÎTRE D'HÔTEL, entre avec une bouteille. - Votre aquavit, monsieur Puntila, et aujourd'hui c'est
vendredi.
PUNTILA. - C'est bien. (Désignant Matti) C'est un ami à moi.
LE MAÎTRE D'HÔTEL. - Oui, votre chauffeur, monsieur Puntila.
PUNTILA. - Tiens, tu es chauffeur ? Je l'ai toujours dit, c'est en voyage qu'on rencontre les gens les plus
intéressants. Verse !
MATTI. - J'aimerais savoir ce que vous avez encore dans la tête. Je ne sais pas si je vais boire votre aquavit.
PUNTILA. - Tu es un homme méfiant, je vois. Je comprends ça. On ne doit pas s'asseoir à table avec des
étrangers. Parce que, dès qu'on s'endort, on risque d'être dévalisé. Je suis le propriétaire Puntila de Lammi
et un homme honnête, j'ai quatre-vingt-dix vaches. Avec moi, tu peux boire tranquille, frère.
MATTI. - Bien. Je suis Matti Altonen et je suis content de faire votre connaissance. Il boit à sa santé.

Bertolt Brecht, Maître Puntila et son valet Matti (1940)


Explication linéaire :

Introduction : La question du rapport maître-valet semble aussi ancienne que la comédie elle-même. Des
farces du théâtre de l’antiquité romaine à la commedia dell’arte, les valets ont toujours occupé une place
de choix. Leurs rapports avec leurs maîtres furent sources de conflits, de quiproquos, de
malentendus, mais aussi parfois de confiance et de besoin réciproque. Au XXe siècle, la question du
lien de subordination se double d’une revendication sociale, dans un contexte où l’utopie communiste
conteste le pouvoir du maître sur son valet. Le dramaturge Bertolt Brecht aborde cette thématique dans
Maître Puntila et son valet Matti, une pièce écrite en 1940 lors de son exil en Finlande. Il imagine un maître à
double facette : sobre, c’est un tyran acariâtre ; ivre, il est traitable et gentil. La scène d’exposition le
présente avec son valet Matti, son chauffeur. Les deux personnages s’observent, se défient, se provoquent
à la limite de la rupture, puis se réconcilient étrangement. Mais la trêve temporaire ne cesse pas de se
nourrir de méfiance et préfigure une amitié impossible.

Lecture : Je vais maintenant procéder à la lecture. (Conseils : bien jouer la méfiance suspicieuse, voire injurieuse
de maître Puntila, et le changement de ton, d’abord pacifique puis irrité, de Matti. Le radoucissement soudain du maître
doit paraître inattendu et non sans un certain comique.)

Le projet de lecture sur lequel je vais construire mon explication est « quel rapport s’établit entre le maître
et le valet dans cette scène d’exposition ? »

Plan : Si l’exposition se lance sur une scène entre maître et valet, qui plus est sur les rôles-titres de la pièce,
c’est pour poser d’entrée le rapport de force ambigu qui unit les deux hommes. Nous verrons donc tout
d’abord l’interrogatoire du valet, puis le conflit qui va de la démission à la réconciliation, enfin la méfiance
légitime de Matti.

1 - L’interrogatoire du valet

La prise de parole du maître est immédiatement agressive « Qui es-tu ? ».


Matti, brave homme débonnaire, que peu de choses atteignent, répond calmement : « Je suis votre
chauffeur, Monsieur Puntila ».
MAIS le valet Matti est soumis à un véritable interrogatoire avec des questions fort déplaisantes et lancées
de façon brutale par son maître. « - Qu’est-ce que tu es ? Répète. » « - Et maintenant d'où viens-tu ? » « -
Dans quelle voiture ? » « Tu peux le prouver ? »
Or, Matti cherche à calmer le jeu avec flegme pour ne pas envenimer la situation. Il répond son maître avec
respect « monsieur Puntila ». Il répète calmement « Je suis votre chauffeur. »
Il explique les choses calmement et avec beaucoup de précautions oratoires avec une phrase interro-
négative « - Peut-être ne m'avez-vous pas bien regardé »
Mais les questions ne s’en tiennent pas là : pas moins de six questions vont s’enchaîner en une quinzaine
de lignes, transformant ce dialogue en interrogatoire policier. Il s’agit DONC d’une scène d’affrontement et
une véritable épreuve psychologique pour Matti.
Au début, sur les trois premières questions, Matti conserve le même calme et répond comme à un enfant
qu’il vient de dehors… de la voiture… où il attend depuis deux jours... Cette voiture est une Studebaker qui
appartient à Puntila, c’est une voiture de grand luxe de l’époque.
MAIS les questions suivantes vont faire craquer ce vernis de patience : « Tu peux le prouver ? » L’utilisation
extrêmement agressive avec le Vb « prouver » a raison de la patience de Matti. Le maître détestable car
privé d’alcool a abusé de la patience de son chauffeur.
Le manque de boisson aurait-il fait perdre tous ses repères au maître ? En effet, les insinuations les plus
déplaisantes sont envoyées par le maître comme autant d’humiliations difficiles à supporter. DONC on
peut se demander SI le maître veut écraser l’amour-propre de son serviteur en le poussant à répondre que
son maître a raison : « il n’est pas un homme », OU S’IL s’amuse de façon cruelle par une sorte d’humour,
de plaisanterie logique mais déplacée. EN EFFET, PERSONNE NE CONTESTERAIT QU’ON DOIT ETRE
UN HOMME POUR ETRE UN CHAUFFEUR. Distinguer les deux aspects révèle davantage une volonté de
faire de la provocation, de faire une sorte d’astuce facile, de faire le malin !
MAIS Matti, sobre et excédé par sa longue attente, n’a pas envie de poursuivre la logique alcoolisée de son
maître, il ne cherche pas le moins du monde à plaisanter sur le même registre !

2 – Le conflit, de la démission à la réconciliation

« Et je n’ai pas l’intention d’attendre dehors plus longtemps, sachez-le bien. J’en ai jusque-là » excédé, le
valet Matti met sa démission dans la balance. Matti, jusqu’à présent dans une posture du valet qui frôle la
soumission, se rebelle au bout du compte. Sans autre possibilité de résistance que celle-là, il est bien décidé
à ne pas tolérer une attitude insultante avec la négation « Je n’ai pas ». En effet, en remettant sa parole
en doute, le maître l’accuse implicitement de mensonge, en supposant même des agissements
illégaux. Pourquoi le valet aurait-il besoin de « prouver » quoi que ce soit ? N’est-ce pas lui qui aurait à se
plaindre, après deux jours d’attente dans la voiture ? C’est pourquoi la série de questions soupçonneuses du
maître le poussent à bout et le font exploser.
Le comble est atteint quand, dans un sommet d’indélicatesse confinant au sadisme, le maître cherche à
l’humilier avec des questions rhétoriques humiliantes : « Qu’est-ce que ça veut dire : un homme ? Tu es un
homme ? ».
Matti, de tempérament placide, n’est cependant pas de nature à se laisser traiter de sous-homme ou de
larbin qui attend « l’obligeance », le bon vouloir de son maître.
L’AFFIRMATION DE SON HUMANITE apparait avec l’utilisation de Présent de l’INDICATIF + de
l’IMPERATIF: « Vous allez le voir tout de suite que je suis un homme, Monsieur Puntila (…) Réglez-moi, cent
soixante-quinze marks…». Il réclame ses gages et son certificat de travail pour aller s’embaucher ailleurs.
C’est alors qu’on assiste à un renversement de situation spectaculaire : le maître change du tout au tout et
cesse d’harceler Matti. « Il faut qu’on apprenne à se connaître. » semble marquer une trêve. Matti n’est
plus « chauffeur », il est devenu « homme ». D’ailleurs, le maître déclare connaître sa voix, sa « voix [qui]
sonne comme celle d’un homme ». Il affirme DONC vouloir faire connaissance avec lui… l’homme Matti
Le maître d’hôtel apportant un apéritif, confirme le statut de Matti, il est le chauffeur de maître Puntila.
Souhaitant une réconciliation avec Matti, Puntila annonce « C’est un ami à moi » et il essaie un trait
d’humour « Je l’ai toujours dit, c’est en voyage qu’on rencontre les gens les plus intéressants. » SES
COMMENTAIRES PARAISSENT AINSI SOIT DEPLACES, SOIT PUERILS ET DECONCERTANTS. Il faut à
nouveau souligner que l’ivresse fait ressortir le bon caractère, la générosité de Puntila, aboutissant à une
sorte de double personnalité proche de la schizophrénie.

3 - La méfiance légitime de Matti

L’emploi du CONDITIONNEL Présent « J’aimerais savoir ce que vous avez encore dans la tête. » atteste
que Matti est offensé et ne se laisse pourtant pas amadouer aussi facilement. Il reste sur ses gardes et
observe son maître pour voir si ce n’est pas encore un tour pour mieux l’humilier en changeant une nouvelle
fois d’attitude.
La négation « Je ne sais pas » suivie de la Conj Subordination SI « Je ne sais pas si je vais boire votre
aquavit » confirme avec une interrogation indirecte le doute et même l’opposition qui révèle la méfiance
compréhensible de Matti.
Le maître voit bien qu’il est piqué à vif et enrobe ses offres amicales d’un vocabulaire prudent et conciliant :
« Tu es un homme méfiant, je vois ». Puntila fait même une concession « Je comprends ça » à laquelle il
associe une maxime « On ne doit pas s’asseoir à table avec des étrangers » utilisant un présent de vérité
générale.
Mais, de fait, l’attitude courageuse et entière de Matti lui a plu : il a vu que c’était un homme, il a reconnu une
attitude virile de résistance. Matti n’est pas une carpette sur laquelle on s’essuierait les pieds ; il sait se
rebeller s’il le faut. Il lui propose DONC un verre en toute amitié ! « Avec moi, tu peux boire tranquille, frère ».
De l’amitié, Puntila passe à la fraternité… sincérité, manipulation ?
Matti décide de baisser la garde et « content », Il boit à sa santé.

Conclusion : Cette scène d’exposition débute par un conflit déroutant entre maître Puntila et son valet Matti.
En effet, cette première rencontre devient rapidement un interrogatoire brutal du valet. Cette entame aboutit
presque à la démission de Matti que Puntila va rattraper in extremis. On a donc le sentiment d’avoir assisté à
une mise à l’épreuve, épreuve brillamment remportée par Matti. Il suffisait pour cela de se rebiffer, de
montrer sa dignité d’homme et de ne pas accepter d’être humilié. Cette posture demande DONC un véritable
courage pour un subalterne dont le salaire dépend entièrement de son maître. Le type de comique qui se
joue est ambigu et tendu car la réflexion dépasse la question de la soumission servile.

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