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J. G.

Ballard Le marché du poche


Rencontre avec l’écrivain britannique En France, plus de quatre livres achetés
qui, depuis son repaire du Surrey, sur dix sont des petits formats.
observe la « bourgeoisification » Enquête sur un secteur vital devenu
de notre époque. Page 12. très concurrentiel. Dossier. Pages 6 et 7

0123

DesLivres Jeunesse
Noir sur blanc : Olivier Mau
Vendredi 10 mars 2006

ROBERTO BOLAÑO et Christine Beigel, deux polars


à la neige. Et aussi : David Dumortier,
Elisabeth Badinter

LES VAGABONDS et Jacqueline Duhême... Jeunesse. Page 9.

Littératures
DE LA LIBERTÉ Pascal Quignard, Anne Godard,
Christian Garcin, Fabrice Gabriel,
Iegor Gran, Paula Jacques...
Et aussi une sélection de livres de
poésie. Pages 4, 5, 10 et 11.

Essais
« Les Détectives « American Vertigo », un « reportage
sauvages », d’idées » de Bernard-Henri Lévy
aux Etats-Unis ; André Glucksmann,
le roman « penseur décalé, déraciné
qui avait permis et fier de l’être ». Page 8.
à l’écrivain chilien
disparu en 2003
d’accéder à la notoriété “Admirable.”
François Nourissier, Le Figaro magazine

internationale,
paraît enfin en France.
Un événement.
Page 3

Grasset
2 0123
Vendredi 10 mars 2006 FORUM
Contributions Prix Goncourt 1993, Amin Maalouf exhorte la France à se regarder dans « le miroir du temps »

Contre « la littérature francophone »


Fabienne Dumontet
Collaboratrice du
« Monde des Livres »,
elle enseigne la
littérature à l’Ecole
normale supérieure
de Lyon.
même des écrivains d’origine étrangère, anglaise ou de la langue espagnole, qui que la société française d’aujourd’hui est
Amin Maalouf
Né en 1949 à
Amin Maalouf s’ils ne viennent pas d’un pays du Sud,
sont vite assimilés à des écrivains
ne connaissent plus aucune ségrégation
de cet ordre. Personne n’aurait l’idée de
en train de devenir une machine à
exclure, une machine à fabriquer des
Beyrouth, il est français ; je n’ai jamais entendu décrire distinguer les « écrivains espagnols » étrangers en son propre sein.

P
l’auteur de nombreux ourtant, à l’origine, tout cela Apollinaire ou Cioran comme des des « hispanophones », ni les Son carburant, la peur. Peur de
ouvrages parmi partait d’une excellente idée. « francophones »… « anglais » des « anglophones ». Il y a l’Europe, soudain ; – encore un
lesquels Le Rocher de Je ne sais plus si c’était J’ai passé récemment en revue une des écrivains de langue anglaise, tout « nous » qui s’est transformé
Tanios (Grasset, prix Bourguiba ou Senghor qui longue liste de noms pour tenter de simplement, qu’ils soient noirs ou insidieusement en « eux » ! Peur des
Goncourt 1993), l’avait formulée en premier. cerner les critères qui régissent ce blonds, qu’ils viennent de Birmingham, Anglo-saxons. Peur de l’islam. Peur de
Les identités Peu importe, le concept venait à son clivage. Ce que j’ai découvert, j’aurais de Dublin, de Calcutta ou de l’Asie qui s’élance. Peur de l’Afrique qui
meurtrières (Grasset, heure. La France et ses anciennes honte de l’écrire. Même si je ne faisais Johannesburg ; et des écrivains de piétine. Peur des jeunes. Peur des
1998) et Origines dépendances avaient hâte de dépasser qu’énumérer ces critères, je me sentirais langue espagnole, qu’ils soient banlieues. Peur de la violence, de la
(Grasset, 2004). les traumatismes de l’ère coloniale vers souillé. Disons seulement qu’il y a là des Andalous, Colombiens ou vache folle, de la grippe aviaire… Peur et
Il vient de publier une alliance consentie, bâtie sur le subtilités discriminatoires indignes de la Guatémaltèques… honte de son passé, au point d’enterrer
Adriana Mater terrain le plus stable et le plus élevé qui France, indignes de ses idéaux, indignes Ai-je besoin de le dire, ces ses dossiers et de ne plus oser célébrer
(Grasset), le livret de soit, celui de la langue commune. Plus de ce qu’elle représente dans l’histoire appellations unificatrices n’abolissent ses victoires. Ceux qui chérissent la
l’opéra composé par de colons, plus d’indigènes, plus de des idées et des hommes… point la diversité. Il y a une littérature France et qui se sont nourris de son
Kaija Saariaho « second collège » ; les ancêtres gaulois Devrais-je aligner les exemples ? africaine de langue anglaise, une Histoire, ceux qui y sont nés comme
qui doit être créé à n’étaient plus exigés à l’entrée. De Evoquer le cas de ces universités où l’on littérature indienne, des littératures ceux qui l’ont choisie, ne peuvent que
l’Opéra Bastille le Montréal à Phnom Penh, de Lyon à ne peut plus étudier l’œuvre d’un caribéenne, nord-américaine, irlandaise, souffrir au spectacle d’une société
30 mars dans une Brazzaville, de Bucarest à écrivain « francophone », sauf si l’on etc. Chez nous de même ; on n’écrit pas tremblante et honteuse qui n’ose plus se
mise en scène de Port-au-Prince, tous ceux qui avaient fait un parallèle avec un écrivain de la même manière à Dakar, à regarder dans le miroir du temps.
Peter Sellars. « la langue française en partage », ceux proprement français ? Non, je m’arrête Bruxelles, à Beyrouth, à Alger, à Sans doute certaines peurs ne
qui étaient nés en son sein comme ceux là, pour dire seulement, à mi-voix mais Toulouse, à Québec et à Fort-de-France. sont-elles pas injustifiées. Ce siècle a
qui l’avaient adoptée, et même ceux qui avec fermeté, et avec solennité : mettons Nous avons nous aussi notre littérature fort mal commencé, les forces de
Rectificatifs avaient le sentiment de l’avoir subie, se africaine de langue française, notre l’obscurantisme et de la régression sont
retrouvaient désormais égaux, tous littérature antillaise, notre littérature manifestement à l’œuvre, sur tous les
L’auteur de L’ultime frères en francophonie, unis les uns aux
« Ce qu’il s’agit d’abolir, nord-américaine… La diversité des voix continents ; certains jours, elles
faveur (Gallimard-« Le autres par les liens sacrés de la langue, à ce sont les oppositions stériles est notre première richesse. Ce qu’il paraissent même triomphantes. Mais
Promeneur », peine moins indissociables que ceux du s’agit d’abolir, ce sont les oppositions n’est-ce pas là une raison
« Le Monde des sol ou du sang. et discriminatoires : littérature stériles et discriminatoires : littérature supplémentaire pour que la France ne
livres » du 3 mars ) Le « glissement sémantique » s’est du Nord contre littérature du Sud ; se trompe pas de combat ? En entrant
ne se nomme pas Paul produit par la suite. Je parle de du Nord contre littérature du littérature des Blancs contre celle des dans la logique des crispations
mais Patrick Wald « glissement » parce qu’il n’y avait là Sud ; littérature des Blancs Noirs ; littérature de la métropole contre identitaires, on perd sa propre raison
Lasowski. aucune intention pernicieuse. Il semblait celle des périphéries… Il ne faudrait tout d’être, on perd sa crédibilité morale et
De même, l’auteur naturel, en effet, dès lors qu’on avait contre celle des Noirs ; de même pas que la langue française sa place parmi les nations…
de 32 jours de mai constitué un ensemble global devienne, pour ceux qui l’ont choisie, un Or le monde a besoin de la France.
(Les choix du francophone, mis en place des littérature de la métropole autre lieu d’exil ! Quand elle soutient des causes justes,
« Monde des livres » institutions francophones, tenu des contre celle des périphéries… » Cela étant dit, mon propos n’est pas elle peut encore faire la différence ; moi
du 24 février) ne se sommets francophones, que l’on se mît à de défendre une quelconque qui viens du Liban, je puis en témoigner.
nomme pas Marianne parler de littérature francophone et « confrérie » des écrivains migrants. Mais le monde n’a pas besoin de
mais Martine Storti. d’auteurs francophones. fin à cette aberration ! Réservons les Eux se nourrissent de l’adversité autant n’importe quelle France. Il n’a que faire
Car, après tout, qu’est-ce qu’un auteur vocables de « francophonie » et de que de l’hospitalité, de la souffrance plus d’une France frileuse et déboussolée qui
francophone ? Une personne qui écrit en « francophone » à la sphère que de la joie, du confinement mieux veut se protéger des fantomatiques
français. L’évidence… du moins en diplomatique et géopolitique, et prenons encore que de la liberté – de tout cela est « plombiers polonais » voleurs
théorie. Car le sens s’est aussitôt perverti. l’habitude de dire « écrivains de langue faite la littérature, depuis toujours. d’emplois, et se démarquer à tout prix de
Il s’est même carrément inversé. française », en évitant de fouiller leurs Pour eux, je ne me fais pas de soucis. ces poètes étranges qui viennent de si
« Francophones », en France, aurait dû papiers, leurs bagages, leurs prénoms Pour la France, je m’en fais. Car ce loin pour lui voler sa langue. a
signifier « nous » ; il a fini par signifier ou leur peau ! Considérons les dérapage sémantique est, à l’évidence,
« eux », « les autres », « les étrangers », dérapages passés comme une un symptôme. Si la notion de Proposer un texte
« ceux des anciennes colonies »… En ces parenthèse malheureuse, comme un « littérature francophone » a été pour la page « forum »
temps d’égarement où les identités se regrettable malentendu, et repartons du pervertie, détournée de son rôle par courriel :
raidissent et où l’universalisme est en bon pied ! rassembleur pour devenir un outil de mondedeslivres@lemonde.fr
perpétuelle régression, les vieux réflexes En cela, nous rejoindrions ce qui se discrimination, si le mot qui devait par la poste :
sont revenus. pratique déjà dans les espaces signifier « nous tous » a fini par Le Monde des livres,
Peu de gens auraient l’idée d’appeler linguistiques les plus épanouis et les signifier « eux », « les étrangers », c’est 80, boulevard Auguste-Blanqui,
Flaubert ou Céline « francophones » ; et plus conquérants, ceux de la langue – ne nous voilons pas la face ! – parce 75707 Paris Cedex 13

AU FIL DES REVUES LETTRE DE BRUXELLES


Emmanuel Levinas en inédits La Belgique vit-elle
dans « Cités » son dernier quart d’heure ?
DANS un monde universitaire rouge « Carl Schmitt le nazi » esprit et du monisme allemand, UN LIVRE INTITULÉ Belgique, les autres terrains, la Flandre a Paul-Henri Gendebien avance,
généralement frileux, le philoso- (nº 14). Bref ce spécialiste recon- que le jeune philosophe s’en va le dernier quart d’heure ? (éd. pris le dessus sur un Sud qui, dès lors, sa formule-clé : « Que
phe Yves Charles Zarka est ré- nu de Hobbes aime à batailler flairer jusque dans les littératu- Labor), écrit par Paul-Henri Gen- d’après Paul-Henri Gendebien, ce soit par destruction, par sous-
puté pour son solide sens de la drapeaux déployés. res érotiques de part et d’autre debien, un homme politique qui n’est plus qu’« une petite républi- traction, ou par un très positif
polémique. Cités, dont il dirige Mais il est une autre particula- du Rhin, projette une lumière fut le représentant de la commu- que mi-populaire mi-bananière au élan du cœur et de la raison, la seu-
la rédaction, a réussi sous sa rité de cette revue savante déci- nouvelle sur les textes que Levi- nauté francophone belge à Paris, cœur de l’Europe, avec une sorte de le solution pacifique et raisonna-
houlette à allier un haut niveau dément atypique : la publica- nas écrivit sur le nazisme. relance depuis quelques jours les suicide collectif en toile de fond ». ble sera française », écrit l’auteur
scientifique sans renâcler tion d’inédits. Tel est l’intérêt de questions sur l’avenir incertain Le jugement est sévère et pas du Dernier quart d’heure ?, titre,
devant l’intervention intellec- ce premier numéro de l’année Introductions et repères de ce petit royaume qui semble toujours nuancé. Il interpelle tou- il faut souligner, dans lequel
tuelle musclée. On se souvien- 2006, portant sur Emmanuel A l’autre bout de cette vie, bel et bien sur la voie de la dés- tefois bien au-delà du camp, très l’auteur a maintenu un point
dra peut-être des deux hors- Levinas, dont on célèbre la cen- Stéphane Mosès, dans une expli- tructuration, sous l’œil indiffé- minoritaire, des « rattachistes » d’interrogation.
série « choc » consacré, l’un en tenaire de la naissance. Deux cation lumineuse, analyse le rent de ses voisins. Creusant une parce qu’il rejoint une question L’identité wallonne se trouve-
décembre 2002, à « La France pièces ont été retrouvées : le désaccord en forme de contradic- veine qu’il a inaugurée en 1999, qui taraude de plus en plus de rait-elle requinquée dans le giron
et ses démons », ou l’autre, en décryptage d’une interview tion commune entre Levinas et lorsqu’il fonda le mouvement francophones belges : combien de la France ? Gendebien n’en
mars 2004, à « l’islam en accordée à la télévision néerlan- Jacques Derrida, dont l’article RWF-RBF, qui prône le rattache- de temps un Etat peut-il résister doute pas et appelle les écrivains
France » dont la couverture et daise en 1986 et, surtout, un « Violence et métaphysique » de ment de la Wallonie et de Bruxel- à de telles disparités et aux pres- à la rescousse pour le démon-
l’éditorial suscitèrent une forte curieux article paru en 1933 en 1964 accrut la renommée d’Em- les à la France, l’auteur décrit, sions quotidiennes de sa partie la trer : Pierre Mertens, Charles
controverse auprès de certains lituanien dans la revue Vairas, manuel Levinas, jusque-là limi- non sans panache, l’agonie présu- plus riche ? Plisnier, François Weyergans,
des contributeurs. On connaît sur le thème de « la compréhen- tée aux phénoménologues et aux mée d’un pays qui, jure-t-il, « ne Henri Michaux et Georges Sime-
également les emportements sion de la spiritualité dans les intellectuels juifs. fêtera pas son bicentenaire ». Nationalisme agressif non seraient, dit-il, « demeurés à
répétés d’Yves Charles Zarka cultures française et allemande ». Présenté par Guy Petitde- Bousculée par le violent désir La Flandre est, en effet, lasse jamais des nains littéraires, sur le
contre la vogue actuelle du phi- Comme le montre Joëlle Han- mange, ce dossier a en outre cet flamand d’autonomie, la Belgi- de devoir payer le prix de la soli- plan de la notoriété s’entend, s’ils
losophe allemand Carl Schmitt sel, cette mise en opposition, avantage pour le lecteur non que, qui vient de célébrer sans darité avec les Wallons, que le n’avaient été publiés à Paris et dif-
– ce qui donnera une livraison pour le moins culturaliste, du connaisseur de proposer intro- réel enthousiasme ses 175 ans, ministre-président de la région fusés grâce à la France ». a
intitulée crûment sur bandeau dualisme français entre corps et ductions et repères dans une s’interroge sur son avenir. La flamande décrivait récemment Jean-Pierre Stroobants
œuvre souvent considérée Flandre, qui était très en retard comme « une sorte de sac à dos
comme difficile d’accès. Ainsi la au sortir de la deuxième guerre rempli de pavés que nous devons
contribution de Marie-Anne Les-
courret, auteur en 1994 de la
mondiale, a bâti en quelques
décennies une économie perfor-
porter ». La Flandre est, par
ailleurs, sous l’influence d’un
LIVRES ANCIENS
première biographie du philoso- mante et prospère, et une image nationalisme agressif, incarné
phe (rééditée chez Flammarion) de dynamisme dont la culture est par une extrême droite à laquelle
retrace en quelques pages l’exis- l’un des vecteurs. Face à elle, la les sondages confèrent désor-
tence de Levinas tandis que Wallonie est à la peine. Chôma- mais 25 % des voix, mais aussi
Rodolphe Calin établit un bien ge, mauvaise gouvernance et par des courants plus modérés,
utile « lexique levinassien ». a désarroi s’y conjuguent. Cette gagnés par les rêves d’homogé-
Nicolas Weill région laminée par les crises à néité territoriale et culturelle.
répétition n’ignore pas que son « A part le Bangladesh, nous
Cités nº 25/2006, « Emmanuel revenu par habitant se situe très sommes le seul pays au monde qui
Levinas. Une philosophie de en deçà de la moyenne européen- doute de sa survie, c’est déjà un
l’évasion », 206 pages, 15 ¤. PUF, ne, alors que celui des Flamands signe », écrivait un journal
Prix éditeur : 11 € la surpasse largement. Sur tous bruxellois, en octobre dernier.
6, avenue Reille, 75014, Paris.
LITTÉRATURES 0123
Vendredi 10 mars 2006 3

Bolaño au-dessus du volcan


« Les Détectives sauvages »,
roman monstre de l’écrivain chilien
disparu en 2003, paraît enfin en français.
Une traque ratée des origines qui embrasse
toute la fin du siècle dernier
a chair est faible, surtout son influence sur ses contemporains. puzzle qu’est devenue la vie épique

L
celle d’un lecteur. Pour Huit ans après sa première publica- d’Arturo et Ulises.
qu’un roman de huit cents tion en espagnol, Les Détectives sauva- Mexico rayonne ainsi comme un lieu
pages le tente, il lui faut un ges, titre aussi beau qu’énigmatique, inaugural capable de projeter sur la sur-
bon début, un appât de fait donc irruption en France, où il arri- face des continents les énergies venues
gourmet. Le voici : ve comme le grand œuvre d’un auteur à elle de toute l’Amérique latine, réacti-
« 2 novembre. J’ai été cordialement invi- dont la plupart des ouvrages en prose vées par chaque apparition des deux per-
té à faire partie du réalisme viscéral. Evi- ont déjà été traduits. Huit ans, c’était sonnages-fantômes en un point du glo-
demment, j’ai accepté. Il n’y a pas eu de bien le temps nécessaire pour que le be, sur plusieurs centaines de pages.
cérémonie d’initia- traducteur apprivoise l’espagnol cos- D’un côté, la construction du roman en
LES tion. C’est mieux mopolite de ce roman fin de siècle, étau le dynamise. De l’autre, l’histoire
DÉTECTIVES comme cela. » C’est écho de plusieurs continents. Car les semble se dérouler sans fin, du moins
SAUVAGES fait : sourire en « détectives sauvages », autrement dit sans autre fin que son début. Car chez
(Los coin et intrigué par ces mystérieux « réal-viscéralistes », Bolaño, le détective, avatar de l’écrivain,
Detectives ce « réalisme viscé- n’ont pas de patrie. Chili, Nicaragua, alternativement jeune ou vieux, incarne
salvajes) ral », l’amateur Argentine, Allemagne, Liberia, France, l’absurdité et flirte avec le phénomène
de Roberto d’humour noir s’est Espagne, tout leur est bon. Leur base de l’éternel retour cher à Borges : « J’ai
Bolaño. engagé en quelques arrière est Mexico, qui attire comme rêvé que j’étais un très vieux détective
lignes dans le ven- un aimant tous les réfugiés d’Améri- latino-américain. Je vivais à New York et
Traduit tre d’un roman- que latine, contestataires et idéalistes Mark Twain m’embauchait pour sauver
de l’espagnol monstre. Il n’est venus se consoler des révolutions la vie d’un être sans visage. Ça va être un
(Chili) pas forcé de savoir, ratées, dans les années 1970. cas bigrement difficile, monsieur Twain,
par Robert ce lecteur, que cette lui disais-je », imaginait l’écrivain
Amutio, vaste fiction Personnages-fantômes chilien dans son poème « Une promena-
éd. Christian publiée en 1998 en Les héros du roman, le Chilien de en littérature » en 1994.
Bourgois, Espagne est déjà un Arturo Belano, alter ego de Bolaño, et Alors, Les Détectives sauvages, qu’est-
884 p., 28 ¤. livre-culte pour le Mexicain Ulises Lima, double quasi ce que c’est ? La vision brutale et lyrique
nombre d’auteurs mythique du surréaliste Jacques Roberto Bolaño 2003. JERRY BAUER du monde sur les trente dernières
espagnols et latino-américains. Qu’ils Vaché à « l’odeur étrange, comme s’il années du millénaire précédent, vue par
ont depuis salué son auteur, le Chilien venait de sortir d’un marécage et d’un « radical et cordial », le « réalisme vis- composer des vers épars et criminels, le prisme d’un groupuscule d’amis
Roberto Bolaño, comme un véritable désert en même temps », en font juste- céral » inspiré de l’« infraréalisme » de vagabonder, trafiquer de la drogue, excentriques, tissant un réseau planétai-
« grand frère ». Que son décès préma- ment partie. Vers 1975, ils fondent un auquel Bolaño a appartenu pendant saper l’ordre du monde et de la poésie re, mais anarchique, poétique et mené
turé, en juillet 2003, n’a pas diminué mouvement avant-gardiste à la fois sa jeunesse mexicaine : il s’agit de officielle. Dans le roman, leur histoire du côté des perdants, du côté de « nous
se scinde en trois parties. La première autres, les “nec spes nec metus” (« sans
et la dernière se présentent comme le peur et sans espoir »), comme l’écrivait
journal de bord d’une jeune recrue du Bolaño dans un de ses recueils de poé-

Une vie d’errance mouvement. Elles en retracent les pre-


mières années à Mexico, de 1975 à
1976, entre poésie, amitié, initiation
sie. C’est « une histoire dans les extra-
muros de la civilisation », dixit l’un des
personnages du roman. Ou encore
sexuelle, et la recherche jusqu’en Ari- « une sorte de symphonie, d’opéra ou
olaño aura connu une vie d’er- tirera certains éléments des Détectives le 14 juillet 2003, à 50 ans, sans avoir zona d’une poétesse avant-gardiste même de film de cow-boy », si l’on appli-

B rance et d’expédients avant de


s’installer en Catalogne et de fai-
re connaître son œuvre littéraire sur le
sauvages. Quittant le Mexique, il com-
mence une vie d’errance et parfois de
clandestinité en Amérique latine et en
achevé son dernier roman, 2666. Ses
principaux écrits en prose traduits en
français depuis 2002 sont Nocturne du
oubliée qui fascine les réal-viscéralis-
tes. La partie centrale, elle, raconte les
conséquences de cette traque ratée
que au roman de Bolaño les mots du Bri-
tannique Malcolm Lowry qui défendait
ainsi le sien, Au-dessous du volcan, tren-
tard. Né en 1953 au Chili, il part adoles- Europe, aggravée par une maladie Chili, des Putains assassines, Appels télé- des origines, qui propulse les deux te ans plus tôt.
cent au Mexique avec sa famille, qu’il digestive chronique. phoniques, La Piste de glace, Le Gaucho poètes dans une errance de plus de Lowry, cet autre écrivain vagabond,
quitte brièvement en 1973 pour deve- Poète, nouvelliste et romancier, il se insupportable, Etoile distante, La Littéra- vingt ans. Près d’une centaine de lui aussi capable d’extraire du Mexique
nir un partisan de Salvador Allende au fait remarquer par la publication de La ture nazie en Amérique latine (chez Chris- témoignages non chronologiques y son jus romanesque – en l’occurrence,
Chili. Il a juste le temps de vivre le Littérature nazie en Amérique latine en tian Bourgois, en grand format et aussi figurent, recueillis auprès de ceux qui peu de citron et beaucoup de mescal –,
coup d’Etat de Pinochet, d’être briève- 1996, et connaît la notoriété avec Les en édition de poche pour les deux der- ont croisé ces deux étoiles filantes à cité en exergue aux Détectives sauvages
ment emprisonné et refoulé au Mexi- Détectives sauvages, qui reçoit le prix espa- niers), Monsieur Pain et Amuleto (aux un moment de leur course. comme un volcan littéraire sous l’ombre
que, où il se lie à un mouvement avant- gnol Herralde du roman en 1998. Il Allusifs). a Chacun se lit à la fois comme un épi- duquel Bolaño se place. a
gardiste, les « infraréalistes » dont il meurt d’un choc hépatique à Barcelone F. Dt. sode en soi, et comme une pièce du Fabienne Dumontet

Deux voyages au pays des disparus


Y ing Chen, on le sait depuis son
premier livre, La Mémoire de
l’eau (1), c’est d’abord une musique,
un style qui capte le lecteur, l’entraîne dans
un monde mystérieux, provoque une
« l’évier encore rempli d’eau, tel qu’il l’était
un après-midi qui me semblait déjà
lointain ». Et les légumes qu’elle voulait
cuire sont encore là. Pourris.
L’inspecteur qui enquête sur la
immédiatement que ce voyage au pays des
disparus dit la vérité de l’absence, le désir
de restituer ce qu’on ne voit plus.
Ainsi sont convoqués la mère
analphabète qui regarde et commente le
sensation de trouble qu’on ne cherche pas à disparition du peintre vient l’interroger. travail de sa fille, le mari mort trop jeune,
dissiper, bien au contraire. On en jouit tout Toutefois, l’épicière du village ne la le vieil amant peintre qu’elle ne peut pas
au long d’une lecture qu’on ne peut reconnaît pas, affirmant même qu’elle n’est aimer, le voisin qui finit par s’installer,
interrompre. « Je voudrais que chaque « absolument pas la fille du peintre » : « Je pour servir de père à sa petite fille et veiller
phrase, sinon chaque mot, ait un sens double tiens cette boutique depuis vingt-cinq ans sur les chattes. Autant de portraits, tendres
ou ambigu, tout en étant clair et direct. Car déjà. J’ai vu la petite grandir. » Alternent ou cruels, comme le sont les évocations des
c’est ainsi que je perçois la réalité », écrivait alors les souvenirs – ou l’invention ? – de amis poètes, de Guillevic à Alain Bosquet.
Ying Chen dans son précédent roman (2). cet ultime après-midi avec le père, et le Et la mémoire d’« une vie de lutte pour
Le Mangeur, qui vient de paraître, est une présent. Qu’importe si la narratrice n’est apprendre à jardiner, à cuisiner, à écrire une
nouvelle illustration de cette phrase. dévorée que par la maladie mentale. C’est langue qui n’est pas la mienne ».
Est-ce un rêve, un exorcisme, le récit elle qu’on a envie de croire. « L’Orient et ses croyances m’habitent
d’une folie, une autobiographie décalée ? depuis que tu me déshabites. Les mots de la
Peut-être tout cela à la fois. Une jeune fille,
la narratrice, vit seule avec son père. Elle a PARTI PRIS langue arabe conviennent mieux à mes états
d’âme. » C’est pourtant en français que
19 ans, et quelque chose va arriver, en « ce
singulier après-midi ». Le père est peintre,
JOSYANE Vénus Khoury Ghata décrit
magnifiquement, tant cette remontée vers
atteint d’une obscure maladie qui le pousse SAVIGNEAU l’enfance – la maison entourée d’orties, le
à manger sans cesse et à prendre des bains cannabis, en été, séchant sur les toits,
fréquents, « plus de cinq ou six par jour », Ses souvenirs, ses deuils, Vénus Khoury produisant « une combustion lente et des
dans de l’eau toujours très chaude. Ira-t-il Ghata les a évoqués dans sa poésie et ses exhalaisons qui engourdissaient hommes et
jusqu’à dévorer sa fille, réellement ou romans. Autre chose est de prendre le bêtes » – que sa lente et chaotique traversée
symboliquement ? risque d’une exploration autobiographique. du deuil – des deuils. a
On la retrouve pourtant mariée avec A., Elle l’a fait en 1998, avec La Maison au
un archéologue, et menant « un semblant bord des larmes (3), son livre le plus intime, LE MANGEUR
de vie commune ». Un jour, dans une et l’un des plus beaux, hommage à son de Ying Chen.
galerie, elle voit des tableaux familiers. « frère-poète », brisé par le père et réfugié Seuil, 130 p., 14 ¤.
« L’artiste était absent. Les gens parlaient de dans la folie.
cette absence. A la suite de la disparition C’est le courrier suscité par ce récit LA MAISON AUX ORTIES
mystérieuse de sa fille, le peintre, également – qu’est devenu le frère ? Et la mère ? – qui de Vénus Khoury Ghata.
introuvable, devenait le sujet d’une enquête. » a conduit Vénus Khoury Ghata du côté de Actes Sud, 120 p., 15 ¤.
Et sa cote avait monté de manière La Maison aux orties. On était en 2003, la
considérable. canicule étouffait la ville. Il lui faudra deux (1) 1992. En poche, Actes Sud, « Babel »
Bien que son mari lui explique qu’elle ans pour mettre un terme à ce texte étrange nº 224.
n’a pas de père et qu’elle voit pour la et bouleversant, nommé « roman », et où il (2) Quatre mille marches, un rêve chinois,
première fois ces tableaux, jamais exposés, est « impossible de faire la part du vrai et de Seuil, 2004.
elle obtient l’adresse de l’artiste et s’y rend. l’inventé ». On ne cherche pas à le savoir, (3) Ed. Balland. En poche, Actes Sud,
C’est bien sa maison, avec, dans la cuisine, car, comme avec Ying Chen, on comprend « Babel ».
4 0123
Vendredi 10 mars 2006 LITTÉRATURES
« Villa Amalia », le dernier roman de Pascal Quignard. Subtil et profond.

Une rupture,
et le vide
es grands romans ne donnent qu’on vit est dédié ». « Cet être peut être

L pas de leçon. S’ils contiennent


un enseignement, c’est par sur-
croît, en plus du bonheur qu’ils
procurent en tant que romans. Pascal
Quignard le sait, qui a d’autres lieux
vivant ou mort », ajoutait Quignard.
Qu’arrive-t-il si cet être vient à man-
quer ? Et que cependant il n’est ni vivant
ni mort ? Villa Amalia, roman contempo-
rain, fait le constat de ce vide, de cette
pour déployer ses exercices de pensée. absence, pour en repérer tous les effets
Une pensée extraordinairement mobile sur son personnage central, admirable-
et proprement littéraire, car il aime à ment campé dans tout son mystère et sa
préciser qu’il n’est pas philosophe. Les complexité, et surtout dans son incom-
cinq volumes parus de Dernier royau- plétude : Ann Hidden (qui signifie, en
me (1) pour le présent, les Ecrits de anglais, « cachée », « enfouie »).
l’éphémère (2) pour le passé, démon- Le roman s’ouvre sur une scène noc-
trent sa capacité (qui est en fait une turne qui pourrait introduire à un tout
nécessité) de ne jamais interrompre sa autre récit. Ann, le front contre la grille
méditation, même en rêve. C’est com- rouillée d’une maison de Choisy-le-Roi,
me si l’objectif de tente d’apercevoir la scène qui se dérou-
VILLA son écriture se le à quelques mètres : Thomas, son com-
AMALIA déplaçait sans cesse pagnon, va entrer chez une autre fem-
de Pascal sur des objets, me ; déjà il l’embrasse, cherche à lui ôter Naples. JEAN-PIERRE FAVREAU
Quignard. anciens et nou- son manteau. Mais le visage de Thomas
veaux, s’attardait lui est caché. Au même instant, un hom- Ann, après la scène de Choisy, décide ver sur l’île d’Ischia, au nord de la baie sans lourdeur. Il y parvient non pas en
Gallimard, sur un détail de me s’adresse à elle, « dans son dos ». de rompre. Radicalement. Ce n’est pas de Naples, dans une maison, la Villa simplifiant les situations, les sentiments
298 p., 18,50 ¤. l’histoire, des C’est Georges Roehlinger, un ami d’en- seulement une rupture amoureuse. Celle- Amalia. Mais ce n’est pas une autre vie et la psychologie des personnages (dont
mœurs ou de la fance, qu’elle avait perdu de vue. Ann et ci n’est même, au grand dépit de Tho- qui l’attend. C’est la même absence, sous il n’analyse rien), mais en suggérant
culture pour dévoiler leur part d’om- lui approchent de la cinquantaine. mas, qu’un élément accessoire, comme d’autres figures, avec ses désirs, ses constamment une profondeur, qu’il
bre, en tirer quelque loi jusque-là la maison et les comptes bancaires qu’il deuils. Ann, douloureusement lucide, n’est jamais besoin de porter à la pleine
inconnue ou négligée. Métaphore musicale faut liquider, les papiers qu’il faut brû- mesure combien c’est en elle-même que lumière. L’intuition, dont l’expression
Pascal Quignard ne vint pas d’em- Très vite, et par la manière même ler, les meubles, et jusqu’aux pianos qui l’absence se creuse : « J’éprouve dans les est le style même de Quignard, accom-
blée au roman. Si l’on met de côté Le dont la scène est narrée, la convention se doivent disparaître. La fuite, non pas bras des hommes qui m’attirent une volup- plit ainsi son œuvre. « Les œuvres inven-
Lecteur, qui est un récit, magnifique et brise. Il n’en restera aucune trace dans éperdue mais parfaitement volontaire et té de plus en plus inconsistante. » Les bras tent l’auteur qu’il leur faut et construisent
fondateur (Gallimard, 1976), c’est en le livre. Ann est musicienne, pianiste. raisonnée, froide, sans « commentaire » d’une femme, ou la tendresse de Geor- la biographie qui convient », affirme
1979, après plusieurs essais, qu’il « Elle n’interprétait pas. Elle réimprovi- ni « jugements », hors d’un présent que ges, lui-même homosexuel, ne sauront l’écrivain, dont on sait combien il affec-
publie son premier roman, Carus (Gal- sait ce qu’elle avait lu, ou ce qu’elle avait toute signification a déserté, occupe la pas davantage combler le vide avec tionne les justes sentences. a
limard). Suivront une dizaine d’autres, bien voulu en retenir, désornant, déshar- première partie du roman. Dans la lequel il faut vivre. Patrick Kéchichian
jusqu’à Terrasse à Rome (Gallimard, monisant, quêtant anxieusement le thème seconde, Ann est confrontée à l’hypothè- L’art de Pascal Quignard atteint ici
2000). Dans ce dernier, il était ques- perdu, recherchant l’essence du thème, se et aux aléas d’une « réexistence ». une qualité et une subtilité remarqua- (1) Grasset, 2002-2005, « Le Monde des
tion d’un amour (au XVIIe siècle) qui a dans une harmonie minimale. » La méta- « L’essentiel se transporte si aisément »… bles. Cette « harmonie minimale » qui livres » des 27 septembre 2002 et
besoin d’images pour se nourrir et sur- phore musicale ainsi développée rend D’une disponibilité en apparence totale, était celle de la musique d’Ann, on la 14 janvier 2005.
tout d’« une conversation inépuisable compte avec exactitude, à la fois du sujet elle cherche « un lieu à l’écart de l’énorme retrouve chez le romancier, en plénitu- (2) Galilée, « Le Monde des livres » du
qui s’adresse à un seul être auquel tout ce du roman et de la manière de l’écrivain. ville humaine mondiale » et croit le trou- de. Une plénitude heurtée, riche, mais 2 décembre 2005.

Un réjouissant exercice Véronique Bergen plonge dans l’angoisse de l’absence d’identité


de prose d’Iegor Gran.
La véritable énigme de Kaspar Hauser
Lucie KASPAR HAUSER OU LA On a beaucoup écrit sur Kaspar Hau- Trakl, poète autrichien disparu à 27 ans, Peu importe la trame à laquelle elle a

in the sky PHRASE PRÉFÉRÉE DU VENT


de Véronique Bergen.
ser. Sur ses années d’avant son appari-
tion. Comment il racontait une exis-
tence recluse. Arraché au berceau. Sans
en novembre 1914, se laisse emporter
dans cette angoisse de l’absence d’identi-
té. Exemplaire terreur. Nombreux sont
choisi de s’agréger, il ne s’agit pas là,
tant s’en faut, de propos historiques
mais bien d’une plongée suffocante et
Denoël, 272 p., 17,10 ¤. paroles. Au pain sec et à l’eau, surveillé ceux qui se sont attachés à ce destin. fatale dans la compréhension de ce qui
LES TROIS VIES DE LUCIE, par « l’homme qui a toujours été avec Peter Handke, Werner Herzog… Véroni- est ôté. « Je ne sais pas vraiment entrer
urvivre enfermé dans des enfances moi ». Mystère des origines. Serait-il ce que Bergen s’y glisse à son tour. dans les mots, mais pourtant je ne sais

S
d’Iegor Gran.
mortes. Isolées. Noires d’un enduit fils que l’on croyait mort du grand duc plus en sortir : leurs portes sont ver-
POL, 166 p., 16,50 ¤. terreux. Des grottes, des cavernes, de Bade et de Stéphanie de Beauhar- Hallucinante polyphonie rouillées comme l’était celle de ma geôle,
des puits vertigineux où les froids nais ? Enlevé à ses parents par la comtes- Philosophe, poète, romancière (elle a leurs corps n’aiment pas ma bouche, peut-
out commence par un « Et si on le appels d’air portent en tourbillon le sou-

T
se de Hochberg dans un terrifiant com- notamment publié un essai sur Jean être ne voient-ils pas que je les appelle du
faisait, ce petit voyage ? » A la cam- venir du vent. Tout redevient sans bruit, plot de succession ? Toute l’Europe s’en- Genet chez De Boeck, en 1993, puis fond de mon silence, peut-être ne savent-ils
pagne ? A Montfort ? Ou alors à à peine l’on s’agite et le silence tombe flamme de rumeurs, le frêle jeune hom- Rhapsodies pour l’ange bleu et Aquarelles pas où, en moi, ils doivent planter leur
Constantinople, à Jérusalem ? Mystère. sur les mots balbutiés. Long chemin à me devient un personnage. Il est assassi- chez Luce Wilquin), elle nous entraîne ancre. » Kaspar se débat dans une vie
En route pour un voyage au pays des rebours, mais c’est la même histoire. né en décembre 1833 sans qu’on n’y dans une hallucinante polyphonie. Son sans repères, incapable de dire ce qu’il
phrases et des hallucinations de lecture, A Nuremberg, sur l’Unschilittplatz, comprenne rien. « Ci-gît Kaspar Hauser, texte en effet se construit autour des veut désirer. Cagoule sur la tête, ne reste
une drôle d’aventure qui vaut vraiment un lundi de Pentecôte de 1828, un ado- énigme de son temps. Naissance inconnue. voix qui en écho ressassent les temps de que l’idée qu’il se fait de la lumière. L’es-
d’être vécue. Soit donc André et Lucie, lescent de 17 ans soliloque en marchant. Mort mystérieuse. » Où est la vérité ? cette tragédie close. Celle de Kaspar poir pour un moment d’être un peu épar-
au bord du divorce après quinze ans de Qui est-il, ce sauvage, ce fou, cet abruti ? Faut-il qu’il y en ait une ? Hauser, de sa mère, de la comtesse gné. Magnifique livre qui rassemble les
mariage. Dans la première histoire – la Il va vers les passants en brandissant « Je suis venu, calme orphelin/ Riche de de H., du geôlier du garçon, de Feuer- facettes d’un diamant noir brisé. Pulvéri-
première vie de Lucie –, André est de une lettre. « Cavalier veut comme père mes seuls yeux tranquilles/ Vers les hom- bach qui s’attacha à l’époque à compren- sé. En miettes. Véronique Bergen est au
gauche, ils ont une fille, Sandrine, et les être. » Quelque chose comme ça que mes des grandes villes/I ls ne m’ont pas dre l’affaire, de l’assassin qui planta le cœur de l’énigme. Celle du vide bruyant
Du Perray sont invités à dîner. Un crime sans cesse il répète. On le boucle à la pri- trouvé malin. » Verlaine, en 1873, se coup dernier, d’un cheval aussi, porteur où se taisent les enfances. A jamais. a
se prépare. Dans la deuxième, André est son de la ville. On verra bien après… fond dans le désarroi de Kaspar. Georg d’échappée belle… Xavier Houssin
un bourgeois plutôt de droite, ils ont un
fils, Pierre, et les Du Perray ne vont pas
tarder à arriver. Une fois encore, Lucie
pourrait bien y passer.
Au terme de cette deuxième vie, la Un thriller psychologique au bord du Nil, où règnent violence et sensualité
cause est entendue : Iegor Gran s’est
amusé, avec ces deux couples stéréoty-
pés, à jouer des contraires. Arrive alors
la troisième vie de Lucie…
Dette de miel, dette de fiel
Au début, on ne comprend pas très
bien. L’impression d’avoir déjà lu ça RACHEL ROSE murs défraîchis de cette ville cosmopoli- me. Jusqu’au jour où un officier se pré- cente mal-aimée des siens, se révèle une
quelque part. Et puis, très vite, on per- ET L’OFFICIER ARABE te, fleurissent les slogans antisémites. sente à l’aube chez lui. En nuisette, proie (trop) facile pour l’officier qui,
çoit le mécanisme d’une précision horlo- de Paula Jacques. « A l’instant où la guerre de Suez avait Rachel, sa fille aînée, accueille le policier avec une redoutable perversité, souffle le
gère : Gran a enchevêtré les pages des pris fin, ce ne fut plus la guerre mais la au « regard d’or brun ». Plus que la chaud et le froid sur une famille aux
deux histoires. Implacablement. La pre- Mercure de France, 416 p., 20 ¤. paix qui devint le plus terrible. Tout de sui- peur, un trouble indéfinissable s’empare abois. Et sur la jeune femme, séduite
mière page de la première vie, suivie de te après l’expulsion des ressortissants fran- de la jeune fille et du lecteur, face à un puis conquise par cet homme au double
la première de la seconde, et ainsi de sui- l’image de Rachel, son héroïne, çais et anglais, les juifs se virent, à leur homme plein de morgue, d’assurance, visage, qui sitôt resserrés ses liens sur
te, sans changer la moindre virgule. Gau-
che, droite, gauche, droite… Un
« copié/collé » intégral. Ni gauche, ni
A Paula Jacques a depuis longtemps
fait sien ce proverbe : « Qui a bu
l’eau du Nil revient toujours à sa source. »
tour, suspectés d’impérialisme, de sionis-
me, de communisme, ou des trois à la fois.
Avec pour résultat, et dans tous les cas de
mais aussi de prévenance. Au point que,
loin d’arrêter son père, Fouad Barkhouk
se propose avec une étrange clémence
Rachel les refermera sur sa vraie proie…
De miel et de fiel, d’amour et de hai-
ne, de violence et de sensualité… C’est
droite, il n’y a plus rien, on passe à autre Une source où la romancière et journa- figure : l’arrestation, la prison, la spolia- de devenir son protecteur. dans ce constant balancement où se
chose. Simple effet de perspective ? Bien liste ne cesse de puiser, depuis Lumière tion des biens et, en dernier ressort, le ban- Mais derrière la « dette de miel » c’est muent des personnages dépeints avec
davantage en réalité, le sentiment de se de l’œil jusqu’à Gilda Stambouli souffre et nissement. » Un processus dont Salo- bien une dette de fiel qui se dissimule. finesse et complexité que Paula Jacques
laisser prendre aux mots, de s’en laisser se plaint (1), la matière de ses romans. mon Cohen, commerçant de meubles, Celle d’un fils de fellah qui, depuis l’en- nous entraîne dans ce thriller psycholo-
conter jusqu’à ce que s’accomplisse l’im- Emplis de lumières, de saveurs, d’hu- pense s’extraire ou tout du moins retar- fance, n’a connu que mépris, honte, gique qui, sur les décombres d’un mon-
pensable entre André et Lucie. mour, d’humanité, ils portent tous en der son échéance. N’est-il pas un citoyen misère, violence et dont la mère, morte de finissant, laisse entendre un éclat de
Plus qu’un simple exercice de prose, creux les blessures d’une enfance volée, égyptien qui de surcroît a toujours hon- d’épuisement et de solitude, servit chez rire salvateur. a
un jeu de pages qui n’aurait pas déplu à de l’exil, et aussi la nostalgie de sa ville ni toutes les idéologies en « isme » ? les Cohen. Bien décidé à les faire payer, Christine Rousseau
Perec. Et qui fera le bonheur tout simple natale, Le Caire, dans laquelle elle Malgré les deux convocations des servi- Fouad va trouver, en la naïve Rachel,
des lecteurs de ces Trois Vies de Lucie. a replonge ses lecteurs avec bonheur. ces de renseignement qu’il a négligées, l’instrument de sa vengeance. Moins (1) Tous au Mercure de France et en
Franck Nouchi Même si, en cette année 1957, sur les Salomon balance entre espoir et fatalis- fine et vive que Joyce sa cadette, l’adoles- « Folio ».
LITTÉRATURES 0123
Vendredi 10 mars 2006 5
Le « Je me souviens » de Christian Garcin Le bouleversant premier roman d’Anne Godard

Mémoires d’un regard Deuil éternel


J’AI GRANDI dans un espace confiné. Moins toutefois épousent le rythme singulier de terres L’INCONSOLABLE qu’ils avaient la même taille et qu’elle s’y
de Christian Garcin. que les liens de parenté réinventés sou- enclavées, vallée close de Haute-Proven- d’Anne Godard. sent bien ». Elle scrute les photos, seule,
vent – ainsi toutes ces « presque-tan- ce, où « la perte de la mémoire, qui n’était assise dans un couloir. Elle retourne le
Gallimard, « L’un et l’autre », tes » qui font office d’aïeules surnumé- pas uniquement celle d’une génération Ed. de Minuit, 160 p., 13,50 ¤. grenier à la recherche de films. Elle s’in-
168 p., 16,50 ¤. raires – qu’on fait mine de corriger pour mais une mémoire à proprement parler quiète : et si elle ne reconnaissait pas sa
mieux confirmer leur pouvoir souter- néolithique ». S’il traque « l’odeur caracté- ’Inconsolable, le premier roman voix, cela fait tant d’années. « Entendre

O
n pourra s’étonner d’abord que
J’ai grandi, récit d’enfance, voi-
re de formation, s’inscrive dans
la collection de J.-B. Pontalis,
« L’Un et l’autre ». D’autant que par
rain. Et puis le dehors des salles de clas-
se, de la maternelle, seule parenthèse de
mixité, au lycée Saint-Charles, réservé
aux garçons, des condisciples donc et
des premiers livres qui comptent ; pas
ristique de ces paysans de montagne
aujourd’hui disparus, une odeur qui
imprégnait leur maison, celle du bois de
mélèze et du foin séché, des bêtes et de la
poussière des chemins, odeur âcre et par-
L d’Anne Godard, est une surprise,
un saisissement, une troublante
trouvaille des éditions de Minuit.
Troublante ? Le manuscrit a été refusé
partout hors de la maison de la rue Ber-
la voix de ton fils et la prendre pour celle
d’un étranger, se dit-elle. Et si tu la trou-
vais désagréable ? »
Tout le roman – disons plutôt le mono-
logue – d’Anne Godard est fait de ce res-
deux fois Christian Garcin y a signé des ceux de la très mince bibliothèque fami- fois musquée », elle ne se réveille qu’au nard-Palissy. Peut-être parce qu’il va à sassement, de ce remuement intime, de
variations virtuoses, Vidas (1993) et liale mais San-Antonio, Le Grand Meaul- hasard fragile d’une rencontre avec une rebrousse-poil de ce que le lecteur cette attente. Mais qu’attend-elle, cette
L’Encre et la Douleur (1997), conformes nes, Daredevil ou Bob Morane. baraque encore à l’abandon. « Ils étaient attend. Peut-être parce que quelque cho- femme qui parle d’elle-même en se
à l’esprit d’un espace littéraire où Mais l’exercice de mémoire est tou- les derniers représentants d’une race se dans cette écriture nous heurte et disant « tu », comme si elle se regardait
l’auteur dialogue avec son « héros », le jours une nécromancie déprise de révéla- aujourd’hui disparue et ne le savaient pas, nous résiste. Peut-être parce que cet inex- souffrir ? Qu’attend-elle, alors que les
peintre avec son modèle. Aurait-il mieux tions illusoires. Garcin mesure le temps des hommes et des femmes dont j’ai gardé plicable-là est justement ce qui séduit. autres, attirés par l’oubli comme les
valu alors accueillir en « Haute Enfan- enfui comme ces trouées d’histoire qui le souvenir vivant, c’est avec eux que j’ai L’Inconsolable. Au début, tout est cohé- papillons par la lumière, ont méticuleuse-
ce » ce texte singulier, que ponctuent grandi. » Plus tard avec les livres. rent. On pense à Stig Dagerman. A son ment effacé tous les souvenirs de
des illustrations le plus souvent tirées « A la question habituelle et lancinante formidable petit livre intitulé Notre « lui » ? Que son mari l’a quittée ? Que
des archives personnelles du romancier,
photos de famille, de Marseille, qu’il
« Pris aux mots » de l’origine de l’écriture, je n’ai jamais su
répondre précisément, mais je sais qu’il n’y
besoin de consolation est impossible à ras-
sasier (Actes Sud). Et comment le serait-
ses enfants l’exhortent à aller de l’avant,
à tourner la page sur la douleur ?
habite rue d’Endoume comme ses Fidèle à la règle édictée par Jean a pas d’écriture sans lecture. » Une porte il ? Une mère a perdu son fils, l’aîné de Ce que décrit Anne Godard, c’est, au
grands-parents rue Sainte-Victoire, ou Grenier dans Lexique, constitué de salle de bains qui tarde à s’ouvrir, Le ses quatre enfants. Dans quelles circons- contraire, l’anti-travail de deuil. Cette
des lieux de villégiature qui sont aussi de mots « détournés de leur sens Diable et le Bon Dieu de Sartre dévoré tances ? On le devine page 81, on en sau- femme qui vit contre l’absence, « contre
les adresses des ascendants ? Non sans commun pour leur faire exprimer dans l’intervalle, et voilà Garcin à 20 ans ra plus vers la fin, mais cela n’a guère la vie qui la permise, contre les autres par-
doute puisque Garcin satisfait à l’une son idiosyncrasie, avec les citations gagné sans remède par un virus qui ne d’importance. ce qu’ils oublient et contre elle-même qui
des contraintes de « L’Un et l’autre » : qu’il aurait choisies », Christian le quittera plus. Des instantanés – nuée ne peut rien effacer », se constitue dans
« des récits subjectifs, à mille lieues de la Garcin livre à L’Escampette Pris de guêpes, silence absolu, goût d’un « Souvenir de la perte » ce ressassement-là. Comme s’il s’agissait
biographie traditionnelle », frontière aux mots. Lexique Deux (120 p., sandwich froid, surfeurs ou figue, nuage Ce qui compte, c’est le téléphone qui d’un besoin vital. Comme si ce mort qui
brouillée, poreuse entre ce genre classi- 14 ¤), trois ans après un premier d’oiseaux ou vol de pélicans qui l’empor- ne sonne pas, en cette date anniversaire vit en elle lui permettait d’exister plus
que et l’autobiographie en vogue. recueil. De Tarkovski qui aide à te de Vicence au Tyrol, de Rome à de sa mort. Son attente à elle. Attente, intensément. C’est en tout cas ce que
Grandir est affaire d’espace. Aussi définir le granit (« peu enclin à Munich ou Mantoue, Florence ou au silence. Elle refait la liste de tous ceux l’auteur nous laisse croire jusqu’à ce que,
tout est-il circonscrit dans les apparte- la compromission ») à Rilke qui rivage du golfe du Mexique – suffisent à qui n’ont pas appelé, pas fait un signe. coup de théâtre, des souvenirs de guerre,
ments, les pièces souvent minuscules, interroge Lou Andreas Salomé compléter le tableau impressionniste Sans cacher sa « nostalgie de ces périodes un secret de famille, la haine des autres
encombrées, ténébreuses, que l’auteur (« Quand est-ce, le présent ? »), d’un écrivain qui répugne à se livrer et anciennes », lorsqu’elle était « mieux célé- enfants éclairent de façon inattendue un
soupçonne d’être plus étroites encore du danger de l’introspection réussit la gageure de brosser un autopor- brée dans le souvenir de la perte ». Elle dénouement qu’on ne déflorera pas.
puisque l’échelle dans son regard d’en- qu’il pratique (Georges Perros : trait presque impudique à force de rete- recommence le décompte des années qui En refermant le livre, on se dit qu’une
fant doit en être faussée. Les ombres y « Un journal intime gai est nue. Privilège de la présence de l’écri- passent et qui, éloignant peu à peu le dra- écriture, un son, une musique si maîtri-
sont des silhouettes, dont restent les atti- inimaginable. Quand l’homme se vain dans ses retraits même. a me, « portent le risque d’un affadissement sés ne peuvent venir que d’une femme
tudes, les démarches, assurées ou claudi- penche sur lui-même, il n’attrape Philippe-Jean Catinchi qui [la] révolte et contre lequel [elle] doit ayant fait longuement l’expérience de la
cantes, les tournures de langage, les voix que des poissons de désastre ») à lutter sans répit ». Elle fouille la chambre- vie. Pas du tout. Anne Godard qui, sur la
et les silences. Horloges, tabourets, la vitalité crue de la langue de sa Signalons la reprise en poche de sanctuaire du mort, ses romans photo de son éditeur, semble si jeune et
armoires gigantesques et lits de fortune, fille Camille, l’humour est L’Embarquement, troisième roman de d’« héroïc fantasy », ses partitions de La frêle, n’a que 34 ans.
les meubles en imposent autant que les constant, grinçant parfois, Christian Garcin paru en 2003 Tempête, son jeu d’échecs, ses pulls à Une trouvaille, vous disait-on. a
contraintes, circulation malcommode antidote à toute morosité. (Gallimard, « Folio », 192 p., F7) grosses côtes qu’elle a fait siens « parce Florence Noiville

Rencontre Fabrice Gabriel sur les traces du passé


Forêts noires
FUIR LES FORÊTS Soit Xavier Muller, donc, « un temps, des voyages et des retours si
de Fabrice Gabriel. garçon rêveur, lyrique, nigaud » souvent répétés, pour se retourner
qui s’ennuie dans cette petite vil- encore, comme il le faisait dans son
Seuil, « Fiction & CIE », le proche de l’Allemagne : « Son sommeil, vers l’est ? » Alors, il
168 p., 17 ¤. enfance sentait la mort, c’était nor- nage, « dans l’espoir de retrouver,
mal. C’était l’odeur des bois, le au hasard d’une brasse fastidieuse,
in, intelligent, précis sans fumet vert et cendre des automnes presque sportive, un détail oublié

F jamais être précieux : si


Fabrice Gabriel ressemble
à son livre, c’est d’abord et avant
dans ce pays-là, des horribles pro-
menades certains dimanches en
vêtements neufs. Septembre : le pas-
au fond de l’eau ».

« Passé meurtrier »
tout en cela. Fuir les forêts est un sage des quetsches aux mirabelles, Fabrice Gabriel aime, lui aussi,
ouvrage rare et remarquable. Un bientôt les champignons. On nager. Et, comme son personna-
livre complexe, érudit, plein de entrait dans la saison comme dans ge, il a grandi à la frontière de la
références, mais aussi un texte une forêt, les noms eux-mêmes Lorraine, de l’Alsace et de l’Alle-
bouleversant qui se lit sans que changeaient de couleur. » magne. C’est de son obsession
jamais soient rappelées les béan- Et c’est cette enfance trop vite pour ce pays au « passé meur-
ces infinies de notre culture. Véri- gâtée par la brutale disparition trier » qu’est né ce livre. Tout
table fiction ludique, Fuir les de son frère que Fabrice Gabriel comme de son intérêt – « tar-
forêts est un puzzle à la mécani- raconte. Comment Xavier Muller dif » – pour la littérature et la
que subtile, où se mêlent les figu- rêve de s’enfuir et de se réinven- musique allemandes : « Je crois
res animées et parfois déguisées ter une famille, à l’instar de que si j’aime autant certains artis-
de, entre autres, Thomas Mann, Gérard de Nerval qui dessinait tes allemands, c’est aussi parce que
Martin Heidegger et Robert les « branches en désordre de sa j’ai profondément, primitivement
Louis Stevenson. On songe égale- généalogie délirante ». Comment détesté l’Allemagne, explique-t-il.
ment à Perec, et à ses imposantes il se réfugie dans les films et les J’ai toujours eu le sentiment d’être
contraintes. Pourtant, ces forma- livres – dont il aime répéter qu’il acculé à une frontière, d’être en
lités premières ne sont pas essen- les préfère à la vie. Avec toujours haut à droite sur une carte de Fran-
tielles, et Fuir les forêts est bel et cette question : « Quelle dette vou- ce, et que l’avenir se trouvait vers
bien un roman. lait-il donc payer, après tant de l’ouest, donc vers la mer. »
C’est aussi cela Fuir les forêts,
un livre sur l’expérience des fron-
tières : passé et présent, morts et
ZOOM vivants, dedans et dehors. Un
voyage dans le temps et les
AVANT DE PARTIR, de Guersande temps de la mémoire et des lan-
Le 23 septembre 2005, deux adolescentes se sont gues. Un voyage fragmenté et
rendues chez un ami, dans un immeuble fragmentaire dans l’histoire per-
d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) et se sont jetées du sonnelle et collective. Un roman
17e étage. Quelque temps après, un petit éditeur a mouvementé sur les terres de
reçu un texte anonyme, bouleversant, et, après l’enfance, sur le rapport au père
avoir hésité, le publie. La jeune fille signe et le dédoublement.
Guersande ces échos d’une descente aux enfers. Tous ces motifs composent ce
« J’ai essayé comme ils voulaient/comme ils vivent. » dédale où l’on aime à se perdre et
« Ils me disaient ça va aller/comme si j’étais à se retrouver tant les thèmes
malade. » Malade de lucidité, comme on l’est avant d’accepter – si esquissés sont universels. Car
l’on peut – les aménagements et les compromis. « La jeunesse le Fabrice Gabriel n’impose rien et
monde le chemin/mûrir moisir mourir pourrir. » « Ils font des laisse le lecteur remplir ses pro-
enfants/ils feront des clones/l’homme fera de pres blancs. Rien de démonstra-
l’homme/à l’identique/l’homme se fabrique/une machine/une tif ni de décoratif, mais une suite
machine à faire des machines/son image à perpétuité. » La seule d’impressions, qui refluent et irri-
réponse qu’on lui donne est qu’il faut « guérir ». Mais « comment guent ce texte dont l’architecture
guérir/d’une blessure d’infini ». Pour s’assurer de la guérison, on l’a souterraine reste invisible au lec-
même enfermée. Et droguée. « Ils ne savent que me droguer ». teur, mais finit par former un
Et ils n’ont pas su la retenir de partir trop tôt. Jo. S. tableau magistral. a
Ed. Le Grand Souffle (24, rue Truffaut, 75017 Paris), 40 p., 5 ¤. Emilie Grangeray
6 0123
Vendredi 10 mars 2006 DOSSIER
En 2005, tous secteurs confondus, plus de quatre livres achetés sur dix
étaient des petits formats. Enquête sur un secteur vital pour l’édition

Le salut par
a guerre des poches n’aura
le poche
logue du Seuil et de L’Olivier, mais les cès est dû à des auteurs maison comme

L
pas lieu en 2006, mais plus achats extérieurs ont été multipliés par Marc Lévy ou Douglas Kennedy, mais
que jamais ce secteur promet trois, en passant de 30 à 90 livres. Le aussi au fait d’avoir acheté à Lattès,
d’être essentiel pour la santé positionnement reste plutôt haut de (maison du groupe Hachette) les droits
des grandes et petites mai- gamme, avec un papier plus blanc et en poche du Da Vinci Code de Dan
sons d’édition. Quelques chif- une refonte générale des maquettes. Brown (ainsi que ceux d’Anges et démons
fres pour planter le décor. En 2005, tous Le marché du poche présente pour qui paraîtra en 2007, chez Pocket).
secteurs confondus, plus de quatre livres caractéristique d’être très concentré. les « Hors Da Vinci Code, Pocket a fait
sur dix (42 %) ont été achetés à ce for- 10 premiers éditeurs font près de 80 % + 6 %, en 2005 », précise-t-il. En 2006,
mat, selon Ipsos. Au total cela fait du marché et sont aux mains des princi- la maison mise sur Kurogawa, sa mar-
107,9 millions d’exemplaires vendus l’an paux groupes. A tout seigneur, tout hon- que de mangas, et crée aussi une nouvel-
passé, soit une progression de 1,9 %, neur, Hachette détient 60 % du Livre de le collection en littérature étrangère.
dans un marché de l’édition qui stagne. poche (40 % à Albin Michel), 50 % de la Le marché doit sans cesse être animé.
En valeur, les ventes en poches ont repré- filiale française d’Harlequin et 30 % de Il faut lancer des opérations spéciales,
senté 636,4 millions d’euros, une pro- J’ai lu, où elle fait plus office de partenai- accompagner les adaptations pour le
gression de 4,4 % qui est constante re dormant, mais récupère son prorata cinéma ou la télévision... Chez Folio, qui
depuis cinq ans. Cela ne représente tou- de bénéfices. Editis est propriétaire de offre 4 500 titres en références et
tefois qu’un quart du chiffre d’affaires Pocket et de 10/18, sa collection de pres- 300 nouveautés par an, la diversifica-
de la profession. tige. Gallimard détient Folio. Suit Flam- tion de l’offre est devenue la règle. Il y a
Dans ces conditions, il n’est pas éton- marion, actionnaire à 70 % de J’ai lu et désormais quinze séries. A l’automne, la
nant que les principaux acteurs du mar- propriétaire de GF et de Champs. marque de Gallimard a lancé sa collec-
ché aient décidé de pousser les feux. tion de biographies inédites, à raison de
Petit parmi les grands, Hervé de la Marti- Diversification de l’offre douze titres par an. En mai, ce sera le
nière a décidé de relancer « Points » A côté, il existe une kyrielle de petites lancement de « Folioplus philosophie ».
(4,5 % de parts de marché en volume), collections souvent qualifiées de semi- Avec 14 % du marché en volume, der-
qui est devenu une filiale à 100 % du poche. « Double » pour Minuit, rière Pocket (19 %) et Le Livre de poche
Seuil, au 1er janvier. Sous la houlette « Babel » pour Actes Sud, « Bis » pour (20,6 %), Folio arrive en troisième posi- rénover toutes les maquettes de ses col- Girard a acquis de Stock pour « Folio »
d’Emmanuelle Vial, ex-responsable de Viviane Hamy, « Piccolo » pour Liana tion, devant J’ai lu (7,6 %). Mais la collec- lections. Quant au Livre de poche, des les droits en poche de Mes Mauvaises
Librio, arrivée en 2005, cinq nouvelles Levi, « Libretto » pour Phébus, « Tem- tion jouit d’une part stable qu’elle sait choix de relance seront arrêtés en sep- Pensées, de Nina Bouraoui, prix Renau-
collections vont voir le jour cette année pus » pour Perrin, « Arcanes » pour développer. tembre, une fois examinées les forces et dot 2005.
(« Fantasy », « Poésie », « Thriller », Joëlle Losfeld, « Quadrige » pour PUF, Dans les grandes maisons, les poches faiblesses de la maison. La seconde tendance, dans le sillage
les grands romans de Points et « Le plus d’autres collections chez Le Dilet- constituent un secteur éditorial à part Car deux tendances lourdes sont à du grand format, c’est la montée en flè-
Goût des mots », une collection confiée tante, La Découverte, Odile Jacob, Ram- entière. Après l’arrivée de Marie-Pierre l’œuvre sur ce marché devenu très ches des à-valoir. Non divulgué, le mon-
à Philippe Delerm). Le nombre de nou- say, Rivages... Sangouard à la tête de J’ai lu, en 2005, la concurentiel. Les logiques de groupe tant du chèque fait par Albin Michel
veautés devrait doubler en passant à Jean-Claude Dubost, PDG d’Univers nomination de Cécile Boyer-Runge en font que les titres des maisons d’Ha- pour l’acquisition des droits de Cellulai-
200 titres, plus 45 en sciences humai- poche, la filiale d’Editis, est conscient 2006 marque la féminisation de la pro- chette vont se diriger plus naturelle- re, de Stephen King, a fait l’objet « de
nes. « L’objectif est d’augmenter les ventes d’avoir fait une année exceptionnelle en fession. Les deux femmes présentent ment vers le Livre de poche, tandis que négociations redoutables », a indiqué à
et le chiffre d’affaires de 70 % », souligne 2005, avec 25 millions de livres vendus, une autre caractéristique commune : les maisons d’Editis se tournent vers Livre hebdo Tony Cartano, le directeur
Emmanuelle Vial. Pour son développe- ce qui lui a donné la première place en elle viennent toutes les deux du commer- Pocket ou 10/18, même si le principe du service étranger d’Albin Michel. a
ment, Points compte puiser dans le cata- valeur devant Le Livre de poche. Ce suc- cial. En 2006, J’ai lu a pris l’initiative de des enchères reste de mise. Ainsi Yvon ALAIN BEUVE MÉRY

Le succès d’une idée née au XIXe siècle


a bonne santé du livre de poche du livre, au XXe siècle, elle est à la remor- livre de poche s’insère en règle générale Le succès du livre « pour filles » Le dia- son format. Par exemple, on trouve

L dépend toujours d’une tendance


économique et historique. « Si l’on
voit apparaître les ancêtres du livre de
que », note M. Mollier. En 1935, Pen-
guin avait lancé le premier poche histori-
que, au prix de 6 pences, rejoint en
dans une collection, ce qui entraîne une
fidélisation du lecteur, pour le coup
assez délicate à analyser.
ble s’habille en Prada, de Lauren Weisber-
ger (Fleuve noir) en constitue un bon
exemple. Des collections se sont créées
aujourd’hui des textes de Kant très bien
édités en poche.
Reste que « le livre demeure un produit
poche au milieu du XIXe siècle, ce n’est pas 1939, aux Etats-Unis, par Simon sur ce genre. Autre segment dynamique trop cher, ce qui explique selon M. Mol-
un hasard, explique Jean-Yves Mollier, & Schuster, qui crée, en 1939, le fameux Romances, classiques ou polars du marché : le livre policier. lier, les raisons fondamentales du suc-
professeur des universités. C’est le quarter (25 cents, soit environ 5 euros Cinquante ans plus tard, qu’en est-il Enfin, pour M. Mollier, « on mesure cès du poche ». Dans ces conditions, l’ave-
moment précis où le livre se démocratise. » dans les deux cas). au juste ? Si l’année 2005 apparaît com- encore mal la visibilité du livre à bas prix, nir du livre dans une société de masse
En 1838, le prix moyen d’un livre, c’est En 1953, la France se met aux normes me atypique et incertaine pour l’édition mais ils sont de plus en plus présents et de repose sur la capacité de l’édition à créer
15 francs de l’époque, ce qui équivaut à et permet la lecture de masse. Tout cela en général, le livre de poche, lui, se porte plus en plus lus ». La vente de livres par des poches de qualité, à un prix aborda-
80 euros d’aujourd’hui, soit un produit a été accompagné par l’émergence de bien. Pour M. Mollier, « la principale rai- les journaux – phénomène qui trouve ble.
réservé à une élite. Dix-sept ans plus nouveaux modes de consommation : les son de son succès, c’est qu’il continue d’être aussi son origine en Italie – concourt à Si à l’origine, le poche est un format
tard, en 1855, le prix moyen est tombé à lectures sentimentales, comme les Harle- offert à un prix raisonnable ». Aujour- sa manière à promouvoir le livre bon destiné à assurer au livre sa deuxième
1 franc, soit environ 4,50 euros. quin, ou les sulfureuses pulp fiction et d’hui, les jeunes achètent quasi exclusi- marché. vie, Jean-Yves Mollier anticipe comme
Cent ans plus tard, en 1953, c’est la erotic fiction, lues à des millions d’exem- vement des poches : les ouvrages pres- Alors que dans un article retentissant tendance forte pour l’avenir « un vérita-
naissance du Livre de poche, avec Koe- plaires par les GI, dont elles épousaient crits par les professeurs, mais aussi les paru en 1962 dans le Mercure de Fran- ble essor de l’inédit, y compris en littératu-
nigsmark, de Pierre Benoit, lancé par la poche du battle dress. livres de jeunesse, les mangas ou le ce, le critique d’art et philosophe Hubert re », domaine jusqu’à présent plutôt
Henri Filipacchi, au moment où la Fran- De fait, le premier critère du livre de genre fantasy. Damisch était parti en guerre contre épargné. Par ailleurs, conclut-il, « toutes
ce s’ouvre à la société de consommation. poche est physique : c’est avant tout un A cela s’ajoute le poids toujours « la culture de poche », la période actuel- collections confondues, la part du poche
Mais, « alors qu’au XIXe siècle la France format, 11,5 cm × 18 cm. Sa deuxième important des collections sentimentales le dément tous ceux pour qui la qualité devrait aller croissant ». a
avait été pionnière dans la baisse du prix caractéristique est un prix bas. Enfin, un qui se sont modernisées et diversifiées. d’un ouvrage était consubstantielle à A. B.-M.

LE CYGNE
L’art délicat du contre-pied
GREGOR ans la nouvelle collection tian Bourgois a décidé de jouer Dürrenmatt (1921-1990), Jus- non réédités et aussi dans le
VON REZZORI D de poche créée par Chris-
tian Bourgois, il n’y a pas
de no 1. « Peut-être en septem-
le contre. Il a fait appel à un nou-
veau graphiste, Cédric Scandel-
la, qui a réalisé des couvertures
tice, et un essai sur l’histoire de
l’art de Roland Recht, La Lettre
de Humboldt. Ce dernier exem-
catalogue des éditeurs amis.
« Il y a tant de possibilités ou de
titres épuisés », remarque-t-il.
bre », finit-il par concéder. Mys- où se détache le nom de ple témoigne de la volonté de Au hasard, dans la liste des
tère. Quand on s’appelle Chris- l’auteur, disposé verticalement Christian Bourgois de ne pas auteurs qu’il souhaite faire
tian Bourgois, que l’on a qua- et en gros caractère, sur un fond publier que de la littérature reparaître, figurent des titres
rante ans de travail d’éditeur blanc mat. Une vingtaine de étrangère, mais aussi des de Sybille Bedford, Walter Ben-
derrière soi et que l’on a notam- titres seront publiés chaque romans et des essais écrits par jamin, Pierre Boulez, William
ment comme fait d’arme dans année. Par les choix très person- des auteurs français. Cinq Burroughs, Norbert Elias, Jean-
sa carrière d’avoir mis au pina- nels des six premiers ouvrages, autres titres sont programmés Luc Nancy, David Rousset,
cle la collection 10/18 dans les en librairie le 9 mars, Christian en mai, dont Gothique charpen- René Thom ou encore Paul
années 1970, on peut se permet- Bourgois confirme sa réputa- tier, de William Gaddis, et A la Virilio.
tre de cultiver cet art du tion d’éditeur exigeant. Il y a cadence de l’herbe, de l’Améri- Les premiers tirages seront
teasing. « Titres », c’est le der- deux romans du Chilien Rober- cain Thomas Mac Guane. En de 5 000 à 6 000 exemplaires,
nier enfant de M. Bourgois, to Bolano, La Littérature nazie juin, sortiront notamment avec des prix allant de 5 à
son nouveau pari. « Aujour- en Amérique du Sud et Etoile dis- deux titres du poète russe 7 euros. « Je n’ai pas l’intention
d’hui, les livres de poche sont tante, et deux de l’Espagnol Ossip Mandelstam. de refaire 10/18 pour un public
tous très beaux, constate-t-il, ils Enrique Vila-Matas, Abrégé qui n’existe plus », indique
ont le plus souvent une superbe d’histoire de la littérature portati- Editeurs amis Christian Bourgois, mais si le
photo reproduite sur leur couver- ve et Enfants sans enfants. Ses sources promettent succès est au rendez-vous, le
ture, le problème, c’est qu’ils se Pour compléter la palette, un d’être diverses. Il entend certes vieux lion pourrait montrer que
ressemblent tous. » roman de l’écrivain suisse de puiser dans son propre fonds, son intuition reste intacte. a
Dans ces conditions, Chris- langue allemande Friedrich mais aussi dans tous les poches A.-B. M.
DOSSIER 0123
Vendredi 10 mars 2006 7

En Grande-Bretagne, un secteur crucial


dans la guerre commerciale
es grandes librairies d’outre-Man- lions d’exemplaires. L’industrie de devons trouver de nouveaux lecteurs,

L che semblent offrir des soldes


permanents. De rayonnages en
étagères, des autocollants aux cou-
l’édition et de la distribution est de
plus en plus concentrée, et les ven-
deurs de plus en plus dépendants
au-delà du marché traditionnel, dans
l’industrie du loisir, dont nous faisons
partie. Les gens dépensent pas mal d’ar-
leurs vives attirent l’œil sur les heu- financièrement des best-sellers. 50 % gent dans l’achat de magazines, de CD
reux livres gratifiés de « discounts ». des livres sont achetés dans les maga- ou de DVD, plutôt que dans les poches.
Le « discount », la remise accordée au sins des grandes chaînes spécialisées, Ce sont eux que nous devons intéresser à
client, est l’argument choc du vendeur comme Waterstone’s, Borders ou WH nos produits. »
pour séduire le lecteur sur un marché Smith, et dans les supermarchés. De plus en plus de livres sont direc-
britannique ultra-concurrentiel. C’est Sur le prix affiché d’un livre, les édi- tement vendus en format de poche.
la principale arme utilisée dans la teurs accordent en moyenne une remi- C’est le cas de trois des vingt meilleu-
guerre des prix dont les livres de se de 55 % aux grossistes dont 35 % res ventes de fiction en 2005. Certains
poche, notamment, sont l’objet. sont transmises aux libraires. Ces auteurs à succès comme John
En Grande-Bretagne, à l’inverse de rabais profitent plus aux livres bro- Grisham et Nick Hornby ont plus
la France, le prix du livre est libre. Pen- chés qu’aux poches. Exemple : le der- vendu en poche qu’en format broché,
dant près d’un siècle, un vieux texte, nier ouvrage du jeune chef cuisinier malgré la faible différence de prix
le Net Book Agreement, a imposé des Jamie Oliver, affiché à 20 livres entre les deux offres. D’autres critères
tarifs aux libraires. Il a été aboli en (28 euros), se vend 7,99 livres dans de choix que le prix entrent en jeu,
1997. En l’absence de l’équivalent de les grandes surfaces (environ comme la commodité de maniement
la loi Lang, le marché dicte désormais 11 euros). Pour les poches, les possibi- et de lecture.
sa loi, au grand bénéfice du consom- lités de remise sont forcément plus fai- Les éditeurs sont soucieux de ne
mateur. « Les prix n’ont cessé de bais- bles. « Mais, dans notre stratégie com- pas trop dévaloriser leur produit. « Il
ser », constate Susan Lamb, directrice merciale, nous mettons autant l’accent ne faut plus baisser le prix des poches,
générale d’Orion, l’un des géants de sur les poches que sur les brochés », sou- note Peter Bowron. En outre, les bro-
l’édition, racheté par Hachette. « Le ligne Susan Lamb. chés restent essentiels pour notre presti-
marché des “poches” est très stimu- ge et notre image. Ce sont eux que les cri-
lant », ajoute-t-elle. Aujourd’hui, un « Le discount a ses limites » tiques littéraires lisent en priorité. »
livre de poche est vendu en moyenne Pour certains éditeurs, la bataille Tous les professionnels mettent en
6,99 livres (10 euros). du poche est encore plus cruciale. Ran- avant leur volonté de diversifier l’of-
2005 a été, pour l’édition, toutes dom House occupe 14 % du marché, fre, de prolonger autant que possible
catégories confondues, l’année de notamment sous la marque la vie des livres « ordinaires », d’être
tous les records : on y a acheté plus de Transworld, et vend près d’un livre de fidèles aux « écrivains maison »,
T livres et à un moindre prix, sur un fiction sur trois en Grande-Bretagne. quels que soient leurs résultats, et
AR
AZ
NTB marché national dominé par le triom- « Le poche représente 70 % de nos ven- d’amener sans cesse sur le marché de
RE
LAU phe de deux auteurs, J. K. Rowling, la tes, précise Peter Bowron, directeur- nouveaux auteurs. Toutes choses ren-
IN
SS
DE créatrice d’Harry Potter, et Dan général de Random House. Le dis- dues possibles par les profits engran-
Brown, dont les quatre romans se count a ses limites et le prix a atteint gés grâce aux poches. a
sont vendus à un total de plus de 5 mil- aujourd’hui un juste niveau. Nous Jean-Pierre Langellier

L’étonnante fortune des livres à 2 euros Petit format,


e succès ne se dément pas pour Le Le créneau ciblé est celui des livres lu, en 1994, dispose d’un catalogue de marché. Depuis sa création en 2002, il petit prix
L petit livre de Kiki la cocotte, de Lau-
rent Gaulet, un recueil d’onomato-
pées à répéter rapidement. Edités chez
pratiques, occupé aussi par Marabout.
« Nous avons beaucoup travaillé sur leur
emplacement dans les librairies », préci-
plus de 500 titres disponibles. En 2005,
elle a vendu 3,5 millions d’exemplaires.
Elle couvre tous les segments, de la litté-
a vendu 3 millions d’exemplaires. Cha-
que année, sa collection grossit d’une
trentaine de nouveautés, et dépasse ille et une nuits est la maison
First, dans la collection « Le petit livre
de », au prix de 2,90 euros,
130 000 exemplaires se sont écoulés,
se M. Barbare. En 2006, il est prévu
d’élargir au champ de la santé, mais
aussi de la culture générale, avec par
rature aux livres pratiques, en passant
par les policiers, les anthologies. Cette
année, le leader de l’édition à petit prix
désormais les 200 titres. Le catalogue
est éclectique. De De la constance du
sage, de Sénèque, à Mes Départs, de
M par lequel « le scandale » est
arrivé. En 1993, elle lançait en
France le premier petit livre à bas prix et
depuis sa parution, il y a deux ans. Par- exemple Le petit Livre des grandes dates a décidé de faire un grand nettoyage de Panaït Istrati, il édite aussi bien des à fort tirage. Aujourd’hui, elle fête son
mi les autres incontournables, Le Petit de l’histoire de France. printemps : elle réduit de 13 à 5 le nom- classiques, qui bénéficient de l’image 500e titre, avec La Moelle de la vie, une
Livre du wok ou des crumbles, tous deux Loin de voir sa dynamique cassée bre de ses collections et modifie le gra- de marque de la maison, que des moder- anthologie originale d’Henry David Tho-
d’Héloïse Martel. par le passage à l’euro, le marché du phisme de sa maquette. Dans le même nes qui sont puisés dans le fonds de reau (1817-1862) établie et traduite de
Lancée en 1995, la collection, qui livre à 10 francs a été dopé par l’éven- temps, elle lance en mars une nouvelle Gallimard. l’américain par Thierry Gillyboeuf.
comprend une centaine de titres à son tail des prix permis par le passage à la collection de guides de voyage en Entre-temps, la maison a été rachetée
catalogue, et publie 40 nouveautés par nouvelle monnaie (de 1,5 ¤ à 3 ¤, soit couleur. Les premiers titres concernent « Produit d’appel » par Fayard en 1999, qui en a fait une de
an, a pris son envol depuis deux ans. du simple au double). De fait, ce sont les grandes villes européennes et se Les volumes vont de 96 à 144 pages. ses enseignes. Mais « La petite collec-
Les ventes ont doublé sur cette période les collections qui ont choisi d’arrondir positionnent clairement comme guide « La collection sert de produit d’appel, tion » de Mille et une nuits a gardé pour
pour atteindre 1,9 million d’exemplai- leur prix à 2 ¤, comme « Librio », dès d’appoint. pour ceux que la littérature intimide », caractéristique de publier en poche beau-
res en 2005. Pour Vincent Barbare, 2003, et « Folio », qui en a fait sa mar- Hostile à l’origine aux éditions à bas explique Yvon Girard. Elle draine coup de textes inédits ou originaux, com-
PDG des éditions First, « le principe en que distinctive, qui ont réalisé les prix, Yvon Girard, directeur de même des lecteurs vers les titres des me Règle pour le parc humain, de Peter
est simple : il s’agit de petits livres, édités meilleures opérations. « Folio », est, sur un registre diamétra- auteurs présents dans les autres collec- Sloterdijk, ou Avertissement aux écoliers
en noir et blanc avec un prix et une pagi- Bénéficiant de son antériorité, la mar- lement opposé à celui de « Librio », tions. La marge dégagée peut être éva- et lycéens, de Raoul Vaneigem. Une des
nation identiques (160 pages) ». que « Librio », qui a été créée par J’ai l’éditeur qui a le mieux tiré profit de ce luée à 400 000 euros, par an, pour raisons qui présidaient à cela est que la
800 000 exemplaires vendus. maison ne disposait d’aucun fonds à
Egalement présents sur le segment exploiter à l’origine.
du livre à bas prix, Le Livre de poche et Par ailleurs, elle a remis au goût du

De nombreux romans policiers inédits Pocket semblent plutôt en posture


défensive. Les deux poids lourds du
poche restent pour l’instant rivés à
jour et édité à bas prix des classiques
comme L’Art d’avoir toujours raison,
d’Arthur Schopenhauer, vendu à plus de
1,50 ¤, qui était le prix le plus proche 150 000 exemplaires, Le Prophète, de
ongtemps considérés comme une mat par Rivages/Thriller, souvent à lance quatre ou cinq nouvelles séries des 10 francs. Chez Pocket, qui n’édite Khalil Gibran, Le Droit à la paresse, de

L littérature de gare, les policiers


ont beaucoup été publiés au for-
mat de poche. Un inventaire des collec-
l’occasion d’une nouveauté. Ce mois-
ci, par exemple, paraît un nouveau
roman de Tony Hillerman, L’Homme-
par an, ce mois-ci les polars médiévaux
de Viviane Moore. Une mention spécia-
le doit être faite pour Paul Doherty, qui
que des classiques – une petite quaran-
taine –, la relance de cette collection
n’est pas prévue en 2006.
Paul Lafargue, ou encore L’Art de la
guerre, de Sun Tzu.
Aujourd’hui, « La petite collection » a
tions qui ont popularisé le genre squelette, accompagné de la réédition avec quatre séries sous des pseudony- Il n’en va par de même pour le Livre 450 titres disponibles sur les 500 ins-
demanderait un ouvrage entier. Aujour- en poche de Le vent qui gémit. La situa- mes différents a déjà à lui seul une tren- de poche, où Cécile Boyer-Runge a pris crits à son catalogue. D’un format de
d’hui que la littérature policière a tion des auteurs français est plus com- taine de titres au catalogue. Enfin, Le la succession de Dominique Goust. 10,5 × 15 cm, les poches d’une centaine
acquis ses lettres de noblesse, elle est plexe. Thierry Marignac publie deux Livre de poche fait paraître directe- Fort de ses 80 titres, pour l’essentiel de pages sont vendus 2,50 ¤ voire 3 ¤
généralement publiée en grand format, nouveaux titres, l’un en grand format ment les premiers titres de certains des classiques annotés, « Libretti », la pour les quelques titres qui atteignent
quand il s’agit de titres inédits, avant chez Payot, l’autre en poche chez auteurs qui ont mis un peu de temps à collection à 1,50 ¤ du Livre de poche, 200 pages, comme La Route de Varen-
d’être republiée en poche. Rivages/noir qui fait une assez large trouver la faveur du public français. constitue « un véritable axe de réflexion nes, d’Alexandre Dumas. En 2005, tous
Le succès de « Folio policier » chez place aux inédits français, puisque un C’est le cas entre autres de Ian Rankin, et d’investigation », précise Mme Boyer- titres confondus, 300 000 exemplaires
Gallimard a eu raison de la Série noire, Pascal Dessaint et un Jean-Paul Noziè- dont les aventures de l’inspecteur Runge. Une « mise à plat » va être ont été vendus.
qui, après avoir été identifiée pendant res paraissent aussi en même temps. Rebus traduites en français ont menée, d’ici à septembre. Rien n’est La maison publie désormais vingt
plus de cinquante ans comme une col- Le cas de Grands Détectives, chez d’abord été publiées au Rocher puis au pour l’instant arrêté : changement de nouveautés par an. Dans son catalogue,
lection de poche, a désormais adopté le 10/18, est un peu à part. La production, Masque. Les quatre premiers épisodes prix, de maquette, développement de la le philosophe allemand Feuerbach
grand format. Mais la situation actuel- largement dominée par le polar histori- de la série, traduits ultérieurement, ont production, mais il s’agit de ne pas se côtoie Feydeau. L’éclectisme prévaut,
le est contrastée. Ainsi Rivages/Noir que, est constituée à 80 % d’inédits. été d’emblée publiés en poche. a couper d’un marché jugé rentable. a ainsi que le choc des cultures. a
réédite les titres publiés en grand for- Depuis quelques années la collection G. Me. A. B.-M. A. B.-M.

43 ouvrages 750 auteurs

À paraître en 2006
Hermès 44, Économie et communication
Hermès 45, Société de la communication et accès aux savoirs
Hermès 46, Événements internationaux et médiatisations nationales
8 0123
Vendredi 10 mars 2006 ESSAIS
patriotisme américain est-il plus complexe, plus dou-
loureux qu’il n’y paraît ? » On se contentera du
point d’interrogation : l’étape suivante l’appelle. A
Atlanta, il aperçoit la classe moyenne noire, mais
ne va pas non plus à sa rencontre. C’est dommage.
Au début de son voyage, l’auteur indique avoir
« parcouru les premières pages » d’un livre que le
sociologue Alan Wolfe lui a donné la veille à Bos-
ton. Ce livre, One Nation, After All, remarquable tra-
vail d’Alan Wolfe sur les classes moyennes américai-
nes, peut-être BHL aurait-il dû le lire jusqu’au
bout ?

Vision politique
Il en va tout autrement, heureusement, de l’épilo-
gue analytique. Là, quittant les rivages du superfi-
ciel, le philosophe Bernard-Henri Lévy nous livre
sa vision politique du « vertige » américain. Il
conclut à « une crise, plutôt qu’une extinction du
modèle ». Il aborde, enfin, le 11-Septembre et le ter-
rorisme, met à bas les thèses de Fukuyama et de
Huntington, professe son admiration pour Michael
Walzer, le théoricien des guerres justes et injustes,
dont il se sépare douloureusement, pourtant, sur la
question du débat sur la torture, « car ce débat n’est
pas digne, non ». Il corrige ses descriptions simplis-
tes des megachurches par une relativisation du fon-
damentalisme religieux américain, dont il rejette le
parallèle avec le fondamentalisme musulman : les
Etats-Unis, résume-t-il, restent un pays laïque, où
la religion n’est pas synonyme d’extrémisme.
Bernard-Henri Lévy s’attarde longuement sur
les néoconservateurs, stigmatisés par « l’épaisse
ignorance de l’anti-américanisme européen », qui,
finalement, le déçoivent, mais auxquels il rend grâ-
ce d’avoir remis des idées, voire de l’idéologie, dans
le débat américain et d’avoir réinjecté la valeur
démocratie dans la politique étrangère. C’est bien
plutôt à la gauche, en particulier à son intelligent-
sia, qu’il en veut de ne pas avoir mené le combat
indispensable contre Abou Ghraib, Guantanamo et
Parade militaire. CARL DE KEYZER/MAGNUM PHOTOS la torture.
L’écrivain garde néanmoins confiance dans la
villes cassées. La violence de Rikers Island, l’île- prodigieuse capacité de l’Amérique à se réinventer.

A nous deux prison de New York. La perfection médicale de la


célèbre clinique Mayo, dans le Minnesota. Les
comptes de Tracy, fille et femme divorcée de
mineur, serveuse à Grand Junction, Colorado,
Il salue « une fièvre, une ébullition, une inventivité
intellectuelle dont nous n’avons pas idée en Europe et
qui auront été l’une des vraies surprises de cette enquê-
te », relève, « presque partout, des signes de différen-

l’Amérique !
pas assez glamour pour avoir droit à un nom de ciation, et donc de singularisation » contre la domi-
famille dans American Vertigo, mais que l’aide nation du politiquement correct, rend hommage
sociale, contrairement à la légende, n’a pas laissé « à tous ces irréguliers » qu’il reconnaît « n’avoir pas
sombrer. assez évoqués ». Et c’est finalement lui, BHL, qui
Oublier BHL ? Impossible. Chaque ligne nous identifie ainsi dans la seconde partie de son livre les
rappelle qu’il est là. Il est là, avec Sharon Stone et faiblesses de la première. a
ses jambes décroisées, pour nous préciser qu’ils Sylvie Kauffmann
se sont déjà rencontrés. Il est là pour dénicher de
l’antisémitisme chez un vieux rebelle indien et

« Américain Vertigo », un « reportage d’idées » s’étonner qu’au lieu de ces casinos « qui ne veu-
lent rien dire » les Indiens miséreux ne créent pas
« Un vaillant combattant »
plutôt « un Yad Vashem de la douleur indienne ». La parution d’Une imposture française, de
de Bernard-Henri Lévy sur les traces de Tocqueville Il est là pour réduire le malentendu entre Bill Nicolas Beau et Olivier Toscer (Les Arènes,
Clinton et la gauche américaine à une question 222 p., 14,90 ¤), clôt une série de livres
de puritanisme, et l’ambition politique d’Hillary consacrés à Bernard-Henri Lévy. En un
Clinton à sa volonté de laver « la tache ». Et, para- peu plus d’un an sont ainsi parus Le B.A.
ublier BHL. Oublier l’auteur que justifié ? L’idée d’un Occident rassemblant l’Euro- doxalement, il est là aussi à travers les omissions BA du BHL, de Jade Lindgaard et Xavier

O
l’on adore haïr, la mise en scène pe et l’Amérique du Nord conserve-t-elle un qui affaiblissent le propos : la recherche et les de La Porte (La Découverte), BHL, une
démesurée, le système parisien et sens ? Où en est la démocratie ? Ou, formulées temples du savoir (Harvard ? Stanford ?), le capi- biographie, de Philippe Cohen (Fayard), et
son cousin de New York, qui n’a autrement : « l’Amérique serait-elle à un tournant talisme et ses crises (Wall Street ? Silicon Valley ? Bernard-Henri Lévy, une vie, de Philippe
rien à lui envier. Oublier Danny de son histoire ? Qu’est-il arrivé au rêve fou ? » Enron ?), le quatrième pouvoir et ses défis (la Boggio (La Table ronde). Ecrit par deux
Pearl, cette vie brillante et généreu- Questions importantes et légitimes. presse ? la télévision ? Internet ?) sont curieuse- journalistes (Nicolas Beau travaille au
se sauvagement fauchée, que Bernard-Henri Pour trouver la réponse, Bernard-Henri Lévy ment absents de ce périple. Aucune absence, Canard enchaîné et Olivier Toscer au
Lévy s’est – à quel titre ? – appropriée et dont il ne ménage pas sa peine. Voya- cependant, n’est aussi regrettable que celle des Nouvel Observateur), Une imposture
se sert comme d’un sésame aux Etats-Unis. Lire AMERICAN geur de luxe, sans doute, classes moyennes, cette fameuse « middle class » française se présente comme une enquête
ce dernier livre comme si c’était le premier d’un VERTIGO mais voyageur quand même, qui fait l’Amérique bien plus que les bordels asep- sur le système « BHL » – « la marque la
intellectuel français parti à la découverte de de Bernard- il dévore 20 000 km en neuf tisés du Nevada ou les carrioles des Amish. Notre plus achevée du système médiatique
l’Amérique, tel Tocqueville il y a un peu plus de Henri Lévy. mois, rencontre, observe, aristocrate parisien aurait pu la rencontrer en français », estiment les auteurs –, une
cent soixante-dix ans. dîne (beaucoup), visite, lit, famille, par exemple, en allant passer quelques plongée « au cœur des réseaux qui
Et s’en tenir à cette ligne. American Vertigo est Grasset, parle, questionne, écoute, heures sur les gradins baignés de la lumière des gouvernent aujourd’hui la production de
alors non pas une enquête, mais une quête, pas- 496 p., 20,90 ¤. s’étonne. Il y a, dans ce jour- soirs d’été d’un stade de base-ball, plutôt qu’en l’information, avec ses compromissions, ses
sionnée et insatisfaite, de l’identité américaine et nal de bord, quelques essayant de percer la signification patriotique de arrangements et ses lâchetés ». La chute du
des ressorts d’une nation qui n’a jamais cessé de moments forts. La rencontre avec Jim Harrison, ce passe-temps national dans un musée. livre résume bien la thèse de Beau et
nous fasciner. Que va chercher, au fond, à part la « écrivain, donc dissident », « découragé mais Souvent, dans son récit, Bernard-Henri Lévy met Toscer : « A défaut d’être un athlète de haut
notoriété, l’auteur de La Barbarie à visage humain intraitable », qui lui en rappelle une autre, avec le doigt sur de vraies questions, mais passe son che- niveau », BHL ne serait « qu’un vaillant
en Amérique ? Trois questions le taraudent, au Bohumil Hrabal, à Prague, en 1989. Les images min avant d’avoir trouvé la réponse. « C’est étrange, combattant des arts, des lettres et des médias.
moment du départ : l’anti-américanisme est-il apocalyptiques de Buffalo, Cleveland et Detroit, cette obsession du drapeau, observe-t-il. Peut-être le En somme un tigre de papier ».

Le premier geste d’un philosophe


A
près-midi radieuse de mai, pouvoir tourner la page, sous le soleil, qui vient crier : « Ne faites donc pas terrorisme un combat politique, les Foucault, Havel, Patocka.
château de Ferrières, pelouse comme si rien n’était. Le voilà donc comme si tout allait bien ! », et met islamistes des gens respectables. Cet Ce penseur « décalé, déraciné et fier
fraîchement tondue, propriété qui s’avance en hurlant dans ce cercle sous les yeux de ses semblables la homme en colère, jetant ses livres de l’être », qui se méfie tant des
des Rothschild. Premier printemps bien agencé. Personne ne comprend ce réalité, sa désagréable dureté, ses comme projectiles dans nos convictions, livre malgré tout certaines
après la libération des camps. La qu’il veut dire… Alors, il défait sa horreurs qui portent à regarder indifférences, veut seulement qu’on de ses boussoles. Par exemple :
demeure a été transformée en foyer chaussure, et la lance avec rage au ailleurs. Le pire n’est jamais sûr, voie ce qui est : Milosevic criminel de apprendre à surmonter la
d’accueil pour tout jeunes rescapés. milieu du parterre ! André certes, mais il est toujours possible. guerre, les Tchétchènes martyrs dans « napoléonite », syndrome récurrent,
Ces enfants juifs ont survécu de Glucksmann, ce jour-là, inaugure sa Rappeler constamment cette vérité « Guernica puissance dix », l’Europe empêchant de voir le mal, faisant
justesse. Ils commencent à peine à vie philosophique. n’a rien à voir avec une prophétie coupable de se taire. Préférer croire qu’une personnalité
revivre. Ce jour-là, ils sont bien coiffés, Il sait bien, aujourd’hui, que le petit d’apocalypse. Ce qui fait courir Soljenitsyne à Brejnev, dénoncer les providentielle va pourvoir au bonheur.
et les adultes ont leur vêtement du garçon d’alors fut injuste, trompé par Glucksmann, c’est au contraire une pièges pacifistes, combattre les délires Ou encore : entendre la leçon des
dimanche. Le baron et la baronne les apparences. Mais il dit aussi, et conscience toujours en éveil des antiaméricains lui a valu, poètes, Baudelaire, Hugo ou Mallarmé,
viennent en visite. Emotion, gratitude, magnifiquement, comment ce geste régulièrement, insultes et calomnies. lus avec ferveur, en maîtres de pensée
espérance, retour à la paix, à la
normale. Décor de sérénité, scène
demeure celui de toute une vie.
Troubler les bonnes consciences, CHRONIQUE Mais son choix, dès le premier jour, fut
le scandale du vrai et le sentiment
et de vie plutôt qu’en agenceurs de
mots. Eux aussi nourrissent sa colère
d’oubli, déjà, comme si rien n’avait eu
lieu ?
perturber les consensus amnésiques,
rappeler l’existence du mal, la
ROGER-POL d’urgence, pas la séduction à tout prix.
Une rage d’enfant n’est pas un livre
philosophique. Elle n’est jamais dirigée
contre le monde ni contre les gens.
Soudain, un garçon d’à peine 10 ans persistance du risque, et la nécessité DROIT de mémoire ni une autobiographie. Mais, inlassablement, contre les
va briser cette normalité lisse. Il la sent d’agir, encore et toujours, contre les Plutôt l’évocation, émouvante et belle, aveuglements suicidaires, les
factice, insupportable, écœurante. Il anéantissements qui menacent, voilà, menaces, des néants qui peuvent du geste d’un homme libre, s’efforçant faux-semblants meurtriers, les erreurs
n’est, pourtant, ni orphelin ni déporté. dans des moments et des situations advenir si l’on cesse d’y prendre garde. de vivre face à l’absurde. Au fond du mortelles. Il y aura toujours de quoi
Sa mère travaille là, il a appris dissemblables, son attitude unique – sa Qu’a-t-il dit, presque toujours le tableau, les ancêtres juifs de faire. a
l’horreur par ses copains, au terme manière d’être philosophe. Car ce rôle, premier et presque toujours seul ? Czernowicz, la Mitteleuropa, le père
d’une enfance constamment risquée, si antique et moderne, ne consiste pas « Ne faites pas comme si »… le absent, liquidé par les hommes de UNE RAGE D’ENFANT
cachée en France sous des identités seulement à fabriquer des concepts, communisme était un paradis, le Staline, la mère viennoise qui choisit d’André Glucksmann.
multiples, partagée entre des langues mais aussi à perturber, obstinément, Goulag un mirage, les boat people des de risquer la Gestapo plutôt que le
distinctes et des domiciles instables. Ce conforts insoucieux et inactions touristes. « Ne faites pas comme si »… Guépéou. Sur les bords, comme Plon, 286 p., 19,50 ¤.
qui le met en fureur ? Que l’on croie froides. Philosophe, en ce sens, celui le sida était une affaire anodine, le éléments du cadre : Aron, Sartre, En librairie le 16 mars
JEUNESSE 0123
Vendredi 10 mars 2006 9
Enfants plus ou moins gâtés et loubards se croisent aux sports d’hiver ZOOM

Roman noir à la neige


LES PASSIONS D’ÉMILIE, d’Elisabeth Badinter
et Jacqueline Duhême
On se rappelle leur magistral Voyage en Laponie
de M. de Maupertuis (Seuil, 2003). Elisabeth Badinter
et Jacqueline Duhême réembarquent ensemble pour
retracer le destin singulier d’Emilie du Châtelet,
« première femme de science que la France ait jamais
comptée ». Même écriture fluide et vivante chez la
première. Même grâce colorée chez la seconde, qui fut
l’« imagière » des plus grands, de Prévert à Eluard,
Asturias ou Deleuze. Quant à Mme du Chatelet, son
éducation atypique (à 12 ans, elle a la permission de « rester au salon » pour
écouter Fontenelle), sa passion pour Voltaire, ses convictions de femme
de tête passionneront les jeunes lectrices. Bref, un duo brillant pour une
femme d’exception et un accompagnement idéal pour l’exposition sur les
Lumières à la Bibliothèque nationale de France, à Paris.
Gallimard Jeunesse, 38 p., 12,50 ¤. Dès 9 ans.

Z’AVEZ PAS VU ART ?, de Jon Scieszka et Lane Smith


Ceux qui avaient aimé Le Petit Homme de fromage et La Malédiction des maths
vont savourer cette promenade artistique pas comme les autres. Par une suite
de malentendus cocasses, un gamin en vient à chercher son copain Art (comme
Spiegelman) dans les allées du Musée d’art moderne de New York. Une
occasion qui l’oblige (et nous aussi) à faire halte devant Calder, Warhol,
Lichtenstein, Hopper ou De Kooning. L’art moderne sans peine !
Ed. Panama, 48 p., 14 ¤. Dès 5 ans.

INCROYABLES PORTRAITS D’ARCIMBOLDO, de Claudia Strand


Réédition de cette réjouissante plongée dans l’œuvre de l’homme à la tête de
fruits. Arcimboldo, boldi, boldus ? Ses identités multiples le menèrent de
Milan à la cour de Prague. Chez le même éditeur, signalons le très astucieux
et ludique Recto Verso. Mon premier livre de sculpture, de Sylvie Delpech.
Ed. Palette, 36 p., 16 ¤. Dès 10 ans. Et 48 p., 14,50 ¤. Dès 3 ans.

ARNAUD LEGRAIN/AGENCE VU LE CRIQUET QUI SE CROYAIT TRÈS MALIN,


de Janine Teisson, illustrations de Christine Janvier
TEMPS DE CHIEN rapport au cliché qu’il est supposé incar- a ni enquête ni même suspense puisque C’est un éloge de la lenteur que ce conte. En ces temps
d’Olivier Mau ner. Ainsi, le jeune narrateur du roman l’on comprend d’emblée ce qui va se pas- de stérile frénésie, un seul mot d’ordre : ra-len-tir.
se verrait bien en champion de ski, mais ser. Manou est une jeune fille qui garde Inspiré par l’exemple de grand-mère Tortue, qui a eu
Syros, « Souris Noire » il est surtout excédé par les disputes Julie et Noé, deux enfants de 5 et 7 ans, 200 ans, Samba le criquet tente de convaincre le mille-
128 p. 5,90 ¤. Dès 12 ans. incessantes de ses parents. Du coup, la pour financer ses études et le studio pattes de ne marcher que sur 200 ou l’antilope de
perspective d’une carrière sportive, qui qu’elle occupe à Paris. galoper à vitesse réduite. Par l’auteur de La Valise oubliée
PISTE NOIRE est leur rêve au moins autant que le sien, Les gamins dont elle a la charge sont et d’Au Cinéma Lux.
de Christine Beigel ne l’intéresse que modérément. en vacances à Megève avec leurs parents. Gulf Stream éditeur [31, quai des Antilles, 44 200 Nantes],
Il est prêt, en tout cas, à le sacrifier Elle s’est laissée convaincre de les rejoin- 46 p., 11,50 ¤. Dès 4 ans. En librairie le 16 mars.
Syros, « Rat Noir » dès que sa piste croise celle de deux lou- dre, elle qui née à La Réunion, n’a encore
128 p., 9 ¤. Dès 14 ans. bards venus se réfugier dans cette sta- jamais vu la neige. Dans le comparti- L’ENFANT ET L’OISEAU,
En librairie le 16 mars. tion de Haute-Savoie après un braquage ment du train de nuit, il y a Mickey, Tom de Katia Wolek et Anne Sorin
en région parisienne. Sous leur air bra- et Corentin, trois adolescents gâtés qui Premier titre d’une nouvelle collection, l’ouvrage est destiné aux quelque 10 %
’est une classique histoire de vache, Tintin et Miloud ne sont pas si s’en vont faire du surf. Pas vraiment des d’enfants atteints de dyslexie visuelle. Conçu par Katia Walek, jeune

C sports d’hiver avec un adoles-


cent qui rêve d’intégrer l’équipe
de France de ski et une jeune
fille qui se verrait plutôt en étoile du
patinage. On voit déjà se profiler l’idylle
terribles. Ce sont des gamins paumés
toujours à la limite de devenir de vrais
délinquants et qui, naturellement, se
font remarquer dès leur arrivée.
Quand tout ce monde-là, y compris
voyous, pas des anges non plus, ils se
sont déjà signalés en jouant les durs
auprès d’un épicier arabe. Ce soir-là,
dans le train, c’est la fête : ça rigole, ça
picole, ça s’excite et le chahut se termine
enseignante de français à Nantes, ce conte médiéval facilite au maximum
l’exercice de la lecture : grands caractères, chapitres courts, choix des mots,
absence d’association de lettres. Il a reçu l’aval d’orthophonistes et
d’associations de parents d’enfants dyslexiques.
Danger Public/La Martinière, « Les Mots à l’endroit », 32 p., 15 ¤. Dès 5 ans.
et on se doute bien – malgré la présence Anne-Charlotte la patineuse, se retrouve par un viol. L’originalité de Piste noire est
de quelques affreux –, que l’histoire a confronté à un vrai méchant, Alberto qu’il adopte le point de vue de Tom, l’un DANS MA CHAMBRE, d’Uri Shulevitz
de bonnes chances de se terminer, au Ysengrino, chacun va devoir prendre des violeurs. C’est le moins coupable des Dans la collection « Aux couleurs du temps », Circonflexe continue de rendre
pire, sur un podium. Eh bien, pas du des décisions irrémédiables. Mais Ysen- trois si l’on peut dire, puisqu’il s’est accessibles les chefs-d’œuvre des grands auteurs de jeunesse de tous les pays.
tout. Sur un schéma convenu, Olivier grino lui-même, un caïd pourtant, n’est contenté, à la suite des deux autres, d’un Né à Varsovie en 1935, lauréat de la prestigieuse médaille Caldecott, Uri
Mau imagine une intrigue totalement pas aussi méchant qu’il en a l’air. On simulacre afin de ne pas passer, aux yeux Shulevitz est de ceux-là. Dans ma chambre, son premier album (1963), contient
surprenante. Il faut dire qu’il est coutu- croyait lire un roman sur les sports de de ses copains, pour un dégonflé. déjà l’essence de son œuvre : une sorte d’épure du trait et de la sensibilité, sur
mier du fait, puisqu’il a déjà publié, glisse, c’est une intrigue sur le dérapa- Il ne s’agit pas de minimiser l’hor- les thèmes du manque, du partage, de la fidélité…
entre autres, une série : Myrtille à la pla- ge. Elle ne s’adresse aux adolescents reur du viol ni de chercher des circons- Circonflexe, 34 p., 12 ¤. Dès 2 ans.
ge, Myrtille apprend à nager, Myrtille que dans la mesure où ceux-ci, ont enco- tances atténuantes en excluant le point
boit la tasse, qui, malgré des titres aux re la possibilité sinon d’infléchir leur de vue de la victime, mais de donner à PABLO L’ARTISTE, de Satoshi Kitamura
connotations gentiment adolescentes, destin, du moins de choisir la sente sur réfléchir en montrant à quel point victi- L’éléphant Pablo rêve de voir exposé un de ses tableaux. Mais rien de ce qu’il
réunit des romans bien noirs destinés laquelle ils vont s’engager. me et coupable, à condition que celui-ci compose ne le satisfait pleinement. « Je crois que j’ai un blocage artistique »,
aux adultes avertis. Avec Piste noire, on est aussi dans la ait encore un minimum de respect se lamente-t-il. Un rêve va l’en sortir. Le rêve ou la clé de la créativité qui
Chaque personnage de Temps de chien subversion d’une figure classique, le humain, peuvent être détruits par un sommeille en chacun de nous ? Humoristique et charmant.
– que Syros réédite aujourd’hui opportu- polar ferroviaire. Tout se passe dans le engrenage fatal. a Gallimard Jeunesse, 28 p., 12,50 ¤. Dès 3 ans.
nément – a subi un léger décalage par train de nuit Paris-Saint-Gervais et il n’y Gérard Meudal Sélection réalisée par Florence Noiville.

Un texte sobre et beau de David Dumortier sur l’enfance aux prises avec l’amour
Des poèmes pour faire grandir les parents
MEHDI MET DU ROUGE Eloge de la tolérance, du souvent rétifs à cette libre expres- reconnaître dans cette envie
À LÈVRES nécessaire écart pour que la vie sion d’une évidence socialement d’être au monde qui ne s’embar-
de David Dumortier. soit riche : « C’est pas pareil réprouvée. On se souvient du rasse d’aucune bienséance.
depuis que Mehdi est là. Et quand débat, au sein de l’Ecole des loi- Est-ce parce qu’il est venu
Cheyne éd., « Poèmes pour il n’est pas là, c’est pas pareil non sirs pour publier, en 1998, Je ne tard à la lecture, par la poésie
grandir », 48 p., 12,50 ¤. plus. Pourvu qu’il reste pareil, suis pas une fille à papa, de Chris- essentiellement, alors qu’il pré-
pour que ce soit toujours pas tophe Honoré, où l’héroïne était parait un CAP de cuisinier ?
n petit garçon s’habille en pareil. » élevée par deux mamans. Si le Quand il quitte les Charentes où

U fille. Quand on le sur-


prend, il rougit, en atten-
dant que l’enfance passe sur ses
Troisième titre de Daniel
Dumortier accueilli dans la mer-
veilleuse collection des « Poè-
roman fut finalement accueilli
chez Thierry Magnier, on me-
sura la difficulté de faire admet-
il a grandi pour Paris, Dumortier
devient infirmier en psychiatrie,
travaille de nuit et prépare à
joues. Il s’appelle Mehdi. » Un mes pour grandir », Mehdi met tre dans le secteur jeunesse les l’Inalco un diplôme d’arabe clas-
garçonnet pas comme les autres. du rouge à lèvres ne choquera situations familiales inédites sique qui le conduit en Syrie
Jugez-en : « En plus, il a des que ceux qui n’entendront pas la dont la société multipliait les puis en Jordanie. Ces éléments
manières de fille. Elles sortent tou- vraie raison de son maquillage exemples sans que l’édition biographiques disent son goût
tes seules. Elles lui échappent des (« pour que mes bises restent plus assume d’en promouvoir la visibi- pour le mot, au cœur de sa créa-
mains. Il est trop tard quand il longtemps sur toi ») et s’effraie- lité. Peut-être simplement parce tion, le souci de jouer des réso-
essaie de les rattraper. Mehdi ne ront de cette sérénité sans fard à que les acheteurs sont des adul- nances de cet amateur de littéra-
peut pas refaire une même ma- en user chaque jour sauf pour tes, plus effrayés que leurs tures à peine écrites d’Afrique ou
nière à l’envers et la remettre dans Mardi Gras. enfants. Ainsi se réjouit-on du d’ailleurs. Il cherche à en faire
sa cage. » beau succès de Marius, de Latifa l’offrande aux jeunes qui les
On imagine les questions qui Recomposition familiale Alaoui et Stéphane Poulin à ignorent et qui n’auraient pas
fusent, les normes qu’on lui ren- Invité du Salon de Saint-Paul- L’Atelier du poisson soluble idée de s’en réclamer.
voie, le peu de cas qu’il en fait, Trois-Châteaux (Drôme) début (2001), où la recomposition fami- Nulle visée didactique. Juste
lui qui préfère contempler les février, le poète a proposé aux liale validait pareillement cou- un envoi, une adresse pour que
femmes que les footballeurs, sait collégiens ce texte sobre et beau, ples gay et hétéro. les mots s’envolent et se dépo-
que les pompiers font du bouche magnifiquement mis en images David Dumortier n’entend pas sent sur les lèvres comme ces
à bouche, raffole des coquelicots par Martine Mellinette, qui illus- choquer. Juste être sincère puis- bises au rouge à lèvres qu’il ne
« qui fleurissent avec du sang », trait déjà son précédent recueil, qu’il a rencontré Mehdi et ne voit faut pas essuyer si on veut en
du rose bonbon et des marrons Ces gens qui sont des arbres pas pourquoi biaiser avec le réel. conserver la trace. a
glacés, de la voix d’Oum Kal- (2003), paru parallèlement à Déjà La Clarisse (2000) avait Ph.-J. C.
soum aussi, « qui fait pleurer les Une femme de ferme, couronné donné le ton. L’histoire de cette
Arabes à cause de l’amour », et par le prix PoésYvelines 2004. fillette dont la curiosité ne né- Signalons aussi, au Temps
joue à « s’ennuyer pour de faux » La surprise bien sûr, mais glige aucune exploration avait des cerises de bien plaisants
pour pouvoir « rêver tranquille- l’écoute et bientôt l’adhésion, parfois heurté… les adultes, car Croquis de métro (ill. de Fredo
ment tout seul »… plus facile que pour les adultes, aucun enfant n’avait hésité à se Coyère, 52 p., 8 ¤).
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Vendredi 10 mars 2006 LIVRES DE POCHE - POÉSIE
Le tracé d’exil de Jean-Michel Espitallier, Christian Prigent, Jean-Luc Steinmetz et Benoît Conort, poètes et penseurs
Patrick Beurard-Valdoye
La mémoire Outils modernes de la poésie
des noms omment faire entendre que la d’une certaine avancée qui commande

P
atrick Beurard-Valdoye est notam-
ment l’auteur d’un Cycle des exils
qui comprend pour l’heure quatre
volumes, dont trois publiés chez Al Dan-
C poésie, pour exister et respirer, a
sans cesse besoin de se « désaffu-
bler » (c’est Francis Ponge qui le
dit), de sortir, avec une certaine hargne,
du « fatras mythologique » et sentimen-
« l’impossibilité de reculer, quoi qu’il en
coûte ». Impossibilité aussi de dresser
un « tableau » qui jugerait et hiérarchi-
serait la poésie actuelle. Après les écoles
et les anathèmes, après les illusions et
te ; un cinquième est à paraître inces- tal où on l’enferme, où plus exactement l’hégémonie théorique, après même la
samment aux mêmes éditions. C’est elle s’enferme avec complaisance – com- tentative de « renouveau lyrique »
incontestablement l’une des entreprises me si elle avait peur du grand dehors ? (dans les années 1980), les « temps sont
poétiques les plus raisonnées et ambi- Jean-Michel Espitallier, qui publia en venus » de concevoir, comme le souligne
tieuses d’aujourd’hui. Au contraire des 2000 une excellente Anthologie de la poé- Steinmetz, la poésie « en sa nudité, en sa
poètes qui inventent ou rêvent des mon- sie française d’aujourd’hui chez Pocket, solitude ».
des, Beurard-Valdoye se déplace sur un revient à la charge, avec, cette fois, un Benoît Conort, avec Jean-Michel
tracé d’exil à l’intérieur de notre espace panorama critique (1) dans lequel il fait Maulpoix, est l’un des principaux anima-
commun, géographique et historique. le tour d’un paysage multiple et heureu- teurs de la revue Le Nouveau Recueil
Dans un beau recueil, Itinérance (Obsi- sement contrasté. Son livre, bref et infor- (Champ Vallon), la meilleure revue de
diane, 2004), il nommait les lieux non mé, éclairera grandement tous ceux qui poésie (avec celle de Michel Deguy,
pour seulement les chanter mais pour veulent l’être. Il laissera les autres se Po & sie, publiée chez Belin). Il appar-
en être, en quelque sorte, le révélateur. lamenter sur un désamour fantasmati- tient à ce courant que l’on nomma le
De même, dans cette Théorie des noms que dont la poésie, cette pauvrette, serait « lyrisme critique », en opposition à une
(Textuel, « L’œil du poète », préface de la victime. conception naïve et obsolète. Le dernier
Christophe Marchand-Kiss, 210 p., Espitallier dénonce à juste titre un cer- livre de Benoît Conort (4) mêle lui aussi
20 ¤) qui rassemble des poèmes écrits tain « charlatanisme » et toutes ces GÉRARD RONDEAU, 1999 le poème à son auto-réflexion, le vers à
entre 1984 et 1995, Patrick Beurard-Val- « couleuvres » que le « poétisme », cet la prose. « Que peut la poésie ? », deman-
doye cherche, selon ses propres mots, à ennemi toujours invaincu, nous fait ava- misère, réclame sa chimiothérapie, son bal- ze, Prigent interroge « cette énergie qui de-t-il, sachant qu’il est impossible,
« commuer le lieu commun en lieu pro- ler. Il cite Denis Roche, qui, il y a une lon d’oxygène ». Entendons sa charge nous vient de l’innommable réel ». Pour aujourd’hui, de concevoir une réponse
pre » et surtout à « secouer l’esprit quinzaine d’années, avait fait cette mise d’abord comme une affirmation de bon- « faire éprouver quelque chose de cette définitive qui nous laisserait en paix, ali-
public », conformément au vœu d’Ar- au point, qu’on aurait tort de prendre ne santé, l’essentiel étant de ne pas per- énergie », écrit-il, « nous œuvrons (…) à gnant des vers et nous enchantant de
taud, et afin de pallier « la perte arbitrai- pour un paradoxe : « En dépit de l’opi- dre, en poésie, la faculté de penser. Plu- ajuster fragilement quelques rythmes (ver- leur inoffensive musique. L’interroga-
re d’une mémoire toponymique ». Le poè- nion commune, la poésie est le genre litté- sieurs ouvrages émanant de poètes peu- baux, graphiques, colorés) dans l’entre- tion sur les formes et la métrique de la
te se fait conservateur de l’épaisseur raire le plus facile, le plus ouvert. » vent nous y aider. deux entre ce que ce réel nous pousse à fai- poésie (ici le verset) n’est pas accessoire.
vivante de langue, il met à l’abri de ses De cette « ouverture », l’auteur donne re et ce que nous restituons comme fiction Toute l’histoire de la poésie nous l’ensei-
vers ce que l’esprit volage du temps de nombreux exemples. Il dresse des « Innommable réel » formée ». gne. L’état de veille inquiète dans laquel-
perd, oublie à chaque seconde. Entrepri- inventaires, note des filiations, repère Christian Prigent et Jean-Luc Stein- Poète, universitaire, auteur de nom- le se tient le beau livre de Benoît Conort
se citoyenne à part entière qui peut se des généalogies. Du lyrisme à la chan- metz furent, à la fin des années 1960, à breuses éditions et biographies de le démontre à nouveau. a
lire à l’échelle européenne dans un livre son, du rock au slam, de la poésie orale à l’origine de la revue d’avant-garde TXT, grands poètes du XIXe siècle, Jean-Luc P. K.
récent de l’auteur, L’Europe en capsaille sa sœur la sonore, des performances aux qui sut approfondir les questions sur le Steinmetz, sans dissimuler ses préféren-
– terme de marine qui signifie « naufra- écritures à contraintes, il avance à gran- langage. Le premier, dans un livre struc- ces et partis pris, livre quelques études (1) Caisse à outils. Un panorama de la
ge » (Al Dante/Villa Beauséjour, 56 p., des enjambées, sans omettre personne, turé qui fait alterner poèmes et essais, sur des poètes modernes (d’Apollinaire poésie française d’aujourd’hui (Pocket,
11 ¤). a en donnant des adresses, des sites, des poursuit l’une des réflexions actuelles à Jean Tortel en passant par Artaud et 274 p., 6 ¤).
P. K. bibliographies… Jean-Michel Espitallier, les plus stimulantes de la poésie contem- Follain) et contemporains, dont Chris- (2) Ce qui fait tenir (POL, 170 p., 18 ¤).
au début de son livre, est sévère à poraine. A propos de Scarron, poète infir- tian Prigent (3). Les « temps venus » (3) Les temps sont venus (éd. Cécile
Dans la même collection, « L’œil du l’égard du Printemps des poètes, ce « ser- me, dé-figuré, de Verlaine, qui ne sut dont parlent le titre de son livre sont Defaut, 330 p., 22 ¤).
poète », Echelle I, de Dominique vice minimum », ce « téléthon annuel », pas s’affranchir de la pesanteur mater- ceux de la modernité poétique (même si (4) Ecrire dans le noir (Champ Vallon,
Grandmont (240 p., 22 ¤). qui conforte « l’idée que la poésie, dans sa nelle, ou encore du peintre Daniel Dezeu- ce terme a des « allures de leurre »), « Recueil », 220 p., 16 ¤).

Un cycle de poèmes du « dernier » Auden


La liturgie des heures
HORÆ CANONICÆ qui ne défend pas l’accès de l’œu- la philosophie (Pautrat cite saint
de W. H. Auden. vre mais y donne un plein accès. Augustin, Kierkegaard, Heideg-
Traduit de l’anglais et On sait que la biographie ger…), marque la nouvelle voix
préfacé par Bernard Pautrat, d’Auden (1907-1973) est coupée du poète. Il se re-convertit à la
en deux. Jusqu’en 1939, c’est – foi de son enfance. Du « deuxiè-
Rivages poche, « Petite d’abord – l’atmosphère familia- me » Auden, les sept poèmes
bibliothèque », bilingue, le, à York, dans une famille pieu- d’Horæ Canonicæ, qui suivent
92 p., 8 ¤. se mais ouverte qui compte les heures et les prières de la
plusieurs pasteurs anglicans, journée (prime, sexte, nones,
ne fois n’est pas coutume, puis les études à Oxford, l’homo- vêpres…) telles que le bréviaire

U faisons d’abord l’éloge du


préfacier et traducteur,
Bernard Pautrat. Son texte ne se
sexualité, le séjour à Berlin en
1928-1929, au moment de la
grande crise sociale et économi-
catholique les a instituées,
publiés en 1953 et 1954 en
revues, puis repris dans le
contente pas d’introduire une que, et enfin, juste avant la rup- recueil Le Bouclier d’Achille en
œuvre majeure qui, bien qu’elle ture, l’Islande, l’Espagne et la 1955, sont l’une des pièces essen-
figurât dans la traduction des Chine où vient d’éclater la tielles. Identifiée au Christ mou-
Poèmes choisis d’Auden par Jean guerre sino-japonaise, un cer- rant sur la Croix, « la vérité qu’il
Lambert (Gallimard, 1976), reste tain engagement politique enfin. chante, oui, c’est celle du drame
à découvrir. Aussi chaleureuse et En janvier 1939, Auden s’embar- humain, et du monstre social »,
vive que bien informée, cette pré- que pour New York, avec Chris- comme l’écrit Bernard Pautrat.
face communique un réel désir topher Isherwood. C’est toute la souffrance du mon-
d’entrer dans le poème, hors des Chez le « later Auden », la poé- de qui trouve, ici, au-delà de l’as-
voies convenues ou académi- sie a laissé de côté la révolution. pect confessionnel, sa voix. a
ques. Par la grande porte, celle La religion en revanche, et aussi P. K.

La suite ne trahira pas, mais dont l’auteur, qui mourut en


ZOOM prolongera, l’expérience et la 1932, est un poète marqué par
douleur initiales. la fatalité du tourment.
Ed. Jean-Michel Place, Allia, 134 p., 6,10 ¤.
FRANCK VENAILLE, « Poésie », 122 p., 11 ¤
« JE REVENDIQUE TOUS Dans la même collection, Gérard LE CHANT DE
LES DROITS », Titus Carmel propose une MANHATTAN,
de François Boddaert Gustave Roud, 122 p., 11 ¤. de Jeanine Baude
Dans l’excellente collection Née en 1946, auteur d’une
« Poésie » chez Jean-Michel POÈMES SACRÉS ET vingtaine de livres, Jeanine
Place, François Boddaert PROFANES, de John Donne Baude signe cette belle suite de
présente, avec éloquence et Du même traducteur qu’Auden, brefs poèmes en prose qui
conviction, l’œuvre de Franck Bernard Pautrat, et précédé évoquent New York. C’est
Venaille, l’un des poètes d’une étude de Virginia Woolf moins le paysage urbain qui
majeurs de sa génération – il datant de 1931, un choix de apparaît ici que l’expérience
est né en 1936. Auteur de textes de ce poète anglais physique, charnelle de celui (ou
nombreux livres de poésie, dont (1573-1631) qui excellait dans de celle) qui découvre la ville.
l’admirable Descente de l’Escaut la poésie profane aussi bien Seghers, « Poésie », 140 p., 12 ¤.
(Obsidiane, 1995), Venaille, que dans l’inspiration
affirmait au seuil de son œuvre mystique. Sélection établie par P. K.
(Papiers d’identité, 1966) : « Je Rivages poche,
viens de loin (…). Les hommes je « Petite bibliothèque », À NOS LECTEURS
les ai vus se battre humilier 212 p., 8,50 ¤. La liste des parutions des livres
torturer ricaner appeler leurs au format poche du mois de
mères femmes enfants couvées CHANTS ORPHIQUES, mars est disponible sur le site
J’ai pris part j’ai manifesté avec de Dino Campana www.lemonde.fr/livres : cliquer
ceux de La Havane et d’Alger j’ai David Bosc présente une sur pratique, ensuite Livres et
vendu l’Huma eu froid peur nouvelle traduction de ce chef- dans Catalogue cliquer sur
envie de trahir de me reposer… » d’œuvre de la poésie italienne Livraisons poches.
ACTUALITÉ 0123
Vendredi 10 mars 2006 11
La collection Poésie/Gallimard fête ses quarante ans. L’ÉDITION

Marcher avec les poètes, de Villon Le Salon du livre de Tanger a


fêté, du 28 février au 5 mars,
son dixième anniversaire « En
toute indépendance ». C’était
Cercle des nouveaux auteurs
(CNRS/Sorbonne nouvelle). Le
jury, dont font notamment
partie l’écrivain Philippe

à Ramos Rosa en effet le thème retenu, avec


la précision « Indépendance
politique/Indépendance de
l’être », la manifestation
Vilain et l’universitaire et
essayiste Mireille
Calle-Gruber, désignera sa
lauréate le 20 juin.
coïncidant avec la célébration
du cinquantième anniversaire Vera Michalski, patrone du
inq petites photos de Paul Eluard, de ainsi de rencontrer un public moins confiden- était resté quasi inconnu jusqu’ici. Velter de l’indépendance du Maroc. groupe Libella (Phébus,

C trois quarts gauche à face, nuancées


du bleu au vert, barrent la couverture.
Capitale de la douleur est le premier
titre d’une nouvelle collection de poche
dédiée à la poésie. Gallimard en a confié la
tiel. Ouvrir le passage. Mettre en lumière. Sui-
vront Edouard Glissant, Georges Perros… La
collection s’étend aussi aux grands du passé
longtemps cantonnés dans l’espace scolaire.
C’est Villon, Louise Labé. Marceline Desbor-
poursuit la cartographie du continent poéti-
que. « J’ai le désir d’avancer dans une collec-
tion vivante », poursuit-il.
Jean-Michel Maulpoix y a publié en novem-
bre Une Histoire de bleu, paru précédemment
Pays jeune, donc, qui ne nie
pas ses difficultés, mais fait
preuve d’une belle énergie
créatrice, notamment avec ses
écrivains, qu’ils soient au pays,
Buchet-Chastel, Noir sur
Blanc, Maren Sell) a tenu,
lundi 6 mars, une réunion
d’information, pour exposer sa
version du différend qui
direction à Robert Carlier et au poète Alain des-Valmore. Alphonse de Lamartine. Keats au Mercure de France. « Je peux aller à la ren- comme Rachida Madani l’oppose à Jean-Paul Sicre,
Jouffroy. Nous sommes en mars 1966. « Je et Hölderlin aussi. Le domaine étranger gran- contre de nouveaux lecteurs. Un bonheur. (publiée à la Différence) ou qu’elle a licencié de son poste
souris à ce qui éclipse le temps », écrira Jouf- dit en effet, loin d’être limité aux seules réfé- D’autant qu’à 53 ans, confie-t-il en riant, je Souad Bahéchar (éd. le de directeur des éditions
froy. Des mots que l’on a envie d’associer à rences. Lorca est publié dès le début. Il y aura suis le benjamin du catalogue… » Le travail Fennec), en France comme Phébus. Etaient conviés des
cette aventure éditoriale. Mandelstam, Pasolini… « Tout cela marque militant porte ses fruits. Alcools d’Apollinaire Abdellah Taïa (Seuil), en journalistes et les autres
Quarante ans après, Poésie/Gallimard s’est un esprit et pas seulement des circonstances », a dépassé le million d’exemplaires. On se sou- Egypte comme Mohamed actionnaires de Phébus (Pascal
imposée. Plus de 400 titres… On y retrouve explique Gérard Macé. vient que la première édition en 1921 avait Leftah (éd. de La Différence), Flamand, pour Le Seuil, qui
dans une étonnante unité les œuvres des clas- Depuis 1998, notre collaborateur André juste touché 241 personnes. La poésie a ses ou encore aux Pays-Bas, où détient 7 % du capital, et
siques et des contemporains. Redécouvertes Velter est à la tête de la collection. Pas ques- lecteurs. Il faut simplement continuer. Mars plusieurs ont décidé, avec Philippe Brugnon, 8 %).
et découvertes. Un fil invisible entrelace les tion pour lui de brader. « Une collection de voit une nouvelle édition des Poésies complètes succès, d’écrire en néerlandais, M. Sicre qui s’était rendu à la
textes et relie les époques, les auteurs et leur poche se doit d’offrir le meilleur », insiste-t-il, de Cendrars, un recueil de Roubaud et une ce dont ils ont témoigné à réunion, sans y être convié, a
verbe. « Chaque livre m’apparaissait un peu se référant au credo de Vitez – « l’élitisme anthologie, Les Poètes et la ville. Jacques Dar- Tanger. Art, architecture (un été éconduit. Mme Michalski
comme un passeport », raconte Christian pour tous ». D’où la continuité d’une exigence ras, le traducteur de Whitman, fera paraître débat passionnant), histoire… entend prochainement
Bobin évoquant les portraits des poètes qui, attentive et du souci d’une mise en perspecti- en 2007 un Coleridge. De quoi rassurer s’il et mémoires croisées, avec de « mettre en place une équipe à
après Eluard, s’alignent en couverture. La ve critique où les poètes se font aussi préfa- en était vraiment besoin Robert Sabatier. Ren- nombreux auteurs français la tête de Phébus » et a décidé
maquette d’alors, clin d’œil à Andy Warhol, a ciers. A son actif, les rééditions de Nerval, de dant un vibrant hommage à la collection, il venus à ce rendez-vous, pour, de « faire monter en puissance
été imaginée par Massin. Elle sera discrète- Reverdy. La mise au grand jour aussi des tex- laisse juste échapper : « J’ai toujours peur que comme le disait Nicole de Daniel Arsand », qui prendra
ment aménagée au début des années 1990. tes d’Armand Robin dont Le Programme en la poésie disparaisse. » a Pontcharra, commissaire du en charge tout la littérature
Pas de nostalgie. Pourtant, on s’en souvient… quelques siècles, poème féroce et prophétique, Xavier Houssin Salon, « outrepasser ce qui étrangère.
Dès sa création, la collection emporte l’adhé- divise, handicape, freine,
sion de lecteurs. « Elle est arrivée juste pour décourage ». Les éditeurs de bandes
mes 20 ans, se rappelle Gérard Macé. Je rêvais
d’une collection de poche propre à la poésie res-
La poésie entre en Points L’Hôtel parisien
dessinées ont décidé de
s’associer sous l’égide du
pectant l’intégralité de l’écrit. » Le Seuil ne passe pas pour Mallarmé (Le Tombeau collection « Points Le Montalembert (3, rue de Syndicat national de l’édition
un grand éditeur de d’Anatole, édité par Poésie », animée par Montalembert, dans le pour relancer la Fête de la BD,
Ouvrir le passage poésie. Pas de collection Jean-Pierre Richard), Lionel Destremau. Les 7e arrondissement), veut, sous qui se tiendra dans une
A la différence de « Poètes d’aujourd’hui » ou de secteur visible. Mais, T.S. Eliot (The Waste haïkus, Bernard Noël, l’impulsion de sa nouvelle quinzaine de grandes villes de
de Pierre Seghers, dont le premier titre en si l’on y regarde de plus Land, traduit par Pierre Aimé Césaire, Léopold directrice, Myriam Kournaf, se France (Paris, Lyon, Marseille,
1945 était aussi consacré à Paul Eluard, il ne près, on s’aperçoit que la Leyris), G.M. Hopkins… Sedar Senghor et T.S. Eliot donner une vocation littéraire Lille, Bordeaux…), du 29 mai
s’agit pas de présenter un auteur et d’offrir maison de la rue Jacob a C’est avec ce fonds, mais inaugurent la série. Rilke, en attribuant, chaque année, au 5 juin, sur le thème « Faites
un choix de ses œuvres, mais de donner à lire publié quelques grands aussi avec des textes venus Juarroz, Kerouac, un prix à un premier roman de la BD ! ». Il s’agit de créer
des recueils dans leur intégralité. Aux auteurs auteurs, et plusieurs livres d’ailleurs, que la filiale Mallarmé, Cela, Deguy, écrit par une femme en un deuxième rendez-vous
du fonds Gallimard : René Char, Jules Super- marquants de l’histoire de « poche », Points, dirigée Emaz… suivront. Les cinq français. Ce prix est en annuel qu fasse pendant au
vielle, André Breton, vont s’agréger Henri la poésie, et pas seulement par Emmanuelle Vial, a volumes parus sont au partenariat avec l’association Festival international
Thomas ou Jean Grosjean, leur permettant de langue française : décidé de lancer la prix de 6 ¤ à 8 ¤. Places au Centre et avec le d’Angoulême.

Le huitième Printemps des poètes se tient dans toute la France et à l’étranger, du 4 au 12 mars
Chanter dans les villes
our la 8e édition du Prin- plus peur ». Il évoque un « pro- « valorisation de la transmission vent pas l’utiliser comme pré-

P temps des poètes – qui a


commencé le 4 mars et
qui s’achèvera diman-
che 12 mars –, Jean-Pierre
Siméon, directeur artistique, a
fond changement de mentalité »,
grâce au travail patient et ins-
crit dans la durée de nombreux
libraires, éditeurs ou poètes.
Depuis sa prise de fonctions en
orale du poème », affirme Jean-
Pierre Siméon, lui-même poète.
Les formes sont variées : lectu-
res publiques, comme les « Lec-
tures sous l’arbre » de Cheyne
texte à une forme spectacu-
laire, car « le poème est anti-
spectaculaire sur le fond ». Il
faut « ménager son intimité ».
Il existe depuis trois ans un
choisi de faire entendre « Le 2001, l’association s’est dotée éditeur, cafés poésie, parcours label « Sélection Printemps des
chant des villes ». d’une structure permanente. poétiques, art contemporain, poètes », qui, sans jouer le rôle
Ce thème, qui, selon Jean- Autant de contributions qui per- théâtre ou encore slam, une de prescripteur – étant donné
Pierre Siméon, « n’a pas un mettent à l’initiative lancée en manière de déclamer la poésie les nombreuses initiatives –,
caractère injonctif, mais donne 1999 sous l’impulsion de Jack importée des Etats-Unis. permet de promouvoir les spec-
une dynamique commune à un Lang de connaître un certain tacles jugés de qualité par l’or-
événement hétérogène », vise à succès. « Anti-spectaculaire » ganisation. Une manière
faire sortir la poésie du « cliché Le nombre des manifesta- Mais la multiplication des d’orienter le public et les profes-
bucolique » et à « inscrire les poè- tions a augmenté au fil des ans, initiatives ne nuit-elle pas à sionnels, tout comme le fait la
tes dans leur temps », celui de la passant de 8 000 en 2001 à l’exigence de qualité que s’est « Poéthèque », cette banque de
cité. Il s’agit, cette année enco-
re, de « lever les malentendus et
environ 15 000 aujourd’hui,
dans toute la France et à l’étran-
fixée Jean-Pierre Siméon ?
« La ligne de crête est étroite
données disponible sur le site
du Printemps des poètes,
Jeanne
combattre les préjugés » sur la
poésie.
Pour Jean-Pierre Siméon,
désormais, « la poésie ne fait
ger. Certaines se prolongent
même au-delà de la semaine du
Printemps des poètes. « Attirer
du public », cela passe par une
entre élitisme et démagogie »,
reconnaît-il. Les modes de
transmission de la poésie peu-
vent rester ouverts, mais ne doi-
www.printempsdespoetes.com,
et qui tente de rendre compte
de la poésie contemporaine. a
Cécile de Corbière
Champion
«Un livre au souffle très fort.»
AGENDA Franck Guillemard, Pèlerin Magazine
DU 10 AU 12 MARS. Journée d’études de la Société de leur nouvelle collection Beaux-Arts (à 18 heures) ; «Fascinée par son sujet, Jeanne Champion
FÊTE DU LIVRE. A Bron (69), des lecteurs de Pierre Jean « Carnets d’ateliers », rens. : 01-44-52-80-80.
vingtième édition de la Fête du Jouve, avec Béatrice les éditions Virgile proposent le traite avec autant de métier que de ferveur.»
livre. La soirée anniversaire Bonhomme et Jean-Yves des rencontres littéraires DU 13 AU 17 MARS. Marianne Dubertret, La Vie
(le 11), sous le Magic Mirror, Masson (à 9 h 30, à la accompagnées de lectures ; la LEVINAS. A Paris, colloque
chapiteau-cabaret, permettra Sorbonne, 1, rue Victor-Cousin, première aura lieu à Besançon du Collège international
d’écouter les écrivains invités 75005, amphi. Milne-Edwards ; (25), avec Paul Louis Rossi et de philosophie « Emmanuel
parler de leurs 20 ans (rens. : rens. : http//crlc.paris4.sorbon- Marie Etienne (à 18 heures, à Levinas : Les territoires de la
04-78-26-52-78 ou ne.fr). La journée du 15 sera la bibliothèque Bayle, 27, rue pensée », organisé par Bruno
www.fetedulivredebron.com). consacrée à François Cheng de la République) ; la Clément et Danielle
(à 10 h 30, salle Louis-Liard). deuxième, à Paris : le 20, Paul Cohen-Levinas, à 9 heures, Carré
LE 11 MARS. Louis Rossi, Dominique des Sciences, amphi. Poincaré,
JOUVE. A Paris, « Pierre Jean LE 11 MARS. Charnay et Jean-Marie excepté le 16, à la Maison
Jouve et la poésie ÉDITIONS VIRGILE. Queneau seront à la galerie du Heinrich-Heine, 27 C, bd
européenne », première A l’occasion du lancement surréalisme, 15, rue des Jourdan ; rens. : 01-44-41-46-82.

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »


LITTÉRATURE ESSAIS
Carnet de notes, 1980-1990, de Pierre Bergounioux Rembrandt, l’étrange révolution, de Gérard Dessons
(éd. Verdier) (éd. Laurence Teper)
La Noix d’or, de Cristina Campo Le Langage de la déesse, de Marina Gimbutas (éd. Des Femmes)
(Gallimard, « L’Arpenteur ») Le Crise de l’origine, de François Laplanche (Albin Michel)

fayard
Les Vieux Amis, de Rafael Chirbes (Rivages) Les Femmes et la vie ordinaire, de Christopher Lasch (éd. Climats)
Le Vacillement du monde, d’Alain Nadaud (Actes Sud) Peintures et gravures d’avant les pharaons du Sahara au Nil
L’Eternel Retour, de Michel Surya (éd. Lignes-Leo Scheer) de Jean-Loïc Le Quellec et Pauline et Philippe de Flers (Sleb/Fayard)
L’Armée du salut, d’Abdellah Taïa (Seuil) Bibliothèques intérieures, de Brian Stock (éd. Jérôme Millon) roman
Garder la flamme, de Jeannette Winterson (éd. Melville) Andy Wharol, entretiens 1962-1987 (Grasset)
12 0123
Vendredi 10 mars 2006 RENCONTRE

J.G. Ballard
Une vigie
au bord
du monde
Une petite maison en désordre dans la banlieue
londonienne... C’est de là que l’écrivain britannique,
autrefois une des voix les plus puissantes
de la science-fiction, s’est mis à observer la civilisation
telle qu’elle est ou plutôt telle qu’elle dérive.
a fin du monde commence là : nements qu’il imagine, ou s’en réjouit-il

L
Shepperton, Surrey, 10 796 habi- secrètement ? Une chose est sûre : Ballard le
tants. Des rues blafardes, des bourgeois (son père était un industriel aisé) J.G. Ballard, chez lui, à Shepperton, dans le Surrey, en 2004. IAN TEH/AGENCE VU
boutiques de vidéo et des s’est appliqué à mettre sa vie quotidienne en
pavillons à perte de vue – un for-
midable remède contre l’optimis-
conformité avec la critique aiguë de la socié-
té de consommation que reflètent ses livres.
la « psychopathologie » collective. Finies les
histoires de comètes et de galaxies éloi-
« Le XXIe siècle Depuis toujours, Ballard voit les choses de
l’extérieur, de la périphérie. Depuis le jour,
me. De Londres et de son agitation, à une Tout son environnement parle de cette gnées. Au lieu de regarder le cosmos depuis est une époque plus exactement, où il a été enfermé dans un
petite heure de train, rien ne semble parve- cohérence – la voiture cabossée, le jardin la Terre, Ballard a regardé la Terre depuis dangereuse, camp de prisonniers par les Japonais, en
nir jusqu’à cette banlieue lointaine, sauf le négligé, la maison lilliputienne où s’entas- Shepperton. Et les humains en société, dont Chine, où il vivait avec ses parents. C’était
grondement continu de l’autoroute M3, lan- sent des cassettes vidéo, des chemises sus- les dérives sont devenues sa spécialité : pas où s’affrontent l’été 1942, il avait 12 ans. Rentré en Angleter-
cée comme une flèche en travers de la cam- pendues à des cintres, un téléphone débran- les êtres gentillets ou idéalisés tels qu’on les la raison et re quatre ans plus tard, il n’a jamais tout à
pagne anglaise. ché, tout un bric-à-brac et même une énor- aime dans les romans héroïques, mais les fait cessé de regarder ses compatriotes avec
Un lieu sans attrait, sans relief, qui parta- me liane jaunâtre qui rampe d’un côté à gens de tous les jours, emportés par une civi-
l’irrationnel. l’œil de l’immigré.
ge son ciel avec l’aéroport de Heathrow, tout l’autre de la table, dans la pièce de séjour. lisation qu’ils ne maîtrisent plus. Poussant Je dis juste :
proche et dont H. G. Wells avait d’ailleurs N’importe. Ballard, cordial, propose un verre des logiques jusqu’au bout, comme un scien-
attention, « Un étranger »
imaginé la destruction par des « tripodes » de chablis et s’installe devant la cheminée tifique dans son laboratoire, Ballard se « Tout ici est crypté, comme un message
extraterrestres, armés de terribles tentacules froide, au-dessous d’un curieux tableau, demande ce que pourraient devenir nos mauvais secret, parce que le système de classes sociales
(La Guerre des mondes, 1898). C’est de cet reproduction d’un Delvaux détruit pendant lubies d’Occidentaux blasés. Comment pour- temps en est d’une puissance inouïe. On ne se rend pas
endroit, pourtant, que James Graham Bal- la deuxième guerre mondiale. rait (mal) tourner, entre autres, la civilisa- compte à quel point ce pays est étrange. Moi, je
lard a fait, depuis plus de quarante-cinq ans, tion des loisirs, la ségrégation sociale ou le perspective, m’y suis toujours senti un étranger et j’en suis
son refuge et son observatoire, son nid Anticipation sociale vertige engendrés par l’absence d’idéaux et fermez vos fier. Les Anglais possèdent beaucoup de quali-
d’aigle aux avant-postes du désastre. Car il Au départ, il avait choisi la science-fiction le dégoût de soi.
volets ! (…) tés, mais ils n’ont jamais été autorisés à se
guette, le grand J. G. Ballard. Vigie sans pour exprimer ses inquiétudes et lâcher la Bien qu’il se défende d’être pessimiste, connaître eux-mêmes. Ils sont comme des ani-
repos, il tient la modernité sous sa lunette de bride à son imagination magnifique. Il tra- l’auteur très admiré de Crash ! (une fable hal- Je provoque maux costumés dans un zoo, à qui l’on ne per-
romancier, de nouvelliste et de critique, exa- vaillait alors pour une revue scientifique, lucinante sur le sexe et la violence automobi- les gens pour met pas d’ôter leurs déguisements. Peut-être
minant ses vices et ses effets inattendus sur après avoir traîné son ennui dans diverses le, portée à l’écran par David Cronenberg et parce qu’ils se savent plus violents que les
la nature humaine : les ravages du consumé- antichambres, médecine ou armée, jusqu’à aujourd’hui rééditée par Denoël) ou, plus les révulser, autres… Après tout, la Renaissance n’est pas
risme, de l’uniformisation, de l’ennui et de la ce que son père finisse par le rappeler à l’or- récemment, de Millennium People (La Révo- les forcer à arrivée jusqu’ici. » Dans cette cage remplie de
violence, le tout potentialisé à l’infini par le dre. De nouvelles (très nombreuses et excel- lution des classes moyennes, Denoël, 2005), prisonniers bien élevés, il tonne et cogne
progrès technologique. lentes, comme en témoigne par exemple a souvent peint cet avenir aux couleurs de m’écouter. contre les barreaux pour se faire entendre.
« Eh bien ! vous y êtes arrivée, finale- « L’Homme enluminé », dans un recueil inti- l’Apocalypse. Une inclination que l’entrée Sinon, Quitte à créer le scandale, comme il le fit
ment ! » Quand il ouvre la porte déglinguée tulé Histoires de catastrophes, Livre de Poche dans le troisième millénaire n’a pas adoucie. personne ne avec Crash ! – le film suscita un tollé en
de son pavillon, Ballard sait parfaitement no 3818) en romans (notamment La Forêt de « Le XXIe siècle est une époque dangereuse, où Angleterre et aux Etats-Unis.
que l’endroit suscite la curiosité, comme une cristal, Denoël, 1967), il s’était imposé com- s’affrontent la raison et l’irrationnel. Je dis veut savoir, Mais c’est plus fort que lui : « Je provoque
sorte d’exotisme à l’envers. Pull-over bleu me l’une des voix les plus puissantes de la juste : attention, mauvais temps en perspective, personne ne les gens pour les révulser, les forcer à m’écouter.
marine et mèche blanche en bataille, il en rit science-fiction britannique, servi tout autant fermez vos volets ! », explique-t-il. Quant à Sinon, personne ne veut savoir, personne ne
à l’avance, comme d’une bonne farce faite à par la qualité de ses récits que par l’élégance lui, c’est à Shepperton qu’il attend l’orage, veut entendre, veut entendre, tout le monde veut une existence
ses visiteurs. Même si vivre à Shepperton ne de sa langue. Dans un domaine où le style dans cet ultime satellite de la capitale géan- tout le monde tranquille et des vacances aux Bahamas. »
relève évidemment pas de la plaisanterie – est souvent le parent pauvre du rêve, cette te, où naissent les symptômes de ce qu’il veut une Montrer à quel point les modes de vie impo-
pas du tout, en fait. particularité le singularisait d’emblée. appelle la « banlieuisation » de l’âme. sés tout en douceur par la tyrannie tranquille
« C’est un acte politique explique vivement Mais pourquoi se projeter dans des mon- « La plupart des évolutions et des habitudes existence de l’économie globale transforment les
cet homme de 76 ans. Une façon de montrer des complètement inventés, quand le bizar- sociales de l’après-guerre, la télévision, la vidéo, tranquille et mœurs, le caractère – et pas en bien. Faire
ma solidarité émotionnelle avec les gens d’ici, re, le tordu et même le fantastique sont là, la pop culture, sont parties des banlieues, expli- œuvre de moraliste, en somme, ce que Bal-
ceux de la petite-bourgeoisie. » L’œil rit. « Est- sous vos yeux, à vous faire des signes ? Pro- que-t-il. La ville est devenue un mode d’habi- des vacances lard ne renie pas (on dirait même que l’idée
ce que je pense réellement ça ? » Avec lui, com- gressivement, J. G. Ballard est donc passé tat complètement démodé, et les gens qui y aux l’amuse) en rendant les dangers visibles, par
me avec ses livres, on ne sait jamais tout à aux délices autrement effrayants de l’antici- vivent ne réalisent pas à quel point le pays Bahamas. » une fiction à la fois surprenante, cruelle et
fait que croire non plus. Redoute-t-il les évé- pation sociale et à l’étude de ce qu’il appelle autour d’eux a changé. La classe moyenne supé- affreusement réaliste – ou affreusement pos-
rieure, celle qui vit à Knightsbridge ou Hamps- sible, c’est selon. a
tead, les quartiers chics de Londres, pense que Raphaëlle Rérolle
la banlieue est comme la ville, en juste un peu
Moqueur et perspicace moins chic. Pas du tout : c’est complètement
différent. Ici, il n’y a pas de musées, pas de gale-
ries d’art et notre cathédrale à nous, c’est l’aéro-
MILLÉNAIRE dérision, le relativisme et étrangère est la Terre », voilà port d’Heathrow. »
MODE D’EMPLOI l’autre pour la conviction) ce qu’affirme l’écrivain dans Ces fameuses « middle-classes », avocats,
(A User’s Guide forment cependant une un article de 1962 consacré médecins, gens de télévision, riches commer-
to the Millennium), personnalité complexe, à la science-fiction et çants, sont une cible privilégiée de l’imagina-
de J. G. Ballard. extrêmement séduisante et intitulé « Où trouver tion de Ballard. Ce sont eux qui assurent le
d’une drôlerie formidable, l’espace intérieur ? » Sur fonctionnement de cette société sur laquelle
Traduit de l’anglais dont quelques pans sont cette étrange étoile, le non il jette un regard à la fois sardonique, répro-
par Bernard Sigaud, rendus visibles par moins étrange Ballard porte bateur, magnifiquement inventif et pourtant
éd. Tristram, 370 p., 23 ¤. Millénaire mode d’emploi. un regard magistralement glaçant de réalisme. Et eux aussi qui perdent
Recueil d’articles, de moqueur, lucide et les pédales, délirants de violence et de trans-
ers l’âge de 50 ans, chroniques et de critiques synthétique en direction de

V
gressions, dans des romans aussi saisissants
J. G. Ballard a parues dans différents ses semblables, pour la que I.G.H. (pour Immeuble de grande hau-
commencé à se journaux, entre les plupart englués dans une teur, réédité par Denoël), ou Super-Cannes.
demander si sa vie tout années 1960 et 1990, le livre société folle à lier. On ne Est-il de gauche, comme il l’a dit parfois ?
entière « n’avait pas été un offre un panorama de sait quels passages citer, Ou surtout « libertaire », comme il l’affirme
accident qui aurait pu être réflexions sur le cinéma tant le livre regorge de aujourd’hui ? « Je ne veux pas accepter ce mon-
évité » (dans un texte publié (Casablanca ou Blue Velvet, phrases belles, saisissantes de. C’est juste une convention, non ? On nous a
par « Le Monde des livres », Alien ou Barbarella), les ou hilarantes – ou tout cela appris à y croire, on nous a entraînés comme
5 août 2005). Quel rapport écrivains (Proust, Joyce, à la fois. Plutôt qu’une sorte des chiens, pour nous faire marcher sur nos pat-
avec l’homme plus âgé, celui Fitzgerald, Sade ou Willian de prophète (ce que voient tes arrière et nous faire venir quand on nous
qui confesse un désir très Burroughs), la en lui certains de ses dit “Au pied !” »
affirmé de convaincre ses science-fiction, les sciences admirateurs), Ballard est Ecrire est une manière d’échapper à cette
semblables, de les « forcer à tout court, des souvenirs certainement l’un des « bourgeoisification » – il dit le mot dans un
écouter » – autrement dit à d’enfance ou des portraits observateurs les plus français volontairement emphatique, avant
l’écouter ? Rien n’est simple. au vitriol (Nancy Reagan, incroyablement perspicaces d’éclater de rire. Et de se soustraire à la
Mis bout à bout, ces deux par exemple). de notre modernité. a « banlieuisation » qui crée cet ordre abhorré
penchants (l’un pour la « La seule vraie planète R. R. – « La paix des morts », comme il l’appelle.

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