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0123
DesLivres Jeunesse
Noir sur blanc : Olivier Mau
Vendredi 10 mars 2006
Littératures
DE LA LIBERTÉ Pascal Quignard, Anne Godard,
Christian Garcin, Fabrice Gabriel,
Iegor Gran, Paula Jacques...
Et aussi une sélection de livres de
poésie. Pages 4, 5, 10 et 11.
Essais
« Les Détectives « American Vertigo », un « reportage
sauvages », d’idées » de Bernard-Henri Lévy
aux Etats-Unis ; André Glucksmann,
le roman « penseur décalé, déraciné
qui avait permis et fier de l’être ». Page 8.
à l’écrivain chilien
disparu en 2003
d’accéder à la notoriété “Admirable.”
François Nourissier, Le Figaro magazine
internationale,
paraît enfin en France.
Un événement.
Page 3
Grasset
2 0123
Vendredi 10 mars 2006 FORUM
Contributions Prix Goncourt 1993, Amin Maalouf exhorte la France à se regarder dans « le miroir du temps »
P
l’auteur de nombreux ourtant, à l’origine, tout cela Apollinaire ou Cioran comme des des « hispanophones », ni les Son carburant, la peur. Peur de
ouvrages parmi partait d’une excellente idée. « francophones »… « anglais » des « anglophones ». Il y a l’Europe, soudain ; – encore un
lesquels Le Rocher de Je ne sais plus si c’était J’ai passé récemment en revue une des écrivains de langue anglaise, tout « nous » qui s’est transformé
Tanios (Grasset, prix Bourguiba ou Senghor qui longue liste de noms pour tenter de simplement, qu’ils soient noirs ou insidieusement en « eux » ! Peur des
Goncourt 1993), l’avait formulée en premier. cerner les critères qui régissent ce blonds, qu’ils viennent de Birmingham, Anglo-saxons. Peur de l’islam. Peur de
Les identités Peu importe, le concept venait à son clivage. Ce que j’ai découvert, j’aurais de Dublin, de Calcutta ou de l’Asie qui s’élance. Peur de l’Afrique qui
meurtrières (Grasset, heure. La France et ses anciennes honte de l’écrire. Même si je ne faisais Johannesburg ; et des écrivains de piétine. Peur des jeunes. Peur des
1998) et Origines dépendances avaient hâte de dépasser qu’énumérer ces critères, je me sentirais langue espagnole, qu’ils soient banlieues. Peur de la violence, de la
(Grasset, 2004). les traumatismes de l’ère coloniale vers souillé. Disons seulement qu’il y a là des Andalous, Colombiens ou vache folle, de la grippe aviaire… Peur et
Il vient de publier une alliance consentie, bâtie sur le subtilités discriminatoires indignes de la Guatémaltèques… honte de son passé, au point d’enterrer
Adriana Mater terrain le plus stable et le plus élevé qui France, indignes de ses idéaux, indignes Ai-je besoin de le dire, ces ses dossiers et de ne plus oser célébrer
(Grasset), le livret de soit, celui de la langue commune. Plus de ce qu’elle représente dans l’histoire appellations unificatrices n’abolissent ses victoires. Ceux qui chérissent la
l’opéra composé par de colons, plus d’indigènes, plus de des idées et des hommes… point la diversité. Il y a une littérature France et qui se sont nourris de son
Kaija Saariaho « second collège » ; les ancêtres gaulois Devrais-je aligner les exemples ? africaine de langue anglaise, une Histoire, ceux qui y sont nés comme
qui doit être créé à n’étaient plus exigés à l’entrée. De Evoquer le cas de ces universités où l’on littérature indienne, des littératures ceux qui l’ont choisie, ne peuvent que
l’Opéra Bastille le Montréal à Phnom Penh, de Lyon à ne peut plus étudier l’œuvre d’un caribéenne, nord-américaine, irlandaise, souffrir au spectacle d’une société
30 mars dans une Brazzaville, de Bucarest à écrivain « francophone », sauf si l’on etc. Chez nous de même ; on n’écrit pas tremblante et honteuse qui n’ose plus se
mise en scène de Port-au-Prince, tous ceux qui avaient fait un parallèle avec un écrivain de la même manière à Dakar, à regarder dans le miroir du temps.
Peter Sellars. « la langue française en partage », ceux proprement français ? Non, je m’arrête Bruxelles, à Beyrouth, à Alger, à Sans doute certaines peurs ne
qui étaient nés en son sein comme ceux là, pour dire seulement, à mi-voix mais Toulouse, à Québec et à Fort-de-France. sont-elles pas injustifiées. Ce siècle a
qui l’avaient adoptée, et même ceux qui avec fermeté, et avec solennité : mettons Nous avons nous aussi notre littérature fort mal commencé, les forces de
Rectificatifs avaient le sentiment de l’avoir subie, se africaine de langue française, notre l’obscurantisme et de la régression sont
retrouvaient désormais égaux, tous littérature antillaise, notre littérature manifestement à l’œuvre, sur tous les
L’auteur de L’ultime frères en francophonie, unis les uns aux
« Ce qu’il s’agit d’abolir, nord-américaine… La diversité des voix continents ; certains jours, elles
faveur (Gallimard-« Le autres par les liens sacrés de la langue, à ce sont les oppositions stériles est notre première richesse. Ce qu’il paraissent même triomphantes. Mais
Promeneur », peine moins indissociables que ceux du s’agit d’abolir, ce sont les oppositions n’est-ce pas là une raison
« Le Monde des sol ou du sang. et discriminatoires : littérature stériles et discriminatoires : littérature supplémentaire pour que la France ne
livres » du 3 mars ) Le « glissement sémantique » s’est du Nord contre littérature du Sud ; se trompe pas de combat ? En entrant
ne se nomme pas Paul produit par la suite. Je parle de du Nord contre littérature du littérature des Blancs contre celle des dans la logique des crispations
mais Patrick Wald « glissement » parce qu’il n’y avait là Sud ; littérature des Blancs Noirs ; littérature de la métropole contre identitaires, on perd sa propre raison
Lasowski. aucune intention pernicieuse. Il semblait celle des périphéries… Il ne faudrait tout d’être, on perd sa crédibilité morale et
De même, l’auteur naturel, en effet, dès lors qu’on avait contre celle des Noirs ; de même pas que la langue française sa place parmi les nations…
de 32 jours de mai constitué un ensemble global devienne, pour ceux qui l’ont choisie, un Or le monde a besoin de la France.
(Les choix du francophone, mis en place des littérature de la métropole autre lieu d’exil ! Quand elle soutient des causes justes,
« Monde des livres » institutions francophones, tenu des contre celle des périphéries… » Cela étant dit, mon propos n’est pas elle peut encore faire la différence ; moi
du 24 février) ne se sommets francophones, que l’on se mît à de défendre une quelconque qui viens du Liban, je puis en témoigner.
nomme pas Marianne parler de littérature francophone et « confrérie » des écrivains migrants. Mais le monde n’a pas besoin de
mais Martine Storti. d’auteurs francophones. fin à cette aberration ! Réservons les Eux se nourrissent de l’adversité autant n’importe quelle France. Il n’a que faire
Car, après tout, qu’est-ce qu’un auteur vocables de « francophonie » et de que de l’hospitalité, de la souffrance plus d’une France frileuse et déboussolée qui
francophone ? Une personne qui écrit en « francophone » à la sphère que de la joie, du confinement mieux veut se protéger des fantomatiques
français. L’évidence… du moins en diplomatique et géopolitique, et prenons encore que de la liberté – de tout cela est « plombiers polonais » voleurs
théorie. Car le sens s’est aussitôt perverti. l’habitude de dire « écrivains de langue faite la littérature, depuis toujours. d’emplois, et se démarquer à tout prix de
Il s’est même carrément inversé. française », en évitant de fouiller leurs Pour eux, je ne me fais pas de soucis. ces poètes étranges qui viennent de si
« Francophones », en France, aurait dû papiers, leurs bagages, leurs prénoms Pour la France, je m’en fais. Car ce loin pour lui voler sa langue. a
signifier « nous » ; il a fini par signifier ou leur peau ! Considérons les dérapage sémantique est, à l’évidence,
« eux », « les autres », « les étrangers », dérapages passés comme une un symptôme. Si la notion de Proposer un texte
« ceux des anciennes colonies »… En ces parenthèse malheureuse, comme un « littérature francophone » a été pour la page « forum »
temps d’égarement où les identités se regrettable malentendu, et repartons du pervertie, détournée de son rôle par courriel :
raidissent et où l’universalisme est en bon pied ! rassembleur pour devenir un outil de mondedeslivres@lemonde.fr
perpétuelle régression, les vieux réflexes En cela, nous rejoindrions ce qui se discrimination, si le mot qui devait par la poste :
sont revenus. pratique déjà dans les espaces signifier « nous tous » a fini par Le Monde des livres,
Peu de gens auraient l’idée d’appeler linguistiques les plus épanouis et les signifier « eux », « les étrangers », c’est 80, boulevard Auguste-Blanqui,
Flaubert ou Céline « francophones » ; et plus conquérants, ceux de la langue – ne nous voilons pas la face ! – parce 75707 Paris Cedex 13
L
celle d’un lecteur. Pour Huit ans après sa première publica- d’Arturo et Ulises.
qu’un roman de huit cents tion en espagnol, Les Détectives sauva- Mexico rayonne ainsi comme un lieu
pages le tente, il lui faut un ges, titre aussi beau qu’énigmatique, inaugural capable de projeter sur la sur-
bon début, un appât de fait donc irruption en France, où il arri- face des continents les énergies venues
gourmet. Le voici : ve comme le grand œuvre d’un auteur à elle de toute l’Amérique latine, réacti-
« 2 novembre. J’ai été cordialement invi- dont la plupart des ouvrages en prose vées par chaque apparition des deux per-
té à faire partie du réalisme viscéral. Evi- ont déjà été traduits. Huit ans, c’était sonnages-fantômes en un point du glo-
demment, j’ai accepté. Il n’y a pas eu de bien le temps nécessaire pour que le be, sur plusieurs centaines de pages.
cérémonie d’initia- traducteur apprivoise l’espagnol cos- D’un côté, la construction du roman en
LES tion. C’est mieux mopolite de ce roman fin de siècle, étau le dynamise. De l’autre, l’histoire
DÉTECTIVES comme cela. » C’est écho de plusieurs continents. Car les semble se dérouler sans fin, du moins
SAUVAGES fait : sourire en « détectives sauvages », autrement dit sans autre fin que son début. Car chez
(Los coin et intrigué par ces mystérieux « réal-viscéralistes », Bolaño, le détective, avatar de l’écrivain,
Detectives ce « réalisme viscé- n’ont pas de patrie. Chili, Nicaragua, alternativement jeune ou vieux, incarne
salvajes) ral », l’amateur Argentine, Allemagne, Liberia, France, l’absurdité et flirte avec le phénomène
de Roberto d’humour noir s’est Espagne, tout leur est bon. Leur base de l’éternel retour cher à Borges : « J’ai
Bolaño. engagé en quelques arrière est Mexico, qui attire comme rêvé que j’étais un très vieux détective
lignes dans le ven- un aimant tous les réfugiés d’Améri- latino-américain. Je vivais à New York et
Traduit tre d’un roman- que latine, contestataires et idéalistes Mark Twain m’embauchait pour sauver
de l’espagnol monstre. Il n’est venus se consoler des révolutions la vie d’un être sans visage. Ça va être un
(Chili) pas forcé de savoir, ratées, dans les années 1970. cas bigrement difficile, monsieur Twain,
par Robert ce lecteur, que cette lui disais-je », imaginait l’écrivain
Amutio, vaste fiction Personnages-fantômes chilien dans son poème « Une promena-
éd. Christian publiée en 1998 en Les héros du roman, le Chilien de en littérature » en 1994.
Bourgois, Espagne est déjà un Arturo Belano, alter ego de Bolaño, et Alors, Les Détectives sauvages, qu’est-
884 p., 28 ¤. livre-culte pour le Mexicain Ulises Lima, double quasi ce que c’est ? La vision brutale et lyrique
nombre d’auteurs mythique du surréaliste Jacques Roberto Bolaño 2003. JERRY BAUER du monde sur les trente dernières
espagnols et latino-américains. Qu’ils Vaché à « l’odeur étrange, comme s’il années du millénaire précédent, vue par
ont depuis salué son auteur, le Chilien venait de sortir d’un marécage et d’un « radical et cordial », le « réalisme vis- composer des vers épars et criminels, le prisme d’un groupuscule d’amis
Roberto Bolaño, comme un véritable désert en même temps », en font juste- céral » inspiré de l’« infraréalisme » de vagabonder, trafiquer de la drogue, excentriques, tissant un réseau planétai-
« grand frère ». Que son décès préma- ment partie. Vers 1975, ils fondent un auquel Bolaño a appartenu pendant saper l’ordre du monde et de la poésie re, mais anarchique, poétique et mené
turé, en juillet 2003, n’a pas diminué mouvement avant-gardiste à la fois sa jeunesse mexicaine : il s’agit de officielle. Dans le roman, leur histoire du côté des perdants, du côté de « nous
se scinde en trois parties. La première autres, les “nec spes nec metus” (« sans
et la dernière se présentent comme le peur et sans espoir »), comme l’écrivait
journal de bord d’une jeune recrue du Bolaño dans un de ses recueils de poé-
Une rupture,
et le vide
es grands romans ne donnent qu’on vit est dédié ». « Cet être peut être
S
d’Iegor Gran.
mortes. Isolées. Noires d’un enduit fils que l’on croyait mort du grand duc plus en sortir : leurs portes sont ver-
POL, 166 p., 16,50 ¤. terreux. Des grottes, des cavernes, de Bade et de Stéphanie de Beauhar- Hallucinante polyphonie rouillées comme l’était celle de ma geôle,
des puits vertigineux où les froids nais ? Enlevé à ses parents par la comtes- Philosophe, poète, romancière (elle a leurs corps n’aiment pas ma bouche, peut-
out commence par un « Et si on le appels d’air portent en tourbillon le sou-
T
se de Hochberg dans un terrifiant com- notamment publié un essai sur Jean être ne voient-ils pas que je les appelle du
faisait, ce petit voyage ? » A la cam- venir du vent. Tout redevient sans bruit, plot de succession ? Toute l’Europe s’en- Genet chez De Boeck, en 1993, puis fond de mon silence, peut-être ne savent-ils
pagne ? A Montfort ? Ou alors à à peine l’on s’agite et le silence tombe flamme de rumeurs, le frêle jeune hom- Rhapsodies pour l’ange bleu et Aquarelles pas où, en moi, ils doivent planter leur
Constantinople, à Jérusalem ? Mystère. sur les mots balbutiés. Long chemin à me devient un personnage. Il est assassi- chez Luce Wilquin), elle nous entraîne ancre. » Kaspar se débat dans une vie
En route pour un voyage au pays des rebours, mais c’est la même histoire. né en décembre 1833 sans qu’on n’y dans une hallucinante polyphonie. Son sans repères, incapable de dire ce qu’il
phrases et des hallucinations de lecture, A Nuremberg, sur l’Unschilittplatz, comprenne rien. « Ci-gît Kaspar Hauser, texte en effet se construit autour des veut désirer. Cagoule sur la tête, ne reste
une drôle d’aventure qui vaut vraiment un lundi de Pentecôte de 1828, un ado- énigme de son temps. Naissance inconnue. voix qui en écho ressassent les temps de que l’idée qu’il se fait de la lumière. L’es-
d’être vécue. Soit donc André et Lucie, lescent de 17 ans soliloque en marchant. Mort mystérieuse. » Où est la vérité ? cette tragédie close. Celle de Kaspar poir pour un moment d’être un peu épar-
au bord du divorce après quinze ans de Qui est-il, ce sauvage, ce fou, cet abruti ? Faut-il qu’il y en ait une ? Hauser, de sa mère, de la comtesse gné. Magnifique livre qui rassemble les
mariage. Dans la première histoire – la Il va vers les passants en brandissant « Je suis venu, calme orphelin/ Riche de de H., du geôlier du garçon, de Feuer- facettes d’un diamant noir brisé. Pulvéri-
première vie de Lucie –, André est de une lettre. « Cavalier veut comme père mes seuls yeux tranquilles/ Vers les hom- bach qui s’attacha à l’époque à compren- sé. En miettes. Véronique Bergen est au
gauche, ils ont une fille, Sandrine, et les être. » Quelque chose comme ça que mes des grandes villes/I ls ne m’ont pas dre l’affaire, de l’assassin qui planta le cœur de l’énigme. Celle du vide bruyant
Du Perray sont invités à dîner. Un crime sans cesse il répète. On le boucle à la pri- trouvé malin. » Verlaine, en 1873, se coup dernier, d’un cheval aussi, porteur où se taisent les enfances. A jamais. a
se prépare. Dans la deuxième, André est son de la ville. On verra bien après… fond dans le désarroi de Kaspar. Georg d’échappée belle… Xavier Houssin
un bourgeois plutôt de droite, ils ont un
fils, Pierre, et les Du Perray ne vont pas
tarder à arriver. Une fois encore, Lucie
pourrait bien y passer.
Au terme de cette deuxième vie, la Un thriller psychologique au bord du Nil, où règnent violence et sensualité
cause est entendue : Iegor Gran s’est
amusé, avec ces deux couples stéréoty-
pés, à jouer des contraires. Arrive alors
la troisième vie de Lucie…
Dette de miel, dette de fiel
Au début, on ne comprend pas très
bien. L’impression d’avoir déjà lu ça RACHEL ROSE murs défraîchis de cette ville cosmopoli- me. Jusqu’au jour où un officier se pré- cente mal-aimée des siens, se révèle une
quelque part. Et puis, très vite, on per- ET L’OFFICIER ARABE te, fleurissent les slogans antisémites. sente à l’aube chez lui. En nuisette, proie (trop) facile pour l’officier qui,
çoit le mécanisme d’une précision horlo- de Paula Jacques. « A l’instant où la guerre de Suez avait Rachel, sa fille aînée, accueille le policier avec une redoutable perversité, souffle le
gère : Gran a enchevêtré les pages des pris fin, ce ne fut plus la guerre mais la au « regard d’or brun ». Plus que la chaud et le froid sur une famille aux
deux histoires. Implacablement. La pre- Mercure de France, 416 p., 20 ¤. paix qui devint le plus terrible. Tout de sui- peur, un trouble indéfinissable s’empare abois. Et sur la jeune femme, séduite
mière page de la première vie, suivie de te après l’expulsion des ressortissants fran- de la jeune fille et du lecteur, face à un puis conquise par cet homme au double
la première de la seconde, et ainsi de sui- l’image de Rachel, son héroïne, çais et anglais, les juifs se virent, à leur homme plein de morgue, d’assurance, visage, qui sitôt resserrés ses liens sur
te, sans changer la moindre virgule. Gau-
che, droite, gauche, droite… Un
« copié/collé » intégral. Ni gauche, ni
A Paula Jacques a depuis longtemps
fait sien ce proverbe : « Qui a bu
l’eau du Nil revient toujours à sa source. »
tour, suspectés d’impérialisme, de sionis-
me, de communisme, ou des trois à la fois.
Avec pour résultat, et dans tous les cas de
mais aussi de prévenance. Au point que,
loin d’arrêter son père, Fouad Barkhouk
se propose avec une étrange clémence
Rachel les refermera sur sa vraie proie…
De miel et de fiel, d’amour et de hai-
ne, de violence et de sensualité… C’est
droite, il n’y a plus rien, on passe à autre Une source où la romancière et journa- figure : l’arrestation, la prison, la spolia- de devenir son protecteur. dans ce constant balancement où se
chose. Simple effet de perspective ? Bien liste ne cesse de puiser, depuis Lumière tion des biens et, en dernier ressort, le ban- Mais derrière la « dette de miel » c’est muent des personnages dépeints avec
davantage en réalité, le sentiment de se de l’œil jusqu’à Gilda Stambouli souffre et nissement. » Un processus dont Salo- bien une dette de fiel qui se dissimule. finesse et complexité que Paula Jacques
laisser prendre aux mots, de s’en laisser se plaint (1), la matière de ses romans. mon Cohen, commerçant de meubles, Celle d’un fils de fellah qui, depuis l’en- nous entraîne dans ce thriller psycholo-
conter jusqu’à ce que s’accomplisse l’im- Emplis de lumières, de saveurs, d’hu- pense s’extraire ou tout du moins retar- fance, n’a connu que mépris, honte, gique qui, sur les décombres d’un mon-
pensable entre André et Lucie. mour, d’humanité, ils portent tous en der son échéance. N’est-il pas un citoyen misère, violence et dont la mère, morte de finissant, laisse entendre un éclat de
Plus qu’un simple exercice de prose, creux les blessures d’une enfance volée, égyptien qui de surcroît a toujours hon- d’épuisement et de solitude, servit chez rire salvateur. a
un jeu de pages qui n’aurait pas déplu à de l’exil, et aussi la nostalgie de sa ville ni toutes les idéologies en « isme » ? les Cohen. Bien décidé à les faire payer, Christine Rousseau
Perec. Et qui fera le bonheur tout simple natale, Le Caire, dans laquelle elle Malgré les deux convocations des servi- Fouad va trouver, en la naïve Rachel,
des lecteurs de ces Trois Vies de Lucie. a replonge ses lecteurs avec bonheur. ces de renseignement qu’il a négligées, l’instrument de sa vengeance. Moins (1) Tous au Mercure de France et en
Franck Nouchi Même si, en cette année 1957, sur les Salomon balance entre espoir et fatalis- fine et vive que Joyce sa cadette, l’adoles- « Folio ».
LITTÉRATURES 0123
Vendredi 10 mars 2006 5
Le « Je me souviens » de Christian Garcin Le bouleversant premier roman d’Anne Godard
O
n pourra s’étonner d’abord que
J’ai grandi, récit d’enfance, voi-
re de formation, s’inscrive dans
la collection de J.-B. Pontalis,
« L’Un et l’autre ». D’autant que par
rain. Et puis le dehors des salles de clas-
se, de la maternelle, seule parenthèse de
mixité, au lycée Saint-Charles, réservé
aux garçons, des condisciples donc et
des premiers livres qui comptent ; pas
ristique de ces paysans de montagne
aujourd’hui disparus, une odeur qui
imprégnait leur maison, celle du bois de
mélèze et du foin séché, des bêtes et de la
poussière des chemins, odeur âcre et par-
L d’Anne Godard, est une surprise,
un saisissement, une troublante
trouvaille des éditions de Minuit.
Troublante ? Le manuscrit a été refusé
partout hors de la maison de la rue Ber-
la voix de ton fils et la prendre pour celle
d’un étranger, se dit-elle. Et si tu la trou-
vais désagréable ? »
Tout le roman – disons plutôt le mono-
logue – d’Anne Godard est fait de ce res-
deux fois Christian Garcin y a signé des ceux de la très mince bibliothèque fami- fois musquée », elle ne se réveille qu’au nard-Palissy. Peut-être parce qu’il va à sassement, de ce remuement intime, de
variations virtuoses, Vidas (1993) et liale mais San-Antonio, Le Grand Meaul- hasard fragile d’une rencontre avec une rebrousse-poil de ce que le lecteur cette attente. Mais qu’attend-elle, cette
L’Encre et la Douleur (1997), conformes nes, Daredevil ou Bob Morane. baraque encore à l’abandon. « Ils étaient attend. Peut-être parce que quelque cho- femme qui parle d’elle-même en se
à l’esprit d’un espace littéraire où Mais l’exercice de mémoire est tou- les derniers représentants d’une race se dans cette écriture nous heurte et disant « tu », comme si elle se regardait
l’auteur dialogue avec son « héros », le jours une nécromancie déprise de révéla- aujourd’hui disparue et ne le savaient pas, nous résiste. Peut-être parce que cet inex- souffrir ? Qu’attend-elle, alors que les
peintre avec son modèle. Aurait-il mieux tions illusoires. Garcin mesure le temps des hommes et des femmes dont j’ai gardé plicable-là est justement ce qui séduit. autres, attirés par l’oubli comme les
valu alors accueillir en « Haute Enfan- enfui comme ces trouées d’histoire qui le souvenir vivant, c’est avec eux que j’ai L’Inconsolable. Au début, tout est cohé- papillons par la lumière, ont méticuleuse-
ce » ce texte singulier, que ponctuent grandi. » Plus tard avec les livres. rent. On pense à Stig Dagerman. A son ment effacé tous les souvenirs de
des illustrations le plus souvent tirées « A la question habituelle et lancinante formidable petit livre intitulé Notre « lui » ? Que son mari l’a quittée ? Que
des archives personnelles du romancier,
photos de famille, de Marseille, qu’il
« Pris aux mots » de l’origine de l’écriture, je n’ai jamais su
répondre précisément, mais je sais qu’il n’y
besoin de consolation est impossible à ras-
sasier (Actes Sud). Et comment le serait-
ses enfants l’exhortent à aller de l’avant,
à tourner la page sur la douleur ?
habite rue d’Endoume comme ses Fidèle à la règle édictée par Jean a pas d’écriture sans lecture. » Une porte il ? Une mère a perdu son fils, l’aîné de Ce que décrit Anne Godard, c’est, au
grands-parents rue Sainte-Victoire, ou Grenier dans Lexique, constitué de salle de bains qui tarde à s’ouvrir, Le ses quatre enfants. Dans quelles circons- contraire, l’anti-travail de deuil. Cette
des lieux de villégiature qui sont aussi de mots « détournés de leur sens Diable et le Bon Dieu de Sartre dévoré tances ? On le devine page 81, on en sau- femme qui vit contre l’absence, « contre
les adresses des ascendants ? Non sans commun pour leur faire exprimer dans l’intervalle, et voilà Garcin à 20 ans ra plus vers la fin, mais cela n’a guère la vie qui la permise, contre les autres par-
doute puisque Garcin satisfait à l’une son idiosyncrasie, avec les citations gagné sans remède par un virus qui ne d’importance. ce qu’ils oublient et contre elle-même qui
des contraintes de « L’Un et l’autre » : qu’il aurait choisies », Christian le quittera plus. Des instantanés – nuée ne peut rien effacer », se constitue dans
« des récits subjectifs, à mille lieues de la Garcin livre à L’Escampette Pris de guêpes, silence absolu, goût d’un « Souvenir de la perte » ce ressassement-là. Comme s’il s’agissait
biographie traditionnelle », frontière aux mots. Lexique Deux (120 p., sandwich froid, surfeurs ou figue, nuage Ce qui compte, c’est le téléphone qui d’un besoin vital. Comme si ce mort qui
brouillée, poreuse entre ce genre classi- 14 ¤), trois ans après un premier d’oiseaux ou vol de pélicans qui l’empor- ne sonne pas, en cette date anniversaire vit en elle lui permettait d’exister plus
que et l’autobiographie en vogue. recueil. De Tarkovski qui aide à te de Vicence au Tyrol, de Rome à de sa mort. Son attente à elle. Attente, intensément. C’est en tout cas ce que
Grandir est affaire d’espace. Aussi définir le granit (« peu enclin à Munich ou Mantoue, Florence ou au silence. Elle refait la liste de tous ceux l’auteur nous laisse croire jusqu’à ce que,
tout est-il circonscrit dans les apparte- la compromission ») à Rilke qui rivage du golfe du Mexique – suffisent à qui n’ont pas appelé, pas fait un signe. coup de théâtre, des souvenirs de guerre,
ments, les pièces souvent minuscules, interroge Lou Andreas Salomé compléter le tableau impressionniste Sans cacher sa « nostalgie de ces périodes un secret de famille, la haine des autres
encombrées, ténébreuses, que l’auteur (« Quand est-ce, le présent ? »), d’un écrivain qui répugne à se livrer et anciennes », lorsqu’elle était « mieux célé- enfants éclairent de façon inattendue un
soupçonne d’être plus étroites encore du danger de l’introspection réussit la gageure de brosser un autopor- brée dans le souvenir de la perte ». Elle dénouement qu’on ne déflorera pas.
puisque l’échelle dans son regard d’en- qu’il pratique (Georges Perros : trait presque impudique à force de rete- recommence le décompte des années qui En refermant le livre, on se dit qu’une
fant doit en être faussée. Les ombres y « Un journal intime gai est nue. Privilège de la présence de l’écri- passent et qui, éloignant peu à peu le dra- écriture, un son, une musique si maîtri-
sont des silhouettes, dont restent les atti- inimaginable. Quand l’homme se vain dans ses retraits même. a me, « portent le risque d’un affadissement sés ne peuvent venir que d’une femme
tudes, les démarches, assurées ou claudi- penche sur lui-même, il n’attrape Philippe-Jean Catinchi qui [la] révolte et contre lequel [elle] doit ayant fait longuement l’expérience de la
cantes, les tournures de langage, les voix que des poissons de désastre ») à lutter sans répit ». Elle fouille la chambre- vie. Pas du tout. Anne Godard qui, sur la
et les silences. Horloges, tabourets, la vitalité crue de la langue de sa Signalons la reprise en poche de sanctuaire du mort, ses romans photo de son éditeur, semble si jeune et
armoires gigantesques et lits de fortune, fille Camille, l’humour est L’Embarquement, troisième roman de d’« héroïc fantasy », ses partitions de La frêle, n’a que 34 ans.
les meubles en imposent autant que les constant, grinçant parfois, Christian Garcin paru en 2003 Tempête, son jeu d’échecs, ses pulls à Une trouvaille, vous disait-on. a
contraintes, circulation malcommode antidote à toute morosité. (Gallimard, « Folio », 192 p., F7) grosses côtes qu’elle a fait siens « parce Florence Noiville
« Passé meurtrier »
tout en cela. Fuir les forêts est un sage des quetsches aux mirabelles, Fabrice Gabriel aime, lui aussi,
ouvrage rare et remarquable. Un bientôt les champignons. On nager. Et, comme son personna-
livre complexe, érudit, plein de entrait dans la saison comme dans ge, il a grandi à la frontière de la
références, mais aussi un texte une forêt, les noms eux-mêmes Lorraine, de l’Alsace et de l’Alle-
bouleversant qui se lit sans que changeaient de couleur. » magne. C’est de son obsession
jamais soient rappelées les béan- Et c’est cette enfance trop vite pour ce pays au « passé meur-
ces infinies de notre culture. Véri- gâtée par la brutale disparition trier » qu’est né ce livre. Tout
table fiction ludique, Fuir les de son frère que Fabrice Gabriel comme de son intérêt – « tar-
forêts est un puzzle à la mécani- raconte. Comment Xavier Muller dif » – pour la littérature et la
que subtile, où se mêlent les figu- rêve de s’enfuir et de se réinven- musique allemandes : « Je crois
res animées et parfois déguisées ter une famille, à l’instar de que si j’aime autant certains artis-
de, entre autres, Thomas Mann, Gérard de Nerval qui dessinait tes allemands, c’est aussi parce que
Martin Heidegger et Robert les « branches en désordre de sa j’ai profondément, primitivement
Louis Stevenson. On songe égale- généalogie délirante ». Comment détesté l’Allemagne, explique-t-il.
ment à Perec, et à ses imposantes il se réfugie dans les films et les J’ai toujours eu le sentiment d’être
contraintes. Pourtant, ces forma- livres – dont il aime répéter qu’il acculé à une frontière, d’être en
lités premières ne sont pas essen- les préfère à la vie. Avec toujours haut à droite sur une carte de Fran-
tielles, et Fuir les forêts est bel et cette question : « Quelle dette vou- ce, et que l’avenir se trouvait vers
bien un roman. lait-il donc payer, après tant de l’ouest, donc vers la mer. »
C’est aussi cela Fuir les forêts,
un livre sur l’expérience des fron-
tières : passé et présent, morts et
ZOOM vivants, dedans et dehors. Un
voyage dans le temps et les
AVANT DE PARTIR, de Guersande temps de la mémoire et des lan-
Le 23 septembre 2005, deux adolescentes se sont gues. Un voyage fragmenté et
rendues chez un ami, dans un immeuble fragmentaire dans l’histoire per-
d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) et se sont jetées du sonnelle et collective. Un roman
17e étage. Quelque temps après, un petit éditeur a mouvementé sur les terres de
reçu un texte anonyme, bouleversant, et, après l’enfance, sur le rapport au père
avoir hésité, le publie. La jeune fille signe et le dédoublement.
Guersande ces échos d’une descente aux enfers. Tous ces motifs composent ce
« J’ai essayé comme ils voulaient/comme ils vivent. » dédale où l’on aime à se perdre et
« Ils me disaient ça va aller/comme si j’étais à se retrouver tant les thèmes
malade. » Malade de lucidité, comme on l’est avant d’accepter – si esquissés sont universels. Car
l’on peut – les aménagements et les compromis. « La jeunesse le Fabrice Gabriel n’impose rien et
monde le chemin/mûrir moisir mourir pourrir. » « Ils font des laisse le lecteur remplir ses pro-
enfants/ils feront des clones/l’homme fera de pres blancs. Rien de démonstra-
l’homme/à l’identique/l’homme se fabrique/une machine/une tif ni de décoratif, mais une suite
machine à faire des machines/son image à perpétuité. » La seule d’impressions, qui refluent et irri-
réponse qu’on lui donne est qu’il faut « guérir ». Mais « comment guent ce texte dont l’architecture
guérir/d’une blessure d’infini ». Pour s’assurer de la guérison, on l’a souterraine reste invisible au lec-
même enfermée. Et droguée. « Ils ne savent que me droguer ». teur, mais finit par former un
Et ils n’ont pas su la retenir de partir trop tôt. Jo. S. tableau magistral. a
Ed. Le Grand Souffle (24, rue Truffaut, 75017 Paris), 40 p., 5 ¤. Emilie Grangeray
6 0123
Vendredi 10 mars 2006 DOSSIER
En 2005, tous secteurs confondus, plus de quatre livres achetés sur dix
étaient des petits formats. Enquête sur un secteur vital pour l’édition
Le salut par
a guerre des poches n’aura
le poche
logue du Seuil et de L’Olivier, mais les cès est dû à des auteurs maison comme
L
pas lieu en 2006, mais plus achats extérieurs ont été multipliés par Marc Lévy ou Douglas Kennedy, mais
que jamais ce secteur promet trois, en passant de 30 à 90 livres. Le aussi au fait d’avoir acheté à Lattès,
d’être essentiel pour la santé positionnement reste plutôt haut de (maison du groupe Hachette) les droits
des grandes et petites mai- gamme, avec un papier plus blanc et en poche du Da Vinci Code de Dan
sons d’édition. Quelques chif- une refonte générale des maquettes. Brown (ainsi que ceux d’Anges et démons
fres pour planter le décor. En 2005, tous Le marché du poche présente pour qui paraîtra en 2007, chez Pocket).
secteurs confondus, plus de quatre livres caractéristique d’être très concentré. les « Hors Da Vinci Code, Pocket a fait
sur dix (42 %) ont été achetés à ce for- 10 premiers éditeurs font près de 80 % + 6 %, en 2005 », précise-t-il. En 2006,
mat, selon Ipsos. Au total cela fait du marché et sont aux mains des princi- la maison mise sur Kurogawa, sa mar-
107,9 millions d’exemplaires vendus l’an paux groupes. A tout seigneur, tout hon- que de mangas, et crée aussi une nouvel-
passé, soit une progression de 1,9 %, neur, Hachette détient 60 % du Livre de le collection en littérature étrangère.
dans un marché de l’édition qui stagne. poche (40 % à Albin Michel), 50 % de la Le marché doit sans cesse être animé.
En valeur, les ventes en poches ont repré- filiale française d’Harlequin et 30 % de Il faut lancer des opérations spéciales,
senté 636,4 millions d’euros, une pro- J’ai lu, où elle fait plus office de partenai- accompagner les adaptations pour le
gression de 4,4 % qui est constante re dormant, mais récupère son prorata cinéma ou la télévision... Chez Folio, qui
depuis cinq ans. Cela ne représente tou- de bénéfices. Editis est propriétaire de offre 4 500 titres en références et
tefois qu’un quart du chiffre d’affaires Pocket et de 10/18, sa collection de pres- 300 nouveautés par an, la diversifica-
de la profession. tige. Gallimard détient Folio. Suit Flam- tion de l’offre est devenue la règle. Il y a
Dans ces conditions, il n’est pas éton- marion, actionnaire à 70 % de J’ai lu et désormais quinze séries. A l’automne, la
nant que les principaux acteurs du mar- propriétaire de GF et de Champs. marque de Gallimard a lancé sa collec-
ché aient décidé de pousser les feux. tion de biographies inédites, à raison de
Petit parmi les grands, Hervé de la Marti- Diversification de l’offre douze titres par an. En mai, ce sera le
nière a décidé de relancer « Points » A côté, il existe une kyrielle de petites lancement de « Folioplus philosophie ».
(4,5 % de parts de marché en volume), collections souvent qualifiées de semi- Avec 14 % du marché en volume, der-
qui est devenu une filiale à 100 % du poche. « Double » pour Minuit, rière Pocket (19 %) et Le Livre de poche
Seuil, au 1er janvier. Sous la houlette « Babel » pour Actes Sud, « Bis » pour (20,6 %), Folio arrive en troisième posi- rénover toutes les maquettes de ses col- Girard a acquis de Stock pour « Folio »
d’Emmanuelle Vial, ex-responsable de Viviane Hamy, « Piccolo » pour Liana tion, devant J’ai lu (7,6 %). Mais la collec- lections. Quant au Livre de poche, des les droits en poche de Mes Mauvaises
Librio, arrivée en 2005, cinq nouvelles Levi, « Libretto » pour Phébus, « Tem- tion jouit d’une part stable qu’elle sait choix de relance seront arrêtés en sep- Pensées, de Nina Bouraoui, prix Renau-
collections vont voir le jour cette année pus » pour Perrin, « Arcanes » pour développer. tembre, une fois examinées les forces et dot 2005.
(« Fantasy », « Poésie », « Thriller », Joëlle Losfeld, « Quadrige » pour PUF, Dans les grandes maisons, les poches faiblesses de la maison. La seconde tendance, dans le sillage
les grands romans de Points et « Le plus d’autres collections chez Le Dilet- constituent un secteur éditorial à part Car deux tendances lourdes sont à du grand format, c’est la montée en flè-
Goût des mots », une collection confiée tante, La Découverte, Odile Jacob, Ram- entière. Après l’arrivée de Marie-Pierre l’œuvre sur ce marché devenu très ches des à-valoir. Non divulgué, le mon-
à Philippe Delerm). Le nombre de nou- say, Rivages... Sangouard à la tête de J’ai lu, en 2005, la concurentiel. Les logiques de groupe tant du chèque fait par Albin Michel
veautés devrait doubler en passant à Jean-Claude Dubost, PDG d’Univers nomination de Cécile Boyer-Runge en font que les titres des maisons d’Ha- pour l’acquisition des droits de Cellulai-
200 titres, plus 45 en sciences humai- poche, la filiale d’Editis, est conscient 2006 marque la féminisation de la pro- chette vont se diriger plus naturelle- re, de Stephen King, a fait l’objet « de
nes. « L’objectif est d’augmenter les ventes d’avoir fait une année exceptionnelle en fession. Les deux femmes présentent ment vers le Livre de poche, tandis que négociations redoutables », a indiqué à
et le chiffre d’affaires de 70 % », souligne 2005, avec 25 millions de livres vendus, une autre caractéristique commune : les maisons d’Editis se tournent vers Livre hebdo Tony Cartano, le directeur
Emmanuelle Vial. Pour son développe- ce qui lui a donné la première place en elle viennent toutes les deux du commer- Pocket ou 10/18, même si le principe du service étranger d’Albin Michel. a
ment, Points compte puiser dans le cata- valeur devant Le Livre de poche. Ce suc- cial. En 2006, J’ai lu a pris l’initiative de des enchères reste de mise. Ainsi Yvon ALAIN BEUVE MÉRY
LE CYGNE
L’art délicat du contre-pied
GREGOR ans la nouvelle collection tian Bourgois a décidé de jouer Dürrenmatt (1921-1990), Jus- non réédités et aussi dans le
VON REZZORI D de poche créée par Chris-
tian Bourgois, il n’y a pas
de no 1. « Peut-être en septem-
le contre. Il a fait appel à un nou-
veau graphiste, Cédric Scandel-
la, qui a réalisé des couvertures
tice, et un essai sur l’histoire de
l’art de Roland Recht, La Lettre
de Humboldt. Ce dernier exem-
catalogue des éditeurs amis.
« Il y a tant de possibilités ou de
titres épuisés », remarque-t-il.
bre », finit-il par concéder. Mys- où se détache le nom de ple témoigne de la volonté de Au hasard, dans la liste des
tère. Quand on s’appelle Chris- l’auteur, disposé verticalement Christian Bourgois de ne pas auteurs qu’il souhaite faire
tian Bourgois, que l’on a qua- et en gros caractère, sur un fond publier que de la littérature reparaître, figurent des titres
rante ans de travail d’éditeur blanc mat. Une vingtaine de étrangère, mais aussi des de Sybille Bedford, Walter Ben-
derrière soi et que l’on a notam- titres seront publiés chaque romans et des essais écrits par jamin, Pierre Boulez, William
ment comme fait d’arme dans année. Par les choix très person- des auteurs français. Cinq Burroughs, Norbert Elias, Jean-
sa carrière d’avoir mis au pina- nels des six premiers ouvrages, autres titres sont programmés Luc Nancy, David Rousset,
cle la collection 10/18 dans les en librairie le 9 mars, Christian en mai, dont Gothique charpen- René Thom ou encore Paul
années 1970, on peut se permet- Bourgois confirme sa réputa- tier, de William Gaddis, et A la Virilio.
tre de cultiver cet art du tion d’éditeur exigeant. Il y a cadence de l’herbe, de l’Améri- Les premiers tirages seront
teasing. « Titres », c’est le der- deux romans du Chilien Rober- cain Thomas Mac Guane. En de 5 000 à 6 000 exemplaires,
nier enfant de M. Bourgois, to Bolano, La Littérature nazie juin, sortiront notamment avec des prix allant de 5 à
son nouveau pari. « Aujour- en Amérique du Sud et Etoile dis- deux titres du poète russe 7 euros. « Je n’ai pas l’intention
d’hui, les livres de poche sont tante, et deux de l’Espagnol Ossip Mandelstam. de refaire 10/18 pour un public
tous très beaux, constate-t-il, ils Enrique Vila-Matas, Abrégé qui n’existe plus », indique
ont le plus souvent une superbe d’histoire de la littérature portati- Editeurs amis Christian Bourgois, mais si le
photo reproduite sur leur couver- ve et Enfants sans enfants. Ses sources promettent succès est au rendez-vous, le
ture, le problème, c’est qu’ils se Pour compléter la palette, un d’être diverses. Il entend certes vieux lion pourrait montrer que
ressemblent tous. » roman de l’écrivain suisse de puiser dans son propre fonds, son intuition reste intacte. a
Dans ces conditions, Chris- langue allemande Friedrich mais aussi dans tous les poches A.-B. M.
DOSSIER 0123
Vendredi 10 mars 2006 7
À paraître en 2006
Hermès 44, Économie et communication
Hermès 45, Société de la communication et accès aux savoirs
Hermès 46, Événements internationaux et médiatisations nationales
8 0123
Vendredi 10 mars 2006 ESSAIS
patriotisme américain est-il plus complexe, plus dou-
loureux qu’il n’y paraît ? » On se contentera du
point d’interrogation : l’étape suivante l’appelle. A
Atlanta, il aperçoit la classe moyenne noire, mais
ne va pas non plus à sa rencontre. C’est dommage.
Au début de son voyage, l’auteur indique avoir
« parcouru les premières pages » d’un livre que le
sociologue Alan Wolfe lui a donné la veille à Bos-
ton. Ce livre, One Nation, After All, remarquable tra-
vail d’Alan Wolfe sur les classes moyennes américai-
nes, peut-être BHL aurait-il dû le lire jusqu’au
bout ?
Vision politique
Il en va tout autrement, heureusement, de l’épilo-
gue analytique. Là, quittant les rivages du superfi-
ciel, le philosophe Bernard-Henri Lévy nous livre
sa vision politique du « vertige » américain. Il
conclut à « une crise, plutôt qu’une extinction du
modèle ». Il aborde, enfin, le 11-Septembre et le ter-
rorisme, met à bas les thèses de Fukuyama et de
Huntington, professe son admiration pour Michael
Walzer, le théoricien des guerres justes et injustes,
dont il se sépare douloureusement, pourtant, sur la
question du débat sur la torture, « car ce débat n’est
pas digne, non ». Il corrige ses descriptions simplis-
tes des megachurches par une relativisation du fon-
damentalisme religieux américain, dont il rejette le
parallèle avec le fondamentalisme musulman : les
Etats-Unis, résume-t-il, restent un pays laïque, où
la religion n’est pas synonyme d’extrémisme.
Bernard-Henri Lévy s’attarde longuement sur
les néoconservateurs, stigmatisés par « l’épaisse
ignorance de l’anti-américanisme européen », qui,
finalement, le déçoivent, mais auxquels il rend grâ-
ce d’avoir remis des idées, voire de l’idéologie, dans
le débat américain et d’avoir réinjecté la valeur
démocratie dans la politique étrangère. C’est bien
plutôt à la gauche, en particulier à son intelligent-
sia, qu’il en veut de ne pas avoir mené le combat
indispensable contre Abou Ghraib, Guantanamo et
Parade militaire. CARL DE KEYZER/MAGNUM PHOTOS la torture.
L’écrivain garde néanmoins confiance dans la
villes cassées. La violence de Rikers Island, l’île- prodigieuse capacité de l’Amérique à se réinventer.
l’Amérique !
pas assez glamour pour avoir droit à un nom de ciation, et donc de singularisation » contre la domi-
famille dans American Vertigo, mais que l’aide nation du politiquement correct, rend hommage
sociale, contrairement à la légende, n’a pas laissé « à tous ces irréguliers » qu’il reconnaît « n’avoir pas
sombrer. assez évoqués ». Et c’est finalement lui, BHL, qui
Oublier BHL ? Impossible. Chaque ligne nous identifie ainsi dans la seconde partie de son livre les
rappelle qu’il est là. Il est là, avec Sharon Stone et faiblesses de la première. a
ses jambes décroisées, pour nous préciser qu’ils Sylvie Kauffmann
se sont déjà rencontrés. Il est là pour dénicher de
l’antisémitisme chez un vieux rebelle indien et
« Américain Vertigo », un « reportage d’idées » s’étonner qu’au lieu de ces casinos « qui ne veu-
lent rien dire » les Indiens miséreux ne créent pas
« Un vaillant combattant »
plutôt « un Yad Vashem de la douleur indienne ». La parution d’Une imposture française, de
de Bernard-Henri Lévy sur les traces de Tocqueville Il est là pour réduire le malentendu entre Bill Nicolas Beau et Olivier Toscer (Les Arènes,
Clinton et la gauche américaine à une question 222 p., 14,90 ¤), clôt une série de livres
de puritanisme, et l’ambition politique d’Hillary consacrés à Bernard-Henri Lévy. En un
Clinton à sa volonté de laver « la tache ». Et, para- peu plus d’un an sont ainsi parus Le B.A.
ublier BHL. Oublier l’auteur que justifié ? L’idée d’un Occident rassemblant l’Euro- doxalement, il est là aussi à travers les omissions BA du BHL, de Jade Lindgaard et Xavier
O
l’on adore haïr, la mise en scène pe et l’Amérique du Nord conserve-t-elle un qui affaiblissent le propos : la recherche et les de La Porte (La Découverte), BHL, une
démesurée, le système parisien et sens ? Où en est la démocratie ? Ou, formulées temples du savoir (Harvard ? Stanford ?), le capi- biographie, de Philippe Cohen (Fayard), et
son cousin de New York, qui n’a autrement : « l’Amérique serait-elle à un tournant talisme et ses crises (Wall Street ? Silicon Valley ? Bernard-Henri Lévy, une vie, de Philippe
rien à lui envier. Oublier Danny de son histoire ? Qu’est-il arrivé au rêve fou ? » Enron ?), le quatrième pouvoir et ses défis (la Boggio (La Table ronde). Ecrit par deux
Pearl, cette vie brillante et généreu- Questions importantes et légitimes. presse ? la télévision ? Internet ?) sont curieuse- journalistes (Nicolas Beau travaille au
se sauvagement fauchée, que Bernard-Henri Pour trouver la réponse, Bernard-Henri Lévy ment absents de ce périple. Aucune absence, Canard enchaîné et Olivier Toscer au
Lévy s’est – à quel titre ? – appropriée et dont il ne ménage pas sa peine. Voya- cependant, n’est aussi regrettable que celle des Nouvel Observateur), Une imposture
se sert comme d’un sésame aux Etats-Unis. Lire AMERICAN geur de luxe, sans doute, classes moyennes, cette fameuse « middle class » française se présente comme une enquête
ce dernier livre comme si c’était le premier d’un VERTIGO mais voyageur quand même, qui fait l’Amérique bien plus que les bordels asep- sur le système « BHL » – « la marque la
intellectuel français parti à la découverte de de Bernard- il dévore 20 000 km en neuf tisés du Nevada ou les carrioles des Amish. Notre plus achevée du système médiatique
l’Amérique, tel Tocqueville il y a un peu plus de Henri Lévy. mois, rencontre, observe, aristocrate parisien aurait pu la rencontrer en français », estiment les auteurs –, une
cent soixante-dix ans. dîne (beaucoup), visite, lit, famille, par exemple, en allant passer quelques plongée « au cœur des réseaux qui
Et s’en tenir à cette ligne. American Vertigo est Grasset, parle, questionne, écoute, heures sur les gradins baignés de la lumière des gouvernent aujourd’hui la production de
alors non pas une enquête, mais une quête, pas- 496 p., 20,90 ¤. s’étonne. Il y a, dans ce jour- soirs d’été d’un stade de base-ball, plutôt qu’en l’information, avec ses compromissions, ses
sionnée et insatisfaite, de l’identité américaine et nal de bord, quelques essayant de percer la signification patriotique de arrangements et ses lâchetés ». La chute du
des ressorts d’une nation qui n’a jamais cessé de moments forts. La rencontre avec Jim Harrison, ce passe-temps national dans un musée. livre résume bien la thèse de Beau et
nous fasciner. Que va chercher, au fond, à part la « écrivain, donc dissident », « découragé mais Souvent, dans son récit, Bernard-Henri Lévy met Toscer : « A défaut d’être un athlète de haut
notoriété, l’auteur de La Barbarie à visage humain intraitable », qui lui en rappelle une autre, avec le doigt sur de vraies questions, mais passe son che- niveau », BHL ne serait « qu’un vaillant
en Amérique ? Trois questions le taraudent, au Bohumil Hrabal, à Prague, en 1989. Les images min avant d’avoir trouvé la réponse. « C’est étrange, combattant des arts, des lettres et des médias.
moment du départ : l’anti-américanisme est-il apocalyptiques de Buffalo, Cleveland et Detroit, cette obsession du drapeau, observe-t-il. Peut-être le En somme un tigre de papier ».
Un texte sobre et beau de David Dumortier sur l’enfance aux prises avec l’amour
Des poèmes pour faire grandir les parents
MEHDI MET DU ROUGE Eloge de la tolérance, du souvent rétifs à cette libre expres- reconnaître dans cette envie
À LÈVRES nécessaire écart pour que la vie sion d’une évidence socialement d’être au monde qui ne s’embar-
de David Dumortier. soit riche : « C’est pas pareil réprouvée. On se souvient du rasse d’aucune bienséance.
depuis que Mehdi est là. Et quand débat, au sein de l’Ecole des loi- Est-ce parce qu’il est venu
Cheyne éd., « Poèmes pour il n’est pas là, c’est pas pareil non sirs pour publier, en 1998, Je ne tard à la lecture, par la poésie
grandir », 48 p., 12,50 ¤. plus. Pourvu qu’il reste pareil, suis pas une fille à papa, de Chris- essentiellement, alors qu’il pré-
pour que ce soit toujours pas tophe Honoré, où l’héroïne était parait un CAP de cuisinier ?
n petit garçon s’habille en pareil. » élevée par deux mamans. Si le Quand il quitte les Charentes où
P
atrick Beurard-Valdoye est notam-
ment l’auteur d’un Cycle des exils
qui comprend pour l’heure quatre
volumes, dont trois publiés chez Al Dan-
C poésie, pour exister et respirer, a
sans cesse besoin de se « désaffu-
bler » (c’est Francis Ponge qui le
dit), de sortir, avec une certaine hargne,
du « fatras mythologique » et sentimen-
« l’impossibilité de reculer, quoi qu’il en
coûte ». Impossibilité aussi de dresser
un « tableau » qui jugerait et hiérarchi-
serait la poésie actuelle. Après les écoles
et les anathèmes, après les illusions et
te ; un cinquième est à paraître inces- tal où on l’enferme, où plus exactement l’hégémonie théorique, après même la
samment aux mêmes éditions. C’est elle s’enferme avec complaisance – com- tentative de « renouveau lyrique »
incontestablement l’une des entreprises me si elle avait peur du grand dehors ? (dans les années 1980), les « temps sont
poétiques les plus raisonnées et ambi- Jean-Michel Espitallier, qui publia en venus » de concevoir, comme le souligne
tieuses d’aujourd’hui. Au contraire des 2000 une excellente Anthologie de la poé- Steinmetz, la poésie « en sa nudité, en sa
poètes qui inventent ou rêvent des mon- sie française d’aujourd’hui chez Pocket, solitude ».
des, Beurard-Valdoye se déplace sur un revient à la charge, avec, cette fois, un Benoît Conort, avec Jean-Michel
tracé d’exil à l’intérieur de notre espace panorama critique (1) dans lequel il fait Maulpoix, est l’un des principaux anima-
commun, géographique et historique. le tour d’un paysage multiple et heureu- teurs de la revue Le Nouveau Recueil
Dans un beau recueil, Itinérance (Obsi- sement contrasté. Son livre, bref et infor- (Champ Vallon), la meilleure revue de
diane, 2004), il nommait les lieux non mé, éclairera grandement tous ceux qui poésie (avec celle de Michel Deguy,
pour seulement les chanter mais pour veulent l’être. Il laissera les autres se Po & sie, publiée chez Belin). Il appar-
en être, en quelque sorte, le révélateur. lamenter sur un désamour fantasmati- tient à ce courant que l’on nomma le
De même, dans cette Théorie des noms que dont la poésie, cette pauvrette, serait « lyrisme critique », en opposition à une
(Textuel, « L’œil du poète », préface de la victime. conception naïve et obsolète. Le dernier
Christophe Marchand-Kiss, 210 p., Espitallier dénonce à juste titre un cer- livre de Benoît Conort (4) mêle lui aussi
20 ¤) qui rassemble des poèmes écrits tain « charlatanisme » et toutes ces GÉRARD RONDEAU, 1999 le poème à son auto-réflexion, le vers à
entre 1984 et 1995, Patrick Beurard-Val- « couleuvres » que le « poétisme », cet la prose. « Que peut la poésie ? », deman-
doye cherche, selon ses propres mots, à ennemi toujours invaincu, nous fait ava- misère, réclame sa chimiothérapie, son bal- ze, Prigent interroge « cette énergie qui de-t-il, sachant qu’il est impossible,
« commuer le lieu commun en lieu pro- ler. Il cite Denis Roche, qui, il y a une lon d’oxygène ». Entendons sa charge nous vient de l’innommable réel ». Pour aujourd’hui, de concevoir une réponse
pre » et surtout à « secouer l’esprit quinzaine d’années, avait fait cette mise d’abord comme une affirmation de bon- « faire éprouver quelque chose de cette définitive qui nous laisserait en paix, ali-
public », conformément au vœu d’Ar- au point, qu’on aurait tort de prendre ne santé, l’essentiel étant de ne pas per- énergie », écrit-il, « nous œuvrons (…) à gnant des vers et nous enchantant de
taud, et afin de pallier « la perte arbitrai- pour un paradoxe : « En dépit de l’opi- dre, en poésie, la faculté de penser. Plu- ajuster fragilement quelques rythmes (ver- leur inoffensive musique. L’interroga-
re d’une mémoire toponymique ». Le poè- nion commune, la poésie est le genre litté- sieurs ouvrages émanant de poètes peu- baux, graphiques, colorés) dans l’entre- tion sur les formes et la métrique de la
te se fait conservateur de l’épaisseur raire le plus facile, le plus ouvert. » vent nous y aider. deux entre ce que ce réel nous pousse à fai- poésie (ici le verset) n’est pas accessoire.
vivante de langue, il met à l’abri de ses De cette « ouverture », l’auteur donne re et ce que nous restituons comme fiction Toute l’histoire de la poésie nous l’ensei-
vers ce que l’esprit volage du temps de nombreux exemples. Il dresse des « Innommable réel » formée ». gne. L’état de veille inquiète dans laquel-
perd, oublie à chaque seconde. Entrepri- inventaires, note des filiations, repère Christian Prigent et Jean-Luc Stein- Poète, universitaire, auteur de nom- le se tient le beau livre de Benoît Conort
se citoyenne à part entière qui peut se des généalogies. Du lyrisme à la chan- metz furent, à la fin des années 1960, à breuses éditions et biographies de le démontre à nouveau. a
lire à l’échelle européenne dans un livre son, du rock au slam, de la poésie orale à l’origine de la revue d’avant-garde TXT, grands poètes du XIXe siècle, Jean-Luc P. K.
récent de l’auteur, L’Europe en capsaille sa sœur la sonore, des performances aux qui sut approfondir les questions sur le Steinmetz, sans dissimuler ses préféren-
– terme de marine qui signifie « naufra- écritures à contraintes, il avance à gran- langage. Le premier, dans un livre struc- ces et partis pris, livre quelques études (1) Caisse à outils. Un panorama de la
ge » (Al Dante/Villa Beauséjour, 56 p., des enjambées, sans omettre personne, turé qui fait alterner poèmes et essais, sur des poètes modernes (d’Apollinaire poésie française d’aujourd’hui (Pocket,
11 ¤). a en donnant des adresses, des sites, des poursuit l’une des réflexions actuelles à Jean Tortel en passant par Artaud et 274 p., 6 ¤).
P. K. bibliographies… Jean-Michel Espitallier, les plus stimulantes de la poésie contem- Follain) et contemporains, dont Chris- (2) Ce qui fait tenir (POL, 170 p., 18 ¤).
au début de son livre, est sévère à poraine. A propos de Scarron, poète infir- tian Prigent (3). Les « temps venus » (3) Les temps sont venus (éd. Cécile
Dans la même collection, « L’œil du l’égard du Printemps des poètes, ce « ser- me, dé-figuré, de Verlaine, qui ne sut dont parlent le titre de son livre sont Defaut, 330 p., 22 ¤).
poète », Echelle I, de Dominique vice minimum », ce « téléthon annuel », pas s’affranchir de la pesanteur mater- ceux de la modernité poétique (même si (4) Ecrire dans le noir (Champ Vallon,
Grandmont (240 p., 22 ¤). qui conforte « l’idée que la poésie, dans sa nelle, ou encore du peintre Daniel Dezeu- ce terme a des « allures de leurre »), « Recueil », 220 p., 16 ¤).
Le huitième Printemps des poètes se tient dans toute la France et à l’étranger, du 4 au 12 mars
Chanter dans les villes
our la 8e édition du Prin- plus peur ». Il évoque un « pro- « valorisation de la transmission vent pas l’utiliser comme pré-
fayard
Les Vieux Amis, de Rafael Chirbes (Rivages) Les Femmes et la vie ordinaire, de Christopher Lasch (éd. Climats)
Le Vacillement du monde, d’Alain Nadaud (Actes Sud) Peintures et gravures d’avant les pharaons du Sahara au Nil
L’Eternel Retour, de Michel Surya (éd. Lignes-Leo Scheer) de Jean-Loïc Le Quellec et Pauline et Philippe de Flers (Sleb/Fayard)
L’Armée du salut, d’Abdellah Taïa (Seuil) Bibliothèques intérieures, de Brian Stock (éd. Jérôme Millon) roman
Garder la flamme, de Jeannette Winterson (éd. Melville) Andy Wharol, entretiens 1962-1987 (Grasset)
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Vendredi 10 mars 2006 RENCONTRE
J.G. Ballard
Une vigie
au bord
du monde
Une petite maison en désordre dans la banlieue
londonienne... C’est de là que l’écrivain britannique,
autrefois une des voix les plus puissantes
de la science-fiction, s’est mis à observer la civilisation
telle qu’elle est ou plutôt telle qu’elle dérive.
a fin du monde commence là : nements qu’il imagine, ou s’en réjouit-il
L
Shepperton, Surrey, 10 796 habi- secrètement ? Une chose est sûre : Ballard le
tants. Des rues blafardes, des bourgeois (son père était un industriel aisé) J.G. Ballard, chez lui, à Shepperton, dans le Surrey, en 2004. IAN TEH/AGENCE VU
boutiques de vidéo et des s’est appliqué à mettre sa vie quotidienne en
pavillons à perte de vue – un for-
midable remède contre l’optimis-
conformité avec la critique aiguë de la socié-
té de consommation que reflètent ses livres.
la « psychopathologie » collective. Finies les
histoires de comètes et de galaxies éloi-
« Le XXIe siècle Depuis toujours, Ballard voit les choses de
l’extérieur, de la périphérie. Depuis le jour,
me. De Londres et de son agitation, à une Tout son environnement parle de cette gnées. Au lieu de regarder le cosmos depuis est une époque plus exactement, où il a été enfermé dans un
petite heure de train, rien ne semble parve- cohérence – la voiture cabossée, le jardin la Terre, Ballard a regardé la Terre depuis dangereuse, camp de prisonniers par les Japonais, en
nir jusqu’à cette banlieue lointaine, sauf le négligé, la maison lilliputienne où s’entas- Shepperton. Et les humains en société, dont Chine, où il vivait avec ses parents. C’était
grondement continu de l’autoroute M3, lan- sent des cassettes vidéo, des chemises sus- les dérives sont devenues sa spécialité : pas où s’affrontent l’été 1942, il avait 12 ans. Rentré en Angleter-
cée comme une flèche en travers de la cam- pendues à des cintres, un téléphone débran- les êtres gentillets ou idéalisés tels qu’on les la raison et re quatre ans plus tard, il n’a jamais tout à
pagne anglaise. ché, tout un bric-à-brac et même une énor- aime dans les romans héroïques, mais les fait cessé de regarder ses compatriotes avec
Un lieu sans attrait, sans relief, qui parta- me liane jaunâtre qui rampe d’un côté à gens de tous les jours, emportés par une civi-
l’irrationnel. l’œil de l’immigré.
ge son ciel avec l’aéroport de Heathrow, tout l’autre de la table, dans la pièce de séjour. lisation qu’ils ne maîtrisent plus. Poussant Je dis juste :
proche et dont H. G. Wells avait d’ailleurs N’importe. Ballard, cordial, propose un verre des logiques jusqu’au bout, comme un scien-
attention, « Un étranger »
imaginé la destruction par des « tripodes » de chablis et s’installe devant la cheminée tifique dans son laboratoire, Ballard se « Tout ici est crypté, comme un message
extraterrestres, armés de terribles tentacules froide, au-dessous d’un curieux tableau, demande ce que pourraient devenir nos mauvais secret, parce que le système de classes sociales
(La Guerre des mondes, 1898). C’est de cet reproduction d’un Delvaux détruit pendant lubies d’Occidentaux blasés. Comment pour- temps en est d’une puissance inouïe. On ne se rend pas
endroit, pourtant, que James Graham Bal- la deuxième guerre mondiale. rait (mal) tourner, entre autres, la civilisa- compte à quel point ce pays est étrange. Moi, je
lard a fait, depuis plus de quarante-cinq ans, tion des loisirs, la ségrégation sociale ou le perspective, m’y suis toujours senti un étranger et j’en suis
son refuge et son observatoire, son nid Anticipation sociale vertige engendrés par l’absence d’idéaux et fermez vos fier. Les Anglais possèdent beaucoup de quali-
d’aigle aux avant-postes du désastre. Car il Au départ, il avait choisi la science-fiction le dégoût de soi.
volets ! (…) tés, mais ils n’ont jamais été autorisés à se
guette, le grand J. G. Ballard. Vigie sans pour exprimer ses inquiétudes et lâcher la Bien qu’il se défende d’être pessimiste, connaître eux-mêmes. Ils sont comme des ani-
repos, il tient la modernité sous sa lunette de bride à son imagination magnifique. Il tra- l’auteur très admiré de Crash ! (une fable hal- Je provoque maux costumés dans un zoo, à qui l’on ne per-
romancier, de nouvelliste et de critique, exa- vaillait alors pour une revue scientifique, lucinante sur le sexe et la violence automobi- les gens pour met pas d’ôter leurs déguisements. Peut-être
minant ses vices et ses effets inattendus sur après avoir traîné son ennui dans diverses le, portée à l’écran par David Cronenberg et parce qu’ils se savent plus violents que les
la nature humaine : les ravages du consumé- antichambres, médecine ou armée, jusqu’à aujourd’hui rééditée par Denoël) ou, plus les révulser, autres… Après tout, la Renaissance n’est pas
risme, de l’uniformisation, de l’ennui et de la ce que son père finisse par le rappeler à l’or- récemment, de Millennium People (La Révo- les forcer à arrivée jusqu’ici. » Dans cette cage remplie de
violence, le tout potentialisé à l’infini par le dre. De nouvelles (très nombreuses et excel- lution des classes moyennes, Denoël, 2005), prisonniers bien élevés, il tonne et cogne
progrès technologique. lentes, comme en témoigne par exemple a souvent peint cet avenir aux couleurs de m’écouter. contre les barreaux pour se faire entendre.
« Eh bien ! vous y êtes arrivée, finale- « L’Homme enluminé », dans un recueil inti- l’Apocalypse. Une inclination que l’entrée Sinon, Quitte à créer le scandale, comme il le fit
ment ! » Quand il ouvre la porte déglinguée tulé Histoires de catastrophes, Livre de Poche dans le troisième millénaire n’a pas adoucie. personne ne avec Crash ! – le film suscita un tollé en
de son pavillon, Ballard sait parfaitement no 3818) en romans (notamment La Forêt de « Le XXIe siècle est une époque dangereuse, où Angleterre et aux Etats-Unis.
que l’endroit suscite la curiosité, comme une cristal, Denoël, 1967), il s’était imposé com- s’affrontent la raison et l’irrationnel. Je dis veut savoir, Mais c’est plus fort que lui : « Je provoque
sorte d’exotisme à l’envers. Pull-over bleu me l’une des voix les plus puissantes de la juste : attention, mauvais temps en perspective, personne ne les gens pour les révulser, les forcer à m’écouter.
marine et mèche blanche en bataille, il en rit science-fiction britannique, servi tout autant fermez vos volets ! », explique-t-il. Quant à Sinon, personne ne veut savoir, personne ne
à l’avance, comme d’une bonne farce faite à par la qualité de ses récits que par l’élégance lui, c’est à Shepperton qu’il attend l’orage, veut entendre, veut entendre, tout le monde veut une existence
ses visiteurs. Même si vivre à Shepperton ne de sa langue. Dans un domaine où le style dans cet ultime satellite de la capitale géan- tout le monde tranquille et des vacances aux Bahamas. »
relève évidemment pas de la plaisanterie – est souvent le parent pauvre du rêve, cette te, où naissent les symptômes de ce qu’il veut une Montrer à quel point les modes de vie impo-
pas du tout, en fait. particularité le singularisait d’emblée. appelle la « banlieuisation » de l’âme. sés tout en douceur par la tyrannie tranquille
« C’est un acte politique explique vivement Mais pourquoi se projeter dans des mon- « La plupart des évolutions et des habitudes existence de l’économie globale transforment les
cet homme de 76 ans. Une façon de montrer des complètement inventés, quand le bizar- sociales de l’après-guerre, la télévision, la vidéo, tranquille et mœurs, le caractère – et pas en bien. Faire
ma solidarité émotionnelle avec les gens d’ici, re, le tordu et même le fantastique sont là, la pop culture, sont parties des banlieues, expli- œuvre de moraliste, en somme, ce que Bal-
ceux de la petite-bourgeoisie. » L’œil rit. « Est- sous vos yeux, à vous faire des signes ? Pro- que-t-il. La ville est devenue un mode d’habi- des vacances lard ne renie pas (on dirait même que l’idée
ce que je pense réellement ça ? » Avec lui, com- gressivement, J. G. Ballard est donc passé tat complètement démodé, et les gens qui y aux l’amuse) en rendant les dangers visibles, par
me avec ses livres, on ne sait jamais tout à aux délices autrement effrayants de l’antici- vivent ne réalisent pas à quel point le pays Bahamas. » une fiction à la fois surprenante, cruelle et
fait que croire non plus. Redoute-t-il les évé- pation sociale et à l’étude de ce qu’il appelle autour d’eux a changé. La classe moyenne supé- affreusement réaliste – ou affreusement pos-
rieure, celle qui vit à Knightsbridge ou Hamps- sible, c’est selon. a
tead, les quartiers chics de Londres, pense que Raphaëlle Rérolle
la banlieue est comme la ville, en juste un peu
Moqueur et perspicace moins chic. Pas du tout : c’est complètement
différent. Ici, il n’y a pas de musées, pas de gale-
ries d’art et notre cathédrale à nous, c’est l’aéro-
MILLÉNAIRE dérision, le relativisme et étrangère est la Terre », voilà port d’Heathrow. »
MODE D’EMPLOI l’autre pour la conviction) ce qu’affirme l’écrivain dans Ces fameuses « middle-classes », avocats,
(A User’s Guide forment cependant une un article de 1962 consacré médecins, gens de télévision, riches commer-
to the Millennium), personnalité complexe, à la science-fiction et çants, sont une cible privilégiée de l’imagina-
de J. G. Ballard. extrêmement séduisante et intitulé « Où trouver tion de Ballard. Ce sont eux qui assurent le
d’une drôlerie formidable, l’espace intérieur ? » Sur fonctionnement de cette société sur laquelle
Traduit de l’anglais dont quelques pans sont cette étrange étoile, le non il jette un regard à la fois sardonique, répro-
par Bernard Sigaud, rendus visibles par moins étrange Ballard porte bateur, magnifiquement inventif et pourtant
éd. Tristram, 370 p., 23 ¤. Millénaire mode d’emploi. un regard magistralement glaçant de réalisme. Et eux aussi qui perdent
Recueil d’articles, de moqueur, lucide et les pédales, délirants de violence et de trans-
ers l’âge de 50 ans, chroniques et de critiques synthétique en direction de
V
gressions, dans des romans aussi saisissants
J. G. Ballard a parues dans différents ses semblables, pour la que I.G.H. (pour Immeuble de grande hau-
commencé à se journaux, entre les plupart englués dans une teur, réédité par Denoël), ou Super-Cannes.
demander si sa vie tout années 1960 et 1990, le livre société folle à lier. On ne Est-il de gauche, comme il l’a dit parfois ?
entière « n’avait pas été un offre un panorama de sait quels passages citer, Ou surtout « libertaire », comme il l’affirme
accident qui aurait pu être réflexions sur le cinéma tant le livre regorge de aujourd’hui ? « Je ne veux pas accepter ce mon-
évité » (dans un texte publié (Casablanca ou Blue Velvet, phrases belles, saisissantes de. C’est juste une convention, non ? On nous a
par « Le Monde des livres », Alien ou Barbarella), les ou hilarantes – ou tout cela appris à y croire, on nous a entraînés comme
5 août 2005). Quel rapport écrivains (Proust, Joyce, à la fois. Plutôt qu’une sorte des chiens, pour nous faire marcher sur nos pat-
avec l’homme plus âgé, celui Fitzgerald, Sade ou Willian de prophète (ce que voient tes arrière et nous faire venir quand on nous
qui confesse un désir très Burroughs), la en lui certains de ses dit “Au pied !” »
affirmé de convaincre ses science-fiction, les sciences admirateurs), Ballard est Ecrire est une manière d’échapper à cette
semblables, de les « forcer à tout court, des souvenirs certainement l’un des « bourgeoisification » – il dit le mot dans un
écouter » – autrement dit à d’enfance ou des portraits observateurs les plus français volontairement emphatique, avant
l’écouter ? Rien n’est simple. au vitriol (Nancy Reagan, incroyablement perspicaces d’éclater de rire. Et de se soustraire à la
Mis bout à bout, ces deux par exemple). de notre modernité. a « banlieuisation » qui crée cet ordre abhorré
penchants (l’un pour la « La seule vraie planète R. R. – « La paix des morts », comme il l’appelle.