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ISSN 0258-0802. ISSN 1648-1143 (Online).

LITERATŪRA 2018 60 (4)


DOI: https://doi.org/10.15388/Literatura.2018.8

Le « récit de filiation » contemporain


et l’absence des (re)pères
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »,
René Char, Feuillets d’Hypnos (1946)

Fayçal Bouiche
Institut de Recherche en Langues et Littératures Européennes
Université de Haute-Alsace

Annotation. L’objectif de cette étude est d’ausculter la relation aussi bien de tension que de sé-
duction que tisse le narrateur contemporain avec la figure paternelle absente, exclue ou perdue.
À travers La Place (Gallimard 1983) d’Annie Ernaux et Vies minuscules (Gallimard 1984) de Pierre
Michon, nous tenterons de mettre l’accent sur ces liens intrafamiliaux en montrant en quoi la litté-
rature d’aujourd’hui souhaiterait déplacer ses investigations sur des terrains qui relèvent a priori
du domaine des sciences humaines et sociales. Les deux textes de notre corpus sont amplement
représentatifs de l’avènement de cette littérature émergente dans les années 80 témoignant ainsi,
chacun à sa manière, d’une volonté de renouer avec une vieille tradition littéraire (allant d’Homère
à Rouaud en passant par Sartre et Camus) qui s’intéressait de près aux rapports narrateur/père.
La nouveauté de ces livres tient cependant au fait qu’ils sont des symptômes distinctifs de notre
époque. Ils permettent surtout d’exprimer un certain sentiment de malaise (identitaire et/ou langa-
gier) dont souffre l’écrivain postmoderne.
Mots-clefs : Littérature contemporaine, « récits de filiation », Annie Ernaux, Pierre Michon, figure
du père.
Keywords: Contemporary French Literature, “récits de filiation”, Annie Ernaux, Pierre Michon,
the paternal figure.

Prétendre étudier de manière holistique la intéresser à certains textes représentatifs


relation narrateur-père dans le « récit de de cet engouement contemporain. Mais
filiation » contemporain n’est point l’ob- avant de nous aventurer dans l’étude de
jectif de cet article. Et d’ailleurs, même la ces cas, entendons-nous sur ce que c’est
plus colossale des thèses n’y suffirait point le « récit de filiation ». Dans un article
tant le sujet cristallise magistralement l’un qui date de 19991, Dominique Viart part
des points fondamentaux de la littérature
contemporaine : sa volonté indéfectible 1 Selon lui, cette notion a été d’abord avancée

lors d’une intervention au colloque « États du roman


d’élucider la complexité des relations in-
contemporain », du 6 au 13 juillet 1996. Puis parue
trafamiliales. C’est pourquoi après avoir dans  : Dominique Viart, « Filiations littéraires », In.
esquissé un panorama non exhaustif de Jan Baetens et Dominique Viart (dir.), États du ro-
man contemporain. Écritures contemporaines 2, Paris,
certains livres ayant traité de cette théma- Lettres modernes Minard, coll. « Écritures contempo-
tique, nous avons estimé judicieux de nous raines », 1999, p. 115–139, 117.

15
de l’idée maîtresse que ce genre s’inscrit tagruel en rédigeant Gargantua, en passant
dans la continuité de ces récits familiaux par Zola qui voyait en ces récits familiaux
qui ont fait florès en France entre la deu- l’occasion d’expérimenter ses thèses sur la
xième moitié du 19ième siècle et la pre- question de l’hérédité. Au siècle dernier,
mière moitié du 20ième. La nouveauté de on peut citer les noms de Martin du Gard
ces récits émergents tient cependant au qui voulait retracer la généalogie des Thi-
fait qu’ils sont symptomatiques de notre baut2, celui de Georges Duhamel avec La
époque. Ces textes, en voulant célébrer Chronique des Pasquier, celui de François
une certaine geste familiale, tentent de Mauriac avec Le Nœud de vipères, celui
réparer les injustices du passé, souvent de Jules Romain avec Le Fils de Jerpha-
non sans une certaine intonation mélan- nion, ou encore celui d’Albert Camus
colique, hypocondriaque. Il s’agit donc avec Le Premier homme (texte posthume
à la fois d’une écriture du deuil et d’une et inachevé). Outre ces exemples incon-
célébration de l’ancien, chose qui serait à tournables, l’on peut penser à d’autres
l’origine de l’émergence d’un malaise de écrivains « modernes » et contemporains
transmission. Ces récits vont également ayant suivi ce chemin : Marguerite Du-
signer le grand retour aux existences in- ras avec L’Amant (1984) ; Nathalie Sar-
dividuelles, souvent représentées par des raute avec Enfance (1983) ; Robbe-Grillet
figures familiales oubliées par la grande avec Romanesques (1985) ; Claude Simon
Histoire. À partir de là, leur ambition sera avec l’Acacia (1989) ; François Bon avec
double : rétablir et interroger les figures Mécanique (2001) ; Pierre Bergounioux
ancestrales à la lumière du présent d’une avec La Maison rose (1987), L’Orphelin
part, et savoir se positionner par rapport au (1992), La Toussaint (1994), ou encore
poids du passé, de l’autre. Ce sont, somme Miette (1995); Charles Juliet avec Lam-
toute, des « tentatives de restitution » pour beaux (1995, un texte consacré à sa mère) ;
reprendre l’expression de Claude Simon. François Vigouroux avec Grand-père dé-
Comme le signale D. Viart, au-delà du fait cédé – stop – viens en uniforme (2001, un
qu’il exprime une volonté de revenir sur texte traitant de la figure de son grand-
ce qui a été, le mot « restitution » est ici père) et Histoire de Maurice B. organiste
révélateur d’un besoin de rendre hommage (2004, un texte sur son grand-oncle) ;
à ces figures enterrées, et en premier lieu à Jean Rouaud avec Les Champs d’honneur
la figure du père. (Prix Goncourt 1990). Ce même auteur est
un pionnier du genre. Trois ans après son
triomphe au Goncourt, il revient en 1993
1. La paternité en littérature : avec Des Hommes illustres traitant de la
entre évolution et révolution figure paternelle et en 1998 avec Pour vos
À regarder de près, l’on se rend compte cadeaux de la figure maternelle. Dans Sur
que la thématique de l’absence du père
n’est point une nouveauté contemporaine 2 A ne pas confondre avec « roman de la famille »

chez Zola comme chez Du Gard. Ce n’est pas non plus


en soi : Rappelons-nous qu’au XVIième, ce « roman familial » initié par Freud et théorisé par
Rabelais pensait déjà donner un père à Pan- Marthe Robert.

16
la scène comme au ciel (1999), il propose vescence littéraire contemporaine, à savoir
une sorte de « réception » des « hommes La Place (Gallimard 1983) d’Annie Er-
illustres » par ces figures disparues elles- naux et Vies minuscules (Gallimard 1984)
mêmes. Cette thématique du père absent, de Pierre Michon.
on la trouve aussi dans L’Invention de la
solitude (1982) de Paul Auster, dans Ce
2. Le cas d’Annie Ernaux
que le jour doit à la nuit (2008) de Yas-
et de Pierre Michon
mina Khadra, dans Cher Papa : Les écri-
vains parlent du père d’Ariane Charton Le figure du père tient une place cruciale
ou encore dans un ouvrage collectif Mon dans l’œuvre contemporaine. La Place
cher Papa... : Des écrivains et leur père. d’Annie Ernaux et Vies minuscules de
Nous pourrions également penser à Kateb Pierre Michon en témoignent parfaite-
Yacine chez qui les pères sont très souvent ment. À travers ces deux textes, chaque
absents après avoir dilapidé l’héritage et de écrivain tente de rendre hommage à son
ce fait ils ne peuvent plus être autoritaires père sans pour autant se priver du privi-
et prétendre au respect. De même, dans La lège de le critiquer. Aussi curieux que cela
Danse du roi, Dieu en barbarie ou encore puisse paraitre, ce père n’y incarne plus
Le Maître de chasse de Mohamed Dib, la l’autorité. Il est souvent réduit au silence si
figure paternelle est toujours absente à tel sa parole n’est pas rapportée.
point que dans ces trois textes dibiens, l’un Ces écrits sont aussi des « récits
des personnages centraux, Laben, répète obliques » (surtout dans le cas de Michon
sans cesse : « Nous n’avons jamais eu de qui use et abuse des constructions expri-
père ». Nous aurions pu citer d’autres noms mant l’incertitude). Ils constituent avant
comme ceux d’Homère, de Victor Hugo, tout des recueils de souvenirs immarces-
de Marie Nimier, de Verlaine, de Madame cibles à en croire l’une des représentantes
de Staël, de De Beauvoir, de Le Clézio, ou incontournables de cette veine littéraire,
encore de Jérôme Meizoz avec son Père et Annie Ernaux : « Je rassemblerai les pa-
passe (2008). Ce sont tous des textes de roles, les gestes, les goûts de mon père, les
l’apprentissage de la construction de soi, faits marquants de sa vie, tous les signes
des textes où se mêlent souvenirs d’en- objectifs d’une existence que j’ai aussi par-
fance et promenades, lettres du person- tagée »3. Cette empathie se tournera vite
nage à son père et questions devenues rhé- en « enquête » sur le passé du père (quand,
toriques sur celui qui a disparu trop tôt, la au même temps, le livre de Michon s’in-
peur de l’éventuel futur beau-père et la ré- téresse plutôt au passé de huit personnes
ception de quelques conseils précieux pour ayant impacté sa jeunesse).
devenir un Homme de la part de ce dernier. Cette manière d’écrire se conjugue par-
Mais le temps et la place manquent dans le faitement dans ces œuvres avec ce que Bar-
cadre de cet article pour ausculter tous ces
textes. C’est pourquoi nous avons décidé, 3 A. Ernaux, La Place, Paris, Gallimard, 1983, Fo-

lio Classique Plus, éd commentée par Pierre-Louis Fort,


à présent, de nous consacrer à l’étude de 2006, p. 17–18. Les citations suivantes provenant de ce
deux livres emblématiques de cette effer- même texte seront mentionnées par l’abréviation LP.

17
thes appelait jadis les « biographèmes »4, blée un décalage langagier, qui lui-même
c’est-à-dire que dans cette entreprise re- crée une sorte de malaise identitaire chez
mémorative (commémorative ?), il s’agit l’un comme chez l’autre confirmant ain-
moins d’évoquer le « récit » du personnage si cette phrase poignante de La Place :
que des épisodes auxquels il aurait assis- « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus
tés. C’est donc souvent par le processus rien à se dire »6.
des « souvenirs-écrans » freudiens, mais Ainsi, tout au long de ce livre, un dé-
aussi grâce à « ces petits bouts de quelque calage saisissant, témoignant d’un conflit
chose d’encore vivant » sarrautiens que la générationnel, va se développer et s’instal-
figure paternelle est livrée. ler entre l’archaïsme du père et l’enthou-
Dans le livre d’Annie Ernaux, qui avait siasme de la fille tout comme dans cette
pour autre titre possible tout au long de la scène de l’autre ouvrage d’Annie Ernaux,
rédaction : « Un Homme ordinaire », le La Honte, où la narratrice raconte un dé-
père est en décalage absolu avec la narra- jeuner avec son père dans un restaurant à
trice-enfant. Cet intérêt au personnage du Tours. Alors attablée, elle aperçoit une fille
père est affiché dès les premières lignes de de son âge avec son papa :
l’incipit. Cependant, ce père dont Ernaux Ils parlaient et riaient avec aisance et li-
esquisse brillamment le portrait (1899– berté, sans se soucier des autres. Elle
1967), le fait pourtant « mourir » dans le dégustait une sorte de lait épais dans un
livre dès la deuxième page. La suite de pot en verre – quelques années après, j’ai
l’intrigue ne fait que revenir a posteriori appris que c’était du yoghourt, encore in-
connu chez nous. Je me suis vue dans la
sur l’enfance vécue auprès du père. Aus-
glace en face, pâle, l’air triste avec mes
si, dans le cas d’Annie Ernaux, le père lunettes, silencieuse à côté de mon père,
est celui qui ne communique pas/peu. Il qui regardait dans la vague. Je voyais tout
est également celui qui a du mal à voir sa ce qui me séparait de cette fille mais je ne
fille devenir « intellectuelle » comme dans savais pas comment j’aurais pu faire pour
cet épisode où il la voit parler anglais : lui ressembler7.
« Une autre fois, sa stupéfaction a été sans Cet exemple en dit long sur la profonde
bornes, de me voir parler anglais avec un honte que ressent la narratrice et surtout
auto-stoppeur qu’un client avait pris dans sur la profonde indifférence dans laquelle
son camion. Que j’aie appris une langue vit le père. Cette scène la marquera telle-
étrangère en classe, sans aller dans le pays, ment qu’elle en dira plus tard que ce fut
le laissait incrédule »5. l’image qui la hantait le plus en rédigeant
Il est intéressant de voir que le rapport La Place. De surcroît, parlant de cette dis-
à la langue dans ces textes est souvent tance émotionnelle, la narratrice la quali-
strident. Le père ne parle que rarement la fie d’« amour séparé »8. Cet éloignement
langue de la narratrice, ce qui crée d’em- affectif entre la narratrice et son père, ce

4 À ce propos, il serait judicieux de parler avec Pa- 6 A. Ernaux, LP, op. cit. p. 84.
tricia Richard-Principalli de « sociographèmes », con- 7 A. Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1997,
cept pertinent dans le cas d’Annie Ernaux. p. 132–133.
5 A. Ernaux, LP, op. cit. p. 57. 8 A. Ernaux, LP, op. cit. p. 17.

18
sentiment d’écartèlement, de décalage et aimé qu’il réagisse au livre. Il ne l’a pas
de malaise, Ernaux l’avoue humblement à fait »11.
Bernard Pivot : « Je n’ai pas été une en- Cela dit, contrairement à des écrivains
fant double. J’étais une enfant déchirée, tels que Claude Simon et Jean Rouaud qui
je pense. Déchirée entre le milieu de mes sont de « véritables » orphelins, Pierre Mi-
parents et un milieu de petits bourgeois chon a été comme Yves Charnet, abandon-
que, automatiquement, je me suis mise à né par son père. Ce père est dès lors présent
fréquenter »9. par son absence et dans ce processus de
Chez Pierre Michon, le père est absent substitution, c’est la mère qui prend sou-
dès le départ et quand il s’agit de parler vent le relais. Cette épineuse question de
avec lui et/ou de lui donner la parole, le l’absence et du remplacement a été majes-
ton est vite empreint de profonds regrets et tueusement abordée par Yves-Hiram Haes-
d’ineffable désolation. Et il n’y a qu’à voir evoets dans son bel article : « Le père absent
cette réplique de l’épilogue de Rimbaud, dans l’existence de l’enfant ». Ce chercheur
le fils (Gallimard 1991) de Michon où le s’est intéressé à la fonction de la mère. Pour
narrateur s’adresse diligemment à son père lui, les fonctions des deux parents « ne sont
pour mesurer combien les liens sont rom- pas symétriquement superposables, mais
pus pour lui : « c’est que j’enfle ma voix plutôt solidaires ». C’est dire aussi que cette
pour te parler de très loin, père, qui ne me figure paternelle défaillante dans cette dis-
parlera jamais »10. sémination postmoderne appelle fatalement
Il faut dire que Pierre Michon, d’après un besoin de réinterroger et de redistribuer
ses propres propos, a souvent écrit sur les fonctions maternelles à l’intérieur d’une
des personnages en fuite : Rimbaud, An- famille déboîtée.
dré Dufourneau, Antoine Peluchet, etc. L’un des chapitres des Vies minuscules
Revenir sur la figure de son père enfoui s’ouvre ainsi :
n’est donc pas une surprise. Ce père par- A mon père, inaccessible et caché comme
ti alors que le narrateur n’a que deux ans un dieu, je ne saurais directement penser.
n’est jamais revenu : « Je l’ai soigneuse- Comme à un fidèle – mais qui, peut-être,
ment évité. Si je l’avais rencontré, j’aurais serait sans foi –, il me faut le secours de
ses truchements, anges ou clergé ; et me
découvert un homme comme un autre et vient d’abord à l’esprit la visite annuelle
j’en serais mort. Mon ennemi, mon ami, ce (peut-être, plus avant, fut-elle semestrielle,
n’est pas le père, c’est le texte. J’avais be- et même mensuelle au tout début) que me
soin d’un père superlatif pour écrire. Après rendaient, enfant, mes grands-parents pa-
la parution des Vies minuscules, je lui ai ternels, visite qui sans doute ne manquait
pas de constituer une perpétuelle relance
écrit. Il m’a envoyé une lettre évidemment de la disparition du père12.
décevante que j’ai mise au panier. J’aurais
11 Cf. l’entretien de Pierre Michon avec Catherine
9 Cf. le passage d’A. Ernaux dans l’émission Argand, réalisé en décembre 1998 pour Lire, disponible
télévisée Apostrophes du 6 avril 1984, disponible sur sur : <  http://www.lexpress.fr/culture/livre/pierre-mi-
< http://www.ina.fr/video/CPB84050783 >, consulté le chon_802728.html >, consulté le 26/05/2016.
15/07/2016. 12 P. Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard,
10 Pierre Michon, Rimbaud le fils, Paris, Gallimard,
1984, p. 57. Les citations suivantes provenant de ce
1991, p. 120. même texte seront mentionnées par l’abréviation VM.

19
L’absence du « faux mort » comme il fut parfois présent, c’était un modèle intel-
l’appelle plus loin dans le livre sera ré- lectuellement inacceptable […] »14.
compensée par la présence significative Cet atavisme des pères absents hante-
de sa grand-mère imposante et à ce pro- ra Michon depuis, pendant et pour long-
pos, il est fort intéressant de déceler que, temps : « Mon père, je ne le connais pas.
comme chez Ernaux, la figure féminine J’ai tiré ce fil biographique pour écrire.
(mère, grand-mère, compagne) a toujours Le père, le grand absent, voilà un thème
fasciné le narrateur michonien au point où en or qui fait écrire nombre d’écrivains.
elle a pu combler d’une certaine manière Mais, en fait, j’ai peut-être très bien vécu
l’absence affective du père. Ainsi lit-on : son absence, j’étais très heureux tout seul
avec ma mère. Un père absent donne l’ex-
Je remarque à ce propos que, dans mon
enfance, je n’ai jamais pu admirer que des périence de la plénitude. […] »15.
femmes, du moins au sein de ma famille, en Il dira aussi par la suite : « [Ma mère]
laquelle nul « père » ne m’aurait su être n’en parlait jamais, elle avait ôté toutes les
un modèle – et même les pères imaginaires photos de l’album familial. Très tôt, j’ai
que je substituais au mien étaient de pâles su qu’il était « intelligent », comme disent
figures : […] En effet, intellectuellement, et
les gens de la campagne, et qu’une malé-
pour la branche maternelle comme pour la
diction pesait sur lui. L’alcoolisme était sa
branche paternelle, la femme était incom-
parablement supérieure à l’homme13. raison sociale. C’était donc un être maudit,
un être-fuite qui avait rompu avec cette
Plus loin encore, il rendra hommage à personne merveilleuse qu’est une mère.
ces femmes, dont, Élise, sa grand-mère, Toutes ces qualités négatives, funestes,
qui lui avait appris « la métaphysique et le l’ont transformé en héros dans mon esprit,
poème », et à sa mère Andrée grâce à qui il un héros pour lequel il n’était pas néces-
a découvert les « alexandrins raciniens », saire que je récuse ma mère. Il était d’une
mais également à ses deux grand-mères essence autre, infréquentable, divine »16.
qui lui ont fait apprendre « les vocables Dans Vies minuscules, c’est « Vies
bienveillants et maladroitement solen- d’Eugène et de Clara » qui instaure les
nels » (p. 60). Il parlera aussi d’une « in- premiers détails de cette bien triste histoire
suffisance des mâles », d’une « défaillance familiale :
des branches males » dans sa famille, d’une
Nul ne parlait évidemment jamais de l’ab-
« promesse non tenue » (p. 63). Il semble sent ; était-ce accord, tacite ou non, entre
profondément en vouloir à son père dont les deux familles ? Avait-on délibéré, avant
il ne connait finalement que très peu de ma comparution d’accusé d’avance inno-
choses. Malgré cette amertume, ce qui at- centé, et s’était-on entendu sur l’ellipse
ténue son chagrin c’est le constat alarmant de l’essentiel, comme les juges de l’affai-
re Dreyfus statuant, avant même d’entrer
que son grand-père était pour son père ce
dans la salle d’audience, que « la question
que son père est pour lui, c’est-à-dire, « un
ne serait pas posée » ? Je ne sais ; mais
père que la nullité absentait ; et, même s’il
14 P. Michon, VM, op. cit. p. 62.
15 Cf. l’entretien cité avec Catherine Argand.
13 P. Michon, VM, op. cit. p. 58–59. 16 Idem.

20
je sais aujourd’hui à quoi me fait penser mère de l’auteur, encore vivante à la pa-
l’atmosphère empêchée, feutrée, quasi rution du livre (elle décède en septembre
sacramentelle dans ce qu’on tait, le goût 2011). Pierre Michon dira plus tard dans
de ces dimanches où j’avais deux grands-
un entretien que ce livre est bien dédié à
pères et deux grand-mères : on veillait un
mort17. Andrée Gayaudon (nom de jeune fille) et
non à Andrée Michon (nom de femme ma-
Vers la fin de ce portrait, le narrateur riée)19.
évoque l’un des rares souvenirs appris
concernant son père : « de ce que dit cette
3. « L’absence du père,
femme, de parole et de mise vulgaires, j’ai
une expérience constructive »
retenu ceci : mon père, à l’entendre, était
parvenu à l’ultime degré de l’alcoolisme
(Louise Grenier)
et, disait-on, se droguait » (p. 73). Ainsi, De ce que nous venons de voir, l’on aura
tout en reprochant aux autres membres de donc compris que l’une des choses qui in-
sa famille leur volonté de lui dissimuler le téressent et motivent le plus cette tendance
passé de son père, le narrateur revient lui- contemporaine, c’est ce retour aux origines
même sur sa propre expérience de l’alcoo- familiales et à la figure paternelle, en pre-
lisme et en cela il se rapproche curieuse- mier lieu. Mais que se passe-t-il quand ce
ment de son père disparu : père absent se fait remplacer par une autre
Je sombrais ; pour des raisons qu’on figure ? Qui peut bien être cette figure ?
apprendra, j’accusais avec grandiloquence Est-ce une personne physique ? ou une au-
le monde entier de m’avoir spolié, et parac- torité morale ? Quels peuvent être les legs
hevais son œuvre ; je brûlais mes vaisse- de cette figure ?
aux, me noyais dans des flots d’alcool que
Parler de Pierre Michon invite iné-
j’empoisonnais, y diluant des monceaux
de pharmacopées enivrantes ; je mourais ; vitablement à s’interroger sur le double
j’étais vivant. […] Nul n’entendit le rire ter- héritage reçu « sans testament » pour re-
rifié qui secoua mon seul esprit : l’Absent prendre l’expression de René Char : héri-
était là, il habitait mon corps défait, ses tage familial et héritage littéraire. Michon
mains agrippaient la table avec les mien- associe souvent, sans les confondre, ces
nes, il tressaillait en moi d’enfin m’y ren-
deux legs. Pour lui, aucun écrivain ne nait
contrer ; c’était lui qui se levait et allait
vomir. C’est lui, peut-être, qui en a ici fini
du nihilisme. On écrit forcément à partir
avec l’histoire infime d’Eugène et de Cla- de quelque chose et ce postulat est valable
ra18. pour toutes les époques et pour tous les
écrivains. A ce propos, Pierre Michon dé-
Cette fascination prononcée aux
livre sa façon de concevoir cet héritage à
femmes se concrétise dans l’avant-propos
Marianne Alphant :
du livre. En effet, aussi curieux que cela
puisse paraître, Vies Minuscules est dédié
à Andrée Gayaudon qui n’est autre que la 19 Cité par Pierre-Marc de Biasi « Pierre Michon,

retour aux origines », in. Pierre Michon : naissance et


renaissances, ouvrage sous la dir. de Florian Préclaire et
17 P. Michon, Vies minuscules, op. cit., p. 64–65. Agnès Castiglione, Saint-Étienne, PU de Saint-Étienne,
18 P. Michon, VM, op. cit., pp. 72–73. 2007, p. 16.

21
La table rase est une bêtise, nous avons lu, personne ». Convoquer cette pyramide lit-
nous sommes quand même un peu informés, téraire n’est pas anodin. Mais « Comment
nous écrivons sur et avec la littérature uni- avouer que c’est de Faulkner que je me
verselle, nous ne passons pas par-dessus.
sens le plus proche ? », martelait Pierre
Nous imitons, oui, comme on l’a fait depuis
le début, nous imitons passionnément et en Michon21. Pour lui, c’est la lecture de
même temps nous n’imitons pas : chaque Faulkner qui est la raison de son entrée en
livre, à chaque fois, est un salut aux pères littérature22. Son rôle « catalysateur » pour
et une insulte aux pères, une reconnaissan- reprendre l’expression de Laila Hillaert23 a
ce et un déni20. permis à Michon de faire ses premiers pas
L’aveu est on ne peut plus clair ici : la en littérature : « C’est Faulkner qui m’a
métaphore des pères synthétise à la fois donné la clef, la violente liberté, l’audace
les deux filiations génétique et littéraire. d’entrer dans la langue à coups de hache.
Le matériau langagier devient dès lors Il est le père de tout ce que j’ai écrit », dé-
un objet : C’est par la langue qu’on peut clare-t-il à Marianne Payot24.
rendre hommage à ces figures disparues et Dans un autre livre de Michon, intitulé
c’est par la langue aussi qu’on risque de Trois auteurs (Verdier 1997), l’auteur re-
les trahir. C’est le cas d’un certain nombre vient et s’attarde justement sur la figure de
d’écrivains contemporains (Michon, Ber- Faulkner et sur son impact sur lui : « J’avais
gounioux, Echenoz, etc.), qui, en optant plus de trente ans. Je n’avais pas écrit une
pour une écriture résolument précieuse, ligne. J’ai lu par hasard Absalon ! Absa-
espéraient compenser la médiocrité des lon ! alors réédité en poche ; j’y ai trouvé
« vies » évoquées. De l’autre bout, cer- dès les premières pages un père ou un frère,
tains écrivains préfèrent se réfugier dans quelque chose comme le père du texte »25.
une sorte de langue patoise, celle-là même Ce père spirituel, ce gourou que Mi-
qu’ils parlaient étant jeunes et qui leur chon n’a jamais physiquement rencon-
rappelle leurs origines provinciales. Pour tré, compensera quelque peu le départ de
cette deuxième catégorie d’écrivains dont son père biologique. Il dira aussi de lui :
Ernaux serait le porte-étendard, la fidélité « C’est la littérature elle-même qui parle,
est d’abord une fidélité à la langue, au pas- la grosse voix d’outre-tombe par laquelle
sé vécu et au souvenir qui demeure vivace. ce monde-ci apparaît dans sa terrible vie,
Cela dit, après Vies minuscules, Pierre son immense joie en larmes. J’aurais pu
Michon revient en 1992 plus explicite- dire comme Rimbaud : « te voilà : c’est
ment sur sa filiation non pas biologique
cette fois-ci mais littéraire. Ainsi l’écri- 21 Mahigan Lepage, « Michon et Bergounioux,

lecteurs de Faulkner », dans : Etudes françaises, 43(1),


vain William est-il désigné comme «  Le 2007, p. 123. En ligne sur : < http://www.erudit.org >.
Père du texte ». Un père symbolique dont 22 Mahigan Lepage, « Michon et Bergounioux, lec-

il dira plus tard qu’il est « la littérature en teurs de Faulkner », art. cit., p. 136.
23 Laila Hillaert, Pierre Michon : lectures croisées,

mémoire de maîtrise, Université de Gent, 2012, p. 23.


20 « Entretien, Olivet, juillet 1993 », propos recueil- 24 Marianne Payot, entretien avec Pierre Michon,

lis par Marianne Alphant, L’Œil de la lettre, « Rencontre pour Lire, mai 1997.
avec Pierre Michon », dossier de la librairie Les Temps 25 Pierre Michon, « Le père du texte », In. Trois

Modernes, Orléans, 25 février 1994, p. 6. auteurs, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 81.

22
ta force. » Je crois que je n’en avais ja- Cette vision mélancolique des choses
mais fini la lecture quand j’ai commencé et cet intérêt affiché à la mort jalonnent
les Vies Minuscules, dans un sentiment de profondément les écritures contempo-
délivrance et de joie inexprimables. J’en raines comme on le voit parfaitement dans
ai gardé pour Faulkner une gratitude sans Ménages à trois littérature, médecine, re-
bornes, une admiration et une affection ja- ligion de Vincent Kaufmann. Ce dernier
mais remplacées »26. trouve qu’« en matière d’autorité, rien ne
Cependant, Michon explique que cette vaut un père mort, un père devenu pure ré-
fascination si profonde soit-elle n’a pas pu férence. […] Un bon père est un père ab-
impacter son style : « Non pas que j’aie sent, invisible »29.
subi son influence, comme on dit : on ne C’est dire aussi que ces textes dont il
m’a jamais reproché ou flatté d’écrire était question dans notre étude reprennent
comme Faulkner, d’en avoir la phrase délibérément la manière et la matière de
ou les tics, les thèmes ni les ficelles nar- ce que Lacan appelait autrefois le « déclin
ratives  – car les fils dont le père est trop de l’imago paternelle ». Mais force est
grand font tout pour ne pas lui ressembler, de constater que cet intérêt postmoderne
n’être pas épigones »27. au père, ou oserait-on dire à l’absence de
La métaphore du père est encore une ce père, est affiché dès 1963 à travers le
mouvement d’Alexander Mitscherlich :
fois on ne plus parlante chez Michon,
« Vers une société sans père », preuve élo-
qui, au passage, fasciné par la figure du
quente et conséquence fatale du complexe
romancier américain, il ne fut pas le seul
œdipienne dont souffre l’écrivain d’au-
écrivain contemporain. Pour Dominique
jourd’hui.
Viart, « c’est un trait de l’époque. Pierre
Bergounioux, François Bon, Richard Mil-
let, parmi d’autres, lui rendent semblable Conclusion
hommage »28. En guise de conclusion, il conviendrait
On passera donc chez ces écrivains sans doute de préciser qu’à travers ces
du père absent au père inventé, fantasmé, « encres orphelines » comme préfère les
idéalisé et chemin faisant, les narrateurs de appeler Laurent Demanze, le traitement
ces « récits de filiation » recourent souvent de la figure du père, de cet « intime étran-
à la mort pour expliquer le départ et/ou ger  », pour reprendre l’expression de la
décès volontaire ou non du père. La mort psychanalyste Louise Grenier engendre
est à ce propos partout présente dans ces fatalement le sentiment de vivre au sein
textes émergeants, confirmant ainsi une d’une famille disloquée, entre un père acer-
certaine « crise de la filiation » dans la lit- bement martyrisé chez Michon et un autre
térature contemporaine. qui ne cesse de montrer ses failles com-
portementales et langagières chez Ernaux.
26 Ibid., p. 81–82.
27 Ibid., p. 82. 29 Vincent Kaufmann, Ménages à trois littérature,
28 Dominique Viart, Vies Minuscules de Pierre Mi- médecine, religion, « Perspectives », Villeneuve-d’Ascq,
chon, Paris, Gallimard, 2004, p. 152. Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 22.

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C’est pourquoi, il serait judicieux de rap- les trois derniers prophètes monothéistes,
peler que cette thématique du père absent, abrahamiques (Moise, Jésus et Mohamed)
exclu ou perdu a aussi, depuis et pendant n’ont jamais eu de père et de ce fait, ils ont
longtemps intéressé les médecins, les psy- été élevés par leur mère. C’est dire aussi
chologues, les psychanalystes, les anthro- avec Aldo Naouri que « le père est un dû,
pologues, les ethnologues, les sociologues dès lors que l’enfant naît avec un acquis :
et les linguistes. Mais force est de constater sa mère »30.
qu’elle fut avant toute considération scien-
tifique ou littéraire, une question purement 30 Aldo Naouri, Une Place pour le père, Paris, Édi-
et surement religieuse dans la mesure où tions du Seuil, 1985, 154, 156, 183 & 317.

Littérature

Ouvrages de référence : Lepage, Mahigan. 2007. « Michon et Bergounioux,


Ernaux, Annie. 1983. La Place. Paris : Gallimard, lecteurs de Faulkner ». Études françaises  43(1). En
Folio Classique Plus, 2006. ligne sur : < http://www.erudit.org>.
Michon, Pierre. 1984. Vies minuscules. Paris : Michon, Pierre. 1991. Rimbaud le fils. Paris :
Gallimard. Gallimard.
Michon, Pierre. 1997. Trois auteurs. Lagrasse :
Ouvrages secondaires : Verdier.
Alphant, Marianne. 1994. L’Œil de la lettre. Naouri, Aldo. 1985. Une Place pour le père.
« Rencontre avec Pierre Michon ». Orléans :dossier Paris : Éditions du Seuil.
de la librairie « Les Temps Modernes ». Payot, Marianne. 1997. Entretien avec Pierre
Argand, Catherine. 1998. « Entretien avec Pierre Michon. Pour Lire.
Michon » pour Lire, en ligne sur : <  http://www. Préclaire, Florian, Agnès Castiglione dir. 2007.
lexpress.fr >. Pierre Michon : naissance et renaissances. Saint-
Ernaux, Annie. 1997. La Honte. Paris : Gallimard. Étienne : PU de Saint-Étienne.
Hillaert, Laila. 2012. Pierre Michon : lectures Viart, Dominique. 1999. États du roman contem-
croisées. Mémoire de maîtrise. Gent : Université de porain. Écritures contemporaines 2.  Paris  : Lettres
Gent. modernes Minard, coll. « Écritures contempo-
Kaufmann, Vincent. 2007. Ménages à trois raines ».
littérature, médecine, religion. « Perspectives ». Viart, Dominique. 2004. Vies Minuscules de
Villeneuve-d’Ascq : PU du Septentrion. Pierre Michon. Paris : Gallimard.

ŠIUOLAIKINIS „GIMINĖS PASAKOJIMAS“ IR TRŪKSTAMA TĖVO ATRAMA


Fayçal Bouiche
Santrauka

Straipsnio tikslas – ištirti ryšį, kurį šiuolaikinio ro- rių tarpusavio ryšiai, siekama atskleisti šiuolaikinės
mano pasakotojas kuria su nesama, išstumta arba literatūros santykį su humanitariniais ir socialiniais
prarasta, tėvo figūra. Remiantis analizuojamais mokslais.
romanais – Annie Ernaux Vieta gyvenime (La Pla- Nagrinėjami romanai skirtini žanriniam porū-
ce, 1983) ir Pierre’o Michono Mažyčiai gyvenimai šiui, atsiradusiam devintame praėjusio amžiaus de-
(Vies minuscules, 1984) – akcentuojami šeimos na- šimtmetyje: atnaujinama sena literatūros tradicija

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(nuo Homero iki Rouaud, taip pat Sartre’o ir Camus) di skiriamuosius savo laiko bruožus ir leidžia per-
akcentuoti pasakotojo ir tėvo santykį. Analizuojamų teikti asmeninės ir (ar) kalbinės tapatybės sunkumus,
romanų novatoriškumą lemia tai, kad kūriniai atspin- kankinančius postmodernizmo rašytoją.

The contemporary “récit de filiation” and the absence of (re) fathers


Fayçal Bouiche
Summary
The object of this study is to ausculate the relation of amply representative of the advent of this emerging
tension and seduction that weaves the contemporary literature, thus demonstrating, each in his own way,
narrator with the paternal figure absent, excluded or a desire to renounce an old literary tradition (from
lost. Through La Place (Gallimard, 1983) of Annie Homer to Rouaud via Sartre and Camus) who is
Ernaux and Vies minuscules (Gallimard, 1984) of interested in narrative / father relations. The novelty
Pierre Michon, we will try to emphasize intra-family of these books is that they are distinctive symptoms
links by showing how today’s literature wishes of our time. Above all, they enable us to express a
to move his investigations with human and social sense of discomfort of the postmodern writer.
sciences subject’s. The two texts of our corpus are

Gauta  2017-03-19 Autoriaus adresas:


Priimta publikuoti 2018-09-21 Laboratoire Lirces (EA-3159)
Université de Nice –
Membre de Université Côte d’Azur
El. paštas faycal.bouiche@univ-cotedazur.fr

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