(lollcctiol Lire et.
r:ornprenrllr
ColllN Comprendre Machiavel
Gurrr¡n,qulr Comprendre Dolto
Lnuvt,L¡.rN Comprendrc Winnicott
P¡RIr¿rNrtrn ComprendreMéIanieKlein
Rtzx Comprendre Spinoza
SÉoar Comprendre Freud
Bruno Br,aNcrnunN est professeur de littérature contempo-
raine à I'université Rennes 2-Haute Bretagne, II est I'auteur de
deux essais consacrés aux écritures de 1g68 à aujourd'hui: Ies
Récits indécidables (Septentrion, 2008 [2000]) ; Les Fictions sin-
gulières (Prétexte, 2004 Í2OO2l). II a dirigé plusieurs ouvrages
collectifs dont le Roman français qu tournant du xxt" sièc1e (en
collaboration avec Aline Mura-Brunel et Marc Dambre, Presses
de la Sorbonne Nouvelle ,2OO4) et Les Diagonales du temps (Mar-
guerite Yourcenar à Cerisy) (Presses Universitaires de Rennes,
2OO7).
Tous droits de trarluction, d'adaptation et de reproduction par
tous procédés, réservés pour tous pays. . Toute reproduction ou
représentation intégraÌe ou partielle, par queÌque procédé que
ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans
l'autorisation de Ì'éditeur, est illicite et constitue une contrefa-
çon. Seules sont autorisées, d'une part, les reproductions stric-
tement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à
une utilisation collective et, d'autre part, les courtes citations
justifiées par le caractère scientifique ou d'information de Ì'æuvre dans laquelle
elles sont incorpor'ées (art. L. 122-4, L. I22-S et L. 335-2 du Code de la propriété
intellectuelle)
ARMAND Cor-rN Élrrnr¡n . 21, RUE DU MoNTpARNAssE . 2s006 pARrs
Introductiorr
Patrick Modiano est né en 1945. La notice biographique accom-
pagnant les premières éditions de ses romans le fait naître en
1947. Dans Un Pedigree, l'écrivain raconte comment à la fin
de son adolescence iI se vieillissait de trois ans, situation qui
se retrouve dans Un Cirque passe dont le héros affirme avoir
vingt et un ans - I'âge, alors, de Ia majorité - bien qu'il n'en ait
que dix-huit, Le temps flotte, le temps joue dans les romans de
Modiano, et cette indétermination leur confère une atmosphère
d'irréalité alors même qu'ils s'inscrivent dans une topographie
urbaine très précise. Si Modiano jeune homme se vieillit, c'est
sans doute pour fuir avant terme une jeunesse hasardeuse,
vécue entre une douleur d'enfant mal aimé et des errances
d'adolescent laissé à lui-même - autant de motifs récurrents de
I'æuvre à venir, Si Modiano écrivain se rajeunit, c'est peut-être
parce qu'en déplaçant sa date de naissance, il rejoint celle du
frère cadet, Rudy, mort à dix ans, auquel les premiers romans
sont dédiés. De livre en livre, chez Modiano, l'intime surdé-
termine ainsi le rapport à l'écriture et les morts saisissent les
vivants. Son æuvre rappelle en cela la tradition littéraire du
tombeau, destiné à accueillir les ombres des disparus: des
proches, des connaissances perdues de vue, ou, pour repren-
dre Ie titre d'un roman, des inconnu(e)s, péri(e)s sans laisser
d'autres traces qu'un nom retrouvé dans un vieil agenda, un
bottin ou quelque repli de la mémoire. Certains morts semblent
toutefois plus vivants que d'autres, frappés en pleine jeunesse
ou victimes de la folie de l'histoire, comme Dora Bruder.
Si Ia date de naissance pose problème, c'est aussi parce
qu'elle coïncide avec le terme de Ia Seconde Guerre mondiale,
U iñiiòoùòiion
Lire Patrick Modiano
marquant comme une fin de partie I'effondrement de la civi-
lisation qui I'a provoquée. Dessinant les cartes d'un univers
aux horloges déréglées, l'écrivain compose les portraits
d'une humanité vulnérable dont les agisiements aþparents
ne recouvrent plus aucun mobile conscient. Débõussolés,
les personnages errent à la recherche d.,eux-mêmes, dans des
villes fuyantes ou d'improbables capitales. À i'origine de ce
dérèglement, il est un næud de déterminations hisloriques et
intimes dont chaque récit dévide ies fils pour mieux les entre-
lacer dans une trame narrative à chaque fois différente. Ainsi
se crée à la lecture le sentiment d'une æuvre ni tout à fait la
même, ni tout à fait autre, comme une patience dont les pièces
ne parviendraient jamais à s'agencer complètement quelle
que soit leur combinatoire. L'écrivain exploie et réinvente sa
propre histoire en questionnant ainsi celle dont il est issu,
l'histoire d'une civilisation et d'une famille unies dans une
même faillite. L'univers à la fois biographique et mythologique
qrre_ l'æuvre génère de La place à l'étoile (1968) à bans te
"à¡ø
de la je-unesse perdue (2ooz) présente des allures de tragédie,
quand bien même l'écrivain proscrit toute emphase au profit
d'une tonalité d'abord grinçante puis mélancolìque.
Davantage qu'une similarité, c'est une ressémblance qui
unit les différents récits entre eux:patrick Modiano porte à la
perfection l'art subtil de la modulation. Expressionnlste à ses
débuts, quand elle manifeste une velléité deìioience, l'écriture
devientpar la suite minimaliste en visant à exprimer des états
de deuil. 1945, anné e zéro: celui qui naît est [e produit d.,une
histoire monstrueuse, un gnfant de la guerre et des camps qui
porte en lui Ia responsabilité d'une régression barbareþarce
qu'il sent en permanence autour de luil l'odeur vénéneuìe de
fO,cc.upatiorr,-ce terreau d'où je suis issu > (Livret de
famille,
@ Editions Gallimard 1977, co|ection Folio 1981, p. zoi).E*ire
donne forme à cette culpabilité d,un type particulier, propre à
une littérature de I après seconde Guerie mondiale, då.rarrtag"
présente en Allemagne qu'en France. patrick Modiano éprouve
par rapport à la période de l,Occupation et à l,acte de^Colla_
boration un sentiment de responra6irité que beaucoup ressen-
taient mais qui manquait de reconnaissance officielre jusque
7
dans le milieu des années quatre-vingt-dix. Depuis 1968, date
de son premier roman, La Phace de l'étoile,l'écrivain accompa-
gne ainsi autant qu'il accélère le retour d'un refoulé vichyssois.
Il invente des récits qui évoquent selon des degrés de trans-
position romanesque fortement différenciés les séquelles de la
guerre et leurs ondes de choc différées dans le temps.
Cette histoire commune et cette mémoire singulière condi-
tionnent le choix d'une poétique romanesque fondée sur l'alté-
ration logique, l'ellipse narrative, Ie cryptage métaphorique,
la surimpression générique. À bien des égards cette poétique
relève de la gageure, la même que se fixe Georges Perec quand
il entend affronter I'Histoire et < sa grande hache >. W, ou Ie
souvenir d'enfance, dont est extraite la célèbre formule, est
publié en 1974,1'année où sort en salle le film Lacombe Lucien
de Louis Malle dont Patrick Modiano signe les dialogues. Le
cinéaste et l'écrivain présentent I'itinéraire d'un jeune paysan
qui n'est pas plus mauvais qu'un autre mais tombe du mauvais
côté, celui de la Collaboration.
Dans l'æuvre de Modiano, l'écriture mobilise ses ressources
les plus littéraires pour mener à bien un projet qui la fait sortir
hors de sa sphère. Elle devient Ie lieu d'une reconnaissance,
sinon d'une réparation, qui concerne la communauté, son
rapport au passé, sa conscience d'elle-même. Comment racon-
ter ce que l'on n'a pas vécu directement et qui pourtant agit
en soi de façon déterminante pour des raisons à la fois géné-
rationnelles et généalogiques ? Comment énoncer une expé-
rience qui n'est pas réductible à l'expression commune parce
qu'elle relève des états périphériques de la conscienceet des
zones sous-jacentes de la mémoire? <Je n'avais que vingt ans,
mais ma mémoire précédait ma naissance.> (Livret de famille,
@ Editions Gallimard 1977, collection Folio 1981, p. 116).
Et l'écrivain d'expliquer - ( J'étais sûr, par exemple, d'avoir
vécu dans le Paris de I'Occupation puisque je me souvenais
de certains personnages de cette époque et de détails infimes
et troublants [...] > (Livret de famille, Ibid,p. 116) - avant de
conclure - <Pourtant, j'essayais de lutter contre Ia pesan-
teur qui me tirait en arrière, et rêvais de me délivrer d'une
mémoire empoisonn ée. > (Livret de famille, Ibid, p. 116 -117).
8 Lire Patrick Modiano
Entretenant une relation différée avec Ia matière de I'his-
toire comme avec les données de sa propre vie, l'écrivain
déplace incessamment les limites des genres (romans et récits
de soi) et de la langue (la lettre et le sens)' Par là même, il
interroge le statut et Ie pouvoir de Ia littérature, sa capacité à
produire des æuvres singulières au point de fonder un univers
romanesque d'emblée reconnaissable, mais qui soient aussi
des objets publics parce qu'elles polarisent quelques enjeux
primordiaux de la cité, autour des phénomènes de la mémoire
et de I'oubli, de l'occultation du passé et de ses résurgences.
Ainsi s'expliquent la célébrité de Patrick Modiano et la
popularité de son æuvre. L'une et I'autre sont exception-
nelles à une époque déprise du culte du grand écrivain et qui
voue ses auteurs à une reconnaissance souvent tardive, géné-
ralement partielle, dans bien des cas éphémères, Une telle
reconnaissance n'est pas sans générer certains malentendus,
concernant I'homme, trop souvent identifié, sous prétexte de
discrétion, à quelque grand timide lunaire, et l'æuvre dont on
loue abondamment Ia petite musique et les atmosphères d,an-
tan sans toujours insister sur ce que l'une et I'autre recouvrent.
Pour le cerner, cette étude aura recours à la figure du dépia-
cement. Déplacements géographiques et formels: l,espace
glisse, les iieux tournent, dans des récits de I'errance labyrin-
thique qui associent de façon analogique la recherche d,une
vérité intime par des personnages que mine,l'incertitude et
celle d'un objet clairement énonçable par des récits qui en
diffèrent la formulation. Déplacements psychiques et esthé-
tiques: un fonds commun d'éléments personnels imprègne les
situations, les événements, les décors, les motifs des histoires,
que chaque récit agence en des ensembles et selon des pers-
pectives variables, ce qui a pour effet de troubler la iimite des
genres (romans? récits de soi? fiction? autofiction?). Dépla-
cements historiques et langagiers: la temporalité se défait, Ies
époques se superposent, la nature des événements se dilue
dans un rapport à la langue qui cache sous une apparente
simplicité son goût pour les équivoques, les faux-semblants,
les échos, les jeux sonores. Ainsi l'écrivain interroge-t-ii son
- notre - rapport au sens.
Chapitre 1
Contexte et enjeux
Naissance d'un trublion
L'ANNÉE 68
Le premier roman de Patrick Modiano est publié en 1968.
À période historique explosive, production littéraire écla-
tée: pour s'en tenir aux seules éditions Gallimard, La Place
de l'étoile paraît la même année q:ue L'(Euvre au noir de
Marguerite Yourcenat, Belle du seigneur dAlbert Cohen,
Nombres de Philippe Sollers. Les objets et les rythmes de
création s'enttecroisent, des plus débridés aux mieux domi-
nés. Si Modiano affirme d'emblée un tempérament singulier
et ne marque aucun souci d'affiliation aux groupes activistes
ou mouvements d'avant-garde qui connaissent alors leur
apogée, il partage avec eux une même dynamique libertaire.
En amont de son premier roman, I'élan d'une insurrection;
en aval, la volonté de provocation: l'écriture participe d'une
énergie rebelle qui fait de lui un (jeune) homme de son temps,
entendant marquer à la fois son indignation et son entrée en
littérature de façon spectaculaire. Son premier lecteur chez
Gallimard, Raymond Queneau, ne s'y trompe pas: il lui
demande d'édulcorer quelque peu son manuscrit avant de le
publier. La dénonciation de l'antisémitisme dans un livre qui
en assimile les différents discours avec un art du pastiche
tellement éblouissant qu'il multiplie les propos littéralement
monstrueux n'est pas sans enfreindre bien des interdits. Il
est du Montesquieu justifiant par antiphrase < l'esclavage
10 Lire Patrick Modiano
des nègres > dans ce roman, mais un Montesquieu qui, pour
manier en expert I'ancienne rhétorique, aurait aussi lu les
grands destructeurs de formes, du Rimbaud des lllumina-
úions au Céline des pamphlets dont I'ouverture de La place de
I'étoile pastiche I'écriture, comme I'indique ce < Schlemilo-
vitch?.,.,{h! la moisissure de ghettos terriblement puante!...
pâmoison chiotte !...Foutriquet prépuce l.,.arsouille libano-
ganaque l> (La Place de l'étoile, O Éditions Gallimard 196g,
collection Foiio 1975, p. 14), ce (.., rantanplan,.. Vlan !...
Contemplez donc ce gigolo yiddish... cet effréné empaffeur
de petites Aryennes l.,.avorton infiniment négroïde !,...cet
Abyssin frénétique jeune nanab [...] o (Io Place de l'étoile, Ibid,
p. 14) ou ce <Rastaqouère des cocktails infâmes... youtre des
palaces internationaux 1., .. , (La Place de I'étoile, Ibid, p. 14).
I-IIER PLUTOT QUE DEMAIN
Patrick Modiano cultive d'emblée les paradoxes. Si avec les
avant-gardes l'esprit de la modernité souffle vers I'avenir,
dans son cas, il se déplace plutôt vers le passé. L'écrivain s'in-
téresse moins aux lendemains qui chantent qu'aux veilies
qui exigent reconnaissance. La colère que ses trois premiers
romans laissent fuser sur un mode radical vise d'emblée le
dysfonctionnement de ia mémoire collective, Une somma-
tion morale est adressée avec virulence à la société française,
coupable de ne pas avoir réglé les litiges d'un passé proche
aux couleurs de Vichy et de I'Occupation. Modiano tranche
ainsi avec les préoccupations littéraires des années soixante-
dix peu enclines à aborder la question des deux guerres
mondiales. Il faut attendre une quinzaine d'années pour que
I'une et I'autre connaissent un regain d'intérêt dont l,écrivãin
s'affirme, pour autant qu'on puisse en juger avec le recul du
temps, comme l'un des précurseurs. De même se démarque-
t-il des mouvements textualistes comme Tel euel ot Chaige,
plus préoccupés de révolutions symboliques que de rétrospec-
tions critiques. Compte tenu de ia charge provocatrice de ses
premiers romans, cela suffit pour que la critique salue en lui
un nouveau hussard, le fils spirituel d'un Roger Nimier, d,un
Contexte et enjeux 11
)acques Lautent, d'un Antoine Blondin et le petit-fils virtuel
d'un PauI Morand. Il est vrai que sa désinvolture - l'art d'abor-
der avec cynisme un sujet brûlant comme l'Occupation -
rappelle dans les trois premiers romans la plume incisive de
ces auteuls au panache léger, qui refusèrent au lendemain de
la seconde guerre le politiquement correct d'une littérature
dominée par I'impératif de I'engagement. Il est vrai également
que le jeune écrivain reçoit pour son premier roman le Prix
Roger-Nimier dont Ie jury est présidé par Paul Morand en
personne. II est vrai, encore, qu'il connaît bien les auteurs de
droite des années trente, à commencer par Drieu la Rochelle
ou Chardonne, et sait s'en souvenir dans ses premiers romans
ou faire écho un peu plus tard à ces écrivains en délicatesse
de l'Histoire (Vestiaire de I'enfance). Mais, pour ne pas rete-
nir les phraséologies révolutionnaires qui font florès dans les
avant-gardes des années soixante-dix, Ia prose de Modiano est
libre de toute nostalgie passéiste, ce qui suffit à la distinguer
de celle des Hussards en leur temps et de leurs inspirateurs en
le leur, Contrairement à certaines idées reçues, le regard qu'il
porte sur le passé est dénué d'idéalisation. Comment regretter
un temps où les camps de la mort commencent à fonction-
ner, alors que de beaux esprits en formulent le principe sous
forme d'un jeu de société inédit, le <tennis juif>, aux âcres
relents de délation? <D'après ce que je crus comprendre, on y
jouait à deux au cours d'une promenade, ou assis, à la terrasse
d'un café. Le premier qui détectait un juif devait l'annoncer.
Quinze pour lui. > (-Les Boulevards de ceinture, @ Editions
Gallimard 1972, collection Folio 1978, p. 162). Comme il se
doit, si ( [.,.] à son tour l'autre partenaire en apercevait un,
cela faisait quinze partout. Ainsi de suite. Le vainqueur était
celui qui repérait Ie plus de juifs. On comptait les points,
comme au tennis >> (Les Boulevards de ceinture, Ibid, p, 1,62).
Si la dimension provocatrice du propos semble tempérée par
le système d'énonciation indirect, Ie personnage-narrateur
rapportant à titre de témoignage une conversation à laquelle il
a assisté sans y prendre part, donc ne I'engageant pas, elle n'en
apparaît que plus manifeste pour Ia même taison, comme le
suggère Ia fin de Ia séquence, < Deux hommes très ordinaires,
12 Lire Patrick Modiano
de taille moyenne, comme il y en a des millions dans les
rues. Lestandi portait des bretelles. Un autre que moi, sans
doute, les aurait fait taire. Mais je suis lâche. > (Les Boulevards
de ceinture, Ibid, p, 163). Attaque en deux temps: pendant
I'Occupation tous les Français ordinaires - l'homme aux
bretelles - ne sont pas des petits pères tranquilles, ce proto-
type du Français moyen, résistant alors même qu'il semble
s'accommoder de Ia présence des nazis, qu'un film à succès de
1946, Le Père tranquille de René Clément, a popularisé; entre
Ie courage de s'opposer et la lâcheté de se taire, quelie attitude
eût été la nôtre, question encore sulfureuse en 1972 et que
pose Modiano en immergeant par le détour de la fiction un
jeune homme des années soixante dans la France occupée?
Si l'écrivain insiste ici, comme dans la Ronde de nuit el
Lacombe Lucien, sur la difficulté et la fragilité des engagements
dans la France occupée, sur la réversibilité des choix entre
Résistance et Collaboration, ce n'est donc pas au prix d,une
confusion des événements ou d'un amalgame des valeurs qui
constituerait de fait une réécriture partisane de I'histoire en
faveur des collaborateurs et les exempterait de toute responsa-
bilité, C'est au nom d'un droit de regard, d,une exigencã d,in-
vestìgation qui ne peuvent se satisfaire d'aucune légende parce
qu'ils sont ceux d'une génération n'ayant pas vécu les événe-
ments directement, donc cherchant à les comprendre pour ce
qu'ils furent. Elle entend pour cela mettre à plat Ie passé: son
propre avenir en dépend. C'est alors, avant que cette expres-
sion ne devienne elle-même un cliché, le devoir de mémoire
qui guide l'écrivain, un devoir qui ne procède d'aucune véné-
ration du passé mais impose que soient défaites les imageries
héroïque-s qui le parasitent et les lieux communs qui le simpli-
fient. A l'écrivain de s'attaquer aux formes, aux modèler, år*
supports de cette transformation d'un passé troubie en queìque
version idéalisée de l'Histoire. Les mots, les récits, les-fablis,
la rhétorique sont pris pour cibles en tant qu'instruments de
manipulation, avec une violence qui tend à en inverser I'usage
et faire d'eux une force de sédition.
On peut ainsi penser, en forçant à peine le trait, que patrick
Modiano écrit à I'encre libertaire des avant-gardei, même si
Contexte et enjeux 13
son projet est tout autre, De même s'inscrit-il dans la lignée
des novateurs du xxu siècle qui transgressent les formes de
I'expression, donc les cadres de la pensée. C'est ce statut de
moderne déplacé qui caractérise d'emblée l'écrivainet fait de
lui le contemporain décalé d'une modernité radicale, autant
que i'héritier détaché d'une modernité expérimentale. Passé
Ie temps de ses débuts, Patrick Modiano accompagne et
stimule en douceur les principales mutations de la littérature
française de la fin du xx" siècle dont iI devient ainsi I'un des
contemporains capitaux.
Le contempora¡n décalé d'une modernité rad¡cale
LES AVANT- GARDES TEXTUALISTES
Au commencement était Ie verbe. C'est par un rapport quelque
peu décoiffant au logos que le jeune écrivain Modiano parti-
cipe d'une atmosphère littéraire d'effervescence pleinement
textualiste. Par logos, entendons le système de la langue tel
qu'il impose un ordre en nommant I'expérience humaine, en
configurant son sens, en induisant un ensemble de valeurs
tenues pour naturelles alors qu'elles sont le produit d'une
histoire particulière. La dénonciation du pouvoir idéologique
de Ia langue constitue un des effets dérivés de la linguistique
moderne dans le champ de la pensée politique. Abstrait de
sa seule acception linguistique, Ie principe de l'arbitraire des
signes analysé par Saussure devient un paradigme qui justifie
les combats menés tout au long du xx" siècle contre la tutelle
des mots et leur puissance de conditionnement. Roland
Barthes, en dénonçant dans Leçon (1s77) le < fascisme > de
la langue, intente I'acte extrême de ce procès qui entre aussi
en résonance avec la volonté propre aux avant-gardes litté-
raires de décomposer les formes de la création classique et
désarticuler les usages normatifs de la langue. Ces attaques
connaissent entre le milieu des années soixante et celui des
années soixante-dix une amplitude favorisée par I'histoire
et ses tumultes. Dans la lignée de Rimbaud, du surréalisme,
des Lettristes, le mouvement Tel Quel, avec Philippe Sollers
14 Lire Patrick Modiano
et Denis Roche, invente un projet d'écriture qui tient en une
pratique autonome de la langue, libre de toute assignation à
un ordre de références et de significations préétabli, mue par
sa seule capacité à générer du verbe et du rythme' Il s'agit,
pour le < scripteur > autant que pour le lecteur, de se désa-
liéner en inventant un rapport inédit à la langue et de poser
par l'émancipation des signes les conditions d'une révolution
symbolique, préalable nécessaire à l'accomplissement de toute
révolution politique.
Pour ignorer totalement la question révolutionnaire,
l'ceuvre de Patrick Modiano n'en est pas moins dictée par
une exigence d'expression et d'agression radicale. Dans une
première période - celle des trois romans publiés entre 1968
et 1.972 -, elle partage avec les avant-gardes un jusqu'au-
boutisme qui se manifeste par le choix de certaines options
communes, La langue et la littérature se retournent contre
elles-mêmes: elles instituent leur propre procès et prennent
pour objet de fiction leur propre perversion historiqìe. Dans
La Place de I'étoile, ce procès porte sur I'implication de la
langue et de la littérature dans la diffusion ã,un antisémi-
t_isle qui a cristallisé au fil des siècles et abouti aux camps
de la mort' Dans ro Ronde de nuit (1969) et.Les Boulevards de
ceinture (tgzz),les termes de ce procès se déplacent en aval de
la Shoah. Après le pouvoir de mystification,ì,est la puissance
d'occultation par les mots et par les fables qui est viiée: l'évé-
nement tragique est comme omis, rendu à un silence commun
contre lequel l'écriture de Modiano s'insurge en travaillant
sur un mode carnavalesque la mémoire des faits de collabo-
ration (La Ronde de nuit) ou en laissant interférer à même le
présent, avec toute I'ironie du désespoir, les voix du passé le
moins amène issues de I'occupation (tres Boulevards de cein-
II
fure). s'agit de forcer la iangue à exprimer ce qu'elle censure.
I-lécriture varie ses rythmes, convulsif dans le premier roman,
vertigineux dans le deuxième, spiralaire danJ le troisième et
mime ainsi un chaos destructeur, à I'image d,une étoile jaune
placée en plein cæur, d'une ronde nocturne ouverte à tous les
évanouissements, d'une ceinture urbaine qui enserre la ville
jusqu'à l'étrangler. Relevant du traitement de choc, le travail
Contexte et enjeux 15
expérimental du style répercute ainsi la violence de I'Histoire
et de ses traumatismes. Les séquences romanesques s'enchaî-
nent en se percutant dans La Place de l'étoile, ce qui court-cir-
cuite toute logique et ne laisse ressortir, comme des fragments
explosifs, que les assertions les plus virulentes. Les structures
phrastiques fortement segmentées confèrent à lo Ronde de
nuif un rythme exalté, que les modalités émotives du discours
rendent encore plus proche de quelque état mental second -
ivresse, cauchemar ou folie, Dans Les Boulevards de ceinture,
l'énonciation fonctionne comme un piège: sa maîtrise appa-
rente, sa normalisation au regard des deux précédents romans
sont sapées par un détournement souterrain de la narration,
l'ambiguïté du sens des mots, le temps même d'un récit qui se
lit à Ia fois comme une reconstitution psychoréaliste du passé
de I'Occupation et une projection fantastique du personnage-
narrateur dans ce passé depuis les années soixante-dix.
Les trois romans développent ainsi une esthétique délé-
tère que plusieurs traits communs caractérisent: le collage de
bribes de discours et I'insertion de paroles tenues par diffé-
rents personnages qui interfèrent avec la voix du narrateur; le
timbrage paroxystique de cette voix qui s'approprie de façon
cauchemardesque les événements; I'extrémisation des états de
discours rapportés et de la parole centrale, rappelant parfois
les tentatives menées par les modernes les plus radicaux entre
Iogorrhée, imprécation et vocifération (Henri Michaux, Pierre
Guyotat). Cette recherche porte d'entrée de jeu sur une problé-
matique qui demeure au cæur de I'æuvre, y compris quand
I'écrivain recourt, dès le quatrième roman, ViIIa ttiste, à des
choix esthétiques inverses marqués par un art du moindre
mot et I'invention d'une écriture minimale: une identité équi-
voque, qui peine à dominer les forces contraires agissant en
elle,
LE SURRÉALISME
Une filiation commune unit Modiano aux avant-gardes de
son temps: elles sont petites-filles du surréalisme, Ia première
avant-garde du xx" siècle. Filiation paradoxale, quand on sait
tb Lire Patrick Modiano
la haine vouée par André Breton au roman en tant que genre,
mais qui participe d'une valorisation commune des états
seconds de la conscience et d'une investigation du monde et
de soi placée sous le signe de l'imaginaire, de l'intuition, de
I'irrationnel (phénomènes occultes du pressentiment, de la
voyance, de la rêverie éveillée, du magnétisme de certains
lieux, des échos vibrants du passé) ; ( [...] plus les choses
demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de
l'intérêt. Et même, j'essayais de trouver du mystère à ce qui
n'en avait aucun > (un Pedigree, O Éditions Gâllimard 200b,
collection Folio 2006, p. 4b), Filiation ouvertement assumée
avec I'hommage rendu à Robert Desnos dans Dora Bruder,
sous forme d'une anecdote participant elle-même d,un esprit
de coïncidence typiquement surréaliste: i'écrivain ignorait, en
donnant ce titre à son premier roman, que 1o place" de l'étoile
était aussi celui d'un recueil de poèmes de Desnos.
Du surréalisme, l'æuvre de Modiano retient certaines expé-
riences qui impressionnent chaque récit à des degrés diffé-
relts, Le phénomène du hasard objectif y revêt tJujours un
rôle déclencheur: le personnage principui tr"rrurr" dãs lieux,
rencontre des êtres, entend des propoi qui le saisissent au
plus profond de lui-même, sans raiion apparente, exerçant
sur lui comme un acte de sollicitation intime et ie condui-
sant à mener un travail identitaire. Ainsi le héros de villa
ún'sfe évoque-t-ii allusivement à la fin du chapitre v ces <
êtres
mystérieux - toujours les mêmes - qui se tiennent en sentinel-
ìes à chaque carrefour de votre vie, (viila triste,
o Éditions
Gallimard 197b, collection Folio 1977, p.63). Cette image de
la sentinelle, déjà présente dans res Boulevards de ceiãture,
hante les récits: la réalité la plus pragmatique est toujours ia
plus cryptée, elle regorge de situationã ot.utrgur et d,inâividus
improbabies dont le personnage peine à savãir s'ils exercent
sur lui une surveillance heureusã ou un contrôle maléfique,
s'ils lui ouvrent la voie ou le figent sur place _ ambiguite
propre à I'image de la sentinelle qui remplit tour à tour i,une
et I'autre de ces fonctions. Les héros dé Modiano baignent
dans un univers de_signes qu'il leur appartient d,"pprãhen_
der, sauf à glisser à la surfacã de leur propre vie. Mäis alors,
Contexte et enjeux 17
selon la distinction établie par André Breton dans NadT'o, aux
faits-glissades s'opposent les faits-précipices, ceux qui entraî-
nent dans un maelström aventureux. Le souvenir d'un ami
disparu depuis trente ans, un photographe, resurgit un jour
à la mémoire du personnage-narrateur de Chien de printemps
qui < ignore s'il est mort ou vivant>. < Son souvenir était resté
en hibernation et voilà qu'il resurgit au début de ce printemps
de 1992. Est-ce parce que j'ai retrouvé la photo de mon amie
et moi, au dos de laquelle un tampon aux lettres bleues indi-
q:ae: Photo lansen. Reproduction interdite? Ou bien pour la
simple raison que les printemps se ressemblent?> (Chien de
printemps, O Éditions du Seuil 1"993, collection Points Roman
1-995, p, 17). Qu'est-ce qui fait signe, au quotidien? Pour quelle
raison? n [...] je sentais sa présence sur ce boulevard dont les
Iumières brillaient comme des signaux, sans que je puisse très
bien les déchiffrer et sans savoir du fond de quelles années ils
m'étaient adressés > affirme I'un des personnages-narrateurs de
Dans Ie café de lo jeunesse perdue (Dans Ie café de la ieunesse
perdue, O Éditions Gallimard 2oo7, p.67). <Mon cæur a battu
pius fort, comme un pendule à I'approche d'un champ magné-
tique, avant de déboucher place de la Porte-de-Saint-Cloud >
écrit pour sa part celui de Du plus loin de I'oubli qui ajoute,
commentant dans un autre épisode Ia traversée en train d'une
ville de banlieue: < Autrefois se succédaient, tout Ie long des
cafés, des cinémas, des garages dont on distingue encore les
enseignes. L'une d'entre elles est allumée comme une veilleuse,
pon. ii"n > (Du plus loin de I'oubli, O Éditions Gallimard t996,
collection Folio 1992 p.1,78 et 181). Le narrateur-enquêteur
de Dora Bruder, marchant en 1996 dans certains quartiers
parisiens qui furent sous I'Occupation les lieux d'emprison-
nement des futurs déportés note pour sa part: < Et pourtant,
sous cette couche épaisse d'amnésie, on sentait bien quelque
chose, de temps i"-pr [,..]. C'était comme de se trouver au
bord d'un champ"r magnétique, sans pendule pour en capter les
ondes >> (Dora Bruder, O Éditions Gallimard 1997, collection
Folio 1999, p. 131). Les romans de Modiano regorgent de signes
qui débordent le cadre des seuls têves, ou des seuls cauche-
mars, où ils sont supposés agir, Iieux parisiens qui recouvrent
18 Lire Patrick Modiano
quelques champs magnétiques d'illustre mémoire et fenêtres
allumées subrepticement, rappelant cette scène de NodT'o dans
laquelle I'héroïne démontre au narrateur circonspect que le
réel fonctionne comme un cryptogramme. Quelle est cette
charade dont I'homme qui la formule sans raison apparente,
sous pression d'une circonstance anodine, se trouve à la fois
I'enjeu et le médium? Chaque récit cible ainsi le temps d'un
autoquestionnement impromptu qui tend à dévoiler quelque
causalité intime fuyant I'ordre de la conscience. Cette tension,
en mettant le personnage sur la piste d'un éventuel secret dont
dépend la connaissance de lui-même, le voue à un itinéraire
initiatique privé de certitude quant à son objet propre, donc
d'une possibilité de résolution finale. La scène de la narration
rejoue elle-même cette errance, aux confins de ia réalité vécue
et d'une surréalité éprouvée: le schéma type des romans de
Modiano consiste en le récit, par un p"tro',.rìg" devenu narra-
teur,.d'une expérience à i'origine banàle mais gagnée peu à peu
par l'étrange au point de Ie rendre doublemeñt?trarrge, aiui-
Têpu' en sa qualité de vivant puis de scripteur. comñre excru
de lui-même, le personn"ge-nairateur éproirve ra perte de toute
clefconcernant son passé, donc de toutã validation possible de
soi, à l'image du voyageur dApollinaire dont seulä s'élève la
plainte, < Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant >,
L'alignement des événementr e*ié.ieùis et áes réactions
psychiques des personnages génère un trouble concernant
la nature de I'histoire racòntée, qu'eile s'inscrive dans une
|3gitue .ro1angjqu e (Dimanches d'août), autobiograpt iq""
\Livret de famille) ou dans leur entre-deux (F1eu rs"de'ruiÅe).
Lécrivain fait interférer les démarches: l'une, narrative, joue
la carte de l'illusion psychoréaliste; l,autre, poétique, celll de
l'hallucination mentale. La scène onirique ,r.ip"nd l" situation
romanesque: scène de la reptation dans villi triste (le couple
enfermé dans une maison ne bouge qu,en se traînant ,r,, l"
sol), scène de la confusion des couples ãans D¡'ma nches
d'août
(Silvie = Barbara, le narrateur Niãls), scène de la gorgone
= aux
aiiures de Médée dans Áccident nocturne (une meidiärrte,
ressemble à la mère, agresse Ie narrateur devant so., do-i_ l.,i
cile), scène de I'ascension dans Dans Ie café de Ia jerne*se
Contexte et enjeux 19
perdue (le personnage de Louki est littéralement aspiré par
les hauteurs de Montmartre). Dans d'autres ouvrages comme
Füeurs de ruine,l'écrivain crée des atmosphères insolites, qui
se prêtent à une double lecture tant elles renvoient simultané-
ment à la conscience de I'homme qui se souvient et à I'esprit de
celui qui divague. Le même récit s'entretient d'errances dans
un Paris sans ancrage qu'André Breton ou Louis Aragon ne
renieraient pas (p. 52-53), de rencontres avec une femme inter-
cesseur quelque peu vénéneuse à l'image d'une Nadja (p.1,2a),
de décors urbains gagnant en puissance d'anxiété soudaine tel
un paysage de Chirico (p, 62), de métaphores qui contractent,
comme dans la poésie de Pierre Reverdy, les éléments sensi-
bles d'une réalité prosaïque basculant ainsi dans l'étrange
(p. 1,21,), de signaux qui font de la ville un cryptogramme à ciel
ouvert (p. 13S)1. Dans livret de famille, c'est la question posée
par André Breton en ouverture de Nad/o que Patrick Modiano
applique à son propre cas:qui suis-je ou plutôt qui je hante?
Lévocation du passé suit une ligne anecdotique, quand l'écri-
vain raconte quelques événements-repères de sa vie, et une
courbe analogique, quand il entend détecter, en deçà de sa
conscience claire et de sa mémoire volontaire, les inflexions
de sa personnalité intime. L"æuvre y puise sa double nature:
elle constitue à la fois un < document privé ), pour reprendre
Ia formule dAndré Breton dans Nod/o, et une composition
littéraire, ici disposée comme un recueil de nouvelles.
Lhéritier détaché d'une modernité expér¡mentale
Parmi les écrivains marquants de la fin du xx" siècle, certains
comme Jean Echenoz, Annie Ernaux, Antoine Volodine, Sylvie
Getmain, Pierre Michon, qui ont commencé leur æuvre à I'ex-
trême fin des années soixante-dix, coïncident pleinement
avec les évolutions culturelles et esthétiques de la littérature
fin de xx" siècle. D'autres comme Patrick Modiano, J-M. G. Le
1. Les références sont toutes empruntées à l'édition de F.leu¡s de ruine en
collection Points Roman (t99b).
20 Lire Patrick Modiano
clézio, Pascal Quignard ou DanièIe sallenave écrivent depuis
les années soixante et précipitent ces mêmes évolutions' En
cette fin de décennie, le Nouveau Roman connaît ses heures
ultimes de production avant que certains de ses auteuts
phares comme Alain Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute ne
participent à leur tour aux métamorphoses littéraires des
années quatre-vingt, Irréductible aux appartenances d'école
mais complètement poreuse aux recherches de son temps,
l'ceuvre dé patrick Modiano rappelle à ses débuts, sinon le
Nouveau Roman, du moins l'atmosphère plus générale propre
à l'ère du soupçon. L'écrivain semble ensuite se réconcilier
avec l'usage de la fiction, passant d'une saturation initiale de
l'écriture romanesque (La Place de l'étoile) à un épurement du
récit qui a pour but de relégitimer la littérature narrative (Vi11a
triste, 1,575).Il anticipe ainsi de quelques années ia réévalua-
tion des pouvoirs et des modalités de la fiction romanesque
qui se développe surtout dans Ia décennie suivante et marque
la fin de l'ère du soupÇon.
Depuis Villa triste,l'écrivain ne cesse d'interroger la capa-
cité de représentation de la fiction, son pouvoir d'intelligibi-
lité face aux énigmes croisées de l'intime et de l,histoire, sa
fiabilité éthique. Parfois cette interrogation se mène ouver-
tement: dans Dora Bruder (tgOS), le récit résulte de I'inabou-
tissement posé comme tel d'un roman antérieur, Voyage de
noces (rggr), qui tentait d'évoquer par Ie détour de la fiction la
personne réelle d'une adolescente juive en fugue dans le paris
de i'Occupation. De fait, le récit intitulé Dora Bruder reprend
en sens inverse, sans masque romanesque, à visage décou-
vert, la démarche suivie par l'écrivain dans le roman intitulé
Voyage de noces: Ingrid Teyrsen devient Dora Bruder et le
personnage-narrateur-enquêteur patrick Modiano, la petite
annonce de Ia disparition de la jeune fille dans la presse, puis
lévocation du quartier parisien où elle vit avec ìes parãnts
(le XVIII" arrondissement du boulevard Ornano, entre la
rue Championnet et la porte de Cligancourt) ouvrent le récit
quand ils achevaient le roman. Renversement de perspec-
tive: il ne s'agit plus de partir d'une hypothèse ro-ãrruJqrr"
pour aboutir, au terme d'un processus de fiction, à une veiit¿
Contexte et enjeux 21
d'ordrebiographique et historique, mais de privilégier la
reconstitution minutieuse des faits en insistant sur leur part de
détermination subjective (celui qui les collecte, qui leur donne
forme, ne saurait s'abstraire du processus même de reconstitu-
tion et de signification de la scène historique). Cette interroga-
tion menée sur les pouvoirs de la fiction est intrinsèquement
ambiguë: elle conduit à en interroger les ambitions heuris-
tiques sans pour autant en condamner I'utilité ou la vouer à
quelque usage de simple distraction, ludique ou expérimental.
Après Dora Bruder, l'écrivain publie de nouveau des romans...
Par là même, l'æuvre de Modiano est emblématique d'une
période littéraire qui a assimilé les différents procès intentés
par la modernité contre le roman, ses artifices, ses prétentions
héritées de l'âge réaliste, mais le pratique pourtant depuis la
conscience de ses manques, le requalifie en raison même de
ses limites, comme un mode de connaissance par le doute,
une mesure nécessairement relative de notre propre rapport
à la vérité. Modiano comme Le Clézio, Echenoz, Quignard,
Sylvie Germain sont les contemporains rl'un tournant de siècle
marqué, dans les domaines littéraires, philosophiques et scien-
tifiques, par I'expérience de la désillusion épistémologique,
quand, au regard de I'histoire, se sont décomposées toutes les
formes de certitudes positivistes, les différentes croyances
en Ia toute-puissance de I'esprit humain, à commencer par
I'esprit de système.
Qu'est-ce qu'une fiction, sinon du romanesque qui fait
système ? Quand ce système n'est pas réfuté d'emblée (Dora
Bruder, mais aussi un Pedigree), Patrick Modiano en suspend
discrètement la prise, en effiloche les réseaux narratifs. Cet
entre-deux des récits passe par des blancs, dispersés dans le
Iivre, équivalant à des silences et des butés, marquant I'irréso-
lution du romanesque, sa difficulté à fixer autre chose que des
visions intuitives. Il passe aussi par des jeux de reflets internes
au texte qui s'écrit et des échos intertextuels qui entretiennent
la conscience des illusions captieuses de la littérature. On ne
saurait donc parler de retour au roman classique pour carac-
tériser une littérature de fiction qui tente ainsi de concilier
Ia part attirante de la réalité et celle chatoyante du texte. Si
22 Lire Patrick Modiano
la tentation des expérimentations autarciques semble révoì'ue,
celle typiquement moderne des déplacements de formes et des
interrogations critiques concernant le statut de l'expérience
littéraire perdure. Dans l'æuvre de Modiano cette filiation en
modernité se manifeste par le jeu spéculaire (Quartier perdu),
la suspension du sens de la fiction (De si braves garçons),le
recours à une écriture pénélopéenne, qui se développe en se
défaisant elle-même (Fleurs de ruine).
LE JEU SPÉCULAIRE
Plusieurs livres de Patrick Modiano réfléchissent la situation
même de l'écriture et à travers eile I'idée de création littéraire
en les thématisant sur un mode romanesqu e (euartier perdu,
Vestiaire de l'enfance, Du plus \oin de I'oubli, [Jn Cirque passe)
ou autobiographique (Livret de famille, Dora Biuder, Un
Pedigree, Fleurs de ruine, chien de printemps). Ainsi le narra-
teur de Quartier perdu se présente-t-il comme un auteur de
romans policiers grand public qui revient de l'étranger dans
sa ville natale, Paris, pour y écrire un récit autobiogrãphique.
Leffet de miroir - le roman met en scène un écrivain án train
de préparer un récit - se dédouble si l'on rapproche certains
éléments internes à la fiction de ceux qui iigr.rerrt dans la
notice de présentation du livre: l'âge et re rieu d-e naissance de
l'écrivain Patrick Modiano sont identiques à ceux attribués au
personnage de l'écrivain-narrateur fictif, ce dernier se trouvant
toutefois doté d'un patronyme et d'un pseudonyme différents
du n9m propre de l'écrjvain, né par ailleurs cinq jours après
son do
'ble presque parfait... Dans ce roman d'inspìratio., *to_
biographique, I'auteur fictif délaisse le genre poii"iur, lequel
n'est pas sans influencer I'auteur réel dans
orrrrág",
""ituir*
- dont celui-ci - et lui préfère une écriture autobiographiqie,
créditée d'une puissance de vérité plus grandu qrã lå poiar.
Au travers de ces jeux de reflets, c'est lã situation de toute
écriture littéraire qui est posée, la capacité propre au roman
d'appréhender un ordre de réalité aìthentìquã depuis des
déterminations linguistiques, psychiques et culturellãs néces-
sairement secondes par rapport aux événements eux_mêmes.
Contexte et enjeux 23
Ni les formes standardisées de la paralittératute, dont le
personnage se détache, ni celles épurées d'un récit de vie à
l'état brut, dont il éprouve la tentation en travaillant sur des
documents, carnets et témoignages, ne se montrent en cela
convaincantes. L'enquête qu'il mène sur son passé rajoute au
trouble initialement ressenti, au lieu de le résoudre. Patrick
Modiano double ainsi une histoire romanesque se prêtant à
une lecture d'ordre existentiel par un questionnement Iitté-
raire plus spécifique: quels degrés de justesse un énoncé de
fiction recouvre-t-il? quels degrés de fiction sont inhérents à
tout énoncé narratif?
Intégrées dans un dispositif romanesque, ces deux ques-
tions sont formulées ultérieurement dans un récit non roma-
nesque qui pourtant emprunte la double structure d'une
enquête et d'un récit de soi, mais désavoue le recours au genre
roman, Dora Bruder. Le jeu structural excède ici I'exercice
ludique: il relève d'une éthique d'écrivain. La gravité des
sujets, qu'ils renvoient dans Quartier perdu à l'identité de soi
au tournant de l'âge adulte ou dans Dora Bruder à Ia mémoire
collective confrontée à I'Occupation, la capacité de la littéra-
ture à les aborder de façon signifiante, conditionne l'interro-
gation menée par l'écrivain sur la nature des moyens dont il
dispose, La littérature ne va plus d'elle-même, mais s'accom-
pagne d'un questionnement critique par lequel elle s'accré-
dite, se recharge en entretenant la conscience de ses limites
- condition nécessaire à I'accomplissement de tout projet d'en-
vergure. De cette façon, Patrick Modiano confère à l'écriture
spéculaire, que de nombreux usages ont dans bien des cas
transformés en simple automatisme, le lustre que lui confé-
rait au tournant du précédent siècle son premier théoricien et
praticien, André Gide.
LA SUSPENSION DU SENS DE LA FICTION
Écrire dans le doute revient à inventer des histoires qui
tiennent à distance leur propre sens. Non que le rapport au
sens soit a priori condamné - le négativisme propre à une
certaine modernité qui s'attaqua aux systèmes de sens n'est
24 Lire Patrick Modiano
plus de mise mais celui qui se dégage de la fiction reste
- sens devient un événement du récit
une hypothèse de compréhension parmi d'autres. L'écrivain
la construit sans la cautionner pleinement et contribue à la
suspendre au fur et à mesure qu'elle s'impose.
Ainsi, dans De si braves garÇons,les chapitres constituent-
ils des récits dissociés que relie la figure d'un personnage
central assumant le statut de narrateur. Celui-ci évoque le
devenir d'un groupe d'amis qui se sont connus adolescents
dans un internat scolaire et qu'il retrouve l'un après l,autre
vingt ans après. Cette thématique recouvre une problématique
particulière: la jeunesse perdue, dont l,écrivain développe
deux acceptions complémentaires. La première relève d,une
dimension métaphysique à laquelle il se montre obstinément
sensible: le temps qui passe casse ceux qui Ie vivent, tel ce
personnage qui exprime < la sensation d,un vide, comme le
silence et la poussière au-dessus des pans de murs écroulés >
en apprenant la démolition de I'internat pourtant sinistre dans
lequel il a grandi (De si braves gorçons, @ Éditions Gallimard
1982, collection Folio 1987, p. 24-25). Lidée de jeunesse perdue
réactualise alors les topiques de l'omnia fugit ef dt memento
mori qui hantent ia bibliothèque universelle depuis la nuit
des temps, La deuxième acception de cette même thématique
renvoie, comme une variation psychanalytique de la première,
à quelque traumatisme de l'enfance parquée: ceux qui gran-
dissent internés traînent durant toute leur vie d'adurt"r 1",
séquelles d'un passé de frustration. Lidée de jeunesse perdue
marque alors, par-delà une adolescence vécue à perte, la
malédiction du vaurien, du garçon perdu devenu ,.r, ho*-u
voué à commettre le délit pour lequel il a été préventivement
incarcéré dans ses premières années. De fait, ce roman dont le
titre constitue à lui seul une antiphrase s,ouvre comme l,évo-
cation tourmentée du pays d'enfance, se poursuit comme la
visite guidée d'une galerie de névroses et s'achève au seuil de
ia folie collective.
Chacune de ces deux acceptions se désactive toutefois à
partir du moment où l'une et I'autre intègrent nommément
ia fiction. Parce qu'il s'aligne sur les situations narrées, leur
Contexte et enjeux 25
parmi d'auttes. Au hasard
d'une scène deux personnages échangent ainsi ces propos:
<- En quoi pourrais lui faire
je du mal? Je suis l'un de ses
amis d'enfance... - Vous venez de prononcer le mot juste ['..]
Le mot: enfance... Daniel est resté un enfant... Voilà bien
le problème...> (De si braves gorÇons, @ Éditions Gallimard
1982, collection Folio 1987, p. 97). La verbalisation du sens
possible de I'histoire, son intrusion sous forme de dialogues
iapportés à I'intérieur même d'un épisode du récit, suffit à lui
conférer la valeur d'une illusion romanesque, ni plus intan-
gible ni plus définitive que les autres. En leur faisant rejoin-
dre le système de la fiction, l'écrivain interroge la portée des
termes susceptibles de donner sens à I'histoire qu'il raconte,
sans valider Ie processus de signification mais en le suspen-
dant alors qu'il semble s'imposer naturellement à lecture.
Ces termes risquent de figer l'histoire en la ramenant à des
idées standards - le déterminisme par I'enfance - qui occul-
tent sa portée plus complexe. Les intégrer dans le jeu roma-
nesque, c'est à Ia fois tenir à distance les catégories logiques
qui abstraient la signification singulière des événements au
profit d'explications générales et postuler un rappott au sens
autre, de I'ordre du flottement. Le sens excède I'exigence
du mot juste, I'obligation d'une raison clairement identifia-
ble. D'où l'exacerbation de I'anecdote au fur et à mesure que
le récit avance et que les événements acquièrent une charge
ouvettement tragique: la crispation de Ia matière romanesque
(hypothèse d'un meurtre) est un moyen de faire pression sur
sa signification, d'en exprimer la valeur intrinsèque sans la
nommer ouvertement. Pour Modiano, le roman s'apparente
ainsi à une machinerie qui tout à la fois produit des histoires
et instille du malaise. S'il génère des situations, profile des
personnages, suscite des atmosphères, l'écrivain suspend
tout ordre de résolutions en repliant le dispositif romanesque
sur lui-même ou en Ie dépliant vers des lignes de sens poten-
tielles qu'il se refuse à développer. Ainsi une ligne de fuite
historique, à peine ébauchée sans qu'elle soit pour autant
anodine, traverse l'un des chapitres. À propot d'un personnage
26 Lire Patrick Modiano
annexe, il est question des années quarante et d'( une des
rafles qui, depuis quelques mois, précédaient régulièrement
les convois vers I'Est " (p. tZS). L'art de Modiano consiste à
multiplier les pistes pour tenter de comprendre les détermi-
nations complexes de l'être, nouées depuis I'enfance, dans
des récits qui laissent flotter le sens de la fiction d'autant plus
manifestement qu'ils en concentrent Ia matière, L,écrivain
engage ainsi à l'écriture une relation propre à bon nombre de
romanciers qui, depuis les années quatre-vingt, retiennent
de la modernité la mise en doute critique du
feste créateur
sans s'interdire toutefois le plaisir, ou la douleur, de recourir
à ses archétypes naguère les plus décriés, comme la fuite du
temps. Dans les récits de soi (Livret de
famille, un pedigree),
les commentaires que porte rétrospectivement l'écrivaiá sur
certains événements de sa vie rejoignent pareiilement le plan
des événements narrés: tous semblent frappés d'un identique
principe d'incertitude, ou d'évidence stupèiaite, qui porte à la
fois sur le sens de la vie vécue et celui ãe ra démar"hu titt¿-
raire entreprise.
UNE ÉCRITURE PÉNÉLOPÉTruruE
Ce qui fonde cette impression, c,est l,invention d'une écri_
ture pénélopéenne, qui éIude son rapport au sens en détis_
sant sa propre trame. Les phrases mentionnent des faits, des
noms, des couleurs, des contours sans les agencer en un suivi
narratif, un environnement descriptif ou quelque effet de
totalisation. À peine référés, ils soni gomméå: leË phrases se
zuspendent, les paragraphes s'interrompent, l,objet àu récit se
déplace ailleurs. Dans les romans, qrund les épisodes succes-
sifs se rassemblent en un ordre final, cet effet di révélation est
lui-même désamorcé. Ainsi, dans -Rue des boutiques obscures,
le personnage-narrateur amnésique semble retrouver son iden-
tité au terme de multiples errances. Accréditée pendant quel-
ques pages, cette hypothèse s,avère in
fine aussi peu fiable que
les pistes précédentes, Iesquelles constituaientles différents
épisodes d'un roman relançant sans cesse sa dynamique. Le
dénouement forme ainsi une ultime ligne de iuite ouverte,
Contexte et enjeux 27
en dernière page, vers une autre ville, Rome, une nouvelle
recherche... et le titre de l'æuvre, qui trouve, là, sa justifica-
tion, un nom de rue susceptible de fournir à I'homme sans
nom quelque indice sur celui qu'il est pour peu qu'il pour-
suive inlassablement son enquête. La boucle est bouclée - non
pas celle d'une énigme résolue mais d'une trajectoire tournant
en rond sur elle-même jusqu'au vertige, chaque épisode effa-
çant les apports de celui qui précède dans une même course-
poursuite au néant,
Dans les récits de soi, l'effet de décomposition semble encore
plus manifeste, Une < table basse en métal argenté > (p, 23), des
< platanes > qui forment < une voûte de feuillages, (P, 43), une
< frange blonde >, des < pommettes )), une < robe verte > dans
< un début d'après-midi d'août, (p. B7), une ( odeur d'essence
et de feuillage mouilléo (p. \O7): Fleurs de ruine est balisé de
notations détachées de I'histoire racontée, s'effaçant à peine
énoncées1. Leur utilité tient au seul flux sporadiquepar lequel
l'écriture calque les mouvements contrastés de Ia mémoire et
de l'oubli depuis la circulation de détails appatemment étran-
gers à l'histoire, ou aux histoires, racontées. S'il est ainsi une
dimension proustienne dans l'æuvre de Modiano, nul phéno-
mène accompli de réminiscence n'en sanctionne la réussite.
Les mécanismes associatifs entre sensations, pensées et mots
qui garantissent dans l'æuvre de Proust Ia plénitude de la
mémoire intelligible, le cèdent dans celle de Modiano à une
dissémination des notations sensibles, une fragmentation des
unités descriptives, une déliaison des séquences narratives,
Devient romanesque Ia tension alors instituée entre ce qui
résiste à l'énonciation et ce que les mots parviennent à appré-
hender, entre ce qui résulte des contraintes exercées sur Ia
mémoire et ce qui relève de I'inscription de I'oubli à même
le texte - des scories, des retombées, des inachèvements, des
blancs, ou comment Ie récit met en scène stylistiquement et
typographiquement son propre surgissement et son propre
1. Ces références sont toutes empruntées à Fleurs de ruine, @ Éditions du
Seuil 1S91, collection Points Roman 1995.
28 Lire Patrick Modiano
effacement. L'écriture se fait de la sorte germinative - motif
des fleurs - et léthale - motif des ruines - en accord avec la
fantasmatique intime, récurrente dans l'ensemble de I'æuvre
- se penser soi-même comme Ie produit vivant d'une histoire
intrinsèquement morbide.
Dora Bruder pousse à I'extrême cet effet pénélopéen: la
figure de I'adolescente fugueuse, vivant dans le Paris de l'Oc-
cupation, se dissipe au fur et à mesure que l'écrivain tente de
commenter les rares documents attestant de son existence'
Faute de suivre la pente d'un imaginaire de substitution
romanesque qui réinventerait Dora, l'écriture annule celle-ci
dans ie temps même où elle essaie d'en faire un objet de récit.
Ainsi la langue écrite précipite-t-elle I'expérience du silence
quand elle entend témoigner et celle du vide quand elle
entend gagner en consistance. De cette casuistique' I'écrivain
fait une gageure: écrire entre I'urgence éthique de Ia parole
et la conviction intime de I'écart difficilement comblable qui
sépare les énoncés de leur objet. On peut lire en cela I'écho
de la réflexion propre à la modernité quand, dans Ia lignée
de Stéphane Mallarmé et Maurice Blanchot, elle envisage les
liens consubstantiels entretenus par l'écriture avec I'absence
et la perte, Encore convient-il de noter combien cette pensée
trouve comme une confirmation tragique avec Ia Shoah, qui
lui confère, loin de toute considération spéculative, une valeut
de vérité pleinement historique, Par-delà la seule conscience
de la distance qui sépare les mots et les choses, I'écriture péné-
lopéenne est celle qui répète à même son développement un
phénomène d'anéantissement et entretient la mémoire d'une
langue réduite en cendres.
Un contempora¡n cap¡tal
Patrick Modiano fait ainsi figure de passeur entre une littéra-
ture de la modernité, très marquée par le soupçon qu'elle porte
sur les formes littéraires et les usages langagiers, et une littéra-
ture qui, à partir des années quatre-vingt, revisite certaines de
ses fonctions plus traditionnelles sans toutefois se départir de
son acuité critique. Pour se montrer moins vindicatives dans
Contexte et enjeux 29
leur souci d'expérimentation, plus attentives peut-être à jouer
de leur capital littéraire, les écritures demeurent pleinement
inventives. L'ceuvre de Patrick Modiano en offre une illustra-
tion singulière. Deux orientations principales permettent de
le mesurer: une poétique du récit - le minimalisme -, une
pratique intergénérique - I'autofiction. L'une et l'autre relèvent
à la fois d'une démarche d'ordre esthétique et d'un projet à
finalité existentielle.
L'ÉCRITURE MINIMALE
L'art à I'économie de Patrick Modiano est célèbre: écriture
du moindre mot mais de la plus extrême résonance, style
concis jusqu'au trait syncopé, voix contractée, ouverte sur le
silence. Si elle obéit à des dispositions propres à l'écrivain,
cette poétique minimale ne saurait s'isoler d'une évolution
plus générale des formes romanesques. Refusant un rapport
à la fiction tant digestif - romans de grande consommation -
qu'autarcique - textes d'avant-garde -, les écrivains majeurs
des années quatre-vingt manifestent un souci commun de
qualifier la littérature comme espace éthique' Leurs romans
ou récits mettent en scène des situations qui figurent I'expé-
rience humaine au plus près de son actualité, tout comme ils
interrogent, par-delà les vicissitudes de l'histoire, les inva-
riants propres à caractériser I'espèce humaine. Si le pari est
tenu d'une puissance cognitive propre à la littérature, cette
puissance excluI toute forme d'arrogance, culturelle ou esthé-
tique. Les écrivains savent que leur discipline ne se tient
plus au centre de la société civile et que le rôle majeur qui fut
traditionnellement Ie sien depuis I'âge classique s'est banalisé
là où d'autres disciplines liées au monde de I'image se sont
imposées comme dominantes. La littératute se trouve ainsi
confrontée à la situation paradoxale d'un art affirmant plus
que jamais sa vocation à Ia connaissance, dans une société où
son propre espace de reconnaissance et le crédit symbolique
qu'on lui accorde ont singulièrement diminué. Cette situation
n'est pas sans agir sur I'évolution des formes littéraires, qu'on