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3ème PARTIE

Edmundo Paz Soldán : Los vivos y los muertos


La mort, le deuil

La muerte (o su alusión) hacen preciosos y patéticos a los hombres.

Éstos conmueven por su condición de fantasmas;

cada acto que ejecutan puede ser el último;

no hay rostro que no esté por desdibujarse

como el rostro de un sueño1.

(Borges, « El inmortal »)

1
Jorge Luis Borges, El Aleph. El Inmortal, Buenos Aires, Emecé, 1957, p. 22.

1
Chapitre 1 – Contextes de l’auteur et du texte

Dans un entretien mené avec l’écrivain péruvien Fernando Ywasaki et Edmundo Paz
Soldán, publié par la revue Quórum, nous trouvons ces précisions sur Los vivos y los muertos,
alors en construction :

Y ahora, después de llevar 20 años en Estados Unidos, me ha dado por ambientar mi próxima historia
en ese país y estoy escribiendo una novela sobre el mundo adolescente de Estados Unidos, sobre la
violencia en un high school: la psicopatología de la violencia en la vida cotidiana, los asesinos en serie,
el chico que coge una pistola y decide matar a sus compañeros. Y la novela quiere explorar por qué
ocurren esas cosas. Alguien me dijo que había similitudes con Palacio Quemado pero creo que no,
porque en esa historia se hablaba de la violencia de Estado y ahora quiero tratar la violencia al margen
del Estado2.

Huitième roman de ce jeune écrivain bolivien installé aux États-Unis, Los vivos y los
muertos ne présente aucun lien avec la Bolivie. Le point commun essentiel avec son œuvre
antérieure est le lieu où il situe l’action de ce dernier roman, Madison, qui apparaît également
déjà dans La materia del deseo, roman publié en 2001.

A-Biobibliograhie

Né en 1967 à Cochabamba (Bolivie), il est écrivain et enseignant à l’Université de


Cornell (New-York). Dans son article, « Le processus de remémoration et la construction
identitaire dans La materia del deseo d’Edmundo Paz Soldán », Erich Fisbach précise la
formation et le parcours de l’écrivain :

Après avoir commencé des études scientifiques à Mendoza (Argentine), Paz Soldán s’oriente vers les
Relations Internationales qu’il part étudier à Buenos Aires en 1986. Fasciné par la richesse intellectuelle
de Buenos Aires, il se lance dans l’écriture sous l’influence de Borges, Cortázar ou encore Onetti. En
1988, Paz Soldán poursuit ses études aux États-Unis et obtient un Bachelor en Sciences Politiques en
1991. Il s’installe ensuite à Berkeley et entame un Doctorat en Littérature Latino-américaine achevé en
19973.

2
Caridad Plaza, « Diálogo de la Lengua », Quórum, 20, p. 104. Publié sur elboomeran.com le 17/4/2008.
3
Erich Fisbach, « Le processus de remémoration et la construction identitaire dans La materia del deseo
d’Edmundo Paz Soldán », Le texte et ses liens II, Université Paris-Sorbonne, Les Ateliers du Séminaire
Amérique Latine, sous la direction de Milagros Ezquerro, réalisation Julien Roger, 2007, publication
électronique: http://www.crimic.paris4.sorbonne.fr/actes/tl2/texte-liens2.htm [dernière consultation août 2010].
2
Sur son blog, Río Fugitivo, qu’il a tenu entre octobre 2005 et avril 2008, on peut trouver
diverses informations sur les œuvres qu’il a éditées. Paz Soldán est l’auteur des romans Días
de papel (1992), Alrededor de la torre (1997), Río Fugitivo (1998), Sueños digitales
(Alfaguara, 2000), La materia del deseo (Alfaguara, 2001), El delirio de Turing (Alfaguara,
2003), Palacio Quemado (2006) ; et des livres de contes Las máscaras de la nada (1990),
Desapariciones (1994), Amores imperfectos (1998), Desencuentros (Alfaguara, 2004) et
Norte (2006, Grupo Editorial La Hoguera). Il a co-édité Se habla español (2000) et Bolaño
salvaje (2008). Une anthologie de son œuvre a été publiée en Espagne sous le titre de
Imágenes del incendio (Algaida, 2005). Los vivos y los muertos (Alfaguara, 2009) est son
dernier roman. L’auteur a gagné le Prix national du roman en Bolivie en 1992 et 2003 ; le prix
Juan Rulfo du conte en 1997 et il est arrivé finaliste du Prix Rómulo Gallegos en 1999.

B- Les filiations littéraires, le titre et les épigraphes

Parmi les oeuvres qui l’ont influencé et auxquelles il a pensé pour l’élaboration de Los
vivos y los muertos, Edmundo Paz Soldán cite :

Mientras agonizo, de William Faulkner, que me sirvió para la estructura narrativa. Las vírgenes
suicidas, de Jeffrey Eugenides, que me ayudó a encontrar un tono melancólico, algo elegíaco, para
narrar la adolescencia en los Estados Unidos (aunque la novela de Eugenides tiene un lado cómico que
no está en la mía). Zombie, de Joyce Carol Oates, y El coleccionista, de John Fowles, me ayudaron a
meterme en la cabeza de un psicópata. A sangre fría, de Truman Capote, porque primero pensé en hacer
una suerte de novela de no ficción, y aunque luego abandoné ese proyecto, quedaron algunas cosas en la
arqueología del texto4.

Toutes les références renvoient à la littérature nord-américaine. Une des épigraphes, la


seconde, est extraite de Zombie de Joyce Carol Oates : « EYE CONTACT was my downfall »
qui renvoie au désir incontrôlable, qui fait commettre l’irréparable à des personnages comme
Webb, le psychopathe. La première des épigraphes est extraite de Nieve d’Orhan Pamuk, « Si

4
Entretien de Eduardo Fariña Poveda en ligne http://www.latormentasomosnosotros.blogspot.com/ [dernière
consultation août 2010].

3
hubiera sido el principio de un poema, habría llamado a lo que sentía en su interior el silencio
de la nieve. » Double épigraphe donc, renvoyant, d’une part, aux sentiments et à la
subjectivité exprimée par le biais d’une métaphore « el silencio de la nieve » ; et d’autre part,
aux désirs non contrôlés. À travers elles, les deux langues du roman, l’espagnol et l’anglais
sont également présentes. Dans les contes d’Augusto Roa Bastos, l’expression « los vivos y
los muertos » apparaît là où la mort sévit. « Los vivos y los muertos » ce sont alors tous ceux
qui appartiennent à la communauté représentée, considérés depuis leur état de simples
mortels. Chez Paz Soldán, Jem, un des jumeaux qui ne parvient pas à se remettre de la
disparition de Tim, son frère, et qui finira à son tour par se suicider, dit à Amanda : « ¿Te has
puesto a pensar que un día todos los que en este momento están vivos en Madison estarán
muertos ? » (p. 39) La voix du personnage uniformise toutes les autres, celle d’Amanda
incluse, aussi le développement qui suit autour de la mort peut à la fois être compris comme la
réponse d’Amanda ou bien comme une réflexion introspective de Jem, élargissant son
commentaire sur les vivants et les morts à l’humanité tout entière :

Un día, todos los que en este momento están vivos en el mundo estarán muertos. Eso es obvio,
pero no hay que ser morboso.

El mundo: un cementerio de mierda. (séquence 5, p. 39)

La métaphore prosaïque résume une prise de conscience de la mort inéluctable en même


temps que de l’injustice ressentie par les jeunes personnages. Sans qu’il faille parler de
structure circulaire, le titre se reflète aussi dans la dernière phrase du roman. Dans une
séquence assumée par la voix d’Amanda, où se regardant dans un miroir, elle parle à l’autre
qu’elle sera lorsqu’elle sortira vivante de Madison :

Miro mi rostro en el espejo. Esbozo una media sonrisa. Amanda, me digo, Amandita, tienes
diecisiete años y lo único que quieres es salir con vida de Madison. Y luego, algún día, escribir de los
que dejaste atrás, enterrados bajo la nieve, algunos bajo tierra y otros mirando a la calle detrás de una
ventana cubierta de escarcha. Sí, solo eso quieres, escribir sobre los vivos y los muertos. (séquence 35,
p. 204)

Médiatisée par l’écriture à venir, l’évocation des morts et de la terre qui les recouvre
apparaît encadrée par une double allusion aux vivants, paralysés, isolés par le froid glacial,
réel et métaphorique dans lequel leur vie semble se dérouler. La neige depuis l’épigraphe
initiale jusqu’à ce paragraphe final maintient une présence symbolique dans le roman. Nous y
reviendrons.

4
Chapitre 2- Récit et voix

Aussi bien dans la Note finale de son roman que dans la présentation à la presse, Paz
Soldán revient longuement sur la genèse particulière de l’œuvre, sur ses hésitations quant au
type de récit.

A-Du récit factuel au récit fictionnel ; du récit policier à la


méditation sur la perte

La place finale qu’occupe la Nota (p. 205-206) indique la primauté du récit fictionnel
sur le récit factuel, de nature journalistique puisque constitué de coupures de presse sur la
série de morts adolescentes à Dryden, situé à proximité du lieu où vit l’auteur, et qui tombe
entre ses mains par les hasards de la vie :

Un día de principios de esta década, la ex mujer de Edmundo Paz Soldán […] le habló […] del
sufrimiento de una compañera de trabajo en el colegio de Ithaca (Nueva York), cuya hija había muerto
carbonizada en un accidente de coche. Al cabo de un tiempo, para que entendiese de dónde venía ese
dolor tan profundo, la profesora le mostró a la pareja de Paz Soldán un dossier de recortes de prensa
acerca de una serie de muertes adolescentes, entre ellos los de su hija, en Dryden, un pueblo a 20
minutos de Ithaca, en 1996, un años antes de que el escritor y su mujer se instalasen ahí. Aquellas
historias, que atraparon desde el primer momento a Paz Soldán, han inspirado su […] novela, Los vivos
y los muertos5 […].

Cette genèse de ce que sera Los vivos y los muertos est ensuite commentée par Paz Soldán à
plusieurs reprises. Il insiste plus particulièrement sur la part d’invention que comporte la
subjectivité de chaque personnage. La Note finale du roman établit la différence générique
entre récit journalistique et littéraire à partir des voix des adolescents, qui vont effectivement
donner à la structure de l’œuvre sa spécificité :

Durante un tiempo, la cercanía de Dryden me hizo pensar seriamente en animarme a escribir un libro de
investigación periodística sobre el tema. Sin embargo, una tarde a fines de 2004, cuando vivía en
Sevilla, comencé a escuchar voces. Eran las voces de los adolescentes. De pronto me di cuenta que sin
escribir una sola línea, sin siquiera haberlo planeado, tenía ya la estructura narrativa de una novela. De
modo que decidí escuchar esas voces y ver adónde me llevaban. (p. 205)

5
Javier Lafuente, « Paz Soldán retrata la violencia de Estados Unidos », El País, Madrid,
27/02/2009.http://www.elpais.com/articulo/internacional/Paz/Soldan/retrata/violencia/Estados/Unidos/elpepuint/
20090227elpepuint_3/Tes [dernière consultation août 2010]

5
C’est donc un univers narratif multiforme et fragmenté que les différentes modulations de ces
voix permettront de construire. Parallèlement celles-ci, renvoyant pour l’essentiel à l’oralité,
établiront un rapport dialectique avec l’écriture. Par rapport à l’écriture du mal, rappelons
ceci :

Le mal se raconte et qui veut parler du mal doit, en effet, se faire le narrateur d’histoires
remplies de rebondissements, de paradoxes et de renversements de situation où la fiction se trouvera
parfois prise à son propre piège, tant le mal réel commis par des êtres humains défie parfois
l’imagination ; tant la multiplicité des récits, des fictions ou des mensonges masque ce qui est peut-être
la vérité essentielle, paradoxale, du mal : sa dimension indicible, car il n’y a finalement jamais assez de
mots pour l’exprimer, en décrire les manifestations 6.

Les autres changements et transpositions auxquels se livre ensuite Paz Soldán, tels que
l’intégration d’autres personnages et l’époque choisie (début des années 2000 au lieu des
années 90), permettent de lui donner une portée plus générale et de travailler sur ce que
signifie la « perte » pour tout un chacun : « Aparecieron otros personajes, cambié el tiempo en
qué ocurrían los hechos, y, gracias a sus diferentes versiones, mi novela en principio policíaca
se convirtió en una meditación sobre la pérdida. », (p. 204). L’intrigue policière7 occupe
quelques-unes des séquences mais parmi les morts violentes, si on dénombre bien quatre
crimes commis par deux assassins différents, deux autres morts sont des accidents de la route
et trois autres encore des suicides et ne font l’objet d’aucune enquête. À souligner que le récit
policier est bien une des modalités possibles de l’écriture du mal.

B-Une structure polyphonique

Le roman se compose de trente cinq séquences, qui mentionnent la voix du personnage


qui les assume, entre crochets et en minuscule. A l’intérieur des crochets, signe graphique qui
a la même valeur que la parenthèse, sont indiqués les prénoms des adolescents, de l’enfant et
du journaliste ; le surnom de l’adolescent criminel et suicidé ; le nom de famille de Webb et

6
Michel Faucheux, Histoires du mal en Occident, op. cit., p. 10.

Erich Fisbach souligne, « Paz Soldán s’initie très tôt à l’écriture, écrivant des nouvelles policières inspirées de
7

Conan Doyle o d’Agatha Christie pour ses camarades du lycée privé catholique Don Bosco. » in « Le processus
de remémoration et la construction identitaire dans La materia del deseo d’Edmundo Paz Soldán », op. cit.,
publication électronique: http://www.crimic.paris4.sorbonne.fr/actes/tl2/texte-liens2.htm [dernière consultation
août 2010]

6
l’indication [señora webb], renvoyant à son état civil de femme mariée mais aussi à sa
position ancillaire au sein de la famille. Mariée à un criminel, qu’elle seule appelle Neil, elle a
renoncé à tout pour lui ce que ne manque pas de lui reprocher, Laura, une de ses anciennes
amies (séquence 15, p. 100-101).

Nous laisserons entre crochets et italique les différentes séquences pour insister sur
l’ordre de première apparition des personnages dont la voix structure le roman. Il s’agit de :

Tim (séquence 1) ; Amanda (séquences 2, 16, 22, 26, 35) ; Webb (séquences 3, 9, 12, 14, 17,
27, 30) ; Junior (séquences 4, 11, 19, 23, 34) ; Jem (séquences 5, 7) ; Hannah (séquences 6, 8,
13) ; [séquence 7 : Jem ; séquence 8 : Hannah, séquence 9 Webb] ; Yandira (séquence 10) ; [
séquence 11 : Junior ; séquence 12 : Webb ; séquence 13 : Hannah ; séquence 14 : Webb] ;
señora Webb (séquences 15, 20) ; [séquence 16 : Amanda ; séquence 17 : Webb] ; Daniel
(séquence 18, 21, 29) ; [séquence 19 : Junior ; séquence 20 : señora Webb ; séquence 21 :
Daniel ; séquence 22 : Amanda ; séquence 23 : Junior] ; El Enterrador (séquences 24, 28,
31) ; Rhonda (séquences 25, 33) ; [séquence 26 : Amanda ; séquence 27 : Webb ; séquence
28 : El Enterrador ; séquence 29 : Daniel ; séquence 30 : Webb ; séquence 31 : 31 ;
séquence 32 : Rhonda ; séquence 33 : Daniel ; séquence 34 : Junior ; séquence 35 :
Amanda].

Quelques remarques peuvent être faites à partir de ce schéma récapitulatif. Onze


personnages assument de leur voix le récit. Les séquences en italique indiquent clairement
qu’il n’y a pas de voix d’outre-tombe : au fur et à mesure que les personnages meurent, leurs
voix cessent d’apparaître même s’ils continuent à être présents dans l’évocation qu’en font les
autres. C’est par ce biais que le roman sort du cadre de l’intrigue policière pour devenir une
méditation sur la perte. Trois des quatre personnages8 en vie prennent en charge les trois
dernières séquences : Daniel, Junior et Amanda. Les voix occupent entre une séquence (c’est
le cas pour Tim ou Yandira) et sept séquences (c’est le cas de Webb, le psychopathe). À noter
que Junior et Amanda, personnages construits comme des antagonistes, assument chacun cinq
séquences, dont l’avant-dernière et la dernière.

8
Le quatrième personnage encore en vie est la femme de Webb mais son existence apparaît tellement
conditionnée à celle de Webb que sa voix ne réapparaîtra plus après le suicide de celui-ci (séquence 27). Elle est
évoquée dans les séquences assumées par Junior, son fils.

7
Parmi ces voix, sept appartiennent à des personnages qui mourront de mort violente.
Cinq sont des victimes et deux sont des assassins. Tim est le premier mort de la série. Il se tue
dans un accident de voiture, dans un état émotionnel confus où la culpabilité et l’amour se
mêlent (séquence 1). Jem, son jumeau se suicide à l’endroit de l’accident de Tim (séquence
7). Hannah et Yandira sont sauvagement assassinées par Webb (séquences 10, 13). Rhonda,
après avoir surmonté sa culpabilité, face à la mort de Yandira et Hannah, meurt carbonisée
dans un accident de la route (32). Webb, le psychopathe, finit par se suicider (séquence 30) et
El Enterrador, au surnom prédestiné, met aussi fin à ses jours après avoir tué par balle,
Christine, la sœur d’Amanda, qui a rompu une relation amoureuse avec lui, et également le
père de celle-ci, l’entraîneur de l’équipe (séquence 31). Christine et l’entraîneur portent le
nombre des victimes de mort violente à neuf mais ne font pas partie des voix du roman.

Trois autres voix de « vivants » complètent cette composition polyphonique. Tout


d’abord, celle de Junior, le fils du couple Webb, âgé d’une dizaine d’années. Dans toutes les
séquences, il parle avec Tommy ou parle de Tommy. En ayant présents à l’esprit les deux
personnages jumeaux, Tim et Jem, on pourrait croire, au premier abord, qu’il s’agit de son
frère, mais son entourage et ses parents ne l’évoquent toujours que lui. On comprend alors que
l’enfant souffre d’un dédoublement schizophrénique, qui fait qu’il reporte sur Tommy tous les
aspects négatifs de sa personnalité ou de son existence (voir les séquences 4, 11, 19, 2 3, 34).
La seconde voix est celle de sa mère, la femme de Webb, témoin de la déchéance physique et
morale de son mari, victime elle-même de sa violence, mais qui le protège et l’excuse
jusqu’au bout, se protégeant elle-même de la réalité des crimes commis. Les voix de Junior et
de sa mère occupent sept séquences, cinq pour l’enfant et deux pour la mère, soit le même
nombre de séquences que celles assumées par la voix de Webb. Les thèmes dont elles traitent
sont les mêmes et cet ensemble de quatorze séquences, largement majoritaire par rapport aux
autres noyaux thématiques met la représentation du psychopathe au centre du roman. Ce
d’autant plus que le troisième personnage, Daniel, journaliste à Madison parlera également
beaucoup du cas de Webb et de ses crimes. Ce personnage surgit au moment où la disparition
de Hannah et Yandira devient publique (séquence 18). Sa vie, le métier qu’il exerce, ses liens
avec la police locale le font ressembler à un détective : « Yo, encargado de cubrir las noticias
importantes del pueblo […] me he convertido de pronto en un reportero de policiales. » (p.
169). Ceci a son importance dans l’intrigue policière, certes secondaire, mais néanmoins
présente dans le roman, plus particulièrement entre les séquences 18 et 21. Par ailleurs, Daniel

8
symbolise un autre type de perte que celle que peuvent éprouver les vivants face aux morts. Il
souffre de la perte de l’amour d’Alicia, partie pour un autre homme. Tout au long de ses
enquêtes journalistiques, il fera le deuil de cette perte, dont le moment culminant se situe lors
de la veillée funèbre de la jeune Rhonda (séquence 33), parce que c’est la mère de la jeune
fille qui lui a présenté Alicia.

L’intrigue policière se noue à partir du moment où la disparition des deux jeunes


lycéennes, Hannah et Yandira, réunies pour une pyjama-partie entre filles, dont le but est
d’oublier la disparition des jumeaux (l’accident de Tim et le suicide de Jem) [voir séquence 8]
devient publique et est prise en charge par la police et la presse. Elle trouve son climax lors de
la résolution rapide et presque trop simple du crime atroce. Daniel attribue à González,
policier originaire de Porto Rico, ces propos approximatifs : « Hernández dijo algo así como,
es todo tan fácil, primer crimen importante en este pueblo y no puedo creer que todo sea tan
fácil. » (p. 124). L’échange autour de l’incompétence des criminels replace le récit sur le plan
des paroles référées : « Dime que, le dije. Todos los casos deberían ser como éste, con
asesinos incompetentes. De hecho, dije, la gran mayoría de los crímenes se resuelve gracias a
la incompetencia de los criminales. » (p. 124-125). Grâce au personnage du journaliste et à sa
voix, qui se joint à celle des jeunes victimes, de l’assassin et de son entourage, le récit policier
va donc être présent tout au long des séquences 18, 19, 20 et 21 construites respectivement à
partir des voix de Daniel (p. 109-114), de Junior (p. 115-116), de celle de la « señora Webb »
(p. 99-102) et de Daniel à nouveau (p. 109-114). Les autres séquences assumées par Daniel
(29 et 33) renverront toujours à cette affaire mais selon une autre modalité, plus psycho-
sociologique notamment en ce qui concerne le personnage de Webb, dont il essaie de
comprendre la personnalité et d’en restituer un portrait à travers l’entretien qu’il réalise avec
lui (séquence 29). Le récit policier s’imbrique donc dans la méditation sur la perte, dont il est
une sorte d’étape préalable et fragmentaire puisque toutes les morts violentes ne sont pas des
assassinats et n’impliquent pas la figure d’un assassin ou une enquête.

Les meurtres de Hannah et Yandira vont être paradigmatiques de la perte, sans doute
parce que comme le souligne Paul Ricoeur, le meurtre est la « mort infligée à autrui9 ». Mais
de façon générale, la perte de chacun, adolescent ou adulte, victime ou criminel est

Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 469. Dans la même page, Ricoeur cite
9

Emmanuel Levinas pour qui « Toute mort est une sorte de meurtre ».

9
douloureusement ressentie par un ou plusieurs personnages, qui participent de la polyphonie
et à travers leur voix se font l’écho de celle des autres.

C-À chaque voix son personnage ; à chaque personnage son espace

Nous avons vu dans le schéma consacré à la structure du roman, qu’à l’exception de


celle de Webb, de sa femme et de Daniel, toutes les autres voix sont des voix adolescentes.
Les mécanismes à partir desquels Paz Soldán les fabrique et les modèle tiennent compte de
l’univers auxquelles elles appartiennent autant que des caractéristiques psychologiques qu’il
souhaite attribuer aux personnages auxquelles elles appartiennent.

1. Webb

Le cas le plus clair, que nous pouvons poser comme premier exemple, est celui du
psychopathe Webb. Dans toutes les séquences qui lui sont attribuées, on remarque l’utilisation
de phrases brèves, juxtaposées les unes aux autres, séparées par des alinéas. Ces procédés
créent un effet d’atomisation de la pensée, de fragmentation du récit, renforcées l’une et
l’autre par les intertextes constituées des histoires salaces, apprises de son père, qui les lisaient
lui-même dans Play Boy. Il se les raconte pour retrouver son calme et à l’intérieur de chacune
des séquences, à partir de la séquence 12, elles constituent elles-mêmes des mini-récits. Leur
motif central est la plupart du temps sexuel ou scatologique, qu’il concerne des humains ou
des animaux, et véhicule une forme de violence physique ou verbale à l’égard d’autrui
(souvent une femme), qui actionne les mécanismes de l’humour noir ou macabre. Les deux
premières, 3 et 9 n’en comportent pas, de même que la 27ème où est métaphoriquement
suggérée son envie de se suicider :

Por la ventana veo un árbol en medio de un paraje desolado.

Estamos en pleno invierno, el árbol se ha quedado sin hojas.

Hay algo que cuelga de una de sus ramas.

Un cuerpo de color violáceo, los brazos flácidos a los costados, las piernas bamboleándose en la brisa.
(p. 161).

Les deux histoires qui se succèdent au moment où il entreprend d’attaquer Hannah et Yandira
sont encadrées de ces deux indications : « Debía controlar los nervios. […] Ya. Tranquilo.
10
¿Dónde estaban ? » (p. 83-84). Dans la 17ème, qui est celle où il enterre Hannah vivante avec
son ours en peluche, il est seulement précisé : « Me conté un chiste. No me pude reír. Seguí
apaleando tierra hasta cubrirlos a ella y al oso. », (p. 108). Dans la séquence 30, la dernière où
apparaît la voix de Webb, juste avant son suicide, ces histoires prennent plus de place que tout
le reste. Leur répétition rapprochée est révélatrice d’une angoisse et de troubles qu’il ne
parvient pas à contrôler, pas même en utilisant ce subterfuge. La dernière, mettant en scène le
désir d’un homme pour la jeune - peut-on supposer- fille de son épouse, joue le rôle de mise
en abîme de son propre comportement psychopathique. Celui-ci est défini par Daniel lors de
l’entretien qu’il a avec Webb.

2. Junior

Junior, son fils de dix ans, constitue la voix enfantine du roman. Son âge permet de
jouer sur une vision faussement naïve et innocente du monde qui l’entoure contribue à une
meilleure connaissance des événements en rapport avec Webb et ses crimes. Très descriptives
et extrêmement compactes, les séquences où apparaît la voix de Junior regorgent aussi de
détails sur le personnage maléfique du grand-père. Un enfant de dix ans ne s’exprimerait bien
sûr pas dans la réalité de cette façon là et le travail stylistique opéré par Paz Soldán est en
grande partie fondé sur le dédoublement de personnalité schizophrénique que présente Junior.
Aux séquences 4, 11, 19, 23 et 34, il parle souvent de lui à la première personne du pluriel
plutôt qu’à la première du singulier, intégrant ainsi Tommy à ses faits et gestes : « Tommy y
yo » est l’indication qui ouvre et clôt la séquence 4. Regrettant le départ d’Espagne car il
laisse derrière lui des camarades de jeu, Junior précise : « pero por suerte Tommy no me
dejaría solo, nunca me deja solo […] » (p. 32). Deux autres scènes troublantes, se déroulant
lors de l’interrogatoire sont évoquées : « Uno de los policías se acercó y se sentó entre
Tommy y yo. […] Fuimos al segundo piso, al despacho de papá. Tommy estaba detrás de
nosotros. » (p. 115-116). Il existe aussi des moments de tension et de violence entre Junior et
Tommy, comme dans la prison où, en compagnie de sa mère, il rend visite à son père
(séquence 23, p. 136). Le comportement bizarre de Junior lors de cette visite est dû à une
bagarre imaginée avec Tommy. La dernière séquence attribuée à la voix de Junior, confirme
le trouble de la personnalité dont souffre l’enfant :

Mamá me abraza y me dice: hijito, a partir de ahora, tienes que ser muy fuerte, nos hemos quedado
solos tú y yo. Hay lágrimas en sus ojos. Me gustaría consolarla con unas palabras pero no se me ocurre
nada. Tommy también se ha quedado en silencio. Debe estar pensando: ¿y yo qué, estoy pintado en la
pared? Tengo ganas de decir, mamá, ¿y Tommy? Pero no digo nada porque sé que no me entenderá. No

11
importa: Tommy se nos acerca, y él y yo aspiramos la loción de pera que le gusta tanto a mamá y la
apretamos con todas nuestras fuerzas, como si quisiéramos perdernos en ella. (p. 197)

La fonction de la voix de Tommy est double. Dans un premier temps, tout comme celle de sa
mère, elle participe, par le biais du témoignage, de la construction de la figure du criminel, qui
est aussi multiple. Mais la voix de Junior, de par le trouble de la personnalité qu’elle révèle
dès le début, laisse aussi augurer d’un héritage génétique du crime et du mal, commencé avec
le grand-père, transmise à Webb, qui à son tour le transmettra à Junior, au même titre que les
histoires salaces apprises par le patriarche dans Play Boy. Cette crainte de la transmission est
énoncée par Webb, avant son suicide :

Qué orgullo llevar el uniforme después del 11 de Septiembre.

Algún día Junior entenderá esto y se sentirá orgulloso de mí.

No estaré para sus mejores momentos.

Tampoco para sus peores.

Sólo espero que no aprenda de mí lo que yo aprendí de papá. (p. 177)

Dans le cas de Junior et suivant la logique du dédoublement de personnalité, cette


crainte le concerne Tommy et lui, et remonte au grand-père :

¿Y si salimos como él? No, nosotros somos tranquilos, ya hubiéramos dado muestras. No importa. Papá
seguro fue un niño tranquilo, y luego terminó como el abuelo. ¿Tú crees que el abuelo también…? El
abuelo no terminó en la cárcel por portarse bien. Mejor sigamos jugando. (p. 196-197)

La filiation entre père et fils semble se trouver dans l’attrait pour les histoires du grand-père,
adaptées au contexte de l’enfance, et par les masques, autre forme de dédoublement sur
laquelle nous reviendrons ultérieurement.

3. Hannah, Yandira et Rhonda

Avant que le crime n’ôte la vie aux deux premières et affecte la santé mentale de la
troisième, elles partagent la même vie apparemment insouciante des pom-pom girls. Amanda
également mais sa voix est construite, comme dans une certaine mesure celle de Jem et El
Enterrador, en fonction de son attrait pour les mots et de sa pratique de l’écriture. Le cas de
ces trois voix sera donc traité en suivant. Les trois jeunes filles devaient se réunir chez
Hannah pour la pyjama-partie entre filles proposée par la première. Rhonda se désiste
échappant ainsi au crime perpétré par Webb.

En préalable aux analyses de la voix de Hannah et Yandira, avant l’irruption de Webb


au domicile des parents de Hannah, il faut revenir sur l’importance des nouvelles
12
technologies, d’Internet, de la télévision, des références musicales et cinématographiques qui
jalonnent le récit des événements. Le contraste est parfois saisissant entre l’isolement
géographique et climatique de Madison et cette culture médiatisée, uniforme et mondialisée.
Elle va impliquer à la fois une identification au star system, une grande importance octroyée à
la réalité virtuelle, véritable refuge face à l’autre réalité et un langage particulier, directement
issu des chats, SMS, jeux vidéos et des blogs, langage que l’on retrouve dans les voix des
deux jeunes filles. Des adolescents, ces éléments passent aux adultes, qui comme la mère
d’Hannah lit la page de sa fille sur MySpace ou apprend le langage abrégé des chats,
paradoxalement, pour mieux communiquer avec elle :

Recibí un mensaje desde el avión, ¡Eres lo mxm! Ah, mamá siempre haciendo todo lo posible por entrar
a mi mundo. Se había pasado un par de horas de un sábado aprendiendo de mí el lenguaje de los chats;
por las noches veía conmigo Laguna Beach y Veronica Mars, gracias a mi página en MySpace estaba al
tanto de mis gustos y disgustos […] y me mostraba los vídeos que había descubierto en You Tube. (p.
59)

De la même façon, une grande partie des intertextes en anglais sont des textes des chansons
favorites des adolescents. Amanda à la séquence 22, évoquera une jeunesse perdue dans la
réalité virtuelle :

El mundillo joven de Madison no ha tenido oportunidades para construir su mitología. Ha vivido


precariamente el momento, soñando con un James Dean capaz de rescatarlo, perdiéndose en
videojuegos para oligofrénicos, reality shows imbéciles y MTV. (p. 130)

L’irruption de Webb en pleine nuit et le début du cauchemar pour les deux jeunes
filles est digne d’un film d’horreur, prévu au programme de la pyjama-party (séquence 8). Le
contraste est très net dans la seule séquence assumée par la voix de Yandira, la dixième, entre
son monde avant Webb et le monde après lui. « Ser popular » est sans doute l’objectif que
beaucoup de ces jeunes cherchent à atteindre. Hannah fait observer : « Ser cheerleader es la
mejor manera de alcanzar una popularidad inmediata e indiscutible en Madison High.», (p.
44). En tout cas, c’est une qualité valorisée qu’ils se reconnaissent entre eux : Tim l’évoque à
la première séquence à propos de son jumeau (p. 13) ; Yandira la prédit à son ami, Colin, El
Enterrador10 : « Podrías ser muy popular si te lo propusieras, a las chicas les gusta esa onda
postgótica, de gótico que sabe que lo es y juega con los elementos del estilo. » (séquence 10,
p. 72). La mort qui frappe Hannah et Yandira éclaire d’un jour nouveau l’insouciance de leur

10
N’osant pas l’exprimer ouvertement devant Christine, ancienne pom-pom girl, El Enterrador a quant à lui un
avis négatif sur cette activité : « El cheerleading no era un deporte para mí, pero no intenté corregirla. Tal como
lo describía, esos saltos frívolos al costado de una cancha, mientras la gente presenciaba un deporte de verdad,
adquirían un aura de caza mayor, un glamour privilegiado. », (séquence 24, p. 142).

13
vie et en même temps sa vanité. A propos de la popularité des pom-pom girls et de la sienne
en particulier, Hannah dit :

Las chicas admiraban nuestros bronceados, los cuarenta dólares al mes que gastábamos en las camas
solares de Sun Tan (dicen que ha aumentado el cáncer de la piel, pero una cheerleader no puede tener la
piel blanca). (p. 44).

Ces mêmes corps seront ensuite retrouvés violés, enterrés vivants, dépecés parce que pour
Webb, ils sont essentiellement de la chair. Nous avons évoqué les différences que présente la
séquence de Yandira. Dans le cas de Hannah, la toute dernière, correspondant à sa voix
narrant le moment où Webb les transporte attachées et bâillonnées dans le coffre de la voiture
des parents de Hannah, est très différente des autres. Le monde virtuel et imaginaire ne surgit
qu’en toute fin lorsqu’elle s’imagine héroïne d’un film, sauvée par un acteur-héros,
échappatoire à la terreur qui la gagne sans doute après la révolte, la tristesse et les regrets.
Cette treizième séquence (p. 89-90) est constituée d’une seule longue phrase11, qui se
distribue en plusieurs temps et plusieurs noyaux narratifs se déployant selon la logique
lancinante des répétitions binaires ou ternaires. Ainsi, dans les excuses à Yandira on remarque
une surabondance d’expressions négatives, renvoyant aux erreurs auto-attribuées autant qu’au
déni ; dans l’évocation de Webb, une variation autour du mot « mirada », ce regard qui sera si
important au moment fatal, se clôt par la répétition syllabique et en majuscules du mot « DE-
GE-NE-RA-DO » ; le troisième moment est celui de la constatation que sa prudence dans ses
contacts avec les autres a été vaine. Au-delà des répétitions syntaxiques, l’assonance en « i »
et « o » paraît fracturer et fragmenter l’identité : « y yo que me cuido tanto […] y yo que odio
[…] y yo y yo y yo » (p. 89) ; le bleu des yeux de Connor est le premier des souvenirs tendres
de l’enfance, qui contraste avec sa colère contre l’absence de secours et qui contraste aussi
avec l’obscurité du coffre de la voiture, prélude d’une mort annoncée. Tout comme le regard,
cette obscurité sera l’objet d’une variation thématique et sonore, qui par association d’idées la
transportera au temps de l’enfance et des jeux avec son frère. Par contraste avec l’obscurité et
ce qu’elle augure, la pensée de la lumière des étoiles la raccroche encore à la vie : « qué lindo
sería poder abrir los ojos y ver todas las estrellas ». Hannah à travers cette longue et unique
phrase rassemble son identité encore présente d’amie, de sœur, de fille. Mais elle évoque aussi
l’épouse et la mère qu’elle ne sera jamais, imaginant la perte que sa mort, ici pressentie,
causera chez l’homme qui aurait dû l’aimer mais ne la connaîtra jamais :

11
À la façon de « Él y el otro » dans les Cuentos completos de Augusto Roa Bastos.

14
ese hombre debía enamorarse de mí y ahora que todavía no me conoce no sabe que su corazón acaba de
quedar incompleto para siempre no habrá un gran amor para él encontrará una mujer que lo quiera será
incluso feliz pero algo le faltará en su vida y nunca sabrá que ese algo soy yo ( séquense 13, p. 90)

Comme nous le suggérions en introduisant l’analyse de cette séquence, le retour au monde du


non réel constitue ici un moyen de combattre la fatalité de la mort qui se profile et de
l’angoisse perceptible dans le flux de cette voix, qui désemparée et faute de secours dans la
réalité, lance un SOS en direction d’un de ses acteurs fétiches.

4. Jem, El Enterrador et Amanda

On peut qualifier leurs voix de littéraires car dans les séquences qui leur sont
attribuées certains passages sont écrits en prose poétique et l’oralité n’est présente qu’à travers
les voix des autres qui sont intégrées, au cours de dialogues rapportés sans aucune marque
typographique habituelle et distinctive.

Les séquences attribuées à la voix de Jem, et plus particulièrement la septième,


pourraient également être ainsi caractérisées. Il aime jouer au scrabble, les dictionnaires12 et
prononcer les deux mots « intensa » et « clásica » (p. 50). Amanda se moque de lui et le
parodie, simulant une légèreté qui ne correspond à l’état d’âme ni de l’un ni de l’autre : « La
práctica de hoy fue intensa, digo. Y clásica, continúa Amanda. Se hace la burla, dice que no
puedo pronunciar una frase sin usar una de esas dos palabras. El precio que pagas por salir
con un atleta. ¿El precio intenso? ¿El precio clásico? Que siga con los sarcasmos. », p. 50.
Plusieurs des passages de cette séquence peuvent faire l’objet d’une analyse poétique :

Amanda quiere decirme algo pero no se anima a hacerlo. Después, después, dice. Hace rato que tiene
algunas frases atrapadas en su garganta. A veces las gargantas nos dejan decir lo que queremos, otras
bloquean el paso de las palabras, exigentes puentes fronterizos que impiden que nos arrepintamos de
nuestros posibles exabruptos verbales. (séquence 7, p. 53).

Face au silence qui dit la culpabilité d’Amanda, une partie du corps humain, ici la gorge, est
d’abord dotée de vie propre, personnifiée, puis prend la forme d’une construction humaine
mais dont l’usage se trouve déplacé du transit des personnes et des biens à celle de la
circulation de la parole. Jem relève lui-même la poéticité de cette image :

Exigentes puestos fronterizos. ¿Cómo se me ocurrió eso ? Una imagen alambicada. Quizás yo
debería dedicarme a la poesía. Como el Enterrador y las canciones que compone. (séquence 7, p. 53)

12
« Fútbol, gimnasio y porros: mi vida en tres lecciones. Fútbol, gimnasio, porros, videojuegos, sexo, Amanda,
Tim, diccionarios: mi vida en ocho lecciones. », (séquence 5, p. 39).

15
Il rajoute ainsi un commentaire métatextuel à une séquence où la parole, la langue et l’écriture
semblent jouer le rôle d’ultime contact avec le monde. Les trois personnages évoqués ont une
certaine familiarité avec l’écriture13, un goût pour les mots et la lecture.

El Enterrador compose des chansons, d’abord pour Yandira14 puis pour Christine.
C’est un argument, qui du point de vue d’Amanda, plaide en faveur du jeune homme : « Las
canciones que te ha compuesto. Qué más quieres, tienes tu poeta particular… », (séquence 26,
p. 153). Juste avant de se suicider, il va sur la tombe de Hannah et Yandira : « Busqué en vano
un lapicero en los bolsillos de mi sobretodo. Hubiera querido escribir unos versos para
Yandira. », (séquence 31, p. 184). Dans deux des séquences attribuées à sa voix ; il est
question de la neige, mise en exergue dès l’une des épigraphes du roman, également objet
d’un commentaire de la part d’Amanda, dans la séquence 22. La première allusion à cette
neige suit l’évocation de l’enterrement de Hannah et Yandira :

El viento soplaba y se llevaba de aquí para allá las palabras del entrenador. Nuestros pies se
hundían en la nieve. ¿Terminaríamos también enterrados, la nieve cubriendo nuestras cabezas? (p. 139)

La question rhétorique déplace le sens littéral qu’a le mot neige, par analogie implicite
avec le froid et les formes de vie qu’il immobilise, pour en faire un symbole de mort. Cette
interprétation est confirmée par les inquiétudes de El Enterrador quant à ce qui l’attend après
la mort, qu’il est décidé à donner à Christine et à se donner à lui-même :

Cinco segundos después de los disparos, yo ya no sería más. Lo aceptaba pero igual me producía
escalofríos. Con sus imperfecciones y todo, estaba acostumbrado a lo que me rodeaba, esa materialidad
contundente de parques y guitarras y libros y pantalones y vasos y ardillas. Imaginé que no sería difícil
acostumbrarse al vacío, a la nada. Sería como una tarde de enero en Madison, el pueblo oscuro a las
cuatro de la tarde, la ventisca que arrastra la nieve por las calles y las avenidas y entierra casas y autos.
Sería esa tarde multiplicada al infinito. (séquence 31, p. 181)

13
Nous laissons volontairement de côté, la voix du journaliste, Daniel, évoquée dans les pages qui concernent
l’intrigue policière.
14
« Me decía que mis letras eran muy fatalistas y tenía razón. No me importaba si no la convencía del todo; esas
horas, yo sentía que para ella era el Artista, y todo se justificaba. Componía para impresionarla; hay un par de
canciones inspiradas por ella. », séquence 24, p. 140. Ce passage et celui qui précède évoquent les sentiments de
El Enterrador pour Yandira, qu’il se rappelle au moment de l’enterrement de son amie et juste avant la scène où
il va se rapprocher de Christine. À la séquence 10, Yandira se demandait quelle pouvait bien être la nature des
sentiments qu’il éprouvait pour elle : « […] y luego, en la bajada hacia mi barrio, yo me decía, ahora se animará,
me dirá que soy la musa para su poesía, una de esas frases cursis típicas de las canciones que le gustaban, pero
nada, no abría la boca, llegábamos a la puerta de mi casa y luego se iba, suponía que era más fácil comunicarse a
través del chat. Adiós Enterrador, nos vemos mañana. », p. 72-73.

16
La matérialité de la vie et l’incorporéité de la mort s’incarnent toutes deux dans le
quotidien vécu et ce qu’il a de rassurant. La présence au monde va se dire dans une longue
énumération que la polysyndète scande en divers éléments iconoclastes, tous pluriels, qu’elle
permet de relier entre eux. L’évocation est énoncée depuis un temps révolu et le conditionnel
des verbes, où se projette la mort, souligne la difficulté à exprimer l’inconnu. L’analogie se
fonde donc sur un moment d’une journée d’hiver à Madison et se construit selon une logique
ternaire dont le dernier élément, faisant ressortir le verbe «enterrar » renvoie à la mort. Celle-
ci, d’abord définie spatialement à travers la comparaison, est ensuite caractérisée
temporellement : « Sería esa tarde multiplicada al inifinito ». D’autres dichotomies viennent
alors s’ajouter à celles de matérialité – incorporéité et de présence – absence, celle du simple
et du multiple, du fini et de l’infini.

L’écriture du mal avec les voix de Tim, Jem, Rhonda, El Enterrador est dans Los
vivos y los muertos une écriture de la mort. La voix de Tim se suspend au moment de
l’accident de voiture : « Amanda: la vez en que estábamos en la ducha de su casa y ella se
arrodilló y » (séquence 1, p. 18). Il en est de même pour Jem, qui se suicide pour vivre à
l’identique la mort de Tim : « El semáforo sigue en rojo. Llego a la esquina y, en vez de
frenar, acelero. Se viene contra mí un Ford Explorer negro, placa…», (séquence 7, p. 56).
pour Rhonda tout s’arrête dans son vain effort de sortir de la voiture accidentée : « No pude
desabrochar el cinturón de seguridad. Cerré los ojos. Todo me dolía. Hubo una explosión. Las
llamas aparecieron de improviso y yo traté de », (séquence 32, p. 189). La seule séquence de
ce type terminée est celle de El Enterrador :

Los árboles cubiertos de nieve alrededor de las lápidas se agitaban en tono de reproche. A la
vez, sus sombras me protegían de ese mundo en torno a mí que se había convertido en algo extraño y
distante.

Me hinqué, me metí en la boca el caño de la escopeta y disparé. (séquence 31, p. 184)

Dernière phrase invraisemblable dans un contexte réel mais pas dans celui de la fiction où la
voix précise auparavant : « Cinco segundos después de los disparos, yo ya no sería más. », (p.
181) comme nous l’avons analysé dans les paragraphes qui précédent.

De tous les personnages, Amanda présentée dès la première séquence, comme « chica
Superpoderosa15 » par Tim, est celle qui a la véritable étoffe du personnage narrateur. Ses

15
« Amanda era conocida como parte del grupo de la Chicas Superpoderosas, las que en el colegio hacían de
todo sin el menor esfuerzo. Eran excelentes alumnas, líderes en su campo, hacían voluntariados, visitaban
hospitales, aprendían piano, se dedicaban al teatro o a algún deporte, y de paso eran lindas. Había cada vez más
17
séquences rattachent tous les fils que les autres voix atomisent, fragmentent ou laissent
provisoirement en suspens. Nous utiliserons à plusieurs autres reprises encore les séquences
où apparaît sa voix et nous contenterons ici de commenter quelques-unes des nombreuses
allusions à l’écriture, qui jalonnent celles-ci. L’écriture est omniprésente au début de la
séquence 2, sous les différentes formes qu’elle a prises jusqu’alors dans la vie d’Amanda :

La escritura fue mi compañera desde los doce años. Era una actividad privada: me desahogaba
en mi diario y lo mantenía bajo llave.

Un día, sin embargo, me animé a iniciar un blog en MySpace. Poco a poco el blog se fue
transformando en mi diario. Escribía las cosas más íntimas, hablaba de mi desolación en Madison […]
me sorprendió descubrir que era leída, que se comentaban mis textos; […] Las viñetas sobre mis
vecinos, sobre todo Mary Pat, eran las que más comentarios provocaban. […] Estaba encontrando mi
voz.

Escribí para el Believer un texto muy personal y melancólico sobre Hannah et Yandira. Los
comentarios favorables que recibí hicieron que me convirtiera en una colaboradora asidua del periódico.
[…]El mes de noviembre traté, a través de la escritura, de olvidarme de Tim y Jem, de Hannah
y Yandira, del panorama deprimente de Madison. (Séquence 26, p. 149-150).

Cette longue citation montre bien que l’écriture accompagne les différentes phases de la vie
d’Amanda. Elle la situe dans un processus de construction de l’avenir sans les peines du
passé. L’avenir ce sont aussi ses études de Littérature à l’Université du Colorado où elle est
prise. À travers l’échange qu’elle a avec un des professeurs, on apprend qu’un des textes
qu’elle écrit sur son blog a pour sujet El Enterrador, responsable de la mort de son père et de
sa sœur Christine :

Admiró el perfil que había escrito del asesino de mi padre y de mi hermana. Eso ha requerido de mucho
coraje, escribió, eso me convenció más que tu ensayo que merecías una oportunidad en nuestro
programa. Meterse en la cabeza de un ser que debes odiar con todas tus ganas.

No lo odio, contesté. Odiar a un muerto es una pérdida de tiempo.

Es un perfil conmovedor, escribió te hace sentir pena por una vida con tantas oportunidades
para llegar lejos, desperdiciadas así. (séquence 35, p. 201)

Ce commentaire uniformise et replace sur un pied d’égalité les victimes et le meurtrier tous
adolescents, à l’exception de l’entraîneur, tué par accident16. Du point de vue stylistique ce
fragment est révélateur de la façon dont sont intégrées les autres voix et les autres textes à la

de esas Chicas Superpoderosas que algún día serían mamás y ejecutivas de empresas, y al mismo tiempo había
cada vez más hombres idiotas e inmaduros. », (séquence 1, p. 16-17). Dans la bouche d’une de ses camarades,
plus tard, ce qualificatif sera reçu comme un reproche par Amanda : « en el baño, una chica me dijo, con un tono
sarcástico, hola, Chica Superpoderosa, y descubrí que estaba bien ser popular, pero no tan bien ser muy
popular.», (séquence 26, p. 152).
16
« Yo ya estaba en el segundo piso y disparé creyendo tener a Christine en el punto de mira, pero un cuerpo se
interpuso entre ella y yo. Era su padre. », (séquence 31, p. 182).

18
voix et aux textes d’Amanda. Le discours direct, par exemple, « No lo odio, contesté » sans
marques typographiques introductives, telles que le tiret en début d’énoncé ou les guillemets, est
suivi d’une phrase au style direct libre, qui libère et actualise la voix d’Amanda et le moment
de l’échange écrit ici évoqué. La représentation de la parole, que l’on trouve tout au long des
séquences assumées par Amanda, nivelle les différences entre le discours direct, indirect et
indirect libre. On remarque la même alternance dans la phrase qui suit celle que nous venons
de prendre pour exemple. Les séquences gérées par la voix d’Amanda construisent la
chronique de Madison, fond sur lequel se configure la méditation sur la perte.

Chapitre 3- Madison et sa malédiction : spatialisation du mal

L’espace du roman est représenté en tant qu’objet de description et d’intrigue17. Si


Madison est bien un lieu réel que l’on peut situer sur une carte des États-Unis, dans le roman
il n’est pas construit suivant une logique exclusivement réaliste. Les séquences construites
selon un topos d’ouverture traditionnel, incluant la référence à l’espace et au temps dans
lequel se situent les personnages, par exemple la deuxième séquence et la vingt-deuxième,
décrivent une Madison glaciale et hostile. Dans d’autres, comme la séquence numéro trente et
un, c’est un espace-temps onirique et inquiétant qui est décrit, lourd de présages. Ainsi la
technique narrative de la description, fondée parfois sur une déréalisation, se met au service
de la perception que chacun des personnages narrateurs a de l’espace. Celui-ci peut ainsi
devenir un reflet et un symbole du destin individuel et collectif. La liste exhaustive des lieux
qui apparaissent au long Los vivos y los muertos permet de voir comment se construit le
monde de Madison dans lequel évoluent les différents personnages et comment les voix des
divers personnages narrateurs contribuent à l’associer au mal.

De même que les voix constituent une polyphonie, dans Los vivos y los muertos
l’espace et le mal sont reliés par une logique de réseaux. La composition fragmentée du
roman entraîne une multiplication des descriptions spatiales à tel point que chaque personnage

17
Voir le chapitre que consacrent à l’étude de l’espace Jean Molino et Raphaël Lafahail-Molino dans leur
ouvrage, op. cit., p. 281-313.

19
narrateur semble entretenir une relation particulière avec un espace donné auquel il est relié
par une relation de type ontologique. L’évocation la plus générale est celle de Madison décrite
comme un lieu hostile du point de vue climatique. Lorsque les morts d’adolescents
s’enchaînent, elle devient une ville fantomatique sur laquelle pèse une malédiction et son
évocation est alors médiatisée par les peurs individuelles et collectives qui contribuent à une
certaine mythification du lieu. À l’intérieur de cette ville, les espaces privés ou publics
deviennent pour certains des personnages des lieux associés au mal comme la maison de
Mary Pat dans les contes qu’invente Amanda enfant, la chambre pour Junior, leur
établissement pour les lycéens18, le pont des suicidés. Les tombes de Hannah et Yandira se
transforment en lieu culte fréquenté par la jeunesse de Madison. La ferme du père de Webb,
qui se trouve à la périphérie de Madison, est aussi un espace du mal passé, que Webb
réinvestit pour violer et assassiner Hannah et Yandira19. Nous suivrons dans l’analyse un
ordre qui va de la chambre, à la maison des contes, au pont puis aux tombes, constituant
chacun un Locus terribilis, lieu d’horreur.

A- La chambre de Junior

Comment beaucoup d’enfants de son âge, Junior a peur chez lui. Cette peur surgit
d’une maison qu’il décrit, de son point de vue d’enfant, comme dotée de vie autonome20 :
« tantos ruidos, tantas sombras, tantos relojes que no dejan de moverse, tantas sillas y mesas

18
« Es periodista, ha escrito sobre los asesinatos de Hannah y Yandira, seguro está aquí para seguir escribiendo
sobre nuestro colegio maldito. », (séquence 33, p. 192).
19
« Estaba todo oscuro; papá había elegido este terreno porque no quería tener vecinos. Ni los años habían
logrado que alguien viniera a vivir cerca de la granja. No era un buen lugar; la tierra era seca, rocosa, difícil
cultivarla. Un sitio para un ermitaño, un criador de cerdos o de ovejas. », (séquence 14, p. 91). Les lieux où sont
commis les actes de violence, qui accompagnent les meurtres, font partie de ce réseau reliant de façon de plus en
plus extensive l’espace et le mal. On peut citer la maison des parents d’Hannah ou la maison de la famille de
l’entraîneur.
20
Pour la mère, cette vie autonome de la maison est le résultat du désordre et du chaos qui y font régner le père
et le fils et qu’elle tente vainement d’ordonner. L’effort vain et répétitif génère en elle une lassitude et un
sentiment d’impuissance : « me sentí como los locos recluidos en esas celdas de máxima seguridad, que gritan y
nadie los escucha, sus palabras rebotan en paredes especiales para amortiguar ruidos ». (séquence 15, p. 100-
101).

20
que se hablan entre sí, y en la cocina esos platos y ollas y tenedores con su vida aparte »,
(séquence 11, p. 80). L’énumération répétitive démultiplie la menace éprouvée dans la
solitude et l’isolement, malgré la présence rassurante, constante et imaginaire de Tommy. Il
est une autre présence, menaçante cette fois, et comme réifiée par la place qu’elle occupe dans
cette énumération des objets de la maison, c’est celle du grand-père : « y los cuadros del
abuelo que está encerrado porque ha hecho cosas muy malas, ¿habría usado máscaras? »
(séquence 11, p. 80). Cette description est suivie d’un conte terrifiant dans la mesure où il
fonctionne sur une inversion des valeurs du bien et du mal. Deux jours après l’enterrement de
son père, les rapports de Junior à l’espace hostile de la maison sont pacifiés. C’est un élément
pris en compte dans la réponse qu’il donne à Tommy, concernant leur-sa situation suite à la
disparition du père :

Y en las noches ya no hay monstruos bajo mi cama y hasta la vieja que se paraba al lado del televisor ha
desaparecido. ¿Te animarías a dormir con las luces apagadas? No todavía. (séquence 34, p. 196)

La peur de Junior pourrait être associée à la personnalité et à la présence inquiétante du père


psychopathe21. Son influence cesse à partir du moment où il disparaît physiquement.

B- « La casa mala » un conte d’Amanda enfant

Espace en rapport avec le contexte du mal omniprésent dans le roman, ce conte est
aussi un récit autonome dans la plus pure tradition de la description. Avant de l’analyser, et
même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un conte de fées, mais seulement d’un conte où
le personnage enfant déploie son imaginaire, rappelons que pour Bruno Bettelheim la
« conjoncture existentielle », « les dilemmes existentiels » et le problème du mal, sont pris
« très au sérieux » et abordés sans détours :

Les contes de fées ont pour caractéristique de poser des problèmes existentiels en termes brefs et précis.
[…] Le conte de fées simplifie toutes les situations. […] tous les personnages correspondent à un type ;
ils n’ont rien d’unique. […] dans pratiquement tous les contes de fées, le bien et le mal sont matérialisés
par des personnages et par leurs actions. […] Le mal est présenté avec tous ses attraits. […] Les
personnages des contes de fées ne sont pas ambivalents ; ils ne sont pas à la fois bons et méchants22.

21
La monstruosité de Webb mise en avant par González, le policier qui transmet des informations à Daniel
(séquence 21, p. 126), peut être mise en parallèle avec les monstres que Junior croit voir sous son lit (séquence 4,
p. 31).
22
Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Éditions Robert Laffont, 1976, p. 19-20.
21
Si l’on transpose son analyse au conte inventé par Amanda et qu’on y remplace les
personnages par l’espace, et plus précisément, les maisons, on retrouve une approche
identique des deux valeurs morales que sont le bien et le mal :
Cuando era niña la casa de Mary Pat me daba miedo, tan grande, las ventanas detrás de las cuales
no se veían señales de vida. En mis cuentos era la casa mala del barrio, una casa encallada en la
arena que intimidaba a otras a su lado y las de la hilera del frente, entre ellas la mía. Yo me contaba
historias acerca de las casas antes de dormirme, relatos con moraleja incluida que hablaban de
varias casas buenas enviadas al barrio de la casa de Mary Pat para aprender del Mal, para poder
distinguirlo con claridad del Bien. A veces, después de unas semanas en su compañía, las casas
descubrían cómo comportarse con corrección. Otras, la de Mary Pat se engullía a las demás. Era el
horror. (séquence 2, p. 21)

On peut relever dans la première phrase la succession d’éléments comme la peur de l’enfant
inspirée par la disproportion entre la taille de la maison et sa propre taille (comme dans le cas
de Junior), qui implique un rapport angoissant à un espace où ne semble se manifester aucune
trace de vie. Autant d’éléments qui suffisent à la personnifier et la faire rentrer dans la
catégorie des méchants. « La casa mala » devient semblable au personnage du méchant dans
les contes pour enfants. Méchanceté, mal et mort continuent à lui être associés grâce à la
métaphore de la « casa encallada en la arena », tel un navire fantôme, échoué et vide de ses
occupants perdus ou noyés. L’image permet d’introduire le monde maritime dans la
représentation d’un univers urbain. La structure et les composantes (« moraleja ») des mini
récits du mal, enfantins et fantastiques, brièvement évoqués renvoient à la fable et à sa visée
didactique et moralisatrice. Morceau poétique au milieu de cette polyphonie qu’est le roman,
tout juste commencé, « la casa mala » place symboliquement le mal moral au centre du
monde qu’est Madison dans la fiction23, bien avant que ne débute le récit des morts violentes
des adolescents de la ville.

Accablée de ne pouvoir avouer à Jem que c’est Tim qu’elle aime, à la fin de cette
même séquence, Amanda dit : « quizás ahora ya no sé cómo salir del palacio que he
construido para Jem. Y para mí. Excepto quizás, yéndome de aquí un día y no volviendo
más. » (p. 23). Cette nouvelle utilisation d’un espace symbolique24 pour dire le vécu souligne
une fois encore l’importance de celui-ci dans la trame narrative.

« Comme la cité, comme le temple, la maison est au centre du monde, elle est l’image de l’univers.
23

(symbolisme cosmique) p. 604 « La maison signifie l’être intérieur, selon Bachelard ; ses étages, sa cave et son
grenier symbolisent divers états de l’âme. », Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris,
Éditions Robert Laffont, 1982, p. 603.
24
« À la symbolique générale de la maison, le palais ajoute les précisions qu’évoquent la magnificence, le trésor
et le secret. […] Il symbolisera également, du point de vue analytique, les trois niveaux de la psyché :
22
C- Le pont des suicidés
Situés à proximité de l’université, ils sont plusieurs et sont évoqués à diverses reprises
dans le roman : lorsque leur père quitte la maison et que le frère de Hannah fait une fugue 25 ;
à propos de Yandira et El Enterrador traversent « el puente de los suicidas –que había servido
para que tantos estudiantes de la universidad de Madison encontraran su fin » (séquence 10, p.
72) ; plus tard, El Enterrador tentera de s’y suicider :

Una mañana me sorprendí yendo a la biblioteca del colegio a preguntarle a una de las bibliotecarias […
los nombres de todos los puentes de Madison […] quería tirame de un puente y me urgía saber el
nombre del que escogería para la escena final de mi vida. Uno de esos crepúsculos en que se especializa
Madison, tan abruptos que uno siente que está en los confines del planeta y ha llegado el fin, fui al
Pataki […] Me consoló pensar que no sería el primero: siete chicos antes que yo, la mayoría estudiantes
de la universidad, lo habían elegido para terminar sus días. (Séquence 28, p. 166)

Le nom Pataki est déplacé par la périphrase « el puente de los suicidas » donnant au
lieu une valeur attachée à sa fonction. L’association que le pont évoque avec la mort est elle
aussi antérieure à la série de morts violentes mais celles-ci redynamisent sa fonction. Nous
renvoyons le lecteur aux pages consacrées au pont et à la mort dans les contes d’Augusto Roa
Bastos. Chez ce dernier, c’est un des éléments, avec l’eau et le tambour, qui permet de
représenter le transitoire passage de la vie à la mort dans le langage figuré et obsessionnel des
personnages non-nés. Dans le cas de Paz Soldán, la référence au pont est fragmentée comme
l’est la structure et répétitive comme l’obsession pour la mort des jeunes de Madison, mais on
pourrait presque dire que contrairement à la description d’autres lieux, celle-ci est réaliste.

D- Les tombes d’Hannah et Yandira : un nouveau lieu culte

l’inconscient (le secret), le conscient (le pouvoir et la science), le surconscient (le trésor ou l’idéal). », Jean
Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 723

« Mi hermano desapareció de la casa varios días –dice que durmió bajo uno de esos puentes que rodean la
25

universidad, tan pintorescos que son los preferidos de los suicidas de Madison-.» (séquence 6, p. 43).

23
Elles font du cimetière un espace intégré au parcours à travers Madison, que réalisent
ses habitants adolescents. C’est Amanda, la première qui évoque de façon anticipée, dans un
passage déjà cité ultérieurement, la reconnaissance de la mort tout aussi injuste qu’héroïque
de Hannah et Yandira. L’espace commémoratif commence par être virtuel, comme souvent à
Madison :

Puedo imaginarlo: aquí en el futuro, vendrán las adolescentes rebeldes a llorar sus penas, y se
encontrarán los enamorados furtivos a prometerse amor eterno.El mundillo joven de Madison no ha
tenido oprtunidades para construir su mitología. […] Ahora sí: Hannah y Yandira, las chiquillas
valientes que lucharon contra su agresor y murieron defendiendo su pureza. Eso ya se puede ver en las
páginas conmemorativas que han aparecido en MySpace y Facebook (los rituales del duelo en la red, los
blogs de asesinos y suicidas: Internet y su compañía constante). (séquence 22, p 130).

Le pas de la réalité virtuelle à l’autre, est franchi par El Enterrador. Après avoir
commis ses meurtres et avant de se donner lui-même la mort à proximité, sa dernière visite
est pour Yandira. Depuis sa perspective d’amoureux désespéré et d’ami accablé par la perte et
la mort donnée, on découvre tout ce qui se trouve à proximité des tombes de Hannah et
Yandira :

Había en torno a las lápidas hojas de poemas sostenidas por una piedra, osos de peluche, velas, ramos
de rosas y tulipanes, crucifijos, colillas de cigarrillos y latas de cervezas vacías. (Séquence 31, p. 184)

La présence des mégots et des canettes de bière peut paraître irrévérencieuse à un tel endroit.
Elles révèlent que le visiteur s’y attarde. Le suicide de El Enterrador dans ce même lieu le
charge d’une valeur tragique supplémentaire.

Cet ensemble de références analysées participe de la malédiction de Madison à


laquelle contribuent l’époque de violence que traverse le monde et dans laquelle les États-
Unis jouent un rôle de tout premier plan aussi bien pour ce qui est de la guerre en Irak que des
attentats terroristes du 11 septembre ; l’incommunication et le manque de solidarité
perceptibles dans les relations familiales intergénérationnelles et interethniques à Madison
même ; les changements dans le rapport aux autres, au réel et à sa représentation
qu’impliquent les nouvelles technologiques.

Chapitre 4- L’identité, l’altérité et le mal

A- Le mal sociétal et politique

24
L’isolement, la solitude, l’incommunication sont à dénombrer parmi les problèmes à
l’origine de la violence dont sont collectivement victimes les habitants de Madison. On les
retrouve à la source des relations familiales et intergénérationnelles comme des relations
interethniques tendues. C’est dans ce contexte local et globalisé que naissent et grandissent les
protagonistes adolescents. Le contexte national et plus généralement mondial est marqué par
plusieurs références à la guerre d’Irak et au « 11 septembre », deux des événements les plus
incompréhensibles et violents de notre 21ème siècle.

Ancien militaire de l’Armée américaine, Webbs le psychopathe en est renvoyé pour


avoir agressé des femmes à Ronda, en Espagne. Peu avant son suicide, la répétition
de « Defendí a mi país », plus que son patriotisme rappelle le sentiment d’injustice qu’il
éprouve à l’égard de cette Armée qui a fait de lui à Madison, un chômeur et un désœuvré.
C’est dans ce contexte que le « 11 Septembre » est évoqué : « Defendí a mi país en tiempos
de guerra. Qué orgullo llevar el uniforme después del 11 de Setiembre. Algún día Junior
entenderá esto y se sentirá orgulloso de mí. » (séquence 30, p. 177). Cette date renvoie à
l’attentat terroriste du réseau Al-Qaida perpétré à New-York, le 11 septembre 2001, contre les
tours jumelles du World Trade Center.

Il est question de la Guerre d’Irak à la septième séquence26, lorsque Jem assiste à la


répétition d’une pièce de théâtre où Amanda joue le rôle d’une princesse. Le directeur de la
High School ayant refusé que les jeunes jouent une pièce ayant pour sujet la guerre en Irak :
« Tibbits no quiso, muy política. » (p. 49). Cette forme de censure est à nouveau rappelée à la
séquence 26 (p. 150). Daniel évoquera, quant à lui, la mort de jeunes soldats durant cette
guerre (séquence 33, p. 191). L’intervention américaine et britannique, appelée « Liberté pour
l’Irak » a commencé en mars 2003. Mais dès le 29 janvier 2002, Georges Bush dans son
discours sur l'état de l'Union, « déclare que l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord forment un "axe
du mal", contre lequel il promet d'agir27. » Ces deux événements, qui situent l’histoire de Los
vivos y los muertos au début du 21ème siècle, sont parmi ceux qui ont le plus marqués nos

26
Également à la séquence 30, p. 177 et à la séquence 33, p. 191.
27
Voir « Chronologie de la guerre en Irak (2002-2010) », Par Catherine Gouëset, publié le 14/05/2010 :
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/chronologie-de-la-guerre-en-irak-2002-2010_498027.html

[dernière consultation août 2010]

25
mémoires tant par les faits mêmes que par les discours idéologiques qui sont à leur origine ou
qui en ont découlé.

La première séquence de Los vivos y los muertos presente l’image d’une ville
multiraciale. Depuis sa voiture, Tim aperçoit un groupe d’enfants de différentes origines, qui
lui fait penser à un poster de Benetton : « Por la acera caminan en fila india los niños de una
guardería, uno agarrado de la mano del otro. Los hay rubios, latinos, negros, de rasgos
asiáticos: podrían servir para un afiche de Benetton. » (p. 12). Cette image attendrissante et
porteuse d’espoir est oubliée dès les commentaires que fait Yandira, d’origine salvadorienne,
à propos d’Aaron, le jeune voisin de Hannah, en résidence surveillée après avoir été
condamné plusieurs fois pour trafic de drogue28. La conversation s’étend ensuite aux « amis
noirs » et au lieu périphérique où vit Hannah laissant poindre un problème de ségrégation
(p.74-75). Celui-ci sera clairement décrit par Amanda au moment de la bagarre entre Samuel
et Brian :

Para Colmo, en Madison High había tensiones raciales entre blancos y negros. Samuel, uno de
los chicos más populares, había sido atacado a la salida por Brian Stamos y dos de sus amigos. […] No
ayudaba nada que todos los de la pandilla de Brian fueran blancos, y negros los de la de Samuel. En
Madison High, en Madison en general, había una segregación de hecho entre blancos y negros.
(séquence 26, p. 150-151).

Les associations qu’impliquent l’évocation du parcours d’Aaron et celui de Brian donnent une
image relativement stéréotypée d’une localité violente mais aussi rétrograde et xénophobe.

La structure familiale ne constitue pas toujours un refuge pour les adolescents. Les
relations intergénérationnelles ne sont pas aisées mais aucune relation humaine ne l’est à
Madison. Par exemple, le père de Hannah a quitté le foyer familial (séquence 6, p. 43), de
même que la mère des jumeaux Tim et Jem, après avoir retrouvé sur Internet son premier
amour, (séquence 7, p. 55). El Enterrador entretient avec ses parents des rapports ambigus.
Faisant allusion au rejet que provoquait chez Yandira le fait que son père s’adonne à la
chasse, il précise :

Yo tampoco lo aceptaba, pero había razones más urgentes para mi rechazo (sobre todo, el hecho de que
era un cerdo materialista, como mi madre. Bueno todos lo eran en este país de mierda. (séquense 28, p.
164)

« Ah, Aaron. Se metió en líos y tiene arresto domiciliario. Drogas, creo. […] Es mi vecino desde hace años.
28

Aparece y desaparece, creo que tiene unos parientes en Atlanta. Una vez también estuvo meses en uno de esos
correccionales para menores de edad. Me da pena. » (séquence 10, p. 73). Pour tenter de brouiller les pistes lors
de l’interrogatoire, qui a lieu au domicile familial, la femme de Webb suggère aux policiers de s’intéresser à
Aaron (séquence 20, p. 121).

26
Parmi les figures parentales, Steven, le beau-père d’Hannah, fait figure d’exception par son
esprit de compréhension et d’ouverture. Ainsi que le fait remarquer Daniel, le journaliste,
dans une petite ville chaque mort et chaque perte est une perte pour tous :

Pensé en la forma en que uno, cuando vivía en un pueblo chico, terminaba entrelazado a todos. Las
muertes nos afectan a todos, el impacto de una bomba en Irak no sólo alcanzaba a la familia del soldado
desaparecido, los divorcios tenían repercusiones que iban más allá de la familia que lo sufría. (séquence
33, p. 191).

Daniel est un des seuls personnages narrateurs adultes de Los vivos y los muertos,
roman centré sur un monde d’adolescents pour qui la réalité virtuelle et la vie réelle paraissent
faire partie d’un tout. Espace temps de la simultanéité, de l’instantané, Internet et ses
multiples possibilités change le rapport au monde et aux autres, en le démultipliant et en
permettant au sujet de, littéralement, se cacher derrière un écran ou derrière un pseudonyme
pour écrire ce qu’il n’oserait pas écrire, dire ou faire sans ce bouclier virtuel. Les exemples
abondent avec Jem visitant sur la toile un site dédié à des photos d’accidents, après l’accident
de Tim et son suicide programmé ; le blog de Hannah sur MySpace (séquence 8, p. 56) celui
d’Amanda ou encore celui de Yandira (séquence 10, p. 71-74) ; les blogs sur MySpace et
Facebook à la mémoire de Hannah et Yandira. Mais cette forme de communication s’étend
aussi aux adultes avec l’apprentissage déjà évoqué de la mère de Hannah, la recherche
infructueuse qu’effectue l’entraîneur sur Internet pour retrouver son frère perdu de vue
(séquence 24, p. 143) ou encore les retrouvailles sur Internet, de la mère des jumeaux avec
son premier amour, et son abandon consécutif du foyer familial.

Pour le cas de Webb, le psychopathe, on peut garder à l’esprit cette réflexion de Jean
Baudrillard :

Il ne faut surtout pas confondre l’idée du Mal avec une quelconque existence objective du Mal. Celle-ci
n’a pas plus de sens que celle du réel, elle n’est qu’illusion morale et métaphysique du manichéisme,
telle qu’il soit possible de vouloir le Mal, ou encore de le dénoncer et de le combattre29.

La neuvième séquence, par la voix de Webb et à sa façon nous donne les détails de
tout ce qu’il fait dans la soirée précédent l’heure où il se rend au domicile de la famille de
Hannah et agresse les deux jeunes filles (p. 64-67). On y voit le rôle que joue pour lui Internet
dans le développement de ses obsessions criminelles et comment le fait qu’il mette et ôte son
masque, regardant entre temps la télévision, diffère le moment de la mort de ses victimes (p.

Jean Baudrillard, Le pacte de lucidité ou l’intelligence du Mal, Paris, Galilée, 2004, p. 135.
29

27
68-69). Après avoir violé et tué Yandira et avant de faire subir le même sort à Hannah, il
regrette l’enchaînement de ses actions, pourtant décrites alors comme conscientes :

¿Qué estás haciendo ?

¿En qué te metiste ?

Hubiera querido que todo comenzara de nuevo; conmigo en la cocina, sentado en la mesa con
el bol de Lucky Charms en la mano.

A partir de ahí todo sería diferente.

Me quedaría en el sofá viendo televisión, no subiría a mi despacho a ver si la luz del baño
seguía prendida, no bajaría a la cocina en busca de un cuchillo, pondría la máscara en su lugar.
(séquence 14, p. 97)

Le texte fonctionne ici comme un film dont les images défileraient au ralenti vers
l’arrière. Lors de son entretien avec lui, Daniel insistera sur le poids des images
pornographiques pour expliquer la vocation criminelle de Webb :

Le pregunté si su papá era también responsable de la afición a la pornografía.

Eso no tiene nada que ver.

Puede ser, a la mayoría de los hombres que ven vídeos porno no se le ocurre matar mujeres.
Pero a usted quizás le hayan creado el hábito de ver a las mujeres como carne pura y dura nada más. De
ahí a lo siguiente hay un simple paso. (séquence 29, p. 171)

Tommy, le double que Junior s’invente dans sa schizophrénie, évoque une comparaison
animale pour désigner ce que Webb a fait subir au corps de Yandira : « a una la quemó y la
cortó con un cuchillo como si fuera un pollo y tiró los pedazos por la ventana de su auto. »
(séquence 2 », p. 136). La texture polyphonique du récit fait que cette référence aux corps de
Yandira et Hannah apparaisse selon différentes perspectives30. Elle est tragique dans la
mesure où elle contraste avec les allusions aux corps en vie, jeunes et bien portants des
adolescentes. La question de Daniel davantage rhétorique qu’autre chose, constitue une des
tentatives de justification31 du mal qui apparaissent dans le roman32. De type psycho-

30
Séquence 14, Webb se demande que faire du corps, p. 97 ; séquence 17, il enterre Hannah vivante, p. 107-
108 ; séquence 22, les lycéens imaginent l’état des corps de leurs camarades, p. 132 ; séquence 27, Webb est
hanté toutes les nuits par Hannah, « muñeco de cristal » que le vent brise, p. 159 ; séquence 32, elle hante les
cauchemars de Rhonda, p. 186.

L’autre, due à Rhonda, est de type religieux. Voir séquence 32, p. 185.
31

32
La fin sordide et morbide que Jem imagine pour la première fille avec qui il a eu des relations sexuelles est
aussi d’une grande violence et semble anticiper le type de mort que Webb infligera à Yandira. Voir séquence 7,
p. 56.

28
sociologique, elle naît bel et bien de l’idée que la conscience du corps de l’autre se perd dans
la frontière poreuse entre le virtuel et le réel.

B- Les figures du double

Ce lien entre la sexualité dévoyée et morbide, la déréalisation de la perception et de la


conscience du corps de la femme est aussi une des hypothèses suggérées dans 266633 de
Roberto Bolaño pour expliquer les multiples assassinats de femmes à Santa Teresa,
transposition littéraire de Ciudad Juárez. 2666 comporte plusieurs références explicites au
mal, qui traverse bien entendu toute l’œuvre et en constitue le noyau générateur. Lors de
l’entretien entre le général et deux journalistes, alors qu’ils évoquent « la industria del snuff
en Santa Teresa », apparaît cette suite : « Luego hablaron sobre la libertad y el mal, sobre las
autopistas de la libertad en donde el mal es como un Ferrari34 […] ». L’échange entre les
personnages créés par Bolaño renvoie à cette idée débattue par maints philosophes et que
François Jullien reprend en affirmant que « le mal moral découvre à l’homme sa liberté » et
que « Grâce au mal, l’homme s’élève à la position de sujet35. » dans le cas du psychopathe
Webb, en raison de son déséquilibre mental, on n’est pas dans cette optique-là. Ce qui est
relevé à son sujet par Amanda, au moment de son arrestation, c’est sa normalité derrière
laquelle il occulte le tueur dans lequel il se transforme en enfilant un des masques de sa
collection :

No faltaban las que decían que siempre les había parecido alguien sospechoso, un tipo extraño […] Lo
cierto era que yo había visto tipos más extraños cuando iba por el Triángulo. Parecía, más bien, un ser
normal, uno de esos hombres frustrados entre los cuarenta y los cincuenta […] Asustaba más pensar que
era un ser normal. Quizás lo era, pero ya no uno más. (séquence 22, p. 132-133)

Cette normalité apparente comparée aux monstruosités commises est ce que Hannah Arendt,
parlant du cas Eichmann, a défini comme la « banalité du mal36 ».

33
Roberto Bolaño, 2666, Barcelona, Anagrama, 2004, 1125 p.
34
La parte de los crímenes [4ª.], Ibid., p. 670.
35
François Jullien, Du mal/Du négatif, paris, Seuil, 2004, p. 54, 55.

« Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire
36

remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs.
Les actes étaient monstrueux, mais le responsable tout haut moins le responsable hautement efficace qu’on
29
1.Les masques

Les masques, figurés et réels, font partie des figures du double, nombreuses dans le
roman. Webb en a toute une collection qui est évoquée par lui-même, par Yandira, par Daniel
durant l’interview et par Junior, attiré par eux37. Junior se rappelle les questions de Hannah à
propos de ce qu’il voudrait être plus tard :

Nos preguntaba qué queríamos ser cuando fuéramos grandes […] Yo le decía que no cambiaría, sería
bombero y punto y Tommy quería ser luchador de lucha libre, ah, eso me gusta, decía Hannah con las
manos en la cintura, y quién vas a ser, me miraba, y Tommy no sé, papá tiene muchas máscaras,
escogeré una y seré feliz. (séquence 23, p. 136)

Dualité dans la dualité, d’un côté le pompier, qui sauve des vies humaines, de l’autre le lutteur
qui exerce son activité, masqué. Mais ce que choisit Tommy-Junior, à travers le masque du
bonheur, c’est une identité de criminel. Les masques dont se sert, Webb, érigé en tueur en
série, sont les multiples apparences qui le présentent. Au-delà de la symbolique générale très
riche38, dans le roman ils démultiplient, chez l’adulte criminel, le dédoublement de
personnalité dont souffre Junior, l’enfant. Lors de la dernière séquence attribuée à sa voix,
alors que le père a été enterré deux jours plus tôt, il dit jouer avec Tommy, chacun masque sur
le visage, (séquence 34, p. 195).

2. Père de Webb –Webb ; Webb-Junior

Deux autres figures maléfiques du double vont apparaître celle du père de Webb, érigé
dans la vie de Junior en figure de méchant grand-père, et de Webb lui-même39 ; puis le double
que constitue Webb et Junior. Le psychopathe n’assume pas ses crimes et tente de les
expliquer en décrivant les faits et gestes de son père, dont il a peur, en liberté du temps où il
était enfant, puis en prison40. La déchéance de ce père en prison est ainsi vue par Webb :

jugeait alors- était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. », Hannah Arendt,
La vie de l’esprit, Introduction, PUF, p. 18-20, in Le mal, textes choisis et présentés par Claire Grignon, op. cit.,
p. 130.
37
Ils apparaisent : séquence 4, [junior], p. 31, 33 ; séquence 9, [webb], p. 68, 69 ; séquence 10, [yandira], p. 77 ;
séquence 12, [webb], p. 85 ; séquence 19 [junior], p. 116 ; séquence 23 [junior], p. 136 ; séquence 29 [daniel], p.
171 ; séquence 34, [junior], p. 195.
38
Voir Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 614-618.
39
Daniel fait cette remarque à propos de son entretien avec Webb : « Habló mucho de su padre. Para él, todo
conducía a ese hombre en un aprisión cercana a Rochster. », séquence 29, p. 171.
40
Séquence 3, p. 27-28, p. 29 ; séquence 12, p. 85 ; séquence 14, p. 92, p. 97 ; séquence 27, p. 157 ; séquence 29
p. 171 ; séquence 34, p. 197.
30
Tenía los ojos salidos de sus cuencas –ojos que pertenecían más a un dibujo animado que a una persona-
y no abría la boca para darme una explicación o un consuelo o cualquier cosa que me sirviera. La única
sensación allí, era la de una culpa que caía sobre él como un mazazo y lo ahogaba. Nunca pude entender
eso. Ya la sentencia era un castigo, ¿para qué más? (séquence 27 p. 157)

Sortie du contexte des crimes qui l’ont conduit à cette condamnation, la description de ce
père, lui aussi tueur en série, souligne la perte de dignité et d’humanité de l’homme enfermé
par exigence de la loi des hommes. Elle met en exergue également la culpabilité éprouvée par
le condamné dont la peine est ainsi double. Nous avons évoqué cet aspect à la fin d el’analyse
de El túnel.

Dans cet ensemble de figures du double, Junior est le point de confluence entre le père
et le grand-père. Les histoires drôles tout droit sorties de Play Boy, héritées par Webb de son
père, et qui constituent un intertexte dans les séquences où apparaît la voix du psychopathe,
semblent avoir leur équivalent enfantin, dans ce que Junior appelle « cuentos del Abuelo ».
L’exemple développé à la séquence 11 s’ouvre comme un conte pour enfants :

Había una vez un Abuelo que vivía en una mansión abandonada y tenía una bola de cristal donde podía
ver el mundo y sus alrededores. El Abuelo veía quién se portaba bien, por ejemplo Chris, que le había
regalado su oso de peluche preferido a su hermano menor, y el Abuelo se acercaba a la casa de Chris, y
tapiaba las puertas y cerraba las ventanas […] en fin, todo agujero que conectase a la casa con el mundo
exterior. Y luego el Abuelo esperaba. Y llegaba la oscuridad. Y a la mañana siguiente, de Chris y su
hermano y sus papás sólo quedaban huesos.[…], p. 80.

L’incipit traditionnel favorise l’évocation d’un espace temps rendu irréel par les pouvoirs
maléfiques du grand-père meurtrier. Suivant la logique du monde à l’envers, qui ici laisse
place à l’horreur et non au merveilleux, le grand-père fait disparaître toute la famille d’un
enfant qui fait preuve de générosité, valeur associée au bien. La voix qui raconte le conte se
contente de juxtaposer chronologiquement ses différentes étapes jusqu’au dénouement et à
l’irruption de l’horreur. On peut reconnaître dans ce second mini-récit enchâssé, de la même
façon que celui de la « casa mala » d’Amanda, la ferme du grand-père et les meurtres qu’il a
commis contre des filles. Il prend pour Junior la forme du méchant doté d’omniscience et
capable de le punir.

3.Les jumeaux

Au-delà de cette généalogie du mal, qui prend son origine dans le personnage du
serial-killer, les figures du double dans le roman incluent également les jumeaux, Tim et Jem.
La première, la cinquième et la septième séquence comportent plusieurs références à leur

31
gémellité fondées sur leur identité confondante de ressemblance : « A veces me miraba en el
espejo y me decía, yo soy él, ¿o es él yo ? ¿O somos uno los dos ? » (séquence 1, p. 14) dit
Tim. « No somos hermanos, grité, somos iguales frente a un espejo, ¿no significa eso que
somos la misma persona ? », se souvient Jem d’avoir dit à Tim, lors d’une dispute, (séquence
5, p. 37). Le parallélisme de ces deux phrases est renforcé par la présence du miroir
démultiplicateur, qui légitime le trouble de se sentir identique à un autre et d’être soi.
Jumeaux41, âmes jumelles et corps identiques, Jem ne supportera pas que la mort le sépare de
son frère. Dans un adieu secret à la vie et aux vivants, empruntant son même parcours et
choisissant délibérément de mourir au même endroit que Tim, à la même heure et du même
type d’accident de voiture, Jem le rejoint (voir séquence 7) retrouvant de la sorte cet
absolument semblable à lui.

4.Justifier l’injustifiable

C’est dans une ultime tentative des vivants de se rapprocher des morts que les
premiers cherchent une justification au mal qui emporte les seconds (et pourrait les emporter
eux-mêmes) ; que ce mal prenne la forme de l’accident, du suicide ou du meurtre. Nous avons
déjà évoqué la justification psycho-sociologique à travers laquelle Daniel tente de comprendre
Webb. Rhonda suggère quant à elle une justification religieuse, en phase avec les pratiques et
croyances des habitants de Madison, frappés de malédiction pensent-ils après la nouvelle
vague de morts qui emporte Christine, l’entraîneur et El Enterrador :

La ciudad, siempre fantasmal, se había convertido en un cementerio. Nos habitaba una maldición, o
quizás apenas la mala suerte. Pero pensar en la mala suerte era rebajar tanta desgracia a una cuestión de
casualidad. Era más digno, tenía más sentido trágico, pensar en un castigo divino o en un encantamiento
infernal42. (séquence 32, p. 185)

41
Une approche symbolique fondé sur le thème des jumeaux, du carrefour (lieu où ils meurent tous les deux) et
du chiffre sept, pourrait sans doute venir utilement compléter cette analyse. Voir pour chacun de ces éléments,
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 546-548, p. 172-176 et p. 860-865.

42
« Antes de que todo comenzara la gente en Madison era profundamente religiosa, muy dada a la espiritualidad;
todo esto no hizo más que reforzar ese sentimiento, esas convicciones. Un aliento conservador se solidificó en el
pueblo. », (séquence 31, p. 185).

32
Œuvre de Dieu ou du diable, le mal est tout aussi inexplicable. Mais les deux
hypothèses, placées ici sur un pied d’égalité -alors que la troisième, le hasard, a été rejetée-
sont contradictoires et touchent à l’aporie relevée par les interprétations philosophiques
comme religieuses du mal. Etienne Borne rappelle ce trait d’humour noir :

tuez un homme et vous serez un abominable assassin promis à la potence, tuez en des multitudes dans la
célébration de ces fêtes rituelles qu’on appelle les guerres, vous serez un héros de l’histoire et on vous
élèvera des statues, tuez-les tous, vous êtes Dieu et on vous dressera des autels43 […]

Si Dieu est bonté, si sa création est à son image comment s’explique la présence du
mal dans le monde ? C’est à cette question qu’on tenté de répondre les théodicées, dont le
paradigme demeure celle de Leibniz. Cette quête désespérée de compréhension imprègne
l’imaginaire collectif et c’est sans doute à ce titre qu’elle est transposée dans le récit
d’événements et de paroles que constituent les séquences de Los vivos y los muertos. Le fait
que cette justification apparaisse énoncée par Rhonda, une fois sa culpabilité atténuée et le
travail de deuil, suite à la mort de ses amies, bien enclenché souligne l’importance de trouver
une réponse rationnelle à la mort, celle des autres menaçant de l’imminence de la sienne
propre.

C-La culpabilité, la perte et le deuil

« Parler du mal c’est nécessairement parler de la culpabilité, du sentiment inconscient


de culpabilité. » estime André Green44. L’idée que « Le mal fait le monde coupable » et que
« dès lors nous sommes tous coupables d’être au monde45 », est en rapport avec la culpabilité
dite métaphysique « qui est solidaire du fait d’être homme dans une tradition transhistorique
du mal46. » Dans Los vivos y los muertos, la culpabilité est inconsciente mais aussi consciente.

43
Etienne Borne, Le problème du mal, op. cit. , p. 32.
44
« Pourquoi le mal », Le mal, op. cit., p. 418.
45
Étienne Borne, Le problème du mal, Paris, op. cit., p. 24.
46
Voir Paul Ricoeur, Histoire, mémoire et oubli, op. cit., p. 608-609. Ricoeur utilise les réflexions avancées par
Karl Jaspers, dans son ouvrage La culpabilité allemande, dont il reconnaît l’intérêt et l’ampleur conceptuelle.
Jaspers distingue quatre formes de culpabilité dont la dernière nous intéresse ici : la culpabilité criminelle, la
culpabilité politique, la culpabilité morale, la culpabilité dite métaphysique.

33
Elle est ressentie par ceux qui restent et qui, impuissants, voient les autres partir : Amanda47,
Jem, Rhonda, Steven et la mère de Hannah (séquence 18, p. 110). La culpabilité que leur
inspire à l’égard de Jem leur liaison secrète, conduit Tim et Amanda au silence. Entre la mort
accidentelle de Tim et le suicide de Jem, la culpabilité d’Amanda s’installe dans un silence
définitif. Jem se tue parce qu’il est vivant et que Tim est mort. Il ne nomme jamais
explicitement son accident, qui devient « lo ocurrido », « lo de Tim » (séquence 5, p. 36),
« eso » (p. 37). À la séquence 7, « esto » désigne son propre suicide programmé, en parfaite
symétrie avec l’accident de Tim : « Pobre papá. Pobre mamá. Ya recuperándose, y de nuevo a
lo mismo. Aunque dicen que no hay forma de recuperarse de esto. Si lo sabré yo. » (séquence
7, p. 54).

Pour Rhonda, qui devait se trouver avec Hannah et Yandira le soir où elles ont été
assassinées, la culpabilité est clairement exprimée :

Yandira y Hannah y Rhonda. Yo era la tercera, la que no murió esa noche, la que decidió no acompañar
a sus amigas a Syracuse y por esas cosas del destino se salvó. […] Tenía la conciencia culpable, como
viviendo un tiempo prestado, una vida que ya no me pertenecía. […] No podía librarme de ese
sentimiento, era como una segunda piel que me poseía. (séquence 25, p. 145)

Les trois prénoms sont reliés par la conjonction « y » et la polysyndète ainsi formée
semble reproduire un lien indéfectible par delà la vie et la mort. La conscience et le sentiment
de culpabilité, cause directe de son mal être, va avoir des répercussions physiques, des
scarifications de plus en plus visibles et graves, par lesquelles Rhonda semble elle-même
tenter de supprimer son corps épargné, provisoirement, par la mort violente. Dans le cas de ce
personnage, on voit la mise en place progressive du travail de deuil (voir séquence 32 p. 191-
194) qu’une mort tragique viendra brutalement interrompre.

La culpabilité relie à la fois encore les vivants aux vivants (Amanda et Jem) et les
vivants aux morts (Rhonda et Hannah et Yandira). La perte et le deuil48 renvoient quant à eux

Une fois aussi âgée que sa voisine Mary Patt, elle s’imagine ainsi : « Me encerraré en una casona tan grande y
47

oscura como la suya y rumiaré mis pecados. » (séquence 2, p. 20)


48
Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place,
comme la patrie, la liberté, un idéal etc. Sous l’effet des mêmes actions, chez maintes personnes que pour cela
nous soupçonnons de disposition morbide, apparaît à la place du deuil une mélancolie. Sigmund Freud, « Deuil
et mélancolie », Œuvres complètes, XIII, 1914-1915, Paris, PUF, 3ème édition corrigée, 2005, p. 265

Pour une approche synthétique de cette notion, voir l’entrée « Deuil », rédigée par Monique Schneider,
Encyclopédie Philosophie Universelle, I, Les Notions, Philo, sous la direction de Sylvain Auroux, Paris, PUF,
1990, p. 624.

34
à la difficile séparation des vivants et des morts. A propos de la construction de ce processus
dans lequel ce joue l’« apprentissage le plus intime avec la mort », Paul Ricoeur dit :

Sur le chemin qui passe par la mort de l’autre –autre figure du détour- nous apprenons successivement
deux choses : la perte et le deuil. […] Quant à la perte, la séparation comme rupture de la
communication –le mort, celui qui ne répond plus- constitue une véritable amputation du soi-même
dans la mesure où le rapport avec le disparu fait partie intégrante de l’identité propre. La perte de l’autre
est en quelque façon perte de soi […] L’étape suivante est celle du deuil […] Au terme de ce
mouvement d’intériorisation de l’objet d’amour à jamais perdu se profile la réconciliation avec la perte,
en quoi consiste précisément le travail du deuil49.

Dans le roman, la perte et le deuil prennent essentiellement deux formes. Il s’agit de la


mort, toujours violente, d’autrui et de la perte de l’être aimé50 : perte de son ex-femme pour
Daniel, le journaliste et perte de Christine pour El Enterrador. Dans son cas, les deux vont
fusionner dans le meurtre commis et dans son suicide, « en tant que meurtre retourné contre
soi-même51 ». Le personnage imagine ainsi la façon dont son geste fatal sera analysé par les
autres52 :

Habría compañeros y profesores en Madison High, consejeros y sicólogos que leerían las letras de mis
canciones intentando descubrir algún mensaje cifrado escrito años atrás […]; tratarían de especular
acerca de ciertas causas profundas, una depresión no diagnosticada, un trauma infantil que reaparecía,
porque les costaría aceptar la verdad pura y desnuda: un corazón enamorado que se resistía a aceptar la
pérdida. (séquence 31, p. 181)

Daniel surmonte la perte et fait coïncider son travail de deuil avec la veillée de Rhonda,
comme nous l’avons déjà souligné auparavant (voir séquence 33, p. 191-194).

La mère d’Amanda, à la fin du roman, a une double réaction face à la double perte de
son mari et de sa famille Christine : « Las primeras semanas todo parecía ir bien. Había
encontrado consuelo en la iglesia y entre sus amigas. Incluso había dicho que papá se enojaría
con ella si no hacía nada útil con su vida. » (séquence 35, p. 203) Le temps passant, elle
semble devenir plus consciente de la perte et en souffrir dans la durée et à chaque instant,
comme l’indiquent les deux sortes de médicaments qu’elle prend jour et nuit pour soigner sa

49
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit, p. 468-469.

« L’objet n’est peut-être pas réellement mort, mais il s’est trouvé perdu en tant qu’objet d’amour. », voir
50

Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Œuvres complètes, XIII, op. cit., p. 265.

51
Paul Ricoeur, Histoire, mémoire et oubli, op. cit., p. 469.

Dans les deux situations opposées, celle de l’état amoureux le plus extrême et celle du suicide, le moi, bien
52

que par des voies tout à fait distinctes est terrassé par l’objet. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie »,Œuvres
complètes, XIII, op. cit., p. 273

35
dépression et son regard, image de l’absence des êtres aimés et de sa propre absence au
monde53, ainsi décrit par Amanda : « Tiene la mirada vidriosa, como si tantas lágrimas
hubieran terminado congelándose sobre las retinas. Hay algo ausente en ella […] » (séquence
35, p. 203). Une fois de plus dans le roman, un terme qui renvoie au froid connote aussi la
mort et ce qu’elle implique pour les vivants.

Le personnage d’Amanda est celui qui met davantage en rapport la perte et l’écriture
et sans doute celui par qui passe le mieux « la méditation sur la perte » que Paz Soldán
élabore dans Los vivos y los muertos. Nous avons déjà fait allusion aux textes qu’elle écrit sur
Hannah et Yandira54 et sur El Enterrador (séquence 35, p. 201). Cette autre indication : « El
mes de noviembre traté, a través de la escritura de olvidarme de Tim y Jem, de Hannah y
Yandira, del panorama deprimente en Madison High » (séquence 26, p. 150) confirme ce rôle
cathartique et crée une sorte de situation de mise en abîme où Amanda est poussée à l’écriture
par la mort de ses proches. Ensemble, les apparitions de Tim et Jem sont évoquées trois
semaines après le suicide de Jem créant chez Amanda le sentiment que le rêve est préférable à
la vie. L’inversion se produit en trois phases, alors que parallèlement est évoquée l’absence
puis la disparition de Hannh et Yandira. La première est constituée de cette phrase où la
résignation ou le bon sens semblent s’imposer : « Hubiera querido que Tim y Jem vivieran,
pero no había sido así y debía habituarme el resto de mi vida. » (séquence 16, p. 103) ; la
seconde introduit l’idée de l’union possible entre vivants et morts par le rêve : « En las noches
Tim y Jem se me aparecían y eran tan reales que hablaba con ellos y me olvidaba que todo era
un sueño. » (p. 105). Après cette phrase : « Quería perderme, sacarme el cuerpo, irme de mí.
» (p; 105) se produit la transposition : « No era un sueño […] Se me ocurrió que la vida sería
así de ahora en adelante. Si se trataba de eso, entonces valía la pena vivir los sueños y hacer
como si la vida fuera el sueño o la pesadilla. » (p. 105) A partir de là, elle ne sera plus
accompagnée que par la seule présence de Tim : « todas las mañanas, todas las tardes, todos
los días, yo seguía siendo el sitio de las apariciones de Tim. » (séquence 26, p. 155). Son
corps se trouve ainsi spatialisé et abrite la présence de l’être aimé. Cette présence continue,
qu’aucun objet ne médiatise, octroie au disparu le pouvoir de « survivre » à travers Amanda :
« Me susurra yo te voy a acompañar a hacer todas esas cosas. […] es una presencia

« […] dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même. », Sigmund
53

Freud, « Deuil et mélancolie », Œuvres complètes, XIII, op. cit., p. 266.


54
« Escribí para el Believer un texto muy personal y melancólico sobre Hannah y Yandira », (séquence 26 p.
149).

36
constante. […] lo dejo estar. Se las ingeniará para sobrevivir en mí, igual que papá y
Christine. » (séquence 35, p. 202-203). Cette attitude55, qui résorbe et métamorphose
l’absence et la perte en présence, contraste avec le deuil douloureux de la mère et les marques
de sa propre absence au monde.

Le mystère du mal ne peut être dévoilé par son écriture, mais le secret de la méditation
sur la perte est sans doute-là : dans la transformation de l’absence en présence.

Pensé à partir d’événements réel, bâti à partir d’un titre dichotomique, Los vivos y los
muertos joue sur de constantes dualités et des binarismes nombreux. Parmi les binarismes et
les dualités, on trouve la présence des deux langues dans le roman, l’espagnol et l’anglais.
Justifiée cette dernière par le fait que l’histoire racontée soit géographiquement ancrée aux
États-Unis. Mais cet effet de vraisemblance n’ôte rien au fait que l’auteur vive depuis une
vingtaine d’années sur place, manie littérairement cette langue et joue des contrastes
stylistiques qu’elle peut créer avec l’espagnol. Ce cas de figure n’est pas nouveau. On l’a
retrouvé pour Roa Bastos qui a écrit ses contes en Argentine ou en France. Son affirmation
« escribo en la lengua del exilio » laisse la porte ouverte à toutes les influences et rencontres
de diverses modalités de l’espagnol, en particulier rioplatense, qui ne doivent plus rien au
bilinguisme paraguayen guarani-espagnol. Ce bilinguisme renvoie à une littérature latino-
américaine, de par l’origine de l’auteur, mais produite hors des frontières nationales, à
l’étranger. A propos de la langue espagnole dans laquelle il écrit, Edmundo Paz Soldán dit :

Es cierto que utilizamos el habla de Bolivia y del Perú de la época en que salimos, porque ya estaba
consolidada, porque se habían cerrado nuestros universos, nuestros códigos. […] Mi caso es paradójico.
Como vivía en Estados Unidos, era mucho más consciente de que si utilizaba cualquier anglicismo iban
a pensar que era un agringado y recuerdo que, en mis primeros cuentos, mi español era lo más neutro y
lo más castizo posible. Con los años me fui soltando porque me di cuenta que un español tan puro no
era auténtico y empecé a utilizar otro español más influido por el inglés, que es el que se habla en
Latinoamérica. Eso, claro, es diferente del spanglish56.

55
A comparer également avec la façon dont s’exprime la prise de conscience de la perte de Hannah et Yandira :
« era inequívoca la sensación de que nada que se hiciera a esas alturas podría rellenar el hueco dejado por
Hannah et Yandira. », (séquence 26, p. 152).
56
Caridad Plaza, « Diálogo de la Lengua », Quórum, 20, p. 96. Publié sur elboomeran.com le 17/4/2008.
http://www.elboomeran.com/nuevo-contenido/49/dialogo-de-la-lengua-entre-iwasaki-y-paz-soldan/ [dernière
consultation août 2010].

37
Chacune des composantes narratives peut être orientée en fonction des personnages,
criminels ou victimes, vivants ou morts entre lesquels il existe des points de passage. Il n’y a
pas de vision manichéenne de l’existence ou de ces morts adolescentes et violentes. Cet
écueil est contourné par la polyphonie des voix narratives, leurs divers lieux d’énonciation et
les différents éclairages que chacune apporte sur un même événement. Le mal, multiforme,
est ainsi représenté telles les différentes parties d’un kaléidoscope. Par le biais des voix qui
s’entretissent et résonnent dans la trame narrative éclatée, les mots qui le disent sont les mots
simples de tous jours. Les questions que ce mal suscite sont celles que tout un chacun peut se
poser à la lecture ou à l’écoute d’un fait divers sanglant, dont abonde notre incessante
actualité. L’exemple de Bolaño est bien sûr passé par là, si l’on peut dire. L’auteur comme
indiqué dans les premières pages consacrées à sa bibliographie a écrit sur son œuvre et est le
co-éditeur de Bolaño salvaje (Candaya, 2008). Dans le « Diálogo de la lengua » que nous
avons déjà cité, la journaliste Caridad Plaza, renvoie au Mexicain Jorge Volpi et à son idée
que le seul lien qui unit actuellement les écrivains latino-américains entre eux est l’admiration
qu’ils éprouvent pour Bolaño57. Paz Soldán renvient alors sur la rapide mythification liée à la
mort de Bolaño. Comme le retrace Horacio Castellanos Moya dans un article initialement
paru dans La Nación le 19 septembre 2009, ce mythe Bolaño a franchi l’Atlantique et se
retrouve aussi aux États-Unis.58

57
Caridad Plaza, « Diálogo de la Lengua », Quórum, 20, p. 106-107. Publié sur elboomeran.com le 17/4/2008.
[dernière consultation août 2010]
58
Une version en français et plus longue de ce texte a été publiée sous le titre « Le mythe Bolaño aux États-
Unis » dans le numéro de la revue Cyclocosmia III, incluant un dossier consacré à Bolaño, parue en février 2010,
192 p.

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