Politique et littérature La grève dans le roman français par Roger-Henri Guerrand
LE MONDE DIPLOMATIQUE
Jusqu’au dix-neuvième siècle, notre littérature a prétendu évoquer un homme éternel,
indifférent aux régimes et aux classes. Tel est en effet l’idéal classique, encore vivant au moins dans certains cantons de l’Université : il rejoint les préoccupations individualistes des écrivains français, avant tout soucieux de l’analyse de leur moi. Je-romancier domine dans nos lettres et ce n’est jamais, comme le faisait justement remarquer André Wurmser, Je-ouvrier zingueur-romancier. Quels sont, parmi nos écrivains d’avant la Révolution, ceux qui connurent autre chose que la « bonne société » ? Il faut attendre Balzac, Zola et leurs épigones, c’est-à-dire l’époque où les masses commencent vraiment d’entrer dans l’histoire, pour que ouvriers et paysans deviennent des personnages dotés d’épaisseur romanesque et non plus de vagues silhouettes caricaturales ou enrubannées. Les conséquences de cette nouvelle attitude furent d’importance : Eugène Sue a été le vulgarisateur des idées de Fourier auprès des masses imperméables au langage ésotérique du maître, tandis que Balzac réussissait à tromper un esprit aussi averti que Marx. Il l’a incité à croire que le paysan haineux qu’il décrivait comme rongé par les hypothèques prises sur sa terre serait facilement enrégimenté dans l’armée de la Révolution. On sait maintenant que Balzac voyait les campagnes par les yeux de Fenimore Cooper regardant les Peaux-Rouges (de très loin) et de madame Hanska quand on lui présentait ses moujiks. Mais Balzac n’a jamais accordé ia moindre attention à la vie ouvrière, alors que les manufactures se montaient de tous côtés, soumettant leur personnel à un régime que les esclaves de l’Antiquité n’avaient pas connu. Ces aliénés, Zola va enfin les intégrer dans la république des Lettres. L’Assommoir (1877), tableau de la déchéance d’une famille ouvrière par l’alcoolisme, marque une date ; Germinal (1884) lève un tabou, celui de l’évocation des conflits du travail. Ces œuvres paraissent à une époque où les mythes de l’ouvrier et du paysan commencent à se formuler et à se durcir : ils se révèlent des instruments essentiels manipulés par les membres de l’appareil des partis politiques. Arthur Ranc, communard et l’un des plus célèbres polémistes de gauche de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, interdit aux écrivains de parler de l’ouvrier, modèle intangible. En face, l’homme de la terre appartient aux partis de droite qui veillent sur sa légende. Aussi bien, dès la parution de la Terre (1887), Zola fut-il accusé d’avoir calomnié le paysan français. En octobre 1885, le gouvernement interdira la pièce tirée de Germinal car « ce spectacle offrirait les plus grands dangers au point de vue de l’ordre social ». Lorsque Zola avait dressé le plan des Rougon-Macquart, il n’avait prévu qu’un seul roman ouvrier, ce sera l’Assommoir. On hésite aujourd’hui à affirmer que ce sont les événements sociaux qui incitèrent Zola à donner une suite plus engagée à cet ouvrage. Il est en tout cas certain que les mineurs occupaient alors le premier rang dans l’actualité : grèves d’Anzin en 72, 78, 80, 84 surtout, qui dura cinquante-six jours marqués par des incidents tumultueux et des interventions sanglantes des forces de l’ordre, gendarmerie et cavalerie. "La société qui craque en un instant" La mine et les mineurs avaient déjà fait l’objet de plusieurs romans sociaux que Zola connaissait bien. Le plus célèbre, encore lu aujourd’hui, est Sans famille, d’Hector Malot (1878), dont la scène capitale, l’inondation de la mine et les péripéties du sauvetage, se retrouvera dans Germinal. Comme à son habitude, Zola s’est documenté sérieusement sur le sujet (700 à 800 pages de notes), il se rendit même sur le terrain grâce a la complicité de son ami Alfred Giard, professeur à la faculté des sciences de Lille et député radical de Valenciennes. Celui-ci le fit passer pour son secrétaire, ce qui permit à l’écrivain de descendre dans les puits, où il rencontra plusieurs de ses futurs modèles. Germinal, roman-témoignage, a été clairement défini par son auteur : « Ce roman est le soulèvement des salariés, le coup d’épaule donné à la société qui craque un instant, en un mot la lutte du capital et du travail. C’est là qu’est l’importance du livre. Je le veux prédisant l’avenir, posant la question qui sera la plus importante du siècle. » Mais les exégètes contemporains de Zola, tel Claude Abastado, ont souligné « le faux jour chronologique » du roman. Germinal est en effet invraisemblable à la date où les événements que Zola décrit sont censés se passer. Dans les dernières années du Second Empire, le mouvement ouvrier n’est pas constitué et, en 1865, ni l’anarchisme ni, encore moins, le nihilisme n’avaient pénétré en France. Bakounine venait de s’évader de Sibérie et s’installait en Suisse. Zola déclare que Souvarine s’est enfui de Russie, après un attentat manqué contre le tsar : or la première tentative d’assassinat visant Alexandre II aura lieu en 1866. De plus, Souvarine est embauché sans livret – comme Lantier, – ce qui semble difficilement imaginable avant 1871, à Anzin surtout. Ceci étant dit, reste que Zola, dans son opération de transposition, a parfaitement décrit et compris le comportement des ouvriers grévistes de sa génération, comme une thèse récente vient – indirectement – de le prouver. Il faudra certainement s’interroger un jour sur le fait insolite du désintérêt des historiens français concernant le phénomène des grèves. Mais nous allons très prochainement disposer d’une première approche, l’excellent travail de Mme Michelle Perrot, les Ouvriers en grève (France (1871-1890), thèse soutenue en 1971 et qui doit paraître ce mois-ci aux éditions Mouton. La faim et l’irrationnel La grève de Germinal se présente comme une grève causée par la faim : dans les débuts de la IIIe République, la consommation ouvrière est encore alimentaire dans près de 70 % des budgets. Essentiellement salariale, elle ne porte pas sur la réduction de la durée du travail qui sera encore longtemps, dans la pratique, au second plan, malgré le fameux slogan des 3 x 8. Quand une grève éclate, au temps où les représentants du libéralisme n’acceptent jamais la discussion, c’est une explosion qui les surprend toujours. Rien n’a transpiré, et soudain personne ne répond à l’appel des sirènes. Une organisation a-t-elle préparé soigneusement ce coup de force ? Non, dans la plupart des cas. La morphologie de la grève de Germinal illustre à merveille l’ère des meneurs, qui’ ont effectivement dominé cette époque avant d’accéder au rang de mythe. Ce sont leurs initiatives qui lancent les mouvements ; ils sont jeunes (Mme Perrot a établi un pourcentage de 42 % entre vingt et vingt-neuf ans), célibataires et surtout hommes de parole. Mais tout n’est pas rationnel dans les deux mille neuf cent vingt-trois grèves recensées par Mme Perrot entre 1871 et 1890, et le jugement de l’historien-sdciologue rejoint ici les intuitions du romancier : « Le ressentiment, la haine refoulée, l’espoir d’un monde meilleur jettent les ouvriers hors de l’usine comme poussés par une force irrésistible. La grève dépasse alors le jeu économique. Cri, fête, projet ou rêve, elle cesse d’être démarche raisonnée de producteurs pour se muer en geste populaire, en révolte globale aux significations multiples. » Germinal est l’un des rares romans qui n’aient jamais subi d’éclipse, l’un des titres les plus vendus dans la collection du « Livre de poche ». Par lui, Zola a ouvert au roman de nouveaux domaines : l’étude d’un milieu professionnel devient un sujet romanesque ; les luttes sociales, une forme d’intérêt dramatique. Pourtant, la haine que Zola inspirait aux représentants de certains milieux mit longtemps à désarmer. Il est significatif de lire sous la plume de René Johannet, auteur d’un essai intitulé l’Evolution du roman social au dix-neuvième siècle et qui parut à Reims en 1910 sous le label de l’Action populaire, les lignes suivantes : « Le roman social ne s’est pas encore débarrassé de la détestable influence de Zola dont la lèpre a terni, pendant deux générations, toute jeunesse et toute fleur. Faut-il, une fois de plus, noter les conséquences de son œuvre exactement comparables à celles d’une épidémie tenace, alcoolisme intellectuel ou tuberculose sociale ? » Suivent plusieurs pages de la même encre : Zola n’était justiciable que de l’anathème, discuter son propos représentait déjà une compromission dégradante. "Quand les sirènes se taisent" Les voies de l’influence d’un écrivain sont heureusement encore impénétrables. Qualifier un romancier de « Zola chrétien » aurait paru, avant 1914, une plaisanterie quasi blasphématoire tant l’antinomie des deux termes paraissait monstrueuse. Or c’est bien ainsi que la critique désigne souvent l’un des épigones du maître de Médan, Maxence Van der Meersch. Fils d’un entrepreneur de Roubaix qui s’affichait comme athée et anticlérical, le jeune Van der Meersch avait trouvé les œuvres de Zola dans la bibliothèque de son père et il les lut avec passion. Il tient de lui sa méthode documentaire et son sens de la fresque sociale dramatisée ; les deux hommes se rencontrent aussi dans le combat qu’ils ont mené toute leur vie contre les diverses formes de l’injustice sociale. Dès ses premières œuvres, Van der Meersch – qui fut quelque temps avocat – n’a plaidé qu’un seul procès, le procès de ceux, de celles qui souffrent des dures conditions de la vie sociale. (Dans cette perspective, le J’accuse de Van der Meersch a été son roman Corps et Ames, la plus formidable attaque jamais lancée contre les médecins français.) Comme Zola et malgré son style heurté, parfois à la limite de l’incorrection, Van der Meersch s’est imposé par la puissance de ses convictions. Il a cherché à communiquer à ceux qui l’ignoraient sa hantise de la détresse ouvrière, il a voulu être un semeur d’inquiétude. Quand les sirènes se taisent (1933) tient la troisième place dans la chronologie des romans de Van der Meersch. Le titre reflète exactement le contenu du livre : toute l’action se passe pendant une grève des ouvriers tisseurs de Roubaix. La référence et l’hommage à Germinal figurent dès le début du roman : au cours de la réunion qui doit décider de la grève, un jeune homme demande à prendre la parole. Aussitôt la foule crie « Vive Germinal ! » Mais la comparaison pourrait presque s’arrêter là. Van der Meersch n’est pas encore, il s’en faut, en possession de sa technique romanesque. A côté de l’œuvre achevée de Zola, Quand les sirènes se taisent mérite d’être classé parmi les plus effrayants mélodrames sociaux dont la fin du dix-neuvième siècle a été spécialement prodigue. L’intrigue est simple, sans recherche de technique littéraire : les ouvriers du textile roubaisien ne veulent pas payer la nouvelle cotisation exigée par la loi sur les assurances sociales sans une augmentation de salaire. La « Fédération générale du textile », qui groupe les industriels du Nord, refuse de céder. La grève est votée, elle se déroule dans un terrible climat de violence, avec la mort d’un enfant de quatre ans tué dans une charge de gardes mobiles et le meurtre d’un industriel – qui a pourtant proposé la reprise du travail aux conditions imposées par les grévistes – brûlé vif dans sa voiture. Finalement, le conflit se termine sans qu’on sache exactement pourquoi. Un seul vainqueur dans cette affaire, le cabaretier : thème pour ainsi dire classique des considérations patronales sur les grèves. En contrepoint du drame social, mais très mal relié à lui. Van der Meersch s’est attaché aux amours tragiques d’un couple de travailleurs, Laure et Jacques, qui se retrouveront in extremis alors que l’on a cru le jeune homme tué dans une bagarre avec les gardes. Certes, les notations ne manquent pas, dans ce roman, qui prouvent déjà, chez Van der Meersch, des dons remarquables d’observation sociale. Il décrit exactement les courées de Roubaix, aborde le problème des immigrés flamands, les « Flahutes », utilisés par les industriels comme briseurs de grèves, et ne tombe à aucun moment dans l’ouvriérisme, cette tentation majeure des écrivains « sociaux ». Sa peinture du milieu ouvrier de la France du Nord atteste une connaissance précise du milieu géographique et humain qui s’affirmera dans ses œuvres ultérieures. Toutefois, en tant que grévistes, les protagonistes de Quand les sirènes se taisent n’ont pour ainsi dire aucune consistance quand ils ne sont pas franchement caricaturaux. On sent, chez Van der Meersch, un manque d’information sur la vie syndicale et ses militants. Du meneur de la grève, Jacques, un ancien marin qui a bourlingué un peu partout, on sait seulement qu’il est « socialiste » et il sera très vite dépassé par les événements, préférant se perdre dans l’action, la quête pour les grévistes ou la bagarre. Regrettons également que la C.G.T.U., la centrale « unitaire » où dominaient les communistes avant la réunification, soit représentée ici par un personnage des plus louches qui sent la fabrication à l’aide d’éléments fournis par la presse patronale. Honoré Demasure, époux d’une ancienne prostituée, de l’argent plein les poches depuis le début de la grève (Van der Meersch ose même employer l’expression de « fonds secrets »), lance ses camarades dans des actions stupides auxquelles il se garde bien de participer. Il finira par se rallier au parti au pouvoir (?) et deviendra employé, dans une mairie où il y a plus à gagner qu’avec les communistes. La physionomie la plus intéressante créée par Van der Meersch dans cet ouvrage manqué – il n’a d’ailleurs pas été réédité depuis vingt ans, -est celle d’un ancien instituteur, Pierre Jésarrez, révoqué pour avoir refusé d’accomplir une période de réserve. C’est à notre connaissance le premier objecteur de conscience de notre littérature. Profondément idéaliste, il se tient aux côtés des grévistes et, dans une manifestation, il crèvera l’œil d’un garde mobile. Or celui-ci l’avait secouru et nourri. A la fin du roman, on apprend qu’il fera tenir à Pierre, par l’un de ses amis, une somme d’argent pour l’aider à se marier. Trop c’est trop, et il y a malheureusement beaucoup d’épisodes de ce grain au cours du récit de Van ter Meersch. L’observation scientifique de Roger Vailland Zola et Van der Meersch ayant décrit des grèves ratées – il en est qui réussissent, près de la moitié dans la période étudiée par Mme Perrot, – on pouvait se demander si un romancier ne se déciderait pas, conformément à la « réalité des choses à à faire l’histoire d’un conflit tournant à l’avantage des ouvriers. Peut-être fallait-il pour cette tâche positive un militant averti : il est apparu un jour en la personne de Roger Vailland, qui a donné en 1954, avec Beau Masque, une manière de chef-d’œuvre du roman « syndical ». En 1952, Roger Vailland, compagnon de route des communistes depuis la Résistance, a pris sa carte du parti. Il habite dans l’Ain et fréquente des militants qui le renseignent sur les luttes ouvrières, en particulier un ami cheminot, Henri Bourbon, ancien député communiste de l’Ain. (En 1931-1932. Nizan, professeur au lycée de Bourg-en-Bresse, participa lui aussi à la vie politique de cette région. Candidat communiste aux élections législatives d’avril 1932, il obtint 80 voix.) Pour la première fois dans l’œuvre de Vailland, des ouvriers seront ses personnages principaux. Pour la première fois aussi, l’écrivain a étoffé l’intrigue romanesque qui, dans ses livres précédents, était rigoureusement linéaire. Les travaux de Jean Recanati (Esquisse pour la psychanalyse d’un libertin, Buchet-Chastel, 1971) ont bien mis en lumière tout ce qu’une lecture psychanalytique de cette œuvre complexe apporte à la connaissance de la personnalité de son auteur. Pierrette Amable, le personnage central du roman, militante communiste et responsable du syndicat de la filature où elle travaille, représente le double de Roger Vailland. Virilisée, taillée dans une matière dure, plus faite pour pénétrer que pour être pénétrée, c’est une héroïne phallique qui ne cédera pas longtemps à l’amour : il commençait à entamer sa vertu militante. Avec Roger Vailland, nous sommes loin du lyrisme épique de Zola et de Van der Meersch. Beau Masque est un roman « sec », où les aspects économiques et politiques de la vie d’une région sont traités en priorité avec le détachement de l’observation scientifique. La peinture de la grève n’occupe que la cinquième et dernière partie de l’ouvrage, sa conclusion optimiste. Nous étions depuis longtemps préparés au succès de l’action ouvrière : pouvait-il en être autrement avec des militants si bien formés à exploiter toutes les contradictions de la bourgeoisie ? Ici, pas d’improvisations, pas de harangues enflammées, pas de mouvements de foule désordonnés. La rationalité militante triomphe. Cependant l’auteur s’est facilité la tâche en choisissant des adversaires qui n’ont plus l’étoffe des bourgeois conquérants du dix-neuvième siècle. Son Philippe Letourneau, héritier décadent d’une dynastie de filateurs, ne semble pas entièrement crédible. Qu’il soit le héros « négatif » conforme aux schémas déjà répandus par Guesde et Lafargue à l’aube du vingtième siècle est une chose, mais son rapport à la réalité « objective » » en est une autre. Il existe une certaine marge entre la lecture sporadique de Marx et la remise à un membre du parti de documents condamnant sa propre famille. Sa passion, peut-être, explique cette attitude puisque Philippe aime Pierrette, l’ennemie de classe. Son suicide est présenté comme la cause de l’annulation des mesures de licenciement qui frappaient les travailleurs de l’usine du Clusot. N’y a-t-il pas là une ambiguïté curieuse ? Elle ne saurait surprendre de la part de Vailland, incapable de se plier totalement aux impératifs du réalisme socialiste. Trois grèves en soixante-dix ans dans le roman français, maigre recensement qui ne prétend bien entendu nullement à l’exhaustivité. L’inventaire complet reste à entreprendre, nous ne croyons pas qu’il serait très riche, pas plus que celui des publications scientifiques analysant le même sujet. Peu d’ouvrages d’histoire sociale traitant des conflits du travail existent à ce jour en France et encore moins d’études sociologiques. Zola a devancé les spécialistes, personne n’a encore égalé Germinal. Dans un pays où le mépris du travail manuel est toujours à l’honneur, pourquoi s’étonner que la vie ouvrière ne soit pas un sujet d’inspiration pour les écrivains ?
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