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Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites, Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Germer mille sonnets dans le cœur des poètes, Luxe, calme et volupté.
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.
Charles Baudelaire (1821-1867) Charles Baudelaire (1821-1867)
La Chevelure Moesta et errabunda
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure ! Dis-moi ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! Loin du noir océan de l’immonde cité
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir ! Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ?
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, La mer la vaste mer, console nos labeurs !
Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ! Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
Comme d'autres esprits voguent sur la musique, De cette fonction sublime de berceuse ?
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève, Emporte-moi wagon ! enlève-moi, frégate !
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ; Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève ! - Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts : Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?
Un port retentissant où mon âme peut boire Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
A grands flots le parfum, le son et la couleur ; Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie,
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire, Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire Où dans la volupté pure le cœur se noie !
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. Comme vous êtes loin, paradis parfumé !
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse Mais le vert paradis des amours enfantines,
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ; Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Et mon esprit subtil que le roulis caresse Les violons vibrant derrière les collines,
Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
Infinis bercements du loisir embaumé ! - Mais le vert paradis des amours enfantines,
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ; Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues Et l’animer encor d’une voix argentine,
De l'huile de coco, du musc et du goudron. L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?
Moesta et Errabunda (Triste et Vagabonde) est un des derniers poèmes de Spleen et Idéal où sont évoquées des
images heureuses. Mais ce bonheur appartient cependant au passé, et est l’objet d’une remémoration. Celle d’un autre
espace et d’un autre temps que le rêve et l’écriture poétique seuls ont encore chance de reconstruire fugitivement.
Les liens tissés dans le poème entre l’océan et la cité, l’océan et l’enfance font de chaque groupe l’image inversée de
l’autre. Il est intéressant de chercher comment est produit par le texte le sentiment d’une équivalence : (océan=cité)
(océan=enfance) et d’une opposition : (océan = cité) / (océan = enfance)
Les deux "océans" sont distincts : l’un est le "noir océan" : il est l’image de la cité ; l’autre océan est le vrai, celui
"dont la splendeur éclate".
L’équivalence entre le "noir océan" et "la cité" est affirmée par la métaphore : "le noir océan de l’immonde cité".
L’équivalence entre l’océan et l’enfance est suggérée par l’emploi de mots appartenant au vocabulaire de l’enfance
pour parler de l’océan : virginité, le cœur se noie, console, grondeurs, chanteuse, berceuse ; inversement des mots
appartenant au lexique de l’océan sont utilisés pour parler de l’enfance : bleu, clair, profond, vert... L’homophonie
"mer" "mère" sous-tend (inconsciemment) l’assimilation de l’océan à l’enfance : on peut ressentir, en effet, comme le
même appel vers une présence maternelle, les termes "console", "berceuse", "chanteuse" (qui s’appliquent à l’océan) et
les "cris plaintifs", la "voix argentine" (qui concernent l’enfance).
Ces relations d’équivalence reposent sur une réaction affective analogue : le noir océan qu’est la cité est rejeté dans
un même sentiment de dégoût et de lassitude. L’océan et l’enfance sont unis dans un même désir : quitter la ville pour
l’océan ("Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate ! ") afin de retrouver l’enfance ou... plus loin que l’enfance, le
paradis perdu...
L’équivalence entre l’océan et l’enfance ne résulte pas d’une comparaison établissant des éléments de ressemblance
rationnellement formulables. Elle ne résulte ni d’un raisonnement logique, ni même, à proprement parler, d’un
raisonnement analogique. Elle résulte du fait que tous deux sont l’objet d’un même désir : le désir d’être loin, ailleurs,
de quitter "l’ici et maintenant" pour le bonheur et la sécurité d’autrefois. C’est une équivalence affective, soutenue par
l’équivalence des signifiants (mer/mère) qui se profile à l’arrière-plan. Cette interprétation semble confirmée par le
soin de distinguer par "rauque" le chant de la mer, implicitement comparé à celui de la mère berçant son enfant,
parfois le grondant. Mais ils restent unis dans un même désir : celui d’être loin, dans l’espace et dans le temps.