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Nibelungenlied

traduction métrique
par

Marcel DESPORTES†
Agrégé des Lettres Classiques

et

Yvon DESPORTES
Professeur Emérite à l’Université Paris Sorbonne

Aventure I. 3
Aventure II. Siegfried. 5
Aventure III. Siegfried se rend à Worms. 9
Aventure IV. Siegfried fait la guerre aux Saisnes. 19
Aventure V. Siegfried voit pour la première fois Kriemhilde. 33
Aventure VI. Gunther se rend en Islande et conquiert Brunhilde. 41
Aventure VII. Gunther conquiert Brunhild. 49
Aventure VIII. Siegfried va quérir ses gens. 59

1
Aventure IX. Siegfried porte un message à Worms. 65
Aventure X. Brunhild est reçue à Worms. 71
Aventure XI. Siegfried retourne avec son épouse en son pays. 83
Aventure XII. Gunther convie Siegfried à une grand’ fête. 87
Aventure XIII. Siegfried et Kriemhild vont à la grande fête. 93
Aventure XIV. Les reines s’entr’offensent. 97
Aventure XV. Siegfried est trahi. 105
Aventure XVI. Siegfried meurt de male mort. 111
Aventure XVII. Kriemhilde pleure son époux, et quelles funérailles il eut. 121
Aventure XVIII. Siegmunt retourne en son pays. 129
Aventure XIX. Le Trésor des Nibelungen est apporté à Worms. 133
Aventure XX. Etzel envoie demander la main de Kriemhild en pays Burgunde. 139
Aventure XXI. Kriemhilde en pays Hun se rend. 155
Aventure XXII. Kriemhild fait son entrée à la cour Etzel. 161
Aventure XXIII. Kriemhilde invite ses frères à la visiter. 167
Aventure XXIV. Waerbel et Swennel portent le message. 171
Aventure XXV. Les Burgundes vont chez les Huns. 181
Aventure XXVI. Gelpfrat est occis par Dankwart. 191
Aventure XXVII. Ils s’arrêtent à Béchelaren. 199
Aventure XXVIII. Les Burgondes arrivent chez Etzel. 207
Aventure XXIX. Hagen refuse de se lever devant la reine. 213
Aventure XXX. Hagen et Volker montent la garde. 221
Aventure XXXI. Les Burgundes se rendent à l’église. 225
Aventure XXXII. Dankwart occit Bloedelin. 233
Aventure XXXIII. Les Burgundes livrent bataille aux Huns. 237
Aventure XXXIV. Ils jettent les morts de la salle. 243
Aventure XXXV. Où dan Irinc trouve la mort. 245
Aventure XXXVI. La reine ordonne l’incendie de la salle. 251

2
Aventure XXXVII. Rüdeger périt à son tour. 257
Aventure XXXVIII. Tous guerriers Dietrich périssent de male mort. 267
Aventure XXXIX. Meurent Gunther, Hagen, et Kriemhilde. 275

3
Aventure I.
1 Nous tenons de la Nuit des Temps contes merveilleux par milliers
de preux de grande renommée, de travaux les plus singuliers,
de rires, de festivités, de larmes de gémissements,
et de chocs de rudes guerriers que c'en est un enchantement.
2 Lors croissait en terre Burgunde une fort gente jouvencelle,
et telle qu'en nul lieu du monde on ne pouvait trouver plus belle ;
Kriemhilde, car c'était son nom, devint une beauté de femme !
C'est pourquoi tant et tant de preux étaient promis à rendre l'âme.
3 À l'avenante jouvencelle allaient d'eux-mêmes tous les cœurs
d'elle rêvaient de grands guerriers, pas un ne l'avait en horreur.
Sans mesure était sa beauté, tant elle était noble dans l'âme
et sa jouvence avait de quoi parer de charme toute femme.
4 À sa garde veillaient trois rois de sang et de rang admirables :
c'était Gunther, c'était Gernot, tous deux guerriers irréprochables
et c'était l'enfant Giselher, vrai parangon de vaillantise.
C'était leur sœur que cette belle à leurs soins de prince commise.
5 C'étaient de généreux seigneurs issus de la plus haute race,
forts comme on ne l'est pas, fougueux, incomparables en audace,
ils régnaient sur la Burgundie, car c'était le nom de leur terre
et plus tard en terre d'Etzel, merveilles d'exploits devaient faire.
6 Worms, où passent les eaux du Rhin, servait de siège à leur puissance.
Leurs domaines, pour les servir, armaient de fières allégeances.
Et l'honneur les en entoura tout le temps que dura leur vie.
À la mort hélas ! les voueraient deux mutuelles ennemies.
7 Puissante reine encor vivait dame Ute leur commune mère.
Leur père (il avait nom Ancrât) de leur royaume héréditaire
en mourant les avait saisis : c'était l'homme plein de vaillance,
qui de lui-même avait tout jeune acquis d'honneur grand abondance.
8 Tous trois étaient les souverains, comme je vous l'ai fait connaître,
gréés de fort grand vaillantise. Auprès d'eux, vassaux près du maître,
encor vivaient les meilleurs preux dont il soit mémoire gardée,
robustes, de mordant munis, à la fête en pleine mêlée :
9 Hagen, le sire de Tronège, avec le sien frère germain,
Dankwart le tout impétueux, Ortavin, l'écuyer Messin ;
préfets d'une marche tous deux, sire Gers et dan Eckewart,
et Volker le seigneur d'Alzei, dont la force était le rempart.

5
10 Rumolte, chef des cuisiniers, un parangon de vaillantise,
Sindholt, Hunolt honneurs plaisirs à charge se voyaient commise,
toute la cour, tous trois étant de trois rois vassaux indivis.
Y pullulait l'Aventurier… Non, pas un nom, tant je ne puis.
11 Dankwart était le maréchal, et c'était son neveu germain
que l'écuyer tranchant du roi, Ortavin, l'Écuyer Messin ;
c'était Sindholt l'Échanson, un parangon de vaillantise,
et Hunolt le Chambellan, toute charge des mieux commise.
12 De la force de cette cour et de toute sa grande puissance,
de sa très haute précellence et, chevaliers, de l'allégeance
où les seigneurs jusqu'à leur mort de gaieté de cœur veulent vivre,
hey, qui vous en voudrait dire onc n'en serait quitte et délivré.
13 Au milieu de tous ces honneurs songe à Kriemhilde sur sa couche
arriva que d'un sien faucon qu'elle élevait bel et farouche
adonc deux aigles le liant... Ah ! Quel spectacle elle dut voir !
Lui pouvait-il en ce bas monde hélas plus grande douleur échoir ?
14 Donc de ce songe elle s'en fut s'ouvrir à dame Ute sa mère.
Et celle-ci l'on ne peut mieux, d'un mot trancha tout le mystère.
« En ce faucon par toi nourri je vois époux de noble sang.
Le veuille Dieu bien protéger ! Tu ne l'auras pas bien longtemps. »
15 « Que m'allez-vous parlant d'époux, ô ma chère et si tendre mère ?
Sans bras viril et sans amour je veux passer ma vie entière.
Belle je suis, et veux rester jusques à l'heure de ma mort.
Caresse d'homme point ne doit onc me promettre à mauvais sort. »
16 « Ne dis donc pas sitôt : fontaine ! » Ainsi la réponse était prête.
Si quelque jour se doit ton cœur en ce monde sentir en fête,
y pourvoira caresse d'homme, et bellement tu seras femme,
à juste et preux dan chevalier si Dieu te donne d'être dame. »
17 « Laissons en paix ce sujet-là, madame, répondit la Belle.
Il est cent femmes pour moins d'une à preuve avoir par trop formelle
de tous le prix qu'avec le temps en douleur peut coûter l'amour.
De l'un et l'autre je me garde, et je préviens tout mal retour. »
18 Kriemhilde ainsi tenait son cœur loin de toute atteinte amoureuse.
Adonc vécut la Toute-Bonne ample suite de jours heureux,
homme jamais sans rencontrer qui d'amour lui fit rêver l'âme ;
jusques au jour qu'en tout honneur un franc guerrier la rendit femme.
19 Car le faucon, c'était bien lui, dont en rêve elle avait songé.
Et dont avait parlé sa mère. Ah ! D’elle s'il fut bien vengé
sur ses plus proches cousins, qui le devaient rendre au néant !
Pour un seul mort devait mourir de bonne mère maint enfant.

6
Aventure II.
Siegfried.
20 Alors croissait en Niederlant un fils de noble souverain :
son père était roi Siegmunt, sa mère dame Sigelint,
en leur puissant et fier château d'immense et merveilleux renom,
sis en aval des eaux du Rhin, soit le Santen, selon son nom.
21 Dan Siegfried, car c'était son nom, était alerte et généreux.
Il fit la guerre à maint royaume : avec sa bravoure de preux,
avec sa haute et forte taille il envahit terre sur terre
hey ! s'il trouva chez les Burgundes gars comme lui d'humeur guerrière !
22 Dès le plus bel de son printemps, dès la jeunesse de ses jours,
maint et maint conte merveilleux sur sire Siegfried avait cours.
Tant sa valeur allait croissant ! Tant en beau corps il avait l'âme !
D'amour pour lui déjà brûlait un peuple entier de belles femmes.
23 Point son enfance ne manqua des soins à sa naissance dus
mais c'est de son cœur qu'il tirait son excellence et ses vertus.
Il devait être le fleuron de la Terre de ses Aïeux,
car il serait en toute chose irréprochable preux de preux.
24 Bref, un beau jour le voilà donc en âge d'entrer à la cour
et tout le monde en fut ravi ! D'y faire séjour sur séjour,
tant souhaitaient qu'il eût désir mainte dame et mainte pucelle !
On ne rêva plus que de lui... Lui-même lut le cœur des belles.
25 Seul sans escorte rarement on laissa chevaucher l'enfant.
Sire Siegmunt et Sigelint le firent vêtir richement.
À ses côtés pour gouverneur veillaient vieillards pleins de lumières,
et cher le tinrent de la sorte autant le peuple que la terre.
26 Atant lui crût force de corps qu'il put les armes revêtir
(aux qualités qu'il y fallait son cœur pouvait assez fournir)
et qu'il se mit, l'esprit lucide, à rechercher les belles femmes
son amour eût comblé d'honneur qui prise eût preux: Siegfried pour dame.
27 Adonc son père Siegmunt à ses vassaux fit annoncer
qu'il allait entre bons amis chez soi grand fête pourpenser
vent et nouvelle il en advint à d'autres rois d'autres pays,
et siens ou non, à tous il fit donner cheval et bel habit.
28 En quelque lieu que se trouvât d'âge d'être armé chevalier,
un jouvencel de ses parents, l'on vint au gentil bachelier
le convier à la grand fête, à Santen, pour cette journée,
et tout, vassaux et jeune prince, en même temps reçut l'épée.

7
29 Sur cette grand fête elle-même on pourrait merveille conter :
tant Siegmunt et Sigelint s'entendirent à récolter,
par les présents, moisson d'honneur ils dispensaient à pleines mains.
Aussi vit-on vers leur pays maint étranger sur le chemin.
30 Deux fois deux cent écuyers y devaient recevoir vêture,
avec Siegfried, de chevalier. Mainte enfant de gente figure,
en son ouvrage mit d'amour assez pour tromper son effort ;
dame sertit gemme sur gemme en longs dessins de chatons d'or,
31 qu'elle cousait de tout son cœur sur ce qui serait la vêture
de fiers barons frais adoubés. Ainsi le voulait l'aventure !
De par le maître fut dressé tribune et rang pour maint guerrier.
Puis vint l'été, puis le solstice, et dan Siegfried fut chevalier.
32 Adonc monta vers le moutier, menant riche train d'écuyers,
foule de nobles chevaliers. Aux jeunes preux, ainsi qu'il sied,
comme jadis leur fut montré, des chevronnés ouvraient la voie :
mais ce n'était qu'un passe temps, après viendraient tant d'autres joies !
33 À la louange du Seigneur fut alors chantée une messe.
De peuple encore il y parut foule de monde et grande presse,
et l'on arma les chevaliers selon chevalerie ancienne :
fête ce fut de tant d'honneurs que nul ne croit qu'elle revienne !
34 Lors ils coururent où trouver, tout sellés, nombre de chevaux.
À la cour même roi Siegmunt le béhourd résonna si haut,
qu'on entendait en longs échos vibrer chef-logis et grand’ salle,
haut retentit comme les cœurs un fier fracas d'armes vassales.
35 De chevronnés, de jeunes preux sans cesse renaissait l'assaut,
et du fracas des bois de lance en l'air retentissait bien haut.
Jusques au mur du chef-logis l'on voyait voler les éclats
d'autant de mains que de jouteurs : quel feu ! Quelle fougue ! Quels ébats !
36 Le roi fit rompre la rencontre : atant l'on rentra les chevaux.
Mais que d'écus tout éventrés, sans bosse, eux qui bombaient si haut
si précieuse mainte gemme éclatait sur le vert gazon,
de son agrafe hors jaillie au choc brutal de deux barons !
37 En leur rang hôtes de la cour adonc à table prirent place.
Viande exquise. En quantité. Toute fatigue en eux s'efface
Et quel vin ! Le meilleur de tous ! Il se versait en abondance,
à grand honneur aux étrangers, à grand honneur aux connaissances !
38 Point ce n'était encore assez de tout un jour de gai plaisir,
et moult jongleurs des grands chemins durent se passer de dormir !
Riches présents ils espéraient, ils en reçurent de fort beaux.
Tout le royaume Siegmunt n'en eut prestige que plus haut.

8
39 Siegfried le jeune chevalier dut en fief, par ordre du roi,
donner et terres et châteaux, tout comme son père autrefois.
Envers ses frères chevaliers il fut bel et bien généreux,
et tous ils furent satisfaits d'avoir fait route pour ces lieux.
40 Arriva le septième jour de la grand’ fête solennelle.
Des mains Sigelint la grande reine aux vieilles coutumes fidèle
atant, pour l'amour de son fils, partout l'or rouge dru ruisselle.
À lui sans faille s'attacha le cœur du peuple de plus belle.
41 Pas un jongleur de grand chemin ne se retira mendiant :
chevaux de route, vêtements se distribuaient à tout vent.
L'en aurait dit qu'on n'avait plus jour à vivre après celui-là.
Plénière cour, m'est-il avis, large à ce point ne se montra.
42 Sur ces honneurs et fêtes-grands prirent fin les solennités.
Les fort puissants nobles seigneurs, au bruit qui depuis s'est levé,
auraient aimé voir en ce jour couronner le jeune seigneur,
mais dan Siegfried s'y prêtait mal : il n'écoutait que son grand cœur.
43 Tant que Siegmunt et Sigelint furent du nombre des vivants,
loin de vouloir porter couronne, ne fut que leur cher enfant.
Il n'acceptait de commander qu'au besoin, face à l'insolence,
et le pays vivait sans peur, par lui gardé, le fer de lance.

9
Aventure III.
Siegfried se rend à Worms.
44 Onc n'avait su le damoiseau ce qu'est de cœur peine cruelle,
quand un jour il ouït conter que ravissante, toute belle,
il était en Burgundenlant une merveille de beauté,
qui lui devait donner grand’ joie et grandes peines infliger.
45 Belle comme belle n'est pas ! Célèbre ainsi loin à la ronde,
et quelle noblesse de cœur ! Partout, partout de par le monde
de la pucelle s'éprenait l'un après l'autre les héros,
qui sur la terre dan Gunther venaient d'étrange terre à flots.
46 De quantité de prétendants sa grâce attirait l'influence.
Mais de Kriemhilde à Kriemhilde même en son cœur n'allait que silence
et qu'éternel muet dédain d'être connue et de connaître.
Il était loin, si loin encor, celui qui, là, serait son maître.
47 Plus ne rêva que fine amour ce que Siglint avait d'enfant.
Tous prétendants, au prix de lui, n'étaient rien d'autre que du vent.
Il était digne, en vérité de conquérir bien belles dames,
et puis un jour, gente Kriemhilde, car preux Siegfried l'obtint pour femme.
48 Les siens alors de lui parler, et nombre de ses hommes liges :
À l'éternel puisqu'il entend que son cœur pour toujours l'oblige,
qu'il n'allât point fixer son choix sur fille de simples vassaux !
Lors répondit Siegfried le preux : « C'est donc Kriemhilde qu'il me faut,
49 la gracieuse jouvencelle en pays de Burgundenlant,
belle comme belle n'est pas. Car je le sais bien voirement :
point d'empereur, si grand fût-il, qui, se mêlant de prendre femme,
eut forligné d'amour aimant si grande reine comme dame.
50 Telle s'en porte la parole aux oreilles roi Siegemunt.
C'est la nouvelle de ses gens. Encor, si c'était faux ! Mais non.
Que le dessein de son enfant lui met au cœur peine cruelle !
Siegfried, songer à courtiser la toute-noble et toute-belle !
51 Telle à son tour l'apprit Siglint. Même effroi de la noble dame :
elle trembla pour son enfant, le deuil s'empara de son âme,
car elle était loin d'ignorer ce qu'étaient Gunther et ses preux.
Et tous de dire au jouvenceau : que vœux c'étaient bien périlleux.
52 Lors répondit Siegfried le Preux : « ô mon cher et si tendre père,
plutôt sans dame et sans amour voir s'écouler ma vie entière,
que de faillir où tend mon cœur de son amour le plus profond !
Dites toujours, c'est tout autant de sans valeur et sans raison. »

11
53 « Démordre point si tu n'en veux (la réponse était toute prête),
ta volonté sera la mienne, et je m'en fais toute une fête.
Je veux œuvrer à ton bonheur du meilleur de mon soin possible.
Mais roi Gunther a de vassaux autour de soi rempart terrible,
54 Et pour ne t'en nommer rien qu'un, de dan Hagen Sa Vaillantise,
qui possible va sans mesure à son orgueil donner franchise !
Peine c'est pourquoi je crains fort que nous n'ayons des plus cruelles,
de ce dessin de courtiser la Toute-Noble Toute-Belle.
55 Siegfried alors lui répondit : « Quel mal peut-il en advenir ?
Ce que jamais ne me pourra douceur ni prière obtenir
à la vaillance de mon bras peut s'acquérir d'autre manière !
Fort je me fais de lui tellir autant son peuple que sa terre. »
56 Adonc repris le roi Siegemunt : « ton propos m'est peine cruelle !
Si jamais il en parvenait au bord du Rhin moindre nouvelle,
tu ne pourrais dorénavant entrer d'un pas en Burgundie.
Sire Gunther et dans Gernot preux inconnus ne me sont mie.
57 Force ne fera que néant pour la conquête de la Belle,
poursuivit sire Siegemunt. Je le sais de source fidèle.
Mais si nous voulons des guerriers pour chevaucher vers cette terre,
mandons, mandons tous nos amis : tôt nous aurons fait de les querre.
58 « Vraiment, cela ne me dit rien, répondit Siegfried d'un ton sec.
Je me vois mal prendre une escorte, et remontant le Rhin avec,
me présenter en chef d'armée (ce me serait peine cruelle)
qui ne demande qu'à sa force une si fine et fière belle.
59 Si de vaillance il est besoin, j'ai la mienne en ma seule main.
J'irai, douzième seulement, de la cour Gunther le chemin.
Borne à ce compte tes secours au tien fils, père Siegemunt. »
Adonc chacun des siens reçut, pour se vêtir, vair et vison.
60 De ces rumeurs à Sigelint, à sa mère, parvint le vent :
quel ne fut pas son désespoir au sujet de son cher enfant !
C'était Gunther ! C'était Gernot ! Elle redoutait pour ses jours.
La noble reine adonc laissait courir ses pleurs leur libre cours.
61 Sire Siegfried s'en fut la voir au fond de son appartement.
Il prit sa mère entre ses bras, et lui parla fort tendrement :
« gardez-vous, femme, de pleurer un seul pleur à cause de moi.
Je puis tenir, sans grand souci, tête à quelque arme que ce soit.
62 Songez plutôt à bien m'aider, partant pour la terre Burgonde,
à me vêtir, oui, vous, moi-même et ce que j'emmène de monde,
d'habits que fiers et preux barons peuvent à grand honneur porter.
Grâce mon cœur vous en saura, ce n'est point la vous en conter.

12
63 « Démordre point si tu n'en veux, dit la reine Sigelint à tant,
je vais aider en ce voyage, ô toi tout ce que j'ai d'enfant,
de beaux habits, tels que sur soi preux n'en porta magnificence,
et ta personne et tes amis. Encor sera-ce en abondance. »
64 Grâce à la reine rend Siegfried d'un salut de son jeune front :
« il ne me faut pour ce chemin, reprit-il, que onze barons,
onze, vous dis-je, et nul de plus. Qu'ils aient de quoi se bien vêtir
je veux, sur tout, de mes deux yeux voir de Kriemhilde à m'enquérir. »
65 Belles dames ont à la tâche après les jours passé les nuits.
En nul d'elles de repos il n'entra cure ni souci
qu'elles n'eussent de dan Siegfried achevé toute la vêture,
car rien de rien sur son chemin ne devait rompre l'aventure.
66 À grand prix fit son père orner l'équipage de preux baron,
qu'il ne quittât qu'en bel arroi la terre de roi Siegemunt.
Ce n'est pas tout : l'on prépara pour tous de brillantes armures,
avec des heaumes, de vrais rocs, et beaux écus grands d'envergure.
67 Arriva le jour du départ pour le pays de Burgundie.
Quels leur seraient les lendemains ? Hommes, femmes, tout s'en soucie.
Reverraient-ils jamais ou non le leur foyer et leur rivage ?
Mais jà les preux sur les sommiers ont fait trousser arme et bagage.
68 Quels magnifiques destriers ! Quel beau harnais tout de rouge
bat-il plus haut plus noble cœur ? C'est en vain qu'en serait effort.
Nul ne saurait passer Siegfried, nul ne saurait passer son monde.
Adonc congé demande-t-il d'aller en terre du Burgunde.
69 L'ont octroyé, bien tristement, le souverain avec sa femme point
lui, bonnement, de consoler ses deux corps qui ne font qu'une âme.
Il dit : « surtout, ne versez pas une larme à cause de moi ;
bien loin de vous, touchant mes jours, inquiétude que ce soit ! »
70 En grand ennui sont les barons ; en pleurs, plus d'une jouvencelle ;
m'est avis que déjà leur cœur pressent l'image trop fidèle
d'autant d'amis, hélas, d’autant, jà par terre aval rués morts.
Ah ! Juste deuil auquel un jour ne répondrait que trop le sort.
71 Le matin du septième jour, c'était Worms au bord de l'onde.
Sur les chevaucheurs bien allants l'or des armures surabonde
en éblouissantes rougeurs ; quant au harnais, rien de trop beau.
Sur leurs chevaux au pas égal c'étaient Siegfried et ses vassaux.
72 Tout neufs étaient les boucliers, et large leur rayonnement.
Les heaumes étaient merveilleux. Tel devers cour de roi régnant,
Sire Siegfried le tant isnel joignait Gunther en son pays,
et jamais œil humain n'a vu si magnifique et si bien mis.

13
73 La fine pointe de leur branc descend jusqu'à leur éperon ;
de hautes lances hérissé va l'incomparable escadron.
Siegfried fer porte, qui de large a bien deux empans de mesure,
dont l'un et l'autre des tranchants faisait d'horribles entamures.
74 Point n'étaient rênes sinon d'or en leurs mains fines cavalières.
Point n'était poitrail que de soie : tels ils passèrent la frontière.
De peuple jà de toute part les entourait foule ébahie,
quand de guerriers sire Gunther vers eux courut grand' compagnie.
75 Ces fiers guerriers, si haut cœurus, des chevaliers, des écuyers,
venaient assurer à ses preux en tout honneur, selon qu'il sied,
dessus la terre de leur maître accueil d'hôte au bout du chemin,
et prendre en charge et leurs chevaux, et leur pavois même des mains.
76 À la stalle comme il voulait tout droit conduire les montures,
sire Siegfried le tant isnel leur dit d'une voix vive et dure :
« laissez ester nos palefrois, le mien et ceux de mes amis !
Nous ne ferons rien que passer comme se l'est mon cœur promis.
77 Que si quelqu'un peut m'éclairer, qu'il ne garde pas le silence !
Où puis-je rencontrer le roi ? Je ne veux pas de réticence.
J'ai dit Gunther, le grand Gunther, le roi régnant de Burgundie »
L'on instruisait un qui savait, sans point d'erreur ni tricherie.
78 « Si c'est le roi que vous cherchez, je ne sais rien de moins ardu.
Je l'ai là-bas, en sa grand' salle, à l'instant de mes deux yeux vu,
barons et lui, siégeant ensemble. Ailleurs donc tendre il ne vous faut.
C'est là qu'il est, et que sont nombre, autour de lui, de grands vassaux. »
79 Juste à cette heure fut au roi première nouvelle annoncée,
que venait de se présenter, ô la splendide chevauchée,
d'étincelants hauberts vêtus et de grandes merveilles de brognes
des inconnus, dont ne pouvait dire le nom nul de Bourgogne.
80 Et le roi n'en revenait pas ! Quel pouvait être le pays
de si beaux, de si fiers guerriers vêtus de si brillants habits,
et de solides boucliers, tout neufs et de belle envergure ?
Mais nul n'en peut néant lui dire, et roi Gunther grand-peine endure.
81 Adonc au roi faisant réponse, Ortavin, l'Écuyer Messin,
cœur d'intrépide vaillantise et de bravoure toujours plein :
« Tels inconnus de nous qu'ils sont, faites donc venir sans retard
Hagen mon oncle, à seule fin de les soumettre à son regard.
82 Royaume il n'est qu'il ne connaisse, et n'est de même étrange terre.
Or de ces preux, s'il les connaît, il va vous ouvrir le mystère.
Adonc le roi le fit quérir, mais suivi de ses compagnons,
On le vit donc en cours, superbe, aller lui-même, et ses barons.

14
83 De la volonté de son roi Hagen de prime abord s'enquiert.
« Il se trouve dans ma maison des inconnus de chevaliers,
que nul homme en ma cour ne connaît : Si jamais vous les avez vus,
vous devez droite vérité, Hagen, me dire là-dessus. »
84 « Je vais le faire », dit Hagen. Il gagne donc une fenêtre,
et son regard de s'abaisser sur les arrivants et leur être.
Assez lui plut leur équipage ; assez lui plut aussi leur brogne
encore qu'il fut tout étranger à tous usages de Bourgogne.
85 Il dit. C'étaient, de quelque part qu'ils vinssent sur les bords du fleuve
c'étaient des princes en personne, ou messagers de prince au moins
« leurs chevaux sont de bons chevaux, et leurs habits, un bel ouvrage
quelque pays qui les envoie, ils ont allure et grand courage.
86 Hagen cependant poursuivait : « paroles et foi je vous en donne !
J'ai beau n'avoir jour de ma vie aperçu Siegfried en personne,
tout me porte à penser pourtant, quoi qui nous varie sa présence,
que c'est ce prince qui vers nous là-bas d'un air si noble avance.
87 Il nous apporte nouveautés du bruit de ses combats lointains.
Les insolents Nibelungen sont morts de sa vaillante main,
mort, Schilbelunc, mort, Nibelunc, enfants issus de riche roi.
Prodigieux, à sa grande force ainsi s'ouvrait son champ d'exploit.
88 Un jour que le preux chevauchait sans un seul homme à ses côtés,
il vit au bas d'une montagne, à ce que l'on m'a tant conté,
autour du Nibelungenhort un peuple entier droit sous la lance,
il ne savait lequel encor' mais il va faire connaissance.
89 Le Trésor ! Le Hort Nibelung ! Il était là tout apporté
des épaisseurs de la montagne. Or oyez merveilles conter :
il s'agissait du grand partage entre les fils Nibelung.
Voyant cela, fut preux Siegfried, sur le moment, surpris à fond.
90 Tant devers eux il chemina que de près il put voir ces preux.
Ils l'aperçurent à leur tour. C'est alors que dit l'un d'entre eux
« voici Sa Force dan Siegfried, le franc guerrier de Niederlant. »
Quelle aventure ! Nibelung à lui s'ouvrait avec ses rangs...
91 Au brave firent bon accueil sires Schilbelunc et Nibelunc.
Tous les deux d'un commun conseil, jeunes, mais jà de haut renom,
se rapportèrent du partage à cet incomparable preux,
tant supplié, ressupplié qu'il lui fallut ouïr leurs vœux.
92 Gemmes il vit tant scintiller, à ce que nous oyons conter,
que même un cent de chariots suffi n'aurait à les porter.
Encore vit-il plus de rouge or issu du sol Nibelungain :
c'étaient trésors qu'entre eux Siegfried devait partir de brave main.

15
93 Loyer d'emblée il eut le fer que Nibelunc eut pour épée,
mais son office ne leur fut qu'une désastreuse journée,
Siegfried, malgré tout son grand cœur, perdait sa peine à cet ouvrage,
il n'en pouvaient venir à bout, le fiel creva sur leur courage.
94 Ils avaient là de leurs amis douze guerriers bien décidées :
autant de robustes géants dont il ne furent point aidés.
Car en une heure, furieux, Siegfried de sa main les occit,
et de sept cents Nibelungen mit la vaillance à sa merci.
95 Avec la bonne et franche épée du nom de Balmunc appelée,
telle épouvante il inspirait que maint jeune cherche-mêlée,
rien que de voir la claire lame et rien qu'à ce bras reconnaître,
terres et burgs lui remettant, le déclarèrent leur seul maître.
96 Sur quoi ce fut les riches rois dont il eut fort tôt fait deux morts,
mais voilà-t-il pas qu'Albéric lui faillit bien trancher son sort.
Le fol ! Vouloir de ses chers rois chauds encore s'offrir la vengeance.
Ah ! Si, depuis, lui fit Siegfried sentir ce qu'est force et puissance.
97 Le nain malgré sa grande vigueur, tête ne pouvait lui tenir.
Lions farouches, on les vit droit sous la montagne courir ;
où fut tollue à l'Albéric la cape qui rend invisible,
et qui rendit maître du Hort sire Siegfried le preux le terrible.
98 Tous trébuchèrent en la mort ceux qui l'osèrent affronter ;
quant au trésor, il l'ordonna de reconduire et transporter
où premièrement l'avaient pris dan Nibelunc et ses guerriers.
Adonc Albric le Vigoureux en fut le garde et chambrier.
99 Il dut se lier par serment et s'attacher à son service.
Il le sert depuis tout ce temps en toute chose avec justice. »
Hagen de Tronège se tut, puis ajouta : « voilà sa geste,
et force point n'a de baron que n'ait encor ce nain de reste.
100 Il est encore un sien exploit que je tiens d'un récit certain.
C'est de ce dragon qu'il occit d'une prouesse de sa main.
Du bac qu‘il prit emmi le sang la peau lui durcit comme corne,
n'est plus d'un fer, plus d'un acier brèche n'y fait ni ne l'écorne.
101 De ce seigneur doit notre accueil d'autant moins décevoir les vœux
qu'il faut de ce jeune et grand cœur ne nous valoir rien de haineux.
C'est un hardi, c'est un vaillant ! Il vaut mieux l'avoir avec soi,
on sait merveilles de sa force, on s'ébahit de tant d'exploits ! »
102 Adonc le noble et puissant roi : « ma foi, dit-il, tu ne mens pas.
Vois la vaillance qu'il respire, et comme il aspire au combat,
et comme lui, ses compagnons ! C'est la Vaillance que cet homme !
Il faut en hâte à sa rencontre aller en hôtes que nous sommes. »

16
103 « Vous le pouvez, ce dit Hagen, sans honnir au front votre race.
Il est de noble et haut lignage, et de riche et royale extrace.
Rien qu'à le voir ainsi campé, m'est avis, de par Jésus-Christ,
que ce n'est pas pour en conter qu'il est venu jusques ici. »
104 Atant le roi du pays dit : « hé bien ! Qu'il soit le bienvenu !
Il est baron, il est vaillant, au compte qui m'est rendu.
Autant lui vaille sa valeur en terre de Burgundenlant. »
Atant alla sire Gunther trouver Siegfried au même instant.
105 De l'hôte et de ses chevaliers tel fut l'accueil à l'étranger.
Et telle en fut la courtoisie qu'en vain péché l'on eut cherché.
Adonc devant eux s'inclina sa délicate et grande prouesse,
car il avait à leur accueil senti bien belle gentillesse.
106 « Je me demande et m'émerveille, a sur-le-champ repris le roi,
de quel pays, gentil Siegfried, céans vous arriver tout droit.
Que venez-vous donc tant chercher à Worms sur les bords du Rhin. »
Adonc la vivant dit au roi : « je ne le veux vous taire à un brin.
107 L'on ne cessait de me conter chez mon père, en la sienne terre,
que c'est chez vous que se trouvaient (vérité j'en veux sûre et claire)
les plus vaillants des chevaliers : combien de fois me l'a-t-on dit !
Que roi a jamais ait possédés : voilà pourquoi je suis ici.
108 J'entends dire aussi que vous-même êtes le preux par excellence,
et que jamais roi ne s'est vu dont vous ne passiez la vaillance.
C'est l'entretien de plus d'un peuple, et la voix de toute la terre.
Repos ni cesse je n'aurai que je n'en sache le mystère.
109 Je suis moi-même chevalier, couronne je devrais porter.
Tant volontiers j'orrais le monde à voir mes œuvres, l'attester,
que de plein droit je recevrai autant un peuple qu'une terre !
J'y piègerais honneur et tête au cas qu'un seul dit le contraire.
110 Montrez-vous donc aussi vaillante que m'en parvient mainte nouvelle
qui qu'en ressente au fond du cœur grande joie ou peine cruelle !
Je veux réduire sous ma loi tout ce dont vous vous dites maître.
Votre il n'est terres ni ferté qui ne le doivent reconnaître. »
111 Le roi, qui restait ébahi comme les siens autour de lui,
n'en revenait pas de propos qui sonnaient là comme un défi :
quoi ! Ne songer si volontiers qu'à lui tollir sa Burgundie !
Adonc des sien, oyant cela, calme de cœur ne gardent mie.
112 « Comment aurais-je mérité, dit Gunther d'un air résolu,
que de se qu'en honneur mon père a si longtemps bien maintenu
de force d'homme ici-bas ne vînt dépouiller la puissance ?
Ç'aurait sans doute aux lois d'honneur été montrer piètre allégeance. »

17
113 « Repos ni cesse je n'aurai, reprit l'insolent chevalier.
Puisse la vertu de ton bras valoir la paix à ses foyers !
Ou tout ici doit m'obéir ou les terres de ma naissance,
Or serais-tu plus fort que moi, tiennes seront par allégeance.
114 Nos héritages tien et miens sont mis face à face en balance.
Celui qui devra de nous deux toucher le sol sous l'autre lance
à son service passera, lui-même, son peuple, et sa terre.
Lors n'en pouvant ni dan Hagen ni dan Gernot plus de se taire,
115 « point ce n'est là notre dessein, de dire dan Gernot encor,
de tollir à quelqu'un sa terre au prix ne fût-ce que d'un mort,
de main de preux roide abattu. Nous tenons de riches provinces ;
qui de plein droit nôtres étant, ne peuvent mieux avoir pour prince.
116 De noir respir étaient remplis autour du prince tout les siens,
et mêmement, entre leur rangs, Ortavin, l'écuyer messin.
Il dit : « parlons-en mieux. Cela me met en l'âme rude ennui.
Sire Siegfried à tous vous veut armes en main voir contre lui.
117 Avec vos frères fussiez-vous démunis de tous ces remparts,
roi se présentât-il lui-même au vent de tous ses étendards,
que je prendrai encor sur moi de lui mettre à plat l'insolence ;
et d'amener sa démesure, au nom du droit, à la décence. »
118 Du coup ne fit qu'un tour le sort du franc guerrier de Niederlant :
« ne me viens pas à la légère assaillir de tout ton élan,
roi quand je suis, et roi puissant, tu n'es, toi, que vassal de roi.
Je viendrai certes, à moi seul, à bout de douze comme toi. »
119 « Au clair ! Au clair ! » Cria, farouche, Ortavin, l'écuyer Messin :
c'était qu'en lui, de par sa mère, apparaissait Tronège à plein ;
et dan Hagen qui se taisait ! Àh ! Pour son roi, quel deuil cruel !
Intervint donc sire Gernot, le bien allant baron isnel,
120 qui, se tournant vers Ortavin: « ne t'irrite pas à ce point !
Sire Siegfried à notre égard ne s'est pas emporté si loin.
Tout peut encore se trancher courtoisement, à mon avis,
et se changer en amitié contre un exploit du plus haut prix :
121 cette fois, Sa Force Hagen : « ce me serait un crève-cœur,
ainsi qu'à tous les miens barons, que sur le Rhin ce chevaucheur
tel soit venu nous provoquer. Il aurait du s'en abstenir :
il n'aurait pas eu de mes seigneurs de nul dommage ombre à subir. »
122 Adonc, de toute sa rigueur, sire Siegfried de répartir :
« que si ma langue, dan Hagen, vous est source de déplaisir,
de mon bras, à titre d'essai, je vous propose de tâter :
il peut, chez eux, sans résistance aux preux Burgundes s'imposer. »

18
123 « Laissez-moi seul parer à tout », déclara vivement Gernot.
À toutes gens de sa maison défense il fit d'ajouter mon
dont arrogance, en ses excès, fût source de douleur cruelle.
Au même instant vint à Siegfried, vint souvenance de la belle.
124 « Pourquoi mettre entre nous la guerre ? » A dit Gernot qui dit encor :
« quand les braves de part et d'autres auront couvert un champ de morts,
fort mince en sera l'avantage, et mince honneur nous en aurons »
Adonc Siegfried de répliquer : en vrai fils au roi dan Siegemunt :
125 « mais que fait donc sire Hagen ? Et mêmement dan Ortavin ?
Pourquoi ne pas fondre au combat avec les leurs, qu'on voit au plein
des espaces de Burgundie en rangs farouches et profonds ? »
Mais tous gardèrent le silence, et dans Gernot maintint raison.
126 « Soyez ici le bienvenu, disait Ute en son enfant.
Le soient aussi les compagnons que vous voici nous amenant.
Volontiers vôtres de tout cœur nous serons, les nôtres et moi »
Sur ce l'on vint aux étrangers et verser le vin de Gunther roi.
127 « Autant de terres nous tenons, poursuivit leur hôte le maître,
autant n'aspire, s'il vous plaît, sauf l'honneur, qu'à vous reconnaître.
Et des personnes et des biens qu'à faire avec vous ou le partage. »
Lors, d'une cive, dan Siegfried plus en devint doux de courage.
128 Ce fut alors qu'en bonnes mains fut remis leur harnois guerrier.
L'on fit chercher, comme logis, les meilleurs qu'il se pût trouver
pour les compaings sire Siegfried on fit tout à leur agrément.
Et lui de même, de le voir, tout œil Burgunde fut content.
129 Rien ne lui fut rendu qu'honneurs à longueur de temps, et les jours,
par mille encor multipliés, pour les dire seraient trop courts.
C'était le prix de sa bravoure, et, mais vous me croirez sans peine,
pas un n'était, qui, l'ayant vu, sur lui jeta un œil de haine.
130 Aux jeux ardents où se plaisaient les trois souverains et leur cour,
Quelque exercice qu'on choisît, il était le meilleur, toujours.
Le meilleur ? Non, le sans pareil, dont la force partout domine,
Où qu'il fallût lancer la pierre ou bien lancer la javeline.
131 En tout lieu qu'il fût décidé devant les dames de la cour
de mettre en train soit passe-temps, ou chevaleresque béhourd,
l'on y voyait de fort grand cœur le franc guerrier de Niederlant.
Il ne voulait que fine amour, dont il allait sans fin rêvant.
132 À tout ce qui s'entreprenait-on le trouvait tout feu tout zèle :
il portait au fond de son cœur une avenante jouvencelle,
et lui de même au fond du sien celle qu'encore il n'avait vue,
et qui souvent, en son privé, l'avait loué de bouche émue.

19
133 Sitôt qu'à la cour commençait ébat, comment entre jeunes gens,
de chevaliers et d'écuyers, toujours de ses yeux le suivant,
Kriemhilde, à travers la fenêtre, était vraiment fille de roi :
lors à son cœur il ne fallait de passe-temps de surcroît.
134 Se fût-t-il su suivi des yeux de celle en son cœur qu'il portait
Ah ! Qu'il en aurait eu de joie inépuisable à tout jamais !
Lui-même eût-il pu l'entrevoir, si je ne suis pas un menteur,
qu'il n'aurait pu goûter sur terre à ce moment plus de bonheur.
135 Au beau milieu des chevaliers apparaissaient-ils à la cour
à seule fin de passe-temps comme on fait encor de nos jours ?
Autour du fils de Sigelint on venait en foule charmé,
tant qu'en son cœur plus d'une dame en lui voyait son bien-aimé.
136 Souvent que fois il se pensait : « ce pourra-t-il que d'aventures,
un beau matin, je puise voire la non pareil créatures
acquis piéger au fond du cœur se porte toutefois tendresse ?
Mais c'est princesse si lointaine ! A donc toujours ne va tristesse. »
137 Quand décidaient les nobles rois d'aller chevauchant par pays,
tous leurs hommes d'armes devaient se mettre en selle sitôt dit.
Toujours du nombre était Siegfried au grand déplaisir de sa Belle.
Et mêmement chagrin d'amour mettait en lui douleur cruelle.
138 Tel il vécut à cette cour, c'est pur vérité plénière,
par le royaume de Gunther la longueur d'une année entière,
oui, tout un an ! Sans entrevoir une fois seulement sa reine,
pour le plus vif de son amour, mais las non pas moins de sa peine.

20
Aventure IV.
Siegfried fait la guerre aux Saisnes.
139 À roi Gunther avint alors étrange nouvelle en sa terre.
De messagers à lui venus de lointaine terre étrangère.
De par quelle preuve ? L'on ne savait, mais à son endroit plein de haine.
Et d'éprouver oyant cela, Burgundes moult profonde peine.
140 Pour ne vous point cacher leur nom, l'un des preux était Liudeger,
En qui tout le pays saxon révérait prince riche et fier,
et l'autre avait nom Liudegas, roi, pour lui, du pays Danois,
de combattants tous deux sans nombre amenant bel et long arroi.
141 Donc un beau jour à roi Günter arrivèrent en sienne terre,
par siens aversiers envoyés, messagers de terre étrangère.
« Quelles nouvelles apportez-vous ? » Mais voilà que les inconnus,
adressés jà sur l'heure au prince, isnel le pas furent reçus.
142 Gentil salut leur fit le roi : « bienvenue, dit-il, soyez vous !
Du non celui qui vous envoie, comme je ne sais rien du tout,
daignez premier, daignez m'instruire. » Or le roi parlait bonnement :
grand-peur avait les messagers que ne s'allât Gunther fâchant.
143 « Daignez, dan roi, nous vous octroyer nouvelle ici de vous conter.
Nouvelle car nous apportons, comme il se doit : sans rien ôter
de part deux princes nous venons de lointaine terre étrangère,
c'est Liudegas, c'est Liudeger. Ils vont marcher sur votre terre.
144 Tout leur courroux vous est acquis ! Aisément se retient sans peine
que l'un et l'autre de ces rois n'ont pour vous que mortelle haine.
Marche ils vont faire jusqu'à Worms assise au bord des flots du Rhin ;
point de leur manquent les guerriers : soyez-en bien par moi certain.
145 Leurs escadrons seront en route avant qu'il soit douze semaines.
Si vous avez de sûrs amis, c'est d'en donner preuves certaine,
et qu'ils vous aident à garder vos fertés et votre royaume.
Nos rois en pièces vont tailler plus d'un pavois et plus d'un heaume.
146 Si vous tenez à composer, il faut l'annoncer tout de bon,
et vous ne verrez pas de près les innombrables escadrons
ici venir, durs ennemis, vous plongez le deuil dans le cœur,
en ne faisant plus que des morts de temps de preux si pleins d'ardeur.
147 « Allons, un peu de patience, a dit le roi tout bonnement,
le temps, pour vous dire, de voir lequel pour moi va l'emportant.
À mes fidèles conseillers je ne puis pas ne pas m'ouvrir.
Car la nouvelle est d'importance, et l'amitié doit s'avertir. »

21
148 Ce néanmoins dan roi Gunther éprouvait une peine immense,
et dans le cœur gardait planté le message plein d'insolence.
Adonc il fit quérir Hagen, et quantité d'autres vassaux,
et sur-le-champ fit en sa cour chercher encor sire Gernot.
149 De hauts barons vinrent adonc : tous ceux dont rencontre on put faire.
Le roi dit : « guerre l'on nous cherche en ce pays-ci notre terre
à grand renfort de bataillons. Sachez au cœur l'avoir cruel ! »
Ce fut Gernot qui répondit le bien allant Gernot isnel :
150 « nous combattrons avec l'épée ! » Il eut soin d'ajouter encor :
« seule va périr qui doit périr : nous le lairrons à terre mort.
Encore n'est-ce pas de quoi me mettre en oubli de l'honneur :
soient donc céans nos ennemis les bienvenus, et de grand cœur ! »
151 Adonc repris Hagen de Tronège : « à mes yeux, ce serait enfance.
C'est Liudeger, c'est Liudegas : ils ne respirent qu'insolence.
Comment former une bataille en si petit nombre de jours ? »
Et puis, subtil : « à dan Siegfried que n'en parlez-vous à son tour ? »
152 Au messager fut un logis donné d'office en la cité.
Pour ennemis qu'on les reçût, ils se virent des mieux traités.
C'était l'ordre du grand Gunther, en cela à fort homme d'honneur,
tant qu'il tâtait quels siens amis se dresseraient siens défenseurs.
153 N'empêche le plein de soucis, le prince au cœur l'avait cruel.
À sa détresse quand parut le chevalier léger isnel,
qui, point ne pouvant deviner ce qui venait au roi d'échoir,
pria Gunther de s'en ouvrir pour être à même de savoir.
154 « Non, vraiment, je n'en reviens pas, dit en premier sire Siegfried,
quoi ! Vous avez du tout laissé vos gais usages de jadis,
qui de tout temps à notre égard étaie les vôtres autrefois. »
Et dan Gunther de lui répondre : en chevalier des plus courtois :
155 « je ne saurais à toutes gens du poids de mon ennui et ouvrir,
secrètement que je le dois au fond de mon cœur contenir !
Âme ne peut qu'à vrais amis conter et plaindre son chagrin. »
Siegfried de peur et de douleur, blêmit, puis tout vermeil devint :
156 il déclara tout net au roi : « je ne vous ai jamais dit non.
Au loin je veux à vos côtés mettre en déroute le guignon.
De ces amis que vous cherchez il faut à tout prix que je sois
jusques à l'heure de ma mort, à mon honneur, comme je crois. »
157 « Dieu soit loué, sire Siegfried ! Vous ne pouviez répondre au mieux,
et de néant dût me servir tel service ainsi courageux,
vous me comblez avec l'aveu de l'amour que vous me portez.
Si j'ai de vivre encore longtemps, loyer vous en sera compté.

22
158 Je vous dirai de vive voix ce qui me cause d'ennui :
messager de mes ennemis message m'ont fait aujourd'hui
que noise ils veulent me chercher et que leurs bataillons sont prêts,
sur mon royaume oser ainsi ce que pas un n’osa jamais ! »
159 « Nous n'allez point, dit sire Siegfried prendre peur d'une ombre légère
et reprenez cœur doucement. Daignez vous rendre à ma prière
reposez-vous sur moi du soin de votre honneur et de vos biens,
et mêmement priez vos preux de vous aider comme il convient.
160 Dussent, puissants, vos ennemis avoir, pour leur donner la main,
trente milliers de preux barons, je veux leur barrer le chemin
avec mille hommes seulement. Oui, reposez-vous en sur moi. »
Et roi Gunther dit : « mon amour trêve ni fin n’aura pour toi. »
161 « Or donc veuillez ranger sous moi mille des vôtres cavaliers,
pour la raison qu’autour de moi je ne compte, pour tout guerrier,
que douze preux, pas un de plus. Telle je tiendrai terre et chemin
Siegfried vous doit, toujours loyal, tout le service de sa main.
162 Ils nous y font l'aide Hagen, et mêmement dan Ortavin,
sire Dankwart et dan Sindholt, deux preux à qui tu veux du bien
et mêmement le Chevaucheur Volker d’allure si guerrier,
premier en tête avec l’enseigne, entre tous preux comme il lui sied.
163 Et renvoyer les messagers en leur pays droit chez leurs maîtres.
Qu’ils nous annoncent pour bientôt, comme on leur fera connaître,
en telle guise que la paix ne quittera plus nos châteaux. »
Adonc le roi d’envoyer querre autant parents que siens vassaux.
164 Les messagers de Liudeger (la réponse était toute prête)
de n’avoir plus qu’à s’en aller se firent toute une grand fête.
Offrande encor de fiers présents leur fit Gunther roi généreux.
Il y joignit même une escorte, et tout leur cœur en fut joyeux.
165 « Faites savoir, dit roi Gunther, aux fiers fléaux marchant sur moi
qu’ils feraient mieux de demeurer à leur foyer chacun chez soi,
et que venant me chercher noise au fond de cette mienne terre,
sauf mes amis m’abandonnant, ils trouveront la note chère. »
166 L’on apporta pour les courriers de riches dons trésors immenses :
Gunther à titre de largesse, en avait pour eux abondance.
Néant n’osèrent dire non les envoyés de Liudeger,
qui, leur congé sitôt reçu, tous repartirent cœur au clair.
167 Voilà les courriers de retour en Tenemark ; adonc leur maître,
Liudegas, grand roi couronné, fut bien à même de connaître
la réponse des bords du Rhin. Quand lui fut dite la nouvelle,
de l’insolence du Burgunde il ressentit peine cruelle.

23
168 Ils ajoutaient avoir là-bas trouvé nombre de preux barons,
et mêmement vu de leurs yeux un aventurier fier de front,
un certain preux, nommé Siegfried, et franc guerrier de Niederlant.
Las ! Par malheur pour Liudegas tout était vrai sans nul semblant.
169 Quand les hommes de Tenemark eurent appris cette nouvelle,
ils n’en ont de leurs bataillons formé les rangs que de plus belle,
tant et si bien que Liudegas, en fait de brave vasselage,
a sous soi vingt mille guerriers tout réunis pour ce voyage.
170 En même temps, de ses Saxons à roi Liudeger sont venus,
si bien qu’ils eurent sous la main quarante mille hommes, ou plus,
tout prêts à faire à leurs chevaux fouler un peu le sol Burgunde.
Or mêmement appel lança sire Gunther à tout son monde.
171 Aux gens d’armes que ses parents, comme aux gens d’armes que ses frères,

pour que lui demeurât le Droit, allaient ranger sous sa bannière,


et même aux preux de dan Hagen il y fallait bien ce renfort,
car par leurs rangs, pour se servir, allait devoir passer la Mort.
172 Quand tout fut prêt pour le départ, au moment de lever bannière,
pour porte-enseigne fut choisi Volker, à l’allure si fière !
En selle donc, ils quittent Worms, et voilà derrière eux le Rhin.
Hagen, en tête de Tronège, ouvrait aux siens ferme chemin.
173 De cette chevauchée encore était Sindholt, était Hunolt,
qui mériter si bien savaient de puiser aux trésors royaux,
Dankwart, le frère de Hagen, et mêmement sire Ortavin ;
qui l’un et l’autre à leur honneur s’étaient aussi mis en chemin.
174 « Seigneur roi, demeurez ici ! (Ce qui parlait, c’était Siegfried !)
Puisque vos barons veulent bien sous moi marcher à l’ennemi,
tenez aux dames compagnie, et maintenez haut votre cœur.
Mon bras va tout vous conserver, non moins vos biens que votre honneur !
175 Ce qui vous viennent chercher noise à Worms sur les bords du Rhin,
tant je vous vais bien protéger, rebrousseront vite chemin.
Nous leurs allons sur nos chevaux si bien et tant fouler de terre,
que va sous peu leur insolence en souci fondre toute claire. »
176 Passant le Rhin, passant la Hesse à cheval en tête des leurs,
droit ils marchèrent sur la Saxe, où bataille ferait fureur.
Par le pillage et par le feu partout faisant la solitude !
Et les deux rois surent alors ce qu’est afflux de choses rudes.

24
177 Ils parvinrent à la frontière : en avant ! Tous passaient déjà,
lorsque soudain Siegfried le Fort pour commencer leur demanda :
« qui va garder l’arrière-garde ? À l’assurer qui se tient prêt ? »
Ainsi jamais n’en eût été nul roi des Saisnes pour ses frais.
178 « Sur ces varlets, lui fut-il dit, pendant que nous faisions chemin,
veille l’intrépide Dankwart, si plein d’allant, si plein d’entrain
toujours sera-ce autant de moins que gens Liudeger n’auront pas !
Qu’il couvre donc, avec Ortavin, l’arrière-garde, et tout ira. »
179 « Ainsi, l’avant-garde, c’est moi, que dit Siegfried Sa Vaillantise,
à qui tâche d’avant-coureur m’est par mon libre choix commise,
et je saurai bien découvrir, où qu’il se trouve l’assaillant. »
Jà s’est de belle Sigelint de pied en cap armé l’enfant.
180 Il remet l’ost aux mains Hagen, et le voilà qui seul s’en va,
non sans avoir près de ce preux placé Gernot le bon soldat.
Oui, seul, tout seul, sur son cheval il pénètre au pays des Saisnes.
Que de cuiriens ce premier jour il fit sauter comme une faîne !
181 Adonc il vit un camp, si vaste ! À part de champs et de prés :
près de ses quelques compagnons c’était vraiment l’immensité !
Ils étaient bien quarante mille, au moins à ce qu’il put saisir.
Le cœur Siegfried s’en exalta, ses yeux brillèrent de plaisir.
182 Mais du côté de l’ennemi voilà qu’à son tour un soldat
sur une guette se découpe, également prêt au combat.
Sire Siegfried l’a fort bien vu ; l’œil de l’autre sur lui se darde.
Des deux côtés la guerre au cœur ils se sont tous deux mis en garde.
183 Je vais vous dire qui c’était qui se tenait en sentinelle,
un éblouissant pavois d’or par devant soi pour sa tutelle :
hé bien, c’était roi Liudegas, qui veillait sur ses escadrons.
Jà l’étranger grand nom grand cœur, superbe, à lui fut d’un seul bond.
184 Tout mêmement roi Liudegas, hostilement, prend sa mesure.
Tous deux à labours d’éperons piquant les flancs de leur monture,
lance contre lance en avant sur l’autre écu droite pointée.
Le grand Danois allait de peurs se sentir l’âme visitée.
185 N’importe ! Droits sur leurs chevaux, s’emportent, grands rois, vos enfants
et contrepassent, que c’était, eût-on dit, sous le fouet du vent.
Mais ils reviennent à la charge en chevaliers des plus vaillants,
mais à la pointe de l’épée, ils sont tous deux bien effrayants.
186 Du coup parti de dan Siegfried toute la plaine retentit,
et du heaume encor s’envola, de buisson comme feu jaillit,
d’étincelles gerbe aveuglante à la prouesse de son bras.
Chacun d’entre eux devant soi le seul égal qu’il rencontra.

25
187 Car Liudegas le martela comme une enclume se martèle,
des deux côtés sur les pavois cheyait aplomb de même grêle.
Surgirent, ils étaient bien trente, une patrouille de Danois,
mais jà Siegfried, les prévenant, hors de combat mettait leur roi,
188 N’ayant fait à dan Liudegas pas moins de trois bonnes blessures
en dépit d’une blanche broigne où ne devait mordre entamure.
Le fil de son épée était, des coups portés, rouge de sang,
et forcément, roi Liudegas en fut de cœur bien sur les dents.
189 Il lui demande donc la vie, et de ses terres lui fait donne,
en lui disant comme il se nomme : il est Liudegas en personne !
Adonc survinrent ses guerriers, qui n’avaient pu que trop bien voir
ce qui sur l’heure aux deux veilleurs venait de preux à preux échoir.
190 Au secours du roi qu’on emmène ont, d’une traite, à fond de train,
couru les trente siens soldats. Adonc, le vainqueur, à deux mains,
défend sa royale capture : onc ne se vit coups de tel poids !
Il ne fut pas des plus longtemps à rester maître de l’endroit !
191 Trente survenants, trente morts ! C’était en brave se défendre.
Encore en laissa-t-il vivre un, qu’il envoya, sans plus attendre,
aux siens nouvelles annoncer de ce qui venait là d’échoir ;
il disait vrai, tant son armet, rouge de sang, le faisait voir.
192 Pour les hommes de Tenemark la peine fut des plus cruelles.
Hé quoi ! Leur prince, prisonnier ? Mais point ne mentait la nouvelle.
On alla le dire à son frère : ah ! Quels transports ! Quelles fureurs !
Emportement ce fut sans nom, sous l’aiguillon de la douleur.
193 Dan Liudegas franc chevalier fut de force par dan Siegfried
aux combattants de roi Gunther immédiatement conduit.
Puis à Hagen remis en garde. Adonc en courut la nouvelle.
Quand du chétif ont sut le nom, nul ne sentit peine cruelle.
194 Ordre au Burgondes fut donné de mettre au vent leur étendard.
« En avant ! Leur cria Siegfried. Ménageons-nous plus large part.
Avant, avant la fin du jour, pour peu qu’au corps me tienne l’âme.
En pays Saisne doit pleurer mille pour une belle dame.
195 « Vous tous, soldats des bords du Rhin, conservez bien les yeux sur moi.
Au cœur du camp de Liudeger je saurai vous mener tout droit,
heaumes à mal vous verrez mis de franche et courageuse main.
Demi-tour point nous ne ferons qu’il n’ait subi revers certain. »
196 À son cheval courut Gernot. Autant en fit tout sien guerrier.
De l’étendard jà se saisit le robuste Ménétrier,
sire Volker, qui s’avançait, déjà premier des chevaucheurs.
C’était encore de soldats suite superbe que la leur.

26
197 Ils ne partaient, ce néanmoins, que mille hommes, pas davantage
Hormis Siegfried avec ses Onze. Or du chemin sur leur passage,
il s’élevait grand poussière au galop de leur destriers,
Et l’on voyait, parmi, briller mille superbes boucliers.
198 Adonc voici que des Saxons les bataillons pléniers s’avancent
avec leurs brancs bien acérés, comme depuis j’eus connaissance,
Quelles entailles ils faisaient, quand ces preux, s’en armant la main
de leurs fertés et de leur terre allaient défendre les chemins !
199 Les connétables en bataille ont rangé les gens des deux rois.
Mais jà s’était rangé Siegfried et ceux qu’il avait quant et soi,
pour compagnons pris quand il vint de la terre de Niederlant.
Jour ce serait de grand tempête, et jour de mains couleur de sang.
200 C’était Sindholt ! C’était Hunolt ! C’était sire Gernot encor !
Tous trois ruèrent de l’avant quantité de preux roide morts
sans leur laisser le temps de voir quel coup du corps leur ôtait l’âme.
Ah ! Par la suite que de pleurs en vers mainte noble dame !
201 C’était Volker ! C’était Hagen ! C’était encor sire Ortavin !
Tous trois éteignent de l’avant heaumes qui brillaient maint et maint
pour ne plus être que de sang ! Ah ! Quels guerriers ! Quels ouragans !
Dankwart aussi faisait merveille à tour de bras à tout instant !
202 Et les guerriers de Tenemark ? À l’œuvre jugez de leurs bras !
À chaque choc retentissait les boucliers avec fracas,
et de la pointe de leur estoc à la ronde sème la mort.
Et les Saxons ? Ah ! Quelle ardeur ! Et que leurs coups firent de tort !
203 Mais les Burgundes, qui forçaient de tout leur poids sur la mêlée,
D’estoc, de taille, à tour de bras, prodiguant blessure et trouée.
On voit sur chaque destrier la selle ruisseler de sang,
tant faisaient bien, selon l’honneur, les chevaliers preux et vaillants !
204 De plus en plus sur ce fracas au poing des preux va haut tonnant
la lance ou la pointe du branc. Adonc les gens de Niederlant
Se sont rués après leur chef au plus épais des escadrons.
C’est une charge irrésistible, après Siegfried, de ses barons.
205 Que les Burgundes, auprès d’eux, figure firent de bien lents !
Mais ce qui point ne fut douteux, c’était de voir des flots de sang
descendre aval des heaumes clairs, et Siegfried aller martelant,
tant qu’il fit face à Liudeger lui-même en tête de ses gens.
206 Trois fois, du fond des ennemis, prompt au charger, prompt à l’atteindre,
il avait regagné les siens. Hagen, enfin, put le rejoindre,
et l’aider en cette tempête à satisfaire son courage !
Quel ce jour-là dut sou leurs coups succomber tout un baronage !

27
207 Soudain voilà face un Siegfried le très vaillant dan Liudeger !
À pleine destre il voyait haut sans cesse se brandir en l’air
la bonne et fougueuse Balmunc qui de ses preux faisait carnage.
Le prince en fut pris de fureur et de transports comme de rage.
208 L’estour encor s’épanouit en violent fracas d’épées.
C’étaient les troupes des deux chefs l’une contre l’autre acharnées.
Barons de l’une et d’autre part ne s’en mesurèrent que mieux,
enfin, le nombre dut plier. Le choc se fit des plus haineux.
209 L’Avoué du peuple Saxon n’avait que trop su la nouvelle :
hé quoi ! Son frère prisonnier ! C’était pour lui peine cruelle.
Il n’en accusait pas celui que Sigelint eut pour enfant.
« C’était Gernot », se disait-on. Mais lui, saurait avant longtemps.
210 Au choc des coups dont Liudeger à son tour de bras frappe et martèle,
le destrier sire Siegfried quasi s’effondre sous la selle.
Il se relève cependant. Derechef Siegfried le Hardi
de déchaîner en cet estour une tempête de périls.
211 Fort bien l’aidait sire Hagen, et fort bien dan Gernot encor,
sire Dankwart, sire Volker, (tout le champ se couvrait de morts)
sire Sindholt, sire Hunolt, et sire Orvin, le franc héros,
tous bons donneurs, en ce combat, du long congé de tout repos.
212 Soudés au cœur de l’ouragan ces princes ne font qu’un seul homme,
et l’on voit mille javelots se croiser au-dessus des heaumes,
et sur les clairs pavois piquer au terme d’un trajet puissant.
Plus ce ne sont que fiers écus sans autre teinte que de sang.
213 Au plus fort de cette tuerie on met en foule pied à terre.
Tels l’un sur l’autre vont tous deux, oui, l’un sur l’autre fort grand’ erre
isnellement sire Siegfried et mêmement dan Liudeger.
L’air n’était plus que vols de lance et vols de gèses bec de fer.
214 De l’écu, sous le choc Siegfried, sauta la boucle en s’éclatant.
« Victoire ! » Se dit en son cœur le franc guerrier de Niederlant.
Les Saisnes, si pleins de mordant, n’étaient plus guère que blessures.
Que de hauberts las ! Fin tissés le rompit Dankwart des Entamures !
215 Or voici que le roi Liudeger, à la couronne qui s’y peint,
a reconnu le bouclier que Siegfried brandit à la main.
Ses yeux s’ouvrant à ce blason de son formidable tenant,
le preux héros à pleine voix lance à ses leudes sur le champ :
216 «Rompez sur l’heure tour ectour, qui se proclame de mes gens !
De dan Siegmunt je viens de voir le fils lui-même ici présent.
C’est bien Siegfried ; c’est sa valeur, et je l’ai d’abord reconnu.
L’esprit du Mal ici l’envoie en Sahsenlant nous courre sus ! »

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217 Il fit s’incliner ses drapeaux au beau milieu de la tempête.
La paix ! C’est toute sa demande, et l’on accède à sa requête ;
mais de la terre de Gunther lui fallut faire le chemin,
simple chétif, de par Siegfried irrésistible, et glaive en main.
218 Les ennemis, comme un seul homme, ont rompu combat et mêlée.
Heaumes, pavois à larges bords, le tout n’étant plus que trouées,
en quantité leur choient des mains, et tout n’avait plus à la ronde
teint ni vernis rien onc de sang après le choc du bras burgonde.
219 Autant ils firent de chétif qu’il publia plaire leur puissance
puis firent Gernot et Hagen deux véritables fers de lance
sur brancard charger les blessés, puis emmenèrent prisonniers
après un tri judicieux, devers le Rhin, cinq cent guerriers.
220 Vaincu alors de regagner Tenemark, vaille que vaille,
et quant aux Saisnes, d’autre part, ils n’avaient pas livré bataille
à mériter bien grande gloire : ils sont en deuil de leurs prouesse,
et tels pleurant leurs frères morts leur cœur n’était plus que tristesse.
221 Ordre donné fut de se tourner derechef sommiers vers le Rhin.
Le bel ouvrage que celui que bien secondé par les siens
avait fourni Siegfried le Preux, qui plus que tous se signala.
De dan Gunther comme devaient en convenir tous les soldats.
222 Devers Worms a jà messager Monseigneur Gernot envoyés,
à seule fin quand son pays les siens sachent en leur foyer
ce que lui-même et tous ses preux se sont taillé comme victoire,
car ces grands cœurs n’avaient œuvré que pour bien haut croître leur
gloire.
223 Avec ces garçons accourut à un fort grand’ erre la nouvelle.
La joie apparut sur les fronts et remplaça crainte cruelle.
Car c’était de joyeux récits qu’était faite la renommée,
dont nobles dames cependant, plutôt que bien mal contentées,
224 sans fin, des gens du riche roi se font redire les prouesses.
Et Kriemhilde ? Un des messagers se rend auprès de la Princesse.
En grand secret qu’il s’y rendit, tant elle n’osait, au grand jour,
n’ayant pas moins, elle, là-bas, que tout son cœur et son amour.
225 Quand elle voit le messager en sa chambre venir vers elle :
elle lui fit fort bonnement (ah ! Fut-elle alors assez belle !) :
« annonce moi douce nouvelle, et je te donrai de mon or.
Si tu le fais sans me mentir, compte sur moi jusqu’à ta mort.

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226 Comment a pris fin le combat pour Gernot mon frère Germain ?
Et pour les autres, mes amis ? Avons-nous de morts maint et maint ?
Et quel guerrier s’est entre tous couvert de gloire ? Dis-moi tout.
Nous n’avions, dit le messager, pas un seul lâche parmi nous.
227 Sur le chemin des vrais combats onc ne fut si fier chevaucheur,
noble et très noble souverains, à vous parler du fond du cœur,
que l’étranger si généreux ici venu de Niederlant.
C’est grands merveilles qu’accomplit le bras Siegfried le si vaillant.
228 Ce qu’entre eux tous les barons, fer en main, accompli d’exploits,
sire Dankwart, sire Hagen, et tous les autres gens du roi,
oui, tout l’honneur de leur combat n’est pas autre chose que vent
auprès d’un seul coup de Siegfried, que roi Siegmunt a pour enfant.
229 Certes, ils allaient par la tempête à tour de bras semant la mort.
Mais lui !... Quel preux ! Ou quel prodige ! Il n’est pas de mot assez fort
pour dire qu’elle fut Siegfried, sitôt lancé dans la mêlée,
or pleure plus d’une les siens, au fond du cœur par lui navrée.
230 La, sans recours, de mainte belle est demeuré le bien-aimé.
L’on oyait sous les coups Siegfried le heaume bruire martelé,
tant que des blessures enfin coulées de vrais ruisseaux de sang.
Siegfried est bien à tous égards un chevalier preux et vaillant.
231 Chefs-d’œuvre encore s’accomplit d’Ortavin, l’écuyer Messin !
Car, quel qu’il soit, de son épée un guerrier n’est pas plus atteint
qu’au sol le cloue une entamure ou, la plupart du temps, la mort.
Mais c’est Gernot votre germain par qui surtout frappa le sort ;
232 Depuis que se livrent combat, c’est le plus rude bras qui soit
il faut à des preux sans pareils rendre justice à haute main :
les Burgundes à chaque pas ont tenu fiers si haut leur front
que de soupçon mêmes de honte est sauf à tout jamais leur nom.
233 De selle en selle va Tronège, où fut homme faire le vide.
Sous le clair essaim de leur fer vibre le champ en chocs splendides.
Ce sont les francs guerriers du Rhin. À cette sanglante leçon,
l’ennemi sent qu’il eût mieux fait de demeurer en sa maison.
234 Tronège, toutes dents dehors, taillait de cuisantes trouées
par les peuples entre-heurtés au rendez-vous des chevauchées.
Des morts ! Des morts ! Des morts encor ! Signé Hagen, car c’est sa main,
bref, de là-bas jusques ici faudrait au conte le chemin.
235 Sire Sindholt, sire Hunolt, à Gernot si cher entre tous,
sire Rumolt, si dru taillant, tels ont multiplié leurs coups
que jamais plus roi Liudeger à bout de l’ennui ne viendra
d’avoir des vôtres sur le Rhin toute la guerre hélas ! Sur lui.

30
236 Mais le combat le plus ardent, le seul qui de mémoire d’homme
au premier jour comme au dernier combat véritable se nomme,
est celui-là que tout joyeux Siegfried livra d’adestre main.
Devers, sous lui, terre Gunther riches captifs sont en chemin.
237 Si nombreux les prit se vaillant, irréprochable en sa prouesse,
que même le roi Liudegas en ressentit vive tristesse,
et son frère tout mêmement, le roi des Saisnes Liudeger.
Oyez, grand reine, car voici de sa vaillance le plus fier.
238 Ils sont tous deux ses prisonniers ! Siegfried les a pris de sa main !
Jamais tant et tant de chétifs n’ont dû vers nous faire chemin !
Que par la sienne vaillantise il nous en vient devers le Rhin
de leur vivant plus doux sujet de grand plaisir ne leur advint.
239 Sans rien, même une éraflure, ils sont bien cinq cents, sinon plus,
de ceux qui sont navrés à mort, madame, à parler sans abus,
bien quatre vingts rouges brancards vers ce pays sont en chemin,
que presque tous vaillants Siegfried a mis à mal de sienne main.
240 Ceux qui d’un pas trop relevé noise nous cherchait sur le Rhin
sont les chétifs de roi Gunther et, bon gré mal gré, son butin
qu’en ce pays, sur notre sol, accompagne joyeux cortège. »
À ce récit de quel reflet s’illumina tel front de neige.
241 La beauté prit sur le visage un ton resplendissant de rose :
quel bonheur ! Lui, franc de péril, lui, sauvé, c’est la grande chose.
Le Bel, le Preux venu de loin, Siegfried, tout brillant de jeunesse
et sains et saufs encor les siens !... C’était, sans ombre, l’allégresse.
242 Ce qui parla, c’était l’Amour : « tu m’as dit d’heureuses nouvelles,
cela mérite beau salaire, et d’une robe des plus belles,
et de cinq bonnes livres d’or, que je te vais faire porter. »
Heureux message à noble dame à ce prix-là se peut conter.
243 Et le salaire fut versé : l’or en premier, puis la vêture.
Or de mainte belle parue à maint fenêtre la figure,
toutes les yeux sur le chemin : nombreuse, sur ses palefrois,
dans sa Bourgogne revenait la valeureuse gent du roi.
244 En tête, ceux qui n’avaient rien ; puis, la cohorte des blessés.
Leur front, sous le salut des leurs, n’avait point lieu de se baisser.
Le souverain, tout radieux, au-devant d’eux vint chevauchant :
dans l’allégresse finissait ce qui d’abord fut son tourment.
245 Il fit aux siens courtois accueil, comme aux étrangers tout autant,
car puissant roi comme il était, pouvait-il agir autrement ?
Quel franc merci ne devait-il à qui pour lui s’était levé,
de la victoire et de l’honneur de haute lutte remporté !

31
246 Gunther s’enquit de ses amis. Il fallut lui conter leur sort,
et qui rencontre en ce chemin fit du dail tranchant de la mort.
Mais il n’avait a regretter que soixante hommes tout au plus,
que l’on pleura, comme à feu preux s’est de tout temps honneur rendu.
247 Sain et sauf, l’on ne rapportait de bouclier que dérompu,
ni heaumes rien que tailladés en terre Gunther revenu.
La troupe descend de cheval devant la grand’ salle du roi.
Ce fut un bel et bon accueil dont clair et franc sonnaient les voix.
248 D’office fut donné logis aux chevaliers en la cité.
Le roi commanda que des mieux fussent ses hôtes tous traités,
et soins fit aux blessés donner pour leur plus grand soulagement :
tant il allait doux-ménageant ses ennemis bien bonnement !
249 « Bienvenu soyez-vous chez moi, dit-il à sire Liudegas,
j’ai de la vôtre part subi force dommages et dégâts,
mais réparés je les tiendrai si j’ai toujours autant de chance.
Pour mes amis, tant je leur dois ! Leur serve Dieu la redevance ! »
250 « Vous leur pouvez dire merci, que dit alors roi Liudeger.
Jamais d’aussi nobles captifs à roi échurent en ses fers.
Si comment il faut vous nous traitez, nous vous donnerons de grands biens.
Grâce de toi nous attendons à l’ennemi comme on dit : « tiens ! »
251 « Je vous lairrai dedans ma cour librement aller et venir,
contre seul serment d’ennemi de ne jamais chercher à fuir.
Mais je veux être sûr d’abord que pour quitter la terre et l’hôte
de moi congé vous attendrez. » Liudeger jure la main haute.
252 Tous deux eurent pour leur repos bon gîte et bon hébergement.
Tous les blessés en un bon lit furent couchés fort bonnement.
À tous autres les échansons hydromel versent bon vin.
Fête jamais tous ces guerriers n’avaient connu de plus d’entrain.
253 Les cribles qu’ils avaient au bras sous bonne garde étaient placés,
les destriers sellés de sang (il s’en trouvait encore assez)
loin des yeux furent emmenés pour prévenir les pleurs des femmes.
Et plus d’un preux était rentré le corps bien prêt de rendre l’âme.
254 Ce que ses hôtes fut le roi passe les bornes ordinaires !
Tous, étrangers et siens sujets, partout se mêlaient sur ses terres.
Il commanda qu’aux siens blessés soins donnât bonté plus qu’extrême :
et l’insolence, face à lui ? Plus même une ombre d’elle-même.
255 S’il arrivait quelque bon mire, on ne regardait pas au prix :
si poids d’argent n’y suffisait souvent poids d’or fin renchérit.
Seule comptaient les guérisons après les horreurs du combat.
Et quels heureux hôtes ! Le roi leur prodiguait dons à pleins bras.

32
256 Quand à quelqu’un disait le cœur de retourner en son pays,
il le priait de demeurer comme l’on en prie un ami.
Il eut enfin temps de songer à verser aux siens leur salaire,
qui bien l’avaient selon ses vœux à grand honneur fait à la guerre.
257 « Il les faut, dit sire Gernot, laisser regagner leurs domaines,
et d’abord leur faire savoir que de ce jour en six semaines,
ils auront tous à revenir pour de grandes festivités.
Sera sur pied tel qu’aujourd’hui blessure encore tient alité. »
258 Atant voulut prendre congé Siegfried, sire de Niederlant,
atant le roi, sire Gunther, au moment même qu’il apprend,
à demeurer plus outre encor l’invita fort courtoisement,
mais sans la sœur onc n’eût un brin pris patience le partant.
259 Il était trop riche seigneur pour agréer don ni présent,
d’un souverain dont lui faisaient ses services redevant,
non moins que des parents du roi, qui n’avaient pas pu voir
de par quel bras de leur côté le sort des armes vint échoir.
260 Mais pour la Belle, son amour, « restons, se dit-il en son for,
ne fût-ce que pour l’entrevoir. » Il demeura pour plus encor,
car, tout allant selon ses vœux, il fit connaissance avec elle,
et pour la terre Siegmunt, joyeux, un jour remit en selle.
261 Ordre du maître de céans vint de rompre lance sur lance
(mais c’était ce que demandait maint jeune preux plein de vaillance.)
Puis un beau jour, d’édifier à Worms un renc au bord de l’onde,
pour tous ceux qui, bientôt, feraient vers eux chemin du sol Burgunde.
262 Vint le moment, au fil du temps, que la foule en allait paraître.
Belle Kriemhilde ne pouvait longtemps demeurer sans connaître
que par amour pour ses amis le roi donnait une grand’ fête,
en tête donc belles n’ont plus que d’être à temps bellement prêtes,
263 avec la robe et les atours que chacune devait porter.
Et dame Ute la grand Reine à son tour entendit conter
de ces superbes chevaliers qui dès lors ne tarderaient plus.
De maint bahut fut donc tiré pour maint habit riche tissu.
264 Et par amour pour ses enfants, vêture elle ordonna nouvelle
à fin d’atourner de beauté dame d’abord, puis jouvencelle,
et pour vêtir maint jeune preux Burgunde-né fils de sa terre,
autant que jeunes étrangers d’habits princiers en leur manière.

33
Aventure V.
Siegfried voit pour la première fois Kriemhilde.
265 L'on vit alors jour après jour, chevauchant à longueur de Rhin,
cavaliers de la grande fête allègres faire le chemin,
et pour avoir l'amour du roi pied mettre sur la sienne terre.
Plus d'un d'entre eux obtint cheval et de beaux draps splendeur princière.
266 Le renc est prêt pour tout le monde, et toute la tribune appelle,
entre tous nobles et grands cœurs, ainsi nous en vint la nouvelle,
trente-deux princes fils de roi qu'à leur cour la grand’ fête enlève.
À qui la plus belle sera concours entre belles s'élève.
267 Si l'on s'y vit multiplier, ce fut bien l'enfant Giselher.
Lointaines gens ou familiers, à tous, du meilleur de son air,
il fit accueil avec Gernot, tous deux aidés en front de leurs vassaux.
Tout chevalier fut salué selon l'honneur, et sans défaut.
268 D'or mainte selle rutilante apparut aux bords de leur terre.
Des boucliers bien ouvragés, des harnois de splendeurs princières
firent voyage aux eaux du Rhin à l'appel des festivités.
Plus d'un blessé revint alors de la tristesse à la gaieté.
269 Ceux qu'à leur lit clouait hélas ! La blessure d'un mauvais sort
se trouvaient forcés d'oublier la dure approche de la Mort.
Aux incurables se rendaient quoi de plus ? Les derniers devoirs,
les invités n'étaient que joie des heureux jours qu'ils allaient voir,
270 Pour de l'épanouissement que leur promettaient tous ces bords
le plaisir passe la mesure ! Ô joie ! Ô non pareils transports !
Au moindre vœu quelle abondance vers vous pour se rendre le lève !
C'est tout royaume qu'immensément la joie enlève !
271 Pour ce matin de Pentecôte on a vu quitter leurs châteaux,
tous magnifiquement vêtus, en quantité hardis vassaux,
dans les cinq mille, sinon plus, qu'à leur foyer la fête enlève.
De toute part le passe-temps à l'envi comme vent se lève.
272 Le maître avait juste et bien vu, ce n'était pas un faux-semblant,
qu'au cœur tout droit était touché le franc guerrier de Niederlant,
s'il chérissait, d'amour épris, lui qui n'avait vu reflet d'elle,
la sienne sœur, que l'on disait belle entre toutes les jouvencelles !
273 Adonc venant parler au roi paraît l'intrépide Ortavin :
«De votre honneur si vous voulez que ce temps de fêtes soit plein,
laissez paraître à tous les yeux les toutes-charmantes enfants
qui vont en terre de Bourgogne à grand honneur ici vivant.

35
274 Que serait le plaisir de l'homme, et quelle joie aurait son âme
où manquerait beauté de fille et royauté de noble dame ?
Puisse votre sœur apparaître aux invités de votre cour !»
plus d'un vaillant pour ce conseil eut les oreilles de l'Amour.
275 «Pareil conseil me chante fort » que vint du roi réponse prête.
Ceux qui l'ouirent, eurent tous le cœur bien rudement en fête.
Il fit prier Madame Ute et sa fille l'air de l'Amour
de se rendre, elles et leur suite, autant de belles, à la cour.
276 Adonc des coffres aussitôt d'apparaître belles parures.
Tout ce que housse contenait d'appareil de nobles vêtures,
anneaux, rubans d'or et de soie, tout en un clin d'œil étincelle,
et l'entrain même à se parer de mille aimables jouvencelles.
277 Maint et maint damoisel d'hier eut ce jour-là si grand courage
de paraître à tous ces beaux yeux paré de tout son avantage,
qu'échange il n'eût, pour n'y venir, fait d'un royaume avec sa terre :
Ah ! Quel bonheur, au prime éveil, de voir d'abord pareil mystère !
278 Ordre donna le riche roi qu'avec sa sœur on vît marcher
pour l'escorter, pour la servir, une centaine de guerriers,
qui tous seraient de leur lignage et l'épée en main, haute et claire,
c'était leur cour et leur maison, et la Bourgogne était leur terre.
279 En même temps parut Ute en sa plus riche majesté,
pour compagnes près d'elle ayant un entourage de beautés,
une centaine, sinon plus, en resplendissant appareil,
comme venait, suivant sa fille, un jeune essaim de frais soleils.
280 D'une des chambres du château le cortège s'offrait aux yeux.
Au même instant sur le passage en foule affluèrent les preux,
tous attirés par l'espérance : ah ! Oui, s'il leur fallait échoir,
face à la noble jouvencelle, un non pareil bonheur de voir !
281 Elle avançait resplendissante : ainsi la matineuse Aurore
essaime de sombres brouillards. Jusqu'à la moindre trace encore,
au fond du cœur qu'elle emplissait disparut une longue peine,
tant elle avait l'air de l'Amour et la noblesse d'une reine.
282 Jà scintillait sur ses habits grand’ quantité de nobles pierres ;
son teint brillait comme la rose en son amoureuse lumière.
Quelque beauté dont l'on rêvât, l'on devait demeurer d'accord
que l'on n'avait onc en ce monde eu sous les yeux plus beau trésor.
283 Autant la lune en son éclat triomphe au front du firmament,
lorsque des nuages s'élève en toute splendeur son élan,
entre tant et tant de beautés autant brillait son avantage,
et sous le charme se voyaient splendides preux et beaux courages.

36
284 De tout chamarrés chambellans la protégeaient en son avance.
Mais l'impatience des preux, abolissant cette distance,
tous se pressaient au ras des pas de l'adorable jouvencelle.
Ce dont seigneur Siegfried sentait, comme plaisir, peine cruelle.
285 Il se disait du fond du cœur : « Comment pourrait-il arriver
que me fût permis ton amour ? Fol que je suis de l'espérer
mais si je dois vivre sans toi, plus douce me serait la mort. »
Et de passer du rouge au pâle, et puis du pâle au rouge encor.
286 Si digne d'inspirer l'amour se tenait donc l'enfant Siegmunt,
que l'on eût dit, comme au hasard de la marge d'un parchemin,
le fin chef-d’œuvre d'un fin maître. Œil avisant ce jouvencel,
quoi qu'il ait vu de jeunes preux, onc n'en avait vu de si bel.
287 L'escorte de tant de beautés fit dégager libre passage,
et refoula de toutes parts sans trop de mal tous ces courages.
Les aspirations des cœurs mettaient la joie en bien des âmes
ce que c'était, de voir venir ce flot courtois de nobles dames.
288 Des rangs des Burgundes parla sire Gernot, qui dit alors :
« Qui vous rendit et vous rendrait service de grand cœur encor,
Gunther, ô mon bien-aimé frère, il lui faut rendre la pareille,
et par devant tous ces vaillants l'honneur en moi vous le conseille.
289 Ordre adonc donnez que Siegfried devant ma sœur vienne paraître,
et cueillant son salut de fille, à tout jamais nous rende maîtres.
Onc chevalier ne l'ayant eu, qu'à lui s'en offre cueillaison,
et ce splendide cavalier croîtra bien haut notre maison. »
290 Adonc au maître de céans allèrent au preux les parents,
qui dès qu'ils furent devant lui ; dirent au preux de Niederlant :
« Le roi vous fait par nous prier de daigner vous rendre à sa cour ;
et doit sa sœur vous saluer. Le roi le veut pour votre amour. »
291 Si vous saviez quel le seigneur reprit cœur à cette nouvelle !
Il ne sent plus que le plaisir, franc qu'il est de peine cruelle !
Ne va-t-il pas de belle Ute ah ! Face à face voir l'enfant ?
A dan Siegfried quel n'alla pas le beau salut du front charmant !
292 Elle adonc, face à ce vaillant droit debout surgi devant elle,
de devenir flamme vermeille. Elle lui dit, la Toute-Belle :
« Bienvenu soit sire Siegfried, chevalier si noble et si preux ! »
Lui, se sentit à cet accueil cent et cent fois plus généreux.
293 Il s'empressa de s'incliner. Elle prit en sa main sa main.
Il avançait comme entouré des reflets du corps féminin !
Et que d'amour dans les regards dont ils échangeaient la douceur,
de chevalier à demoiselle, en tout mystère et de tout cœur.

37
294 Se trouva-t-il que tendrement tendre cœur à la blanche dextre
imprimât douce pression ? Cela pour moi n'est qu'un peut-être.
Encor ne suis-je pas bien sûr qu'un peu les doigts n'aient point parlé.
Elle, du moins, sur son penchant ombre n'avait mis de scellé.
295 Quand reparut le mois de mai, quand reparurent les beaux jours,
plus il ne put dedans son cœur, jamais, non, jamais de retour
de joie ainsi haut s'exalter qu'alors il sentit d'allégresse,
adonc menant main dans la main celle qu'il rêve pour maîtresse.
296 donc songeait maint jouvencel : « Hey! Tel que n'ai-je vu m'échoir
à mes côtés main dans la main la belle que je viens de voir !
Ou de dormir entre ses bras... Cela comblerait tous mes vœux ! »
Toujours est-il que reine encor pour la servir n'avait eu mieux.
297 De quelque terre de dan roi que les hôtes soient aujourd’hui,
il n'en est point dont le regard aille que sur elle et sur lui.
Signe se donne du baiser à l'incomparable vaillant,
dont s'empara ce qui resta son grand plaisir d'homme vivant.
298 Le souverain de Tenemark dit du même coup aussitôt :
« C'est cet auguste et seul salut, dont sur le lit sont tant et tant
(je ne le sais que trop), que tous Siegfried a navrés de sa main.
Dieu, que jamais de mon royaume il ne reprenne le chemin ! »
299 Il fallut bien, de toute part, ouvrir, large et libre, passage
à la ravissante Kriemhilde. Un flot de preux pleins de courage
accompagna, courtoisement, jusques à l'église ses pas,
et son splendide cavalier lui dut alors quitter le bras.
300 Elle, au moutier fit son entrée, où la suivit le flot de dames.
Ah ! Si magnifique avançait cette belle, reine dans l'âme
en rêves d'amour s'exalta, mais bien en vain ! Maints et maints cœurs,
tous bien nés, qui, fors de la voir, ailleurs devraient chercher bonheur.
301 Onc si longue n'avait trouvé Sire Siegfried messe chantée !
À son étoile il ne pouvait que rendre grâces méritées,
que tant penchât de son côté celle qu'il portait en son cœur
et vers la Belle allaient ses vœux, ses justes vœux pleins de ferveur.
302 Vint l'heure enfin qu'elle sortît (il était dehors avec elle !),
on le pria de retourner au devant de la demoiselle,
premier merci de prime abord lui dit la belle, ses délices,
qu'il eût si bien devant les siens donné la gloire à leurs milices.
303 « Dieu vous le rende, dan Siegfried ! A dit la ravissante enfant.
Tant vous avez bien mérité ces guerriers et ce dévouement,
ainsi qu'en sonne autour de moi le vibrant aveu de leur part. »
Adonc se lève, plein d'amour, devers Kriemhilde son regard.

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304 « Siegfried se voue à leur service », a dit à son tour le héros,
et pour sa tête il fait refus d'un seul espace de repos
que tous leurs vœux ne soient comblés : c'est pour le reste de son âge,
« Et c'est à vous que de mon bras, dame Kriemhilde, j'offre l'hommage. »
305 Deux fois six jours il s’écoula, mais sans qu'un seul se fût passé
où l'on ne vît auprès du preux la toute-parfaite beauté,
chaque fois que, présents les siens, elle paraissait à la cour.
Et de la sorte les rois lui témoignaient leur grand amour.
306 Joyeusement, jour après jour, grands jeux retentissent aval,
en avant du palais Gunther sous les fenêtres de son hall !
Tant au dehors qu'au dedans même on oyait ainsi plus d'un preux.
Sire Ortavin et dan Hagen furent vraiment fort merveilleux !
307 De quelque jeu que l'on fît choix, on les trouvait tout feu tout zèle.
Ils y brillaient, toujours courtois, d'une audace toujours nouvelle.
Aux yeux des hôtes éclatait leur vaillance toute lumière,
Gunther n'avait rien de plus beau : c'était la gloire de sa terre.
308 Les blessés mêmes, de leur lit, reparurent sous les regards :
tant ils voulaient du jeu guerrier retrouver leur joyeuse part,
oui, la tutelle du pavois et l'élan sans nombre des lances.
Secours leur furent prodigués, et force ils eurent d'abondance !
309 Tant que dura la grande fête, on ne servit, de par le roi,
que la plus délicate chère. Onc ne pouvait à son endroit
quand roi couronné peut faillir, se relever ombre de faute.
On le voyait, comme un ami, s'asseoir gaiement entre ses hôtes.
310 Il leur dit : « Braves chevaliers, avant d'avoir de moi congé,
part agréez de miens présents. D'âme qui ne saurait changer
moi-même gré vous en saurai. N'en méprisez point le partage,
car c'est largesse à quoi je tiens du cœur du cœur de mon courage. »
311 Les chevaliers de Tenemark ont sans attendre dit au roi :
« Chez nous avant que de rentrer au pays sur nos palefrois,
paix il nous faut de vous sans fin. C'est de nous ce que veut le sort
tant, sous les coups de vos barons, tant d'amis chers sont tombés morts !
312 Oui, si, de navré, Liudegas est bien guéri sans plus de suites,
si sur ses jambes de guerrier l'Avoué Saxon plus n'hésite,
n'empêche qu'ils vont plus d'un mort abandonner en Burgundenlant.
Atant s'en va Sire Gunther trouver Siegfried au même instant.
313 Adonc il dit au chevalier : « Conseille-moi pour mon grand bien,
car voilà que nos ennemis veulent partir demain matin :
Paix ils veulent de moi sans fin, paix des guerriers et paix du roi.
Conseille-moi, dis, preux Siegfried : « Comment agir au plus adroit ?

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314 Les deux princes m'offrent ceci, comme je vas te le conter :
d'autant que cinq fois cent sommiers comme poids d'or peuvent porter,
ils veulent bien me faire don, si je leur rends la liberté. »
Adonc de dire preux Siegfried : « Il serait laid, en vérité.
315 Pied franc pied libre laissez-les de céans prendre leur départ.
Mais que les nobles souverains veillent au plus près pour leur part
onc à ne plus en ennemis s'aventurer sur vos chemins.
Faites-le vous par les deux rois jurer ici haute la main. »
316 « Conseil c'est que je m'en vas suivre. ». Adonc tous deux s'en vont de là
aux ennemis nouvelle adonc, messager sur l'heure apposta
que de l'or qu'ils avaient offert aucune main n'avait que faire.
Et leurs chers leurs ! En y songeant les preux étaient las de la guerre.
317 De pavois pleins de meules d'or on apporta grand abondance.
Sire Gunther ne pesa point : sa main d'ami s'ouvrit immense,
cinq fois cent marcs, tout aussi bien, et quelques-uns reçurent mieux,
sur le conseil sire Gernot, qui sait si bien tout ce qu'il veut.
318 Ayant congé tous obtenu, c'est l'heure de se retirer.
Adonc les hôtes l'on a vu devant Kriemhilde s'incliner,
et mêmement devant Ute en reine sur son trône assise.
En aucun temps baron n'obtint congé de forme plus exquise.
319 Le palais fut comme désert quand ils eurent quitté la cour.
Menant magnifique existence y demeuraient pourtant toujours
le souverain et sa mesnie, aussi nombreuse que bien née.
D'eux se voyaient journellement dame Kriemhilde fort entourée.
320 À son tour voulut s'en aller sire Siegfried le Généreux.
Il désespérait d'obtenir ce que voulait son cœur de preux.
Au souverain, sire Gunther, nouvelle vint de ce désir,
adonc le jeune Giselher lui fit remettre de partir.
321 Noble, très noble dan Siegfried, pour quels lieux quitter notre terre ?
Restez avec ces chevaliers, oui, rendez vous à ma prière,
restez auprès du roi Gunther et de même de sa mesnie.
Belles ici ne manquent pas, que de voir nul ne vous dénie. »
322 Adonc de dire. Preux Siegfried : « Mon cheval en paix doit rester.
Au moment de vous dire adieu, je ne peux plus me remporter.
Otez de même ces pavois. Je voulais rejoindre ma terre,
mais au bon cœur de Giselher ma volonté fond en eau claire. »
323 Ainsi le preux de demeurer. Par amour pour ses familiers ?
Toujours est-il qu'autre pays de plus doux plaisirs coutumiers
ne l'eût ainsi bien entouré. Car enfin, qu'allait-il échoir ?
Hé bien, hé bien, que chaque jour belle Kriemhilde il pouvait voir.

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324 Oui, pour la belle non pareille ainsi resta le preux vaillant.
De jeux en jeux s'esbaneyait la cour en mille passe-temps ;
non qu'il fût sans peine d'amour : il maudissait parfois le sort,
et c'est amour que ce vaillant devait périr par male mort.

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Aventure VI.
Gunther se rend en Islande et conquiert Brunhilde.
325 Nouvelle encore non entendue un jour courut le long du Rhin,
de mainte belle jouvencelle et, dit-on, « de pays lointain. »
« Il m'en faut une pour épouse », en roi Gunther se dit le preux
et le voilà dans des transports de grand cœur d'homme généreux.
326 Il était une souveraine en un royaume d'outre-mer.
On ne savait de reine au monde à qui pouvoir la comparer.
Elle était la beauté suprême, elle était force qui domine,
et l'aurait seul qui la saurait vaincre au lancer de javeline.
327 Elle jetait fort loin la pierre et, d'un grand bond, courait après.
Qui prétendait à son amour, celui-là, sans faute, devait
trois fois de suite l'emporter sur cette reine si bien née.
Un seul échec, c'était sa tête à choir sur l'heure condamnée.
328 Ainsi la jeune souveraine en avait souvent décidé.
Le fait parvint, au bord du Rhin à preux lui-même décidé,
qui pour objet de ses amours ne voulut plus que cette femme,
ce qui ferait que de héros les corps un jour laissaient leur âme.
329 Alors dit l'Avoué du Rhin : « Jusqu'à la mer je veux descendre
et, quoi qui me puisse advenir, près de Brunhilde ores me rendre,
je veux obtenir son amour, y dût mon corps laisser son âme
et moi périr, tel est mon vœu, si je ne fais d'elle ma femme.
330 « Je ne saurais, ce dit Siegfried, vous y pousser d'un cœur fidèle
car la souveraine est terrible, et de nature fort cruelle
qui songe à lui faire l'amour à son péril lui rend des soins.
Vous devriez à ce voyage en vérité ne penser point. »
331 Adonc déclara dan Hagen : « Ce conseillé-je, quant à moi,
que vous priiez sire Siegfried de porter avec vous le poids
de si redoutables travaux, et si je dis comme je dis,
c'est que touchant dame Brunhilde il a sur tout savoir sans prix. »
332 Gunther alors : « Veux-tu m'aider, Siegfried, toi dont l'âme est si fière,
à mener à bien mes amours ? Si tu te rends à ma prière,
et que me donne un jour son cœur cette trop adorable femme,
je risquerai, pour te servir, honneur et jours, sinon mon âme. »
333 Lors de répondre dan Siegfried ; le fruit des œuvres Siegemunt :
« Donne-moi ta sœur pour épouse, et de ta noce je réponds.
Donne-moi la belle Kriemhilde, en qui sang brille de grand roi,
et pour loyer de mes travaux point ne voudrai de nul surcroît. »

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334 « Promis, que dit alors Gunther, Siegfried, touchons-en la main,
de ce pays Belle Brunhilde accomplisse un jour le chemin,
adonc pour femme je te veux accorder ma sœur à délivre.
Alors sois-tu près de ta Belle à tout jamais heureux de vivre ! »
335 Echange firent de serment les chevaliers enfants de roi.
Quel ne devait pour eux, sans fin, naître de maux nouveau surcroît :
point ils ne pourraient de si tôt mettre la Belle au bord du Rhin,
que de périls courus, ces preux, chemin toujours après chemin !
336 Siegfried de la cape enchantée, il le fallait, dut se munir,
que sur un qui, lui le Vaillant, le mit à deux doigts de périr,
sur un nain du nom d'Albéric sa grand’ prouesse avait conquise.
Along voyage s'apprêtait leur vive et forte vaillantise.
337 Lorsque le robuste Siegfried avait sur soi la cape fée,
de forces, en dedans de lui, telle croissait une flambée,
qu’il se sentait une vigueur de douze corps et de douze âmes.
Ce fut par ruse et grand engin qu'il maîtrisa l'illustre dame.
338 Ce n'est pas tout : la cape encore (autre vertu de sa nature
et fût-ce le premier venu qui fait s'en fût une vêture)
donnait, quoi que l'on fît, d'agir sans que personne vous pût voir.
Bref, il soumit dame Brunhilde, il n'en cessa de lui méchoir.
339 « Mais, dis-moi donc, brave Siegfried, avant que de route entreprendre,
en bel arroi ne faut-il pas embarquer, passer et descendre ?
Irai-je en tête de guerriers quérir Brunhilde en sienne terre ?
Trente mille hommes à lever ne nous sauraient retenir guère. »
340 « Quelques profonds, reprit Siegfried, que soient les rangs de nos fidèles
la souvenance de là-bas a des coutumes si cruelles
que l'ost entier en périrait écrasé par ce fier courage.
Mieux j'ai pour vous comme conseil preux que je suis de fier barrage.
341 En vrais chevaliers d'aventure aval suivons le cours du Rhin,
à combien ? Je vas vous le dire. Il ne nous faut mettre en chemin
qu'à deux fois deux, dont vous et moi, sans mettre le cap sur la mer
qu'à la conquête de la Belle, envers et contre tout revers.
342 Je serai l'un, tu seras l'autre, et nous irons de compagnie :
le tiers sera sire Hagen, car il faut assurer nos vies,
le quart sera sire Dankwart, qui n'a rien d'un piètre vassal,
et fût-on mille contre nous, que tous fuiraient choc inégal.
343 « Ce n'est pas tout, reprit le roi, qui tenait la demande prête,
au départir de mon palais, dites-moi, pour plus belle fête,
quels vêtements il nous faudra, présente Brunhilde, porter
pour notre honneur et pour le sien, car à Gunther faut le conter. »

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344 « Pour vêtements, les plus parfaits qu'ait trouvés humain savoir-faire
en tout temps sont, et seuls, de mise à la cour de Brunhilde en sa terre.
Devant la Belle il ne nous faut habits que splendides porter,
de peur qu'à notre grande honte après nous mal n'en soit conté. »
345 « Bien, répondit le brave preux, en personne je vas aller
trouver ma mère bien-aimée, et d'elle, si je puis, gagner
que les beautés de sa maison nous apprêtent parure telle
qu'à notre honneur nous paraissions devant la fière jouvencelle. »
346 Hagen de Tronège adonc leur dit, avec sa fierté coutumière :
« Mais à quoi bon de ce service aller requérir votre mère ?
C'est votre sœur qu'il faut mettre au courant de votre courage,
c'est elle qui, là-bas, en cour assurera votre avantage. »
347 Lui d'avertir sa sienne sœur, par messager, qu'il vient la voir,
accompagné de preux Siegfried. Si vite il n'y saurait échoir
que n'attendît déjà la Belle en triomphe d'atours princesse.
Les deux vaillants qui lui venaient, n'étaient pas signe de tristesse !
348 Tout autour d'elle était sa suite avec tout le charme voulu.
À peine eut-elle su qu'ensemble avaient les deux princes paru
que de son frère se levant elle alla de gente manière
à si noble hôte faire accueil ainsi de même qu'à son frère.
349 « Bienvenu soyez-vous, mon frère, et le soit votre compagnon, »
dit-elle, puis : « Que voulez-vous ? Vous avez bien une raison,
chez les dames ainsi de survenir en visiteurs.
Daignez ensemble m'éclairer de ce que veulent vos grands cœurs. »
350 Alors parla le roi Gunther : « Dame, à ne vous rien conter,
quand se doit péril encourir, bien haut se doit le cœur porter,
nous allons faire un brin de cour aux belles en étrange terre,
et c'est voyage où faut avoir pour vêtements splendeurs princières. »
351 « Or donc, cher frère, asseyez-vous, dit en réponse la princesse,
et dites-moi bien clairement, dites-moi vers quelles maîtresses
Amour vous fait pour le pays d'un autre roi mettre en chemin. ».
Des deux vaillants, preux entre tous, la jouvencelle prit la main,
352 Et l'un et l'autre les mena s'asseoir à sa place d'avant,
sur un riche lit de repos qui, si j'en suis juste savant,
était orné de beaux dessins avec des reliefs de fil d'or.
Et que de belles autour d'eux ! Le temps passa plus vite encor.
353 Amicalement, d'un coup d'œil, amoureusement, d'un regard,
entre le prince et la princesse eut lieu maint échange d'égards.
Il la portait dedans son cœur, Kriemhilde était comme son âme.
Belle Kriemhilde quelque jour de preux Siegfried serait la femme.

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354 Adonc le noble et puissant roi : « Chère, ô si chère et tendre sœur
sans ton aide, sans ton secours, en néant choit notre labeur :
le cœur nous dit, pour le plaisir d'aller voir Brunhilde en sa terre,
nous ne pouvons de mise avoir, devant les dames, que princière.
355 La jeune fille de répondre : « Ô mon cher et si tendre frère,
à vous apporter de secours ce que pourra mon aide entière,
mettez-le vous bien en l'esprit, je suis prête pour vous servir,
une autre peut vous dire non, mais non Kriemhilde vous faillir. »
356 « Je ne veux, nobles chevaliers, pas de ces timides prières.
Je veux des ordres bien formés de haute et royale manière.
S'il ne dépend rien que de moi, je suis prête de tout mon zèle,
et de plein gré vous servirai », dit la charmante jouvencelle.
357 « Ce que nous voulons, tendre sœur, c'est revêtir bel équipage,
et seule votre noble main peut satisfaire à cet ouvrage !
Que vos femmes à nous baiser redoublent donc d'habiles soins :
car nous partons pour un voyage où qui renonce ne vaut point. »
358 La jeune fille de répondre : « Ecoutez bien ce que je dis :
j'en ai, pour moi, j'en ai la soie : il ne faut que pierre de prix
nous fournir à comble pavois, et je vois l'œuvre bientôt prête.
Ah ! Sire Gunther et dan Siegfried eurent égard à la requête ! »
359 « Comment ont nom les compagnons, reprit encor la souveraine,
qui sous de somptueux habits s'en vont à cette cour lointaine ?
« En cette cour ? Siegfried et moi, non sans deux autres de mes hommes,
sire Dankwart et dan Hagen. Voilà les autres que nous sommes.
360 Il faut, ma sœur, de votre mieux écouter ce que je vous dis :
à tous les quatre nous faudra, quatre jours durant, trois habits,
trois habits, dis-je, différents, mais tous de si bonne manière
que nous n'ayons devant Brunhilde jamais rougi quittant sa terre. »
361 Aimablement prirent congé, puis s’en allèrent les seigneurs.
Adonc en ses appartements à trente belles en leur fleur
ordre de venir fut donné de par Kriemhilde leur souveraine,
à trente belles de sa cour pour ces travaux d’adresse pleines.
362 Sur des splendeurs de soie arabe éblouissante comme neige
et le samit de Zazamanc vert comme trèfle en Norovège,
se cousirent pierres de prix. Le beau travail que ces parures
la coupe en fut de Kriemhilde même en qui brillait noblesse pure.
363 Des eaux des plus lointains pays vinrent fourrures à ravir :
rien qu’à les voir l’on crut rêver ! Autant il s’en put réunir,
oui, se doubla d’autant la soie des habits qu’ils devaient porter.
Ah ! Quels habits ! Quelles splendeurs ! Oyez merveilles en conter :

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364 Au fond des terres du Marroch, au fond des terres de Lybie,
tout ce que d’homme œil a pu voir de plus chatoyante soierie
vêtir jamais le sang des rois s’y retrouvait en abondance.
Le cœur Kriemhilde, c’était clair, de diligence était immense.
365 Comme de haut pèlerinage avaient conté les deux seigneurs,
on trouva que manteaux d’hermine étaient de bien chiche valeur :
de noirs velours on les sema comme d’autant de noirs charbons.
Tant à ces fêtes ils devaient place tenir de hauts barons !
366 De l’or qu’enfanta l’Arabie rayonnaient gemmes de lumière.
Point ce ne fut à qui mettrait la main à l’œuvre la dernière :
en sept semaines tout au plus furent faits les habits de fête.
Le même jour qu’aux preux barons l’on vint livrer leurs armes prêtes.
367 Tout juste à point, car il faudrait descendre aval le cours du Rhin,
s’était construit, minutieux, un robuste vaisseau marin
qui tel devait, hommes et biens, outre-mer aval les porter,
tout justement comme à la cour n’en pouvaient plus belles d’ouvrer.
368 L’on fit savoir aux chevaliers qu’à cette heure se trouvaient prêtes
les splendeurs qu’ils auraient sur eux pour vêtements de jours de fêtes,
et que leurs vœux étaient comblés : …finis les jours longs à porter !
Ils n’allaient plus, les preux barons, au bord du Rhin longtemps rester.
369 Aux quatre seigneurs compagnons un messager fut envoyé
qui les priait de venir voir, car il fallait bien essayer,
si ces habits neufs n’avaient rien soit de trop court ou de trop long.
Ils étaient comme sur mesure ! Ah ! Si mercis furent selon !
370 Tous les voyant ainsi vêtus, furent bien forcés d’avouer
que l’on n’avait jamais rien vu, jamais, de mieux comme beauté.
Ils pouvaient bien de cœur allègre à la cour là-bas les porter !
De chevaliers mieux habillés nul en nul temps n’eût su conter.
371 De plus profonds remerciements partout fusa le gai propos,
puis demandèrent leur congé les chevaliers frais et dispos,
sans rien faillir en courtoisie et jusques au bout grands seigneurs :
lors s’assombrit plus d’un œil clair bientôt serti d’humides pleurs.
372 Adonc Kriemhilde : « Bien-aimé frère, il est encor temps de rester,
et de quérir une autre main, car ce serait moins affronter.
Mais en balance ainsi vous mettre ! Ainsi vous risquer corps et âme !
Et sans aller si loin pouvoir tout aussi haut quérir pour femme !
373 Au cœur des dames, que je crois, dut alors sonner comme un glas.
Toutes se mirent à pleurer ; rien qu’on dît ne les consola.
De l’or allait s’obscurcissant sur leur poitrine le métal,
tant pleurs et larmes par torrent leur descendaient des yeux aval.

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374 Kriemhilde put enfin conter : « Sire Siegfried, permettez-moi
de m’en remettre de mon frère à votre gracieuse foi :
de tout méchef préservez-le chez Brunhilde au bout du chemin. ».
Le vaillant preux en fit serment la main Kriemhilde dans sa main.
375 Puis d’ajouter en preux héros : « Si point je n’y laisse la vie,
que de rien, dame, votre cœur n’ait cure ni ne se soucie !
À vos bons soins je le rendrai sain et sauf aux rives du Rhin. »
« Merci ! » Dit-elle en s’inclinant, et lui : « Tenez-le donc pour certain. »
376 Le pavois et leurs reflets d’or furent portés au bord de l’onde.
On leur remit en propre main ce qu’ils avaient d’armure au monde,
les chevaux furent amenés, et ce fut l’heure des adieux ;
plus d’une belle en eut encor larmes et pleurs au plein des yeux.
377 Point de fenêtres où, debout, ne se tînt moult belles enfants.
Soudain la voile se gonfla, la nef frémissait au grand vent.
Les intrépides compagnons lors embarquèrent sur le Rhin,
et roi Gunther de demander : « Qui prend sur soi notre chemin ? »
378 « Ce sera moi, dit dan Siegfried. C’est moi qui saurai, sur les flots
d’ici vous mener à bon port, n’en doutez point, braves héros !
Les justes routes de la mer ne sont pour moi mystère mie. »
Ce fut vraiment joyeux départ que ce départ de Burgundie.
379 Siegfried, sans attendre un instant, d’un bois de perche s’empara,
du bord se détacha la nef sous la puissance de son bras.
Intrépidement Dan Gunther lui-même en main prit une rame
à l’horizon touchaient déjà les preux vaillants sans peur ni blâme.
380 Ils emportaient force manger, ils emportaient force bon vin,
tel que meilleur ne se pouvait trouver sur les rives du Rhin.
Les chevaux tenaient bien le coup : ils n’étaient pas fort malheureux,
les mariniers route suivaient qui n’avaient rien de raboteux !
381 Adonc donnant, tous ris largués, à leur voilure libre jeu,
vingt mille qu’ils avaient couru lorsque la nuit se fit sur eux
tant favorable était le vent qui les poussait en haute mer,
n’empêche, après, que la manœuvre à leur grand cœur fort cher.
382 Six jours plus tard, plus six encore, un matin, oyons-nous conter,
le vent, à force de souffler, les avait bel et bien portés
sous les murailles d’Isenstein, aux bords de Brunhild, en sa terre,
terre et muraille à chacun d’eux, fors à Siegfried, fort étrangère.
383 Aussitôt que le roi Gunther vit briller tous ces châteaux forts
et mêmement tant de pays, il s’écria dans un transport :
« Dites-moi donc, ami Siegfried, si c’est encore de vos lumières,
à qui sont tous ces châteaux forts et magnifique cette terre. »

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384 Et de répondre dan Siegfried : « C’est tout à fait de mes lumières !
C’est le domaine de Brunhilde, autant le peuple que la terre,
et c’est le château d’Isenstein, dont vous m’avez ouï conter.
Vous y pourrez, dès aujourd’hui, voir mainte dame de beauté.
385 Preux, je tiens à vous avertir de tous avoir même courage,
et de conter tout comme un seul : c’est votre plus clair avantage.
Si nous avons dès aujourd’hui devant Brunhild de nous porter,
sur nous sans cesse ayons les yeux et gardons-nous de tous côtés.
386 Si tôt que vous verrez la Belle et tout autour d’Elle sa cour,
vous n’aurez rien preux de renom, qu’à dire sans autre discours :
« Dan Gunther est mon suzerain et je ne suis que le vassal,
et rien ne doit de ses désirs finir pour lui vraiment trop mal. »
387 Ce lui fut sur l’heure octroyé, mais i voulut avoir la foi,
hautains qu’ils étaient, ce fut dur, mais ce fut lui qui fit la loi :
tous contèrent comme ils voulaient, mal ne pouvait leur en échoir,
quand roi Gunther allait bientôt Belle Brunhild avoir devoir.
388 « Mais, tout cela, lui dit Siegfried, c’était bien moins à cause de toi
que pour ta sœur, la jeune enfant, de qui seule je prends la loi.
De corps je n’ai, moi, que son corps, et d’âme je n’ai que son âme,
et je ne veux que mériter de l’obtenir un jour pour femme. »

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Aventure VII.
Gunther conquiert Brunhild.
389 Adonc du roi s’était la nef tant et durant ce temps-là
du fort château jouxte approchée. Au premier œil qu’il éleva,
il vit là-haut au fenestrage une grande quantité de belles,
de n’en connaître pas même une, il ressentit douleur cruelle.
390 Il se tourna donc vers Siegfried, et dit à son cher compagnon :
« Connaissez-vous à leur visage et connaissez-vous à leur nom
les jouvencelles qui là-haut suivent notre approche sur mer ?
Quel que se nomme leur seigneur, elles ont, elles, le cœur fier. »
391 Sire Siegfried lui répondit : « Or donc, mais, en quoi que ce soit,
sans ombre d’ombre de semblant, observez-les, et dites-moi
quel choix d’entre elles vous feriez si c’était en vôtre puissance. »
« Un moment donc ! » C’était Gunther ! C’était le preux, le fer de lance.
392 « À la fenêtre de là-bas j’en vois une, debout plantée,
en robe comme neige blanche et si divinement créée,
que mes yeux font en si beau corps leur juste élection de dame.
En ma puissance le fût-il qu’elle, à coup sûr, serait ma femme. »
393 « Ce n’est vraiment pas mal choisir, c’est ce que voir, et bien, j’appelle.
C’est elle la noble Brunhilde et ravissante jouvencelle,
à laquelle aspire ton cœur, ton âme et même ton courage. »
Elle parut aux yeux Gunther douceur, lumière et davantage.
394 De souveraine vint défense aux fenêtres de plus rester,
à fenêtre point ne devant belle suivante se poster
en spectacle à des étrangers. L’ordre à l’instant fut obéi,
et l’on en sait bien le motif vu que le conte le récit.
395 Pour recevoir les inconnus allèrent se parer les femmes,
on vit ainsi depuis toujours procéder magnifiques dames ;
puis aux rayères de nouvel elles revinrent prendre place,
où pas un geste des héros ne pouvait fuir leur œil tenace.
396 Quatre hommes, quatre seulement ! De la nef parurent aval.
Jà par la bride preux Siegfried amenait à terre un cheval,
et des rayères bien le vit un peuple entier de belles femmes,
et roi Gunther s’en retrouva plus haut prisé de corps et d’âme.
397 L’autre maintint par le bridon cheval comme il n’est de cheval,
noble monture, souveraine, et puissance faite animal,
tant et si bien que roi Gunther entre les arçons fut assis.
C’était service dan Siegfried, à si complet oubli promis !

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398 Puis lui-même à bord prit sa bête, et de retour fut bientôt là.
Si rare était qu’à tel office auparavant il se prêtât,
que d’écuyer il ne servît à nul preux sur nul palefroi.
De leurs fenêtres suivaient tout beautés augustes comme roi.
399 Venaient d’abord, accord parfait, deux chevaliers de haute allure :
mêmes chevaux de même neige, et même neige de vêture,
et mêmement mêmes en tout. Leurs pavois, on ne peut plus beaux,
semblaient soleils au bras de preux l’un comme l’autre sans défaut.
400 Sertis de gemmes leurs arçons, fin, le poitrail de leurs montures,
ils venaient au palais Brunhild de l’on ne peut plus fière allure.
Les grelots pendus au harnais luisaient vermeille frange d’or.
Ils abordaient en ce pays, comme obligeait vaillance encor,
401 Frais aiguisé le fer de lance et le branc, on ne peut plus beau,
long pendant jusqu’à l’éperon, irréprochables, vrais héros,
portant au flanc, les preux barons, fil tranchant et large envergure.
Brunhilde sut voir tout cela la magnifique créature.
402 À sire Dankwart d’un côté dan Hagen d’autre part répond.
S’il faut en croire la Mémoire, on voyait sur ces deux barons
noir de la noirceur des corbeaux étinceler riche vêture,
leurs beaux, leurs grands pavois étaient amples et forts de l’envergure.
403 L’Inde en gemmes se vit sur eux comme une armure de brillants ;
l’on en voyait sur leur habit chatoyer les clairs orients.
Sans que personne la gardât laissant leur nef près du rivage,
ont chevauché vers le château ces vaillants cœurs de tout courage.
404 Non moins de quatre vingt six tours à leurs yeux s’y dressent plantées
trois grands palais, et magnifique, œuvre superbement créée,
une grand’ salle en marbre fin de la couleur d’un vert gazon.
C’est là qu’était dame Brunhilde avec les filles sa maison.
405 Le burg alors tout grand s’ouvrit larges autant qu’étaient ses portes
la Brunhilde mesnie accourt, isnel le pas vers eux se porte,
et chez sa reine fit accueil aux arrivants du long chemin.
L’on prit en charge leurs chevaux, on leur ôté l’écu des mains.
406 Encor leur dit un chambellan : « Faut nous remettre vos épées,
et vos broignes si clair luisant. » « Ce n’est pas hui la journée,
répondit Hagen de Tronège, et c’est à nous de les porter. »
Sur quoi des us de cette cour Siegfried s’est mis à lui conter.
407 « L’on a coutume en ce château, comme je dois vous le conter,
de ne laisser hôte qui soit sur sa personne armes porter.
Soumettez à votre tour, ce sera faire en homme sage. »
Ainsi fit donc l’homme Gunther, mais quel il prit sur son courage.

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408 On fit servir le vin d’accueil, tout se fit à leur agrément.
Mille et mille preux chevaliers en cette tour allaient voyant,
mis comme princes, fourmiller en tous sens et de toute part.
Mais c’est aux braves étrangers que s’attachaient tous les regards.
409 Sur l’entrefaite fut nouvelle à dame Brunhilde contée
qu’on ne savait quels chevaliers venaient de faire leur entrée,
tous magnifiques de vêture et venus d’un autre rivage.
Adonc s’enquit des arrivants la jeune et belle au fier courage.
410 « J’aimerais bien savoir de vous (ordre c’était de souveraine)
qui sont enfin ces inconnus à la prestance si hautaine,
en ce château qui m’appartient campés il ne se peut plus fier,
et pour l’amour encor de qui ces braves ont passé la mer »
411 Atant quelqu’un d’entre ses gens : « Dame, j’avouerai tout exprès
que nulle part je n’ai jamais de loin vu l’un d’eux ni de près
fors cependant qu’à dan Siegfried l’un semble pareil en tout point
je crois, ma foi, qu’à l’accueillir il vous faut mettre tous vos soins.
412 Quant au deuxième de la troupe, ah ! Quelle allure irréprochable
oui, si c’était en son pouvoir il saurait en prince admirable
au loin régner sur maint pays dont il aurait d’être le maître,
et c’est la seule majesté qui d’entre tous le fait connaître.
413 Quant au troisième de la troupe ah ! D’aspect qu’il est effroyable,
encor qu’il soit beau chevalier, souveraine trop admirable !
Et quelle force en ses regards de tous côtés lanceurs d’orage,
hanté qu’il n’est, comme je crois, que de sinistre et noir courage !
414 Quant au plus jeune chevaucheur ah ! Quelle allure irréprochable
avec son air de jeune fille à mes yeux vraiment admirable !
Ainsi nature et nourriture ont fait cet amoureux seigneur,
mais qui, céans, l’offenserait, lieu nous aurions, tous, d’avoir peur.
415 Car de façons si fin soit-il, si délicat de fraîcheur d’âme,
il pourrait bien faire pleurer plus d’une magnifique dame,
pour peu qu’il se prît de courroux. Il est en lui tant de puissance !
Il a bien toutes qualités de vrai vassal vrai fer de lance. »
416 Ce fut la reine qui reprit : « Que l’on m’apporte mon habit.
Si Sa Vaillance preux Siegfried n’a mis pied en ce mien pays
que pour me requérir d’amour, il y lairra le corps de l’âme.
Peur ne peut me forcer d’emblée à me livrer sienne pour femme. »
417 Adonc voilà Belle Brunhilde équipée en moins d’un instant.
En long cortège la suivaient mainte jouvencelle au corps gent,
une centaine, sinon plus, comme un enchantement de l’âme.
C’était pour voir les arrivants que tant venaient de belles dames.

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418 À la suite venaient encor tout le barnage d’Icelande,
guerriers Brunhilde, haut tenant claire-luisante lame grande,
à tout le moins cinq-cents barons. Les désarmés l’eurent cruel,
mais se levèrent de leur banc en bien allants héros isnels.
419 Droit de la Reine à dan Siegfried un regard, sans attendre, alla.
Or écoutez de votre mieux ! La Belle, oyez comment, parla :
« Jà soyez-vous le Bienvenu, Siegfried, en cette mienne terre.
Que venez-vous ici cherchant ? Dites-le moi sans nul mystère. »
420 « Grand merci, madame Brunhilde, à vous soit mille fois rendu,
de m’avoir, par trop de bonté, Reine, accordé votre salut
premier qu’au débonnaire preux à qui mon pas cède avec soin,
car je ne suis que le vassal. Mais tant d’honneur je ne veux point.
421 Il est né sur le Rhin son Prince. Est-il besoin de dire plus ?
Il n’est que par amour pour toi, nous sur ses pas, ici venu.
Il a dessein de t’épouser, quelle qu’en tourne l’aventure,
et, dis-le toi dès maintenant, de renoncer à toi n’a cure. »
422 Tel qu’il se nomme, c’est Gunther. Est-il besoin de dire plus ?
S’il peut d’amour te conquérir, il ne veut néant de surcroît.
Ainsi m’adresse sur tes bords l’ordre de ce parfait seigneur ;
si j’avais eu droit au refus, refusé j’eusse de bon cœur. »
423 Elle dit : « S’il est ton seigneur, et que tu sois le sien vassal,
au jeu que je lui vais partir qu’il se présente à front égal !
Du champ clos s’il reste le maître, hé bien, c’est dit ! Je suis sa femme !
Mais s’il me laisse l’emporter, vous n’aurez tous qu’à rendre l’âme.
424 Hagen de Tronège adonc parla : « Dame, nommez-nous au grand jour
les épreuves de votre jeu. Point ne se peut que reste court
sire Gunther mon suzerain, que si rude malheur s’en mêle.
Il pense à droit bien conquérir tant jeune et belle jouvencelle. »
425 « Le gal, d’abord. Lancer la pierre et courre sus plus vite qu’elle,
moi-même à vaincre au javelot. Tout doux, tout doux, pas d’étincelle,
vous pourriez fort en ce champ clos perdre le corps et l’âme.
A deux fois donc regardez-y » dit l’adorable belle dame.
426 Adonc du roi proche s’en vint Siegfried le Tout-Impétueux :
« Il fallait saisir le moment, et franc s’ouvrant de tous ses vœux
payer de front la souveraine. Encor le fallait-il sans crainte. »
« En vrai rempart je saurai bien vous garantir par mienne feinte. »
427 Adonc parla le roi Gunther : « Reine en qui brille sang de roi,
donnez les jeux qu’il vous plaira, car vous me verriez de surcroît
tout affronter et plus encor pour vous avoir de corps et d’âme.
Ou j’y lairrai mienne ma tête, ou je vous fais mienne et ma femme. »

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428 La souveraine, oyant cela, ne s’y prit pas à quatre fois :
les jeux sur l’heure furent prêts, sur un seul ordre de sa voix.
Elle se fit, pour cette lutte, apporter, la solide armure,
or écarlate bonne brogne et fier pavois sûr de monture.
429 C’était le même habit de soie : aucun besoin d’une autre armure,
car d’aucun fer ne l’entama, voire onc ne l’atteignit blessure
étoffe c’était de Lybie, et d’un ouvrage merveilleux :
rubans de soie et rubans d’or fils s’y croisaient et feux sur feux.
430 Pendant ce temps sur les barons vont drus pleuvant de fiers défis.
Sire Dankwart et dan Hagen de tout plaisir sont forbannis.
Qu’allait-il advenir du roi ? se dit sans cesse leur courage.
« Triste voyage, pensaient-ils, de nul profit pour leur barnage. »
431 Mais entretemps déjà Siegfried avait, l’intrépide vassal,
sans que personne en eût rien vu, regagné la leur nef aval.
Il y trouva la cape fée où lui-même l’avait cutée,
et s’y coula, prompt comme l’ombre on ne sait où soudain passée.
432 Vite il revint. Foule de preux déjà se trouvait sur les lieux.
Déjà la Reine disposait les périls qu’elle appelait jeux.
Il s’approche sans être vu, car sa feinte, c’était cela,
ni seulement entr’aperçu d’un seul de tous ces hommes-là.
433 La lice en cercle fut tracée. Adonc un sort des jeux d’échoir,
présent maint brave de baron qui n’était là que pour bien voir
plus de sept cents qu’ils étaient là, que l’on voyait armes porter,
preux qui, les jeux ayant tranché, bien haut diraient qui doit céder.
434 Place avait pris jà Brunhilde ! On eût dit, à la voir armée,
qu’à tous les rois portant couronne elle offrait bataille rangée,
tant sur la soie elle portait des rangs entiers d’agrafes d’or
que l’air d’amour de son beau teint, tout souverain, passait encor.
435 Adonc parurent gens des siens. Ils venaient avec son écu :
c’était en forme de pavois, tout rouge écarlate or battu,
sous rude croix de bon acier, grand de taille, grand d’envergure,
c’était l’abri qu’avait choisi la toute aimable créature.
436 Ce bouclier, pour guige, avait de soie et d’or ruban superbe,
tout d’émeraudes parsemé vertes de la verdeur de l’herbe,
étoile, étoile sur étoile autant que l’or il étincelle.
Ah ! Que de cœur avait le preux pour aspirer à cette Belle !
437 Et ce pavois pour boucle avait, ainsi le veut notre légende,
une épaisseur de trois empans, qu’il faudra bien haut qu’elle tende,
d’acier et d’or pareillement il resplendissait d’abondance.
A peine quatre chambellans en portaient-ils le poids immense.

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438 Sitôt que le hardi Hagen vit apporter un tel pavois,
l’Homme de Tronège, le Sinistre, a d’humeur sombre empli sa voix :
« Qu’avons-nous fait, ô roi Gunther ? C’est notre mort de corps et d’âme ;
la belle objet de votre amour est du diable même la femme. »
439 Un mot encor de ses habits : elle en avait grande abondance !
Droit d’Azagog venait soierie unique, de valeur immense,
la cotte d’armes qu’elle avait, telle encor que toute-lumière,
la souveraine projetait mille soleils par mille pierres.
440 Lors à la dame s’apporta tout aussi long, tout aussi lourd,
un javelot fort acéré, celui qu’elle lançait toujours,
énorme autant que malaisé, long, très long, et large en mesure
dont, l’un et l’autre, les tranchants taillaient d’horribles entamures.
441 Un mot encor de ce fardeau qui vous lairra l’âme ébahie : l
e poids du fer en était bien de trois mesures et demie.
A peine si, jusqu’à Brunhilde, ont pu le porter trois sergents.
Du coup se prit sire Gunther d’inquiétude rudement :
442 Il se disait au fond du cœur : « Qu’adviendra-t-il dorénavant ?
Le Diable même de l’Enfer pourrait-il en sortir vivant ?
Ah ! si j’étais en Burgundie, avec tous ces jours devant moi,
elle pourrait longtemps encore ici m’attendre près de soi.
443 « Moi, dit le frère de Hagen, le fier et courageux Dankwart,
de ce voyage, franchement, j’ai le cœur marri pour ma part.
Avoir renom de francs guerriers, et nous voir bons pour rendre l’âme !
Sera-t-il dit qu’en ce pays nous soyons morts de main de femme ?
444 Il me pèse d’avoir un jour pour ce pays mis en chemin.
Ah ! Si Hagen, ah ! Si mon frère avait son arme en sienne main,
et moi de mon côté la mienne, on pourrait voir moins fier marcher
avec leur cœur de si haut bord ce que Brunhilde a de guerriers.
445 On peut m’en croire là-dessus : ils ne sauraient se trop garder !
Eussé-je fait mille serments de rester en paix sans bouger,
qu’avant de voir occis et mort mon cher et bien-aimé seigneur,
oui, cent fois oui, j’abolirais la belle enfant toute-splendeur. »
446 « Nous pourrions, libres de liens, nous tirer de cette aventure,
a répondu frère Hagen. Si nous avions encor l’armure,
en tel péril si nécessaire, et notre si vaillante épée,
moult la pucelle en rabattrait de sa fierté si haut campée. »
447 Fort bien avait la noble fille entendu murmurer le gars.
Sourire aux lèvres, et sur eux par-dessus l’épaule un regard :
« Hé bien, si fort puisqu’il se croit, qu’on leur apporte leur airain !
Et de l’épée à fil tranchant armez encor leur brave main. »

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448 Ainsi leur fut rendu leur branc (car la Belle avait dit : Je veux !).
Dankwart en fut rouge de joie. Ah ! C’était bien l’impétueux !
« De quelque jeu dont soit fait choix, a déclaré le preux baron,
Gunther vaincu point ne sera nos armes puisque nous tenons ! »
449 L’étrange force de Brunhild apparut en pleine lumière,
car en plein cercle était alors apportée une lourde pierre,
un gal énorme et monstrueux, quartier de montagne et palet,
sous quoi suait à grand’ ahan douze héros de preux valets.
450 C’est ce caillou qu’elle lançait quand elle avait lancé l’épieu.
L’émoi burgunde change, et tourne en épouvantement de Dieu.
« Malheur ! Gémit sire Hagen. Ah ! Pauvre roi, quelle alliance !
L’esprit du Mal en son enfer seul peut s’unir à cette engeance. »
451 Sur ses bras blancs, si radieux, elle a ses manches relevées :
jà du pavois en moins de rien s’est sa main saisie et parée ;
haut s’est dans l’air l’épieu brandi. C’était le signal ennemi.
Sire Gunther et dan Siegfried face à Brunhilde ont franc blêmi.
452 Point n’eût été qu’à son secours Siegfried en un clin d’œil fut là,
que plus du roi ne fût resté qu’un malheureux occis tout plat.
Il arriva, sans être vu, toucha dan Gunther à la main,
lui, tout surpris de cette ruse, au même instant de peur fut plein.
453 « Qu’est-ce qui vient de me toucher ? » se demandait le preux baron.
Il regarda de tous côtés : mais personne en son environ ! «
C’est moi, Siegfried, dit une voix. Je ne suis là que pour ton bien.
La souveraine ne te doit inspirer peur, crainte, ni rien.
454 Passe à mon bras le bouclier ! Laisse ; laisse-moi le porter,
et grave en toi, qu’il t’en souvienne, un mot que tu m’entends conter :
« Je prends sur moi d’agir, et toi tu n’auras qu’à faire les gestes. »
Gunther alors le reconnut, et se sentit le cœur plus leste.
455 Garde secrète cette ruse, et ne la révèle à personne.
La souveraine contre toi mal en pure perte se donne,
au détriment de son renom. Et cependant, quelle assurance !
Hein ? Face à toi regarde un peu comme elle campe son avance !
456 Adonc, rassemblant ses efforts, la magnifique créature
darda son tir sur l’écu neuf, grand de taille, grand d’envergure,
que tenait à son bras celui que Sigelinde eut pour enfant.
Feux de partout vomit l’acier cravachés comme par le Vent.
457 L’estoc robuste de l’épieu se fit un passage au travers.
L’on vit ardente l’étincelle essaimer de tout le haubert.
Comme un seul homme ont, sous le choc, plié le vassal et le sire,
et sans la cape, comme un seul, le devait net le coup occire.

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458 Sire Siegfried l’Impétueux vomit un roide jet de sang.
D’un bond, d’un seul, se relevant, il arracha, quel preux vaillant !
Le javelot qui dans son vol avait outrepercé l’écu, et
vers le point dont il partit le retourna d’un bras cœuru.
459 « Non, se dit-il, je ne veux pas occire du coup cette belle. »
Il le brandit bois en avant, et non pas la pointe mortelle.
Tel fut le choc, bien qu’à rebours, que sur elle, rauque, l’airain
perça les airs comme d’un cri : lui, quelle force avait sa main !
460 Feu de partout fit le haubert, comme sous le souffle du vent :
quelle vigueur roi Siegemunt n’engendra pas en son enfant !
Femme si forte qu’elle fût ne pouvait subir sans faiblir.
Onc n’aurait pu sire Gunther, en vérité, tel coup férir.
461 Belle Brunhilde promptement derechef a sur pieds bondi !
« Gunther, voilà, franc chevalier, un bien beau coup ! » s’est-elle dit,
croyant, la folle !, en un Gunther vigoureux de sienne vigueur.
Mais que nenni ! Sous le suppôt joutait tout autre que le jouteur.
462 Sans que l’on eût le temps de voir, tant au cœur lui monta la rage,
elle éleva bien haut le gal en fille de noble courage,
et d’un lancer vertigineux au loin l’envoya de la main,
puis s’élança du même élan toute tonnante et rauque airain.
463 Le gal au sol ne retomba qu’à bien douze toises de là,
mais outre encore en son élan la toute-belle s’emporta.
Vite se porte dan Siegfried où reste la pierre tombée.
C’est bien Gunther qui l’a brandie, mais c’est Siegfried qui l’a lancée.
464 Siegfried Fougueux, Siegfried le Fort, était de plus quillé fort long.
Il sut jeter plus loin le gal, et la dépasser en son bond.
Oui, tant sa ruse lui valait surcroît de force en abondance
que roi Gunther entre ses bras fit même saut par l’air immense.
465 Le saut prit fin : tous avaient vu… Tous voyaient la pierre au repos.
À tous les yeux n’apparaissaient autre que Gunther le héros.
Belle Brunhilde, furieuse, était plus vermeille que l’or :
Siegfried sauvait, tout simplement, sire Gunther de male mort.
466 Lors vers sa suite se tournant, la Princesse, à bien haute voix,
voyant hélas ! Tout sain tout sauf le héros au bout de l’exploit :
« Venez, dit-elle, vous, les miens, et vous, mes hommes, reconnaître
ainsi faut-il, en roi Gunther votre seigneur et votre maître. »
467 Au sol tombèrent, haine et tout, les armes de toutes les mains.
Genoux en terre maintenant, devant le Burgunde si craint,
devant Gunther le si puissant, ont, comme un seul, mis ces grands cœurs,
croyant, les fols, en un jouteur tout vigoureux de sa vigueur.

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468 Il salua. Comme un ami. Ce fut un salut admirable.
Adonc la reine offrit sa main de jouvencelle irréprochable :
sienne c’était se déclarer, et lui donner toute-puissance,
au grand bonheur de dan Hagen, preux qu’il était, vrai fer de lance.
469 Elle pria le noble preux de l’accompagner au retour
en sa grand salle spacieuse. Ils en ont regagné la tour,
et vers les braves étrangers montait une foule de vœux.
Sire Dankwart et dan Hagen laissaient monter, l’œil point haineux.
470 Sire Siegfried l’Impétueux sagesse avait en abondance :
à retirer la Cape fée il mit un soin immense,
et reparut, au beau milieu des femmes assises entre elles.
Arraisonnant le souverain, il dit, subtil comme fidèle :
471 « Que tardez-vous, mon cher seigneur ? Et quand commencez-vous le jeu
pour lequel reine vous jetait gant sur gant avec tant de feu ?
Mettez-nous donc tôt sous les yeux ce que c’est qu’on nomme vigueur !
Comme un qui seul n’aurait rien vu ! Ah ! Le rusé, le fin jouteur !
472 Ce fut la reine qui parla : « Quoi ! Cela pouvait-il échoir,
que vous eussiez, sire Siegfried, été le seul à ne pas voir,
à ne pas voir, ici, Gunther vaincre au grand labeur de sa main ! »
Ceci, qui fut dit par Hagen, du fond du sol Burgunde vint :
473 Il dit : « Madame, vous n’aviez que trop brouillé notre courage.
Notre nef sait, seule où passa Siegfried de si preux baronage
le temps qu’à vaincre, qu’à vous battre a passé l’Avoué du Rhin.
C’est ce qui fait qu’il est si neuf. » Cet homme avait Gunther pour fin.
474 « Nouvelle heureuse s’il en est ! Répartit Siegfried le Héros.
Quoi ! Votre orgueil, haute Princesse, est ainsi contraint au repos ?
Homme ici-bas de vos talents maître et bien maître vit enfin !
Faites, madame, vos adieux et suivez-nous aux bords du Rhin.
475 Alors la Belle déclara : « Cela ne se peut de si tôt !
Il faut premier en avertir les miens parents et mes vassaux
non, je ne puis à la légère, abandonner ainsi ma terre,
sans les meilleurs de mes amis pareil départ ne se peut guère. »
476 Sur ordre sien, des messagers chevauchèrent de toute part,
vers ses parents, vers ses amis, vers ses barons, qui, sans retard,
devaient marcher sur Isenstein, et ce, par le plus court chemin,
sur ordre sien, tous radieux des larges grâces de sa main.
477 Eux, chevauchant jour après jour, tard le soir et tôt le matin,
se sont épais, par bataillons, rendus au château d’Isenstein.
« Hélas ! Hélas ! Criait Hagen, qu’avons-nous fait ? Faut-il, céans
attendre, nous, notre malheur, Belle Brunhild et tous ses gens !

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478 Oui, si leurs forces, tant qu’ils sont, font marche sur la sienne terre
(car ce que veut la souveraine est encor pour nous un mystère),
et si de nous un sien caprice allait ne faire que fumée,
oui nous sera la belle enfant notre péril et perte-née. »
479 Lors intervint Siegfried le Preux : « C’est ce que je vas empêcher.
Je vous en laisse le souci, sans en permettre le danger.
Je vas pour aide vous produire en ce pays-ci, vrai de vrai,
des parangons de jeunes preux que vous n’avez onc rencontrés.
480 Pas de comment, pas de pourquoi ! Je dis seulement que je pars.
Que Dieu protège votre honneur durant ce temps pour sa grand part.
Je serai vite de retour, en tête de mille guerriers,
qui, de tous ceux que j’ai pu voir, sont les meilleurs preux chevaliers. »
481 « Revenez vite, dit le roi, qui tenait sa parole prête.
Nous nous faisons à fort bon droit de votre aide toute une fête. »
« En peu de jours, dit une voix, je reserai près de vous, sire.
Quant à Brunhilde, vous m’aurez loin envoyé, devrez-vous dire. »

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Aventure VIII.
Siegfried va quérir ses gens.
482 Lors par la porte de la grève adonc dan Siegfried s’en alla,
sur soi portant la cape fée. Une barque se trouvait là.
De Siegemunt en grand secret y prit place, tel quel, l’enfant
puis à grand’ erre il s’éloigna comme emporté par le grand vent.
483 Nul ne voyait de marinier : la nef n’empêche allait volant.
C’était par l’œuvre de dan Siegfried, fort qu’il était infiniment.
On crut, les fols ! Que l’emportait vent comme onc ne se vit de vent.
Ah ! Oui, le vent, c’était Siegfried, belle Siglinde, ton enfant.
484 Passa le reste de ce jour, passa l’espace d’une nuit.
Il toucha terre quelque part, après grand’ peiné et grand ennui.
À, pour ne dire encore mieux, cent milles pour le moins de là,
en plein pays Nibelungen, près des trésors qu’il y cela.
485 Il aborda, preux solitaire, en une île moult longue et lée.
Le chevalier d’un pied léger, sa barge a sur l’heure amarrée,
prit le chemin d’une montagne où d’un burg se dressaient les tours,
comme hébergeage se quérant las pèlerins font de nos jours.
486 Il arriva devant la porte : elle était close entre les tours
car y veillait le point d’honneur qui veille encore de nos jours.
Un coup. Deux coups. L’huis retentit sous les deux poings de l’inconnu.
La place était en bonnes mains, droit qu’il y vit bien à l’affût,
487 Un monstrueux massif humain qui céans faisait sentinelle,
et de ses armes en tout temps gardait près de soi la tutelle.
« Si rudement, dit ce veilleur, qui fait tapage à notre porte ? »
Siegfried le Preux dit du dehors, muant sa voix d’étrange sorte,
488 « Un preux en quête d’aventure. Ouvre donc au grand cette porte,
ici dehors j’en vas plus d’un faire enrager de bonne sorte,
qui n’aurait cœur, mol étendu, qu’à vivre tranquille à son aise. »
C’était les mots qu’il y fallait ! Moult au portier sur l’heure en pèse.
489 En un clin d’œil jà le géant avait sur le dos son armure.
Et son heaume sur le chef. Cette force de la nature,
au même instant, pavois en main, la porte comme en deux rompit :
quel roide assaut mauvaisement soudain sur dan Siegfried fondit
490 Un homme oser de leur sommeil tirer tant de vaillants guerriers !
En d’effroyables coups pleuvaient les poings du colosse portier ;
sitôt portés, sitôt parés par le preux qu’était l’étranger
mais l’autre en pièces lui mettait la croix d’acier du bouclier,

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491 Avec un fer comme un timon ! Le héros courait triste sort.
Ce ne fut pas sans tremblement que Siegfried entrevit la mort,
sous ce portier, sous ce martel tissé de force et plein de rage
de quelque prix qu’aux yeux Siegfried se relevât ce bel ouvrage.
492 De cette lutte le tonnerre ébranlait en entier le burg,
et la grand’ salle Nibelunc en résonnait de tous ses murs.
C’est peu de dire qu’il vainquit, car il ligota le géant.
L’on en parla, l’on en conta par tout le Nibelungenlant.
493 L’écho terrible du combat loin sous la montagne parvint
à la grand’ force d’Albéric. Ce farouche démon de nain
se fervestit en un clin d’œil, et tôt fut, tôt ayant trotté,
devant un noble étranger face au géant tout ligoté !
494 Le sang d’Albric ne fit qu’un tour. Par la force, il était immense,
heaume et haubert menu taillé revêtaient de fer sa vaillance.
Ce n’est pas tout : d’un fouet pesant l’or se brandissait en sa main,
et c’est ainsi qu’il se rua sur dan Siegfried d’un bond soudain.
495 Au bout du fouet dru voltigeait le surcroît de poids de sept meules
le bouclier que devant soi tendait l’irrésistible preux
en accusa tel choc amer qu’il n’en resta plus que lambeau
bel étranger avec ennui vit face à face le tombeau.
496 Loin de son bras il rejeta le pavois pendant par morceaux,
et renfonça décidément sa longue épée en son fourreau.
Son trésorier ! Son chambrier ! Non, point il ne voudrait sa mort
preux et courtois jusques au bout encor qu’il dût se faire effort.
497 Il ne garda que ses deux mains, sur Albric fondit sans retard,
et par la barbe s’emparant à pleines mains du blanc vieillard,
tant et si fort le manœuvra que l’autre ne fut plus qu’un cri,
amusement de jeune preux et déplaisir pour Albéric.
498 Le nain criait, criait, criait : « Laissez-moi, laissez-moi la vie
mieux j’aimerais, à certain grand si plus je pouvais n’être mie
(mais d’obéir j’ai fait serment, et mal je ne puis en user),
t’appartenir, que de périr », disait encor le vieux rusé.
499 Bref, Albéric fut ligoté comme le géant avant lui.
Ce que de force y mit Siegfried l’emplit de douleur et d’ennui.
« Vous avez bien un nom. Lequel ? » Demanda le nain tout à coup.
L’autre lui dit : « J’ai nom Siegfried. Je me croyais connu de vous. »
500 « Nouvelle heureuse s’il en est ! Répartit Albéric le Nain.
Je n’ai que trop bien fait l’essai de Sa Vaillance votre main :
sans injustice vous pouvez avoir terre seigneurie.
A tous vos ordres je me rends pourvu qu’à moi vous laissiez vie. »

62
501 Adonc parla sire Siegfried : « Allez me quérir sans retard,
sans retenir de mes guerriers que la plus valeureuse part,
deux fois cinq cents Nibelungen, que je veux ici recevoir »,
sans ajouter le moindre mot de ses raisons ni du devoir.
502 Il délivra de leurs liens sire Albéric et le géant.
Albéric, lui, ne fut pas long à quérir aux guerriers céans.
Il réveilla, tout soucieux, les Nibelungen, et leur dit :
« Debout, héros ! Vite, debout ! Rassemblement près de Siegfried ! »
503 D’un bond surgit hors de leurs lits leur unanime empressement.
Ils étaient mille francs guerriers, vêtus de beaux habillements,
qui se rendirent à l’endroit où Siegfried se tenait planté,
et saluèrent bellement, genouil en terre en vérité.
504 Aux feux de cierges allumés le vin clair coula dans les pots.
Le preux leur dit mille merci de s’être présentés si tôt,
puis ajouta : « Quittez ces lieux ! Avec moi venez outre-mer ! »
Juste le rêve de leurs cœurs de preux héros loyaux et fiers !
505 Ils étaient bien trente fois cent qui maintenant s’étaient levés.
Furent choisis mille d’entre eux qui les meilleurs furent prouvés ;
on leur alla quérir leur heaume et le reste de leur armure,
car il tenait, lui, chez Brunhilde, à les mener à grande allure.
506 Il dit : « Je dois, preux chevaliers, autres nouvelles vous conter :
vous ne pourrez à cette cour habits que splendides porter.
Car nous aurons sur nous, là-bas, les yeux de mainte aimable dame.
Parez-vous donc, pour les charmer, de beaux habits le corps et l’âme.
507 Un beau matin, de bien bonne heure, ils se sont levés pour partir.
De quels allègres bataillons dan Siegfried s’était su munir !
Tels chevaucheurs, tels destriers, telles de même les armures.
Ah !chez Brunhilde quel abord, quelle fierté que leur allure !
508 Adonc se plantent aux créneaux d’aimables et belles enfants.
Adonc la reine demanda : « Quelqu’un sait-il qui sont les gens
que tout là-bas je vois venir au loin sur les flots de la mer ?
Les belles voiles que les leurs ! Neige n’est pas d’un blanc si clair.
509 Adonc parla le roi du Rhin : « Ces gens-là sont miens gens de guerre,
je les avais, ici venant, non loin laissés sur mes derrières
je les ai fait quérir, madame, et point ils n’ont pris de retard.
Sur les splendides arrivants se sont fixés tous les regards.
510 L’on vit alors debout Siegfried à l’avant d’un vaisseau planté
mis comme un prince, magnifique, et d’autres preux en quantité ;
sur quoi la reine demanda : « Dan Roi, c’est de me le conter.
Dois-je accueil faire aux étrangers ou salut même ne porter ? »

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511 Il répondit : « Au devant d’eux descendez vos degrés d’avance.
Heureux nous sommes de les voir : donnons-leur en signifiance ! »
C’était conseil de souverain : donc ainsi fit la souveraine.
Siegfried lui-même eut un salut, le plus distant, de la grande reine.
512 On s’occupa de les loger, l’on se chargea de leurs habits.
Les étrangers en si grand nombre étaient venus en ce pays
qu’ils se pressaient de tous côtés on ne peut plus épais de monde.
Adonc voulurent nos grands cœurs repaire faire en sol Burgunde.
513 Adonc la reine déclara : « Mon gré s’attacherait bien fort
à qui saurait bien partager du mien argent et du mien or
entre mes gens et ceux du roi, tant j’en possède, et du plus clair.
Lui répondit sire Dankwart, le preux vassal dan Giselher :
514 « Ordre, grand’ reine, ordre donnez qu’à mes mains soient vos clefs
commises,
et je ferai si bien les parts, dit-il en sa grand’ vaillantise,
que si je tombe sous le blâme, il n’aura que sur moi lieu d’être. »
Il s’entendait fort en largesse, et ne le fit que trop paraître.
515 Lorsque le frère de Hagen eut de chambrier clefs en charge,
de beau présent en beau présent sa main de héros s’ouvrit large :
qui seulement voulait un marc en obtenait tout à délivre,
et pauvres gens allaient avoir de quoi mener un joyeux vivre.
516 C’est par cent livres qu’il donnait. À combien ? Il ne comptait pas.
Maint somptueux habit faisait devant le palais les cent pas
sur des personnes qui jamais, jamais ! N’avaient été si belles !
La souveraine, qui l’apprit, en eut vraiment peine cruelle.
517 Adonc la noble dame dit : « Dan roi, n’est-il que cette voie ?
Votre intendant a-t-il fait vœu de ne me laisser point de soie
qui forme ait pris de vêtement, ni même pièce d’or ?
Y mettre sera pouvoir, sur moi, compter jusqu’à ma mort ! »
518 Quelle dilapidation ! M’est avis que Sa Vaillantise
croit que j’appelle après la Mort ! J’y veux du moins quelque remise
et sans personne puis manger ce que mon père m’a laissé. »
Tant de si large chambrier n’avait onc reine fait l’essai.
519 Adonc reprit Hagen de Tronège : « Adonc, Madame, oyez nouvelle,
que l’Avoué des bords du Rhin d’or et d’habits a foison telle
à largement distribuer que, sans faire choix d’autre voie,
du beau trousseau dame Brunhilde onc ne voulons ni fil ni soie. »

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520 « Mais si ! Pour me faire plaisir, a répliqué la souveraine,
de coffres laissez-moi remplir d’or et de soie une vingtaine,
qui, vingt, dis-je, pas un de plus, pour présents faire de ma main,
quand au royaume de Gunther s’arrêtera notre chemin. »
521 De nobles pierres on remplit les vingt coffres qu’elle avait dits
oui, mais présents ses chambriers à qui l’office fut commis.
C’était de peur de s’en remettre à l’homme de roi Giselher :
sire Gunther et dan Hagen rirent le plus clair.
522 La souveraine dit encore : « À qui laisser ma terre en main ?
Maintenons-la, premièrement, vous et moi, d’un effort commun. »
Le noble roi lui répondit : « Hé bien, nommez de vive voix
tel avoué qu’il vous plaira, car mien sera le vôtre choix. »
523 À l’un de ses proches parents que non loin d’elle a vu la Belle
un frère germain de sa mère, a dit la reine jouvencelle :
« Laissez-moi forts castels remettre, et mon royaume, en votre main,
tant qu’y commande roi Gunther titre exerçant de souverain. »
524 De quatre fois cinq cents guerriers elle fit choix parmi son monde,
qui tout là-bas siens compagnons la suivraient en terre Burgunde,
et se joindraient aux mille preux venus de Nibelungenlant.
Eux, préparèrent leur départ, et descendirent à l’estrand.
525 Ce n’était pas tout : il lui fallut, en plus de quatre-vingt-six femmes,
cent jeunes filles pour le moins, belles du corps comme de l’âme.
Mais personne de plus à bord : loin l’on se fût voulu déjà,
des yeux de ceux qui restaient là hey ! que de pleurs il se versa.
526 Ce fut en toute majesté qu’elle quitta terre et patrie.
Elle embrassa ceux qui des siens jusqu’à la nef l’avaient suivie.
Juste congé, point de faiblesse, et l’on gagna la haute mer,
loin de la Terre des Aïeux qu’elle abandonne, et qui la perd.
527 En cours de route s’entendit haut retentir bien plus d’un jeu.
Pas une tranche de bon temps dont l’on désigna tant soit peu.
Toujours soutint leur traversée un bon vent qui venait du large,
toujours, toujours, toujours plus loin, joyeux marins, joyeuses barges.
528 Mais que non point plaisir d’amour ! La Belle, durant le voyage,
en différa les doux instants. Le prince n’en aurait partage
qu’en sa maison, qu’en son château, qu’à Worms, après grande fête,
où tout joyeux, eux et leurs preux, leur abord enfin les arrête.

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Aventure IX.
Siegfried porte un message à Worms.
529 Quand bien les eurent navigué sans jeter l’ancre de neuf jours
adonc reprit Hagen de Tronège : « Or, dit-il, ne soyez point sourds :
nous tardons trop à dépêcher courriers à Worms aux bords du Rhin
jà devraient-ils en Burgundie être allés jà tout leur chemin. »
530 Lors déclara sire Gunther : « Ce n’est me dire que trop vrai :
mais c’est voyage auquel un seul est par excellence tout prêt,
vous, mon ami, vous, dan Hagen. Partez, partez pour mon pays.
Notre séjour ne peut avoir qui mieux en fasse le récit. »
531 Adonc reprit sire Hagen : « Point ne suis le courrier qu’il faut.
Soins laissez-moi de chambrier. Si je cours, ce sera les flots,
l’œil sur les dames, attentif à la garde de leurs habits,
tant qu’avec nous elles n’ont pas mis pied en Burgunde pays.
532 Priez plutôt sire Siegfried. Il fera certes diligence,
et ne pourra que réussir avec sa force et sa vaillance.
Que s’il refuse, prenez-le, de la plus courtoise manière,
par son amour pour votre sœur pour qu’il devance vos prières. »
533 Et le voilà sitôt mandé, puis sitôt venu que trouvé :
« Cà, lui dit-on, nous voici comme en notre pays arrivé.
Il me faudrait dire à ma sœur que sous peu son frère germain,
dire à ma mère que son fils va reparaître sur le Rhin.
534 De vous à moi, faites, Siegfried, cette faveur à mon courage,
vôtre à jamais je me tiendrai », dit ce parangon de barnage.
Mais Siegfried, lui, ne soufflait mot : c’était bien de la fine manière,
tant qu’à ses pieds sire Gunther n’en était pas à la prière.
535 « Ce n’est pas pour moi seulement qu’il faut, dit-il, vous mettre en selle.
C’est pour Kriemhilde également, la ravissante jouvencelle,
afin que la princesse et moi nous vous versions prix mérité.
Oyant cela, voilà Siegfried prêt à partir au pied levé.
536 « Ordre donnez qu’il vous plaira : nulle je n’en tairai nouvelle.
Je parlerai du fond du cœur, rien que par amour pour la Belle
ombre d’un rien comment soustraire à celle qu’en mon cœur je porte
ordre de vous, passant par elle, à l’accomplir entier m’emporte. »
537 « Ainsi donc, dites à ma mère, à dame Ute, la souveraine,
que de si loin nous revenons, ce n’est pas cœur bas âme en peine
mettez mes frères au courant des exploits par nous accomplis.
À nos amis que tout de même en aillent contes et récits. »

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538 « À qui mienne est germaine sœur, sans faire sur ce point silence
dites-nous bien, Brunhilde et moi, siens tout entiers sans réticence,
dites de même à mes vassaux, sans omettre un seul de mes gens
que des vœux mêmes de mon cœur je suis au comble maintenant.
539 Ordre donnez à mon cousin, c’est-à-dire à mon cher Orvin
d’édifier une tribune, un renc à Worms aux bords du Rhin,
et que tous autres miens parents sachent que je veux que soit prête
pour quand viendront noces Brunhilde, une bien plus que grande fête.
540 Dites surtout bien à ma sœur que dès qu’elle pourra connaître
qu’avec mes hôtes je serai sur mes terres prêt à paraître,
elle reçoive de son mieux celle à qui j’ai donné ma foi.
Kriemhilde aura pour la servir toujours mon aide près de soi. »
541 Ainsi donc messire Siegfried a pris congé sans demeurance
en premier, de dame Brunhilde, en tout respect des bienséances,
et de toute sa cour enfin. Puis il chevauche vers le Rhin.
Meilleur courrier en tout ce monde on n’eût cherché que bien en vain.
542 Il mit en route devers Worms, vingt-quatre preux à ses côtés,
mais sans le roi ! Vous pensez bien si d’avance il en fut conté.
Toute la cour se lamentait comme après quelque coup du sort.
Tous redoutaient que leur seigneur là-bas ne fut maintenant mort.
543 Au sol met pied la chevauchée : au plus haut brille le courage…
Pensez, pensez si Giselher, jeune roi, mais grand baronage,
avec Gernot son frère, est là ! Qu’il ne fut pas longtemps sans voix
du souverain, de dan Gunther Siegfried n’avait ombre avec soi !
544 « Bienvenu soyez-vous, Siegfried ! Daignez me dire en quel endroit
vous avez en laissant mon frère en même temps laissé le roi.
Sans doute la force Brunhilde a fait de lui que vrai larron.
La grande amour qu’elle inspira tollu nous l’a sans nul pardon. »
545 « Défaites-vous de cette crainte ! À vous, comme à sa parenté,
s’adresse entier son dévouement. Onc nous ne nous sommes quittés.
Je l’ai laissé plein de santé, qui vers vous m’envoie en avant,
en votre terre ce pays message sien vous apportant.
546 À vous bien vite d’aviser, quelque moyen que ce puisse être
quand je dois, moi, devant la reine et devant votre sœur paraître,
et leur conter de vive voix ce dont pour elles m’ont chargé
dame Brunhilde et dan Gunther, heureux amants bien partagés !
547 Adonc, l’enfant dan Giselher : « Daignez donc aller à ma sœur,
votre présence au cœur lui cause un incomparable bonheur.
Elle, n’empêche, a grand souci dort de son frère germain :
de son plaisir de vous revoir se porte en moi garant certain. »

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548 Lors répondit sire Siegfried : « Du fond du cœur pour la servir,
j’accomplirai fidèlement quoi qu’elle ordonne, sans faillir
annonce aux dames qui va donc aller faire de ma visite ? »
Ce messager fut Giselher, le chevalier plein de mérite.
549 Dan Giselher l’Impétueux alla chez sa mère, et lui dit,
avertissant sa sœur encor, car c’est ensemble qu’il les vit :
« Sire Siegfried est de retour, le franc guerrier de Niederlant.
Il vient de par Gunther mon frère aux bords du Rhin premier devant.
550 Il nous apporte sur le roi nouvelles de l’heure présente.
Octroyez-lui de vous parler sans aucune perte d’attente.
Il vous dira par le menu nouvelles certaines d’Islande. »
Les nobles dames ne rient pas, et leur angoisse reste grande.
551 Vite à leurs robes elles sont, et, le temps de les revêtir,
elles ont fait prier Siegfried en leur présence de venir.
Il s’y rendit fort volontiers, car il les voyait sans ennui.
Dame Kriemhilde noblement en grand’ douceur s’adresse à lui.
552 « Bienvenu soyez-vous, Siegfried, franc chevalier irréprochable,
que devient mon frère Gunther, noble et puissant prince admirable,
sans doute nous l’aura Brunhilde à mort envoyé sans retour.
Malheur, malheur, malheur à moi ! Que suis-je donc venue au jour.
553 Le chevalier dit comme preux : « À moi le pain du messager !
C’est, belles dames, l’une et l’autre avoir le pleur par trop léger.
Je l’ai laissé plein de santé : vous pouvez en croire mes yeux.
Il n’est pas seul à m’envoyer avant-coureur à toutes deux.
554 À vos genoux pour vous servir comme lui tombent ses amours,
noble et très noble souveraine, en toute amitié pour toujours.
Cessez, cessez de les pleurer : vous les verrez bientôt paraître.
Elle si douce, de longtemps, n’avait nouvelles à connaître.
555 Des plis de sa robe de neige au bord charmant de ses beaux yeux
elle essuya l’ultime larme, et d’un sourire gracieux,
des nouvelles qu’il apportait remercia le messager.
Adieu soudain, tristesse et pleurs, qui s’envolaient leur vol léger !
556 Prié par elle de s’asseoir, ah ! S’il s’empressa d’obéir !
L’aimable belle dit alors : « Ce ne me serait que plaisir
de reconnaître ce message et de vous donner de mon or,
mais à si riche je ne puis qu’être à la vie et à la mort. »
557 « Moi seul fussé-je, lui dit-il, de trente terres souverain,
que mon bonheur serait encor d’un seul présent de votre main »,
la Belle alors, courtoisement : « Rien de plus facile, » dit-elle,
et d’envoyer son chambrier quérir le prix de la nouvelle.

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558 De vingt et quatre bracelets portant gemmes de bel ouvrage,
elle tendit la récompense, et lui, sans fléchir de courage,
(ah ! les garder pour lui, jamais !) à son tour au même moment
les donne à qui fille suivante en cette chambre il vit céans.
559 La reine-mère bonnement l’assure de sa bienveillance ; «
Prière encor je dois vous dire, a dit le preux plein de vaillance,
que vous adresse roi Gunther pour quand il nous viendra du Rhin
exaucez-la, reine, et son cœur vous en rendra grâces sans fin.
560 Ses hôtes sont puissantes gens. Il a devant moi souhaité
que son accueil vous leur fissiez, et que sur destrier montés
à sa rencontre vous vinssiez sur la grève entre Worms et l’onde
c’est ce qu’en toute franche amour vous fait mander le Roi Burgonde. »
561 L’aimable Belle dit alors : « Mais avec le plus grand plaisir
je ne dirai ni mais ni si quand ce sera pour le servir,
et du meilleur du meilleur cœur faite sera sa volonté. »
Lors de plus belle a resplendi sur son visage la gaieté.
562 Courrier de prince onc pour accueil en nulle cour ne reçut mieux.
D’un baiser… Mais n’osa la Belle à chef mener ses tendres feux.
Et lui ! Fit-il battre les cœurs des dames quand il prit congé !
Déjà Burgundes faisaient tout selon qu’avait Siegfried parlé.
563 Sire Sindholt, et dan Hunolt, et dan Runol la Vaillantise
grand zèle durant déployer au soin de la tâche commise,
et rangs de bancs sur rangs de bancs élever entre Worms et l’onde.
L’intendant même du palais s’y dépensa comme homme au monde.
564 Sire Ortavin et sire Gere, afin que ne fût remis,
ont envoyé de tous côtés des messagers à leurs amis,
pour annoncer qu’elle aurait lieu la grande fête solennelle.
A la plus belle qui sera se parent belles jouvencelles.
565 Le chef-logis mur après mur se couvrit de scènes murales :
plus n’avaient hôtes qu’à venir. Ce que Gunther a de grand’ salle
aménagé fut à grand soin pour la foule des arrivants,
et fort grand’ fête solennelle envol joyeux prit franchement.
566 À cheval donc de tous côtés sur les routes de cette terre
à nos trois rois vinrent parents que l’on avait envoyé querre
pour être là quand paraîtraient ceux qui jà ne tarderaient plus.
Lors de sa housse fut tiré maint vêtement riche tissu.
567 Nouvelle adonc il arriva qu’à cheval se voyait venant
ce que d’amis avait Brunhilde, et sur l’heure, d’un seul élan,
afflua tout ce qui peuplait la Terre de Burgundenlant.
Hey ! que de l’une et l’autre part il se comptait de preux vaillants,

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568 Belle Kriemhilde alors de dire : « Et vous, chères miennes suivantes
qui voulez être de l’accueil à mes côtés toutes présentes,
allez ne prendre en vos bahuts de vos habits tous les plus beaux
et de nos hôtes nous viendra de vive voix honneur et los. »
569 Les Burgundes font à leur tour de hautes selles écarlates
apporter la magnificence, où la rougeur de l’or éclate :
c’était pour les dames porter des hauts de Worms aux bords du Rhin.
Harnachement plus somptueux l’on n’eût cherché que bien en vain.
570 Hey ! de quels feux l’or éclatait sur les palefrois de lumière !
Au long des brides scintillaient grand’ quantité de nobles pierres.
Escabeaux d’or, longs revêtus de radieux travaux de soie,
furent aux dames apportés : il fallait voir leur grande joie.
571 Sellés pour elles, dans la cour les chevaux attendaient, tout prêts,
les jeunes filles de grand nom, comme je vous l’ai dit bien vrai.
Cheval n’était que l’on ne vît étroit au col poitrail porter
de la plus fine et belle soie dont homme ouît jamais conter.
572 L’on vit sortir et s’avancer, je dis bien, quatre-vingt-six dames.
Sous leurs atours enrubannés, vers Kriemhilde toutes ces femmes
se transportaient toute beauté toute radieuse parure.
Toutes aussi belles, d’autre part, jeunes, charmantes de figure,
573 Venaient cinquante quatre enfants toutes filles du sol Burgunde,
toutes porteuses de beaux noms d’aussi beaux lieux qu’il est au monde,
un flot de blondes ondoyant sous clairs rubans d’or et de soie
aux vœux du roi fallait se rendre et s’en donner au cœur grand’ joie.
574 Elles, habits de riche étoffe on ne pouvait plus fastueux,
aux chevaliers d’un autre monde offraient de voiles précieux
et de merveilles de beauté l’accord d’un éternel modèle.
Seul quelque faible entendement eût fait du nez sur l’une d’elle.
575 Là, de zibeline et d’hermine habits en nombre se trouva.
C’était un éblouissement, sans fin repris, de mains, de bras,
de bracelets sur de la soie, car soie hormise que porter ?
Ah ! quelle peine l’on perdrait qui tout en vain voudrait conter ?
576 Maintes ceintures de grand prix, riches, longueur ayant décente,
sur plus d’un blieut radieux, deux tours d’abord, puis la descente
relevaient le noble burail de leurs soyeux flots d’Arabie.
Nobles et fraîches, ces beautés de haute joie étaient remplies.
577 De charmants fermoirs s’agrafaient sur mainte belle jouvencelle.
Elle prenait l’air de l’Amour et c’eût été peine cruelle
qu’un visage, tout clair qu’il fut, moins que la robe de clarté
jamais depuis maison de roi pour filles n’eut si grands beautés.

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578 Tout radieux, tout adorable adonc parut le bel arroi :
il n’attendit pas un instant, son escorte arrivait tout droit.
C’était de preux et de grands cœurs une escorte étrangement forte,
à qui pavois et quantité de dards de frêne l’on apporte.

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Aventure X.
Brunhild est reçue à Worms.
579 Sur l’autre bord des eaux du Rhin l’on vit alors épais de monde :
premier le roi, devant sa gent, route faisait par devers l’onde,
et par la rêne on vit d’abord cheval mener de mainte belle.
Ceux qui devaient les accueillir s’y tenaient prêts de tout leur zèle.
580 Suivant l’exemple, ceux d’Islant, sur des nefs qui se trouvaient là,
les mille preux Nibelungen que Siegfried avait pour soldats,
grand temps ne mirent à toucher d’une rame au labeur tenace
la place jà d’amis du roi pleine de monde tout en face.
581 Ores oyez d’autre nouvelle : il s’agit de la souveraine,
Ute, grande et riche dame, et de la suite qu’elle emmène.
Ainsi vient-elle du palais menant elle-même monture.
Là se connurent chevalier et mainte fraîche créature.
582 Première en tête, c’est Kriemhild. Le duc Gere tenait la bride.
Mais à la porte du château ce fut à Siegfried l’Intrépide,
pour tout le reste du chemin. C’était une adorable enfant,
quel beau loyer lui réservait la jeune fille avant longtemps !
583 Venaient brave Ortavin et dame Ute sur leur monture.
Ainsi par couples s’avançaient maint preux et mainte belle pure.
Onc nul cortège ne se vit, nous pouvons pour vrai l’assurer,
vers un accueil si solennel de tant de dames affluer.
584 Riche béhourd toujours nouveau devant elles s’ouvrait la route.
Ah ! Quels prodiges de valeur (mais pouviez-vous en être en doute)
eut sous les yeux belle Kriemhild allant vers les barques aval,
où l’on aida mille beautés à la descente de cheval.
585 Passa le roi, passa le fleuve un abondant choix d’étrangers.
Hey, face aux femmes qu’à se rompre il fut de forts angons légers !
Entendit-on à grand fracas pavois sur pavois se heurter !
Hey, et de riches boucliers rude mêlée au ciel tonner !
586 Or les adorables beautés se tenaient droites sur le port
suivi de ses hôtes, Gunther de ses vaisseaux sortit alors.
Premier en tête, il s’en venait à Brunhilde donnant la main.
Hey, que d’éclair il se croisait et de la gemme et de l’airain.
587 Plus l’on ne peut courtoisement dame Kriemhild avant tendit
lors droit devers dame Brunhild et sa suite, qu’elle accueillit.
L’on vit deux fois deux blanches mains deux coiffes ramener arrière
pour le baiser de leur accueil irréprochable de manière.

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588 Alors parla, bien comme il faut, Kriemhilde, gente jouvencelle :
« A votre abord en ce pays, bienvenue à vous, ce dit-elle,
nous souhaitons ma mère et moi, puis ce qu’à notre connaissance
nous possédons de francs parents. » Brunhilde fit la révérence.
589 Et toutes trois, s’entr’embrassant, ne font plus qu’un, même de près
si doux accueil ne s’était vu, de mémoire d’homme, jamais,
que de ces reines l’une et l’autre entourant la jeune épousée.
Ute et sa fille l’ont cent fois doux sur la bouche adonc baisée.
590 Quand toutes les filles Brunhild eurent pris pied au bord de l’onde
adonc de leur main s’emparant de la plus grand grâce du monde,
beau chevalier n’est qui n’amène irréprochable une beauté
en sa jouvence et sa fraîcheur devant Brunhilde droite ester.
591 Beaucoup de temps il ‘écoula tant que durèrent les saluts.
Mainte bouche couleur de rose eut de baisers larges tributs.
Face à face restaient toujours les deux princesses admirables,
au grand plaisir de tous les yeux des chevaliers irréprochables.
592 Attentivement observaient ceux qui n’avaient qu’ouï conter
que de mémoire d’œil humain ne s’était vu grande beauté
que de ces reines l’une et l’autre : à vrai dire, c’était justice.
Point leur beauté ne laissait voir ombre ni forme d’artifice.
593 Ceux qui de femmes savaient dire et du charme amoureux des dames
glorifiaient pour sa splendeur ce que Gunther prenait pour femme,
mais à croire œil encor plus fin, coup d’œil si l’on croyait des sages,
à Kriemhilde revenait sur Brunehilde l’avantage.
594 Pêle-mêle se confondaient les jeunes filles et les femmes.
On voyait là tout ravissant un flot mouvant de belles dames.
Déjà de pavillons de soie et de tentes riche-tendues
toute une plaine devant Worms se couvrait à perte de vue.
595 La foule des parents du roi n’avait manqué point de s’y rendre
adonc l’on pria Brunehilde et Kriemhilde de descendre,
avec les femmes de leur suite, où l’ombre abonde bocagère.
Les y menèrent nobles preux Burgundes-nés fils de leur terre.
596 Les étrangers droit bien en selle étaient tandis tous arrivés.
Lors eut lieu mainte belle joute. Hey ! que d’écus outrepercés !
Quelle s’élève la poussière ! On eût juré que le pays,
ayant pris feu, se consumait. Qui preux était bien là se vit.
597 Les preux poursuivaient les combats. Les regardait foule de belles.
Sire Siegfried, ce m’est avis, suivi des siens, droit sur sa selle
repassa, faisant demi-tour, devant leurs tentes plusieurs fois
de ses mille Nibelungen ouvrant le mâle et bel arroi.

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598 C’est alors que, de par le roi, Hagen de Tronège intervint.
À ce béhourd, courtoisement, le preux parut pour mettre fin
tant de poussière ne devait assombrir la fraîcheur des belles,
et sur le champ hôte ne fut qui n’obéît du meilleur zèle.
599 Lors ajouta sire Gernot : « Laissez au repos les chevaux.
Quand la chaleur sera tombée, alors devrons-nous, comme il faut,
conduire toutes ces beautés jusqu’au chef-logis du palais ;
et quand le roi voudra partir, tenez-vous y vous-mêmes prêts. »
600 Adonc de cesser le béhourd d’un bout à l’autre de la plaine.
Adonc, sous mainte haute tente, heures brèves d’être si pleines !
S’en vont cueillir les cavaliers près des dames de hauts plaisirs,
heure après heure, au fil du jour jusques à l’heure de partir.
601 C’était à l’approche du soir : quand le soleil vint à baisser,
sitôt la première fraîcheur sans plus attendre ni tarder
remontèrent vers le château maint chevalier et mainte dame.
Plus d’un regard allait caresse à la beauté de mainte femme.
602 Tant ont jouté de fiers barons qu’en lambeaux tombent leurs habits.
C’était en vaillants au grand cœur, suivant l’usage du pays,
attendre qu’au bas du palais le roi touchât du pied sa cour.
Dames aval lors de descendre au bras d’un preux, comme toujours.
603 L’une de l’autre prit congé chacune de leurs majestés :
Ute et sa fille toutes deux se retirent de leur côté,
avec les dames de leur suite en leur immense appartement.
De toute part l’on entendait grand bruit mener joyeuses gens.
604 Jà par rangs se dressaient les bancs. Le roi voulut se transporter
à table avec ses invités. L’on se montrait, à ses côtés,
la toute beauté de Brunhilde, et sa couronne, et sa puissance :
elle était reine du royaume, et son pouvoir était immense.
605 Les attendaient longs rangs de bancs et grands tables longues et lées,
toutes couvertes de festins, dont nous fut nouvelle portée.
L’on n’avait point à redouter de se retirer sur sa faim.
L’on voyait foule autour du roi, mais non pas foule de vilains !
606 Les chambellans de la maison en de rutilants bassins d’or
de table en table ont porté l’eau. Tel ferait un bien vain effort,
qui tenterait de soutenir qu’il se vit plus brillant service
à cadenas de souverain : j’en voudrais voir preuve sans vice.
607 Jà l’Avoué du Rhin tendait les mains pour l’eau. Sans demeurance,
devant lui s’est Siegfried campé sans faillir à nulle exigence,
il lui rappelle le serment à soi jadis par le roi fait, avant d’aller
quérir Brunhilde en pleine Islande en son palais.

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608 « Songez-y, dit-il, vous devez, foi de l’échange de nos mains,
quand pour ces lieux dame Brunhild, sire, avec vous prit le chemin,
mettre votre sœur en mon lit. C’était serment. Est-ce tenu ?
Rappelez-vous votre voyage, et quels combats j’ai soutenus.
609 « C’est à bon droit, reprit le roi, me remémorer mon chemin.
Point je ne dois me parjurer ne me déshonorer la main.
À vous aider je vais pourvoir de l’aide ma plus achevée. »
Et c’est ainsi que fut Kriemhilde au canevas du roi mandée.
610 Devant la salle du festin la suivent cent jeunes beautés.
Adonc courant ava descend sire Giselher les degrés :
« Donne congé, donne, dit-il, à ce cortège de suivantes.
Au roi que seule ici ma sœur, oui trois fois seule se présente.
611 Ainsi donc fut dame Kriemhilde en présence du roi menée.
Là se tenaient francs chevaliers venus de diverses contrées
au plein des murs de la grand’ salle. On les pria de demeurer.
Dame Brunhilde cependant allait à table se placer.
612 Adonc le roi, sire Gunther ; « Sœur, en toi si mon sang ne ment,
c’est à la tienne courtoisie à m’acquitter de mon serment.
Je t’ai promise à noble preux : accepte-le, sois son épouse,
et ce sera bien à mon gré de mien bonheur être jalouse. »
613 La noble fille répondit : « O mon cher et si tendre frère,
point vous n’avez à me prier, tant je serai, ma vie entière,
quelles que soient vos volontés, de les faire toute jalouse,
j’épouserai du meilleur cœur qui vous voudrez qu’en droit j’épouse. »
614 Sous le regard des yeux chéris Siegfried a rougi de visage :
du sien service il fait en preux à madame Kriemhilde hommage.
Cercle se fait. En plein milieu, la voilà face à lui, debout,
qui dire doit au beau guerrier s’il lui convient pour sien époux.
615 Jeune fille est toute réserve, et Kriemhilde restait confuse.
Tel de Siegfried fut le bonheur, tel ciel à lui ne se refuse,
que bien loin qu’elle l’éconduise, elle voulut bien sur le champ.
Donc pour époux elle agréa le noble roi de Niederlant.
616 Comme envers elle, lui d’abord, envers lui s’engage la belle ;
Amour la jette au creux des bras tout au grand ouverts devant elle,
et Siegfried presse sur son cœur la si délicieuse enfant.
Puis reine et belle, du baiser, devant les preux, lui fit présent.
617 Le cercle aussitôt se rompit, et tout à coup il se trouva
qu’avec les hôtes face à face on vit Siegfried en grand éclat
avec Kriemhilde aller s’asseoir, (À qui serait son franc baron !)
Les Nibelunc autour de lui marchant égaux ses compagnons.

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618 À table avait le roi pris place et Brunhilde la Toute-Belle.
À peine eut-elle vu Kriemhilde (ô douleur étrange et cruelle !)
près de Siegfried elle ! S’asseoir, pleurs elle s’est prise à verser
des pleurs de feu, dont à torrent son clair visage s’est baigné.
619 Adonc le souverain lui dit : « Qu’est-ce que vous avez, Madame
de vos soleils pourquoi laisser se rembrunir la claire flamme ?
N’est-ce pas lieu de vif plaisir que de voir soumis à vos pieds,
mon règne entier, mes forts-châteaux, et tous mes braves chevaliers ? »
620 « Mais je n’ai lieu que de pleurer ! A répondu la Toute-Belle.
C’est au sujet de votre sœur que tant je sens douleur cruelle
quoi donc ! Assise je la vois près d’un vôtre serf de vassal,
et de pleurer je cesserais la sienne gloire mise à mal ? »
621 Adonc le roi, sire Gunther : « Mieux vaut en ce moment vous taire !
Je vous rendrai, quelque autre jour, juste compte de cette affaire,
quand en puissance de Siegfried la mienne sœur je donne et livre
car elle peut avec ce preux à jamais heureuse vivre. »
622 « Non, non, toujours je pleurerai tant de beauté, de courtoisie…
Ah ! si j’avais où m’en aller jà loin je me serais enfuie,
pour ne jamais lit partager ni dormir à côté de vous,
sauf de Kriemhilde si par vous je sais qui rend Siegfried époux. »
623 « Soit ! répondit le noble roi. Voici donc toute la lumière :
Siegfried a tout autant que moi tant forts châteaux que larges terres
n’en doutez pas un seul instant : il est roi, de règne admirable,
et juste femme il tient de moi la belle enfant irréprochable.
624 C’était parler ! Pour rien : la reine avait la mort en plein courage.
Alors des tables sont partis maint brave de haut baronage.
L’ardeur fut telle du béhourd que tout le burg en retentit.
Près de ses hôtes pour le roi le Temps ne passe ni ne fuit.
625 « Meilleur ferait, se disait-il, dormir auprès de belle reine, »
car en son cœur il comptait bien qu’il n’en serait pas pour sa peine
et se verrait entre ses bras délicieuse nuit échoir.
Plus tendre se fit soudain son œil, Brunhilde, pour te voir.
626 Il fallut rompre le béhourd et les jeux de chevalerie.
Le roi voulait avec sa femme aller au lit de compagnie.
A l’escalier de la grand’ salle ensemble arrivent les deux reines,
croisant sans fiel encor Kriemhilde une Brunhilde encor sans haine.
627 Adonc parurent femmes leurs. Sans point de retard, aussitôt,
leurs chambellans tout chamarrés leur apportèrent les flambeaux.
Se séparèrent les guerriers qui suivaient chacun des deux rois.
Alors se vit combien de preux avait Siegfried derrière soi.

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628 Voilà les rois, l’un comme l’autre, où chacun devait reposer,
l’un comme l’autre espérant bien victoire d’amour remporter
sur sa charmante et jeune épouse, en éprouvait un doux courage.
Fête ce fut pour dan Siegfried, qui fut heureux, et davantage.
629 Oui, sire Siegfried et Kriemhilde ont bien pris part au même lit,
et d’amour délicatement tel à sa belle il s’est uni
du lien sur tous précieux que sienne elle est de corps et d’âme
il n’irait pas, lui, l’échanger contre dix fois cent autres femmes !
630 Mais je m’arrête. Il vous suffit qu’à la reine il fit bien l’amour.
Or oyez bien ce que je conte : à Gunther je passe à son tour,
près de Brunhilde long couché, lui, le superbe, le héros !
Mais d’autres femmes il goûta beaucoup plus doux comme repos.
631 Hommes et femmes s’effaçant s’étaient retirés tous ses gens.
La chambre fut à clef fermée on ne saurait plus promptement.
Le pauvre fol ! il croyait bien qu’il allait posséder sa dame,
mais qu’il était encore loin de seulement la rendre femme !
632 Du seul lin blanc de sa chemise elle se rend au lit parée.
« Bon, se dit le noble baron, la voici donc à ma portée,
ce qui fut seul tout le désir de ce que Dieu me fit de jours ! »
Avouons-le : la Belle, alors, avait l’air même de l’Amour.
633 Tôt la lumière se masqua des doigts mêmes du noble roi :
il n’était plus qu’ardent jeune homme. À sa femme il s’en vint tout droit,
et tout près d’elle il se coucha, tout joyeux et tout rayonnant,
à tant d’attrait le preux donna de ses deux bras l’attachement.
634 Douces caresses, doux plaisir, œuvre s’il eût pu commencer,
si seulement la noble dame eût ouvert carrière au baiser,
mais elle fut toute fureur, et lui se trouva tout en peine,
le pauvre fol ! Au lieu d’amour lever la guerre, et puis la haine…
635 Elle dit : « Noble chevalier, laissez, laissez l’affaire en paix !
Il faut quitter cette espérance, et rien de rien ne sera fait.
Fille je veux rester encore, et vous le voyez bien sans peine,
où tout savoir, je dis bien tout. » Gunther adonc fut pris de haine.
636 Il s’entêta de son désir, et farfouilla par la parure.
Ce magnifique brin de fille attrapa la sienne ceinture,
un fort ruban de soie et d’or qu’elle portait autour des flancs,
dont elle fit, touchant son prince, un instrument assez sanglant.
637 Pieds et mains elle lui lia dur et serré comme une maille,
à même tel clou l’éleva, puis le pendit à la muraille.
Comme il l’empêchait de dormir, elle, l’amour lui défendit.
Sous cet étau comme une poigne a peu que l’âme il ne rendît.

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638 Alors se mit à supplier le maître et seigneur en grand peine :
« Délivrez-moi de ces liens, ô très auguste souveraine !
De vous je crois, ô ma beauté, qu’à bout jamais je ne viendrai,
et que jamais dorénavant le long de vous ne coucherai. »
639 Elle ? Qu’importe qu’il souffrît ? Elle dort son plus doux sommeil.
Il pendra donc la nuit durant jusques au retour du soleil
au clair matin par la fenêtre entrant en gerbes de lumière
il avait beau forces avoir : il allait perdre la dernière.
640 Quand : « Dites-moi, seigneur Gunther, auriez-vous pas douleur cruelle,
tel ficelé, d’être surpris, a demandé la Toute-Belle,
oui, surpris par vos chambellans tel ficelé de main de femme ? »
Et le baron de lui répondre : « On vous tiendrait pour une infâme,
641 Trop piètre honneur vous reviendrait, reprenait-il avec esprit.
Ah ! Ne serait-ce que pour vous, laissez-moi vous rejoindre au lit.
Puisque les soins de mon amour vous sont de grand’ torture,
je ne veux plus au grand jamais frôler du doigt votre parure. »
642 Elle délivre son captif, et sur pied le remet debout.
Lui, derechef rejoint le lit de son abusif rendez-vous.
Mais pour s’y faire si petit qu’à la ravissante parure
il ne touchait en rien de rien, sans se faire voir d’ouverture.
643 À ce moment leur vint leur suite apporter neufs habits de fête,
dont on tenait pour ce matin large quantité toute prête.
En vain fusait partout la joie : il restait triste d’abondance,
le souverain, qui ce jour-là portait couronne et peine immense.
644 Comme le voulait la coutume, et que c’était de leur devoir,
roi Gunther et dame Brunhild, loin de tarder ou de surseoir,
prirent le chemin du moutier pour ouïr de la leur messe.
Y vint encor sire Siegfried, foule de peuple et grande presse.
645 Comme le veut la cour des rois toute chose était toute prête,
jà les couronnes attendaient, comme attendaient manteaux de fête.
Les voilà tous quatre bénis, et les quatre fronts couronnés
aux yeux de tous d’un seul bonheur, de même joie ont rayonné.
646 Maint écuyer, six cents au moins, ce jour-là reçut son épée :
pour le plus grand honneur des rois, mettez-le vous bien dans l’idée,
partout montaient transports de joie de la terre et du nom Burgonde.
La lance aux mains des nouveaux preux retentissait loin à la ronde.
647 Place aux fenêtres avaient pris de fort gracieuses jeunesses,
et sous leurs yeux mille blasons scintillent au gré des prouesses.
Encependant le roi se tient à l’écart de ses hommes liges.
Quoi que l’on fasse, ou qui se passe, il est bien clair que tout l’afflige.

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648 C’était à lui de dan Siegfried de si haut à si bas courage !
Bien eût aimé savoir pourquoi le cavalier de franc barnage.
Il alla donc trouver le roi : « Avez-vous, dit-il sans attendre,
avez-vous eu la nuit heureuse ? Il m’appartient de tout entendre. »
649 Adonc à l’hôte dit le roi : « Nenni, mais grand honte et grand dam :
je n’ai pas moins en ma maison logé qu’un infernal Satan.
Quand j’ai voulu faire l’amour, elle, lié dur comme maille,
à certain croc haut m’élevant m’a pendu haut à la muraille.
650 Affreusement j’y suis resté jusques au retour du soleil ;
de mes liens ne m’a défait que dormi son plus doux sommeil.
Entends ma plainte, et me secours en faveur de notre amitié ! »
Adonc lui dit Siegfried le Preux : « C’est à vrai dire une pitié.
651 Mets-toi ceci bien dans l’esprit, sans y voir que ton intérêt :
cette nuit même, par mes soins, elle te passera si près
que désormais pour ton désir ne crains plus déni de caresse. »
Ah ! si c’était pour dan Gunther après la gêne l’allégresse !
652 Lors ajouta sire Siegfried : « Tu vas être des plus heureux.
Cette nuit-ci n’ pas été la même, je crois pour nous deux :
ta sœur Kriemhilde est maintenant pour moi plus que moi sur mon âme
et cette nuit dame Brunhilde, il le faut bien, sera ta femme.
653 Je gagnerai, poursuivit-il, la tienne chambre accoutumée
tant m’étant su rendre invisible à couvert de la cape fée
que nul n’aura de ma finesse ombre de soupçon seulement.
En leur logis fais, d’un seul mot se retirer les chambellans.
654 Du flambeau de tes écuyers mourra la flamme entre leurs mains.
C’est qu’alors je serai présent : tiens-en le signe pour certain !
Et le cœur tout prêt à t’aider. Je forcerai pour toi ta femme,
et tu n’auras qu’à le lui faire, ou j’y lairrai le corps et l’âme. »
655 « Mais abstiens-toi, lui dit le roi, qui tenait la réponse prête,
de trop presser ma chère épouse, et le reste me sera fête.
Tu t’y prendras à ta façon. Que si jamais elle y rend l’âme
sois sûr d’avance du pardon : quelle terreur que cette femme ! »
656 « C’est tout promis, reprit Siegfried, et je t’en assure ma foi,
de le lui faire, je n’ai cure, aux charmes qu’en ta sœur je vois s’efface en
moi
le souvenir de celles que j’eus sous les yeux. »
De la réponse dan Siegfried si dan Gunther était heureux !

80
657 Quand on a pris bien du plaisir, la joie amène son ennui.
L’on fit suspendre le béhourd, et ce fut le déclin du bruit.
Montrent les dames le chemin de la grand’ salle aux invités.
Cri des huissiers. Le peuple alors de se ranger sur deux côtés.
658 De destrier comme de monde une fois la cour délivrée,
viennent les reines, d’un évêque et l’une et l’autre précédée,
comme prenant devant les rois les premières leur place aux tables.
Et l’on voit sièges sur leurs pas s’emplir de preux irréprochables.
659 Le roi, plein de bonne espérance, à son tour vient s’asseoir, et rit.
La parole de dan Siegfried amuse seule son esprit.
« Ah ! ce jour-ci, dit-il en soi, dure à lui autant que trente,
et des seuls charmes son épouse entier son cœur tout plein se hante.
660 D’attendre à peine il prit sur lui que l’on se levât de festin.
Mais le temps va tant qu’il arrive, et la belle Brunhilde, enfin !
Et mêmement reine Kriemhilde ont gagné leurs appartements.
Hey ! Que de gars sur leur passage ont accouru de tous les bancs !
661 Sire Siegfried fort tendrement avait pris place, radieux,
tout aux côtés sa belle épouse, et son œil n’a rien de haineux.
Elle pressait les mains Siegfried de son éblouissante main,
quand tout à coup, mais quand ? Ses yeux de lui ne voient plus de rien.
662 Quoi ! jouant encore avec lui, de lui soudain se voir en peine ?
À sa suite alors s’adressent : « Étrange ! dit la souveraine,
et vraiment je n’en reviens pas ! Du roi qu’est-il advenu ?
Qui donc m’a pris entre les doigts les rangs des siens, que j’ai tenus ? »
663 Point de réponse. Elle se tut. Le fait est qu’il n’était plus là,
mais face à force chambellans debout, la torche à bout de bras.
En moins de rien tous les flambeaux sont morts sous son souffle en leur
main,
c’était bien lui, c’était Siegfried, ainsi qu’en fut Gunther certain.
664 Lui, qui très bien savait pourquoi, fit en premier chambre fort nette
de chambrières et de femmes, et lorsque ce fut chose faite,
haut et puissant prince régnant lui-même alla fermer la porte,
et fut isnel à bien pousser les deux verrous de bonne sorte.
665 Aux flambeaux, vite, et les voilà cachés derrière les rideaux.
C’est le signal de la partie, ou plutôt du premier assaut,
par dan Siegfried le Vigoureux de la charmante jouvencelle.
Le roi sentait joie en son cœur, et mêmement peine cruelle.

81
666 Sire Siegfried de se glisser près de la belle en jeune époux.
« Ah ! Laissez donc, Gunther, dit-elle, autant que vous tenez à vous,
mésaventure et mal cuisant de peur d’éprouver comme hier. »
Sire Siegfried déjà payait sa grande audace des plus cher.
667 Mais pas un cri, pas un spasme : il ne desserrait pas les dents !
Gunther a beau ne pas le voir, il sent bien, à ce qu’il entend,
que d’amoureuses privautés ne soudent pas les amants.
Ce n’était pas lit de plaisir : il s’en fallait énormément !
668 Siegfried, faisait comme aurait fait Gunther, roi de règne admirable.
Il étreignit entre ses bras la demoiselle irréprochable :
il fut aval précipité tout en bas du lit contre un banc,
ah ! Si le bruit que fit sa tête en s’y heurtant vibra longtemps.
669 Mais derechef est jà sur pied d’un vrai bond de félin, ce preux :
et derechef donne l’assaut. Tout ne va pas selon ses vœux :
à l’indomptable jouvencelle il ne s’oppose qu’à son dam.
Plus n’aura belle, que je crois, tant de défense et de mordant.
670 Mais lui, n’importe ! S’acharnant, elle, d’un bond, droite sur hanche,
« Vous n’avez pas à me froisser ma chemise que j’ai si blanche !
Franc mal-appris que vous, vraiment ! C’est courir à peine cruelle.
Oui, votre compte est assuré », dit l’adorable jouvencelle.
671 Nœud elle fit de ses deux bras à ce magnifique héros,
pour lui donner tout ficelé, tout comme au roi, même repos,
et reposer soi-même au lit à l’aise en toute insouciance.
Avoir osé froisser son linge, hé bien, c’était une vengeance.
672 Où donc était la force d’homme et même la mâle énergie ?
Car infligeait au preux la belle une preuve de sa maistrie
en le portant, sans plus d’effort, qu’il n’eût fallu pour un fétu.
Pour l’y coincer, ô détresse ! entre le mur et le bahut.
673 « Pauvre de moi, se dit le gars, si je n’ai plus qu’à rendre l’âme
entre les mains d’une pucelle ! Ah ! Plus dès lors ne sera femme
à cesser de cabrer bien haut les grands chevaux de son courage
pour le malheur de son époux contre coutume et vieil usage ! »
674 Le roi, qui suit de près le bruit, suait d’angoisse pour le preux !
Lui, se sentait couvert de honte, et se fâcha tout furieux :
de sa colossale vigueur lors il battit le grand rappel :
à votre tour, dame Brunhild, à vous les affres du duel.
675 Le roi trouvait le temps bien long : quand serait-elle à sa merci ?
Elle lui prit si fort les mains que de sous les ongles jailli,
le sang giclait sous cet étau : le héros en voit de cruelles !
Mais hey ! Voici qu’il fait mentir ce que la forte et fière belle.

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676 Tumultueusement têtue, avait cent fois dit et redit.
Le roi comprit. Tout. Rien qu’au bruit, encor que mot ne dît Siegfried.
Siegfried la plaquait sur le lit, de hurlements toute stridente,
au grand péril d’une vigueur si rude, ha ! Si déchirante !
677 Crispant les mains d’un bras en croix, elle r’atteignit sa ceinture.
Un rien de plus, elle eût lié ! Mais quel il para la capture !
Membre après membre elle craqua, le corps d’abord, puis toute l’âme.
Ainsi prit fin cette bataille, ainsi Gunther eut-il sa femme !
678 Elle cria : « Roi de bonne aire, ah ! Laisse, laisse-moi la vie !
Torts je ne t’ai causé ni fait que d’autant de bien j’en expie !
Plus j’en entends barrer carrière aux nobles feux de ton ardeur :
je t’ai trouvé de toute femme à coup sûr maître et franc seigneur. »
679 Sire Siegfried se redressa, lui laissant en entier le lit,
comme quelqu’un qui pour la nuit se dépouille de ses habits,
mais que non pas sans lui ravir l’anneau d’or de son doigtelet
sans que la fière souveraine n’en eût éveil un tantinet.
680 Il prit de même la ceinture or sur soie, et de bel ouvrage.
Pourquoi cela ? Je ne le sais, peut-être un peu de vain courage.
À son épouse il en fit don qui ferait sa perte cruelle.
Seuls côte à côte ne restaient que dan Gunther avec sa belle.
681 Il s’occupa de son amour sans faillir à nulle exigence.
Il fallut bien qu’elle immolât son courroux, puis son innocence.
Quand pénétré fut son secret, elle pâlit légèrement :
hey ! Quel baiser ! Quelle rançon que sur sa force ce néant !
682 Car elle fut après cela non moins faible qu’une autre femme.
Lui, de caresses la couvrant, redoublait d’ardeur et de flamme.
« Me révolter ? Se disait-elle. A quoi bon ? Ce serait pour rien. »
Voilà les œuvres dan Gunther, et tout le fruit de tant de bien…
683 Entre ses bras s’abandonnant, elle fut au tendre sommeil,
aimable image de l’Amour jusqu’au retour du clair soleil !
Et dan Siegfried ? Il était loin, derechef bien loin corps et âme,
et vous voyez quel tendre accueil lui fit sa toute-belle femme.
684 L’une après l’autre il éluda les demandes qui l’attendaient,
au courant point il ne la mit des objets qu’il lui rapportait,
que bien plus tard en Niederlant quand elle entra front couronné.
Comment jamais eût-il gardé ce qu’il avait de lui donner ?
685 Vint le matin : le maître fut mille fois de meilleure humeur,
qu’il ne s’était avant levé. Tout ne fut que gaieté de cœur ;
tout son royaume rayonnait à travers toute la noblesse
qu’il recevait en sa maison. Ce fut signal de grands’ largesses.

83
686 Ce furent de festivités quatorze jours bien accomplis,
quatorze jours à tout instant fête sonore épanouis,
quatorze jours de toute joie autant que peut cour s’égayer.
Quant aux débours qu’y fit le roi, bien haut monte pour tout payer.
687 La parenté du noble roi, car le prince avait dit : « Je veux ! »,
de vêtements en son honneur, de beaucoup d’or à rouges feux,
de bons chevaux, d’argent ! Combla moult jongleurs par chemins allants.
L’on n’avait rien qu’à demander pour s’en aller le cœur content.
688 Ainsi donc messire Siegfried, de la terre de Niederlant,
à ses mille donna l’exemple, et de ce dont pour vêtements
vêtu l’on vint le long du Rhin jusqu’au dernier l’on se délivre,
et du cheval, tout ensellé : ces francs barons-là savaient vivre.
689 On n’avait pas encor fini d’ouvrir les mains et de donner
que repartait pour sa maison qui plus ne s’en pouvait passer.
Hôtes jamais n’avaient été ni si nombreux, ni mieux traités.
Terme eut ainsi la grande fête, et dan Gunther, sa volonté.

84
Aventure XI.
Siegfried retourne avec son épouse en son pays.
690 Quand à son tour eut disparu le dernier hôte à l’horizon,
adonc dit aux siens compagnons le fruit des œuvres de Siegemunt :
« À nous de parer de même à retourner en mienne terre. »
Quelle allégresse en eut sa femme à la nouvelle de l’affaire !
691 « Et quand, dit-elle à son époux, doit avoir lieu notre départ ?
Non que je brûle de partir, car il n’en est rien pour ma part,
tant que mes frères ne m’auront mienne donné ma part de terre. »
Quel deuil ce fut à dan Siegfried qu’ainsi Kriemhilde prit l’affaire !
692 Les princes vinrent le trouver, et lui déclarèrent tous trois :
« Sachez-le bien, sire Siegfried : vôtres en toute bonne foi,
nous resterons à vous servir toujours prêts jusques à la mort. »
Il s’inclina devant des preux touchés pour lui d’amour si fort.
693 « Nous avons même, vous et nous, ajouta l’enfant Giselher,
terre à partir et forts châteaux que nôtre nous tenons de pair.
C’est du royaume tout entier dont nous sommes seigneurs et maîtres
toute une part qui va par droit, vous et Kriemhild, vous reconnaître. »
694 Le fils de sire Siegemunt aux prince dit de franche voix,
en les oyant, en les voyant, de si bon vouloir envers soi :
« À votre bien tourne toujours, telle qu’elle vous fut léguée,
non moins la terre que les gens ! Jà mon épouse bien-aimée
695 Ni peu ni prou rien n’agréera dont vous alliez lui faire donne.
Au pays où, si j’ai de vivre, elle portera la couronne,
en richesse elle passera tout homme sur terre vivant.
Hormis cet ordre, commandez, et je serai vôtre d’autant. »
696 Dame Kriemhilde dit alors : « Soit, renoncez à l’héritage,
mais refus ayez moins léger pour le burgonde baronage,
que de sa terre volontiers roi ferait prendre le chemin,
or donc j’enlève ici ma part de leur germaine et chère main. »
697 Lors répondit sire Gernot : « À toi donc de faire ton choix !
Volontiers nombre de nos gens se mettront en route avec toi.
De nos dix fois trois cents guerriers nous allons mille te donner
qu’ils soient guerriers de ta maison ! » Kriemhilde alors fit demander
698 à sire Hagen de Tronège et mêmement à sire Orvin,
s’ils voulaient comme gens Kriemhilde, eux et les leurs, se faire siens.
Mais de colère, oyant cela, sire Hagen soudain fut ivre.
Il dit : « Point n’est homme sur terre à qui par droit Hagen nous livre.

85
699 Autour de vous prenez ailleurs votre garde, escorte et cortège.
Êtes-vous donc sans le savoir, que la coutume de Tronège
devoir nous fait près de nos rois en cette leur cour de rester.
À notre poste de toujours nous resterons à leurs côtés. »
700 Et la chose en demeure là. L’on s’apprête pour le départ.
Noble suite dame Kriemhilde emmena lors pour sienne part
ses trente deux jeunes beautés et non pas moins de cinq cents braves.
Aux pas Siegfried en Eckewart s’attacha l’un des deux margraves.
701 Congé tous ils ont obtenu, les chevaliers, les écuyers,
les dames, les jeunes beautés, parfaitement selon qu’il sied.
Puis vinrent les baisers d’adieu : point ne dureront-ils longtemps,
et l’on quitta, la joie au cœur, la terre roi Gunther régnant.
702 Leurs parents leur firent escorte une grand’ pièce de chemin.
De place en place on tenait prête héberge de nuit à leur train,
à l’endroit qu’ils avaient choisi, tant que des rois ce fut la guerre,
et si vers sire Siegemunt courrier tarda, ce ne fut guère.
703 Car il fallait bien l’avertir, et Sigelint pareillement,
qu’avec la fille de dame Ute allait paraître leur enfant,
avec Kriemhild, avec la Belle, au retour de Worms sur le Rhin.
Onques nouvelle ne pouvait faire à leur cœur moins de chagrin.
704 « Quel bonheur pour moi, dit Siegmunt, de me trouver encor vivant,
et de voir Kriemhild la Belle ici couronne en tête allant.
Plus de prix en aura d’autant ce qu’ils auront par après moi.
Faut que mon fils, sire Siegfried, en ces lieux roi lui-même soit. »
705 Grands’ pièces de rouge samit de la main de Sigelint,
bon poids d’argent et de bon or messagers ont touché leur pain.
Elle avait grande joie au cœur, car elle avait bien entendu :
déjà ses femmes s’habillaient tout le grand soin qu’il y fallut.
706 Il arrivait : l’on sut de qui le verrait suivi le pays.
Sièges par rang ordonnément de s’aligner sitôt que dit,
où la couronne allait encor, présents les siens, ceindre son front.
Puis à cheval, de roi Siegmunt vers lui montèrent les barons.
707 Fut-il jamais plus bel accueil, car pour moi je n’en sais pas un,
qu’il n’en fut aux preux de renom fait par la Terre Siegemunt ?
À la rencontre de Kriemhild va, chevauchant, Siglint la Belle
au premier rang de ses beautés, que suivent prompts des preux fidèles.
708 Au bout de tout un jour de marche, on ouvre aux arrivants les bras ;
puis les horsais et le pays, au péril de maint embarras,
tant sont les grands chemins allés qu’ils sont dans la grande cité.
C’était Santen, où reine et roi couronne ils ont depuis porté.

86
709 Sourire aux lèvres, radieux, Sigelinde et roi Siegemunt
ont sur leur cœur pressé Kriemhilde, et joyeux le font et refont,
puis mêmement leur cher Siegfried. Adonc s’efface en eux le deuil,
toute la suite la princesse eut après elle aimable accueil.
710 L’on conduisit les arrivants devant le chef-logis royal.
Pour aider les jeunes beautés à mettre au sol le pied aval,
au bas de chaque palefroi les chevaliers ne manquaient pas :
les belles eurent des servants qui de zèle faisaient combat.
711 De quelque faste au bord du Rhin que s’illustrât la fête grande,
d’habits cent fois plus beaux encor se fit aux preux sur place offrande
que tout ce qu’ils avaient porté depuis le premier de leurs jours :
tant se pourrait sur tels trésors tenir merveille de discours !
712 Aux époux montaient, sous leur dais, honneur et tout, un flot immense ;
l’or ruisselait sur les habits de leur suite avec abondance
où court, soit perle ou noble gemme, un fil épars en mille veines !
Ainsi veillait diligemment en Sigelint bien noble reine.
713 Adonc, présente les siens amis, de déclarer roi Siegemunt :
« A tous parents de dan Siegfried je fais connaître savoir mon
que sur ces preux c’est lui qui va la mienne couronne porter. »
C’était nouvelle que gaiement le Niederlant ouït conter.
714 Ainsi lui fut remis couronne, droit de juge et royaume encor,
dès lors il fut leur maître à tous. Homme relevant de son for,
par devant lui devait paraître, en lui tel justicier trouvait.
Qu’autant qu’était belle Kriemhilde, un peuple entier le redoutait.
715 Voilà parmi quels grands honneurs il vécut, j’en aivaris garants,
il fut le Droit, couronne en tête, affaire de dix ans durant.
La toute belle à ce moment devint mère, et ce fut d’un fils.
La parenté du souverain voyait ses vœux tout accomplis.
716 Suivit bien vite le baptême et le choix du nom de l’enfant.
Gunther nommé, comme son oncle, et point ce n’était infâmant,
sur les traces de ses parents il irait glorieux chemin.
À l’y guider soin diligent point ne manque de juste main.
717 Vers ce temps-là dame Siglint quitta le monde des vivants.
Toute puissance échut alors, noble dame Ute à ton enfant,
selon ce que si haute dame a sur saxterre de maistrie.
Mais que de gens avaient pleuré celle que Mort avait ravie !
718 Or tout là-bas, au bord du Rhin, selon que nous l’oyons conté,
des œuvres Gunther riche roi fils à son terme fut porté
par Brunehilde, par la Belle, en pays Burgonde régnait,
qui pour l’amour sire Siegfried Siegfried nommé fut en naissant.

87
719 Ah ! de quels soins fut son enfance entourée, et de quelle foi !
Noble Gunther pour précepteurs s’était imposé comme loi
de ne le mettre qu’en des mains qui de lui tireraient un homme.
Hey ! Que d’amis il devait perdre, et le Malheur sait déjà comme !
720 Nouvelle n’attendait nouvelle : onc ne vit-on chômer courriers.
L’on disait quels jours sans reproche entre vaillants preux chevaliers
heure après heure se vivaient sur le royaume Siegemunt.
Ainsi vivait sire Gunther parmi les siens en franc baron.
721 Outre la terre Nibelung, Siegfried tenait à volonté,
plus fortune que nul des siens ne l’avait encore été,
les preux Schilbunc, et mêmement les biens ces deux rois sans partage.
Raison de plus pour ce grand cœur de se sentir plus haut courage.
722 D’un trésor tel que bras et preux jamais n’avait conquis plus grand,
Sinon les premiers possesseurs, il était maître maintenant,
Au pied de certaine montagne ayant semé si beau carnage
et dans la mort précipite tant de si braves baronages !
723 Tous les honneurs lui souriaient. Mais n’eût-il pas eu tant de chance,
qu’au noble preux pour être juste, il eût fallu, sans divergence,
accorder au rang des premiers des chevaliers de tous les temps.
On redoutait de grande force, et c’était sage mouvement.

88
Aventure XII.
Gunther convie Siegfried à une grand’ fête.
724 Or à tous corps se demandait celle qu’avait Gunther pour femme :
« Comment peut donc si haut porter dame Kriemhilde corps et âme ?
Car c’est notre serf, après tout, que ce Siegfried le sien époux,
et ce n’est pas d’hier qu’il manque à toutes dettes envers nous. »
725 Oh ! C’était au fond de son cœur, sous bonne chape de silence :
« Quelles distances ils gardaient ! (C’était pour elle rude offense)
oui, si rare tribut servait ce que Siegfried tenait de terre
elle eût aimé fort volontiers avoir le mot de ce mystère. »
726 Elle voulut savoir du roi s’il pourrait quelque jour échoir
qu’elle et Kriemhilde, toutes deux, eussent loisir de se revoir.
Elle s’ouvrit en grand secret de ce désir de son courage,
mais son seigneur fut plutôt froid, pour ne pas dire davantage :
727 « Comment jamais les amener, disait le souverain puissant,
en notre terre ce pays ? Cela ne se pourrait néant.
Demeure ils ont trop loin de nous pour que j’en ose la prière. »
Adonc reprit dame Brunhilde à grand’ engin et grand’ manière :
728 « De roi jamais, quelque puissant, quelque riche sue soit vassal,
au moindre mot du souverain il doit faire que preux loyal. »
Demi-sourire eut dan Gunther : ah ! Comme elle avait dit cela !
Lui, mille fois, eût vu Siegfried, mais serf en lui, non, certes pas.
729 Mais elle encor : « Mon cher seigneur, par le bien que me veut ton cœur,
assiste-moi, que dan Siegfried et la tienne germaine sœur
pour ce pays fassent chemin et que nous les y puissions voir
ne me pourrait en vérité jamais plus grand bonheur échoir.
730 Si des manières de ta sœur, courtoise jusqu’au fond du cœur,
aussi souvent qu’il me souvient, il me souvient de la douceur
que toutes deux trouvions ensemble au temps où je devins ta femme !
Le preux Siegfried se fait honneur de la chérir de corps et d’âme. »
731 Tant et si fort elle pria que le roi, cédant à ses vœux :
« Hôtes, dit-il, sachez-le bien n’ont été plus chers à mes yeux.
Point ne serai dur à fléchir. Je vas, avant qu’il soit demain,
dire à tous deux par messager de nous venir aux bords du Rhin. »
732 Ce fut la reine qui reprit : « C’est quelque peu répondre court
quand leur envoyez-vous au juste ? Ou plutôt dites-moi quel jour
doivent nos bien-aimés parents mettre le pied sur notre terre.
De qui vers eux vous envoyez daignez m’instruire sans mystère. »

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733 « Ainsi ferai-je, dit le prince. A trois fois dix de mes barons
d’y chevaucher ordre je donne. » Et de mander les compagnons,
à qui message il confia pour dan Siegfried en son pays,
et que joyeux vêtit Brunhild de rudement princiers habits.
734 « Barons, leur dit sire Gunther, vous irez men mon nom conter,
tel que je dis de vive voix, sans rien par silence en ôter.
Rappelez bien au grand Siegfried et de même à la mienne sœur
que nul sur terre ne les peut plus tendrement chérir de cœur.
735 Et priez-les de nous venir tous deux ensemble au bord du Rhin.
Ma femme et moi leur en aurons, leur direz-vous, un gré sans fin.
Pour le solstice il faut qu’ici le roi suivi de siens guerriers
vienne au devant de grands honneurs que lui rendront maints chevaliers.
736 Assurez bien roi Siegemunt qu’il n’a de serviteur que moi,
que miens et moi sommes à lui sans temps ni terme que ce soit.
Quant à ma sœur, en l’invitant, pressez-la si bien qu’en ces lieux
elle se hâte vers les siens : elle n’aura fête vu de mieux. »
737 Dame Brunhilde, dame Ute, et chacune de leurs suivantes,
où que Siegfried en terre ait droit, se déclare à son tour servante
et des beautés de sa maison et de tous ses preux palatins.
Puis le roi prend accord des siens, et messagers, le grand chemin.
738 Juste voyage que le leur ! De palefrois comme d’habits,
on les avait fin prêt fournis. Laissant derrière eux le pays,
à grand’ allure ils se pressaient vers le but de leur chevauchée.
De par le roi leur course va de bonne escorte protégée.
739 Trois grands semaines leur fallut pour arriver en leur pays,
au fort château de Nibelung, selon qu’il leur était prescrit,
en Norovège, au bout du monde, aux preux qu’ils devaient inviter.
Les palefrois des messagers n’en pouvaient plus de tant aller.
740 À dan Siegfried en même temps qu’à Kriemhilde va la nouvelle :
des chevaliers se présentaient et qui, vêtus de façon telle,
venaient tout droit de Burgundie où sont coutumiers ces habits.
La reine, trêve de repos, fut d’un seul bond hors de son lit.
741 À la fenêtre dut alors une servante se porter :
ce fut pour voir le vaillant Gere en pleine cour debout posté,
Gere et les siens ses compagnons comme on les avait envoyés.
Loin du pays, comme son cœur à ce doux nom s’est égayé !
742 « Voyez-les donc, fit-elle au roi. N’est-ce pas savoir se tenir ?
Regardez-les autour de Gere aller par la cour et venir,
ceux que vers vous Gunther mon frère aval nous adresse du Rhin. »
Adonc lui dit Siegfried le Preux : « Qu’à leur bien tourne leur chemin ! »

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743 Comme un seul homme la mesnie afin de les voir dévala.
Il ne fut pas un de ces gens qui tendre et doux ne leur parlât,
chacun du mieux qu’il se pouvait, l’âme à les servir toute prête.
Roi Siegemunt se faisait, lui, des arrivants toute une fête.
744 On conduisait à leur logis sire Gere et ses compagnons,
et soin l’on prit de leurs chevaux. Les messagers, loin d’être longs,
gagnent la salle où roi Siegfried aux côtés Kriemhilde est assis.
En pleine cour sur bon congé les voilà donc tout droit admis.
745 Maître et maîtresse droit debout se sont levés tout à l’instant,
pour accueillir dan sire Gere du Burgundenlant,
et bienvenir ses compagnons, hommes liges sire Gunther,
puis à s’asseoir fut invité le très puissant seigneur dan Gere.
746 « Daignez ouïr notre message, avant que de nous inviter.
Si las d’aller que nous soyons, laissez-nous un moment ester :
nous vous devons de vive voix ce dont pour vous nous ont chargés
dame Brunhilde et dan Gunther, heureux époux bien partagés,
747 Ce que dame Ute, votre mère, a fait tenir en un seul mot,
oui, ce qu’au jeune Giselher s’unit pour dire dan Gernot,
et que vous dire nous envoient les meilleurs de tous vos parents,
que de la terre de Gunther vôtres ils vont se proclamant. »
748 « Dieu le leur rende, dit Siegfried. Ils ont pour moi, je le sais bien
l’irréprochable attachement que l’on doit avoir pour les siens,
et que leur sœur aussi leur voue. Mais c’est par trop peu nous conter
nos chers parents là-bas, chez eux, haut peuvent-ils le cœur porter ?
749 Quitté par nous depuis qu’ils sont, quelque tort a-t-il été fait
aux chers parents de mon épouse ? Il faut m’en instruire en effet,
car je leur veux en tout hasard loyale assistance porter,
et ne laisser à l’ennemi, mon bras aidant, qu’à lamenter. »
750 Adonc a dit Gere le Margrave ; homme et preux de grand baronage :
« Leur existence est tout honneur sans ombre du moindre nuage.
Pour grande fête aux bords du Rhin ils vous convient à mettre en route,
ils vous verraient de fort bon œil. Point n’en ayez le moindre doute.
751 Ce n’est pas tout : ma souveraine est pareillement invitée.
C’est pour le temps où de l’hiver sera la saison terminée,
pour le solstice de l’été, qu’ils aimeraient vous recevoir. »
Siegfried le Preux a répondu : « Je le vois mal possible échoir. »
752 Adonc reprit Gere le Preux du pays de Burgundenlant :
« À votre mère, dame Ute, au nom de qui je vas parlant,
à dan Gernot, à Giselher ne refusez pas cette grâce.
« Ils sont si loin ! » Soupirent-ils, je les entends, tout jour qui passe.

91
753 Dame Brunhild en est d’avance, elle et ce qu’elle a de suivantes,
en allégresse et grande joie, et possible s’il se présente,
de vous revoir, fût-ce une fois, haut s’en va monter leur courage. »
Belle Kriemhilde, radieuse, écoutait dire le message.
754 Dan Gere était parent la reine, et le maître le fit asseoir.
Il fit servir le vin d’accueil, et fut obéi sans surseoir.
Roi Siegemunt était venu : c’était pour voir les messagers.
Le vieux seigneur tout bonnement les aborda mieux qu’étrangers.
755 « Soyez, barons, les bienvenus, hommes liges sire Gunther.
Depuis le jour où de Kriemhilde unie à lui d’âme et de chair
mon fils Siegfried a fait sa femme, en ce pays vous devriez
de vive voix plus fréquemment nous confirmer votre amitié. »
756 C’était à lui de réclamer : un signe les mettrait en voie.
Ils avaient beau n’en pouvoir plus : ils ne sentaient plus que leur joie.
L’on fit asseoir les messagers, le service aussitôt commence ;
ordre donna sire Siegfried qu’en tout régnât large abondance.
757 Il leur fallut demeurer là trois longues fois trois grands jours pleins.
Tant et si bien que pour finir les prompts chevaliers se sont plaints
de ne pouvoir remettre en selle et chevaucher vers leur pays.
Déjà pourtant sire Siegfried avait mandé les siens amis.
758 Qu’en pensaient-ils ? et devait-on faire le voyage du Rhin ?
« J’ai bien reçu des envoyés de Gunther mon frère germain.
À grande fête solennelle avec ses parents il me prie.
Je m’y rendrais fort volontiers, mais c’est si loin qu’il me convie.
759 Ils veulent même que Kriemhilde avec moi fasse le voyage.
Conseillez-moi, mes chers amis. Comment l’emmener sans dommage ?
Pour eux irait guerriers menant de trente pays les chemins,
s’il le fallait, fort volontiers, sire Siegfried le fer en main. »
760 Déjà les preux lui répondaient : « D’aller si vous dit le courage
à la grand’ fête solennelle, à notre avis il serait sage
de vous choisir mille guerriers pour vous escorter sur le Rhin.
Droit au Burgunde en tout honneur aboutirait votre chemin. »
761 Lors dit le Vieux de Niederlant ; lors dit le seigneur Siegemunt :
« Si cette grand’ fête vous chante, est-ce de me le taire, ou non ?
Si ce n’est pas trop peu pour vous, avec vous j’irai sur ces bords :
j’emmènerai cent chevaliers, qui me suivront vôtre renfort. »
762 « Si vous vouliez vous joindre à nous, ô mon cher, ô mon tendre père,
a dit Siegfried l’Impétueux, ce me sera fête plénière.
Je compte en moins de douze jours quitter la terre mon pays. »
Et de donner, à qui qu’en veuille, une monture et des habits.

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763 Lors d’entreprendre le voyage ayant le noble roi courage,
à repartir il invita les prompts courriers pleins de barnage
aux chers parents de son épouse il fit mander aux bords du Rhin
que pour leur fête il allait prendre allègrement route et chemin.
764 Dame Kriemhilde et dan Siegfried, à ce que nous oyons conter,
aux messagers tant ont donné que, tant ne pouvaient emporter
en leur pays leurs destriers, l’hôte n’avait que trop de quoi
de forts sommiers fallut encor au pied levé joyeux surcroît.
765 D’habits Siegfried pourvut ses gens, et mêmement fit Siegemunt.
Sire Eckewart, le preux margrave, envoya, ce ne fut pas long,
habits de femme rechercher les meilleurs qu’il se pût trouver
ou que sujet de roi Siegfried sût, où n’importe, exécuter.
766 Selles bientôt et boucliers, tout fut apprêté sans retard.
Les chevaliers et les beautés qui devaient prendre le départ,
présents reçurent à souhait, pas un ne resta sur sa faim.
Vers ses amis suivent leur roi maint chevaucheur du plus grand train.
767 Les messagers de leur pays firent grand’ erre le chemin.
Voilà donc Gere le Héros de retour sur les bords du Rhin.
Il y trouva fort bon accueil. A terre ils mirent pied aval,
laissant chevaux et palefrois au seuil du chef-logis royal.
768 Jeunes et vieux, comme toujours, d’accourir au mot de message.
Ils demandèrent : « Quoi de neuf ? ». Mais lui, sans tarder davantage,
« Je le dirai d’abord au roi. Qui m’entendra, jà le saura. »
Outre passant, suivi des siens, devant Gunther il se trouva.
769 Le roi, d’un saut, en sa grand’ joie, de sa chaise vers eux bondit.
« Merci d’avoir si peu tardé ! » leur a sans point d’attente dit
dame Brunhilde en sa beauté. Gunther aux courriers demanda :
« Comment se porte dan Siegfried, qui pour mon bien souvent m’aida ? »
770 Le vaillant Gere répondit : « Joie il a plénière et vermeille
aussi bien lui que votre sœur. Onques de tendresse pareille
à sien parent nul ne scella réponse franche ni sincère
comme vous fit sire Siegfried et comme encor son seigneur père. »
771 Lors au margrave s’adressant a du noble roi dit la femme :
« Mais n’est-ce pas qu’en est Kriemhilde ? A-t-elle encor beau corps, belle
âme ;
et les manières de la cour dont elle était si pur modèle ? »
« Elle en sera, certainement », répondit Gere le Fidèle.

93
772 Ute fit dire aux courriers de se trouver en sa présence.
On le sentait à son accent, et ce fut la même évidence,
qu’à grande joie elle aurait su Kriemhild encor fort bien portant
il dit ainsi l’avoir trouvée, et que de peu serait l’attente.
773 Sur les trésors qu’ils ramenaient point ils ne firent le silence.
Or, vêtements, dont les comblaient Siegfried en sa munificence,
tout fut aux hommes des trois rois mis sous leurs yeux et sous leur vue
à la largesse de leur cœur si grande grâce fut rendue !
774 « Il est aisé, disait Hagen de tout dissiper à délivre,
à qui faillir ne peut son or, onc ne dût-il cesser de vivre,
le Trésor des Nibelungen tout à la grâce de sa main.
Du sol Burgund hey ! Fasse un jour cette fortune le chemin ! »
775 À travers toute la maison ce fut de joie un vrai levain :
ils arrivaient ! Ils étaient là ! Tard le soir et tôt le matin,
ont ciel et terre remué tous ceux qui servent les trois rois.
Toute une cour peut survenir : sièges attendent rangés droits.
776 Sire Hunolt le preux baron et dan Sindholt la Vaillantise
ont sang et eau sué sans trêve autour de la tâche commise :
les échansons, les panetiers élevaient tribunes et bancs.
Ortavin même y mit la main ; Gunther à tous dit merci grand.
777 Le Commandeur des Cuisiniers, Rumolt, a su faire de front
donner les gens qu’il a sous lui. Hey ! De largissimes chaudrons
Hey ! De marmites de poêlons, quelle n’avançait pas l’armée !
Noble viande à point serait pour régaler noble arrivée.

94
Aventure XIII.
Siegfried et Kriemhild vont à la grande fête.
778 Mais laissons-là ce branle-bas, ce zèle, et tout ce mouvement
contons comment dame Kriemhilde, et ses femmes pareillement,
des Nibelungen ont pour le Rhin derrière elles mis le pays.
Onc ne portèrent palefrois sn si grand nombre beaux habits,
779 Par trains entiers sommiers troussés prirent les premiers le chemin
puis chevauchant avec les siens, preux Siegfried partit pour le Rhin,
la souveraine à ses côtés, marchant au devant de la joie.
Ils n’allaient, tous, qu’au rendez-vous de la douleur comme une proie.
780 À leur foyer seul demeurait le fils Siegfried, un enfançon,
oui, que le fils dame Kriemhild, promis de force à l’abandon.
De voyage aux bords du Rhin ne lui vint que souffrance amère :
plus ne devait l’enfantelet revoir son père ni sa mère.
781 En même temps prit le départ le haut et puissant Siegemunt.
S’il avait lu dans l’avenir ce que lui réservait de bon
la grande fête solennelle, il n’en aurait voulu rien voir.
Onc ne pouvait en les chers siens douleur à lui plus grande échoir.
782 S’ils envoyèrent messagers avant-courriers de leur abord,
vers eux de même chevaucha, son sans magnifique renfort,
de dame Ute moult amis et de Gunther moulte mesnie,
du maître, qui, pour recevoir, peine aussitôt prit infinie.
783 Il se rendit près de Brunhild, et l’ayant assise trouvée :
« De quel accueil reçut ma sœur en ce pays votre arrivée ?
À vous de rendre le pareil à celle qu’a Siegfried pour femme. »
« Certes, dit-elle, de grand cœur. Tout me la rend chère dans l’âme. »
784 Sur quoi le noble et puissant roi : « La chose est pour demain matin.
Si vous voulez leur faire accueil, songez à vous mettre en chemin.
Nous ne pouvons ici rester à les attendre en cette tour.
Jamais à moi ne sont venus hôtes si chers à mon amour. »
785 Filles et femmes de sa suite, ordre de reine, ont, sans tarder,
de se quérir de beaux habits, les meilleurs qu’il se peut trouver
que pour l’accueil des arrivants devait suite porter.
L’on obéit, et de quel cœur ! Est-il besoin de le conter ?
786 Tout aussi prompts sont à venir ce que Gunther a de barons.
Marchent derrière leur seigneur les siens guerriers autant qu’ils sont.
Puis à cheval venait la reine en tout honneur et majesté :
de quels saluts, et de combien ! Fut reçu l’hôte bien-aimé !

95
787 Joyeux accueil, mais ô combien ! Leur fit la plus franche gaieté
tant Kriemhilde parut bien Brunehilde onc n’avoir fêté,
tant caressé ni tant choyé venant de son étrange terre
de la beauté, qui l’ignorait vit ce que gloire encor peut faire.
788 Sire Siegfried était de même arrivé menant ses barons.
Tous ces héros en tous les sens allaient, venaient par escadrons,
et, multitudes, parcouraient la campagne de part en part.
Partout la presse, la poussière, et vain contre elles tout rempart.
789 Adonc le maître, adonc leur hôte, à Siegfried, en l’apercevant,
et tout de même à Siegemunt, de dire, ô combien doucement ! :
« Me soyez-vous grands bienvenus ainsi qu’à tout mien entourage
votre présence en notre cour bien haut nous porte le courage. »
790 « Dieu vous le rende, dit Siegmunt, toujours de plus d’honneur féru.
Depuis que de mon fils Siegfried parent vous êtes devenu,
je n’entretenais en mon cœur autre désir que de vous voir. »
Adonc le roi, sire Gunther : « À moi c’est jà grand heur échoir. »
791 À dan Siegfried point ne manqua le moindre honneur qui lui fût dû
tant il en eut de toute part sans un seul œil qui l’ait mal vu.
C’était encore par les soins dan Giselher et dan Gernot.
Je ne crois pas qu’hôtes jamais accueil trouvèrent aussi chaud.
792 L’une vers l’autre avant s’en vint celle qu’a chaque roi pour femme
de sa sambue au même instant entre deux bras plus d’une dame
par un héros fut enlevée et sur la terre déposée.
À qui le mieux servait la sienne il s’est bataille dru livrée !
793 L’une de l’autre s’approcha l’une et l’autre adorable dame
maint chevalier profondément ressentit allégresse d’âme,
tant le salut de même grâce était rendu sitôt porté.
Près de sa belle pas un preux que l’on ne vît ferme posté.
794 C’était cortège magnifique ! À la main s’unissait la main.
Grand impeccable révérence inclinait maint corps féminin,
et que d’amour en leurs baisers mettaient de parfaites beautés !
Preux de Gunther et de Siegfried s’en trouvaient l’œil comme enchanté.
795 Vers la cité sans plus attendre on se mit alors en chemin.
L’on prodiguait aux étrangers, pour obéir au souverain,
signe sur signe de la joie de les voir en Burgundenlant.
Devant les belles se livraient joute sur joute preux vaillant.
796 Hagen, le sire de Tronège, et de même sire Ortavin
avaient l’éclat de leur puissance, et cet éclat n’était pas vain :
à nul des ordres de leur bouche insolent ne s’est dérobé.
C’est à leurs soins, s’il fut servi, que le dut l’hôte bien-aimé.

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797 Vint le château. Bien haut monta de maint écu, devant la porte,
grand’ bruît de coups et bruits de chocs. Pour longtemps que, de cette sorte,

hôtes et maîtres aient différé de faire en la cour leur entrée


jà des heures à ce beau jeu comme un instant fut la durée.
798 Devant la riche grande salle ils arrivèrent pleins de joie.
De main de maître bien taillé, maint bel et bon paile de soie,
bas retomba de la sambue où trônait la grâce des belles,
de toute part flottait pendant. Des Gunther survint le zèle.
799 Ordre donné fut de mener chez eux les hôtes sans retard
de temps en temps se surprenait de dame Brunhilde un regard,
que s’attirait dame Kriemhilde à force de magnificence :
qui soutiendrait que de son teint moins que de l’or clarté s’élance ?
800 D’un bout à l’autre de Worms, sonore, ébranlement de l’air,
battait le plein de leurs suivants. Sur ordre de sire Gunther,
sire Dankwart son maréchal se soucia de leurs quartiers :
en peu de temps ils avaient tous bon logement à bon foyer.
801 Table en plein air, table au palais, double couvert se trouva mis.
Mieux jamais hôtes étrangers ne furent traités ni servis.
Désir de rien ils ne formaient dont ne leur fût prêt le présent
qui, sous un roi riche à ce point, leur fût allé rien refusant ?
802 C’étaient amis que n’entourait nulle ombre de mauvais vouloir.
Le maître était leur compagnon à leurs tables venu s’asseoir.
L’on fit monter sire Siegfried au siège qu’il avait jadis.
Autour de lui lors prirent place en quantité preux accomplis.
803 Ainsi bien douze cents guerriers prirent siège et place à la ronde,
au cadenas du souverain. « Si riche il n’était de serf au monde,
allait pensant dame Brunhild, que celui-ci ne le fût plus.
Le cœur en elle encor penchait, bien volontiers, pour qu’il vécût.
804 Ainsi tomba le premier soir. Festin ce fut que roi préside
sur quantité de beaux habits grandit le vin par tache humide,
à leur devoir les échansons sans fin de table en table allant,
l’on servait plein, comble, profond, d’un zèle alerte et diligent.
805 Grand’ fête oblige, et tout ainsi qu’il fut de tout temps précédé,
lit somptueux l’on fit dresser à dames et jeunes beautés.
D’où qu’elle vint, le roi traitait toute belle avec révérence.
L’auguste main, par bel honneur, à toutes fit largesse immense.

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806 Lorsque la nuit se dissipa, lorsque reparut la lumière,
des profondeurs de son écrin plus d’une précieuse pierre
illumina de beaux habits que déployaient de belles mains.
Alors brilla maint vêtement de tous ses feux en tout lieu plein.
807 Grand jour encor il ne faisait que déjà, devant la grand’ salle,
de chevaliers et d’écuyers monta grand’ rumeur matinale,
et sans attendre que fût messe en présence du roi chantée,
merci royal aux jeunes preux valut leur joute bien joutée.
808 Partout par l’air retentissaient buisines à vous rendre sourd,
partout les flûtes, et partout le plan-ra-ta-plan des tambours !
Que Worms entière la grand’ ville en vibrait jusqu’au firmament :
si jeunes preux bien haut-cœurus solide en selle allaient, montaient.
809 Partout s’élèvent du pays de très chevaleresques jeux,
tant l’on y compte de vaillants ! Combien vit-on même de preux,
en qui le cœur, tant fût-il jeune, était pourtant de grand courage !
On devinait, sous son écu, maint avenir de franc barnage.
810 Place aux fenêtres sur des bancs prirent de magnifiques dames,
et cent pour dix jeunes beautés corps charmants, plus charmantes âmes,
buvant des yeux le passe-temps de tant et tant de preux barons.
Lances à rompre avec les siens le roi, le roi ! ne fut pas long.
811 Voilà comment passa le temps, sans pesanteur et sans durée,
quand de l’église cathédrale a sonné son de grand’ volée.
L’on amena les palefrois : les dames quittèrent la place.
Aux nobles reines s’attacha maint chevalier de bonne extrace.
812 Bref, les voilà face au moutier, pied à terre sur le gazon.
Envers ses hôtes en Brunhilde encore l’emportait le bon.
Couronne au front, toutes les deux passent le pas du grand moutier
tant de tendresse allait se rompre en double et fauve inimitié.
813 Puis, une fois la messe ouïe, elles ont reparu dehors,
en grand honneur et majesté. L’on voit les leurs les suivre lors
à la leur table, pleins de joie, et la joie a mené aux ours,
de jeux en jeux, de fête en fête, égale, franche, onze grands jours.

98
Aventure XIV.
Les reines s’entr’offensent.
814 Or devant vêpres, un beau jour, s’émut un vaste branle-bas
de tout un train de chevaliers prenant par la cour leurs ébats.
Ils ne s’étaient mis à cheval que pour se donner du bon temps.
Lors accoururent pour les voir seigneurs et dames tout autant.
815 Place côte à côte avaient pris les souveraines admirables.
Elles songeaient à deux guerriers, à deux barons irréprochables,
belle Kriemhilde dit alors : « Ah ! Quand je pense que mon homme
en siennes mains pourrait avoir, preux comme il est, tous ces royaumes. »
816 Dame Brunhilde, oyant cela : « Comment en irait-il ainsi,
à moins que d’âmes ici-bas ne se compte avec toi que lui ?
Il n’est royaume qui ne soit, alors, sien de pleine allégeance.
Mais du vivant sire Gunther, point je n’en vois sienne la chance. »
817 Adonc reprit dame Kriemhild : « Regarde donc ! Quelle prestance !
Et de quel air vraiment royal le premier des siens il s’avance ! »
Ainsi va l’éclat de la lune emmenant la nuit étoilée.
Je me puis bien sentir sans crime au fond de moi toute comblée. »
818 Dame Brunhilde, oyant cela : « La prestance de ton mari,
si beau, si valeureux soit-il, doit à tes yeux céder le prix
à dan Gunther, vaillant baron, à ton grand courage de frère,
à qui céder doivent tous rois, mais oui, céder un pas sincère. »
819 Jà Kriemhilde, la reprenant : « Tel est le bras de mon seigneur
que sans faillir à la raison je puis parler de sa valeur.
C’est à tant et tant de sujets qu’il s’est taillé si beau renom !
Crois-moi, Brunhilde, il va de pair avec Gunther. Ne dis pas non ! »
820 « Jà ne te plaise pas de me croire encline à la malignité !
Tout ce que j’en disais, Kriemhilde, est à mes yeux pure équité.
Tous deux le dirent devant moi le même jour que je les vis,
lorsqu’à subir sa volonté le roi de force m’astreignit ;
821 Lorsqu’il gagna de mon amour la chevaleresque partie,
Siegfried lui-même reconnut à ce roi des droits sur sa vie.
Dès lors, pour moi, c’est un culvert : ne l’a-t-il pas dit devant moi ? »
Atant reprit dame Kriemhild : « Ce me serait d’étrange poids :
822 Mais se peut-il ? Tous les efforts de mes nobles frères germains
ont à culvert don fait de moi comme de fille de vilain !
Je vais, Brunhild, du fond du cœur te faire amicale prière
d’en rester là sur ce sujet par juste égard pour les manières ! »

99
823 « En rester là ? Mais je ne puis, répondit l’épouse du roi.
À tant et tant de cavaliers renoncerais-je ? À tant de droits
qu’avec lui-même il nous redoit selon la plus stricte allégeance. »
Dame Kriemhilde (qu’elle est belle !) à s’offenser adonc commence :
824 « Mais il le faut. Renoncez-y, car ce jour de sa vie ici-bas
il ne te doit, ni rien de rien, valeureux comme ne l’est pas
sire Gunther, mon frère même, un pourtant bien noble baron.
Épargne-moi, car il le faut, telles paroles et leçons. »
825 « Ça, vraiment, je n’en reviens pas : depuis, culvert, qu’il t’appartient
et que ta dextre sur nous deux de si haut s’étend, et si bien,
s’être dérobé si longtemps à toute forme de tribut ?
Du trop de prix que tu te crois, je te dispense, m’entends-tu ! »
826 « Oh ! Te voilà bien accrêtée ! S’écria l’épouse du roi.
Mais je vais voir avec plaisir si de la cour à ton endroit,
comme vers moi cela se fait, comparable hommage s’élève. »
Femmes ! Leur fiel à toutes deux dessus leur cœur ensemble crève.
827 Atant reprit dame Kriemhilde : « Allons un peu le voir échoir !
Si c’est culvert que mon époux comme tu prétends le savoir,
faux que les hommes des deux rois sur l’heure même voient, ensemble,
à reine allant son moutier si de ravir le pas je tremble.
828 À toi de bien voir en ce jour que je suis dame, et non esclave,
et que le prix de ton époux, mon époux de son prix le brave.
Ombre je ne veux de litige ou de reproche sur ce point,
et tu vas voir avant ce vespre à petit prix et petit soin
829 Combien en cour suivent de preux la tienne serve en Burgundie.
Moi-même de ma dignité reines ici je ne sais mie,
à venir, passée ou présente, ayant couronne et résidence. »
C’en était fait ! De femme à femme entre elles flambe noise immense.
830 Atant Brunhilde, reprenant : « Serve si tu ne daignes point,
de la maison qui me suivra reste à l’écart avec grand’ soin,
première en tête de la tienne, au moutier quand nous monterons. »
Atant Kriemhilde : « En vérité, tel il le faut, et nous ferons ! »
831 « Allez, mes filles, vous parer, dit l’épouse sire Siegfried.
Ombre de tache ni de bassesse oncques ne doit m’atteindre ici.
À vous, à vous de faire voir ce que vous portez de plus beau,
et de Brunhilde auront menti les mots qu’elle a tendus si haut. »
832 Vous pensez si, comme à l’envi, robes parurent des plus belles !
Tout ne fut plus que chatoiement de dames et de jouvencelles.
Parut d’abord devant sa gent l’épouse du souverain roi,
car la première se para Belle Kriemhilde en bel arroi,

100
833 Et les quarante trois jeunes beautés qui sur le Rhin l’avaient suivie,
en leur léger paile de soie qui fut l’œuvre d’Arabie.
Ainsi montaient vers le moutier ces incomparables beautés.
Tous l’attendaient les gens Siegfried, face au palais déjà plantés !
834 Le monde n’en revenait pas … Oui, quelque chose allait échoir.
Quoi ! les reines, séparément, car ils avaient des yeux pour voir,
s’avancer, et non plus ensemble, ainsi qu’avant, ainsi qu’hier !
Ainsi prit corps ce que depuis bien plus d’un preux paya bien cher.
835 De roi Gunther sur le parvis se dressait cependant la femme.
Là, pour passer un bon moment, plus d’un baron tout à sa dame
allait parlant et devisant avec sa beauté non pareille.
Quand apparut dame Kriemhilde et son cortège de merveilles.
836 De quelque habit dont chevalier eût jamais paré son enfant,
près de la reine et de sa suite était-ce même un brin de vent ?
Quels biens immenses que les siens ! Non, de trente épouses de roi
pâlir n’eût pu que l’appareil devant Kriemhilde et son arroi.
837 Quelque splendeur dont l’on rêvât, l’on n’aurait jamais pu conter
qu’un homme d’aussi riches habits ait pu voir par quelqu’un porter,
qu’il en passait, là, sous ses yeux, sur d’incomparables beautés.
Kriemhild jamais n’en eût tant fait si pour Brunhild ce n’eût été.
838 Les voilà donc en même temps sur la grand’ place du moutier.
Or en la reine de céans à blanc rougit l’inimitié.
Elle interdit, Mal faite femme, à Kriemhilde un seul pas de plus :
« Jà devant reine de bon roi si serve marche, c’est abus. »
839 Adonc reprit Belle Kriemhilde : (tant l’assaillit la rage !)
« Si seulement tu t’étais tue, sans faire ton désavantage !
Car nul n’a honte, sinon toi, ta personne de belle dame.
Comment jamais de fille à serf un roi peut-il faire sa femme ? »
840 « Qui traites-tu de fille à serf, » a crié l’épouse du roi.
« Toi, dit Kriemhild, et sais-tu bien qui sur ton corps eut premier droit ?
À tes amours ? Ce fut Siegfried, mon cher, mon si tendre partage,
et non mon frère, cent fois non ! , qui te ravit ton pucelage.
841 Mais où donc avais-tu la tête ? On peut parler d’ignoble tour.
Comment jamais te laissais-tu par un culvert faire l’amour ?
Quand tu te plains, reprit Kriemhild, ce sont des plaintes bien en l’air. »
Atant Brunhilde : « En vérité, je vais le dire à roi Gunther. »
842 « Quel mal peut-il m’en advenir ? Trop d’orgueil jase à l’aventure :
m’avoir de tienne femme serve avec un mot donné nature !
Tu peux m’en croire, vrai de vrai : j’en souffrirai toute ma vie.
Plus nous n’en sommes sœurs ni rien, noise entre nous point n’est finie. »

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843 Adonc voilà Brunhild en pleurs ! Kriemhild, du sénestre pied,
franc devant l’épouse du roi fit son entrée en plein moutier,
avec sa suite derrière elle. On y vit se lever grand’ haine,
et se muer de clairs regards en noirs reflets de deux fontaines.
844 Qu’importe aux pieds de Dieu la foule ou ce qu’homme chante de chants ?
Dame Brunhilde s’en prenait à l’immobilité du Temps :
c’était nuit noire que son corps et nuit noire que son courage.
Tant en devait un jour pâtir maint vaillant preux de haut barnage.
845 Brunhilde, en tête de la suite, à l’huis du moustier s’est postée.
Elle pensait : « Faut que Kriemhilde à fond me livre sa pensée,
car c’est trop haut me décocher les fiels de sa langue de femme,
s’il s’est vanté d’un pareil coup, Siegfried n’a plus qu’à rendre l’âme. »
846 Lors reparaît dame Kriemhilde en tête de maint preux vassal.
Dame Brunhilde atant lui dit : « ne faites pas en pas aval.
Ah ! Fille à serf, avez-vous dit. A vous de preuve en faire voir !
De votre langue m’est venu, sachez-le bien, grand deuil échoir. »
847 Lors répondit dame Kriemhild : « Ne me mettez pas en retard. »
Voici mon témoin : l’anneau d’or qu’au doigt je porte. Par hasard !
Me l’apporta mon bien-aimé quand premier il vous fit l’amour !
Jamais n’avait vécu Brunhilde aussi cuisant et morne jour.
848 Elle criait : « Ma bague d’or ! Elle m’avait été volée,
et moi qui tant et tant de temps par tant de peine l’ai cherchée.
Mais me voilà qui sait enfin comment s’appelle mon larron. »
Entre elles deux, inexpiable, au ciel flamba leur déraison.
849 Lors à nouveau dame Kriemhild : « Larronnesse point je ne veux !
Dire qu’un mot de moins sauvait ton cher honneur de mes aveux !
Autre témoin : tiens, ta ceinture à mes flancs ceinte mien avoir.
Dis que je mens ! Mon beau Siegfried t’a bien tenue en son pouvoir. »
850 Ninive à tours d’or et de soie l’entourait de magnificence,
et vers ses pieds la noble gemme encor roulait son abondance :
trop en a vu dame Brunhilde, et les larmes lui sont parties.
Il en fallait saisir Gunther et tous les preux de Burgundie !
851 Ce fut la reine qui parla. « Ici même, par devant moi,
mandez le Roi même du Rhin. Je veux l’entendre de sa voix.
Au nom de quoi m’a pu honnir sa sœur qui, de toute son âme,
assure ici tant et si haut que seul Siegfried me rendit femme ? »
852 Voici le roi, voici les preux. Lui, voyant ainsi tout en pleurs
la sienne épouse bien-aimée. « Ah ! Lui dit-il, plein de douceur,
apprenez-moi, ma tendre amie, qui vous a causé tant de peine. »
Atant la reine répondit : « Ah ! L’on me tient en pleine gêne.

102
853 C’est de tout ce que j’ai d’honneur que me voudrait ta sœur germaine
de gaieté de cœur dépouiller. Il faut qu’à toi la plainte vienne
avec son homme, avec Siegfried elle prétend que j’ai couché. »
Adonc de dire roi Gunther : « C’est grand mensonge et grand péché. »
854 « Elle a sur elle ma ceinture un jour par moi-même perdue,
et son anneau d’or au doigt. Et je suis sur terre apparue :
en soit maudite la journée, à moins, sire, à moins que de moi
ton jugement n’éloigne honte : onc fin n’aura mon grès pour toi. »
855 Adonc de dire roi Gunther : « Qu’il compatisse devant moi !
S’il a fait courre pareil bruit, qu’il le dise de vive voix,
ou qu’il démente le propos, le franc guerrier de Niederlant ! »
Le bien-aimé dame Kriemhilde en moins de rien fut là présent,
856 Sire Siegfried, qui ne vit rien sinon deux femmes accrétées,
comment eût-il pu deviner ? Adonc dit de belle arrivée :
« Qu’est-ce qu’elles ont à pleurer ? Je l’apprendrais avec plaisir,
et j’aimerais savoir pourquoi me fait ici le roi quérir. »
857 Adonc de dire roi Gunther : « Tu m’en vois brisé de douleur.
Brunhilde mon épouse vient de me conter une rumeur
à courre au vent par toi lancée, et c’est au beau corps de ma dame
premier toi-même aurais eu droit, comme le dit Kriemhild ta femme. »
858 Adonc de dire le preux Siegfried : « D’elle si vient cette rumeur,
onques repos je ne prendrai qu’elle n’en ait reçu douleur.
Encor veux-je grand serment, présents tous tes hommes vassaux,
que de pareil je ne lui dis la moindre fois le moindre mot. »
859 Adonc le roi régnant du Rhin : « À toi de preuve en faire voir !
Pour ce serment dont tu parlais, en ce lieu même il peut échoir,
de tout faux dit et tout forfait j’entends bien qu’il te rende quitte. »
Cri des huissiers. L’on forme un cercle en fiers Burgundes droits comme
un rite
860 Sire Siegfried le tant isnel éleva, pour jurer la main.
Mais jà le noble et puissant roi : « Allons, mais j’en suis bien certain,
oui, oui, vous êtes innocent, et je veux que vous soyez quitte.
Ma sœur a beau vous accuser : rien vous ne fîtes ni ne dîtes. »
861 Atant de dire dan Siegfried : « Si point il n’en cuit à ma femme,
ainsi d’avoir mis en Brunhilde un noir chagrin au fond de l’âme,
assurément ce me sera sans borne immensément cruel. »
Lors s’échangèrent des regards les preux barons cœurus isnels.

103
862 « Femme en puissance de mari, dit Siegfried le preux de bonne aire
du trop de langue et de babil chemin faisant doit se défaire,
fais la leçon à ton épouse, et je me charge de la mienne,
tant je me tiens déshonoré de l’incartade qu’est la sienne. »
863 Plus un ne s’échangera de l’une à l’autre belle dame.
Tant s’épaissait le morne deuil en Brunhilde au plein de son âme,
que de pitié les preux Gunther furent pris devant tant de peine,
et c’est alors qu’Hagen de Tronège alla devers sa suzeraine.
864 « Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il, toujours en pleurs l’ayant trouvée.
Elle, de tout lui raconter, et lui, de lui, de lui rire d’emblée :
que forcément cher le paierait ce que Kriemhilde a pour époux
ou que lui-même y lairrait la vie à tout jamais comme à tout coût.
865 Aux conférences prirent part Ortavin et Gernot encore,
quand, entre preux, il fut parlé de Sire Siegfried, et de mort.
En Giselher, de dame Ute au milieu d’eux survint l’enfant.
Il entendit ce qu’ils disaient, et déclara loyalement :
866 « Hé bien, dit-il, francs chevaliers, de quoi vous mettez-vous en peine ?
Jà dan Siegfried n’a mérité de sa vie une telle haine.
Et qu’a-t-il fait qu’il doive donc expier jusqu’à rendre l’âme ?
Jà bien pour rien et moins que rien c’était querelle de deux femmes. »
867 « Nous attacher à des bâtards ? » Que sire Hagen lui répond.
À peu d’honneur c’est appeler aussi franc que nous de barons,
puisqu’il fait courre bruit qu’il fit premier l’amour avec ma reine,
il me suffit : je veux périr, si jà n’est pas sa mort certaine. »
868 Adonc lui-même dit le roi ; « Jamais il ne nous a rien fait,
sinon du bien et de l’honneur. Il le faut laisser vivre en paix.
Irais-je bien envers ce preux montrer maintenant de la haine ?
Car il nous fut toujours fidèle, et sans jamais plaindre sa peine. »
869 Adonc parla celui de Metz (c’était l’écuyer Ortavin) :
« Jà peut de rien ne lui servir la grand’ force dont il est plein.
Avec l’aveu de mon Seigneur je ne saurai l’abreuver d’ennui. »
Voilà du coup les preux barons ligués, sans cause, contre lui.
870 Mais ce fut tout, sauf que Hagen, car sire Hagen en répond,
à tout moment irait disant, à dan Gunther, le franc baron,
que si Siegfried point ne vivait, il aurait sous son allégeance
en quantité terres de rois. Et depuis lors, le prince pense.
871 Mais tout, pour l’heure, en resta là. Derechef reprennent les jeux.
Hay ! lances fort se vont rampant, et le pas d’armes, généreux,
suivant l’épouse de Siegfried, du moutier monte à la grand’ salle.
Mais en plus d’un des preux Gunther un furieux dépit s’installe.

104
872 Le roi leur dit : « Lairrez-vous bien ce goût de sang et de fureur !
Au monde est avec lui venu notre salut et notre honneur.
Puis, s’il est permis d’être fort, il a, lui, force colossale,
et pour un peu qu’il s’en méfie, ira toute autre au sol égale. »
873 « Se méfier ? Lui ? dit Hagen. Songez seulement à vous taire,
tant, je le crois, à bonne fin s’en ira sans bruit cette affaire !
Les pleurs Brunhilde tourneront pour lui-même en cruel ennui.
Car il aura dorénavant Hagen sans cesse devant lui. »
874 Adonc de dire roi Gunther : « Et le moyen que cela soit ? »
C’est tout Hagen qui répondit : « Vous l’allez ouïr de ma voix :
nous nous ferons ouvertement à nous-mêmes, en ce pays,
déclarer guerre par courriers tout inconnus et tout mystère.
875 Présents vos hôtes vous direz que vous et votre baronage,
vous vous allez mettre en campagne. Il n’en faudra pas davantage,
car il prendra, lui, du service, et lairra de ce fait son âme.
Je n’aurai plus qu’à consulter, sur un seul point, sa propre femme. »
876 Le roi suivit, pour son malheur, sire Hagen le sien vassal.
Tel de l’horrible trahison fut le premier pas vers le mal,
sans éveiller un seul soupçon entre preux comme il n’en est pas.
Telles deux reines, s’offensant, signaient sans nombre beaux trépas.

105
Aventure XV.
Siegfried est trahi.
877 Trois jours plus tard se présentaient seize, puis seize cavaliers,
ils désiraient parler au roi, qui bientôt saurait par courriers,
lui, dan Gunther le si puissant, qu’il avait sur les bras la Guerre !
C’était aux belles, en mentant, croître misères sur misères.
878 Congé sur l’heure de paraître aisément leur fut octroyé.
Ce dirent-ils qu’ils étaient jà par dan Liudeger envoyés,
qu’au tems jadis avait Siegfried capturé de sa propre main,
puis mené, comme chétif, droit à Gunther sans long chemin.
879 Il salua les messagers. Et sièges leur fit apporter :
l’un d’eux alors : « Sire, dit-il, laissez-nous donc debout rester
le temps de dire, rien qu’un mot, notre message auparavant.
Vous avez jà pour ennemi de bonne mère maint enfant.
880 Guerre aujourd’hui dan Liudegas vous déclare avec Liudeger,
à qui jadis vous infligiez un épouvantable revers.
Ils vont venir. Tous deux ont pris la tête de leurs escadrons. »
Oyant cela, le roi de rage, en faillit perdre la raison.
881 L’on fit conduire en leur logis ces instruments de félonie.
Comment Siegfried aurait-il pu là-contre garantir sa vie,
Siegfried lui-même, soit tout autre, au seuil de tant de trahison ?
Les félons même un jour devaient en payer cher l’invention.
882 En grand mystère avec les siens le roi conseil sur conseil tint.
Hagen le Tronège, sans repos, le relançait devers ses fins :
d’accordement, vers quoi le roi penchait plus d’un vassal encor,
point ne voulait sire Hagen, qui n’en démord ni n’en démord.
883 Siegfried un jour sur eux tomba tel grand mystère entre eux tenant.
Adonc sur l’heure demanda le franc guerrier de Niederlant :
« D’où peut venir cette détresse souverain comme au vassal ?
Je suis tout prêt à le venger, d’où qu’ait sur lui frappé le mal. »
884 Lors répondit sire Gunther : « Je n’ai que trop sujet d’ennui :
dan Liudegas me fait la guerre, et dan Liudeger avec lui.
Ils vont entrer publiquement sur ma terre au plein des chemins. »
Adonc reprit le preux baron : « Siegfried là-contre, de sa main,
885 Pour qu’entier reste votre honneur, fera tout pour qu’il n’en soit rien.
J’ai déjà vu ces deux barons, je ne referai pas moins bien,
pierre sur pierre ne laissant ni des fertés ni de la terre,
cesse et repos avant de prendre, et qu’on me pende au cas contraire.

107
886 Vous n’aurez, vous et vos barons, en vos demeures qu’à rester,
et me lairrez, les miens et moi, sur eux à cheval nous lancer.
Je suis votre homme de tout cœur, et vous pourrez assez le voir.
À moi devront vos ennemis ce qui de deuil va leur échoir.
887 « Nouvelle heureuse s’il en est ! » (La réponse était toute prête !).
Le roi, sans rire, se faisait de cette aide toute une fête.
Faux s’inclina profondément cette déloyauté faite homme.
Alors conclut sire Siegfried : « Tremblez-en moins que pour trois
pommes. »
888 Les voilà donc de s’apprêter à former leur train d’équipage.
Sire Siegfried et ses barons crurent leurs yeux de ce bagage.
Il commanda : sur pied de guerre il mit d’un mot le Niederlant.
Les gars Siegfried quérir s’en vont de pied en cap leur vêtement.
889 Alors s’en vint le preux Siegfried : « Quant à vous, père Siegemunt,
sur place ici vous resterez. A rentrer point ne serons longs,
si doigt de Dieu chance nous donne, aux rives et berges du Rhin.
Vous passerez auprès du roi des jours ici clairs et sereins. »
890 L’on mit au vent les étendards : tout de franc départ avait l’air,
là se trouvaient en quantité les hommes liges roi Gunther,
qui, tout surpris se demandaient d’où tout cela pouvait échoir,
et l’on pouvait grand’ masse autour de dan Siegfried grand monde voir.
891 Heaumes, hauberts, tout est déjà ferme troussé sur bons sommiers
tout est jà prêt pour le départ de tous ces robustes guerriers.
Hagen, le sire de Tronège, adonc chez Kriemhilde se rend
et d’elle va prendre congé puisque la route les attend.
892 Atant Kriemhilde « Quel bonheur d’avoir pris homme pour époux
qui va de ma chère parenté se veuille rempart à tout coût,
ainsi qu’en use mon seigneur, dan Siegfried, à l’égard des miens.
J’en suis heureuse, dit la reine, et pour honneur fort je le tiens ! »
893 « Hagen, mon cher, mon doux ami, de ceci seul soyez en peine,
que je vous suis fort attachée, et jamais n’eus pour vous de haine,
laissez le fruit s’en reporter sur l’époux qu’alors mon cœur
point d’expier ne lui revient si Brunhilde eut de moi douleur.
894 Assez m’en suis-je repentie ! Ajouta la gentille dame,
il n’a lui-même sans un bleu laissé point sur mon corps de femme.
Si par parole j’ai jamais de ma sœur meurtri le courage
quel il ne l’a, lui, point vengée en tout honneur et baronage. »

108
895 Il dit : «La noise entre elle et vous passera bien au long des jours.
Chère suzeraine, Kriemhild, dites-moi donc, pour faire court,
comment pour vous je puis marquer à dan Siegfried mon dévouement,
car je choisis de le servir de préférence à tout vivant. »
896 « Je n’aurais ombre de souci, répondit la gentille dame,
que nul jamais dans un combat le navrât de pointe ou de lame
s’il n’écoutait ni ne suivait l’emportement de son courage.
Il en serait invulnérable en son vaillant et fier barnage. »
897 « Dame, reprit adonc Hagen, si vous avez tout lieu de craindre
que quelque jour il soit navré, jà faut-il me dire, sans feindre
engin subtil dont par ma main puisse agir à temps la tutelle
je veux me faire son rempart, soit pied à terre ou cul sur selle. »
898 Elle dit : « Mien tu m’es parent, comme parente je suis tienne.
À ta droiture je remets l’âme où prend son respir la mienne.
Oui, sain et sauf tu me rendras mon cher et bien-aimé partage. »
Et de s’ouvrir du grand secret dont n’eût rien dit bouche plus sage,
899 Car poursuivant : « Mon homme est brave et, dit-elle, de force immense.
Même, ayant occis le dragon de la montagne en ses enfances,
jà s’étant fait, gars radieux, un bain de sang de cette bête,
il a des armes traversé sans écorchure les tempêtes.
900 Mais j’ai grand’ peur quand je le vois môle au milieu de la mêlée,
quand les angons des mains des preux s’élèvent comme une nuée,
de perdre alors à tout jamais mon cher et bien aimé partage.
Hey ! si je vis, c’est mille morts, tant pour Siegfried je crains dommage !
901 D’un grand secret pour grand’ faveur, cher, cher ami, je m’ouvre à toi,
puisque ta grand’ fidélité si pleine se conserve à moi :
l’on peut fort bien blesser profond mon cher et bien-aimé partage.
Écoute, écoute seulement… mais c’est faveur, et davantage.
902 Quand des blessures du dragon fusait à gros bouillons le sang
jà s’y baigna de tout le corps le jouvenceau preux et vaillant,
sauf que chut feuille de tilleul, fort large, entre les omoplates.
C’est le défaut où le navrer : plus m’en est d’heure qu’ingrate.
903 Adonc reprit Hagen de Tronège : « Il vous faut, sur son vêtement
coudre, dit-il, un signe, un rien, qui fera qu’à bon escient
sur lui pourront veiller mes soins au plus épais de la bataille. »
La folle ! Croire le sauver, et le livrer vif à la daille.
904 Elle reprit : « D’un rien de soie je m’en vais, sur son vêtement
coudre une imperceptible croix. Là doit, baron, seulement
ton bras défendre mon époux quand fera fureur la mêlée,
au beau milieu de tous estours quand il tient tête à la nuée.

109
905 « Je le ferai, reprit Hagen, Madame, qui m’êtes si chère. »
La folle ! C’était bien la femme ! À son malheur pour le soustraire,
en fait, ni plus ni moins trahir, elle, Kriemhilde, son époux !
Hagen, alors, prenant congé, partit fort aise de son coup.
906 Chez tous les gens du roi Gunther c’est partout le plus gai courage.
Jamais baron, à mon avis, ne pourra plus grand, plus sauvage,
plus tortueuse trahison que celle qu’avait consommée
l’homme à qui s’est, franc comme l’or, reine Kriemhilde abandonnée.
907 Deux jours plus tard, de bon matin, avec ses mille compagnons
chevauche messire Siegfried : quelle allégresse sur son front.
Le fol ! Il croit aller venger la querelle de siens amis,
et dan Hagen va près de lui, rien que pour mieux voir son habit !
908 Bref, il s’en vient de voir le signe. Il dépêche, secrètement,
deux porteurs de contre-nouvelle à lui tout zèle et dévouement :
c’était la paix, mais générale, à dan Gunther comme à sa terre
et c’est pourquoi dan Liudeger les envoyait au roi grand’ terre.
909 À son cheval si fit Siegfried faire demi-tour malgré lui !
N’avoir rien fait pour bien venger les siens amis de leurs ennuis
s’il résiste, pour tourner bride, aux guerriers de sire Gunther !
Mais il revint auprès du roi, qui le reçut à cœur ouvert :
910 « De vos bontés que Dieu vous donne, ami Siegfried, juste salaire.
Tant vous avez de bon vouloir quand s’adresse à vous ma prière !
J’aurai toujours pour vous servir juste retour et récompense,
et plus qu’en nul de mes parents je place en vous ma confiance.
911 Adieu donc, guerre, adieu, campagne ! Et libre pour d’autres halliers,
je veux, je veux courre demain l’ours d’abord, puis le sanglier,
par la forêt de Waskenwalt, comme je l’ai fait si souvent. »
C’était conseil de dan Hagen, qui loyauté s’en va bravant.
912 « À tous mes hôtes soit donc fait assavoir sans atermoyer
que ce sera demain dès l’aube, avec moi qui veut giboyer,
que celui-là se tienne prêt, mais qui voudra courtoisement
avec les dames demeurer, j’en serai tout aussi content. »
913 Adonc de dire dan Siegfried avec son beau jeu coutumier :
« Onques à chasse vous n’irez que je ne vous suive en premier
mais il faudra d’un rabatteur, d’un seul, me consentir le prêt,
et de n’importe quel brachet. Ainsi ferai-je la forêt. »
914 « Vous ne prenez qu’un rabatteur ? répliqua le roi là-dessus.
Un mot de vous, j’en prête quatre, à qui tant sont et plus connus
et la forêt et ses sous-bois par où bête passe et repasse,
et qui seront vos guides sûrs devers nos trefs après la chasse. »

110
915 Près de sa femme retourna le brave preux si plein d’allant.
Vous pensez bien que par Hagen le roi fut bien vite au courant
de la façon dont il allait avoir le valeureux baron.
Ah ! De si grande félonie onc ne soyez, vous, le félon.

111
Aventure XVI.
Siegfried meurt de male mort.
916 Sire Gunther et dan Hagen, à toute audace toujours prêts,
ont conçu le félon projet de giboyer par la forêt.
C’est à la pointe de l’angon, pour y percer le sanglier,
et mêmement l’ours et l’auroch : que peut de mieux franc chevalier ?
917 À leurs côtés partit Siegfried avec son beau jeu coutumier.
Les victuailles loin devant avançaient à dos de sommier.
Quelque part coule une ève fraiche, et c’est là qu’il doit rendre l’âme.
C’est le conseil dame Brunhild que roi Gunther avait pour femme.
918 Le preux baron était allé trouver dame Kriemhild sur place.
Jà se troussait sur les sommiers, somptueux, son habit de chasse,
et ceux des gens ses compagnons : l’on s’en allait passer le Rhin.
Or à Kriemhild pire sujet de grand douleur jamais n’advint.
919 La tendre épouse que c’était ! Baisant les lèvres de s’amie :
« Nous donne Dieu, femme, dit-il, à moi de te revoir en vie,
à toi bien vif de m’accueillir ! Au milieu de tes chers parents
sache tromper l’ennui d’un jour : point je ne puis rester céans. »
920 Elle songeait, elle, au secret, mais elle n’osait pas le dire,
que d’elle tenait dan Hagen. Elle se prit à se maudire,
du jour, la noble souveraine, où son corps se mit en son âme,
et sur le coup fondit en pleurs celle qu’avait Siegfried pour femme.
921 Elle dit au vaillant baron : « J’ai, laissez-moi tous vos halliers,
songé de malheur cette nuit : j’ai vu sur vous deus sangliers
par une lande s’acharner. Les fleurs viraient au rouge-sang,
et si je pleure tant et plus, c’est que j’en ai peur et tourment.
922 Mon cœur a peur, rudement peur, oui, peur de trahisons sans nombre.
Un rien suffit : si pour outrage un homme prend une ombre d’ombre,
or nous voilà tout désignés aux coups d’une haine mortelle.
Restez, restez, mon cher seigneur : conseil en vient de cœur fidèle. »
923 « Très chère épouse, reprit-il, je serai bientôt de retour.
Je ne vois point de quelle gens ni quel ressentiment je cours.
Tous tes parents, comme un seul homme, ont pour moi grand amour au
cœur,
et je ne sache ici de preux m’être attiré juste rancœur. »
924 « Nennil, nennil, sire Siegfried. J’ai, c’est pourquoi je crains ta chute,
cette nuit songé de malheur, comme sur toi si, tout abruptes,
deux montagnes aval tombaient, et puis mes yeux ne t’ont plus vu.
Si tu me veux quitter encor, mon cœur de deuil jà n’en peut plus. »

113
925 Il embrassa du plein des bras sa bonne et si vaillante femme,
et de baisers montés du cœur lui contenta le corps et l’âme.
Il prit congé, puis s’éloigna sans attendre une heure de temps.
Elle devait, hélas ! Ne le revoir de son vivant.
926 Atant la chasse disparut en une profonde forêt,
jà tout entière à son déduit. Quantité de preux toujours prêts
suivaient Gunther, sur leur monture, et tous les siens ses compagnons,
à part Gernot et Giselher, restés de garde à la maison.
927 La file des sommiers troussés première avait passé le Rhin,
portant provende de chasseurs, à savoir le pain et le vin,
à savoir et chair et poisson, et d’autres vivres tant et quant,
tant peu de biens combler Nature un souverain aussi puissant.
928 L’on fit dresser les pavillons au bord de la verte forêt,
juste au passage du gibier. Les fiers chasseurs ! Tout était prêt.
Ils n’avaient plus qu’à giboyer sur une île fort longue et lée.
Atant parut sire Siegfried. Nouvelle en fut au roi portée.
929 Devant les compagnons chasseurs furent épais de toutes parts
échelonnés des gens de guet. Puis l’on ouït un rude gars,
Siegfried le Brave, qui disait : »Allons ! qui va par la forêt
droit à la bête nous mener, preux que vous êtes, toujours prêts ? »
930 « Si d’une chasse, dit Hagen, nous décidions d’en faire deux,
avant même de commencer à giboyer parmi ces lieux ?
Ce serait le moyen de voir, mes bien-aimés seigneurs et moi,
lesquels de nous mènent le mieux une battue à travers bois.
931 Que de veneurs et de brachets prenne chacun de nous sa part,
et vers l’endroit qu’il juge bon tende isnel le pas sans retard.
À qui fera plus belle chasse ira de droit le mérite. »
Les giboyeurs ne sont pas sourds : la chasse est faite sitôt dite.
932 Venu son tout, Siegfried leur dit : « Chiens je ne veux ni tant ni quant,
fors un brachet, je dis bien : un, de flair quand même assez puissant
pour reconnaître le gibier qui vient et va par la forêt.
Nous saurons faire bonne chasse. » Au fond, Kriemhilde l’inspirait.
933 Adonc le vieux maître-veneur de faire choix d’un bon limier,
et de mener sire Siegfried en moins d’une heure, au gros gibier.
Ils en trouvères tant et plus. Rien de ce qui bouge ne fuit.
Tout succombait aux compagnons : l’on ne fait pas mieux aujourd’hui.
934 Tout ce que lève le brachet tombe roide, et ne va tombant
que sous les traits du vif Siegfried, le franc guerrier de Niederlant.
Tant il chevauche, tant il court que n’en réchappe que néant,
tant mieux faisant que tout le monde à son triomphe il va chassant.

114
935 À tous égards, en tout domaine excellait de loin sa prouesse,
et de la chasse il abattit le premier la première pièce,
un marcassin fort et puissant, qu’il servit de sa propre main,
quand le hasard mit d’un lion l’énormité sur son chemin.
936 Dès que le lève le brachet, il prend sur l’heure arc et sagette.
Et la sagette, fort aiguë, atteignit à l’instant la bête.
Le blessé fuit, mais pas bien loin : tout juste s’il fit bien trois bonds.
De tous les siens si la louange à dan Siegfried monta selon !
937 Bientôt encore il abattait, après un bison, un élan,
deux fois, deux fois de forts aurochs, un formidable cerf géant :
au vol si vif de son cheval bête ne pouvait échapper.
Peu se voyait cerf même, ou biche, à la poursuite s’arracher.
938 Un gigantesque sanglier fut débaugé par le limier.
Juste au même instant que fuyait cette grand’ pièce de gibier,
le grand gagnant de cette chasse atant lui vint barrer la voie.
Déjà le monstre, furieux, charge le preux, et le foudroie,
939 Mais jà sur place l’a cloué, Kriemhild, le brave ton époux :
pas un chasseur autre que lui pour appuyer de pareils coups !
Lorsque la bête roula morte, on remit la laisse au limier,
et les Burgundes surent bien qu’il avait fait butin plénier.
940 Et ses veneurs dirent alors : « Au nom de votre courtoisie,
laissez-nous donc, sire Siegfried, quelque menu gibier en vie,
ou de montagne ou de forêt vous ne ferez que vide immense. »
Et de sourire sur le champ le preux des preux, vrai fer de lance.
941 À ce moment de tous côtés retentit vacarme et fracas.
C’étaient les gens, c’étaient les chiens, et si fort bruyaient les éclats
que répondaient tous les échos des montagnes et des grands bois :
veneurs venaient de décupler vingt-quatre meutes à la fois !
942 Que de fauves ce jour-là durent abandonner de vivre !
Chaque chasseur croyait déjà, prix de chasse si se délivre,
lui seul, le fol, le mériter. Prix à nul ne devait échoir,
quand la puissance de Siegfried autour des feux se ferait voir.
943 C’était la fin, bien que la fin prît elle-même quelque temps.
Aux feux du camp l’on ramenait de tous côtés, à tout instant,
soit une peau de bête fauve, ou de venaison suffisance.
Hey ! Aux cuisines gens du roi n’en pouvaient mais de l’abondance.
944 Ordre du roi vint d’annoncer aux chasseurs chassant à foison
qu’il entendait passer à table. Un cor de corne de bison
d’un long appel émut les bois. Ainsi fut-il à savoir fait
que sa très-haute majesté jà sous ses tentes se trouvait.

115
945 Lors à Siegfried dit un veneur : « Seigneur, je viens fort clair d’ouïr
un son de cor. C’est le signal qu’il est l’heure de revenir,
et de rentrer aux pavillons. Adonc je corne la réponse. »
À tous les autres le bison lors recorna sa claire annonce.
946 Lors déclara sire Siegfried : « Laissons à notre tour le bois. »
Son cheval va d’un pas égal, et tous le suivent à la fois,
quand leur galop fait, en passant, lever, fauve semeur d’effroi,
un ours, un ours de ces forêts ! Tournant le chef derrière soi :
947 « Offrons-nous donc, dit le baron, une heure encore de bon temps.
Lâchez sur l’heure le brachet : un ours jà vois-je ci-devant
qui doit avec nous à cheval jusques au camp faire voyage.
Du mieux qu’il peut s’il ne s’encourt, tout finira comme d’usage. »
948 Et le brachet fut détaché. L’ours comme un ressort détala.
L’époux Kriemhild derrière lui son cheval grand erre lança.
Mais il tomba sur un amas d’arbres pêle-mêle abattus.
Hors du péril de son chasseur l’énorme bête atant se crut.
949 Mais pied leste touchant le sol, ce grand franc cœur de chevalier
se remit à lui courre sus. Sur l’ours trop sûr de son hallier
soudain surgit l’Inévitable : il vous prit à bras le corps,
et sans couteau, le rude gars le ligota de prime abord.
950 La bête était griffes et dents, réduite à la merci de l’homme.
Il l’attacha bien ferme en croupe, et sur son destrier de somme
lui-même assis le ramena, sans arme que son haut courage,
après un jeu qui fut bien court, preux jouvencel de haut barnage !
951 Qu’il était beau, le chevalier qui revenait sur sa monture !
Son angon, de bonne longueur, était de force et d’envergure !
La fine lame de son branc jusques à l’éperon descend,
et d’or tout rouge, le seigneur porte un chef-d’œuvre d’olifant.
952 De plus bel vêtement de chasse onc je n’ouïs homme conter.
Sur lui se voit en fin surcot un paile noir fort bien porter.
Chapel il a de zibeline : y brillent des trésors immenses,
hey ! Quels trésors d’or et de soie à son carquois pendent en ganses.
953 Sur ce carquois, jà de panthère est une dépouille pendue
pour le suave de l’odeur, et tout autre eût peine perdue,
ne se fût-il armé d’un tour, de l’arc qu’il porte mêmement
à vouloir fol ! Tendre le nerf, s’il ne l’eût fait lui-même avant.
954 Il n’a sur lui que peau de loutre. Il vient, n’ayant d’autre vêture,
et de pied en cap ocellé de tous les yeux de la fourrure
des deux côtés de cette cote un rang entier d’agrafes d’or
sur le triomphe du Chasseur pour plus de feux scintille encor.

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955 Il s’avance, Balmunc en main, large et belle arme de combat,
le fil en est d’un tel tranchant que jamais elle ne tomba
sur quelque heaume sans tailler. Jamais l’estoc n’en fut recru,
et magnifique le Chasseur joyeux chevauche haut-cœurus.
956 Puisque détail après détail toute l’histoire je vous dois,
de bonnes flèches il avait tout plein son précieux carquois,
larges de fer comme une main, de douille d’or ayant monture
et pour tout dire, en même temps donnant la mort que la blessure
957 Tel chevauchait le chevalier, vrai chasseur de prestance et d’air.
Quand il parut devers le camp, tout homme lige roi Gunther
à sa rencontre de courir, et de recevoir son cheval.
Or à la selle apparaissait un monstre d’ours monumental !
958 Sitôt qu’à terre il eut mis pied, ce fut pour rendre son captif
libre de pattes et de gueule. Aussitôt de la voix, bien vif,
donna la meute, et redonna. Mais, non moins prompt l’ours, à son tour
à fond de train vers sa forêt, que tout le monde resta en court,
959 À travers bruit fonçant bolide, enfila toutes les cuisines !
Hey ! Que le peuple marmiton laissa bien feux, plats et bassines !
Quel beau massacre de chaudrons, que de bassins précipités !
hey ! Que de bons et fins morceaux sur lit de cendres culbutés !
960 Hors de leurs sièges d’un seul bond voilà seigneur et compagnon.
L’ours s’était pris de grand’ fureur : adonc le roi fait de landon
chiens mettre hors, tous tant qu’ils sont, car on les avait rattachés.
Le jour aurait trop bel à joyeux soir s’il eût touché !
961 Qui l’arc à la main, qui l’épieu, toute la troupe fut sur pied !
Et tous à qui mieux mieux de courre à l’ours qui fuit vers son hallier.
Mais c’était embarras de chiens… Comment risquer lancer ou tir ?
Ce n’est que bruit ce dont ils font toute montagne retentir.
962 Le fuyard allait échapper. En vain les chiens couraient après,
quant aux chasseurs… Seul, ton époux, Kriemhild, n’en fut pas pour ses
frais.
Il le rattrapa, le servit, et roide mort vous l’étendit.
Plus ne resta qu’à ramener aux feux de camp le fauve occis.
963 Ceux qui le virent de leurs yeux dirent que l’homme était de fer.
L’on invita les fiers chasseurs à passer à table en plein air,
au milieu d’un pré de belle herbe, où place prit leur affluence.
Hey ! Quelle chère l’on servit aux preux chasseurs pleins de vaillance !

117
964 Oui, mais pas ombre d’échansons, qui devaient apporter le vin :
au demeurant, meilleure table eussent barons cherchée en vain,
et là-dessous n’eût-il couvé si faux esprit de félonie,
l’on n’eût jamais à nul d’entre eux fait nul grief de félonie.
965 Lors déclara sire Siegfried : « Grande merveille c’est pour moi !
Hé quoi ! De plats si variés des cuisines nous vient envoi,
et cependant les échansons se font attendre avec le vin.
A chasse au monde, ainsi traité, qui me prierait prierait en vain.
966 J’aurais pourtant bien mérité de n’être pas traité si mal ! »
Lors, de sa table, dit le roi, félon de langue, et déloyal :
« Nous sommes prêts à réparer autant nous aurons pu faillir.
C’est dan Hagen, qui, sans remords, nous verrait tous de soif périr. »
967 Lors répondit Hagen de Tronège : « Ah ! Cher et bien-aimé seigneur,
c’est Spehtsart que je croyais qu’iraient giboyer nos chasseurs.
C’est donc aussi le droit chemin que par mes soins le vin a pris.
Restons sans boire pour un jour, je n’y serai jamais repris. »
968 Lors ajouta sire Siegfried : « J’en suis toujours pour mes regrets !
L’on aurait dû de sept sommiers, tant hydromel que vin clairet,
me faire ici venir la charge, et s’il ne se pouvait enfin,
vous vous deviez de nous fixer le rendez-vous plus près du Rhin. »
969 Adonc reprit Hagen de Tronège : « Ô gents et braves capitaines,
à quelques pas d’ici je sais une grande fraîcheur de fontaine.
Et gardez-vous d’en murmurer ! C’est là que nous allons nous rendre. »
Par ce conseil devait un jour de plus d’un preux le cœur se fendre.
970 Sire Siegfried, le preux baron, mourait de soif et de détresse :
tel à faire lever la table il n’apporta que plus de presse,
et seule au bas de la montagne adonc pour lui comptait l’eau vive…
C’était le plan des preux félons qui l’attendaient sur cette rive !
971 L’on fit alors (un vrai charroi !) prendre du pays le chemin
à ce qu’avait sire Siegfried tué de gibier de sa main.
Que ne dit-on pour sa grande gloire à l’aspect de tout ce convoi !
Hagen rompit avec Siegfried son dernier fil de bonne foi.
972 Comme ils allaient jà s’en aller au tilleul à ramure lée,
Hagen de Tronège adonc lança : « Nouvelle à moi souvent portée
dit qu’à la source nul ne peut de Kriemhilde vaincre l’époux,
quand à bien courre il a le cœur. Hey ! Qu’il l’ait donc un peu sur nous ! »
973 La Niederlant répliqua par voix de brave dan Siegfried :
« Vous pouvez toujours essayer, en guise et forme de pari,
jusqu’à la fontaine avec moi. Tout est déjà tout convenu.
Vaincra celui que l’on verra là-bas le tout premier rendu. »

118
974 « Pari tenu ! Nous essayons ! » Reprit Hagen, le franc héros.
Lors déclara l’isnel Siegfried : « Je serai d’abord tout repos,
au moment même du signal, aval couché sur le gazon. »
Oyant cela, le roi Gunther en fut bien aise pour de bon.
975 Adonc reprit le preux héros : « Je veux encor mieux vous conter :
je veux, pour tenir le pari, tout mon harnois sur moi porter,
soit mon angon, plus mon pavois, et tout mon habit de chasseur. »
Et voilà l’arc et le carquois passés au col de ce coureur !
976 Les champions, de leurs habits, se défirent du tout au tout.
L’un près de l’autre en blanc chainsil attentifs on les vit debout,
puis deux farouches léopards à travers trèfles ont couru,
mais c’est premier Siegfried le Vif qu’à la fontaine l’on a vu.
977 À lui le prix en toute chose, et sur tant d’hommes à la fois !
Il a bientôt quitté l’épée, puis à bas posé le carquois,
quant à son gèse, d’un tilleul lui sert d’appui la branche haute.
Or magnifique, au bord de l’ève, apparaît droit l’homme leur hôte.
978 Sire Siegfried de preux courtois était le modèle vivant !
Il s’allégea de son pavois sur le bord de l’ève courant,
et bien qu’il eût rudement soif, le héros, pour boire, attendit
que bût d’abord le souverain qui lui gardait male merci.
979 L’ève était fraîche, elle était pure, elle était claire, elle était bonne.
Gunther adonc vient et s’étend au ras du courant qui chantonne,
se rafraîchit, et se relève, et va prendre place à l’écart.
Adonc de même volontiers eût dan Siegfried fait pour sa part.
980 Trop lui coûta d’être courtois ! Car de son arc, car de son branc,
car de tout s’est Hagen saisi, qui se sauve, et court l’emportant,
puis, toujours lui, revient, revole à l’angon toujours à sa place,
et de l’œil cherche sur le preux le signe mis sur cet espace.
981 Endementiers que dan Siegfried se désaltérait à longs traits,
il planta l’arme en pleine croix. La blessure, droit d’un seul jet,
a de l’afflux du sang du cœur la robe de Hagen rougie :
onques ne s’est revu héros pécher par tant de foimentie !
982 Il lui laissa, juste en plein cœur, comme un piquet, l’épieu plante.
Jamais, jamais fuite hagarde ainsi ne l’avait emporté,
devant mortel qui fût au monde : Hagen fuyait, plein d’épouvante,
car dan Siegfried, dès qu’il sentit si fort en soi l’arme sanglante,
983 il fit arrière, furieux, loin du bord de la source au bond,
entre les épaules planté l’angon tout droit de tout son long.
Le prince espérait sous sa main trouver son arc et son épée,
et dan Hagen touchait comptant juste loyer de sa journée,

119
984 mais c’est en vain que le blessé, tout en sang, cherche son épée !
Il ne trouve que son pavois à la bordure bien scellée.
Soit ! Haut le pavois, et sus donc ! Il court Hagen, et Hagen perd,
et c’est pour rien que fuit encor l’homme lige sire Gunther.
985 Bien que navré jusqu’à la mort, si rude fut l’offense,
que de pavois quand il frappa tomba, par tourbillons immenses,
pierre sur pierre de grand prix à plus n’en rester que lambeaux !
Fort volontiers se fût vengé l’hôte royal si noble et beau !
986 C’en était fait ! Sire Hagen jà sous cette main s’effondrait.
Du coup porté par le pavois toute l’île retentissait,
et coup d’épée eût-il été, Hagen était un homme mort.
La rage avait pris le blessé comme de juste en pareil sort.
987 Ses traits perdirent leurs couleurs. Il ne put demeurer debout.
La robustesse de son corps n’était déjà plus rien du tout,
car c’était bien signe de mort que cette blême défaillance :
belles bientôt devaient sur lui verser de larmes abondance.
988 Sur les fleurs enfin s’écroula qui fut, Kriemhilde, ton époux :
tous ont les yeux sur sa blessure, et le sang coule au plein du trou.
Voilà qu’il commence à honnir, car jà l’étreint l’ultime effort,
ceux qui tramèrent contre lui si déloyale et fausse mort.
989 « Faut-il, leur dit ce mort vivant, que vils vous soyez et couards !
Je ne vous aurai donc aidés que pour périr de votre part ?
Toujours vous a servi ma foi : c’est même au fond ce que j’expie.
Vous avez mis sur vos parents signe de honte et d’infamie.
990 Cette souillure entachera tout ce qui sortira de vous,
autant de jours qu’il en sera. Vous avez de votre courroux,
du plus pesant de votre poids, sur moi fait peser la vengeance.
Soyez honnis ! Pour francs barons que nul ne compte votre engeance ! »
991 Lors chevaliers tous d’accourir à cette victime en détresse.
Quel déplaisir ce fut pour eux ! Quelle inépuisable tristesse !
Autour de lui tout cœur loyal fit éclater un deuil piteux :
simple justice c’était rendre au bel et bon et brave preux !
992 Le roi régnant de Burgundie allait déplorant cette mort.
« Gardez-vous, dit le mort-vivant, d’un aussi gracieux effort !
Celui qui pleure sur ma perte est celui qui l’a consommée.
Blâme il mérite grandement : mal sont par lui larmes versées. »
993 Adonc Hagen, mauvaisement : « Je vois mal quel regret vous grève.
C’est de ce jour qu’à tout jamais crainte et tourment pour nous s’achève,
rare, si rare se fera l’audace sur notre chemin !
C’est un bonheur que sa puissance ait avec moi trouvé sa fin ! »

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994 « C’est à peu de frais vous vanter (ce qui contait, c’était Siegfried).
Si de vos desseins meurtriers se fût douté le mien esprit,
je me serais fort bien sauvé de vos complots le corps et l’âme.
Mais ce n’est rien, près du regret dont me remplit Kriemhild ma femme.
995 M’épargne de Dieu la rigueur ! Car est un fils sorti de moi,
sur qui dorénavant cherra force des choses le reproche
que les siens ont par trahison fait vie humaine succomber.
Si je pouvais, reprit Siegfried, j’aurais de quoi me lamenter. »
996 Las ! Derechef par grand’ pitié monta la voix du mort-vivant :
« Si, noble roi, c’est votre gré, de garder loyauté vaillant,
en ce bas monde envers qui vive à votre cœur soit confiée,
tout à vos grâces et bontés, ma chère épouse bien-aimée…
997 Faites qu’en vain ce ne soit pas qu’elle s’appelle votre sœur.
La vertu seule fait le prince : aidez-la du plus vrai du cœur.
Longtemps mon père va m’attendre, et longtemps encor mes vassaux.
Onc de la mort du bien-aimé n’a senti femme plus de maux. »
998 De toutes fleurs tout à l’entour dégouttait maintenant le sang.
Vinrent les affres de la Mort, cela ne dura pas longtemps.
Car la Mort s’arme de tel dail qui toujours tranche on ne peut mieux.
Adonc silence fut la voix du bel et bon et brave preux.
999 À cela virent les barons que le preux héros était mort.
Ils l’ont placé sur un pavois : c’était un rouge pavois d’or.
Conseil adonc ils ont tenu, pour inventer voie et chemin
de bien couvrir sire Hagen et ce qu’a fait la sienne main.
1000 Le plus grand nombre parle, et dit : « Voilà bien notre male chance !
Nul ne doit dire rien de rien, ni langue faire divergence !
L’époux Kriemhild fort loin de nous giboyer seul s’en est allé,
et des voleurs du fond des bois à son passage l’ont tué.
1001 Adonc reprit Hagen de Tronège : « Il va me suivre en notre terre.
Il ne me fait ni chaud ni froid que de rien ne soit fait mystère
à celle qui tant de Brunhilde un jour contrista le courage !
Je n’ai ni cure ni souci de tous les pleurs de son visage ! »

121
Aventure XVII.
Kriemhilde pleure son époux, et quelles funérailles il eut.
1002 Lors ils ont attendu la nuit pour repasser les eaux du Rhin.
Jamais ne purent chevaliers chasse mener à pire fin.
Sur le gibier mort ce jour-là tant pleureraient gentes enfants,
tant il faudrait pour la rançon verser plus tard du meilleur sang !
1003 C’est d’un orgueil démesuré que dès lors vous orrez conter,
c’est d’une atroce de vengeance. Adonc Hagen a fait porter,
tels quels, les restes de Siegfried, le roi de Nibelungenlant,
contre la porte de la chambre où va profond Kriemhild dormant.
1004 Il l’a fait, ni vu ni connu, tout contre l’huis mettre, de sorte
qu’il faudrait bien qu’elle le vît quand elle franchirait la porte,
au service-Dieu pour se rendre avant que fût levé le jour,
dame Kriemhilde ne manquant à sa coutume de toujours.
1005 Lors du moutier à ce moment sonna la cloche habituelle.
Kriemhilde la Belle (ô combien !) éveilla femme et jouvencelle.
Elle demanda la lumière et réclama son vêtement, quand,
en venant, sur dan Siegfried tomba premier le chambellan.
1006 Il le trouva rouge du sang dont ses effets étaient trempés.
C’était son maître ! mais n’importe, à ses yeux autant d’échappé,
il passe donc l’huis de la chambre avec la lumière à la main.
Nouvelle affreuse s’il en fut Kriemhild allait savoir soudain.
1007 Adonc elle allait au moutier avec ses femmes se porter,
quand le chambellan déclara : « Jà vous faut-il sur place ester :
contre la porte est étendu de male mort preux succombé. »
Jà toute au deuil dame Kriemhild d’immensément se lamenter.
1008 Elle ne savait pas encor qu’il s’agissait de son époux,
quand dan Hagen et sa demande en tête lui revint d’un coup.
«Pour le protéger »… qu’il disait. Alors sur elle fut l’ennui :
adieu bonheur et toute joie, si jà la mort, Dieu ! C’était Lui !
1009 Elle chut roide au sol, pâmée, pas un mot, rien, pas un soupir.
La Belle était là, terrassée au plus profond du déplaisir.
Plus Kriemhild n’était que douleur, et que douleur démesurée,
quand de ses cris, se dépâmant, sa chambre fut tout ébranlée.
1010 Atant ses femmes de lancer : « Et si c’était quelqu’un d’ailleurs ? »
Elle éructa des flots de sang, tant c’étaient que son cœur !
Et rétorqua : « Non, c’est Siegfried, mon si cher, mon si tendre époux.
L’ordre, c’en est reine Brunhild, et dan Hagen, c’en est le coup. »

123
1011 La reine voulut tout savoir et près du preux elle s’en vint.
Elle leva le beau front mort de son éblouissante main,
et bien qu’il fût tout rouge-sang, elle le reconnut soudain.
Lasse ! C’était, ô grand’ pitié !, le franc héros des Nibelunc !
1012 La douce reine, de douleur, s’écria de toute sa voix :
« Malheur, malheur, malheur à moi ! J’ai sous les yeux le tien pavois.
Glaive en pièces ne l’a taillé ! Ce n’est que meurtre que ta mort.
Si j’avais preuve qui l’a fait, je ferais tout pour le voir mort ! »
1013 Toutes ses femmes de pleurer et de braire avec de grands cris !
De même que leur bonne dame ayant de même rude ennui.
Du de bonne aire de seigneur qu’adonc elles avaient perdu.
Tant s’offensa dame Brunhilde, autant Hagen avait rendu !
1014 Enfin parla la pauvre femme : « Il faut, de ce pas, chambellan,
de leur sommeil aller tirer tout ce que Siegfried a de gens.
Allez de même à Siegemunt de ma grand‘ détresse conter,
faites qu’il vienne avecques moi sur preux Siegfried se lamenter. »
1015 Adonc courut un messager où tout allait se reposant
ce que de preux avait Siegfried, le franc guerrier de Niblunglant.
Et la nouvelle de malheur les déchassa de toute joie.
Ils ne la crurent qu’aux sanglots que la complainte leur envoie.
1016 Le messager alla grand’ erre à la chambre où le roi logeait.
Seigneur Siegmunt était couché, mais le sommeil loin le fuyait.
Son cœur sentait, car je le crois, quel malheur lui venait d’échoir,
hélas ! Hélas ! Son doux surgeon ! Qu’il n’aurait plus de le revoir.
1017 « Réveillez-vous, roi Siegemunt ! Je viens jusqu’ici vous trouver,
ainsi le veut dame Kriemhild, dont vient grand deuil de s’emparer,
qui toute peine surpassant lui vole au cœur droit comme un trait,
venez, venez braire avec elle, en homme hélas ! touché de près.
1018 Roi Siegemunt eut un sursaut. « Qui conte de peine cruelle ?
Hé quoi ! Kriemhild, dis-tu, la Belle ? Es-tu bien sûr de la nouvelle ? »
Et le courrier, tout en pleurant : « Je ne veux pas vous le celer.
Oui, preux Siegfried de Niederlant à male mort a succombé. »
1019 Et derechef roi Siegemunt : « Tu veux plaisanter, que je crois,
et c’est par trop laide chanson ! Tais-toi donc, par amour pour moi,
tais-toi, ne compte pas qu’il ait à male mort, lui, succombé,
car je mourrais toujours avant de m’être assez, moi, lamenté. »
1020 « Croire si point vous ne voulez ce que vous m’entendez conter,
venez vous-même, vous orrez dame Kriemhilde lamenter
de Siegfried, elle et sa maison, de dan Siegfried hélas ! La mort. »
Quel cri poussa dan Siegemunt, comme de juste en pareil sort !

124
1021 Avec ses Cent, avec sa garde, il fut droit debout d’un seul bond.
Déjà les mains se sont armées d’autant d’estocs tranchants et longs
et d’accourir là d’où partait le cri lugubre de la plainte.
Jà survenaient les Mille Preux de dan Siegfried l’homme sans crainte.
1022 Quels cris lugubres ! C’étaient bien femmes qu’ils oyaient lamenter !
Adonc songèrent quelques-uns qu’il ne fallait nus s’y porter.
Ils se pâmaient, ou peu s’en faut, à force eux-mêmes de douleur,
et tant était de noir chagrin comme une tombe tout leur cœur !
1023 Encependant roi Siegemunt chez dame Kriemhilde arriva.
Il dit : »Voyage de malheur, que mon voyage en ces Etats !
Il nous a, moi de mon enfant, et vous-même de votre époux,
chez de si bons, si vrais amis, privé par crime d’un seul coup. »
1024 « Hey ! Preuve eussé-je au vrai qui c’est, de répondre la noble dame,
au meurtrier ne se tendraient jamais ni mes bras ni mon âme !
Ennui sur lui j’appellerais tels que siens amis et parents,
par seul effet de tous mes soins, longtemps devraient aller pleurant. »
1025 Roi Siegemunt entre ses bras serra le prince sur son cœur.
Lors des siens amis et parents si haut gémit la grand douleur
que sous la secousse du deuil le chef-logis et la grand’ salle,
et la cité même de Worms ont vibré jusques en leurs dalles.
1026 Nul ne pouvait de dans Siegfried cependant consoler la femme.
On dépouilla de ses effets ce beau corps maintenant sans âme
et quand l’on eut lavé la plaie, on le coucha sur un brancard,
lors de ses leudes s’empara le vaste deuil, morne et hagard.
1027 Alors ses preux Nibelungen, sans aller par quatre chemins :
« Pour sa vengeance sur-le-champ, voici nos cœurs, voici nos mains.
Ailleurs qu’ès murs de ce château ne se trouve l’auteur du coup. »
Et tous gens d’armes de Siegfried de se parer d’armure et tout.
1028 Ces parangons de grand’ valeur, pavois au bras de rude abord,
onze cents hommes qu’ils étaient, comptent la troupe et le renfort,
étaient aux ordres dan Siegmunt dire que son fils était mort !
Ah ! S’il brûlait de la venger, comme de juste en pareil sort !
1029 Point ils ne savaient contre qui tourner les armes et l’assaut,
à moins, à moins que ce ne fût contre Gunther et ses vassaux,
avec qui, pour aller chasser, Siegfried s’était las ! Mis en selle.
En les voyant sous le harnais, Kriemhild en eut douleur cruelle.
1030 Malgré le poids de son chagrin, malgré la cruauté du sort,
son cœur, pour les Nibelungen, eut avant tout peur de la mort,
et de ses frères, et des leurs. Tout par son ordre fut remis.
Elle parla tout bonnement, comme une amie à des amis :

125
1031 Adonc du fond de sa douleur : « Quoi ! dit-elle, roi Siegemunt,
quelle aventure tentez-vous ? Ce n’est pas de sage raison :
tant et tant a le roi Gunther de braves preux et braves bras !
Vous êtes tous des hommes morts, si vous allez au combat. »
1032 Droits les guerriers, droits les pavois, eux ne rêvaient que chaude affaire !
La de bonne aire souveraine enjoint, car c’est peu que prière,
qu’à toute force tous ces preux cessent d’écouter leur allant,
mais ils ne veulent rien entendre, et par moitié leur cœur se fend.
1033 Mais elle encor : « Roi Siegemunt, restez-en là de ce courroux !
Tant que pour nous tourne le temps, je veux bien venger mon époux,
et ne le venger qu’avec vous. On me l’a pris ! Droit au larron,
preuve m’advienne au vrai qui c’est, j’irai justice sans pardon.
1034 Souvent l’excès de la vaillance a désolé le Rhin fougueux :
« Gardez-vous bien de tout combat ! Conseil en serait désastreux.
Pour un qui se lève chez vous, chez eux s’en lèvent trente,
de tout le bien qu’ils nous ont fait laissez donc Dieu leur servir rente.
1035 Je vous défends d’aller plus loin. A mes côtés, en deuil cruel,
lorsque va se lever le jour, aidez-moi, preux cœurs isnels,
à mettre alors en son cercueil mon si cher et si tendre époux. »
Et les barons ont répondu : « Vous pouvez bien compter sur nous. »
1036 Qui, merveilleux comme c’était, le nombre pourrait vous compter
des dames et des chevaliers que l’on oyait se lamenter ?
La complainte, morne et funèbre, adonc parvint à la cité.
Tout le bon peuple des bourgeois s’est au château bientôt porté.
1037 À la plainte des étrangers se joignait leur douleur cruelle.
De dan Siegfried, au grand jamais, nul n’avait entendu nouvelle
de chose pourquoi le fier preux aurait un jour à rendre l’âme,
les bonnes femmes des bourgeois allaient pleurant comme les dames.
1038 « À l’œuvre ! À l’œuvre ! Forgerons ! » Forgerons, sans perdre un instant,
d’or et d’argent font un cercueil de grande taille et résistant,
clos, car c’est l’ordre, de fermoirs de bon acier bien généreux.
Tout à la mort est tout le monde, et tous les cœurs sont ténébreux.
1039 Vint la fin de l’affreux nocturne, et l’on corna le point du jour,
lors ordonna la noble veuve, avec honneur et grands soins pour,
au moutier que l’on transportât seigneur Siegfried son cher époux
de qui l’aimait donc se forma convoi de gens qui pleuraient tous.
1040 Comme on l’apportait au moutier de toutes parts sonnaient les glas
prêtres chantaient de toutes parts le chant lugubre du trépas.
Alors parut le roi Gunther menant homme lige et vassal,
et tout de même dan Hagen comme un parfait suppôt du Mal.

126
1041 Le roi parla : « Très chère sœur, las, hélas ! Quel deuil que le tien !
Ah ! Fallait-il ne point pouvoir le détourner en rien de rien !
Il ne nous reste qu’à pleurer quand dans Siegfried a rendu l’âme. »
« Vous ? Le pleurer ? Et de quel droit ? » a répondu la pauvre femme.
1042 Si tant cela vous affligeait, ne se serait la chose faite.
Vous m’oubliiez, j’ai bien le droit sur ce point-là, d’être fort nette
au moment même qu’à jamais l’on m’arrachait mon cher époux.
Ah ! dit Kriemhilde, plût à Dieu que fût sur moi tombé le coup ! »
1043 Ils s’entêtaient de plein mensonge, et du coup Kriemhilde leur lance :
« Ah ! D’innocent qui prend le nom, qu’il produise son innocence !
Et qu’il approche du brancard, le voyant toute l’assistance.
On verra bien la vérité sous prompte forme d’évidence. »
1044 Par grand’ merveille dont encor fort souvent se voit l’aventure,
d’un meurtrier quand près du mort apparaît la personne impure,
derechef saigne le cadavre, adonc saigna-t-il ce jour-là,
adonc la faute aux yeux de tous de dan Hagen se révéla.
1045 La blessure s’ensanglanta comme elle avait saigné d’abord.
On avait eu beau sangloter, le deuil recommença plus fort.
Adonc le roi, sire Gunther : « Ecoutez-moi, vous saurez tout :
c’est de voleurs au fond des bois, non de Hagen, que vint le coup. »
1046 « De ces voleurs du fond des bois je sais, dit-elle, le mystère.
Adonc le vengent de par Dieu ceux qui l’aiment encor sur terre.
C’est de Gunther, et de Hagen, que, je le jure ! Vient le tour. »
Les preux Siegfried croyaient déjà voir commencer le grand estour.
1047 Mais jà Kriemhilde, reprenant : « Supportez, comme moi, le sort. »
Alors, de front, vinrent avant, jusques au reposoir du mort,
Gernot, le sien frère germain, Gernot et l’enfant Giselher,
qui dès longtemps tout ce deuil mêlaient le leur de cœur sincère.
1048 Et qui pleuraient, comme ils l’aimaient, dame Kriemhilde, ton époux !
Or l’on allait canter la messe. Au moutier monta de partout,
oui, de partout, vaste concours de femmes, d’hommes et d’enfants,
qui tous devaient, siens ou non siens, pleurer Siegfried encor longtemps.
1049 Sire Gernot et Giselher dirent alors : « Très chère sœur,
console-toi de cette mort comme doit s’y faire ton cœur.
Nous entendons te conforter tant que durera notre vie. »
Mais il n’était personne au monde à la pouvoir soulager mie.
1050 Ce fut vers la moitié du jour que le cercueil fut achevé.
Le corps du mort à son brancard à ce moment fut enlevé,
mais la reine point ne voulut qu’il fût encore mis en terre,
et tout le monde à dur labeur de se remettre pour lui plaire.

127
1051 En somptueux linceul de soie fut donc enveloppé le mort.
Je tiens pour sûr que pas un œil ne fût qui ne pleurât bien fort.
Du fond du cœur se lamentait dame Ute, la noble dame,
et tout entière en sa maison, en déplorant cette grande âme.
1052 Oyant le peuple qu’au moutier cependant se chantait la messe,
et qu’il était dans le cercueil, de partout se leva grand presse.
D’offrande, en paix qu’il reposât, quel ne fut le concours immense !
Il avait là, chez l’ennemi, de vrais amis grand abondance…
1053 Kriemhilde alors, l’infortunée !, arraisonne ses chambellans :
« Doivent pour moi se donner peine et s’imposer de durs ahans,
tous tant sont-ils qui l’aiment bien, et dévoués me sont encor :
il faut, pour l’âme de Siegfried, aumône faire de son or. »
1054 Pas un enfant n’était trop jeune, et sût-il ce qu’il fallait faire,
il devait mettre son offrande. Ah ! Le preux n’était pas en terre,
que l’on avait, avant le soir, jà fait chanter plus de cent messes ;
ah ! Si d’amis sire Siegfried affluait grand’ foule et grand presse.
1055 Quand tous les chants eurent pris fin, le peuple de se disperser.
Dame Kriemhilde dit alors : « Vous ne pouvez pas me laisser
veiller moi seule cette nuit ce parangon de vaillantise.
Toute ma joie à tout jamais le long de lui repose mise.
1056 Je veux trois jours, je veux trois nuits qu’il se dresse encor devant tous.
Je veux, je veux saoûler mes yeux de mon si cher et tendre époux.
Si Dieu voulait que m’enlevât à mon tour, de même, la Mort !
Pauvre Kriemhilde adonc verrait se consommer son affreux sort. »
1057 En ses foyers est retourné tout le peuple de la cité.
Soit régulier, soit séculier, tout homme de Dieu dut rester,
et toutes gens du preux héros jusqu’au dernier de leurs devoirs.
Les nuits leur furent dur labeur, et les jours, peine jusqu’au soir.
1058 Or sans rien boire et sans manger resta sur place maint guerrier.
Qui tient à prendre quelque chose, un héros vient de le crier,
aura de quoi tout son content, par les soins du roi Siegemunt.
Tant Nibelung fut à la peine et de labeur eut à foison !
1059 Tant que durèrent ces trois jours, à ce que nous oyons conter
tout prouvaire pouvant chanter eut lourde charge à supporter.
Si tout ce monde eut fort à faire, offrande en main tant l’on s’avance
ceux qui n’étaient rien que des gueux riches devinrent d’abondance.
1060 S’il se trouvait des malheureux, de ceux qui n’ont ni peu ni prou,
on les poussait devers l’offrande ; ils revenaient avec des sous,
des sous des coffres de Siegfried : plus ce vaillant n’ayant à vivre,
à milliers furent pour son âme offerts soit marc ou bonne livre.

128
1061 Adonc de rentes en biens-fonds elle commanda le partage.
Couvents, malades, pauvres gens, rien qui n’eût part à l’héritage.
Les gueux reçurent de l’argent et des effets en abondance.
C’était faire acte, ce faisant, envers le mort d’amour immense.
1062 Au matin du troisième jour, quand sonna le service-Dieu
autour du cloître du moutier autant que s’étendait de lieu,
autant l’espace en était plein de gens de par là tout en pleurs,
qui lui rendaient après la mort ce que rancœur, s’il aime, rend.
1063 Au terme de ces quatre jours, comme il se conte d’âge en âge,
ce fut trente mille marks d’or, si ce n’est même davantage,
dont, pour le repos de son âme, on fit aux pauvres bienfaisance.
Car plus n’était sa grand beauté, ni même plus son existence.
1064 Le service-Dieu terminé, le dernier chant une fois dit,
un incommensurable deuil sur l’assistance s’abattit.
Ordre on donna que du moutier le corps en terre fût porté.
À bout de force et de douleur combien ont brait et lamenté !
1065 Venait après toute une foule avec des cris à fendre l’âme.
Joyeux, pas un front ne l’était, pas plus front d’homme que de femme
au moment de descendre en terre, encor des chants et des leçons,
hey ! Que de prêtre excellent formaient cortège au preux baron !
1066 Sur le chemin de ce tombeau celle que Siegfried eut pour femme
de deuil sentit de tels assauts à la mesure de son âme,
qu’il fallut d’eau vive souvent lui faire comme une rosée.
C’était le cœur qui n’allait plus, tant elle était désespérée.
1067 Grande merveille était vraiment qu’en son corps se maintînt son âme.
Se lamentaient avecques elle une grande foule de femmes.
Ce fut la reine qui parla : « Guerriers Siegfried ses hommes liges,
accordez-moi, de vous à moi, ce que de grâce amour oblige.
1068 Laissez après tant de douleur un rien de rien de joie échoir,
laissez, laissez que son beau front une fois je puisse revoir ! »
Tant elle pria, repria tant implora son deuil instant
que du cercueil fallut briser le beau couvercle résistant.
1069 La reine jusques au gisant au bras de preux fait le chemin.
Elle soulève le beau front de son éblouissante main.
Et tel quel, mort, elle baisa le chevalier noble et vaillant.
Et ses beaux yeux pleins de clarté sous la douleur versaient du sang.
1070 Le déchirant, l’atroce adieu qu’adonc fut le sien ce jour-là !
On l’emporta, car elle était incapable de faire un pas,
car tout de bon avait pâmé la courageuse et noble dame.
À peu qu’à force de douleur le tendre corps ne rendît l’âme.

129
1071 Or donc le noble et fier seigneur était maintenant sous la terre.
Immensément le deuil voila, tout comme l’eût fait un suaire,
ceux qui l’avaient suivi du fond du royaume de Nibelunc,
et jamais plus œil de vivant ne put revoir gai Siegemunt.
1072 L’on ne saurait de tous ceux-là dresser le compte et le mémoire,
qui tout au long de ces trois jours n’ont pu, de deuil, manger ni boire,
mais ils se sont, point ne pouvant à l’abandon laisser leur corps,
refaits après tant de douleur comme font tous hommes encor.

130
Aventure XVIII.
Siegmunt retourne en son pays.
1073 Lors le beau-père de Kriemhilde auprès d’elle droit se rendit.
« Rentrons, dit-il, et retournons, il le faut, en notre pays.
M’est avis qu’hôtes importuns sur le Rhin désormais nous sommes.
Kriemhilde, chère, chère dame, il faut me suivre en mon royaume.
1074 Dès le moment où, vous et moi, félons, d’un seul et même coup,
ici nous ont en ce pays privé de votre noble époux,
point n’en devez en rien pâtir : j’entends vous entourer de soin,
car c’est encore chérir mon fils, vous ne devez en douter point.
1075 Ce n’est pas tout ; vous ne perdrez, Madame, rien de la puissance
que jusqu’ici vous assurait dan Siegfried vaillant fer de lance :
gardez au front votre couronne et gardez la terre à vos pieds.
De dan Siegfried avec plaisir vôtres seront tous chevaliers. »
1076 L’on avertit les écuyers qu’il fallait quitter cet endroit.
Ce fut à qui le tout premier retrouverait son palefroi :
il leur pesait de demeurer chez leurs plus mortels ennemis !
Dames et filles d’autre part se tiendraient prêts d’autres habits.
1077 Roi Siegemunt aurait voulu se trouver déjà par chemins.
Quant à Kriemhilde, sa famille afin de la prier s’en vint
de demeurer près de sa mère et de ne point quitter la cour.
L’auguste reine répondit : « Vous n’en verrez jamais le jour.
1078 Comment pourrais-je de mes yeux ne plus voir que pour le revoir
celui par qui, pauvre de moi !, me vint tant de misère échoir ? »
Adonc l’Enfant, dan Giselher : « Ô ma chère et si tendre sœur,
tu dois rester près de ta mère en bonne fille de bon cœur.
1079 À qui t’accable de souffrance, à qui deuil mit en ton courage,
onc tu n’auras à recourir. Je suis moi seul ton avantage. »
« Grand Dieu, dit-elle au chevalier, ce me puisse-t-il échoir
car de souffrance je mourrais onc si Hagen je devais voir. »
1080 « C’est ce qu’à faire point n’auras, ô ma chère et si tendre sœur,
demeure à l’ombre de Giselher, de ton bon frère de bon cœur.
Jà veux-je à force de tendresse être aussi tien que fut ton mort. »
La pauvre femme répondit : « Pitié si c’est que de mon sort ! »
1081 Lorsque l’enfant dan Giselher tout bonnement eut dit ce mot,
tous à leur tour de la prier dame Ute et sire Gernot,
et les meilleurs de ses parents : « C’était pour elle de rester,
entre tous hommes de Siegfried ombre n’ayant de parenté. »

131
1082 « Des étrangers, tant qu’ils sont ! » allait disant Gernot encor,
« il n’est vivant si vigoureux que tout plat n’étende la mort.
Dites-le vous, ma chère sœur, et confortez-vous le courage.
Mais demeurez. Les vôtres, c’est, en vérité, votre avantage. »
1083 Elle promit. À Giselher. Ores voulait-elle rester.
Jà les chevaux des gens Siegmunt attendaient pour les emporter,
tant Nibelungen étaient pressés de retourner en leur pays.
Jà sur sommiers étaient troussés ce qu’avaient preux de beaux habits.
1084 Adonc messire Siegemunt de revenir trouver Kriemhild
et parlant à la souveraine : « Or les barons Siegfried, dit-il,
preux et chevaux n’attendent plus que vous. Allons, partons : c’est l’heure
tant je prolonge à contre-cœur chez les Burgondes ma demeure. »
1085 Mais dit alors dame Kriemhild : « Si j’en crois ce que j’ai d’amis
à me garder fidélité, près d’eux je dois rester ici.
Je n’ai personne de parent sur la Nibelungaine Terre. »
Si c’était dur pur Siegemunt de l’ouïr dire non si claire.
1086 Pourtant reprit roi Siegemunt : « Laissez-les, laissez-les conter !
Vous primerez tous mes parents, et votre couronne à porter,
sans qu’il faille d’un pouvoir, sera sur eux comme naguère,
malgré la perte du héros, sans qu’il vous coûte honneur ni terre.
1087 Venez, venez avecques nous, pour l’amour de votre enfançon !
Le devez-vous laisser, madame, orphelin vivre à l’abandon ?
Il grandira. Ce fils, un jour, vous consolera le courage.
En attendant, vous serviront mille barons de preux barnage. »
1088 Mais elle : »Non, dan Siegemunt, non, je ne puis y consentir.
Car il le faut : je reste ici, quel que m’attende l’avenir,
au beau milieu de mes parents, qui miens seront en ma douleur. »
Les preux guerriers ont à ces mots signe donné de défaveur.
1089 « C’est maintenant, ou bien jamais, ont-ils crié tous d’une voix,
que nous dirons que le malheur appesantit sur nous son poids,
si vous tenez à demeurer ici parmi nos ennemis.
Jamais voyage à cour de roi ne mit de preux en tels soucis. »
1090 « De tout souci défaites-vous, et Dieu garde votre retour !
Vous partirez sous bonne escorte et moi patronne de vos jours
jusques en terre Siegemunt, et quant à mon cher enfançon,
je m’en remets pour sa tutelle à votre grâce de barons. »

132
1091 Quand il ne fut que trop certain qu’elle ne ferait pas un pas,
comme un seul homme ont tous pleuré les preux Siegmunt et leurs soldats :

la mort, et quelle ! Dans le cœur a pris congé dan Siegemunt


de majesté dame Kriemhild : c’était à perdre la raison :
1092 « Fête maudite ! », a-t-il lancé de toute part sa grandeur de roi.
Plus n’écherra nul bon moment, à qui que ce soit de surcroît,
à roi pas plus qu’à siens parents, ce qui vient de nous en échoir.
Pas un œil d’homme ne pourra chez les Burgundes nous revoir. »
1093 Ouvertement dirent alors ceux qui Siegfried suivaient naguère :
« Nous pourrons, nous, pour notre chef voyage en ce pays refaire,
que nul sans doute nous saurons qui l’occit par male blessure.
Ces meurtriers ont chez les siens épais semé de haines sûres. »
1094 Il embrassa Kriemhild, Kriemhilde !, et dit du fond du désespoir :
car elle était là qui restait, il fallait ne pas voir, ou voir !
« Nous n’éprouvons ombre de joie à retourner en notre terre.
C’est à cette heure que je sens la profondeur de ma misère ! »
1095 D’escorte, point. Pas de convoi. Laissant Worms, ils gagnent le Rhin.
Ils se savaient assez de cœur pour aller sans peur leur chemin,
si jamais troupe d’ennemis avait surgi de quelque part.
Preux Nibelungen avaient des bras à faire office de rempart.
1096 Et moins encore de congé, car de personne il n’en fut pris,
quand apparut sire Gernot et Dan Giselher avec lui :
le vieux Siegmunt leur était cher ; ils l’avaient au cœur fort cruel.
Ils le lui firent bien sentir, les bien allant barons isnels.
1097 Courtoisement prince Gernot voulut en dire plus encor :
« Le Dieu du ciel sait à coup sûr qu’à ce qui mit Siegfried à mort
onc n’ayant eu moindre part, onc n’ayant même ouï conter
qu’un homme ici lui fut hostile, il m’est permis de le pleurer. »
1098 Lors bonnement les convoya dan Giselher le jeune enfant.
Il mit grands soins à reconnaître, au-delà de sa même terre,
le souverain et ses guerriers en leur pays de Niederlant.
Pas un des leurs, à leur aspect, qui ne parût le Deuil vivant !
1099 Quoi ? Ce que fut leur chevauchée ? Hé, pourrai-je vous le conter ?
L’on entendit à tout moment dame Kriemhild se lamenter.
Nul réconfort à son esprit, nul réconfort à son courage,
sinon de sire Giselher, si franc de cœur et de langage.

133
1100 Quant à Brunhilde, sa beauté trônait d’orgueil tout insolente
toutes les larmes de Kriemhild la laissaient, elle, indifférente.
Elle n’eut plus bonté ni foi jamais de sa vie envers elle,
quand un beau jour dame Kriemhilde au cœur lui mit peine cruelle.

134
Aventure XIX.
Le Trésor des Nibelungen est apporté à Worms.
1101 Adonc ainsi veuve resta noble Kriemhilde pour sa part.
En cette terre à ses côtés demeura le comte Eckewart,
aidé lui-même de ses preux, jour après jour, à son service.
Il n’est pas rare que son deuil au deuil la reine encore s’unisse.
1102 On lui bâtit une demeure à Worms à deux pas de l’église,
fort spacieuse et magnifique, ample, riche et vaste d’assise.
C’est là, dès lors, qu’elle vécut avec ses femmes, tristement,
non sans souvent paix au moutier aller chercher dévotement.
1103 Rare il était qu’elle n’allât où reposait son amour.
D’abattement ras le courage, aussi longtemps qu’il faisait jour.
Elle y priait le Dieu clément d’accueillir l’âme en sa maison.
Là que de pleurs il se versait droit de ce cœur sur le baron !
1104 Ute et celles de sa cour essayèrent de tendres cures,
mais elle avait le cœur navré d’une si profonde blessure !
Rien ne pouvait la consoler qu’on fît pour son allègement :
tant le regret de son amour la travaillait, et durement,
1105 Que de son homme bien-aimé femme tant jamais n’eut chagrin.
C’était laisser voir de son cœur cent mille mérites pour un.
Elle pleura jusqu’au moment que de son corps lui partît l’âme,
non sans avoir, enfin, vengé celle qu’avait Siegfried pour femme.
1106 Après le deuil qu’elle mena, c’est pure vérité plénière,
du cher défunt, ce fut trois ans et demie année entière
qu’elle resta sans adresser à dan Gunther un mot ni deux,
sans voir Hagen son ennemi de tout ce temps devant ses yeux.
1107 Adonc dit l’homme de Tronège : « Et si vous vous donniez métier
de ramener la vôtre sœur à vous rendre son amitié ?
Alors viendrait en ce pays ce que NIbelunc avait d’or,
dont vous pourriez grand’ part avoir si nous aimait la reine encor. »
1108 « Nous essaierons, lui fut-il dit. Près d’elle vont souvent nos frères
nous les prierons de l’amener à ne pas nous être contraire,
afin sur elle de gagner qu’elle se fasse à ta pensée. »
« Je ne crois pas, que dit Hagen, qu’un jour s’en lève la journée. »
1109 Ordre Ortavin adonc reçut de se rendre auprès de la reine
même ordre à Gere le Margrave. Ainsi devant la souveraine
introduit fut encore Gernot et l’enfant Giselher lui-même.
Ils recherchaient dame Kriemhild cœur du fond du cœur, comme l’on aime.

135
1110 Du rang des Burgondes parla sire Gernot, qui dit alors :
« C’est trop longtemps de dan Siegfried, madame, déplorer la mort.
Par devant juge va le roi nier qu’il soit par lui tombé.
Nous n’entendons à tout instant que vous bien haut vous lamenter. »
1111 Elle dit : « Qui l’accuserait ? Hagen frappe de sienne main.
Quand pour savoir où le viser de cautèle il me vint si plein,
comment pouvais-je deviner qu’il lui portait pareille haine ?
Sinon, c’est moi qui me serais donné bien garde, dit la reine,
1112 De révéler quoi que ce fût qui l’exposait à rendre l’âme.
Je n’aurais pas à le pleurer comme je fais, moi, pauvre femme.
Onc pour amis je ne tiendrai ceux qui m’ont fait mourir mon homme.
Lors fier guerrier dan Giselher l’en supplie pourtant tout comme.
1113 Soit ! Je veux bien revoir le roi, » dit-elle à bout de résistance.
Lui, de ses proches entouré, fut introduit en sa présence,
mais, sans Hagen point qui n’osait par devant elle prendre place :
il se savait bien trop en faute, et déchassé de toute grâce.
1114 Car, elle prête à pardonner à Gunther sans rancœur ni haine,
il aurait dû, coutume oblige, un baiser à la souveraine,
mais il l’avait par ses conseils tant fait en voir et endurer !
Le cœur tranquille et le pied sûr devant Kriemhild comment aller ?
1115 Accordement jamais n’eut lieu de tant de larmes arrosé
entre ennemis de même sang : toujours saignait son cœur navré.
Quand vint le moment du pardon, n’en fut excepté qu’un seul homme.
Car, sans Hagen, nul ne frappait, et son époux vivrait tout comme.
1116 Adonc fort peu de temps plus tard aboutissaient tous leurs efforts :
dame Kriemhilde en son pouvoir voulait le fabuleux trésor
en Nibelungenlant resté : ce serait ravoir sur le Rhin
son lendemain de mariage en légitimes siennes mains.
1117 Chercher l’allèrent Giselher accompagné de dan Gernot,
et quatre vingts cents de guerriers vers la cachette du dépôt
pour le quérir de part Kriemhilde en route et chemin se sont mis.
Sur tous ces biens veillaient Albric et les meilleurs de ses amis.
1118 Quand arriver il vit du Rhin ceux qui venaient pour ces trésors,
sire Albéric le si vaillant prenant ses amis, dit alors :
« D’en retenir la moindre part nous n’avons pas le moindre droit.
C’est lendemain de mariage à noble reine don de roi. »
1119 « Nous n’en aurions jamais été, dit Albric, à ce point rendus,
si nous n’avions, mais le malheur veut hélas ! Qu’il soit vrai, perdu,
quand nous perdîmes dan Siegfried, la cape fée,
dont tendre époux belle Kriemhild ne se défit nulle journée.

136
1120 Oui, sur Siegfried se mit en marche une adversité sans pardon,
du jour que bel et bien ce preux nous l’enleva comme un larron,
et qu’il força tout le pays, d’un bout à l’autre, à le servir. »
Adonc s’en fut le chambrier droit à ses clefs pour les quérir.
1121 Les hommes d’armes de Kriemhilde étaient au bas de la montagne,
et deux ou trois de ses parents. Un ordre vient : le trésor gagne,
en lourd charroi, le ras des flots et le creux des vaisseaux marins,
puis sur les ondes de son cours, il remonte les eaux du Rhin.
1122 De ce trésor, c’est le moment, entendez merveilles conter :
chariots douze il y fallut pleins à plus n’en pouvoir porter
deux fois par jour, deux fois douze nuits, pour l’amener de la montagne,
encore chacun dût-il par jour faire trois jours et trois campagnes.
1123 Ce n’était rien d’autre, sinon tas d’or, de gemmes et de pierres
des ouvriers du monde entier l’on en eût soustrait le salaire.
Que ce n’eût pas été d’un mark en diminuer le montant.
Hagen savait ce qu’il faisait quand il voulait l’avoir comptant.
1124 Pièce suprême s’y trouvait, rameau d’or, certaine baguette,
dont le secret, bien possédé, vous donnait maîtrise complète,
on n’avait plus qu’à le vouloir sur tout homme ici-bas vivant.
Sire Alberic vit s’en aller avec Gernot maint sien parent.
1125 Adonc en terre de Gunther, quand le trésor y fut rendu,
la reine prit possession et saisine de tout de dû.
L’on en remplit chambres et tours, tant cela faisait à porter.
De plus d’avoir grande merveille onques n’ouït homme conter.
1126 Mais le trésor eût-il été plus riche mille fois d’autant,
si dan Siegfried se fût encore trouvé du nombre des vivants,
dame Kriemhilde aurait été sans mains devant cette fortune.
Car plus fidèle à preux héros femme à coup sûr ne fut pas une.
1127 Devers la dame de ces biens se mirent en grand chemin
aventuriers d’autres pays. Si large s’ouvraient ses deux mains
que jamais plus ne se revit pareille générosité.
L’on entendait à tout instant louer la reine et sa bonté.
1128 À pauvres gueux et riches gens tant elle donne et tant délivre
que dan Hagen dit un beau jour que pour peu qu’elle eût de vivre
elle pouvait de serviteurs se gréer tant, et tant, et tant,
qu’ils n’en auraient, eux, qu’à partir de tout autant bien forcément.
1129 Lors répondit sire Gunther : « Toute sienne elle est corps et biens.
Pourquoi l’irais-je retenir d’en user comme il lui convient ?
Son cœur de sœur à regagner m’a déjà coûté tant d’efforts !
Fermons les yeux où vont les dons de son argent et de son or. »

137
1130 « Homme de cœur bien décidé, qu’au roi dit dan Hagen alors,
en mains de femme ne saurait abandonner pareil trésor.
Avec ces dons et ces bontés quelque beau jour il adviendra
qu’aux preux Burgondes chaudement, je le devine, il en cuira. »
1131 Lors répondit sire Gunther : « Promesse j’ai fait solennelle
de ne lui plus jamais porter fût-ce ombre de peine cruelle,
et je veux tenir parole : après tout n’est-ce pas ma sœur ? »
Adonc Hagen de lui répondre : « A moi la faute et la noirceur ! »
1132 La foi jurée et le serment, tout s’en alla comme un nuage.
Adonc tollu fut à la veuve un si fabuleux héritage.
Sire Hagen s’était des clefs maître à l’instant même rendu.
Un qui prit feu, ce fut Gernot de sûr savoir quand il le sut.
1133 Adonc parla Giselher : « Hagen a causé bien des peines,
et des plus dures, à ma sœur : aujourd’hui, la mesure est pleine.
S’il n’était pas de mes parents, il n’aurait plus qu’à rendre l’âme
et derechef larmes versait qui de Siegfried fut jadis femme.
1134 Adonc parla sire Gernot : « Plutôt que de nous voir sans fin
le cœur vassal de tout cet or, il le faut tout au fond du Rhin
entièrement précipiter. Onc plus il n’aura d’homme lige. »
Lors à son frère Giselher en femme allant que tout afflige,
1135 Elle dit : « Frère bien-aimé, prends, veilles-y, grand soin de moi,
de ma personne et de mes biens faut mien avoué que tu sois. »
Lors à la reine il répondit : « Certes. Ce sera dès le jour,
car en voyage nous partons, qui nous verra ci de retour. »
1136 Voilà le roi, voilà les siens qui loin s‘en vont du sol Burgonde.
Tous en étaient les meilleurs preux que l’on pût trouver en ce monde,
mais non le seul Sire Hagen qui demeura là pour sa haine,
tant à Kriemhilde il en voulait, de mautalent l’âme bien pleine.
1137 Le magnifique souverain de retour n’était pas encore
qu’avait Hagen trouvé le temps de larronner tout le trésor.
Il l’engloutit entièrement devant Loche au tréfonds du Rhin,
pour d’autres temps, se disait-il, mais dont jamais l’heure ne vint.
1138 Sitôt les Princes revenus, menant chacun longue mesnie,
parut Kriemhilde, qui venait lamenter sa perte infinie,
femmes et filles la suivant. Ils en sentirent grand’ offense,
et jà pour elle eût Giselher fait que tout cœur tout sien d’avance,
1139 Ils s’écrièrent tous ensemble : « Il a fait que bas et méchant. »
Fureurs de princes l’ont au loin tenu ce qu’il fallait de temps,
et puis faveur lui fut rendue : ils lui laissèrent donc la vie,
fors qu’en Kriemhilde il eut dès lors plus que jamais une ennemie.

138
1140 Hagen, le sire de Tronège, ainsi donc cacha le trésor.
Or tous s’étaient par bon serment liés l’on ne saurait plus fort :
à le tenir dissimulé tant que l’un d’eux aurait de vivre
à nul d’entre eux il ne profite, et ne se donne ni se livre.
1141 Ainsi, toujours nouveau tourment lui venait meurtier le courage :
après la mort de son époux, on lui tollait son héritage
en vrais larrons que l’on était, et sans relâche elle se plaint,
et se plaignant sans cesse ira tant que ses jours enfin soient pleins.
1142 Quand fut Siegfried mort et bien mort, elle, c’est vérité plénière,
elle souffrit treize ans durant année après année entière,
toujours ayant la mort du preux tout aussi vive devant soi,
et tout le monde la louait de lui garder parfaite foi.

139
Aventure XX.
Etzel envoie demander la main de Kriemhild en pays Burgunde.
1143 Le temps passa. Vint un beau jour que la reine Helche rendit l’âme,
adonc Etzel (c’était le roi) décida de reprendre femme.
Or lui parlèrent ses amis et de Burgundes horizons,
et d’une veuve au cœur très haut qui de Kriemhilde portait nom.
1144 Helche la Belle n’étant plus (j’ai dit qu’elle avait rendu l’âme),
« Si vous voulez, lui dirent-ils, épouser une noble dame,
haute sans paire et, pour un roi, la meilleure de tous les temps,
c’est celle-là que vous prendrez, comme Siegfried de son vivant. »
1145 Adonc le noble et puissant roi : « Compteriez-vous bien là-dessus ?
Je suis païen, vous le savez : baptême point je n’ai reçu.
Quant à la reine elle est chrétienne, jamais ne consentira.
Il y faudra quelque merveille, ou rien de faire ne se fera. »
1146 Alors lui dirent ses vaillants : « Et si facile était l’accord,
pour votre haute renommée, et pour l’ampleur de vos trésors ?
Faites au moins une démarche auprès de la très noble dame.
Quel heur pour vous d’avoir l’amour de si beau corps en si belle âme ! »
1147 Adonc reprit le noble roi : « Qui de vous connaissance a claire
de ce que sont les bords du Rhin, si bien les hommes que la terre ? »
Lors dit le preux de Bechelar (c’était l’excellent Rüdeger) :
« Dès son enfance j’ai connu la noble reine au nom si fier.
1148 Sire Gunther et dan Gernot sont chevaliers de haut parage.
Nom Giselher a le troisième, et tous, d’un même et seul courage,
aux altitudes de l’honneur, courtois qu’ils sont, ne manquent pas,
sans démentir en leurs exploits leur vieille race d’un seul pas. »
1149 Sur quoi reprit alors Etzel : « Ami, dis-moi, sans m’en conter,
s’il lui plairait en mon pays couronne de reine porter.
Est-elle belle de personne autant que m’en vient la nouvelle ?
Onc les meilleurs d’entre les miens n’en sentiraient peine cruelle. »
1150 « Elle a beaucoup, pour la beauté, de feu ma reine bien-aimée,
la très puissante dame Helche. On pourrait par monts et vallées
courre le monde sans trouver sur nul trône plus belle femme.
L’homme dont le choix fera son cœur peut se tenir heureux dans l’âme. »
1151 Le roi reprit : « Fais, Rüdeger, comme tu me portes d’amour,
et de Kriemhilde si je dois partager le lit quelque jour,
prix et loyer je t’en promets les tout-meilleurs que je pourrai
puisqu’en tout point ce que je veux sera dès lors bel et bien vrai.

141
1152 Ordre je donne bien exprès que mon trésorier te délivre
de quoi toi-même et ton convoi dans la détresse ne pas vivre ;
tant palefrois que vêtements te soit à ton gré fait octroi.
Ni nu ni pauvre tu n’iras, quand je l’ordonne, en cet endroit. »
1153 Adonc reprit dan Rüdeger, le riche margrave admirable :
« Bien je ne puis de toi vouloir sinon par acte irréprochable.
Je ne demande qu’à me rendre en tien messager sur le Rhin,
mais à mes frais, avec le bien que je ne dois rien qu’à ta main. »
1154 Adonc le noble et puissant roi : « Quand aura lieu votre départ
vers notre dame de beauté ? Puisse en chemin, comme rempart,
Dieu protéger et votre honneur et la dame qui m’est si chère,
et dame Chance me valoir sa bonne grâce tout entière. »
1155 Adonc reprit dan Rüdeger : « Avant de quitter le pays,
il nous faut armes apprêter tout ainsi qu’apprêter habits,
à notre honneur si nous voulons paraître par devant les princes
à cinq cents preux des plus brillants au bord du Rhin en leur province.
1156 Ne soit Burgunde nulle part qui, mes hommes et moi voyant,
non, pas un seul d’entre eux ne soit qui de toi ne dise, parlant,
que roi jamais ni souverain n’envoya si beaux ni si loin
autant de preux que sur le Rhin tu fis paraître par tes soins.
1157 Et si ce n’est, ô puissant roi, te détourner de ton projet,
sache-le bien, que dan Siegfried de son noble amour fut l’objet.
Il était fils de Siegemunt. Ici tu l’as toi-même vu,
digne, il est vrai, de tous les honneurs, sans contredire là-dessus. »
1158 Adonc reprit roi dan Etzel : « Si d’elle ce preux fit sa femme,
telle valeur portait en soi ce noble prince corps et âme,
que de la reine je ne puis avoir dédain sans arrogance,
puisque si grande est sa beauté, que j’aimerais son alliance ! »
1159 Alors conclut le dan margrave : « Or voici, pour dernier discours
que de ces lieux notre départ va demander vingt-quatre jours.
Je vais mander à Gotelinde, à l’épouse qui m’est si chère,
que je me rends près de Kriemhilde en ambassade messagère. »
1160 Adonc nouvelle à Béchelar envoya porter Rüdeger,
et la margrave en eut le cœur aussi morne qu’il était fier :
« Il s’en allait, lui disait-il, chercher pour le roi main de femme. »
Helche la Belle tendrement lui reparut aux yeux de l’âme.
1161 C’est donc ainsi que la margrave apprit le message et nouvelle.
Ah ! Ce lui fut peine profonde, et ses pleurs furent plus forts qu’elle.
« Jamais, jamais lui rendrait-on sa souveraine de naguère ? »
Helche ! Son âme, en pensant d’elle, était souffrance tout amère.

142
1162 Sept jours plus tard dan Rüdeger quittait la Terre de Hongrie,
et sire Etzel n’en a grand joie et grand liesse ressentie.
Entre les murs de Vienne alors on leur apprêta leur vêture,
et de sa route rien de rien plus n’eut à rompre l’aventure.
1163 En sa cité de Béchelar dame Gotelinde attendait ;
quant à la jeune margravine, enfant que Rüdeger avait,
ah ! Quel bonheur de voir son père et son escorte de guerriers,
à qui pensaient jeunes beautés bon accueil faire volontiers.
1164 Avant que noble Rüdeger eût mis Vienne derrière lui,
lors en cité de Béchelar premiers parvinrent leurs habits ;
au grand complet tout était là, sur bête de bât livraison.
Tant bonne garde en avait fait qu’y perdit peine tout larron.
1165 De Béchelar un beau jour donc ils atteignirent la cité.
Aux siens compagnons de voyage avec un cœur plein de bonté
le maître a fait donner logis et procurer tout agrément.
Dame Gotelinde à son seigneur a fait accueil d’un œil content.
1166 De même fit sa chère enfant (c’était la jeune margravine).
Elle sentit comme jamais la joie en sa jeune poitrine.
Les preux héros de Hunnenlant ! Ah ! Si gaiement son œil les vit
sourire aux lèvres, radieuse adonc la noble fille dit :
1167 « Grand bienvenue à vous mon père, et de même à vos compagnons. »
Lors a fusé plein de ferveur, lors a fusé, tout bel, tout bon,
devers la jeune margravine un franc merci du baronage.
Jà Gotelint s’était fait jour en Rüdeger et son courage.
1168 La nuit, le long de Rüdeger comme elle partageait son lit,
lors la margrave bonnement voulut en savoir plus de lui :
« Où donc le roi du pays Hun l’adressait-il ? En quelle terre ? »
Il dit : « Gotelinde, chère femme, apprends d’un mot tout le mystère.
1169 Je dois aller pour mon seigneur quérir la main d’une autre femme,
puisque le malheur a voulu qu’Helche la Belle ait rendu l’âme,
et voilà pourquoi je me rends près de Kriemhilde au bord du Rhin.
Car il est dit que grande reine elle sera du pays Hun. »
1170 « Le veuille Dieu, dit Gotelinde, et puisse-t-il en être ainsi !
Car il n’est d’elle conte fait qu’à la louange de son prix.
Feu ma reine en elle pourra long temps veiller sur nos personnes,
nous la verrions bien volontiers en pays Hun porter couronne. »
1171 Alors reprit le dan Margrave : « Ô toi qui possèdes ma foi,
ceux qui d’ici jusques au Rhin vont faire voyage avec moi
doivent des biens que vous avez avoir de vos mains bon partage.
Héros font route, bien pourvus, avec plus fier et gai courage. »

143
1172 Elle lui dit : « Il n’en est point, de moi s’il veut bien le tenir,
qui ne reçoive de ma main le moindre objet de son désir,
avant qu’en route de nouveau vous ne soyez, vous et vos gens. »
Adonc de dire la margrave : « Ainsi ferez tout mon content. »
1173 Hey ! Du trésor si de manteaux l’on apporta magnificence !
Adonc chacun des nobles gars en eut de sa part abondance,
tout de fourrure bien doublé depuis le col à l’éperon.
Dan Rüdeger avait plaisir à voir si bel son escadron.
1174 Au matin du septième jour de Béchelar sont repartis
le margrave et ses chevaliers. De pièces d’armes ni d’habits
perte ils n’avaient à déplorer à leur sortir de Bayerlant.
Onc ne s’y vit d’un seul brigand ombre sus courre aux beaux passants.
1175 Au bout de douze jours de marche ils arrivaient aux bords du Rhin
c’était nouvelle que la cour ne pouvait pas ne pas savoir point
on l’alla dire au souverain et mêmement à ses barons.
Au seul mot d’hôtes étrangers, le roi, cela ne fut pas long,
1176 De demander si l’un d’eux pouvait l’un des siens un peu lui conter
toujours est-il qu’à leurs sommiers lourde charge on voyait porter.
C’étaient de riches voyageurs, et pour tels bientôt reconnus.
Logis leur furent procurés en la grand’ ville là-dessus.
1177 Autour des maîtres et seigneurs des pèlerins mystérieux,
en tant que tels en pleine cour se fit un cercle curieux :
on demandait s’où pouvaient bien venir ces preux au bord du Rhin,
le roi manda sire Hagen : n’en savait-il détail ou point ?
1178 Adonc l’homme de Tronège : « Onques lieu je n’eus de les voir,
quand ils seront devant nos yeux, dire je vous pense pouvoir
de quel royaume ils sont venus en ce pays-ci notre terre.
Ils doivent être de bien loin s’ils font pour moi quelque mystère. »
1179 Les étrangers ont donc logis pour leur chacune part reçu.
En magnifiques vêtements voici le Messager venu ;
de son escorte accompagné, c’est pour venir parler au roi.
Tous sont vêtus de bons habits de main de maître taillés droits.
1180 Lors dit Hagen l’Impétueux : « Autant que je puis le savoir
car cela fait assez longtemps que je suis resté sans le voir,
il a tout l’air apparemment, du valeureux dan Rüdeger.
Il vient alors du pays Hun. C’est un baron vaillant et fier. »
1181 « Mais le moyen d’imaginer, a sur le champ repris le roi,
de Béchelar que le margrave arrive en ce pays tout droit ? »
À peine dit le dernier mot qu’avait sonné sire Gunther,
Hagen le Vif a reconnu la grand’ bonté de Rüdeger.

144
1182 Lui, puis les siens comme un seul homme, ont couru du palais aval :
ce fut pour voir cinq cents barons descendre alors de leur cheval.
L’on fit accueil des plus courtois aux arrivants de Hunnenlant :
onc messagers n’avaient paru en si splendide habillement !
1183 Hagen, le sire de Tronège, à haute voix de dire adonc :
« Jà bienvenu soit de par Dieu ce que nous voici de barons,
lui, l’Avoué de Béchelar, et sa maison de chevaliers. »
L’on fit alors tous les honneurs aux vaillants Huns isnels guerriers.
1184 La proche parenté du roi d’eux s’approcher l’on vit alors
Ortavin, l’Ecuyer Messin, à Rüdeger disait encor :
« Jamais, jamais en aucun temps hôtes ici nous n’avons vu
de meilleur œil ni meilleur cœur : il faut m’en croire là-dessus ! »
1185 À cet accueil merci monta comme grand’ clameur générale.
Les arrivants, troupes et tout, pénétrèrent dans la grand’ salle.
De siens guerriers tout entouré, c’est là qu’ils trouvèrent le roi,
qui de son siège se le va : c’était bien faire que courtois
1186 Aux messagers ah ! Qu’il alla de juste et courtoise manière !
Sire Gunther à ses côtés ayant sire Gernot son frère
salua l’hôte et tous les siens en tout respect de bienséance,
et par la main prit Rüdeger, le preux baron plein d’excellence.
1187 Il le mena jusqu’au fauteuil où lui-même il était assis.
L’on fit servir en vin d’accueil (et de ce fut d’un cœur réjoui)
d’un hydromel incomparable et ce qu’en sorte de vin
l’on sut trouver, en cherchant bien, de sans pareil aux bords du Rhin.
1188 Dan Gere et sire Giselher venaient ensemble de paraître,
Dankwart de même et dan Volker, à qui l’on avait fait connaître
qu’étaient céans des étrangers. Tous firent de joyeuse humeur,
présent le roi, fort bel accueil à preux barons de si grand cœur.
1189 Hagen, le sire de Tronège, alors de dire à son seigneur :
« De rendre grâces nos barons doivent d’autant se faire honneur
que du Margrave nous avons pour notre plaisir tant reçu :
l’époux la belle Gotelint doit en retour avoir son dû. »
1190 Adonc parla sire Gunther : « Muet plus ne pouvez rester,
comment se portent l’un et l’autre, il faut me le dire et conter,
dan sire Etzel et dame Helche au pays Hun sur la leur terre ? »
Et le margrave de répondre : « Oyez la chose toute claire. »
1191 Lors de son siège se levant avec tous les siens compagnons,
lui donc de dire au souverain : « Fasse Dieu que vous teniez bon
de m’en donner, sire, l’octroi : sans voix je ne veux point rester
mais le message que j’apporte entier je veux dire et conter. »

145
1192 Le roi reprit : « Quoi que ce soit qui message par vous nous vient,
contez-le moi, je le permets, sans même consulter les miens.
Doivent entendre mes barons, tout aussi bien que ma personne
tant je n’ai point ici d’honneurs que volontiers je ne vous donne. »
1193 La probe voix reprit alors : « Soyez d’abord au bord du Rhin
du plus fidèle dévouement de mon grand Avoué certain,
vous et d’amis jusqu’au dernier ce que vous avez en partage.
De même il n’est que bonne foi de chef en chef en mon message.
1194 Un noble roi par moi vous quiert de déplorer son triste sort ;
de la mort de ma souveraine a tout un peuple le cœur mort
de la mort d’Helche la très riche, et qui de mon maître était femme
et que de jeunes filles sont d’elle orphelines corps et âmes.
1195 C’étaient enfants de sang princier qu’elle-même avait élevées,
et qui dès lors sont au plus mal en notre pays partagées :
Il n’est hélas ! Ame ici-bas qui leur veuille ouvrir soins fidèles.
Et c’est, je crois, d’où vient au roi l’affreux souci qui le harcèle. »
1196 « Dieu le lui rende, dit Gunther, de nous avoir si bonne foi
ainsi promise de bon cœur à mes amis tout comme à moi.
Au sien salut j’ai volontiers ouvert la mienne âme tout grand
et volontiers le serviront tant mes barons que mes parents. »
1197 Des rangs des Burgundes parla sire Gernot, qui dit alors :
« Le monde entier d’Helche la Belle ira toujours pleurant la mort.
A-t-on vu de tant de vertus une rencontre plus exquise ? »
Lors en convint premier Hagen, et puis tout autre vaillantise.
1198 Jà, sans attendre, Rüdeger, noble et fier porteur de message :
« Sire, puisque vous l’octroyez, je vais en dire davantage,
et ce pourquoi mon cher seigneur vers vous m’envoie en ambassade :
Helche n’est plus, et le chagrin l’a bel et bien rendu malade.
1199 À mon seigneur l’on a conté que dame Kriemhild n’a plus d’homme
depuis la mort sire Siegfried. Si c’est la vérité tout comme,
et qu’elle en ait de toi l’aveu, couronne elle viendra porter
en terre Etzel devant ses preux, comme ordre j’ai de lui conter. »
1200 Adonc le noble et puissant roi, courtois comme il était de cœur :
«Sachez que c’est ma volonté de consulter d’abord ma sœur.
Attendez-vous à ma réponse avant qu’il s’écoule trois jours.
Je dois la voir. Elle peut seule exclure Etzel de son amour. »
1201 Cependant l’ordre en est donné : les hôtes auront ce qu’il faut.
Ils furent fort bien accueillis. Rüdeger déclara tout haut
qu’il n’était pas sans bons amis parmi les hommes de Gunther ;
Hagen des mieux accueil rendait qui n’était certes pas d’hier.

146
1202 Et Rüdeger attendit donc. Or voilà le tiers jours venu.
Le roi convoque son conseil (c’était d’un homme retenu)
pour s’enquérir de ses parents s’ils trouvaient qu’il fût bon et bel
qu’allât Kriemhilde pour époux faire son choix sire Etzel.
1203 Ils en tombèrent tous d’accord, sauf Hagen, qui mot ne répond,
sinon qu’il dit à dan Gunther, le preux et valeureux baron :
« Gardez-vous bien par-dessus tout, si vous êtes de bon conseil,
y donnât-elle son accord, de rien permettre de pareil. »
1204 « Et pourquoi, dit alors Gunther, n’y saurais-je enfin consentir ?
Ce que la reine peut former en son cœur d’amoureux désir
ne saurait m’être qu’agréable : elle est mienne germaine sœur.
Nous devons même promouvoir ce qui peut croître son honneur. »
1205 Adonc Hagen, bien vivement : « Ne parlez pas comme cela.
Si vous saviez quel est Etzel comme je le connais piéçà !
Vrai ! Si l’amour les unissait, comme vous souhaitez, je crois,
vous seriez, vous, le tout premier à vous en mordre, et bien, les doigts. »
1206 « Et la raison ? reprit Gunther. Je pense bien me mettre en peine
de ne m’y point aventurer plus près que ne porte sa haine,
en quelque danger de pâtir si me mettait jamais sa femme. »
Adonc reprit sire Hagen : « A Dieu ne plaise, sur mon âme ! »
1207 À dan Gernot et dan Gunther ordre adonc vint de faire appel
pour s’enquérir de tous les deux s’ils trouvaient qu’il fût bon et bel
que vînt l’amour unir Kriemhilde et l’auguste grandeur du roi.
Hagen là-contre encor parla, mais nul autre homme de surcroît.
1208 Lors aux Burgundes a parlé dan Giselher la Vaillantise :
« Vous pouvez preuve lui donner, Hagen mon ami, de franchise,
et réparer à son égard le mal que vous seul avez fait.
Quand la fortune lui sourit, laissez-la donc aller en paix. »
1209 « Jà trop souvent de votre fait ma sœur au cœur l’eut fort cruel,
reprenait encor Giselher, le preux baron fougueux isnel.
Ce n’est vraiment pas sans raison qu’elle pourrait vous détester.
Jamais à femme ne sut mieux un homme grande joie ôter. »
1210 « De ce que d’ici voit son cœur Hagen, oui, s’ouvre devant vous ;
si tant elle vit jusqu’au jour qu’Etzel devienne son époux,
tour de malheur prendra pour vous tout ce qu’elle osera d’heureux ;
tant au devant de tous ses vœux ira de preux grande valeur ! »
1211 Ce fut Gernot qui répondit, toute hardiesse dehors :
« Il est probable que tous deux seront gisant morts et bien morts,
sans qu’aient jamais nos destriers mis le pied en terre d’Etzel.
Restons fidèles à Kriemhild pour en gagner renom plus bel. »

147
1212 Adonc Hagen, bien vivement : « Démenti ne vaut de personne !
D’Helche si Kriemhilde, ma dame, un beau jour porte la couronne,
à notre dam tournera sûr tout ce qu’elle aura de bonheur.
Refusez donc, preux, refusez, car c’est encore le meilleur. »
1213 Ce fut plus fort que Giselher (si dame Ute en son fils fut belle !) :
« Ils ne pouvaient pourtant tous être hommes de feinte et de cautèle !
Honneur et los ne lui viendraient dont ils ne dussent être heureux.
Vous avez beau dire, Hagen, sien je demeure, et rien que preux. »
1214 Hagen, oyant cela, sentit en lui se rompre son courage :
sire Gernot et Giselher, chevaliers de fier vasselage,
et Gunther, riche roi régnant, convinrent à la fin sans peine
que disant oui, n’aurait Kriemhild pas pour autant droit à leur haine.
1215 Alors parla le prince Gere : « A la reine je vais conter
que sire Etzel se peut fort bien à titre d’époux accepter,
lui dont siens hommes par milliers n’entendent la voix qu’en tremblant ,
il peut fort bien tout effacer, souffert eût-elle tant et tant. »
1216 Adonc le preux isnel le pas de là chez Kriemhild de se rendre.
Il reçut d’elle bon accueil, et lui, sans la laisser attendre :
« Vous me pouvez, dit-il, donner salut et pain de messager :
à travers moi vient le bonheur à tous vos maux vous arracher.
1217 À seule fin de votre amour, madame, de terre étrangère
arrive ici de par le roi qui sur tous ceux qui tinrent terre
eut plénitude de l’honneur et droit de couronne porter,
de noble preux de messagers. Vous frères vont vous en conter. »
1218 Toute-Douleur répondit lors : « Puisse Dieu Gere bien garder,
comme tous les miens mes amis, de s’aviser de brocarder
la malheureuse que je suis ! Que vaudrais-je de corps et d’âme
aux yeux de qui, contre son cœur, a senti battre cœur de femme ? »
1219 Si vif éclate son refus ! Mais voilà qu’apparaît soudain,
avec l’enfant dan Giselher dan Gernot son frère Germain.
Ils la prièrent tendrement de reprendre cœur et courage :
elle pouvait prendre le roi, c’était là pur avantage.
1220 Mais nul ne pouvait surmonter la volonté de cette femme :
elle ne voulait plus aimer homme ici-bas de corps ni d’âme.
Les barons n’ont pu qu’ajouter : « Si rien de rien n’en doit échoir
au messager à tout le moins daignez, daignez vous laisser voir. »
1221 « Je ne saurais m’y refuser, répliqua la gentille dame,
et je verrai bien volontiers, tant il est valeureux dans l’âme
le noble et brave Rüdeger. Mais c’est bien parce que c’est lui,
car vraiment autre messager fût sans me voir jà reparti. »

148
1222 « Demain matin, poursuivit-elle, en ma chambre envoyez-le moi,
en ma chambre même, vous dis-je. Il entendra de vive voix
se déclarer ma volonté sans une parole de feinte. »
Et derechef a pris son cours la grand-pitié de sa complainte.
1223 Or tant et tant n’avait peiné le noble preux dan Rüdeger
qu’à seule fin, sans plus, de voir la souveraine au nom si fier.
Avisé comme il se savait, le tout était de l’approcher ;
elle lairrait le preux baron toujours d’un mot persuader.
1224 Le lendemain, de grand matin, comme se terminait la messe,
apparut la noble ambassade. On l’entourait de fort grand presse,
et tout autour de Rüdeger l’on put voir chez la reine aller
d’habits de fête revêtu, plus d’un splendide chevalier.
1225 Kriemhilde, plus que jamais reine, et morne image du malheur,
adonc attendit Rüdeger le messager de noble cœur.
Il la trouva simplement mise, en ses habits de tous les jours
mais au milieu de mille feux dont scintillait toute sa cour.
1226 Atant la reine va vers lui, mais non pas plus loin que la porte,
elle fait de grand cœur accueil à qui d’Etzel message apporte.
Seuls le suivaient onze des siens : elle fait signe, ils entrent donc,
lui messager comblé d’honneurs comme comblé nul ne vint onc.
1227 Prière adonc vint de s’asseoir au seigneur comme à ses barons.
Les deux margraves se tenaient devant elle debout de front,
dan Eckewart et sire Gere aussi hauts que bons de barnage.
Mais la tristesse de la reine en tous mettrait morne courage.
1228 Si, sur des sièges, à ses pieds brillaient mille beautés de dames,
dame Kriemhild, elle, n’était que désespoir de corps et d’âme,
et sur le pis corsage avait de larmes de feu tout trempé.
Le deuil Kriemhilde au preux margrave à coup sûr n’a point échappé.
1229 Adonc l’auguste messager : « Fille du meilleur sang de roi,
laissez-moi, laissez ceux des miens, ici présents autour de moi,
ne rien vous dire, car l’usage ainsi le requiert, que debout
de la raison d’Etzellant nous amena jusques à vous. »
1230 « Hé bien, c’est dit, je vous l’octroie, a déclaré la souveraine.
Parlez au gré de votre cœur. J’ai de reste l’âme sereine,
et vous orrai bien volontiers, messagers de loyal barnage. »
Mais tous les autres ont senti qu’il n’y manquait que le courage.
1231 Lors dit le preux de Béchelar : (c’était le prince Rüdeger) :
« C’est par loyale et grande amour qu’Etzel couronné roi si fier
a devers vous, auguste dame, en ce pays-ci votre terre,
pour vous gagner l’âme et le cœur, envoyé preux de bien bonne aire.

149
1232 Du fond du cœur il vous promet un bonheur pur de toute offense,
et d’immuable attachement il vous assure par avance :
ainsi dame Helche l’éprouva, qu’en son cœur il aimait d’amour,
jà du regret de ses vertus si ténébreux se font ses jours.
1233 Atant la Reine répondit : « Noble margrave Rüdeger,
qui bien saurait ce que ma peine a de déchirant et d’amer,
bien celui-là se garderait de me prier d’aimer encor.
Car j’ai perdu le meilleur homme à qui femme eût lié son sort. »
1234 « Qui mieux efface le chagrin, reprit le si subtil baron,
qu’un tout sincère attachement, quand le remède est là tout prompt
et que d’un cœur qui l’attendait le cœur a fait un heureux choix
peine à nul cœur ne pèse tant qu’elle n’en perde tout son poids,
1235 Si vous daignez répondre aux vœux de mon noble seigneur et maître,
douze royaumes et leur gloire en vous leur dame vont connaître
encore don vous fera-t-il de bien trente principautés,
dont toutes trente il fit conquête à la vertu de sa fierté.
1236 Dame de même vous devront quantité de preux reconnaître
à dame Helche liés jadis comme vassal l’est à son maître,
et fort grand nombre de beautés sur qui s’étendait sa puissance,
toutes à qui du plus beau sang, ajouta-t-il, fin fer de lance.
1237 Ce n’est pas tout : car mon seigneur, ainsi vous le fait-il conter,
à ses côtés si vous daignez royale couronne porter,
vous donnera, suprême don, tant n’eut dame Helche en aucun temps,
de commander en souveraine à tout sien franc baron vivant. »
1238 Atant la reine répondit : « Et quel désir de corps et d’âme
pourrait me prendre quelque jour qu’un héros fît de moi sa femme ?
La Mort déjà m’en a pris un, et si droit m’englaiva le cœur
que je serai jusqu’à la fin toute détresse et grand’ douleur. »
1239 Les Huns reprirent là-dessus : « Reine vraiment trop admirable,
votre existence près d’Etzel, tout honneurs tout irréprochable,
rien ne sera que long délice à ses vœux si vous accédez,
tant ce grand roi pour le servir a cour de preux bien décidés.
1240 Que demoiselles de dame Helche avec vos mêmes jouvencelles
un jour ne forment sur vos pas qu’une seule suite de belles,
et l’on verra tous ces vaillants gréés de radieuse humeur.
Daignez, madame, en nous croyant, vous ouvrir l’âme au vrai bonheur ! »
1241 Courtoisement, comme toujours, « Laissons cet entretien ester
diqu’à demain matin, dit-elle, où ci faudra vos pas porter.
Lors je ferai mienne réponse à vos instances et courage »
Preux plus n’avaient qu’à s’incliner du plus hardi de leur barnage.

150
1242 En leur hôtel quand ils se sont jusques au dernier retirés,
la noble dame a fait venir dan Giselher son préféré,
et mêmement sa digne mère. Or quand ils furent là tous deux :
« Je veux pleurer, ce leur dit-elle, et c’est là tout ce que je veux. »
1243 Atant son frère Giselher : « Ma sœur, il m’arrive nouvelle,
une nouvelle que je crois, que des tiennes douleurs cruelles,
un prince, Etzel, te va tirer si de lui tu veux pour époux.
Quelque conseil que l’on en prenne, un tel parti me dit beaucoup. »
1244 « Tous tes ennuis vont s’effacer ! poursuivit encor Giselher.
Depuis le Rhône jusqu’au Rhin, depuis l’Elbe jusqu’à la mer,
il ne se trouve pas un roi qui soit aussi puissant que lui.
Ô quel bonheur tien ne sera, quand vous serez femme et mari ! »
1245 Elle dit : « Frère bien-aimé, qu’est-ce donc que ce que tu veux ?
Je n’ai qu’à braire et qu’à pleurer : plus ne me reste rien de mieux.
Comment pouvoir devant des preux paraître en tête d’une cour ?
Tant la beauté que j’eus jamais plus loin de moi fuit chaque jour. »
1246 Atant de dire dame Ute à sa grand’ fille bien-aimée :
« Quoi que tes frères trouvent bon, fais, chère enfant, à leur idée.
Suis l’avis de ta parenté, seul t’en pourra grand heur échoir,
car trop longtemps je n’aurai fait qu’en un chagrin sans nom te voir. »
1247 Kriemhild pria, pria, pria, pour être encor celle qui donne,
d’or et d’argent, de vêtements pour recommencer large aumône,
comme du temps de son époux quand il vivait si plein de vie.
Jamais depuis elle n’avait été de vivre ainsi ravie.
1248 Et son cœur se disait tout bas : « Don de moi faire corps et âme,
m’abandonner lasse ! À payen, moi chrétienne avant d’être femme
ainsi devant âme qui vive à jamais me déshonorer ?
Non, me fît-il reine du monde, il perd sa peine à m’adorer. »
1249 Adonc la chose en reste là. Passe la nuit. Vient le Soleil.
La reine a bien gagné son lit, mais pense, ne trouve sommeil,
et sur les bords de ses yeux clairs les pleurs ne se sont point taris,
quand au service-Dieu, soudain, l’appelle jà le jour qui luit.
1250 À l’heure même pour la messe arrivaient cependant les rois.
Et les voilà devant leur sœur à la presser à tous les trois,
à qui mieux mieux, de bien vouloir du souverain de Hunnenlant.
Mais pas un d’eux ne vit la reine un peu moins triste un seul instant.
1251 Vint le moment d’aller chercher les messagers de sire Etzel.
Or ils n’avaient rien d’autre à cœur, obtenu congé bon et bel,
soit bon ou bien mauvais succès, que de s’en retourner chez eux
quand à la cour vint Rüdeger, il lui fallait, dirent ces preux.

151
1252 Bien comme il faut d’abord sa voir où du roi tendait le courage,
et le plus tôt serait le mieux : « C’était pour tous pur avantage
tant serait long sur long chemin le leur retour en sire Etzel ! »
L’on conduisit dan Rüdeger devant Kriemhild en un instant.
1253 Adonc pria le franc baron : courtoisement, sans plus attendre,
la noble reine de lui dire et de lui faire bien entendre
quel il devait conter message à sire Etzel en Hunnenlant.
Avis il m’est qu’il ne trouva que pur refus en cet instant.
1254 « Plus je ne veux, dit-elle, aimer, aimer d’amour homme sur terre. »
Adonc reprit le dan Margrave : « Autant se jurer de mal faire.
Pourquoi vouloir qu’en vous pour rien passe telle beauté de femme ?
Tant vous pouvez encore à gloire au bras d’un brave être sa femme. »
1255 C’était prier en pure perte ! Alors voilà dan Rüdeger
de prendre à part, pour lui parler, la souveraine au nom si fier.
« Il ne voulait rien qu’effacer mal qui jamais lui vînt échoir. »
D’elle aussitôt, mais de si peu ! D’elle doucit le désespoir.
1256 Il ajouta, face à la Reine : « Aux pleurs ici que trêve soit !
Oui, n’eussiez-vous en pays Hun pas d’autre défenseur que moi,
que mes fidèles miens parents et ce qui me suit de vassal,
cher se paierait assurément de vous vouloir faire du mal. »
1257 Ce fut autant de poids de moins que la reine eut sur le courage :
« Adonc, dit-elle, jurez-moi que si l’on me cherche dommage,
vous serez là, pour que personne avant vous ne venge l’offense. »
Adonc reprit le dan Margrave : « J’y suis, madame, prêt d’avance. »
1258 Alors, suivi de tous les siens, ce fut le serment Rüdeger :
« Il devenait sien pour toujours, et pas un preux loyal et fier,
sur toute terre sire Etzel ne prendrait un autre chemin
que de lui croître son honneur ! » Et Rüdeger leva la main.
1259 « Puisque de tant et tant d’amis, car cette veuve était fidèle,
je me viens de voir entourer, je lairrai certes, se dit-elle,
en dire, ce que l’on voudra, hélas, hélas, moi pauvre femme…
Et si j’allais pouvoir me venger l’homme qui seul m’a corps et âme ? »
1260 Son cœur lui dit : « Si donc Etzel a de chevaliers tant et tant,
et si je règne souveraine, on ne m’irait rien refusant ;
il est si riche, d’autre part ! Que je reserai généreuse,
moi dont mauvais sire Hagen ores n’a fait que reine gueuse.
1261 Puis, se tournant vers Rüdeger : « Qui me le ferait connaître
que point il n’est homme païen, qu’il me tarderait de paraître
en quelque endroit dont il fît choix, et de l’agréer pour époux ! »
Or le Margrave dit : « Madame, il ne l’est pas tellement tout.

152
1262 Chevaliers il a tant et tant loi professant de Chrétienté,
que vous vivrez auprès du roi sans nul remords d’impiété.
Que si baptême il recevait à vous se rendant corps et âme,
raison de plus pour consentir, quand sire Etzel vous veut pour femme. »
1263 Atant ses frères à leur tour : « Consentez, ma sœur, disent-ils,
reprenez cœur ! Abandonnez toute amertume et tout exil. »
Ils la prièrent tant et tant qu’enfin, bien que la mort dans l’âme,
elle agréa, devant les preux, que sire Etzel la prît pour femme.
1264 Elle dit : « Oui, je vous suivrai, moi, pauvre reine de misère,
et chez les Huns je m’en irai, sitôt que ce pourra se faire,
sitôt qu’amis j’aurai trouvés pour m’en enseigner le chemin. »
Et de jurer devant les preux Belle Kriemhilde haute main.
1265 Adonc de dire le Margrave : « Hommes eussiez-vous deux, sans plus
qu’encor du reste me chargeant, sans être pris au dépourvu,
nous vous saurons en grand honneur escorter au-delà du Rhin.
Il ne faut pas, en Burgundie, ici rester, Madame, un brin.
1266 J’ai de guerriers dix fois cinquante et, miens parents, quelques barons,
ils sont à vous dès maintenant et là-bas ils le resteront,
tout à vos ordres souverains. Ma droiture, à la leur pareille
vous entendra parler serment sans ressentir honte vermeille.
1267 Ordre donnez de préparer l’équipement de vos chevaux !
De Rüdeger jamais conseil ne vous sera source de maux.
Avertissez votre maison du choix que vous ferez pour suite,
jà sur la route devers vous viendra maint preux de grand mérite. »
1268 De vrais chefs-d’œuvre de harnois leur demeuraient des chevauchées
qu’au temps Siegfried elles faisaient, et de dames grand’ assemblée
avec honneur la pouvait suivre où que d’aller lui vînt désir.
Hey ! Que de selles de grand prix pour ces beautés l’on vit quérir.
1269 Quelques trésors dont les vêtit auparavant un jour de fête,
leur fut tenu pour ce voyage une tout autre gloire prête,
car on leur dit du roi des Huns de merveilles grand’ quantité.
Bien des bahuts furent ouverts jusques alors toujours fermés !
1270 Ce fut un bel affairement de quatre jours et d’un demi.
Furent des housses retirés tous habits qui s’y trouvaient mis :
lors sur un ordre de Kriemhild furent les siens trésors ouverts
combler de dons qu’elle voulait toute la suite Rüdeger.
1271 Il lui restait encor de l’or venu du sol Nibelungain
(elle voulait en Hunnenlant largesse en semer de sa main),
plus que centaine de sommiers n’en eussent pu jamais porter.
De ce dessein dame Kriemhilde ouït Hagen alors conter.

153
1272 Il dit : « Kriemhild dorénavant si j’ai mienne ennemie à mort,
si faut-il que de dan Siegfried demeure ici ce qu’il a d’or.
Qu’irais-je donc abandonner à qui me hait tant de richesses
car je sens bien ce que Kriemhild jà de cœur fait de ses largesses.
1273 Si loin d’ici la suit cet or, à croire je me rends sans peine
qu’elle s’en va le partager pour ne pas me susciter que haine.
Du reste ils n’ont pas de chevaux assez nombreux pour le porter.
Le gardera sire Hagen, tel doit Kriemhild l’ouïr conter.
1274 Quand ce langage lui parvint, douleur elle en sentit cruelle.
De ces paroles aux trois rois fut aussi rapporté nouvelle.
Lors ils voulaient tout prévenir. Mais ils n’en firent rien de rien.
Dan Rüdeger le noble cœur joyeusement lui dit très bien :
1275 « Puissante reine, pourquoi donc plaindre la perte de votre or ?
Pour vous l’amour de sire Etzel est si généreux et si fort,
que de vous voir devant ses yeux, d’or il vous dorra tant et tant
que d’en chevir vous ne sauriez ! J’en fais, Madame, le serment ! »
1276 Adonc la Reine répondit : « Noble et très noble Rüdeger,
onc n’a perdu fille de roi trésor aussi grand ni si clair
que celui dont, par dan Hagen, m’a tout le reste été ravi. »
Lors à la chambre du trésor Gernot son frère se rendit.
1277 Il enfonça, roi qu’il était, la clef en plein trou de la porte,
de l’or Kriemhilde fut au jour derechef rendu de la sorte
environ trente mille marcs, du moins à ce qu’il put saisir.
Il remit tout aux étrangers, ce dont Gunther eut grand plaisir.
1278 Lors dit le preux de Béchelar, que Gotelinde avait pour époux, :
« Kriemhilde encor, ma souveraine, à soi seule eût-elle encor tout,
oui, tout ce qui de Niblunglant sien vers elle avait fait chemin,
qu’elle ni moi nous n’oserions ombre y porter de notre main.
1279 Ordre donnez qu’il reste ici, car je n’y veux toucher en rien.
J’ai de la terre de chez moi tant et tant apporté du mien
que nous pouvons sans celui-ci prendre la route en toute aisance,
et subvenir à tous nos frais tout en gardant magnificence. »
1280 Oui, mais n’empêche qu’entre-temps douze coffres, jusques au bord,
se sont remplis de ce qu’avaient là de meilleur trouvé comme or
les jeunes filles de sa suite, et fut de même du bagage
tout ce que femmes pour joyaux devaient avoir pour le voyage.
1281 Elle trouvait à Dan Hagen male puissance par trop grande.
Il lui restait bien mille marcs de l’or compté pour ses offrandes.
Tout en aumônes se mua pour l’âme de son cher époux.
Et Rüdeger en ces bontés n’entrevit rien ni peu ni prou.

154
1282 La pauvre veuve dit alors : «Où sont ceux de mes amis
qui veulent bien pour mon amour me suivre en étrange pays ?
Il ne s’agit ni plus ni moins que des fins fonds de Hunnenlant.
De mien argent que chacun d’eux monture achète et vêtement. »
1283 Lors à la reine répondit le margrave dan Eckewart :
« Je fus jadis premier en tête à prendre avec vous le départ. »
« Onques ma foi ne vous faillit, dit encore sa vaillantise,
et je ne veux de mon vivant être avec vous d’une autre guise.
1284 Je veux encor pour compagnons emmener cinq cents de mes hommes,
que je pourrais, pour vous servir, vôtres vous attacher tout comme.
Rien ne saurait nous séparer, rien, vous dis-je, sinon la Mort. »
Vers lui Kriemhilde s’inclina, comme de juste en pareil sort.
1285 L’on avança les palefrois : il ne restait plus qu’à partir.
Les leurs amis, tout à l’entour, pleuraient de tout leur déplaisir.
De la très riche dame Ute apparut la peine cruelle,
et de la suite de beautés que Kriemhild laissait derrière elle.
1286 Ce n’était pas sans emmener cent riches et fraîches jouvences.
Si l’on eut soin, en leurs habits, de ne trahir nulle exigence !
Plus d’une larme allait tombant de leurs yeux clairs toute la voie.
Pourtant leur reine auprès d’Etzel allait connaître bien des joies.
1287 Dan Giselher et dan Gernot, avec leur suite et leur mesnie,
s’étaient trouvés là bien à temps, comme le voulait courtoisie.
C’était afin de faire escorte à leur chère sœur bien-aimée,
non sans au moins mille guerriers qui les suivaient comme une armée.
1288 S’étaient encor là présentés Gere le Preux et dan Orvin.
Rumolte, le chef des cuisiniers, n’eut cesse qu’il n’en fut enfin.
Nuit après nuit tous préparaient jusqu’au Tunouve l’hébergeage,
encor qu’à peu de murs de Worms Gunther mît borne à son voyage.
1289 Ils n’avaient pas quitté le Rhin que par leurs soins couraient avant
de très rapides messagers vers les fins fonds de Hunnenlant,
pour annoncer au souverain que sire Rüdeger amène,
pour qu’il l’épouse justement sa majesté la noble reine.

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Aventure XXI.
Kriemhilde en pays Hun se rend.
1290 Courent en paix les messagers ! Nous autres, contons sans mystère
comment la reine traversa de chef en chef terre sur terre,
et quel congé dan Giselher et dan Gernot reçurent d’elle,
qui serviteurs restèrent siens selon qu’on était leur cœur fidèle.
1291 Jusqu’à Vergen sur le Tunouve ayant près d’elle chevauché,
lors de la reine sans attendre ils ont sollicité congé,
car ils voulaient de leur cheval tourner la tête vers le Rhin…
Onc bons parents lors d’un adieu n’ont retenu leurs pleurs qu’en vain.
1292 Dan Giselher l’Impétueux de dire à sa germaine sœur :
« Si jamais, dame, tu pensais avoir besoin de ma valeur,
qui perte ou dam t’aurait causé, fais-le moi savoir sans mystère
je m’irais mettre à ton service aux bords qu’Etzel tient sienne terre. »
1293 Au parentage elle donna le baiser d’adieu sur les lèvres
et ce baiser aimablement de l’une part et d’autre sèvre
et chevaliers de Rüdeger et la Burgunde troupe isnelle.
La souveraine, elle, emmenait grand’ quantité de jeunes belles.
1294 Cent quatre belles qui portaient une richissime vêture
de riches pailes de couleur. Nombre de pavois d’envergure
au pas des dames s’avançaient des deux côtés de leur passage
quand demi-tour prenant congé fit plus d’un preux de grand courage.
1295 Les voyageurs eurent tôt pris par le travers de Bayerlant.
D’un peuple en marche d’inconnus nouvelle alors prit les devants
de proche en proche elle atteignit, s’y dresse encore un monastère,
là même où l’In Impétueux court au Tunouve si grand’ erre.
1296 C’était la ville de Passouwe. Il y résidait un évêque.
Adonc bien vite toutes gens et la cour du prélat avecque
vont au devant des étrangers devers Bayerlant en chemin,
Bref, Pilgerin, c’était l’évêque, à sa Beauté Kriemhilde vint.
1297 Les gens de guerre de par là virent sans grand’ peines cruelles
que dans la suite de la reine il était tant de jeunes belles.
Plus d’un regard allait caresse à fille de preux et noble enfant.
Vivre et couvert en bon hôtel leur fut offert ces lieux passant.
1298 Retour adonc font en Passau évêque et nièces à ses côtés.
Ce fut alors que les bourgeois surent, comme il leur fut conté
que de la sœur de leur prélat venait en Kriemhilde l’enfant.
Les bons marchands de la cité fort bien l’accueillent en passant.

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1299 Les voyageurs allaient rester. L’évêque l’espérait du moins.
Mais que non pas sire Eckewart, qui dit qu’il ne se pouvait point,
aval descendre il leur fallait chez Rüdeger en sienne terre,
où tant de preux les attendaient car nous venons sans grand mystère.
1300 Or à la belle Gotelinde annonce en volait de l’avant.
Si tout comme elle à s’apprêter mit grand soin sa très gente enfant !
Dan Rüdeger avait mandé qu’il lui semblait tout avantage
qu’à la rencontre de la Reine, à qui fallait rendre courage,
1301 Elle se mit bien vite en selle et qu’avec ce qu’il avait d’hommes
route elle fit jusques à l’Ense. Ainsi donc, elle fit en somme,
et l’on put voir de toutes parts en marche tout un mouvement,
soit de chevaux, soit de piétons, devers leurs hôtes se rendant.
1302 Everdingen encependant à la reine venait d’ouvrir,
si les brigands de Bayerlant, alors si nombreux à courir,
avaient été sur les chemins comme c’était leur habitude,
aux étrangers ils eussent bien donné sans peine leçon rude.
1303 Noble margrave fit si bien que pas un même ne parut,
car il avait derrière lui mille chevaliers, sinon plus,
et maintenant l’avait rejoint dame Gotelinde sa femme :
l’accompagnait grand’ quantité de magnifiques preux dans l’âme.
1304 Ce fut la Trüne, puis bientôt ce fut l’Ense, et ce fut sa plaine
au loin de tentes et de trefs, comme ils le virent toute pleine
où trouveraient les arrivants souper et gîte pour la nuit.
Sans nul débours. Seul subvenait dan Rüdeger à tout le prix.
1305 La toute-belle, Gotelinde, outre passant au campement,
mit derrière elle ces quartiers. Le grand chemin allait avant,
au clair drelin de son harnais, plus d’un palefrois décidé.
Ce fut des plus un bel accueil, dont Rüdeger fut déridé.
1306 S’étaient de dextre et de sénestre, à mesure de leur passage,
unis habiles cavaliers, tous et tous remplis de courage.
Ils eurent soin lance de rompre en présence de tant de belles,
la souveraine en leurs égards point ne trouvait peine cruelle.
1307 Aux étrangers lors sont venus les guerriers de dan Rüdeger.
Éclats de lances il se vit de toute part voler en l’air
haut loin des mains de ces vaillants selon toute chevalerie.
Devant les dames s’est longtemps la belle joute poursuivie.
1308 Adonc aux jeux fut mise fin. Echange l’on fit de salut
tout bonnement entre barons, et de là, sans attendre plus,
la toute-belle Gotelinde à Kriemhilde fut présentée.
Pour qui savait dames servir ce ne fut pas fête chômée.

158
1309 L’Avoué de Béchelaren devers sa dame chevauchant,
la noble margrave éprouva tout autre chose que tourment,
que sain et sauf des bords du Rhin vers elle il eût repris la voie.
Tout le souci qui l’oppressait s’évanouit en sa grand’ joie.
1310 Elle lui fit accueil charmant. Lui, la pria, sur le gazon
de mettre pied, elle et sa suite, et les dames de sa maison.
De maint et maint beau cavalier ce fut un bel empressement,
autour des belles animés de zèle alerte et diligent.
1311 Dame Kriemhilde, apercevant la margrave le pied à terre,
et pied à terre son escorte, au sien cheval halte fit faire.
Elle tire d’un coup nerveux sur les rênes sans plus attendre,
et demanda que de la selle on l’enlevât pour la descendre.
1312 L’évêque adonc aux yeux de tous de sa sœur dirige l’enfant,
l’évêque, dis-je, et sire Eckwart, vers Gotelinde en ce moment.
Sur leur passage au même instant l’on s’écarta pour place faire.
Et sur les lèvres Gotelinde a mis les siennes l’étrangère.
1313 Avenament celle parla que Rüdeger avait pour femme :
« Ah ! Quel n’est pas le mien bonheur, très chère et souveraine dame,
que de pouvoir de mes deux yeux si belle en ce pays vous voir.
Or à mon cœur plus haute joie jà ne saurait sur terre échoir.
1314 « Très noble dame Gotelint, Dieu, dit Kriemhilde, vous le rende !
Au fils Botlunc ainsi qu’à moi de longs jours qu’il reste provende,
vous vous pourrez des mieux trouver qu’il vous fut donné de me voir. »
L’une ni l’autre ne savait quel avenir avait d’échoir.
1315 L’un devers l’autre se porta flot courtois de fraîches jouvences.
Là se trouvaient des chevaliers à les servir tout prêts d’avance.
Salut de l’une et l’autre part, et sur l’herbe tous de s’asseoir ;
lors se connurent bien des gens qui n’auraient jamais cru se voir.
1316 À boire aux dames fut versé. Mais c’était le milieu du jour !
Point ne voulut la noble suite en ce lieu de plus long séjour.
À cheval donc ! Et grand galop vers cent grands’ tentes l’on se lance :
à nobles hôtes mille soins étaient déjà servis d’avance.
1317 C’est là qu’ils prirent du repos jusques au lendemain matin.
Encependant Béchelaren deux fois pour une prêt se tint.
Car de loger il s’agissait quantité de hauts étrangers.
Tant et si bien fit Rüdeger qu’en vain péché l’on eût cherché.
1318 Par rue entière les maisons fenêtre ouverte se voyaient,
et le Château Béchelaren portes tout au grand se dressait.
Les chevaucheurs y font entrée : on les reçoit d’un cœur content.
D’un mot le noble châtelain leur assura tout agrément.

159
1319 La fille de dan Rüdeger avec sa suite se rendit
au devant de la souveraine et gracieux accueil lui fit.
Survint sa mère encependant, que le margrave avait pour femme,
et mainte belle vit à soi bien mieux que bras s’ouvrir une âme.
1320 Lors se prenant main par la main, barons et dames deux à deux,
à la grand’ salle adonc s’en vont, dont l’œuvre était fort merveilleux !
Au dessous d’eux en contrebas c’était le cours de la Tunouve
face à la brise assis qu’ils sont, temps n’est si long qui tel se trouve.
1321 Quoi ? Ce qu’ils firent d’autre part ? Hé ! Pourrai-je vous le conter ?
De la longueur de leur voyage on entendit se lamenter
ceux qui Kriemhilde accompagnaient. Leur âme ressentait grand mal.
À leur départ hey ! Que de preux les convoyèrent à cheval !
1322 Envers ses hôtes Rüdeger s’épargna-t-il la moindre peine
à la fille de Gotelinde a fait présent la souveraine
de douze bracelets d’or rouge et de si riches vêtements
qu’elle n’aurait plus beaux sur elle à son abord en Etzellant.
1323 Bien que victime de larrons qui de Nibelunc prirent l’or,
d’autant de gens qui la voyaient elle gagna le cœur entier,
à tous donnant un peu de bien qu’elle pouvait de reste avoir.
Aux gens son hôte sa largesse eut de quoi même bien pourvoir.
1324 En retour, dame Gotelinde à coups de présents fit honneur
aux visiteurs venus du Rhin avec tant de largeur de cœur
qu’on eût trouvé tout juste à peine un étranger ou d’eux céans
qui soit bijou ne tinssent d’elle ou magnifique vêtement.
1325 Quand le repas fut terminé, quand vint le moment du départ,
lors la maîtresse de maison largement fit offrande et part
de son loyal attachement à qui d’Etzel serait la femme.
La souveraine sur son cœur pressa l’enfant la noble dame.
1326 La belle enfant dit à la reine : « Un jour venant, je le sais bien,
sur un seul signe volontiers cher père, sans regarder rien,
n’attendra pas pour m’envoyer auprès de vous en Hunnenlant. »
Ce qui sortait du fond du cœur au cœur de Kriemhilde alla d’autant.
1327 Les palefrois sont là tout prêts devant Béchelaren venus.
Déjà la noble souveraine avait congé sien obtenu,
tant de l’épouse Rüdeger que de la jeune demoiselle.
Adieu se disent d’un salut grand quantité de jeunes belles.
1328 Elles devaient si rarement se retrouver au fil des jours !
Voilà qu’aux portes Medelick riches brocs d’or en main ce bourg
vint présenter aux voyageurs à leur passage un coup de vin :
c’était un signe d’amitié qui se versait sur leur chemin.

160
1329 Là résidait seigneur Astolt, car c’est ainsi qu’on le nommait
qui du chemin les instruisit qui droit en Osterlant menait,
de la Tunouve outre Mautern aval qui côtoyait la voie.
Lors affluèrent les égards à la grand’ reine, et toute joie.
1330 De sa nièce prenant congé si du plus vaste de son cœur
le prince-évêque tendrement appela bien et tout bonheur !
S’il l’avertit d’être un beau jour comme dame Helche vénérée !
Hey ! De quel culte en ce pays ne devait-elle être entourée !
1331 Jusques aux bords de la Treisen on convoya les étrangers.
À petits soins veillaient sur eux les chevaliers dan Rüdeger,
jusques à l’heure que les Huns parussent au fond de leur terre.
La souveraine honneurs reçut dont radieux un front s’éclaire.
1332 Non loin des bords de la Treisen, aux marches de la sienne terre,
le roi des Huns ville tenait puissante, glorieuse et claire,
qu’on appelait Zeisenmauer. Dame Helche y résidait jadis ;
si bel exemple de vertu que nul plus haut n’a lui depuis,
1333 Sinon peut-être que Kriemhild, dont la main donnait à délivre :
si malheureuse qu’elle fût, elle eut pourtant grand joie à vivre,
car ce qu’Etzel avait de preux, célébrait bien haut son honneur,
avant longtemps tous ces vaillants lui reconnurent la grandeur.
1334 Si loin, si loin de sire Etzel à la ronde allait la puissance,
que l’on trouvait en sienne cour en toute saison affluence
des plus vaillants et preux guerriers qu’il fut onc donné de connaître
chez les chrétiens et les païens : on les vit tous suivre leur maître.
1335 Auprès de lui se rencontraient (se peut-il qu’un tel temps revienne ?)
l’obédience des chrétiens et mêmement la loi païenne,
et quelque dieu dont l’on choisit le service par allégeance,
vous accablaient de par le roi les mêmes dons en abondance.

161
Aventure XXII.
Kriemhild fait son entrée à la cour Etzel.
1336 Ce fut au bout de quatre jours que l’on quitta Zeisenmauer.
Sans cesse avait du grand chemin grand’ poussière bien haut en l’air
tourbillons comme incendie épars s’élevant jusqu’au ciel.
Tout au travers de l’Osterlant venaient les hommes sire Etzel.
1337 Or l’on avait au souverain conté fort justement la nouvelle
(et c’est ce qui, s’il y pensait, dissipait sa peine cruelle).
Et dit combien brillait Kriemhilde en incomparable appareil.
Adonc le roi, sans plus tarder, vint au-devant de ce soleil.
1338 Et l’on voyait divers de langue, et l’on voyait sur les chemins
les chevaucheurs de sire Etzel en colonnes pleines d’entrain.
Ceux-ci chrétiens, ceux-là païens, comme longues files de renfort.
Bref, les voici devant la reine… Ah, quel arroi, quel fier abord !
1339 C’étaient des russes et des Grecs chevauchant à perte de vue.
Des Polonais et des Valacs, tous passant à bride abattue
sur magnifiques destriers qu’ils entraînaient avec vigueur,
à la coutume de leurs clans tous attachés de tout leur cœur.
1340 Du pays de Kiev arrivaient d’interminables escadrons,
où de farouches Pétchenegs mêlaient de denses bataillons
de qui sur les oiseaux voiliers flèche se tourne, puis se jette,
au ras du bois de l’arc tendu, le raccourci d’une sagette.
1341 En terre même d’Austerlant est sur le Danube une ville,
du nom de Tulne encore nommée, un autre univers, où, par mille,
vit tant d’usages étrangers pour la première fois la reine.
Accueil lui firent tant de gens qui n’en devaient subir que peine.
1342 De vingt et quatre princes-nés de fort majestueuse altesse,
et qui désir autre n’avaient que d’être face à leur maîtresse,
devant Etzel, devant leur roi chevauchait escorte guerrière,
toute joyeuse, tout entrain, belle d’habits et de manière.
1343 Le duc Ramunc, qui commandait les marches du Walachenlant,
avec sept cents hommes de siens vers elle alla premier devant,
« À tire d’aile comme oiseau » dit-on de les voir si rapides.
Puis apparut prince Gibeche, accompagné de gens splendides.
1344 Herneboge, le preux isnel, avec bien mille compagnons,
du roi tendit devers la reine, et de ces vastes bataillons,
sonore ébranlement de l’air jaillit le cri de leurs aïeux.
Le parentage de sang Hun jouta d’ardeur à qui mieux mieux.

163
1345 Avec Hawart de Tenemark ont du même pas approché
seigneur Irinc le moult isnel, à qui rien n’est à reprocher,
et sire Irfrinc de Düringen, vrai baron entre les meilleurs,
accueil firent à Kriemhilde à leur plus bel et grand honneur.
1346 Avec les douze cents guerriers dont les suivaient l’ample renfort
puis, des trois mille siens premiers, de dan Bloedelin vient l’abord, de
Bloedelin, le frère Etzel, le souverain de Hunnenlant,
qui vers la reine se rendit arroi de prince fier menant.
1347 Puis vint le tour de sire Etzel et de Diederich le Valeureux,
accompagné de tous les siens. Ce fut un peuple entier de preux,
de chevaliers de grand’ noblesse et grand’ honneur et baronage.
Dame Kriemhilde en eut le cœur haut remonté de tout courage.
1348 Lors à la reine s’adressant a dit messire Rüdeger :
« Dame, je vais en ce lieu-ci recevoir un roi des plus fiers.
Je vous dirai qui honorer de baiser d’accueil bon et bel.
Vous ne pouvez même salut à tous vassaux de sire Etzel. »
1349 Or l’on aida la souveraine à descendre de palefroi.
Pas plus longtemps or n’attendit Etzel le très souverain roi.
De sa monture touchant terre avec maint chevalier vaillant,
à la rencontre de Kriemhilde il se porte joyeusement.
1350 Deux princes, non des moins puissants, comme nous en parvint nouvelle,
portaient la traîne de Kriemhild de part et d’autre derrière elle.
Vint le moment où sire Etzel en face d’elle enfin se vit :
à sa noblesse d’un baiser la reine accueil et grâce fit.
1351 Lors soulevant coiffe et rubans, son teint se révéla si beau
que plus que l’or il éblouit. Là se trouvaient bien des vassaux.
Tous déclarèrent que dame Helche onc ne fut plus belle d’un brin.
Debout près d’eux se tenait là, frère du roi, dan Bloedelin.
1352 Baiser d’accueil lui fut donné, sur signe du grand Rüdeger,
baiser de même à roi Gibech, puis à sire Dietrich lui tiers.
Ils furent douze, les plus grands, qu’ainsi d’Etzel baisa la femme.
Salut fit-elle aux simples preux d’un simple signe en grande dame.
1353 Tant que debout près de Kriemhild se tint sire Etzel, le béhourd
entre-opposa les jeunes preux comme jeunesse de nos jours.
À grand galop joute sur joute on vit livrer à qui mieux mieux
ceux-ci chrétiens ceux-là payens chacun selon l’art de ses aïeux.
1354 Quels véritables chevaliers Dietrich avait en ses guerriers !
Des lances que l’on écachait haut par-dessus les boucliers
l’on voyait voler en éclats de bonne main de preux vaillant
plus d’un pavois fut transpercé par les bons soins des Alamans.

164
1355 Adonc de lances qu’on rompit s’entendait le fracas immense.
Tout le pays était présent. De nul ne manquait la vaillance,
hôtes du roi ni même encore tout un afflux de nobles noms.
En route alors se met le roi. Dame Kriemhilde aussi de front.
1356 Tente non loin les attendait fort magnifiquement tendue.
Ce n’était plus que pavillons que la plaine à perte de vue,
pour le repos des voyageurs après tant de routes cruelles
y conduisirent maints vaillants maintes charmantes jouvencelles.
1357 Et mêmement leur souveraine : en son fauteuil elle s’assit,
c’était un siège recouvert de vrais chefs-d’œuvre de tapis,
car le margrave avait tenu que sur tous gardât l’avantage
le faldesteuil dame Kriemhilde : Etzel en eut joyeux courage.
1358 Que dit alors le grand Etzel ? C’est me le demander en vain,
mais en sa dextre reposait la blancheur d’une dextre main :
deux mains d’amant l’un contre l’autre. Or Rüdeger la Vaillantise
entendait bien qu’envers Kriemhilde usât le prince de remise.
1359 Ordre survint que fût partout sur le champ mis fin au béhourd.
Au grand honneur de tous les preux le grand bruit d’armes tourna court.
Prirent chemin des pavillons tous chevaliers de sire Etzel :
loin à la ronde on leur dressait des murs de toile pour hôtel.
1360 Le jour prit fin. Tout fut parfait. Point ne pécha l’hébergement.
Jusqu’à l’heure où l’on vit luire à nouveau le clair orient.
Déjà s’était en selle mis plus d’un guerrier et plus d’un preux.
Hey ! En l’honneur du souverain il se donna joutes et jeux !
1361 Le roi pria les Huns d’agir afin que tout fût bien royal.
De Tulne à la ville de Vienne ils se rendirent à cheval.
Jà s’y trouvait grand’ quantité de fort belles et nobles dames,
pour honneur faire à la beauté quel sire Etzel prenait pour femme.
1362 Il y fallait ce qu’il fallait : ce fut partout le même zèle :
nul ne manqua de rien. Tout cœur de preux se renouvelle.
Ah ! Le joyeux tohu-bohu ! L’on commença par hôtel prendre.
Tout était noce autour du roi ; tout, allégresse, et des plus grandes.
1363 Mais c’était trop de monde ensemble à recevoir dans la cité :
de bons bourgeois se virent donc par Rüdiger sollicités
de se chercher par la campagne un hébergeage temporaire.
Heure il n’était, me semble-t-il, qu’aux pieds Kriemhilde, à la distraire
1364 On ne vit Monseigneur Dietrich et quantités de vaillantises.
Limite ou borne par repos à leur fatigue ne fut mise.
Ils étaient tout aux étrangers pour les tenir en grand’ gaieté.
Dan Rüdiger et ses amis ne voyaient pas le temps passer.

165
1365 Le mariage adonc tomba le jour même de Pentecôte,
et sire Etzel alors dormit près de Kriemhilde côte à côte.
Vienne c’en fut la bonne ville. Onc du temps de son prime époux
n’avait la reine vu, je crois, tant de barons à ses genoux.
1366 Or la connurent à ses dons ceux qui ne l’avaient jamais vue.
Des étrangers, parmi ceux-là, pas une langue ne s’est tue :
« Dame Kriemhilde, pensions-nous, plus n’avait de biens ni d’avoirs,
mais c’est merveille de quels dons vient sa largesse nous pourvoir. »
1367 Fastes et fêtes un instant ne cessèrent de dix-sept jours.
Je ne crois pas qu’en aucun temps sous aucun prince en nulle cour
plus grandes noces aient eu lieu. Toute mémoire en fait silence,
et tous étaient vêtus de neuf ceux-là qui firent l’assistance.
1368 Et mêmement onc roi ne fit, lors de ses noces, tels présents
de tant et tant de beaux manteaux, amples, larges, profonds et grands,
et de si riches vêtements (à tout grand seigneur, tout voir)
que ceux qu’au nom de reine Kriemhilde eut lors chacun pour se pourvoir.
1369 Tous, les amis, les étrangers, n’avaient ailleurs cœur ni courage :
ils n’entendaient aucunement rien de rien soustraire au partage.
Il n’est de main, quoi qu’on demande, à largesse qui se soit prête,
et plus d’un s’est tout nu trouvé par trop donner en cette fête.
1371 Mais Elle, ô Rhin ! Ô bords !, songeait aux jours de son noble seigneur :
tout ce passé lui revenait, et ses yeux se voilaient de pleurs,
mais si furtifs, mais si secrets, que n’en sut personne rien voir,
après le temps des grands chagrins, c’était aux grands honneurs d’échoir.
1372 Encependant chacun donnait, mais ce n’était rien que du vent
près des largesses dan Dietrich : autant il tint du fils Botlanc,
autour de soi semant la joie autant lui fondit en la main,
et mêmes dons fit merveilleux en Rüdeger le cœur humain.
1373 Adonc le prince Bloedelin de la Terre de Hungerlant
coffre sur coffre fit vider de ce qu’il contenait d’argent
et mêmement des coffres d’or, dont il fit donner à délivre.
À fort bon droit apparaissaient les preux du roi heureux de vivre.
1374 Maître Wärbel et Swemmelinn, les deux royaux ménétriers,
lors de la noce eurent chacun, je suis prêt à le parier,
chacun, vous dis-je mille marcs, si même cela ne fut plus,
quand sur le trône près d’Etzel belle Kriemhilde aux yeux parut.
1375 Vint le dix et huitième jour. Arrière ils ont Vienne laissé.
De chevalier à chevalier plus d’un écu s’est éventré
sous le roide élan d’une lance inébranlable et bien main.
Du pays Hun lors sire Etzel derechef prit le chemin.

166
1376 Ce fut d’abord Heimburc-le-Vieux. Ils hébergèrent pour la nuit.
Nombre il n’est pas pour dénombrer le peuple venant après lui,
ni ce qui forces sur ses pas à cheval traversait la terre.
Hey ! Que de belles se trouva par ces provinces étrangères !
1377 À Misenburc, riche cité, tout le monde prit le bateau.
Le fleuve était partout couvert de destriers et de vassaux.
Et l’on eût dit la terre ferme autant que s’étendait la vue,
l’on eût juré la terre ferme et des champs, oui, plane étendue.
1378 L’on vit l’un à l’autre uni quantité d’excellents bateaux
pour les défendre et garantir contre les courants et les flots
avec maint tente par-dessus qu’autant que s’étendait la vue.
L’on eût juré la terre ferme et ses champs, oui, plane étendue.
1379 De proche en proche la nouvelle atteignit les murs d’Etzelbour.
Hommes et femmes tout joyeux vivaient d’avance de beaux jours,
et celles qui, suivantes d’Helche, avaient servi cette princesse,
allaient passer près de Kriemhilde un temps heureux franc de tristesse.
1380 Là, tout attente, se tenait nombre de nobles jouvencelles,
à qui la mort de madame Helche, et sage, et bonne, et toute belle,
future épouse de dan Dietrich, et de prince elle-même enfant,
son père étant le roi Mantwin : tous ses honneurs iraient croissant.
1381 De dame Herrat sur cette cour s’attendait la jeune tutelle.
Fille elle était d’une sœur d’Helche avait causé douleur cruelle,
Dont sept étaient filles de roi, qu’y trouva Kriemhilde, étrangère,
et sans conteste l’ornement de ce qu’Etzel tenait de terres.
1382 Des étrangers ! Ils arrivaient. Elle en avait joie au courage.
De beaux présents l’on tenait prêts, pour leur accueil, leur partage,
mais qui dire ce que depuis vécut le roi d’heures exquises,
le pays Hun n’avait point vu reine meilleure au trône assise.
1383 Adonc du fleuve vint le roi. Sa femme était à ses côtés.
Adonc lui fut chacun son tour le nom de chacune conté.
Noble Kriemhilde eut pour chacune un salut de douceur exquise.
Hey ! Quel ne fut pas son ascendant en place et lieu dans Helche assise.
1384 De tous les cœurs montait vers elle une amour si vive et si grande !
Lors fit la reine faire d’or et d’habits mêmement offrande,
et puis de gemmes et d’argent. Des avoirs qui des bords du Rhin
en pays Hun l’avaient suivi, il ne devait rester un brin.
1385 Leur succédèrent serviteurs se venant jeter à ses pieds,
tous les parents du souverain, et tous ses barons chevaliers.
Jamais dame Helche n’avait eu tant de gens rangés sous sa loi
qu’aussi longtemps qu’elle vécut en eut Kriemhilde tout à soi.

167
1386 Si grand éclat prirent alors la cour et de même la terre
où les saisons allaient courant si délicieuses carrière !
Tout souriait à tout chacun de quoi qu’il se fût mis en peine.
C’était toujours, en même temps, amour de roi, bonté de reine.

168
Aventure XXIII.
Kriemhilde invite ses frères à la visiter.
1387 Avec grand faste et grands honneurs (c’est pure vérité plénière)
l’un près de l’autre ayant passé sept fois de suite année entière,
Advint qu’un jour la souveraine à fils donna naissance et vie.
Onc ne pouvait de sire Etzel plus grande joie être sentie.
1388 Jamais la mère ne céda ni ne démordit de néant :
de sire Etzel fut, bel et bien, au baptême porté l’enfant
selon la loi de Chrétienté ; nom lui fut donné d’Orjoël.
Atant ce fut immense joie sur toute terre sire Etzel.
1389 Aux grands bontés dont fut l’image autrefois dame Helche à la cour,
dame Helche à la cour, dame Kriemhilde à toute force atteignit après de
longs jours.
De tous usages l’instruisit Herrat, foraine jouvencelle,
qui toujours d’Helche lui cacha quelle elle avait peine cruelle.
1390 Étrangers et gens du pays lisaient en elle sans mystère :
jamais reine, publiait-on, n’avait de roi tenu la terre
meilleure dame ni plus noble. Un peuple entier était garant,
et la louange s’entendit en pays Hun douze ans durant.
1391 Plus n’en pouvait-elle douter : nul ne se lèverait contre elle :
comme toujours femme de roi vassal de roi n’a point rebelle.
Elle pouvait, elle, à ses pieds douze rois jour après jour voir.
Elle revit ce que d’offense en sien pays lui put échoir.
1392 Elle songeait : « De quels honneurs l’entouraient les Nibelungen !
Et quel n’était pas son pouvoir quand un jour la main de Hagen,
avec le meurtre de Siegfried, la dépouilla comme un larron.
De sa douleur ah ! Pourrait-il en deuils cuisants verser rançon ?
1393 « Cela serait si de ces lieux je pouvais qu’il prît le chemin. »
Elle rêva qu’à ses côtés des plus souvent, main dans la main,
marchait son frère Giselher, que de baisers, à tout instant,
elle couvrait en son doux songe, et qui plus tard… mais paix au Temps !
1394 Ce que Kriemhilde oyait, je crois, c’était bien l’Aversier d’Enfer,
car c’était de toute amitié rompre commerce avec Gunther,
et paix trahir du sien baiser qu’il reçut d’elle en Burgundie.
Adonc soudain de pleurs en feu sa belle robe est obscurcie.
1395 Au fond de soi son pauvre cœur se demandait soir et matin
comment, un jour, sans le vouloir, elle avait accordé sa main.
Comment un jour, on la força d’être la femme d’un Payen.
Gunther avait fait son malheur, mais en premier, c’était Hagen !

169
1396 Plus ne devait onques son cœur de veuils changer que rarement.
Elle songeait : « Je suis puissante, et riche d’or, riche d’argent,
et je puis rendre à qui me hait, point n’est-il trop tard, leur offense.
À nuire au Tronège dan Hagen je suis de cœur prête d’avance.
1397 Envers qui j’éprouvai fidèle autant mon cœur est tout regrets,
autant envers qui me nuisit l’ai les mêmes regrets tout prêts,
mais c’est pour venger mon époux, mon cher époux et ma chère âme,
ah ! Ne sera-ce donc jamais ? » Ainsi d’Etzel disait la femme.
1398 Encependant, gagnant l’amour de tout vassal qu’avait le roi,
tout preux guerrier dame Kriemhilde avait fait que guerrier adroit.
Le chambrier (c’était Eckwart !) pour un ami s’en trouvait vingt.
Les volontés dame Kriemhild balaieraient tout sur leur chemin.
1399 Elle disait et redisait : « Au roi j’en ferai la prière. »
Elle obtenait cette faveur, courtois qu’il était de manières,
que les siens fussent chez les Huns conviés sur vœu de la reine
nul de félonne volonté ne soupçonna la souveraine.
1400 Or une nuit ayant ouvert à son royal époux son lit,
(il la tenait entre ses bras, comme c’était coutume à lui
d’amour aimant la noble dame : elle était sa chair et son âme),
atant revit ses ennemis la très auguste et noble dame.
1401 Elle parla : « Mon bien-aimé, dit-elle au roi, mon cher époux,
j’aimerais fort vous supplier, sauf assurément votre goût,
de m’octroyer, mais seulement si jamais je l’ai mérité,
de lire au fond de votre cœur s’il chérit bien ma parenté. »
1402 Lors répondit le roi puissant du vrai de vrai de son courage :
« Mettez-le vous bien dans l’esprit : tout ce qui de bel avantage
à tous ces preux peut arriver fera ma joie et mon bonheur,
car onc la Femme ni l’Amour amis ne m’ont valus meilleurs. »
1403 Adonc la reine répondit : « Point n’est-ce à vous prime nouvelle
que je suis de fort grande maison : peine adonc c’est pour moi cruelle,
que visite si rarement daignent ici les miens me faire,
et qu’il n’est langue en vos Etats que ne me nomme l’Etrangère. »
1404 « Madame, qui m’êtes si chère, a répondu le souverain,
peur n’eussent-ils pas du chemin, j’inviterais des bords du Rhin
qui que votre cœur appelât à vous venir voir en ma terre. »
Ah ! Quel bonheur sentit la reine à volonté dite si claire !
1405 Elle dit : « Si vous me voulez tenir parole, souverain,
messagers devez-vous à Worms or envoyer au bord du Rhin.
Or bien sauront les miens parents ce que désire mon courage,
et nous verrons venir à nous maint noble et brave baronage. »

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1406 Il répondit : « Ordonnez donc, et tel veillez qu’il puisse échoir,
vous ne sauriez avoir de joie autant que moi-même à les voir,
ceux que reine d’auguste nom Madame Ute eut pour enfants.
Moult il me pèse que de nous ils soient restés loin si longtemps.
1407 Si bon plaisir c’est de ton cœur, chère épouse, ma bien-aimée,
j’enverrai donc à vos parents, sans autre affaire plus pressée,
près d’eux iront les miens jongleurs en Burgundenlant leur pays. »
Et d’ordonner d’aller quérir ses bons jongleurs sitôt que dit.
1408 Ils se hâtèrent rudement. Le roi, quand tous deux furent là,
était assis près de la reine ; aux deux ensemble il déclara
les envoyer siens messagers aux Burgundes en leur pays.
Et d’ordonner qu’on leur tînt prêts de rudement princiers habits.
1409 Leurs vingt et quatre compagnons reçurent de même de quoi.
Le roi du message à porter les instruisit de vive voix
qu’ils s’y rendraient pour inviter roi Gunther et les siens vassaux.
Reine Kriemhilde se promet de leur glisser à part deux mots.
1410 Adonc le noble et puissant roi : « Voici d’un mot tout le message :
or bien le sachent mes parents l’homme de leur cher avantage
et viennent donc en chevauchant en ce mien pays-ci ma terre !
Aussi chers hôtes que ceux-là je n’en connais rudement guère.
1411 À mon désir si quelque peu daigne répondre son désir,
que la Kriemhilde parenté ne laisse pas que de venir,
avec le retour des beaux jours, à ma grand’ fête solennelle,
où le plus clair de mon bonheur sera d’y voir ma parentèle.
1412 Lors dit l’un des deux ménestrels (c’était le fier dan Swemmelin) :
« Quand doit s’ouvrir en ce pays votre grand’ fête et son entrain ?
C’est pour pouvoir à vos amis en préciser le juste jour. »
Lors sire Etzel : « Quand le Soleil sera pour faire demi-tour. »
1413 « Ordre donnez, et nous ferons », dit l’autre vielleur, Waerbelin.
La reine, en ses appartements, a, pour ses ordres clandestins,
fait du message en grand secret introduire les deux porteurs :
C’était pour ourdir à maint baron, dès ce moment, maigre bonheur.
1414 Atant dit-elle aux deux courriers : »Gagnez donc quantité de biens.
Faites selon ce que je veux, sans en négliger rien de rien,
et mot pour mot comme je dis allez le dire en mon pays.
Je vous aurai biens et richesse, et donnerai de beaux habits.
1415 Qui que ce soit de mes parents qu’à toute heure vous puissiez voir
à Worms sur les bords du Rhin sachez, sachez votre devoir :
onques en moi vous n’aurez lu de sombre et de morne courage,
et dites-leur qu’en moi servante a leur vaillant et bon barnage.

171
1416 Priez-les bien qu’aux vœux du roi leur cœur à répondre s’empresse,
et qu’ils m’arrachent de la sorte à tout ce que j’ai de détresse.
Les Huns qui pensent que parents je n’ai sur terre que néant !
Corps si j’avais de chevalier j’irais les voir de temps en temps.
1417 Et dites non moins à Gernot, mon généreux et noble frère,
qu’il est celui que ne chérit personne autant que moi sur terre :
priez-le bien qu’il ne me vienne ici qu’entouré du meilleur
de la plus proche parenté pour le grand bien de notre honneur.
1418 Dites de même à Giselher de n’aller point perdre de vue
que je n’ai subi de sa part ombre de chose défendue :
et qu’en ces lieux bien volontiers je lui ferai accueil joyeux,
tant j’aimerais auprès de moi ce cœur loyal et généreux !
1419 À ma mère dites encor tous les honneurs que l’on me rend
quant au Tronège, dan Hagen, allât-il sur place restant,
qui donc de pays en pays leur montrera voie et chemin,
car il apprit tout jeune enfant lesquels conduisent chez les Huns ? »
1420 Les messagers ne savaient pas de quoi leur message était fait,
qu’ils ne devaient Hagen de Tronège en aucune manière en paix
laisser arrière aux bords du Rhin. Plus tard leur en vint de l’ennui :
tant de barons à male mort étaient promis avecques lui !
1421 Messages d’écrit et de bouche adonc le trône leur confie.
Ils s’en vont riches de grands biens et peuvent mener large vie.
Congé leur donne sire Etzel et mêmement la belle dame,
et de splendeurs tout revêtus leur rayonnait le corps et l’âme.

172
Aventure XXIV.
Waerbel et Swennel portent le message.
1422 Quand sire Etzel devers le Rhin les eut lancés, à tire d’aile
de terre en terre toute part en alla volant la nouvelle :
car par rapides messagers, par douceur, et par force encor,
à sa grand’ fête il convia plus d’un qui vint trouver la mort.
1423 Ses deux courriers ont derrière eux de Hunnenlant mis le pays
pour le pays de Burgundie, et selon qu’Etzel l’a prescrit,
vont aux trois nobles souverains et de même à toute leur suite
les avertir qu’il les attend : c’est ce qui fait qu’ils vont si vite.
1424 Je là jusqu’à Béchelaren au galop ce ne fut pas long.
Tant autour d’eux l’on s’empressa qu’ils eurent tout comme à foison,
dan Rüdeger et Gotelint les chargeaient de dire leur zèle
aux Avoués des bords du Rhin. De même fit leur jouvencelle.
1425 Ils ne reprirent leur chemin que sur de nouvelles largesses,
courriers d’Etzel plus que jamais tout magnifiques de richesses.
À dame Ute, aux rois ses fils mande par eux dan Rüdeger
que nul margrave ne pouvait autant que lui les tenir chers.
1426 Sans oublier dame Brunhilde : on se disait sien sans partage ;
on lui serait toujours fidèle, on lui vouait tout son courage.
Ainsi fut dit ; les messagers repartaient rudes chevaucheurs,
et la margrave au dieu du Ciel recommanda les voyageurs.
1427 Waerbel le Brave (on en était à traverser le Bayerlant)
au bon évêque s’en alla faire une visite en passant.
Pour ses parents des bords du Rhin que lui dit le prélat alors ?
Je n’en sais rien, sauf qu’il combla du plus beau rouge de son or,
1428 Comme un ami, les messagers. Enfin, les laissant chevaucher,
leur dit l’Evêque au départir : « Au cœur si quelque vœu m’est cher,
c’est qu’un beau jour les fils ma sœur viennent voir Oncle Pilgerin,
car je ne puis aux bords du Rhin là-bas aller jusque chez eux. »
1429 Les voilà donc enfin rendus au Rhin de pays en pays.
Par quel chemin ? Si je l’ignore, au moins sais-je qu’à leurs habits
ni qu’à leur or nul n’en voulut, tant l’on avait peur de leur maître ;
un puissant roi, non moins que noble, autant que roi l’on ait vu naître.
1430 Ce fut au bout de douze jours qu’atteignirent aux bords du Rhin
le pays même de Worms dan Waerbel et dan Swemmelin.
On l’alla dire aux souverains, et c’était l’apprendre aux barons :
lointains courriers se présentaient. C’est peu. Gunther en veut plus long,

173
1431 Et l’Avoué du Rhin de dire : « Hé bien ! Qui sait de façon claire
d’où sont venus les étrangers qui sont entrés sur notre terre ? »
Or n’en savait nul rien de rien, sauf que dès l’heure qu’il les vit
Hagen, le sire de Tronège, à roi Gunther s’en vient et dit :
1432 « Voici de grandes nouveautés, parole et foi je vous en donne.
Ménétriers ce sont d’Etzel que je viens de voir en personne.
Assurément, c’est votre sœur qui les envoie aux bords du Rhin.
Nous leur devons un maître accueil, étant qui c’est leur souverain. »
1433 Droit à cheval les étrangers arrivaient sous le chef-logis.
Jamais ne fut jongleur de prince ainsi magnifique d’habits.
La cour sur l’heure les reçut. On leur donna leur logement,
et l’on remit à des garçons, pour les garder, leurs vêtements.
1434 Ces vêtements de voyageurs étaient de si riche et beau choix
qu’ils auraient pu non sans honneur se présenter devant le Roi.
Mais à la cour loin de vouloir plus longtemps sur eux les porter,
« Ils sont à ceux qui les voudront », ont ces courriers bien fait conter.
1435 Point ne tardèrent à ce prix amateurs fort chauds et fervents,
à qui, sitôt connus leur nom, l’on adressa les vêtements.
Il ne restait aux étrangers qu’à se bien mieux encor vêtir ;
comme sien rang courrier de roi toujours se doit de maintenir.
1436 Congé d’entrer, au nom du Roi. Lui, sur son trône attendait là.
Lors parurent les gens Etzel, au grand accueil de tous les bras,
sire Hagen courtoisement devers les arrivants bondit,
et les traita bienveillamment. Humble merci lui répondit.
1437 Mais lui, brûlant d’en plus entendre, isnellement demande donc
comment se porte sire Etzel et de même les siens barons :
le jongleur dit : « Onc ne se vit le royaume en meilleur état,
ni plus heureux, ses habitants. N’en faites doute en aucun cas. »
1438 Ils avancèrent vers le roi. La salle était pleine de monde.
L’accueil eut lieu. Tout fut gardé, selon la vieille foi profonde,
du franc salut dont va la grâce à tout hôte en étrange terre.
Sire Waerbel vit lez Gunther plus d’une grande valeur guerrière.
1439 Aux étrangers, courtoisement, vint le salut du souverain :
« Bienvenus soyez-vous tous deux, ménétriers du pays Hun,
vous et les vôtres compagnons. De par Etzel, prince puissant,
arrivez-vous en notre terre et règne de Burgundenlant ? »
1440 Grâces ils rendirent au roi, puis dit alors dan Waerbelin :
« À toi se mande plus que tien notre bien-aimé souverain,
à toi, Kriemhild, ta sœur germaine, en tien pays et tienne terre.
Ils nous envoient à de grands cœurs dont leur grand cœur ne doute guère. »

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1441 Adonc reprit le roi puissant : « C’est pour moi nouvelle de fête
comment se porte sire Etzel (la demande était toute prête)
et ma germaine sœur Kriemhilde, en leur terre de Hunnenlant ? »
Lors le jongleur lui répondit : « Vous le saurez tout à l’instant.
1442 Jamais encore en aucun lieu l’on ne vécut jours plus heureux,
tenez-vous en pour assurés, que ceux qu’ils vivent tous les deux,
ainsi leur suite et leurs vassaux, ainsi de même leurs parent.
À ce voyage ils tenaient fort, et nous partîmes eux contents. »
1443 « Grâces je rends du dévouement dont le prince vous a chargés,
grâces encores à ma sœur. Je les vois fort bien partagés.
Je suis joyeux : pour sire Etzel, et joyeux pour les siens barons,
car c’est de cœur fort inquiet que j’avais fait ma question. »
1444 Les deux plus jeunes souverains ne tardèrent pas à paraître,
à ces nouvelles qu’ils venaient au dernier moment de connaître.
Par grande amour envers sa sœur, aux deux courriers, quand il les vit,
dan Giselher le Jouvencel tout bonnement s’en vint et dit :
1445 « Oui, messagers, quel fier accueil vous auriez toujours à la fin,
si vous vouliez moins rarement chevaucher vers les bords du Rhin
vous y feriez de tels amis que vous auriez plaisir à voir.
Il ne saurait en ce pays mésaventure vous échoir. »
1446 « C’est trop, vraiment, c’est trop d’honneurs, de dire alors dan
Swaemmelin,
quand je ne trouve pas de mots pour vous faire sentir à plein
de quel message affectueux Etzel nous a pour vous chargés
et votre noble sœur germaine en leurs honneurs haut partagés
1447 À vos bontés, à votre cœur du roi se rappelle la femme,
sans oublier rien du serment qui vous fit sien de corps et d’âme
mais c’est au roi que tout premier nous est enjoint message faire
pour vous prier de consentir d’aller Etzel voir en sa terre.
1448 Car nous devons vous en prier, tout comme nous l’a commandé
sa grand’ puissance sire Etzel. Vous êtes tous invités.
Que si c’est nos, et d’aller voir votre sœur clair refus exprès,
il aimerait du moins savoir quel tort et mal il vous a fait,
1449 Pour qu’ainsi tant vous l’évitiez, et de même la sienne terre.
La reine même vous fût-elle à tous égards tout étrangère,
il a, dit-il, bien mérité que vous alliez chez lui le voir.
Et ce faisant, vous lui feriez au plein du cœur grand’ joie avoir. »

175
1450 Lors répondit sire Gunther : « Sept nuits lairrons-nous écouler.
Je vous ferai savoir alors ce que bon m’en aura semblé,
pris le conseil de mes amis. Vous d’ici là ce qu’il vous faut,
c’est regagner votre logis, oui, c’est d’y prendre un bon repos. »
1451 Adonc reprit dan Waeberlin : « Nous pourrait-il pourtant échoir
que notre dame souveraine auparavant nous pussions voir,
la très puissante dame Ute, avant de prendre logement ? »
Dan Giselher, le noble cœur, lui répondit courtoisement :
1452 « Nul ne saurait vous empêcher. Devant elle vous présenter,
c’est accomplir ce que ma mère de plus chère volonté.
Elle aimera vous recevoir : c’est tout, pour elle, que ma sœur
dame Kriemhilde, et vous serez reçu par elle de grand cœur. »
1453 Dan Giselher les conduisit à l’appartement de la reine.
Elle accueillit du fond du cœur courriers de terre si lointaine,
et le salut qu’elle leur fit venait de noble et franc courage.
Alors, courtois et bons courriers, ils accomplirent leur message.
1454 « Ma souveraine vous assure, a dit alors dan Swemmelin,
et de son cœur et de sa foi. Si possible était qu’elle advînt
qu’elle vous vît souventes fois, je vous le dirai sans ambage,
il ne serait joie ici-bas qui l’éjouît onc davantage. »
1455 La souveraine dit alors : « Voilà qui ne saurait se faire ;
J’aimerais voir souvente fois la fille que je tiens si chère,
mais lasse ! Elle est trop loin de moi, de noble prince noble dame.
Seulement elle et sire Etzel aient-ils le corps à l’aise en l’âme.
1456 Vous me devrez faire savoir, avant de quitter ce pays,
quand vous comptez vous en aller. Cela fait si longtemps qu’ici
courriers ne m’ont fait tant plaisir comme vous m’avez fait à voir ! »
Et de promettre les deux gars que seul ainsi pourrait échoir.
1457 Lors messagers de Hunnenlant de gagner hôtel et logis.
Encependant le roi puissant avait convoqué ses amis,
et dan Gunther, noble cœur né, de demander à ses barons
que leur semblait de tout cela. Beaucoup (ce ne fut pas long)
1458 Furent d’avis qu’à lui s’ouvraient de Terre d’Etzel tous les chemins.
C’est des meilleurs de ce conseil que telle réponse lui vint,
sauf de Hagen, et de lui seul. Tout plein de fureur et d’ennui,
« Vous vous perdez », dit-il au roi, qu’il prit à part seul avec lui.
1459 « Vous ne savez pourtant que trop ce que tous deux nous avons fait.
Que Kriemhilde éternellement de crainte soit pour vous sujet !
À mort j’ai moi-même frappé le sien époux de mienne main.
Et vous et moi nous tenterions de Terre Etzel le grand chemin ? »

176
1460 Adonc reprit le riche roi : « Le courroux ma sœur est passé.
D’un baiser tendre, à son départ elle a remis et pardonné
ce que de tort nous avons pu, pour nous, commettre à son égard,
à moins, Hagen, à moins qu’à vous elle ne cherche noise à part. »
1461 « Détrompez-vous, reprit Hagen, quoi que vous puissent assurer
les messagers du pays Hun. A Kriemhilde aller visiter
vous pourriez bien tout à la fois perdre l’honneur et rendre l’âme.
Longue vengeance a celle-là qu’a prise sire Etzel pour femme. »
1462 Donnant à son tour son avis, Prince Gernot de dire alors :
« Vous avez de bonnes raisons de redouter pour vous la mort
en Empire de Hunnenlant. En aurons-nous moins liberté
d’aller là-bas voir notre sœur ? Il serait laid, en vérité. »
1463 Adonc le Prince Giselher, se tournant vers le preux baron :
« Péché si vous croyez avoir, mon cher Hagen, qu’il lui répond,
demeurez donc, puisqu’il le faut, et songez à vous garantir,
mais vers ma sœur laissez qui l’ose avec nous autres, oui, partir. »
1464 Le sang Hagen ne fit qu’un tour, et Tronège cria soudain :
« D’autre que moi, je défends, qui que vous preniez en chemin,
quand il s’agit d’aller là-bas, à vos côtés ne sera mieux.
Démordre point si n’en voulez, vous en devrez croire vos yeux ! »
1465 Lors dit le chef des cuisiniers, Rumolte, tout plein de vaillantise :
« Pour étrangers et pur parents vous pouvez de façon exquise
ici table ouverte tenir : vous avez vivres à foison.
Et quand Hagen comme chétifs vous livra-t-il par trahison ?
1466 Si dan Hagen vous ne suivez, moi, Rumolt, oyez du moins :
car foi c’est peu de vous garder : je suis pour vous aux petits soins.
Demeurez donc, puisqu’il le faut, vrai comme je vous en adjure,
et de là-bas, de sire Etzel, ni de Kriemhilde n’ayez cure.
1467 Qui peut tout doux de jour en jour faire ici-bas plus chère lie ?
L’on peu t un jour, à l’ennemi, rudement trembler pour sa vie.
Revêtez-vous de beaux habits, parez-vous en le corps et l’âme !
Buvez du vin, et du meilleur, et courtisez les gentes dames !
1468 D’amours de plats, pour vous servir, l’on saura vous accommoder
ce que jamais roi n’eut sur terre, et n’eussiez-vous rien à licher,
qu’il vous faudrait encor rester pour la beauté de votre dame,
et non aller, comme un enfant, vous hasarder le corps et l’âme.
1469 Je vous conseille de rester, vous avez une riche terre.
On peut ici laisser en gage, et dégager sans grand’ misère
mais tout là-bas en pays Hun… Là-bas est-il rien de pareil ?
Restez, seigneurs ! Rumolt a dit tout son conseil. »

177
1470 « Rester, rester, nous ne voulons, répliqua monseigneur Gernot,
quand notre sœur pour nous prier trouve si bien les mots qu’il faut,
et tout de même sire Etzel. Pourquoi n’accepterions-nous pas ? A son foyer
se tienne coi qui point ne veut aller là-bas ! »
1471 Ce fut Hagen qui répondit : « Nul n’aille, je vous le défends,
de travers prendre mon conseil, quel que soit le sort qui l’attend.
Je vous le dis du fond du cœur : si vous voulez vous garantir,
armez-vous bien. Sinon veuillez pour Terre Etzel ne point partir.
1472 Démordre point si ne voulez, convoquez donc vos gens de guerre,
les meilleurs que vous trouverez ou qu’autre part vous pourrez querre,
là-dedans je ferai mon choix de mille preux pleins de courage.
Fausse Kriemhilde pour frapper plus ne devrait trouver passage. »
1473 « Pareil conseil me chante fort », a sur-le-champ repris le roi.
Au plus lointain de son royaume alla courrier vite et tout droit.
L’on rassembla de la façon trois mille preux à tout le moins,
qui de penser mouvoir sur eux tant de malheurs étaient bien loin.
1474 Tout joyeux en Terre Gunther gars arrivaient pleins d’allant.
On fit donner, plus le cheval, complet trousseau d’habillement
à tout ce qui devait quitter tous horizons de Burgundie :
ainsi le roi gagne le cœur de plus d’un brave pour la vie.
1475 Ordre donna Hagen de Tronège à Dankwart son frère germain
d’acheminer quatre fois vingt de leurs guerriers au bord du Rhin.
Cet escadron parut bientôt en sien harnois, en sien conroi,
dès avant même, isnels barons, de mettre pied sur sol du roi.
1476 Parut après l’âpre Volker, ménestrel, mais point roturier,
pour prendre part à ce voyage avec trente des siens guerriers,
et tels étaient leurs vêtements que bien eût pu roi les porter.
C’est chez les Huns qu’il se rendait, comme à Gunther il fit conter.
1477 Qui ce Volker était-il donc ? Vous l’allez sur l’heure connaître,
c’était un noble et haut seigneur que tenaient encor pour leur maître
maint et maint preux habitués sous de Burgondes horizons,
un ménestrel, un vielleur, car c’était même son surnom.
1478 Hagen fit choix de mille preux, dont il était des plus certains.
Ayant lui-même en dur estour à l’ouvrage vu leurs deux mains,
où ? Mais qu’importe en quels essais ? Souventes fois, dis-je, et bien vus.
C’étaient des braves : rien de rien à contredire là-dessus.
1479 Les messagers dame Kriemhilde étaient cependant pleins d’ennui,
tant de leur maître ils avaient peur, et tant ils tremblaient lui
aussi congé demandaient-ils, jour après jour, de repartir.
« Pas de cela ! » disait Hagen, qui sens avait de l’avenir.

178
1480 Il disait donc à son seigneur : « Il faut, pour nous bien garantir
ne leur donner un tel congé que nous-mêmes prêts à partir,
au pis aller, huit jours plus tard, pour ce qu’Etzel tient sienne terre.
Il faut priver tout faux dessein du bénéfice du mystère.
1481 Dame Kriemhilde ainsi n’aura pas le temps de se retourner,
et sien conseil n’aura loisir dommage de nous susciter.
Mais si tel reste son plaisir, contre elle il se peut qu’elle mise
car sur nos pas marche feront maint parangon de vaillantise. »
1482 Selles bientôt et boucliers et tout ce qu’ils comptaient d’habits
comme bagages emmener en ce qu’Etzel tient pour pays,
tout était prêt pour le départ de tant de braves compagnons.
Courriers Kriemhilde adonc, par ordre, à roi Gunther tous deux s’en vont.
1483 Les voilà donc venus tous deux. Alors dit Monseigneur Gernot :
« Le roi, quand sire Etzel l’invite, honneur lui rendra comme il faut.
Pour sa grand’ fête nous allons le cœur joyeux nous mettre en route,
et nous irons voir notre sœur : n’en ayez pas le moindre doute. »
1484 Adonc le roi, sire Gunther : « Nous pouvez-vous dire le temps
de la grand’ fête solennelle, ou nous apprendre à quel moment
nous devrons, nous, aller là-bas ? » Et Swaemmelin leur dit le jour :
quand le Soleil à son tournant sera pour faire demi-tour.
1485 Congé leur a le roi donné (tel avant point n’ayant d’échoir)
d’aller, si le cœur leur en disait, dame et reine, Brunhilde voir.
Il y donnait sien agrément : ils n’avaient qu’à se présenter.
« Non ! » dit Volker, à qui la reine avait ouvert sa volonté.
1486 « Jà n’est pas Madame Brunhilde en telle humeur ni tel courage
qu’elle vous puisse recevoir, reprit le preux de fier barnage.
Attendez jusques à demain, et vous pourrez alors la voir. »
Ils le croyaient, mais entre temps, nouvel obstacle vint échoir.
1487 Lors commanda le riche prince aux deux courriers, qu’ils aimaient fort,
et généreux qu’il était né, d’apporter là quantité d’or
au plein de larges boucliers, car il en tenait grand avoir,
et ses amis de larges dons surent de même les pourvoir.
1488 Dan Giselher, sire Gernot, sire Gere et sire Ortavin
avaient de même tendre cœur, et ce bon cœur ne fut pas vain :
tant ils offrirent aux courriers de si magnifiques présents
que, dans la crainte de leur maître, ils refusèrent en tremblant !
1489 Adonc au roi de dire alors le messager dan Waerbelin :
« Sire, souffrez que vos présents de ce pays ne sortent point.
Nous n’en pouvons rien emporter, mon maître, par défense expresse,
est-ce après tout si nécessaire ? Ombre ne veut de vos largesses. »

179
1490 L’Avoué des Pays Rhénans en ressentit grand mautalent.
Quoi ! Refuser un roi puissant, et faire fi de ses présents !
Il fallut en passer par là. L’on prit donc l’or et les habits
de quoi pourvu, l’on fit apprêt à repartir pour le pays.
1491 Les jongleurs voulurent encor voir dame Ute avant de partir.
Dan Giselher le bien-allant les introduisit sans languir,
près de dame Ute sa mère. Elle leur dit au départir,
que des honneurs dame Kriemhilde elle n’avait nul déplaisir.
1492 Ordre donna à la souveraine orfrois et grand’ quantité d’or
(c’était à cause de da fille, à qui tout la liait encor,
et mêmement sire Etzel) de remettre aux deux ménestrels.
Ils pouvaient bien tout agréer des francs présents d’un cœur bien tel.
1493 Congé requis, congé reçu, les ménestrels étaient partis.
Adieu, dames ! Adieu, seigneurs ! Joyeusement, par le pays ;
jusqu’en Souabe leur chemin les fit accompagner Gernot,
de peur du moindre mauvais pas, d’un contingent de siens héros.
1494 Quand partirent ceux qui tenaient leur sauvegarde entre leurs mains,
le respect qu’inspirait Etzel les protégea sur tous chemins.
Ils ne furent donc détroussés ni du cheval ni de l’habit,
et devant eux s’ouvrit bientôt de Terre Etzel tout le pays.
1495 Rencontreraient-ils de francs amis ? lors devant eux s’ouvrant d’autant,
les rois Burgundes, disaient-ils, passeraient avant peu de temps
des bords du Rhin se transportant aux bords que les Huns ont pour terre
à Pilgerin (c’était l’évêque) ils n’en ont fait aucun mystère.
1496 Sur le chemin de leur retour devant Béchelaren passant,
ils avertirent Rüdeger, ils ne pouvaient faire autrement,
et Gotelint, que le margrave avait pour haute et noble femme,
eut à l’annonce des Rhénans moult grande joie au fond de l’âme.
1497 Mais leur message les pressant, se sont pressés les ménestrels.
Ce fut en sa ville de Gran qu’ils rejoignirent sire Etzel :
on lui mandait mille saluts, l’on en formait dix-mille encor.
Oyant cela, le souverain fut de plaisir rouge comme or.
1498 La souveraine, en apprenant nouvelles de source si claire,
que viendraient ses frères germains en sien pays et sienne terre,
au plein du cœur reprit courage. Elle-même fit aux jongleurs
sur grand largesse à son plus bel et grand honneur.
1499 Elle ajouta : « Dites, tous deux, dan Waerbel et dan Swammelin,
quels miens parent pour la grand’ fête encor se vont mettre en chemin
parmi les proches que j’invite en ce pays-ci notre terre ?
Et, dites-moi, que dit Hagen en vous oyant message faire ? »

180
1500 « Il vint un jour, dit le jongleur, au Conseil de fort bon matin,
mais ce fut pour se déclarer tout à fait contre le chemin.
En pays Hun quand le voyage eut à ses princes paru bon,
Hagen, farouche, de la Mort parut ouïr comme le nom. »
1501 Du voyage à coup sûr seront les rois vos frères tous les trois,
le cœur tout plein de noble joie. Avec qui ? C’est là, par ma foi,
ce dont je n’ai pu tout ensemble avoir parfaite connaissance,
mais dan Volker, le preux harpeur, leur a promis bonne assistance. »
1502 De dan Volker je ne dis pas, a du roi déclaré la femme,
que je tenais absolument à l’avoir ici corps et âme.
Mais j’aime bien sire Hagen : c’est un brave de haut barnage.
Rien qu’à l’annonce de le voir je me sens haute de courage. »
1503 La Souveraine, de ce pas, au roi directement alla.
Quelle tendresse par la voix de dame Kriemhilde parla !
« Nouvelle heureuse, n’est-ce pas ? Ô mon doux et très cher seigneur !
Car maintenir va s’accomplir l’ultime rêve de mon cœur. »
1504 « Si c’est ton rêve, il fait ma joie ! (la réponse était toute prête).
Jamais aucun des miens parents ne m’a mis à pareille fête
quand il en est venu me voir en ce pays la mienne terre.
Tant j’ai d’amour pour tous les tiens que franc d’ennui mon cœur
s’éclaire. »
1505 Le menu peuple des garçons, l’humble valetaille royale,
garnit des rangs de tous leurs bancs le chef-logis et la grand salle,
pour accueillir les hôtes chers qui déjà préparaient leur voie
et qui plus tard au souverain devaient ravir plus d’une joie.

181
Aventure XXV.
Les Burgundes vont chez les Huns.
1506 Mais laissons les œuvrer sur place à tous les soins de ces apprêts.
Seigneurs de cœur plus radieux ni cour de roi n’avaient jamais
plus magnifiques mis en route et chevauché par maint pays.
Ceux-ci venaient munis de tout, aussi bien d’armes que d’habits.
1507 Celui qui veille sur le Rhin a vêtu de neuf ses vassaux,
soit de guerriers mille et six cents, ce que l’on men dit n’est pas faux,
non sans neuf mille bacheliers qui devaient être de la fête.
Ceux qui restèrent au pays pleurent encore sur leur tête.
1508 On transporte l’équipement tout au sortir de la grand’ cour.
Adonc le saint homme de Spire, un vieil évêque plein de jours,
dit à la belle reine Ute : « Ores voici, c’est le départ
pour la grand’ fête solennelle : y fasse Dieu leur digne part ! »
1509 Adonc de dire à ses enfants dame Ute toute noblesse :
« Vous devriez rester ici, vaillants par trop pleins de prouesse,
cette nuit m’est songe advenu, signe d’étrange mauvais sort,
que tout ce qui, par ce pays, vole ou porte aile était fin mort. »
1510 « Quiconque aux songes s’en remet, a dit Hagen sans plus attendre,
à dire le fin mot de rien ne peut sur terre en rien prétendre,
fût-ce touchant le sien honneur du tout au tout remis en jeu.
J’entends, pour moi, que mon seigneur s’en aille aux dames dire adieu.
1511 Bien volontiers de Terre Etzel nous chevaucherons le chemin.
C’est là que peut servir les rois une brave et vaillante main,
quand nous verrons ce que Kriemhild entend comme fête y donner. »
Hagen était pour le voyage ! Il l’eut depuis à regretter.
1512 Il eût retiré son conseil, mais quoi ! C’était toujours Gernot !
Qui, sans fin pour l’espoinçonner, savait si bien trouver le mot :
« Siegfried ! Siegfried ! » répétait-il. « Siegfried, Kriemhild, les deux
époux. »
Et d’ajouter : « Ne cherchez plus pourquoi Hagen renonce à tout. »
1513 Hagen de Tronège répondit : « Je ne crains rien de rien du tout.
Quand l’ordre en est par vous donné, mettez en route. Jusqu’au bout,
jà volontiers je vous suivrai chez sire Etzel en sien royaume. »
En pièces jà serait par lui mis tant d’écus et tant de heaumes !
1514 Les bateaux attendaient tout prêts : il fallait voir le mouvement !
Il fallait voir porter à bord ce qu’ils avaient de vêtements.
L’effervescence ne tomba qu’avec le soir qui descendit,
quand un chacun de sa maison, le cœur hardi joyeux, partit.

183
1515 Adonc tentes et pavillons vont se dressant par la prairie
sur l’adverse rive du Rhin, partout de trefs toute fleurie.
Le roi voulut que demeurât auprès de lui sa belle femme,
amour encor, pour une nuit, au beau seigneur unit la dame.
1516 Buisines, flustes à grand bruit donnent partout de grand matin
le grand signal du grand départ, et les voilà tous en chemin.
L’ami fit don à son ami d’un baiser de toute son âme,
las ! Autrement procèderait celle qu’a prise Etzel pour femme.
1517 Les fils la belle reine Ute avaient entre autres un vassal
toute bravoure et toute foi. Comme ils allaient mettre à cheval
il vint au roi secrètement dire le fond de son courage,
et déclara : « J’ai deuil au cœur de vous voir faire ce voyage. »
1518 Il avait nom sire Rumolt, toujours en éveil et vaillant,
il ajouta : « Qui lairrez-vous du peuple et du pays régent ?
L’on ne peut donc, seigneurs guerriers, vous faire changer de courage ?
Dame Kriemhilde, à mon avis, vous a mandé fâcheux message. »
1519 « Sois le régent de mon royaume et le tuteur de mon enfant.
Veille sur l’une et l’autre reine : ainsi le veux-je en m’en allant.
Si quelqu’un pleure devant toi, conforte-lui le corps et l’âme.
Chez sire Etzel mal ne nous veut celle qu’il a prise pour femme. »
1520 L’on tenait prêts les palefrois des rois et de leur train vassal.
Il s’échangea de doux baisers, et congé pris, vite à cheval !
L’on se sentait le cœur très haut et l’allégresse au plein de l’âme.
Un jour viendrait où pleureraient grand quantité de gentes dames.
1521 Vers leurs chevaux lorsque l’on vit les fougueux barons se porter,
ce fut ne voir que mainte dame en sa douleur debout rester.
Elles voyaient leur solitude au cœur toujours amer breuvage
avec sa suite de malheurs au loin venir en leur courage.
1522 Alors se mirent en chemin les valeureux princes Burgundes.
Il s’ensuivit grand mouvement dans tout le pays à la ronde :
des deux côtés de la montagne, en pleurs étaient hommes et femmes,
mais qu’importait le menu peuple ? Ils s’en allaient joyeux dans l’âme.
1523 Les braves preux de Nibelunc suivirent sans se disperser :
ils étaient là mille hauberts ! Ce qu’ils avaient chez eux laissé,
toutes des dames de beauté s’effaçaient à jamais sans trace :
de dan Siegfried percé de coups le cœur Kriemhilde encor se glace.
1524 Adonc allant courant toujours devers le Main par le travers,
puis remontant l’Osterfranken, c’étaient les hommes de Gunther,
et dan Hagen était leur guide, un qui ne les fourvoierait mie.
Le maréchal, c’était Dankwart, le franc héros de Burgundie.

184
1525 Ce fut, passé l’Osterfranken, le Schwalvelde, par le plus court !
À leur convoi se put juger quels fiers seigneurs, depuis toujours
étaient les princes et les leurs, francs de reproche purs d’effroi.
Un beau matin, ça faisait douze, à le Danube fut le roi.
1526 Disons plutôt Hagen de Tronège en tête de tous à cheval.
C’était bien lui, tout Nibelunc, lui, leur rempart et leur aval.
À terre donc met pied le preux… Au ras du sable fluvial,
puis sans demeure il attacha tout contre un arbre son cheval.
1527 C’étaient vraiment les grandes eaux ! Et néant d’esquif pour passer…
Les Nibelungen restaient là, péniblement embarrassés :
comment franchir pour l’autre bord un pas de pareille largeur ?
À terre adonc de mettre pied plus d’un solide chevaucheur.
1528 « Deuil, adonc de dire Hagen, à bon droit peut ici t’échoir,
Avoué du Pays Rhénan. Comme tu peux toi-même voir,
ce sont vraiment les Grandes Eaux ! Mais ce n’est pas tout : quel courant je
crains qu’ici nous ne perdions foule de preux des plus vaillants. »
1529 « Des reproches, maître Hagen ? Se récria l’auguste roi.
J’en appelle à votre valeur : cœur sans nous rompre de surcroît,
mettez-vous en quête du gué tout grand ouvert sur ce pays,
que nous puissions d’ici tirer nos palefrois et nos habits. »
1530 « Je n’ai point, que reprit Hagen, tant de misère en ce bas monde,
que je veuille mourir noyé par le grand large de ces ondes.
Plutôt, plutôt, en fait de mort, roide estourbir quelques guerriers
du pays qu’a pour terre Etzel : rien ne me dit plus volontiers.
1531 Demeurez bien au bord de l’eau, fiers chevaliers de fier courage.
Je vais en quête de passeurs moi-même explorer le rivage,
et terre nous fera quelqu’un toucher là-bas le fief Gelpfrat. »
Adonc s’éloigne Hagen le Fort, son bon pavois le long du bras.
1532 Il allait tout de fer vêtu, pavois au bras, pour la défense,
et tel armet sur lui lacé qui lui laissait parfaite aisance.
Encor avait-il sur sa broigne une arme large, de mesure
à vous tailler à deux tranchants d’épouvantables entamures.
1533 Adonc en quête de passeurs cherchant amont, cherchant aval,
il entendit un clapotis (il ne rêvait pas !) de cristal :
claire fontaine c’était bien, et clairs ébats de deux ondines ;
elles voulaient se rafraîchir et sillonnaient cette piscine.
1534 Hagen vers elles fit un pas, puis deux, en cachette, vers elles,
furtivement, mais pas assez :l’éclair de leur fuite étincelle !
Elles l’avaient échappé belle, et c’était leur plus grande joie!
Il leur prit bien leurs vêtements, mais ce fut là toute sa proie.

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1535 Celle qui nom eut d’Hadebourc lui dit alors sur ce beau coup :
« Franc chevalier, gentil Hagen, oyez, car il ne tient qu’à vous,
oyez, mais faut, hardi seigneur, d’abord nous rendre nos habits,
ce que seront pour vous les Huns, tant cour de prince que pays. »
1536 Un vol d’oiseaux, qu’on aurait dit, tout juste à deux pas du rivage.
Il les jugea de fin savoir, et de fort bienveillant courage.
Elles n’allaient parler, pour lui, que pour le servir de leur mieux
ne venaient-elles pas de lire au fond du fond de tous ses vœux ?
1537 « Vous pouvez fort en terre Etzel mener vos chevaux, dit la voix,
et sans attendre, un seul instant je vous en pleige ici ma foi,
que vers nul prince en aucun temps francs chevaliers l’on ne vit mieux
à de si grands honneurs aller : c’est vérité, non simples vœux. »
1538 Sire Hagen, oyant cela, se sentit au plein de la joie.
Il leur rendit les vêtements sans plus outre en tenir la proie,
elles, d’un coup, furent dedans (ah ! Quels enchantements d’habits !)
pour tout lui dire en vérité de leur voyage en ce pays.
1539 Adonc Siglinde, l’autre ondine ; adonc de lui dire en parlant :
« Je préfère te prévenir, mon cher Hagen, fils Aldrian,
c’était amour de ses habits. Ma sœur, il est vrai, t’a menti :
chemin plus outre chez les Huns tu ne feras que mal parti.
1540 Demi-tour, oui, fais demi-tour, tant qu’il en est encore temps,
car point l’on n’eût, vaillants barons, autre dessin, vous invitant,
que de vous faire tous mourir chez Etzel au bout du chemin.
Quiconque y pousse son cheval, la Mort déjà l’a dans sa main. »
1541 Adonc reprit sire Hagen : « C’est abus. Ce n’est pas le sort.
Se pourrait-il qu’il fût ainsi ? Quoi ? Nous tous promis à la Mort,
et pas un seul n’en reviendrait parce que quelqu’un nous en veut
lors l’une et l’autre sur le champ le lui contèrent de leur mieux.
1542 Et la première alors reprit : « Tel sort se lie et se délie,
qu’il n’est pas un, pas un de vous qui puisse en revenir en vie,
sinon le chapelain du roi, cela ne fait aucun mystère,
qui franc d’offense doit revoir ce que Gunther tient sienne terre. »
1543 Adonc le cœur plein de mauvais, dit Hagen, le baron sans peur :
« Ce serait message ennuyeux que d’annoncer aux miens seigneurs
que chez les Huns nous ne devons nous rendre que pour rendre l’âme.
Dis-nous, dis-nous où traverser, toi qui sage est sur toute femme. »
1544 Elle lui dit : « De ce voyage ainsi puisque tu ne démords,
sache qu’il est une demeure en amont d’ici, sur ces bords,
où de tout temps loge un passeur, le seul de bien loin à la ronde. »
Oyant cela, le preux laissa de consulter l’ondine blonde.

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1545 De mautalent comme il partait : « Attendez, cria l’une d’elles,
attendez donc, sire Hagen ! Le zèle vous donne des ailes !
Daignez ouïr, pour bien passer, l’histoire en tout son contenu :
Marche là-bas c’est dont le comte est sous le nom d’Else connu.
1546 Le même Else est frère germain d’un franc baron nommé Gelpfrat,
Prince du pays Bavarois. Fort rude tâche attend vos bras,
si vous voulez passer la marche. A vous de vous bien garantir,
et touchant même le passeur de sur vos gardes vous tenir. »
1547 Il est d’humeur sombre et sinistre, et point ne vous lairra la vie,
si vous n’avez pour ce héros le geste d’une main amie :
si vous voulez passer le fleuve, il y faudra le grand salaire ;
le grand veilleur de ce pays, fors à Gelpfrat ; tient mal à plaire.
1548 S’il ne vient pas du premier coup, criez de rivage à rivage,
que vous avez nom Amelrich. C’était un gars de fier courage,
à qui tant noises l’on chercha qu’il laissa les siens horizons.
À vous viendra le dan passeur dès qu’il orra sonner ce nom. »
1549 Orgueil ou pas, sire Hagen s’inclina devant les ondines,
sans un seul mot, car il se tut, et laissant les filles devines,
au long de l’onde amont du fleuve il mit en route, et tant alla
qu’adonc enfin sur l’autre bord une demeure se montra.
1550 Il appela. Sa voix au loin porta jusqu’à l’autre rivage.
« Viens me chercher ici, passeur, cria ce gars de fier courage.
Loyer de moi tu recevras rouge-vermeil bracelet d’or,
jà sauras-tu que c’est pour moi la traversée ou bien la mort. »
1551 Mais le passeur, car sa richesse est grande assez, n’est pas venu.
Rarement même il agréait péage de qui que ce fût,
et comme lui, les siens valets étaient de fort hautain courage :
ainsi Hagen demeurait seul debout là-bas sur son rivage.
1552 Il rappela, si puissamment que tout le fleuve en retentit,
car la vigueur de ce baron toujours immensément jaillit :
« Vas-tu venir ! C’est Amalrich, l’homme d’Else à qui tantes guerres
à qui tant noises l’on chercha qu’il dut s’enfuir de cette terre. »
1553 Bien haut au bout de son épée offrande il brandit d’un soleil,
d’un bracelet tout radieux de ses feux d’or rouge-vermeil.
Mais il voulait de dan Gelpfrat tâter la terre et les chemins !
Orgueil ou pas, le dan passeur lui-même prit la rame en main.
1554 Or ce passeur même en personne avait pris femme depuis peu.
Qui trop convoite de grands biens finit par tout perdre à ce jeu :
lui, pour l’anneau que dan Hagen lui fit miroiter de bel or,
tâta du branc de ce héros, dont il souffrit affreuse mort.

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1555 Le passeur tant et tant rama qu’il eut tôt fait de traverser.
Il avait bien ouï le nom, mais où l’homme était-il passé ?
Lui donc n’était plus que fureur, et quand ce fut Hagen qu’il vit,
c’est bien de l’air le plus mauvais qu’en le voyant, adonc il dit :
1556 « Vous pouvez bien avoir pour nom Amelrich, véritablement.
Mais vous n’avez rien de celui que je venais ici cherchant,
nous avions mêmes mère et mère : il était de frère avec moi.
Vous me trompiez. Il ne se peut qu’ici passage pour vous soit. »
1557 « Non, de par Dieu le Tout-Puissant ! C’est là tout Hagen qui répond.
Preux étranger à toi je viens charge ayant de braves barons,
agréez donc en bon ami ce que je vous tends de salaire
et passez-moi sur l’autre bord. Je ne veux rien que vous complaire. »
1558 Adonc reprit le dan passeur : « Voilà qui ne saurait se faire !
Tant d’ennemis ont mes seigneurs, dont l’existence m’est si chère !
Je ne saurais à nul horsain faire toucher notre rivage,
et si tu tiens à vivre encor, quitte ma barque pour la plage. »
1559 « Usez-en mieux, que dit Hagen. Vous me contristez le courage.
Agréez donc en amitié cet or franc de tout alliage,
et passez-nous : mille chevaux, et tout autant de chevaliers. »
Mais le passeur, brutalement : « D’un seul pas même la moitié ! »
1560 Et brandissant un aviron grand de taille et grand d’envergure
il l’abattit sur dan Hagen, pour sa plus grand’ peine future.
À deux genoux l’autre, sur place, en fut mis comme un qui supplie.
Onc dan passeur aussi brutal n’avait reçu le Tronège mie.
1561 Point ce n’était encore assez pour cet insolent d’étranger :
prenant sa gaffe, il l’abattit, qu’en éclats il la fit voler,
sur le chef même de Hagen. Pour être fort, il était fort,
le passeur d’Else, mais pas fin, car il venait d’œuvrer sa mort.
1562 De mautalent tout enflammé, Hagen plus prompt encor qu’éclair
à son fourreau porta la main. L’arme aussitôt brilla par l’air,
et fit voler le chef de l’homme : autant s’en engloutit sous l’onde !
Autant en ont, par la rumeur, appris bientôt les fiers Burgundes.
1563 Pendant le temps que de la sorte était le batelier occis,
la barque aval allait grand’ erre. Il s’en trouva des plus marris,
mais sans attendre, à grand ahan, à contre cours, à force rames,
alla souquant et resouquant l’homme à Gunther de corps et d’âme.
1564 Mais il y mit par trop de nerf en virant de bord, l’étranger !
Et l’aviron, bien que solide, en sa main rompit au nager.
Lui qui voulait sur telle grève aller rejoindre ses guerriers !
Et plus de rame ! Il s’en fit une, en un instant, des deux moitiés

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1565 Avec une guige d’écu, fin ligament de soie et d’or !
Il maintint le cap sur un bois, et toucha terre juste au bord
où l’attendait le sien seigneur comme un veilleur debout planté.
Adonc vers lui se porte et va de fiers guerriers grande plenté.
1566 Si beaux saluts et bel accueil lui firent tous ces preux vaillants
mais de la barque tous voyant se lever la vapeur du sang
qui de l’entaille avait coulé du batelier quand il l’occit,
sous tout l’afflux de leurs comment sire Hagen se trouva pris.
1567 Adonc le roi sire Gunther le sang tout aussitôt qu’il vit,
qui dans la barque ruisselait, droit sans attendre adonc lui dit :
« Ca, dites-moi, sire Hagen, et le passeur ? Il n’est pas là ?
Vous l’aurez roide mort occis du rude bras que je vois là. »
1568 Et l’autre alors, tout en mentant : « J’ai vu cette barque en chemin.
Au pied d’un saule sauvageon qu’attendait-elle que ma main ?
Mais de passeur assurément ombre en ces lieux je n’ai pu voir,
et de mon fait à nul vivant n’a pu non plus méchef échoir. »
1569 Des rangs des Burgondes parla sire Gernot, qui dit alors :
« J’ai peur que bien des gens que j’aime aujourd’hui n’aillent à la mort.
C’est que nous n’avons sous la main ni marinier ni dan passeur
qui nous conduise à l’autre bord, et c’est de quoi j’ai grand’ douleur. »
1570 Hagen cria d’une voix forte : « Allons, harnais sur le gazon,
au pied, valets, de nos chevaux ! Il me souvient d’une saison
que j’étais le meilleur passeur qui se trouvât le long du Rhin.
Fort je me fais au bord Gelpfrat de vous passer francs riverains. »
1571 Aussitôt dit, aussitôt fait ! Nageurs de rivage à rivage,
on fit de force entre en l’eau les palefrois, et leur courage,
car nul remous ne vint à bout de leur fougueux emportement,
pour loin qu’ils aient pu dériver : c’était permis… Par ce courant !
1572 Ils ont entassé dans la barque avec leur or tous leurs habits,
faute, face au refus des flots, d’en savoir prendre leur parti.
Hagen se tenait à la barre : on abordait l’autre rivage,
et de fiers preux aventureux s’allait couvrant l’étrange plage.
1573 Pour commencer, il transporta les mille chevaliers du roi.
Puis il passa les siens vassaux, et puis encor tout le surcroît
de neuf fois mille serviteurs de l’autre côté du chemin,
tout un grand jour, infatigable, en vrai Tronège, de sa main.
1574 Adonc tandis, bien sains, bien saufs, qu’il leur ouvrait l’autre rivage,
l’étrangeté de tout le conte au preux revint en son courage,
et derechef il entendit les farouches filles de l’onde :
le chapelain sire Gunther en faillit bien quitter ce monde.

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1575 Près de ses armes de chapelle il vit l’aumônier en chemin,
qui sur les saints du reliquaire allait gardant la sienne main,
mais las ! Hélas ! Piété perdue : Hagen avait vu sa présence !
Pitié de Dieu ! Le pauvre prêtre eut à souffrir mortelle transe.
1576 Allez, à l’eau, par-dessus bord ! Et le plus vite était le mieux.
« Repêche-le, lui criait-on : grâce pour lui ! Repêche-le ! »
Dan Giselher, le jeune roi, du premier coup fut en fureur :
mais le vassal n’entendait point le prince en eut grand’ peine au cœur.
1577 Des bancs des Burgundes parla sire Gernot, qui dit alors :
« Qu’aurez-vous donc de plus, Hagen, quand le chapelain sera mort ?
Un autre en ferait-il autant, vous en seriez en grand ennui.
De quoi ce prêtre est-il coupable, et qu’avez-vous tant contre lui ? »
1578 L’aumônier comme il peut surnage, et plus n’espère pour sa vie
que d’un éventuel secours, mais Hagen lie, Hagen délie,
toute la force dan Hagen se mue en ire et folle rage,
et c’est au fond qu’il le poussait d’un déplaisant et noir courage.
1579 Lors le pauvre homme d’aumônier, aide en vain cherchant généreuse,
à l’autre bord de dériver… Mais quelles minutes affreuses !
Il ne savait du tout nager… Dieu seul l’aidait de sienne main,
tant qu’à la terre sain et sauf il arriva franc le chemin.
1580 Il arriva, le pauvre prêtre, et puis secoua ses habits.
Tout pour Hagen devenait clair. Mais il en avait pris parti,
tout prenait bien comme avaient dit les farouches filles de l’onde :
« Oui, pensa-t-il, nos preux barons ne sont déjà plus de ce monde. »
1581 Quand de la barque fut tiré, puis emporté tout le conroi,
qu’avaient dessus haut tassé les hommes liges des trois rois,
Hagen en pièces la brisa, puis jeta lui-même au courant,
d’étonnement laissant surpris les chevaliers preux et vaillants.
1582 Dankwart adonc lui demanda : « Pourquoi, mon frère, agir ainsi
et comment repasserons-nous quand de nouveau par ce pays,
en revenant du pays Hun, nous chevaucherons vers le Rhin ? »
Hagen sur l’heure lui répond que c’est espoir nourrir bien vain.
1583 « Ma raison ? Hé bien, la voici, répond le brave de Tronège.
Si parmi nous voyage un traître, un couard, un lâche, que sais-je,
un lâche prêt à s’encourir, comme un que fait moûcher le sort,
il lui faudra jouant ses jours ici périr d’ignoble mort. »
1584 Ils emmenaient de compagnie un homme de Burgundenlant,
du nom de Volker appelé. C’était un brave plein d’allant,
toujours ayant le mot pour dire avec grand art son franc courage,
et quand Hagen avait parlé : « C’est, disait-il, notre avantage. »

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1585 Les palefrois étaient fin prêts, et les sommiers sous le bagage.
Jusques alors tout allait bien : pas le moindre petit dommage,
et nul regret au fond des cœurs, sinon du chapelain du roi,
qui n’avait plus sur ses deux pieds qu’à regagner le Rhin tout droit.

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Aventure XXVI.
Gelpfrat est occis par Dankwart.
1586 Vint le moment qu’ils eurent tous bel et bien pied sur le rivage.
Aussitôt le roi demanda : « Qui nous pourra par cette plage
indiquer le juste chemin par le plus court, dès le départ ? »
Lors répondit Volker le Fort : « Moi, dis-je, et, seul, car c’est ma part. »
1587 « Faites silence, dit Hagen, chevaliers, et vous, écuyers.
Il faut écouter ses amis, comme il est juste et comme il sied.
Ce que je sais n’a pas de nom, mais je ne puis, moi, vous le taire :
pas un de nous ne doit revoir du sol Burgonde homme ni terre.
1588 De deux ondines je le tiens, pas plus tard que ce matin :
pas un de nous n’en reviendra ! Donc ne vous mettez en chemin
que sous les armes, preux guerriers. À vous de vous bien garantir,
tout sert ici vos ennemis. Voyageons prêts à coup férir.
1589 Je pensais bien faire les savantes filles des ondes,
qui prétendaient que sain et sauf nul de ce que nous sommes de monde
en son pays ne reviendrait, si ce n’est le seul chapelain.
Voilà pourquoi je tenais tant à le noyer de mienne main. »
1590 Cette nouvelle alors vola d’ordre en ordre et de rang en rang.
Du coup muait de preux de preux las ! La couleur en cet instant,
tant prompt souci les saisissait d’une rude et cruelle mort,
courre si loin royale Cour ! Ainsi vraiment tenter le Sort !
1591 Or c’était près de Moeringen qu’ils venaient de traverser là,
où de sire Else fut tout roide occis le passeur Elgola.
Adonc reprit sire Hagen : « Aversiers le long du chemin
par trop me suis-je suscités, gardons-nous bien d’un coup de main !
1592 J’ai donné la mort au Passeur aujourd’hui même, ce matin.
La chose a dû faire du bruit. Prêts soyons à tout chemin,
et si Gelpfrat et son frère Else aujourd’hui veulent, sur ce champ,
fondre sur nous et sur nos gens, qu’ils ne le fassent qu’à leur dam !
1593 Je les sais trop audacieux pour nous laisser nous échapper.
Raison de plus pour chevaucher notre chemin sans nous presser.
Nul ne doit croire à des fuyards qui se sont ouvert un passage. »
« Pareil conseil me chante fort », dit Giselher le grand courage.
1594 « Qui va marcher devant l’armée et la guider par cette terre ? »
«Volker, pour qui, répondit-on, le pays n’a pas de mystère !
Chemins et routes s’il en sait, le bien-allant ménétrier ! »
À peine dit, tout droit soudain haut fervestu surgit sur pieds,

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1595 L’irrésistible ménestrel, heaume lacé comme une tour,
splendide au loin jetant les feux de sa robe des jours d’estour.
À bout de lance il arborait un emblême rouge comme or,
lui qui, demain, avec les rois devait subir si sombre sort !
1596 Du passeur mort, encependant, fut averti Gelpfrat son maître,
nouvelle hélas ! trop véritable, et que mêmement dû connaître
Else le Fort Toute-Vaillance, au cœur sentant la même offense.
Appel ils firent à leurs preux, qui tous étaient jà prêts d’avance.
1597 En moins d’une heure, et de beaucoup, vous l’allez entendre fort net,
sur eux fondirent escadrons qui beaux dommages avaient fait
en lieux où Force prime Droit, et plus massacré que vaincu.
Se présentèrent à Gelpfrat sept cents d’entre eux, si ce n’est plus.
1598 Après leurs sombres ennemis les voilà tous, sur l’heure, en selle.
Ils n’ont qu’à suivre les seigneurs. Ceux-ci (dont l’œil en étincelle !)
des étrangers brûlaient déjà de tirer vengeance et raison,
et c’est de quoi nombre des leurs y succombèrent à foison.
1599 Hagen le sire de Tronège avait fait que personne sage
(mais sur les siens comment pouvait meilleur veiller un patronage ?)
Il prit pour soi l’arrière-garde, et s’adjoignit, outre ses lances,
Dankwart son frère, car c’était le dernier mot de la prudence.
1600 Tant à la fin baissa le jour, que les autres n’y tinrent plus.
Lui, qui craignait pour ses amis peine étrange et mal suraigu,
pavois au bras leur fit passer en passant par le Bayerlant.
Il était temps, car juste alors parvint le bruit de l’assaillant.
1601 Des deux côtés du grand chemin, le chanfrein quasi dans leurs selles,
ils entendirent ce galop : c’était faire trop d’étincelles !
Lors déclara Dankwart le Preux : « L’on s’apprête à nous assaillir.
Laçons le heaume ! Ce sera sur justes gardes se tenir. »
1602 Et de suspendre à temps leur marche : autrement ne se pouvait être.
À travers nuit leurs yeux voyaient l’éclat de boucliers paraître,
et dan Hagen, car il ne peut sans voix plus longuement rester :
« Qui vient ici nous prendre en chasse ? » Et dan Gelpfrat dut le conter.
1603 Adonc le sire margrave de la Terre de Bayerlant :
« Nous recherchons nos ennemis, et nous courons nos assaillants.
Hui m’a quelqu’un, j’ignore qui, roide le mien passeur occis,
c’était un preux de grand’ bravoure, et je n’en suis que plus marri. »
1604 Adonc reprit Hagen de Tronège : « Ah, ce passeur était le tien ?
Il refusait de nous passer, et le salaire en fut le sien.
Oui, c’est bien moi qui l’ai tué, mais vraiment forcé par le sort
tant un peu plus c’était son bras qui m’abattait bel et bien mort.

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1605 Quand pour loyer j’allais offrant, l’or et mêmement les habits,
pour qu’outre fleuve il nous daignât, héros, passer en ton pays,
il se fâcha tant et si fort que pour un peu j’en fus occis
d’un formidable coup de perche, et de fureur je me marris.
1606 Ainsi j’en vins à dégaîner, et je le mis à la raison.
Quelle entamure je lui fis ! Il perdit la vie à foison…
Je suis tout prêt à réparer comme voudra notre barnage. »
Or il fallut livrer bataille… Ah ! Les grands cœurs pleins de courage !
1607 « Je savais bien, disait Gelpfrat, quand parurent ses chevaucheurs,
sire Gunther et tous les siens, que nous causerait crève-cœur
Hagen le sire de Tronège. Il en lairra pourtant la vie,
car mort pour mort, pour le passeur il faut qu’ici le preux expie. »
1608 Sur leurs pavois, pour mieux pointer, s’inclinèrent leurs deux épieux.
C’était Gelpfrat ! C’était Hagen ! Quel désir se jetaient leurs yeux
Else et Dankwart, de leur côté, de se charger, comme eux du leur,
ils firent voir quels ils étaient : deux vrais démons pleins de fureur.
1609 Se pouvait-on entre barons mieux se donner preuves requises
un roide coup envoya choir au cul de son cheval assise
Sa Vaillantise dan Hagen, que Gelpfrat férit de sa main.
Le poitrail même en deux sauta : pour un combat, c’en était un.
1610 L’on n’entendait par derrière eux que le fracas du choc vassal !
Endementiers se ressaisit sire Hagen, qu’avait aval,
fondant sur lui, le roide estoc mis sur le cul sur le gazon.
Et pour Gelpfrat, se relevant, il n’avait pas un œil bien bon.
1611 Qui tint en main leurs destriers ? Cela pour moi reste un mystère.
Mais sur le sable l’un vers l’autre ils se ruent sitôt pied à terre.
C’était Hagen ! C’était Gelpfrat ! Deux élans, mais quelle ruée !
Et quels seconds que leurs amis ! Cela se nomme une mêlée.
1612 Quel ouragan quant et Hagen sur Gelpfrat se précipita !
Quel preux margrave cependant ! Du pavois, du coup qu’il porta,
tout un énorme pan sauta dans un tourbillon d’étincelles.
Pour l’homme lige dan Gunther, c’était vraiment l’échapper belle !
1613 Il appela : « Dankwart ! » Non, non, ce n’était plus de musarder.
« Au secours, frère bien-aimé, car me vient homme d’aborder,
un champion du corps-à-corps, qui point ne me lairra la vie. »
Lors lui cria Dankwart le Preux : « Je vais trancher ce qui t’ennuie. »
1614 En quelques bonds il fut près d’eux. Un coup de branc. L’autre tomba.
C’était une arme au fil tranchant, et la Mort l’étendit tout plat.
Else aurait bien pour pareil preux tiré sur l’heure sa raison,
mais tous, barons et prince même avaient reçu rude leçon.

195
1615 Occis le sien frère germain, lui-même comme il faut navré,
et quatre-vingts de ses barons soudain à tout jamais glacés
du vent atroce de la mort, le seigneur eut en ce revers demi-tour faire,
et puis s’enfuir devant les forces dan Gunther.
1616 Comme les gens de Bayerlant volte-face faisaient grand’ erre,
s’oyaient encore derrière eux bruire formidables tonnerres :
c’était la chasse de Tronège à l’ennemi, qui, devant elle,
fondait, sans rendre (y songeait-il ?), à fond de train fou d’étincelles.
1617 Adonc a dit, comme ils fuyaient, Dankwart le baron de bonne aire :
« C’est maintenant que nous devons sur nos pas, nous, demi-tour faire
et les laisser à leur lancée : ils sont rouges couverts de sang.
Il faut des nôtres, croyez-moi, vite rejoindre ordres et rangs. »
1618 Demi-tour donc ! Et revoilà les lieux où mal leur vint échoir.
Hagen de Tronège adonc reprit : « Vaillants, c’est maintenant de voir
combien des nôtres sont tombés, ou lesquels nous aurons perdus
ici même, où si furieux, Gelpfrat sur nous frappa si dru. »
1619 Quatre des leurs qu’il leur manquait ! On les pleura : c’était l’usage.
Mais qu’ils étaient vengés bon prix ! En face, c’était le carnage :
le Bayerlant, à tout le moins, de ses fils perdait bien un cent.
Quant à Tronège, ses pavois n’étaient que brumes et que sang.
1620 Un faible rai de claire lune apparut au trou d’un nuage.
Adonc reprit sire Hagen : « Que nul preux du votre barnage
aux miens seigneurs mes bien-aimés ne conte cette geste-ci.
Épargnez-les, et les laisser jusqu’au matin francs de souci. »
1621 Bref, le gros de l’ost ont rejoint ceux qui venaient de si bien faire
et c’est alors que, rudement, l’on ressentit fatigue amère :
« Combien de temps, demandait-on, en selle encores à rester ? » l
ors répondit Dankwart le Preux : « Nous ne pouvons nous arrêter.
1622 Force nous est de chevaucher jusqu’à ce que vienne le jour. »
Volker l’Isnel, qui commandait la valetaille de toujours,
fit demander au maréchal : « Où camperons-nous cette nuit ?
Pour le repos de nos chevaux, et des seigneurs à qui je suis ? «
1623 Lors répondit Dankwart le Preux : « Si je le savais seulement !
Nous ne pouvons nous reposer que le jour derechef naissant.
Nous le ferons dès qu’en chemin nous trouverons un vert gazon. »
Oyant cela, sûr que plus d’un en eut au cœur déception.
1624 Ils demeurèrent dans le noir couvert du chaud du sang vermeil,
de la clarté de ses rayons jusques à ce que le soleil
d’aubes nimbât monts et sommets. Adonc le roi, quand il les vit,
et qu’ils avaient combat livré, le prit bien mal, fort mal, et dit :

196
1625 « Ah ! Ca, vraiment, ami Hagen, auriez-vous fait le grand’ seigneur ?
Point près de vous ne me vouloir quand vos hauberts, comme de pleurs
oui, s’inondaient de tant de sang ! Qui donc tels coups vous a portés ? »
Mais lui : « Cela ? dit-il. C’est Else : il s’est de nuit sur nous jeté.
1626 C’est une histoire de passeur. Il nous chargeait à fond de train.
Adonc tomba sire Gelpfrat, que mon frère occit de sa main.
Depuis nous est Else échappé, quasi pris au piège du sort.
Quatre des nôtres, cent des leurs sont demeurés sur place morts. »
1627 Nous ne pouvons vous dire au juste où chevaucheur mit pied à terre.
Tout le pays, comme un seul homme, à tout savoir ne tarda guère :
« Allaient ainsi parler au roi les fils d’Ute preux enfants. »
Fort bel accueil les attendait dedans Passau bien avant.
1628 L’oncle des nobles souverains, l’Archevêque dan Pilgerin,
était en plein ravissement de recevoir ces pèlerins,
les siens neveux ! De tant de preux accompagnés en sienne terre.
Il fut tout leur, et n’en fit point secret tenace ni mystère.
1629 Fort bel accueil de leurs amis les attendait sur le chemin.
Mais point Passau ne pouvait fournir de logis tout ce train.
Il fallut donc passer le fleuve, et là se trouvant une plaine,
au loin de tentes et de trefs elle fut vite toute pleine.
1630 Il leur y fallut séjourner tout le temps que dura le jour,
puis mêmement toute la nuit. Tout se fit leur tout à l’entour.
Mais chemin prendre il leur fallut de Rüdeger en sienne terre,
à qui de même la nouvelle en advola sans nul mystère.
1631 Quand eurent pris, si las d’aller ! Quelque repos les chevaliers,
comme la terre sire Etzel allait approchant sous leurs pieds,
ils découvrirent un guerrier juste à la frontière dormant.
Hagen le sire de Tronège à son côté lui prit son branc.
1632 Il s’appelait sire Eckewart, un preux baron de preux barnage,
et ce lui fut comme la mort soudain dardée en son courage,
que ce passage des héros et la perte de son épée.
Vraiment la marche Rüdeger était pour eux bien mal gardée.
1633 « Malheur à moi ! Je suis honni, que dit alors dan Eckewart.
Jà des Burgundes moult me pèse et le voyage et le départ.
Du jour où j’ai perdu Siegfried, toute joie est morte pour moi.
Hélas ! Hélas ! Dan Rüdeger, tant j’ai failli par devers toi ! »
1634 Sire Hagen, oyant des mieux la noblesse de ce chagrin,
rendit le branc, et fit cadeau de six bracelets purpurins :
« Conserve, preux, ces chers liens, car bien te voici mon ami.
Vrai brave es-tu, sur ta frontière ainsi tout seul, bien qu’endormi. »

197
1635 « Dieu vous en rende bon loyer, que dit alors dan Eckewart.
Mais moult me pèse ce voyage en pays Hun de votre part.
Vous seul avez tué Siegfried : ici tout n’est pour vous que haine.
Gardez-vous bien. C’est pur conseil de loyauté toute certaine. »
1636 « Oui, Dieu nous garde désormais ! » C’est là tout Hagen qui répond.
Mais de souci n’ont pour l’instant nos chevaliers ni nos barons
que de trouver où se loger, de même nos rois et leurs gens,
bref, où dormir en ce pays quand va finir le jour présent.
1637 « Morts sont tombés nos palefrois de tant aller le grand chemin.
Jà sont nos vivres épuisés, dit Hagen sans trembler en brin.
Pas un morceau, du reste, à vendre. Hôte nous faudrait pour ce soir,
qui bien voulût pain nous donner et bonnement nous recevoir. »
1638 Adonc reprit Dan Eckewart : « Je vais vous enseigner un hôte
tel que jamais à nul foyer en nul pays, sans point de faute,
accueil meilleur vous n’aurez eu que celui qui va vous échoir,
si vous passez, preux chevaliers, chez Rüdeger rien que pour voir.
1639 Il demeure sur votre route, et c’est de tous le meilleur hôte
à la tête d’une maison. De grands vertus son cœur n’a faute
comme au suave mois de mai point n’est herbe où fleur ne s’élève
s’il peur servir de francs barons, point sur son cœur son fiel ne crève. »
1640 Adonc le roi, sire Gunther : « À cheval voulez-vous tout droit
voir si bien veut me recevoir par bonne affection pour moi
mon bon ami dan Rüdeger avec mes parents et mes hommes ?
J’aurai toujours pour le servir reconnaissance et gré tout comme. »
1641 « Je veux bien être ce courrier », que dit alors dan Eckewart,
avec moult grand empressement le voilà qui prend son départ,
et fait savoir à Rüdeger ce qu’il vient juste de connaître.
Point n’avait l’autre de longtemps si faste vu courrier paraître.
1642 Ainsi devers Béchelaren un preux se dessine soudain.
Dan Rüdeger le reconnut. Il dit : « Là-bas sur ce chemin
vers nous accourt dan Eckewart, tout à Kriemhilde, et son vassal. »
Et de penser les ennemis cause envers lui de quelque mal.
1643 Il s’avance devant la porte, à lui le messager s’en vint,
de sa ceinture ôtant son branc, au large s’allégea la main,
et de nouvelles, oui, vraiment, c’étaient sans nul doute nouvelles
avertit l’hôte et ses amis : tôt de tout dire eut fait son zèle
1644 Lors Eckewart dit au margrave : « A vous je viens ici présent
de par Gunther, roi souverain, du pays de Burgundenlant,
de par son frère Giselher et mêmement de par Gernot.
Tous ces barons se tiennent prêts à vous servir au premier mot.

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1645 Sire Hagen et dan Volker vous donnent aussi leur salut,
grand foi vous jurent et grand zèle. En outre, car je dirai plus,
le maréchal du roi par moi vous fait mander de vive voix
qu’aux valets d’armes il faudrait pour hébergeage votre toit.
1646 Sourire aux lèvres, radieux, lors de répondre Rüdeger :
« Mais c’est nouvelle bienheureuse ! Ah ! Quand des rois de nom si fier
aux miens services font appel, ce n’est pas moi qui serai sourd.
Sur le chemin de ma maison ne peut les mettre qu’un beau jour. »
1647 « Sire Dankwart le Maréchal m’a dit de vous faire savoir
qui vous allez en plus des rois avoir céans à recevoir :
soit six fois dix vaillants barons, mille preux de fier baronage,
et trois fois mille soldats. » Lors tout rempli de gai courage,
1648 « Mais tous seront mes bienvenus, reprit alors dan Rüdeger,
sur le chemin de ma maison quand viennent preux de bras si fier
à qui jamais jusqu’à ce jour je n’ai montré mon dévouement.
À cheval donc au devant d’eux, vous tous, mes gens, et mes parents. »
1649 À leurs chevaux courent alors les chevaliers, les écuyers :
l’ordre donné par leur seigneur est à leurs yeux l’ordre qui sied.
Raison de plus d’aller grand erre au service des arrivants,
dont, en sa chambre, Gotelint n’ouït nouvelle seulement.

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Aventure XXVII.
Ils s’arrêtent à Béchelaren.
1650 Adonc alla le dan margrave, et chez elle l’ayant trouvée,
elle, et sa fille, toutes deux, il dit, sans attendre, d’emblée :
« Ah ! Quel bonheur ! Quelle nouvelle ! » (Il ne faisait que la connaître).
Les trois germains leur souveraine céans sur l’heure allaient paraître.
1651 « Or ça, mon cher, mon tendre cœur, que dit alors dan Rüdeger,
bien devez-vous bien recevoir souverains si nobles, si fiers,
qui suivis de toute leur cour vont par chez nous parler au roi,
et mêmement sire Hagen que dan Gunther a pour bras droit.
1652 Viennent encore avec eux un qui nom porte de Dankwart,
et nom, un autre, de Volker qui de la cour a fait un art.
Cela vous fera six baisers, vous, chère épouse, et vous, ma fille,
et leurs barons doivent en vous grâce trouver et courtoisie. »
1653 Elles, bien loin de dire non, n’eurent souci que d’être prêtes.
Elles tirèrent des bahuts leurs vêtements des grandes fêtes
car elles voulaient se porter à la rencontre des barons.
Il fallait voir à se parer l’empressement de ces beaux fronts.
1654 Fausse beauté, feint coloris, rien de tel ne se vit alors.
Seule passait autour du front la légèreté d’un fil d’or,
c’était de soi riche chapel, pour qu’en leur belle chevelure
à tort ne vînt jouer la brise, et je dis là vérité pure.
1655 Dames nous lairrons, quant à nous, de leur mieux faite en ce domaine,
encependant à fort grand’ erre ont tant couru plaine
après plaine les francs amis de Rüdeger, qu’ils ont rencontre fait des
princes,
et du margrave, dignement, ouvert l’accueil et la province.
1656 Adonc sitôt que le margrave par devers soi les fit venir
si Rüdeger le preux isnel était joyeux quand il leur dit :
« Bienvenus soyez-vous, seigneurs, vous et de même tous vos gens
en cette mienne terre-ci ! J’aime à vous voir ici présents. »
1657 Adonc s’inclina devant lui loyal salut de preux sans haine :
il était leur de tout son cœur, ainsi qu’il se voyait sans peine.
Lui salua surtout Hagen, connu de vieille connaissance.
Et mêmement sire Volker, le vrai Burgonde de naissance.
1658 Il accueillit encor Dankwart. Celui-ci toute vaillantise :
« Puisque, dit-il, vous nous logez, lâche à qui donc sera commise
de charge et soin de tous nos gens, de tout ce peuple qui nous suit ? »
Lors le margrave a répondu : « Dormez en paix pour cette nuit,

201
1659 Tous et la troupe de vos gens. Tout homme de votre pays
qui route a fait pour vous servir, telle monture, tels habits,
tel gîte même aura de moi que, par perte ou d’autre façon,
ne lui sera point le tort, fût-ce vaillant un éperon.
1660 Développez, dressez, vaslets, les tentes en cette prairie.
Pour qui perd quelque chose ici, d’autant ma bourse je délie,
ôtez aux bêtes rênes et guide et laissez-les en liberté. »
Bien rare l’hôte dont encore les eût l’accueil ainsi fêtés !
1661 Adonc (sitôt dit, sitôt fait, et pour nos hôtes, quelle joie !)
les seigneurs s’en vont à cheval. Adonc par l’herbe qui verdoie
partout s’étendent les vaslets. Ils n’étaient pas si malheureux,
onc du voyage, que je crois, rien ne leur fut moins raboteux.
1662 La noble épouse du margrave au bas des degrés était là !
Et là sa fille, toute belle, et tout autour, le doux éclat
de dames comme des amours, et mainte belle jouvencelle.
Toutes portaient maint bracelet, et vêtements où l’or ruisselle.
1663 De nobles gemmes longuement étincelaient de tous leurs feux
sur la splendeur de leurs habits : il n’était rien de plus heureux !
Les visiteurs, car les voici ! Pied au sol de belle arrivée.
Hey ! Quelle grande courtoisie en preux Burgundes fut trouvée !
1664 Des jouvencelle, trente-six ! ne parlons pas de mainte dame,
à mettre au comble de leurs vœux des chercheurs de beautés de femme
s’avancèrent à leur rencontre avec maint preux tout en finesse
accueil charmant où leur beauté brilla de toute sa noblesse.
1665 Adonc la fille du margrave donna le baiser aux trois rois,
ainsi qu’avant elle sa mère. Or Hagen était là, tout droit,
« Baise-le donc , » lui dit son père. Elle leva les yeux sur lui ;
il lui parut tant effrayant qu’elle eut bien fait acte d’oubli.
1666 Fallut pourtant bien obéir, l’ordonnant le maître des lieux
lors de couleur elle changea, pâlit, puis s’empourpra de feux.
Puis vint le tour sire Dankwart, et puis le tour du ménestrel,
en qui ce fut le vaillant cœur qu’elle baisait en tant que tel.
1667 Adonc la fille du margrave a doucement pris par la main
dan Giselher, l’enfant Burgund, brave des braves de demain,
ainsi qu’avant elle sa mère avait pris Gunther Sa Vaillance.
Elles s’en vont le pas des preux, mais tout leur cœur en elles danse.
1668 De front venaient l’hôte et Gernot. Devant tous s’ouvrait la grand’ salle
où, preux et dames, va s’asseoir après les rois la gent vassale.
Ordre se donne aux échansons de verser aux hôtes bon vin ;
héros jamais n’avaient reçu meilleur accueil ni meilleurs soins.

202
1669 L’amour dirige les regards, l’amour en darde l’étincelle
sur la fille de Rüdeger : ah ! Fallait-il qu’elle fût belle !
Jà la portait emmi son cœur maint brave de franc baronage,
et ce n’était pas sans raison : tant elle était haute en courage !
1670 Et des rêves de se former, dont seul néant pouvait échoir…
Succède au regard le regard : rien n’est aisé comme de voir
de femme ici, là de pucelle ensemble seoir grand’ abondance.
Le de bonne aire Ménestrel entourait l’hôte d’obligeance.
1671 Il fallut bien se séparer, selon l’usage coutumier,
et la dame se retirant, plus ne resta que chevalier.
La table du festin se dresse au beau milieu de la grand’ salle,
où se devait d’aux étrangers chère servir que rien n’égale.
1672 Honneur aux hôtes devant faire, avec eux place à table prit
la noble épouse du margrave. Point sa fille ne l’y suivit,
mais demeura, comme de droit, avec les filles de son âge.
Et tous les hôtes, privés d’elle, eurent vraiment triste courage.
1673 Adonc de boire et de manger quand ce fut la fin générale,
aux belles dames se rouvrit la porte de la grande salle.
Par jeu partout ce fut assaut de gais propos et gais devis.
L’on entendait beaucoup Volker, si bon aux joutes de l’esprit.
1674 Alors, et tous l’ont entendu, le noble vaillant ménestrel :
« Dieu vous a, riche et grand margrave, assurément de sa faveur
dispensé large et bonne part, qui tant ensemble vous délivre
épouse belle s’il en fut et fastueux bonheur de vivre.
1675 Quant à moi, prince si j’étais, poursuivait le Ménétrier,
si je devais porter couronne à qui m’orais-je marier ?
Mais à la Belle, à votre fille, et je n’aurais autre courage,
elle a la grâce de l’Amour, et n’est pas moins noble que sage. »
1676 Lors le Margrave : « Hé quoi ! dit-il, comment se pourrait-il bien faire
qu’un jour s’éprenne quelque Roi de l’enfant que je tiens si chère ? »
Seul m’a conduit ici l’exil qui me chassait avec sa femme.
À quoi sert-il à mon enfant d’avoir beau corps en si belle âme ? »
1677 Ce fut Gernot qui répondit, le plus accompli des Seigneurs :
« Si quelque jour je dois m’unir à compagne selon mon cœur,
je la voudrai toute pareille, et toujours je lui ferai fête. »
Lors intervint sire Hagen, comme bon cœur bon cœur souhaite :
1678 « Ça, Monseigneur dan Giselher doit bien quelque jour prendre femme.
La Margravine de si haut engendrée en si haute dame
francs serviteurs en nous aura les vassaux de ce Prince et moi,
si Reine avait couronne au front, Terre Burgonde la reçoit. »

203
1679 Rüdiger trouva le discours rudement riche d’avantages,
mêmement, dame Gotelint. Ce fut grand joie en leur courage.
On se mit d’accord entre preux de juste épouse pour pourvoir
dan Giselher le noble cœur comme devait à prince échoir.
1680 Quand une chose a d’arriver, qui peut en détourner le cours ?
La jeune fille fut mandée, et vint en présence de cour.
Serments. Le prince recevrait en mariage cette belle ;
lui-même amour promit de même à tout l’amour qui brille en elle.
1681 Nouvelle reine veut présent de fortes villes et de terres.
La main du noble souverain et de sire Gernot son frère
ont confirmé par bon serment de mettre à tels dons tous leurs soins.
Atant reprit le dan margrave : « Forts châteaux puisque je n’ai point,
1682 Du moins pouvez-vous, à coup sûr, compter jusqu’à ma mort.
Je fais à ma fille présent d’autant d’argent et d’autant d’or
qu’en pourraient cent bêtes de somme à pleine charge supporter,
pour que les frères du héros s’en puissent bien féliciter. »
1683 L’on fit le rond. Les deux enfants vinrent se placer au milieu,
comme l’usage le voulait, et debout, juste devant eux,
vint, tant de cœurs, tant de soleils, de jouvenceaux toute une cour,
qui pensait… mais comme eût pensé toute jeunesse de nos jours !
1684 Lors, sans attendre, l’on demande à l’adorable jouvencelle :
voulait-elle du jouvenceau ? Question quelque peu cruelle !
Le cœur lui disait-il de prendre un si parfait et si bel homme ?
Telle demande l’empourprait comme avant elle, tant tout comme.
1685 Consentement lui fut donné par son père dan Rüdeger
elle n’avait qu’à l’agréer. Non moins rapide que l’éclair,
de la blancheur de ses deux mains amoureuse prison lui
fit dan Giselher le noble cœur ; onc n’eut la Belle autre déduit.
1686 À tant de dire le Margrave : « Ô très puissants et nobles rois,
Selon l’usage consacré, quand vous repasserez chez moi
Pour regagner la Burgundie, je vous donnerai mon enfant,
Pour qu’avec vous vous l’emmeniez. » Cela valait tous les serments
1687 Il fallut rompre tout le bruit que menait la chevalerie.
La jeune fille pour sa chambre adieu dit à la compagnie.
Et mêmement d’un bon sommeil jusques au jour dorment les hôtes.
De part le maître de céans leur fut servi repas sans faute.
1688 Quand le repas fut achevé, comme ils parlaient jà de départ,
pour le pays de Hunnenlant, « trop tôt s’en va celui qui part,
leur dit le noble et haut seigneur. Céans vous faut encore rester,
si rarement hôtes si chers nous accueillons à nos côtés ! »

204
1689 Lors répondit sire Dankwart : « Jà c’est tenir discours bien vrai.
Où sauriez-vous tant vous fournir de vivres, de pain et de vin,
que vous puissiez à tant de preux repas ce soir encore offrir ? »
C’est, dit le maître de céans, pour pur néant la bouche ouvrir. »
1690 Très chers, très chers aimés seigneurs, pareil refus je ne mérite.
Certes, je ne puis vous recevoir quatorze jours entiers de suite,
vous et tout ce que vous avez, pour suivre ici vos pas, levé.
Tant sire Etzel encore ne m’a de tout mes biens rien enlevé. »
1691 Ils eurent beau dire et beau faire : il n’en fallut pas moins rester
jusques au quatrième jour. Durant ce temps les sut traiter
le margrave d’une façon dont s’étendit loin la nouvelle.
De quels habits, de quels chevaux leur fit présent ce preux modèle !
1692 Mais ne pouvant rester toujours, les voyageurs durent partir.
Or Rüdeger de son bon cœur point ne savait se départir,
il ne vivait que pour donner ! La main à s’ouvrir toujours prête (
ah ! Si chacun le chérissait !), il prévenait toute requête.
1693 La fière gent qui les suivait lors amena devant la porte,
en quantité, chevaux sellés ; vinrent bientôt de même sorte,
en quantité, preux étrangers, qui tous portaient pavois en main ?
Et de la terre sire Etzel brûlaient de prendre le chemin.
1694 Adonc le maître de céans à toute la race royale
offrande fit de siens présents quand elle allait quitter la salle.
À ses largesses l’on vit bien qu’il savait ce qu’était que vivre :
après sa fille et sa beauté qu’à Giselher sa main délivre,
1695 Présent il fit à dan Gunther, le franc baron irréprochable,
qu’avec honneur daigna porter le grand prince tout admirable,
pour une fois qu’il acceptait : c’était une armure d’airain !
Sire Gunther en s’inclinant remercia l’auguste main.
1696 Présent il fit à dan Gernot d’un branc vaillance,
dont celui-ci dans les combats se tailla depuis gloire immense.
Or le margrave, en le donnant, réjouit le cœur de sa femme.
Et généreux dan Rüdeger qui périrait de cette lame.
1697 Dame Gotelint à dan Hagen, selon l’usage répandu,
tout bonnement, vu que le roi n’avait opposé nul refus,
craignant que seul in le partît les mains vides pour la grand’ fête
offrir voulut présent d’adieu. Mais signe il fit non de la tête.
1698 « De tout ce que j’ai jamais vu par ce bas-monde, quant à moi,
je ne saurais, déclara-t-il, rien désirer que le pavois
qu’à votre mur je vois là-bas pendre tout seul à sa patère.
J’aurais plaisir à l’emporter aux bords qu’Etzel tient sienne terre.

205
1699 Lorsque l’épouse du margrave ainsi parler l’eut entendu,
son deuil revint : elle pleura, comme à Nature il était dû :
si chèrement lui revenait son Nuodunc étendu mort !
Jadis l’avait occis Witeg. Le coup restait tout frais encor.
1700 Elle ajouta pour le baron : « C’est bon. Je vous le donne et livre.
Ah ! Plût au dieu du firmament qu’en ce jour encore eût de vivre
l’homme qui l’eût toujours au bras ! C’est en combattant qu’il est mort
il ne me reste qu’à pleurer, femme je suis de triste sort. »
1701 Lors de son siège se leva la noble épouse du margrave,
et de ses doigts éblouissants détacha le pavois du brave,
puis en alla saisir Hagen, qui de même à son bras le prit.
Pareil présent de pareil preux disait assez de soi le prix.
1702 Tendu d’un paile chatoyant, l’on eût juré quelque velours
(onc sur plus beau comme pavois ne tomba le regard du jour !)
semé de gemme précieuse. A mille marcs d’argent comptant
(quelque marchand !), l’on fût resté bien au-dessous de son montant.
1703 Ordre donna sire Hagen que l’on emportât ce rempart.
Au beau milieu de cette cour adonc parut sire Dankwart.
Les beaux habits que lui donna la jeune fille du margrave !
Sur lui s’ils firent chez les Huns un rude effet du meilleur brave !
1704 Des présents qui leur furent fait et des bienfaits qu’ils reçurent
rien en leurs mains ne fût venu, et de cela soyez bien sûrs,
n’eût été cet hôte généreux, qui tant leur donnait sans remors.
Ils seraient un jour ses ennemis au point de le mettre à mort.
1705 Volker l’Isnel, lui, prit sa vielle et courtoisement comme tout,
devant madame Gotelinde alla droit se chomer debout.
Il lui joua des airs souefs et lui chanta ses mélodies,
car c’est ainsi qu’il prit congé de Bechelar pour la vie.
1706 Ordre donna la margravine : un coffret lui fut apporté.
D’amicale munificence il va vous être ici conté !
Elle en prit douze bracelets, et les lui passant à la main :
« Emportez-les, d’ici faisant de Terre Etzel le grand chemin.
1707 Vous aurez soin, pour mon amour, devant ce roi de les porter,
afin, lors de votre retour, que l’on me puisse bien conter
comme alors vous m’aurez servie à la grand’ fête solennelle. »
Ainsi dit-elle, et vous orrez de quel grand cœur il fut fidèle.

206
1708 Lors dit le maître de céans : « Pour plus calme et plus sûr parcours
je prends sur moi votre chemin, et je fais veiller sur vos jours,
pour que vous n’aille en cours de route homme au monde chercher
dommage. »
Lors fut troussé sur les sommiers en un clin d’œil tout le bagage,
1709 Pour le margrave et pour les siens, car il en emmenait cinq cents,
parés d’habits et de chevaux, lui chevauchant devant sa gent,
ah ! Quel joyeux départ ce fut ! Tous rêvaient de fêtes fleuries !
Dire que nul ne reverrait Béchelaren jour de sa vie…
1710 Congé de siens, sur quels baisers ! Prit alors le maître et seigneur.
Ainsi de même Giselher, qui n’écoutait que son grand cœur.
Ils embrassaient et caressaient souèvement de belles dames.
Plus d’une hélas ! Un jour prochain les pleurerait de corps et d’âme.
1711 De toute part en un clin d’œil fenêtres de s’ouvrir tout grand :
là le seigneur montait en selle, et par derrière lui ses gens,
et m’est avis que bien des cœurs enduraient des douleurs cruelles,
car pleurs versait plus d’une dame et mainte belle jouvencelle.
1712 Tout pleins encor de leurs amis allaient pensifs les cœurs émus,
des leurs las ! Qu’à Béchelaren ils ne revirent jamais plus.
Mais ils chevauchaient tout joyeux de grève en grève par rivage,
aval le long du Danube, en pays Hun, de plage en plage.
1713 Aux preux Burgundes s’adressant, bon chevalier toujours dispos,
dit Rüdeger le noble cœur : « Il serait fort mal à propos
de n’annoncer que nous allons en pays Hun bientôt paraître.
Onques nouvelle à sire Etzel autant ne fut douce à connaître. »
1714 Lors par l’Autriche aval tendit un prompt guerrier de ce côté.
De toutes parts à toutes gens fut ainsi message conté
qu’allaient paraître les héros venus de Worms au bord du Rhin.
Onques nouvelle aux gens du roi ne fut si pauvre de chagrin.
1715 Des messagers allaient devant. Partout nouvelle était portée
qu’en pays Hun Nibelungen venaient de faire leur entrée :
« Kriemhilde, il faut, ma chère dame, accueil ne faire qu’exemplaire
à qui te vient par grand honneur et t’est si cher en tant que frère. »
1716 Dame Kriemhilde alla tout droit à sa fenêtre se planter.
Elle guettait les siens parents comme amis ami va guetter :
et vit enfin ! Maint chevalier de la terre de ses aïeux !
Au roi de même en vint nouvelle : il en rit d’aise tout joyeux.

207
1717 « Quel bonheur, dit dame Kriemhilde, ah ! Vraiment, quel bonheur pour
moi
qu’ici me viennent mes parents sous tant et tant de neufs pavois
et blancs hauberts éblouissants ! Celui qui désire l’or,
qu’il se souvienne de mes maux ! Je l’aiderai jusqu’à la mort.

208
Aventure XXVIII.
Les Burgondes arrivent chez Etzel.
1718 Endementiers les preux Burgundes arrivèrent dans le pays
premier en fut le vieux Bernois, le vieil Hildebrant averti.
Il l’alla dire à son seigneur, qui l’eut au cœur rude et cruel,
et dit de faire bon accueil aux bien allant barons isnels.
1719 Sire Wolfhart l’Impétueux fit amener les destriers.
Avec Dietrich adonc s’en vont nombre de robustes guerriers,
quand il alla, pour plus d’honneur, à leur rencontre dans la plaine.
De mainte tente magnifique avaient sommiers charge jà pleine.
1720 Hagen, le sire de Tronège, adonc au loin premier les vit,
et s’adressant aux siens seigneurs, des plus courtoisement leur dit :
« Hé bien, barons, si bien allant, vous allez mettre pied à terre,
et vous porter à leur rencontre : accueil ils sont prêts à vous faire.
1721 Voici qu’approchent des guerriers, qui pour moi ne font point mystère.
Ce sont les preux si pleins d’allant de la terre d’Amaleterre.
Premier en tête le Bernois, devant tous preux de haut-courage.
Point vous n’aurez à dédaigner soit leur service ou leur ouvrage. »
1722 Adonc descendent de cheval, comme en telle rencontre il sied,
les gens Dietrich autour de lui, tant chevaliers que bacheliers,
et tant vont-ils qu’ils ont enfin rencontré les preux arrivants
et salué du bon du cœur le généreux Burgundenlant.
1723 Endementiers que devers soi sire Dietrich venir les vit,
des deux oreilles écoutez ce que ce franc barnage dit
aux fils d’Ute qu’il voyait hélas ! Non sans douleur cruelle,
croyant au fait dan Rüdiger qui leur aurait dit la nouvelle.
1724 « Soyez-vous bienvenus, seigneurs, vous, roi Gunther, vous, Giselher,
vous, Gernot, et sire Hagen, et mêmement sire Volker,
et vous Dankwart l’Impétueux, sans le savoir seriez-vous donc ?
Kriemhilde autant pleure toujours le franc guerrier de Niederlant. »
1725 « Elle pourra pleurer longtemps, répond Hagen, sans hésiter,
cela fait des ans et des ans qu’il est à mort tombé frappé.
C’est du roi Hun que maintenant elle doit ses délices faire.
Siegfried jamais ne reviendra. Depuis le temps qu’il est en terre ! »
1726 « À ses restes encor en sang laissons, laissons paix et repos :
tant que vivra Dame Kriemhilde, il peut advenir de grands maux.
(Ainsi parlait sire Dietrich, Avoué du pays Bernois)
Toi, le veilleur des Nibelungs, garde-toi bien par devers toi. »

209
1727 « Me bien garder ? Et de quoi donc ?, se récria l’auguste roi.
Etzel nous a par messagers (qu’irai-je vouloir de surcroît ?)
à chevaucher jusques à lui sur sa terre même invités,
et mille fois ma sœur Kriemhilde en fit autant de son côté.
1728 « Bon conseil je vous puis donner, a dit Hagen sans plus attendre.
De vous dire ce qu‘il en est, pour vous le faire mieux entendre,
priez donc Monseigneur Dietrich et les vaillants son baronage,
et vous saurez ce que nourrit Dame Kriemhilde en son courage. »
1729 Se vont alors, tout à l’écart, entreconsulter trois grands rois,
sire Gunther, sire Gernot, et sire Dietrich le Bernois :
« Dis-nous, dis-nous, Prince de Berne au si brave et si haut barnage,
comment tu sais ce que ressent la souveraine en son courage. »
1730 Adonc répondit le Bernois : « Qu’irai-je en outre vous conter ?
J’entends matin après matin braire, pleurer et lamenter :
c’est le deuil et le désespoir que sire Etzel a pris pour femme,
et qui se plaint au Dieu des Cieux que preux Siegfried ait rendu l’âme. »
1731 « Qui demi-tour ferait ici ? » Cette voix qui décidait tout,
c’était Volker le Ménestrel. « Allons, dit-il, jusques au bout,
et chevauchons droit à la cour. Allons de nos propres yeux voir
ce qu’à des cœurs comme le nôtre au Hunnenlant il peut échoir. »
1732 Les Burgondes, en preux qu’ils sont, de chevaucher devers la cour,
fièrement, magnifiquement, comme un Burgonde va toujours,
et le Hun, tout émerveillé, se demandait, plein de vaillance,
qui donc était Hagen de Tronège, et quelle encore ayant semblance.
1733 Comme l’un à l’autre disait (conte il n’était sinon de lui)
qu’il avait seul donné la mort au preux de Niederlant, Siegfried,
bras entre tous les bras robuste, et dont Kriemhilde fut en puissance,
de questions sur dan Hagen la cour posait grand’ abondance.
1734 Outre sa taille, ce héros, en toute vérité plénière,
outre son pis au vaste tour, avait déjà grise crinière,
encor que poil n’ayant chenu, long de jambe, du haut en bas.
Son regard, lui, glaçait à voir, et grand empan avait son pas.
1735 Atant fut donné logement aux chevaliers de Burgundie.
La troupe de sire Gunther à l’écart donc fut établie.
C’était exprès : la souveraine ayant pour lui mortelle haine.
C’était déjà pour les valets le logement et mort prochaine.
1736 Dankwart, le frère de Hagen, Dankwart était le maréchal.
C’est à lui que le roi, bien fort, recommanda son train vassal ;
il en devait prendre grand soin et pourvoir à la suffisance,
tant le héros de Burgundie en eux mettait de complaisance.

210
1737 Dame Kriemhilde (qu’elle est belle !) avec sa suite se rendit
au devant des Nibelungen, et d’un cœur faux les accueillit.
Elle alla droit à Giselher, l’embrassa, puis lui prit la main.
Hagen d’un cran serra son heaume : il n’avait pas des yeux pour rien.
1738 « Après accueil de cette sorte, et c’est tout Hagen qui répond,
bonne matière à méditer s’offre à preux et subtil baron,
entre les rois et les vassaux l’accueil met quelque différence.
À cette fête nous n’aurons fait nul voyage de plaisance. »
1739 Elle parla : « Ci vous bienvienne ici qui bienvenir vous doit.
Votre amitié, vu ce qu’elle est ne peut attendre accueil de moi.
Dites-moi : que m’apportez-vous de Worms assise sur le Rhin,
qui tant m’oblige à tendrement vous bienvenir un petit brin ? »
1740 « Ah ! Si jamais je l’avais su, (c’est là tout Hagen qui répond)
que de présents dussent porteurs venir à vous pauvres barons,
j’aurais été bien assez riche, en me regardant de plus près,
et je vous eusse apport du mien en ce pays fait à mes frais. »
1741 « À vous d’en dire davantage, à moi d’en avoir le cœur net :
du Trésor des Nibelungen, oui, qu’avez-vous fait ?
C’était mon bien, mien et seul mien, point ce n’était pour vous mystère,
et vous deviez me le remettre aux bords qu’Etzel tient terre sienne. »
1742 « En vérité, dame Kriemhilde, il s’est écoulé bien du temps
depuis le jour où ce trésor a cessé d’être mon tourment.
Un ordre vint, de mes seigneurs, de le jeter au fond du Rhin,
pour qu’il n’en sorte assurément que quand le monde aura pris fin. »
1743 C’est la reine qui répondit : « C’est bien à quoi je m’attendais !
Votre abord en ce pays-ci rien, toujours rien ne m’apportait
de ce qui fut mien et seul mien, et dont jadis je fus maîtresse,
et c’est de quoi tant de mes jours ont depuis lors été tristesse. »
1744 Adonc Hagen, lui répondant : « Je n’ai rien pour vous que le diable !
C’est bien assez de mon pavois, qui de tout son fardeau m’accable,
et bien assez de mon haubert. Et quant à mon armet qui brille,
et quant au branc que tient ma main, attendez-les sous la charmille ! »
1745 Adonc la reine aux preux de dire à leur adresse générale :
« Homme ne peut armes portant passer l’huis de cette grand’ salle
quittez-les moi, toutes, barons, j’en ferai prendre fort grand soin. »
« En vérité, répond Hagen, c’est bien ce qui ne sera point. »
1746 Jà ne veux-je point de l’honneur, princesse en largesses si large,
de voir par vous en nos logis telle porter la mienne targe,
et ce que j’ai d’armes encor : vous êtes reine, que je crois !
Mon père m’a bien élevé : mon chambellan, ce sera moi. »

211
1747 « Malheur, ah ! Malheur sur moi, dit à l’instant reine Kriemhild.
Pourquoi mon frère ni Hagen de leur pavois ne veulent-ils
tout uniment se séparer ? Quelqu’un les aura prévenus,
si j’avais preuve qui l’a fait, mort il serait vite étendu. »
1748 Monseigneur Dietrich dont le sang n’a fait qu’un tour, répond tout droit :
« C’est moi qui les ai prévenus, les grands, les preux, les nobles rois »,
et dan Hagen le Valeureux, le champion de Burgundie :
« Ah çà, vilain démon de femme, à moi ne viens t’en prendre mie ! »
1749 Un flot de honte submergea celle qu’avait Etzel pour femme :
car c’était Monseigneur Dietrich qu’elle craignait de toute l’âme.
D’auprès de lui, hâtivement, sans un seul mot elle s’efface,
mais de quel œil sur l’ennemi brilla l’éclair de sa menace ! »
1750 Adonc se prirent par la main deux chevaliers de preux à preux :
l’un d’eux était sire Dietrich, l’autre Hagen le Généreux,
à qui disait d’un ton courtois ce brave cœur si plein d’allant :
« Tout juste si, vous chez les Huns, par la moitié mon cœur me fend,
1751 Car si la Reine parle ainsi, vous seul en êtes la raison. »
Hagen de Tronège répondit : « Le péril n’est pas bien profond. »
L’un avec l’autre allaient parlant deux braves que rien n’arrêtait,
et sire Etzel, quand il les vit, voulut savoir de quoi c’était.
1752 « J’aimerais fort être au courant, disait le grand et riche roi,
du nom de preux que tout là-bas sire Dietrich le preux Bernois
fête et chérit de son accueil. Il a mine de fier courage.
De quelque père qu’il soit l’œuvre, il ne respire que barnage. »
1753 Adonc réponse au souverain parvint d’un homme de Kriemhild
« C’est à Tronège qu’il est né, fils Aldrian, ajouta-t-il.
Certes il sourit en ce moment, mais il ne rêve que de sang
je vous ferai bel et bien voir si vrai je dis ou si je mens. »
1754 « Comment pourrai-je en ce moment le voir sous un si sombre jour ? »
Évidemment il ne savait rien encor de l’atroce tour
dont s’en allait la souveraine user envers les siens parents,
car n’en devait avec la vie aucun rentrer de Hunnenlant.
1755 « Je connaissais bien Aldrian : il était de mon vasselage,
et près de moi los et renom conquis ici par grand barnage.
Et moi, l’ayant fait chevalier, don lui fis encore de mon or.
Helche, qui fut cœur si loyal, l’aimait d’amour profond et fort.
1756 Ainsi donc de sire Hagen j’eus connaissance de tout temps
dedans ma cour j’élevais lors comme otage deux beaux enfants.
Lui-même et Walther l’Espagnol, et parvenus à l’âge d’homme,
Hagen aux siens si je rendis, Walther s’enfuit avec Hildome. »

212
1757 Etzel songeait au temps jadis qui tant et tant en vit échoir
oui, c’était bien son Tronège. Il était content de le voir,
lui qui l’avait jeune servi de dévouement ardent et fort,
mais homme fait, devait vouer tant de ses braves à la Mort.

213
Aventure XXIX.
Hagen refuse de se lever devant la reine.
1758 Adonc chacun de leur côté s’en vont ces magnifiques preux,
Hagen, le sire de Tronège, et Dietrich le si valeureux,
par sur l’épaule, d’un coup d’œil, fit recherche d’un compagnon
le franc vassal sire Gunther ; et le trouver ne fut pas long.
1759 Il aperçut sire Volker debout auprès de Giselher ;
allant au fin ménétrier, le pria de l’accompagner,
le connaissant on ne peut mieux de fauve et lugubre courage,
et qu’il était en toute chose un franc exemple de barnage.
1760 Adonc laissant là leurs seigneurs à leur accueil royal ester,
les voilà donc tous deux, et seuls, qui leurs pas ailleurs vont poster,
passent la cour, et loin, bien loin, d’un haut logis s’en vont en quête,
deux parangons de vaillantise, et qui de rien n’ont peur en tête !
1761 Adonc devant le seuil de l’huis, non point devers château vassal,
mais bien devers donjon Kriemhilde, ils sont là sur un banc aval.
C’est un soleil que tout leur corps, et leur harnois n’est que rayons,
beaucoup de ceux qui les voyaient auraient aimé savoir leur nom.
1762 C’étaient deux fauves inconnus que regardaient, tout ébahis,
face aux deux preux si pleins d’orgueil les guerriers Huns tout interdits ;
d’une fenêtre les voyant, celle qu’Etzel avait pour femme,
Belle Kriemhilde, en ressentit comme un nuage sur son âme.
1763 Au cœur lui remonte sa peine, et ses pleurs coulent sur le champ,
c’est ce dont ne reviennent pas ceux du pays de Hunnenlant :
quel poids l’accable tout à coup dans le secret de son courage ?
Elle répond : « C’est dan Hagen, ô vous mon preux et fier barnage.
1764 Ils demandèrent à la reine : « Ainsi comment peut-il échoir ?
Car toute joie à l’instant même encor nous avons pu vous voir…
Si valeureux point ne sera qui vous a causé du tourment,
qu’au premier ordre de vengeance il ait de vivre bien longtemps. »
1765 « Sûr à jamais de ma faveur, qui me vengera de l’offense !
Il ne pourra rien demander qu’il ne l’ait de par moi d’avance.
Genoux en terre je vous prie, a dit du roi tout franc la femme,
de me venger de dan Hagen, qu’il y faudra qu’il rende l’âme. »
1766 Soixante hommes, soixante preux, adonc revêtent leur armure.
Or n’a Kriemhilde qu’à vouloir : ils sont parés pour l’aventure.
Ils vont tuer sire Hagen, le redoutable et fier baron,
et mêmement le ménestrel. Or c’était faire que félon.

215
1767 La reine adonc, par mautalent, si peu de gens quand elle vit,
leur laissa voir son déplaisir et sans ambages elle dit :
« Vous n’avez rien de ce qu’il faut : renoncez, au nom du devoir.
Comment, si peu, devant Hagen, ne pas courir à l’abattoir ?
1768 Hagen, le sire de Tronège, eut beau naître vaillant et fort ;
près du preux assis près de lui sa force est peu de chose encor
oui, c’est Volker, le Ménestrel, c’est vraiment le diable fait homme
assez vous êtes devant eux pour bien peser dans les trois pommes. »
1769 Oyant cela, pour elle adonc, pour Elle ! S’arma de surcroît
bien quatre cents braves barons ; la très noble épouse du roi
n’eut plus au cœur autre désir que de venger la sienne offense,
c’était lancer sur les deux preux mille soucis tout prêts d’avance.
1770 Adonc voyant de pied en cap les siens guerriers sous le harnois,
la reine dit aux preux barons du ton qu’une reine se doit :
« Daignez attendre un court moment et sans faire un seul pas rester
à l’ennemi, couronne au front, car je me veux tout droit porter
1771 Et c’est alors que vous orrez, car le reproche en sera clair,
ce que m’a fait Hagen de Tronège, homme lige sire Gunther.
Insolent comme je le sais, il n’ira pas me démentant,
et mêmement bien peu me chaut quel sort l’attend dorénavant. »
1772 Adonc la vit le vielleur, fort habile ménétrier,
majestueuse, souveraine, aval le long de l’escalier,
qui descendait de sa maison, et tout aussitôt qu’il la vit,
le fin Volker en avisa son frère d’armes, et lui dit :
1773 « Regarde-la, mon cher Hagen, là-bas venir de ce côté,
la femme qui, par trahison, nous a sur sa terre invités.
Sur pas d’épouse d’aucun roi je n’ai jamais vu tant de pas,
comme ceux-ci l’épée en main, marcher ainsi, comme au combat.
1774 Ce n’est pas tout. Nombre d’entre eux ont des poitrines de géant !
Qui veut n’y pas laisser la peau, doit savoir se parer à temps.
Ils semblent sous bliaut de soie armure claire bien porter.
Quelle pensée ont-ils en tête ? Encor n’en puis-je rien conter.
1775 Nous viennent-ils, le savez-vous, mon cher Hagen ? En ennemis ?
Si j’ai conseil à vous donner, c’est de vous tenir en souci
de vos jours et de votre honneur. C’est là, je crois, votre avantage,
oui, quelque chose me le dit, qu’ils n’ont au cœur que le carnage. »
1776 Le sang Hagen ne fit qu’un tour. C’est la colère qui parla :
« C’est contre moi, je le sais bien, que se dirige tout cela,
oui, contre moi que vont brillant les armes que portent leurs mains.
Qu’importe ? Un jour, je referai du sol Burgonde le chemin.

216
1777 Or dites-moi, mon cher Volker, puis-je compter sur votre bras ?
Affronterez-vous avec moi ceux que Kriemhilde a pour soldats,
répondez-moi tout aussi franc qu’est pour moi votre grande amour ;
je ne vis, moi, rien que pour être à vos côtés féal secours. »
1778 « Comptez sur moi, ne craignez point, répondit le Ménétrier.
Ici contre eussé-je sur nous vu mener au roi droiturier
tout ce qu’il a de siens barons, autant que j’aurai d’existence,
crainte ni peur ne me fera quitter d’un pas votre défense. »
1779 « Vous le rende le dieu du ciel, noble Volker plein d’excellence !
Si vous luttez à mes côtés, qu’ai-je besoin d’autre assistance ?
Prêt que vous êtes à m’aider comme je viens de le connaître,
peuvent s’armer tout à leur gré les chevaliers qui vont paraître. »
1780 « Or levons-nous sus de ce banc, répondit le Ménétrier,
car elle est reine souveraine, à son passage, comme il sied.
Présentons-lui courtois hommage : elle est bien dame, et noble dame,
notre prix même à tous les deux n’en peut que croître corps et âme. »
1781 « Non et non, pour l’amour de moi ! C’est tout Hagen qui lui répond,
car je ne vois que trop comment le pourraient prendre ces barons
ce serait pour eux de la peur si dan Hagen bougeait d’ici.
Pour nul d’entre eux je n’agréerai de me lever d’où je m’assis.
1782 N’en faisons rien, ni vous ni moi, c’est notre plus clair avantage.
Quand pour moi quelqu’un n’est que haine, au nom de quoi lui rendre
hommage ?
Je n’en ferai, moi, rien de rien, tant que je n’aurai le corps dans l’âme.
Peu me chaut d’être détesté de ce qu’Etzel a pris pour femme. »
1783 Hagen a mis sur ses genoux (voyez d’ici la démesure !)
un éblouissement d’épée. Au beau milieu du pom fulgure,
autre éblouissement, un jaspe autrement vert que le gazon.
Dame Kriemhilde y connut bien celle Siegfried, son dan baron.
1784 Adonc son cœur, voyant l’épée, en fut resserré de chagrin.
La garde était faite d’or mère, et l’étui, d’orfroi purpurin !
Au jour remonte sa douleur, et ses pleurs coulent sur le champ ;
Hagen le Preux, à mon avis, n’était rien d’autre allé quérant.
1785 Volker, le rude compagnon, pressa contre lui, sur ce banc,
un singulier et fort archet, tout en longueur et des plus grands
que l’on eût pris pour une épée, ayant bon fil et bon tranchant.
Tels sont assis, tous deux sans peur, ces deux barons si pleins d’allant.

217
1786 Or de si noble et si beau lieu se sont les deux barons trouvés
que de leur siège pour personne ils n’ont point voulu se lever :
faute de craindre âme qui vive. Adonc s’en vint tout auprès d’eux
la de bonne aire souveraine, avec un franc salut haineux.
1787 « Hagen, dit-elle, dites-moi, qui là-bas vous est allé querre
et qui vous fit oser venir en ce pays-ci notre terre ?
Avez-vous donc tant oublié tout le mal que vous m’avez fait ?
Avec une once de bon sens vous n’eussiez pas quitté la paix. »
1788 « Moi ? Nul ne m’est venu chercher, c’est là tout Hagen qui répond.
Ne furent ici conviés en ce pays, que trois barons.
Mais ces barons sont mes seigneurs, et moi, qui me trouve leur homme
vers cour de roi chemin s’ils font, chemin vers cour je fais tout comme. »
1789 Elle poursuivit : « Mais encor, qui vous fit tant vous mettre en peine
que de si bien ménager ce que je vous porte de haine ?
Vous avez à mon cher Siegfried, à mon époux donné la mort.
J’en pleurerai toute ma vie toutes les larmes de mon corps. »
1790 Mais lui : « Qu’est-il besoin de plus ? Assez de paroles ainsi !
Oui, je suis ce même Hagen qui fis un mort de dan Siegfried,
de ce héros plein de vaillance. À quel prix pour lui s’éleva
ce qu’à l’endroit belle Brunhild reine Kriemhilde fit d’éclat !
1791 Non que je veuille démentir haute reine de haut parage !
C’est moi la tête et moi le bras de ce dommageable dommage :
vengeance en prenne qui voudra, homme soit, ou femme, n’importe
et pour tout dire sans mentir, je vous ai nui d’étrange sorte. »
1792 Elle dit : « Oyez, chevaliers, il reconnaît tout franchement.
C’est lui l’auteur de tous mes maux. Du sort qui maintenant l’attend,
je ne veux rien de rien savoir. Les vassaux d’Etzel sont les nôtres. »
Les fiers barons, tout ébahis, se regardaient les uns les autres.
1793 Au premier bras qui se levait l’on eût vu, pour leur male chance
tout à l’honneur des deux barons de force incliner la balance,
car bien souvent par la tempête ils avaient moult et fort bien fait.
Et l’on sentit, à sa grand’ peur, qu’on les devait laisser en paix.
1794 Atant parla l’un des barons : « Quel homme va-t-on me tenir ?
Je viens de faire une promesse à laquelle je vais faillir.
Il n’est présent si haut vaillant que de mon corps me sorte l’âme.
À notre perte nous conduit celle qu’a prise Etzel pour femme. »
1795 Un autre dit à ses côtés : « Autant m’en dit tout le courage
par tours de bon or rouge on me donnerait sans partage
à l’assaut de ce ménestrel sans parvenir à me lancer !
Car son œil jette une lueur qui fait froid rien que d’y penser.

218
1796 Quant à Hagen, je le connais. Je le vis en ses jeunes jours.
On peut avec moi sur ce preux bien aisément le faire court,
car ce sont et deux combats qui m’ont sa vaillance fait voir
au cœur de mainte et mainte épouse en dut sinistre deuil échoir.
1797 L’Espan et lui sur le chemin se trouvaient sans cesse et toujours,
et toujours aux côtés d’Etzel furent de maint et maint estour
au grand honneur du souverain, comme souvent l’on vit échoir.
Honneur qui rend à dan Hagen ne fait jamais que son devoir.
1798 Le preux, si l’on regarde à l’âge, était encore tout enfant.
Sur bacheliers du temps jadis comme au noir s’est mêlé le blanc,
mais en celui-ci n’a mûri qu’un fauve sombre au lieu d’un homme
qui de surcroît porte Balmunc, dont il est maître allez voir comme. »
1799 Atant l’affaire en resta là. Pas une arme ne fut brandie.
La souveraine se sentit l’âme au fond tout endolorie.
Le bataillon fit demi-tour : c’était par crainte de la Mort,
au seul aspect du ménestrel tous ayant vu leur mauvais sort.
1800 Alors il dit, le Ménestrel : « Il éclate au premier regard
qu’on ne nous aime guère ici. Nous le savions de vieille part.
C’est à nos rois, c’est à la cour que nous appelle or le devoir.
À nos seigneurs nul n’osera ni peu ni prou noise mouvoir. »
1801 Que de projets souventes fois auxquels fait renoncer la crainte
quand un ami près d’un ami campe son amitié sans feinte :
n’eût-on qu’une once de bon sens, l’on se garde de rien tenter,
et de péril s’est vu plus d’un par son bon sens sauvegarder.
1802 « Pareil conseil me chante fort ! » que sire Hagen lui répond.
Ils rejoignirent donc les leurs c’étaient magnifiques barons
que recevait à grand honneur toute la cour présent le roi.
Sitôt paru, l’Impétueux, Volker, leva bien haut la voix.
1803 Et dit alors à tous ces grands : « Combien vous plaira-t-il d’attendre ?
Que l’on vous cerne ? Qu’on vous presse ? A la cour allez-vous vous
rendre
et de la voix même du roi savoir ce que veut son courage. »
Atant se mirent deux par deux ces preux hardis de grand barnage.
1804 Le souverain prince de Berne à dan Gunther donnait la main.
À dan Gunther le riche roi de tout sol Burgonde et chemin ;
et sire Irfrinc, à dan Gernot, le si brave et si fin baron.
Dan Rüdeger prit vers la cour dan Giselher pour compagnon.

219
1805 De preux à preux devers la cour si couples cortège formèrent,
sire Volker et dan Hagen, quant à soi, point ne se quittèrent
ou plutôt, si, lors de l’estour où tous deux laissèrent la vie,
double mort qui, par nobles yeux, de tant de pleurs serait suivie.
1806 Ainsi venaient avec les rois, s’avancent vers la cour plénière,
deux fois cinq cents braves soldats de leur noble suite guerrière,
et les Soixante, les héros en même temps eux arrivés,
qu’en pays le Grand Vaillant, sire Hagen, avait levés.
1807 Hawart et mêmement Irinc , deux parangons de vaillantise,
des deux côtés des souverains venaient tous deux de compagnie.
Sire Dankwart et dan Wolfhart, preux entre tous de grand valeur,
sur tous les autres l’emportaient au seul maintien de leur grand cœur.
1808 Au chef-logis fit son entrée le seigneur avoué du Rhin.
À l’instant même, sans retard, sire Etzel, puissant souverain,
vers lui levé s’était porté sitôt qu’il put apercevoir.
De fait de roi si bel accueil n’a point encore eut lieu d’échoir.
1809 « Soyez bienvenu, roi Gunther, et vous de même, roi Gernot,
et votre frère Giselher. Vôtre je suis au premier mot,
du fond du cœur, et vous l’ai fait mander à Worms au bord du Rhin.
Et soit de même bienvenu qui sur vos pas fit ce chemin.
1810 C’était au soir du plus long jour que les seigneurs s’étaient rendus
à la cour Etzel le Puissant. À peine accueil est-il connu
dont n’atteignît l’éclat celui dont il sut entourer les preux.
Or c’était l’heure du repas : à table il prit place avec eux.
1811 Hôte jamais plus bellement parmi ses hôtes ne s’assit
de nourriture et de breuvage en abondance l’on servit.
Quelque désir qui se fît jour à l’assouvir quelque main veille
tant l’on avait de tous ces preux ouï merveille sur merveille !
1812 Il les mena jusques au siège où d’abord lui-même siégeait,
et l’on servit aux arrivants, aussitôt dit, aussitôt fait,
grands coupes d’or et d’hydromel et de jus de mûre et de vin,
en souhaitant aux étrangers heureux séjour en pays Hun.
1813 Alors déclara sire Etzel : « Parole et foi je vous en donne :
onc ne pouvait de plus heureux rien advenir à ma personne,
que de vous voir, vous preux barons, ici présents autour de moi.
Quant à la reine, elle se trouve ainsi légère d’un grand poids.
1814 Mais ce que je voudrais savoir, c’est ce que j’ai bien pu vous faire
quand tant été si hauts visiteurs font le voyage de ma terre
pour que jamais vous n’ayez su le grand chemin de mon royaume.
Mais vous voici devant mes yeux : j’en suis de joie un tout autre homme. »

220
1815 Lors répondit dan Rüdeger ; le chevalier si haut-cœuru :
« Vous avez droit d’être joyeux : nés loyaux, loyaux ils ont crû.
Car les parents ma souveraine ont un faible pour la franchise,
et derrière eux voilà chez vous maint preux de grande vaillantise. »
1816 C’était au soir du plus long jour que les seigneurs s’étaient rendus
à la cour Etzel le Puissant. À peine accueil est-il connu
dont n’atteignît l’éclat l’accueil dont il sut entourer les preux.
Or c’était l’heure du repas : à table il prit place avec eux.
1817 Hôte jamais plus bellement parmi ses hôtes ne s’assit.
De nourriture et de boisson grand abondance l’on servit.
Quelque désir qui jour se fasse, à l’assouvir quelque main veille :
on avait tant de tous ces preux ouï merveille sur merveille !

221
Aventure XXX.
Hagen et Volker montent la garde.
1818 Le jour touchait à son déclin, sur eux déjà tombait la nuit.
Leur long chemin sur les barons va pesant de tout son ennui :
plus ils ne songent que repos, et fors le lit rien ne leur faut.
Hagen premier en dit un mot, qui sur le champ prit corps tout haut.
1819 Dan Gunther dit à sire Etzel : « Heureux vous donne Dieu de vivre !
Le tout pour nous est de dormir, congé donnez-nous à délivre.
À telle heure qu’il vous plaira, nous reviendrons demain matin. »
Congé le roi leur a donné du plus joyeux de son entrain.
1820 Encependant de toute part les Huns se pressaient autour d’eux
sire Volker l’Impétueux leur tint ce langage de preux :
« Qu’osez-vous donc à ces barons passage ne laisser qu’il faut ?
Vous danserez danse cuisante, ou nous lairrez pas large et haut.
1821 Toujours je puis de ma vielle asséner telle pesanteur
que ne reste à son ami sur le mort qu’à verser des pleurs.
Allons, barons, faites-nous place, au plus sûr de votre avantage.
Jà tel se croit vaillant guerrier qui de guerrier point n’a courage. »
1822 Ainsi rugit le vielleur, la colère au plein de la voix.
Hagen le Preux, encependant, braquait les yeux derrière soi :
il dit : « Avis d’homme avisé vous donne le bon ménestrel.
Gens de Kriemhilde, francs barons, tirez carrière en vos hôtels.
1823 Votre propos crève les yeux, mais nul, je crois, n’en fera rien.
Si vous tenez à commencer, revenez donc demain matin :
laissez de pauvres étrangers prendre une nuit de franc repos. »
Jamais barons n’ont autrement suivi, je crois, pareil propos.
1824 Adonc aux hôtes pour hôtel fut offerte une vaste salle,
où tout dressés les attendaient, comme de race féodale,
en quantité superbes lits de longueur comme d’envergure.
Or leur tendait dame Kriemhild peine cruelle des plus dure.
1825 Maint courte-pointe de grand prix c’étaient faite à l’œuvre d’Arras,
de pails clairs et radieux, et par-dessus, sans autres draps
que de splendeurs de soie arabe onc meilleure ne pouvait être,
avec, aux bords, de beaux galons du plus brillant et bel paraître.
1826 Hermine et noire zibeline attendaient à perte de vue,
draps sous lesquels, tout à son aise, humanité d’aller rompue
toute la nuit se referait jusqu’au retour du clair Soleil.
Suite de roi ni jamais roi sur si fier lit ne prit sommeil.

223
1827 « Hélas ! Héberge de malheur : dit tout haut l’enfant Giselher,
et las ! Malheur à nos amis de nous avoir suivi de pair.
Ma sœur a beau pour notre accueil se dépenser en bon effort,
nous ne devrons, j’en ai grand’ peur, à sa bonté qu’un lit de mort. »
1828 « Défaites-vous de ce souci, dit dan Hagen la Vaillantise.
La garde cette nuit encore est à mes soins par moi commise.
Jusque à l’heure, croyez-moi, que le soleil reparaîtra,
soyez sans crainte à ce sujet. Se sauve ensuite qui pourra. »
1829 Adonc vers lui tous s’inclinant grâces lui rendent qu’il mérite.
Tous ont du lit pris le chemin. Chose plus tôt faite que dite,
sitôt couchés de tout leur long les francs chevaliers accomplis,
sitôt Hagen l’Impétueux jà de ses armes se vêtit.
1830 Adonc de dire le Jongleur, sire Volker la Vaillantise :
« Ne me dites pas non, Hagen, tant je voudrais me voir commise,
avec vous, la garde de nuit, tant qu’il ne soit petit matin. »
Le preux rendit grâce à Volker du plus joyeux de son entrain :
1831 « Vous le rende le Dieu du Ciel, mon cher Volker plein d’excellence !
Au milieu de tous mes soucis point je ne veux d’autre assistance,
à part vous seul, pas un de plus, quel contre moi que soit le sort.
À charge, certes, de retour, de moi si point ne veut la Mort. »
1832 Et les voilà tous deux vêtus de leur brillant bliaut d’airain,
et côte à côte, tous les deux, prenant leur pavois à la main,
droit sur le seuil devant la tour à la porte se sont campés :
adonc les leurs peuvent dormir : onc ne fut mieux sommeil gardé.
1833 À la muraille de la salle ainsi qu’homme inspire soudain,
Volker posa le bon pavois dont alors se défit sa main,
rentra, revint avec sa vielle au creux du bras ménétrier,
pour le plaisir de ses amis comme il seyait à ce guerrier.
1834 Et sous la porte de l’entrée il s’assit sur un banc de pierre :
en vain l’on eût ménétrier cherché plus habile sur terre.
Atant la corde sous ses doigts si suaves se fit accents
qu’à dan Volker des pèlerins monta de cœur merci puissant.
1835 Adonc au son de l’instrument toute la maison retentit :
grande valeur gentil savoir haut de son cœur avait jailli.
Puis tout se tut, puis la vielle à mi-voix replana berceuse,
et le sommeil, sur chaque lit, vint aux paupières soucieuses.
1836 Quand ils furent tous endormis et que lui-même en fut certain,
lors derechef le preux baron, prenant son pavois à la main,
droit sur le seuil, devant la tour, ferme à son poste se campa,
et de Kriemhilde et de ses preux sire Volker les protégea.

224
1837 Comme on allait sur les minuits, peut-être avant, s’il se trouva,
sire Volker, le preux de preux, surprit un heaume à son éclat,
au loin dans l’ombre… La Kriemhilde, ou bien plutôt les siennes troupes
qui sur les hôtes ne voulaient que pratiquer de sombres coupes.
1838 Adonc de dire le Jongleur : « Ami Hagen, écoutez-moi :
face au danger il nous convient d’en soutenir de front le poids.
J’ai vu de pied en cap armés des gens sous ce mur-ci debout,
et, quelque chose me le dit, dont le vouloir n’en veut qu’à nous. »
1839 « Taisez-vous donc, que dit Hagen. Il faut les laisser approcher.
Avant qu’ils ne nous aient pu voir, nous leur allons désajuster
le rond du heaume à coups d’estoc, vous et moi, d’une même main.
Nous les rendrons à la Kriemhilde en triste état pour des humains.
1840 Mais jà l’un des chevaliers Huns, d’un seul coup d’œil, avait tout vu :
la porte était sous bonne veille. Ah ! Foi qui lors se serait tu.
« Le plan que nous avions, dit-il, ne peut à rien plus nous mener.
Car j’aperçois le ménestrel pavois au bras là-bas campé.
1841 C’est lui, qui porte sur son chef un heaume qui brille si haut,
non moins qu’étincelant solide à toute épreuve et sans défaut.
Sa cotte jette des rayons comme fait le feu ses clartés.
Tout près de lui se tient Hagen. Les étrangers sont bien gardés. »
1842 Ils font sur le champ demi-tour. Adonc Volker, quand il le voit,
se tournant vers son compagnon, dit la colère dans la voix :
« Laissez-moi donc aller avant à la rencontre de ces preux,
car gens ce sont dame Kriemhild de qui raison tirer je veux. »
1843 « Gardez-vous en, si vous m’aimez, que sire Hagen lui répond.
Allez avant, et vous verrez : ces intrépides, ces barons
vont à la pointe de leur branc vous servir peut-être tel sort
qu’il me faudra vous secourir, dussent tous miens y rester morts.
1844 Au combat si, d’ici partant, nous allons tous deux de l’avant,
à deux, peut-être même à quatre, ils n’en auraient pas pour longtemps,
de courre droit au bâtiment faire des dormeurs tel carnage,
que nous aurions pour le pleurer que par trop peu du plus long âge. »
1845 « Bon, que répond sire Volker, écherra ce qui doit échoir !
Il faut qu’ils sachent bien, du moins, que je n’ai pas été sans voir,
car point ne doit nier Kriemhilde, et point ne le doivent ses troupes,
qu’ils étaient comme félons à méditer de sombres coupes. »
1846 Et sans attendre leur lança : sire Volker par devers eux :
« Que venez-vous, tout fervestus, de ce pas d’intrépides preux ?
Est-ce dessein de détrousser, soldats Kriemhilde, les passants ?
Si vous voulez un coup de main, nous sommes deux ici présents. »

225
1847 Pas un ne releva le mot. Tant au cœur lui monta la rage :
« Pouah ! Lâches, couards que de vous, dit le baron plein de courage,
vous veniez donc en égorgeurs pour nous occire en plein sommeil ?
Quel bel accueil ! Peu de bons preux furent l’objet de soins pareils. »
1848 Lors à la reine se porta la trop véritable nouvelle :
ses envoyés n’avaient rien fait. L’on comprend sa peine cruelle !
Elle s’y prit d’autre façon : chose sinistre que sa rage,
dont au néant s’en vont aller de hardis preux pleins de courage.

226
Aventure XXXI.
Les Burgundes se rendent à l’église.
1849 « Sous mon haubert menu-maillé quel froid, dit Volker, je ressens !
À mon avis plus ne sera la nuit bien longue maintenant.
Voici la brise qui se lève, et voilà déjà le soleil. »
Ils éveillèrent maint des fleurs encor plongés en plein sommeil.
1850 Le clair matin, de ses rayons, vint inonder preux et grand’ salle.
Adonc Hagen de réveiller le reste de la gent vassalle :
au moutier à qui le voudrait d’ouïr la messe accoutumée,
comme en pays de chrétienté, par son de cloches annoncée.
1851 Autres étaient les chants chrétiens, ainsi qu’il apparut bien fort,
autres étaient les chants payens : pas le moindre commun accord !
Tous les guerriers sire Gunther tinrent à se rendre à l’église.
Tous de leurs lits en même temps s’étaient levés en même guise.
1852 Mais ils venaient, les bons barons, cousus de si beaux vêtements
que jamais preux jour de sa vie en nul pays de roi régnant
ne fut mieux mis ni mieux vêtu. Hagen en prit peine cruelle.
Il dit : « Vous faut ici, barons, porter sur vous robe non telle.
1853 Assez de vous savent pourtant ce que seront nos lendemains.
Au lieu de roses prenez-moi l’arme des armes à la main,
et de chapels ainsi gemmés, les heaumes clairs à tout orage,
car nous savons ce que nous veut fausse Kriemhilde en son courage.
1854 Il faudra combattre aujourd’hui, comme je dois vous le conter,
au lieu de chemises de soie, c’est bien haubert qu’il faut porter ;
au lieu de fastueux manteaux, vastes pavois à toute outrance,
sait-on jamais quel querelleur peut vous forcer à la défense ?
1855 Vous, mes très bien-aimés seigneurs, et vous, parents, et vous, guerriers
à l’église, comme il se doit, rendez-vous donc bien volontiers,
et confiez au dieu puissant votre détresse et votre sort.
Oui, sachez-le : venant notre heure, au même pas vient notre mort.
1856 Gardez de même d’oublier rien de ce que vous avez fait.
Ne vous mettez que recueillis en présence du dieu parfait.
Car sachez-le : je vous le dis, dignes parangons de prouesse,
sauf autre avis du dieu du ciel, plus vous n’orrez chanter de messe. »
1857 Adonc montèrent au moutier les princes et leurs compagnons.
Au saint enclos paroissial s’arrêtèrent tous ces barons.
Tel le voulait Hagen le Preux. « Défense de s’entre-quitter,
dit-il. Qui sait ce que les Huns sur nous encor vont attenter ?

227
1858 Tenez, tenez, mes bons amis, bien ferme à vos pieds vos écus.
Que si quelqu’un vous va plaignant quelque chiche et maigre salut,
rendez-le lui bon fer comptant, c’est dan Hagen qui vous le dit,
et vous serez barons prouvés, car c’est conduite de grand prix ! »
1859 Sire Volker et dan Hagen tous deux allèrent se poster
sur le parvis du grand moutier, car ils savaient, pour s’y planter,
oui, c’était sûr, que de sa voie celle qu’avait le roi pour femme
les forcerait à se tirer, ce dont déjà leur bouillait l’âme.
1860 Parut le maître de céans, et de même sa belle femme :
de magnifiques vêtements parés de corps et parés d’âme
d’hommes de guerre derrière elle avançait leste et vive élite,
et grand poussière s’élevait du pas des hommes de sa suite.
1861 Quand le puissant roi souverain de telle sorte en armes vit
les rois et les leurs compagnons, il eut au cœur surprise, et dit :
« Quoi ! Le cortège mes amis qui sous le heaume tel s’avance ?
Fâché serai-je sur ma foi, qu’on leur eût fait ombre d’offense.
1862 Je leur rendrai bien volontiers à leur gré raison du dommage,
pour peu que deuil on leur ait mis soit au cœur soit en plein courage.
Ils verront bien si dans mon for j’en ai senti petite offense.
À la rançon qu’ils en voudront vous me voyez jà prêt d’avance. »
1863 Ce fut Hagen qui répondit : « Ombre on ne nous fait d’offense.
Mais c’est l’usage messeigneurs qu’en armes chez eux l’on avance
à toute fête que Dieu fait tout au long des trois premiers jours
or dirons-nous à sire Etzel si nous menace mauvais tour. »
1864 Point ne perdit Kriemhilde un mot de ce qu’avait dan Hagen dit.
Ah ! Quels éclairs lançaient les yeux dont la reine alors lui rendit.
Ah ! Les usages de là-bas ! Mais elle préféra se taire,
bien que Burgunde, et d’assez vieux sachant coutumes de sa terre.
1865 Quelque sinistre et violent qu’elle leur gardât mautalent,
si l’on eût dit à sire Etzel le fin mot sans nul faux semblant,
bien aurait-il su prévenir ce qui depuis s’en vit échoir.
Mais violence de l’Orgueil ! L’on fit autour silence noir.
1866 Un flot de peuple vint avant sur les pas de la souveraine.
Les deux Burgundes tinrent bon : mettons que tout au plus, à peine
ils reculèrent de deux doigts ! Les guerriers Huns l’avait cruel :
elle, devoir jouer du coude au plus épais des preux isnels !
1867 Les chambellans de sire Etzel en ressentirent quelque ombrage.
Une poussée, et les deux preux feu prenaient de tout leur courage,
mais point n’osèrent chambellans, présent en personne le roi.
De beaux remous, mais ce fut tout : l’on en fut quitte sans surcroît.

228
1868 Terminé le service-Dieu, comme partaient tous et chacun,
lors apparurent à cheval grand quantité de guerriers Huns,
Kriemhild autour d’elle menait foule de belles jouvencelles,
et bien sept fois mille barons à ses côtés venaient en selle.
1869 Avec ses dames s’alla seoir Kriemhild dedans une fenêtre
aux côtés du puissant Etzel, qui grand plaisir en fit paraître.
Ils s’apprêtaient à regarder de preux héros tout pleins d’allant,
sous tous ces yeux hey ! Quels assauts surent livrer les arrivants !
1870 Là mêmement le maréchal avec ses vaslets apparut,
sire Dankwart le très hardi, qui sans faute s’était pourvu
de tous les gens le sien seigneur du pays de Burgundenlant,
sur destriers bien ensellés Nibelungen ferme vaillants.
1871 Dès qu’arrivèrent à cheval ses rois suivis de leurs barons,
Volker le Fort leur conseilla, cela ne demanda pas long,
de se lancer en un béhourd comme au pays de leurs aïeux,
et magnifiques les héros de s’assaillir à qui mieux mieux.
1872 Conseil heureux, en vérité, dont point ils n’eurent trop d’ennui.
Le béhourd fit bientôt fureur, et fit de plus en plus de bruit.
La cour était fort spacieuse, elle s’emplit pourtant de preux.
Dame Kriemhilde et dan Etzel jà n’avaient d’yeux que pour les jeux.
1873 Bref, au béhourd, n’y tenant plus, se présentèrent six cents gars
de la troupe sire Dietrich, et qui voulaient, là, sans retard,
l’arme à la main tromper le temps avec les preux de Burgundie,
mais leur seigneur hélas ! veillait, et lance hélas ! ne fut brandie.
1874 Hey ! Que de braves sur leurs pas se pressaient, et sur leurs côtés,
à monseigneur sire Dietrich ainsi qu’à temps il fut conté !
Avec les hommes dan Gunther il leur défendit jeu ni joute :
tant il avait peur pour les siens ! Et juste peur, sans aucun doute.
1875 Des gens de Berne à peine encor le terrain était-il désert,
que paraissait Béchelaren, oui, les Cinq Cents de Rüdeger :
cinq cents guerriers pavois au poing devant la salle, tout au long.
Hey ! Le margrave eût préféré les voir rester en leur maison !
1876 Faisant que sage il s’avança par la foule jusqu’à leurs rangs, et dit aux
siens braves barons qu’il n’était que trop apparent quel mautalent aux gens
Gunther tenait pour lors lieu de respir. Point de béhourd, s’ils l’en
croyaient, et lui voulaient faire plaisir !
1877 Atant s’en fut et s’en alla leur bien allante chevauchée,
quand Thuringiens de survenir, comme chose nous fut contée,
et parmi ceux de Tenemark un bon millier de preux vaillants.
Quels coups ce furent ! L’on voyait lance sur lance s’éclatant.

229
1878 Sire Irnefrit et dan Hâvart s’en vinrent relever le gant.
Les preux du Rhin en bel arroi les attendirent fièrement ;
puis accordèrent mainte joute à la Thuringe en ses guerriers.
De part en part furent percés mille superbes boucliers.
1879 Se présenta dan Bloedelin suivi de trois fois mille gars.
À sire Etzel comme à Kriemhilde il vint avant sous le regard,
car c’était juste sous leurs yeux que devait toute joute échoir :
la Souveraine frémit d’aise : « Ah ! Ces Burgundes allaient voir ! »
1880 Sire Schrûtan et dan Gibech se présentèrent au béhourd,
et dan Ramunc, et Hornebog, en chevaliers Huns de toujours.
Ils se plantèrent en vrais preux devant le Burgunde pays,
et haut les hampes de voler plus que le mur du chef-logis.
1881 Mais l’on avait beau faire bien, c’était vent sonnant en rafale,
et bruit à faire à peu d’effet vibrer chef-logis et grand’ salle
d’écus férus à tour de bras par ce qu’avait Gunther de monde,
en fin de compte, à la louange et grand honneur du nom Burgunde.
1882 Tant pris d’ampleur le passe-temps, et tant et tant il redoublait
qu’à travers les caparaçons, toute écumante, ruisselait
la sueur des bons destriers que preux montaient en ce béhourd.
Les Huns avaient bien devant eux le fier barnage de toujours.
1883 Lors déclara l’Impétueux, sire Volker, le Ménestrel :
« De ces gars-là, m’est-il avis, ne craignons assaut ni cartel.
J’ai dire ouï souventes fois qu’ils étaient nos francs ennemis.
Ores c’est bien l’heure ou jamais de la bataille sans merci. »
1884 « Qu’on reconduise à l’écurie, ajouta ferme dan Volker,
nos destriers, car il le faut, et pour tirer la chose au clair,
venant le soir, nous reprendrons nos chevaux et notre harnois.
Hein ? Si la reine aller donner prix, aux burgundes, du tournoi ? »
1885 Lors à leurs yeux se détacha cavalier de pas si hautain
que jamais dans les rangs des Huns ne se vit homme si certain.
Jà sur lui belle, des créneaux, tenait sa prunelle fixée.
Il s’en venait non moins bien mis que veut un preux sa fiancée.
1886 Sire Volker reprit alors : « Comment laisser pareille aubaine ?
Il faut que ce beau joli-cœur au moins me serve de quintaine.
Nul ne saurait m’en détourner : il y va rendre la sienne âme,
et peu me chaut que de ses gonds d’Etzel s’emporte en feu la femme. »
1887 « N’en faites rien, si vous m’aimez ! lança le roi d’un verbe prompt.
Ces gens-là diront que c’est nous, si les premiers nous commençons,
laissez aux Huns le premier coup et c’est encore mieux ainsi. »
Et sire Etzel qui tout là-bas près de la reine était assis.

230
1888 « Faut que je sois de ce béhourd, dit là-dessus Hagen le Preux.
Sachons aux dames faire voir, comme à ces barons généreux,
que nous savons chevalerie ! Ah ! Pour la beauté de l’exploit
car croyons bien qu’aux gens Gunther prix n’écherra de ce tournoi. »
1889 Volker l’Isnel en plein béhourd de nouveau lança son cheval,
et par la suite à mainte dame en prit hélas ! en prit grand mal ;
il transperça lance en avant le Hun brillant qui rendit l’âme.
Longtemps après pleuraient encor les jouvencelles et les femmes.
1890 Atant se fit un grand élan. C’était Hagen. C’était sa suite,
ses bons Soixante ses vassaux, qui remplissaient rudement vite
à l’environ du Vielleur, la lice où jeux avaient d’échoir
dame Kriemhilde et sire Etzel, pour y voir clair, n’avaient que voir
1891 Les rois Burgundes, tous les trois, abandonner leur ménestrel
au plus épais des ennemis à la merci d’un coup mortel ?
Ce fut mille hommes à la fois (ah ! La belle charge de preux !)
qui sans cesser d’être courtois firent fort bien selon leurs vœux.
1892 Endementiers du Hun brillant à peine était la vie éteinte
que l’on ouït les siens pousser cris sur cris et plainte sur plainte.
Ses gens allaient se demandant d’où venait le coup meurtrier :
« Il ne venait que du jongleur, Volker, le fin ménétrier. »
1893 « À nos estocs, à nos pavois ! » s’écrièrent au même instant
proches et gens du feu margrave du royaume de Hunnenlant.
Tous en voulaient à dan Volker, qu’ils brûlaient tous de voir occis.
De sa fenêtre vint Etzel, qui n’y fut pas longtemps assis.
1894 Atant levait de tous les siens de partout clameur colossale.
Rois et les leurs avaient déjà mis pied au sol devant la salle,
et de sous eux leurs écuyers tiraient les chevaux en arrière,
quand arriva dan sire Etzel qui dès l’abord trancha l’affaire.
1895 Proche de lui se rencontrait l’un d’entre les parents du Hun,
portant des plus robuste épée. Il la lui tollit de la main,
et la brandit. L’on recula, tant il était plein de colère :
« Tout au service de ses preux s’était-il mis pour ce salaire ? »
1896 « Si vous voulez en ma présence au ménestrel donner la mort,
vous faillirez, dit sire Etzel, et vous en aurez tout le tort.
J’ai tout vu : l’homme, et le cheval. Quand l’on a transpercé le Hun,
faux pas ce fut du destrier, sans que le preux y fût pour rien.
1897 Paix à mes hôtes vous devez. Est-il besoin que je le die ? »
Et de soi-même les couvrit durant le temps qu’aux écuries
l’on ramenait leurs destriers. Ils avaient nombre d’écuyers,
qui se tenaient toujours prêts à leur service comme il sied.

231
1898 En son palais rentre le prince, et tous ses amis avec lui.
Il défendit que l’on cherchât ombre de querelle ou d’ennui.
De table en table adonc dressée on leur porta l’ève d’usage.
Les gens du Rhin n’avaient que trop de gens hostiles entourage.
1899 Les seigneurs mirent à s’asseoir une bonne longueur de temps.
Kriemhilde était toute soucis qui fort dru l’allaient assiégeant,
et dit enfin : « Prince de Bern, toute aux abois comme je suis,
je te requiers de bon conseil, bonne assistance et bon appui. »
1900 Ce fut un preux irréprochable, Hildebrand, qui lui répondit :
« Nibelungen qui férira, point ne peut m’avoir avec lui.
Férirait-il pour un trésor, qu’il en aura peine cruelle,
car encor vifs, ces francs barons montrent encor audace isnelle. »
1901 Alors, courtois comme il était, messire Dietrich ajouta :
« Que ta requête, auguste reine, et que tes vœux s’en tiennent là !
Onques je n’ai de tiens parents tant de torts et de maux subis
que d’en découdre avec ces preux me vienne au cœur jamais souci.
1902 Requête c’est de pur honneur, noble princesse, haute dame !
Quoi ! T’acharner sur tes parents jusqu’à ce qu’ils en rendent l’âme ?
Eux qui comptaient sur ton bon cœur quand ils se sont mis en chemin !
Point ne sera Siegfried vengé, foi de Dietrich, par mienne main. »
1903 Atant pour trahir ayant pris par le Bernois mauvais chemin,
elle promit, sans perdre temps, à Bloedelin, foi de sa main,
toute une marche que jadis avait pour terre Nuodunc,
mais quand bientôt l’occit Dankwart mémoire il n’eut plus de ce don.
1904 Elle lui dit : « C’est toi qui vas m’assister, seigneur Bloedelin,
sont maintenant entre ces murs ceux dont mon cœur encor se plaint
ils ont à mort mis dan Siegfried, mon si tendre seigneur et maître,
à me venger qui m’aidera me pourra sienne reconnaître. »
1905 Dan Bloedelin lui répondit : « Sachez-le bien, ma dame et reine,
je ne tiens pas, voyant Etzel, à prendre conseil de la haine,
étant donné tout le plaisir qu’il prend à voir les tiens, ma sœur.
La moindre offense à leur égard, et me clorait le roi son cœur. »
1906 « Nenni, nenni, dan Bloedelin ! Compte sur moi jusqu’à la mort.
Jà te dorrai-je pour loyer pièces d’argent et pièces d’or,
sans parler d’une jeune belle à Nuodunc promise à femme,
et tu prendras entre ses bras plaisir de corps et plaisir d’âme.
1907 Tous les pays, tous les châteaux, tout je te donne et te délivre.
Tel tu pourras, preux chevalier, le cœur en joie à jamais vivre,
si de la marche Nuodunc à ton tour tu te rends marquis,
car c’est pour toi terrain loyal que ma promesse d’aujourd’hui. »

232
1908 Sitôt que sire Bloedelin en eut tel loyer entendu.
Comme la belle présentait tous les charmes qu’il y fallait,
il crut aux armes, dans son cœur, pour conquérir si belle femme.
Or ce faisant, le preux baron se condamnait à rendre l’âme.
1909 Il invita la souveraine à regagner la grande salle.
« Or nul n’aurait le temps de voir, la lutte serait générale,
et dan Hagen paierait bien cher ce qu’il lui fit, et dans les fers
il promettait de lui livrer le preux vassal de roi Gunther. »
1910 « Aux armes, tous ! dit Bloedelin. Aux armes, ce que j’ai de gens !
Aux ennemis en leur logis il nous faut aller de l’avant.
Point ne me laisse de repos celle qu’Etzel a prise à femme.
Il nous faut donc, mes francs héros, nous y risquer jusques à l’âme.
1911 Et là-dessus la souveraine ainsi dan Bloedelin laissa
tout au désir de la bataille ; et prendre place à table alla,
tout aux côtés de sire Etzel au beau milieu de ses guerriers :
elle venait aux visiteurs de tendre enfin piège et guêpier.
1912 Craignant pourtant de ne pouvoir aux prises mettre les lutteurs,
Kriemhilde, en qui le Deuil ancré trouvait sa terre et son vrai cœur,
ordre donna qu’à table encor l’on apporta le fils Etzel.
Voit-on que femme par vengeance ait rien ourdi de plus cruel ?
1913 Sur l’heure allèrent le chercher quatre barons de sire Etzel.
Ils apportèrent Ortlieb, leur jeune prince naturel,
droit à la table où jà les rois, où Hagen même était assis,
par qui, de haine et de fureur, par qui l’enfant serait occis.
1914 Adonc sitôt qu’il vit son fils, l’on entendit le riche roi
dire aux parents de son épouse avec la bonté dans la voix :
« Voyez, voyez, ô mes amis, c’est là tout ce que j’ai de fils,
et c’est le fils de votre sœur : il peut à tous nous porter fruit. »
1915 Pour peu qu’il ait de son lignage, il sera toute qualité,
guerrier puissant, plein de noblesse armé de force et de beauté ;
que tant soit peu je vive encor, je lui dorrai douze pays,
ainsi, le bras du jeune Ortlieb pourra vous être de grand prix.
1916 Aussi prière vous ferai-je, et fort vive, mes chers cousins,
quand derechef vous reprendrez la route du pays du Rhin,
d’être assez bons que d’emmener le fils de votre germaine sœur,
et de bien faire à cet enfant du meilleur gré de votre cœur,
1917 Avec l’honneur pour discipline, homme jusqu’à ce qu’il soit fait.
Là-bas, chez vous en votre terre, envers vous si quelqu’un forfait,
votre vengeur soit-il tout prêt force de corps et force d’âme. »
Ainsi l’ouït dame Kriemhild que sire Etzel avait pour femme.

233
1918 « À lui certes pourrait aller la confiance de ces preux,
âge d’homme s’il atteignait, disait Hagen le généreux.
N’empêche qu’à précoce mort paraît promis ce jeune prince,
et rarement pour lui parler je descendrai de ma province. »
1919 Le roi regarda dan Hagen : c’était pour lui mot fort cruel,
et ne dit rien, comme homme en qui domine prince fort isnel.
Mais de noir se tendit son cœur, et de deuil sombre, son courage,
car point n’avait sire Hagen tenu pour rire ce langage.
1920 Tous les magnats, de même cœur, comme leur roi prirent ennui
que dan Hagen eût de l’enfant ainsi dit à deux pas de lui.
Il fallut donc boire l’affront… Sur eux quel ne fut leur empire !
S’ils avaient su ce que bientôt ce preux encor ferait de pire !

234
Aventure XXXII.
Dankwart occit Bloedelin.
1921 Les gens de guerre Bloedelin, tout conréés pour le combat,
mille guerriers, mille hauberts, montèrent sus hardi le pas
où preux Dankwart et ses valets ensemble à table étaient assis.
C’était la haine qui montait, qui tant jamais s’entre-haït ?
1922 Atant messire Bloedelin tout droit aux tables se rendit.
Sire Dankwart le Maréchal fort diligemment l’accueillit :
« Soyez céans le bienvenu, très haut et puissant Bloedelin.
Jà grande surprise c’est me faire. Or dites-m’en la fine fin. »
1923 « Garde donc pour toi ton salut, lui répondit dan Bloedelin.
Car de cette mienne présence est ton trépas la fine fin.
C’est Hagen ton frère germain par qui fut dan Siegfried occis.
Tu vas payer en pays Hun et quantité des tiens aussi. »
1924 « Nennil, nennil, dan Bloedelin, reprit alors sire Dankwart.
Car du voyage nous aurions trop franc regret pour notre part.
J’étais encore tout enfant quand sire Siegfried rendit l’âme,
et point ne sais ce que me veut celle qu’a prise Etzel pour femme. »
1925 « Je n’ai qu’un mot à te conter : après l’endroit, voici l’envers.
Ce fut un coup de tes parents, sire Hagen et dan Gunther.
Gardez-vous donc infortunés, car c’en est fait de votre vie.
C’est votre dette envers Kriemhilde, et c’est le prix qu’elle s’expie. »
1926 « Donc en démordre tu ne veux ? Lors déclara sire Dankwart.
Point ne t’eussé-je supplié ! C’eût été bien mieux pour ma part. »
L’impétueux et preux baron, de table se levant d’un bond,
haut mist au clair un grand estoc, aussi pointu qu’il était long.
1927 Il en servit à Bloedelin un si terrible poids d’acier,
que bas la tête tomba roide au ras et franc de ses deux pieds.
« Autre cadeau pour ta corbeille, a dit Dankwart la Vaillantise,
allait-il pas celle épouser que Nuodunc eut pour promise ?
1928 À cette belle dès demain l’on peut présenter un autre homme.
De fiançailles, s’il y tient, pareil cadeau l’attend tout comme. »
Car d’un seul Hun resté loyal il savait de sûre nouvelle
que méditait la souveraine à leur endroit peine cruelle.
1929 Gens Bloedelin, face à leur chef à terre étendu roide mort,
point n’entendirent, pour frapper, boire plus long affront encor.
Haut donc l’épée, et de bondir sur toutes ces tables d’enfants,
sinistre mort pour leur donner. Mal leur en prit en peu de temps.
1930 Déjà bien haut sire Dankwart de crier à toute sa troupe :
« Vous voyez bien, gents écuyers, comme l’on vient cerner la coupe.
Gardez-vous donc, infortunés, puisque c’est à pareil mal pas
que par courriers noble Kriemhild si bonnement nous convia. »
1931 Eux, comme point n’ayant d’épée, happèrent de dessous leurs bancs,
qui l’escabeau, qui l’escabelle ; en longs projectiles volants,
francs écuyers de nom Burgunde incapables de pire boire !
Lourd chut maint siège, et sous maint heaume en monta mainte bosse noire.

235
1932 Quelle fureur ! Et quelle garde ! Ils surent, les pauvres enfants,
hors de la salle gens armés bouter bien net en peu de temps,
sauf sur la place restés morts cinq cents hommes, ou davantage.
Le simple page était vainqueur, rouge à de sang paraître en nage !
1933 De ce désastre trop affreux se répandit large nouvelle,
et les guerriers de sire Etzel (ce leur fut douleur fort cruelle)
surent ainsi la triste fin de dan Bloedel et de ses hommes :
« C’était le frère de Hagen et les valets d’armes tout comme. »
1934 Avant que mot n’en vînt au roi, les Huns, tout transportés de rage,
prirent les armes à deux mille, à moins que même à davantage.
Sus ils marchèrent aux valets : à leur fureur frein ne fut mie.
Bref, à pas un des écuyers ils ne laissèrent brin de vie.
1935 Donc ces félons étaient venus autant qu’on suit un étendard.
Les écuyers avaient tenu comme tient tête un bon rempart.
Mais à quoi bon force et grand cœur ? Sur tous enfin passa la Mort.
Alors surgit soudainement on ne peut plus horrible sort.
1936 Plus vous n’orrez qu’étonnement, et vous serez dans l’épouvante.
Dire que neuf mille écuyers gisent là, morts de mort sanglante,
sans compter douze chevaliers que Dankwart eut pour barons.
On le voyait lui seul au monde à l’ennemi faire encor front.
1937 Mais après quel bruit, quel silence ! Après quel trouble, quel repos !
Coup d’œil par-dessus son épaule. Alors Dankwart, le preux héros,
cria : « Malheur ! Ô mes amis ! Je n’ai donc plus un compagnon,
et je dois las ! Faire à moi seul à l’ennemi tout notre front. »
1938 Dru comme grêle s’abattaient les coups de branc sur la grande âme.
Plus d’une larme en dut verser après un preux plus d’une dame.
Un mouvement de la courroie et le pavois haut davantage,
et lui tant fit couler de sang que mainte brogne en fut nage.
1939 « Las ! C’est trop dur, même pour moi, d’Aldrian dit enfin l’enfant
place donc, place, braves Huns, je veux dehors, je veux au vent
m’offrir le frais d’un brin de brise : on serait à moins sur les dents. »
L’on vit alors l’homme de guerre à bien grands pas venir avant.
1940 Oui, tout recru qu’il fut d’estour, du logis encore il bondit.
Nouvelle grêle à grand fracas sur son heaume adonc retentit :
c’était à qui, faute d’avoir vu les merveilles de sa main,
au preux Burgunde irait barrer de sa personne le chemin.
1941 « Ah ! Plût à Dieu, disait Dankwart, courrier que je me pusse offrir
dont à mon frère dan Hagen nouvelle je pourrais ouvrir
que faisant face à ces guerriers, face je fais à triste sort !
Il m’aiderait à m’en sortir, ou près de moi tomberait mort. »
1942 Dirent alors des guerriers Huns : « Ce franc courrier, ce sera toi,
quand au tien frère bien-aimé mort nous te porterons tout froid.
Enfin grand peine sentira l’homme lige sire Gunther.
À sire Etzel tu n’as que trop causé dommage par le fer. »
1943 Mais lui : « Sans menacer plus outre, au large donc, et davantage !
Jà par mes soins plus d’un haubert va rouge sang paraître en nage.
C’est moi qui vais de vive voix d’ici nouvelle au roi conter ;
et mêmement à mes seigneurs de mon grand deuil me lamenter. »

236
1944 Si formidable il apparut à tout homme d’Etzel vassal :
en tout épée un grand frisson glaça l’audace du métal.
Lors ils grevèrent son pavois de tant de traits qu’il dut enfin,
tant il pesait, le laisser choir aval sur place de sa main.
1945 Ils pensaient bien qu’il était pris, ainsi privé de couverture.
Hey ! Que de heaumes il fendit ! Quelles profondes entamures !
Qu’il en jeta de morts à terre, homme sur homme, et gars sur gars !
Quelle louange, quelle gloire se retirait le preux Dankwart !
1946 Des deux côtés, à gauche, à droite, ils se ruaient à la curée
mais tel et tel trop tôt survint au passage de la mêlée.
Lui, passait franc par l’ennemi comme le sanglier des bois,
par la forêt, tient tête aux chiens : peut-on rêver plus beaux exploits ?
1947 À chaque pas de son chemin, c’était chaud vestige de sang.
Jà ne pouvait chevalier seul, à lui seul son ordre et son rang,
Mieux face faire à l’ennemi que ne fit alors celui-là.
Ainsi le frère dan Hagen parler au roi, superbe, alla.
1948 Échansons, écuyers tranchants, au choc sonore des épées,
loin de la main qui la portait ont vivement boisson jetée,
et les viandes dont au roi montait exquise l’abondance,
bref, au pied même des degrés jà s’avançait leur force immense.
1949 « Qu’est-ce donc, écuyers tranchants ? dit-il de lasse vaillantise.
Jà songez bien que charge d’hôte à vos bontés reste commise,
songez de même qu’aux seigneurs plats délicats vous faut porter,
et me laissez nouvelle mienne à mes si chers maîtres conter. »
1950 Si contre lui, fougueusement, des degrés un bond se tenta,
toujours à temps tombant l’estoc tant et si lourd sur lui porta,
que d’une marche refluait, peureusement, la résistance
devant la force et la valeur d’une merveilleuse vaillance.

237
Aventure XXXIII.
Les Burgundes livrent bataille aux Huns.
1951 Adonc voilà le preux Dankwart enfin parvenu sous la porte.
« Arrière ! » a-t-il aux gens d’Etzel ordre donné d’une voix forte.
De sang ruisselle entièrement toute son armure d’airain :
La formidable nudité d’un branc immense arme sa main.
1952 Adonc huche bien haut Dankwart depuis la porte du festin :
« C’est trop longtemps rester assis, vous Hagen, mon frère germain.
Vers vous et vers le dieu du ciel monte ma plainte. Ah ! Triste sort !
Tous chevaliers, tous écuyers en leur logis tous gisent morts. »
1953 De frère à frère on lui rugit : « Qui l’a fait ? Donne-moi son nom.
« C’est un coup de sire Bloedel, suivi de tous ses compagnons.
Il l’a payé fort chèrement : de ce ne soyez pas en quête !
Dankwart lui fit de ses deux mains de sur le chef voler la tête ! »
1954 « Mince dommage en vérité, c’est là tout Hagen qui répond,
quand au fil de quelque entretien l’on fait mémoire d’un baron,
si ce n’est pas dextre main de preux que lui-même il a rendu l’âme :
raison de moins pour que sur lui se versent pleurs de noble dame.
1955 Mais dites-moi ; frère Dankwart : je vous vois plus vermeil que l’or !
Ces ont blessures, que je crois, et vous souffrez douleur de mort.
Si c’est un homme du pays qui vous a mis en cet état,
et que le Diable de l’Enfer sur lui ne veille, il périra ! »
1956 « Pas un seul coup je n’ai reçu ! Tout mon habit n’est là trempé,
oui, que du sang qui de leurs corps s’est de maint blessure échappé,
tant j’ai si bien en ce jour même autour de moi semé la mort :
l’eussé-je à faire sous serment, tout compte en passe mes efforts. »
1957 « Frère Dankwart, lui fut-il dit, tenez-vous donc devant cet huis,
que Hun n’y porte de ses pas ni l’abord ni même l’appui.
Raison je veux leur demander, comme nous y contraint le sort :
dire que toute notre suite a succombé d’injuste mort ! »
1958 « Soit ! Chambellan, répondit le hardi vassal.
À si grands rois je garantis de ne les pas servir trop mal.
Je garderai cet escalier, comme un mien honneur ne l’inspire. »
Aux preux venus de par Kriemhilde on ne pouvait promettre pire !
1959 « Ce que j’aimerais fort savoir, que dan Hagen alors répond,
c’est ce qu’ici secrètement les Huns disent entre barons.
M’est avis qu’il leur plairait fort d’être défaits de mon portier,
qui des nouvelles de son bord fut aux Burgundes le courrier.
1960 Dame Kriemhilde, je le sais, l’ayant de vieux ouï conter,
ne peut des peines de son cœur plus avant le fardeau porter.
Allons, buvons, buvons aux morts, et revalons au roi son vin.
Au petit Prince de céans de succomber premier des Huns ! »
1961 Si dur sur l’enfant Ortlieb frappa Hagen le preux vaillant
que de la lame sur sa main ce fut comme un paquet de sang,
et que la reine eut d’un seul vol la tête au creux de ses genoux ?
C’était signal entre guerriers d’horrible meurtre et de grands coups.

239
1962 Au milieu même de ses soins, d’un coup non moins rapide, meurt,
à deux mains à la fois occis, après l’enfant, le gouverneur,
que sous la table en moins de rien le chef lui roula sur la terre.
Triste salaire que c’était verser au maître de manières !
1963 Adonc devant le dais Etzel avisant un joueur de vielle,
Hagen, de fureur transporté, sur lui fondit à tire-d’aile,
et d’un seul coup, d’un seul, fit choir sur l’instrument sa dextre main :
« Au messager, dit-il, qui fit de Burgundenlant le chemin ! »
1964 « Malheur à moi ! Ma pauvre main ! cria Werbel le Ménestrel.
Hagen de Tronège, ai-je de vous mérité jamais rien de tel ?
Je ne m’étais qu’en tout honneur vers vos maîtres mis en chemin.
Comment jouer de la vielle après avoir perdu la main ? »
1965 Mais qu’importait à dan Hagen qu’onc plus ne sonnât le sonneur ?
Lui, partout à la fois céans, de moulinets pleins de fureur
allait cherchant les preux d’Etzel : le carnage se fit immense,
adonc de peuple sur le champ la Mort eut grand’ surabondance.
1966 Volker-les-Bonds-Impétueux de sa table ne fit qu’un saut.
Son archet bien haut sous ses doigts jouait un fort bruyant morceau
Gunther avait pour ménestrel une force de la nature.
Hey ! S’il se fit pour ennemis de guerriers Huns bonne mesure !
1967 Adonc se sont droit de leur dais levés les trois souverains rois,
pour séparer les combattants de peur d’autre sanglant surcroît.
Mais tant s’en faut qu’aient opéré doux conseil ni parole sage !
Sire Hagen et dan Volker démons se firent pleins de rage.
1968 Plus ne vit l’Avoué du Rhin d’un seul tenant qu’une mêlée :
du coup lui-même à tour de bras, par entamure et par trouée,
taille à travers de blancs hauberts : tout n’est-il pas sien ennemi ?
Mais lui, quel preux ! Regardez-le : non, pas un doute n’est permis.
1969 Au beau milieu de cet estour voici Gernot qui charge encor,
et sur tous les Huns à la fois de bien des preux fait bien des morts,
à grands coups du branc acéré qui lui venait de Rüdeger.
Il témoignait aux gens d’Etzel un intérêt des plus amer.
1970 Le jeune des fils Dame Ute au plus épais ne fait qu’un saut :
ses belles armes à grand bruit font voler en mille morceaux
les hauberts des barons d’Etzel et des guerriers du pays Hun.
C’est grand’ merveille que faisait dan Giselher le fer en main.
1971 Certes, il est bien faire et bien faire : ainsi les rois et leurs barons,
et, voyez donc, premier d’eux tous, Giselher, campé haut le front.
Nul ennemi ne passera ! Lui, c’est le grand cœur, le vaillant.
Adonc plus d’un, par lui navré, tout roide chut emmi le sang.
1972 De leur côté se défendaient de leur mieux ceux de Hunnenlant
alors on vit les étrangers, tout en taillant, d’un seul élan
d’un bout à l’autre, éclair au poing, traverser la salle du roi.
De toute par alors jaillit un cri perçant de pur effroi.
1973 Atant voulaient ceux du dehors aux leurs céans porter secours :
mais tous leurs efforts s’effritaient en pure perte au pied des tours.
On eût dedans donné bien cher pour se trouver hors de ce hall,
oui, mais Dankwart à tous défend degrés amont tout comme aval.

240
1974 Il s’éleva devant les tours une épouvantable mêlée,
et des hauberts, à grand fracas, retentirent sous les épées.
Tant qu’à la fin le preux Dankwart était à la merci du sort.
Ce dont en peine fut son frère, en qui l’honneur guide l’effort.
1975 Hagen cria donc à Volker de tout ce qu’il avait de voix :
« Voyez-vous là-bas, compagnon, mon frère seul sous tout le poids
des hommes d’armes de nos Huns et de leur assaut le plus dru ?
Sauvez mon frère, doux ami, sinon, pour nous, l’homme est perdu ! »
1976 « J’y vas, j’y vas, assurément », a dit le preux ménétrier.
D’un bout à l’autre du palais il s’est preux chemin viellé.
La bonne lame entre ses doigts vibrait de ses plus beaux accents.
Les chevaliers venus du Rhin merci lui dirent fort puissant.
1977 Sire Volker le preux baron d’arraisonner le chambellan :
« Vous avez au jour d’aujourd’hui passé de bien mauvais moments.
Votre frère à votre secours m’a commandé de me porter.
Vous, le dehors, moi, le dedans, prenons chacun notre côté. »
1978 Sire Dankwart l’Impétueux se campa sur le seuil de l’huis
nul quel qu’il vînt, sur l’escalier ne put seulement prendre appui.
Si l’on oyait le branc du preux leur retentir entre les mains !
Volker de même entre les murs fit en Burgunde son chemin.
1979 Adonc, farouche, le sonneur cria par-dessus les barons :
« Tout est céans sous bonne clef, sire Hagen, mon compagnon,
et nous croisons ce francs barreaux devant ce qu’Etzel a de portes
deux brancs de preux remplacent bien mille verrous de bonne sorte.
1980 Quand Hagen, sire de Tronège, à la porte vit tels portiers,
adonc il mit pavois au dos, le bien-renommé preux guerrier,
et mal pour mal ! Ce fut alors qu’au vrai commença la vengeance
les ennemis pouvaient frapper, c’était dès lors sans espérance.
1981 Cependant l’Avoué de Berne, à qui ses yeux n’en content pas,
tant sous la grand’ force Hagen les heaumes volent en éclats !
Oui, le roi du peuple Amelunc lors sur un banc sauta d’un bond,
et dit : « Hagen nous verse là de tous breuvages le moins bon. »
1982 Le maître des lieux, de tristesse, avait le droit d’être éperdu,
comme homme à qui, dessous ses yeux, ses plus chers amis sont tollus ;
tout juste si, des ennemis, il échappa de sa personne.
Il restait là, tout angoisseux ; « Pourquoi porter une couronne ? »
1983 À Dietrich parvient un appel : c’est de Kriemhilde la Puissante : « Aide-moi, noble
chevalier, à me sortir d’ici vivante, au nom des princes, tous grands cœurs,
d’Amelunglant et de ses bords, car jusqu’à moi si vient Hagen va main sur moi mettre
la Mort. »
1984 « Comment pourrais-je vous aider, bien de bonne aire souveraine ?
a répondu sire Dietrich. C’est pour moi que je suis en peine
tant sont les hommes de Gunther autant que possédés terribles
que tout secours à qui que soit pour le moment m’est impossible. »
1985 « Nenni, nenni, seigneur Dietrich, si haut chevalier généreux,
ah ! Laisse, laisse en son éclat briller ta vaillance de preux !
Sois secourable, sauve-moi, sinon, c’est mon arrêt de mort ».
La peur gagnait dame Kriemhilde a fort bon droit en pareil sort.

241
1986 « Je vais chercher s’il m’est encor moyen de vous porter secours. C’est que je n’ai
jamais trouvé, cela fait des jours et des jours comme démons si déchaînés nombre
pareil de preux vaillants. Je vois des heaumes sous l’épée en gerbes haut jaillir le
sang. »
1987 Si fort se mit tout aussitôt à crier ce parfait baron,
que l’on eut dit, rien qu’en l’oyant, comme un olifant de bison,
et que le burg, immensément, de cette force retentit :
Dietrich le Fort était si grand que près de lui tout fut petit.
1988 Ce fut alors que dan Gunther entendit bel et bien, tel quel,
comme du sein d’une tempête (il ne rêvait pas) cet appel :
« C’est bien, dit-il, la voix Dietrich, que mon oreille perçoit là ;
de l’un des siens, m’est-il avis, l’ont nos barons privé tout plat.
1989 Je le vois chomé sur la table : il fait un signe de la main.
Amis, parent, du sol Burgund ayant avec moi fait chemin,
suspendez ici le combat pour que je puisse ouïr et voir
ce qu’à ce preux ici mes gens comme dommage ont fait échoir. »
1990 Adonc le roi, sire Gunther, d’enjoindre, c’est peu que prière,
qu’en suspens reste toute lame. Au plus chaud du feu de l’affaire,
ah ! Que c’est beau d’être bien fort ! Plus ne se fiert coup ni blessure
et de prier, lui, le Bernois, de lui conter nouvelle sûre.
1991 Il dit : « Très noble dan Dietrich, ici vous a-t-il été fait
par mes amis quelque dommage ? Autant me le dire tout net :
pour le défaire et réparer me voici prêt à vous servir.
Sans me causer grand mal de cœur aucun n’aurait su vous faillir. »
1992 Adonc répond sire Dietrich : « Ombre de coup ne m’a lésé.
Or laissez-moi de ce palais, sous votre garde, m’en aller
loin de cette rude mêlée avec les miens derrière moi :
et tenez-vous pour sûr, sans fin, de mon service et de ma foi. »
1993 « Comment ? Vous si vite à genoux ? se récria l’enfant Wolfhart.
Jà n’a pas le ménétrier muni la porte d’un rempart
tel encor que nous ne puissions nous en ouvrir par où passer. »
« Taisez-vous donc, dit dan Dietrich, le diable soit de l’empressé ! »
1994 Adonc reprit sire Gunther : « Bien volontiers j’en fais octroi.
Que ce soit en grand nombre ou non, retirez-vous de cet endroit,
vous, mais non pas mes ennemis, qui vont devoir ici rester,
car chez les Huns ils m’en ont trop donné de rudes à porter. »
1995 Déjà Dietrich, oyant cela, d’un de ses bras environnait
la de bonne aire souveraine, en qui l’angoisse frissonnait,
cependant que, de l’autre bras, il entraîne Etzel avec lui.
Six cents guerriers avec Dietrich splendidement passèrent à l’huis.
1996 Adonc de dire Rüdeger, le bon et noble margrave :
« Si de céans peuvent de même à leur tour sortir d’autres braves
à vous de cœur tout dévoués, faites-le nous donc assavoir :
trêve du reste bien solide entre amis sûrs ne peut messeoir. »
1997 C’est Giselher qui lui répond ; c’est la Terre de Burgundie :
trêve et sauvegarde ayez donc, de notre part sans craindre mie
puisque vous êtes amis sûrs, vous et les vôtres compagnons.
Ne craignez point ! Retirez-vous de ces lieux, vous et vos barons. »

242
1998 Dan Rüdeger adonc se mit en devoir de quitter la salle,
de cinq cents hommes, sinon plus emmenant suite féodale,
autrement dit, Béchelare ses amis et son vasselage,
dont roi Gunther allait bientôt sentir non pas petit dommage.
1999 Un guerrier Hun vit à l’instant, juste au moment de leur départ,
sire Dietrich et sire Etzel. Il voulut en saisir sa part,
mais le vielleur lui fit présent d’un si furieux coup d’épée
qu’au ras et franc des pieds d’Etzel roula sa tête franc coupée.
2000 Sitôt le maître du pays sorti de la salle d’enfer,
il regarde derrière soi. Ce fut pour voir sire Volker !
« Hélas ! Quels hôtes de malheur ! Dire, quel effroyable sort !
Que sous leurs coups vont tous mes preux n’être plus rien qu’un champ de morts !
2001 Ah ! Quelle fête que cela ! dit le roi toujours noble et fier.
Il s’en déchaîne un là-dedans qui répond au nom de Volker.
C’est un farouche sanglier, sous des dehors de ménestrel.
Grâces je rends à mon bonheur : c’est au démon l’échapper bel.
2002 Ses lais ne sonnent que le mal, que le mal, ses rouges accords,
ses coups d’archet à tour de bras couchent les braves dans la mort.
Je ne sais pas quel tort j’ai fait en sa personne au ménestrel,
mais jamais hôte, mes avis, ne m’a causé deuils si cruels. »
2003 Sitôt sorti qui l’on voulût vif laisser sortir de la salle,
haut retentit entre les murs un fier fracas d’armes vassales :
cher réclamaient les étrangers du mal chez eux pris à crédit.
Ah ! Que de heaumes pourfendit sire Volker le si hardi !
2004 Or se tournant vers ce tonnerre a dit sire Gunther le Fier :
« Entendez-vous, sire Hagen, à quoi là-bas sire Volker
avec les Huns va s’amusant, vers les tours si l’on risque un pas ?
Quel rouge il a sur son archet tantôt si haut tantôt si bas ! »
2005 « Regret immense je ressens, c’est là tout Hagen qui répond,
de me trouver en cette salle au-dessus de ce franc baron.
J’étais son pair et compagnon, et lui de même était le mien.
Si nous rentrons en nos foyers, tout mien avoir sera tout sien.
2006 Regarde donc, roi couronné ! Si c’est à toi tenir bien fort !
Quel cœur il et à te servir pour ton argent et pour ton or
son coup d’archet de part en part tranche l’acier tout résistant,
et sur les heaumes va brisant les clairs ouvrages d’ornement.
2007 Si fier vielleur onc je n’ai vu si magnifiquement campé
comme en ce jour sire Volker ainsi superbement posté.
Haut retentissent ses refrains par les armets et les pavois.
Cela mérite bons chevaux et grands’ merveilles de harnois.
2008 De tout ce qu’avaient eu les Huns, en ce logis, d’âmes amies,
il n’était rien qui désormais n’y fût gisant privé de vie.
Ah ! Quel silence après quel bruit ! Toute bataille avait pris fin :
les preux barons si haut-cœurus point n’ont gardé l’épée en main.

243
Aventure XXXIV.
Ils jettent les morts de la salle.
2009 Les souverains, n’en pouvant plus, s’étant alors assis aval,
Volker-Hagen se vinrent donc poster à la porte du hall,
et s’appuyant sur leur pavois, ces deux parangons de barnage,
entre eux propos, tout en causant, de ne tenir que de franc sage.
2010 Des rangs Burgundes s’éleva la voix Giselher le Héros :
« Vous ne pouvez, mes bons amis, déjà vous livrer au repos.
Bien devez-vous hors de ces murs tout ce monde mort à porter.
Attendons-nous à pire encor, point je ne conte pour conter.
2011 Il ne faut pas que sous nos pieds s’encombre plus longtemps la place.
Avant qu’un autre assaut de Huns d’une tempête nous efface,
tant nous aurons taillé dedans que d’avance m’en rit l’ouvrage !
Tant, ajouta dan Giselher, se le promet tout mon courage. »
2012 « D’un tel seigneur je suis ravi ! » C’est de loin Hagen qui répond.
Pareil conseil ne peut venir que de la bouche d’un baron,
et c’est celui que tout enfant aujourd’hui mon maître nous fait.
À vous, Burgundes, à bon droit de vous le dire le cœur gai. »
2013 Adonc dociles au conseil, ils transportèrent de la sorte
sept mille morts qui furent tous jetés au-delà de la porte.
Les corps tombaient devant la salle à même les degrés aval.
Atant leva de leurs parents plainte à l’image de leur mal.
2014 Quand nous disons sept mille morts, nous comptons les simples blessés,
gens qui soignés de main plus douce auraient encor pu s’en tirer,
mais qui de haut roide rués ne pouvaient que trouver la mort
au plus grand deuil de leurs amis, comme de juste en pareil sort.
2015 Adonc de dire le Jongleur, Volker les Braves-Chevauchées ;
« Jà vérité j’ai sous les yeux la chose qui me fut contée :
les Huns ne sont que des couards, ils mènent deuil comme les femmes !
Au lieu d’aider ces pauvres gens, qui sont navrés que m’en fend l’âme ! »
2016 Or le margrave, pauvre fol !, prit ce mot pour pitié vaillant.
Voyant par terre un sien cousin qui perdait aval tout son sang,
il le saisit entre ses bras, et jà l’arrachait au malheur,
quand roide mort sur lui penché le transperça le fin jongleur.
2017 Vous pensez si s’éparpilla d’un vol leur fuite à ce malheur,
en maudissant d’un seul juron la tête même du Jongleur !
Lui, ramassant un javelot, missile aussi pointu que dur,
que l’un des Huns avait d’en bas lancé sur lui devers le mur.
2018 Le renvoya toute raideur, par-dessus eux, au diable vert,
jusqu’à l’autre bout du château ! Les gens d’Etzel, quoi de plus clair
n’avaient plus qu’à chercher abri plus loin encor de la grand’ salle.
C’était prodige que sa force : elle inspirait la peur totale.
2019 C’étaient alors, face au palais, des milliers et des milliers d’hommes,
Volker-Hagen, d’un seul tenant, arraisonnèrent, ou tout comme,
qui ? Sire Etzel ! En lui lançant ce qu’ils avaient sur le courage,
et qui, depuis, mit en péril ces preux hardis de grand barnage.

245
2020 « Il serait beau, disait Hagen, que des leurs pléniers protecteurs,
vos seigneurs fissent leur l’estour au plus que premier rang des leurs
comme à l’envi les miens seigneurs vont à deux pas d’ici faisant,
tant ils labourent les armets, que leur épée en est en sang. »
2021 Sire Etzel, preux comme il était, de se saisir de son pavois !
« De la prudence ! dit Kriemhild. Regardez-y donc à deux fois !
Que n’offrez-vous à vos guerriers un plein bouclier croulant d’or ?
Hagen là-bas, s’il vous atteint, ne vade vous laisser qu’un mort !
2022 Le souverain, preux qu’il était, n’en voulait rien de rien démordre :
les riches princes d’aujourd’hui rarement ont cœur de cet ordre !
Et force fut de le tirer par le cuir du pavois arrière.
Sire Hagen, farouchement, lui redonna les étrivières :
2023 « C’est si lointaine parenté, poursuivait Hagen le Héros,
que celle Etzel et dan Siegfried pour avoir mêmes droits égaux !
Car à Kriemhilde il fit l’amour bien avant qu’elle eût l’œil sur toi
félon de roi, suppôt du Mal, quoi donc te dresse contre moi ? »
2024 Rien n’en perdit celle qu’avait le noble souverain pour femme.
Kriemhilde en fut de mautalent ivre de corps comme ivre d’âme.
L’osait-il donc bien blasphémer présents les hommes sire Etzel ?
Et d’en vouloir aux étrangers embûches tendre de plus bel.
2025 Elle parla : « Qui du Tronège, oui, du Hagen m’irait défaire,
et de son chef me reviendrait la main lourde et pourtant légère.
Je remplirais pour lui d’or rouge au ras des bords l’écu d’Etzel,
et pur loyer j’ajouterais nombres de terres et châtels. »
2026 « Mais qu’ont-ils donc à tant attendre ? À son tour dit le Vielleux.
Je n’ai jamais vu de barons si fieffés lâches ni si gueux.
Quand on annonce et que l’on offre un si magnifique présent…
Jà sire Etzel d’ombre d’amour plus ne sera leur redevant.
2027 Ceux qui vont si vilainement de leur seigneur mangeant le pain,
et qui le laissent sans retour aux affres du pire pétrin,
les voilà bien, c’est ce ramas de fieffés lâches et de gueux
et ça prétend au nom de preux ! A tout jamais honte sur eux ! »

246
Aventure XXXV.
Où dan Irinc trouve la mort.
2028 Lors dit des rangs du Tenemark le margrave Irinc, à son tour :
« Je n’ai jamais que sur l’honneur l’un après l’autre assis mes jours
j’ai, par des peuples en plein choc, autant qu’homme au monde bien fait.
Mes armes, donc ! C’est moi qui vais à dan Hagen, et sans délai. »
2029 « Si tu m’en crois, n’en tente rien, que sire Hagen lui répond.
Ou fais alors se retirer les Huns et leurs gentils barons.
Si quatre à quatre deux ou trois veulent d’assaut prendre le hall,
je te les jette mal en point de ces degrés du haut aval. »
2030 « Point n’est raison que j’abandonne, a repris Irinc à son tour.
J’ai vu jadis tout aussi dur à pareil péril de mes jours.
Je vais à toi l’épée en main, seul contre seul, et sans délai.
À quoi te sert si brave bras quand seulement la langue fait ? »
2031 En un clin d’œil le preux Irinc de toutes pièces fut armé.
De même Irvrinc de Düringen, tout jeune, et d’audace animé,
sire Hâwart toute-vaillance, et mille guerriers pour le moins,
qui tous voulaient, quoi qu’il osât, à sire Irinc ne manquer point.
2032 Lors de ses yeux le vielleur vit ce formidable renfort
autour d’Irinc, et de son pas, presser en armes son abord,
et tous porter jà haut lacé le heaume de solide ouvrage.
Atant Volker l’Impétueux eut d’ire mû tout le courage.
2033 « Avisez-vous, ami Hagen Irinc là-bas qui vient vers nous,
qui voulait l’épée à la main se mesurer seul avec vous ?
Que dites-vous de preux qui ment ? Moi, je le honnis sans ambages.
À ses côtés viennent armés bien mille gars, ou davantage. »
2034 « Traitez-moi donc moins de menteur, dit le vassal de dan Hâwart.
Vous me voyez prêt à tenir mon serment sans point de retard.
Il n’est au monde crainte ou peur qui se puisse mettre entre nous.
Si fauve preux Hagen soit-il, à lui je marche devant vous. »
2035 Et dan Irinc à deux genoux devant ses parents et ses preux
de supplier que seul à seul on les laissât faire entre eux deux
on consentit, mais à regret, tant pas un seul n’ignorait mie
la démesure dan Hagen Burgunde-né de Burgundie. »
2036 Dan Irinc de Tenemarken allait avant, l’arme bien haut.
De son pavois se protégeait le valeureux et franc héros.
Sus il courut de marche en marche à dan Hagen, devant la salle.
Haut retentit entre barons un fier fracas d’armes vassales.
2037 L’âpre lancer des javelots, car telle force avait leur main,
franchit le mur des deux pavois jusqu’aux brillants hauberts d’airain
et les deux hampes en plein ciel se perdirent en tournoyant.
Du coup, farouches, les deux preux ensemble au clair mirent leur branc,
2039 Le preux Hagen avait pour frappe une force démesurée,
mais coup d’Irinc il écopa dont fut la demeure ébranlée.
Palais et tour aux chocs du preux vont sonnant de plus en plus dru,
frappe et refrappe le baron, mais c’est férir à fer perdu !

247
2040 Bref, dan Irinc, de dan Hagen, qui n’avait pas une blessure,
au vielleur passa bientôt, croyant que par autre aventure,
il le tiendrait à sa merci, tant il frapperait ferme et dru.
Frappe et refrappe si tu veux : point n’est le beau Volker perdu !
2041 Tant face fit le vielleur que de l’adverse écu, soudain
en tournoyant, la croix d’acier sauta sous le poids de sa main.
Irinc de rompre le combat, et de ce terrible tenant
sus à Gunther, le roi Burgunde, il se tourna toujours courant.
2042 L’un comme l’autre étaient tous deux au combat d’une force immense.
Mais sire Irinc et dan Gunther de coups firent en vain dépense.
Rien ne porta. Nulle blessure, et pas un seul filet de sang,
tant les garda leur bonne armure, elle aussi force et fer vaillant.
2043 Autre rupture avec Gunther, nouvelle course à dan Gernot,
dont le haubert, sous l’avalanche, étincelles fit aussitôt.
Mais le Burgunde se reprit : a peu que dan Gernot le Fort
sur dan Irinc l’Impétueux ne s’abattît comme la Mort.
2044 Nouvel écart, et loin du prince, agile comme on ne l’est pas
quatre Burgundes qu’il occit, dans le temps que demande un pas
des nobles hommes comme suite amenés de Worms-sur-le-Rhin.
Giselher onc n’avait senti plus de colère et de chagrin.
2045 « Dieu le sait bien, seigneur Irinc, lui lança l’enfant Giselher.
Faut que raison vous me rendiez de ceux qu’à nos pieds votre fer
a rués morts. Allons, sur l’heure ! » Et sus de lui courir en rafale :
tel il frappa sur le Danois que le Danois dut choir sur place.
2046 Sous le martel de pareils bras roide il s’effondra dans le sang,
et tout le monde pensait bien que ce franc héros de vaillant
en nul combat dorénavant plus ne brandirait branc d’acier.
Or Giselher, sans le blesser, l’avait, sans plus, mis à ses pieds.
2047 Lui, toutefois, du son du heaume et du choc éclatant du branc
tout ébahi restait sur place et sans plus de nerf qu’un gisant.
Plus ne savait le preux hardi s’il était même encore en vie.
Voilà ! C’était tout Giselher, sa robustesse et sa furie !
2048 Quand par degrés se fit moins fort en sa tête tout le fracas
dont il avait tout ressenti sous l’aplomb de ce coup d’éclat,
il se pensa : « Je suis vivant, et je n’ai pas une blessure.
Mais c’est du coup que je connais que Giselher à la main dure. »
2049 Il écouta : ce n’était rien, tout autour, qu’ennemis campés.
S’ils avaient su ! Qu’auraient de coups derechef dru sur lui porté !
Tout près, c’était dan Giselher, vite facile à reconnaître,
et lui : « Comment, se disait-il, me dérober et disparaître ? »
2050 D’un fol sursaut il se dressa debout dans la mare de sang.
Les bonnes jambes ! S’il pouvait leur en être reconnaissant !
Il fut d’un trait hors de la salle. À dan Hagen, sur son chemin,
il asséna d’horribles coups de tout le poids qu’avait sa main.
2051 Atant pensa sire Hagen : « Il faut que ta mort me l’expie !
Si l’Aversier ne t’aide pas, c’en est fait des jours de ta vie ! »
Pourtant le preux navra Hagen, malgré casque et coiffe laineuse !
C’était Irinc, et c’était Waske, en vérité, si valeureuse.

248
2052 Or aussitôt que dan Hagen sentit le coup qui le blessa,
son brave branc immensément en sa dextre se redressa.
Droit devant n’eut plus qu’à fuir l’homme lige sire Hâwart.
Hagen aval par les degrés le prit en chasse sans retard.
2053 Irinc l’Isnel, l’Impétueux, se fit un toit de son pavois.
Ah ! Les degrés pour une marche en eussent-ils été de trois,
que loisir de rendre n’eût eu son branc d’acier pas une fois !
Hey ! Quel chapeau rouge étincelle il court tenant levé sur soi !
2054 Or sans blessure entre les siens derechef Irinc se trouva.
Juste nouvelle de sa geste à dame Kriemhilde arriva
ce qu’au Tronège dan Hagen l’épée en main il avait fait.
Profond merci lui dit la reine, à l’instant même et vrai de vrai.
2055 « Dieu vous le rende, brave Irinc, preux illustre et de franc barnage
point tu ne m’as petitement conforté l’âme et le courage :
j’aurai donc vu rouge de sang Hagen porter robe d’airain ! »
Et Kriemhilde reine, en personne, allégea du pavois sa main !
2056 « Mesurez-lui votre merci ! Que d’en haut dan Hagen répond.
S’il lui disait d’en retâter, il ferait que digne baron.
Il reviendrait de ce côté qu’il serait de vassalle gent.
Peu m’a blessé pour vous servir ce dont son bras m’a fait présent
2057 Vous le voyez : c’est ma blessure, et j’en ai haubert vermeil d’or.
C’est justement ce qui m’excite : il me faudra beaucoup de morts,
et c’est du coup que de Hâwart me met en fureur le vassal.
Ce que m’a fait le brave Irinc n’est pas encore un si grand mal. »
2058 Or au doux souffle du grand air se mettait Irinc le Danois,
prenant le frais, la tête nue et le reste sous le harnois.
Et tous de dire autour de lui qu’il était de franc baronage.
Bref, le margrave en fut au plein de son superbe et grand courage.
2059 Ce fut alors que dit Irinc : « Mes amis, sachez, je le veux,
d’armes, et tôt, me conréer. Je tiens à faire encore mieux.
Je veux encore à ma merci tenter de mettre ce poseur. »
Or son pavois n’étant que trous, on lui fit donne d’un meilleur.
2060 En un moment, le chevalier fut derechef prêt à la peine.
D’infrangible javelot il se saisit tout plein de haine,
et comptait bien pour cette fois à dan Hagen livrer assaut.
Mais sur ses gardes se tenait son meurtrier fauve bourreau.
2061 Adonc, n’y pouvant plus tenir, sire Hagen, l’Impérieux,
à la course au devant de lui, gèse en avant, branc furieux
aval descendit les degrés tel se déchaîne un ouragan !
Irinc n’avait, lui, que la force, et ce ne fut que pur néant.
2062 Les coups pleuvaient sur les pavois : d’un rouge essaim, sans nul retard,
jaillit au vent double foyer ! Mais l’homme lige dan Hâwart
reçut tout droit l’épée Hagen (ah ! Quelle imparable blessure !)
par le pavois, puis par la broigne : onc n’en fut-il mire ni cure.
2063 Or aussitôt que dan Irinc sentit le coup qui le blessa,
de se refaire comme un toit de son pavois il s’empressa !
Lui qui croyait avoir atteint le bout de l’enfer des vivants !
Mais l’homme lige roi Gunther l’allait servir bien autrement !

249
2064 Sire Hagen prit à ses pieds un gèse qu’il y vit gisant,
et le lançant sur dan Irinc, le franc héros de Tenelant,
le lui ficha droit en la tête, où la hampe resta plantée.
Voilà de par sire Hagen ! L’atroce mort était portée.
2065 Dan Irinc vint chercher refuge entre les gens de Tenelant.
Quand l’entourage du baron eut délacé l’armet sanglant,
l’on arracha le javelot : mais de l’avant venait la Mort,
au plus grand deuil de ses parents, comme de juste en pareil sort.
2066 Atant s’en vint la souveraine au-dessus de lui se pencher,
et déplorant le brave Irinc son cœur se mit à s’épancher :
elle pleurait le preux blessé, deuil elle sentait fort cruel.
Alors parla, présent les siens, le bien-allant vassal isnel :
2067 « Laissez, Madame toute plainte. Ô vous, ma souveraine dame,
que gagnez-vous à tous ces pleurs ? Jà faut-il que je rende l’âme,
perdu navré comme je suis des blessures de ce cartel.
La Mort le veut : je ne puis plus servir ni vous ni sire Etzel. »
2068 Puis se tournant devers ses preux de Düringe et de Tenelant :
« Que nul de vous n’ouvre la main à ce que pourra pour présents
la souveraine vous offrir du plus rouge-vif de son or.
Si vous tentez sire Hagen, vous êtes tous des hommes morts. »
2069 Ses traits perdirent leur couleur, la Mort signait de sa présence
Irinc le Preux Impétueux. Douleur tous en eurent immense.
C’en était fait, plus de recours, de l’homme lige dan Hâwart.
Force alors fut au Tenelant d’engager lutte sans retard.
2070 De dan Hâwart et d’Irnefrit droit aux degrés jaillit l’insulte.
Ils menaient bien mille héros. Ce fut un merveilleux tumulte :
on l’entendit de toute part, bien moins puissant encor qu’horrible.
Hey ! Que d’angons prennent leur vol oit aux Burgundes bec terrible !
2071 Sire Irnefrit l’Impétueux courut sus au ménétrier.
Hélas ! C’était hélas ! Hélas ! Au grand Ferré s’apparier,
car le très noble ménestrel sur le margrave fit ouvrage
à traverser le heaume épais : jà fit-il qu’homme plein de rage !
2072 Irfrit en vain travaillait bien l’impétueux ménétrier :
il fit sauter tout le réseau d’anneaux du haubert doublier,
qui sur la broigne retombant fut averse de braise d’or.
Ce fut aux pieds du ménestrel au dan margrave de choir mort.
2073 Sire Hâwart et dan Hagen étaient face à face arrivés.
Ah ! Quels prodiges n’eût mas vu qui les aurait bien observés :
Ah ! Si le franc frappe et refrappe en l’une et l’autre brave main !
Hâwart pourtant dut au Burgunde abandonner vie et chemin.
2074 Atant Düringe et Tenelant, voyant ainsi leurs seigneurs morts
leva jusques au pied du mur on ne peut plus terrible sort,
tant qu’ils finirent par gagner de coups en coups le seuil de l’huis.
Que de heaumes et de pavois sur ce parcours furent détruits !
2075 « Faites-leur place, dit Volker, et les laissez venir céans,
sinon d’estour qu’ils ont en tête ici n’aura lieu que néant.
Ne leur faudra, pour y périr, qu’une petite heure de temps.
Dons de la reine ils vont d’un coup de tous leurs jours payer comptant. »

250
2076 Quand tous ces trop de hardiesse eurent passé le seuil du hall,
combien d’entre eux toujours plus bas durent baisser le chef aval !
Ils n’avaient tous qu’à succomber sous l’aplomb d’un coup ténébreux
fort bien y fit le bon Gernot, et Giselher y fit que preux.
2077 À mille et quatre ils ont passé, mille et quatre, le seuil de l’huis
à leurs éclairs on a suivi leurs brancs à travers le logis.
Mais moins d’une heure après c’étaient autant de morts qu’on eût comptés.
Tant grand’ merveille l’on pourrait des preux Burgundes vous conter.
2078 Où s’était déchaîné le bruit, ne régnait plus que le silence.
Des quatre murs par les pertuis coulait un flux vermeil vengeance,
et les rigoles de granit roulaient le sang des guerriers morts :
des preux du Rhin tant avait fait la grand’ vaillance grand effort.
2079 S’asseoient alors pour leur repos les barons de Burgundenlant.
Posant l’épée et le pavois, vont alors leurs bras s’allégeant.
Seul veille encor devant la porte un avisé ménétrier :
sait-on jamais ? Si derechef quelqu’un venait les défier ?
2080 Le Roi pleurait amèrement. Amèrement pleurait la Reine.
Pucelle, dame, tout était en noir tourment et noire gêne,
et pour tout dire, à mon avis, la Mort avait juré leur perte :
tant sous les coups des étrangers cherraient les leurs à tombe ouverte.

251
Aventure XXXVI.
La reine ordonne l’incendie de la salle.
2081 « Heaumes vous pouvez délacer, dit dan Hagen Sa Vaillantise.
À mon compagnon comme à moi, garde nous est de vous commise.
Si par ici pour nous chercher nous vient d’Etzel quelque vassal,
à mes seigneurs dorra ma voix plus prompte alerte que tout mal. »
2082 À tant posèrent leur armet preux autant que nombre en fut grand
et les voilà tous de s’asseoir sur les blessés, là, dans le sang,
sur les blessés qui roides morts sous leurs coups s’étaient abattus.
Aux nobles hôtes plus n’allaient qu’allaient qu’affreux devoirs être rendus.
2083 Tant et si bien, avant le soir, avaient fait mêmement tous deux,
non moins la reine que le roi, que de remettre ça des mieux
se proposaient les guerriers Huns, dont autour d’eux en pied ester
l’on vit au moins vingt mille preux droit au combat pour se porter.
2084 Aux étrangers soudain monta l’assaut de la terrible somme.
Dankwart, le frère de dan Hagen, non moins vaillant qu’il était homme
quittant ses maîtres, fut, d’un bond, à l’ennemi devant la porte.
Il aurait dû périr cent fois, mais il vivait d’étrange sorte.
2085 Âpre mêlée, et qui dura tant que ce ne fut pas nuit close
adonc tinrent les étrangers en vaillants qui font bien les choses
contre les gens de sire Etzel tout au long d’un grand jour d’été.
Hey ! Roide mort si plus d’un preux par eux sur place fut jeté !
2086 Ce fut au tournant du soleil qu’eut lieu l’atroce boucherie,
et que Kriemhild pour se venger conseil suivit de sa furie,
sur sa plus proche parentèle et sur bien d’autres preux sa proie
depuis ce jour fut sire Etzel destitué de toute joie.
2087 Du jour sur eux tombait la fin comme un acharnement du sort.
« Mieux eût valu, se disaient-ils, une prompte et soudaine mort,
que de languir dans les tourments abominablement cruels »,
et trêve adonc de demander ces fiers barons cœurus isnels !
2088 Ils demandèrent à quelqu’un de leur aller quérir le roi.
Guerriers couleur de rouge sang, guerriers noircis par le harnois,
sortirent de cette maison les trois grands princes souverains,
ils ne savaient à qui se plaindre en leur détresse et grand chagrin.
2089 Etzel et Kriemhilde bientôt sont là d’un seul et même abord.
Sur cette terre ils sont chez eux, sans fin leur viennent des renforts
lors le roi dit aux étrangers : « Parlez ! Que voulez-vous de moi ?
Vous espérez trêve obtenir, mais trêve ici va peu de soi,
2090 Après dommages aussi grands que tous ceux que vous m’avez faits
ce serait de nulle joie, aussi longtemps que je vivrai : mon fils !
M’avoir tué mon fils ! Et je ne sais combien des miens
trêve, ni paix, ni compromis, vous n’aurez rien de rien de rien.
2091 Sire Gunther lui répondit : « Triste piège que notre sort !
Tous mes valets jonchent le sol ! Les tiens leur ont donné la mort,
donné la mort en leur logis ! En quoi l’avaient-ils mérité ?
Moi qui venais à toi si franc, fort de nos liens de parenté ! »

253
2092 La voix de l’enfant Giselher des rangs Burgondes s’élevant :
« De preux à preux, barons d’Etzel, ici restés encore vivants,
de quoi me faites-vous reproche ? Est envers vous crime avoir fait,
d’avoir vers vous en ce pays tant chevauché d’un cœur si vrai. »
2093 « Ton cœur si vrai, dirent les Huns, se montre au plein de ce donjon,
et la douleur arrache encor la même plainte à nos sillons.
Ah ! Si du moins tu n’avais pas quitté Worms et les bords du Rhin
après tes frères, après toi, tout ce pays n’est qu’orphelin. »
2094 Lors en Gunther prit feux et flamme ire de brave et de héros :
« Voulez-vous rentrer ces fureurs et paix conclure, en tout repos,
avec preux de lointain pays de part et d’autre pour le mieux ?
Car ce qu’Etzel nous va faisant n’a de sens ni cause sous les cieux. »
2095 Or à ses hôtes : « Deuil pour deuil, le vôtre et le mien, dit Etzel,
point ne se peuvent comparer : faut-il que mon lot soit cruel !
Honte d’abord, puis grand dommage ainsi me va ce jour servant.
Pas un seul d’entre vous ne doit onc de ce lieu sortir vivant. »
2096 Réponses au roi lors s’éleva la voix dan Gernot le Vaillant :
« Puisse donc Dieu vous inspirer de n’agir qu’en homme clément !
Mettez à mort des malheureux, mais laissez-les de lieu-ci
descendre aval à l’air du ciel : vous n’en sauriez être honni !
2097 Quoi que de nous puisse advenir, sachez du moins le faire court.
Tant vous avez de preux tout frais qu’avec nous engagent l’estour,
de gens fin rendus comme nous ils ne lairront personne en vie.
Combien de temps lairrez-vous bien preux comme nous à l’agonie ? »
2098 Les chevaliers de sire Etzel étaient bien près de consentir,
et pour un peu leur permettaient devant le palais de sortit.
Dame Kriemhilde, oyant cela, en ressentit cruel ennui.
Adonc de trêve aux étrangers pas un ne voulut plus pour lui.
2099 « Non, non et non, chevaliers Huns ! A la voix de votre courage
je vous conseille en bonne foi de ne pas laisser avantage.
Meurtre ils respirent et vengeance, et si vous leur ouvrez le hall
autant ruer morts vos parents, las ! Sans défense morts aval.
2100 D’eux seuls ceux-là survivraient-ils que reine Ute eut pour enfants,
soient mes gentils frères germains, si jamais un souffle de vent
fraîcheur faisait sur leur armure, adonc vous seriez tous perdus,
tant plus vaillants ni meilleurs preux jamais sur terre n’ont paru. »
2101 Adonc l’Enfant, dan Giselher : « Ô ma gente sœur bien-aimée,
je m’attendais vraiment bien peu, lorsque j’ai pour cette contrée,
toi m’invitant, franchi le Rhin, à la détresse de mon sort.
Qu’ai-je donc fait pour que Huns veuillent ici me mettre à mort ?
2102 Toujours loyal à ton égard, je ne t’ai jamais offensée.
Nulle espérance vers ta cour ne décida ma chevauchée,
sinon, très noble mienne sœur, que tu serais tout cœur pour moi.
Songe à de nous avoir merci, car ne se peut qu’ainsi ne soit. »
2103 « De vous à moi pas de merci : c’est Sans-Merci mon seul avoir !
Trop m’en fit voir Hagen de Tronège autant qu’il en eut le pouvoir :
je ne pardonnerai jamais, tant que j’aurai le corps dans l’âme,
et vous devrez tous expier ! » dit ce qu’Etzel avait pour femme.

254
2104 « Il ne me faut qu’un Prisonnier : Hagen, lui seul ! Qu’on me le livre
et cent fois non, ce n’est pas moi qui vous refuserai de vivre,
frères et sœur étant nous tous de seule et même mère enfants,
sauf, sur la trêve, à consulter mes preux sur place ici présents. »
2105 « De ce nous garde Dieu du Ciel ! » cria Gernot. Il dit encor :
« Mille tiens frères serions-nous, que tous serions tombés morts
de même souche et même sang, avant de livrer un seul homme
entre tes mains pour prisonnier. Onc n’en sera que rien la somme.
2106 Dernière heure pour dernière heure, adonc reprit dan Giselher,
qui privera preux comme nous de vendre la leur assez cher ?
Avec nous qui veut en découdre, hé bien, qu’il vienne !
C’est ici, car vers un seul de mes amis de parole onc je ne faillis. »
2107 Lors répondit Dankwart le Preux (se taire eût été de vilain !) :
« Jamais encor n’est resté seul dan Hagen mon frère germain.
Trêve céans nous refuser, c’est encourir peine cruelle.
Mettez-le vous bien dans l’esprit, car ce n’est pas fausse nouvelle. »
2108 Ce fut la reine qui parla : « Beaux chevaliers si bien allant,
approchez donc de ces degrés, vengez-moi quand mon cœur se fend
j’aurai toujours pour vous servir juste salaire et récompense :
l’immense orgueil sire Hagen va payer cher son insolence ;
2109 Faites que dehors pas un seul, pas un seul, dis-je, ne dévale :
je m’en vais faire aux quatre coins livrer aux flammes cette salle,
et tirer toute ma maison de qui me fit plénière offense. »
Tout juste si, l’ordre donné, la troupe Etzel ne le devance.
2110 Ce qui dehors restait encor, le rejetèrent dans la salle
grands coups d’épieux et coups d’épée : la tempête fut infernale.
Mais rien de rien ne put jamais des rois séparer l’homme-lige.
On ne pouvait lien trahir qui foi pour foi vous entr’ oblige.
2111 À la salle fit mettre feu celle qu’Etzel avait pour femme.
Alors subirent les barons tourments du feu de corps et d’âme,
la maison, au vent qu’il faisait, ne fut bientôt plus qu’un brasier.
Il m’est avis qu’homme jamais ne fut étreint d’un tel foyer.
2112 Beaucoup d’entre eux allaient criant : « Ah ! Quel épouvantable sort !
Ah ! Mille fois que n’avons-nous en plein estour trouvé la mort !
Puisse en pitié nous prendre Dieu ! Perdus, nous sommes tous perdus !
Ah ! Si la reine horrible prix son mautalent nous a vendus ! »
2113 Une voix s’éleva, qui dit : « Cette fois-ci, c’est notre mort
de quoi nous sert le bel accueil que le roi fit à notre abord ?
À la chaleur de cet enfer la soif me met à l’agonie,
si que c’est d’elle, que je crois, que s’en va prendre fin ma vie ! »
2114 Hagen de Tronège répondit : « Nobles chevaliers et vaillants,
celui qui souffre de la soif n’a plus à boire que du sang.
Par une pareille chaleur, c’est meilleur encor que du vin,
et l’on ne peut en ce moment chercher meilleur que bien en vain. »
2115 De l’un des morts un des guerriers à ce moment donc approcha.
À deux genoux, sur la blessure, ouvrant son heaume, il se pencha.
Avidement il se jeta sur ce qui ruisselait de sang,
bien qu’il n’en fût pas coutumier, si lui fut-il grand cru vaillant.

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2116 « Dieu, sire Hagen, vous le rende ! a-t-il lancé, frais et dispos,
car je dois à votre leçon d’avoir vidé de fort bons pots :
jamais encore un échanson ne m’a versé de meilleur vin.
Si je réchappe de ce pas, vôtre je veux vivre sans fin. »
2117 L’oyant les autres proclamer que c’étaient délices vaillant,
les voilà tous à tas, à tas ! De s’abreuver aussi de sang.
À plus d’un brave il en revint force de corps et force d’âme,
de quoi laisser de son ami veuve plus d’une gente dame.
2118 Braise et brandon, comme un torrent, cheyaient sur eux par tout le hall
mais d’un revers de leur pavois ils en jetaient les feux aval.
Chaleur et fumée à la fois d’ardeur redoublant à leur dam,
jamais ne furent preux, je crois, soumis à gêne mieux mordant.
2119 Hagen de Tronège adonc leur dit : « Rangez-vous au mur, droits d’aplomb,
et que sur vos lacets de heaume ombre ne tombe de brandon.
Écrasez-les avec vos pieds, noyez-les profond dans le sang.
C’est triste fête en vérité qu’ici nous va reine faisant. »
2120 Sur cet enfer, après la nuit, se fit à son jour nouvel.
Devant l’huis se tenaient toujours, avec l’habile ménestrel,
sire Hagen son compagnon, appuyés sur leur bouclier.
Ils attendaient de ceux d’Etzel dommage encor plus meurtrier.
2121 Adonc de dire le Jongleur : « À présent regagnons la salle,
et nous irons les Huns croyant tus succombés de mort brutale,
morts et bien morts dans les tourments que jà l’on nous a fait subir.
Mais ils verront notre valeur contre plus d’un debout surgir. »
2122 Un des Burgundes, Giselher, oui, c’était la voix de l’enfant
dit : « M’est avis que vient le jour avec de frais souffle de vent.
Nous donne un jour le Dieu du Ciel ah ! De vivre plus douce vie !
Kriemhild ma sœur n’a de parole en fait de fête point ni mie. »
2123 Adonc de dire un autre encor : « J’aperçois le jour qui revient
tant que de chances il n’a point d’être pour nous meilleur en rien
prenez vos armes, sires preux, et bon prix marchandez vos âmes,
car jà sur nous va se lever celle qu’a prise Etzel pour femme. »
2124 Le maître de céans croyait que tous ses hôtes étaient morts,
et que ce combat des ardents à tout jamais réglait leur sort.
N’empêche qu’il en survivait six cents, oui bien, six cents guerriers
tels que ne fut onc roi suivi de meilleur choix de chevaliers.
2125 Vedette point de l’ennemi n’avaient été sans rien y voir,
qu’encor des hôtes survivaient, quoi qu’il eût pu jà leur méchoir,
de géhennes et de tourments, tant aux seigneurs qu’aux preux barons,
et l’on voyait bien haut bien droit passer vivant bien plus d’un front.
2126 L’on vint à Kriemhilde conter qu’il en restait en vie.
La souveraine répondit : « Que cela ne se pouvait mie,
et que pas un ne survivait à tel brasier ni pareil sort.
Je les vois mieux roide gisant, et les croirais plutôt tous morts. »
2127 Rien cependant n’était perdu pour les princes et leurs soldats,
pour peu que lors par devers eux la merci fît le premier pas.
Mais le moyen de trouver grâce auprès de gens de pays Hun ?
Ils mourraient donc, mais bien vengés, toutes leurs armes à la main.

256
2128 Ce jour-là donc, sur le matin, l’on vint en guise de bonjour
leur offrir ce qu’on vit jamais de plus terrible comme estour,
car alors sur eux s’abattit un ouragan de lourds angons.
Mais rien n’y fit : ces nobles preux se défendirent en barons.
2129 Etzel n’avait plus pour soldats que des démons faits de courage,
qui bien tenaient à mériter dont Kriemhilde avait fait partage,
et dans le cœur avaient ancre le seul service de leur roi :
ainsi la Mort entre leurs rangs allait bon train faisant bon choix.
2130 Quelles promesses ! Quels présents ! Merveille s’en pourrait conter.
Elle avait pièces d’or, d’or rouge ! À pleins pavois fait apporter,
et d’en donner à qui voulait jusques à désir assouvi :
onques ne fut mise à tel prix nulle défaite d’ennemi !
2131 Toute une troupe de guerriers sous le conroi venait hardi :
ce qui fit dire à preux Volker : « Hé bien, qu’ils viennent ! c’est ici
onc à bataille je n’ai vu guerriers de meilleur train courir
que ceux qui sous l’or de leur prince ont pour nous perdre ouvert la main. »
2132 Lors a plus d’un crié bien clair : « Approchez, approchez, grands dieux !
Il faut que nous en finissions, et le plus tôt sera le mieux.
Ne restera sur le terrain que celui qui rester y doit. »
L’on vit alors de javelots soudain plantés tous leurs pavois.
2133 Ai-je besoin d’en dire plus ? Car ils étaient bien douze cents,
dont tour à tour l’âpre furie allait pliant et reprenant.
Les étrangers, taillant, navrant, firent déchanter ces vaillants,
mais nul vainqueur ne se dessine, et l’on ne voit que flots de sang.
2134 Couler du fond vertigineux d’épouvantables entamures.
De tous les Huns vers leurs amis montait la plainte et le murmure
les braves gens moururent tous pour leur noble et haut souverain,
et tous les leurs, qui les aimaient, de leur perte eurent grand chagrin.

257
Aventure XXXVII.
Rüdeger périt à son tour.
2135 Vers le matin les étrangers avaient accompli beaux exploits
l’époux de dame Gotelinde à la cour vint trouver le roi.
La grand’ pitié qu’il aperçut de part et d’autre œuvre du fer
tira des pleurs du fond du cœur du si fidèle Rüdeger.
2136 « Maudite soit, dit le guerriers, l’heure où je reçus cœur humain !
Dire qu’ici nul au grand deuil ne pourra barrer le chemin !
Quoi que je tente pour la paix, le roi ne voudra rien entendre,
à voir ainsi le sien malheur de plus en plus croître et s’étendre.
2137 C’est à Dietrich qu’il envoya, le très excellent Rüdeger :
ne pouvaient-ils soustraire encor les deux grands rois à leur danger ?
« Qui, fit répondre le Bernois, pourrait en barrer le chemin ?
Tant sire Etzel n’entend que nul à cet estour ne mette fin. »
2138 Ce fut alors qu’un guerrier Hun, voyant là Rüdeger planté,
avec des larmes plein les yeux encor qu’il en eût fort versé,
dit à la reine vivement : « Voyez, voyez ah ! Quel se tient
celui qui peut sur sire Etzel ici le plus de tous les siens,
2139 Et que servent d’un cœur soumis autant la terre que les hommes.
Que de chastels et que de fiefs il possède par ce royaume !
Et du roi donc !, que n’a-t-il pas encor pour domaines reçu !
Or par sa dextre en ces estours nul coup encor ne s’est féru.
2140 Souci ni cure il n’a, je crois, de tout ce qui se passe ici,
maintenant qu’au plein de ses mains touts ses souhaits sont assouvis.
On le donnait pour intrépide autant qu’au monde homme peut l’être
je le veux bien, mais il n’en laisse en cette presse rien paraître. »
2141 Triste, le cœur comme broyé, lui, qui n’était que loyauté,
sur celui qui parlait ainsi quel œil de preux il a jeté,
pensant : « Tu vas me le payer. Dire que je suis sans cœur, moi !
Car tu l’as dit. Un peu trop haut, en pleine cour, de vive voix ! »
2142 Il serre en rien de temps le poing, et bondit sur le bouclier.
Le coup tomba si puissamment que le Hun, pourtant vrai guerrier
mort à ses pieds roide croula sans autre sursis rué mort,
et tant s’en faut ! Sans desserrer sur sire Etzel la main du sort.
2143 « Meurs toi-même, lâche prouvé ! que dit alors dan Rüdeger.
Comme si point n’était mon deuil en ce moment assez amer !
Je ne me bats pas aujourd’hui ! C’était donc là toute ta peine ?
Nos hôtes jà ne m’ont donné que par trop grands sujets de haine,
2144 Et j’eusse de tout mon pouvoir tenu ma place et fort bien fait,
n’eût été que ces preux, c’est moi qui droit ici les amenai,
oui de la terre mon seigneur mes pas leur dirent le chemin.
Comment sur eux après cela lever hélas ! Ma pauvre main ? »
2145 Adonc s’adressant au margrave, a dit Etzel, auguste roi :
« Belle aide, noble Rüdeger, que la vôtre, à ce que je vois !
Comme si les morts n’étaient pas las ! sur ma terre trop épais !
Il n’en fallait pas un de plus : c’est à vous mal et fort mal fait. »

259
2146 Or dit le noble chevalier : « Il m’avait grevé le courage !
Il m’avait osé reprocher ce que d’honneur et d’avantage
à Rüdeger des tiennes mains en grand abondance reçu :
c’est ce qui fait qu’à ce menteur un peu de mal est advenu ! »
2147 Vint la reine qui n’avait point, elle non plus, été sans voir
ce que de colère de preux le Hun pour sort se vit échoir.
Sa plainte immensément fusa ; ses yeux de pleurs furent baignés :
« Comment ? dit-elle à Rüdeger, avons-nous donc ceci gagné,
2148 De vous voir, moi, reine, et le roi, croître notre peine cruelle ?
Or de vous, noble Rüdeger, toujours nous vint même nouvelle
que vous étiez, pour nous servir, prêt à risquer honneur et vivre.
Oui, près de vous, dit plus d’un preux, prix ne se donne ni délivre.
2149 Il me souvient de votre appui, je veux dire votre serment,
le jour, irréprochable preux, où, pour Etzel fort éloquent,
fidélité vous me juriez jusques à mienne ou vôtre mort.
La pauvre femme que je suis onc tant contre elle n’eut le sort. »
2150 « Assurément, sans en mentir, je vous le jurai, noble dame,
et je vous dois et mon honneur, et mes jours, mais non pas mon âme,
et j’exceptais le mien salut de la promesse que j’en fis
à vos grands fêtes tant c’est moi que les bons princes ont suivi. »
2151 La reine reprit : « Rüdeger, de ta grand’ foi qu’il te souvienne,
de ta constance, et du serment de ne laisser offense mienne
une seule heure sans vengeance, et sans m’ôter peine cruelle ! »
Et de répondre le margrave : « Onc à ma foi fus-je rebelle ? »
2152 Adonc Etzel, le riche roi, le prie à son tour et supplie.
Tous deux au pied de leur vassal plient genoux sans attendre mie.
De grand tristesse on vit alors le noble margrave affligé
le tout loyal guerrier adonc, la mort dans l’âme, a déclaré :
2153 « Pitié de Dieu ! Pauvre de moi, fallait-il me laisser en vie ?
Tout honneur, implacable sort, tout honneur faut donc que j’oublie,
toute parole, toute foi, dont Dieu me faisait une loi !
Hélas ! La Mort, las ! Dieu du Ciel, qui se détourne hélas ! de moi !
2154 Quelque chemin dont je m’écarte, et quelque route que je prenne,
œuvre toujours sera-ce ignoble et pure œuvre d’âme vilaine.
Et c’est, que de ne rien choisir, me rendre infâme à toutes gens :
Ah ! Que m’inspire celui-là qui me donna corps de vivant. »
2155 Désespoir se fit la prière autant du roi que de sa femme.
C’est pour cela que plus d’un preux était promis à rendre l’âme,
sous les assauts de Rüdeger qui lui-même y lairrait la vie,
car vous allez dès lors ouïr ce qu’il fit las ! en sa furie.
2156 Il le savait ; c’était quérir nouveaux maux sur peine nouvelle.
Au roi, s’il s’était écouté, qu’il l’eût bien faite voir cruelle,
et cruelle même à la reine ! Il avait peur, jusqu’à la gêne,
que pour un seul qu’il ruerait mort le monde entier ne l’eût en haine.
2157 Adonc de dire au souverain le fort valeureux chevalier :
« Sire roi, tout, reprenez tout ce que vous m’avez octroyé,
fiefs reprenez et forts châteaux : motte je n’en veux plus ni pierre !
Que seuls me restent mes deux pieds pour m’en aller en autre terre ! »

260
2158 Adonc sire Etzel : « Mais quel preux armes encor prendrait pour moi ?
Fiefs je te donne et forts châteaux. Tout cela, te dis-je, est pour toi,
de mes ennemis Rüdeger, si tu me sais tirer vengeance !
Auprès d’Etzel et son égal roi tu seras de grand puissance. »
2159 Adonc reprit dan Rüdeger : « Comment y songer seulement ?
De gens à qui, chez moi !, je fis accueil de maître de céans,
à qui j’offris boire et manger de plein cœur autant qu’à plein bord,
oui, que j’ornai de miens présents, je m’en irais ourdir la mort ?
2160 Peut-être s’en va-t-on pensant que je n’ai cœur que de poltron
mais au moment de les servir, jamais, jamais je n’ai dit non
à ces hauts princes couronnés, non plus qu’à nul d’entre leurs gens,
sans oublier que désormais eux et moi sommes de parents.
2161 À l’intrépide Giselher j’ai de ma main donné ma fille.
Onc pouvait-elle en ce bas monde entrer en meilleure famille,
argent, honneur, foi, courtoisie, et même richesse en partage ?
Si jeune roi point je ne sache ayant si grand cœur et courage. »
2162 Adonc Kriemhilde, reprenant : « Noble, très noble Rüdeger,
ah ! daigne encor prendre en pitié ce que tous deux souffrons d’amer
ma personne et celle du roi, sache en mémoire avoir ton cœur
que jamais hôte n’a reçu si détestables visiteurs. »
2163 Et le margrave, sur le champ, de répondre à la noble dame :
« Faut qu’aujourd’hui dan Rüdeger rende ce qu’il a reçu d’âme,
pour ce que vous et son seigneur lui fîtes sentir de bontés ;
car c’est d’autant qu’il va mourir : point n’en saurait l’heure tarder.
2164 Bien sais-je que dès aujourd’hui mes fortes villes et mes terres ;
car un de ces preux doit m’occire, entre vos mains retour vont faire,
je recommande à vos bontés et mon épouse et mes enfants,
ainsi que tous les exilés à Béchelar seuls remenant. »
2165 « Dieu vous le rende, Rüdeger ! « C’était de roi réponse prête,
et lui-même et la souveraine au cœur en eurent grande fête :
« Nous veillerons tout soin tout cœur sur les gens que tu nous confies
mais je suis sûr de mon bon droit : rien n’est à craindre pour ta vie. »
2166 Adonc le preux s’est tout entier mis en balance corps et âme,
et soudain s’est prise à pleurer celle qu’Etzel avait pour femme.
« À ma promesse, dit le preux, fidèle serai par honneur.
Hélas, hélas ! de mes amis, hélas ! me faire l’offenseur ! »
2167 L’ont tous les yeux vu loin du roi la mort dans l’âme s’en aller.
Il s’en fut trouver ses vassaux près du sien camp ferme campés :
« Armes revête, leur dit-il, quiconque de mes gens se dit.
Aux fiers Burgundes force m’est hélas ! d’aller à l’ennemi. »
2168 Ils envoyèrent leurs valets leur quérir vite leur harnois,
et tout, qu’il s’agît de leur heaume ou du pourtour de leur pavois,
à leurs pieds même fut bientôt par ceux de leur suite apporté.
Quelle nouvelle allaient hélas ! les braves gars ouïr conter.
2169 À se vêtir, dan Rüdeger de ses Cinq Cents fut le premier,
sans parler de douze barons qui ne voulaient, aventuriers,
rien que de gloire se couvrir au péril du fer et du sort,
sans pressentir le moindrement que d’eux si proche fût la Mort.

261
2170 Vu sous les yeux ont Rüdeger le heaume en tête s’avancer.
Au flanc les hommes du margrave un branc portaient fort acéré,
jà devant eux tenant en main clair pavois de belle envergure.
Le ménestrel point ne les voit sans que son cœur grand’ peine endure.
2171 À son tour l’enfant Giselher voit son beau-père qui s’avance,
le heaume en tête bien lacé. Peut-être une autre évidence ?
Ce qui vient vers lui de ce pas est à coup sûr pur avantage.
Adonc en eut le noble roi fort justement joyeux courage.
2172 « Heureux que de pareils parents, dit Giselher le Débonnaire !
Nous nous soyons su bien gréés chemin faisant par Béchelaire !
Ma femme nous aura , ma foi, d’un beau mal-pas vivants tirés.
Je suis bien aise, vrai de vrai, d’être à cette heure marié. »
2173 « De quoi donc vous confortez-vous ? adonc dit le Ménétrier.
Où vîtes-vous onc pour accord si nombreux s’avancer guerriers,
le heaume en tête bien lacé, l’épée en main solide et claire ?
Rüdeger veut à nos dépens mériter forts, châteaux et terres. »
2174 Endementiers que le jongleur de la sorte encore parlait,
le débonnaire Rüdeger apparut devant le palais,
posa par terre devant lui, juste à ses pieds, son bon écu,
puis de services et d’égards à ses amis clama refus.
2175 Le preux margrave leur cria, que l’entendit toute la salle :
« Montez, braves Nibelungen, autour de vous garde totale.
Mon devoir fut de vous défendre, or vous allez souffrir par moi.
Amis nous fûmes ci-devant, mais foi dès lors je ne vous dois. »
2176 C’était vraiment triste nouvelle et surcroît d’affreuse détresse,
car il ne fut pas un guerrier dont l’âme s’emplit d’allégresse
à se voir jà pour adversaire un preux qu’ils portaient en leur cœur
et vrai de vrai leurs ennemis étaient habiles tourmenteurs.
2177 « Jà me permette Dieu du Ciel, a dit Gunther la Vaillantise,
qu’à vos bonnes grâces pour nous pas plus limite ne soit mise
qu’à la parfaite loyauté qu’attendaient de vous nos courages,
mais je suis sûr que vous saurez n’y porter ombre de dommage. »
2178 « Point, répondit le preux vassal, point je ne puis faire autrement.
C’est un devoir que ce combat, car j’en ai pris l’engagement.
Défendez-vous, braves héros, si vous vous aimez corps en âme.
De mon serment point ne démord celle qu’a prise Etzel pour femme. »
2179 « Vous rompez bien tard avec nous, que dit Gunther auguste roi.
Noble, et très noble Rüdeger, puisse Dieu vous payer bon poids
l’attachement et loyauté que vous nous avez témoignés,
si ferme amour et bonne foi jusqu’à la fin nous est gardée.
2180 Nous te ferions, les miens et moi, dons quand tu nous fis à délivre,
à tout jamais reconnaissants si vous nous accordiez de vivre.
Si magnifiques fûtes-vous aux jours où, bien loyalement,
ah ! songez-y, franc Rüdeger, vous nous meniez en Etzellant. »
2181 « Quel bonheur ce serait pour moi, dit Rüdeger le Débonnaire,
que de vous pouvoir de mes dons à pleines mains largesse faire,
ou plutôt de vous en combler à la mesure de mes vœux !
Personne alors ne me tiendrait le moins du monde injurieux. »

262
2182 « Tant n’en faut-il, franc Rüdeger, dit à son tour Gernot le Preux,
car maître de maison jamais ne fut cet hôte généreux,
tout bon accueil et tout amour qu’en vous nous eûmes en venant
tout en ira fort bien pour vous si nous sortons d’ici vivants. »
2183 « Ah ! Plût à Dieu, noble Gernot, répondit Rüdeger encor,
que vous fussiez au bord du Rhin et que, pour moi, je fusse mort,
s’entend sur quelque champ d’honneur, puisqu’il me faut vous affronter.
Jamais preux n’a vu ses amis pire envers lui feinte monter. »
2184 « Dieu vous sache, dan Rüdeger, a donc redit Gernot encor,
bon gré de vos riches présents. J’aurai grand deuil de votre mort,
en vous jamais si doit périr le vrai modèle du courage.
J’ai pour épée un de vos dons, ô parangon de baronage !
2185 Il ne m’a jamais fait défaut en tout ce nôtre mauvais sort,
et j’ai du tranchant de ce branc à plus d’un preux donné la mort.
Il est magnifique, solide : il brille clair, c’est comme un preux
plus ne fera, m’est-il avis pareil présent cœur généreux.
2186 À contre nous livrer assaut si vous ne voulez renoncer,
si vous tuez de mes amis tel ou tel céans demeuré,
c’est votre propre fer, c’est moi qui du corps vous tirerai l’âme !
En regrettant, vous, Rüdeger, et votre haute et noble dame. »
2187 « Veuille le Ciel, sire Gernot, que sans obstacle en nul chemin
tous nos souhaits droit à leur but aillent toucher haute la main,
et que vivants de ce mal-pas vous reveniez le corps dans l’âme !
En vous pourront mettre leur foi la mienne fille et votre femme. »
2188 Des rangs des Burgundes parla Ute la Belle en son enfant :
« Que faites-vous, dan Rüdeger ? Ceux qui sont avec moi céans
n’ont pour vous que de l’amitié. Quoi donc ! Courir funeste épreuve,
et de la Belle votre fille avant le temps faire une veuve !
2189 Si vous venez, vous et vos gens, assaut et combat me livrer,
c’est tout et pure inimitié bien hautement manifester
pour ce qu’on vous de confiance autant qu’en quiconque je mets,
jusqu’à pour femme votre fille aller choisir comme j’ai fait. »
2190 « Songez à vos engagements, noble, ô très noble, auguste roi,
si Dieu vous tire de ce pas, dit Rüdeger (c’était sa voix).
Daignez à ma fille épargner le châtiment de ma faiblesse
au nom du prix que vous valez conservez-lui votre tendresse. »
2191 « Je ne ferai que mon devoir, répondit l’enfant Giselher.
Mais si mes très nobles parents, qui sont encor en cet enfer,
de votre main doivent périr, il faut, si ferme qu’elle soit,
il faut que rompe l’amitié dont j’entourais ta fille et toi. »
2192 « Nous daigne Dieu prendre en pitié ! » que dit le brave chevalier.
Adonc ses compagnons et lui de haut lever leurs boucliers,
comme pour monter au combat de par Kriemhilde au plein du hall
Hagen du haut de l’escalier cria bien fort d’amont aval :
2193 « Attendre encore un moment, noble et très noble Rüdeger. »
Puis il dit, sans forcer la voix : « Pour vous bien dire en termes clairs
moi-même autant que mes seigneurs, ce que m’inspire notre sort,
qu’Etzel de pauvres exilés attend-il donc contre leur mort ?

263
2194 Autour de moi, disait Hagen, se tiennent soucis haut plantés.
Le bouclier que me donna dame Gotelinde à porter,
m’est, tant et tant frappa le Hun, en miettes tombé de la main,
lui qui sur moi de terre Etzel comme un ami fit le chemin.
2195 Daigne le Dieu du Firmament de telle grâce m’assister
que d’un aussi vaillant pavois mon bras se puisse encore armer
que celui dont s’arme le tien, noble et très-noble Rüdeger
plus je n’aurai livrant, bataille, aucun besoin d’autre haubert. »
2196 « Pur don ce mien bouclier bien volontiers je te ferais,
si présente dame Kriemhilde offrande encore s’en pouvait.
N’importe ! Tiens, Hagen, prends-le. Porte-le moi bien à ta main !
Hey ! Puisse-t-il de Burgundie à ton bras faire le chemin ! »
2197 Quand il eut fait du bon du cœur ainsi don de son bouclier,
à chaudes larmes ont rougi les yeux de nombre de guerriers.
Ce fut de tous son dernier don, car plus il ne dorrait d’étrenne,
qu’en main remit de chevalier Rüdeger de Béchelaren.
2198 Si farouche que fût Hagen, et si brutale, son humeur,
il fut ému de ce présent que le preux, du bon de son cœur,
si près de son heure dernière, avait encor voulu lui faire.
Maint et maint cœur de noble preux sentit de même sa misère.
2199 « Vous le rende le Dieu du Ciel, noble et très-noble Rüdeger !
Non, jamais, jamais avec vous nul ici-bas n’ira de pair
pour donner à preux étrangers aussi princier comme présents.
Fasse le Ciel que sans fin vive une si grand vertu vaillant ! »
2200 « Malheur sur moi ! reprit Hagen. Tout se ligue donc contre moi !
Comme si sur nous le fardeau ne faisait pas encor le poids !
Combattre ah ! Ciel, miséricorde ! Ah ! Combattre encor l’amitié ! »
et le margrave répondit : « Ce m’est grand deuil et grand pitié. »
2201 « Ce sera donc donnant donnant, noble et très noble Rüdeger,
car, quoi que tentent contre vous tous ces preux à robe de fer,
point je ne veux en ces combats sur vous-même lever la main,
dussiez-vous prendre de Mort à tous Burgundes le chemin. »
2202 Courtoisement, oyant cela, s’inclina le preux Rüdeger,
et l’on pleurait de toute part, tant les cœurs le trouvaient amer :
nul n’y pouvoir plus rien de rien ! Un vrai piège des mains du Sort !
Toute valeur s’en allait perdre en Rüdeger son père mort.
2203 Du haut du seuil vint une voix de Volker le Ménétrier :
« Puisqu’à mon compagnon Hagen vient un accord de vous lier,
vous en devez solidement tenir un autre de ma main :
vous vous en êtes rendu digne, ici guidant notre chemin.
2204 De messager, noble margrave, à me servir je vous destine :
j’ai de rouge or deux bracelets que me donna la margravine ;
je les devais avoir au bras, me dit-elle, en ces grandes fêtes.
Voyez vous-même, et dites-lui si ce fut chose vraiment faite. »
2205 « Le veuille ainsi le Dieu du Ciel, adonc répondit Rüdeger,
que des présents de la Margrave un jour vous nous quittiez couvert !
À mon épouse volontiers message en sera fait par moi,
si je survis et la revois. Doute sur ce n’ayez qui soit. »

264
2206 Ainsi requis, ainsi promis. Levant son pavois, Rüdeger
devint tout à coup furieux. Rien, l’intervalle d’un éclair,
et sus courant aux étrangers, l’on eût dit l’esprit des combats,
au furieux martèlement qui du margrave aval s’abat.
2207 Volker-Hagen ont quelques pas l’un et l’autre faits en arrière,
comme ils venaient d’en engager tous deux la promesse guerrière.
Oui, mais déjà près de la tour se hérissait un tel buisson
que Rüdeger à grand péril porta la lutte sur ce front.
2208 D’esprit de meurtre possédé, l’ont venir laissé devers eux
sire Gunther et dan qui tous deux ont âme de preux.
Giselher prit quelque distance : il n’était que douleur cruelle.
Loin de vouloir mourir encore, il évitait l’arme mortelle.
2209 Alors bondit sur l’ennemi le margrave en tous ses guerriers
on les vit suivre leur seigneur en véritables chevaliers,
et les tranchants qu’ils maniaient, formidables, à tour de bras,
de heaumes, jà, de fiers pavois immensément faisaient fracas.
2210 Adonc, bien que n’en pouvant plus, on leur rendait en durs grêlons.
La balance Béchelaren à chaque choc penchait profond,
forant les hauberts fin tissés, la mort tout droit plongeait son dail.
Si l’on œuvrait ! Pour un estour, c’était très beau comme travail !
2211 La noble suite Rüdeger est tout entière dans le hall
Volker-Hagen d’un seul élan, tombent tous deux sur elle aval
point de cadeau ! Point de quartier, exception faite d’un homme !
Et sous l’aplomb des bras jumeaux le sang courait aval des heaumes.
2212 Les cheveux vous seraient dressés au seul écho de ce fracas !
De plus d’un pavois sous les coups sautaient les bandes en éclats
les gemmes comme des épars tombaient en miettes dans le sang.
C’était affreux, c’était sinistre : onc ne sera de choc plus grand.
2213 L’Avoué de Béchelaren chargeait avant, puis au retour
chargeait encor et rechargeait, à son affaire en plein estour,
car ce jour-là, dan Rüdeger, par preuve claire et redoutable
franc chevalier se signala sans peur autant qu’irréprochable.
2214 Là se dressaient les preux des preux, Gunther et dan Gernot encor :
ils firent en cet ouragan de plus d’un brave un homme mort
dan Giselher er preux Dankwart, tant pis qui leur tourne à l’entour
furent à foule de guerriers les ouvriers du dernier jour.
2215 De Rüdeger à tous les yeux se valent la force, la rage,
et la bravoure, et le fier branc : hey ! Quel il sème le carnage !
Quand un Burgunde l’avisant, en qui fureur se fit le Sort,
devers le noble Rüdeger se rapprocha, d’un pas, la Mort.
2216 C’était Gernot ! C’était le Fort. Il appela bien haut le preux,
et ce fut pour dire au margrave : « Quartier à nul mien valeureux
puisque faire vous ne voulez, noble et très noble Rüdeger,
cela me fait deuil sans mesure et désormais par trop amer.
2217 Ce qu’en pur don je tiens de vous pourrait contre vous se lever,
quand vous m’avez de mes amis telle multitude enlevé.
Tournez-vous donc de mon côté, preux chevalier et trop terrible
à bien gagner votre cadeau je m’en vais faire mon possible. »

265
2218 Mais avant que jusques à lui fut le margrave parvenu,
mua par force de couleur plus d’un heaume maillé menu.
L’un sur l’autre, avides d’honneur, se sont rués les deux tenants ;
et sans attendre, d’en découdre, et de parer ferme d’autant.
2219 Tel fil avaient leurs deux tranchants qu’il se forçait partout passage,
quand sur Gernot preux Rüdeger asséna d’un coup son courage.
Le heaume était dur comme roc, mais à travers pissa le sang.
N’importe ! Coup pour coup rendit le chevalier vif et vaillant.
2220 Le présent de dan Rüdeger lors en sa main haut se brandit.
Lui-même à mort était navré, mais tel fut le coup qu’il rendit,
que de part en part du pavois il atteignit le col du heaume,
et forcément ce fut la mort : Belle Gotelint n’avait plus d’homme !
2221 Sûr que jamais plus riche don ne porta de fruit plus amer !
Tous deux à mort tombent navrés dan Gernot et dan Rüdeger,
en même temps en la tempête occis de mutuelle main.
Du coup Hagen fut pris de rage : avoir vu choir si bon compaing !
2222 Adonc dit l’Homme de Tronège : « Un malheur sur nous s’est levé :
nous nous voyons, eux comme nous, a bien grand dommage enlevés
gens qu’à jamais las ! Pleureront autant le peuple que la terre,
en répondront gens Rüdeger en notre exil et grand’ misère. »
2223 « Hélas ! Mon frère ! Las ! Hélas ! La Mort a pesé tout son poids !
Un deuil hélas ! n’attend pas l’autre, et deuil sur deuil s’abat sur moi
et puis voilà que je n’ai plus qu’à pleurer noble Rüdeger.
Des deux côtés c’est, plus que perte, arrachement, et bien amer. »
2224 À peine avait dan Giselher vu son beau-père tomber mort,
que sur ceux qui se battaient là se resserra l’étau du Sort.
La Mort cherchait de tous côtés, et racolait son régiment :
elle prit tout Béchelaren sans faire grâce d’un vivant.
2225 Sire Gunther, dan Giselher, puis troisième Hagen le Preux,
sire Dankwart et dan Volker, tous bons chevaliers généreux,
se sont rendus et transportés où gisaient les deux ennemis,
et ces guerriers, désespérés, à braire ensemble se sont mis.
2226 « La Mort larronne parmi nous, dit Giselher, oui, dit l’Enfant.
Allons, le tout n’est plus de braire, allons dehors. Allons au vent,
refroidir nos robes de fer. Nous n’en pouvons plus d’âpre guerre.
Dieu, que je gage, désormais, ne nous lairra plus vivre guère. »
2227 Assis, ou pavois sous le coude, il se voyait là maint héros,
à ne rien faire, tous gisants qu’étaient en leur dernier repos
les preux héros de Rüdeger : tumulte nul, et nul fracas !
Tant qu’à la longue d’un tel calme Etzel de cœur se courrouça.
2228 « Hélas ! Quels piètres serviteurs ! De dire alors au roi sa femme.
Tes gens n’ont pas assez de cœur : l’ennemi résiste dans l’âme,
dan Rüdeger regarde trop au sang que doit lever sa main.
Il veut encor du sol Burgund leur laisser courre le chemin.
2229 Que vous sert-il dan sire Etzel, d’avoir au gré de son envie
avec lui parti vos trésors ? C’est de sa part grand félonie :
prendre sur soi de nous venger, et, traitant, mentir à sa foi ! »
Ce fut Volker qui répondit, un chevalier des plus courtois :

266
2230 « C’est las ! conter et non pas dire, ô noble reine, ô noble dame !
Si je pouvais imaginer le mensonge en noblesse d’âme,
vous auriez, touchant Rüdeger, comme l’Esprit du Mal menti.
Les siens et lui, dès le début des pourparlers, sont mal partis.
2231 Il a suivi de si grand cœur ce que lui commanda le roi,
que lui-même et ses chevaliers vont sur le sol gisant tout froid
autour de vous cherchez, Kriemhilde, à cette heure un autre margrave :
jusqu’en sa fin, jusqu’en sa mort dan Rüdeger fut vôtre, et brave.
2232 Si rien de rien vous n’en croyez, or en aurez-vous les yeux nets.
Au désespoir de cette reine ainsi fut-il vitement fait ;
l’on apporta, percé de coups, devant le roi, pour qu’il le vît
les preux d’Etzel à pire deuil jamais n’avaient été soumis.
2233 Oui, le margrave, c’était lui, le mort qu’ils voyaient apporter
et, mais nul scribe ne saurait l’écrire, et nul conteur, conter
ce fut plus fort que tout le monde, et cœurs de femmes et cœurs d’hommes
en cris, en gestes de douleur ont en éclats rompu tout comme.
2234 À la longue, loin de passer, le deuil Etzel si fort grandit
que pareil au deuil d’un lion le deuil du grand roi s’entendit :
c’était bien le cœur qui pleurait ! De même encor brayait sa femme
tous deux plaignaient immensément bon Rüdeger veuf de son âme.

267
Aventure XXXVIII.
Tous guerriers Dietrich périssent de male mort.
2235 Alors monta de toute part une plainte démesurée
dont la maison, palais et tours, retentissait tout ébranlée.
Un des Bernois de dan Dietrich, oyant ces clameurs de géhenne,
pour alerter de ce malheur tôt s’encourut à perdre haleine.
2236 « Oyez, dit-il alors au Prince, oyez, messire, ouvrez l’oreille.
Jamais je n’ai jour de ma vie entendu de plainte pareille,
et c’eût été bien impossible, à celles que je viens d’ouïr.
Sire Etzel même, que je crois, a trop pâti pour s’éjouir.
2237 Mèneraient-ils un deuil pareil, si pareil point n’était leur sort ?
Du souverain ou de Kriemhilde il faut que l’un jà rué mort
sous l’âpre choc des étrangers comme ennemi soit sur le dos.
Si courtois, braire immensément toute une cour de preux héros ! »
2238 Le brave Bernois dit alors : « Chers chevaliers mes bien-aimés,
gardez-vous donc de trop courir. Les étrangers n’ont rien semé
de la vaillance de leur bras qu’à la détresse tout réduits.
Laissez-leur donc ce que de paix leur garantit un sauf-conduit. »
2239 Lors s’écria le preux vaillant : « C’est moi qui vais aller là-bas
leur demander clair comme jour ce que c’est que tous ces combats,
et je reviens vous en conter, mon cher et bien-aimé seigneur,
tel que sur place j’aurai su, ce qu’est l’objet de tant de pleurs. »
2240 Atant reprit sire Dietrich : « Quand on s’attend à la colère,
si l’on formule par malheur une demande à la légère,
c’est grand tempête par plaisir s’attirer d’un mâle courage.
Je ne veux pas de vous, Wolfhart, pour formuler demande sage. »
2241 À dan Helpfrich ordre il donna de se rendre au palais bien prompt,
et le chargeant de s’enquérir de ceux qui sont Etzel barons,
soit même encor des étrangers, de ce qui venait donc d’échoir,
car l’on n’avait d’hommes vivants deuil si bruyant jamais pu voir.
2242 Le messager tôt demanda : « Que s’est-il donc ici passé ? »
L’un de ceux qui se trouvaient là : « Tout à jamais s’est effacé
tout ce que nous pouvions de joie ici goûter en pays Hun.
Occis ici gît Rüdeger qu’a rué mort Burgunde main.
2243 De ceux qui ci l’avaient suivi jà plus un seul ne reste en vie. »
Jamais Helpfrich si grand douleur n’avait en son cœur ressentie.
Onc message n’ayant transmis qui lui crevât ainsi le cœur,
le messager sire Dietrich revint à flots versant des pleurs.
2244 « Qu’avez-vous à nous annoncer ? lui dit alors sire Dietrich.
Pourquoi donc tant et tant de pleurs, très preux et brave dan Helpfrich
atant le noble guerrier dit : « Onc deuil je n’eus plus juste au monde.
Le brave et preux dan Rüdeger gît rué mort de main Burgunde. »
2245 Le brave Bernois dit alors : « En veuille Dieu faire défense !
Ce serait horrible revanche, et dont rirait l’Autre vengeance.
Mais en quoi donc dan Rüdeger l’aurait-il bien pu mériter,
lié qu’il est, car j’en suis sûr, aux étrangers par parenté ? »

269
2246 Lors répondit sire Wolfhart : « Auraient-ils commis pareil crime,
il serait juste qu’en retour ils en périssent tous victimes.
S’il nous fallait boire l’affront, ce serait nous couvrir de honte.
Jà si souvent bon Rüdeger tant nous servit main large et prompte ! »
2247 Lors l’Avoué des Amelungs en voulut nouvelle plus sûre.
La mort au cœur, place il fut prendre à la fenêtre, à l’embrasure,
ordre Hildebrand de lui reçut d’aller trouver les étrangers,
afin d’apprendre de leur bouche exactement les vrais dangers.
2248 Preux intrépide au premier rang de tout combat, maître Hildebrand
n’avait donné charge à sa main ni de bouclier ni de branc :
il n’entendait qu’homme de cour paraître aux yeux des étrangers
quand son neveu le fils sa sœur lui remontra tous les dangers.
2249 Atant farouche dit Wolfhart : « Quoi ! D’armes nu là-bas aller ?
C’est trop vouloir à votre dam assurément vous exposer.
Plus ne vous restera qu’à faire une retraite à vous honnir.
Allez-y donc d’armes vêtu : tous trembleront de vous faillir. »
2250 Et c’est ainsi que l’homme sage a fait choix de la folle voie.
À peine eut-il temps de rien voir que partout l’armure flamboie :
tous les guerriers sire Dietrich avaient déjà l’épée en main,
à la grand peine du héros, qui les aurait voulus bien loin.
2251 « Que voulez-vous ? », qu’il demanda. « Vous suivre !, répondirent-ils.
Hagen le Sire de Tronège en perdra d’autant le babil,
sans vous poursuivre des brocards dont nous le savons généreux ! »
Oyant cela : « Vous pouvez donc m’accompagner. », leur dit le preux.
2252 Lors avisa le preux Volker, qui s’avançaient sous bon harnois,
les preux barons sire Dietrich, chevaliers du pays Bernois,
tous au côté ceinte l’épée, et tous partant pavois en main,
nouvelle en prit des siens seigneurs, les rois Burgundes, le chemin.
2253 Adonc dit le Ménétrier : « Vers nous je vois venir là-bas
tous les guerriers sire Dietrich tout comme on se rend au combat,
ceinte l’épée et heaume en tête : ils n’ont pour nous que de la haine.
C’est notre perte, que je crois, pauvre de nous, qui les amène. »
2254 C’est justement à ce moment que dan Hildebrant apparut.
Par terre adonc, bien à ses pieds, il mit l’orbe de son écu,
et demanda, sans plus attendre aux chevaliers sire Gunther :
« Hélas ! Quel mal, braves héros, vous avait donc fait Rüdeger ?
2255 De par Dietrich, le mien seigneur, devant vous je me trouve ici.
De male mort si l’un de vous avait de sienne main occis
le très auguste dan margrave, comme il nous en parvient nouvelle,
nous ne pourrions nous consoler de telle perte si cruelle. »
2256 Hagen de Tronège répondit : « Nouvelle c’est, et non mensonge.
Ha ! Je voudrais de tout mon cœur que le message eût été songe,
et, pour l’amour dan Rüdeger, que ce preux n’eût pas rendu l’âme,
lui qu’à jamais doivent pleurer autant les hommes que les femmes. »
2257 Sitôt qu’ils surent au palais que le preux margrave était mort,
lors éclata, comme ils aimaient, le deuil des preux, tout aussi fort
des preux barons sire Dietrich apparaissaient mouillés de pleurs
toute la barbe et le menton : tant était grande leur douleur !

270
2258 Le Duc de Berne, Siegestab, s’écria juste à ce moment :
« À tout jamais voilà finis le doux confort et le bon temps
que Rüdeger nous ménagea quand eurent pris fin nos douleurs
c’est toute joie en notre exil, preux, par vos coups frappée au cœur. »
2259 Alors des rangs des Amelungs cria le brave Wolfévin :
« Non, si j’avais devant les yeux mon père mort, non, mon chagrin
ne me saurait peser plus lourd que devant ces restes veufs d’âme.
Du bon margrave hélas ! Qui donc consolerait jamais la femme ? »
2260 Plein de colère alors cria le trop valeureux dan Wolfhart :
« Qui désormais voudra guider les barons sous son étendard
à la façon dont le margrave a devant tous premier paru ?
Hélas, trop noble Rüdeger, pourquoi faut-il t’avoir perdu ! »
2261 Sire Wolfprant, et sire Helpfrich, et mêmement sire Helmenot,
et tous les leurs, sur cette mort ne furent plus qu’un sanglot !
Trop soupirait dan Hildebrand, il fut sans voix pour demander.
Il dit : « Barons, ce faites donc pourquoi mon maître m’a mandé.
2262 Remettez-nous, mort comme il est, Rüdeger sur le seuil de hall,
tout désespoir, avec ce preux s’écroule notre joie aval,
or laissez-nous féal retour de grands bontés lui témoigner,
dont bien qu’à tous si généreux, il nous fit part tout en premier.
2263 Nous avons connu Rüdeger sitôt laissé notre pays.
Pourquoi nous faire ainsi languir ? Laissez, laissez-nous loin d’ici
l’emporter, lui, pour que le mort ait de nous le juste loyer !
Las ! Nous eussions bien mieux aimé l’avoir vivant pour l’en choyer. »
2264 Alors parla sire Gunther : « C’est entre tous pieux hommage
qu’à son ami rend un ami quand la mort a fait son ouvrage,
et qui le rend, jusqu’à la tombe il est fidèle amèrement.
Vous l’honorez à bien bon droit : dan Rüdeger vous aimait tant ! »
2265 « Combien de temps mendierons-nous ? dit dan Wolfhart le trop ardent.
Si de notre appui le meilleur vous n’avez fait qu’un mort gisant,
et si hélas ! Atout jamais c’en est pour nous fait du vivant,
laissez-le nous, que nous allions l’ensevelir entre vaillants. »
2266 Ce fut Volker qui répondit : « De nul vous ne l’aurez en don.
Venez vous-mêmes le quérir et l’emporter de la maison,
profondément percé de coups, baigné de ce qu’il eut de sang.
Et vous rendrez à Rüdeger plénier hommage ce faisant. »
2267 Atant reprit le prompt Wolfhart : « De vous à nous, dan Vielleur,
Dieu sait combien poindre il ne faut après nous avoir fait douleur.
Sans la présence messeigneurs il vous arriverait ennui,
mais ici choit toute querelle : on y défend le moindre bruit. »
2268 Lors répliqua le Ménestrel : « C’est de peu sembler morfondu,
que de tenir à se priver de ce que l’on voit défendu.
Je ne saurais d’homme de cœur appeler cela grand courage. »
Sire Hagen à ses côtés dit que c’était le bon langage.
2269 Mais : « Preux de preux, disait déjà dan Wolfhart, vous ne tenterez !
Cordes à mal je mets fort bien. Des vôtres, quand vous y serez,
de retour sur les bords du Rhin vous aurez fort de quoi conter.
C’est un peu haut porter le cœur, et l’honneur doit se révolter. »

271
2270 Lors répliqua le Ménestrel : « De la douceur de leurs accords
sevrez mes cordes, s’il vous plaît, mais votre cimier doit alors
de la clarté virer au morne à la manœuvre de mon bras,
que Volker fasse aux horizons du sol Burgund retour ou pas. »
2271 L’autre voulut sus lui bondir, mais à l’instant l’en empêchait
l’Oncle Hildebrand, qui de sa poigne à lui sur place le rivait.
« Tu n’écoutais que ta fureur, mien escient, ou ta sottise.
Adieu dès lors toute l’amour dont mon seigneur te favorise. »
2272 « Lâchez, lâchez le lion, Maître. Il est de si farouche humeur !
Mais s’il me tombe sous les poings, dit dan Volker toute-valeur,
eût-il de l’univers entier fait un carnage de sa main,
je vais d’avance l’exempter d’en gouverner des lendemains. »
2273 C’était d’étranges aiguillons stimuler l’ire des Bernois :
pavois avant, sire Volker, impétueux nerf des exploits,
vrai surlion fauve de fauve avant chargea rage en furie,
et sur sa trace, irrésistible, ainsi vengeance sa mesnie.
2274 Il eut beau courre, et de ses bonds allonger l’ampleur sans égale,
vieil Hildebrand le rejoignit au bas des degrés de la salle :
tant il voulait ne lui laisser le premier coup de la bataille.
Tous eurent tôt ce qu’ils cherchaient, et l’Etranger fut la trouvaille.
2275 D’un bond, d’un seul, sur dan Hagen atant fondit maître Hildebrand.
De main à main si retentit le choc du branc contre le branc !
C’étaient, au vrai, deux possédés, et devant tut regard humain
de leurs deux brancs jaillit au vent double foyer de rouge essaim.
2276 Atant rompirent-ils pourtant, alors qu’allait trancher le Sort,
quand intervinrent les Bernois au prix entier de leur effort.
Sur l’heure adonc de Dan Hagen se détourna dan Hildebrand,
mais jà Wolfhart le Fort lançait sur preux Volker tout son élan.
2277 Tel il férit le ménestrel sur le heaume comme à la hache,
que le tranchant de son épée alla toucher jusqu’aux attaches.
Adonc vengeance lui rendit le vielleur viellant de plus belle
qui de Wolfram tira d’un coup une poussière d’étincelles.
2278 D’éclairs hauberts menu-maillés s’irradiaient à chaque outrance ;
intensément de l’un à l’autre il passait une haine immense.
Entre eux se mit un preux Bernois du nom de sire Wolfévin.
N’eût-il été preux que de nom, tout son effort fût resté vain.
2279 Sire Gunther le Valeureux accueillit bravoure à la main
les francs barons d’Amelunglant à lui venus les grands chemins,
et quant au preux dan Giselher d’armets de radieux ouvrages
il fit grand foule, à tour de bras, rouge de sang paraître en nage.
2280 Dankwart, le frère dan Hagen, était l’épouvante faite homme,
or jusque là de tout l’estour, il n’avait encore tout comme
aux preux barons de sire Etzel opposé qu’un souffle de vent.
Mais d’Aldrian, à ses fureurs, lors se connut le preux enfant.
2281 Sire Ritschart, et dan Gerbart, sire Helperich et dan Wichart,
qui rarement dans les combats avaient versé moins que leur part,
le firent voir, et fort bien voir, à ce qu’avait Gunther d’armée,
et l’on vit même preux Wolfbrand fier s’avancer par la mêlée.

272
2282 À la mesure de sa rage, atteignit le vieil Hildebrand ;
des pans entiers de francs barons aval tombaient à tour de branc,
sur le passage dan Wolfhart, au beau milieu de tout leur sang :
ainsi vengeaient dan Rüdeger ces chevaliers fiers et vaillants.
2283 À la mesure de sa force allait frappant dan Siegesbat.
Hey ! Que de heaumes excellents il pourfendait en ce combat
sur l’ennemi qui l’assaillait, le neveu Dietrich par sa sœur !
Onc il n’aurait en nul estour pu mieux férir de meilleur cœur
2284 Atant surgit Volker le Fort. A peine alla-t-il s’avisant
que Siegesbat le Trop-Hardi tirait comme à ruisseaux le sang
des bons hauberts menu-maillés, qu’il fut comme heaume sans raison :
d’un bond, d’un seul, il fut sur lui. Dan Siegesbat, comme à foison,
2285 Sous l’assaut du ménétrier en un clin d’œil perdit le vivre :
de telle tranche de talent il fut servi comme à délivre
que sous l’assaut du branc d’acier force il n’eut que de crouler.
Vengeur survint vieil Hildebrant au prix entier de son effort.
2286 « Que je le plains, le cher seigneur ! » s’écria lors maître Hildebrand.
Le voilà donc mort étendu de main Volker d’un coup de branc.
Or point ne doit le vielleur plus longtemps demeurer en vie.
Sire Hildebrand l’Impétueux fut, ou jamais, plein de furie,
2287 Et de férir sire Volker droit sur le chef d’un tel aplomb
qu’en poussière de toute part sur tous les murs à l’environ
vola le heaume et le pavois ! Ainsi trouve le Ménestrel,
ainsi trouva Volker le Fort sa dernière heure de mortel.
2288 En plein estour lors s’engouffra ce que Dietrich avait de monde.
Sous le martel les fins hauberts tourbillonnaient loin à la ronde.
Haut sillage traçait par l’air la fine pointe de leur branc.
Heaume n’était dont ne jaillit de vrais torrents de sang fumant.
2289 C’est pour Hagen, Hagen de Tronège, un signe que Volker est mort.
Il ne pouvait en cette fête être accablé de pire sort.
Il avait moindre deuil senti des siens et de ses compagnons !
Hélas ! Hagen jà se déchaîne et déjà tire sa raison.
2290 « Non, non et non, point n’aurait plus de nuire le vieil Hildebrant !
C’est mon soutien qu’a rué mort ce preux héros d’un tour de branc,
le frère d’armes, s’il en fût, qui me suivit en mon barnage ! »
Haut le pavois, il s’élança. Tout s’écroulait sur son passage.
2291 Dan Helperich le Valeureux férit Dankwart et l’abattit,
témoins Gunther et Giselher, tous deux marris qu’il fût occis,
quand sous leurs yeux il succomba sans qu’ils pussent rien sur le sort
encore qu’il eût déjà bon prix tiré lui-même de sa mort.
2292 Endementiers sire Wolfhart faisait et refaisait sa ronde.
Endementiers il pourfendait ce que dan Gunther avait de monde.
Trois fois déjà de part en part il avait parcouru le hall,
œuvre faisant de ses deux mains et mort ruant sur mort aval.
2293 Atant lança dan Giselher à l’adresse de dan Wolfhart :
« Hélas ! Faut-il qu’un pareil lieu ce soit vous que la mienne part !
Noble et vaillant dan chevalier, tournez-vous donc par devers moi.
J’y veux aider : qu’on en finisse. Outre durer cela ne doit. »

273
2294 Vers Giselher se retourna Sire Wolfhart par la mêlée.
Cent fois ce fut pour coup blessure, et pour blessure, une trouée,
devers le roi tant il alla qu’il paraissait une tempête,
à chaque pas levant de sang gerbes plus hautes que sa tête.
2295 La Belle Ute déchaînée animait aux coups son enfant
à preux Wolfhart comme il faisait parfait accueil bien en son temps.
Si preux que fût ce chevalier, il ne pouvait que perdre vie,
si jeune roi ne fit jamais ce qu’osa l’autre en sa furie.
2296 Il pourfendit sire Wolfhart sous son haubert maillé vaillant,
et fit aval de l’entamure en cascade jaillir le sang.
C’était navrer à plus que mort : Dietrich n’avait plus de vassal.
Il y fallait bras de héros, mais tel encor qu’il n’eut d’égal.
2297 Lors aussitôt que preux Wolfhart sentit le coup qui le blessa,
il laissa choir son bouclier ; haut à son poing se redressa
le coup d’une arme formidable (elle était tranchante à souhait)
et sous son heaume et son pavois dan Giselher s’écroula net.
2298 Tels ils s’étaient sinistre mort de l’un à l’autre entredonnée.
Il ne restait plus un vivant de ce que Dietrich eut d’armée.
Dan Hildebrand le grand vieillard vit dan Wolfhart tomber et choir :
sur lui, je crois, tant qu’il vivrait deuil ne pourrait plus sombre échoir.
2299 Il ne restait plus que des morts de ce que Gunther eut d’armée.
Ainsi de celle de Dietrich. Hildebrand était, d’une allée,
à dan Wolfhart venu là même où sur place il faillit en sang.
Il entoura de ses deux bras chevalier preux et vaillant.
2300 Il eût voulu de la maison s’en aller avec le vassal,
mais il était un peu trop lourd : il le fallut laisser aval.
Lors s’entr’ouvrit, ensanglanté, l’œil qui voyait encore un peu,
et bien il vit pour quel secours l’on se penchait sur un neveu.
2301 Atant dit-il à mort navré : « Mon oncle bien-aimé, c’est toi.
Or je traverse tels moments où tu ne peux plus rien pour moi.
Garde-toi donc de dan Hagen : tel me paraît ton avantage,
car en son cœur il ne nourrit que soif sinistre de carnage.
2302 Si sur moi mort les miens parents veulent pleurer et lamenter,
à tout ce que j’ai de plus proche il vous faudra pour moi conter
de n’avoir larmes de regret. Ce serait insulte à mon sort :
roi de sa main ne me pouvait qu’à ma grand gloire offrir la mort. »
2303 Mais point ce n’est abandonnant qu’aujourd’hui j’aurai rendu l’âme.
Or s’en va braire à grand raison son franc chevalier mainte dame.
Oui, fièrement vous répondrez, si l’on vous demande mon sort :
que j’ai moi seul de mienne main plus de cent fois porté la mort. »
2304 Endementiers sire Hagen songeait de même au Ménestrel,
à qui le vaillant Hildebrand avait donné le coup mortel.
Adonc il dit à ce baron : « Vous me paierez d’un deuil cruel,
de nous avoir ici tollu maint jeune preux vaillant isnel. »
2305 Tant il férit dan Hildebrand que l’on ouït distinctement
à Balmunc répondre l’écho. Balmunc Siegfried ! C’était le branc
dont dan Hagen le trop hardi le dépouilla, quand il l’occit.
Mais le vieillard ne plia pas, car lui de même était hardi.

274
2306 Du champion sire Dietrich une arme de large envergure
alla férir le preux Tronège. Or, s’il risquait large entamure,
il s‘en tira sans rien du tout, le champion sire Gunther !
Hagen rendit… La bonne broigne au fer céda jusqu’à la chair.
2307 Sitôt que le vieil Hildebrant sentit le coup qui le blessa,
la peur de pire encore subir devant Hagen fort le pressa.
De son pavois couvrant le dos, l’homme Dietrich n’attendit guère,
et tout navré qu’il se trouvait, fuyant, semait Hagen grand erre.
2308 Sur le terrain ne restait plus d’autres vivants de tous les preux
que seulement sire Gunther et dan Hagen le généreux.
Toujours à flots perdant son sang fuyait droit le vieil Hildebrant ;
triste nouvelle vers Dietrich droit avec lui court et se rend.
2309 Il le trouva sur une chaise assis écrasé de tristesse.
N’empêche encor qu’à son aspect le Prince fut toute détresse.
Hé quoi ! C’était sire Hildebrand sous haubert plus vermeil que l’or.
Il en voulu savoir plus long, et la douleur se fit effort.
2310 « Dites moi donc, sire Hildebrand, est-ce bien vous que je vois là
teint du meilleur de votre sang ? Et qui donc vous a fait cela ?
Combat je crains qu’aux étrangers en plein hall vous n’ayez livré,
quand je l’avais, moi, défendu, vous le deviez, vous, refuser. »
2311 Alors il dit à son seigneur : « C’est Hagen qui m’a fait cela.
Ce sont blessures qu’en la salle il m’a faites à tour de bras,
au moment même où je m’allais tourner le dos à ce baron.
C’est à grand peine que j’ai pu vif échapper à ce démon. »
2312 Atant reprit le Berenois : « Ce n’est que justice et bon droit,
c’étaient amis que vous présent j’assurai bien haut de ma foi,
et vous rompez la mienne paix que ma bouche à peine délivre.
Si j’en pouvais ravoir l’honneur vous n’auriez pas longtemps à vivre. »
2313 « Ah ! De colère, mon seigneur, sire Dietrich ah ! Gardez-vous !
Nous n’avons, mes amis et moi déjà reçus que trop de coups :
nous qui n’avions qu’un seul désir, vous ramener dan Rüdeger !
Et dire que nous ont dit non les hommes-liges roi Gunther. »
2314 « Ah ! Malheur à jamais sur moi ! Si Rüdeger est vraiment mort,
plus me pèse à lui seul ce deuil que tout le reste de mon sort :
mon père n’avait qu’une sœur, et Gotelint est son enfant !
Plaignons les pauvres orphelins à Béchelar seuls ramenant. »
2315 Peine et chagrin lui revenaient à l’annonce de cette mort.
Il ne put retenir les pleurs, comme de juste en pareil sort.
« Ah ! Quel fidèle et sûr secours en sa personne j’ai perdu !
Du deuil de l’homme sire Etzel onc puis-je prendre le dessus ? »
2316 « Me pouvez-vous, maître Hildebrand, de façon certaine conter
quel est le nom du preux guerrier dont un coup l’est venu dompter ? »
Il dit : « Ce preux est le robuste et brave dan Gernot le Fort.
Mais à deux mains l’a Rüdeger héros de même rué mort. »
2317 Le prince dit à Hildebrand : « Avertissez en, de ce pas,
mes hommes qu’ils s’arment sur l’heure : il me faut droit aller là-bas.
Et donnez ordre qu’on m’apporte éblouissant le mien harnois.
Je vais au preux du sol Burgund me renseigner de vive voix. »

275
2318 Atant reprit maître Hildebrand : « Qui pourra s’y rendre avec vous ?
Ce qui vous reste de vivants est sous vos yeux ici debout.
Seul je survis, seul et bien seul, car jà les autres sont tous morts.
Dietrich en fut tout étonné, comme de juste en pareil sort,
2319 Car il n’avait onc ici bas douleur si cruelle éprouvée.
Atant dit-il : « Si tout est mort, de ce qui me suivait d’armée,
c’est que de moi, pauvre Dietrich, Dieu se retire et m’abandonne,
moi qui jadis, riche et puissant, possédais, roi, trône et couronne. »
2320 « Mais quoi ! reprit sire Dietrich avoir été si malheureux
que de tomber jusqu’au dernier, eux, les irréprochables preux ?
Sous les coups d’hommes épuisés de combat et de mauvais sort ?
Sans la malchance qui me suit pas un d’entre eux ne serait mort.
2321 Puisque telle est mon infortune et telle sur moi son envie,
ce dites-moi, s’il reste encore un seul des étrangers en vie. »
Atant lui dit sire Hildebrand : « Dieu le sait, ils ne sont pas trois
car seuls survivent dan Hagen, et dan Gunther le noble roi. »
2322 Hélas ! Hélas ! Ô cher Wolfhart, si je t’ai perdu sans retour,
j’aurai sous peu bien vifs regrets que l’on m’ait onc donné le jour !
Dan Sigestap, dan Wolfevin, et vous de même, Wolfeprant,
qui va m’aider à mien revoir le mien pays d’Amelunglant ?
2323 Du deuil Halprich le si hardi, s’ils me sont de même abattus,
du deuil Gerbart, du deuil Wichart, comment aurais-je le dessus ?
C’en est fini de toute joie, à partir pour moi de ce jour !
Hélas ! Hélas ! Pour en mourir que n’est-il donc deuil assez lourd ! »

276
Aventure XXXIX.
Meurent Gunther, Hagen, et Kriemhilde.
2324 Lors alla Monseigneur Dietrich quérir lui-même son harnois.
Maître Hildebrand à s’en vêtir aida de son mieux le Bernois.
Tant à grands cris il s’ébrayait de toute sa puissance d’homme,
que le palais retentissait, pierre angulaire et murs tout comme.
2325 Sans tarder lui revint pourtant franche prouesse et franc courage.
Le courroux dont s’armait ce preux acquit bientôt force de rage ;
d’un inébranlable pavois il prit au bras le haut garant,
et jà dehors il s’élança quant et son maître Hildebrant.
2326 Lors Hagen de Tronège dit : « Voici qu’il vient à nous quelqu’un.
C’est Monseigneur Dietrich lui-même : il vient, tant il a de chagrin
du désastre qui l’a frappé, contre nous faire son devoir.
Quant au guerrier brave entre tous, c’est aujourd’hui qu’il doit se voir.
2327 Jà clair est-il qu’onc ne saura Monseigneur Dietrich le Bernois
tant sur son bras se reposer et sur ce qu’il répand d’effroi,
que devers nous venant ici venger les torts qu’il a subis,
continuait sire Hagen, il ne me trouve face à lui. »
2328 L’avaient ouï dire cela Sire Dietrich et Hildebrand.
À tant sur l’heure le Bernois près des deux preux bon pas se rend.
Ils l’attendaient dehors, debout, mais appuyés au mur du hall.
Dietrich planta son bon pavois la pointe en terre bien aval.
2329 Le cœur adonc plein de douleur et de chagrin, dit le Bernois :
« Qui donc vous fait œuvrer ainsi, sire Gunther, dan riche roi,
contre l’exilé que je suis ? Quand vers vous fus-je malfaisant ?
De tout appui, de tout soutien me voici veuf dorénavant.
2330 Point ce n’était encore assez, à votre avis, de mauvais sort,
las ! Que de nous précipiter le preux Rüdeger dans la mort ?
Vous m’avez pris en vrais larrons tout ce qui me restait fidèle.
Ce n’est pas moi, preux, qui vous eusse infligé perte si cruelle !
2331 Faites sur vous, faites retour, et sur vos souffrances cruelles !
Quoi ! Quand sont morts tous vos amis, quoi ! Quand deuil sans nom vous martèle,
de vrais vaillants de votre sorte onc ne changeraient de courage ?
Las ! Si la mort de Rüdeger opère en moi dolent ouvrage !
2332 Jamais homme ici-bas vivant sujet n’eut pire de souffrance.
Vous n’avez, pour moi ni pour vous, mis frein ni bornes à l’outrance,
et quiconque faisait ma joie, vous les avez morts abattus,
et tous mes jours seront trop courts pour pleurer ceux que je n’ai plus. »
2333 « Jà n’avons-nous pas touts les torts, que dan Hagen alors répond,
car en ces lieux ne sont venus vos admirables preux barons
qu’armés des mieux, et conduisant bataille d’hommes longue et lée.
C’est la nouvelle, que je crois, qu’on vous aura mal rapportée. »
2334 « Devrai-je donc croire autre chose ? À ce que m’a dit Hildebrant,
lorsque vous ont demande fait mes guerriers d’Amelungenlant
de la dépouille Rüdeger, à recevoir au seuil du hall,
n’avez-vous pas eu que brocards pour mes bons preux, de haut à val ? »

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2335 Lors répondit le roi du Rhin : « Ils réclamaient pour l’emporter
la dépouille dan Rüdeger. Je n’en ai point voulu conter !
Mais ce n’était que pour Etzel, et nullement pour ta mesnie.
Quand tout à coup voilà Wolfhart qui là-dessus nous injurie ! »
2336 Le Preux de Berne dit alors : « Il fallait qu’il en fût ainsi !
Noble, très noble roi Gunther, j’en appelle à preux accompli !
Cà, dédommage-moi des torts qui par toi me vont travaillant.
Répare-les, franc chevalier, que je t’en donne acte vaillant.
2337 Rends-toi, deviens mon prisonnier. Fasse de même ton vassal.
Je veillerai de tous mes soins à vous défendre de tout mal,
si bien que nul, en pays Hun, ne te pourra causer dommage.
Ains tu n’auras en moi trouvé que fort fidèle et fort courage. »
2338 « Jà ne plaise au grand Dieu du Ciel, que dan Hagen alors répond,
que sous telles conditions à vous se rendent deux barons
que tout armés pour se défendre encontre toi tu vois debout,
libres toujours, que rien n’empêche à l’ennemi d’aller partout ! »
2339 « Refus à vous, dit dan Dietrich, tiendrait par trop d’œuvre vilaine,
Dan Gunther et sire Hagen, vous m’avez fait tous deux grand’ peine,
et tous deux tant et tant grevé ce que mon cœur a de courage,
que de tenir à réparer, ce ne sera que juste ouvrage.
2340 Je vous en donne ma parole et l’assurance de ma main :
je veux même de votre terre avec vous faire le chemin.
Je convoierai dans l’honneur, fût-ce au prix même de la mort,
et j’oublierai, rien que pour vous, la grand’ misère de mon sort. »
2341 « Inutile d’en dire plus ! répond Hagen sans plus attendre.
Il ne convient pas que de nous conte jamais se puisse entendre,
qu’à vous se soient ainsi rendus deux aussi preux et vrais barons.
Du reste on voit maître Hildebrand former lui seul tout votre front. »
2342 Adonc parla maître Hildebrand : « Dieu, sire Hagen Dieu le sait !
Ce que l’on offre de conclure est pure et simple offre de paix.
Et vous serez, un jour venant, heureux que paix soit toute prête.
Monseigneur veut que l’on répare : ouvrez le cœur à sa requête. »
2343 « Oui, j’aimerais mieux réparer, Hagen lui renvoyait la balle,
que de m’enfuir déshonoré d’entre les murs de quelque salle
oui, de m’enfuir, maître Hildebrand, comme d’ici vous avez fait.
Moi qui croyais qu’à l’ennemi vous teniez droit et le cœur gai ! »
2344 Adonc répliqua Hildebrand : « Reproche oser me faire ici ?
Qui donc au pied du Waskenstein sur mon pavois restait assis,
tandis que dan Walther l’Espan faisait des siens si beau carnage ?
D’autres beaux coups sur votre compte encor peut-on faire étalage. »
2345 Adonc de dire dan Dietrich : « Il est laid, entre grandes âmes
d’aller ainsi se déclarant des querelles de vieilles femmes.
Je vous défends, maître Hildebrand, de prononcer un mot de plus.
Infortuné guerrier que moi, de toutes parts broyé d’abus !
2346 Vaillant Hagen, reprit Dietrich, prête-moi l’oreille, et réponds :
Que disiez-vous de l’un à l’autre, irréprochables dans barons,
quand vous m’avez vu, fervestu, diriger ma route sur vous ?
Était-ce pas qu’un seul de vous d’un comme moi viendrait à bout ? »

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2347 « Nous ne dirons pas le contraire, a répondu Hagen le Preux.
Je suis céans, pour le tenter, prêt au choc le plus ténébreux,
à moins que ne rompe le fer que Nibelunc eut pour épée.
Quoi ! De nous rendre à vous tous deux nous requérir ici d’emblée ! »
2348 Dietrich, oyant vociférer le farouche et sombre courage,
brandit bien vite son pavois du bras de son meilleur barnage.
Que non moins prompt Hagen dessus du haut des degrés lui bondit !
Bonne Balmunc, le fer Niblunc, sur dan Dietrich haut retentit.
2349 Sire Dietrich sut aussitôt quelle fougue avait son tenant,
quel farouche et sombre courage… Il fut en garde sur le champ.
Toujours est-il que le Bernois prévenait un choc ténébreux.
Il reconnut bien dan Hagen, le magnifique preux des preux.
2350 Il redoutait encor Balmunc, arme dont la frappe défonce ;
entre deux coups, pourtant, sa ruse à l’avalanche avait réponse,
tant qu’à la fin de dan Hagen, mais quelle lutte !, il eut raison
il y suffit d’une entamure au beau sillon large et profond.
2351 Adonc se dit sire Dietrich : « Te voilà tout plat sur les dents !
Je ne saurais gagner honneur à t’étendre ici mort gisant.
Aussi ferai-je d’autre sorte, et faudra bien, se pensa-t-il,
que tu te rendes mon chétif. » Ce qui fut fait non sans péril.
2352 Car il laissa son bouclier. Mais qu’il était lui-même fort !
De Hagen, sire de Tronège, il se saisit à bras le corps,
et fut dès lors comme un étau sur la fougue de son tenant.
Noble Gunther en eut la mort au fond de l’âme sur le champ.
2353 Dietrich de chaînes le chargea, puis avec lui fit le chemin
de la très noble souveraine, et là le lui remit en main,
lui, le plus franc porteur de branc et la plus fougueuse vaillance.
Elle, après tant et tant de peine, en eut au cœur liesse immense.
2354 Au preux fit radieux salut celle qu’Etzel avait pour femme :
« Sans fin soit avec toi, sans fin !, bonheur de corps et bonheur d’âme !
Tu m’as bien plus que réparé ce qu’envers moi méfit le Sort.
Sans cesse gré je t’en saurai jusques à l’heure de ma mort. »
2355 Adonc de dire dan Dietrich : « Il faut que vous lui laissiez vie,
très de bonne aire souveraine, et qu’heure un jour soit accomplie,
qu’il ait tout plus que réparé ce qu’il vous a causé de peine.
Vos yeux n’ont pas à le punir de se montrer chargé de chaînes. »
2356 Mais Kriemhilde le fit conduire en gêne encore plus atroce ;
on le jeta, chaînes et tout, au fond d’on ne sait quelle fosse.
Gunther le noble souverain en a crié, plein de douleur :
« Où donc, où donc est le Bernois ? Ah ! Qu’il me cause de malheur ! »
2357 À sa rencontre adonc revint sire Dietrich le Valeureux.
La vaillantise dan Gunther était vaillantise de preux,
et sans attendre, en un clin d’œil, courant il sortit de la salle ;
haut retentit entre leurs fers un fier fracas d’armes vassales.
2358 Si dan Dietrich était de vieux le preux que toute bouche vante,
sire Gunther, pour lui, n’était que fureur, que rage vivante,
car il avait bien trop souffert ennemi pour haïr en vain !
Pour grand’ merveille encor se tient que dan Dietrich vif en revint.

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2359 Ils se valaient pour la vaillance et pour la force de l’estoc.
Donjon et tours retentissaient des sonorités de leur choc.
Sur les deux heaumes résistants c’était à coups de branc l’orage,
et roi Gunther bien se montrait vraiment royal pour le courage.
2360 Mais bientôt de par le Bernois lui vint le sort Hagen échoir :
à travers mailles de la cotte un flot de sang se laissait voir,
au fil de la tranchant épée au destre poing Dietrich légère !
Toujours est-il que dan Gunther, si las qu’il fût, sut fort bien faire.
2361 Le souverain fut enchaîné. Dietrich y pourvut de sa main,
encor qu’il ne soit point séant que portent rois pareils liens ;
mais, pensa-t-il, libres laisser le souverain et le vassal
ce leur était laisser tout homme à roide mort ruer aval.
2362 Oyez plutôt ! Dietrich de Berne adonc l’emmène par la main,
et, tout lié le conduisant, de Kriemhilde prend le chemin.
Elle, sent malheurs Gunther fondre les siens à la seconde,
et dit : « Soyez le bienvenu, dan Gunther, roi du nom Burgunde.
2363 Il dit : « Merci je vous dirais, chère, ô si chère et tendre sœur
si vous aviez en vos baisers mis plus de grâce et de douceur,
mais il est, reine, je le sais, tant d’aigreur en votre courage
que pour Hagen et que pour moi d’accueil vous n’eûtes que sauvage. »
2364 Le Preux de Berne dit alors : « Vous que si grand roi prit pour femme,
on ne fit onques prisonniers plus dignes chevaliers dans l’âme,
que ceux-ci que, très noble dame, aujourd’hui même je vous livre,
infortunés que je vous prie en ma faveur de laisser vivre. »
2365 « Mais oui, dit-elle, volontiers ». Or prit Dietrich le Valeureux,
avec les yeux au bord des pleurs, congé d’irréprochable preux.
Oui, mais vengeance, et quelle encor !, celle qu’avait Etzel pour femme,
de ces deux preux par excellence allait bientôt arracher l’âme.
2366 Elle voulut que geôle à part pour gêne ils eussent plus atroce
et jamais l’un ne revit l’autre en son tréfonds de basse-fosse,
que quand Kriemhild vint voir Hagen, tenant à la main sa vengeance :
c’était la tête de son frère ! Et ce serait vengeance immense.
2367 Ce fut d’abord, premier des deux, dan Hagen que la reine vit.
Quelle fureur la transportait ! Elle prit les devants, et dit :
« Si vous voulez restituer ce que vous m’avez larronné,
vivant encore vous pouvez chez vos Burgundes retourner. »
2368 Adonc dit Hagen le Mauvais : « C’était vraiment parler pour rien,
noble et très noble souveraine ! Oui, j’ai vraiment fait serment ancien
de ne montrer point le trésor tant qu’encor tant soit peu de vivre a
aurait un seul de mes seigneurs, tant il s’en faut que je le livre. »
2369 « Bon, cette fois, je touche au but ! » et ce disant, la noble dame,
ordre donna que de son frère aux quatre vents l’on rendît l’âme
et par les crins elle apporta la tête en guise de vengeance
sous les yeux mêmes de Tronège, en qui passa douleur immense.
2370 Quoi ! La tête de mon seigneur ! Quel coup au cœur quand il la vit.
Derechef à dame Kriemhilde adonc pourtant le guerrier dit :
« Tu n’as mené, de bout en bout, toute l’affaire qu’à mes fins ;
et tout s’est bel et bien passé sans une entorse à mes desseins.

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2371 Maintenant que le noble roi, que le Burgunde, je vois mort,
mort aussi l’enfant Giselher et dan Gernot de même encor,
nul ne sait le lieu du Trésor, nul sinon Dieu, nul sinon moi,
et cet endroit, Démon d’Enfer, onc ne sera connu de toi ! »
2372 Elle lui dit : « C’est de vos torts mal réparer la journée.
J’ai néanmoins de dan Siegfried pour toujours retrouvé l’épée,
celle qu’avait mon doux ami lors de notre ultime Au Revoir.
Ah ! Que mon cœur n’a-t-il souffert, à qui par vous mal vint échoir !
2373 Elle la tira du fourreau ; lui, ne put rien, que laisser faire
elle pensait que ce guerrier n’allait avoir que son salaire.
Elle brandit l’arme à deux mains, et la tête roula, tranchée,
que sire Etzel, qui fut présent, en eut profond l’âme affligée.
2374 « Malheur ! adonc cria le Prince. Au fond de son dernier repos
de main de femme ainsi plonger le plus grand de tous nos héros
dont la valeur livra bataille ou fut d’un pavois protégée !
Malgré qu’il fût mon ennemi, l’en ai profond l’âme affligée.
2375 Adonc dit le vieil Hildebrand : « Assurément grand mal lui prend
d’avoir osé le mettre à mort, et qu’importe ce qui m’attend,
bien qu’il m’ait fait voir de trop près la dernière rigueur du sort,
je veux du Brave de Tronège encependant venger la mort. »
2376 Lors sur Kriemhild, plein de fureur, Hildebrand se précipita.
Le coup, frappant la souveraine, en plein de tout son poids porta,
telle elle avait peur d’Hildebrand qu’elle n’en dut que plus souffrir.
Ah ! pour crier, elle criait. Elle n’en dut pas moins mourir.
2377 Ainsi gisait étendu mort tout ce qi devait rendre âme,
on voyait en quartiers épars ce qui jadis fut noble dame
sire Dietrich et dan Etzel ne purent pas tenir leurs pleurs :
sur leurs parents, sur leurs guerriers, tous deux brayaient du fond du cœur.
2378 Toute altesse et magnificence ainsi dormait sommeil de mort.
C’était douleur universelle, universel et sombre sort.
En pleurs ainsi s’achevait donc la grande fête. Dur retour !
C’était le prix qu’avec le temps peut en douleur causer l’Amour.
2379 Point je ne puis vous retracer ce qui devait encor échoir,
fors que dames et chevaliers en ce temps-là se purent voir,
sans parler de maints écuyers, de leurs amis pleurer la mort
ci fault la geste Nibelunc et la détresse de leur sort.

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