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La fabrique du héros au XIXème siècle

SEQUENCE 3 Tous les coups sont permis !


Etude intégrale de Bel-Ami de Maupassant Le héros se doit-il d’être exemplaire ?
Séance 4 – Héros, héroïsme, héroïque Objectif : Portraits de héros

Document 1 : 1793 - excipit, Victor Hugo, 1871


Gauvain arriva au pied de l’échafaud. Il y monta. L’officier qui commandait les grenadiers l’y
suivit. Il défit son épée et la remit à l’officier, il ôta sa cravate et la remit au bourreau.
Il ressemblait à une vision. Jamais il n’avait apparu plus beau. Sa chevelure brune flottait
au vent ; on ne coupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à une
5 femme, et son œil héroïque et souverain faisait songer à un archange. Il était sur
l’échafaud, rêveur. Ce lieu-là aussi est un sommet. Gauvain y était debout, superbe et
tranquille. Le soleil, l’enveloppant, le mettait comme dans une gloire. Il fallait pourtant lier le
patient. Le bourreau vint, une corde à la main. En ce moment-là, quand ils virent leur jeune
capitaine si décidément engagé sous le couteau, les soldats n’y tinrent plus ; le coeur de
10 ces gens de guerre éclata. On entendit cette chose énorme, le sanglot d’une
armée. Une clameur s’éleva : Grâce ! grâce ! […] Le bourreau s’arrêta, ne sachant plus que
faire. Alors une voix brève et basse, et que tous pourtant entendirent, tant elle était sinistre,
cria du haut de la tour : – Force à la loi ! On reconnut l’accent inexorable. Cimourdain avait
parlé. L’armée frissonna. Le bourreau n’hésita plus. Il s’approcha tenant sa corde. –
15 Attendez, dit Gauvain. Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de sa main droite encore libre, un
geste d’adieu, puis se laissa lier. Quand il fut lié, il dit au bourreau : – Pardon. Un moment
encore. Et il cria : – Vive la République ! On le coucha sur la bascule. Cette tête charmante
et fière s’emboîta dans l’infâme collier. Le bourreau lui releva doucement les cheveux, puis
pressa le ressort; le triangle se détacha et glissa lentement d’abord, puis rapidement; on
20 entendit un coup hideux... Au même instant on en entendit un autre. Au coup de hache
répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu’il avait à sa
ceinture, et, au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se
traversait le cœur d’une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, il tomba mort. Et ces
deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière
25 de l’autre. »

Document 2 : La Princesse de Clèves, Mme de Lafayette, 1678


Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire
que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si
accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de
Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait
5 laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le
mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs
années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à
l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa
beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des
10 mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes
pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à
sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader
plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de
sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où
15 plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la
vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne
qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était
difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un
grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer
20 son mari et d'en être aimée. Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en
France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs
mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien
digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour.
Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de
25 mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses
cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits
étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

Document 3 : Perceval ou le Conte du Graal, Chrétien de Troyes, 1182, traduction de


Jean-Dufournet

Lorsqu’Aguingueron le vit, il se fit armer en toute hâte et s’avança vers lui à vive allure sur
son cheval vigoureux et bien nourri.
Il lui dit : «Jeune homme, qui t’envoie ici ? Dis-moi la raison de ta venue : viens-tu chercher
la paix ou la bataille ?
5 -Mais toi-même que fais-tu sur cette terre ? fit Perceval. Tu me le diras d’abord. Pourquoi
as-tu tué les chevaliers et ruiné tout le pays ?»
Alors l’autre lui répondit avec orgueil et outrecuidance : «Je veux qu’aujourd’hui on
m’abandonne le château et qu’on me rende la tour qu’on m’a trop longtemps refusée, et
mon seigneur aura la jeune fille.
10 -Maudites soient aujourd’hui ces paroles, dit le jeune homme, ainsi que celui qui les a
dites ! Il te faudra plutôt renoncer à tout ce que tu lui disputes.
-Mensonges que tout cela, par saint Pierre, fit Aguingueron. Il arrive souvent que tel paie
pour une faute sans y être pour rien.»
Le jeune homme en eut alors assez. Il mit la lance en arrêt, et ils s’élancèrent l’un contre
15 l’autre sans se défier ni s’adresser la parole. Chacun disposait d’une lance au fer tranchant
et à la hampe robuste. Les deux chevaux étaient rapides et les chevaliers puissants. Ils se
haïssaient à mort. Ils se frappèrent si fort que craquaient les bois de leurs boucliers qui se
brisèrent en même temps que les lances, et qu’ils se jetèrent l’un l’autre à terre. Mais ils
eurent tôt fait de se remettre en selle et de se précipiter l’un contre l’autre, sans paroles
20 inutiles, plus férocement que deux sangliers. Ils se frappèrent sur leurs boucliers et sur
leurs hauberts aux fines mailles de toute la force de leurs chevaux. Emportés par la colère
et la rage, de toute la puissance de leurs bras, ils firent voler les morceaux et les éclats de
leurs deux lances. Aguingueron fut le seul à tomber, le corps couvert de blessures au point
qu’il avait mal au bras et au côté. Le jeune homme mit pied à terre, car il ne savait l’attaquer
25 en restant à cheval. Une fois descendu, il tira l’épée et l’assaillit. Je ne puis vous en
raconter davantage, ni ce qui arriva à chacun, ni tous les coups l’un après l’autre: il reste
que la bataille dura longtemps et que les coups furent très violents, jusqu’à ce
qu’Aguingueron tombât, et le jeune homme l’attaqua si vigoureusement qu’il cria grâce. […]
«Sais-tu donc où tu iras ? lui dit Perceval. En ce château-là et tu diras à la belle demoiselle
qui est mon amie que jamais plus de toute ta vie tu ne chercheras à lui nuire, et tu te
mettras sans réserve, totalement, à sa merci.»

Document 4 : Le père Goriot, Balzac, 1835


Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l'homme de quarante ans, à favoris
peints, servait de transition. Il était un de ces gens dont le peuple dit: Voilà un fameux
gaillard! Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des
mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils
5 touffus et d'un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de
dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en
harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque
serrure allait mal, il l'avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant:
« Ça me connaît. ». Il connaissait tout d'ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l'étranger,
10 les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu'un se
plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs fois de l'argent à
madame Vauquer et à quelques pensionnaires; mais ses obligés seraient morts plutôt que
de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte par un
certain regard profond et plein de résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il
15 annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime
pour sortir d'une position équivoque. Comme un juge sévère, son œil semblait aller au fond
de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Ses mœurs
consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir pour dîner, à décamper pour toute la
soirée, et à rentrer vers minuit, à l'aide d'un passe-partout que lui avait confié madame
20 Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux avec la veuve, qu'il
appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise ! La bonne femme
croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour
presser cette pesante circonférence. Un trait de son caractère était de payer
généreusement quinze francs par mois pour le gloria qu'il prenait au dessert. Des gens
25 moins superficiels que ne l'étaient ces jeunes gens emportés par les tourbillons de la vie
parisienne, ou ces vieillards indifférents à ce qui ne les touchait pas directement, ne se
seraient pas arrêtés à l'impression douteuse que leur causait Vautrin. Il savait ou devinait
les affaires de ceux qui l'entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni ses pensées ni
ses occupations. Quoiqu'il eût jeté son apparente bonhomie, sa constante complaisance et
30 sa gaieté comme une barrière entre les autres et lui, souvent il laissait percer
l'épouvantable profondeur de son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal, et par
laquelle il semblait se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la
convaincre d'inconséquence avec elle-même, devait faire supposer qu'il gardait rancune à
l'état social, et qu'il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui.

Document 5 : Stupeur et Tremblement, Amélie Nothomb, 1999


Or, à y réfléchir, si une jeune femme aussi belle n'avait pas trouvé d'époux, c'était parce
qu'elle avait été irréprochable. C'était parce qu'elle avait appliqué avec un zèle absolu la
règle suprême qui servait de prénom au fils de monsieur Saito 1. Depuis sept ans, elle avait
englouti son existence entière dans le travail. Avec fruit, puisqu'elle avait effectué une
5 ascension professionnelle rare pour un être du sexe féminin. Mais avec un pareil emploi du
temps, il eût été absolument impossible qu'elle convolât en justes noces. On ne pouvait
cependant pas lui reprocher d'avoir trop travaillé car, aux yeux d'un Japonais, on ne
travaille jamais trop. Il y avait donc une incohérence dans le règlement prévu pour les
femmes : être irréprochable en travaillant avec acharnement menait à dépasser l'âge de
10 vingt-cinq ans sans être mariée et, par conséquent, à ne pas être irréprochable. Le sommet
du sadisme du système résidait dans son aporie : le respecter menait à ne pas le respecter.
Fubuki avait-elle honte de son célibat prolongé ? Certainement. Elle était trop obsédée par
sa perfection pour s'autoriser le moindre manquement aux consignes suprêmes. Je me
demandais si elle avait parfois des amants de passage : ce qui était hors de doute, c'est
15 qu'elle ne se serait pas vantée de ce crime de lèse-nadeshiko (le nadeshiko, "oeillet",
symbolise l'idéal nostalgique de la jeune Japonaise virginale). Moi qui connaissais son
emploi du temps, je ne voyais même pas comment elle aurait pu se permettre une banale
aventure. J'observais son comportement quand elle avait affaire à un célibataire, beau ou
laid, jeune ou vieux, affable ou détestable, intelligent ou stupide, peu importait, pourvu qu'il
20 ne lui fût pas inférieur dans la hiérarchie de notre compagnie ou de la sienne : ma
supérieure devenait soudain d'une douceur si appuyée qu'elle en prenait un tour presque
agressif. Eperdues de nervosité, ses mains tâtonnaient jusqu'à sa large ceinture qui avait
tendance à ne pas rester en place sur sa taille trop mince et remettaient par-devant la
boucle qui s'était décentrée. Sa voix se faisait caressante jusqu'à ressembler à un
25 gémissement.

Document 6 : Pantagruel – chapitre 8, Rabelais, 1532


C'est pourquoi, mon fils, je t'engage à employer ta jeunesse à bien progresser en savoir et
en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l'un par un enseignement vivant et
oral, l'autre par de louables exemples peuvent te former. J'entends et je veux que tu
apprennes parfaitement les langues : premièrement le grec, comme le veut Quintilien,
5 deuxièmement le latin, puis l'hébreu pour l'Écriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la
même raison, et que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de
Cicéron pour le latin. Qu'il n'y ait pas d'étude scientifique que tu ne gardes présente en ta
mémoire et pour cela tu t'aideras de l'Encyclopédie universelle des auteurs qui s'en sont
occupés. Des arts libéraux : géométrie, arithmétique et musique, je t'en ai donné le goût
10 quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans, continue. De l'astronomie, apprends toutes
les règles, mais laisse-moi l'astrologie et l'art de Lullius comme autant d'abus et de futilités.
Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu me les mettes en
parallèle avec la philosophie. Et quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y
donnes avec soin : qu’il n'y ait mer, rivière, ni source dont tu ignores les poissons ; tous les
15 oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la
terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de
l'Orient et du midi, que rien ne te soit inconnu. Puis relis soigneusement les livres des
médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et les Cabalistes, et, par
de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de l'autre monde qu'est
20 l'homme. Et quelques heures par jour commence à lire l'Écriture sainte : d'abord le
Nouveau Testament et les Épîtres des apôtres, écrits en grec, puis l'Ancien Testament,
écrit en hébreu. En somme, que je voie en toi un abîme de science car, maintenant que tu

1
Ainsi, comme il était on ne peut plus licite d'élire pour prénom un verbe à l'infinitif, monsieur Saito avait appelé
son fils Tsutomenu, c'est-à-dire "travailler". Et l'idée de ce garçonnet affublé d'un tel programme en guise
d'identité me donnait envie de rire. J'imaginais, dans quelques années, l'enfant qui rentrerait de l'école et à qui sa
mère lancerait : "Travailler ! Va travailler !" Et s'il devenait chômeur ? Fubuki était irréprochable. Son seul défaut
était qu'à vingt-neuf ans, elle n'avait pas de mari. Nul doute que ce fût pour elle un sujet de honte.
deviens homme et te fais grand, il te faudra quitter la tranquillité et le repos de l'étude pour
apprendre la chevalerie et les armes afin de défendre ma maison, et de secourir nos amis
25 dans toutes leurs difficultés causées par les assauts des malfaiteurs. Et je veux que,
bientôt, tu mesures tes progrès ; cela, tu ne pourras pas mieux le faire qu'en soutenant des
discussions publiques, sur tous les sujets, envers et contre tous, et qu'en fréquentant les
gens lettrés tant à Paris qu'ailleurs. Mais – parce que, selon le sage Salomon, Sagesse
n'entre pas en âme malveillante et que Science sans Conscience n'est que ruine de l'âme –
30 tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir ;
et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à lui, en sorte que tu n'en sois jamais
séparé par le péché. Méfie-toi des abus du monde ; ne prends pas à cour les futilités, car
cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable pour
tes prochains, et aime-les comme toi-même. Révère tes précepteurs. Fuis la compagnie de
35 ceux à qui tu ne veux pas ressembler, et ne reçois pas en vain les grâces que Dieu t'a
données. Et, quand tu t'apercevras que tu as acquis tout le savoir humain, reviens vers moi,
afin que je te voie et que je te donne ma bénédiction avant de mourir.
Mon fils, que la paix et la grâce de Notre Seigneur soient avec toi. Amen.
D'Utopie, ce dix-sept mars,
Ton père, Gargantua.

Document 7 : Les liaisons dangereuses – Lettre 81, Choderlos de Laclos, 1782


Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m'avez-vous vue
m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes
principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes,
donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes
5 profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à
l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou
distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais
avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.
10 Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent
de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient, j'essayai de
guider les miens à mon gré ; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que
vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même
les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à
15 prendre l'air de la sérénité, même celui de la joie ; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des
douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis
travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'une joie
inattendue.
C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu
20 quelquefois si étonné. J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à
moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma
volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me
laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes
gestes, j'observais mes discours ; je réglai les uns et les autres, suivant les circonstances,
25 ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour
moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir. Ce travail sur moi-
même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies
; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me
fier entièrement ; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
30 Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de
nos Politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers
éléments de la science que je voulais acquérir.
Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l'amour et ses
plaisirs : mais n'ayant jamais été au Couvent, n'ayant point de bonne amie, et surveillée par
35 une mère vigilante, je n'avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature
même, dont assurément je n'ai eu qu'à me louer depuis, ne me donnait encore aucun
indice. On eût dit qu'elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage.
Ma tête seule fermentait ; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir ; le désir de
m'instruire m'en suggéra les moyens.

Document 8 : La famille Martin, David Foenkinos, 2020


J’avais du mal à écrire : je tournais en rond. […] Je me suis vraiment dis : tu descends dans
la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera le sujet de ton livre. […] A
quelques mètres, je vis alors une femme âgée en train de traverser la rue, tirant un chariot
violet. Mon regard fuit happé. Cette femme ne le savait pas encore, mais elle venait d’entrer
5 dans le territoire romanesque. […] Quand on arrête une personne qui marche, il faut aller à
l’essentiel. On dit souvent que les personnes âgées sont méfiantes, mais elle m’a
immédiatement adressé un grand sourire.[…]
Quelques minutes plus tard, j’étais assis tout seul dans son salon. Elle s’affairait dans la
cuisine. De manière totalement inattendue, une vive émotion me traversa. Mes deux
10 grands-mères étaient mortes depuis de nombreuses années ; cela faisait si longtemps que
je ne m’étais pas ainsi retrouvé dans le décor de la vieillesse. Il y avait tellement de points
communs : la toile cirée, l’horloge bruyante, les cadres dorés entourant les visages des
petits-enfants. Le cœur serré, je me souvins de mes visites. On ne se disait rien, mais
j’aimais nos conversations.
15 Mon héroïne est revenue avec un plateau sur lequel étaient disposés une tasse et des
petits gâteaux. Elle n'a pas pensé à se servir quoi que ce soit. Pour la rassurer, j'ai évoqué
ma carrière en quelques mots, mais elle ne semblait pas inquiète. L'idée que j'aurais pu
être un homme dangereux, un imposteur ou un manipulateur ne lui avait pas effleuré
l'esprit. Plus tard, je lui ai demandé ce qui m'a valu cet excès de confiance. « Vous avez
20 une tête d'écrivain » avait-elle répondu, me laissant un peu perplexe.
Pour moi la plupart des écrivains ont l'air libidineux ou dépressifs. Parfois les deux. Je
possédais donc pour cette femme, la tête de mon emploi.
J'étais si impatient de découvrir mon nouveau sujet de roman. Qui est-elle ? Avant toute
chose, il me fallait son nom de famille :
25 « Tricot, annonça-t-elle.
- Tricot, comme un tricot ?
- Oui voilà c'est ça.
- Et votre prénom ?
- Madeleine. »
30 Ainsi j'étais en présence de Madeleine Tricot. Un nom qui me laissa dubitatif pendant
quelques secondes. Jamais je n'aurais pu l'inventer. Il m'est arrivé de passer des semaines
à chercher le nom ou le prénom de personnage, résolument persuadé de l'influence d'une
sonorité sur un destin. Cela m'aidait même à comprendre certains tempéraments. Une
Nathalie je ne pouvais pas se comporter comme une Sabine. Je pesais le pour et le contre
35 de chaque appellation. Et voilà que, sans tergiverser, je me retrouvais avec Madeleine
Tricot. C'est l'avantage de la réalité : on gagne du temps.

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