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Les Misérables (1862) – Victor Hugo

Alors, on vit un spectacle formidable.


Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en
colonnes par division, descendit, d'un même mouvement et comme un seul
homme, avec la précision d'un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline
de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond redoutable où tant d'hommes déjà
étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de
l'autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à
travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du
plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables ;
dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce
piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes; la division
Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin
s'allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d'acier. Cela
traversa la bataille comme un prodige.
Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de la
Moskowa par la grosse cavalerie; Murât y manquait, mais Ney s'y retrouvait. Il
semblait que cette masse était devenue monstre et n'eût qu'une âme. Chaque
escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à
travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de
sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la
fanfare, tumulte discipliné et terrible; là-dessus les cuirasses, comme les écailles
sur l'hydre.
Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision
apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques racontant les
hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à
poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe, horribles, invulnérables,
sublimes; dieux et bêtes.
Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six
escadrons. Derrière la crête du plateau, à l'ombre de la batterie masquée,
l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur
deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l'épaule,
couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne
voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter
cette marée d'hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille
chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le
froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle
farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras
levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les
trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant: Vive

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l'Empereur ! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme
l'entrée d'un tremblement de terre...
[...]
Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais. Ventre à terre, brides lâchées,
sabre aux dents, pistolets au poing, telle fut l'attaque. Il y a des moments dans les
batailles où l'âme durcit l'homme jusqu'à changer le soldat en statue, et où toute
cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent
pas. Alors ce fut effrayant.
Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement
frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier
rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les bayonnettes, le second rang
les fusillait; derrière le second rang les canonniers chargeaient les pièces, le front
du carré s'ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les
cuirassiers répondaient par l'écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient,
enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient,
gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des
trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans les carrés.
Des files d'hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes
s'enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures
qu'on n'a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie
forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en mitraille, ils faisaient
explosion au milieu des assaillants. La figure de ce combat était monstrueuse. Ces
carrés n'étaient plus des bataillons, c'étaient des cratères; ces cuirassiers n'étaient
plus une cavalerie, c'était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par
un nuage ; la lave combattait la foudre.

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La Chartreuse de Parme (1839) – Stendhal

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la
peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit
qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une grande
pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de
cadavres.
─ Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de
l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu'en effet
presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un
frisson d'horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges
vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne
ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les
peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge.
L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de
soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
─ Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice
s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et
précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se
ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le
plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air
d'autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ;
et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il
arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:
─ Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?
─ Pardi, c'est le maréchal !
─ Quel maréchal?
─ Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu'ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure ; il
contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la
Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt
pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond
des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces
sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut.
Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer
à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c'étaient deux
hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les regarda, ils
étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval
tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans
ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

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Ah ! m'y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se répétait-il avec
satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l'escorte allait ventre à terre,
et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la terre de
toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la
fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement
égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des
décharges beaucoup plus voisines ; il n'y comprenait rien du tout.

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Madame Bovary (1857) – Gustave Flaubert

Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en
bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui
dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître
d’études :
— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande,
il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans
les grands, où l’appelle son âge.
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau
était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de
taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme
un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas
large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner
aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges
habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre
très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de
clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif
comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude,
et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de
l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre,
afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les
lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de
poussière ; c’était là le genre.
Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y
soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses
deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les
éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de
loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur
muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et
renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis
s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de
lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné,
couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait au bout d’un long
cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était
neuve ; la visière brillait.

— Levez-vous, dit le professeur.

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Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la
ramassa encore une fois.
— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme
d’esprit.
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien
qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la
mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.
— Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la
classe.
— Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée
et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats
de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari !
Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand’peine, et parfois
qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là,
comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe,
et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter,
épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le
banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de
partir, hésita.
— Que cherchez-vous ? demanda le professeur.
— Ma cas…, fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards
inquiets.
— Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme
le Quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles ! continuait le
professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de
prendre dans sa toque. Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le
verbe ridiculus sum.
Puis, d’une voix plus douce :
— Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !
Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta
pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à
autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser
sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux
baissés.

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L’Assommoir (1876) - Émile Zola

Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin. Puis, toute
frissonnante d'être restée en camisole à l'air vif de la fenêtre, elle s'était assoupie,
jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours,
au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, il l'envoyait se coucher avec
les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu'il cherchait
du travail. Ce soir-là, pendant qu'elle guettait son retour, elle croyait l'avoir vu
entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambantes éclairaient d'une
nappe d'incendie la coulée noire des boulevards extérieurs ; et, derrière lui, elle
avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant,
marchant à cinq ou six pas, les mains ballantes, comme si elle venait de lui
quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des globes de la
porte.
Quand Gervaise s'éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en
sanglots. Lantier n'était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta
assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche
attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes,
elle faisait le tour de la misérable chambre garnie, meublée d'une commode de
noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d'une petite table
graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les
enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la
pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait
ses flancs vides, un vieux chapeau d'homme tout au fond, enfoui sous des
chemises et des chaussettes sales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier
des meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les
dernières nippes dont les marchands d'habits ne voulaient pas. Au milieu de la
cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de
reconnaissances du Mont-deꠓPiété, d'un rose tendre. C'était la belle chambre de
l'hôtel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard.
Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient.
Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture,
respirait d'une haleine lente, tandis qu'Étienne, âgé de quatre ans seulement,
souriait, un bras passé au cou de son frère. Lorsque le regard noyé de leur mère
s'arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un
mouchoir sur sa bouche, pour étouffer les légers cris qui lui échappaient. Et,
pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna s'accouder à
la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs, au loin.

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