Vous êtes sur la page 1sur 27

1

INTRODUCTION
2

Ceci est un mini-mémoire divisé en quatre parties ayant comme vise de


rapporter les manières d’évoquer la femme inspiratrice dans les œuvres de
certains poètes français. Les parties représentent quatre différentes méthodes
d’évocation (prénoms-pseudonymes-métonymies-interpellation)
Concernant la première partie, la difficulté apparait dans un souhait de
restreindre tous les prénoms féminins évoqués en poésie car le travail devrait
s’étendre beaucoup plus largement et étant donné qu’il ne s’agit pas d’un
mémoire, je me suis contentée d’évoquer le précurseur de ce style esthétique
ainsi que de vous faire allusion à des travaux et noms charmants.
Je tiens à préciser que l’inspiratrice qui fait l’objet de cette étude n’est pas
nécessairement l’amante du poète car dans la deuxième partie le pseudonyme
« Eva » représente toute femme existant sur terre ; et la dernière partie incarne
l’amour paternel.
Les sentiments poétiques qui se dévoileront durant le travail incluront toutes
formes d’amour venant du vaste champ d’émotions ressentis auprès de la
femme :
De l’amour charnel, du besoin d’avoir la femme à ses côtés jusqu’à la
tendresse et l’amour qu’on ressent envers sa fille.
Et comme l’a joliment dit le fameux poète Victor Hugo :
« Une femme qu'on aime est toute une famille. »

La composition du travail semble avoir un ordre de dégradation : Les prénoms


se lient à un dévoilement total de l’inspiratrice, les pseudonymes à un semi-
anonymat, les métonymies à un anonymat total et à un mystère et enfin,
l’interpellation représente le désir de s’approcher de l’inspiratrice quand elle
est « trop » loin.

BONNE LECTURE
3

CHAPITRE I
Prénoms : dévoilement total de l’inspiratrice
4

Cette première partie du travail contient éventuellement la manière la plus


évidente de sacraliser une femme aimée et chérée, il s’agit du nom comme le
précise une citation très connue d’Amélie Nothomb : « Le prénom est la clé
de la personne. C’est le cliquetis direct de sa serrure quand on veut ouvrir
sa porte. »
Laure de Sade, épouse du marquis Hugo de Sade, venait d'avoir dix-sept ans
et Pétrarque eut un coup de foudre. Un événement banal qui allait pourtant,
par la grâce du génie d’un poète, entrer dans l’histoire de la littérature
mondiale. Il allait, en effet, la chanter et la célébrer comme jamais aucun
poète ne l’avait fait depuis le temps des troubadours.
Fidèle aux règles de l'Amour Courtois, le poète a peu donné de
renseignements sur Laure. Il précisa seulement que « sa démarche n'avait
rien de mortel », que « sa bien-aimée avait la forme d'un ange » et que « ses
paroles avaient un autre son que la voix humaine »1
Il en conclut : « Moi qui avais au cœur l'étincelle amoureuse, quoi d'étonnant
si je m'enflammais tout à coup ? »
Inspirant la poésie lyrique pour des générations de poètes, Pétrarque est
passé à la postérité avec « La Canzoniere », recueil consacré à son amour
pour Laure qui fit naitre une esthétique du chant amoureux qui transforme la
femme aimée en une femme idéale que l’on nomme toujours aujourd’hui
« Pétrarquisme ».
Suite à Pétrarque, Ronsard, Rimbaud, Apollinaire ou Aragon ont fait passer
par leur poésie quelque jolis prénoms féminins à la postériorité ; « Olive »
est le prénom suivant « Laure » créé par Joachim Du Bellay (1492-1560) et
l’adjectif « créé » ici prend tout son sens puisque l’inspiratrice est totalement
imaginée et idéale, caractérisée d’une perfection de beauté poétique et
métaphysique. L’amour de Du Bellay pour « Olive » est presque mystique.
1 Ceci nous rappelle la fameuse Eloa de Lamartine, sœur des anges :
« On vit alors du sein de l’urne éblouissante
S’élever une forme et grande et éblouissante
Une voix s’étendit qui disait : « Eloa ! »
Et lange apparaissant répondit : « Me voilà. », Extrait de Éloa, chant 1, Alfred de Vigny
2 La fleur et la rose accompagnent Ronsard dans presque tous ses travaux concernant l’amour
5

Toujours en essayant de suivre un ordre chronologique qui ne peut


complétement être exact, le nom « Cassandre » se lie à Pierre de Ronsard
(1524-1585) dans le célèbre poème Ode à Cassandre composé en 1545.
L’inspiratrice ici est l’italienne Cassandre Salviati et le poète s’exprime dans
l’ode sur la jeunesse qui passe comme la vie d’une fleur2.
« Hélène » aussi fut un nom connu à travers Ronsard qui s’adresse dans Les
sonnets pour Hélène à Hélène de Surgères pour la consoler de la mort de
son amant. Il y fait l’éloge de sa beauté et la compare à la grande héroïne de
l’Iliade d’Homère. Il l’encourage, comme Cassandre à profiter de sa
jeunesse et fait référence au célèbre adage du poète latin Horace : « Carpe
diem » (« Cueille le jour »).
« Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté »
Extrait de « l’Ode à Cassandre », Pierre de Ronsard

« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,


Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! »
Extrait des « Sonnets pour Hélène », Pierre de Ronsard

Le nom suivant est celui d’ « Ophélie » ou Ophélia chanté par Arthur


Rimbaud (1854-1861) qui convoque le personnage de la tragédie d’Hamlet
de Shakespeare. Rejetée par Hamlet pris par la folie, elle devient elle-même
folle suite à la mort de son père et est retrouvée noyée sur la rive d’un
ruisseau. Le passage suivant est extrait du poème Ophélie :
6

« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles


La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
_ On entend dans le bois lointain des hallalis.
« Ophélie », Arthur Rimbaud

Suite à Ophélie, le nom de Suzon se manifeste grâce au poète Alfred de


Vigny (1797-1863) dans le poème Adieux à Suzon, Suzon étant la fille du
préfet des Vosges, à qui Alfred de Musset avait rendu visite en 1845. Ce
poème fut publié pour la première fois en 1852 dans la Revue de Paris et fut
ensuite inclut dans le recueil Poésies Nouvelles.
« Adieu, Suzon, ma rose blonde,
Qui m’a aimé pendant huit jours ;
Les plus courts plaisirs de ce monde
Souvent font les meilleurs amours. »
Extrait du poème « Adieux à Suzon », Alfred de Musset

Le nom d’Elsa figure ensuite avec Elsa au miroir, les mains d’Elsa ou encore
les yeux d’Elsa (1942) où Louis Aragon (1897-1939) décrit les beaux yeux
bleus d’Elsa Triolet d’un bleu ciel et de lavande ; brillants comme les étoiles
et chers comme la Golconde qui est une ville en Inde et qui renferme un
fabuleux trésor selon la légende. Le prénom Elsa prend alors différentes
valeurs : Elsa en tant que femme, Elsa symbole de la France car la plupart
des poèmes dédiés à cette femme furent à l’époque de la guerre et Elsa
assimilée à Marie qui a mis au monde le sauveur. Elle pousse Aragon à
sauver la France.
« Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa »
Extrait du poème « Les yeux d’Elsa », Louis Aragon
7

Nous arrivons à la destination finale du premier chapitre avec


Guillaume Apollinaire (1880-1918) et les noms d’Annie, de Marie de Lou.
En se concentrant sur ce dernier :
L’aviatrice Louise de Coligny-Chatillon fut l’amante d’Apollinaire entre
1914 et 1915. Leurs lettres et correspondances furent publiés en partie par
Louise après la mort du poète sous le titre Ombre de mon Amour, puis
Poèmes à Lou.
Voici le poème « Je pense à toi » de ce recueil publié en 1947 :
Je pense à toi
Je pense à toi mon Lou ton cœur est ma caserne
Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne

Le ciel est plein ce soir de sabres d’éperons


Les canonniers s’en vont dans l’ombre lourds et prompts
Mais près de toi je vois sans cesse ton image
Ta bouche est la blessure ardente du courage
Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix
Quand je suis à cheval tu trottes près de moi
Nos 75 sont gracieux comme ton corps
Et tes cheveux sont fauves comme le feu d’un obus
Qui éclate au nord

Je t’aime tes mains et mes souvenirs


Font sonner à toute heure une heureuse fanfare
Des soleils tour à tour se prennent à hennir
Nous sommes les bat-flanc sur qui ruent les étoiles
[Luzerne : plante fourragère-75 : canon utilisé pendant la guerre de 1914-1918
Bat-flanc (nom mas. Invariable) : pièce de bois qui sépare deux chevaux dans une écurie.]
8

L’antonymie des deux extrêmes (la Guerre – l’Amour) centralise le poème,


un soldat conquiert son pays comme un homme conquiert une femme. La
guerre est présente dans ce poème tout comme la femme aimée qui est sous
forme de souvenir.
Les images de la guerre comme « la blessure » et « le courage » sont liées à
l’idée de la femme laquelle nous ne connaissons que le nom magique mais
dont le poème raconte la présence charmante dans le souvenir de celui qui a
dû la quitter pour s’engager dans l’armée (le poète).

Le souvenir de la bien-aimée est devenu comme une obsession envahissant


l’univers mental d’Apollinaire, cela est apparent à travers (Je pense à toi)
tout comme le mot (souvenir) se trouvant dans le vers 2 ainsi que dans le
vers 12. Lou est présente à travers son absence et elle accompagne les gestes
du poète qui ressent de la nostalgie envers la vie civile ainsi qu’envers
l’amour cher.
Ce souvenir se transforme en hallucination à la fin du poème « Quand je suis
à cheval tu trottes près de moi ».

La métaphore « Ton cœur est ma caserne » (v1) est dit comme si la femme
et l’univers militaire ne faisaient qu’un.
Dans le vers (Ta bouche est la blessure ardente du courage) se manifestent
deux images, celle de la bouche féminine et celle d’une blessure de sang,
nous devinons qu’il s’agit de la blessure du cœur.

L’adjectif « ardente » renvoie au feu qui peut aussi bien être le feu qui
traverse le soldat que celui de la passion amoureuse. Quant au « courage »,
il est la composition de deux idées : le courage d’un soldat en plein guerre et
celui de l’homme éloigné de son amour.
9

« Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix », la comparaison


exprime ici le rapprochement fanfare/voix, ce qui montre l’attachement qu’a
le poète envers Lou.
« Nos 75 sont gracieux comme ton corps » s’avise comme une métaphore
choquante où le poète part d'une vision de canon, pour la transformer en ce
corps sublime de Lou

De même le vers « Et tes cheveux sont fauves comme le feu d'un obus » est
construit sur un schéma inversé par une sorte de chiasme : (le canon qui fait
penser au corps, puis les cheveux font penser aux obus)
Ces métaphores très étranges sont accompagnées d’un manque de
ponctuation dans tout le poème qui traduit le vide que ressent Apollinaire
quand Lou est loin de lui.
10

CHAPITRE II
Pseudonymes : Sacralisation de la femme
idéale ou mi- anonymat
11

De la révélation des prénoms et la connaissance totale de l’inspiratrice, nous


enchainons le sujet avec une sorte de mini-anonymat ou d’une sacralisation
de la femme idéale créée par Pétrarque mais cette fois-ci, l’inspiratrice aura
un pseudonyme qui évitera de restreindre l’incarnation féminine en un nom
mais plutôt de la généraliser de sorte que nous pouvons inclure toute femme
ayant les aspects indiqués dans les vers poétiques.
En ce qui concerne les poètes ayant fait recours aux pseudonymes ; le
pseudonyme « Éva » créé par Alfred de Vigny (1797-1863) est choisi en
premier lieu comme étant le mot-clé et pseudonyme de toutes les femmes du
monde. Ainsi, ce poète a consacré plusieurs chefs d’œuvres au genre humain
féminin en les débutant par : « À Éva ... » qui est ici la dédicataire du poème
en forme de lettre.
« La maison du berger » est un poème de Vigny composé de 1840 à 1844 du
recueil (Les destinées). Un poème incluant trois parties où s’exprime
principalement une sensibilité au charme féminin. En convenance avec le
thème du sujet, nous recueillons du poème les vers dédiés à Eva. Dans le
journal de Vigny, Eva désigne Marie Dorval mais ici, ce nom mystérieux
semble désigner la femme idéale dont Vigny rêve pour partager sa solitude.

La maison du berger
-I-
Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traine et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
S’il ne bat qu’en saignant sur sa plaie immortelle,
S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,
Eclairer pour lui seul l’horizon effacé ;

Si ton âme enchaînée, ainsi que l'est mon âme,


Lasse de son boulet et de son pain amer,
Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue
12

La lettre sociale écrite avec le fer ;

Si ton corps frémissant des passions secrètes,


S'indigne des regards, timide et palpitant ;
S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant ;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;


Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.

Avant toute chose, il est possible de considérer le titre comme rhématique ou


n’ayant aucun lien avec le contenu du poème qui parle tantôt de femme,
tantôt de nature ou de poésie. Néanmoins, nous apercevons dans la partie I le
vers « J’y roulerai pour toi la Maison du Berger », idée purement inspirée
de Chateaubriand dans « Je n’ai jamais aperçu au coin d’un bois la hutte
roulante d’un berger sans songer qu’elle me suffirait avec toi »
(Chateaubriand, Martyrs, X).

Commençant avec la partie I / Dès la première strophe, Alfred de Vigny


s’adresse à Éva. L’anaphore « Si » déclenche une hypothèse ; la démisse du
poète serait qu’Éva aie le cœur gros et lourd des malheurs de la vie
« gémissant du poids de notre vie ».

L’Aigle blessé figurant ensuite est un symbole entre autres, tant utilisés par
Vigny et inséparables de sa création poétique. L’aigle, est le seul oiseau
majestueux qui puisse regarder le soleil en face. Pourtant ici, il est blessé et
il est le comparé du cœur de la femme, un cœur fragile et très sensible. Son
aile est asservie par la malheureuse condition humaine et par la vie, mais ce
cœur si faible supporte le poids de la servitude.
13

Une antithèse impliquée ici se dévoile entre la chaleur du cœur et le froid


glacial du monde. Une métaphore accompagne la première comparaison
(cœur = aigle), le cœur bat comme les ailes de l’oiseau.
« La plaie immortelle » est symbole de la résurrection et la femme capable
de ressusciter l’homme par son amour.
L’étoile fidèle de cet oiseau égaré est l’amour qui lui montre son chemin
dans la nuit du temps, le cœur doit garder sa force et son ardeur pour voir
l’étoile qui le guide vers d’autres lendemains.

Toujours avec le terme « Si », une métaphore filée est introduite dans la


deuxième strophe. L’âme d’Éva est prisonnière comme celle du poète. Une
antithèse est remarquée entre le cœur qui est oiseau (synonyme de liberté) et
l’âme enchainée, fatiguée et lasse, versante des larmes.
L’instabilité et le rappel de la mort ont pour incidence les pleurs de la
demoiselle qui pense à la menace qui pèse sur ses amours « Pleurant,
comme Diane au bord de ses fontaines ». Vigny s’est ici inspiré de la diane
pastorale de Shakespeare.

La troisième strophe représente la dernière hypothèse avec le corps d’Eva.


Ici, elle est représentée comme une amante intimidée qui redoute une
curiosité indiscrète. Le corps est personnifié, il cherche une issue loin de
l’hypocrisie humaine. La femme représente la pudeur pour Vigny (cf. Éloa :
sœur des anges), elle est étrangère aux mensonges des hommes et qualifiée
d’une douceur qui l’empêche de s’exposer à un inconnu.

Nous arrivons donc au conseil et à la proposition du poète à la femme : Elle


doit être courageuse, se détacher du monde, s’élever pour ne pas salir ses
beaux pieds. En s’élevant, elle pourra ainsi voir les regroupements humains
tels qu’ils sont réellement, des ilots ou sont déportés les forçats. « Le roc »
figurant pourrait désigner le rocher où était enchainée Prométhée (allusion
mythique par excellence). Ayant la liberté comme seule aspiration, le poète
invite Eve à se réfugier dans la nature où s’abolit tout esclavage.
Vigny oppose à la misérable vie de la civilisation matérielle cette vie calme,
refuge des âmes meurtries et de l’amour. Ainsi, les trois derniers vers de
14

cette strophe contrastent totalement avec le début du poème puisqu’ils ont la


liberté comme thème. « Marche » et « Pars » indiquent qu’il est temps de
refuser et d’agir. Eve a toujours une fleur à la main car elle symbolise la
gentillesse, la douceur et l’amicalité.

La suite de la partie I contient des vers autour de la nature et sa relation avec


Eve ; elle l’attend et élève à ses pieds son nuage des soirs. Les deux derniers
vers de la partie I ont une allusion mythique
« Et, là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l’ombre,
Pour nos cheveux unis un lit silencieux », celle du mythe de « Tristan et
Iseult » où les deux amoureux meurent en dormant côte à côte et même la
mort est incapable de les séparer.

La partie II du poème est consacrée à la poésie et à la critique des poètes


galants. La dernière partie « III » retourne à Eva et donne au poème une forme
cyclique, toujours en s’adressant à elle mais cette fois-ci, son nom est
directement perçu au début de la partie finale.

-III-
Eva, qui donc es-tu ? Sais-tu bien ta nature ?
Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir ?
Sais-tu que, pour punir l'homme, sa créature,
D'avoir porté la main sur l'arbre du savoir,
Dieu permit qu'avant tout, de l'amour de soi-même
En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême,
Tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir ?

Mais si Dieu près de lui t'a voulu mettre, ô femme !


Compagne délicate ! Eva ! Sais-tu pourquoi ?
C'est pour qu'il se regarde au miroir d'une autre âme,
Qu'il entende ce chant qui ne vient que de toi
- L'enthousiasme pur dans une voix suave. -
C'est afin que tu sois son juge et son esclave
Et règnes sur sa vie en vivant sous sa loi.

Ta parole joyeuse a des mots despotiques ;


Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort,
Que les rois d'Orient ont dit dans leurs cantiques
Ton regard redoutable à l'égal de la mort ;
Chacun cherche à fléchir tes jugements rapides...
15

- Mais ton cœur, qui dément tes formes intrépides,


Cède sans coup férir aux rudesses du sort.

Ta Pensée a des bonds comme ceux des gazelles,


Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui.
Le sol meurtrit ses pieds, l'air fatigue ses ailes,
Son œil se ferme au jour dès que le jour a lui ;
Parfois sur les hauts lieux d'un seul élan posée,
Troublée au bruit des vents, ta mobile pensée
Ne peut seule y vérifier sans crainte et sans ennui.

Mais aussi tu n'as rien de nos lâches prudences,


Ton cœur vibre et résonne au cri de l'opprimé,
Comme dans une église aux austères silences
L'orgue entend un soupir et soupire alarmé.
Tes paroles de feu meuvent les multitudes,
Tes pleurs lavent l'injure et les ingratitudes,
Tu pousses par le bras l'homme …Il se lève armé.

C'est à toi qu'il convient d'Ouïr les grandes plaintes


Que l'humanité triste exhale sourdement.
Quand le cœur est gonflé d'indignations saintes,
L'air des cités l'étouffe à chaque battement.
Mais de loin les soupirs des tourmentes civiles,
S'unissant au-dessus du charbon noir des villes,
Ne forment qu'un grand mot qu'on entend clairement.

Viens donc ! le ciel pour moi n'est plus qu'une auréole


Qui t'entoure d'azur, t'éclaire et te défend ;
La montagne est ton temple et le bois sa coupole ;
L'oiseau n'est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et l'oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire ;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d'enfant.

Éva, j'aimerai tout dans les choses créées,


Je les contemplerai dans ton regard rêveur
Qui partout répandra ses flammes colorées,
Son repos gracieux, sa magique saveur :
Sur mon cœur déchiré viens poser ta main pure,
Ne me laisse jamais seul avec la Nature ;
Car je la connais trop pour n'en pas avoir peur.

Cette partie a comme thème « la sacralisation de la femme » qui risque


d’être sous-estimée ou d’oublier sa propre valeur. Le poète lui accorde une
16

place majestueuse. Dans la première strophe, L’anaphore de « sais-tu que ? »


marque la vérité et l’authencité de ce que le poète voudrait qu’Eve sache,
c’est que la femme a véritablement un pouvoir et même si Dieu a voulu
punir Adam lorsqu’il a commis le péché originel et goûté à l’arbre interdit en
le descendant sur terre, il a placé la femme à ses côtés pour qu’il laisse
l’égoïsme à part et pour qu’il apprenne à aimer.

Les points d’exclamation se trouvant dans la deuxième strophe accélèrent le


rythme et la compagne délicate, placée côte à côte avec l’homme est mise en
relief tantôt à travers un contre-rejet « Ô femme ! » et tantôt lorsque le nom
« Eva ! » est encadré de deux points d’exclamation.
Le tutoiement d’Eve a aussi un sens et veut faire parvenir au lecteur l’idée
que non seulement la femme Eve est proche de Vigny, mais aussi de tout
homme ; en d’autres mots, elle est l’âme sœur de l’homme.

L’esthétique des derniers vers de cette strophe vient des antithèses filées
(l’enthousiasme dans une voix suave- son juge et son esclave-règnes sur sa
vie en vivant sous sa loi), une autre preuve que les deux sexes se complètent
et sont incapables de vivre l’un sans l’autre.
Les métonymies sont enchâssées dans la troisième strophe (ta parole-tes
yeux-ton aspect- ton regard) et servent à purement décrire le caractère et
l’intuition féminins, même si la femme est un être délicat, il s’avise qu’elle
ait une force incomparable et des mots qui résonnent fort, elle sait obtenir
par sa délicatesse ce que bon lui semble ; le champ lexical de la force
accompagne la description (despotiques-puissants-fort).

La pensée d’Éva a une strophe entière qui lui est consacrée et semble
parfaitement s’approcher de l’Albatros de Charles Baudelaire (Ses ailes de
géant l'empêchent de marcher- 1971), en utilisant une nouvelle fois le
symbole de l’oiseau ; ainsi, tout comme l’albatros, l’air semble fatiguer les
ailes de la pensée féminine qui est toutefois personnifiée puisqu’elle a des
pieds et non des pattes.
17

D’ici, les vers qui suivent montrent une comparaison entre Eve et Adam, la
pitié a toujours été une vertu sacrée et essentielle pour le poète et personne
ne pourrait la représenter mieux que la femme. L’opposition entre le feu de
ses paroles et l’eau de ses pleurs est particulièrement émouvante comme le
cœur féminin si charmant qui s’adoucit devant tout être subissant une
injustice.

Le poème se termine par une suite d’appels chantés par le poète. Un appel à
la justice et à la pitié en premier lieu mêlé d’une aspiration à un ordre social
plus humain. Eva est un ange sensible à la souffrance humain. Cependant, à
cause de la civilisation bâtie par l’homme, il lui est difficile d’entendre les
pleurs et les cris. Une personnification du cœur humain colorie cette image,
l’air des cités étouffe le cœur et l’empêche de respirer.

Le poète propose à Éva de se retirer auprès de lui dans la nature pour mieux
répondre aux mains qui demandent l’aide et la pitié. Le poète représente
l’homme qui ne peut vivre sans Eve, car sans elle, la nature manque de
beauté et n’est complète qu’à ses côtés.
La nature est plus forte que l’homme mais la femme semble la gouverner par
sa délicatesse. Il s’agit d’un temple où Eve est la reine et tous les éléments
de la nature existent pour elle.
L’enfance ne quittera jamais Eve comme elle l’a fait avec Adam.

Enfin, la vie n’est belle aux yeux de l’homme qu’avec la présence féminine.
Le poète renomme Eva encore une fois. Sans elle, l’univers perd ses
couleurs et sa chaleur. L’homme sera indifférent à tout ce qui l’entoure
comme l’a toujours affirmé Vigny en évoquant sa course vagabonde avec
Eve (son amour avec Marie Dorval : Que m’importe le jour ? Que
m’importe le monde ? Je dirais qu’ils sont beaux quand tes yeux l’auront
dit.) L’homme a sûrement besoin d’Eve pour le soutenir et le sauver de sa
solitude (un ange salvateur) car la nature est son ennemie, elle le trahit et rit
de sa misère. Le reste du poème est un dialogue entre le poète et la nature
impassible qui se nourrit des souffrances humaines et s’oppose à la tendresse
de la femme.
18

CHAPITRE III
Métonymies : l’inspiratrice est cachée et anonyme
19

L’inspiratrice reste parfois mystérieuse et incite une curiosité grandiose de parvenir


à la décacheter, à soulever le voile qui lui cache la face. Peut-être que cet effet est
voulu par le poète pour que chaque amant puisse trouver dans le « elle » ou dans le
« son » le visage et la personne de sa bien-aimée.
Nous donnons un exemple d’un poème ou une absence de prénoms règne à travers
les vers :
Aragon publie en 1956 « Il n’aurait fallu » (in Le roman inachevé),

Il n’aurait fallu
Il n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne

Qui donc a rendu


Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
A l'immensité
Des choses humaines

Moi qui frémissais


Toujours je ne sais
De quelle colère
Deux bras ont suffi
Pour faire à ma vie
Un grand collier d'air

Rien qu'un mouvement


Ce geste en dormant
Léger qui me frôle
Un souffle posé
Moins une rosée
Contre mon épaule

Un front qui s'appuie


20

A moi dans la nuit


Deux grands yeux ouverts
Et tout m'a semblé
Comme un champ de blé
Dans cet univers

Un tendre jardin
Dans l'herbe où soudain
La verveine pousse
Et mon cœur défunt
Renaît au parfum
Qui fait l'ombre douce

Louis Aragon, Le Roman Inachevé (1956)

Il n’y a pas d’Amour heureux, c’est ce qu’énonce Aragon dans son fameux poème.
Cependant, le poème que nous avons ici sort de la notion de pesanteur pour joindre
l’idée que la femme est signe d’une résurrection et d’une nouvelle vie. L’inspiratrice
du poète semble le sauver de la mort et lui redonner le sens et la joie de la vie.
Aragon évoque son amante à travers une suite de métonymies (une main, deux bras,
un mouvement, ce geste, un souffle, un front, deux grands yeux, parfum).
Bien entendu, bien qu’elle soit cachée ou non mentionnée, l’inspiratrice est
totalement active et ces gestes narrent toute l’histoire d’Amour. Ainsi, sa main nue
a pris celle du poète pour colorer sa vie, ses deux bras ont formé un grand collier
d’air pour bercer le poète, son mouvement le frôle durant leur sommeil, son souffle
caresse l’épaule d’Aragon, son front s’appuie à lui ; enfin, le parfum de cette femme
fait renaitre le cœur du poète et le rend florissant comme un jardin en printemps.
Le champ lexical du sommeil « dormant, nuit, léger » peut s’associer au rêve, le rêve
étant un thème qui enveloppe parfaitement tout le poème, comme si la femme est
aperçue et imaginée à travers une illusion et une imagination, il n’y a que son ombre
sans visage et sans présence corporelle.

Avec cette absence d’identification de la personne s’ajoute une absence de


ponctuation remarquable au niveau de la forme qui efface l’effet du questionnement
21

puisque le point d’interrogation n’existe point. Toutefois, le lecteur lit des questions
spontanément et sans effort.
Toujours avec l’idée de l’inspiratrice anonyme et de l’utilisation des métonymies,
l’analyse s’étend au dernier poème de ce mémoire ; un poème d’Alphonse de
Lamartine (1790-1869) intitulé « Un nom » qui s’oppose à l’idée des prénoms qui
figure dans la première partie. Ici, le poète cache le nom de sa bien-aimée dans son
âme. Nous pouvons deviner mais sans certitude qu’il s’agit de Julie Charles, la
femme mariée dont Lamartine s’est éprouvé et qu’il a surnommé Elvire pour garder
leur relation amoureuse secrète.
Un nom
Il est un nom caché dans l’ombre de mon âme Dans ses cheveux bronzés jamais le vent ne joue
Que j’y lis nuit et jour et qu’aucun œil n’y voit Dérobant un regard qu’une boucle interrompt,
Comme un anneau perdu que la main d’une femme Ils serpentent collés au marbre de sa joue,
Dans l’abîme des mers laissa glisser du doigt. Jetant l’ombre pensive aux secrets de son front.

Dans l’arche de mon cœur, qui pour lui seul s’entrouvre Son teint calme, et veiné des taches de l’opale,
Il dort enseveli sous une clef d’airain ; Comme s’il frissonnait avant la passion,
De mystère et de peur mon amour le recouvre Nuance sa fraicheur des moires d’un lis pale,
Comme après une fête on referme un écrin. Où la bouche a laissé sa moite impression.

Si vous le demandez, ma lèvre est sans réponse Sérieuse en naissant jusque dans son sourire,
Mais, tel qu’un talisman formé d’un mot secret Elle aborde la vie avec recueillement ;
Quand seul avec l’écho ma bouche le prononce Son cœur, profond et lourd chaque fois qu’il respire
Ma nuit s’ouvre, et dans l’âme un être m’apparait. Soulève avec son sein un poids de sentiment.

En jour éblouissant l’ombre se transfigure ; Soutenant sur sa main sa tête renversée,


Des rayons, échappés par les fentes des cieux Et fronçant les sourcils qui couvrent son œil noir,
Colorent de pudeur une blanche figure Elle semble lancer l’éclair de sa pensée
Sur qui l’ange ébloui n’ose lever les yeux Jusqu’à des horizons qu’aucun œil ne peut voir.

C’est une vierge enfant, et qui grandit encore Comme au sein de ces nuits sans brumes et sans voiles
Il pleut sur ce matin des beautés et des Jours ; Où dans leur profondeur l’œil surprend les cieux nus,
De pensée en pensée on voit son âme éclore Dans ses beaux yeux d’enfant, firmament plein d’étoiles
Comme son corps charmant de contours en contours. Je vois poindre et nager des astres inconnus.

Un éblouissement de jeunesse et de grâce Des splendeurs de cette âme un reflet me traverse ;


Fascine le regard ou son charme est resté. Il transforme en Éden ce morne et froid séjour.
Quand elle fait un pas, on dirait que l’espace Le flot mort de mon sang s’accélère, et je berce
S’éclaire et s’agrandit pour tant de majesté. Des mondes de bonheur sur ces vagues d’amour.

- Oh ! dites-nous ce nom, qui fait qu’on aime


Qui laisse sur la lèvre une saveur de miel !
- Non, je ne le dis pas sur la terre à moi-même ;
Je l’emporte au tombeau pour m’embellir le ciel.
22

Seul le poète connait le nom de l’inspiratrice, il le garde au fond de son cœur sans
vouloir le révéler. La comparaison « comme un anneau perdu » fait allusion à
l’impossibilité de retirer ce nom du fond de son âme et nous fait également repenser
à Julie Charles et son anneau de mariage mais, le mystère envahit les vers et devient
même une énigme : celle de vouloir découvrir ce nom précieux. « Laissa glisser » :
une femme n’ayant aucune volonté à être mariée.
Le poète est amoureux du nom et le personnifie ; ainsi le nom dort au fond de son
cœur et l’amour du poète (double personnification) vient le recouvrir comme un
enfant. Dans la deuxième strophe figure les deux mots-clés de ce poème : mystère
et peur car le mystère est celui de la femme et de son anonymat et la peur est un
nouvel indice qui nous rapproche de Julie car évidemment, il y avait dans leur
relation cette peur d’être découverts et de devenir victimes des paroles et des gens.
Le poète s’adresse aux lecteurs dans la troisième strophe en réclamant ne jamais
dévoiler le secret à qui que ce soit. Quand Lamartine prononce les lettres en lui-
même, il rêve de sa bien-aimée durant la nuit, d’où le thème du rêve très associé à
celui du mystère et que nous avons vu dans le poème précédent.
L’ombre de l’inspiratrice qui vient à l’esprit du poète pendant la nuit se dissipe en
plein jour lorsqu’il rencontre son amante et que les rayons du soleil caressent son
beau visage ; ce visage annonce la suite des métonymies dans le reste du poème et
il est tellement éblouissant qu’il est difficile de le regarder d’une façon directe.
L’hypallage « il pleut des beautés » est significatif hyperbolique de la beauté de
l’inspiratrice.
Dans la quatrième strophe, une première métonymie apparait « son corps ».
La femme est assimilée à une rose comme la femme idéale de Pierre de
Ronsard « mignonne allons voir la rose ». La file de métonymies qui suivent
accompagne le reste du poème (son charme- ses cheveux-sa joue-son front-
son teint-sa fraicheur-sa bouche- son sourire- son cœur-son sein-sa main- sa
tête- ses sourcils- son œil-sa pensée- ses yeux). Le pas de l’inspiratrice est un
signe de majesté (Comme une diane tu marches- Louis Aragon)
La septième strophe est consacrée à la description des cheveux de la femme
et nous rappelle (Les cheveux d’Elsa de Louis Aragon). Les informations
supplémentaires alimentent la curiosité car les cheveux sont bouclés et
bronzés et nous verrons plus tard que les yeux de la femme sont noirs.
23

Le poète s’est appliqué à décrire le physique de cette femme avec une


gradation particulière des cheveux jusqu’au visage. Ainsi, nous découvrons
que son teint est clair et calme avec quelques taches de rousseur, elle a le teint
pâle comme un lis et les lèvres rouges (allusion à Ophélie d’Arthur Rimbaud).
Lamartine passe ensuite à une description plutôt morale avec une antithèse
particulière (sérieuse jusque dans son sourire), cette femme est également
sensible, sentimentale. Le terme « sein » ajoute une marque érotique chère et
habituelle à Louis Aragon (Je dis ton sein d’ivoire blanc, À une fille).
Cette femme est pensive et intelligente et peut éventuellement être une
inspiratrice pétrarquiste puisqu’il s’agit d’une femme idéale. Néanmoins, elle
garde toujours son air enfantin qui se dessine dans ses yeux noirs comme un
ciel nocturne rempli d’étoiles.
L’avant-dernière strophe est focalisée sur le sentiment de l’amour ; le poète
est amoureux et sa vie s’est transformée grâce à l’amour (morne et froid séjour
= idée Baudelairienne). Ainsi, quand cette femme est proche, le sang du poète
s’accélère dans ses veines et il ressent de la joie et du plaisir auprès de sa bien-
aimée.

Pour conclure, le poème se termine par une forme de théâtralisation poétique,


un discours entre les gens et le poète. Ce discours résume l’idée principale du
poème et ressemble beaucoup au discours utilisé par Guillaume Apollinaire
dans ses poèmes (ex : l’étranger).
Cette forme de discours crée une certaine actualisation du poème en lui
consacrant un air de vérité. Le poète refuse de révéler le nom de l’inspiratrice
(reprise de l’idée du début). La ponctuation de la dernière strophe accélère le
rythme et le vers (Qui laisse sur la lèvre une saveur de miel) montre
l’importance du prénom d’une femme et sa beauté par son caractéristique de
lui appartenir. Il est tellement précieux qu’ici, il est emporté aux cieux après
la mort pour rendre la vie céleste plus belle et plus chaleureuse.
24

CHAPITRE IV
Interpellation : le dialogue quand l’inspiratrice est
loin du poète
25

Une femme n’est non seulement une amante ; elle est aussi une mère, sœur,
fille. En d’autres mots, une personne chère à l’âme de l’homme. Victor
Hugo (1802-1885) a abordé en particulier la tendresse paternelle et la grâce
enfantine au point que ses poèmes dédiés à sa fille Léopoldine ont touché
tant de lecteurs et sont même devenus très connus universellement.
La mort de Léopoldine a bouleversé la vie de Victor Hugo. Léopoldine était
sa fille ainée et s’est noyée le 4 septembre 1843 emportée par le fleuve de la
Seine avec son mari Charles Vacquerie. Hugo avait 41 ans et ne s’est jamais
remis de son deuil atroce. Sa mélancolie est cause de glorification et
d’apothéose du sentiment.
Son recueil intitulé « Les contemplations » se divise en deux volumes :
Autrefois et Aujourd’hui. Dans Autrefois, Hugo dédie à Léopoldine
Quelques poèmes à ma chérie … Certes, elle restera toujours un enfant à ses
yeux, sa fille de 5 ans qui lui réclamait une petite histoire avant de dormir en
s’asseyant dans ses bras. Des premiers pas de cette petite, de ses dents de
lait, de ses rires jusqu’à sa disparition soudaine avec le temps qui se moque
du poète et qui lui casse le cœur, tout est si bien dessiné dans les fameuses
contemplations.
Le célèbre poème Demain dès l’Aube a été choisi pour étudier le thème de
l’interpellation de l’inspiratrice, une interpellation imaginaire afin de se
soulager de cette perte affreuse que seul parent pourrait ressentir.
Demain dès l’Aube…
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
26

Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe


Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

En premier lieu, les trois points de suspension se trouvant dans le titre de ce


poème ont la même valeur que ceux qui se trouvent dans Quelques poèmes à
ma chérie …cités ci-dessus, c’est-à-dire non pas la fonction habituelle de
cette forme de ponctuation qui signifie un discours inachevé mais ici, sa
valeur est figurative du manque des mots et de la réflexion lors d’un
sentiment trop profond à décrire.
L’aube qui est la naissance du soleil fait probablement allusion à la
naissance de Léopoldine qui est partie trop tôt et trop facilement. Hugo
s’adresse dans ce poème à son enfant chérie comme si elle était encore
vivante. Le poème ressemble à une lettre.
Le rejet de « je partirais » est significatif de l’imagination du poète qui
promet à sa fille d’être fidèle à leur rendez-vous dans le petit cimetière ; elle
l’attend, endormie. La communion du poète avec la nature qui va le conduire
à sa fille est remarquée dès la première strophe.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps : Malheureusement, le poète
était à l’exil quand la noyade eu lieu en France (intertextualité de à celle qui
est restée en France). Dans la deuxième strophe Sans rien voir marque la
faiblesse du poète qui autrefois, était le voyant de tout un peuple. Le poète
est insensible au monde, rien ne semble l’intéresser et l’émouvoir après
Léopoldine. Il ne veut entendre que sa voix et ne veut voir que son visage.
Le poète est désormais seul, inconnu et triste. Cette énumération d’adjectifs
accélère le rythme du poète qui s’accompagne d’une éloquence de
sentiments. Le poète est semblable au bossu de Notre dame puisqu’il a le
dos courbé et les mains croisés derrière le dos, il porte sur lui un lourd
fardeau. Il est totalement indifférent à l’univers.

Le poète marche du matin jusqu’au soir sans rien vouloir regarder car les
voiles de Harfleur ne couleront pas comme la pauvre Léopoldine. Le poète
arrive à sa destination où le corps de sa fille repose pour poser un bouquet de
27

houx vert (comme celui du Noël de son enfance) et de bruyère en fleur (fleur
préférée de Léopoldine).

Cette interpellation de l’inspiratrice disparue s’est montrée si émouvante que


le poète Guillaume Apollinaire n’a pu s’empêcher de répondre au nom de
Léopoldine à travers ces jolis vers :

J’ai cueilli ce brin de bruyère


L’automne est mort, Souviens-t-en
Nous ne nous reverrons plus sur terre
Odeur du temps,
Brin de bruyère,
Et souviens toi que je t’attends.

Léopoldine
(Guillaume Apollinaire)

Vous aimerez peut-être aussi