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Dimanche 15 octobre 2006 —15h

Grand Trianon

Galerie des Cotelle

« Tombeau de Monsieur Meliton », extrait du premier livre de


Pièces à une et à deux violes de Marais, Paris, 1686
MARAIS - FORQUERAY - DIMANCHE 15 OCTOBRE 223

MARIN MARAIS (1656-1728)


Suite en ré mineur
(Premier livre de pièces de viole, 1686)

Prélude – Allemande – Courante – Sarabande – Gigue –


Gavotte – Menuet

JEAN-BAPTISTE FORQUERAY (1699-1782)


Pièces à trois violes

Allemande – Courante – Sarabande

MARIN MARAIS
Tombeau de Monsieur Meliton
(Premier livre de pièces de viole, 1686)

MARIN MARAIS
Suite en sol majeur
(Quatrième livre de pièces de viole, 1717)

Caprice – Allemande – Courante – Paysanne gracieuse –


Sarabande – Gigue – Gavotte – Rondeau – Muzette

Christine Plubeau, Mieneke Van der Velden,


Mathilde Veillard-Baron, violes
Marc Wolff, théorbe
Olivier Baumont, clavecin

Concert enregistré par France Musique


MARAIS - FORQUERAY - DIMANCHE 15 OCTOBRE 225

Marais et Forqueray. Pièces à trois violes


Il n’est pas aisé d’écrire de la musique pour trois instruments égaux. Si
l’on passe en revue l’histoire de la musique occidentale, on trouvera très
peu d’exemples de cette pratique. Et une observation plus détaillée montre-
rait que presque tous les cas concernent des œuvres didactiques ou des
adaptations d’œuvres préexistantes. Le trio pour violes est le fruit d’une
combinaison d’heureuses conjonctions qui, malheureusement, ne perdu-
rèrent pas longtemps.
Tout instrument aspire à deux usages complémentaires : celui d’être joué
seul et celui d’ajouter sa sonorité à un ensemble plus large. Ainsi, un vio-
lon, un clavecin, une flûte traversière, un théorbe, même une voix, mènent
cette double vie. Une telle flexibilité est l’une des valeurs les plus appré-
ciées par les interprètes, qui ont ainsi la possibilité de cultiver le « monolo-
gue » et le « dialogue ». L’art musical, tout comme ceux de la danse ou de
la scène, permet l’existence d’un genre mixte, celui d’opposer un ensemble
à un soliste principal accompagné.
Toutefois, il existe des instruments dont la valeur n’est évidente que dans
l’un des deux cas. Le clavicorde (un psaltérion à clavier), fut un instrument
prisé pendant des siècles, mais dont la sonorité évanescente l’empêchait
d’être entendu au-delà de quelques mètres, et encore moins si on le jouait
en compagnie d’autres instruments. À l’inverse, certains instruments
révèlent leurs vraies qualités une fois intégrés à un ensemble plus large.
L’orchestre moderne offre plusieurs exemples, comme le tuba, quelques
percussions, ou la clarinette piccolo. L’Ancien Régime aussi utilisa ce genre
d’infanterie musicale : les basses de violon et contrebasses, les cors et les
trompettes, les tailles de hautbois…
La basse de viole, comme d’autres basses, aurait pu être un autre de ces
instruments plus adaptés à l’ensemble qu’à l’exécution en soliste. En effet,
elle fait partie du consort de violes pour lequel tant de musique fut compo-
sée, ou comme basse courante de toute formation de chambre, avec voix ou
autres dessus instrumentaux. Le fait que, proportionnellement, il ne nous
reste presque pas de concertos pour viole soliste – comparativement à la
production pour son cousin, le violon – pourrait faire penser que la basse de
viole ne cessa jamais d’être un magnifique instrument d’accompagnement.
Pour tempérer cette idée, nous disposons cependant de l’immense corpus
composé pour la viole soliste pendant près de deux siècles. Toute l’Europe
y contribua : Italiens, Espagnols, Anglais, Français, Néerlandais,
Allemands… tous ont laissé des œuvres pour la seule basse soliste dans les
styles les plus différents ; seule ou avec accompagnement. Le violoncelle
devait encore attendre son heure.
L’explication réside dans le fait que la viole n’était pas seulement une
basse. Ses six cordes – bientôt sept – lui permettaient d’évoluer dans un
ambitus de presque quatre octaves, extension dont peu d’instruments pou-
226 MARAIS, VIOLISTE À L’OPÉRA

vaient se prévaloir. Ainsi, les tessitures plus graves de basse pouvaient être
mises en regard de phrases dans le registre, plus aigu, du ténor. Puisque nos
sens ont la faculté de mettre en relief le matériel mélodique et de le hiérar-
chiser – phénomène étudié par la psychologie de la perception – l’auditeur
tend à considérer ces mélodies comme plus aiguës qu’elles ne le sont en
réalité ; il les percevra comme une sorte de dessus à la couleur sombre.
Ce double rôle de chanteur et d’accompagnateur fut à l’origine de la créa-
tion d’un autre grand corpus parallèle, celui à deux basses de viole. Dans les
faits, tous les violistes qui écrivirent de la musique pour viole seule produi-
sirent également des pièces en duo. En principe, les possibilités de composi-
tion offraient deux options : laisser une des deux basses comme soliste aigu
pendant que l’autre l’accompagne, ou – encore plus plaisant – créer un dis-
cours plus complexe où les deux se répartissent tour à tour les lignes mélo-
diques et les parties de basse. En outre, la facilité de la viole pour exécuter
des accords permettait que les deux « chantent » tandis que quelques arpè-
ges laissaient entrapercevoir par traits l’harmonie implicite de la basse. Les
mérites pédagogiques d’œuvres de ce type ne doivent pas être sous-estimés.
Ils permettaient à un élève la répétition permanente des mêmes mélodies que
le maître venait de jouer, apprentissage basé sur l’imitation du modèle. Le
concert à deux violes esgales – comme Sainte-Colombe nomma ses œuvres
– est une des formations les plus consistantes dans le cas de tels duos.
On peut supposer qu’en son temps, Marin Marais fut la viole esgale de
Sainte-Colombe. Sa période d’étude avec le maître dut l’aider à puiser aux
sources de ce genre, et bientôt Marais laissa une trace de ce profit dans ses
propres ouvrages. Le premier livre de pièces pour viole (publié en 1686)
contient précisément des exemples dans les deux genres. La première partie
regroupe les pièces solistes – la basse ne sera publiée que trois ans plus tard
– tandis que la seconde partie propose des pièces à deux violes en concert.
En 1689, avec l’édition de la basse continue de ce recueil, surgit une nou-
velle question : les pièces solistes sont jouées à deux et, dans la même lo-
gique, les pièces à deux violes deviennent trio. Le témoignage de Marais ne
fait que compliquer les choses. D’une part, il insiste sur le fait que la ligne
de basse continue est une partie fondamentale de la composition, et que le
retard de parution n’est imputable qu’à des complications éditoriales. De
l’autre, trente ans plus tard, il aurait reconnu que la basse des suites à deux
violes de ce premier livre ne fut qu’une réélaboration du matériel déjà pré-
sent dans les parties de 1686… Une lecture de la musique donne en fait rai-
son aux deux options. La troisième ligne récupère des fragments déjà com-
posés, mais qu’on devinait plus qu’on ne les entendait. La basse continue
confère solidité à la structure par sa forme, précisément, « continue ».
En 1717, Marais réserva à nouveau la dernière partie d’une publication à
des œuvres à trois parties : son quatrième livre se clôt avec deux suites à
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trois violes. C’est à cette occasion d’ailleurs que l’auteur spécifia que les
œuvres du premier livre n’étaient pas à proprement parler des trios, et que
ces nouvelles productions pour trois basses de viole étaient ainsi une nou-
veauté absolue sur la scène musicale. On pourrait débattre sur ces nuances
de langage ou trouver quelques exemples antérieurs, mais il faut croire ce
témoignage de Marais. Non seulement par le souci que ce dernier avait
d’être toujours véritablement novateur, mais surtout parce que lui-même ne
se serait pas permis cette affirmation si les salons débordaient de trios de
violes. D’ailleurs, le Mercure Galant s’en faisait pareillement l’écho au
mois de mars 1680, en attirant l’attention sur la nouveauté :
« Il estoit fort extraordinaire et le premier qu’on eust jamais fait de cette
sorte. Trois Basses de Viole le composoient. Mrs du Buisson, Ronsin, et
Pierrot, sont les Autheurs d’une chose si singulière. »
Pourquoi était-il si rare d’entendre cette formation ? La réponse ne réside
pas tellement dans d’hypothétiques problèmes d’équilibre entre les trois
violes – en fait, quasiment inexistants – mais plutôt parce que, le moment
venu, les compositeurs considéraient souvent plus raisonnable d’utiliser,
pour la première voix, un instrument plus aigu. On évitait ainsi de reléguer
la première viole sur ses seules cordes aiguës, et on destinait alors la mu-
sique à un dessus de viole ou de violon. Les exemples sont nombreux et,
pendant quelques décennies du XVIIe siècle, furent presque aussi communs
que la sonate en trio à deux dessus : en France, on pensera à Louis Couperin
et ses Fantaisies pour les violes du Manuscrit Bauyn ou à Sainte-Colombe
formant un trio avec ses filles… ; dans la sphère germanique, aux sonates
de Buchner, Schmelzer, Buxtehude ou Erlebach. Quelques années plus tard,
les compositeurs français pensaient toujours qu’un trio avec la deuxième
voix confiée à la basse de viole était un superbe équilibre : Marais l’utilise
dans La Gamme, François Couperin ajoute une « contrapartie pour la
viole » dans ses Concerts Royaux et Rameau lui réserve encore une belle
partie dans ses Pièces en Concert. Ajoutons-y les œuvres de Jacquet de La
Guerre, de Rebel ou de Leclair, pour ne citer que la musique instrumentale.
De toute manière, Paris et l’Europe entière avaient déjà eu la possibilité
d’entendre – clandestinement – des œuvres de Marais à trois basses. Ses
Triots pour la flute, violon et dessus de viole avaient été publiés en 1692 (de
fait, les premiers trios français édités) et offraient la tentation permanente
d’exécution avec trois basses de viole, en retouchant simplement quelques
octaves.
Aux côtés des pièces de Marais, il reste peu d’exemples écrits d’œuvres
pour trois basses de viole. Vers 1767, Jean-Baptiste Forqueray en décrivait
quelques-unes à Frédéric-Guillaume de Prusse comme :
228 MARAIS, VIOLISTE À L’OPÉRA

« Une suite de petites pièces à trois violes, qui ont été faites pour le Père de
Monsieur le Duc d’Orléans d’à présent auquel j’avais l’honneur d’enseigner
[…]. La basse peut être jouée par un violoncelle ou un clavecin, mais elles
feront mieux avec une troisième viole pour Basse. »
Il y eut plusieurs débats sur la paternité des pièces des Forqueray, père et
fils. Le livre que Jean-Baptiste fit imprimer en 1747 sous le nom de son père
Antoine a toujours suscité des perplexités, tant pour le langage harmonique
utilisé que pour certains des personnages cités dans les titres. Le même pro-
blème se présente pour une source découverte dans les Archives départe-
mentales du Nord, une suite de « Forcroy » pour trois basses. Quel qu’en
soit l’auteur, la musique est magnifique et reste un exemple français parmi
les plus réussis pour cette formation. Ici, les deux violes supérieures s’en-
trecroisent et alternent dans des démonstrations du jeu d’harmonie et du jeu
de mélodie. Au contraire, Marais avait volontairement abandonné l’écriture
idiomatique pour viole dans les trios de son quatrième livre, privilégiant les
lignes mélodiques, peut-être pour permettre son exécution avec différents
instruments. Paradoxalement, seules les simples musettes qui clôturent la
suite en sol majeur, cherchent l’imitation exacte de la populaire vielle
d’alors en combinant la sonorité des trois basses.
Il paraît qu’on ne faisait appel à la réunion de trois basses de viole qu’en
des circonstances exceptionnelles. Et nous voulons imaginer qu’un de ces
moments fut la silencieuse rencontre entre Sainte-Colombe, Rousseau et
Marais pour se remémorer, à travers un tombeau, leur collègue Meliton,
« qui avoit encore appris de Monsieur de Sainte-Colombe et qui conoissoit
parfaitement le caractère de la Viole ». Trois violistes qui rendaient hom-
mage à un quatrième.

JOSEBA BERROCAL

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