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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé : Lettres


d'humanité

Sur quelques traductions d'une ode de Sappho au XVIe siècle


Robert Aulotte

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Aulotte Robert. Sur quelques traductions d'une ode de Sappho au XVIe siècle. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé :
Lettres d'humanité, n°17, décembre 1958. pp. 107-122;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1958.4178

https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1958_num_17_4_4178

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Sur quelques traductions d'une ode de Sappho
au XVIe siècle *

A la mémoire de René Sturel.

En mars 1554, parut à Paris un petit livre dont le


retentissement devait être considérable : les Odes d Anacréon Teien
« ab Henrico Stephano luce et latinitate nunc primum donatae »....
Dans ce recueil qui provenait de l'anthologie réunie au XIe siècle
par Constantin Cephalas et où figuraient surtout des pastiches
d' Anacréon composés du 11e siècle avant J.-C. au IVe siècle de
notre ère, la jeune Pléiade, plus riche d'ardente curiosité que de
sagace discernement, crut, de bonne foi, tenir enfin l'œuvre
authentique du sage de Téos. Elle lui fit un accueil enthousiaste
et Henri Estienne devint, bientôt, comme l'écrit M. Marcel
Raymond 1, le favori des poètes, pour avoir révélé à ses
compatriotes l'Anacréon « retrouvé ».
Ronsard, brûlant les dieux qu'il avait adorés, délaissant les
Odes pindariques et ces Phénomènes d'Aratos dont l'étude lui avait
« tant ennuyé l'esprit »2 céda le premier à la séduction du genre
nouveau et traduisit en français ces pièces légères dont le parfum
charmant ne lui était pas inconnu, puisqu'il l'avait déjà respiré à
plusieurs reprises dans quelques fragments de Y Anthologie grecque 3.
Avant même la fin de l'année, après avoir bu :
à Henri Estienne
Qui des Enfers nous a rendu
Du viel Anacréon perdu
La douce lyre Téienne 4.
il avait, en moins de six mois, imité ou paraphrasé vingt-
cinq poèmes et son engouement ne devait pas cesser de si tôt
puisque nous l'entendons encore proclamer en 1556 :
Anacréon me plaît, le doux Anacréon B.
Un exemple venu d'aussi haut ne pouvait être que contagieux.
A la suite de Ronsard se mirent de la partie : Belleau, Dorât,
Baïf, Tahureau, Passerat, Olivier de Magny, .... Il n'est guère,
à vrai dire, de poète contemporain chez qui n'affleure alors,
* Communication présentée au Congrès de Lyon.
1. Marcel Raymond, L'influence de Ronsard sur la poésie française (1927), p. 168.
2. Ronsard, Bocage : Odelette à luy-mesnie.
3. Les éditions de l'Anthologie planudéenne avaient été nombreuses depuis
le début du siècle : Venise (1503-1521-1550) ; Florence (1519), Paris (1531-1546),
Bâle (1549). Sur Ronsard et l'Anthologie voir James Hutton, The Greek Antho-
logy in France... (Ithaca, Cornell University Press, 1946).
4. Ronsard, Mélanges: Odelette à Corydon.
5. Ronsard : Second Uvre des Hymnes, Épître à Chretophle de Choiseul.
IO(S QUKLQUI-S TKA1>T:(TIONS IMTNE ODF T>K SA1MHTO

peu ou prou, la veine anacréontique ou pseudo-anacréontique.


On ne se contenta bientôt plus d'imiter ces pièces. On les
traduisit. Henri Estienne nous apprend dans sa préface qu'il en
avait fait lui-même une version en langue vulgaire,
malheureusement perdue aujourd'hui. En 1556, Rémi Belleau les mit
toutes en vers français dont — il faut bien l'avouer — la
sécheresse un peu trop scolaire ne rendait que de façon très imparfaite
l'exquise élégance de l'original.
L'influence de cette traduction, jointe à celle des adaptations
de Ronsard fut telle que l'on a pu dire fort justement que
l'imitation d'Anacréon, fut, avec celle de Pétrarque, l'un des faits les
plus marquants de notre poésie au XVIe siècle.

Si la fortune de Y Anacréon est aujourd'hui bien connue 6 on


a peut-être moins insisté, à cause, sans doute, du succès même de
l'Anacréon, sur le fait que le coquet volume d'Henri Estienne
comportait, en plus des œuvres anacréontiques, quatre pièces
d'Alcée et deux poésies de Sappho : Y Ode à Aphrodite et le
fragment : Séléné s'est couchée.
En janvier 1556, parut une deuxième édition de Y Anacréon
d'Henri Estienne chez Guillaume Morel et Robert Estienne 7.
Elle se bornait pour le pseudo- Anacréon et pour Alcée à
reprendre le texte grec de l'édition de 1554 mais, pour Sappho,
ajoutait un troisième poème, la fameuse Ode à V Aimée : cpodvsTocl \xoi
y.zïvoc, x, celle que nous a miraculeusement conservée l'auteur
anonyme du Traité du Sublime et que Boileau, avant l'Abbé
Delille, devait traduire en alexandrins demeurés fameux 9.
■— 6.Sainte-Beuve,
Cf. entre autresTableau...
: E. Eggek,
de laL'Hellénisme
poésie française
en France,
au XVIe
1867,siècle
t. I, (1869)
p. 358-364
; —
A. Delboulle, Anacréon et les poèmes anacréontiques : texte grec avec les
traductions et imitations des poèmes du xvie siècle (Lemale, Le Havre, 1881).
7. 'AvaxpéovToç xat SlKXcùv tivwv Xupixôiv ttoiyitwv y.è'kr,. in easdem Hen-
rici Stephani Observationes ; easdem Latinaae MDLVI (B. N., Yb 1477-1478).
8. Cette ode que, dans l'Antiquité, avaient louée ou utilisée Théocrite,
Apollonius de Rhodes, Lucrèce, Catulle, Horace, Plutarque et Lucien
ne figurait ni dans V Anthologie grecque ni dansle Forilège de Stobée. Henri Estienne
a pu en trouver le texte fort corrompu d'ailleurs — dans l'édition Robortellus
du De grandi sive sublimi orationis génère, parue chez Oporinus à Bâle en 1554,
ce qui expliquerait que l'ode n'ait paru que dans sa seconde édition de l' Anacréon.
9. Boileau, Traité du Sublime, ch.VII (Paris, 1674) :
Heureux qui près de toi pour toi seule soupire,
Qui jouit du plaisir de t'entendre parler,
Qui te voit quelquefois doucement lui sourire,
Les Dieux, dans son bonheur, peuvent-ils l'égaler ?
Je sens de veine en veine une subtile flamme
Courir par tout mon corps, sitôt que je te vois ;
Et dans les doux transports où s'égare mon âme
Je ne saurais trouver de langue ni de voix.
Un nuage confus se répand sur ma vue.
Je n'entends plus ; je tombe en de douces langueurs
Et pâle, sans haleine interdite, éperdue,
Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs.
QUELQUES TRADUCTIONS DUNE ODE DE SAPPHO 1 00.

[loi xsïvoç l'aoç


'
àv7)p êcmç èvavaov toi,
, xal 7rXàatov àSù çcovouaaç ûtoxxooe!,
Kal ysAcocraç l[i.éposv • to jxol t<xv
KapSuxv èv CTTYjôeai, ércToàcrev
ô)ç tSov as, (âpoyxov èfzol yàp aùSâç oùSèv s8'
xaix;j.èv yXôcra' eays • àv Se Xstctov

S' oùSèv Ôp7)^.t. • po[x6suciv S' axoat fjiot.


KaSS'
ISpcbç ^uxpoç x^£Tati ' ^po^QÇ §£
alp£t * ^Xcoporép-yj Se tcoiocç
* Teôvavat, S' ôXiyou Séoicja cpouvofxat, octcvouç.

La seconde édition d'Henri Estienne présentait d'autres


particularités par rapport à la précédente : en plus de la version
de 31 pièces d'Anacréon qu'Henri Estienne avait déjà mises en
latin, elle donnait une traduction, latine par Hélias Andréas de
toutes les œuvres anacréontiques et des deux pièces de Sappho
parues en 1554. Pour Y Ode à V Aimée, elle utilisait l'adaptation
assez libre que Catulle avait faite des trois premières strophes de
Sappho dans son poème LI 11 suivie de quatre vers traduits par
Helias Andréas :

Ejusdem (Sapphus), interprète Catullo


Postremis Quatuor Versibus Heliœ exceptis
Ille, mi par esse deo videtur,
Ille, si fas est, superare divos
Qui sedens adversus identitem te
Spectat et audit
Dulce ridentem, misero quod omnes
Eripit sensus mihi ; nam simul te
Cypria 1X aspexi, nihil est super me
Quod loquar amens
Lingua sed torpet, tenues sub artus
Flamma demanat, sonitu suopte
Tinniunt aures, gemina et teguntur
Lumina nocte.

Cf. (Weinberg Bernard : Translations and Commentaires of Longinus, on


the Sublime to 1600 : A biliography. Modem Philology, 1950, février (XLVII)
p. 145 sqq.
10. Cette interprétation de Catulle était fort connue à l'époque Muret en
avait donné un commentaire en 1554. Montaigne la citera encore, plus tard, dans
ses Essais, I, 2, et Mademoiselle de Gournay fera de même dans son Proutne-
noir de Monsieur de Montaigne (1584).
11. Lesbia, chez Catulle.
HO QUELQUES TRADUCTIONS DUNE ODK DE SAPPUO

Defluit sudor, tremo tota prorsus


Sicca jam non me mage pallet herba
Proxima ut morti, videor perinde
Exanimata.

C'est sur le texte de cette édition gréco-latine que Rémi


Belleau écrira sa version française de l'Ode à V Aimée, publiée, le
d'
15 Anacrênn
août 1556,
1-. chez André Wechel à Paris, à la suite des Odes

Nul ne semble égaler mieux


les Hautz Dieux
Que celluy qui face à face
T'oit parler et voit la grâce
De ton souris gratieux,
Ce qui va jusqu'au dedans
De mes sens
Piller l'esprit qui s'égare,
Car voiant ta beauté rare
La vois faillir je me sens.
Ma langue morne devient
Et me vient
Un petit feu qui furette
Dessous ma peau tendrelette
Tant ta beauté me détient
Rien plus de l'œil je ne voi
Près de toi.
Toujotirs l'oreille me corne.
Une sueur froide et morne
Soudain coule dedans moi.
Je suis en chasse à l'horreur,
A la peur.
Je suis plus palle et blesmie
Que n'est la teste flestrie
De l'herbe par la chaleur.
Ja peu s'en faut que la mort
Sur le bort
De sa barque ne m'envoie
Et soudain que l'on me voie
Souffler l'esprit demi-mort.

Il serait vain de vouloir accorder une grande valeur littéraire


à cette traduction qui s'inspire à la fois du texte grec et de la
version de Catulle. Belleau accumule les chevilles et les répé-

12. Belleau néglige ainsi l'Ode à Aphrodite que du Bellay imitera et que
traduiront notamment J. A. de Baif et Jean de la Gessée (Mélanges, 1573).
Il ne s'occupe pas davantage du fragment Séléné s'est couchée, que Ronsard
introduira dans le second livre des Mélanges (1559).
QUELQUES TRADUCTIONS D'UNE ODE DE SAPPHO III

titions, multiplie les inexactitudes et affadit à l'extrême la


saisissante peinture des effets de l'amour qu'avait laissée le brûlant
génie de Sappho, en délayant les douze vers du grec en six
strophes de 5 vers (7 + 3+7+7+7)» sans réussir pour
autant à rendre le texte dans toutes ses nuances.
Son seul mérite est, sans doute, de constituer la première
traduction française de cette ode au xvie siècle. Avant 1556, en
effet, Y Ode à V Aimée ne pénètre dans notre poésie que sous
forme de vagues réminiscences ou de larges adaptations qui,
toutes, procèdent de la version de Catulle.

Dans un article J:rès dense sur Du Bellay and Hellenic Poetry


(P. M. L. A., tome LX, 1945), M. Isidore SUver a proposé entre
l'ode cpcavsTod fjt,ot et l'œuvre du poète angevin trois
rapprochements ingénieux.
Le premier concerne une strophe du XXVe sonnet de l'Olive.
Je ne crois point, veu le deuil que je meine
Dans l'aspre ardeur d'une flamme subtile
Que mon œil feust en larmes si fertile
Si n'eusse au chef d'eau vive une fonteine ?
M. Silver fait justement remarquer que l'expression « flamme
subtile » correspond de façon très exacte au Xéutov uûp de
Sappho 13. Faut-il en conclure que Du Bellay ait pillé la Dixième
muse dans ce passage où, d'ailleurs, la pensée vient de VOrlando
furioso (XXIII, 125-126) ? M. Siiver est trop prudent pour
l'affirmer et j'avoue, pour ma part, trouver plus convaincants les
deux autres exemples qu'il donne, l'un pris à un Sonnet dédié à la
reine de Navarre 14.

Quand cette Royne (ô Caries) que j'admire


Au parangon des plus divins esprits,
Auroit deigné œillader mes escrits
Egal aux Roys, je m'oserois bien dire.
Mais, advenant qu'elle deignast les lire
Sans autrement leur donner los et pris,
Si ne croirais-je avoir trop entrepris
Quand demi dieu je me voudrais inscrire.
Et si de bouche, encore que sobrement,
Elle deignoit les louer seulement
Pareil aux dieux je m'oserois bien croire.
Si donc elle a deigné tant s'abbaisser
Que mon honneur par ses escrits hausser
Quel autre honneur peut égaler ma gloire ?

13. BoiLEAU recourra lui aussi à la même traduction.


14. Publié en 1561, mais écrit vraisemblablement vers 1550.
112 Ql'Iîl.QUKS TRADUCTIONS DliM', OJ)Ii DE SAI'PIIO

l'autre emprunté aux Jeux rustiques de 1558 (XXVIe pièce, vers


17 à 20).
Il me semble estre assis à table
Avec les dieux, tant suis heureux
Et boire à longs traicts savoureux
Leur doulx breuvage délectable.
Il s'agit, on le voit, de simples reprises de formules ou de motifs
dues au souvenir des vers de Catulle. Les deux premiers exemples
allégués par M. Silver sont en effet antérieurs à la publication du
texte grec de l'ode ; si le 3e est postérieur à cette publication —
et même à la traduction de Belleau — il appelle cependant une
double remarque : le poème dont il est tiré est un Baiser (dont le
genre nous vient précisément de Catulle et de Jean Second) ;
d'autre part, ce même Catulle est mentionné dans la pièce
précédente — elle aussi un Baiser. L'inspiration de Du Bellay vient
donc bien, ici encore, de l'élégiaque latin et non de la poétesse
lesbienne.
C'est aussi, sans doute, à travers Catulle qu'en 1554 J. A. DE
Baif paraphrase Y Ode à Y Aimée au IVe livre des Amours de
Francine dans un poème intitulé C'est trop chanter du tourment
que y 'endure :
O bienheureux, bouche, qui peut te voir
O demy-dieu, qui ta voix peut entendre
O le doux ris que tu sçais bien étendre
Modestement les joues fosroyant,
comme c'était d'après Catulle qu'il avait déjà translaté cette
ode dans une pièce qui appartient au recueil des Diverses amours
de 1573 mais dont Auge Chiquet 15 pense qu'on doit ramener la
composition aux environs de 1554-1555 16-
Qui t'oyt et voit vis à vis
Celuy (comme il m'est avis)
A gagné d'un dieu la place
Ou, si j'ose dire mieux,
De marcher devant les Dieux
II peut bien prendre l'audace.
Car sitost que je te voy,
Ma maistresse, devant moy
Parler, œillader ou rire,
Le tout si très doucement,
Pasmé d'esbahissement
Je ne sçay que je doy dire.
15. Auge- Chiquet, La vie, les idées et l'œuvre de J. A. de Bat/ (Paris, 1909).
16. Le fait que ce poème soit écrit en strophes de 6 vers de 7 syllabes
avec la disposition a a b c c b, structure que l'on rencontre dans les Amours de
Méline mais qui n'apparaît plus dans les Amours de Francine, me porterait même
à croire — bien que je sache toutes les critiques que l'on peut adresser à un tel
genre de démonstration -— que sa date est plus proche de 1552 que de 1554.
QUELQUES TRADUCTIONS DUNE ODE DE SAPPHO I13

Mon esperit s'cstourdist


Et ma langue s'engourdist
De feu tous mes sens bouillonnent.
Je sens mes yeux s'éblouir.
Ne pouvant plus rien ouïr
Mes deux oreilles bourdonnent.
Le trop d'aise t'est ennuy,
Tu te fais trop fort de luy,
En luy tu te glorifies.
L'aise a renversé les Roys
Leurs trosnes et leurs arroys
En l'aise trop tu te fies.
L'imitation de Catulle est ici manifeste. Comme l'avait fait
Catulle, Baïf adapte le poème grec aux circonstances
particulières de sa vie sentimentale. Alors que Sappho — c'est là
l'opinion des meilleurs commentateurs — exprimait avec force la
jalousie que lui inspirait l'homme aimé par l'une de ses
compagnes, Baïf, comme Catulle, se borne à peindre son trouble devant
sa maîtresse.
Similitude dans l'intention ; similitude aussi dans l'expression.
N'est-ce-pas en effet, du groupe « superare divos » auquel rien
ne correspond dans le texte grec que vient cette idée de
l'amoureux qui peut « marcher devant les dieux » ?
Enfin, s'il fallait une preuve supplémentaire, nous la
trouverions — et décisive — à la fin du poème où Baïf ne traduit pas
la 4e strophe de Sappho mais lui substitue la version de celle
qu'il lisait à cette place chez Catulle :
Otium, Catulle, tibi molestum est
Otio exultas nimium gestis
Otium et reges prius et beatas
Perditit urbes.
Baïf a-t-il montré cette traduction manuscrite à Ronsard après
leur réconciliation à la fin de 1555 et mérité ainsi, dès cette
époque, l'accusation de plagiat que Florent Chrétien portera
contre lui en 1564 17. Je le croirais volontier à lire dans la Nouvelle
continuations des Amours ces deux passages d'une Chanson qui
rappelle d'assez près les vers de Baïf 18.
Quand tu tournes tes yeux ardens
Sur moy, d'une œillade sutille
Je sens tout mon cœur au dedans
Qui se consomme et se distile
17. Apologie ou défense d'un homme chrestien pour imposer silence aux sottes
répréhensions de M. Pierre de Ronsard, 1564.
18. M. Raymond, op. cit., p. 159 écrit : « II est certain que Ronsard, vers 1560,
eut entre les mains des manuscrits de Baïf qui ne furent portés à l'imprimeur que
longtemps plus tard. » Si notre hypothèse est juste, il faut donc avancer cette date
à l'année 1556.
114 QUELQUES TRADUCTIONS D'UNE ODE DE SAPPHO

Et ma pauvre âme n'a partie


Qui ne soit en feu convertie....
Ainsi mon chef à mes genoux
Me tombe et mes genoux à terre,
Sur moy ne bat vène ni poux
Tant la douleur le cueur me serre :
Je ne puis parler et mon âme
Engourdie en mon corps se pasme...
ou mieux encore, cette autre Chanson du même recueil :
Je suis un demi-dieu, quand assis vis à vis,
De toy, mon cher soucy, j'écoute les devis
Devis entrerompus d'un gracieux soubrire,
Soubris qui me détient le cœur emprisonné
Car en voyant tes yeux, je me pasme estonné
Et de mes pauvres flânez un seul mot je ne tire.
Ma langue s'engourdist, un petit feu me court
Honteux de sous la peau, je suis muet et sourd,
Et une obscure nuit de sur mes yeux demeure,
Mon sang devient glacé, l'esprit fuit de mon corps,
Je tremble tout de crainte et peu s'en faut alors
Qu'à tes pieds estendu languissant je ne meure.
Les rencontres d'expression avec les traductions antérieures
sont pour le moins troublantes.
« Œillade », «Vis-à-vis », « Pâmé », « Ma langue s'engourdist »
se retrouvent à la fois chez Ronsard et chez Baïf. Comment
d'autre part, ne pas reconnaître, dans le « petit feu qui furette/
Honteux de sous la peau » une réminiscence du « petit feu qui
furette / Dessous ma peau tendrelette » de Rémi Belleau à qui
Ronsard dérobe aussi, sans doute, son « gracieux sourire » ?
Quoi qu'il en soit de ces emprunts, le souvenir — direct ou
indirect — de Y Ode à V Aimée devait, plus d'une fois encore,
hanter la mémoire de Ronsard.]
Sans vouloir insister sur le début d'un autre sonnet de la
Nouvelle continuation des Amours :
Quand je vous voy, ma gentille maistresse
Je deviens fol, sourd, muet et sans âme
Dedans mon sein mon pauvre cœur se pasme
Entresurpris de joye et de tristesse
dont Belleau nous assure qu'il est pris d'une épigramme de Jean
Las caris 19.
epeû tocàocç, àvTiàoo aoi 7E0vaa, xccl y£yév7j[i.at.
àcppcov, xeoepoç, àvouç, àrcvooç, sÇaiciviqç
nous rencontrons l'ode cpaivcTou [xoi dans le sonnet : Je meurs,
Paschal, du Recueil des nouvelles poésies (1564) :
19. Lascaris lui-même n'a-t-il pas pu s'inspirer d'un manuscrit de Sappho ?
QUELQUES TRADUCTIONS D'UNE ODE DE SAPPHO 115

Je n'ay ny sang, ny veine, ni mouëlle


Qui ne se change : et me semble qu'aux cieux
Je suis ravy, assis entre les Dieux
Quand le bon heur me conduist auprès d'elle 20.
Elle réapparaît aussi — plus largement utilisée et toujours
interprétée de façon fort libre 21 dans cette pièce du Ier livre
des Sonnets pour Hélène (écrite entre 1568 et 1574) :
Quand à longs traits je boy 22 l'amoureuse estincelle
Qui sort de tes beaux yeux, les miens sont esblouys.
D'esprit ny de raison, troublé, je ne jouys
Et comme ivre d'amour tout le corps me chancelle.
Le cœur me bat au sein, ma chaleur naturelle
Se refroidit de peur ; mes yeux esvanouis
Se perdent dedans l'air, tant tu te resjouys
D'acquérir par ma mort le surnom de cruelle
Tes regards foudroyans me percent de leurs rais
Tout le corps, tout le cœur, comme poinctes de traits
Que je sens dedans l'âme et quand je me veux plaindre
Ou demander mercy du mal que je reçois,
Si bien ta cruauté me resserre la voix
Que je n'ose parler, tant tes yeux me font craindre.
et dans une Chanson du même recueil, publié en 1578 :
Quand je devise assis près de vous,
Tout le cœur me tressaut
Je tremble tout de nerfs et de genous
Et le pouls me défaut.
Je n'ay ni sang, ny esprit, ny haleine
Qui ne se trouble en voyant mon Hélène,
Ma chère et douce peine.
Je deviens fol, je perds toute raison ;
Cognoistre je ne puis
Si je suis libre ou captif en prison
Plus en moy je ne suis ;
En vous voyant, mon œil perd cognoissance ;
Le vostre altère et change mon essence,
Tant il a de puissance.
Vostre beauté me faict en mesme temps
Souffrir cent passions,
Et toutesfois tous mes sens sont contens,
Divers d'affections.

J. A. de Baïf devait, de son côté retrouver Y Ode tpouveTod (xot,


lorsqu'il se fut embarqué dans l'aventure des vers mesurés. Le
20. Il s'agit, selon Laumonier, d'Isabeau de la Tour de Limeuil.
21. Ronsard avait déjà procédé avec la même souplesse pour « traduire »
Anacréon.
22. Le premier hémistiche rappelle le vers déjà cité de du Bellay :
Et boire à longs traicts savoureux {Jeux rustiques, XXVIe).
I 16 QUELQUES TRADUCTIONS D'UNE ODE DE SAPPITO

manuscrit français 19.140 de la B. N. 23 nous conserve en effet


trois traductions de Sappho, l'une de Y Ode à Aphrodite, les deux
autres de Y Ode à V Aimée.
La première de ces deux versions inédites, la 23e du 2e cahier
des Chansonnettes, comporte quatre strophes de 4 vers (3 hendé-
casyllabes suivis d'un heptasyllabe pour correspondre à l'ado-
nique par lequel s'achevait le grand sapphique dans la poésie
grecque). Comme il s'était servi de mètres anacréontiques pour
Anacréon, Baïf a voulu user ici de la strophe sapphique pour
traduire la douce gloire de Lesbos 24 :

Compa|rër l'on | peut, c'e' me | semble, V | un Dieu,


Un qui peut âs|sis | sV plV|cè"r dajvant toi
Pour de' | près gôû|têr die t^ | voix la douceur

L'aise dV | ton ris.


Tout le cœur au flanc me battant tressauta 25
Aussitôt qu'a'nsi je te vis. Ma voix lors
Aux poumons s'artant 26 de ma gorge serrée
Lesse le conduit
Car ma langue outrée toute force perdit,
Un subtil feu prompt me courut tout partout
Vint ravir mes sens : je ne vois, du tout plus
Même je n'oy plus.
Un suer froid vient se répandre partout
D'un frisson tremblant : comme foin, je jaunis
S'en falant bien peu que je meure, sans pouls,
D'aise je transis.

La deuxième pièce des Chansonnettes, la 33e du 3e cahier, est


plus curieuse encore. Si elle a la même structure métrique que la
première, si les réminiscences de Belleau s'y retrouvent et même
plus abondantes, il est frappant surtout de voir que Baïf ajoute
aux 4 strophes de la traduction de Sappho une cinquième strophe
qui n'est autre que celle par laquelle Catulle avait remplacé la
strophe finale de la poétesse aux boucles de violettes.

23. Ce manuscrit autographe contient :


1) une traduction en vers mesurés de tous les Psaumes ;
2) une traduction en vers mesurés des 68 premiers Psaumes ;
3) une traduction en vers rimes de tout le Psautier ;
4) trois livres de Chansonnettes en vers mesurés.
24. On pourra par curiosité comparer les interprétations en vers mesurés de
Baïf avec la traduction équirythmique de Jym (Angers, 1937 ; B. N., Pièce 8° Yb
247).
25. Cf. Ronsard, Chanson : Quand je devise assis près de vous (vers 2).
26. S'arter = s'arrester, par amenuisement de la pénultième, commodité
dont useront largement les poètes (voir Huguet, Dictionnaire de la langue française
du XVIe siècle).
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(Cliché B N. Manuscrits)
QUELQUES TRADUCTIONS DUNE ODE DE SAPPHO 1 17

En toute heure, bien je dirois volontiers


Compagnon des Dieux qui, assis davant toi,
Doucement, gaiement, amoureusement, bien
T'oit rire et parler.
O désir forçant qui épris dedans moi
Jusques en mon cur égara mes esprits !
Car t'aiant vue, rien de ma voix au gosier
Lors ne venoit plus.
Mais ma langue outrée ne mouvoit ni branloit
Par le corps un feu délié me gagna.
Rien ne vois des yeux ; mon oreille à l'instant
Bourdonne essourdée.
En sueur fondant toute froide et tremblant
Plus fenée que l'herbe du pré, je blêmis
S'en falant bien peu que je meure, sans pouls
Morte, je semblois.
L'aise t'ennuie trop, délicate Sappho
L'aise trop te plaît, tu t'y baignes par trop
L'aise les grands rois et cités détruira
L'aise te perdra.

Ainsi, alors que dans la pièce 23 e du 2e cahier, Baïf se borne


à traduire le seul texte de Sappho, il éprouve le besoin ici de
compléter sa version par cette finale Catullienne, de ton plus
viril, plus romain, et, disons -le, plus moral.
Car cette adjonction procède, semble-t-il, d'un souci
purement moral. La composition des Chansonnettes se situe
vraisemblablement entre 1567 et 1573, période édifiante de la vie de
Baïf, celle où il se propose de mieux servir sa foi par ses vers.
De cette conversion poétique où tout ne fut pas toujours facile,
où le naturel devait souvent revenir au galop, la double
traduction en vers mesurés de Y Ode à l'Aimée nous offre, à mon sens,
un témoignage émouvant. Dans la première pièce, nous
retrouvons le docte Baïf uniquement amoureux de la beauté du texte
et soucieux d'en faire sentir la violence passionnée ; dans l'autre,
nous découvrons un Baïf inquiet de la portée de son uvre et qui,
par cette dernière strophe qu'il ajoute, par cette mise en garde
contre l'aise et les troubles des sens, adresse à son futur lecteur
le cave du poète chrétien devenu conscient de ses propres
responsabilités.
Preuve nouvelle, s'il en fallait, de cet itinéraire spirituel
commun qu'ont suivi presque tous les poètes du XVIe siècle, quand
ils traduisaient les uvres antiques : mus d'abord par des soucis
d'ordre exclusivement esthétique, ils finissent presque toujours
par se laisser guider par des considérations d'ordre moral et
religieux.
Il8 QUELQUES TRADUCTIONS D'UNE ODE DE SAPPHO

Le succès de Y Ode à l'Aimée au XVIe siècle ne devait pas


s'arrêter là. Il restait à l'ardent poème de Sappho de se voir mis en
français, non plus par un poète mais par un prosateur et non
des moindres Jacques Amyot.
C'est en effet dans l'édition que Vascosan donna en 1572 de
la version française des uvres morales de Plutarque que nous
lisons la célèbre ode sapphique mise en vers français par Amyot
(p. 608 et 609).

Egal aux Dieux ; à mon advis,


Est celuy qui peult vis à vis
Ouir tes gracieux devis
Et ce doulx rire
Qui le cur hors du sein me tire,
Qui tout l'entendement me vire
Dessus, dessoubs, tant il admire ;
Quand je te voy,
Soudainement je m'apercoy
Que toute voix default en moy,
Que ma langue n'a plus en soy
Rien de langage.
Une rougeur de feu volage
Me court soubs le cuir au visage
Mes yeux n'ont plus de voir l'usage.
Je sens tinter
Mes aureilles sans escoutter,
Froide sueur me dégoutter
Par tous les membres, et suinter
D'humeur glacée.
Puis d'un tremblement conquassée
Je demeure pas le effacée
Plus que l'herbe jaulne passée.
Finablement,
Je me trouve en ce troublement
A demy-morte, ensemblement
Aiant perdu tout mouvement,
Pouls et halene.

Il n'est peut être pas sans intérêt de résumer ici l'histoire de


cette traduction 27. Quant Amyot établissant le texte des uvres
morales sur lequel il devait faire sa translation arriva au traité

27. Un exemplaire manuscrit de cette version d'AMYOT existait avant la


première guerre mondiale au Musée de Bagnols-sur-Cèze. Les patientes
recherches auxquelles M. le Proviseur Richard a bien voulu se livrer, à mon
intention, pour retrouver ce texte, sont demeurées vaines. Je n'en remercie que plus
vivement Mme René Sturel, qui a eu la bonté de me communiquer une copie
de ce manuscrit, tirée des papiers de son mari.
QUELQUES TRADUCTIONS D'UNE ODE DE SAPPHO 119

de Y Amour, il constata que l'édition Froben qu'il avait prise


comme base et les manuscrits de Plutarque qu'il connaissait ne
donnaient pas les vers de Sappho, auxquels le philosophe de
Chéronée faisait simplement allusion.
Amyot recopia donc à la main sur son édition grecque de
travail 28 le texte de Y Ode à l'Aimée, texte qui, à une variante
dialectale près 29, reproduit exactement celui qu'offrait le volume
d'Henri Estienne en 1556.
A quel moment Amyot transcrivit-il ce texte ? Il n'est guère
aisé de le savoir avec précision.
L'exemplaire grec des Moralia annoté par Amyot porte à la
dernière page une indication de date : 5 idus septembris 1570,
qui doit être celle où Amyot acheva d'inscrire ses annotations
marginales.
Or, entre 1556 et 1570 avaient paru, au moins deux éditions de
poèmes grecs où se trouvait le texte de l'ode sapphique.
Éliminons d'abord l'édition Plantin (Anvers, 1568) : elle
présente en effet, par rapport au texte recopié par Amyot, deux
leçons que celui-ci ne connaît pas, ou tout au moins, ne retient
pas 30.
eu,'
vers 7 : ooç ÏSov yàp az, fipa^écoç ocùSaç
vers 3 : ... cpcovou aeu utccxxousi

Reste l'édition d'Henri Estienne de 1566 31.


Elle fournit le même texte grec que l'édition de 1556.
Cependant la traduction latine qui accompagne l'ode comporte, cette
fois, outre les trois strophes de la version de Catulle, quatre vers
non plus d'Hélias Andréas mais d'Henri Estienne :

Manat et sudor gelida, tremorque


Occupât totam, velut herbe, pallet
Ora : spirandi neque compos, orco
Proxima credor.

Dès lors, le seul moyen d'affirmer qu' Amyot avait recouru à


l'édition de 1566 aurait été de découvrir dans sa traduction tel
ou tel gauchissement dû aux 4 derniers vers d'Henri Estienne.
Je n'ai rien trouvé de probant dans ce sens : les deux versions
latines ne sont pas tellement différentes que l'on puisse avec
certitude rapporter à l'une ou à l'autre les expressions ou les
images qu'emploie Amyot. Je garderai cependant comme ter-

28. Plutarchi Moralia, édition Froben, Bâle, 1542, B. N. Res. J. 103, d. 771.
29. Séouaa pour Ssoiaa.
30. Carmina novem illustrium feminarum : Sapphus.... B. N., Yb 2.309
31. Pindari Olympia Pythia, Nemea, Isthmia, Cceterorum Octo Lyricorum
carmina: Alcei, Sapphus... Editio II grseco latina, MDLXVI, Excudebat Henricus
Stephanus, B. N., Yb. 1625-1626.
120 QUELQUES TRADUCTIONS D UNE ODE DE SAPPHO

minus ante quem pour cette traduction la date de 1566 à laquelle


mes autres recherches me font situer le début de la traduction
complète des Morales par Amyot ; le terminus ad quem étant
bien entendu, 1572, date de l'édition.
Enchâssée dans la prose d' Amyot, Y Ode à l'Aimée devait
bénéficier de l'extraordinaire succès des uvres morales à la fin du
xvie et au début du xvne siècle. Et cela, en dépit des
incontestables faiblesses que présentent, pour cette ode, la traduction
et la versification d' Amyot.
Supérieure, par son respect du sens général, à celles de Bel-
leau 32 et de Ronsard 33 dont elle s'inspire, la version de
l'interprète de Plutarque est souvent déparée par des maladresses et
par des erreurs qui surprennent chez un traducteur aussi averti.
Le faux sens (le cur hors du sein me vire) y voisine avec
l'inexactitude (ô XP^Ç désigne toute la peau et non pas le seul
visage. Le choix des mots n'est guère heureux : entendement
(vers 6) détone dans un poème de pure passion et la traduction
d'dcSù çcovouaaç,, qui désigne la douceur de la voix par « tes
gracieux devis » substitue - à tort une idée intellectuelle à une
idée purement physique.
Que penser également de ce bizarre « feu volage » par lequel
Amyot veut rendre le Xé~ tov Ttup du grec ? Notre écrivain
s'est-il, lui aussi, laissé influencer par le « petit feu qui furette »
de Belleau ou songe-t-il vraiment au feu volage, cette éruption
passagère qui vient au visage et aux lèvres des enfants 34 ?
Ailleurs, le souci de parallélisme le conduit à négliger la valeur
des temps : a nsi la différence n'apparaît pas entre le présent r^zi
et le parfait à sens passif eaye (c'est que ma langue se trouve
brisée). Le préverbe bub n'est pas traduit dans ÙTrocxooet,, auquel
correspond simplement le verbe « ouïr » alors qu'il s'agit
d'écouter avec complaisance et soumission, et si le préverbe est bien
rendu dans UTroSeSpofjtaxsv par « me court sous le cuir au visage »
cette version n'apparaît que dans l'édition princeps de 1572.
Les éditions suivantes 1574, 1575, 1581, 1618 portent toutes :
<> Me court sur le cuir au visage :i,> »

32. Comme Belleau, Amyot néglige de traduire tÇàvei ; la cheville « tant il


admire » (vers 7) semble bien provenir du « Tant ta beauté me détient » de
Belleau (v. 12) et les vers
« Soudainement je m'appercoy
Que toute voix default en moy »
sont l'indiscutable écho de l'heptasyllabe de Belleau : la vois faillir je me sens.
33. A la Chanson de Ronsard : « Je suis un demi-dieu » (Nouvelle continuation
des Amours (1556) Amyot emprunte sans doute la rime vis-à-vis /devis, l'épi-
thète « glacée t>.
34. Cf. Bossuet, Méditations sur l'évangile : La Cène, 89e journée (à propos du
discours de piété sans pratique) : « Tout cela n'est qu'un feu volage qui se dissipe
de lui-même ; »
35. Le manuscrit de Bagnols portait « me court dcsjà sur le visage ».
QUELQUES TRADUCTIONS DUNE ODE DE SAPPHO 12 r

traduction d'autant plus étonnante que la leçon Ù7coSe8p6u.ax£v


du texte grec recopié par Amyot se trouve confirmée par une-
autre note manuscrite du traité De profectu in virtute. On lit,
en effet, à la page 60e de l'édition annotée des uvres morales :
Ex ode Sapphus ita legend.
àXXoc xàfXLiev yXcôcro-' èay' àv Se Xércxov
otîmxa XP& tcuu, Ù7ro8e8p6u.axsv
et cette note manuscrite est précisément destinée à remplacer
le passage suivant du texte grec qu'Amyot a biffé :
xarà [j.èv yXcôcro"' àv ye Xércrov
aÛTÊxa XP& rcop aTroSéSpcou,£
Mais il y a plus grave encore que ces défaillances de détail-
Pas plus que les autres interprètes et peut-être moins que
certains d'entre eux , Amyot n'a su exprimer dans sa version
la vigueur du sentiment qui se dégageait du texte grec. La
Chanson de Sappho révèle chez lui les mêmes défauts que De Bli-
gnières 36 avait déjà mentionnés à propos de ses traductions en
vers du Plutarque 37, les mêmes que nous constatons dans ses
traductions de tragédies 38.
En fait, Amyot semble, ici, avoir eu surtout en vue l'habileté
de la versification : le dernier vers de chaque strophe présente la
même rime que les trois premiers de la suivante et leur est quatre
fois sur six logiquement rattaché.
Pour parvenir à ce résultat, par lequel Amyot voulait sans
doute imiter, à sa manière, la strophe sapphique, le traducteur
a dû allonger l'idée et par là même affaiblir le sentiment. En
même temps il a substitué la grâce et le bel esprit à la sincérité
passionnée de l'original.
La gloire d'Amyot n'a pas gagné avec cette Chanson de
Sappho 39 parce que, réellement, son génie n'est pas dans les vers.
L'intérêt de celte traduction me paraît être d'un autre ordre :
celui d'un document humain. N'y voit-on pas en effet l'habile
translateur d'oeuvres en prose, désireux de rivaliser
glorieusement avec les poètes de son temps, dont il connaît fort bien les
écrits et sur lesquels il doit avoir les yeux constamment fixés ?
La tentation de la poésie fut permanente chez ce prosateur, de
1542, date de ses débuts littéraires jusqu'à la fin de sa vie.
Torturant attrait des vers pour un écrivain que l'on sent ici gêné

36. A. de Blignières, Essai sur Amyot, Paris, 1852.


37. Je me propose de revenir prochainement sur cette question.
38. René Sturel, Essai sur les traductions du théâtre grec en France avant 1550.
(R. H. L. F., avril-septembre, 1913).
39. Il a fallu, me semble-t-il, beaucoup d'indulgence à M. Pierre Jaquillard
pour trouver admirable cette traduction de Sappho par Amyot (Mercure de France,
mars 1955)-
122 QUELQUES TRADUCTIONS D UNE ODE DE SAPPHO

dans un effort trop laborieux et comme inquiet devant cette


langue inconnue « dont il n'a plus les secrets et où il a perdu son
instinctive adresse » !

De ce relevé forcément incomplet des traductions de Y Ode à


l'Aimée au xvie siècle se dégage la conviction que la présence de
Sappho dans notre poésie de la Renaissance est peut-être plus
importante qu'on ne le croit généralement.
On a souvent l'impression, en effet, que les poètes de cette
époque ne citent Sapphon que pour rimer avec Anacréon dans
des vers où s'enfilent, comme des perles, les noms d'auteurs p'us
célèbres que connus : Alcman et Bacchylide, Alcée et Stésichore,
Ibyc et Simonide.
Il est pourtant incontestable que Y Ode à l'Aimée fut imitée,
paraphrasée et traduite, dès sa publication et pendant longtemps,
par les plus grands poètes du temps et par l'un des plus illustres
prosateurs du siècle.
Or de cette constance dans la faveur nous savons que, seuls,
profitèrent, au XVIe siècle, les meilleurs écrivains de l'Antiquité,
ceux que l'on connaissait à fond et dont la destinée était de ne
point mourir.
Curieuse destinée d'ailleurs que celle de cette petite ode qui,
échappée aux autodafés des ive et xie siècles, ne devait revivre
qu'au xvie siècle pour s'y voir traduite, un jour, par un futur
évêque !
Destinée merveilleuse, enfin, que celle de ce fleuve de feu que
l'écran catullien réduit souvent, chez nos poètes du xvie siècle,
à une faible flamme pour amours banales mais, qui, entretenue
par eux, retrouvera cent ans plus tard toute sa force et tout son
bouillonnement sous la plume de notre plus grand poète de la
passion, le Racine de Phèdre.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transis et brûler
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables.

Robert Aulotte.

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