Vous êtes sur la page 1sur 7

SAINT-JOHN PERSE,

Jean Orizet

LE POETE
AUJOURD'HUI

1
ans un ouvrage intitulé Poétique de Saint-John Perse écrit

D en 1953 et publié en 1954 (nouvelle édition en 1972,


i I chez Gallimard), Roger Caillois note, dès la première
igné : «L'œuvre de Saint-John Perse apparaît dans une superbe soli-
tude. " Et il ajoute : « L'art de celui-ci ne se rattache visiblement à
aucun autre. On ignore d'où il tient une grâce qu'il est seul à possé-
der, qui décourage l'imitation [c'est moi qui souligne] et qu'il semble
directement tirer de la langue qu'il emploie. - Ainsi, à en croire
Roger Caillois, la singularité même de Saint-John Perse l'aurait privé
d'une descendance poétique. Si l'on devait admettre cette propo-
sition, ne serait-on pas fondé à l'appliquer à quelques autres poètes
majeurs de ce siècle, peu ou prou contemporains de Perse (né en
1887) et qui, eux, c'est avéré, ont eu des disciples, des épigones ou
79
REVUE DES DEUX MONDES MARS 1 9 9 9
SAINT-JOHN PERSE, UETERNEL EXILE
Le poète
aujourd'hui

des suiveurs ? Je songe à O.V.


de Lubicz-Milosz (né en 1877), à
Guillaume Apollinaire (né en
1880), à Biaise Cendrars et
Pierre Jean Jouve (nés en
1887), à Pierre Reverdy (né en
1889), à André Breton et Louis
Aragon (nés en 1896). En
poussant un peu plus loin, on
pourrait ajouter Benjamin
Péret, Francis Ponge et Henri
Michaux (tous trois nés en
1899), et pourquoi pas Jacques
Prévert, qui naît avec le siècle,
en 1900. De tous les poètes
cités, il n'est sûrement pas le
plus important, mais à coup
sûr le plus populaire et le plus
imité.
Que Saint-John Perse, par la
trajectoire même de sa vie
d'homme et de poète, par son
caractère, sa personnalité, en
un mot : que le destin ait fait
de lui un créateur de « haute
solitude », pour reprendre une
expression utilisée par la cri-
tique, peut s'admettre. Mais
Reverdy, Péret, Ponge ou
Michaux n'ont-ils pas, eux
aussi, à leur manière, vécu
loin des feux de la rampe ? Ils
ont été mêlés plus ou moins
étroitement au surréalisme ou
à ses soubresauts, mais ils s'en
sont vite éloignés, chacun
Alexis Léger au cap Cod selon sa voie. Il n'empêche :
(Massachusetts), entre 1949 et 1952. Saint-John Perse reste un des

80
SAINT-JOHN PERSE, L'ETERNEL EXILE
Le poète
aujourd'hui

explorateurs les plus secrets de la poésie du XXe siècle. Cela fait


de lui un être fascinant, mais qui a tenu à quelque distance une ou
deux générations de poètes et de lecteurs. Une anecdote assez
connue dans le milieu littéraire veut qu'en i960, année où Saint-
John Perse reçut le prix Nobel, son éditeur avait à peine vendu
quelques centaines d'exemplaires de son précédent recueil.
Ainsi l'on pourrait considérer que Perse, ayant peu de lec-
teurs, eut peu d'influence sur les poètes qui écrivirent entre les
années cinquante et les années soixante-dix. C'est une hypothèse
plausible, mais il semble qu'il existe d'autres explications à cette
discrète postérité de Saint-John Perse, et d'abord l'éloignement. Le
poète a longtemps vécu en exil loin de France, à Washington
d'abord, puis dans des lieux peu accessibles comme cette île pri-
vée au large des côtes du Maine, Seven Hundred Acre Island, où il
passera de nombreux étés à partir de 1943. Quand Saint-John
Perse n'est pas dans une île ou dans un phare du cap Hatteras, il
navigue dans le golfe du Mexique, aux îles Vierges, en Floride, au
large du cap Cod dans le Massachusetts ou dans le golfe du Saint-
Laurent, visite la Louisiane, les Bahamas, les Grenadines, Terre-
Neuve et le Labrador.
Il ne publiera en édition collective le premier tome de ses
œuvres sous le titre Œuvre poétique, I (chez Gallimard), qu'en
1953. Jusque-là, ses plaquettes à petit tirage n'étaient connues que
de ses amis et de quelques lecteurs fervents, plus souvent étran-
gers que français d'ailleurs. N'oublions pas qu'entre 1925, date à
laquelle Alexis Léger devient directeur de cabinet de Philippe
Berthelot, secrétaire général du Quai d'Orsay sous le ministère
d'Aristide Briand, et 1932, année de la mort de Briand, le diplomate-
poète se soustrait à toute activité littéraire. Il autorisera seulement
des traductions d'Anabase en russe, en allemand, en anglais, en
italien et en roumain. Devenu à son tour secrétaire général, il
s'interdira de participer, jusqu'à son exil en 1940, à toute vie litté-
raire publique.
Il convient de dire qu'il avait des traducteurs et des préfa-
ciers prestigieux. Anabase, publié en 1924 dans la NRF d'abord,
puis en volume, est traduit en allemand en 1929 par Bernard
Groethuysen et Walter Benjamin, avec une préface de Hugo von
Hofmannsthal. En 1931, Giuseppe Ungaretti le traduit et le préface

81
SAINT-JOHN PERSE, L'ETERNEL EXILE
Le poète
aujourd'hui

en italien. En 1939, c'est Arthur Lundkvist qui traduit le même


poème en suédois. En 1949, ce sera Thomas Stearns Eliot pour
l'anglais.
L'exil de Saint-John Perse aura cet effet double et contraire
de le couper de possibles lecteurs, tout en faisant de lui l'auteur
d'une œuvre d'exception, irréductible à toute autre. Le grand
poème Exil écrit en 1941 à Long Island est emblématique de cet
homme fier et entier qui, déchu par le gouvernement de Vichy de
son titre, de son rang et de sa nationalité, se retrouvera en 1941 à
Washington, où, grâce à l'amitié du poète Archibald MacLeish, il
pourra survivre avec un modeste poste de « conseiller littéraire »,
créé pour lui, à la librairie du Congrès. Dans cet exil, il puisera
l'énergie nécessaire pour les poèmes à venir : Pluies, Neiges, Vents,
Amers, Chronique, Oiseaux.
Toute l'œuvre de Saint-John Perse est une incantation à
l'espace, aux éléments, à l'épopée des hommes, incantation ryth-
mée dans une langue à laquelle on a pu trouver quelque emphase
parfois, mais qui est une célébration de la parole ou l'expression
d'une transcendance. Cette langue d'une richesse inouïe fourmille
de mots rares et savants relevant de toutes les disciplines du savoir
humain : zoologie, minéralogie, ornithologie, cartographie, numis-
matique, etc. Pour exprimer son propos, le poète considère qu'il
n'est pas de mot trop technique, de qualificatif trop rigoureux ou
de métaphore trop éclairante. L'allure énumérative de cette poésie
lui donne un ton unique. Poète de la mobilité que certains mots
plus que d'autres fascinent : migrateur, pérégrin, transhumance,
oiseau, vent, frontière, Saint-John Perse aurait pu prendre pour
devise cet extrait de Vents : « S'en aller ! s'en aller ! Parole de vi-
vant ! » Le poète a passé une bonne partie de sa vie à s'en aller. En
1899, âgé de douze ans, il quitte sa Guadeloupe natale pour n'y
jamais revenir : premier exil. En 1916, jeune diplomate, il quitte
Paris pour la Chine : deuxième exil. Puis, en 1940, c'est le troisième
exil - le vrai cette fois - pour les Etats-Unis. Enfin, à partir de 1957,
il partagera son temps entre l'Amérique et la maison des Vigneaux
dans la presqu'île de Giens, où il prendra congé de ce monde en
1975 : ce sera son ultime exil.
Autre explication possible à la postérité discrète de Saint-
John Perse : une œuvre poétique publiée au long de soixante-deux

82
SAINT-JOHN PERSE, L'ETERNEL EXILE
Le poète
aujourd'hui

années, d'Images à Crusoé (1904) à Chant pour un êquinoxe


(1971), œuvre qui tient en quatre cent trente pages dans l'édition
de la Pléiade parue en 1972, qu'il avait établie de son vivant. C'est
peu en quantité, au regard d'autres œuvres de ses grands contem-
porains - Apollinaire, Cendrars ou Aragon -, mais c'est du pur dia-
mant. Là encore Saint-John Perse, avec ce diamant ou, selon ses
propres mots pour qualifier sa poésie, « une seule et longue phrase
sans césure à jamais inintelligible », n'a-t-il pas semé le chemin de
sa postérité littéraire d'embûches propres à décourager plus d'un
éventuel suiveur? La « puissance énigmatique » de la poésie de
Perse s'élabore dans un athanor auquel peu ont accès. Il suffit
d'interroger un certain
nombre de poètes d'au-
jourd'hui sur la présence
et l'influence de Saint-
John Perse pour com-
prendre combien sa
poésie est respectée,
, admirée aussi, mais
- un peu comme on
admire un chef-
d'œuvre à distance.
Pour autant, Perse est
considéré par beaucoup
comme le poète fran-
çais le plus important
du XXe siècle.
Nombreux sont les
critiques et les
analystes de la
poésie à confir-
"mer ce décalage
Avec ses trois sœurs à la Guadeloupe. qUj existe entre la
reconnaissance de Perse « comme un maître de haut vol » et le
poète « taxé d'obscurité, une présence qu'on n'aborde pas ». Celui-ci
écrit : « Les Français l'admirent de loin sans trop le fréquenter »,
mais il ajoute : « Saint-John Perse a le XXF siècle pour lui. » Celui-là
soutient que la méconnaissance qu'avait le public de Saint-John

83
SAINT-JOHN PERSE,
Le poète
aujourd'hui

Perse s'explique par la discrétion et le devoir de réserve que s'était


imposés Alexis Léger quand il était aux affaires. Le point a déjà été
relevé. Tel autre affirme que cette méconnaissance tient à sa poésie
elle-même : « Elle ne pouvait qu'éloigner d'elle deux publics : celui
de la tradition et celui de l'avant-garde. Le premier ne pouvait
qu'être rebuté par ses "obscurités", par son refus des conventions,
par l'insolite de ses thèmes. » Pour le public d'avant-garde, Perse
exaltait des valeurs peu modernes, dans un langage qui n'était pas
de révolte, mais d'assentiment à la nature, à l'histoire, à la beauté
de la langue et des mots. Un dictionnaire de littérature assez récent
note que, malgré la grandeur de son œuvre et sa réputation inter-
nationale, Saint-John Perse est peu connu du grand public français.
Il attribue cette méconnaissance au fait que l'œuvre de Perse est
inclassable dans notre littérature, et par là même échappe à telle
ou telle école, tel ou tel mouvement, où l'on a tendance, chez
nous, à vouloir enfermer les créateurs.

« C'est assez pour le poète


d'être la mauvaise conscience de son temps »

En février 1976, la Nouvelle Revue française publia un


« Hommage à Saint-John Perse ». Dans la trentaine de noms pré-
sents au sommaire, on trouve, à côté de critiques, d'écrivains, de
traducteurs, toutes nationalités confondues, une vingtaine de
poètes appartenant à plusieurs générations : Roger Caillois, Paul
Morand, Louis Brauquier, Robert Mallet, Alain Bosquet, Lorand
Gaspar, Edouard Glissant, et aussi Robert Sabatier, Pierre Oster-
Soussouev et James Sacré pour les plus « jeunes ». En relisant ce
numéro, je suis frappé par ceci : les uns et les autres écrivent des
poèmes-hommages, évoquent des souvenirs, disent combien
l'œuvre de Perse « est un monument, pas très grand mais parfait
dans ses proportions comme dans ses matériaux », assurent qu'ils
ont admiré le poète de très loin, mais seuls Roger Caillois et, plus
près de nous, James Sacré affirment nettement ce qu'ils doivent au
poète : « Dans le cas de Saint-John Perse, ma dette est immense »,
écrit Roger Caillois, et plus loin il ajoute : «Je m'accoutumais lente-

84
SAINT-JOHN PERSE, L'ETERNEL EXILE
Le poète
aujourd'hui

ment à la magie secrète d'"Anabase" et, quand j'entrai au groupe


surréaliste, je n'ignorais pas que le nom de Saint-John Perse figurait
dans le "Manifeste", notre livre de référence, avec la mention : "sur-
réaliste à distance". C'était une des cautions qui m'y attiraient. »
James Sacré, lui (né en 1939), note : « L'œuvre de Saint-John Perse
est la première œuvre poétique contemporaine aimée au seuil de
ma propre écriture [...], celle qui m'a d'abord fait rêver grand :
remuer fortement le vocabulaire et la syntaxe, partir [...], continuer
le mouvement des arbres les plus loin, des plaines longues du vent
d'ouest. »
La méconnaissance relative de l'œuvre de Perse prit fin, dit-
on, quand le poète reçut le prix Nobel en i960. Est-ce bien sûr ?
Cette distinction, c'est vrai, mit en lumière une œuvre qui avait
choisi d'exister dans la plénitude de la secrète exigence, et Perse
gagna de nouveaux lecteurs, de nouveaux admirateurs. Mais fit-il
des émules ? On trouve ici et là, chez de jeunes poètes adeptes de
ce que l'on a baptisé le « nouveau lyrisme », des accents persiens
scandés par d'amples versets, mais ils ne sont pas légion. Saint-
John Perse aujourd'hui est respecté pour ce qu'il fut, pour ce qu'il
fit et ce qu'il ne fit pas : compromettre. L'homme avait une vision
de la poésie et, pour ma part, je saisis toute occasion de citer la fin
de son allocution au banquet Nobel : « Face à l'énergie nucléaire,
la lampe d'argile du poète suffira-t-elle à son propos ? - Oui, si
d'argile se souvient l'homme. Et c'est assez, pour le poète, d'être la
mauvaise conscience de son temps. »

JeanOrizet

85

Vous aimerez peut-être aussi