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DE PROPRIETATIBUS LITTER ARU Μ

edenda curat
C. H. VAN SCHOONEVELD
Indiana University

Series Practica, 27
POESIE ININTERROMPUE
ET LA POETIQUE DE
PAUL ELUARD

par

RICHARD VERNIER

University of Washington

1971

MOUTON
T H E H A G U E • PARIS
© Copyright 1971 in The Netherlands.
Mouton & Co. N.V., Publishers, The Hague.
No part of this book may be translated, or reproduced in any form, by print,
photoprint, microfilm, or any other means, without writen permission from
the publishers

LIBRARY OF CONGRESS CATALOG CARD NUMBER: 73-144016

Printed in Hungary
TABLE DES MATlßRES

Liste des abreviations 8

Introduction 9

I. Podsie ininterrompue 28

II. Les concepts dans Podsie ininterrompue 50


III. Themes et dialectique de Po6sie ininterrompue 83
IV. L'accord des mots dans Poisie ininterrompue 107
V. La recherche verbale et l'image dans Ροέβϊβ ininterrompue 134

Conclusion 166

Bibliographie des ouvrages consults 176

Index 179
REMERCIEMENTS

L'auteur tient ä exprimer ici sa reconnaissance k la Graduate


School de l'Universite de Washington, dont la genereuse assis-
tance a permis la publication de ce livre.
LISTE DES ABBREVIATIONS

CD Gapitale de la dovleur
AP L'Amour la Poesie
V. Im. La Vie immddiate
RP La Rose publique
Fa Facile
YF Lee Yeux fertües
CN Cours naturel
Ch. C Chanson complete
DV Donner ä voir
LO I Le Livre ouvert I
LO I I Le Livre ouvert II
PV 42 Poisie et Virite 1942
LT Le Lit la Table
RVA Au Rendez-vous allemand
Po. Pol. Pommes politiques
LM Une Lefon de morale
D. Des. Le Dur Disir de Durer
Choix Choix de pohmes (1951)
Po. in. Poisie ininterrompue
Po. in. I I Poisie ininterrompue II
INTRODUCTION

Paul Eluard fut reconnu de son vivant pour un des pontes les plus
importants de ce siecle. Mais il s'en faut de beaucoup que cette
gloire soit accompagnee, tant chez les critiques que dans le grand
public, d'une connaissance bien exacte de l'homme et de son ceuvre.
A tel point que l'on a pu parier de «mythe» et de «legende».1 II ne
serait pas meme exagere de dire plusieurs mythes, dont les diver-
gences, on le verra, dependent le plus souvent de partis pris etran-
gers a la poesie. Ces interpretations volontairement exemplaires
sont encouragees par une situation assez paradoxale, celle d'un
poete eminemment public (du moins dans ses dix dernieres annees),
mais dont la vie et l'ceuvre demeurent cependant assez mystöri-
euses. Sans doute connait-on dans ses grandes lignes les vicissitudes
de la carriere de Paul Eluard, qui s'etend de ses premieres publica-
tions ä la fin de la guerre de 1914-1918, jusqu'ä sa mort en novembre
1952. Mais trop de details en demeurent curieusement obscurs.
Eluard fit partie des groupes Dadaiste et Surr^aliste, groupes des
plus tapageurs, sans cependant faire parier de lui ä la mani&re de
ses flamboyants collegues. Cen'est que longtemps apres les mani-
festes d'Andre Breton, longtemps apres «l'affaire Aragon», qu'
Eluard apparut au premier plan de la publicite, en devenant un des
premiers «poetes de la Resistance».
On sait maintenant que ce poete politiquement engage traversa
plusieurs crises ideologiques, que ce poete de l'amour connut de
graves crises sentimentales; mais ces incidents ne transparaissent
dans son ceuvre que sous la forme d'allusions le plus souvent
obscures, et les biographes «officiels», tels que Louis Parrot et
Claude Roy, ont evite d'expliquer les causes et les circonstances
de ces episodes. Quelques documents sont venus depuis sa mort

' R a y m o n d Jean, Elwml par lui-meme (Paris, Seuil, 19fiS), p. 4.


10 INTRODUCTION

rectifier d'anciennes legendes (legendes parfois encouragees par


Eluard lui-meme) sur la jeunesse du poete, et preciser le milieu de
ses annees formatives. Mais encore ne s'agit-il que de lettres d'un
tres jeune homme ä ses parents et a quelques amis, choisies avec
discretion par sa fille et son gendre, et expurgees ä l'occasion. 2 Ces
lettres ne jettent encore qu'une lumiere tres indirecte sur 1'ceuvre
poetique.
Or, il est indeniable que la poesie de Paul Eluard est en grande
partie fondee sur l'experience personnelle du poete. On a pu, avec
des resultats interessante, tracer les liens entre les evenements de
la vie d'Eluard et sa poesie, en se limitant a certains episodes dont
les repercussions sont relativement aisees a detecter dans l'oeuvre. 3
Mais cette methode feconde, qui veut que les faits pertinents de la
biographie viennent etayer et confirmer les resultats de l'examen
rigoureux du texte, ne saurait s'appliquer, faute de documents vrai-
ment dignes de foi, a l'ensemble de 1'ceuvre poetique d'Eluard.
Notre etude sera done limitee a l'examen de quelques constantes
de la poesie d'Eluard, constantes qui sont ä la base de sa poetique
et qui se manifestent le plus clairement dans le poeme qui forme
l'apogee de son ceuvre, Poesie ininterrompue.
Mais il faut d'abord, pour comprendre la valeur profonde des
ceuvres d'Eluard qui suivent immediatement la Liberation et la fin
de la guerre de 1939-1945, resumer brievement les differentes
phases de sa carriere litteraire et, dans la mesure du possible, celles
de sa vie privee et de ses convictions politiques.
Paul Eluard naquit Paul Eugene Grindel le 14 decembre 1895,
ä Saint-Denis. Son pere, nous dit Robert D. Valette, se mit «aux
affaires» et fut bientöt «un marchand de biens, qui deviendra riche,
mais restera un bon et honnete marchand». 4 Enfant unique, Paul
Eugene Grindel eut apparemment une jeunesse sans privations,
contrairement ä ce que pourraient laisser croire certaines de ses
affirmations poetiques:

2
Paul Eluard, Lettres de jeunesse, avec des poemes inedits, Documents
recueillis par Cecile Valette-Eluard, presentes et annotea par Robert D.
Valette (Paris, Seghers, 1962).
3
Voir: Francis J. Carmody, «Eluard's Rupture With Surrealism», PMLA,
September 1961, et: English Showalter, Jr., «Biographical Aspects of
Eluard's Poetry», PMLA, June 1963.
4
Lettres, p. 9.
INTRODUCTION 11
Je suis ne derriere une fa9ade affreuse (PV 42)
J e suis ne dans les bras tremblants
D'une famille pauvre et tendre
Oü l'on ne gagnait rien a naitre (Po. in. II)
Termes exageres, certes, mais qui peuvent neanmoins refleter une
realite plus vaste et plus complexe que celle de la vie privee du
poete. Fils d'un socialiste militant, Eluard garda sans doute le
souvenir de miseres qui, sans etre les siennes, ont du attirer son
attention des sa premiere jeunesse. E t il est significatif que, lorsque
P.-E. Grindel choisit un nom de plume qui apparait pour la pre-
miere fois en signature d'une lettre ä l'imprimeur Gonon, du 6
novembre 1914, il adopta le nom de jeune fille de sa grand' mere
maternelle, morte jeune et malheureuse apres avoir ete abandonnee
par son mari. 5 E n juillet 1912, au debut de ses vacances en Suisse,
il eut une hemoptysie, premiere atteinte d'une longue serie d'affec-
tions pulmonaires; et, en decembre de la meme annee, commen9a
son premier sejour en sanatorium, ä Clavadel, pres de Davos, oü
le futur Eluard rencontra celle qui devait etre sa premiere femme,
Helene Dimitrovnie Diakonova (Gala). Mobilise en 1915 comme
auxiliaire, Eluard obtint en decembre 1916 d'etre verse dans l'ln-
fanterie, malgre l'apparente fragilite de sa sante. A cette date
avaient dejä paru les Premiers poem.es, publies sous le vrai nom de
l'auteur en decembre 1913 par la Nouvelle Edition Frangaise,
Eymard & Cie., et Le Devoir, poemes, sous le nom de Paul Eluard. 6
C'est egalement pendant la guerre que le futur grand poete com-
muniste traversa une breve crise religieuse. Malgre les reserves
parentales, voire meme la colere paternelle, Eluard tint a faire sa
premiere communion en mai 1916. Ses familiers affirment que cette
phase fut courte, et qu'au moment de son mariage avec Gala, cele-
bre religieusement le 21 fevrier 1917, le neophyte avait deja perdu
la foi. 7 Les memes sources attestent que, pendant sa breve appar-
tenance ä l'Eglise, il ne cessa pas de lire les revues socialistes, telles
que la Guerre sociale et YHumanite. Les goüts du jeune Grindel
semblent d'ailleurs avoir ete nettement eclectiques en litterature:
s'il se faisait en effet envoyer aux armees la revue Sic de Pierre-
s
Ibid., pp. 7 et 37.
6
Ce volume roneotype en aout 1916 par l'auteur porte en couverture
l'inscription: «En vente: chez P. E . Grindel ä l'HOE. 18, secteur postal
200».
7
Lettres, pp. 68 et 138.
12 INTRODUCTION

Albert Birot, il n'en reclamait pas moins instamment a ses parents


des ceuvres de Claudel et de Henri Bataille, voire meme d'Anatole
France — ce meme Anatole France qu'Eluard et ses amis surrea-
listes devaient t a n t malmener dans un avenir si proche. Au demeu-
rant, n'avait-il pas, selon Louis Parrot, lu «tous les poetes» avant sa
vingt-et-uni&me annee ?8
C'est ä la fin, et au lendemain immediat de la guerre, que Paul
Eluard se lia avec Jean Paulhan, puis avec les jeunes ecrivains dont
il devait, pendant les annees a venir, partager les aventures intel-
lectuelles: Breton, Soupault, Aragon, Tzara, et avec les peintres
Max Ernst, Picabia, Chirico, et bien d'autres encore. L'historique du
mouvement dada et celui du groupe surrealiste ont ete suffisamment
documentes (voir Bibliographie) et sortent d'ailleurs du cadre de
cette etude. On se contentera done ici, sans meme vouloir evaluer le
degre de participation d'Eluard aux activites de cette riche periode,
de rappeler quelques-uns des ev^nements les plus marquants de sa
carriere. Parmi les publications importantes, Les Animaux et leurs
Hammes, les Hammes et leurs Animaux (1920), Les Necessites de la
Vie et les Consequences des Reves (1921) et Repetitions (1922) repre-
s e n t e d le fruit d'experiences verbales entreprises vers 1918, avant
meme la publication des Poemes pour la Paix, et n'ont jamais encore
la densite douloureuse des volumes suivants, tels que Mourir de ne
pas mourir (1924), Capitale de la douleur (1926) et Les Dessous d'une
vie ou la Pyramide humaine (1926). C'est qu'entre temps a pris place
la premiere grave crise sentimentale — et peut-etre simplement
mentale — qui culmina dans la fugue de mars 1924.®
Les interpretations de ce voyage, qui mena Eluard de Marseille
aux Antilles, puis en Oceanie et aux lies de la Sonde avant son
rembarquement pour la France ä Saigon, sont aussi vagues que
variees. Louis Parrot nous dit simplement qu'Eluard, «affreusement
las et degu, avait voulu fuir, oublier», mais sans identifier l'objet
de sa lassitude autrement que comme «deceptions et chagrins
intimes». 10 U n autre ami d'Eluard suppose que ce voyage aux longs

8
Paul Eluard, nouvelle edition augmentee, Preface de Louis Parrot, Post-
face de Jean Marcenac, choix de poemes, portraits, fac-simil6s, documents
inedits (Paris, Seghers, Collection Poetes d'Aujourd'hui, 1961).
9
Dans sa Preface aux Lettres de jeunesse, Robert D. Valette souligne la
periodicity de ces grandes crises (1924—1929 — 1935—1948) et parle, assez
mysterieusement, des «failles de ce beau caractere».
10
Parrot, op. cit., pp. 35 et suivantes.
INTRODUCTION 13
cours etait une fa§on d'echapper aux poursuites judiciaires inten-
tees a la suite de l'echauffourree de la soiree du Coeur ä gaz.n Enfin,
le critique americain Matthew Josephson, jadis ami des Surrealistes,
avance l'hypothese la plus plausible en regard des faits connus:
selon lui, Eluard se serait lasse de jouer le role de mari complaisant
devant une liaison commencee en 1922 entre Gala et Max Ernst, et
se serait embarque apres avoir detourne de l'entreprise paternelle
des fonds importants. 12 Bien qu'il accepte parfois des on-dits et des
legendes (telles que celle d'Eluard gaze pendant la guerre, detruite
depuis par la publication des Lettres de jeunesse), et qu'il soit en
contradiction formelle avec Parrot au sujet du retour en France
d'Eluard, Josephson semble eclairer les allusions ä un «chagrin
intime», et d'ailleurs affirme avoir connu le menage a trois au Tyrol,
pendant l'ete de 1922.13 Quoi qu'il en soit, et quel que soit le degre
auquel cet episode a pu penetrer la poesie d'Eluard, le fait incon-
testable est que 1924 fut une des annees les plus penibles d'un passe
que l'auteur de Poesie ininterrompue qualifiera de «noir» et «lourd».
II serait peut-etre plus a propos de parier d'une situation que d'un
episode, puisque le premier mariage d'Eluard devait se terminer
en 1930, lorsque Gala le quitta pour devenir la femme de Salvador
Dali. Les circonstances de cette separation sont aussi obscures que
Celles du voyage en Orient, et lä encore les rapports entre l'ceuvre
poetique et la vie de l'auteur sont difficiles ä evaluer. Selon Louis
Parrot, La Rose publique, publie en 1934, constituerait «un adieu ä

11
Georges Hugnet, L'Aventure Dada, 1916—1922 (Paris, Galerie de l'Insti-
tut, 1957), pp. 98-99.
12
Matthew Josephson, Life Among The Surrealists (New York, 1962), pp.
178-179, 227.
13
Selon Parrot (voir note 14), «ceux qu'il aimait» auraient rejoint Eluard
k Singapour et seraient rentres en France avec lui, tandis que dans la ver-
sion de Josephson, Gala et Ernst, apres avoir revu Eluard ä Saigon, seraient
rentres ensemble, mais sans lui. Dans son article «Le Fil de la tendresse
humaine», Europe, novembre-decembre 1962, pp. 8-21, Robert D. Valette
rapporte que Gala affirme etre allee seule, ά Saigon, rejoindre son mari.
Dans ce meme article eet cite un cable d'Eluard ä ses parents, date du 12
aodt 1924, qui annonce en effet l'arrivee de Gala k Saigon. Les divers docu-
ments reveles par Valette, sans offrir d'explication vraiment concrete de la
fugue, ni infirmer le temoignage (d'ailleurs posterieur) de Josephson, remet-
tent cependant l'öpisode entier dans la perpective qui lui convient, celle
d'une crise surtout interieure que ne pouvait expliquer une seule cause
precise.
14 INTRODUCTION

une epoque qui s'eloigne et ä un amour qui a donne tous ses fruits». 14
Or, dans Le Temps diborde, suite de poemes publies apres la mort
de sa seconde femme en 1946, Eluard parle de «dix-sept annees» de
bonheur avec Nusch, ce qui ferait remonter leur premiere rencontre
au plus t a r d ä la fin de 1929, soit avant la separation definitive
avec Gala. 15
Mais, peut-etre plus important qu'un adieu a une femme, La
Rose publique est l'ceuvre d'une «epoque qui s'eloigne» — celle des
beaux jours de l'activite surrealiste. On sait en effet que de graves
dissensions d'ordre politique, dont la plus spectaculaire f u t sans
doute, en 1931, «l'affaire Aragon», avaient deja commence la deci-
mation d u groupe. 16 Soucieux de mettre, selon le titre d'une de leurs
publications, «le Surrealisme au service de la Revolution», Breton
et ses amis avaient adhere au P a r t i Communiste, qui apparemment
les re<jut sans grand enthousiasme, n ' a y a n t guere l'emploi de ces
jeunes bourgeois excentriques, ni celui de leurs incomprehensibles
manifestations. Le conflit entre l'avant-garde intellectuelle et les
exigences de la propagande revolutionnaire, tragiquement illustre
en U.R.S.S. par l'interdiction de Zamiatine et les suicides de Maya-
kovsky et d'Essenine, eut pour corollaire en France une rupture
ouverte entre les Surrealistes et les Communistes: Aragon, desor-
mais attache ä la cause communiste, f u t exclu du Groupe en 1931,
tandis que Breton, Eluard et Crevel l'etaient d u Parti. 1 7
Bientöt, cependant, Eluard commen^a ä s'eloigner a son tour de
Breton pour se rapprocher de plus en plus du communisme officiel.
Avec la publication en 1936 du volume Les Yeux fertiles apparais-
sent les premieres allusions claires depuis les Poemes pour la Paix
(1918) ä des preoccupations humanitaires ou politiques, en meme
temps que le poete entreprend d'explorer un style qui ne depend
plus aussi exclusivement des recherches surrealistes. De cette
epoque d a t e n t egalement un voyage en Espagne, a la veille de la
14
Parrot, op. cit., p. 53.
15
Le catalogue de la Collection Dausse-Eluard de Documents Dada du Musee
d'Art Moderne de New York cite la date du faire-part du second mariage
d'Eluard: 21 aoüt 1934. Voir aussi: Luc Decaunes, Paul Eluard, Biographie
pour une approche, suivie de Notes jointes et d'un Essai de bibliographie
(Rodez, Subervie, 1965), p. 39.
16
Voir: Andre Breton, Mis&re de la poesie, VnAßaire Aragon» devant l'opinion
publique (Paris, Editions Surrealistes, 1932).
17
Maurice Nadeau, Histoire du Surrealisme (Paris, Club des Editeurs, 1958),
p. 182.
INTRODUCTION 15
guerre civile, et peu apres, les declarations prononcees ä Londres
le 24 juin 1936, au cours d'une conference publiee en 1937 sous le
titre VEvidence poetique: «Le temps est venu ού tous les poetes ont
le droit et le devoir de soutenir qu'ils sont profondement enfonces
dans la vie des autres hommes, dans la vie commune . . ,»18
Cette doctrine de participation, Offerte quelques semaines avant
le soulevement franquiste, etait prophetique. C'est en effet la guerre
d'Espagne qui fournit ä Eluard les sujets de ses premiers grands
«poemes de circonstance»: Novembre 1936, La Victoire de Guernica
et Les Vainqueurs d'hier periront. Mais il importe surtout de noter
que commence en 1936 une periode de ruptures et de rajustements,
et en meme temps, periode ou le poete cherche, non seulement un
renouvellement de son style, mais une justification de sa poesie en
face des evenements. Le rapport entre la rupture Breton-Eluard et
les poemes de Cours naturel, et la pertinence ä cette rupture du
poeme Quelques-uns des mots qui jusqu'ici metaient mystirieusement
interdüs, ont dejä fait l'objet de penetrantes etudes.19 On verra par
la suite que ces poemes contiennent dejä plusieurs des elements
importants de Poesie ininterrompue et que, de Quelques-uns des
mots, date un certain ordre de recherche verbale qui demeure une
des constantes de la poesie d'Eluard. Ceci jusqu'au poeme posthume
Ailleurs lei Partout, dans lequel il reprend le procede de Quelques-
uns des mots, mais charge d'une dialectique beaucoup plus expli-
cite. 20
En 1939, Eluard publia Donner a, voir, qui est principalement un
recueil de textes en prose, suivi d'une serie de courts poemes con-
sacres a des amis peintres. Dans ce volume, on trouve en plus des
poemes en prose tels que Nuits partagees, une version modifiee de
ΓEvidence poetique, et une collection de citations sous le titre Pre-
mieres vues anciennes — collection qui pourrait sans doute servir de
point de depart a, une etude des sources d'Eluard, et qui illustre en
tout cas plusieurs de ses demarches intellectuelles. Chanson com-
plete, publie en mai 1939, contient plusieurs poemes qui eclairent
le sujet de cette etude: Nulle rupture, la lumiere et la conscience
m'accablent d'autant de mysteres, de miseres, que la nuit et les reves,
de meme que le titre du volume, annonce formellement la continuity
de l'ceuvre en meme temps que le desir d'en elargir le champ. Et,
18
Donner a voir (Paris, Gallimard, 1939), p. 79.
19
Voir surtout Carmody, op. cit.
20
In Poesie ininterrompue II (Paris, Gallimard, 1953).
16 INTRODUCTION

comme point de reference a l'actualite de l'evenement, le poeme


Les Vainqueurs d'hier periront, qui clot le recueil, se termine par
une allusion ä « . . . cette etoile rouge / Qui gagne malgre tout du
terrain sur l'horreur.» Ce detail, ainsi place comme pour contredire
la realite (le poeme est date du 14 avril 1938, lendemain d'une im-
portante victoire fasciste), publie incontestablement les sympathies
communistes du poete. On sait par ailleurs que c'est pour s'etre
rapproche des Communistes, et en particulier pour avoir laisse
publier ses poemes dans la revue Commune, qu'Eluard se trouva
dcfinitivement brouille avec Breton. 21 Mais, selon Claude Roy, c'est
seulement en 1942 qu'il aurait officiellement adhere au PCF.22
L'occupation allemande et la Resistance, on l'a deja note, appor-
terent a Eluard l'occasion d'une celebrite qui depassa les frontieres
de la langue fran9aise, et qu'il n'eüt peut-etre pas connue en des
circonstances plus ordinaires. On peut diviser ces annees en deux
epoques, dont la premiere se termine ä la publication, en avril 1942,
de Poisie et Verite 42, et dont la seconde comprend toute l'activite
clandestine d'Eluard. Son röle dans la Resistance, outre la com-
position et la publication de ses propres poemes, comprend aussi
plusieurs articles parus dans les Lettres frangaises, et surtout la
preparation des anthologies L'Honneur des poetes et Europe.
C'est sans doute de cette periode, oü domine l'ceuvre «de circon-
stance», que datent ses poemes les plus celebres, tels que Liberie,
Couvre-feu o u Courage. I I faut toujours savoir y reconnaitre une
Periode de transition, sinon, comme l'ecrit L. Parrot, de «renou-
vellement total» de la poetique d'Eluard. Les recherches commen-
c e s ä l'occasion de Quelques-uns des mots se poursuivent. Parrot
ne manque pas de rapporter que, pendant les loisirs des cantonne-
ments que lui menageait la «dröle de guerre», Eluard lisait les
poetes de la Renaissance puis, entraine par la debacle dans le Tarn,
non loin de ce Perigord oü Louis Aragon formulait sa Leqon de R%M-
rac, y composait Blason des fleurs et des fruits, ce curieux exercice
de reconciliation entre un genre ancien et une technique encore sur-
r6aliste.23 Et tandis qu'il approfondit sa connaissance de la tradition
poetique fran9aise — connaissance qui portera pour fruits plusieurs
21
Breton, Entretiens (Paris, NRF, 1952), p. 191.
22
La date exacte reste vague: d'autrea disent au debut de 1943. Voir le
discours de Jacques Duclos et l'article de Pierre Villon dans Europe, juillet-
aoüt 1953.
*3 Parrot, op. cit., p. 70.
INTRODUCTION 17
anthologies — Eluard se voit amene, en ces temps d'epreuves et
d'action, ä remettre en question le role meme de la poesie dans les
affaires humaines, pour en arriver a l'affirmation d'une poesie utile
et v^ridique:
Je dis ce que je vois
Ce que je sais
Ce qui est vrai. (RVA)
La Liberation trouva Eluard en pleine possession de son metier
de poete et de see verites humaines et politiques, comme en temoigne
la riche production des annees 1944-1946. Mais cet equilibre fut
brutalement rompu, le 28 novembre 1946, par la mort subite de
Nusch, alors qu'Eluard se trouvait en voyage. Une periode assez
obscure commenga alors, qui ne devait etre quelque peu £clair£e
qu'en 1948, par les Poemes politiques, tant par le texte meme que
par la Preface d'Aragon. II est dans ce volume donne ä entendre
qu'Eluard s'abandonna totalement a son deuil, jusqu'ä contempler
le suicide peut-etre, et en tout cas se derober aux devoirs de ses
amities et de ses convictions.24 On sait d'autre part, et toujours de
son propre aveu, qu'il ceda ä la tentation d'un anonymat relatif,
celui que pouvait lui procurer le pseudonyme de Didier Desroches,
et ainsi «accepta le dösespoir».23
La sollicitude de ses amis communistes, notamment Picasso et
Aragon, une rencontre amoureuse («Et, par l'entremise des sens,
peu ä peu renaissait la solidarity . . .», Poemes politiques, p. 25)
l'aiderent ä sortir de son deseBpoir. 2 6 Eluard se remit, non seulement
a ecrire, mais a, militer activement. En 1949, Une Leym de Morale
(Paris, NRF) r6unissait le bilan de ses epreuves personnelles et les
poemes qu'il rapportait d'un voyage chez les insurges communistes
grecs. Pendant cette meme annee Eluard produisit egalement cinq
emissions radiophoniques reunies plus tard sous le titre Les Sentiers
et les routes de la poisie (Paris, NRF, 1952), qui reprenaient beau-
coup des textes d£ja parus dans Donner ä voir (1939) et dans Pofaie
involontaire et poisie intentionnelle (1942). Enfin, c'est encore en
1949 que, delegue au Congres pour la Paix ä Mexico, il y rencontra
la militante qui allait etre sa troisieme femme, Dominique.
24
Louie Aragon, L'Homme communiete II (Paris, Gallimard, 1953); p. 66:
«Nusch morte, Paul avait voulu mourir».
Le Dur Disir de Durer; Le Temps deborde (Paris, Seghers, 1962), note
p. 46. Cf. Aragon, Journal d'une Poesie Nationale (Lyon, 1954), pp. 13-14.
16
Voir: Deeaunes, op. cit., pp. 89 et 92.
18 INTRODUCTION

II semble que, pendant ses dernieres annees, Eluard ait connu


un bonheur domestique assez grand pour lui inspirer les poemes
d'amour et de confiance du PMnix (GLM, 1951). Ces annees virent
ausBi un travail considerable de r66dition, qui temoigne d'un souci
de mise au point de l'ceuvre total: dejä, en 1948, Eluard avait
publie chez Mermod, ä Lausanne, ses Premiers poemes (1913-1921);
en 1951, il reunit sous le titre La Jarre peut-elle etre plus belle que
l'eau (NRF) les plus importants de ses recueils surrealistes, et pre-
para, pour la maison d'edition communiste Les Editeurs Fran9ais
Reunis, une selection de ses poemes politiques, Poemes pour torn,
qui cependant ne parut que plus d'un mois apres sa mort, survenue
le 18 novembre 1952.27
Paul Eluard semble avoir laisse peu d'ecrits posthumes: peu
d'inedits ont vu le jour, et de ceux-ci, parus en revue ou en appen-
dice des Lettres de jeunesse et dansLe Poete et son ombre, la plupart
sont des variantes ou des ebauches de textes par ailleurs acheves.
Poisie ininterrompue II, qui porte l'acheve d'imprimer du 11 fevrier
1953, reunit les poemes de l'ete 1952. Le ton en est gen^ralement
douloureux, voire meme funebre, et reflete peut-etre le pressenti-
ment qu'Eluard, dejä malade, pouvait avoir de sa mort prochaine,
en meme temps que les graves difficultes ou se trouvait le PCF cette
annee-la.

Teiles furent, dans la mesure ou les faits attestes permettent de les


r&umer, la vie et la carriere de Paul Eluard. Les commentateurs
les plus impartiaux, tels que Leon-Gabriel Gros, Pierre Emmanuel
et Raymond Jean, s'accordent ä y reconnaitre une continuity qui,
si eile s'exprima ä diverses öpoques sous des doctrines differentes,
ne put etre obliteree ni par les crises sentimentales, ni par les jeux
litteraires. Mais dans son ensemble, l'opinion de la critique se divise
lorsqu'il est question de la valeur a accorder aux differentes phases
de l'oeuvre. Sur ce point, les positions des commentateurs selon
leurs affiliations ne sauraient surprendre: pour les critiques de
tendance communiste, la periode surrealiste n'etait qu'une pre-
figuration de la reussite que representent pour eux les dix dernieres
annees de la vie d'Eluard, c'est-ä-dire Celles de son appartenance
formelle au Parti. Dans sa Preface aux Poemes politiques, Aragon
ecrivait:
27
Le titre posthume serait dü k Aragon. Voir L'Homme communiste II,
p. 141.
INTRODUCTION 19
. . . l'homme presque enfant qui ecrivait Le Devoir et VInquiÜude, les
Poimes pour la Paix il y a trente ans, devait avaler la fameuse gorg^e
de poison d'Arthur, et faire cette 0cole buissonniere de son temps, par
toutes les tentations des t&iebres, pour en sortir le pofete de Guernica,
de Liberie, de Couvre-feu . . . (p. 8)

Le choix des titres cites est impitoyable, par les exclusions qu'il
implique: ä «l'ecole buissonniere», il faut rendre Capüale de la dou-
leur, La Rose publique, Les Yeux fertiles, Les Dessous d'une vie et
bien d'autres titres assez prestigieux de la bibliographie öluardienne.
Mais cette phrase d'Aragon sert aussi ä placer le mythe d'Eluard
dans l'hagiographie communiste. L'allusion ici est claire: comme
Rimbaud, Eluard «a passe par le laboratoire de l'Alchimie du Verbe.
Cela est dejä pour lui une vieille histoire, une histoire surmon-
tee . . . » Et le lecteur est invite & conclure qu'ä l'encontre du poöte
des Illuminations, celui de Strasbourg Xleme Congres a su d^passer
les deräglements de sa jeunesse. Notons simplement en passant qu'il
y eut vingt ans entre les Poemes pour la Paix et Guernica, et que
cela fait, dans les «tentations des tenebres», une bien pers6v6rante
jeunesse. Dans la meme Preface, Aragon compare — toujours &
l'avantage de son camarade — 1' «enfer metaphysique» de Rimbaud
ä l'enfer «reel» d'Eluard, celui qu'il connut ä la mort de Nusch.
Et le prefacier, faisant appel ä Orphee et a Blake, laisse entendre
qu'Eluard ne dut qu'ä sa foi politique de triompher de ses epreuves:

. . . le mariage du cie] et de l'enfer a un nom moderne: politique, le


mot grec qu'Orphee n'a pas su dire aux M&iades, l'injure qui meurt
aux levres des poetes du passe, la solution commune au drame d'un
homme et de tous . . . le troisieme terme ou se rdsout la contra-
diction . . . (p. 10)

Ailleurs, Aragon declare nettement sa preference — et les raisons


de cette preference — pour les poemes des dix derniferes ann^es
d'Eluard:
. . . au contraire de ce qu'avancent certains critiques, ce sont ä mes
yeux ces poemes-lä, ces vers-lä, tout etincelants d'idees, et d'idees
communi&tes, qui sont les plus beaux vers d'Eluard.28

De meme, dans la postface ä l'edition de 1961 du Paul Eluard


de la collection «Poetes d'Aujourd'hui» (Seghers), Jean Marcenac
reprend les comparaisons — toutes a l'avantage d'Eluard, cela va

18
Ibid., p. 122.
20 INTRODUCTION

sans dire — avec Orphee, Robinson Crusoe et Rimbaud, et rac-


corde ä 1'histoire morale du poete sa reconquete du bonheur dome-
stique, telle que la raconte Le Phenix (1951). Du poeme La Mort
VAmour la Vie, Marcenac ecrit:
II est la rdponse definitive 4 ceux qui voudraient choisir, trier, dans
Eluard, et qui dejä, avec leurs dents de chiens, essayent d'arracher
έ, cette oeuvre quelque morceau pour satisfaire ä la fois leur goüt
de la po6sie et leur crainte des hommes en marche... (p. 237)
Selon done la critique communiste, on voit que la vie et l'oeuvre
d'Eluard forment un parfait exemple de progres dialectique, au
cours duquel le heros, ayant d&s sa jeunesse conquis la verite, est
amene a la reconquerir ä travers des epreuves de plus en plus
difficiles ä surmonter: celle de l'erreur d'abord (Surr6alisme), puis
celles du danger physique (la Resistance) et de la mort de l'aimde.
Progres exemplaire qui n'est pas sans rappeler certains mythes et
certaines allegories: non seulement la legende d'Orphee, mais toute
les «descentes aux Enfers», tant paiennes que chretiennes, et toutes
celles qui montrent un heros abuse par de vaines apparences, puis
desabuse, tel Perceval.
Mais il est bien entendu que, dans une ere ού la foi n'est pas uni-
verselle, ce qui constitue pour certains les «tentations des t6n0bres»
peut bien etre la verite reveiee d'un autre. Aux antipodes des cri-
tiques marxistes, Andre Breton dedarait ä New York, en 1941,
qu'Eluard etait un des cas «les plus marquants en matiere de faillite
personnelle». Plus tard, Breton laissait entendre que, de toute
fa9on, eon ex-ami ne s'etait vraiment jamais accommode du Sur-
realisme:
. . . le Surrdalisme le bridait, limitait son besoin d'expansion. Je n'en
ötais pas k decouvrir qu'il supportait mal les prohibitions que le Sur-
realisme avait edictees sur le plan littöraire et autres . . ,29
Cependant, lorsque les amis politiques d'Eluard s'elevent contre
«ceux qui voudraient choisir, trier ...i>, e'est peut-etre moins au
cercle restreint des Surrealistes qu'ils en ont, qu'a, la critique a large
audience des journaux, des manuels et des anthologies; car cette
critique «bourgeoise» preföre toujours, plus ou moins, l'Eluard
d'avant 1946. II suffit de feuilleter les anthologies pour se rendre
compte que la plupart des selections d'Eluard, avec les exceptions
'•Breton, EntrePiens, p. 192.
INTRODUCTION 21
de 1'inevitable Liberti et, a l'occasion, de quelques autres pofemes
de la Resistance, datent d'avant 1942. Quant aux jugements, on
peut citer d'abord celui de Pierre de Boisdeffre, exprime dans un
livre qui, par sa nature meme, atteint un public acad^mique des
plus vastes. Selon cet auteur, apres 1944,
. . . Eluard devait perdre une part de ce qui fit son charme et son secret.
Faite pour le silence, une solitude partag^e, l'espace interieur, le corps
profond des choses et leur face nocturne, cette voix, mal prepare ä
chanter les produits stereotypes du bonheur collectif, s'essoufle vite
sur l'Agora. Au lieu d'epouser le corps vivant des choses, eile s'est
mise k les önumerer . . . 3 0

D'autres critiques expriment avec moins de managements leur


hostilite envers les convictions politiques du poete. Ainsi Pierre
Brodin:

Eluard . . . publie des Poemes politiques (1948), proclame son attache-


ment aux democraties populaires, et semble, du dehors, le poete
«engage» par excellence. II est vrai qu'il a compost aussi, pendant la
meme periode, son poeme le plus long, Poesie ininterrompue (1946),
qui est peut-etre son chef-d'oeuvre, et oü on ne trouve pas grand-
chose de communiste . . . 31

Robert Poulet, apres s'etre copieusement defendu de laiseer ses


opinions anti-communistes influer sur ses jugements litteraires,
ecrit:

Ceci dit, me voici fort k 1'aise pour ajouter que je ne crois pas du tout
au «genie incomparable» d'Eluard . . . Sa conception de la poesie
discursive, brouillee par les images et soutenue mollement par un
rythme interieur, me parait pauvre et faible.32

Le meme critique oppose ensuite le «lyrisme fonde sur la pensee»


d'Eluard au «lyrisme fonde sur les mots» de Baudelaire, Rimbaud
et Apollinaire, et, s'appuyant sur des passages de Ροέβϊβ ininter-
rompue retranches de leur contexte id0ologique, declare qu'on y
entend «la voix d'un eiegiaque ä l'ancienne mode».
II est facile de constater que ces jugements, de meme que les
panegyriques communistes, sont bases sur des attitudes politiques
80 Pierre de Boisdeffre, Histoire vivante de la littirature d'aujourd'hui, 1939-
1961 (Paris, Librairie Academique Perrin, 1962), p. 86.
S 1 Pierre Brodin, Prdsence contemporainee (Paris, Debresse, 1957), tome Π ,
p. 264.
32 Robert Poulet, La Lanterne magique (Paris, Debresse, 1956), pp. 131-134.
22 INTRODUCTION

qui en dictent les termes, et non pas sur l'etude objective d'une
oeuvre poetique. S'il faut rejeter les images d'Epinal par trop sim-
plistes des auteurs marxistes, du moins doit-on reconnaitre que
leurs conclusions sur Eluard sont les consequences logiques d'une
doctrine. Aragon et Marcenac sont enfermes sans doute dans un
parti pris qui les amene a ne voir dans le texte que la destinee
exemplaire du militant; du moins n'avancent-ils guere d'inexacti-
tudes quant k ce texte meme.Tandis que la critique «bourgeoise»,
qui se veut libre d'esprit et objective, en fourmille. II est en effet
assez leger de faire entendre, comme P. de BoisdefEre, que remune-
ration en tant que precede poetique appartient exclusivement ä la
derniere periode de l'oeuvre d'Eluard. Les insinuations de P. Brodin
sur la sincerite du poete sont fort mal illustrees par la citation du
titre de Podsie ininterrompue, ou l'on trouve au contraire beaucoup
«de communiste». On sait d'ailleurs l'abime qui separe Poesie inin-
terrompue des Poeme politiques: il est done faux de mettre ces deux
recueils ä l'actif de «la meme periode».
II se trouve certes des critiques dont les opinions ne dependent
pas d'une humeur politique, et qui n'eprouvent pas le besoin d'ex-
cuser telle ou telle epoque de la carri^re d'Eluard. Mais, meme chez
eux, des jugements que l'on soup9onne parfois d'etre tres justes
manquent de charpente reellement critique. C'est ainsi que L.-G.
Gros, Gaetan Picon et Rene Nelli ont tous trois souligne la conti-
nuity de l'oeuvre poetique d'Eluard et parle du concept de «voix»
comme element unificateur de sa poesie. Mais aueun de ces critiques
n'a jusqu'ici montre les particularites lexicales, syntaxiques, proso-
diques ou rhetoriques qui donnent ä cette «voix» son timbre unique,
et font par consequence l'importance d'Eluard dans la poesie fran-
9aise contemporaine. De meme Jean Laude nous dit que la poesie
d'Eluard «. . . se developpe sur une ligne mais obeit moins k une
logique exterieure (un souci de composition) qu'ä une ndcessite
interne de relier ä chacune de ses phrases toutes les precedentes».33
Cette conception ä la fois spatiale et psychologique est des plus
interessantes, mais la encore, ce qui, dans l'etude du texte, l'a
amenee, n'est pas livre au lecteur.
En resume, on peut dire que, si l'importance de la poesie d'Eluard
est genöralement reconnue, les traits de langage et de pensee qui

33
Jean Laude, «Notes sur la poesie de Paul Eluard», Cahiers du Sitd, juin
1955, p. 106.
INTRODUCTION 23
sont particuliers ä sa poetique, qui en constituent en quelque sorte
l'identite, n'ont jamais ete Studies dans leurs rapports mutuels, bien
que quelques aspects de ces elements aient ete l'objet de plusieurs
etudes (voir notre bibliographie).

Notre objet sera done de mettre en lumiere les elements lee plus
importants — aussi bien techniques que psychiques — de la poe-
tique d'Eluard, en prenant pour champ d'analyse une portion de
son oeuvre qui se trouve etre en meme temps une somme de son
langage poetique arrive ä maturite, et le lieu ou se rencontrent les
termes du debat present dans toute sa poesie. Ce debat est celui que
reflete, depuis la fin de la guerre, la division profonde de l'opinion
critique sur le cas Eluard; et e'est, au fond, l'ancienne querelle entre
Art et Morale, soit ici entre la liberte pour le poete de se laisser
entrainer par les exigences de la recherche verbale ä des impasses
ou il doit abdiquer sa responsabilite sociale, et les imperatifs d'une
doctrine qui veut subordonner toute activite de l'esprit a la dialec-
tique du progres de l'humanite. Sous son aspect le plus aigu, cette
querelle est celle qui separa Eluard et Breton.
II n'entre sans doute pas dans le cadre de cette etude de trancher
dans une controverse personnelle ou il est entre d'une part trop de
necessites ideologiques, et d'autre part des animosites d'autant
plus virulentes qu'elles suivirent la rupture d'etroites amities. Mais
il faut situer aussi objectivement que possible un conflit qui non
seulement se trouve partout dans l'oeuvre d'Eluard, mais encore
forme l'argument de Poesie ininterrompue. L'analyse prochaine de
ce poeme montrera qu'en 1945, Eluard jugeait s^verement les annee
de sa vie ou il avait suivi Breton, celles memes auxquelles Aragon
appliquait le terme d' «ecole buissonniere». A cet egard, le titre de
Cours naturel, dont la parution coincide ä peu pr&s avec la rupture
entre Eluard et les Surrealistes, peut etre interpröte comme une
revendication de l'auteur ä trouver sa propre voie, son cours ayant
ete detourne, depuis les Poemes pour la Paix, et en quelque sorte
artificiellement canalise par le Surrealisme. C'est d'ailleurs dans ce
volume que se trouve le poeme La Victoire de Ouernica salue par
Aragon. Cependant, Eluard ne condamne pas les oeuvres de cette
Periode au point de les supprimer, ainsi qu'en temoigne la reedition,
dans La Jarre peut-elle etre aussi belle que I'eau ? (1951) de ses princi-
paux recueils surrealistes. Ce titre est aussi significatif que celui de
Cours naturel: il semble qu'il represente une proclamation de
24 INTRODUCTION

l'unite de l'oeuvre. Dejä, en 1949, la phrase apparaissait dans la


Preface a Une Leqon de morale:

La jarre peut-elle etre plus belle que l'eau, l'aim^e que l'amant, la
veine que le sang ? Imagine-t-on la terre et le ciel divorces ? Se figure-t-on
une main sans doigts, une äme sans corps, une aube sans lumiere, une
conscience sans but? (p. 11)

A l'interieur de la jarre surrealiste, Eluard revendique done la


permanence d'une eau dont le cours naturel traverserait toute sa
poesie. Et un examen de sa poetique doit avoir pour but de juger
du bien-fondd de cette revendication. C'est en effet dans les projets
annonces par le poete lui-meme que cette etude trouvera ses en-
tires d'analyse. D'autres moyens d'approcher l'oeuvre sont sans
doute possibles, mais ä l'usage se revelent incommodes ou incom-
plete. On a pu constater, par exemple, que la biographie d'Eluard
est encore trop confuse, trop criblee de lacunes et d'interpretations
contradictoires, pour fournir ä sa poesie une suite coherente de
references. Manquent egalement les points de reference meta-
physiques: on sait qu'Eluard avait rejete la religion, et par con-
sequent, s'il arrive que certains de ses symboles coincident avec des
symboles religieux, ils sont tres loin de former le systeme qui, chez
un poete chretien, serait l'armature d'une poetique. Quant aux
sources, leur etude donnerait, assez paradoxalement, des r^sultats
trop riches pour etre utiles. Les anthologies preparees par Eluard
(Le Meilleur choix de poemes est celui que Von fait pour soi, 1947, au
Sagittaire; Premiere Anthologie vivante de la PoSsie du Passe,
Seghers, 1951) et le recueil de citations commentees Premieres vues
anciennes (in Donner ä voir), livreraient sans doute un grand
nombre d'indices sur ses preferences et sur les influences aux-
quelles il fut soumis. De son cöte, L. Parrot a souligne quelques-unes
des influences les plus imm^diates, parce que contemporaines de
l'adolescence du poete:

Des unanimistes, dont l'attitude envers le symbolisme finissant devait


etre des plus salutaires, Paul Eluard allait peut-etre apprendre la
gravity, l'emploi des mots simples compris par tous; de leurs adver-
saires (les cubistes), il devait sans doute tenir le goüt de l'insolite, de
la surprise, le lyrisme, l'esprit d'invention.34

34
Parrot, op. ext., p. 26.
INTRODUCTION 25

On remarquera que cette opinion d'un commentateur scrupu-


leusement serieux est loin d'etre cat^gorique. Si Ton peut en effet
constater d'une part des analogies entre la poesie d'Eluard et celle
du groupe de Creteil, et relever d'autre part des affinit6s entre
Poiaie ininterrompue et le «poeme-conversation» d'Apollinaire, un
examen serre des textes montre vite que ces apparentements ne
sont que peut-etre, et de loin en loin, des filiations directes, et qu'ä
ces «sources» s'en melent trop d'autres pour qu'on puisse decider
quelle est la principale. De plus, les «precurseurs» dont Eluard se
reclame si souvent — on peut citer pele-mele Baudelaire, Whitman,
Rimbaud, Nerval, Lautreamont, etc. — ne sont-ils pas ceux de
toute une generation?
Plus feconde serait probablement une etude des Stroits rapports
entre la poesie d'Eluard et les autres arts, en meme temps que de
ses amities avec un grand nombre de peintres: Ernst, Picabia,
Chirico, Masson, Arp, Magritte et, bien entendu, Picasso. II faut
noter aussi que, seul de tous les Surrealistes, Eluard eut des rapports
suivis avec les musiciens, en particulier Francis Poulenc, qui mit
en musique un assez grand nombre de ses poemes.35 L'examen de ces
rapports pourrait etre fecond, car, dans cette generation du moins,
ils sont assez particuliers a Eluard pour etre significatifs. Mais il va
sans dire qu'une telle entreprise demanderait des connaissances sur
la peinture et la musique, bien au-dela de notre competence.
Par bonheur, l'oeuvre publiee d'Eluard comporte un assez grand
nombre de declarations d'intentions, et pour ainsi dire de medita-
tions sur elle-meme, pour qu'on puisse en degager les principes
directeurs et les techniques de son pro jet. Le succes de ces tech-
niques, et la fidelite avec laquelle elles sont utilises d'une maniere
coherente, sont les seuls criteres objectifs qui permettent en meme
temps de definir l'identite du langage poetique d'Eluard, et d'en
juger la valeur esthetique. Mais une identite stylistique ne suffit pas
a justifier l'importance d'une ceuvre poetique: encore faut-il que
cette identite — en elle-meme une reussite du langage — serve
d'une maniere efficace ä exprimer les themes qui forment les prin-
cipes directeurs, et en quelque sorte la verite particuliere a l'oeuvre.
C'est done en confrontant le projet annonce par le poete, et la
pratique de sa poesie, que l'on arrivera ä definir les termes de sa

35
Voir: Jose Bruyr, «Le Poöte et son Musicien», Europe, novembre-de-
cembre 1962, pp. 246-251.
26 INTRODUCTION

poötique et ä en evaluer le degre de reussite. Cette methode sera


appliquee principalement au texte de Poisie ininterrompue, dont
un chapitre prochain demontrera qu'il constitue le champ d'analyse
le mieux approprie ä notre dessein. II va sans dire qu'un grand
nombre de recoupements et de confrontations seront necessaires,
entre ce poeme et le reste de l'oeuvre d'Eluard, dont il resume le
langage et les themes, et jusqu'au conflit entre ces deux pöles.
Les themes principaux de la poesie d'Eluard se trouvent en efiet
comme resorbes dans la Preface ä TJne Lecon de morale, oü le po&te
declare: «Je me suis voulu moraliste.» Un examen de ces themes et
des concepts qui les etoffent permettra de definir ce qui constitue
la preoccupation morale d'Eluard. Mais on peut dejä constater,
dans cette Preface, qu'elle se cristallise en une dialectique:

Combien de fois ai-je change l'ordre de ces poemes, remis au bien ce


qui ötait au mal, et inversement. Le jour suivait-il la nuit ou la nuit
le jour . . . Une voix sentencieuse me dicte desormais qu'ä partir du
chagrin le bonheur demeure un postulat, mais le pessimisme un vice . . .
(pp. 9 - 1 0 )
Une Legon de morale fut publik en 1949, mais ne forme que l'expres-
sion la plus explicite, et, comme l'ecrit J. Laude, «la plus formaliste»
d'un debat depuis longtemps present dans l'oeuvre d'Eluard, debat
qui remet en question la valeur de la poesie elle-meme, ainsi qu'on
peut le voir dans les deux Critiques de la po6sie et dans Poisie ininter-
rompue. Pour repondre en effet aux exigences de cette «morale», le
poete doit, ainsi qu'il en exprima plusieurs fois la volonte, tout dire:
c'est ce «grand souci» qui preside ä la recherche verbale de Quel-
ques-uns des mots qui jusqu'ici m'etaient mysterieusement interdits
(1938), et qu'il reit^re en 1950 dans le titre du volume Pouvoir tout
dire, comme dans celui du poeme Tout dire: «Le tout est de tout
dire et je manque de mots . . .» Or, pour «pouvoir tout dire», il est
evident que le poete doit etre ä meme d'utiliser pleinement tous les
moyens qu'il lui est humainement possible d'extraire de la langue.
Le caractere experimental de plusieurs periodes de la poesie d'Elu-
ard, la continuite de sa recherche verbale, et la diversite ainsi que
la souplesse de beaucoup de ses techniques, suggerent l'effort du
poete vers un langage universellement valable, qui lui permette,
selon l'expression de Rene Nelli, «d'ajouter le ton de sa voix k
toutes les voix du monde».36
36
Rene Nelli, Poesie ouverte et poesie jermie (Cahiers du Sud, 1947), p. 129.
INTRODUCTION 27

Un tel effort, qui tend en outre ä rechercher, dans une seule et


meme expression, l'union etroite du sensible et de l'abstrait, de la
perception et de l'intellection, peut etre considere comme une ambi-
tion vou£e a l'echec, de par la perfection meme de son objet. II ne
nous appartient pas de decider si ce langage ä la fois total et totale-
ment apprehensible est a la portee des poetes ou non: il nous suffit
de savoir qu'il est concevable, et peut done constituer un projet.
On admettra comme hypothese que ce projet est celui d'Eluard,
et le critere de jugement qui doit soutenir la discussion sera done
le degre de perseverance et d'ingeniosite avec lequel le poete pour-
suit son projet.
On pourra constater que Poesie ininterrompue, non seulement
recense les themes et les techniques jusque la epars dans l'oeuvre,
mais rdussit encore ä mettre en pratique certains principes — tout
particulierement ceux qui concernent l'image poetique — que
n'illustraient auparavant que des exemples fragmentaires. D'autre
part, ce meme poeme est le lieu ou l'on trouve pour la premiere fois
l'application massive d'un element etroitement lie ä la volonte
moralisante d'Eluard: la methode dialectique. Cette methode, et
la simplification qu'elle suppose ä un dualisme purement discursif,
ne manque pas d'entrer en conflit avec la diversite d'invention
n6cessaire au projet de «tout dire». II faudra done, en conclusion,
examiner dans quelle mesure cette diversite, et la souplesse d'ex-
pression qui caractörise la poetique d'Eluard, resistent au conflit,
du moins jusqu'a Poisie ininterrompue. Ainsi pourra-t-on faire en
quelque sorte le bilan de ce poeme et de ce qui, dans le langage
eluardien, a ete sacrifie ou reconcilie avec les exigences de son
6thique.
I

POESIE ININTERROMPUE

La divergence fondamentale de l'opinion critique devant l'oeuvre


d'Eluard repond ä la polarite de l'oeuvre meme, qui se place sous
le double eigne de preoccupations verbales et d'un systeme ethique
des plus intransigeants. On a pu voir qu'ä l'un des extremes de
l'opinion, les survivants du Surrealisme regrettent la soumission
d'un brillant manipulateur de mots et d'images a la discipline
marxiste, et ä l'autre, les critiques communistes tendent ä louer en
Eluard le poete engagd, aux depens de l'ex-Surrealiste. Or, Eluard
lui-meme, en revendiquant l'unite de son oeuvre, a nettement signi-
fie que ces deux points de vue ont besoin d'etre plus nuances, et
que les deux tendances de sa poesie ne sont pas necessairement
incompatibles.
Un examen de l'oeuvre montre en effet que la poetique d'Eluard
est issue tout entiere de l'aisance avec laquelle il pouvait faire
accorder les mots, d'abord au niveau — en apparence simple, mais
subtilement complexe — des sonorites, puis a celui des images.
Arriv^ ä ce point, le po^te, suivant son d^sir de faire se repondre
tous les mots, resiste autant que possible a la tentation de l'image
isolee, et tente de faire du poeme un ensemble organique ou toutes
les formes sont mises en rapport pour constituer une seule longue
image. Le meme souci d'6tablir des «rapports eloignes» preside au
choix des concepts qui forment le sujet apparent de sa «longue
reflexion»; enfin, les concepts illustrent des themes humains qui
sont eux-memes regis par les preoccupations ethiques du poete. Or,
ces preoccupations remontent au debut de sa carriere, et n'ont
jamais et6 totalement absentee de son oeuvre. On peut done dire
que toute la poesie d'Eluard tend, ä travers les ann^es, ä faire
accorder aussi totalement que possible ses deux constantes les plus
anciennes: talent verbal pur et souci moral, et que e'est precisement
la resolution de cet effort qui constitue, chez Eluard, la poetique.
"POESIE ININTERROMPUE" 29
Avant d'entreprendre l'examen de ces constantes de la poetique
d'Eluard, l'hypothese que nous avantjons demande une presenta-
tion du poeme oü cette poetique se trouve appliquee avec le plus
de succes, et de la fa$on la plus soutenue. S'il est en effet possible
de degager, de l'oeuvre total d'un poete, un systeme coherent et
meme une theorie de la poesie, il faut reconnaitre que ce systeme,
cette theorie ne s'appliquent le plus souvent que d'une mani^re frag-
mentaire dans la reality visible de ses poemes. Meme les traits les
plus personnellement caracteristiques d'un ecrivain peuvent trouver
leur dementi quelque part dans son oeuvre, et la critique des dis-
semblances peut avoir un champ aussi large que celle des ressem-
blances.
Eluard ne fait pas exception ä cette regle generale. Mais le critique
a le singulier bonheur de trouver chez lui, sous le titre de PoSsie
ininterrompue, une tentative de synthese qui est aussi une medita-
tion sur la carriere du poete et sa situation a l'apogee de cette car-
ri£re. Historiquement, sa composition represente un moment ex-
ceptionnel: Le volume Poisie ininterrompue porte l'acheve d'im-
primer du 3 janvier 1946. II contient, en plus du poeme du mßme
titre, Morality du Sommeil, Le Travail du Poete (d£die ä Guillevic),
Le Travail du Peintre (a Picasso), A I'Echelle animate et L'Age de la
Vie (a Rene Char). Le poeme initial avait paru dans la revue Fon-
taine, en deux livraisons, avant sa publication en volume chez
Gallimard. Le numero d'octobre 1945 comprenait les vers 1 ä 278
(de «Nue efEacee ensommeillee . . . » ä «Plus clair qu'en plein
soleil. . .»). En decembre de la meme annee, sous le titre Je n'ai
pas de regrets/PoSsie ininterrompue I I , parut la seconde partie du
ροέπιβ, de «Je n'ai pas de regrets . . . » a sa conclusion.1 Cette
deuxieme livraison portait l'epigraphe de Tristan Tzara que l'on
retrouve en tete du volume de janvier 1946. D'autre part, Moralite
du Sommeil avait dejä ete l'objet de deux publications, la premiere
en plaquette (avril 1941, A l'Aiguille aimantee, ornee de deux des-
sins de Rene Magritte), la seconde dans Le Livre Ouvert II (Editions
des Cahiers d'Art, 1942). A I'Echelle animate parut egalement dans
Fontaine, en avril 1945. Rappelons que c'est aussi de 1945 que
datent les publications suivantes: En Avril 1944, Paris respirait
encore (illustre par Jean Hugo, Galerie Charpentier), A Pablo

1
I I ne faut pas confondre ce sous-titre avec le titre du recueil posthume
Poisie ininterrompue II (Paris, Gallimard, 1953).
30 "POESIE ININTERROMPUE"

Picasso (Ed. des Trois Collines), Lingeres L4geres (Seghers), Une


Longue Reflexion Amoureuse (Ed. Ides et Calendes, Neuchätel) et
Doubles d'Ombres (NRF). Pendant la meme annee, Eluard a dü
preparer les renditions de PoSsie et Viriti 1942, Au Rendez-vous
allemand, et des Malheurs des Immorteis, ce dernier volume d'abord
publie, en collaboration avec le peintre Max Ernst, en 1922.
C'est peu avant d'entreprendre une serie de voyages en Grece, en
Yougoslavie, en Pologne, en Tchecoslovaquie et en Italie, nous dit
L. Parrot, qu'Eluard commen$a la composition de Podsie ininter-
rompue.2 Selon le meme biographe, c'est entre deux voyages, pen-
dant l'ete de 1945, que le poeme fut acheve. L'activite du poöte,
on le voit, etait done a cette epoque aussi intense que vari^e, et un
examen rapide de sa vie avant et apres la parution de Podsie ininter-
rompue montre que 1'annee 1945 represente la conclusion d'une
longue periode de recherches et d'instabilite, en meme temps que
la derni^re annee complete de sa vie avec Nusch.
Poesie ininterrompue se place done ä une epoque tres pleine et
lieureuse de la vie d'Eluard. L'auteur de Liberie voyait alors son
pays delivre, son nom acclame non seulement dans toute la France,
mais encore dans toute l'Europe liberee, et les espoirs de son parti
plus pres que jamais de se realiser. II se retrouvait enfin libre de
publier ä decouvert et, apres des annees de lutte et de doutes qui
remontaient jusqu'ä l'avant-guerre, libre aussi de jouir de ses ami-
ties et de son bonheur intime. On sait deja combien cette epoque fut
breve: ce fut tout au plus un point d'equilibre dans sa vie. En est-il
de meme du pofeme dans l'ensemble de l'oeuvre ? Un commentateur
aussi proche d' Eluard que l'etait Louis Parrot a pu ecrire que
Poesie ininterrompue est «une somme poetique». Et il ajoute: «C'est
ä la fois le rösum6 et le survol de toute une ceuvre.»3 Ce jugement
ne peut evidemment pas etre definitif, car Parrot, mort avant
Eluard, ne put connaitre l'oeuvre entiere. Ceux qui eussent ete ä
meme de le rectifier au besoin ne l'ont cependant pas fait, et depuis,
des etudes qui ont eu le benefice de tout le reeul n^cessaire sont
venues le confirmer. Tel par exemple l'article de Rolland Pierre, oü
il ecrit: « . . . au moment oü Eluard affronte les problemes humains,
politiques, 'la verite pratique', lorsque sa poösie 'prend le maquis',
en 1942, il a a son actif la majeure partie des noms concrete et

2
Parrot, op. cit., p. 83.
3
Ibid.
"POISIE ININTERROMPUE" 31
4
abstraits qu'exige sa poesie militante engagöe.» Le critique fait
egaleraent remarquer que l'apport de mots nouveaux dans la poesie
d'Eluard, qui fut trfes grand de 1930 a 1942, va diminuant ensuite
jusqu'a la fin de sa vie. On peut en d&luire que le vocabulaire
d' Eluard etait relativement stabilise au moment de la composition
de Poesie ininterrompue, et, sans vouloir extrapoler plus que de
raison, on peut admettre qu'un vocabulaire stabilise est la marque
d'un ροέίβ en pleine possession de son art.
De tous les commentaires generaux concernant Poisie ininter-
rompue, ceux de Louis Aragon et de Michel Beaujour sont parti-
culierement riches. Aragon, dans ses Chroniques du Bel Canto
(Skira, 1947), salua le nouveau poeme ä sa chronique pour mars,
1946, comme «le plus important» d'Eluard, et en souligna ainsi la
signification au regard de l'art poetique de son ami:

Le fait meme d'aborder au lendemain de cette guerre-ci ce que les


peintres appelleraient la grande composition, ne peut guere etre pris
que comme le signe d'une difficulty resolue, que comme le passage ä,
une etape nouvelle de cette pens^e poetique . . . Abordant enfin la
grande composition, Paul Eluard renoue par le langage maitrise avec
la poesie de sa jeunesse, celle du Devoir et l'Inquietude comme celle
des Animaux et leurs Hommes . . . (pp. 49— 50)

Dans son Journal d'un Podsie nationale (1954), Aragon revient sur
l'importance de Poesie, ininterrompue, en ces termes:

Le titre meme du livre avait valeur de manifeste, Eluard estimait


que ce livre contenait son poeme le phis important, celui-ci qui est le
premier, et s'ouvre par une ligne de points, comme s'il etait la con-
tinuation de tout ce que le poete a prealablement ecrit ou pense,
comme s'il ne commen9ait pas, mais continuait, et de meme, par une
ligne de points . . . le poeme ne fait que semblant de s'achever, il se
poursuit, il devait se poursuivre (p. 13).

Dans sa «chronique» de 1946, Aragon se propose de «raconter»


Podsie ininterrompue, promesse qu'il est d'ailleurs loin de tenir, car
il s'agit dans son texte plus d'un commentaire que d'une analyse.
II faut cependant noter — et ceci aura son importance par rapport
ä l'analyse de Μ. Beaujour — qu'Aragon se reclame des quatrains
qui constituent l'entree de la voix masculine dans le poeme, pour

4
Rolland Pierre, «Le Vocabulaire de Paul Eluard», Europe, novembre-
decembre 1962, pp. 161-178.
32 ' 'POESIE ININTBRROMPX7E''

y voir la revelation «dans le couple envisage, (de) la perspective de


l'humanite entiere». Au sujet de la longue sequence en distiques qui
forme a peu pr&s le dernier tiers du poeme, et represente un mouve-
ment ascendant vers ce qu'il appelle «la morale de la poesie d'Elu-
ard», Aragon exhorte le lecteur ä comprendre Poesie ininterrompue
«comme si c'etait ecrit sur le journal», signifiant ainsi que les inci-
dents du poeme ne sont ni des fictions, ni des symboles, mais bien
plutot des references exactes aux evenements. Cette insistance sur
la realite de Poesie ininterrompue fait echo, a quatre ans de distance,
a la Preface de la plaquette Sur les pentes infdrieures (Paris, La
Peau de Chagrin, 1941), preface ού Jean Paulhan qualifiait les
poemes d'Eluard de «nouvelles», dont il soulignait la gravite.
L'Analyse de PoSsie ininterrompue, par Michel Beaujour, est
beaucoup plus complete, et constitue la seule etude de detail con-
sacree ä ce poeme.5 L'auteur ne manque pas de souligner l'impor-
tance du moment historique, et le fait qu'Eluard, en 1945, avait
pour la premiere fois le loisir — que les activity de la Resistance
ne lui avaient pas donne — de mediter sur sa propre «conversion»
au communisme militant. M. Beaujour parle de conversion «dans
le sens oü l'on parle de la conversion d'un chretien de longue date
qui se decide enfin a accorder ses paroles et ses actes avec la foi. . .»
Dans son interpretation preliminaire, il s'exprime ainsi:

Ce poeme a . . . pour theme esaentiel la conquete du temps productif,


et sa victoire sur l'eternite truquee . . .
(II est) 4 la fois auto-critique, rejet du passe, conquete de la verite,
et dans le meme mouvement. . . conquete de la verite du present,
conditionnee par celle de l'avenir, qui cesse d'etre eschatologique pour
devenir projet d'une lutte definie au sein du reel brisd.
Ce poeme est bien, et c'est ce qui saute aux yeux, un depassement
de l'amour du couple ä l'amour de tous, une mise en accusation de la
brutale force des choses, des elements negatifs du present; mais ce qui
importe, c'est l'organisation dialectique de ce depassement.

Selon Μ. Beaujour, l'element vraiment nouveau et important de


PoSsie ininterrompue est done l'usage de la methode dialectique.
C'est dans cet esprit sans doute qu'il ecrit aussi que «ce poeme
repond par les intentions, sinon par la forme, aux imperatifs du
realisme socialiste». Mais on peut se demander s'il n'y a pas iei un

5 Michel Beaujour, «Analyse de Poisie ininterrompue», loc. cit., pp. 74-87.


"POESIE ININTERROMPUE" 33
certain parti pris de la part du critique, car si l'on admet que le
poeme se plie aux exigences d'un systeme qui lui est externe, il reste
cependant peu concevable qu'on puisse en separer la «forme» et
les «intentions». M. Beaujour a vu tres justement l'&ement d'auto-
critique et de proces du passe qui se trouvent dans Po4sie ininter-
rompue. On peut en effet y voir, non seulement une critique de ce
passe, mais aussi une critique de la poesie meme: Eluard y d&ionce,
comme le fait remarquer M. Beaujour, «le caractere de jeu de la
poesie», la «pure delectation esthetique» qui ne saurait avoir pour
but «la verite pratique». Mais en fait, et ceci oblige ä rejeter une
coincidence historique trop exacte entre Poesie ininterrompue et la
«conversion» d'Eluard, ce proces de la poesie n'est pas le premier
en date dans l'oeuvre d'Eluard. Dans sa Critique de la po&sie de
1932 («C'est entendu je hais le regne des bourgeois . . .») il jetait un
brutal defi « . . . a la face de l'homme plus petit que nature/Qui
a tous mes poemes ne prefere pas cette Critique de la ροέβίβ». Dans
le poeme de 1944 qui porte le meme titre, Eluard s'interrogeait
amerement sur la valeur et l'efficacite de son art, en opposant, par
une m^thode dejä dialectique, des images edeniques:

Ville glacee d'angles semblables


Oü je reve de fruits en fleur
Du ciel entier et de la terre
Comme ä de vierges decouvertes
Dans un jeu qui η'en finit pas . . .

ä la reality concrete du malheur des hommes:


Decour a ete mis & mort.
Mais qui dit proces, ou critique, ne dit pas necessairement con-
damnation et rejet total. M. Beaujour a bien vu que la critique du
«couple poetique», par exemple, mene ce meme couple a son propre
«depassement»: l'amour, jusque-lä un peu egoiste et intemporel,
passe de la fonction d'obstacle au progres ä celle de point de depart
vers le progres humain. II en est de meme de la poesie: comme
l'amour, eile peut etre refuge ou evasion. Sous cet aspect, eile est
condamnee sans aucun doute. Mais dejä le projet d'Eluard ^tait
celui qu'il formula plus tard dans Une Le$on de Morale: « . . . re-
mettre au bien ce qui etait au mal». La poesie done, comme l'amour,
sera ici «remise au bien», et deviendra non plus evasion, mais arme
de combat. Or, quand M. Beaujour ecrit que les vers «Tous les mots
34 "POESIE i n i n t e r r o m p u e "

sont d'accord / La boue est caressante . . . » representent «l'illusion


de l'accord facile dee contraires au niveau de la jonglerie verbale»,
et qu'il laisse entendre que cette illusion est «ce qui est reni£ avec
le plus de force dans la premiere partie du pofeme», il veut faire
condamner definitivement par le poete un des Elements les plus
constants de sa po£tique.
II y aura lieu de revenir sur chacun des öl&nents mis en proems
dans Poesie ininterrompue, et d'examiner le bien-fonde de Inter-
pretation de Μ. Beaujour. Mais avant d'entreprendre une analyse
plus ddtaill^e, il faut offrir un schema structural de ce tr£s long
pofeme, qui puisse servir de lieu de reference au lecteur. Ce schema,
il faut l'admettre, est en grande partie arbitraire, et ne pretend pas
toujours representer des divisions thämatiques du pofeme. Les sec-
tions ici d&imitees sont dict^es tantot par un changement de
rythme, tantot par la substitution du sujet masculin au sujet femi-
nin, ou encore par la reprise d'un «refrain». Les chiffres romains
employes pour num^roter les sections de I a XV serviront, dans
la suite de cette etude, de points de reference, en premier lieu pour
l'analyse detaillee qui suit immediatement le schema.

SCHEMA DE POtiSIE ININTERROMPUE

I Nue effacee ensommeillee (vers 1)

Sommes-nous deux ou suis-je solitaire ( 31)


II Comme une femme solitaire ( 32)

Savoir vieillir savoir passer le temps (124)


III Savoir regner savoir durer savoir revivre (125)

Dans la force revee (153)


IV Hier e'est la jeunesse hier e'est la promesse (154)

Le regret d'etre au monde (279)


V Je n'ai pas de regrets (280)

A mer immense voile lourde (331)


"poissiE ININTEEKOMPXJE" 35

VI Et j'^cris pour marquer les annees et les jours (332)

De tout comme un soleil consentant au bonheur (421)


VII Mais il nous faut encore un peu (422)

Dans ce monde sans espoir (461)


VIII Si nous montions d'un degre (462)

II vaut encore mieux qu'ils croient (492)


IX Si nous montions d'un degre (493)

Rechauffes entretenus (509)


X Si nous montions d'un degre (510)

Sous les pieds d'un plus petit (527)


XI Si nous montions d'un degre (528)

II n'y a pas de dieu (545)


XII Si nous montions d'un degre (546)

Mon sang n'est qu'une raison (562)


XIII Si nous montions d'un degre (563)

Pour etre plus nombreux (592)


XIV Si nous montions d'un degre (593)

Des 6toiles minuscules (631)


XV Et nous montons (632)

A la vie (687)

ANALYSE DE POESIE ININTEBEOMPUE

Aragon se proposait, plus ou moins s^rieusement, de «raconter»


Poisie ininterrompue: c'etait dire que ce pofeme est narratif, et il
l'est sans doute, mais non pas k la maniere d'Hom&re ou de Vigny.
L'action relatee est interieure: c'est un progres de l'esprit, mais
36 "POESIE ININTERKOMPUE"

d£crit sans aucun recours ä l'allegorie, qui lui eut donne une geo-
graphie et des protagonistes sensibles a l'imagination. D'autre part,
les Episodes de la narration sont, du moins dans la premiere moitiö
du poöme, les repliques d'un dialogue, d'oü le poete a supprime tous
les elements connectifs conventionnels: seul en effet le genre des
adjectifs qui se rapportent au pronom «je», avertit le lecteur du fait
que la voix qui parle est feminine ou masculine. En certaines occur-
rences, meme cette indication fait defaut, et le lecteur doit com-
prendre a demi-mot. Ajoutons qu'il est d'autant plus difficile de
«raconter» Poisie ininterrompue, que les temps du verbe n'y cor-
respondent pas toujours ä la sequence conventionnelle: passe, pre-
sent, futur; en fait, le poete les utilise pour des fins tout autres que
narratives. On se trouve ainsi en presence d'un recit en partie dia-
logue entre deux personnes, reconnaissables seulement par inference,
et dont le discours n'est ni ponctue, ni presente par un narrateur;
ce recit ne se place ni dans un espace, ni dans un temps determines,
et ses peripeties sont fonctions d'abstractions et d'etats d'esprit,
plutot que d'action physique. Une analyse, dans ces conditions, doit
done comprendre une part d'interpretation, dont il serait vain de
vouloir se defendre. Certaines des interpretations qui suivent sont
immediatement verifiables; d'autres ne sont justiiiables que par une
lecture attentive du poeme dans son eontexte historique.

I
Cette section de trente vers est formee entierement d'adjectifs et
de participes au feminin singulier; eile decrit l'eveil de la femme
et aboutit ä la question

Sommes-nous deux ou suis-je solitaire,


vers isol0 qui est ä la fois conclusion, pause et preface a ce qui suit.
Le mode de composition singulier de ce passage sera examine en
detail dans un chapitre subsequent de cette etude.

II
Premier discours de la femme, qui se degage ici de son ambigmte
comme on sort du sommeil. Ce monologue est d'abord coupe de
parentheses («L'annee pourrait etre heureuse . . . Le poids des murs
ferme toutes les portes . . .») qui evoquent, tantöt un espoir, tantot
une oppression. Puis il proclame une aube sans equivoque:
"POESIE ininterromptje" 37
Le soleil nait sur la tranche d'un fruit
La lune nait au sommet de mes seine . . .

A partir de ce moment se succedent les images de lumiere («ordre


de la lumiere»), enchainees d'affirmations exaltant l'amour comme
une certitude acquise et süffisante:
La veritö c'est que j'aime

Je ne ferai pas de progres

La femme et son amour se suffisent:


Mon miroir est detache
De la grappe des miroirs
Je serai la premiere et la seule sans cesee

Je suis ma mere et mon e n f a n t . . .

Vers la fin de ce monologue, eile exprime l'importante doctrine de


l'accord des mots et de l'ambivalence des choses:

Tous les mots sont d'accord


La boue est caressante
Quand la terre degele. . .

Puis eile annonce le r^veil de l'homme, en proie ä des angoisses et


ä des elans qui font contraste ä la s0r£nit6 confiante de la femme:
L'homme mortel et divisö
Au front saignant d'espoir . . .

Et son discours se termine par une proposition prudente — mater-


nelle en quelque sorte — ä la resignation:

Savoir vieillir savoir passer le temps

III
La voix de l'homme sortant brusquement de son sommeil se fait
entendre. II rejette d'abord la ddfaite en termes qui sont un calque
inverse de ceux de la femme:
Savoir regner savoir durer savoir revivre
Les six quatrains qui suivent sont en alexandrine parfoie bien pr£s
de rimer. Iis proclament les resolutions confiantes de l'homme, sa
volonte de vivre une jeunesse 6ternelle que n'effleure aucun mal:
38 "POESIE ininterrompue"
Etre un enfant etre une plume ä sa naissance
Etre la source invariable et transparente

Mordre un rire innocent mordre a. meme la vie


Rien n'a chang^ candeur rien n'a change döair . . .
Comme la femme avant lui, il affirme la suffisance de l'amour, dans
un optimisme debordant qui le dispense de toute autre connais-
sance:
L'on m'aimera car j'aime par-dessus tout ordre
Et je suis pret k tout pour l'avenir de tous
Et je ne connais rien de rien h> l'avenir
Mais j'aime pour aimer et je mourrai d'amour.
Au quatrain qui suit immediatement — et oü M. Beaujour situe
«le point de depart de la dialectique, fondee sur la prise de conscience
de la realite ineluctable du temps» — le discours passe brusquement
ä la troisieme personne et aux temps du passe:
H se mit έ, genoux pour un premier baiser
La nuit 6tait pareille ä, la nuit d'autrefois
Et ce fut le depart et la fin du passe
La conscience amfcre qu'il avait vecu.
Ainsi c'est le retour meme du «premier baiser» d'autrefois qui
reveille, avec la notion de temporalite, les «ombres endormies» du
passe et
Legale pauvretö d'une vie limitee.
Cette section se termine sur une note de regret:
Tous les mots se reflfetent
Et les larmes aussi
Dans la force perdue
Dans la force rSvöe
On voit que ces derniers vers repondent en quelque sorte a ceux du
discours de la femme («Tous les mots sont d'accord . . .»), mais dans
un contexte tout k fait disabuse, ού le poete evoque une force «per-
due» pricisement pour avoir ete seulement «revöe».

IV
Ce passe dechu est evoque avec un lyrisme qui en revele malgre
tout la beaute et l'enthousiasme:
Hier c'est la jeunesse hier c'est la promesse
"poisiE ininterrompue" 39

D'abord, c'est l'amour exclusif, qui «remet la terre en etat» et qui


semble suffire en tant que projet humain: vraiment «l'amour fou».

J e fortifierai mon delire

s'ecrie le poete, faisant totalement confiance ä sa propre exaltation:


A chanter les plages humaines
Pour toi la vivante que j'aime

J e finirai bien par me retrouver


C'est la le langage d'un homme qui ne possede precisement pas de
moyen efficace de «se retrouver». Ce «delire» amoureux est aussi
une condition statique, d'oü est exclue toute lutte:

Rien ä hair et rien El pardonner


Aucun destin n'illustre notre front. . .
L'espace est notre milieu
Et le temps notre horizon

Mais cet enthousiasme est confronts avec la r^alite mesquine et


d&esperante:

Des trous la porte et la fenetre ouverte


Sur des gens qui sont enfermäs

Un d&astre profond
Oü tout est mesure meme la tristesse . . .

Une phase depressive suit, oü abondent les termes qui 6voquent


le d&espoir («Les yeux ont disparu les oiseaux volent bas . . . » ) ;
mais l'homme entreprend de register au d&astre, et tente de faire
le point et de justifier son optimisme:

J e ne veux pas me tromper


J e veux savoir d'oü je pars
Pour conserver tant d'espoir

E t la fin de cette section annonce döjä la «remise au bien» de ce qui


etait «au mal»:
Le regret d'etre au monde et l'amour sans vertu
M'ont enfant^ dans la misfere

Us mourront ils sont morts


Mais ils vivront glorieux
Sable dans le cristal
40 "POESIE INTNTERROMPUE"

Ce dernier vers laisse entendre que le passe, avec ses malheurs et


ses deceptions, participera cependant k un avenir meilleur, mais
apres avoir subi la meme transformation par fusion que le sable
opaque doit subir pour s'incorporer au cristal.

y
Dans cette section, le poete commence par reaffirmer que son espe-
rance et sa bonne volonte sont d'autant plus grandes que son
desespoir et ses erreurs ont ete plus dangereux:
Plus noir plus lourd est mon passe
Plus leger et limpide est 1'enfant que j'etais
L'enfant que je serai
Ici, le mal sert en quelque sorte de repoussoir au bien, et ä ce titre
lui est necessaire. Resolument, l'homme «assume . . . l'eternelle con-
fiance» de la femme, qui reprend la parole et les termes de son
premier discours:
Comme une femme solitaire
A force d'etre l'une ou l'autre
Et tous les elements

Sur la nature nue . . .


Ού je suis seule et nue ού je suis l'absolu
L'etre ddfinitif
Mais cette confiance feminine, qui se manifeste dans une sequence
repetitive, une litanie oü l'on retrouve un echo de Peguy, est pour
ainsi dire un optimisme dans le vide, qui ne connait pas de defaites
parce qu'il se cantonne dans le domaine interieur du couple amou-
reux.

VI
L'homme reprend done la parole pour annoncer son projet de
po&te:
Et j'ecris pour marquer les annöes et les jours . . .
Ce projet est encore en butte ä des illusions, telles que celle de la
puissance du reve:
D'un matin sorti d'un reve le pouvoir
De mener 4 bien la vie

Et d'organiser le desastre
"POESIE ININTERROMPXXE" 41
II se heurte ä la r^alite deprimante («D'une rue ma defiguration . . .
Ma solitude mon absence») et a la mortality physique:
. . . loques et misöres
A l'int^rieur de la poitrine
Mais le poete revendique opiniätrement l'amour du couple comme
commencement de «l'avenir de tous»: a «la vue chimerique» du
bonheur, il oppose le «bonheur promis et qui commence ä deux»,
dont
La premiere parole
Est un refrain confiant
Contre la peur contre la faim
Un signe de ralliement
Ainsi le couple heureux s'oppose aux ennemie de tous les hommes,
et l'on passe, selon dejä la formule des Poemes politiqties, «de l'hori-
zon d'un homme ä l'horizon de tous».
II faut souligner que nulle part dans cette section, le poete ne
semble condamner la vision un peu simpliste exprimee auparavant
par la femme. Celle-ci, selon l'interpretation de M. Beaujour, «se
dresse en obstacle absolu a la marche en avant». S'il en etait ainsi,
il serait difficile d'admettre que l'obstacle absolu puisse etre si vite,
non seulement resorbe, mais transforme en Clement indispensable
au progres commun:
Par toi je vais de la lumifcre k la lumiere
De la chaleur ä la chaleur
C'est par toi que je parle et tu restes au centre
De t o u t . . .
II serait sans doute plus juste de dire que l'absolue confiance (en soi
et en l'amour) de la femme represente le danger, toujours präsent,
de se contenter d'un bonheur statique et ^goiste. Elle-meme «reste
au centre de tout», et c'est le degre de clairvoyance et de volonte
de l'homme qui decidera si eile doit etre obstacle ou porte.

VII
Le projet du couple poetique est ici precise, et alors commence
l'offensive contre l'ennemi commun. La solidarite est reaffirm^e
avec les hommes «qui n'ont pas trouve la vie sur terre», et le po&te
declare que la lucidity, la connaissance complete de la «verite pra-
tique» est d^sormais indispensable:
II nous faut qualifier lenr sort pour les sauver.
42 "P008IE ININTERROMPÜE"

Comme le mal s'attaque ä tout, il faudra l'opposer systematique-


ment de partout:
Nous partirons d'en bas nous partirons d'en haut
E t le pofeme prend alors la forme d'un denombrement de tout ce
qu'il faudra vaincre. Cette section d&ionce surtout le d6sordre et
la corruption du monde en termes g&i£raux, mais d^jä. l'organisa-
tion en distiques apparait a partir du vers 442, permettant d'isoler
en termes lapidaires chaque representation du mal.
II faut noter ici la «mise au mal» de termes — surtout spatiaux —
gen^ralement consideres comme espaces «heureux»:
Au tournant l'eau est crepue
Et les champs claquent des dents

Sur le ciel tout ebreche


Les etoiles sont moisies
De meme, les animaux chers au pofete (typiquement, le «chien gour-
mand et tendre» de LibertS) prennent figure de cauchemar:
Au tournant les chiens hurlant
Vers une carcasse folle

Et les chiens sont des torchons


L&shant les vitres bris^es . . .

VIII
Au vers 462 apparait pour la premiere fois l'exhortation
Si nous montions d'un degrö
qui sera τέρ&έβ sept fois. Cette section denonce ce que M. Beaujour
appelle «les ideologies distinguees». II y aura lieu plus tard d'iden-
tifier, parmi ces ideologies, celle qui provoque tout particuli^rement
les sarcasmes d'Eluard. Mais il faut remarquer que ce qui est ici
condamne est, au moins autant que le contenu de telle ou telle
doctrine, le detachement des intellectuels qui se placent «au-dessue
de la Hielte» et declarent confortablement que
Toute victoire est semblable
Des ennemis des amis
Le po6te denonce les dölicats qui ne veulent vivre que de l'esprit:
Ennemis amis p&lots
Que meme le repos blesse
"POESIE ININTERROMPUE" 43

Puis il les rejette avec mepris, et les abandonne ä leurs scrupules:


Us croient ils croient mais entre nous
H vaut encore mieux qu'ils croient.

IX
Monte au degrö suivant, le po&te accable d'ironie le vide du confort
bourgeois:
C'est la sante 1'Elegance
En dessous roses et noirs
II demasque, derri^re l'inanite du verbiage mondain
. . . l'aisance du langage
Diger6 comme un clou par un mur
et la vulgarite foncräre de la classe bourgeoise et de ses convoitises:
Une poule un vin la merde
Rechauffes entretenus.

X
Cette section abandonne le mepris ironique, d'abord pour la pitie
simple:
Vers la plainte d'un berger
Qui est seul et qui a froid
puis pour l'impatience devant la resignation des victimes:
Vers le bavardage bete
Des victimes consoles

Moralite de fourmi
Sous les pieds d'un plus petit

XI
Le langage depasse le ton du regret ou de la satire pour presenter,
moins en v&ite la guerre elle-meme que ses resultats:
La misere s'&ernise
La cruaut^ s'assouvit
On lit aussi dans cette section une denonciation de la justice, parti-
culiörement de la justice faite aux responsables de la catastrophe.
Le pofete exige que
. . . comprendre juge
L'erreur selon l'erreur
44 "POESIE ININTERROMPTJE"

Mais il doit constater que la justice n'est pas possible dans un


monde oü les juges refusent de reconnaitre le crime:
Si voir ötait la foudre
Au pays des charognes
Le juge serait dieu
II n'y a pas de dieu

XII
Du meme ton intransigeant, le poete attaque «l'extase sans racines»,
c'est-ä-dire tout id&disme qui tourne le dos ä la realite concrete.
Sous cette rubrique il range, bien entendu, les exaltations religi-
euses («cantiques») et patriotiques («marches militaires»), mais
aussi tout ce qu'il y a d'egoisme dans le lyrisme romantique du Moi:
Et la secousse ideale
De la vanite sauvage

XIII
Ayant denonc6 et rejete les manifestations externes du mal et de
l'erreur, Eluard entreprend franchement l'auto-critique qui doit
preceder le retour definitif ä l'efficacite:
Mes vieux amis mon vieux Paul
II faut avouer
Tout avouer et pas seulement le desespoir
Ce qu'il faut tout particulierement avouer, ce dont il doit purger
sa poesie, c'est la nostalgie de l'absolu, nostalgie qui engendre le
desespoir:
. . . le reflet brouille la vilaine blessure
Du voyant dönature
II renonce done k ces illusions dangereuses et aeeepte ses propres
limites afin de mieux partieiper k la lutte commune:
Vous aeeeptez j'aeeepte d'etre infirme

Nous nous reveillons impurs


Nous nous revisions obscurs

XIV
Ayant ainsi assumö la faiblesse de Tindividu isole, le po&te s'inter-
roge sur la valeur pratique de l'image poetique. Ce qui est ici en
jeu, c'est la possibiüte de communiquer avec les autres:
"POESIE ININTERROMPUE" 45

A l'orient de mon destin


Aurai-je un frere demain
Or, l'image est capable d'etre mise au bien comme au mal. Dans
la mesure oü eile est prise comme illusion, eile ne sert que le mal:
Simulacre du sein
Livre aux egoistes
Et, dans la mesure oü eile represente une rdalite, eile sert le bien:
Mais aussi le sein offert
De l'image reconquise
L'image est en effet «reconquise» et le poete proclame la liberation
de ses facultas:
Je vois bröler l'eau pure et l'herbe du matin

Je ne me mefie plus je suis un fils de femme


La vacance de l'homme et le temps bonifiö

XV
A v e c une Variante definitivement confiante du refrain

Et nous montons
le pofeme accede au niveau de la liberte et de la certitude:
Les derniers arguments du neant sont vaincus
Et le dernier bourdonnement
Des pas revenant sur eux-memes
Eluard accumule ici les images actives et lumineuses qui montrent
les hommes participant ä une serie d'actions exaltantes,
Abattant les murailles
Se partageant le pain
Devetant le soleil...
Les espaces humains s'ouvrent:
Les prunelles s'ecarquillent
Les cachettes se devoilent
et les contraires sont enfin reconcilies dans l'espoir commun:
La jeunesse est un tresor
La vieillesse est un tresor

L'hiver est une fourrure


L'etö une boisson fraiche
46 "POJÜSIE ININTERROMPUE"

Les derniers vers s'adressent ä la femme («Nous deux toi toute


nue»), compagne fiddle du poete dans une lutte d6sormais clair-
voyante:

Nous deux nous ne vivons que pour etre fideles


A la vie

Et le ροέπιβ, par la meme ligne de points de suspension qui en prä-


cedait le d6but, retourne au silence dont il etait sorti.

L'aspect anecdotique de Po6sie ininterrompue, et en particulier son


contenu autobiographique, ne sont pas immediatement apparents:
jusqu'aux po^mes Merits a la mort de Nusch, Eluard procede gen6-
ralement par allusions assez distantes, sous lesquelles l'ev&nement
n'est guere reconnaissable que pour un lecteur tr&s averti, pour ne
pas dire initie. II serait done imprudent d'affirmer que telle phrase
est une reference ä tel episode precis de la vie du po£te. Et pour-
tant, il n'est pas douteux que la reality de cette vie est representee
dans PoSsie ininterrompue ού, pour la seule fois dans son oeuvre,
Eluard se nomme clairement («Mes vieux amis mon vieux Paul»,
v. 564). On peut done supposer que, dans la recapitulation de son
passe, Eluard a voulu evoquer certaines crises de cette epoque ä la-
quelle sa conscience est encore «en butte». C'est ainsi que la section
IV (v. 154—279) represente peut-etre 1'amour malheureux de
l'epoque surrealiste, e'est-a-dire son mariage avec Gala. Sans etre
vraiment anecdotique, ce passage recree en effet une tentative de
«possession du monde» par les seuls moyens du dölire poetique et
de l'amour «totalitaire»:

Nous avan9ons d'un pas tranquille


Et la nature nous salue
Le jour incarne nos couleurs
Le feu nos yeux et la mer notre union

Certaines images sont presque littöralement repetees de cette


periode: «Pour que sa gorge bouge douce» fait echo ä «L'eau est
douce et ne bouge / Que pour ce qui la touche» des Animaux et leurs
Hommes (1920). Enfin, cet amour est rejete («l'amour sans vertu»),
mais auparavant il a ete fait allusion a la presence d'un enfant que
cette faillite laisse «dans la cage de son ennui». On sait d'ailleurs
qu'une fille 6tait nee du mariage avec Gala. Ces souvenirs sont
finalement integres dans le projet du poete:
"POESIE XNINTERROMPUE" 47
Mais ils vivront glorieux
Sable dans le cristal
Nourricier malgre lui
Ceci repond bien au comraentaire du gendre d'Eluard et de Gala
sur l'aspect poetique de leur divorce: «Quand leur separation sera
concrete et definitive», ecrit Robert D. Valette, «Paul Eluard aura
definitivement spiritualise son amour . . .»β
Une autre crise plus immediatement identifiable quant ä sa repre-
sentation dans Poesie ininterrompue est la rupture d'Eluard avec
le Surrdalisme. A la section VIII, les termes de derision abondent
(«drapeaux passe», «leurs crampes»), et on remarque principalement
l'allusion aux reves attribues aux «beaux oiseaux evapor^s», perdus
de pretentions intellectuelles:
Iis se tissent des chapeaux
Cent fois plus grands que leur tete
Leurs pretentions sont ölaborees en un quatrain extravagant:
Us croient qu'ils ont ete des diables des lionceaux
Des chasseurs vigoureux des negres transparente
Des intrus sans vergogne et des rustres impure
Des monstres opalins et des zfebres pas mal
Puis, allant du general au particulier, Eluard lance un distique qui
identifie les Surrealistes:
Et la ligne de flottaison
Sur le fleuve heraclit^en
Or, on sait que Breton s'est souvent reclame d'Heraclite. D'autre
part, le vers «Et le deshonneur familial» nous rappelle qu'Eluard,
Aragon et les autres pontes de la Resistance avaient ete attaques
en 1945 dans un pamphlet de Benjamin P^ret intitule Le Ddshon-
neur des poetesP Peut-etre faut-il voir dans le vers d'Eluard une
riposte & peine voil6e a Peret. Ce vers, en tout cas, comme le
sarcasme contenu dans «Toute victoire est semblable», resume bien
les griefs des poetes communistes contre leurs anciens amis sur-
realistes, dont l'attitude ne representait pour ceux-lä rien de plus
que la revolte de l'mdividualisme petit-bourgeois, et par consequent

'Robert D. Valette, «Le Fil de la tendresse humaine», loc. cit., pp. 8-21.
7
Benjamin Pöret, Le DSshonneur des pontes (Mexico, Poesie et Revolution,
1945). Sur les differences d'opinion entre Eluard et les Surrealistes, voir
egalement A. Breton, Entretiena, passim.
48 "POESIE ININTEREOMPUE"

une facjon d'echapper a l'engagement pratique dans la discipline


rövolutionnaire. Une autre allusion evidente ä l'actualite se trouve
ä la section XI, oü la reference ä la justice donna l'occasion a
Aragon de rappeler au lecteur que «cela etait ecrit au moment oü
s'ouvrent les proces de Nuremberg», dont on sait qu'ils furent trop
lents et trop indulgents au gre des communistes.
Mais, plus que le contenu circonstanciel de Poisie ininterrompue,
c'est le contenu psychique qui en fait un compendium de l'oeuvre
d'Eluard. Dans ce poeme en effet, il arrive pour la premiere fois
ä une somme. Ce ne sera pas la derniere en date, comme un regard
sur la bibliographie eluardienne permettra de s'en rendre compte:
en 1949, Une Legon de morale resume les annees de deuil; en 1951,
La Jarre est ä la fois recapitulation et critique de la periode sur-
realiste; et il faut citer egalement, bien que leur publication soit
posthume, les Poemes pour tous (1952) et Poisie ininterrompue II
(1953), recueils qui tendent aussi ä souligner la continuity de
l'oeuvre.
A cette premiere somme qu'est Poisie ininterrompue, Eluard
n'^tait certes pas arriv^ du premier coup, et il sera du ressort de
cette etude de mettre en Evidence les liens de filiation qui la rat-
tachent ä quelques-uns au moins des poemes anterieurs, tout parti-
culierement ä ceux de Cours ncuturel, de Chanson complete et du
Livre ouvert. On verra alors que Poisie ininterrompue peut etre legi-
timement adoptee comme lieu de recensement des themes, des con-
cepts et des techniques verbales inaugurees ou d^veloppees dans
ces recueils. II faudra bien entendu postuler que Poisie ininter-
rompue est la r^ussite d'un projet de synthese. Mais, avant meme
d'aborder dans le detail 1'etude des elements de ce poeme, on peut
avancer que son existence et son titre meme lui donnent dans
l'oeuvre poetique d'Eluard une place privilegiee. Car il semble bien
qu'Eluard ait voulu, surtout dans la deuxieme partie de sa carri&re,
proteger sa poesie de l'effritement oü tombent trop d'oeuvres poe-
tiques: son souci etait de laisser, non pas des poesies, mais une
poisie, homogene et comme tissee d'une trame vraiment ininter-
rompue. Peut-etre est-ce a ce desir que correspondent les points
de suspension qui commencent et terminent Poisie ininterrompue,
comme pour signifier que le poeme Emerge de l'oeuvre total, puis
y retourne, sans jamais completement s'en detacher. II y a done la
une tentative vers Yunite, vers une integration des fragments dans
un tout, qui correspond ä une attitude morale bien definissable:
"POESIE ININTERROMPUE" 49
le besoin, la hantise meme de l'ordre et de la clarte, qui permettront
de tout dire, afin d'abolir les mysteres et de pouvoir, en toute con-
naissance de cause, transformer le monde. Les hommes, a-t-il ecrit,
Ont besoin d'etre unis d'esperer de lutter
Pour expliquer le monde et pour le transformer
(Po. Pol., p. 42)
Une telle entreprise a besoin, plus que d'une «attitude», d'une
doctrine pour la justifier et lui donner un plan de progression, un
programme precis. Depuis l'adhesion formelle d'Eluard au Parti
Communiste, le caractere general de cette doctrine ne fait plus
mystere. Sa nature cependant, et son application au travail du poete
peuvent ne pas se confondre toujours aussi exactement ä la dialec-
tique marxiste que semble l'affirmer M. Beaujour. Non que l'on
puisse relever chez Eluard des reticences profondes quant ä son
communisme, mais le fait est et demeure que le poete a eu son
passe, vecu pour la plus grande partie en dehors des rangs du parti,
et une formation litteraire dont il ne saurait se defaire entierement,
si tant est que la question ait pu vraiment se poser. II faut done,
tout en tenant compte des exigences de la doctrine marxiste envers
la poetique d'Eluard, se garder cependant de tout y reduire, et de
vouloir confondre, dans une trop parfaite unitd, un art personnel
et une discipline politique. Car son adhesion ä un systeme defini,
et la demarche morale qui en decoule, reposent tout entieres, pour
leur expression, sur cet instrument personnel qu'est son art poetique.
II

LES CONCEPTS DANS POESIE IN1NTERROMPUE

La continuite de certaines preoccupations thematiques et con-


ceptuelles dans l'ceuvre d'Eluard a döjä. ete admise comme l'unedes
hypotheses de cette etude. Une hypoth^se corollaire a ete egalement
adoptee, selon laquelle Involution du langage po^tique d'Eluard
reflete son effort pour trouver l'expression la plus complete des
themes qui forment les constantes de sa po6sie. Nous avons enfin
avanc^ que Poisie ininterrompue rassemble a, la fois les themes et
les concepts les plus importants de cette poesie, et les formes du
langage qui lui sont les plus particulieres. Laissant ä des chapitres
ulterieurs l'ötude des elements qui forment la m^canique sensible
de la poetique d'Eluard, on s'efforcera pour le moment d'identifier
les coordonnees id^ologiques et affectives de Po4sie ininterrompue,
et de trouver leurs antecedents parmi les oeuvres anterieures, afin
non seulement de verifier la continuite des thfemes, mais encore d'en
montrer les riches ramifications dans le r^seau des concepts et, par
la suite, des images.
Le terme concept sera reserve aux produits semi-abstraits de
l'incorporation au projet conscient du poete de ses perceptions
individuelles. Non pas les concepts ordinaires, par exemple temps,
espace, couleur, etc., tels qu'ils s'imposent a la conscience de tout
homme, mais plutöt ces memes perceptions 61ementaires, dans la
mesure ou le point de vue particulier au poete les aura appropriees
et revetues de valeurs morales, psychiques et bien entendu esthe-
tiques. Ainsi, ä partir du concept general d'espace, lui-meme derive
d'une perception visuelle ou tactile, les concepts poetiques d'espaces
heureux ou kmangis, et d'espaces hostiles, explores par G. Bachelard
dans sa Po4tique de Τ espace, permettront de suivre les variations
du signe d'images spatiales telles que ddsert, plaine ou cloche,
susceptibles, selon les preoccupations ethiques d'Eluard, d'etre
mises au bien ou au mal.1
1
Paul HluanI, Une Le$on de morale, passhn.
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 51

Relevant egalement de ces preoccupations, se trouvent dans


Po4sie ininterrompue nombre d'autres concepts qui, d'une fa<jon
encore plus particuliere que les concepts spatiaux, definissent la
politique d'Eluard. Citons pour memoire le concept de mouvement,
qui m&ite d'etre consid^re separ6ment des espaces ou il se deve-
loppe, car il gouverne la structure du poeme tout entier. Signalons
aussi des k present l'importance des concepts visuels, particuliere-
ment riches chez Eluard, et susceptibles dans son ceuvre de eignes
contraires. S'il est en effet evident que, dans Poesie ininterrompue,
«voir clair» est une des conditions du salut final, cette meme per-
ception a pu jadis etre une fin en soi, derisoire autant que dange-
reuse: «Je devins esclave de la faculte pure de voir, esclave de mes
yeux irreels et vierges, ignorants du monde et de moi-meme», eeri-
vait Eluard dans Les Dessous d'une vie (1926). Et il faut noter que
l'aventure est commune ä une grande majorite de ses concepts
po&iques, qui doivent passer par une critique severe avant de
pouvoir participer au salut des hommes.
Ce qu'on nomme concept formera done une sorte de pont entr©
les perceptions sensorielles de donnees physiques (lumiere, espace,
formes, couleurs, etc.) et les valeurs symboliques de ces meme per-
ceptions: il represente en quelque sorte un concret en cours d'ab-
straction.2 Quant aux themes, on appellera ainsi les projets partiels,
d^limitös par les concepts qui y concourent, forcement plus com-
plexes, plus peuplcs d'images diverses dans la mesure ou ils se

2 Le terme est loin d'etre considere ici comme pleinement satisfaisant.


Oü s'arrete l'image, ou commence le concept? On peut tenter de delimiter
leurs regions respectives au moyen d'un exemple. Un terme spatial, tel
que plaine, n'est, au depart, qu'un nom identifiant une certaine forme et
une certaine etendue. Seul, il ne peut encore faire image. L e meme mot,
place dans un contexte, peut devenir image, soit purement sensorielle
(«. . . une plaine / Nue et visible de partout»), soit revetue d'une qualite
abstraite («Montagne et plaine / Calculöes en tout point»). Dans l'image,
le mot plaine est associe ä des objets, des qualites ou des actions qui ne
lui sont pas necessairement inherentes ou contigues dans le langage courant.
Mais si l'on remonte de l'image-plaine au concept-plaine, on peut passer,
eur le meme niveau, k des termes analogues, qui r^pondent k une meme
large definition: champ, ρτέ, prairie, desert, en fait toutes sortes de surfaces
plates et vastes, qui s'apparentent par ce qu'elles ont de plus abstrait, leur
classification generale. Ces termes, ά leur tour, peuvent redescendre dans
le concret, ou le semi-concret, dee images. Ainsi, un concept, tel que l'envi-
sage cette 6tude, est le reservoir commun ä des images diverses.
52 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

rapprochent du projet ultime du poete, et oü ils sont la representa-


tion ideale des aspirations humaines les plus constantes: ainsi les
themes de la ressemblance, de la fraternite, de l'amour. II va sans
dire que les recoupements entre divers themes et concepts sont
incessants, et qu'une meme image peut etre le lieu de rencontre
d'un ou plusieurs th&mes avec un ou plusieurs concepts. Par ex-
emple, l'image du miroir, si frequente dans la poesie d'Eluard,
participe aux concepts d'espace (surface ou profondeur) tantöt
heureux («Mon miroir tout amour»), tantöt hostile («miroir brise»,
«miroir de boue»), ä celui de lumiere, aussi bien qu'aux themes de
ressemblance, multiplicity et amour.
II est evident que les dimensions de cette etude ne permettront
pas un recensement complet des concepts qui se manifestent dans
PoSsie ininterrompue. On se contentera done d'en examiner ici
quelques-uns: concept de mouvement, concepts spatiaux, concepts
visuels, dont la valeur affective ou ideologique est particulierement
grande dans la poesie d'Eluard. Cet examen meme ne peut pretendre
£puiser toutes les ramifications, füt-ce d'un seul de ces concepts,
dans l'ceuvre du poäte. Son but sera plutöt de rappeler que, sous
l'apparente simplicite des images d'Eluard, on peut retrouver non
seulement les constantes de son psychisme, mais aussi les variations
et les mutations auxquelles sont soumises plusieurs de ses per-
ceptions.

MOUVEMENT

Un verbe, remarquable entre tous, donne ä PoSsie ininterrompue


une dynamique, et en meme temps en articule la structure: le verbe
morder, repete sept fois dans le «refrain» «Si nous montions d'un
degre» et une fois de plus dans la declaration resolue qui fait acceder
le poeme ä sa conclusion: «Et nous montons.» L'ascension de degre
en degrd divise le pofeme en neuf niveaux ou paliers. Au premier,
e'est-a-dire avant le vers 462, oü apparait pour la premiere fois la
suggestion «Si nous montions . . .», se trouvent les deux tiers du
po&me, soit nos sections I ä VII incluse. A ce niveau 1 se situe le
debat preliminaire au progr&s ascendant. Ce debat comprend
d'abord deux monologues, celui de la femme (sections I et II), puis
celui de l'homme (sections III et IV). Le dialogue du couple s'etablit
ensuite, exprimant ses elans, ses doutes, et en particulier l'optimisme
de la femme et les tentations de desespoir qui assaillent l'homme
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE'' 53
(section V). Enfin, aux sections VI et VII, le poete prononce les
paroles decisives, qui permettront au couple de sortir de ses hesita-
tions et de s'associer ä la lutte commune de l'humanit6. Les niveaux
suivants (de 2 a 9) correspondent chacun ä une seule eection du
pofeme, respectivement Niveau 2 ä Section VIII, Niveau 3 a Sec-
tion IX, etc. On a deja pu voir que chacune des sections de VIII
ä XIV decrit une forme du mal (d&ordre, crime, erreur, danger) que
le poete doit soumettre ä la critique avant de pouvoir «reconquerir»
une vision poetique utile. Sous l'affabulation du mouvement ascen-
dant, chacune de ces sections devient une marche qu'il faut gravir.
A chaque marche, le poete se purge d'une erreur ou d'une associa-
tion indesirable avec le malheur. Au neuvieme niveau correspond
la section XV, oü «Les derniers arguments du n£ant sont vaincus.»
Les nombres font inevitablement penser ä Dante, et en particulier
au Purgatoire, oü l'on trouve aussi, non seulement neuf niveaux,
mais aussi sept degres intermediaires dont chacun illustre une forme
du peche. La sans doute doit s'arreter le parallele: si Dante surgit
dans un Paradis d'esprits purs, celui d'Eluard est un monde tout
säculier oü les hommes font « . . . fleurir charnel / Et le temps et
l'espace». Cependant, le projet exalte par Eluard est celui du salut —
d'une redemption, si l'on veut — de l'humanite. Meme si l'on choisit
d'ignorer le fait que le poete fut pendant quelque temps de sa jeu-
nesse un converti assez fervent pour braver les usages de son milieu
libre-pensant, on ne peut manquer d'etre frappe par certaines sur-
vivances, dans sa poesie, d'attitudes et de termes quasi-religieux,
parmi lesquels il faut noter l'ascension-purgatoire de Podsie
ininterrompue.
Le mouvement ascendant se retrouve plusieurs fois dans la poesie
d'Eluard, et dans des termes similaires a ceux de Poisie ininter-
rompue. Ainsi, dans un poeme du meme recueil, Le Travail du
peintre:

Rideau il n'y a pas de rideau


Mais quelques marches έ, monter
Quelques marches ä construire . . .

Auparavant, il faut citer Crier (LO I) de 1939:

Et mon cri monte une marche


De l'immense escalier de joie . . .

et Sans age (CN, 1938):


54 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

Nous approchons
Dans les forets
Prenez la rue du matin
Montez les marches de la brume...
Et il n'eet pas inutile de rappeler ici une occurrence du verbe monier
qui place nettement ce mot dans la categorie des termes «louang^s»,
dans le poeme A Pablo Picasso (YF, 1936, «Bonne journee j'ai revu
qui je n'oublie pas»):
Montrez-moi cet homme de toujours si doux
Qui disait les doigts font monter la terre

Montrez-moi ces secrets qui unissent leurs tempes


A ces palais absents qui font monter la terre.
D'autres concepts dynamiques sont sans doute en Evidence dans
Poteie ininterrompue; certains mouvements repr&entent un pro-
gres:
Nous avan9ons d'un pas tranquille (IV)
ou un passage:
Je passe de juin ä decembre (II)

Par toi je vais de la lumiere ä la lumiere


De la chaleur ä la chaleur (VI)

Je vais de fleur en fleur (XIV)


Mais le plus important est le mouvement ascendant, qui definit
la direction du poeme, et en forme comme le geste sensible. A ce
concept il faut peut-etre associer celui de masse, inseparable de
toute dynamique. La notion de pesanteur semble en effet obs^der
Eluard ä l'epoque de Poesie ininterrompue. On releve d'abord dans
ce poeme les exemples suivants:
Le poids des murs ferme toutes les portes
Le poids des arbres epaissit la foret
Va sur la pluie vers le ciel vertical (II)

Notre poids brillant sur la terre (IV)

Et d'un sein suppose le poids sans reserves (VI)


ou l'on remarquera que, trois fois sur quatre, le mot poids est sujet
d'un verbe ou d'un participe. II ne s'agit done pas necessairement
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTEEROMPUE" 55

d'une masse inerte; non plus d'un concept hostile, bien qu'on ren-
contre par ailleurs l'opposition lourd/Wger:
Plus noir plus lourd est mon passe
Plus l^ger et limpide est l'enfant que j'etais (V)
on se trouve done en presence d'un concept qui est susceptible de
signes contraires, selon le contexte: la pesanteur peut etre oppres-
sion, ou bien Symbole de s&ieux. Corollairement, la lögdrete peut
etre liberte, ou bien inconsequence. Dans Le Travail du poete (Po.
in.) l'allusion aux «mots sanspoids» qui m^nent, in^vitablement selon
le poete, aux «mots sans suite» illustre le rapport poids-sörieux.
Mais dans un poeme du meme recueil, A I'Echelle animate, le con-
cept est susceptible de changements trds brusques de signe. D'abord,
«Le poids d'un chien sortant de l'eau» est mis en rapport avec les
vicissitudes des amities. Puis le po&te oppose «Le poids toujours
nouveau / D'une chatte duvet» au « . . . poids flamboyant / D'une
chatte ecorchee», et a recours plus loin ä la pesanteur du jour, puis
des «rongeurs», dans des contextes tout ä fait ambigus.
Le Dur Disir de Durer, un volume contemporain de Poisie in-
interrompue abonde en exemples de ce concept:
Et cet amour plus lourd que le fruit mür d'un lac (p. 15)
Qui lie la plume de minuit au plomb des cendres (p. 18)
Leger et lourd comme un enfant
II met au monde la confiance (p. 27)
Le plomb cache par l'or pese sur nos victoires (p. 39)
Une rue s'offrit au soleil
Oü etait-elle et de quel poids (p. 40)
Mais de tels exemples peuvent se trouver des 1930, dans A toute
epreuve: «Ce faux ciel sombre / Impur et lourd.» Dans La Rose
publique: «Que pese une vitre qu'on brise . . .» C'est cependant ä
partir de Cours naJturel que l'occurrence de ce concept cesse d'etre
episodique. Desormais, chaque exemple semble toucher de plus pres
aux preoccupations humaines du poeme: la pesanteur ou la legerete
deviennent des attribute de l'homme, des elements, des ^venements
meines: «J'eus tout mon poids horizontal», s'ecrie le pofcte dans
Apres moi le sommeil (CN). Ailleurs, il est fait allusion au refus par
les hommes d'un «fardeau plus mince que la mort» (Ch. C.); la
tristesse peut etre «Ce fardeau de pluie sur l'eau de ton front»
(Ch. C.). Le feu «alourdit» la personne du poete (LO I) et sa memoire
56 LBS CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTJE"

«De tout son poids brille sur l'herbe de l'enfance» (LO II). Enfin,
le concept de pesanteur apparait nettement hostile dans Avis
(RVA): «Le poids de son corps l'ecceurait.»
Les quelques exemples ci-dessus ne reinvent que des usages des
mots poids, peser, lourd et Uger. II faudrait sans doute, pour un
recensement complet de ce concept, y ajouter tous les objets suscep-
tibles d'avoir 6t6 mentionnes pour leur masse, tels que plornb, que
l'on trouve dans Poesie ininterrompue («cloches de plomb») ou
pierre, dont le contexte est parfois dynamique, comma dans Le
Bole des femmes (PV 42):

Les pierres descendent disparaissent


Dans l'eau vaste essentielle

Mais il nous suffit de noter que la pesanteur peut etre affectee dans
le systeme d'Eluard de eignes contraires, et «mise au bien» ou «au
mal». Ce caractere variable est celui de plusieurs concepts eluar-
diens, et son importance, on s'en doute, se revele tout entiere dans
la progression d'une dialectique.

ESPACES
Les concepts spatiaux se manifestent dans la poesie d'Eluard par
diverses formes d'expression, dont la valeur psychique varie parfois
d'une fa?on considerable. Pour les classifier, on peut se rapporter
aux differentes parties du discours. C'est ainsi que l'on peut relever,
parmi les verbes: partir, monter, cacher, approfondir, ecarquiller,
et les participes tels que ferme, ouvert, rayonnant, contracte. Les
formes verbales impliquent le plus souvent un mouvement ou un
changement d'etat. Les adjectifs (ä l'exclusion des participes)
peuvent decrire un ordre de grandeur (grand, petit), une direction
(vertical) ou les deux ä la fois (bas, profond, haut). Les adverbes
et les locutions adverbiales, tels qu'en haut, en bas, ont valeur
locative ou directionnelle.
La richesse psychique des parties du discours mentionnees ci-
dessus est done tres limitee. C'est evidemment aux substantifs qu'il
appartient d'evoquer avec la plus grande variete les differentes
formes de l'espace. La seulement, on peut distinguer les grandes
categories et leurs ramifications. Ainsi les surfaces: lac, miroir,
glacier; les espaces ferm6s: cave, chambre, maison, mine, prison;
les aspects geographiques: ocean, mer, montagne, champ, desert,
etc. On peut continuer cette nomenclature, mais il apparait tres vite
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTTE" 57

qu'elle se trouve, a presque chaque terme, forc^e de choisir arbi-


trairement entre deux sous-coneepts, ou meme plus: rangera-t-on
le mot plage ou lac sous la rubrique des surfaces ou celle des aspects
geographiques ? De meme, chambre est-il un espace ferm£ ou un
espace domestique ? Les recoupements entre les rubriques abstraites
sont done trop frequents pour permettre de considerer les concepts
spatiaux selon des crit^res fixes. Cependant, cette tentative n'a pas
ete vaine: du moins aura-t-elle servi ä avertir le lecteur des valeurs
irreductibles de ces mots: quel que soit l'usage que puisse en faire
le poete, quel que soit le degre de desensibilisation du terme, plage,
montagne, cage ou mur evoquent h priori un aspect de l'espace dejä
acquis au lecteur. C'est par le contexte que le poete peut recharger
ces mots du signe qu'il choisit: «ciel plein d'etoiles» porte un signe
different de «ciel tout ebreche». Le premier est (pour emprunter
la terminologie de Bachelard) un espace louangi, le second un espace
hostile.3 On ne saurait done, sans risquer une contradiction pro-
chaine, assigner une fois pour toutes un signe th^matique ä un terme
donne. On a pu remarquer d'autre part qu'une certaine image peut
evoquer plusieurs concepts: miroir est surface, mais aussi surface
reflechissant la lumiere. II s'ensuivra done que les surfaces parfois
associees dans des reseaux d'images au mot miroir, telles que lac,
nappe, mare, se trouveront par ricochet associees au concept de
lumiere.
Ceci ne revient certes pas a dire que tous les termes spatiaux ont,
avant leur mise en contexte par la volonte du poete, un facteur
psychique nul. Nombre de mots, et plus particulierement les sub-
stantifs, portent dans le vocabulaire courant une valeur hostile ou
heureuse que le contexte ne fait en general qu'accentuer. Maison,
nid, clairiere, sont des exemples incontestables d'espaces louanges
communs ä toute experience humaine. Dans l'autre sens, cage,
prison, marais, ddsert, sont des noms d'espaces hostiles. Ces mots
sont a tel point prisonniers de leur valeur preetablie qu'ils peuvent
seulement renforcer une image, et non en former le centre: lors-
qu'Eluard ecrit «l'enflure ignoble» (Po. in.), on peut presque dire
qu'il commet un pleonasme, car le mot «enflure» est dejä suffisam-
ment charge de valeur pathologique dans l'esprit du lecteur pour
produire l'effet desire.

3
Gaston Bachelard, La Poetique de l'espace, troisieme Edition (Paris, Presses
Universitaires de France, 1961), pp. 17-18.
58 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

La frequence de tels mots, plus que leur situation contextuelle,


peut donner une indication sur l'orientation d'un concept donne:
l'obsession d'un mot comme disert suggere une hantise de solitude,
celle de clairiere une aspiration. Mais plus subtils sont les termes
«neutres» dans la s&nantique courante, et que le poete affecte d'un
coefficient, parfois variable, de bonheur ou d'hostilit£. L'exemple
de del, dejä, citö, est explicitement souligne par Eluard dans Poieie
ininterrompue, lorsqu'il veut affirmer la polarite de tous les aspects
des choses:
Le ciel est souterrain
Lorsqu'il montre la mort (II)
Les references spatiales dans Poesie ininterrompue, comme dans
toute l'oeuvre d'Eluard, sont trop nombreuses pour que cette etude
puisse leur faire completement justice. On se contentera done d'en
examiner ici quelques aspects particulikrement importants pour
l'ölaboration des themes majeure: d'abord la signification et le poids
relatif des espaces ouverts et fermes, puis celui des espaces domes-
tiques, ou relevant de la maison, et des espaces g&jgraphiques;
il faudra enfin etudier certaines formes et aspects (cloche, creuser)
qui semblent faire partie d'un systeme d'associations inusitees.

E S P A C E S OUVERTS OTJ FERMES

Le poids des murs ferme toutes les portes (II)

L'homme aux clartes de serre


Aux yeux fermes (Π)

D'une famille le cceur clos


Grave d'un nom insignifiant (VI)

Et soudain un enfant crie


Dans la cage de son ennui (IV)

Et le feu dans les caves


Et les hommes dehors (XV)

Les citations qui precedent sont les manifestations principales


du concept «ferm6» dans Poesie ininterrompue. Les plus remar-
quables, par leur caractere «hostile» sont les occurrences de mur
et de cage, qui evoquent tous deux, surtout au lendemain de la
guerre et de l'Occupation, l'idee d'emprisonnement. Ces murs, dont
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 59

«le poids . . . ferme toutes les portes», rappellent «les mure de mon
ennui» de Liberie. Notons egalement, dans Le Dur Disir de Durer:
Et l'espace cruel est un mur qui m'enserre (p. 22)
II se noue ä la prison
II en reflate les murs (p. 26)
Moralitd du sommeil, poeme paru d'abord en 1941, puis publie de
nouveau avec Poesie ininterrompue, offre non seulement un exemple
du terme cage: «Les cages vides sont fermees», mais aussi d'un
espace en train de se fermer: «Je cisaillerai les tenebres / De ma
chambre qui retrecit.» Dans ce contexte, il n'est pas question d'une
prison physique, ni d'une reclusion imposee k celui qui parle par
quelque ennemi exterieur, mais plutöt d'une anxiety psychique
propre au poete. II est remarquable que, pendant les annees qui
precedent la composition de Poisie ininterrompue, les references
ä une oppression spatiale sont relativement rares dans les recueils
militants, tela que Au Rendez-vous allemand et Poesie et Viriti 1942.
De plus, lorsque ces references paraissent dans les pofemes de la
Resistance, elles sont le plus souvent des references litt&rales au
sort des prisonniers politiques (par. ex.: A celle dont ils revent, Les
Sept poemes d'amour en guerre), mais assez rarement symboliques,
ä l'exception remarquable de la paire de poemes intitules Du dedans
et Du dehors (PV 42), qui sera examinee plus loin.
Par contre, les poemes du groupe La Vie la Nuit (LT), composes
pendant le sejour que fit Eluard, pour sa söcurite, ä l'asile d'alien^s
de Saint Alban (Lozere) en 1943, presentent plusieurs references
spatiales a une oppression qui est au moins autant psychique que
physique. Le poete ecrit, dans Le Cimetiere des fous:
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffes d'absence et dechausses
N'ayant plus rien a, esperer
Les inconnus sont morts dans la prison
Les fous, liberes de l'asile par la mort, n'en sont pas moins morts
dans un etat de claustration mentale. Dans Le Monde est nul, les
folles sont representees comme privees des «cles d'or de l'espace
interdit». Et dans Jungle («La prison pendait lamentablement»)
Eluard evoque «la prison des paroles ä vif». Notons enfin que la seule
occurrence de ce mot dans Poesie ininterrompue semble etre une
allusion au caractere mortel des corps: « . . . en bas rien que men-
ton / Rien que prison collant aux os» (VII).
60 L E S CONCEPTS DANS " P O E S I E ININTERROMPUE"

II faut aussi admettre que le concept d'espace ferme n'est pas


toujours hostile. Dans Pour vivre ici (1918), l'image d' «un bateau
coulant dans l'eau fermee» dvoque une certaine strömte, et dans
Μ es Heures (L. Ο. II) Taction d 'enfermer apporte au poete un
indeniable r6confort:
Je t'enferme chaque soir
Flamme name souveraine
De l'humide maison noire
Tu me rends ä mon espace
A la forme de mon corps
C'est evidemment en regard du concept contraire d'espace ouvert
que l'espace ferme prend toute son importance. Dans Po4sie ininter-
rompue, qui est la narration d'un progres, Taction d'ouvrir tient
une place privil^giee; c'est un des premiers gestes de l'homme ä son
entree dans le poeme: «II ouvrit les miroirs legere de sa jeunesseo
(III). Et plus loin, le meme verbe revient pour evoquer un moment
de joie: «0 rire vegetal ouvrant une clairiere» (IV), ou pour deman-
der « . . . que s'ouvre toujours la porte par laquelle / Tu es entree
dans ce poeme.» Rappelons que le triomphe final implique la fin
de toute claustration: les hommes sont representee «dehors», «abat-
tant les murailles», «faisant chanter les verrous» (V). D'autres
espaces s'ouvrent aussi:

Les prunelles s'ecarquillent


Les cachettes se devoilent.. .
Et c'est « . . . les mains ouvertes / Comme des yeux» que le poete
s'avance vers sa conclusion confiante.
Le geste qui ouvre peut etre associe ä la destruction de limites
spatiales. Dans Le Travail du peintre (Po. in.), Eluard ecrit, s'adres-
sant ä Picasso «Et des murs innombrables croulent / Derriere ton
tableau . . . » et cette image est bien entendu analogue ä celle des
murailles que les hommes abattent a la fin du poeme liminaire. Plus
loin, le poete loue le peintre en ces termes:
L'art pourrait etre une grimace
Tu le reduis ä n'etre qu'une porte
Ouverte par laquelle entre la vie
Dans Le Travail du poete (Po. in.), Tart tend aussi ä un concept
ouvert, ici associe ä la purete:
LBS CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE'' 61

Je veux que nos mains et nos yeux


Reviennent de l'horreur ouvertes pures

A ce concept, il faut rendre sans doute un certain nombre d'exem-


ples qui seront discutes sous la rubrique des aspects geographiques.
Les termes tela que del, horizon, paysage, plage, sont le plus souvent
associes ä l'homme ou a l'une de ses perceptions. Ainsi dans Podsie
ininterrompue, des «plages humaines» (IV), dans Le Travail du
peintre, «La vue comme un horizon», dans A VEchelle animale (Po.
in.), «un paysage humain». Tous ces espaces vastes deviennent en
quelque sorte des extensions, soit de l'optimisme, soit des bonnes
r£solutions du poete; et cette demarche se trouve dejä, explicite,
dans un des poemes qui annoncent ou commentent la rupture avec
les Surrealistes, Sans age (CN):

Le ciel s'elargira
Nous en avions assez
D'habiter dans les ruines du soinmeil

La terre reprendra la forme de nos corps vivants

Notre espace certain notre air pur est de taille


A combler le retard creuse par l'habitude
Citons aussi, dans Sous l'angle d'or (LO II), un autre exemple ού
l'ouverture des espaces est traitee comme une consequence difecte
de ce qu'Eluard a appele «les grands rapports humains»:

Lorsque nous nous regardons

Des fenetres ouvrent leurs bras


Tout le long de la voie du bien
S'ouvrent des mains et des oiseaux
S'ouvrent des jours s'ouvrent des nuits

II est Evident, si l'on oppose les exemples cites plus haut, tels que
«coeur clos», «mains ouvertes», que Poesie ininterrompue contient,
au moins implicitement, une dialectique de l'ouvert et du ferme.
En general, cette dialectique est simple: le ferme est mesquin,
opprime et opprimant, tandis que l'ouvert est genereux, confiant
et libre. Cette generalisation admet ailleurs ses exceptions, dont
la sequence Du dehors, Du dedans (PV 42) est caracteristique. Le
premier de ces poemes («La nuit le froid la solitude») evoque la
liberation d'un prisonnier symbolique:
62 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

On verrouilla le ciel
Ma prison s'ecroula
Tandis que Du dedans («Premier commandement du vent») presente
au contraire l'image d'un refuge ou la vie persiste:
Au front d'une seule maison

Nous fixons un feu veloute


pendant que la corruption possede le monde exterieur:
Dehors la terre se degrade
Dehors la taniere des morts
S'ecroule et glisse dans la boue
Ainsi, dans Du dehors, c'est l'espace ferme qui est hostile, et dans
Du dedans, l'espace exterieur.
Mais meme cet exemple ne fait que demontrer la reversibilite
possible — et cela dans les circonstances extraordinaires de la
guerre — de la dialectique eluardienne de l'ouvert et du ferme. Les
«geographies solennelles des limites humaines» dont parlait le poete
dans Les Yeux fertiles, ont dans son ceuvre une valeur ä peu pres
constante, qu'il contemple avec des degree variables de bonheur ou
de revulsion, mais qui ne causent jamais de vertige metaphysique
tel qu'en occasionne, par exemple, L'espace aux ombres de Henri
Michaux, poeme oü Bachelard trouve «une mixture d'etre et de
neant», c'est-a-dire une mixture insoluble, devant laquelle, comme
le dit le philosophe, «nous sommes bannis du regne de la possibi-
lite».4

ESPACES DOMESTIQUES ET GEOGBAPHIQUES


Du point de vue strictement topologique, les espaces domestiques
sont en general fermes: la chambre, la maison sont limit^es par
quatre murs et un plafond ou un toit, tandis que les espaces geo-
graphiques ont le plus souvent acces au grand air et vue sur l'hori-
zon. II semblerait done qu'on puisse trouver dans leurs usages
respectifs par le poete la dialectique de l'ouvert et du ferme. En fait,
si la maison, par exemple, est limit^e, elle repr&ente cependant
l'abri ou le refuge dans la grande majorite des experiences humaines.
Dans son Introduction ä La Po&ique de l'espace, G. Bachelard a
ecrit:
4
Ibid., pp. 195-196.
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 63

Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont log^s. Notre in-
conscient est «log6». Notre äme est une demeure. Et en nous souvenant
des «maisons», des «chambres», nous apprenons i «demeurer en nous-
memes». On le voit dfes maintenant, les images de la maison marchent
dans les deux sens: elles sont en nous autant que nous sommes en
elles . . . (p. 19)
Lier oublis, souvenirs et l'image de la maison, c'est commencer
ä integrer temps et espace, conjuguer ces deux concepts dans une
apprehension eminemment pacifiante. C'est transformer le temps
destructeur des espaces en une duree conservatrice. Bachelard fait
de la maieon le lieu privilegie de ce pro jet, et ne manque pas de
discerner chez Eluard une des meilleures illustrations de ce qu'il
avance, en citant en tete de son chapitre «Maison et univers» (p. 51)
ces vers de Dignes de vivre:
Quand les cimes de notre ciel se rejoindront
Ma maison aura un toit
Car en effet, la maison est ici plus que refuge construit par l'homme:
eile est la demeure parfaite qui ne peut etre achevee que dans
l'accord complet de ce monde, la jointure des «cimes du ciel».
Certes, cet abri intime, chambre ou maison, peut etre le lieu des
plus graves tourments, comme celui des joies les plus personnelles,
ainsi qu'en temoigne le texte en prose Nuits partagies (V. Im., 1932):

. . . je revois toujours la chambre oil je venais rompre avec toi le pain


de nos dösirs . . .
. . . Maisons inhabitees, je vous ai peuptees de femmes exception-
nelles . . . de femmes plus seduisantes que possibles . . .
. . . Au terme d'un long voyage, peut-etre n'irai-je plus vers cette
porte que nous connaissons tous deux si bien, je n'entrerai peut-etre
plus dans cette chambre ού le d^sespoir et le d^sir d'en finir avec le
deeespoir m'ont tant de fois attire.
Ces espaces, que peuvent habiter le desir et le d&espoir, il suffit,
dans Coeur ä pic (CN), du portrait de Nusch sur la table, pour leur
donner «rythme couleinrs sante». Et, dans Notre annee (LT), c'est
toujours la presence de Nusch qui les habite et inspire leurs louanges
au poete:
J'aimerai ta maison
Chacune de ses pierres
Aime amour ma maison
Car j'aimerai la tienne
Nous sommes dans notre maison
Et nous sommes dans notre chambre
64 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

On voit done que le signe de ces concepts peut varier selon le degre
de bonheur — ou de malheur — de celui qui les formule. Pour le
poete veuf, la maison a perdu ses couleurs, et jusqu'au possessif qui
la faisait humaine:
On arrive ä son lit par une rue tranquille
Bordee de maisons grises comme toutes les maisons
ecrit Eluard dans Une Leqon de morale. E t en general, la chambre, la
maison, sont absentee de ce recueil, comme elle le sont des poemes
qui, dans Le Temps deborde, crient la mort de Nusch. Pour un temps,
les espaces du bonheur intime sont comme abolis.
L'examen du concept d'espace domestique per se ne peut done
guere mener qu'ä des conclusions concernant l'etat de la sensibility
du poete ä un moment donne, mais ce concept est trop «en nous»,
comme le dit Bachelard, pour constituer ä lui seul une indication
valable sur l'orientation d'une poetique, e'est-a-dire d'un ensemble
de constantes. Ce sera par leur importance relative ä celle des
espaces geographiques que les espaces domestiques seront revela —
teurs. Dans Po4sie ininterrompue, la chambre d'abord, puis la mai-
son, apparaissent comme des points de depart. Le dialogue de
l'homme et de la femme se place ä leur reveil, dans cette chambre
que le premier geste de l'homme est d'eclairer:
H re j eta ses draps il eclair a la chambre
II ouvrit les miroirs legers de sa jeunesse
Et les longues allees qui l'avaient reconduit (HI)
On peut voir que, tout de suite, une voie («les longues allies») est
ouverte. Dans ce mouvement se place d'ailleurs le commencement
de la dynamique du po&me:
Et ce fut le depart et la fin du passe
La section suivante continue cet elargissement: l'homme qui parle
s'aventure, non seulement hors de son present, mais aussi hors de
la chambre. La section IV («Hier e'est la jeunesse hier e'est la pro-
messe») est riche en notations d'espaces geographiques:
Pour qu'elle soit comme une plaine
Nue et visible de partout

De l'ocean ä la source
De la montagne k la plaine
Court le fantöme de la vie
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 65

Une aube nait de chair ardente


Qui remet la terre en etat

A chanter les plages humaines . . .


Je finirai bien par barrer la route
Au flot des reves imposes

Ο rire vegetal ouvrant une clairiere


Et la partie «heureuse» de ce mouvement se termine sur cette inte-
gration explicite de deux grands concepts:
L'espace est notre milieu
Et le temps notre horizon
Rappelons que cette section represente une premiere tentative
d'evasion hors du monde a la fois statique et confin£ du couple.
Bien qu'il s'agisse d'un mouvement dans une direction qui se revele
fausse («Aucun destin n'illustre notre front»), l'usage de termes tels
que plaine, plage, montagne, clairiere, indique cependant une aspi-
ration vers une apprehension plus vaste de l'univers, aspiration
d'ailleurs explicite dans le vers «Nous prendrons possession du
monde».
La maison apparait a la section VI («Et j'ecris pour mar quer les
annees et les jours»), dans un mouvement qui enumere les attributs
du mot matin:
D'une maison les lumieres naturelles
Et les ponts jetes sur l'aube
D'un matin la chair nouvelle
La chair intacte petrie d'espoir
Dans la maison comme un gla9on qui fond
On se trouve ici en presence d'un reseau d'images, dans lequel
maison est avance pour faire rebondir matin, dejä offert cinq fois
dans les deux laisses precedentes. Les «lumi^res naturelles» et les
«ponts jetes sur l'aube» sont presentes comme des emanations de la
maison elle-meme. A cette image peut fort bien s'appliquer la
reflexion de Bachelard: «Parfois, la maison grandit, s'etend . . .
Une maison si dynamique permet au poete d'habiter l'univers.»
Et, au dernier vers de la laisse citee plus haut, la maison qui se
liquefie — en lumiere peut-etre, car le gla9on evoque aussi la trans-
parence — n'est pas sans rappeler les exemples de maisons «legeres»
que cite l'auteur de La Podtique de l'espace. Selon Bachelard, en
effet, les maisons «qui integrent le vent» enregistrent «les appels
66 LES CONCEPTS D A N S "POESIE ININTERROMPUE"

d'un monde aerien, d'un monde celeste».5 Si l'on pense ä l'impor-


tance des images de l'eau dans la ροέβίβ d'Eluard, on peut se deman-
der si cette «maison comme un glagon qui fond» n'est pas justement
habitue, comme la jarre d'un de ses titres principaux, de leurs
vertue.
II n'y a done rien d'etonnant ä ce que revocation de la maison
dans PoSsie ininterrompue soit suivie d'une sequence ou apparais-
sent de nouveau des termes geographiques: «Montagne et plaine»,
«un paysage sans fin», et «une vollere peinte dans l'azur» qui est bien
un synonyme «louange» du mot cage. Ces images d'espaces naturels
repr^sentent ici, il est vrai, une confiance illusoire et une fausse
liberte. Mais les aspirations qu'elles evoquent, pour avoir ete de9ues
n'en sont pas moins reelles a leur origine. L'importance relative des
espaces domestiques et des espaces geographiques dans Poisie
ininterrompue, et, plus encore, les rapports contextuels de ces deux
concepts, visibles dans les deux premiers tiers (soit dans le «dia-
logue») du poeme, confirment done qu'il s'agit bien ici d'un depart,
d'un passage de l'attitude, statique h, force d'etre oscillatoire, ex-
primee d'abord par la femme, puis par les alternances psychiques
de l'homme, ä une decison de progres dynamique.
Un tel usage de ces espaces a ses antecedents et ses paralleles
dans l'oeuvre d'Eluard. Dans Le Travail du poete (Po. in.):
Le paysage prolongeait
Nos paroles et nos gestes
L'allee s'en allait de nous
les espaces sont une Emanation de l'homme, comme ils le sont, dans
Poisie ininterrompue, de la maison humaine. Dans A I'Echelle ani-
mate (Po. in.), le projet du poete est de
Voir clair et se reconnaitre
Sur la prairie bleue et verte
Ou vont chevaux et perdreaux
Sur la plaine blanche et noire
Ou vont cor beaux et renards.
Dans Moraliti du sommeil (1941), l'image exaltante de la femme est
inseparable de la vision d'espaces, non seulement larges, mais en
pleine expansion:
La femme son chemin partout

Entre les horizons volages


s
Ibid., pp. 61-62.
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERKOMPTJE" 67
Qui font et defont sa beauts
La foret couvre ses dpaules

Moisson d'espace
Et, dans le meme texte, le poete veut trouver dans l'amour
La chair demesur^e ouverte
L'öcran eclate du ciel
Le fruit le souffle la sante
D'un corps qui ne s'usera pas®
Enfin, si l'on remonte jusqu'ä La Rose publique, on rencontre
deja cette image d'une «sortie», qui prefigure le mouvement de
Podsie ininterrompue:
Que l'amour est semblable a la faim ä la soif
Mais il n'est jamais rassasie
H a beau prendre corps il sort de la maison
II sort du paysage
L'horizon fait son lit

ASPECTS DIVERS DES ESPACES

II n'est evidemment pas necessaire d'etre poete, ni meme de pos-


s^der un systeme philosophique articule, pour apprecier le confort
d'une chambre ou d'une maison, pour eprouver les vertue physiques
et mentales des espaces au grand air, ou pour craindre la claustra-
tion. De telles reactions sont communes a la plupart des hommes,
et les aspects de l'espace qui ont 6te examines jusqu'ici dans la
poesie d'Eluard ne s'eloignent guere de la norme. II n'est pas
jusqu'aux variations d'un type general de forme spatiale qui ne
retrouvent sous sa plume la valeur que leur donnerait l'homme de
la rue. C'est ainsi que, par exemple, le mot lac apparait dans un
contexte riant: «lac de reflets et de poissons» (V), tandis que marais,
qui represente aussi une Vendue d'eau calme, a un contexte dou-
loureux : «L'homme comme un marais / L'homme a l'instinct
brouille» (II).

β Faut-il reconnaltre, dans ces images geographiquee, le beeoin de grand


air, de dilatation, du grand malade pulmonaire que fut Eluard ? Explication
possible, et que viendraient confirmer sans doute les fröquentes images ού
le mot neige rappelle les βόjours du poete en Suisse. Mais de telles obsessions,
si elles öclairent les origines, pour ainsi dire somatiques, d'un concept dans
l'esprit de l'^crivain, sont loin d'en expliquer les croisements ult^rieurs, qui
forment la veritable trame abstraite d'une poötique.
68 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

On ne saurait non plus s'etonner de la frequence du mot desert


chez Eluard au cours des annees de guerre. Dejä, dans Nous sommes
(Ch. C.), les ombres des animaux se confondent «dans un desert de
sang»; Beaux reflets (LO II) evoque, entre autres images depri-
mantes, celle de la femme qui «N'aime aucun homme enfant ou
bete», et commente: «Elle est un paradis desert.» D'autre part,
disert, etroitement assoeie au silence et a la nuit imposes par
l'Occupant, revient quatre fois dans Au Rendez-vous allemand (pp.
24, 31, 44, 48). Dans Poisie ininterrompue, la femme est montr^e
a deux reprises
Comme une femme solitaire
Qui dessine pour parier
Dans le desert
Et pour voir devant eile (II et IV)
Cette evocation est celle d'une solitude, mais d'une solitude pour
ainsi dire envahissante:
Le desert des taches grandit (IV).
Les images du desert peuvent etre considerees comme des muta-
tions du concept d'etendue, dont une autre, generalement plus
heureuse, est celle de plaine. Cependant, et c'est la que le poete
impose un traitement particulier a un concept des plus communs,
la plaine meme peut representer un espace tout aussi hostile que
le desert. Ainsi, dans Les Armes de la douleur (RVA), «la molle plaine
infranchissable» est l'image du mensonge et du salut facile que
refuse un jeune resistant. Dans L'Age de la vie (Po. in.), «la plaine
brüle et meurt et renait», ainsi assimilee ä un etre vivant, bien que
mythique: le Phenix. On a dejä note que les concepts spatiaux, et
tout particulierement ceux qui se rapportent a de grandes etendues,
sont trös etroitement associes au destin et aux aspirations de
1'homme. Rien done de bien surprenant, si ces espaces souffrent,
s'ils peuvent «brüler», «mourir» et «renaitre», ä ce qu'ils puissent
aussi etre «absurdes», «cruels» ou «dechirants». La transformation
du terme ciel en un espace «victime» a dejä ete mentionnee. Plus
vivante encore est celle des champs: ils «claquent des dents», la
«puanteur roule» sur eux, et ils sont livres au «soc du neant» (VII).
Les grandes etendues sont done, dans la poesie d'Eluard, un des
symboles les plus constants de ses aspirations vers le bonheur et
la liberte. II est tres possible que cette importance des espaces
ouverts ait un rapport avec ellec du concept visuel, lequel, on le
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTJE" 69

verra plus loin, est le plus necessaire de tous pour Eluard. Les
Vendues donnent en effet ä la vue une plus grande liberty, et d'autre
part, l'etude du concept visuel permettra de constater que toute
surface est un miroir en puissance, et reflete done lumiere et objets.
De cette correlation visuelle, le concept spatial de forme acquiert
une tres grande valeur. Lorsque Po4sie ininterrompue s'insurge
contre le chaos et la corruption du monde, le poete s'eerie:
Allez done pleurer ou rire
Dans ce monde de buvard
Prendre forme dans l'informe
Prendre empreinte dans le flou
Prendre sens dans l'insense (VII)
Et, a la conclusion triomphante du po^me, « . . . les yeux immor-
tels / Ont la forme de tout». Ce dernier exemple rappelle de tr^s
pr&s le vers de Capitale de la douleur «L'espace a la forme de mes
regards» (p. 93). Rappelons egalement l'exemple cite plus haut,
dans lequel la flamme (lumiere) enfermee par le poete, le rend «a
(son) espace, a la forme de (son) corps» (LO II), et celui ou, dans sa
revolte contre les contraintes surrealistes, Eluard s'ecrie: «La terre
reprendra la forme de nos corps vivants» (CN). Cette mise en
exergue du concept de forme est bien en accord avec l'effort con-
stant de concretisation de la poesie d'Eluard. II veut en effet «don-
ner ä voir», mais non pas seulement des contours et des silhouettes:
la forme qu'il reclame est celle d'un solide, a, trois dimensions,
comme le prouve le parallelisme forme-empreinte. II est egalement
evident que les paralleles forme-sens et informe-insense ont une
valeur quasi doctrinale, particulierement si on les rapproche d'un
theme tel que «l'ordre de la lumiere».
Que ce rapprochement de deux notions soit legitime, d'autres
groupements viennent le confirmer. On trouve dans Poesie ininter-
rompue deux exemples ou un terme visuel est traite comme un
espace: «au creux de la vue» (II) et «ses paupieres . . . approfondis-
eent la lumiere» (IV). De ces expressions il faut rapprocher «la
lumiere creuse le ciel» (Exemples, 1921), «la lumiere en relief» (CD)
et «un rayon de soleil creuse un trou pour la mer» (D. Des.). De
meme, tres souvent dans la poesie d'Eluard, le miroir, que l'on
permit ordinairement comme une surface plate, brillante et sans
forme intrinseque, et dont la fonction est toute visuelle, apparait
comme doue d'une profondeur, e'est-a-dire en espace creux:
70 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPXJE"

Je suis le seul qui soit cerne


Par ce miroir si nul oü l'air circule a travers moi (CD)
Pavots je vous retrouve
Sana y songer
Dans un miroir ferme (AP)
Car toutes les apparences röglees de la lumiere etaient enfouies dans
des miroirs (RP)
Tes mains claires et compliquees
Nöes dans le miroir clos des miennes (YF)
Dans le four du miroir cuit le pain de la lampe (Ch. C.)
Et je descends dans mon miroir
Comme un mort dans sa tombe ouverte (LO I )

Certains objets sonores presentent un autre cas de penetration


mutuelle de deux concepts. Les instruments musicaux sont assez
rares chez Eluard. On y trouve cependant deux remarquables
pianos: «Les palissades d'un piano» (CN) et «un piano sans fonda-
tions» (Po. in.). Dans les deux cas, il s'agit d' «objets surrealistes»,
detournes de leur usage courant: leur contexte ne suggfere aucun
concept musical, le piano n'est presents, dans une liste d'objets
divers, que comme un meuble quelque peu inquietant, ou une forme.
Le mot cloche, s'il ne perd pas toujours son sens premier d'objet
sonore, apparait neanmoins le plus souvent dans un contexte visuel,
spatial, ou les deux ä la fois:

D'un brasier les cloches d'or aux paupifcres lentes


Sur un paysage sans fin

Et d'un brasier les cloches d'or aux yeux profonds (Po. in.)
. . . cloches sourdes des paupieres (CN)
Myrtille cigale invisible
Clochette de poussiere intime
L'ocean tout est preserve
C'est la cloche le chene sonne

Comme l'air pur dans ta poitrine


Fandent les cloches du plaisir (LO I I )
Sur les cloches des couleurs (PV 42)
Deux ombres sur la terre borgne

Et la cloche de chair sous le linge fuyant (D. Des.)


LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTEREOMPTJE" 71

Les allusions au concept sonore ne sont pas necessairement ab-


sentee: «l'echo de cloches de plomb» (Po. in.), et, ci-dessus, «le
chene sonne» et le rapprochement «cigale-clochette» en temoignent.
Mais l'image qui est le plus souvent impos^e est celle d'une forme
(paupiere, oeil) ou d'une perception visuelle (couleurs) ä laquelle
cloche donne une forme. Encore une fois, on se trouve ici en presence
d'un ph^nomene surrealiste, ού le choix d'un mot ou d'une forme
s'impose comme par jeu, selon un processus qu'illustre Quelques-uns
des mots . . . II serait sans doute vain de vouloir penetrer la demarche
psychique qui a pu attirer l'attention du poete sur le mot cloche ou
sur le mot gudridon, (comme sur celle qui lui a inspire le mot midi-
euses, inconnu des dictionnaires). On peut toutefois admettre que
l'usage, si frequemment spatial, d'un mot ordinairement porteur
d'une idee sonore, illustre bien la possibilite toujours presente de
glissement d'un terme d'un concept ä un autre, et l'attirance qu'
exercent sur d'autres perceptions les concepts visuels.

CONCEPTS VISUELS
Que la lumifere et Taction de voir jouent un röle de premier plan
dans la perception poetique d'Eluard, il suffit de mentionner quel-
ques-uns de see titres pour s'en rendre compter Les Yeux fertiles,
Donner a voir, A Virvtirieur de la vue, avec ses «poemes visibles»,
sont deja tout un programme. On connait par ailleurs les volumes
ού le poete collabora avec diverses formes d'art graphique; dans
Les Malheurs des immortels, les poemes se juxtaposent aux collages
du peintre Max Ernst; Les Mains libres offre des dessins du photo-
graphe Man Ray; Medieuses eeux de Valentine Hugo; Le Dur D6sir
de Durer fut illuströ par Chagall, Corps mdmorable par des photo-
graphies de Man Ray, et le titre Doubles d'ombre decrit le rapport
particulier qui unit, dans le volume de ce nom, les poemes d'Eluard
et les dessins d'Andre Beaudin. Sans doute est-il vrai que tous les
pontes ont trouvö ou trouveront leurs illustrateurs. Mais ä regarder
les livres «illustres» d'Eluard, on se rend compte qu'il y a 14, non
pas seulement un commentaire du peintre sur le poeme, mais une
cooperation d'egal ä 6gal entre deux artistes qui s'expriment dans
des modes difierents; parfois meme, et tout particuli^rement dans
les volumes ού Eluard collabora avec des peintres surrealistes, il
semble qu'on se trouve en presence d'une serie d'enigmes graphiques
et de röponses poetiques, ou vice-versa. Quant aux poemes qui
tendent ä, non pas d^crire, mais retrouver dans les mots l'essence
72 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTJE"

d'une oeuvre plastique, ils sont trop nombreux pour en donner ici
une liste: le poete en a d'ailleurs reuni un assez grand nombre dans
deux sections de Donner h voir, toutes deux intitulees Peintres.
L'usage du concept visuel dans la poetique d'Eluard est, en
apparence, des plus simples. II se place dans la ligne des grands
symboles primitifs de l'humanite, pour lesquels le premier acte de
la Creation est toujours l'emergence de la lumiere hors des tenebres.
La lumiere est d'abord inseparable d'un ordre coherent du monde:
Rien ne peut deranger l'ordre de la lumiere (Po. in.)
Beaux yeux ordonnez la lumiere
Rien ne commande ä, la lumiere (Ch. C.)
La vue est par consequent le premier bien: Vue donne vie, proclame
le titre d'un poeme du Livre ouvert I. Son extinction represente
tous les malheurs, et ne laisse rien d'apprehensible que la mort:
Un nuage couvre le ciel
Soudain la lumiere m'oublie
La mort seule demeure entiere
Je suis une ombre je ne vois plus
De meme, dans Poisie ininterrompue, le desespoir se traduit par la
disparition des organes memes de la vue: «Les yeux ont disparu»
(IV).
Pierre Emmanuel a pu souligner, non seulement l'importance de
la lumiere et sa source premiere, le soleil, dans la poesie d'Eluard,
mais aussi le parallelisme qui existe entre ce concept chez le poete
marxiste et dans la symbolique chretienne:
Le soleil est partout, dans les poemes d'Eluard consacres k la victoire
de l'homme sur la fatalite. H est la substance de l'homme, que celui-ci
doit conquerir sur la faussete de la n u i t . . . Ce que d'autres (Jouve
par exemple) nomment le peche de l'espece, Eluard n'y voit qu'une
erreur, un aveuglement, une ombre de realite que dissipera la lumiere.7
De meme, Robert Nugent a note, entre l'usage que font Dante et
Eluard de la lumikre, une certaine ressemblance; selon ce critique,
tous deux font decouler leur concept visuel du principe thomiste,
selon lequel la lumiere est, de toutes les perceptions, la plus spiri-
tuelle. Μ. Nugent poursuit: «It (la lumiere) can become the one
sensible object which concretizes an inner emotional experience.»8
7
Pierre Emmanuel, Le Je universel chez Paid Eluard (Paris, GLM, 1948),
p. 36.
8
Robert Nugent, «Eluard's Use of Light», French Review, X X X I V , no. 6
(May 1061), pp. 525-530.
LBS CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 73
Eluard lui-meme a resumö le motif principal de sa predilection pour
les images lumineuses, non seulement dans les titres dejä cites, mais
aussi dans l'Avant-propos a son Anthologie des icrits sur I'art:
Avec Les Frerea voyante, 1'auteur s'est attache k rassembler les textes
qui, h, son sens, affirment le mieux les liens que la vue et l'art creent
entre le monde et l'homme, entre l'homme et la society.
Lumiere et morale, s'il comporte naturellement d'assez grands döve-
loppements sur ce qui est la matifere meme de la lumiere et de la pein-
ture: la couleur, entend surtout ddmontrer que la lumiere physique
doit avoir pour inevitable corollaire la lumiere morale. Qui voit bien
pense bien.9
La lumiere est done, ainsi qu'il a £te constate jusqu'ici, condition
indispensable a l'ordre de l'univers, a la vie meme, aux «liens» entre
l'homme et son habitat terrestre, aussi bien qu'aux rapports
sociaux. Elle est enfin «corollaire» a un bon emploi de la fonction
intellectuelle. Tous ces usages se trouvent illustres dans Poisie
ininterrompue. Citons encore, a l'appui du dernier mentionne, ces
vers ou le poete decide de «faire le point» de la situation de l'huma-
nite:
Mais il nous faut encore un peu
Accorder nos yeux clairs ä. ces nuits inhumaines
Des hommes qui n'ont pas trouve la vie sur terre
II nous faut qualifier leur sort pour les sauver (VII)
II faut rapprocher ce passage de celui oü Eluard veut avouer les
erreurs du delire poetique, et particulierement: « . . . le reflet
brouill6 la vilaine blessure / Du voyant denature . . . » (XIII). Le
mot voyant appelle evidemment d'autres souvenirs litteraires. On ne
peut imaginer Eluard l'ecrivant sans songer ä Rimbaud. C'est done
sans doute l'experience rimbaldienne qui est condamnee ici, e'est-
a-dire la tentative de voir plus loin que la vue, d'apprehender

8
N o t e dans Le Pobte et son Ombre, textes inidits präsentes et annotes par
Robert D. Valette (Seghers, 1961), p. 189. L'Anthologie des Ecrits sur I'Art
devait compter quatre volumes, dont trois seulement ont paru aux Edi-
tions Cercle d'Art: Les Fr&res voyants (1952), Lumtäre et Morale (1953) et
La Passion de peindre (1954). Selon R . D . Valette, «le premier seul est
acheve; le deuxiöme non parfait; le troisieme n'est qu'une ebauche». Quant
a u quatriöme volume, Eluard l'envisageait ainsi dans ce meme avant-
propos: «Dans le dernier volume, on abordera a u x rivages ennemis de
l'imaginaire et du r6el, ennemis mais röconciliables pour le plus grand bien
de l'espoir et de Paction.»
74 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

l'invisible. Cette sorte d'experience, commune aux mystiques, ou


la lumiere eblouit, et apres laquelle ce qui a ete pergu ne peut etre
rapporte, parce qu'ineffable, ne ressemble guere au Paul Eluard
de Poisie ininterrompue. II l'avait cependant tentee, ainsi qu'en
temoigne amerement le texte liminaire des Dessous d'une vie:

Je fus tente . . . par un mystere oü les formes ne jouent aucun röle.


Curieux d'un ciel decolore d'ou les oiseaux et les nuages sont bannis.
Je devins esclave de la faculte pure de voir, esclave de mes yeux
irreels et vierges, ignorants du monde et d'eux-memes. Puissance
tranquille. Je supprimai le visible et l'invisible, je me perdis dans un
miroir sans tain. Indestructible, je n'etais pas aveugle. (DV, p. 11)

Ce texte date, au plus tard, de 1926, et l'etat qu'il decrit n'est


peut-etre pas etranger aux causes profondes de la fugue trans-
atlantique du podte en 1924. II montre en tout cas que, de bonne
heure, Eluard se detournait de la tentation de «supprimer le visible
et l'invisible», c'est-ä-dire de les confondre en se livrant ä un
«dereglement», meme «raisonne», du sens visuel. Pour l'homme qui
parle k la fin de la guerre, voir, c'est comprendre: ses «yeux clairs»
peuvent penötrer la «nuit inhumaine» en toute lucidite, et ensuite
rendre compte des realites deplaisantes qu'ils ont aperies, et les
detailler exactement en les classifiant au cours de la «montee» du
poeme. Par ailleurs, Eluard implique que tout ce qui est vu existe
räellement. Une des aberrations de la femme, au cours de son pre-
mier monologue, est en effet son refus d'admettre la realite de ce
qu'elle voit, parce que cette reality d^rangerait son bonheur intime:

II n'y a pas de drame il n'y a que mes yeux


Qu'un songe tient ouverts (II)

Mais, semble dire le poete par la suite, il n'y a pas d'invisible,


pas d'illusion, simplement des tenebres que des yeux clairs peuvent
percer ä jour. Ceci s'accorde bien par ailleurs au röle qu'Eluard
assigne ä la parole. II declare dans la Preface ä Podsie involontaire
et Poisie intentionnelle (1942) que «Les hommes ont avale un dic-
tionnaire, et ce qu'ils nomment existe. L'innommable, la fin de tout
ne commencent qu'aux fronti&res de la mort impensable.» Le con-
texte montre qu'il faut comprendre, non pas que les mots ont le
pouvoir de susciter les choses, mais que les hommes ne sauraient
nommer que ce qui existe. La mort est «impensable» parce que per-
sonne n'en est revenu, que c'est une experience impossible ä dicrire.
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 75

II n'y a done pas plus d'irreel que d'invisible. Dans Poisie ininter-
rompue, Eluard met en presence «une langue experte et qui voit
loin» et «un oeil eloquent» (VII). Cette juxtaposition, l'echange
d'^pithetes qui 1'accompagne en fait une equation: la fonction visu-
elle, comme la fonction langage, est descriptive et done essentielle-
ment intellectuelle.
On a d^ja pu entrevoir, ä propos des concepts spatiaux, que la
lumräre et la vue apparaissent souvent dans la poesie d'Eluard
comme douees d'une forme ou d'un volume. Aux exemples deja
cit^s (p. 69), il faut ajouter:

Elle est debout sur mes paupieres (CD)

La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur (CD)

Les barques de tes yeux (AP)

. . . le monde enfoui sous mes paupieres (YF)

Dans tous ces exemples, la vue est receptacle. Rappelons egalement


les expressions «au creux de la vue» et «ä l'interieur de la vue»,
encore plus directes. Inexactitude physique de ces images est remar-
quable: il n'y a pas en effet, dans la perception optique, d'une part
l'objet vu et d'autre part la conscience voyante; ce qui est identifie
par les centres cerebraux, e'est l'image imprimee sur la ratine, et
qui se trouve done dejä «ä l'interieur de la vue», au sens le plus
littoral du terme.
Mais il y a plus qu'une simple verite physiologique dans cette
notion spatiale du visuel. Vue et lumifere sont chez Eluard assez
proches de ce qu'elles furent pour les pontes neo-platonistes de la
Renaissance: un vöhicule ou un lieu de passage. Dans Poisie ininter-
rompue, la femme declare:

Je passe de juin ä decembre


Par un miroir indifferent
Tout au creux de la vue (II)

Dans cette image, la vue (espace creux) et le miroir (surface) sont


le lieu et le moyen d'un transfert dans le temps. Trois concepts y
sont done reunis, et il est remarquable que s'y trouve le mot miroir.
De tous les termes associes au concept visuel, il est en effet le plus
susceptible ä des usages divers, et resume peut-etre le plus com-
pletement les ramifications de ce concept.
76 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

MlROIRS ET SURFACES REFLECHISSANTES


Rappelons deux des exemples deja cites, dans lesquels le miroir
est doue d'une troisieme dimension:

Dans le four du miroir cuit le pain de la lampe (Ch. C.)

Moi mon image s'est fanee


Et je descends dans mon miroir
Comme un mort dans sa tombe ouverte (Ch. C.)

Encore une fois, il faut remarquer l'exactitude de 1'image. Ici, la


verite n'est plus physique, mais linguistique. La metaphore qui
consiste a donner au miroir une epaisseur ou une profondeur n'est
en effet pas neuve: la langue courante l'emploie constamment. On se
regarde dans, et non pas sur, un miroir. Sans doute voyons-nous
simplement une surface dure, capable de renvoyer une image, et
nous savons que ce que nous voyons n'est que l'illusion d'une pro-
fondeur. E t pourtant cette illusion gouverne l'expression la plus
commune: une poussiere, une mouche, peuvent se poser sur le
miroir, mais c'est dedans que le regard va trouver l'objet qu'il
eher che.
Cependant, tandis que pour l'observateur ordinaire, ce qui Im-
porte, c'est l'objet visible dans la fausse profondeur de la glace,
cette dimension simulee acquiert par le traitement poetique une
fonction autonome. Eluard ecrit, dans En Avril 1944, Paris respi-
rait encore:

H n'y avait plus, entre l'homme seul et la ville deserte,


que l'^paisseur d'un miroir.
II n'y avait plus qu'une ville aux couleurs de l'homme,
terre et chair, sang et seve.

Le miroir ici ne fait que s^parer deux ob jets: «l'homme seul» et «la
ville deserte». On ne sait de quel cote est tourn^e la surface refl6-
chissante, si t a n t est qu'il y en ait une. Ce qui importe le plus est
Γ «epaisseur» du miroir, epaisseur infime, et ä la verite communi-
cante, puisque la ville finit par acquerir — comme par transparence
— les qualites de l'homme. Le miroir eluardien n'arrete pas la vue:
il la prolonge, car on le trouve employe dans des phrases ού l'on
pourrait s'attendre ä trouver le mot fenetre:
Miroir ouvert sur ces oiseaux uniques (LO II)
Ή ouvrit les miroirs legers de sa jeunesse (Po. in.)
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTTE"

Ailleurs, le miroir decrit les dimensions d'un espace: « . . . des


femmes descendent de leur miroir ancien» (Ch. C.) ^voque plutöt
un cadre qu'une fenetre. Et, dans des groupes tels que
Miroir la nappe nuptiale (LO II)
Et sur mon corps ton corps etend
La nappe de son miroir clair
L'mtörieur des draps pour miroir

differentes sortes de surfaces participent aux quality reflechis-


eantes du miroir.
On peut en deduire que toute surface est en puissance un miroir,
qu'elle est capable, comme le miroir, de renvoyer une image ou de
communiquer des aspects des choses et des etres. Cette multiplica-
tion d'un objet dont la fonction est deja, de repeter une image
a dvidemment une tres grande portee, non seulement en ce qui
concerne les perceptions visuelles, mais pour tout ce que ces per-
ceptions representent dans la poesie d'Eluard: il s'agit de cr^er des
liens «entre le monde et l'homme, entre l'homme et la societe».
Plus encore, il faut etendre ces liens jusqu'a les rendre universels.
Rien d'&onnant ä ce que, dans le voisinage de termes qui expriment
le concept visuel, on trouve si souvent ceux qui expriment une
ressemblance ou une multiplication:

Je t'appellerai Visuelle
Et multiplierai ton image (V. Im.)
Multiple tes yeux divers et confondus
Font fleurir les miroirs (AF)
Mille images de moi multiplient la lumiere (CN)
Pour voir tous les yeux reflechis
Par tous les yeux
Qu'importe mon image s'est multipliee
Qu'importe la nature et ses miroirs voiles (LO II)

Et, dans les images qui evoquent la multiplication de l'espece, on


retrouve le miroir comme symbole d'une ressemblance continuee:

Le miroir de chair oü perle un enfant (YF)


Enfant miroir ceil eau et feu (CN)
Fils espoir et fleur miroir oeil et lune (RVA)
Les fleurs ont les fruits pour miroir (LO II)
78 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

II est evident que le mot miroir a toutes les complaisances du


po&te parce qu'il ripete la lumiere, les choses et les etres. Un
examen de ses diverses apparitions revele une extraordinaire variety
d'etats. Si l'on s'en tient aux seuls qualificatifs, on remarque
qu'entre 1921 et 1946, le miroir peut etre:

sans tain clos cälin volant


nul ferme voisin ancien
noir taillade spontane leger
voile entier indifferent
brouille brise
vert tout petit
clair sans limite
boueux
blond

La liste ci-dessus tente de grouper les adjectifs selon les qualites


visuelles, spatiales ou affectives qu'ils expriment. On peut deja
y voir, non seulement la diversite des Epithet es, mais leur caractdre
ä l'occasion contradictoire (noir-clair, tout petit-sans limite), qui
ne fait que s'accentuer si l'on sort d'une nomenclature purement
adjectivale: ainsi on peut opposer «il ouvrit les miroirs» a «miroir
ferme». Quant aux substantifs associes a miroir, on releve, outre
ceux d^jä cit£s: «la grappe des miroirs», «le miroir de nos reves»,
«le präge d'un miroir bris6>, «melange de miroirs», «les miroirs des
lövres», «les miroirs de jasmin», «miroir au cceur double», «miroir
de plomb», «moulins des miroirs», «miroir des boissons», «miroir de
rivages», etc., pour ne citer que des images nominales, car on pour-
rait egalement recenser des associations moins directes. II est done
evident que, comme les yeux dans Poisie ininterrompue, le miroir,
et par consequent toutes les surfaces, tous les objets qui, comme
lui, peuvent ötablir un lien visuel entre l'homme et les choses, entre
l'homme et les autres etres, a v&itablement «la forme de tout».

SlGNE AFFECTIF DES CONCEPTS VISTJELS


De meme que les concepts spatiaux et que celui de mouvement,
les concepts visuels oü Eluard puise un si grand nombre d'images
ont un passö, et jusqu'ä un certain point une valeur Stereotypie:
la clarte est benefique, les tenebres sont malefiques. La lumiöre est
triomphante: ainsi dans Podsie ininterrompue, la femme s'exalte du
moment present:
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTTE'' 79

Aujourd'hui lumiere unique


Aujourd'hui l'enfance entiere
Changeant la vie en lumiere (II)
Par contre, les ideologues decries pour leur manque de solidarity
evitent la lumiere:
lis m^ditent leur absence
Et se cachent dans leur ombre (VIII)
E t le monde mal fait que le poete examine dans les distiques est un
monde opaque, «sans images» (Χ). II n'est pas jusqu'aux couleurs
mentionnees dans le poeme, qui ne repondent par leur usage aux
reactions de la subjectivite la plus courante: le bleu et le blanc,
surtout r^unis, forment une image de felicite pure et totale:
Pour que l'entoure le plaisir
Comme un ete blanc bleu et blanc (IV)
Entr'ouverte έ. la vie
Toujours soulignee de bleu (V)
D'une voliere peinte en bleu
Ού les oiseaux sont des epis (VI)
La grisaille est au contraire image de monotonie, elle evoque une
disparition dans l'ennui et le banal:
La cendre grise et froide d'un murmure tu (III)

Peaux grises r^sorbant l'homme (X)


Quant au noir, il est franchement opprimant:
Noire humiliee eclaboussee (I)
Pour plus vite entrer dans le noir
Dans le silence hivernal (VI)
Sur les champs la puanteur
Roule noire et bien musclee (VII)
Enfin, le rouge est avant tout la couleur du sang. Mais, si le sang
est metonyme de vie, il l'est aussi, quand il est verse, de souffrance
et de mort. D'oü le contraste entre «une goutte de sang /Une goutte
de feu toujours renouvelee», qui perpetue la vie, et l'image funebre
du ciel crepusculaire «Rouge et semblable au sang qui noircira».
Toute vision — et les couleurs ne font pas exception — est soumise
ä une critique affective, selon la dialectique du poeme entier. Si le
blanc et le bleu ont les qualites notees plus haut, on trouve aussi
80 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

ces couleurs dans des images de dugout ou de derision: « . . . l'extase


sans racines /Toute bleue j'en suis paye.» Et inversement, le noir
se trouve rehabilite, et entre dans une image de lucidity, peut-etre
pour indiquer la nettete des contours: ainsi «l'image reconquise»
est
Plaisir complet plaisir austere
Pommier noir aux pommes müres

Mais le visible, chez Eluard, se soumet difficilement au mal. Les


sources de lumiere ne sont que tres rarement degrades, et encore
n'est-ce que par reflexion qu'on trouve «l'etang soleil moisi» dans
Liberti, et dans Sans toi (LT) «Le soleil des champs croupit». Le feu
est, depuis Pour vivre ici (1918), un des termes les plus «louanges»
du vocabulaire eluardien: «Je fis un feu . . . / Un feu pour etre son
ami. . .», et un des elements qui se suffisent totalement, et sont
a l'origine meme des choses:

Un feu sans createur

Connaissance par l'espoir


Reve ού rien n'est invents
Reve entier vertu du feu. (RVA)
De meme, dans PoSsie ininterrompue, le feu apparait dans la der-
niere section et illumine la «liberte conquise»:
Et le feu aux nuages
Et le feu aux oiseaux
Et le feu dans les caves (XV)
Les objets vus dans cette lumiere incorruptible ont dü cependant
passer par la corruption, par le mal. Et cette corruption est per9ue
comme une extinction de la lumiere:
Ma grace se desseche
Je n'ai plus de reflet (LO I)
Si l'on considere encore une fois le miroir, ä la fois parce qu'il se
retrouve frequemment chez Eluard, et qu'il est un symbole poetique
courant, on constate que sa corruption — sa mise au mal — ne suit
ni la tradition du conte fantastique, ni celle du vertige esoterique.
Dans la premiere, en effet, le miroir presente une vision autonome,
qui n'est pas un reflet: il assume un röle mena9ant ou du moins
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTJE" 81
inquietant.10 Lieu de passage «active», la glace de Venise du conte
romantique a pour filiation contemporaine le miroir liquide que
traverse la Mort dans YOrphie de Cocteau. Chez Mallarme, le miroir
est constamment un lieu d'oubli, sinon de vertige, et montre aussi,
dans le sonnet «Ses purs ongles si haut . . .» un objet qui peut-etre
ne s'y trouve pas reflete, mais suscite par la profondeur meme du
vide:

. . . dans l'oubli ferme par le cadre, se fixe


De scintillations sitöt le septuor.

La contemplation du miroir dans Hirodiade («Eau froide par


l'ennui dans ton cadre gelee») ne montre qu'un receptacle de neant,
encore plus d&olant que les macabres visions des contes roman-
tiques:
Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine,
Mais, horreur! des soirs, dans ta severe fontaine,
J'ai de mon reve epars connu la nudite I11

On trouve certes chez Eluard des exemples oü le miroir est objet


de degoüt ou de tristesse, voire mime l'objet «frustrant», si frequent
dans les expositions surrealistes: «miroir sans tain», «miroir de
tristesse», «miroirs brises». Mais les qualificatifs directs revelent que
le miroir est en quelque sorte victime d'actes hostiles (ferme, voile,
taillade, brouille, brise). Et, dans les cas oü le miroir est associe
ä une attitude douloureuse, on assiste, non pas ä sa transformation
en un agent malefique, mais plutöt ä sa corruption par une force
externe, ou ä son extinction:

Entre deux cles sur leur serrure


S'assoupit le miroir boueux
D'oü s'evade le prisonnier (LT)
Miroirs brouilles de l'inhumain
Les yeux qui furent l'6quilibre
Regardent 4 travers leurs larmes
Le soleil vetu de haillons (LO II)
18
Le Thäme du miroir dans la littdrature franpaise a fait l'objet de plusieurs
6tudes de grande valexir dans les Gahiers de l'Association Internationale des
Etudes Franfaises, no. 11, mai 1959. Particulidrement utiles sont les com-
munications de Leon Cellier sur «Gautier et Mallarme devant le miroir de
Venise», et de Jean Frappier sur les «Variations sur le theme du miroir de
Bernard de Ventadour ä Maurice Sceve.»
11
Stephane Mallarme, Poisies (Paris, Gallimard, 1956), pp. 127 et 51.
82 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

Dans ce dernier exemple, ού se trouvent reunis la source de lumiere,


les organes de la vue, et la surface reflechissante, rien d'autre que
la tristesse (les larmes) n'est intervenu pour tout corrompre. Telle
est la persistance de l'association vie-lumifere chez Eluard, qu'il
peut ainsi caracteriser la mort comme un manque de valeur visuelle:
Les morts ne dorment pas
lis ne reflfetent rien (Po. in.)
Ce qui est une utilisation au negatif de l'image «Voici la nuit voici
le miroir de nos reves» (RVA). On peut done dire que, si les concepts
visuels sont jusqu'a un certain point soumis a la dialectique qui
gouverne Podsie ininterrompue, ils sont le plus souvent g6n0rateurs
d'images heureuses, et repr&entent ce qui, dans les aspirations
humaines du ροέίβ, peut etre momentanement supprime, tout en
demeurant, au fond, incorruptible.
III

THfiMES ET DIALECTIQUE
DE POÜSIE ININTERROMPUE

Si le premier vraiment long poeme d'Eluard parle au lecteur «ä


demi-mot», et s'il n'est pas exempt d'une certaine obscurite, Je
volume Polsie ininterrompue est compose en revanche de fa^on
a eclairer assez completement les intentions du poöte. Deux <5pi-
graphes se presentent d'abord, la premiere, empruntee ä Tristan
Tzara, «La resistance s'organise sur tous les fronts pure», s'appli-
quant au recueil entier. Quant au poeme qui donne son titre au
volume, Eluard le preface ainsi: «Je dedie ces pages a ceux qui les
liront mal et ä ceux qui ne les aimeront pas.» On retient, de l'epi-
graphe generale, la notion d'organisation, et de la seconde, une
certaine volonte d'argumentation et de didactisme.
D'autre part, si l'on examine les poemes qui accompagnent
Polsie ininterrompue, on constate qu'ils forment pour ainsi dire une
s6rie d'appendices ou de notes digressives ä la präce principale.
Pourquoi en effet Eluard eüt-il fait suivre Polsie ininterrompue de
Moralite du sommeil, qui avait dejä ete publie, sinon parce que ce
po6me ebauchait deja certains themes de la grande composition
de 1945? Le Travail du poete et Le Travail du peintre elaborent les
themes de la responsabilite de l'artiste; A l'Echelle animale, celui
des liens entre l'homme et la nature; L'Age de la vie, enfin, reaffirme
la valeur rajeunissante de l'espoir et de Taction, qui neutralisent
le temps. Un tel groupement — et l'on sait d'ailleurs qu'Eluard ne
composait pas ses recueils au hasard1 — indique bien la volonte de
mettre en relief certains themes, de prendre position sans equivoque
sur certaines questions, et de convaincre raeme ceux qui «liront mal»
et «n'aimeront pas» ses vers.
Polsie ininterrompue est done une demonstration, celle d'un pro-

l Voir par exemple sa Preface ä Une Lefon de morale: «Combien de fois


ai-je change l'ordre de ces podmes ...»
84 THUMBS ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTERROMPUE"

gres exemplaire et d'une revalorisation du monde ä partir de l'amour


du couple et de la conversion de la poesie ä des fins «utiles». «Les
derniers arguments du neant sont vaincus», est-il constate au
moment oü le poeme debouche sur le triomphe lyrique de sa con-
clusion. Et en effet, la demarche du poeme tout entier a ete de
reduire le chaos et les contradictions qui se presentent des le debut.
Comme nous l'avons dejä avance, cette reduction s'opere par la
methode dialectique, apparente dans la structure meme du poeme.
C'est ainsi que la critique de l'amour passe par l'exaltation du
couple eeul (III, IV), qui forme la these, puis par l'obscurcissement
dans le doute et le malheur (IV, V), qui constitue l'antithese, pour
arriver a un amour raffermi par le ferme propos de «sauver» l'huma-
nite (VI, VII), soit la synthese de cette dialectique particuliere.
U n'est pas inutile de noter que l'usage de cette methode n'est
pas nouveau dans l'oeuvre d'Eluard, et que par consequent, si
Poesie ininterrompue represente sa premiere application syst^ma-
tique, eile a ete cependant l'objet d'essais anterieurs. Ce chapitre
montrera d'ailleurs que non seulement le mouvement general du
poeme, mais aussi ses themes constitutifs, sont presents au moins
a l'etat d'ebauches avant 1945. Deja en 1943, Critique de la podsie
(RVA, LT), pratiquait l'opposition antithetique des images et de la
reality: chacune des trois strophes de sept vers illustre la puissance
d'evocation de la poesie. «Le feu reveille la foret», «le bonheur en
un seul bouquet», «les fontaines vertes / Du bon soleil» veulent
susciter l'imagerie et le milieu de Lorca; «Maison d'une seule parole»
est une allusion ä la retraite de Saint-Pol Roux dans son manoir
de Camaret, et «un tout petit enfant» transpose la presence de sa
fille; la «ville glacee d'angles semblables» aux «pierres fanees murs
sans echos» est bien la ville occupee du Parisien Jacques Decour.
A chacune de ces strophes s'oppose brutalement une simple decla-
ration de fait:
Garcia Lorca a ete mis a mort

Saint-Pol Roux a etέ mis ä mort


Sa fille a ete suppliciee

Decour a ete mis λ mort


La dialectique n'est pas complete ici, car la synthese en serait la
reponse a cette question implicite: la realite du meurtre, qui ne peut
etre exprimee par aucune image, annule-t-elle eelle de la poesie?
THEMES ET DIALECTIQXTE DE "POESIE ININTERKOMPUE" 85

II faudra attendre Poisie iniiderrompue pour trouver une r^ponse


explicite ä cette question. Mais une application plus complete de la
dialectique se trouve dans Fresque IV (LT):
Le buisson oü la bete est vraie
Le buisson ou la bete est fausse
La Campagne oü la terre est belle
La Campagne oü la terre est laide
Le pays oü le bonheur gagne
Le desert oü la mort s'impose
La nuit oü 1'homme se soumet
La nuit oü 1'homme se libere
La nuit oü 1'homme fait le jour.
On constate que dans ce poeme l'opposition des contraires en disti-
ques aboutit a. leur resolution en un seul vers. De meme, BientSt
(PV 42) oppose les notions de printempa et de laideur pour annuler
finalement toutes les contradictions:
Je ne vois que les beaux visages
Les bons visages sürs d'eux-memes
Surs de ruiner bientöt leurs maitres.
Dans Po4sie ininterrompue, la dialectique oppose au chaos et
ä la degradation du monde l'ordre et l'espoir de la conscience
humaine. Ceci est apparent si l'on compare ä la conclusion les
premieres pages du poeme. Au debut, en effet, on assiste a une
tentative de prise de conscience dans un univers oü s'enchevetrent
pele-mele perceptions, pensees, et les notions contradictoires du bien
et du mal. Les trente premiers vers formes par une juxtaposition
de qualificatifs:
Nue effacee ensommeillee
Choisie sublime solitaire
Profonde oblique matinale, etc. . . .
presentent une image de confusion, ou de demi-eveil. Une lecture
plus approfondie montre qu'ils possedent cependant une structure
assez savante, mais il n'en reste pas moins que leur effet immediat
est de jeter au lecteur une grappe de contradictions, meme s'il
s'agit de contradictions soigneusement choisies et ordomWies. Dane
la section qui suit immddiatement (II), les questions poshes par
la femme traduisent sa perplexite, sinon son angoisse:
86 THEMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTERROMPÜE"

Sommes-nous deux ou suis-je solitaire

Resterai-je ici-bas
Aurai-je un jour reponse ä tout
Et reponse ä personne
Sa premiere affirmation meme est hesitante, et se fragmente en
images disparates:
L'annee pourrait etre heureuse
Un ete en barres
Et l'hiver la neige est un lit bien fait
Quant au printemps on s'en detache
Avec des ailes bien formees
II faut comparer cette expression relächee, et ces questions anxi-
eusee, avec l'affirmation nette de la conclusion (XV), qui s'accom-
pagne d'un regroupement en paralleles des Elements dissoci^s dans
la citation precedente:
Et disons la verite

L'hiver est une fourrure


L'ete une boisson fraiche
Et l'automne un lait d'accueil
Quant au printemps c'est l'aube

L'incertitude a c o m p l e m e n t disparu, il η'est plus question de ce


qui «pourrait etre», mais de ce qui est.

L E T H E M E DU COUPLE
Cette remise en ordre du monde, on a deja, pu le constater, com-
mence par une resolution, a travers un long dialogue, des contra-
dictions inhärentes au couple. Qu'il y ait un lien organique entre
le couple humain et l'etat general du monde, Eluard l'affirme dans
un ροέιηβ contemporain de Po6sie ininterrompue, precisement
intitule Ordre et desordre de I'amour (D. Des):
J e citerai pour commencer les elements
Ta voix tes yeux tes mains tes levres

J e suis sur terre y serais-je


Si tu n'y etais aussi

Au cceur de notre corps


Tout fleurit et murit.
THEMES ET DIALECTIQUE D E "POESIE INLNTEBROMPUE" 87

On a deja pu remarquer, au cours de l'analyse de Polsie ininter-


rompue, que le progres accompli l'est d'abord par l'homme et la
femme ensemble. Le «nous» de «Nous partirons d'en haut nous
partirons d'en bas» (VII) represente le couple uni dans une entre-
prise en commun, et ce n'est qu'ä la section XIII que ce «nous»
assume un nombre plus large: «Si nous montions d'un degre / Mes
vieux amis . . . » La demarche qui consiste ä passer de l'amour d'une
femme ä une fraternite universelle a une genese assez lointaine dans
l'oeuvre d'Eluard. Dans Capitale de la douleur, «Le monde entier
depend de tes yeux purs» etablissait un rapport indispensable entre
la femme aim^e et toute perception du monde. Dans L'Amour
la poisie, le distique
Π fallait bien qu'un visage
Rdponde L· tous les noms du monde
cristallise autour d'un seul etre tous les sentiments diffus du poete.
Enfin, dans A toute dpreuve et dans Facile, il affirme resolument que
cet etre resume pour lui tout le monde visible et tous les rapports
humains:
Que de vivants k retrouver
Que de lumiere ä öteindre
Je t'appellerai Visuelle
Et multiplierai ton image
Ecoute-toi parier tu paries pour les autres
Et si tu te rdponds ce sont les autres qui t'entendent
Sous le soleil au haut du ciel qui te däivre de ton ombre
Tu prends la place de chacun et ta r^alite est infinie
(cf. L'Entente, Choix, p. 156)
Dans les exemples de cette periode, et en particulier dans les
derniers cites, on constate pour ainsi dire la concentration de tous
les visages en un seul visage. L'aimee est l'univers de l'amant, parce
que l'univers entier se rapporte ä eile. A cette vision repond celle
de Podsie ininterrompue, ού la femme est
Comme une femme solitaire
A force d'etre l'une ou l'autre
Et tous les Omenta
Cette vision, on le sait, est condamnee au profit d'un mouvement
centrifuge: desormais, l'amour de la femme, en resumant le monde,
ne se substitute plus ä lui, mais lui donne une coherence n^cessaire
au progres. II est assez difficile de determiner a quel moment precis
88 THAMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTERROMPTXE"

de la poesie d'Eluard s'opere ce passage «de l'horizon d'un homme


k l'horizon de tous,» dans la mesure ού l'amour y participe. On peut
cependant comparer utilement deux poemes du Livre ouvert I. Dans
«Je veux qu'elle soit reineI» l'amour du couple se suffit, et suffit
a maintenir l'equilibre du monde:

Habitante d'un monde ού sans toi je n'ai rien


Ton coeur qui dort oublie tout sauf mon cceur
Dehors nos souvenirs nuits ä flanc de journöes
Agitent nos liens sans pouvoir les briser.

Mais, dans le meme recueil, sous le titre du pofeme Vivre, cet amour
cesse d'etre refuge pour devenir le germe d'une action sur le monde
exterieur:
Nous avons tous deux nos mains k donner

Nous avons nos mains & meler


Rien jamais ne peut mieux seduire
Que notre attachement l'un k 1'autre foret
Rendant la terre au ciel et le ciel 4 la nuit
A la nuit qui prepare un jour interminable.2

C'est dire dejä ce que Poesie ininterrompue repete au sujet de ce


«bonheur pro mis et qui commence ä deux»: le salut de l'humanite
commence a se faire dans la cellule sociale la plus elementaire, le
couple, et l'amour pour une femme est par consequent l'etape
indispensable vers l'amour pour l'humanite entiere.
Cette subordination du domaine prive au domaine public ne s'est
jamais plus fortement manifesto dans 1'oeuvre d'Eluard, que sous
l'Occupation. L e titre meme des Sept Poemes d'amour en guerre est
a ce point de vue assez eloquent, et le texte assez explicite. On lit
en effet dans le cinquieme poeme:

Nous voulons et je dis je veux


Je dis tu veux et nous voulons
Que la lumiere perpetue
Des couples brillants de vertu
Des couples cuirasses d'audace
Parce que leurs yeux se font face
Et qu'ils ont leur but dans la vie des autres.

!Dans Le Livre ouvert (NRF, 1947), Vivre precede «Je veux qu'elle soit reineh,
mais cet ordre est inverse dans le Ghoix de po&mes de 1951, suggerant que
Vivre represente un progres par rapport ä l'attitude exprimee par 1'autre
poeme.
THAMES ET DIÄLECTIQTJE DE "POESIE ININTERROMPUE" 89

Le septieme poeme est un appel ä la lutte contre l'oppresseur, lance


d'abord «Au nom du front parfait profond» de la femme aimee, puis,
passant par des images generales, telles que «l'espoir enterre», «des
rires dans la rue», «des fruits couvrant des fleurs», au nom «des
hommes en prison . . . des femmes deportees . . . de tous nos
camarades».3
On connait d'autre part la metamorphose du poeme qui devait
s'appeler d'abord Une seule pensde, et qui a fait fortune sous le
titre de Libert4. Claude Roy, dans sa Preface ä une anthologie des
poesies d'Eluard, en a raconte la genese, qu'il semble tenir du
po^te lui-meme:
En commengant & ecrire le pofeme qui s'est plus tard appele Liberie,
Eluard pensait entreprendre un pofeme d'amour. II ne prevoyait έ.
cette longue incantation diapr^e qu'une conclusion: celle d'un prenom
tree eher. Mais peu a peu, tandis que les images se deployaient, vague
par vague, le mouvement qui portait le poete vers un seul visage
s'elargissait, irresistiblement. A l'origine du poeme, il y avait une
unique et vivante presence. A son terme, il y a l'horizon meme neces-
saire ä cette presence . . .
L i b e r t ^ , c'est l e prenom g ^ n £ r a l d e l ' a m o u r de totjs. 4

C'est done une verite acquise avant Poesie ininterrompue, que


le couple est necessaire au progres, ä la liberation des hommes.
II n'est pas inutile de noter qu'Eluard envisage le röle du couple
de la fagon la plus pratique et la plus symbolique. Pratiquement,
en effet, le couple sert a continuer l'espece, et on remarque, de
Chanson complete a Poisie ininterrompue, de nombreux retours des
mots enfant et enfance. Certes, il s'agit le plus souvent d'images de
purete et de confiance: ce qu'Eluard reproche d'abord ä l'ennemi
dans A VEchelle humaine (RVA), c'est d'avoirtue, dans un homme,
«un ancien enfant». II se nomme lui-meme, dans Poesie ininter-
rompue, «l'enfant que j'etais / L'enfant que je serai» afin d'evoquer
une qualite perdue qu'il lui faut retrouver. Mais l'enfant dans la
poesie d'Eluard n'est pas seulement ce porteur de jeunesse: il s'im-

3
Les Sept po&mes d'amour en guerre furent publies clandestinement par la
Bibliotheque fran^aise, sous le pseudonyme de Jean du Haut, en 1943
(selon la bibliographie de Louis Parrot). lis furent reedites dans Au Rendez-
vous allemand.
* Paul Eluard, Poesies, Preface de Claude R o y (Paris, Club du Meilleur
Livre, 1969). Ce recueil, particulierement interessant par son iconographie,
contient entre autres un fac-simile du manuscrit de Liberte, ou le titre Vne
Seide piusee est netlement lisible sous les ratures.
90 THEMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTEREOMPUE"

pose comme une obsession de continuite. Dans De Solitude en soli-


tude vers la vie (D. Des.), sa seule apparition rdpudie la resignation
des «saintes »et des «martyrs», pour y substituer le plaisir de vivre:
de la sainte et du martyr
Voici pourtant l'enfant parfait

II met au monde la confiance


Autant de soleils que de nuits

Au cr^puscule il est petit


Reve et sommeil le dissimulent
Amour le fait grandir et jouir.
D'autre part, le plus grand mal de l'injustice et du desordre est
de rendre la procreation absurde:
Riant du ciel et des planetes
La bouche imbiböe de confiance
Les sages
Veulent des fils
Et des fils de leurs ills
Jusqu'ä perir d'usure (PV 42)
Allez done penser k l'homme
Allez done faire im enfant (Po. in.)

Le ton du deuxieme exemple cit6 est assez amörement d^risoire


pour se passer de commentaire. Quant au premier, le ροέπιβ conelut
que «Fahime est seul ä verdoyer / E t les sages sont ridicules.»
Cependant, e'est surtout par son role de r^sumö, ou si l'on veut
de denominateur commun a toute l'humanite que le couple amou-
reux est important. Ce qui le lie, e'est
. . . la premiere difference
Entre des etres fraternels
Et la premiere ressemblance
Entre des etres differents (Po. in.)
Dans Facile («Tu te leves l'eau se deplie»), le plus haut compliment
qu'Eluard puisse faire ä sa femme est de declarer: «Tu es la ressem-
blance.» Par ailleurs, il evoque, dans A Marc Chagall (D. Des.),
«Un couple le premier reflet», comme, dans l'epigraphe du PMnix,
un couple pour ainsi dire generalise, qui semble se perpetuer lui-
meme: «Le Phenix, e'est le couple — Adam et Eve — qui est et
n'est pas le premier.» Enfin, le quatrain Notre vie, concluant Le
Temps diborde, volume tout entier consacre a u deuil d e Nusch,
THEMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTERROMPÜE" 91

röaffirme, malgre la mort qui a, ce moment accable le poete, la


quality k la fois indispensable et indestructible du couple:
Nous n'irons pas au but un ä un mais par deux
Nous connaissant par deux nous nous connaitrons tous
Nous nous aimerons tous et nos enfants riront
De la legende noire oü pleure un solitaire.
L'amour dans la poesie d'Eluard ne peut done pas etre seulement
une attitude de l'homme vis-ä-vis de la femme, puisque tous deux
se trouvent confondus dans l'unite du couple, ainsi que l'exprime
le titre d'un poeme de La Rose publique:
Une Personnalite toujours nouvelle, toujours differente, l'amour aux
sexes confondus dans leur contradiction, surgit sans cesse de la per-
fection de mes ddsirs. Toute id^e de possession lui est forcdment
Prangere
Dans ce meme poeme apparait le dialogue entre l'homme et la
femme; mais il a ceci de particulier que les deux etres ne se donnent
pas la replique. On est plutöt en presence de deux discours paral-
leles, qui tantot se differencient et tantot s'enchevetrent. Ainsi,
l'homme parle:
A bout de souffle eile m'accorda la verite
La verite que je lui apprenais
La triste et douce verite . . .
puis la femme:
Comment ma vie disait-elle
Une autre ai-je ete moi-meine
Qui dans la vie qui en moi-meme
Et moi les autres . . .
Les interlocuteurs sont identifies par l'usage passager de la troi-
sieme personne du singulier. Mais dans la strophe suivante, le
retour du pronom je est d'abord assez ambigu pour qu'on puisse
se demander si e'est eile ou lui qui parle:
J'ai vu le soleil quitter la terre
Et la terre se peupler d'hommes et de femmes endormis
J'ai vu le sablier du ciel et de la mer se renverser
Ce n'est qu'au vers suivant, «Le sablier d'une robe qui tombe», que
commence a se dissiper l'equivoque. Deja done en 1934, le couple
etait pour Eluard une vivante dialectique, par la resolution con-
tinuelle de ses contradictions intrinseques. On remarque ^galement
92 THÄMBS ET DIALECTIQTTE DE "POESIE ININTERROMPUE''

que le ροέπιβ discute ci-dessus appliquait dejä le programme


qu'Eluard disait ä Claude Roy etre celui de Po4sie ininterrompue:
« . . . parier tour ä tour comme un homme et comme une femme . . .
Etre un individu, et le genre.»5
De meme, dans Midieuses (1939), texte capital dans la genese
de PoSsie ininterrompue, car il raconte l'eveil de la femme, la voix
feminine se fait entendre insensiblement. Dans une premiere sec-
tion, il est evident que c'est le poete qui parle, pour commencer
sa narration:
Elle va s'eveiller d'un reve noir et bleu
Elle va se lever de la nuit grise et mauve
Puis, ä la seconde section, le discours passe a la premiere personne:
J'attends tout ce que j'ai connu
Comblee d'espace scintillant

J'aimais hier et j'aime encore


Je ne me derobe ä rien
Mon passe m'est fidele
Le temps court dans mes veines.
Au cours de seize vers, seule la forme feminine du participe com-
blee indique nettement que c'est la femme qui dit je. Ce passage
est a rapprocher du debut de Poesie ininterrompue:
La v^ritd c'est que j'aimais
Et la verity c'est que j'aime
De jour en jour l'amour me prend premiere
Pas de regrets j'ignore tout d'hier
Je ne ferai pas de progres (II)
ού l'ambigmte est aussi resolue par le seul accord de l'adjectif
premiere.
Dans Medieuses, les sections III et IV sont clairement descrip-
tives, et prononcees par l'homme. Mais en V, «Mes soeurs prennent
dans leurs toiles . . .», on ne reconnait la voix de la femme a coup
sür que parce qu'il est dejä stabil que la premiere personne lui est,
jusque lä, reservee. La section VI ne presente pas d'equivoque:
Oil es-tu me vois-tu m'entends-tu
Me reconnaitras-tu
Moi la plus belle moi la seule

6
Ibid.
THEMES ET DIALECTIQTJE DE "POESIE ININTERROMPUE" 93

Mais pourquoi Eluard a-t-il detache le dernier vers du poeme («Et


par la grace de ta levre arme la mienne»), en faisant une section
V I I , sinon pour signifier que cette phrase se detache du discours
de la femme seule, et peut aussi bien etre attribuee ä l'homme ?
Ce dialogue aux voix similaires et parfois meme interchangeables
est celui de Poisie ininterrompue. Jusqu'au vers 41 («Revenue de la
mort revenue de la vie» I I ) c'est en effet 1'equivoque qui regne. Les
qualificatifs des trente premiers vers sont bien tous au feminin,
mais on ne sait si c'est la femme qui se decrit elle-meme, ou bien
l'homme qui recite ses qualitäs. La question «Sommes-nous deux
ou suis-je solitaire», detach^e typographiquement de ce qui precede
comme de ce qui suit, n'apporte pas de precision, et «Comme une
femme solitaire» est une analogie, et non une identification. Ce n'est
done qu'apres «Revenue de la mort . . . » que le sujet parlant peut
etre, retrospectivement, mis au feminin. On peut sans doute objec-
ter que le lecteur ne s'y trompe pas, et que la sequence continue laisse
bien deviner le genre du sujet. Mais il n'en reste pas moins qu'il y a,
du point de vue strictement grammatical, une ellipse partielle de ce
sujet, qui parle sans se reveler complement. De meme, dans la
section V («Le regret d'etre au monde»), le discours de la femme
se substitue sans transition a, celui de l'homme, precisement parce
que toute transition serait inutile: on ne peut pas dire qu'elle reprend
la parole, mais plutöt qu'elle la continue:

Plus leger et limpide est l'enfant que j'etais


L'enfant que je serai
Et la femme que je protege
La femme dont j'assume
L'eternelle confiance

Comme une femme solitaire


Qui dessine pour parier

Je saurai dessiner comme mes mains epousent


La forme de mon corps

Tout se passe comme si on entendait la voix de la femme parce que


l'homme parle d'elle. A la fin de cette section, le discours de la femme
abandonne la premiere personne, et se depersonnalise jusqu'a
n'ßtre plus que maximes:

A jour mauvais bonte remise


A mer immense voile lourde
94 THEMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTERROMPUE"

Puis l'homme enchaine, comme s'il n'avait jamais cesse d'avoir


la parole:
Et j'^cris pour marquer les annees et les jours . . .

SENS DE L'UNITE DU COUPLE

Par toi je vais de la lumiere ä la lumifere


De la chaleur έ, la chaleur
C'est par toi que je parle et tu restes au centre
De tout comme un soleil consentant au bonheur (Po. in., VI)
Ainsi Eluard admet — et ceci ne saurait plus nous surprendre —
que le discours de la femme est le sien meme, et qu'elle est, au sens
le plus litteral du terme, son porte-parole. (Ne disait-il pas deja
dans L'Entente (Fa.): «Ecoute-toiparier tu paries pour les autres»?)
Cette mise au point se place au moment oü va commencer le
mouvement ascendant du poeme, c'est-ä-dire qu'elle signifie l'ac-
cord du couple devant la täche ä accomplir («Accorder nos yeux
clairs a ces nuits inhumaines», et «qualifier» le sort des hommes
«pour les sauver»). Tout le debat qui precede (sections I ä V I ) a done
tendu vers cette resolution: il fallait que la femme renon£at ä un
amour süffisant pour deux et se süffisant ä soi-meme comme but;
et il fallait que le poete fit la critique d'une conception du monde
centree sur l'amour d'une femme.
Au terme de cette critique, la position de la femme n'a pas
change: eile reste «au centre de tout». Ce qui a change, ce sont les
dimensions du monde qu'elle eclaire pour le poete («comme un
soleil»), et le fait que leur amour assume un caractere dynamique
(« . . . je vais de la lumiere a la lumiere / De la chaleur ä la chaleur»)
par contraste avec l'entetement statique d'une epoque revolue
(«Je ne ferai pas de progres», II). Dans l'accord du couple, que
represente cette conclusion de la section VI, on voit egalement se
resumer, sous leur aspect peut-etre le plus simple, les trois grands
concepts qui dominent Podsie ininterrompue: concept de mouve-
ment («je vais»), concept de lumiere («lumiere . . . soleil») et celui
d'espace ouvert:
Que ma parole pese sur la nuit qui passe
Et que s'ouvre toujours la porte par laquelle
Tu es entree dans ce poeme

Remarquons enfin le caractöre indispensable de cette resolution


des contradictions du couple: 421 vers lui sont principalement con-
THKMES BT DIALECTIQUE DB "POESIE ININTERROMPTTE'' 95

sacr^s, alors que quelque 200 vers suffiront ä d^crire les etapes sub-
s^quentes du progres commun. Et, meme si ces proportions ne
suffisaient pas a. donner la mesure de l'importance du couple
humain, il faudrait rappeler le poeme Notre vie, dejä cite, qui con-
clut Le Temps dSborde. Dans ce quatrain, Eluard rejette clairement
la rdalite de sa solitude. Nusch est morte, et il affirme cependant
«Nous n'irons pas au but un a un mais par deux»; il semble qu'il
veuille conjurer un deuil trop veritable en le qualifiant de «legende
noire» dont «nos enfants riront». Cette negation de 1'evidence dans
ce qu'elle a de plus final et de plus cruel est sans doute le role prim-
ordial du couple amoureux. Eluard y a recours constamment dans
Une Legan de morale, qui cetebre le triomphe de la vie et de la soli-
darity surla solitude. C'est ainsi que le ροέπιβ La Solitude etleDisir
met au bien l'image d'une femme vivante et avance cette deduction
que l'on peut dire desesper^ment optimiste: «II n'y a qu'une vie
c'est done qu'elle est parfaite.» (Cf. «la mort impensable», dans la
Preface ä Podsie involontaire et Ροέ,ηβ intentionnelle.)
De telles affirmations, lancees par le poete en face meme de
l'6vidence contraire, sont du meme ordre que les propheties de
liberation contenues dans Podsie et Verity 1942:
Et la betise et la demence
Et la bassesse firent place

Α des hommes indestructibles.


Nous jetons les fagots des tenebres au feu

Car l'ennemi a figure d'homme disparait.

Or, on sait qu'en avril 1942, rien n'etait moins certain que la vic-
toire. De tels slogans revelent souvent une crainte, ou meme une
faiblesse: celle d'Eluard est la hantise de la solitude; hantise qui
remonte peut-etre a l'^chec de son premier manage:
La solitude me poursuit de sa rancune.
II y eut la porte comme une scie
II y eut les puissances des murs
L'ennui sans sujet

Dans une chambre abandonee une chambre en öchec


Une chambre vide.
Maison deserte
abomin.ibles
96 THEMES ET DIALECTIQUE D E "POESIE ININTERROMPUE"

Maisons
pauvres
Maisons
Comme des livres vides. (V. Im.)
Le souvenir de cette 6poque le poursuit meme apres son mariage
avec Nusch:
Je ne veux plus dormir seul
Je ne veux plus m'eveiller
Perclus de sommeil et de reves
Sans reconnaitre la lumiere
Et la vie au premier instant. (YF)
II y a plus longtemps encore
J'ai ete seul
Et j'en fremis encore (Po. in.)
Et, jusque dans ses derniers poemes, Eluard laisse paraitre son
horreur de la solitude:
Je respire souvent tres mal je me confine
Moralement aussi surtout quand je suis seul (Po. in. II)
II n'est done pas surprenant que, devant une obsession aussi tenace,
confirmees par deux periodes tr£s sombres dans la vie du poete, il
se tourne de plus en plus exclusivement vers les themes qui ras-
surent: l'amour, la lumiere, le progres et la solidarite.

L ' O R D R E D E LA LUMIERE
Ces thömes n'ont de force que dans la mesure ού ils se trouvent
en conjonction et ou ils se completent mutuellement, jusqu'a former
un ordre. Le Travail du poete, qui represente peut-etre un premier
etat de Ροέ-sie ininterrompue, car il en resume la narration, proclame
aussi cet öquilibre qui depend de la comprehension du monde et de
la condition humaine:
Au cours des ann^es tout s'est ordonne
Comme un fleuve de lueurs
Sur un fleuve de lumiere

Au cours des annees je t'ai retrouvee


Ο presence indefinie
Volume espace de l'amour
Multiplie
Ce poeme recapitule, lui aussi, et en termes beaucoup moins voiles,
les Stapes de l'aventure interieure d'Eluard. Au debut, une serie
THEMES ET DIALEOTIQXTE D E "POESIE ININTERROMPUE" 97

de questions semble representer les preoccupations du jeune poete:


recherche verbale, amour irresponsable et obsession de la vision
pure. Les reponses a ces questions ne sont que des impasses:

Qu'etes-vous venu prendre


Dans la chambre familiere
Un livre qu'on n'ouvre jamais
Qu'etes-vous venu dire
A la femme indiscrete
Ce qu'on ne peut pas repöter
Qu'etes-vous venu voir
Dans ce lieu bien en vue
Ce que voient les aveugles

La le?on est ensuite tiree de ces experiences:


La route est courte
On arrive bien vite

Aux mots ^gaux


Aux mots sans poids
Puis
Aux mots sans suite
Parier sans avoir rien ä dire
Ce dernier vers, repris mot pour mot du poeme L'Amoureuse
(1924), ού il representait une sorte d'exaltation de 1'amour totali-
taire et exclusif, fait ici figure de confession. Quant ä l'allusion ä «ce
que voient les aveugles», elle n'est pas sans rappeler un autre aveu
d'6chec, celui qui se trouve dans le texte liminaire de La Pyramide
humaine: «Je devins esclave de la faculte pure de voir . . . »
II est done evident qu'ä l'epoque de Poisie ininterrompue, Eluard
est parvenu a «ordonner» les themes qui, dissocies, l'avaient de<ju
pendant les annees surrealistes, et ä leur rendre un sens plus vigou-
reux dans le contexte de la fraternity de tous les hommes. Aprfes
avoir exalte le «volume . . . de l'amour / Multiplie», il poursuit en
effet dans ces termes:

Je suis le jumeau des etres que j'aime


Leur double en nature la meilleure preuve
De leur vöritä

Iis sont tres nombreux ils sont innombrables


98 THUMBS ET DIALECTIQUE DE "POESIE INHiTERROMPUE''

Phrase qui repond ä la question angoissee de Podsie ininterrompue:


«Aurai-je un frere demain» (XIV). Ainsi se trouve etablie la valeur
superieure de la ressemblance: c'est «la meilleure preuve / De leur
verite», et done une valeur non pas sentimentale, mais ä la fois
logique et rassurante, en un mot une certitude.
II semble bien en effet que les grands themes de la poesie d'Eluard
tendent a ^tablir une vision du monde qui serait lucide et indiscu-
table. On se souviendra utilement a ce propos que, depuis sa jeu-
nesse, le poete n'avait pas cesse de vouloir prendre pied sur une
conception philosophique coherente. Sa brfeve conversion religieuse
pendant la Grande Guerre representait dejä une tentative d'adop-
tion d'un systöme 01abor6. Le Surr^alisme, ayant servi d'exutoire
a sa revolte devant «le r£gne des bourgeois . . . des flics et des
pretres», ne pouvait lui servir au-delä de la remise en question de
valeurs pour lui perim^es, ni fournir une doctrine qui puisse justi-
fier la declaration de sa tr£s simple demarche intellectuelle:

Je dis ce que je vois


Ce que je sais
Ce qui est vrai. (RVA)
II etait done normal qu'Eluard cherchät dans une conception col-
lectiviste la preuve par le plus grand nombre de «ce qui est vrai».
Lee poömes des annees de Resistance abondent dejä en appels aux
«innombrables»:
Π n'avait pas UN camarade
Mais des millions et des millions
Une foule bientöt
Röpetera la claire flamme k voix trfes douce
Tous les hommes pour les hommes
La terre entiere et le temps
Le bonheur dans un seul corps
lis n'^taient que quelques-uns
Iis furent foule soudain (RVA)
Une foule enfin r^unie
Le prodige . . .

Ce serait d'etre unis. (PV 42)


Les louanges de la foule, comme on vient de le voir, culminent
dans Le Travail du poete, avec l'exaltation de la fraternite dans la
THEMES ET DIALECTIQTJE DE "POESIE ININTERROMPUE" 99

ressemblance. Cependant, il faut noter que l'affirmation de la foi


humanitaire du poete n'est pas exempte d'inquietude. II se repute
en effet avec une insistance qui pourrait bien avoir pour but de se
convaincre lui-meme, ou tout au moins de se maintenir dans son
etat de certitude:
Je sais parce que je le dis
Que mes däsirs ont raison

Je sais parce que je le dis


Que ma colere a raison

Je sais parce que je le dis


Que mon d&espoir a tort
Cette declaration, qui prend le contre-pied de l'expression courante
«je le dis parce que je le sais», repr^sente moins une demonstration
qu'un acte de foi, une Evidence subjective qui semble bien ne rien
devoir au matdrialisme rationaliste.®
On a dejä note, ä propos des concepts visuels et spatiaux, que
les notions de lumiere, de vision claire et d'espaces ouverts se con-
juguent souvent autour d'expressions qui exaltent l'amour, la
fraternite ou la vie. Selon les propres termes du ροέΐβ, «voir clair»
a surtout une valeur morale, et Podsie ininterrompue fait rimer
impure avec obscurs. L'entreprise po^tique d'Eluard est de «donner
ä voir», de «tout dire». C'est done un projet de revelation totale, qui
veut exposer l'ordre intelligible du monde en supprimant tous les
mystdres:

8 On n'a pas jugö utile de s'appesantir Bur l'apparence quasi-religieuse de


certains concepts et certaines constructions chez Eluard. D'une part, il
n'est pas possible d'affirmer & coup θύτ que la structure de Poesie ininter-
rompue, par exemple, s'inspire de celle du Purgatoire de Dante. II faut
done se borner ä souligner une apparente coincidence (voir chapitre II).
D'autre part, on n'apprendrait plus rien k personne en faisant remarquer
les elements pseudo-religieux du communisme (responsabilite de chacun
envers tous, valeur quasi-penitentielle de l'auto-critique, etc.). Mais il n'est
pas inutile de noter que le communisme d'Eluard parait particulierement
«övangelique»: la guerre passee, il n'invective plus; dans Poisie ininter-
rompue, il ironise plus qu'il ne fustige. Dans ses poömes les plus ouverte-
ment «engages», ceux des Pommes politiquee, il ne s'en prend paa aux ennemis
de son parti, mais plutöt chante les vertus de ses camarades et annonce
leur viotoire collective sur des forces qui demeurent pratiquement ano-
nymes. L a difference est frappante avec, par exemple, les accents vengeure
d'Aragon dans Le Nouveau Crive-coeur.
100 THEMES ET DIALECTIQTJE D E "POESIE INLNTERROMPU Ε "

lis ne nous font pas rire ceux qui parlent d'ombre


Dans les souterrains de la mort
Ceux qui croient au desastre et qui charment leur mort
De mille et mille vanites sans une epine (Po. in.)
II ne s'agit pas en effet, pour Eluard, de se complaire dans l'ombre,
mais de justifier l'espoir sans avoir recours a des speculations inve-
rifiables sur l'au-delä. «Je rends compte du reel», dit-il dans Poisie
ininterrompue, et il precise, dans Le Travail du peintre, la fonction
ultimo de ce «r£el» qu'il entend comme son devoir de rendre sensible
k tous:
Moi je relie par des images
Toutes les aubes au grand jour
II affirme ainsi que son oeuvre a pour but de rassembler ce qui etait
disparate, d'eclairer ce qui etait obscur, pour contribuer ä l'avene-
ment du «grand jour», terme dans lequel on peut lire ä la fois son
aspiration vers la comprehension totale du monde, et son attente
d'un avenir meilleur.

L B CONCRET DANS LE TEMPS

Et j'öcris pour marquer lea annees et les jours


Les heures et les hommes leur duröe
Et les parties d'un corps commun
Qui a son matin
Et son midi et son minuit
Et de nouveau son matin (VI)
AinBi, dans Poesie ininterrompue, Eluard enonce-t-il son d^sir
de comprendre aussi le temps dans ce «corps commun» dont il veut
reveler l'ordre, afin de pouvoir en opposer la coherence ä Incohe-
rence du mal. Dans Ailleurs Ici Partout (Po. in. II), il ecrit encore:
«Je voudrais m'assurer du concret dans le temps», ce qui est bien
en accord avec les nombreuses occurrences du theme de la duree
dans son oeuvre, theme qui est en evidence d'une fa<jon particuliere-
ment explicite k partir de La Rose publique. Une strophe du peme
Comme deux gouttes d'eau y evoque en effet la lassitude du po&te
devant la fuite du temps, qui entraine dans l'oubli les objets et les
rapports qui formaient son identite:

De tout ce que j'ai dit de moi que reste-t-il


J'ai conserve de faux tresors dans des armoires vides
Un navire inutile joint mon enfance ä. mon ennui
Mes jeux k ma fatigue
T H A M E S E T DIAIiECTIQTJB D E " P O E S I E r N I N T E R R O M P U E " 101

Un depart έ, mes chimeres . . .

Une femme abandonnee έ, la femme toujours nouvelle

On ne me connait plus
Mon nom mon ombre sont des loups.

Dans ce meme passage, la femme semble un moment apporter quel-


que permanence ä lapersonnaliteenpleinedesagregationdel'homme
qui parle:

La seule femme reelle


Ici ailleurs
Donnant des reves aux absents
Sa main tendue vers moi
Se reflete dans la mienne

Mais, s'il s'abandonne un instant aux prestiges de «l'amour-


vainqueur-du-temps», le poete n'en reconnait pas moins l'inutilite
ä longue ech^ance:

Je dis bonjour en souriant


On ne pense pas ä l'ignorance
Et l'ignorance regne
Oui j'ai tout esp&e
Et j'ai desespere de tout
De la vie de l'amour de l'oubli du sommeil

D&ormais, Eluard va mener la lutte contre le temps destructeur


sur deux fronts: d'abord, et en depit des doutes d^jä exprim^s, il se
cramponne ä la puissance eternisante de l'amour, declare dans
Le Baiser (RP):

C'est gagner un instant


Pour ne plus jamais douter de durer.

La vertu de la femme est d'etre «toujours nouvelle», certes, mais


aussi d'arreter le temps:

Tu es comme la nature
Sans lendemain
Nous sommes reunis par-delä le passö.

Espfere
Que tu vas te sourire
A jamais
Sans songer ä mourir. (YF)
102 THAMES ET DIALECTIQTTE DE "POESIE ININTEREOMPTJE"

Tu sacrifies le temps
A l'^ternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant (Fa.)
C'est done exclusivement dans l'isolement intime de l'amour,
c'est-ä-dire dans une situation qui ä la fois retranche le couple hors
du monde et recree pour lui seul ce meme monde, qu'Eluard invente
un «temps poötique», dont M.-J. Rustan a pu ecrire qu' «il n'in-
staure pas une dur^e, mais une suite d'eternites se succedant sur
un fond de neant».7 Cette solution, on a dejä pu s'en rendre compte,
est de celles qui sont soumises, dans Podsie ininterrompue, a une
critique finale. La notion d'dternite de l'instant est en effet presen-
tee comme une des aberrations oü la femme trouve une fausse
s^curite:
De jour en jour l'amour me prend premiere
Pas de regret j'ignore tout d'hier
Je ne ferai pas de progrfcs

Sans pass0 sans lendemain

Je suis ma mfere et mon enfant


En chaque point de l'^ternel (II)
Dans ces exemples, le rejet du passe et de l'avenir est proclame
contre toute evidence, et pourtant la conclusion du discours doit
admettre un compromis avec ce futur si rösolument ηίέ: «Savoir
vieillir savoir passer le temps.» Quant a l'homme «en butte au
pass^», sa premiere exclamation proclame la volonte de «savoir
durer», mais lui aussi commence par chercher dans une innocence
qui appartient au passe, et dans «l'amour fou», un öcran entre l'in-
stant qui se suffit et l'avenir qui force l'homme 4 l'effort:
Etre un enfant etre une plume & sa naissance

Mordre un rire innocent mordre ä meme la vie


Rien n'a change candeur rien n'a change d^sir
L'hiver j'ai mon soleil il fait fleurir ma neige
Et l'ete qui sent bon a toutes les faiblesses
L'on m'aimera car j'aime par-dessus tout ordre
Et je suis pret k tout pour l'avenir de tous
Et je ne connais rien de rien ä l'avenir
Mais j'aime pour aimer et je mourrai d'amour (III)
' Marie-Josephe Rustan, «Le Temps poetique de Paul Eluard», Cahiera du
Sud, no. 322, 1954, pp. 461-470.
THEMES ET DIALECTIQTJE DE "POESIE ININTEEROMPTTE" 103

Ce dernier quatrain porte en germe toute la critique de «l'instant


d'eternit0> et de refus de l'avenir qu'il presuppose. On y voit en
effet le poete «engagd» s'annoncer «pret ä tout pour l'avenir de
tous» en meme temps qu'il proclame son ignorance et sa leg^rete
vis-ä-vis de ce meme avenir.
La contradiction ainsi soulignee se trouvait dans 1'oeuvre d'Eluard
depuis qu'il avait proclamö que les pontes «ont le droit et le devoir
de soutenir qu'ils sont profondement enfonces dans la vie des autres
hommes, dans la vie commune».8 En se tournant de plus en plus
vers une conception collectiviste de la Revolution, Eluard y trou-
vait une rdponse non seulement a son besoin de ne pas se sentir seul,
mais aussi ä son inquietude devant la fuite du temps. Dans un
pofeme clairement anti-fasciste, comme La Tete contre les murs (YF),
il n'est d6ja plus question d'abolir le passe mauvais et l'avenir
incertain en «surrealisant» l'instant, mais d'opposer a un ρβββέ et
έ, un present insupportables les vertus d'un avenir oü les opprimes
vont triompher:

Iis n'ötaient que quelques-uns


Sur toute la terre
Chacun se croyait seul

Nuit humide räp£e


Allons-nous te supporter
Plus longtemps

Nous n'attendrons pas un matin


Fait sur mesure

D'un hamegon plus habile que vos potences


Nous prendrons notre bien ού nous voulons qu'il soit.

D&ormais, et de plus en plus, Eluard oppose 4 son obsession du


temps — qui est, au fond, celle du vieillissement et de la mort —
la notion de durie. Le verbe durer apparait pour la premiere fois en
titre d'un po0me dans Les Teux fertiles (1936), mais il semble plutöt
faire contraste au texte, qui evoque la destruction et le desarroi,
que le r&umer. Par contre, dans La Victoire de Ghiemica (CN), la
notion de duree est en partie expliquee par son attribution:

* «L'Evidence poötique», in Dormer ä voir, p. 77. Ce texte est une Variante


d'une conference prononc^e k Londres en 1936.
104 THÄMES ET DIALECTIQUE DE "POläSIE ININTERROMPUE"

Les femmes les enfants ont le meme tresor


De feuilles vertes de printemps et de lait pur
Et de duree
Dans leurs yeux purs
La duree ici est simplement la vertu de ceux (femmes et enfants)
qui perpetuent l'espece. Elle est aussi une vertu active, et le fruit
de l'effort et de la volonte, ainsi qu'en temoigne le titre Le Dur Disir
de Durer. Dans Faire vivre (RVA), ceux qui ont eu le courage
d'esperer malgre la defaite sont loues parce qu' «ils duraient ils
savaient que vivre perpetue». De meme, dans Crier (LO I), c'est
l'acte de revolte qui delivre l'avenir:
Car j'enleve έ, la mort cette vue sur la vie
Qui lui donnait sa place devant moi
D'un cri
Tant de choses ont disparu
Que rien jamais ne disparaitra plus
De ce qui merite de vivre
La solution proclamee par Eluard au probleme du temps est par-
fois aussi paradoxale que sa negation de la mort. On a dejä remar-
que son insistance, au plus fort de son deuil, sur le theme du couple
indestructible; de meme, dans L'Age de la vie, il rejette le vieillisse-
ment dans le passe:
Nous n'aurons pas toujours cent ans

La vieillesse est dejä d'hier


II faut d'ailleurs noter que le passe est le temps par excellence de ce
qui est rejete. Liberte invoque «l'espoir sans souvenir», dans la meme
strophe que «la sante revenue» et «le risque disparu», signifiant
ainsi que l'oubli ού le poete veut consigner le malheur est la garantie
d'un avenir meilleur. II est ^galement significatif que le poeme
Dimanche apres-midi (PV 42), qui decrit l'ennui quasi-hallucinant
de l'Occupation, ne le decrit pas au present, mais a l'imparfait: tout
se passe comme si le renvoi dans le passe exorcisait le present.
Dans son article dejä cite, M. J. Rustan £crit: «Eluard pense au
passe comme a un mal qu'il s'agit non de racheter . . . mais de
vaincre en le neutralisant par les vertus de l'avenir. Mais si le passe,
le present et l'avenir subsistent, l'instant les surrealise: sans perdre
leurs traits distinctifs, ils deviennent un toujours.»9 Ceci est vrai,
9
Marie-Josephe Rustan, op. cit., p. 462.
THÄMES BT DIALECTIQTJE DB "POESIE INrNTERROMPUE" 105

mais seulement jusqu'ä la condamnation port^e dans PoSsie ininter-


rompue contre l'eternite illusoire de cet «instant surr6alise». U n des
reproches d'Eluard aux Surrealistes ( V I I I ) est qu'ils «ont ete au
präsent», c'est-ä-dire dans ce temps poetique pur qui ne connait
«rien de rien ä l'avenir».
Ayant ainsi condamne, tant en lui-meme que chez ses anciens
amis, la notion sterile d'un present fige, Eluard proclame sa d61iv-
rance du passe oppressant et sa foi dans un avenir oü le progrös
de l'humanite compensera la mortalite de l'individu:

Je ne me mefie plus je suis un fils de femme


La yacance de l'homme et le temps bonifi^
II y a partout des ventres tendres
Pour inventer des hommes pareils ä moi

Le monde ancien ne peut me toucher je suis libre (Po. in.)

L'amour du couple ne sert plus a. arreter le temps dans un present


üg6, mais ä garantir l'avenir:

Nous sommes la fraicheur future


La premiere nuit de repos
Qui s'ouvrira sur im visage et sur des yeux nouyeaux et purs
Nul ne pourra les ignorer. (D. Des.)

Dans les Poem.es politiques (1948) et üne Lecon de morale (1949),


de telles affirmations se multiplient. On remarque aussi l'emploi
frequent des verbes au futur, le plus souvent a la premiere personne
(«je vous entrainerai», «nous deracinerons notre rue inutile», «nous
rirons», etc.) qui tendent & renforcer l'expression d'un parti pris
d'avenir, seul temps capable de rassurer l'homme, ainsi qu'Eluard
l'enonce clairement:

Rien n'est detruit tout est sauve nous le voulons


Nous sommes au futur nous sommes la promesse
Voici demain qui rfegne aujourd'hui sur la terre

Nous jurons par l'offrande de nos mains tendues


Que tout est termine que tout va commencer
Sans que rien ne ressemble & ce qui a ete. (LM)

Cependant, malgre cette apparence d'equilibre dynamique oü


veut se placer le poete, entre un present qui promet l'avenir et
l'avenir qui realise les promesses, son projet d'integrer le temps
dans sa revelation de l'ordre du monde semble bien se solder par
un dchec. Rappelons le vers d'Ailleurs Ici Partout: «Je voudrais
106 THEMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTERKOMPUE"

m'assurer du concret dans le temps»; Eluard ne dit meme plus «je


veux», mais se contente d'un conditionnel qui όνο que, plutöt qu'une
volonte confiante, une vell&te de9ue. Cette interpretation serait
sans doute tres discutable, si un vers du poeme inacheve Blason
άέάοτέ de mes rives ne venait la confirmer: «Je ne dispose pas du
temps il est entier.»10 Done, l'acte de rejeter le passe et de tourner
le präsent vers l'avenir ne peut se faire, puisque le temps est reconnu
comme entite indivisible, dont le po^te n'a pas le pouvoir de «dis-
poser».
II n'y a pas lieu de trop s'etonner de l'echec d'Eluard devant la
question du temps. On a pu constater a quel point son apprehen-
sion du monde depend de la perception visuelle, et on peut dire
qu'il ne s'&oigne jamais du concret: meme la narration d'une aven-
ture mentale qu'est Podsie ininterrompue, et qui aurait tr^s bien pu
s'accommoder d'un recit all^gorique, ou se derouler parmi des
abstractions pures, ne quitte jamais le niveau des ob jets sensibles.
C'est la rfialite visible des choses que le poete veut embrasser dans
«l'ordre de la lumi^re». Mais leur rdalit^ temporelle, cette autre
dimension, echappe aux sens, car pour l'appröhender, il faut extra-
poler, dans une operation qui echappe ä toute perception sensorielle
et qui est meme absurde si eile ne se place pas dans une perspective
eschatologique, seule la notion d'eternit£ permettant de donner a
celle de duree des dimensions significatives. II y a done une contra-
diction intrinsäque dans le desir qu'exprime Eluard de «(s)'assurer
du concret dans le temps»: la prise de possession totale du concret
enonce en effet un materialisme total, incompatible aveo l'appre-
hension purement abstraite, sinon spirituelle, du temps.
Mais du moins est-il possible de tirer, de cette tentative, une
double legon: preincrement, Eluard a voulu sa po^sie totale, au
point de vouloir embrasser le «corps commun» du monde jusque
dans see dimensions les plus difficiles ä concevoir; et puis, que cette
meme poösie, si elle a bravement tente de dominer le thöme
abstrait du temps a coups de paradoxes et d'actes de foi en l'avenir,
n'^tait vraiment a l'aise que dans le concret et dans l'immddiat.

10
Poesie ininterrompue II, p. 57.
IV

L'ACCORD DES MOTS


DANS POßSIE ININTERROMPUE

L'etude des rythmes et de la prosodie d'Eluard se doit d'abord


d'^tablir en quelque sorte l'identite sonore du ροέίβ. Or, les juge-
ments des manuels et des critiques se contentent le plus souvent
d'affirmer le caract^re unique de cette identity, sans jamais la
d^crire autrement que par des metaphores. On se trouve meme en
presence de contradictions surprenantes. C'est ainsi que Louis
Percha affirme qu'Eluard «ne recourt pas a la rime et dvite d'avoir
afEaire a l'assonance».1 Et Pierre Brodin: «L'art poetique d'Eluard,
tres original, n'utilise presque jamais les artifices de la sonority.»2
Cependant, Louis Aragon declare que, si Eluard avait v6cu plus
longtemps, «il eüt ete entraxne vers le ροέηιβ vraiment rythme vrai-
3
ment rimi, comparable a l'entr'aide, k la fraternite».
En fait, la verite se trouve a mi-chemin de ces extremes. Rien
n'autorise en effet (fut-ce l'ami le plus proche) a speculer sur la
forme qu'aurait pu assumer la poesie d'un Eluard survivant a 1952;
mais d'autre part, il suffisait d'une lecture un peu attentive pour
se rendre compte que la rime, l'assonance et autres «artifices de la
sonority» y jouent un role qui est loin d'etre negligeable.
Des jugements plus circonspects ne nous ^clairent guere mieux
sur les modalites sonores de la poösie d'Eluard. On rencontre, meme
chez les critiques les plus räfUschis, un usage immod6r£ d'une notion
vague ä l'extreme, celle de voix, offerte comme ultime explication
de l'identitö poetique d'Eluard. «Si je precise la faculty maitresse
de Paul Eluard, je vois qu'elle est surtout dans le singulier pouvoir
qu'il possdde, d'ajouter le ton de sa voix a toutes les voix du

'Louis Perche, Eluard (Paria, Editions Universitaires, 1963), p. 85.


2
Pierre Brodin, Presences contemporaines (Paris, Debresee, 1965), tome I,
p. 17.
3
Louis Aragon, L'Homme communiete II, p. 159.
108 L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

monde», ecrit Rene Nelli.4 Pour Gaetan Picon, 1' «essence» de la


poesie d'Eluard est «moins dans la metaphore, dans telle ou telle
beaute de detail, que dans la voix continue qui la traverse et la
porte: dans ce murmure egal d'eau chantante, cette litanie prenante
et bouleversante, freie et grave, a peine chuchotee, et prolongee en
nous par d'interminables remous».5 Ailleurs, le meme critique
retrouve «la fidelite de cette oeuvre a elle-meme» dans «ce qu'il y a
de moins definissable et de moins recusable — la voix».6
II n'est pas question ici de refuter ces jugements, ou l'on recon-
nait une justesse intuitive: il est evident, pour le lecteur qui a abon-
damment pratique Eluard, que le mot juste qui resume la qualite
dominante de sa poesie est celui de voix. Le seul defaut de cette
notion est d'etre, sinon indefinissable, du moins excessivement ambi-
gue. Cependant, une autre appreciation de Nelli peut permettre
d'approcher d'une definition, en qualifiant le «ton de voix» du
poete: «II chante dans l'^phemere pour y eterniser sa voix. II parle
sans avoir rien a dire et ne dit que ce qu'il veut dire. II est la grande
voix blanche de ce siecle.»7 Le critique nous fait ainsi souvenir de
la Preface ä Po4sie involontaire et Podsie intentionnelle, oü Eluard,
se reclamant de Lautreamont, proclame la superiority de la «poesie
impersonnelle» sur la «poesie personnelle»: «Peu importe celui qui
parle et peu importe meme ce qu'il dit. Le langage est commun
k tous les hommes . . ,»8
Rappelons aussi que, dans Podsie ininterrompue, Eluard voulait
«parier tour a tour comme un homme et comme une femme . . .
Etre un individu, et le genre.» (voir notre chapitre III, p.
92) II y aurait done, de la part du poete, une certaine vo-
lonte d'anonymat, un effacement du moi dans une expression
qui pourrait etre commune ä tous les humains. Dans ces con-
ditions, qu'est-ce au juste que la voix du poete ? De quelle fa?on se
trouve-t-elle rendue ä la fois particuliere et universelle, distincte et
anonyme ? II est ä presumer que Nelli et Picon ont voulu etablir une

4
Rene Nelli, Podsie ouverte et poesie ferm.ee, p. 129.
6
Gaetan Picon, Panorama de la nouvelle littirature franfaise, nouvelle edi-
tion refondue (Paris, N R F , 1960), p. 189.
e
Gaetan Picon, L'Usage de la lecture (Paris, Mercure de France, 1960),
pp. 90-99.
7
Nelli, op. cit., p. 151.
* P. Eluard, Podaie involontaire et Poisie intentionnelle (Paris, Seghers, 1963),
p. 14.
L'ACCOKD DES MOTS DANS "POESIE ININTEKROMPUE" 109

distinction entre «voix» et «langage», et par cela attirer l'atten-


tion sur les elements de la langue les plus constants ä travers les
variations purement semantiques. Ainsi une predilection pour cer-
tains rythmes ou jeux de sonorites peut servir a differencier la «voix»
de tel ou tel poete. Mais encore faut-il remarquer que ces pheno-
mfenes ne peuvent etre isoles des autres elements du langage. Les
jeux de sonorites dependent du choix des mots, et il est impossible
de separer ce qui, dans la reaction du lecteur, aussi bien que dans
l'intention plus ou moins consciente du poete, revient ä la phon£-
tique, de ce qui revient ä la semantique, ä la rhetorique, etc . . .
Le concept de «voix», utile en ce sens qu'il Oriente l'etude vers ce
qu'il y a de plus immediatement perceptible dans la poesie, est
insuffisant, car il tend ä obscurcir l'importance du mot individuel,
qui en effet ötait tree grande pour Eluard.
Les mots sont, en effet, le domaine privilegie du poete. Lorsqu'
Eluard s'ecrie: «Peu importe celui qui parle, et peu importe meme
ce qu'il dit,» on ne saurait affirmer plus categoriquement la primaute
des mots, et le röle purement accessoire du poete dans leur agence-
ment. Faut-il voir dans cette affirmation une doctrine sincerement
suivie, ou seulement une exageration rhetorique qu'il faut mettre
au compte d'un enthousiasme passager? II est au premier abord
difficile de croire que le poete ait voulu dire que n'importe quelle
parole, aussi insignifiante soit-elle, vaut le verbe poetique. Cepen-
dant, si l'on considere l'experience surrealiste, et en particulier les
abandons partiels de personnalite que supposent l'ecriture automa-
tique et la simulation de l'alienation mentale, il faut admettre que
ces tentatives ont pour but, entre autres, de faire table rase de
«celui qui parle» et de «ce qu'il dit», et tendent L· restituer au mot,
libere des intentions conscientes de l'homme, toute son autonomie
ereat rice. Et en fait, Eluard ne renon9a jamais ä laisser au motune
marge d'individualite agissante, car ä la fin de sa vie, il ecrivit ces
vers, qui sont un echo parfaitement conscient et voulu du poeme
Quelques uns des mots

Les mots qui me sont interdits me sont obscurs


Mais les mots qui me sont permis que cachent-ils
Les noms concrets
D'oü viennent-ils vers m o i . . . ·

•P. Eluard, Podaie ininterrompue II, p. 23.


110 L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE''

D'oü viennent en effet les mots du poete ? Cette question ne peut


avoir de r^ponse qu'a la conclusion d'une etude de 1'oeuvre sous
divers aspects, concrete et abstraits. Mais le premier soin de cette
etude doit etre sans doute de considerer l'agencement de ces mots,
l'usage que le poete a le plus tendance ä en faire, et qui constitue
son identity vocale.

L A PROSODIE D'ELUARD
II faut d'abord situer la «voix» d'Eluard par rapport aux grandes
tendances de la tradition et de revolution moderne du vers fran9ais.
On a dejä soulignee le desaccord parmi les critiques au sujet de la
prosodie eluardienne, desaccord d'autant plus surprenant que la
prosodie est une caracteristique assez facilement verifiable. Mais
il semble que les jugements dans ce domaine soient moins le fruit
d'observations que les consequences de partis pris ideologiques.
C'est ainsi que les uns, obnubiles par l'appartenance d'Eluard au
premier groupe surrealiste, n'ont voulu voir en sa poesie que 1'ele-
ment de rupture avec la tradition. Georges Ribemont-Dessaignes
n'y trouve rien «qui rappelle la poesie racinienne, ni rimbaldienne,
ni verlainienne, ni baudelairienne, ni mallarmeenne, ni valeryenne
. . . ni rimes interieures, ni ^cholalies, ni melodie avec tonique,
dominante et sensible, ni cascade de rythmes, ni contrepoint par
imitation, augmentation ou diminution a la maniere des contra-
punctistes patentes».10 Avec non moins d'assurance, Aragon ex-
plique que le retour d'Eluard, selon lui inevitable et interrompu
seulement par la mort, au poeme vraiment rythmi vraiment rimi est
«l'illustration de la politique nationale du parti, sa politique de
reprise de l'heritage culturel par la classe ouvriere».11
Du moins, lorsque Aragon fait remarquer «la frequence crois-
sante des strophes rythm^es et rimees dans la poesie d'Eluard les
derniferes ann^es», est-il en mesure de documenter son assertion en
citant certaines sequences de Poisie ininterrompue II, et en parti-
culier ce passage du poöme Le Chäteau des pauvres:
Je t'aime je t'adore toi
Par-dessus la ligne des toits
Aux confins des vallees fertiles
Au seuil des rires et des lies
Ού nul ne se noie ni ne brüle
10
Cite par P. Brodin, loc. cit.
11
L. Aragon, op. cit., p. 160.
L'ACCORD DES MOTS DANS "POJISIE ININTERROMPUE" 111

Dans la foule future oü nul


Ne peut eteindre le plaisir
La nuit protege le desir
L'horizon s'offre k la sagesse
Le coeur aux jeux de la jeunesse
Tout monte rien ne se retire
(Po. in. II, p. 77)
L'argument d'Aragon est d'autant plus convaincant que le prin-
cipe dont il se reclame est enoncö par Eluard lui-meme, dans Ailleurs
Id Partout:
Libres les pauvres se confondent
lis ont tous la meme richesse
Pour s'entr'aimer plus pres d'eux-memes
Pour s'entr'aider le seul pofeme
Vraiment rythme vraiment rime
(Po. in. II, p. 36)
Aragon s'empara de ce dernier vers pour en faire la dominante
d'une serie d'articles dans les Lettres jranqaises oü, en 1953-1954,
il preconisa le retour aux formes les plus traditionnelles de la poesie
fran9aise, au nom de la «politique nationale» de son parti. 12 C'est
dans le contexte de cette necessite ideologique, et peut-etre meme
simplement tactique, qu'il proposait aux jeunes poetes l'exemple
d'Eluard, non sans un certain degrö de vraisemblance, comme on
vient de le voir.
Faut-il cependant donner completement raison ä Aragon contre
Perche, Ribemont-Dessaignes et Brodin? Un critique scrupuleuse-
ment eloigne de ces polemiques, Gaetan Picon, a pu sentir Eluard
«plus proche des grandes poesies du XlXeme siecle que des nou-
velles voies que la poesie actuelle tente de frayer . . . plus pres de
Lamartine et de Baudelaire que de Michaux ou de Prevert». 13 Mais
il ne se prononce pas sur la question de la prosodie. Or, la forme du
vers, Aragon l'a fort bien senti, est un indice des plus significatifs
de la nature et des preoccupations d'un poete. Un retour de l'ex-
Surrealiste Eluard aux rythmes et aux rimes traditionnels eüt ete
quelque chose de plus qu'une simple modification d'apparences.
Malheureusement pour la «poesie nationale», il semble bien qu'
Eluard n'ait pas eu en la rime la belle confiance que lui prete
Aragon. Dans un entretien avec Yves Sandre, l'auteur de PoSsie
18
Cette s6rie d'articles a ete publik en un volume sous le titre Journal d'une
podsie nationale (Lyon, Editeurs Frangais Röunis, 1954).
13
G. Picon, Panorama, p. 190.
112 L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

ininterrompue d^clarait que «la rime est dangereuse parce qu'elle


endort. La poesie doit reveiller les hommes: elle doit done renoncer
ä la rime».14 Ce propos, precisons-le, est ä peu pres contemporain
d'Ailleurs Ici Partout. Y a-t-il la une contradiction? Non, si l'on
veut bien lire soigneusement les quelques vers auxquels Aragon
emprunte son slogan: car en effet, Eluard n'y parle pas de prosodie,
mais de la solidarity des pauvres, qui est «le seul poeme / Vraiment
rythme vraiment rime . . . » Cela revient ä dire que les rythmes et
les rimes des pontes ne sont que des simulacres, et le passage, loin
d'etre en accord avec la doctrine d'Aragon, pourrait bien au con-
traire en etre une discrete refutation.
D'autre part, si l'on remonte aux debuts de la carriere poetique
d'Eluard, on voit que l'usage sporadique de la rime et des metres
traditionnels dans Poesie ininterrompue II n'etait pas l'effet d'une
conversion tardive, mais plutöt une tendance tres ancienne chez
lui. E t Aragon lui-meme nous rappelle que, deja «dans le milieu
surrealiste, le gout d'Eluard pour l'alexandrin 6tait sujet de plai-
santerie et de scandale».15 Onreleveen effet d£s les premieres annees
de la production poetique d'Eluard un foisonnement d'alexandrins,
ä commencer par ceux du celebre Pour vivre ici (1918), ou l'on
trouve plusieurs varietes de ce m&tre:
Je fis un feu, / l'azur // m'ayant abandonne
4 2 6

Un feu I pour m'introduire / dans la nuit d'hiver


2 5 5

Ces vers peuvent etre consideres comme des alexandrins liberes,


tandis que
Je lui donnai //ce que le jour //m'avait donne
4 4 4

est un parfait trimetre romantique, auquel ne manque pas meme


la cesure pour l'oeil apres la sixieme syllabe (ce que / le jour). Mais
tous les autres alexandrins de ce poeme admettent la ensure medi-
ane classique et peuvent etre consideres comme des tetrametres
modules:16
" Y v e s Sandra, «Rythmes et structures chez Paul Eluard», Europe, no-
vembre-decembre 1962, pp. 152-160.
15
L. Aragon, L'Homme communisle II, p. 157.
" La plupart des termes de poötique et de phonötique employes dans ce
chapitre sont emprunt6s k Henri Morier, Dictionnaire de Poitique et de
L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE'' 113

Les forets, / les buissons, // les champs de bles, / les vignes


3 3 4 2
Les nids / et leurs oiseaux, // les maisons / et leurs cMs
2 4 3 3
Les insectes, / les fleurs, // les fourrures, / les fetes.
4 2 4 2
Je v^cus I au seul bruit // desflammes/ cr^pitantes
3 3 3 3

JMtais I comme un bateau // coulant / dans l'eau ferm^e,


2 4 2 4
Comme un mort / je n'avais // qu'un uni: / que öMment.
3 3 3 3
II faut remarquer la symetrie des groupes metriques (3/3/ /4/2,
2/4/ /3/3) aux deux premiers vers de cette s6quence, ainsi que la
coupe enjambante au dernier, details qui rev^lent non seulement
un «goüt», mais encore une science certaine de l'alexandrin chez
le jeune Eluard. Notons ^galement les exemples suivants, dans
Ripititions (1922):
Et l'ombre qui descend des fenetres profondes
Epargne chaque soir le coeur noir de mes yeux
(CD, p. 17)
Autant rever d'ouvrir les portes de la mer (p. 19)
Dans une nuit profonde et large de mon age (p. 41)
Dans Mourir de ne pas mourir (1924), il faudrait citer en entier
le poeme liminaire L'Egalitd des sexes («Tes yeux sont revenue d'un
pays arbitraire»), Giorgio de Chirico (k l'exception du premier vers:
«Un mur denonce un autre mur . . .»), et Denise disait aux merveilles
(«Le soir trainait des hirondelles. Les hiboux / Partageaient le soleil
et pesaient sur la terre . . .»). Toujours dans le meme volume (CD),
notons les sections 6, 7, 9 et 10 des Petits justes, Pablo Picasso
(«Les armes du sommeil ont creuse dans la nuit / Les sillons mer-
veilleux qui separent nos tetes»), Paul Klee (sauf le premier vers:
«Sur la pente fatale, le voyageur profite / De la faveur du jour, ver-
glas et sans cailloux . . .») Les Gertrude Hoffmann Girls («Gertrude,
Dorothy, Mary, Claire, Alberta . . .»), Paris pendant la guerre («Les
betes qui descendent des faubourgs en feu») et le poeme sans titre
«Ta bouche aux l^vres d'or n'est pas en moi pour rire . . . »

RMtorique (Paris, Presses Universitaires de France, 1961). II va sans dire


que les definitions de Morier ont et6 adoptees en meme temps que sa ter-
minologie. Pour la prosodie, les articles Dynamique, Mitre et Bythme ont
6t6 particulierement utiles.
114 L'ACCOBD D E S MOTS DANS "POÄSIE ININTERROMPUE"

Outre cee po^mes entierement composes en alexandrins (sauf


deux exceptions oü un seul vers differe), il faut rappeler la frequence
de cette mesure dans un encore plus grand nombre de po^mes de
metrique generalement irreguliöre, et dont certains sont parmi les
plus connus d'Eluard; on rencontre, par exemple, dans Au coeur
de mon amour:
Je n'ai jamais reve d'une si belle nuit
Les femmes du j ardin cherchent k m'embrasser
dans Absences I:
D'un cöte de mon cceur les vierges s'obscurcissent,
De l'autre la main douce est au flanc dee collines.
La courbe de peu d'eau provoque cette chute

Ma gorge est une bague k l'enseigne de tulle,


dans Premiere du monde:
Captive de la plaine, agonisante folle,
La lumifcre sur toi se cache, vois le ciel:
H a ferm£ les yeux pour s'en prendre 4 ton reve,
II a ferme ta robe pour briser tes chaines.

De l'aube baillonnöe un seul cri veut jaillir,


Un soleil tournoyant ruisselle sous l'^corce.
II ira se fixer sur tes paupieres closes.
0 douce, quand tu dors, la nuit se mele au jour.
dans Leurs yeux toujours purs:
Jours de miroir brises et d'aiguilles perdues...
Mais l'alexandrin n'etait pas le seul mfetre traditionnel oü se
complaisait Eluard. Ceux qui, selon Aragon, se scandalisaient de
son penchant pour le vers de douze syllabes auraient dü tout aussi
bien trouver a redire k L'Amoureuse («Elle est debout sur mes
paupieres»), qui est entierement compose d'octosyllabes. Ce vers
reparait, dominant, dans Bouche usSe (CD, p. 63), exclusif dans
La Binidiction (CD, p. 69), et associe k l'alexandrin dans Premiere
du monde.
II en est ainsi a travers toute l'oeuvre d'Eluard: les metres clas-
siques — et pas seulement l'alexandrin, bien que celui-ci soit le plus
frequent et le plus remarquable — sont presque toujours presents.
La seule exception notable, dane toute la masse de l'oeuvre, est celle
dβ La Rose publique (1934), oü il semble que le pofcte ait tente de
L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 115

s'affranchir du metre pour se donner au rythme pur, comme par


exemple dans De Vennui ä Γ amour:
Face aux rideaux appretes
Le lit d^fait vivant et nu
Redoutable oriflamme
Son vol tranchant
Eteint les jours franchit les nuits
Redoutable oriflamme
Contree presque döserte
Presque
Car taillee de toutes pifeces pour le sommeil et l'amour
Tu es debout aupres du lit
Les mesures traditionnelles sont rares dans ce volume, qui fait ainsi
un contraste marqu^ avec Capitale de la douleur. Par contre, le vera
libre s'y allonge parfois sur plusieurs lignes, mais en phrases de
rythme inegal aux confine de la prose, qui n'ont rien en commun
avec les cadences du verset claudelien:
II ferait beau penser a d'autres fetes
Meme les parades d&habillöes d^figur^es ensanglant&s
par des grimaces de masques atteignent malgr^ tout
k une ser&iite condamnable
Et quel passant hors jeu juste au carrefour d'un sourire
de politesse ne s'arreterait pas pour saluer d'un
eclair de la main le ventre impoli du printemps

Apres La Rose publique, Eluard se garde moins de l'emploi des


metres traditionnels, dans lesquels il compose des poemes entiere,
tels que Coeur ä pic (CN), en octosyllabes. L'alexandrin reparait et,
de nouveau, domine souvent tout un poeme, en lui imposant son
ampleur. Ainsi dans Pablo Picasso (YF), le premier vers est repris
dans une Variante:
Bonne journee j'ai revu qui je n'oublie pas

Bonne journee qui commen9a mölancolique


et deux alexandrins, en conclusion de la premiere partie du poeme,
ramenent la cadence initiale:
Montrez-moi ces secrets qui unissent leurs tempes
A ces palais absents qui font monter la terre.

On trouvera ensuite un certain nombre d'alexandrins en incipit:


dans Chanson complete, citons Nous sommes («Tu vois le feu du soir
116 L'ACOORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

qui sort de sa coquille ...»), A Vombre de ma parte («Le dernier


chant d'oiseau donne des ailes noires . . .»), Ne pas aller au coeur des
autres: en sortir («Monte descend je ne prends part qu'a, ton plai-
sir . . .») et Les Vainqueurs d'hier periront («Des decombres soutien-
nent un agneau pourri. . .»); dans Medieuses, le po&me du meme
titre («Elle va s'6veiller d'un reve noir et bleu ...»); dans Le IAvre
ouvert, «Je veux qu'elle soit reine!* («Un village une ville et l'6cho
de ma voix . . .») et Les excellents moments («De velours et d'orange
la maison senate . . .»). Ces citations, repetons-le, ne sont que quel-
ques exemples d'incipit, sans prejudice des alexandrine qui se trou-
vent dans le corps meme des po&mes.
Ajoutons que, dans Le Livre ouvert, Eluard fait un usage de plus
en plus frequent de l'octosyllabe qui domine, entre autres poömes
importants, Blason des fleurs et des fruits et Blason des arbres. Ce
mdtre est richement represente dans PoSsie et V4rit4 1942 (Bientdt,
La Halte des heures, Un Loup: «La bonne neige le ciel noir . . Du
Dedans et La derniere nuit) et dans Au Rendez-vous allemand (Un
petit nombre d'intellectuels . . ., Sept poemes d'anrmir en guerre VI et
VII, Critique de la poisie, Pensez, On te menace, Charniers, etc.).
Pendant la m£me pdriode, le po&te demontre aussi sa connais-
sance des metres impairs, representee avec virtuosite dans deux
poemes c&ebres, Liberti et Betes et mdchants: Liberte soutient en
effet sur vingt et un quatrains le meme schema, trois mesures de
sept suivies d'une mesure de quatre:

Sur mes cahiers d'öcolier 7


Sur mon pupitre et les arbres 7
Sur 1θ sable sur la neige 7
J'ecris ton nom 4

Dans Bites et mechants, c'est la mesure de cinq dynamique qui est


soutenue sur quarante-trois vers, selon un procede que Morier
relive chez Hugo et Lamartine, et jusque chez Jean-Baptiste
Rousseau!
II y a done chez Eluard une variete de metres, qui ne manque pas
de se manifester dans Poisie ininterrompue. Si l'on se rapporte en
effet au schema du po&me, tel que le propose notre chapitre I, on
remarquera que chaque section est caracteris^e soit par la presence
dominante d'un mötre determine, soit par l'absence d'une mesure
susceptible de classification metrique. On peut done ainsi d^crire
le poisme:
L'ACCOBD DES MOTS DANS "POESIE LNJUTERROMPUE'' 117

Section I: entierement en octosyllabes.


Section II: metres varies, ou dominent les nombres moyens (6,
7, 8 syllabes), mais ou l'on remarque la presence de l'alexandrin
(«Je serai la premiere et la seule sans cesse», «II n'y a pas de drame
il n'y a que mes yeux») dans des affirmations notables.
Section III: sur 30 vers, 26 sont des alexandrins, dont 24 sont
groupes en quatrains; les quatre vers qui restent sont des hexa-
syllabes.
Section IV: le metre varie de 4 ä 12 syllabes. Mais on remarque
la dominance de l'octosyllabe, qui forme toute la sequence initiale
de 27 vers (de «Pour qu'un seul baiser la retienne» a «Distances
ä passer le temps»).
Section V: metre varie, sauf ä la conclusion de cette section, ou
l'on trouve six quatrains en octosyllabes (de «La premiere femme
apparue» ä «Α mer immense voile lourde»).
Section VI: metre varie, du disyllabe ä l'alexandrin. Haute
frequence des heptasyllabes et octosyllabes.
Section VII: l'alexandrin domine dans les 20 premiers vers
(15 alexandrins), suivi de distiques en heptasyllabes.
Section VIII: huit distiques en heptasyllabes, un quatrain en
alexandrins et cinq distiques en octosyllabes.
Section IX: distiques principalement en heptasyllabes.
Section X: distiques entierement en heptasyllabes.
Section XI: distiques de metre varie, avec dominance des
nombres moyens.
Section XII: distiques entierement en heptasyllabes.
Section XIII: distiques de metre vari£, dominance des nombres
moyens.
Section XIV: groupement en distiques, tercets et quatrains.
L'heptasyllabe domine dans les distiques et les 2 tercets, l'alexand-
rin dans les 2 quatrains.
Section XV: vers isoles et laisses de metre variö. Preponderance
des hexa- et des heptasyllabes. Le poeme se termine par un alexand-
rin suivi d'un vers de 3 suspensif:

Nous deux nous ne vivons que pour etre fiddles


A la vie

Tel est le schema m^trique de Poisie ininterrompue. On y remar-


que d'abord la dominance de l'octosyllabe et de l'heptasyllabe, et
un usage relativement genereux de l'alexandrin. Sur 687 vers, en
118 L'ACCORD DES MOTS DANS " P O E S I E ININTERROMPUE"

effet, il y a 217 mesures de huit, 180 mesures de sept, et 80 ale-


xandrine. Mais, plus importante encore qu'une statistique des
diverses mesures est leur distribution dans le pofeme, tout particu-
lierement en ce qui concerne l'alternance de passages en mesures
uniformes avec des passages de mfetre varie. On remarque en effet
que les sections ού se developpe lyriquement un sentiment simple
tendent ä l'uniformite. Ainsi la declaration initiale de l'homme
(«Savoir regner savoir durer savoir revivre», III) est enticement en
alexandrine, le passage enthousiaste qui evoque le «d&ire» de
l'amour («Pour qu'un seul baiser la retienne», IV) en octosyllabes,
et l'exaltation du couple («La premiere femme apparue», V) ^gale-
ment en octosyllabes. D'autre part, l'heptasyllabe domine dans les
distiques des sections VII ä XIV, scandes par le retour de l'exhorta-
tion «Si nous montions d'un degre». Cet usage generalise d'une
mesure impaire, en constante rupture d'equilibre, pour suggerer
une longue montee au terme de laquelle le lecteur doit aspirer, est
tout a fait remarquable. Quant aux metres varies, on les trouve
surtout dans des passages livres au doute ou ä l'ambiguite: dans
la section I I , la metrique suit la demarche tantöt hesitante, tantöt
exaltee de la femme qui parle « . . . en l'air / A demi-mot . . .».
De meme, les mesures varient dans le passage de la section IV, ou
le «delire» du poete aboutit au «regret d'etre au monde», et dans
la section VI, ou il s'efforce, dans «la fatigue et le brouillard», de
definir son pro jet.
II est done impossible de ne pas reconnaitre chez Eluard, et pas
seulement dans Poesie ininterrompue, un usage conscient des metres
traditionnels. Sans doute cet usage est-il «libere», en ce sens que
le poete ne coule pas sa parole dans le moule inchange d'une mesure
donnee, ä l'exclusion des autres. II utilise plutöt les mesures tradi-
tionnelles pour servir des besoins d'expression momentanes, quitte
a rompre s'il le faut une sequence reguliere. Cette pratique, loin de
temoigner d'un dedain quelconque pour les «artifices» de la metri-
que, demontre au contraire qu'Eluard avait su en adapter tous les
moyens aux besoins particuliers de sa poetique.
II en va de meme pour la rime et autres jeux de sonorites. Sans
doute la rime formelle, classique, est-elle d'autant plus remar-
quable dans l'oeuvre d'Eluard qu'elle est exceptionnelle. Sauf dans
quelques cas relativement isoles, ses poemes sont rarement «vrai-
ment rimes», e'est-a-dire ponctues regulierement par la rime termi-
nale deliberement recherchee. Quand la rime apparait chez Eluard,
L'ACCOKD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 119

eile semble plutot un effet du hasard naturel que d'une decision


reftechie; on peut done ä. ce propos parier de rime occasionnelle.
La rime et l'assonance sont, bien entendu, loin d'etre absentee
de Poisie ininterrompue. Ici encore, la statistique nous livre des
indices limites: dans la premiere partie du poeme, soit 280 vers,
on releve dix-neuf exemples de rime et seize d'assonance. C'est peu,
et il faut noter que la quality des rimes correspond bien ä leur
caractere occasionnel: elles sont en general faibles, comme, aux
vers 246/248 «profond/derision», ou faciles, comme, aux vers
269/270, la rime assonante «beaute/bonte». En outre, on a admis
comme rime approximative, c'est-ä-dire valable chez un po^te
posterieur ä Apollinaire, des exemplee tels que «lumräre/hier»
(v. 59/60) et «clairiere/volontaire» (v. 221/224).
Certes, cet usage tres sporadique et quelque peu negligent de la
rime n'est pas concluant. Mais Eluard emploie tout un assortiment
de jeux de sonorites, dont la variete repond mieux que la rime
traditionnelle aux besoins de sa poesie. II faut se rappeler son mot
sur la rime «qui endort»: elle endort precisement parce qu'elle est
previsible, symetrique, tandis que la rime occasionnelle, au con-
traire, met plutot le lecteur en eveil, dans la mesure ou il attend
la prochaine apparition du procede.
On a deja note que l'assonance terminale survient presque aussi
sou vent que la rime dans Poesie ininterrompue. II faudrait aussi
faire un relev6 des rimes et des assonances interieures, des allitera-
tions et meme des apophonies, moins frequentes sans doute, mais
qui surviennent parfois entre des mots-cles, tels que vie et vue.
Mais, la ou la statistique ne c&de que des nombres, l'examen d'un
passage entier permettra de voir comment ces precedes se com-
pletent mutuellement et prennent de ce fait une valeur a. laquelle,
isole, aucun d'eux ne saurait pretendre. Notons d'abord les rimes,
assonances et alliterations d'un passage de metrique reguliere:

La premiere femme apparue


Le premier homme rencontre
Sortant du jeu qui les melait
Comme doigts d'une meme main
La premiere femme ötrangere
Et le premier homme inconnu
La premiere douleur exquise
Et le premier plaisir panique
120 L'ACCORD DBS MOTS DANS "POESIE LNTNTEREOMPUE''
Et la premiere difference
Entre des etres fraternels
Et la premiere ressemblance
Entre des etres differents
Le premier champ de neige vierge
Pour un enfant ne en 6t6
Le premier lait entre les levres
D'un fils de chair de sang secret (V)

On obtient le schema euivant:


apparue — Assonances
renconire
melait —
tioigts d'une meme main
etrang^re
mconnu —
exquise —
panique —
Rime difference
Entre des eires
ressemblance -
E ntre des eires differents-
neige vierge
ηέ en 4t4 —
Rime
Zait entre Zes Zevres
sang secret

Schema complexe, ού un mot peut rimer avec un second, et se


trouver assonance avec un troisieme (par ex.: difference/ressem-
blance // differents). II faut remarquer aussi la presence des allite-
rations et des rimes et assonances interieures, soulignees dans cet
exemple. Sequence d'ailleurs loin d'etre unique, puisqu'on la re-
trouve, par exemple, dans ce passage ä la mdtrique plus libre:

D'une famille le cceur clos


Gravd d'un nom insignifiant
D'un rire la vertu comme un jeu sans perdants
Montagne et plaine
Calcuiees en tout point
Un cadeau contre un cadeau
Beatitudes s'annulant
L'ACCORD DBS MOTS DANS "POESIE ININTEBBOMPTJE" 121
D'un brasier les cloches d'or aux paupifcres lentes
Sur un paysage sans fin
Voliere peinte dans l'azur
Et d'un sein suppose le poids sans reserves
Et d'un ventre accueillant la pens^e sans raison
Et d'un brasier les cloches d'or aux yeux profonds
Dans un visage grave et pur (VI)
Ici encore, on peut remarquer le jeu imbriqu^ des assonances
(insignifiant / perdants / s'annulant / lentes; point / fin), des rimes
(azur / pur; raison / profonds), et des alliterations (reserves / rai-
eon), jeu qui n'est pas sans rappeler les schemas rythmiques des
troubadours proven9aux. E t peut-etre, lorsque R. Nelli appelle
Eluard «le poete le plus savant et le plus inspire de ce temps, le
plus a l'aise dans 1 'art ferrni . . .», est-ce au «trobar clus» qu'il
pense.17
De telles sequences sont loin d'etre l'apanage unique de Poisie
ininterrompue: l'usage, soit de la rime, soit de l'assonance, le plus
souvent d'une combinaison des deux precedes, se trouve deja dans
Le Devoir et VInquietude (1917), par exemple dans Fidele:

Vivant dans un village caime


D'ofi la route part longue et dure
Pour un lieu de sang et de Zarmes
Nous sommes purs.

Les nuits sont chaudes et tranqm'lles


Et nous gardons aux amoureuees
Cette fidelite preciewee
Entre toutes: l'espoir de vtvre. (Choix, p. 14)

Le schema est encore relativement simple dans ce po&me. II devient


<1έja bien plus complexe avec Poisson (Les Animaux et lews
Hommes (1920):

Les poissons, les nageurs, les bateaux


Transforment I'eau.
L'eau est douce et ne bo«ge
Que pour ce qui la to«che.

Mais l'eau douce bowge


Pour ce qui la tauche

"Nelli, op. cit., p. 151.


122 L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

Pour le poisson, pour le nageur, pour le bateaw


Qu'elle ρorte
Et qu'eÜe emporte (Choix, p. 28)
On peut remarquer ici l'apport des alliterations. Rappelons egale-
ment que le rapprochement douce / bouge se retrouve dans Poisie
ininterrompue:
Pour que sa gorge bouge douce (v. 159)

Desormais, on peut citer une foule de poemes ού rime, alliteration


et assonance se repondent. C'est ainsi que plusieurs poemes de
Mourir de ne pas mourir (1924) sont enticement rimes: L'Egalitd
des sexes, Le Jeu de construction, Bouche usde, et Denise disait aux
merveittes; d'autres, dans le meme recueil, et dans Capitale de la
douleur (1926), presentent des rimes occasionnelles: Le sowrd et
l'aveugle (Couteaux/bateaux; respirerons/horizons); L'Amoureuse
(ouverts/lumiere; dormir/rire/dire); Sans rancune (dessus/nue);
Mascha riait aux anges (poussiere/lumiere); Absences II (feuillage/
visage); Pablo Picasso («Les armes du sommeil ont creuse dans la
nuit . . .»: couleurs/erreurs); A la flamme des founts (tatouages/
nuages; mediateur/hurleur/hauteurs); A la flamme des fouets
(«Mdtal qui nuit . . .»: visage/paysage); Boire (desert/verre); Les
Gertrude Hoffmann Girls (vent/printemps, et bien entendu la
sequence des noms: Alberta, Emma, Sara, Thelma); Paris pendant
la guerre (nus/statue; reves/glaives); Leurs yeux toujours purs
(lumiere/pierre/misöre); Georges Braque (merveilles/sommeil); La
courbe de tes yeux fait le tour de mon cceur (cceur/douceur; vecu/vu;
rosees/parfumees; lumiere/mer).
Quant aux exemples d'assonances, d'alliterations et d'apophonies,
ils sont si nombreux qu'il faudrait citer presque tous les poemes
de Capitale de la douleur, dont sont tires les precedents, et de
UAmour la poesie (1929); et beaucoup d'autres se trouveraient
encore dans tous les recueils de vers d'Eluard, a u s s i bien avant
qu'apres Poisie ininterrompue. Apres ce volume, cependant, on
remarque dans ceux qui suivent un usage plus systematique, et
comme plus conscient, de ces precedes. C'est ainsi que dans Une
Lecon de morale, le poeme Horloge des subtiles noces est entierement
assonance en ο ouvert: endorme/devore/aureole/couronne, etc.
Citons egalement p o u r memoire les poemes publies s o u s le P s e u d o -
nyme Didier Desroches, et la sequence dej& mentionnee (v. p a g e
110) du Chäteau des pauvres. Ces cas sont toutefois assez rares pour
L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 123

ne repr&enter que des tentatives experimentales, et l'emploi de


ces moyens ne domina jamais la prosodie d'Eluard. Neanmoins,
on a pu constater qu'ils faisaient partie de son repertoire dös 1917,
et qu'ils assumaient sensiblement les memes formes au commence-
ment comme ä la fin de sa carrifere: on ne saurait done attribuer
ä l'influence d'un contemporain, füt-ce Aragon, ou d'une Ideologie,
l'usage dans son oeuvre de la rime, ou de tout autre prooede appa-
rente a la rime.

RYTHMES ET HARMONIQUES
La prosodie proprement dite d'un poete, e'est-a-dire sa situation
par rapport aux formes classifiables de la versification, si eile nous
permet de situer son oeuvre, ne peut pas completement rendre
compte de son identite rythmique et tonale. Des pages qui pre-
cedent, on peut degager d'importants points de repere, a savoir
qu'Eluard, arrive ä la maturite de Poesie ininterrompue, ne craint
pas de faire un usage massif des metres traditionnels, car il sait
aussi se liberer de leur emprise sans qu'il en resulte dans le poeme
une brusque solution de continuite. On a pu noter de meme l'usage
savant qu'il fait de la rime, de l'assonance et des alliterations,
usage occasionnel sans doute, et pourtant assez continu dans son
oeuvre.
Cependant, le meme poete a pu dire: «II faut parier une pensee
musicale qui n'ait que faire des tambours, des violons, des rythmes
et des rimes du terrible concert pour oreilles d'änes . . ,»18 Est-ce
un cas de contradiction entre la theorie et la pratique ? On pourrait
le croire, si l'on considere seulement qu'Eluard fait un usage assez
frequent des artifices qu'il semble bannir. Mais cette injonction
peut vouloir dire, non pas qu'il faut eviter ä tout prix les precedes
de la prosodie codifiee, mais que «la pensee musicale» doit pouvoir
s'en passer ou s'en servir ä son gre, sans jamais leur etre sub-
ordonnee.
Les mots «pensee musicale» sont au demeurant tout a fait revela-
teurs, et correspondent, peut-etre plus que tout ce que les critiques
ont pu ecrire, ä l'identification «vocale» d'Eluard. Sa poesie evite
en effet l'eloquence et le brillant, et se presente plutot au lecteur
comme une sorte de monologue exteriorise, d'apparence non-
premeditee. Ceci n'est bien entendu qu'une apparence, comme

' 8 Cite par L. Perche, op. cit., p. 85.


124 l ' a c c o r d des mots dans "poesie i n i n t e e r o m p f e "

l'^tude de la prosodie eluardienne a permis de s'en rendre compte.


Comment done le poete peut-il conserver ä son expression son
aspect de meditation librement parlee, alors meme qu'il emploie
les artifices les plus savants de la metrique et de la rime? II faut
chercher la reponse ä cette question dans les rapports des rythmes
avec la syntaxe, et aussi dans les tonalites harmoniques de sa
poesie.
Les rythmes d'Eluard sont en effet etroitement Ηέβ a sa syntaxe,
et il n'est meme pas exagere de dire qu'ils en dependent principale-
ment. On remarque la rarete extreme des enjambements. Dans les
alexandrins, la cesure est generalement mediane, sans rejets ni
contre-rejets. Les inversions sont egalement tres rares: on en relive
une serie notable dans Podsie ininterrompue:

Du bonheur la vue sans pitie

D'une famille le coeur clos

D'un rire la vertu comme un jeu sans perdants

D'un brasier les cloches d'or aux paupieres lentes


(VI)
Mais elles decoulent d'une confusion voulue entre deux figures de
syntaxe, qui sera examinee plus loin, car eile illustre parfaitement
l'apparence de monologue spontane de tout le pofeme.
On peut dire que, dans presque toute la poesie d'Eluard, le vers,
metrique ou non, correspond ä l'unite syntaxique, et evite le plus
possible les anomalies «poötiques» au sein de cette unitö. Le choix
des mesures est tout a, fait subordonn6 aux divisions de la phrase:
Alors il r^veilla les ombres endormies
La cendre grise et froide d'un murmure tu
La cendre de l'aveugle et la sterilite
Le jour sans esperance et la nuit sans sommeil
L'egale pauvretö d'une vie limit^e
Tous les mots se refletent
Et les larmes aussi
Dans la force perdue
Dans la force Γβνέβ
Hier e'est la jeunesse hier e'est la promesse (ΓΠ)
Ces vers forment la conclusion de la troisieme section du poöme;
ils sont precedes de cinq quatrains en alexandrins. II est evident
L'ACCORD DBS MOTS DANS "POESIE INTNTERROMPUE'' 125

que la rupture de la continuite metrique de ce passage correspond


L· un desir bien precis du poete. II pouvait — et la cadence acquise
devait l'y entrainer — completer la sequence par un quatrain de
mdtre tout aussi homogene que les autres:

Legale pauvretö d'une vie limits


Tous les mots se reflfetent les larmes aussi
Dans la force perdue dans la force revee
Hier c'est la jeunesse hier c'est la promesse

Mais il choisit d'espacer les vers de ce quatrain hypoth^tique, et


de les diviser en suivant un d^coupage qui semble purement syn-
taxique. Cependant, il faut noter que la continuite rythmique n'est
pas affectee par le changement de metre, puisqu'ä la sequence en
alexandrine succedent quatre vers de six syllabes. Si le rythme est
ici modify, il l'est par le groupement ou l'espacement des membres
de phrase indique par la disposition typographique. Cette disposi-
tion non seulement suppige au manque de ponctuation, mais, dans
cet exemple, se trouve etre encore plus suggestive que les eignes
conventionnels. Le pofete veut en effet que l'on prononce les deux
groupes anaphoriques sur des rythmes differents:

Dans la force perdue


Dans la force revee
Eier c'est la jeunesse hier c'est la promesse

Or, la ponctuation ordinaire ne saurait separer les elements paral-


leles des deux groupes que par un signe identique, en l'occurrence
une virgule (Dans la force perdue, dans la force revee. Hier c'est
la jeunesse, hier c'est la promesse). Tandis que la disposition
adoptee par Eluard, supprimant les points et les virgules, et regrou-
pant les unites syntaxiques selon le debit, indique clairement qu'il
faut faire une pause legere entre les deux hexasyllabes, puis une
pause plus longue, et prononcer d'un seul trait les deux hemistiches
de l'alexandrin.
L a suppression de toute ponctuation conventionnelle avait pour
but, selon le propos meme d'Eluard, de «restituer le caractere
continu du flux poetique». Cette intention est tout particulierement
illustree dans PoSsie ininterrompue, au titre dejä suggestif de con-
tinuite: de ce poeme, les eignes de ponctuation ont completement
disparu, car on peut negliger, sans affecter le rythme de la lecture,
les points de suspension qui precedent le premier vers et suivent
126 L'ACCORD D E S MOTS DANS "POESIE ININTERBOMPUE"

le dernier. Une lecture a voix haute permet d'ailleurs de se rendre


compte que leur absence ne cree aucune difficulte, car le po0te a
s u p p l e au manque de signes par la disposition de son texte. Chaque
vers contient une unite de sens et impose, par sa longueur et ses
tonalit^s, une certaine unitd de debit. L'ecartement des vers ou
des strophes indique, par des variations plus expressives que ne le
seraient des points toujours semblables, la duree des pauses ä
observer dans la lecture. C'est ainsi que la litanie initiale d'ad-
jectifs est disposöe comme une solide colonne, qu'il faut lire d'un
trait, ma is mesurde par la regularite de 1'octosyllabe; tandis que
le mouvement final («Et c'est tres vite / La liberte conquise», XV)
oü dominent les vers de six et sept syllabes, sera aussi continu,
mais plus pr6cipite, et que les grands espaces entre les distiques
de la «montöe» (VII ä XIV) demandent une lecture plus lente, qui
isole chaque «marche».
Yves Sandre a pu distinguer chez Eluard «deux types essentiels
de rythmes . . . D'abord, une disposition musicale, ou concertante,
qui entrelace les themes, les temps et les formes syntaxiques . . .»
puis un rythme qui se d^veloppe «sur le mode du verset ou de la
milopee, avec des reprises plutot incantatoires que rh^toriques».10
Le schema metrique de Poisie ininterromjme a dejä pu faire entre-
voir une alternance de ces deux types de rythmes, tout au moins
en ce qui concerne la mesure du vers. Les passages qui exploitent
le mode lyrique de la melopee tendent a etre composes assez uni-
formement de metres reguliere (octosyllabes, alexandrins, etc. . . .)
De meme, les formes syntaxiques y sont assorties, et on y remarque
la frequence de certains proc&les rhetoriques bases sur l'uniformite
grammaticale, comme par exemple l'anaphore. La rh6torique
d'Eluard sera etudiee de plus pres au chapitre suivant, mais il
n'est pas inutile d'examiner ici dans quelle mesure elle contribue
aux rythmes de sa poesie.
Les «reprises», en effet, sont une des caract£ristiques constantes
de cette po6sie. Citons, par exemple, Pour vivre ici (1918):

Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonne


Un feu pour etre son ami
Un feu pour m'introduire dans la nuit d'hiver
Un feu pour vivre mieux
Et, dans L'Amour la podsie (1929), Premierement («Je te l'ai dit
M
Y . Sandre, loc. cit., p p . 166 e t 168.
L'AOOORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPTJE" 127

pour les nuages . . .») accumule au debut de chaque vers lee repe-
titions de la meme preposition: «Pour chaque vague . . . pour les
cailloux . . . pour les mains . . . pour l'ceil», etc. Le meme procede
se retrouve dans le podme Durer (YF): «Pom· d^pouiller tous les
arbres / Pour d^vaster les cultures / Pour abattre les oiseaux», etc.
Mais c'est avec la pofeie «de la Resistance» qu'Eluard atteint ä
l'usage systematique et vraiment prolonge de l'anaphore: on
connait trop bien la monodie de Libertd, les huit questions de
Couvre-feu, ού le procede repetitif (dans Liberty, le retour regulier
de la preposition sur, dans Couvre-feu la fausse naivete du «Que
voulez-vous») est relativement simple. Mais dans Dimanche apres-
midi(PV 42), les reprises sont celles d'une forme complexe: chaque
long verset commence par un imparfait reflechi a la troisidme per-
sonne du pluriel:
S'enla^aient les domaines voütes d'une aurore grise
dans un pays gris, sans passions, timide,
S'enla9aient les cieux implacables, les mere interdites,
les terres steriles,
S'enlaijaient les galops inlassables de chevaux maigres,
les rues oü les voitures ne passaient plus, les chiens
et les chats mourants . . .
Les trois versets suivants debutent par «S'aureolaient . . .», puis,
au septieme, les verbes se multiplient:
S'epaississaient les astres, s'amincissaient les levres,
s'eiargissaient les fronts comme des tables inutiles,
Se courbaient les sommets inaccessibles, s'adoucissaient
les plus fades tourments, se plaisait la nature k ne
jouer qu'un röle,
Se rdpondaient les muets, s'ecoutaient les sourds,
se regardaient les aveugles . . .
Si l'effet est, comme dit Y. Sandre, «incantatoire», la rhetorique
est ici nettement visible: constance d'un temps et, avec deux
variations, de la personne, choix exclusif de la voix reflechie,
inversion reguliere du sujet et du verbe, et enfin predominance du
rythme ternaire dans la phrase comme dans toute la construction
du poeme, tout a ete pese pour contribuer k la lenteur oratoire
du texte qui se deroule comme une succession d'images indefinies
dans le temps et dans l'espace, passant insensiblement de l'une
ä l'autre.
128 L'ACCOBD DES MOTS DANS "PO^SIE ININTERROMPTJE' '

Une des rares variantes publikes d'un poeme d'Eluard permet


par ailleurs de voir cette rhetorique ä l'oeuvre dans un autre ροέηιβ
de Poisie et V4rit4 1942, intitule DcnUer du crime, dont la version
definitive est:
Une seule corde une seule torche un seul homme
Etrangla dix hommes
Brüla im village
Avilit un peuple
La douce chatte installee dans la vie
Comme une perle dans sa coquille
La douce chatte a mange ses petits.
La Variante, anterieure a la publication du recueil, porte sur les
quatre premiers vers:
Une seule corde etrangla dix hommes
Une seule torche brüla un village
Un seul homme avilit un peuple.20
II est certain que la separation des sujets et des verbes dans la
version finale, regroupant des elements syntaxiques similaires, les
met en Evidence bien mieux que ne le faisaient trois phrases entiferes,
mßme paralleles. Par le meme proc^de, un rythme nouveau s'im-
pose, plus dynamique que celui de la version primitive, et done
plus a meme d'exprimer la rapidite du drame.
Dans les passages disposes selon le mode «concertant» de Sandre,
et qui correspondent, dans le schema de PoSsie ininterrompue, aux
sequences de metre varie, la syntaxe, de meme que la mesure,
hesite et mele les formes. On aura dejä remarquö que ces passages
sont gen^ralement places sous le signe de l'mterrogation, du conflit
int&ieur ou de l'ambivalence des concepts. Ainsi, dans la section II,
oü le monologue de la femme d6coule tout entier de la question
«Sommes-nous deux ou suis-je solitaire», on remarque la grande
variety des temps du verbe: conditionnel («L'annee pourrait etre
heureuse»), present («Et l'hiver la neige est un lit bien fait»), futur
(«Resterai-je ici bas»), etc., dont il est evident qu'ils sont rappro-
ches ä dessein pour accentuer le caractere intemporel de ce discours:
La verite e'est que j'aimais
Et la verite e'est que j'aime
De jour en jour l'amour me prend premiere
Pas de regrets j'ignore tout d'hier
Je ne ferai pas de progres . . .
10
«Correspondance inödite de Paul Eluard», Tel Quel, no. 2, ete 1960.
L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIB ININTERROMPTJE" 129

Ailleurs, le poete laissera sa meditation prendre la forme d'une


figure de syntaxe qui a perdu sa raison d'etre. Tout un long passage
decoule en effet de cette phrase ä la section VI:

Et j'ecris pour marquer les amides et les jours


Les heures et les hommes leur duree
Et les parties d'un corps commun
Qui a son matin
Et son midi et son minuit
Et de nouveau son matin
Inevitable et pari;
De force et de faiblesse
De beauty et de laideur . . .
De repos agröable et de miserable lumifere
Et de gloire provoquee . . .

Rien jusqu'ici n'est bien insolite, sauf peut-etre la juxtaposition


«les hommes leur duree», detail qui indique cependant qu'il s'agit
ici d'une pensee ä haute voix, oü les concepts se repondent parfois
sans le secours de structures grammaticales. Mais dans son ensemble,
la phrase est conforme a nos habitudes syntaxiques: «Et j'ecris
pour marquer . . . les parties d'un corps commun / Qui a son
matin . . . par6 de force et de faiblesse», etc. La proposition de fait
dependre les complements du participe pare. Son retour devant
chaque nouveau complement n'est que normal: «De beaute et de
laideur / De repos agreable», etc. Aussi, lorsque la strophe suivante
s'appuie sur cette meme preposition, l'impression premiere est que
le mouvement se poursuit, ä savoir une liste des complements du
participe ρατέ. En fait, il n'en est rien:

D'un matin sorti d'un reve le pouvoir


De mener ä bien sa vie
Les matins passes les matins futurs
Et d'organiser le desastre
Et de separer la cendre du feu

Les genitifs du type «D'un matin sorti d'un reve le pouvoir» se


r^petent vingt fois, dans une sequence de 77 vers, sans qu'il soit
possible de les assimiler a ceux de la premiere strophe. Tout au
plus pourrait-on reconstituer la phrase hypothetique: «Et j'ecris . . .
pour marquer le pouvoir d'un matin sorti d'un reve», reconstruc-
tion qui r&iste mal aux parentheses, digressions et complements
dont se trouve a son tour charge le complement direct du verbe
«marquer». II faut done admettre qu'apres une dizaine de vers, et
130 L'ACCORD DBS MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

jusqu'a la fin du passage, la syntaxe de la «phrase» disparait, et ne


laisse pour tout vestige que la proposition de, laquelle, ayant perdu
sa fonction formelle, ne garde que celle, tout affective, d'unifier
le mouvement. Langue, dirait-on, d'une meditation qui se divide
par associations libres, trop vite et trop librement pour pouvoir
s'ordonner dans des cadres grammaticaux.
Cette anti-syntaxe, cependant, se trouve en quelque sorte cor-
rig^e par le fait que chaque vers constitue un groupe de sens
coherent:
D'un rire la vertu comme un jeu sans perdants
Montagne et plaine
Calculöes en tout point
Un cadeau contre un cadeau
Beatitudes s'annulant...
II est evident que le rythme libre restitue ä de tels passages, en
r^glant le debit et l'intonation, ce que leur enlöve le caract&re
ind6cis de la phrase.
Si l'on resume les resultats obtenus par l'examen successif des
metres, rimes et assonances, et des rapports du rythme avec la
syntaxe, on s'aper^oit done qu'il y a dans Podsie ininterrompue un
dualisme bien marque des formes, qui correspond a la dialectique
des themes. On peut ainsi opposer deux series de corollaires:

A Β
Sentiments simples Conflit de sentiments
Affirmations Interrogations
Aspirations soutenues Hesitations
Louanges
Uniformite metrique M&tre varie ou rythme pur
Haute frequence de la Frequence moindre de la
rime et de l'assonance rime et de l'assonance
Syntaxe simple Syntaxe complexe ou disloquee
Dans le systeme A, on peut ranger les sections I, III, la deuxieme
partie de V, VII, VIII, IX, Χ, XI, XII, XIII, XIV et XV; et
dans le systeme B, les sections II, TV, V (premiere partie) et VI.
Cette classification est evidemment assez grossiere: il faut se
rappeler que les caracteristiques formelles de tel ou tel passage ne
sont jamais rigides ni exclusives. La frequence de certaines mesures
traditionnelles parmi les sequences de metre varie a ete notee, de
L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE'' 131

meme que la rupture plus qu'occasionnelle d'une serie tendant k


l'uniformite. Rimes, assonances et alliterations ne sont pas l'apa-
nage exclusif du systeme A, bien qu'elles y eoient mises en ividence
par la regularite des autres phenomenes rythmiques. L'alternance
des deux systfemes est cependant assez bien marquee pour corres-
pondre aux phases du d6bat qui occupe les sections I ä V I I du
po&me, de telle sorte que le relief formel correspond au relief
dialectique.
Pourtant, il faut admettre qu'il n'existe pas de contraste brusque
entre les passages appartenant aux deux systemes, et qu'une
continuity s'impose ä travers les divers mouvements. Cette con-
tinuite est sans doute en grande partie due au fait que, meme
dans les sequences livrees au rythme pur, la frequence des mesures
moyennes, surtout de 7 et 8 syllabes, tend ä donner au poeme
entier un d^nominateur metrique commun. Un autre element
d'importance est le caractere des tonalites vocaliques et consonan-
tiques, ainsi que leur distribution dans le texte.
II a ete procede a un depouillement du vocabulaire de Po6sie
iniriterrompue par ordinateur. 21 Un des produits de ce depouille-
ment a ete une liste alphabetique inverse de tous les mots du
ροέπιβ, qui permet de voir immediatement leur groupement par
finales analogues, et par consequent donne, plus qu'aucune autre
concordance, l'occasion de comparer les rheses d'une langue oxyto-
nique. Pour etre tout a fait concluante, une telle analyse devrait
sans doute etre etendue a tout l'oeuvre d'Eluard, et confrontee
avec les resultats d'analyses similaires chez d'autres poetes. Mais
on peut toutefois, sans tenter d'arriver a des appreciations com-
paratives, reconnaitre certains caracteres absolus de Poisie iniriter-
rompue.
Si l'on examine la liste des mots se terminant pas un Ε atone
(a l'exelusion de l'article une), on se trouve en presence d'une des
terminaisons d'assez haute frequence en fran§ais pour constituer
un prelevement representatif des toniques du texte. Dans Poisie
ininterrompue, 720 mots se terminent par un Ε atone, soit a peu
pres la moitie des mots de forme differente, abstraction faite de
leurs repetitions dans le texte. La distribution des phonemes parmi
les voyelles toniques de ces 720 mots est la suivante:
11
Ce travail considerable a 6te accompli & l'Univeraite de Californie (Ber-
keley), par les bons soins du Professeur Bertrand Augst. Qu'il soit ici remer-
cie, et de Tentreprise, et d'en avoir signale l'utilite.
132 L*ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"

Ε ouvert (lumiere): 162


I (vie): 97
Ο ouvert (homme): 88
A (espace): 87
AN (vacawce, absence): 74
U (lime): 57
Ε ferme (nacr^e): 44
OU (bowe): 38
ON (profonde): 24
Ο ferme (rode): 12
E U ferme (generewse): 10
E U ouvert (avewgle): 10
0 1 (froide): 10
I N (plainte, etemte): 7

Quant aux consonnes, leur distribution en consonnes continues ou


virantes, momentanees ou instantan^es, seule retenue, est la
suivante:
Pre-toniques Post-toniques
Continues ou virantes: 458 420
Momentanees: 39 79
Instantanees: 155 125
II est evident que ces chiffres ne peuvent avoir de signification
vraiment concluante que dans une etude comparative, par rapport
ä d'autres textes poetiques, et par rapport ä la norme du langage
courant. On peut cependant admettre qu'ä l'egard de la norme,
le po&te jouit d'une certaine liberte dans le choix de ses tonalites:
la cel^bre sequence du Rolla de Musset («Dors-tu content Vol-
taire . . .») le sonnet «du Cygne» de Mallarme, sont, entre bien
d'autres, des illustrations assez connues de partis pris harmoniques.
II ressort done, de l'analyse des toniques presentees ci-dessus,
qu'Eluard montre une predilection marquee pour les voyelles k
resonances elevees, particulierement pour le Ε ouvert. Que signifie
cette predilection, consideree en elle-meme, et non par rapport ä
d'autres usages ? Cette question s'eclaire en partie si l'on note que,
sur 162 occurrences de la tonique en Ε ouvert, ce phoneme est
associe 52 fois ä un R post-tonique, et constitue une harmonique
du mot lumiere: par exemple, clairiere, terre, solitaire. De merae,
la voyelle I , qui suit le Ε ouvert dans l'ordre des frequences, bien
L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 133

que d'assez loin (97 fois), peut etre consider^ comme une harmo-
nique du mot vie. La suivante (Ο ouvert, 88 fois), comme une
harmonique du mot homme. Ainsi, les toniques les plus frequentes
dans Poisie ininterrompue representent les voyelles thematiques de
trois des mots-cles du vocabulaire eluardien. On remarque aussi la
dominance, dans la proportion d'ä peu pres cinq pour une, des
voyelles «claires» par rapport aux voyelles «sombres».22 Sans vou-
loir s'aventurer, malgre la caution de Μ. Grammont, dans les
voies de quelque phonetique subjective, on doit noter cette co-
incidence entre la frequence des tonalites «claires» et la recurrence
des themes de la lumiere et de la perception visuelle chez Eluard.
On voit d'autre part que la preponderance des voyelles d'aper-
ture relativement grande est renforcee par celle des consonnes de
longue dur^e, ou continues (spirantes et liquides). Dans l'ordre des
consonnes, on pourrait se livrer ä la recherche des harmoniques
(par ex.: neige, juge, cage . . .), recherche qui suffirait sans doute
ä remplir un volume. On se contentera ici de noter la tres haute
frequence des consonnes continues qui, jointes ä celle des voyelles
ouvertes, produit une langue ä la fois lente d'articulation, et de
debit assez fluide. Autre coincidence curieuse: les tonalites con-
sonantiques predominates de cette langue sont celles que Morier
qualifie de feminines.23 Paut-il s'en etonner, chez un poete qui
celebre la femme dans presque toute son oeuvre, et emploie si
souvent la voix feminine?
Quant a la distribution de ces diverses tonalites, tant vocaliques
que consonantiques, eile est assez egale dans le poeme pour qu'on
puisse y reconnaitre un des elements qui assurent l'homogeneite
de l'expression par delä les contrastes rythmiques et thematiques.
On a dejä note la souplesse de ces rythmes, et l'aisance avec
laquelle ils s'adaptent ä la syntaxe et a, la rhetorique. Ces qualites,
jointes ä une harmonie claire et ä une articulation qui evite les
sons heurtes, produit une langue meditative et discrete, et arrive
a masquer presque completement les artifices les plus savants de
l'assonance et de 1'alliteration. La reussite de Polsie ininterrompue
est sans doute dans le fait que l'art y efface ses propres traces,
et que le poete y soutient une dialectique subtile sans jamais
perdre ce qu'il faut bien se resoudre a appeler «le ton de sa voix».

Voir H. Morier, op. cit., articles Correspondances et Voyelles.


23
Ibid., article Consonne.
Υ

LA RECHERCHE VERBALE ET L'IMAGE


DANS PO ßSIE ININTERROMPUE

«II nous faut peu de mots pour exprimer l'essentiel, il nous faut
tous les mots pour le rendre reel», ecrit Eluard dans Donner ä
voir, ä peu pres a l'epoque oü il proclame «le grand souci / De tout
dire». Faut-il rappeler que cette preoccupation ne devait plus le
quitter, puisqu'on trouve ces vers en 1951 sous le titre Toni dire:
Le tout est de tout dire et je manque de mots
Et je manque de temps et je manque d'audace
Je reve et je devide au hasard mes images
J'ai mal vecu et mal appris h parier clair.
Ainsi, jusqu'ä la fin de sa vie, le poete s'est inquiete des limites
de son vocabulaire. En fait, il s'efforce de les abolir, de puiser
dans «tous les mots» afin de «tout dire». Cela ne revient toutefois
pas ä dire que sa recherche verbale porte exclusivement sur l'acqui-
sition de mots nouveaux, bien au contraire: on aura l'occasion
de montrer que les quelques po^mes oü Eluard tente de recruter
syst6matiquement de nouvelles additions a son lexique sont bien
des tentatives sans lendemain, et font tache dans son oeuvre. Aussi
bien, il ne saurait etre question ici d'une etude statistique du voca-
bulaire d'Eluard, etude qui ne serait concluante que d'une manure
comparative, et qui depasserait de beaucoup les limites de cet
ouvrage. D'ailleurs, la statistique pure risque souvent d'4garer
notre lecture, en allant a l'encontre des rapports crees par la con-
frontation des concepts: c'est ainsi que le mot miroir, dont on a
pu evaluer l'importance thematique (voir chapitre III), ne parait
que quatre fois dans Poesie ininterrompue, et encore en position
pour ainsi dire peripherique par rapport aux foyers d'imagerie de
ce poeme.1
1
On peut cependant noter certainea conclusions obtenues par la m0thode
statistique, particuliörement en ce qui concerne les proportions des diverses
LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE 135
On s'attachera done plutöt a l'examen de la critique que le
ροόίβ fait subir ä son vocabulaire, critique r^velatrice ä la fois de
see intentions expressives, et de sa conception de l'image poetique.
La premiere operation notable de cette critique lexicale est, bien
entendu, le celöbre Quelques-uns des mots qui, jusqu'ici, m'etaient
mysterieusement interdits. Le titre meme demeure assez mysterieux,
et Louis Parrot n'en eclaire pas le sens lorsqu'il parle d'un «po&me
qui n'est pas pour rien dedie ä Andre Breton».2 Comment et pour-
quoi ces mots etaient-ils «jusqu'ici . . . interdits» ä Eluard ? II laisse
entendre que ces mots ne le «menaient a rien», et qu'il les ecrit
maintenant «contre toute evidence / Avec le grand souci / De tout
dire». Cela suggere un effort conscient, dont le resultat serait
dedie ä Breton en gage de bonne foi surrealiste, ä une epoque ou
Eluard se detachait nettement de la discipline du groupe. D'autre
part, l'aveu de 1951 «. . . je manque d'audace», laisse egalement
penser que le poete se reprochait encore de ne pas poursuivre assez
loin les valeurs d'association et les possibilites expressives des mots.
Quant aux vingt-neuf mots revendiques dans ce poeme, on a pu
noter avec justesse que leur grande majorite, non seulement ne se
retrouve pas en permanence dans le vocabulaire d'Eluard, mais
encore ne repond pas aux concepts et aux perceptions de sa poesie.3
Une justification de leur choix arbitraire est que ces mots sont
«merveilleux comme les autres» et qu'ils appartiennent ä «l'empire
d'homme» du poete. Cependant, les definitions donnees en apposi-
tion L· chacun des vingt-neuf mots n'evoquent aueune reaction
emotive, aueun jugement meme de sa part: on est en presence

parties du discours dans le vocabulaire d'Eluard. Dans son article «Le


Vocabulaire de Capitale de la Douleun, in Studia Neophilologica, Uppsala,
1961, pp. 107-116, Östen Södergärd a trouve 53% de substantifs, 25% de
verbes, 12% d'adjectifs et 10% d'adverbes; il fait remarquer que l'emploi
du substantif chez Eluard döpasse de 7% la moyenne Stabile dans la poösie
lyrique de 1880 & 1920 et que, «sur ce point, il n'y a que Rimbaud pour
le depasser: 55%». D'autre part, Rolland Pierre, dans vine etude sur l'en-
semble de l'ceuvre, «Le Vocabulaire de Paul Eluard», in Europe, novembre-
döcembre 1962, pp. 161-178, trouve les proportions suivantes: 40% de
noms concrete, 14% de noms abstraits, 20% de verbes et 26% d'adjectifs,
adverbes, etc. . . . Selon le meme auteur, le vocabulaire d'Eluard se com-
posait en 1930 de 950 mots, et celui de l'ceuvre total s'61öve ά 1750 mots.
2
L. Parrot, op. cit., p. 78.
3
Voir: Francis J. Carmody, «Eluard's Rupture With Surrealism», PMLA,
September 1961, pp. 436-446.
136 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

d'une serie de rapprochements laborieusement arbitraires, presque


d'un pensum, qui se termine sur une affirmation de volonte pure,
comme privee de son but.
Trois ans plus tard, Eluard revient ä un exercice semblable, et
explore dans Blason des fleurs et des fruits les possibilites de vocables
nouveaux, mais cette fois delimites par le titre du poeme. Quatre-
vingt-huit noms de fleurs et de fruits sont enumeres et determines
par des appositions qui rappellent la technique de Quelques-uns des
mots . . . Les mots rares se melent ä des vocables plus courants:

Goyave clou de la paresse


Muguet l'orgueil du maitre pauvre
Prunelle epiant le front du lynx
Tubereuse agneau des sentiers

Dans ce poeme, Eluard suggere que la recherche verbale n'est pas


une fin en elle-meme, qu'elle a une direction humaine, mais que
sa tentative d'accorder la fin et les moyens se solde par un echec:

Fleurs recitantes passionnees


Fruits confidents de la chaleur
J'ai beau vous unir vous meler
Aux choses que je sais par cceur
Je vous perds le temps est passe
De penser en dehors des murs.

II est possible que les deux derniers vers soient une allusion aux
evenements contemporains, ou simplement ä l'approche de la
mauvaise saison. Quoi qu'il en soit, le poete semble constater que
le riche vocabulaire des fleurs et des fruits ne repond pas a son
projet, ne reussit pas ä faire corps avec les choses qu'il «sait par
coeur». II poursuit cependant sa demarche, et Blason des arbres
declare sa perseverance:

Bouche folle ou sage


II te faut parier.

Dans ce poeme, l'ecart entre le projet moral du poete et sa recherche


verbale est deja beaucoup moins grand que dans Blason des fleurs
et des fruits. Les noms d'arbres se d^gagent du syst^me d'apposi-
tions arbitraires, et les images reprennent toute leur place dans
les thömes affectifs ou ethiques caracteristiques d'Eluard. C'est
ainsi que l'espoir est evoque:
LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE 137
Une autre nuit que notre nuit
La chaleur aveuglante et crue
Süre de retrouver sa force
Entre les doigts entre les bras
Entre les membres du platane

et l'amour:

Le charme adoucit le chene


Le chene adoucit l'amour

pour arriver ä une conclusion qui souligne la valeur exemplaire des


mots nouvellement acquis par le ροέπιβ:

Un plus tendre bois


Un miroir plus vert
Une seule voix
Refletent l'azur
Sous toutes ses faces.

L'engagement de sa poesie dans la Resistance donne par la


suite ä Eluard l'occasion de preciser les liens entre son vocabulaire
et ses preoccupations humanitaires et morales, en declarant dans
Gabriel Ρ έτι:

II y a des mots qui font vivre


Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberte
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot decouvrir
Et le mot fröre et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d'amis . . .

On remarque dans ce passage un glissement qui va des termes


abstraits (chaleur, confiance, amour, justice, liberty) aux catego-
ries concretes (noms de fleurs et de fruits, noms de pays, noms
de femmes et d'amis).
La meme tendance se retrouve lorsqu'Eluard reprend (en fait
pour la derniere fois) son interrogation du vocabulaire dans Ailleurs
Ici Partout:

Les mots qui me sont interdits me sont obscurs


Mais les mots qui me sont permis que cachent-ils
Les noms concrets
138 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

D'oü viennent-ils vers moi


Sur ce flot d'abstractions
Toujours le meme
Qui me submerge

Dans les douze pages qui suivent, trente-quatre «noms concrete»


sont determines par deux series de «definitions» qui rappellent par
leur technique Celles de Quelques-uns des mots . . . Mais cette fois-ci,
l'intention moralisante est rendue explicite:

En moi si tout est mis au bien


Tout vient du mal et du malheur
Les mots comme les sentiments

La premiere serie de definitions associe les mots a des images


nettement hostiles, illustrant ainsi le fait que toute experience
vient «du mal et du malheur»:

Le mot fenetre un mur le bouche

Soleil les papillons s'entassent


Le desert s'infiltre partout

L'eau bouclier creve d'avance

Apres cette enumeration, le poete annonce son projet de regenera-


tion des mots:

A partir de la nuit
Je renverse le mal j'echafaude l'espoir
En montant sur des ruines

En effet, les memes mots sont repris, associes cette fois a des
images qui suggerent les themes de l'espoir, de la liberty, de la
solidarity humaine:

Les vieilles neiges rajeunissent


Le soleil brille dans nos villes

Notre fenetre s'ecarquille


Jusqu'a refl^ter l'avenir

L'air et l'eau coulent dans nos mains

II n'est pas indifferent de noter ici les noms ainsi präsentes, dans
l'ordre de leur entree dans la sequence «hostile»:
LA R E C H E R C H E V E R B A L E E T L ' l M A G E 139

maison fleur toit pont


fenetre lit pierre liane
soleil miroir epi miel
eau porte levres voile (la)
main sang chaines
table tremplin pollen
tuiles statue orage
caresse panorama maree
chambre fa§ade griffe
marais aiglon arbre

Une majorite de ces mots (vingt sur trente-quatre) se trouve dans


Poesie ininterrompue. Quant aux autres (tuiles, tremplin, statue, pa-
norama, facade, aiglon, toit, pierre, chaine, pollen, maree, griffe,
liane et miel), ils se retrouvent ailleurs, avec une plus ou moins
grande frequence, dans le vocabulaire eluardien. II n'y a done
pas ici, comme dans Quelques-uns des mots . . . et dans les deux
Blasons, un apport massif de vocables nouveaux, mais plutöt la
critique dialectique d'un groupe de mots particulierement significa-
tifs pour le poete, et nettement caracteristiques de son ceuvre.
Chaque terme y est soumis par le contexte ä deux situations, l'une
hostile, l'autre benefique: par exemple, le mot fenitre peut ainsi
evoquer l'obstruction («un mur le bouche») ou une ouverture
(«s'ecarquille»), II faut noter aussi que les definitions de chaque
terme «au mal» sont en general plus breves que les definitions
«au bien»; celles-la etablissent un rapport simple entre deux con-
cepts (fenetre-boucher) tandis que celles-ci forment l'amorce d'une
chaine de rapports entre des concepts et des themes contigus
(fenetre-ecarquiller-refieter-avenir).
L'examen de ces rapports appartient a l'etude de l'image poe-
tique. Pour le moment, il faut surtout retenir l'explication que
donne le po&te de sa demarche vis-ä-vis des mots. Notons que les
mots qui lui sont «permis» sont, avant tout, les «noms concrete», qui
repondent ä des perceptions immediates. Ceci est dans le courant
continu des preoccupations d'Eluard pour l'evidence sensible,
comme en t^moignent le titre de Donner ä voir, les «Pommes visibles»
qui forment le recueil A l'intdrieur de la we, et toutes les occasions
que le poete a pu saisir de proclamer la primaute de l'objet visible.
II avoue d'ailleurs etre «submerge» par un «flot d'abstractions»:
comment ne le serait-il pas, puisqu'il s'est «voulu moraliste», et
140 LA RECHERCHE VERBALE ET L'EVIAGE

qu'il s'inquräte de justice, de liberte, du bien et du mal? Mais la


poesie reclame des images, et sa demarche doit etre precise, puisqu'il
s'agit, Eluard le declare dans Poisie ininterrompue, de venir en
aide ä «des hommes qui n'ont pas trouve la vie sur terre» et d'abord
de «qualifier leur sort pour les sauver».
La parole a done pour Eluard une fonction compatible avec
les revendications materielles de la cause qu'elle embrasse: elle
explique, transforme, cree enfin un monde meilleur. Et, citant
Lautreamont, il prend pour titre d'un de ses poemes La poesie doit
avoir pour but la v4rite pratique (Po. Pol.). Toute sa recherche ver-
bale done, depuis les appositions arbitraires auxquelles il soumet
les mots en 1937, jusqu'ä la dialectique qu'il leur impose en 1952,
a pour but de faire passer son vocabulaire ä l'epreuve de la «verite
pratique», en l'occurrence, de la mise en contexte et de l'incorpora-
tion ä plusieurs types d'image poetique. Au point de vue de la
morale, il lui faut bien aussi demontrer que tous les mots peuvent
etre «remis au bien», qu'ils peuvent servir la lumiere aussi bien que
les tenebres.
Fallait-il done vraiment le prouver? Non, si l'on s'en tient ä
une conception purement designative ou pragmatique de la parole.
Mais il s'agit pour Eluard de parole poetique, qui est plus qu'un
signifiant, et garde une certaine autonomie par rapport ä la chose
signifiee. Rappelons la phrase de la Preface ä Poesie involontaire et
Poisie intentionnelle: «Les hommes ont a vale un dictionnaire, et
tout ce qu'ils nomment existe».
Comment faut-il comprendre cette declaration? Le contexte en
est assez ambigu pour qu'on puisse hesiter entre une interpretation
materialiste (on ne peut valablement nommer que ce qui existe,
ce qui est ä la portee des sens, done il ne peut pas, il ne doit pas y
avoir de mystere) et une interpretation pour ainsi dire orphique
(la parole cree le monde, le mot suscite la chose). Eluard semble
par endroit soutenir cette seconde conception; dans la meme Pre-
face, il ecrit:

Les objets, les faits, les idees que (les mots) decrivent peuvent s'öteindre
faute de vigueur, on est sür qu'ils seront aussitöt remplaces par d'autres
qu'ils auront accidentellement suscites et qui, eux, accompliront leur
entifere Evolution.

Rappelons par ailleurs que, dans Le Travail du Poete, il r^pete par


trois fois «Je sais parce que je le dis», inversion deliberee d'une
LA EECHEBCIIE VERBALE ET L'lMAGE 141

phrase assez banale, qui suggere que l'affirmation mene ä la certi-


tude. Cette demarche n'est pas sans rappeler les exercices spiri-
tuels des mystiques, pour qui la pratique de gestes et de paroles
privileges procure la perception de la Yerite en dehors des
facultes rationnelles.
Cependant, il ne s'agit pas pour Eluard d'atteindre le surna-
turel, mais au contraire de participer au progr^s sensible de 1'huma-
nit6. Dans le meme poeme, il reconnait que, par la demarche
orphique

On arrive bien vite


Aux mots egaux
Aux mots sans poids
Puis
Aux mots sans suite
Et, dans La Poisie doit avoir pour but la νέτίίέ pratique, il constate
avec regret que «ses amis exigeants» refusent de le croire des qu'il
cesse de transformer la realite en sur-realite metaphorique:
Si je vous dit que dans le golfe d'une source
Tourne la cle d'un fleuve entr'ouvrant la verdure
Vous me croyez encore vous me comprenez
Mais si je chante sans detours ma rue entiere
Et mon pays entier comme une rue sans fin
Vous ne me croyez plus vous allez au desert.

C'est clairement revendiquer, non seulement «tous les mots», mais


encore toutes les choses et toutes les situations humaines comme
domaine de la poesie, sans distinctions hierarchiques entre des
vocables et des objets plus ou moins «poetiques».
Cette revendication est certes loin d'etre neuve: «Le pofete ne
doit avoir qu'un modele, la nature; qu'un guide, la verite», declarait
Victor Hugo dans sa Pr6face aux Odes et Ballades. Dans ce meme
sens s'etaient exercees les activites «modernistes» de Marinetti et
d'Apollinaire. Mais, tandis que les Romantiques denon9aient des
conventions de bienseance purement sociale, et que Marinetti
cherchait a recuperer pour la poesie des domaines que les usages
de l'esthetique symboliste semblaient lui interdire, Eluard et les
Surrealistes s'attaquerent ä une division plus subtile des hierarchies
verbales, celle qui decoule de la nature du signify, plus que de la
forme ou de l'emploi du signifiant; ainsi Eluard declarait, dans
La Böse publique:
142 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

Jusqu'ä, leur abolition naturelle


II y a des differences plus seduisantes
Entre un poing et une cloche
Entre la pierre et une rose
Entre la prison et l'air libre
Qu'entre le poisson et la mer
Le cerf et le vent
L'homme et la femme.

Ce n'est plus, en effet, l'usage de convenances arbitraires qui


met une difference entre «la pierre et une rose», «la prison et l'air
libre», mais plutot la perception ordinaire, qui admet la contiguxte
du poisson et de la mer, mais non celle de la pierre et de la fleur,
et l'affectivite courante, qui prefere l'air libre ä la prison, et associe
definitivement le mot a. la chose. Les «differences» vantees par
Eluard sugg^rent que le mot peut etre lib^re de la tutelle de l'objet
qu'il designe, et en quelque sorte desensibilise, pour lui permettre
toutes les associations que semble interdire la nature des choses.
A son tour, cette association des mots rend possible, parce qu'expri-
mable, l'association des objets signifies, et ainsi se trouve organisee
une nouvelle r^alite, autonome vis-ä-vis des perceptions ordinaires,
et qui justifiera la pretention de la poesie a «changer le monde».
On peut done dire que, de ses annees de pratique et de theorie
surrealistes, Eluard conserve la notion d'une certaine autonomie
du mot (le signifiant ayant une puissance expressive ind^pendem-
ment du signifie), et que son effort de critique du vocabulaire a
pour but de reconcilier cette notion avec sa volonte moralisante
et didactique (qualifier . . . le sort des hommes). Mais e'est evidem-
ment dans sa theorie, et surtout sa pratique, de l'image, qu'il faut
maintenant suivre le cours de la dialectique poesie-verite pratique.

La strophe citee plus haut, declarant que la difference entre les


choses sera d'autant plus seduisante que leurs rapports seront plus
eloignes, n'est pas sans rappeler le commentaire de Pierre Reverdy
sur l'image poetique:

Elle ne peut naitre d'une comparaison, mais du rapprochement de deux


realites plus ou moins eloignees. Plus les rapports des deux realites
seront lointains et justes, plus l'image sera forte — plus eile aura de
puissance emotive et de realite politique.. .4

* Pierre Reverdy, Le Oant de crin, cite par Jean Rousselot, in Pierre Reverdy
(Paris, Seghers, 1951), p. 120.
L A RECHERCHE V E R B A L E ET L'lMAGE 143

Dans son recueil de citations et de commentaires Premieres vues


anciennes, Eluard arrive ainsi k d^finir la fonction de l'image, k
partir de deux vers d'Apollinaire («Ta langue le poisson rouge
dans le bocal de ta voix») et de Saint-Pol Roux («Ruisseau, argen-
terie des tiroirs du vallon»):

Un mot n'exprime jamais completement un objet. II ne peut qu'en


donner idee, le representer sommairement. Ή faut se contenter de quel-
ques rapports simples: la langue et le poisson rouge sont mobiles, agiles,
rouges; ruisseau-argenterie rajeunit ä peine la metaphore banale du
ruisseau aux flots d'argent. Mais ä la faveur de ces identites elemen-
taires, de nouvelles images, plus arbitraires parce que formelles, se
composent: le bocal de ta voix, les tiroirs du vallon. On perd de vue ta
langue de ta voix, le poisson rouge dans le bocal, le ruisseau du vallon,
Vargenterie des tiroirs, pour ne s'attacher qu'ä l'inattendu, qu'ä. ce qui
frappe et parait r^el, l'inexplicable: le bocal de ta voix, les tiroirs du
vallon. Le reste est tout au plus fantaisiste.5

Passant de l'explication d'un exemple ä la formation de sa theorie,


Eluard poursuit ainsi:

L'image par analogie (ceci est comme cela) et l'image par identification
(ceci est cela) se detachent aisement du poeme, tendent ä devenir pofemes
elles-memes, en s'isolant. A moins que les deux termes ne s'enchevetrent
aussi eti'oitement l'un que l'autre ä tous les elements du poeme.
Une image peut se composer d'une multitude de termes, etre tout un
poeme et meme un long pofeme. Elle est alors soumise aux necessites
du reel, eile evolue dans le temps et l'espace, eile cree une atmosphere
constante, une action continue.®

Telle est la theorie de l'image proposee par Eluard. Cette image


qui peut «etre un long poeme» rappeile la «pensee musicale» dont
on a note qu'il se reclamait pour bannir «les tambours, les violons,
les rythmes et les rimes . . .»: il semble ici vouloir, au nom de la
continuity du poeme et de l'interdependance de tous ses termes,
rejeter la metaphore et la comparaison, c'est-ä-dire les moyens
rhetoriques les plus usuels de la tradition poetique. On se sou-
viendra bien a propos qu'en ce qui concerne les rythmes et les
harmonies, Eluard pratiquait habilement les artifices qu'il con-
damnait en principe. E n est-il de meme pour ceux de la rhetorique?
U n regard sur la concordance de Poisie ininterrompue revele que
le mot comme y est atteste trente fois, ce qui suggere autant de cas

6 Donner ä voir, p . 1 3 1 .
6 Ibid, pp. 131-132.
144 LA RECHERCHE VERBALE ET L'IMAGE

de comparaison ou analogie («ceci est comme cela»), figure rejetee


«k moins que les deux termes ne s'enchevetrent aussi etroitement
l'un que l'autre ä tous les Clements du po^me».
I I est done necessaire de rechercher d'abord, dans le po0me
qui nous occupe, les figures de rhetorique les plus notoires, puis
de tenter de determiner le degre auquel elles repondent au critfere
etabli par Eluard lui-meme, en faisant plus ou moins corps avec
le reste du podme. Ayant examine les aspects formels de l'image
poetique, on pourra alors suivre avec plus de precision les phases
de la dialectique ä laquelle sont soumis certains mots-cles du
vocabulaire eluardien.

A N A L O G I E ET IDENTIFICATION
L'apparente disaffection d'Eluard pour ces figures est d'autant
plus etonnante que l'argument de Poesie ininterrompue est d'abord
presente sous une forme analogique:

Sommes-nous deux ou suis-je solitaire

Comme une femme solitaire


Qui dessine pour parier

Comme une femme solitaire


Resterai-je ici-bas (II)

I i n'est pas necessaire de poursuivre beaueoup plus avant pour


trouver des exemples de comparaison. Citons entre autres:

Le poids des arbres epaissit la foret


Va sur la pluie vers le ciel vertical
Rouge et semblable au sang qui noircira (II)

L'homme aux lentes barbaries


L'homme comme un marais (II)

Je saurai dessiner comme le jour p£netre


Au fin fond de mes yeux (V)

Le jour coule comme im oeuf (VIII)

Les voitures confortables


Aux roues comme des guirlandes (IX)

On pourrait multiplier les citations, mais il est Evident qu'une


accumulation d'exemples serait en elle-meme peu concluante.
LA RECHERCHE VERBALE ET L'IMAGE 145
Eluard n'a pae en effet rejete sans conditions l'image par analogic,
mais il a voulu la soumettre ä certains criteres, afin qu'elle ne risque
pas de se detacher du poeme. Seules des comparaisons dont les
deux termes font corps avec «tous les elements» du poeme sont
valables: il s'agit done, dans le sens le plus large, de bannir les
images qui tendraient a etre de pure ornementation, et de ne
retenir que Celles qui etablissent des rapports necessaires ä la
continuite des concepts dans le poeme. Admettre que telle ou telle
image repond ä ce critere est necessairement un jugement sub-
jectif: un rapport peut s'imposer ä un lecteur, et non L· un autre.
Quand Eluard declare:

Je dis ce que je vois


Ce que je sais
Ce qui est vrai (RVA)

chacun peut, selon sa sensibilite propre, accepter ou refuser de


reconnaitre la justesse de son affirmation. C'est done en toute
connaissance de cet £tat de choses qu'on admettra ä priori la
justesse des images, e'est-a-dire le fait qu'elles representent des
rapports dont l'evidence s'est imposee ä la perception du poete.
L'^tude du contexte de chaque exemple permet cependant de
baser cette acceptation, au moins en partie, sur des criteres circon-
stanciels plus objectifs. On remarque en effet que l'image par
analogie est le plus souvent, dans Poisie ininterrompue, plus qu'un
«rapport de ressemblance entre deux objets dont l'un sert ä evo-
quer l'autre».7 Dans le premier cas cite («. . . suis-je solitaire /
Comme une femme solitaire»), la figure analogique est per9ue
moins comme une comparaison que comme le moyen de faire
passer l'adjectif «solitaire» d'un sujet a l'autre. Le sujet qui dit
«je» ötant dejä etabli comme feminin, on se trouve en presence de
deux aspects d'une meme personne, plutöt que de deux personnes
different es. II faut noter aussi que la conjonction comme sert
plusieurs fois ä Eluard pour etablir un rapport, non entre des
objets, mais entre des actions (par ex.: «Je saurai dessiner comme
le jour p6nfetre», Je saurai dessiner comme mes mains epousent /
La forme de mon corps», «Paume attachee ä son bien / Comme
la cruche a son eau»), procede qui elargit d'autant le champ de
l'analogie.

7 H. Morier, op. cit., article Comparaison.


146 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAOB
C'est toutefois le crit^re de l'opportunit^ de l'image — avec
tout ce qu'il suppose de subjectivite — qui peut la faire admettre.
Si l'on examine les analogies dans Podsie ininterrompue, on con-
state que, dans la grande majority des cas, les deux termes de la
figure r^pondent aux themes et aux concepts dominants du po&me.
Les analogies entre deux noms revfelent ainsi des concepts spatiaux
(marais, plaine, maison, ciel), le theme de la perception visuelle
(vue, soleil, yeux, ombre), des phenomenes naturels imm^diate-
ment reconnaissables comme hostiles ou louanges (et6, pluie, boue,
gla9on qui fond, arbre), et ces termes sont associes ä des formes,
des activitds ou des aspirations humaines (homme, femme, sang,
main, doigts, larme, jeu, silence, murmure, souvenir, plaisir, bon-
heur, vertu). Dane tous ces cas, on peut done dire que les termes
font corps, sinon avec «tous les elements» du poeme, du moins avec
ses £l£ments les plus constants.
Quant aux quelques cas d'analogie qui ne repondent pas k ce
critere, l'^tude de leur contexte immediat montre qu'il ne s'agit
cependant pas d'images susceptibles d'etre detachees du pofeme,
ou de devenir «poemes elles-memes». L'analogie «Le jour coule
comme un oeuf», par exemple, ne prend toute sa force expressive
de lenteur et de viscosity que dans le contexte des reproches
adresses aux Surrealiates, en etablissant le decor propre k leur peu
de realite:
Le jour coule comme un oaiif
Le vent fane s'effiloche
Toate victoire est semblable
Des ennemia des amis (VIII)
De meme, a la section suivante, les «roues comme des guirlandes»
demeurent dans le ton d'un passage qui tourne en derision la frivo-
lite des aspirations bourgeoises:
C'est la sant6 l'eldgance
En dessous roses et noirs
Rousseurs chaudes blancheurs eobres
Rien de gros rien de brumeux (IX)
Quant aux images «par identification», elles sont assez rares dans
Poisie ininterrompue. On peut citer les exemples suivants:

Et l'hiver la neige est un lit bien fait (II)


LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE 147
. . . les oiseaux sont des έρίθ (VI)

Et les chiens sont des torchons (VII)

Fluorescente dentelle
Oü l'eclair est une aiguille
La pluie le fil (XIV)

Les termes de ces images, comme ceux des analogies examinees


plus haut, repondent pertinemment aux themes et aux concepts
de leur contexte. II faut aussi noter que, dans la section finale du
poeme, on trouve toute une serie d'«identifications»:

La jeunesse est un tresor


La vieillesse est un tresor
L'oc^an est un tresor
Et la terre est une mine
L'hiver est une fourrure
L'ete une boisson fraiche
Et l'automne un lait d'accueil

Mais ici, la banality des determinants (dont l'un est r6pete trois
fois), semble indiquer que la figure en question est moins destin6e
ά faire image qu'ä affirmer la valeur des determines.
Un autre aspect de l'image par identification est repr6sente,
dans certains cas, par l'image nominale. 8 Ce type d'image, abondam-
ment pratique par Eluard entre 1930 et 1938, n'apparait plus gudre
dans son oeuvre que d'une maniere sporadique aprfes la rupture
avec Breton. On relive dans Ροέβίβ ininterrompue: «la cendre . . .
d'un murmure», «le golfe d'une serrure», «le creux de la vue», «la
cage de son ennui», «le lit de mes nuits», «la fumee de la sante»,
«la porte de ton sourire», «la porte de ton corps», «le desert des
taches». II faut remarquer que la copule de peut avoir dans ces
images une valeur qui transcende le simple locatif, rapport qui
d'ailleurs n'existe pas dans «la cendre d'un murmure» ou «la fumee
de la sante». Dans ces deux exemples, on ne peut pas dire non
plus que le premier terme repr^sente une emanation du second (ce
qui serait le cas dans, par exemple, «les friandises de l'hiver»).
On se trouve plutot en presence d'une sorte de metaphore pre-
sentee, non pas comme un processus, mais comme un fait acquis:

8
Voir: Francis J. Carmody, L'image poitique: Mithode d'analyse (Berkeley,
1961).
148 LA RECHERCHE VERBALE ET L'LMAGE

«la cage de son ennui», sans perdre sa valeur locative, peut etre
l'aboutissement d'une progression qui vient de l'analogie (l'ennui
est comme une cage), et imposer comme une evidence un rapport
que l'identification ne fait que proposer (l'ennui est une cage).
Quant ä l'opportunite des images citees, notons que la plupart
sont des images spatiales, hostiles ou louangees selon les cas parti-
culiers: on a constate par ailleurs la place privilegiee qui re vient
aux concepts spatiaux dans Poesie ininterrompue.

APPOSITIONS
Dans sa recherche de figures qui imposent aussi immediatement
que possible l'evidence de rapports «lointains et justes», selon la
formule de Reverdy, Eluard n'a pas manque d'explorer les pos-
sibilites de l'apposition. II inaugure systematiquement cette tech-
nique dans Quelques-uns des mots . . . Dix des mots «definis» dans
ce poeme sont en effet associes directement ä un substantif, g^ne-
ralement qualifier «Olivier cheminee au tambour des lueurs . . .
Forteresse malice vaine / Veneneux rideau d'acajou / Oueridon gri-
mace elastique», etc. Notons que toutes ces definitions ont un
trait en commun: elles proposent entre les termes des rapports qui
n'appartiennent pas a la perception courante, et dont par con-
sequent l'effet immediat sur le lecteur est incongru et arbitraire.
Le poete affirme des rapports, sans chercher a les demontrer.
D'autres exemples, dans Cours naturel, proposent des rapports qui
repondent de plus pres ä ce que nous savons des aspirations hu-
maines du poete. Citons, dans Jardin perdu, «la mer / Gorge
d'oeillet», et, dans La Victoire de Guernica, cette image dont on ne
peut contester la justesse: «La mort coeur renverse».
Mais c'est avec Blason des fleurs et des fruits (LO II) que l'on
trouve un ροέπιβ sature d'appositions: sur quatre-vingt-huit noms
de fleurs et de fruits, cinquante et un sont ainsi qualifies. Toute-
fois, o n r e m a r q u e i c i u n e Variante: l e s e c o n d t e r m e d e l'apposition
n'est pas necessairement un substantif, mais peut etre une phrase
entiere. A u type d'apposition «Glycine robe de fumee», repond le
type «Souci la route est achevee». Cette innovation est significative,
et reprisente en quelque sorte une autonomie complete de l'appo-
sition. S'il est en effet possible d'admettre que, dans l'apposition
substantive, on a affaire ä une ellipse de la metaphore, on peut
restituer l a figure: «la glycine est robe de fum^e». O r , d a n s le
quatrain
LA RECHERCHE VERBALE ET L'LMAGE 149
Souci la route est achevee
Cytise les joncs se delassent
Jacinthe la rainette reve
Nigelle le portail s'abat

il est evident que le poete a voulu etablir un rapport entre chaque


substantif et la phrase qui le «d^finit», entre la fleur et un acte.
II n'est en aucune fagon possible de presenter le meme rapport
au moyen de l'analogie ou de l'identification: «Le souci est comme
la route est achevee» et «Le souci est la route est achevee» sont
egalement indefendables devant la syntaxe. L'apposition dans
Blason des fleurs et des fruits, non seulement atteint son plus haut
degre de frequence dans 1'oeuvre d'Eluard, mais aussi son caractere
le plus distinctif par rapport aux autres types d'image.
Dans la suite de son oeuvre, Eluard ne fait plus qu'un usage
assez discret de cette figure, sans toutefois l'abandonner totale-
ment: comme l'image nominale des annees surr^alistes, l'apposi-
tion, apres une periode d'experimentation intensive, s'associe a
d'autres figures, soit d^ja acquises, soit nouvelles. Dans Poisie
ininterrompue, elle joue un role assez limite, dont les exemples les
plus purs sont:

La loi la feuille morte et la voile tombee


La loi la lampe eteinte et le plaisir gäche (VII)

La liberte feuille de mai (XV)

Moins hardies, moins etonnantes que les images de Blason des fleurs
et des fruits, ces appositions suivent cependant le meme principe:
elles mettent en presence un nom concret et, la une phrase irreduc-
tible a un substantif, ici un vocable abstrait. Mais il faut remarquer
que, dans Poisie ininterrompue, c'est l'abstrait qui est determine,
on pourrait meme dire illustre, par le concret. Ce genre d'illustra-
tion revele en outre une demarche didactique, encore accentuce
par le parallele «La loi la feuille morte . . . La loi la lampe eteinte . . .
La liberte feuille de mai», qui est bien pres de faire sentence.

PARALLELISMES, PROVERBES ET SENTENCES


On sait qu'Eluard edita, aux temps heroiques de l'experience
Dada, la revue Proverbe, et qu'il publia en 1922 les 152 Proverbes
mis au gout du jour, en collaboration avec Benjamin Peret. Le pro-
verbe etait un des jeux surrealistes: les membres du groupe en
150 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

confectionnaient de nouveaux, s'inspirant de rencontres fortuites


de mots, maia tout en respectant le rythme de la forme populaire.
Ce rythme est remarquablement constant: deux termes se
repondent, parfois en echo et appuyes sur la rime (par ex.: «Qui
vole un oeuf vole un boeuf», «Jeux de mains jeux de vilains»), et
presque toujours symetriques. Souvent, et c'est le cas des pro-
verbes ou des sentences proverbiales d'origine litteraire, c'est la
simple reduction de la phrase k ses termes essentiels, son depouille-
ment total qui frappe et fait image. Ainsi le «Diseur de bons mots,
mauvais caract^re» de Pascal. Enfin, il faut noter que le proverbe
et la sentence peuvent bien etre bases sur un jeu de mots, ou plus
exactement sur deux sens d'un meme mot. C'est encore Pascal qui
fournit l'exemple: «Le cceur a ses raisons que la raison ne connait
pas».
Qu'Eluard ait eu le goüt du jeu de mots, et meme du calembour,
n'est pas douteux, ainsi qu'en tömoignent ce vers de Giorgio de
Ghirico (CD) et ce distique de Confections:

0 tour de mon amour autour de mon amour


Le sang coulant sur les dalles
Me fait des eandales

On trouve par ailleurs dans son oeuvre un certain nombre de sen-


tences en distiques, d'allure nettement proverbiale:
Qui ne veut mourir s'affole
Qui se voit mort se console (LO I)

De loin en loin qui dit la haine


De proche en proche dit l'amour (D. Des.)
Un coeur seul pas de cceur
Un seul coeur tous les cceurs

A ciel ardent ciel consume


A froid intense tete claire

A jour mauvais bonte remise


A mer immense voile lourde (Po. in.)

Yves Sandre a ainsi commente la fonction rythmique de ces sen-


tences:
. . . e l l e s surgissent ä point pour contenir les debordements lyriques:
elles constituent de veritables pauses, des temps de respiration nices-
LA BECHEBCHE VEBBALE ET L'lMAGE 151

saires dans les poemes oü l'exces des images risquerait de couper le


souffle . .

Ce jugement, formule au sujet de l'effet vocal, est sans doute juste,


mais il faut se garder de generalises car, des trois «proverbes»
cit^s de Podsie ininterrompue, si les deux derniers arrivent en
conclusion d'un developpement lyrique, le premier («Un coeur seul
pas de coeur . . .») sert de point de depart et de theme ä tout un
passage (section IV) de caractere nettement dialectique.
De telles sentences, aussi frappantes soient-elles, ne reviennent
cependant que de loin en loin dans la poesie d'Eluard. Mais ce
qui est de beaucoup plus significatif, c'est la constance d'un
parallelisme d'expression ä tous les niveaux de l'oeuvre. Rappelons
la presence, au niveau de la prosodie, des procedes sonores — alli-
teration, rime, assonance — qui sont, par definition, la reponse
d'un mot a un autre. On a pu egalement constater que le ροέΐβ
fait repondre une forme rythmique a une autre. Enfin, la pre-
dilection d'Eluard pour le distique, predilection qui donne pour la
premiere fois toute sa mesure dans Poesie ininterrompue, souligne
encore le caractere symetrique de sa parole.
Avec un minimum de parallelisme, le distique represente, comme
l'ecrit Y . Sandre, «les dispositions d'un humaniste qui aime &
condenser en deux vers arc-boutes l'un sur l'autre tout un jeu
d'experiences et de verites».10 Ainsi, parmi les distiques de Po4sie
ininterrompue, on peut citer en exemple:

Les coquilles dans la nuit


D'un piano sans fondations

Les guerres s'immobilisent


Sur les glaciers opulents

Ces distiques resument en effet tout un jeu de perceptions et de


jugements en une forme equilibree, bien pres de faire sentence par
son rythme. Mais les distiques d'Eluard sont tres souvent des
variations binaires sur un seul terme: a des degres diff^rents, les
deux vers sont, non plus simplement complömentaires l'un de
l'autre, mais aussi paralleles. Ce parallelisme, sous sa forme la plus
simple, peut etre un jeu de contrastes ou de contraires. Ainsi dans
Betea et michanis:

•Yves Sandre, op. cit., p. 169.


10 Ibid., p . 169.
152 LA R E C H E R C H E V E R B A L E E T L'lMAGE

Venant du dedans
Venant du dehors

Iis viennent d'en haut


Hs viennent d'en bas
De prfes et de loin
De droite et de gauche

Quand ils disent oui


Tout leur repond non (RVA)

Dans Fresques:
Le buisson oü la bete est vraie
Le buisson oü la bete est fausse

La nuit oü 1'homme se soumet


La nuit oü 1'homme se libere (LT)
Mais les contrastes simples ne semblent etre pour Eluard qu'un
point de depart. Le plus souvent, ses distiques paralleles repre-
sented une variation sur une phrase. Des exemples tres purs de
ce procede se trouvent dans La Victoire de Guernica:

Hommes pour qui ce tresor fut chante


Hommes pour qui ce tresor fut gäche
et dans le quatrain initial de Blason des arbres:
Bouche folle ou sage
II te faut parier
Bouche ouverte ou close
II te faut rever
Ce dernier exemple montre qu'une variation binaire n'est pas
necessairement restreinte au distique. Elle peut demander un
quatrain, ou bien etre contenue tout entiere dans un seul vers:
«Visages bons au feu visages bons au froid.» (Guernica)
Ce type parallele de construction binaire, en distique ou non,
se retrouve plus de vingt fois dans Poesie ininterrompue, depuis
le debut:
Revenue de la mort revenue de la vie
et
Le soleil nait sur la tranche d'un fruit
La lune nait au sommet de mes seins
LA RECHERCHE V E R B A L E ET L'lMAGE 153

jusqu'ä la fin du poeme, avec par exemple:

Et minuit mürit des fruits


Et midi mürit des lunes

Dans les deux derniers exemples cites, le parallölisme met en pre-


sence deux termes contrastes. Mais il faut remarquer que la repeti-
tion du verbe dans chaque cas tend ä reduire l'opposition entre
les sujets, de telle sorte que le contraste soleil-lune c£de devant le
verbe commun naitre. Le second exemple va plus loin en inter-
vertissant le rapport ordinaire midi-fruits et minuit-lune, qui est
celui d'une perception banale. Pris separement, «minuit mürit des
fruits» et «midi mürit des lunes» seraient de simples paradoxes;
mis en presence, le verbe en commun suggere que sujets et objets
sont interchangeables.
Et en effet, dans la poetique d'Eluard, ils le sont: c'est lä le
sens general de l'affirmation «Tous les mots se refletent». Ce qui
revient ä dire que tous les mots dependent les uns des autres,
ainsi que tous les hommes. Et, de meme qu'Eluard voit tout le
genre humain ä la fois resume et exalte dans le couple, de meme
les couples de mots — contrastes, complementaires, plus ou moins
solidement conjoints en tout cas — representent pour lui le resume
et le point de depart de cette image «ininterrompue», qui se com-
pose «d'une multitude de termes». Le mot seul ne fait pas image:
Eluard ne se contente pas d'un terme unique pour qualifier les
«collaborateurs»: ils sont «Epouvantes epouvantables» (RVA).
De meme, dans la Preface ä L'Honneur des Poetes, Maiakovsky est
«exalte exaltant». De tels groupes sont la negation meme de l'image
statique, du tableau, comme l'est aussi la pratique de la progression
temporelle des verbes, qui est en evidence dans Ροέ-sie ininter-
rompue:

La verite c'est que yaimais


Et la verite c'est que j 'atme (II)

Iis mourront ils sont marts (IV)

On peut resumer les observations qui precedent en disant que


l'image eluardienne, si eile prend son point de depart dans le
rapport simple entre des objets dont le poöte veut reveler les
«analogies eloignees», ne se limite pas ä une simple mise en presence
de deux termes. La variation binaire, plus ou moins exactement
154 LA RECHERCHE VERBALE ET L'ÜMAGE

parallele, implique la possibility d'autres variations, dont chaque


terme progresse en faisant progresser les autres. On reconnait dans
cette possibility celle de l'image qui peut «se composer d'une
multitude de termes, etre tout un poeme et meme un long ροέηιβ»,
et que Po4sie ininterrompue est le plus pres de realiser.

«UNE MULTITUDE DE TERMES»


L'art des reprises, que l'on a dejä pu remarquer dans la prosodie
d'Eluard, est aussi celui qu'il applique au cheminement des images
ä travers le reseau verbal, comme par exemple dans le poeme
Nulle rupture (Ch. C.), oü le rapport miroir-lampe progresse et se
modifie avec la venue d'un «mechant crepuscule»:
Voici dans un miroir
Qu'une lampe comme un matin d'hiver s'avance

Dans le four du miroir cuit le pain de la lampe

Sous la peau du miroir bat le cceur de la lampe

. . . ce refuge sans vertu


Qu'envoüte une lampe inutile
Cette inondation de rides et de manies
De regards mornes partages par un miroir infame
Dans ce poeme, les mots miroir et lampe sont soumis ä des con-
textes varies; en meme temps que se modifient leurs rapports re-
ciproques, leurs rapports avec d'autres mots evoluent, jusqu'ä ce
que les deux termes de l'image fondamentale «la lampe dans le
miroir» arrivent a, pouvoir absorber et resumer toutes les autres
perceptions proposees dans le po&me.
Ici, le reseau se devide autour de deux termes. Mais d'autres
sequences sont basees, non sur une variation binaire, mais sur des
groupes qui sont, en puissance, infinis. Si l'on considfere, par
exemple, la strophe en italiques qui precede le ροέηιβ Μ es heurea
(LO II), on peut y voir l'ouverture d'une s6rie infinie de rapports:
Je fus komme je fus rocher
Je jus rocher dans l'homme homme dans le rocher
Je fus oiseau dans l'air espace dans l'oieeau
Je fus fleur dans le froid fleuve dans le soleil
Etcarboucle dans la rotte
L'ouverture se place au troisieme vers, lorsque le rapport oiseau-
espace (ou oiseau-air) est mis en parallele avec le rapport homme-
LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE 155
rocher. Du fait de ce parallelisme, l'image ddborde les limites du
rapport de reciprocite simple enonc^ au premier vers, et le sujet
Je passe brusquement a l'affirmation d'une multiplicite de rap-
ports sans limites. II n'est pas indifferent de noter aussi l'&argisse-
ment a l'echelle cosmique de cette image spatiale, dont le lieu est
successivement rocher, air, espace, froid, fleuve et soleil, ^largisse-
ment confronte finalement avec un element a la fois restreint et
fragile («Escarboucle dans la rosee»), qui met en presence, pour
ainsi dire, deux infinis.
Poesie ininterrompue est le lieu par excellence d'images sem-
blables ä celles des exemples precedents. Rappeions qu'il y a ä la
base un systeme binaire, ou pour mieux dire un systeme de couples.
Les deux voix de l'homme et de la femme se repondent et se con-
fondent tour ä tour; les rythmes reguliere et irreguliers alternent,
et une grande partie du poeme progresse par distiques. De plus,
un grand nombre de termes (mots ou groupes de mots) se repondent
par paires, soit contrastees, soit paralleles, soit par repetitions.
On peut ainsi citer en exemples ces quelques vers, dont la liste
n'est nullement limitative:

L'avbe et la bauche oü rit l'azur des nuits (Π)

II rejeta ses draps il eclaira la chambre (III)

Etre un enfant etre une plume ä sa naissance (III)

Hier c'est la jeunesse hier c'est la promesse (III)

De V ocean ä la source
De la montagne a la plaine (IV)

Le regret d'etre au monde et 1'amour sans vertu


M'ont enfante dans la misere
Comme un murmure comme une ombre (IV)

A partir de ces «couples» se multiplient les termes de la longue


image que doit etre le poeme, selon le programme enonc£ dans
Donner a voir. Un exemple relativement simple — parce que
symetrique — de cette image en reseau a deja ete cite ä propos
de la prosodie de Poesie ininterrompue. II s'agit du passage ού
Eluard reprend, par la voix meme de la femme, le theme d6ja
propose dans Facile: «Tu es la ressemblance». Ici, la voix feminine
declare: «. . . j e suis l'absolu / L'etre definitif». Puis elle se com-
156 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

mente elle-meme dans une sequence d'abord faite de paralleles:


La premiere femme apparue
Le premier homme rencontre (voir p. 119)

Les variations qui suivent sont d'abord sur le couple «le premier
homme - la premiere femme», puis sur premier-premiere: «dou-
leur/plaisir . . . difference-ressemblance». Au quatri^me quatrain de
la sequence, l'image deborde le parallelisme des contrastes directs
pour evoquer
Le premier champ de neige vierge
Pour un enfant ne en έίέ
Le premier lait entre les levres
D'un fils de chair de sang secret

ou il est encore possible d'opposer neige ä έίέ, mais ού le jeu initial


des contrastes cede la place ä un faisceau de termes divergents.
Les deux quatrains qui suivent elargissent encore ce faisceau en
introduisant dans la sequence, unifiee par le metre, plusieurs
groupes dont chacun decrit un rapport spatial different entre les
termes qui le composent:
Buisson de roses et d'epines
Route de terre et de cailloux

Rocher de fardeaux et d'epaules


Lac de reflets et de poissons
Enfin, deux sentences de structure proverbiale, inserees entre ces
deux paires de groupes spatiaux, viennent clore le relai d'images:
A ciel ardent ciel consume
A froid intense tete claire

A jour mauvais bonte remise


A mer immense voile lourde
On remarque que dans cette sequence, comme dans la strophe
liminaire de Mes heures, le poete part de l'etre humain (le premier
homme, la premiere femme), pour aboutir aux espaces les plus
vastes (ciel, mer immense), par une progression qui marie les termes
concrete (neige, enfant, buisson, etc.) aux abstractions (douleur,
plaisir, difference, ressemblance, bonte . . .). Cette demarche, que
l'on rencontre ici pour la deuxieme fois, tend evidemment ä elargir
a, l'infini le domaine verbal du poete, et ä appuyer sa revendica-
tion de «tous les mots» pour «exprimer l'essentiel».
LA RECHERCHE VERBALE ET L IMAGE 157

La chaine que l'on vient d'examiner se ramifie selon un rythme


binaire soutenu par un metre reguler. Elle part d'un parallelisme
de r6p6tition pour aboutir ä une serie de termes qui ne sont pas
necessairement paralleles, mais qui sont toujours presentee par
paires. Ce rythme est loin d'etre exclusif de tout autre dans Poesie
ininterrompue, ού l'on trouve par exemple cet autre relai d'images,
oü le cheminement du terme lumiere passe par des variations plus
subtiles:
Rien ne peut deranger l'ordre de la lumiere
Ού je ne suis que moi-meme
Et ce que j'aime
Et sur la table
Ce pot plein d'eau et le pain du repos
Au fil des mains drapdes d'eau claire
Au fil du pain fait pour la main friande
De l'eau fraiche et du pain chaud
Sur les deux versants du jour (II)
On peut aisement schematiser ainsi la progression qui relie les deux
termes contigus lumiere et jour, et ferme ä peu pr&s le cerele con-
ceptuel:
lumiere
eau pain
main eau
pain main
eau pain
jour
Mais une telle simplification neglige la transposition de l'expre-
sion ordinaire «au fil de l'eau», qui donne ici «au fil des mains . . .
au fil du pain», et fait que, dans ce chasse-croise de trois termes,
c'est le terme eau qui domine l'ensemble. La sequence se poursuit
en elargissant le concept visuel, soit par des rappels du terme
lumiere, soit par des systemes d'allusion et de contrastes:
Aujourd'hui lumiere unique
Aujourd'hui l'enfance entiere
Changeant la vie en lumiere
Sans pass6 sans lendemain
Aujourd'hui reve de nuit
Au grand jour tout se delivre

II n'y a pas de drame il n'y a que mes yeux


Qu'un songe tient ouverts
158 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

Ma chair est ma vertu


Elle multiplie mon image

En chaque point de l'eternel


Mon teint devient plus clair mon teint devient plus sombre
Je suis mon raycm de soleil
Et je suis mon bonheur nocturne
Encore une fois, dans ce passage, on voit l'individu se definir
(«. . . je ne suis que moi-meme») d'abord par rapport aux objets
les plus immediate, puis par rapport aux abstractions de la vertu
et du bonheur, et aux concepts les plus vastes, tels que lumiere et
eternite.
Enfin, on ne saurait examiner valablement l'imagerie d'Eluard
dans Poesie ininterrompue sans accorder une attention toute par-
ticuliere a la sequence initiale du poeme, trente vers formes entiere-
ment d'adjectifs et de participes. Cette accumulation semble
d'abord chaotique et arbitraire, et le procede, des plus simples.
Le principe meme de l'accumulation d'adjectifs n'a en effet rien
de mysterieux ni d'insolite, surtout si le substantif qualifie precede
ses qualificatifs. Le groupe «des hommes vrais sensibles bons utiles»
(Ch. C) n'acquiert un certain relief que par l'absence des virgules,
qui tend ä en souligner l'unite. Mais le systeme devient particulifere-
ment significatif lorsque la serie de qualificatifs precede le nom ou
le pronom qualifie. Eluard commence a appliquer ce proc£d0 dans
Les Yeux fertiles (1936):
Intraitable demesuree
Inutile
Cette sante bätit une prison
Mais il ne semble pas avoir explore toutes les possibility de cette
forme avant Poisie ininterrompue, car un seul exemple notable se
präsente avant ce poeme, dans Midieuses (1939):
Chargee
De fruits legers aux levres
Paree
De mille fleurs varices
Glorieuse
Dans les bras du soleil
Heureuse
D'un oiseau familier
Ravie
D'une goutte de pluie
Plus belle
Que le ciel du matin
LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE 159
FidMe
Je parle d'un jardin

On voit deja ici le procede qui sera pousse ä l'extreme au debut


de Po4sie ininterrompue: non seulement les qualificatifs precedent
le qualify, mais le rythme, faisant alterner une mesure courte
(l'adjectif) et une mesure plus longue (le determinant de l'adjectif)
cree un effet suspensif qui semble vouloir retarder l'arriv^e du
sujet. Notons en passant que cette figure ne doit pas surprendre
dans la rhetorique ^luardienne: on a pu voir, a propos de ses
rythmes, l'importance de l'anaphore dans toute son oeuvre. Or, on
se trouve ici en presence de ce qu'on pourrait appeler une anaphore
syntaxique, qui consisterait en la repetition, non d'un meme mot,
mais de parties similaires du discours.
La sequence adjectivale de Podsie ininterrompue procMe, dans
son ensemble, de la meme fagon: les quatre-vingt-cinq qualifica-
tifs sont accumules jusqu'a la fin de la sequence, comme pour
suspendre l'entree du pronom je («Sommes-nous deux ou suis-je
solitaire»). Mais cette fois-ci, ils sont presentee sans determinants
et, semble-t-il, sans aucun systäme coherent. En fait, cette enume-
ration d'apparence chaotique possöde une ordonnance qui lui donne
k la fois son unite et sa demarche progressive.
II faut d'abord tenir compte du fait que tous les adjectifs et
participes de la sequence sont au feminin, annongant dejä sans
equivoque le genre du qualifi^ en suspens. Un autre element uni-
ficateur est le metre octosyllabique. A l'interieur de ce metre, on
note un controle träs strict du rythme et du poids relatif des mots:
sur 30 vers, 25 sont composes de trois mots. Les cinq vers com-
poses de deux mots seulement sont espaces (vers 11, 13, 18, 23
et 28) comme pour permettre a la voix de respirer de loin en loin
plus largement; ils ont le schäme syllabique 4-4 («Rayonnante
d^saccord^e»), sauf le vers 23, ou l'on a 5-3 («Inalterable contrac-
tu»). Dans les vers de trois termes, on trouve une variety de dis-
positions syllabiques: le schäme 2-3-3 («Sourde secrete souterraine»)
revient neuf fois; 3-2-3 («Aveugle rude desastreuse»), sept fois;
2-2-4 («Gueuse rieuse ensorceleuse»), quatre fois; et 1-3-4, deux
fois seulement, mais au premier et au dernier vers de la sequence:
Nue effacöe ensommeillee

Noire humili0e ^clabouasee


160 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

II semble done que le poete ait voulu, tout en maintenant une


certaine variete rythmique, equilibrer chaque vers de fa^on ä ce
qu'il se termine par un mot de trois ou quatre syllabes, et il est
d'autre part evident que le parallelisme du premier et du dernier
vers de cette sequence sert ä en souligner l'homogen&te et le
caractere progressif.
La valeur semantique des termes vient d'ailleurs confirmer ce
que laisse entrevoir le rythme, car on y observe un savant dosage
de contrastes et de sens apparentes. Certains exemples de contrastes
sont imm^diatement perceptibles:

Naturelle conchee debout

Etincelante ressemblante
Sourde secrite souterraine

Sauvage obscure balbutiante


Ensoleillee illuminee

Mais il est le plus souvent difficile de determiner les deux termes


d'un contraste, si l'on s'en tient ä la signification litterale du mot
isole. C'est done dans les associations de qualificatifs dont le sens
s'apparente pour ainsi dire par contiguite, qu'il faut chercher la
clef des oscillations de toute la sequence.
La serie debute par trois adjectifs de valeur emotive indifferente
(«Nue effacee ensommeillee»), puis passe aux qualites abstraites
(«Choisie sublime solitaire») et ä des indications spatiales et tem-
porelles statiques («Profonde oblique matinale»). Au vers 4 apparait
le premier terme (fraiche) qui implique un degre de jugement
objectif accompagne de notations descriptives plus particulieres, et
gen^ralement applicables ä une certaine categorie d'objets: nacree
decrit une surface, ebouriffie, plus sp^cifique encore, une chevelure.
Ainsi se trouve creee dans ce vers une association de qualites de-
pendant k la fois de perceptions sensorielles diverses, et d'un
jugement applicable k plusieurs categories. Ebouriffee, mot qui en
lui-meme n'appelle nullement l'idee de plaisir, et nacrie, terme
visuel plutöt que tactile, sont associes ä fraiche, et absorbent en
partie sa notation de valeur tactile et agreable. Trois adjectifs de
signification litterale diverse sont done, du fait de leur ordonnance
dans une seule unites prosodique, non pas seulement superposes,
mais plutot mis en 6tat de synonymie subjective. On pense a la
phrase de Mallarme sur «le vers, qui de plusieurs vocables refait
LA RECHERCHE VERBALE ET L'IMAGE 161

un mot total, neuf, etranger ä la langue et comme incantatoire . . . »


(Crise de vers).
Sans doute, certains groupes de termes impliquent des variations
temporelles: dans «Orangee rose bleuissante», par exemple, le
participe indique une transformation en cours. Dans «Naturelle
couchee debout», un changement spatial est evident. On ne peut
done pas conclure ä la simultaneity complete de toutes les qualites
exprimees dans la sequence. Mais leur contiguxte, et le passage
insensible d'une notion ä une autre, soit connexe, soit contrastee,
interdit egalement de detacher l'une des autres, et de percevoir
un seul qualificatif dans sa valeur lexicale isol^e. Ce qui est done
cre6 ici est une image formee «d'une multitude de termes», qui,
selon un programme depuis longtemps annonce, «6volue dans le
temps et l'espace . . . cr^e une atmosphere constante, une action
continue . . . »
C'est en effet une action qui se deroule au cours de ces trente
vers d'oü est absent le verbe conjugue. On assiste, au d^but de la
sequence, ä un r&veil de la femme, d'abord «ensommeillöe» puis
«ravivee». Les qualites exprimees sont des notions legeres et
joyeuses («Coquette vive passionnee . . . Jolie mignonne d^luree»).
La personne, qui apparaissait d'abord comme figie dans la solitude
du demi-sommeil, et sans traits distincts («effacee . . . sublime
solitaire»), acquiert, litt&alement, des couleurs et des mouvements.
Elle s'öpanouit completement aux vers 10 et 11:

Etreinte ouverte rassemblee


Rayonnante desaccordee

qui peuvent suggerer les phases de la respiration. Avec «Etincelante


ressemblante» la femme se place dans un systeme de references
particulier ä Eluard, celui d'un univers ordonn6 par la lumiere et
les ressemblances. Mais aussitot apres avoir pris sa place dans le
tout, elle se trouve en proie aux contradictions, au desarroi ex-
prime par des adjectifs tels que «Sourde secrete souterraine . . .
Aveugle rude desastreuse . . . ensanglant^e», qui d'abord alternent
avec des notions louangeuses, puis dominent le texte, jusqu'ä un
paroxysme dans les trois derniers vers:

Impitoyable impardonnable
Surprise d^nouöe rompue
Noire humiliee eclaboussee
162 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE

A partir de la confuse neutrality du debut, puis de l'^veil aux


aspects les plus agreables de l'etre, la conscience de celle qui parle,
comme l'ecrit Aragon, «seule encore de tout le sommeil de l'homme»,
est soumise progressivement ä une plus grande precision en face
de la dualitö de sa propre personne, jusqu'au moment ού les aspects
«hostiles» prennent le dessus et forcent a poser la question «Sommes-
nous deux».11 C'est a. cette question que doit repondre le pofeme,
en organisant l'univers de manure a faire avec justice la part du
bien, celle du mal, en r6solvant, ou plutot en mettant d'accord,
toutes les contradictions.
Le proc6d4 examine ci-dessus est, du moins dans son ampleur,
unique a Poisie ininterrompue. On en retrouve des exemples isoldis
dans lee oeuvres subsequentes d'Eluard. C'est ainsi qu'on peut
citer, dans Le Travail du poete:

. . . la chair de l'homme
A 6te mise en pieces
Glacee soumise dispersee

Mais ces exemples sont rares et clairsemes, et on ne peut pae dire


que cette forme d'association soit habituelle ou systematique.
Cependant, l'usage qu'Eluard en fait dans Podsie ininterrompue,
ού il ose en quelque sorte le lancer au lecteur dös le debut du podme,
suffit a en etablir l'importance, et suggöre que seul un poete en
possession totale de ses moyens d'expression pouvait se permettre
ce qui apparait d'abord comme un tour de force.

Des observations qui precödent, on peut conclure que l'image


podtique chez Eluard, et tout particulierement dans Podsie ininter-
rompue, n'est pas de simple ornementation, mais constitue au
contraire un des Elements les plus dynamiques du po^me. Rappe-
lons que le po&te avait, dös 1936, proclame sa conception de l'image
«en mouvement»:

Les images sont, les images vivent, et tout devient image. On lee a
longtemps prises pour des illusions, car on les limitait, on les soumet-
tait k l'^preuve de la röalitä, d'une röalitö insensible et morte, au lieu
de soumettre cette reality k l'^preuve de l'interddpendance qui est la
sienne, qui la rend vivante, active, en perpdtuel mouvement.. .12

11
L. Aragon, Chroniquee du Bel Canto, p. 50.
12
Le Pohte et son Ombre (Paris, Seghers, 1963), p. 105.
LA R E C H E R C H E V E R B A L E E T L ' I M A G E 163

Le röle de l'image est done de revivifier la r(5alite, de la remettre


en quelque sorte en activit6 ou en evolution. Lee rapports caches
par cette r^alit^ «insensible et morte» seront ιτένέΐέβ et rendus
evidente par l'image:

Rien n'est incomprehensible. Tout est comparable ά. tout, tout trouve


son echo, sa raison, sa ressemblance, son opposition, son devenir partout.
Et ce devenir est infini.13

II n'y a pas tr6s loin de cette constante evolution des images


dans un «devenir infini» ä la notion de progr^s inevitable qui est
a la base des convictions politiques d'Eluard: le mouvement de
l'image correspond ä celui de l'esperance humaine. Pour accom-
plir ce progr^s, il est indispensable que l'image se präsente sous
l'aspect d'un rapport dynamique. Or, la simple comparaison
— qu'il s'agisse d'analogie ou d'identification — n'est qu'une
equation qui etablit un rapport simple, mais statique, entre deux
termes. On a pu constater qu'Eluard s'efforce, en modifiant les
termes de l'apposition par exemple, ou bien en substituant a la
metaphore la relation spatiale (ou pscudo-spatiale) de l'image
nominale, de remplacer l'equation par une fonctiori variable dont
chaque terme peut etre renouvele, et ä laquelle on peut ajouter
«une multitude de termes» sans älterer le rapport initial. Rapport
qui se trouve, en fait, rendu d'autant plus valable qu'il est etendu
ä un plus grand nombre d'elöments distincts.
Poisie ininterrompue realise cette dernräre phase avec un succ^s
sans precedent dans l'oeuvre d'Eluard, du fait meme de la lon-
gueur du poeme, ou les variations des termes d'un rapport ont tout
le champ n^cessaire pour se developper. Ccs variations ont aussi,
comme on l'a dejä pressenti, une fin critique: tout, et tous les mots,
doivent concourir ä «qualifier» le sort des hommes «pour les sau-
ver». II faut souligner ici l'importance du verbe qualifier: le poete
ne veut pas passer sous silence les aspects hostiles de la realite,
mais les prendre comme point de depart de son entreprise de
regeneration:

Je ne veux pas me tromper


Je veux savoir d'oü je pars
Pour coneerver tant d'espoir (IV)

13
Ibid., p. 106.
164 LA RECHERCHE VERBAXiE ET L ' l M A G E

Ce seront tout particulierement les termes les plus susceptibles


de concourir ä «l'image reconquise» qui seront soumis ä la critique
la plus severe. Si l'on examine quelques mots choisis pour leur
importance conceptuelle, on voit en effet que leurs differents con-
textes forment une veritable dialectique. Le mot printemps, par
exemple, apparait d'abord dans un contexte qui suggere l'indiffe-
rence desabusee:

Quant au printemps on s'en dötache


Avec des ailes bien formees (II)

II reparait dans un groupe d'images qui evoque la tenacite de


l'espoir:

Paume attachee ä son bien


Comme la cruche a son eau
Et le printemps aux bourgeons (XIV)

pour etre finalement proclame «au bien» d'une fa9on peremptoire,


dans une phrase qui fait echo a, sa premiere mention dans le poeme:
«Quant au printemps c'est l'aube» (XV).
On peut suivre de meme les epreuves que traversent les yeux,
epreuves d'autant plus significatives que l'on connait l'importance
du concept de perception visuelle dans la poesie d'Eluard. Le terme
reparait dix fois dans Poesie ininterrompue, entre autre dans ces
contextes:

L'homme aux clartes de serre


Aux yeux fermes l'homme aux eclairs (II)

Les yeux ont disparu les oiseaux volent bas


On n'entend plus le bruit des pas (IV)

Du bonheur la vue sans pitiö


Les yeux bien plant es sur leurs jarnbes
Dans la fumee de la sant£ (VI)

Et les yeux immortels


Ont la forme de tout (XV)

Et moi les mains ouvertes


Comme des yeux (XV)

On remarque que le terme, et a travers lui tout un concept,


passe par une sorte d'extinction (en II et IV) et par la derision
LA RECHERCHE VERBALE ET L'IMAGE 165
(VI) avant d'etre affirme dans le contexte louangeur de la con-
clusion. De meme, la vie est en butte a la deception, ä la mesqui-
nerie et meme a la degradation avant d'etre, littöralement, le mot
de la fin, vers lequel tend le pofeme tout entier:

Revenue de la mort revenue de la vie


Je passe de juin a decembre
Par un miroir indifferent (II)

L'egale pauvrete d'une vie limitee (III)

De la montagne k la plaine
Court le fantome de la vie
L'ombre sordide de la mort (IV)

Nous deux nous ne vivons que pour etre fideles


A la vie (XV)

On ne peut enfin conclure sans rappeler que Poesie ininterrompue


ne represente qu'une etape de la recherche verbale d'Eluard.
L'examen de son evolution apres 1946 deborde le cadre de cette
etude, mais on a deja remarque que le poeme liminaire de Podsie
ininterrompue II, Ailleurs Id Partout, reprend un certain nombre
des termes du poeme qui nous occupe, et les soumet a, une dialec-
tique beaucoup plus systematique. II semble qu'a partir d'Une
Legon de morale, oü il formule explicitement la volonte de «remettre
au bien ce qui et ait au mal», Eluard est ä la recherche d'un paralle-
lisme plus rigoureux, afin de souligner plus nettement son projet
moralisant. Dans Tout dire (1951), il se fait ce reproche:

Je reve et je devide au hasard mes images


J'ai mal vecu et mal appris ä parier elair.

Ces images «devidees au hasard» ressemblent fort aux sequences


progressives que l'on a vues dans Poisie ininterrompue. Ces relais
d'images souples se font plus rares dans l'oeuvre d'Eluard apres
1946. Par contre, l'usage du distique est plus frequent, et domine
le rythme et la rh^torique ά'Α illeurs Ici Partout. On peut done dire
que les formes de la recherche verbale et de l'image poetique dans
Poiaie ininterrompue ne sont pas un phenomene isole, mais qu'elles
representent ä la fois la somme des experiences ant^rieures, et le
champ experimental d'une dialectique qui sera plus explicite dans
les annöes suivantes.
CONCLUSION

Dans le numero special que les Cahiers du Sud consacrerent ä


Eluard au lendemain de sa mort, le poete et critique Leon-Gabriel
Gros soulignait ainsi l'une des preoccupations majeures de son ami
disparu:
Ce n'est pas pour rien que tout recemment, ä la fin 1951, il devait
republier sous ce titre collectif La Jarre peut-elle etre plus belle que Veau,
tous les recueils parus entre 30 et 38. «Probleme pour moi resolu»,
m'ecrivait-il en guise de dedicace, signifiant par la que de La Vie im-
mediate ä Corns Naturel, en passant par La Rose publique et Les Yeux
Fertiles, il s'etait en somme exorcise non seulement de toute complai-
sance dans les reves, de la meditation amoureuse, mais aussi de l'am-
bition de «vivre en poesie».1

Depuis longtemps en effet, Eluard etait aux prises avec la question


du role social et moral de la poesie. Si la nouvelle publication en
un volume des recueils qui forment La Jarre marque la resolution
d'un probleme, eile en rappelle aussi les origines et les premieres
etapes.
Cest en 1936 qu'Eluard declarait: «Le temps est venu oü tous
les poetes ont le droit et le devoir de soutenir qu'ils sont profonde-
ment enfonces dans la vie des autres hommes, dans la vie com-
mune.»2 Or, il existe une contradiction qui parait d'abord irre-
ductible entre la poesie et la «vie commune»: le poete parle un
langage qui, en general, n'est pas celui «des autres hommes».
Ce langage peut etre, selon les cas, plus riche, plus sonore, plus
elliptique que la langue ordinaire. II tend a etre unique, surprenant
et inimitable, ä dire de fagon memorable ce que la parole commune
n'exprime qu'en passant et laisse oublier, ou meme n'exprime pas
1
Leon-Gabriel Gros, «Ta bouche aux levres d'or», in Cahiers du Sud, no. 315
(decembre 1952-janvier 1963), pp. 191-196.
2
Donner h voir, p. 79.
CONCLUSION 167
du tout. La nature meme des moyens de son art semble done bien
devoir eloigner le poete, sinon de «la vie des autres hommes», du
moins du langage qui est l'expression habituelle de cette vie.
Eloigne du signe, il peut bien facilement s'eloigner encore de la
chose meme. Ajoutons que tout le poids d'une tradition qui remonte
au moins ä Platon fait du po£te un etre — maudit ou elu, peu
importe — en dehors de la communaute des hommes.
Des le debut de sa carriere, Eluard reagit aussi bien contre cette
tradition que contre la force centrifuge de la poesie, qui risque de
l'entrainer hors des regions du devoir et de VinquiStude humains.
Ne projetait-il pas en 1919 une Serie de poemes intitule Appel h
tous, qui devait developper en autant de «suites» les onze Poemes
pour la paixΡ En 1932, la premiere Critique de la poisie est un
cri d'exasperation dirige contre la primaute du critere esthetique.
Le lecteur est mis en demeure de placer au-dessus de tous les
poemes de l'auteur une invective simple contre «le regne des
bourgeois . . . des flics et des pretres»:

Je crache a la face de l'homme plus petit que nature


Qui & tous mes poemes ne prefere pas cette Critique de la poesie.
A partir de ce defi, il ne restait au poete sincere que deux alterna-
tives: ou bien renoncer ä toutes les exigences internes de son art,
repudier une fois pour toutes le critere esthetique et se contenter
d'ecrire des tracts au service de la cause soutenue, tel Maiakovsky
reclamant que la Revolution emploie les poetes ä ecrire des slogans
d'affiches; ou bien s'efforcer de reconcilier les imperatifs de la poesie
et ceux de ses convictions en reduisant la distance qui peut les
s^parer, mais sans alterer les uns ni les autres. On peut se demander
si, dans l'esprit d'Eluard, cette "distance etait vraiment si grande
et si difficile ä franchir. Sans doute, la seconde Critique de la poesie,
en 1943, semble bien la mesurer avec une lucidite implacable, en
opposant a des strophes riches en images paisibles la concision du
meurtre: «Garcia Lorca a ete mis ä mort . . . Saint-Pol Roux a
ete mis ä mort . . . Decour a ete mis ä mort.» Mais la meme annee,
dans la Preface a L'Honneur des Poetes, l'auteur de Liberie affirme
la reduction de l'ecart, la «verite pratique» de la poesie:

. . . e'est vers l'action que les poetes 4 la vue immense sont un jour
ou l'autre entraxn^s. Leur pouvoir sur les mots ötant absolu, leur poesie
3
Lettres de jeunesse, pp. 192-198.
168 CONCLUSION

ne eaurait jamais etre diminu^e par le contact plus ou moins rude du


monde ext&ieur. La lutte ne peut que leur rendre des forces. II est
temps de redire, de proclamer que les poötes sont des hommes comme
les autres, puisque les meilleurs d'entre eux ne cessent de soutenir que
tous les hommes sont ou peuvent etre ä l'echelle du poete.4

Ceci implique bien que, si Critique de la poesie (1943) est une


mise en garde, il ne faut pas y voir une condamnation ni un aveu
d'impuissance: car la poesie n'est pas en elle-meme contraire &
l'«action». Cependant, elle offre les moyens de s'y soustraire, et par
consequent les tentations auxquelles le poiste doit resister, sous
peine de se retrancher de l'humanite.
D&s le premier moment de repit qui suit la fin de la guerre, Eluard
entreprend, dans PoSsie ininterrompue, de resoudre l'apparent
conflit entre la poesie et la «verite pratique». On a pu constater
que la p^riode oü il compose et publie ce poeme est une des plus
riches de sa carriere. C'est aussi une des plus heureuses et peut-
etre aussi celle ού il y a le moins d'ombres a la certitude qu'il a
r^cemment proclamee par son adhesion formelle au Parti Com-
muniste. La «grande composition», on l'a dejä note, est le recit
des Stapes qui ont amene ä cette certitude. Inevitablement, c'est
aussi une liste, et quelque peu un exorcisme, des obstacles que le
pofete a rencontres et qui peuvent encore s'opposer a son progres.
Obstacles qui peuvent se resumer en deux themes depuis longtemps
inseparables: l'amour et la poesie, eux-memes inseparables a leur
tour de la morale qui preoccupe le poete.
L'amour, toujours present en effet dans les poemes d'Eluard,
«st loin de faire de son oeuvre une oeuvre erotique. A l'encontre
de tant de poesie amoureuse, celle-ci ne se complait pas ä pre-
ciser les beautes de la femme aim6e (on ne sait pas meme si elle est
blonde ou brune, la couleur de ses yeux, etc.), ni h exalter le plaisir,
ni 4 le reclamer. Le poeme d'amour d'Eluard est assez typique-
ment represente dans Premierement XIII (AP):
Amoureuse au secret derrifcre ton sourire
Toute nue les mots d'amour
Decouvrent tes seins et ton cou
Et tes hanches et tes paupifcres
Decouvrent toutes les caresses
Pour que les baisers dans tes yeux
Ne montrent que toi toute entiere.
4
I n £ e Po&te et son Ombre, p . 153.
CONCLUSION 169
L'absence de qualificatifs, la rapidity de Enumeration, la naivete
de l'expression «toute nue», empechent les termes les plus charnels
de ce ροέηηβ de prendre une couleur vraiment voluptueuse. II est
egalement caracteristique que ce bref blason du corps feminin se
tourne tres vite vers les yeux («tes paupieres . . . tea yeux»), et
que les gestes et les paroles d'amour assument une fonction visuelle:
« . . . les mots d'amour / Decouvrent . . . les baiaers . . . mon-
trent . . .».
L'etude des themes et des concepts a permis de constater que
ceux qui dominent Poesie ininterrompue aussi bien que l'ceuvre
total sont de nature a rassurer, ä permettre ä l'homme de «prendre
forme dans l'informe», et on a pu remarquer que la femme et l'amour
sont inseparables de la lumiere et de la lucidite qui dissipent les
«brutes mentales du chaos»:
Par toi je vais de la lumiere k la lumiere
De la chaleur a la chaleur
C'est par toi que je parle et tu restes au centre
De tout com me un soleil consentant au bonheur.

Longtemps, dans l'oeuvre d'Eluard, l'amour a ete ä la fois ce qui


eclaire un univers chaotique et lui confdre l'ordre, et la fin meme
de cet ordre. La femme y etait peut-etre moins amante exaltante
que compagne quasi-maternelle: ne l'appelle-t-il pas «ma mfere la
femme» dans Au Rendez-vous allemand? Sa presence illumine le
monde, reconforte l'homme et lui permet de s'installer dans un
present qui croit pouvoir se suffire a, lui-meme:

Et je ne connais rien de rien ä l'avenir


Mais j'aime pour aimer et je mourrai d'amour

C'est, on l'a vu, cette conception de l'amour-refuge, qui tendait


ä abstraire le couple hors de la condition humaine aussi bien que
du temps humain, qui est condamnee dans Poesie ininterrompue,
au profit d'un amour dynamique, non plus isole «en chaque point
de l'eternel», mais replace dans le temps et dans la communaute
de l'humanite en progres vers «le bonheur promis et qui commence
ä deux». Cet effort, qui veut identifier le couple amoureux du po0me
a tous les couples amoureux du monde, est le developpement
logique d'une tendance tres ancienne dans l'oeuvre d'Eluard. On a
notö plus haut le quasi-anonymat de la femme aimee dans sa po&ie:
celle a qui il dit tu, rarement nommee, jamais d^crite, pourrait
170 CONCLUSION

etre n'importe quelle femme, et dejä en 1929, le poete declare


qu'il faut que le visage dont il garde le secret «reponde a tous les
noma du monde». (AP)
Cette doctrine de la ressemblance, qui interdit au poete de se
cantonner dans quelque privilege recule de l'imagination, se fait
constamment de plus en plus explicite au cours de sa carriöre:
c'est, on a pu s'en rendre compte, un des themes majeure, que
servent plusieurs concepts spatiaux et visuels. II faut noter que la
ressemblance n'est pas seulement un fait accepte, mais le resultat
d'une volonte: «Α constater leurs differences, les hommes se veulent
semblables», ecrit Eluard en 1930.5 Au niveau de ce langage special
qu'est la poesie, cette ressemblance voulue ne pouvait manquer
d'avoir son corollaire. Et, lorsque Eluard, dans Po4sie involontaire et
Poisie intentionnelle, va chercher une fois de plus, parmi les enfants,
les anonymes et les obscurs, la source de son art, il commence
par declarer que «les veritables poetes n'ont jamais cru que la
po6sie leur appartint en propre». Dans cette Preface, il commente
encore une fois le mot de Lautreamont qu'il avait d^ja cite dans
Donner ä voir: «La poesie doit etre faite par tous. No η par un.»
Mais, sinon la poesie, du moins les poemes, sont encore faits «par
un». Celui-ci, selon Eluard, doit en tout cas se considerer seule-
ment comme le depositaire du langage: «Le poete, ä l'affüt des
obscures nouvelles du monde, nous rendra les delices du langage
le plus pur, celui de l'homme de la rue et du sage, de la femme,
de l'enfant et du fou.»6
Ce langage «le plus pur», c'est en partie ce que PoSsie ininter-
rompue s'efforce de restituer. On sait ä quel projet öthique repond
cette oeuvre: non seulement retracer les etapes d'une veritable
conversion, mais aussi regenerer tous les elements d'un univers
poetique en les faisant passer par l'epreuve double du bonheur
egoiste et du malheur, pour qu'ils en debouchent epures, et qu'ils
puissent former enfin les images exactes du monde reel: ä cette
condition seulement la poesie peut etre utile au bonheur de l'huma-
nite. Α ce projet, Eluard apportait tout ce qu'il avait appris k
pratiquer au cours de l'experience surrealiste, et qui peut se resu-
mer en ceci: «Le poeme desensibilise l'univers au seul profit des
facultes humaines, permet a l'homme de voir autrement, d'autres

5
Ibid., p. 191.
6
Poieie involontaire et Poesie intentionnelle, p. 15.
CONCLUSION 171

choses.»7 Dans Poesie ininterrompue, il veut encore faire eclater les


perceptions courantes, les rapports illusoires des «reves imposes»,
et les complaisances de l'habitude. A la fin du poeme, Eluard
annonce, en meme temps que celle des hommes, la liberation du
langage:

Peu ä, peu se decomposent


Les alphabets annönes
De l'histoire et des morales
Et la syntaxe soumise
Des souvenirs enseignes (XV)

Le mot «syntaxe» n'est certes pas place dans ces vers pour servir
de metaphore passagere: le poete, on l'a note dans cette 0tude,
a soumis la syntaxe ä un traitement non moins devastateur que
celui qu'il fait subir ä l'histoire et ä la morale bourgeoises. L'unite
logique et syntaxique n'est plus, dans ce poeme, la phrase ou meme
la proposition, mais le vers: la ponctuation et les moyens ordi-
naires de coordination et de subordination sont supprimes au profit
d'un systeme de rythmes et d'espacement des strophes, systeme
qui surimpose au texte ecrit une logique purement vocale.
Dans les rythmes, on a pu distinguer deux tendances, non pas
contradictoires, mais complementaires: l'une, dominee par les
mesures reguläres, coincide avec une plus grande frequence des
procedes rhetoriques repetitifs, et developpe sur le mode lyrique
des sentiments simples, tandis que l'autre fait la part plus grande
ä des metres varies, evite les parallelismes rhetoriques, et repond
aux phases hesitantes d'un debat moral. Mais ces deux tendances
ne signifient pas qu'il y ait une separation franche entre deux
modes alternant ou s'opposant 1'un a l'autre: dans les deux
systemes rythmiques, les mesures gravitent vers les nombres
moyens de l'heptasyllabe et de l'octosyllabe, et d'autre part,
l'homogeneite des effets harmoniques et melodiques contribue
fortement a attenuer le contraste entre les deux types de rythmes.
De telle sorte que les divergences en viennent ä se confondre et se
masquer mutuellement, ce qui pourrait bien expliquer en partie
le fait que plusieurs commentateurs ont impunement choisi de ne
voir qu'un seul aspect de la rythmique eluardienne, celui vers
lequel les aiguillait leur parti pris particulier. E t sans doute les
uns ont-ils raison d'appeler l'attention du lecteur sur les elements
7
Dormer a voir, p . 147.
172 CONCLUSION

traditionnels de cette poesie, car ils y sont indeniablement pre-


sents; et les autres n'ont pas tort d'insister sur l'independance de
cette meme poesie vis-a-vis des rythmes et des jeux de sonorites
consacres par l'usage. Encore fallait-il qualifier ces jugements, en
disant que la liberte d'Eluard ä l'egard de la tradition n'exclut pas
l'usage de moyens traditionnels, et que cet usage ä son tour est
loin de signifier un ralliement total a la prosodie de la «poesie
nationale».
Cette utilisation des ressources rythmiques et sonores sanction-
nees par toutes les reussites de la poesie fran9aise, aussi bien que
de la liberte acquise par les mouvements les plus recents, est bien
en accord avec le projet d'apprehender tout le monde sensible
sans exception, de le dire et le donner ä voir pour que, tous les
mysteres ayant ete dissipes, l'Homme puisse en toute connaissance
de cause le «remettre au bien». «Rien n'est perdu tout est sauve
nous le voulons», s'ecrie Eluard dans Une Leqon de morale, et cette
volonte de recuperation totale s'applique aussi bien ä tous les
elements, ä toutes les possibilites du langage. Elle se manifeste
egalement au niveau de l'image poetique, dont on a pu suivre la
croissance, ä partir des «rapports simples» entre un mot et un autre,
un objet et un autre, jusqu'ä de veritables reseaux de rapports
dont chaque terme en appelle une multitude d'autres: image theo-
riquement susceptible de developpement dynamique infini. C'est
precisement cette virtualite ä la fois multiple, progressive et uni-
taire de l'image qui permet a Eluard de revenir sans cesse ä quelques
grands themes (amour, fraternite, clarte) sans jamais les epuiser:
un tissu indivisible, compost de toutes les perceptions et de tous
les rapports, manifestes ou immanente, entre les choses, peut bien
rendre sensibles un nombre limite d'abstractions sans craindre de
se repeter.
L'hypothese dont nous sommes partis admettait que, dans
Poisie ininterrompue, un projet de langage capable de «tout dire»
fait pendant au projet moral de reconquete de l'univers au profit
d'un avenir meilleur. L'examen des themes et des concepts, des
rythmes et des images, a montre que ce projet a en efifet preside
k la composition du grand poeme. Mais il faut encore tenter de
juger dans quelle mesure il a 6te realist.

Que le langage «le plus pur», et par consequent accessible ä tous et


capablc de restituer pour tous un monde «remis au bien» soit possible
CONCLUSION 173

ou non, c'eet ce dont on ne peut pae trancher ici: il faut dont laisser
a Eluard la responsabilite de cette ambition et lui faire un credit
de sinc^rite dans la tentative. Mais le lecteur attentif ne peut
manquer de remarquer les limites qui font que l'oeuvre reelle n'est
pas, et ceci de l'aveu meme du poete, l'oeuvre projetee.
La personnalite meme du pofete impose en effet certaines limites
et ferme certaines avenues ä v.ne demarche poetique qui se veut
a la fois ininterrompue et universelle. Le mot de Buffon sur le style
qui est «de l'homme meme» a sans doute ete trop souvent redit,
ä tout propos et hors de propos: il n'en reste pas moins vrai que,
non seulement le style, mais le langage le moins conscient de soi-
meme, emane d'une individualite definissable. Le milieu, le psy-
chisme et jusqu'aux particularites physiques de chaque homme
informent son langage, et le poete n'echappe pas sur ce point au
sort commun. On a constate, ä propos des tonalites de Podsie
ininterrompue, la preponderance de certains phonemes: voyelles
ouvertes ou claires, consonnes continues, qui produisent une langue
liquide et continue, remarquable par la lente propagation de ses
resonances. Inevitablement, cette langue suggere des interpreta-
tions subjectives (encore que soutenues par un phoneticien de la
po^sie aussi «scientifique» que Morier): langue feminine, dirait-on,
propre a exprimer des attitudes passives, des aspirations ind^finies,
une continuity fluide plutöt que des contours precis, des sursauts
de passion ou des appels ä Taction. Ceci ne revient pas a dire que
les expressions de la vigueur, de la colore ou de l'ironie soient ab-
sentee de l'oeuvre d'Eluard: sa poesie de la Resistance temoignerait
assez du contraire. Mais on a vu d'autre part que les poemes de
cette periode ne s'eloignent pas des themes d'avant-guerre: la
poesie d'Eluard a pu «prendre le maquis», son arme principale
demeurait la tendresse de Liberιέ, des Armes de la douleur et des
Sept poemes d'amour en guerre, plutöt que l'asperite de Betes et
mtehants. Et, de meme que les themes, le langage y coule selon le
meme «cours naturel».
Cette langue repond bien ä ce que nous savons de la vie et de la
personne du po^te, et il n'est pas impossible d'etablir une correla-
tion entre les rythmes et harmoniques de sa poesie d'une part,
et d'autre part sa condition de malade pulmonaire chronique,
toujours menace et toujours dans le besoin de certitudes, dont la
plus rassurante £tait certes la presence feminine. Cette poesie, en
effet, n'fleve pas la voix, on n'y trouve ni les exclamations, r.i les
174 CONCLUSION

grandes apostrophes qui reclament des vibrations eclatantes.


La discretion meditative de ses tonalites n'impose-t-elle pas dejä
ses limites ä l'ambition de «tout dire»?
Au niveau des structures logiques, on doit constater ^galement
certaines insuffisances qui laissent voir une marge — peut-etre
infranchissable — entre le projet et l'ceuvre. PoSsie ininterrompue,
l'auteur le laisse entendre, veut etre une dialectique, et l'architec-
ture d'ensemble du poeme sert bien cette volonte. Mais l'homoge-
n&tö fonciere de la langue tend a, recouvrir et ä confondre les
phases du debat, tandis que la demarche agrammaticale du dis-
cours en affaiblit beaucoup la force discursive. En efiet, selon les
termes d'une non-composition deliberee, qui se souvient sans doute
des experiences d'ecriture automatique de la periode surr^aliste,
les phrases plus ou moins delimitees, voire meme les propositions
privies de toute coordination ou subordination logique, se juxta-
posent le plus sou vent sans autre lien que celui des images. II faut
sans doute voir dans ce manque de contours nets de la phrase le
souci de parier «une pensee musicale», et de preserver la con-
tinuity des reseaux d'images aux depens d'une charpente plus
apparente du discours. Mais la dialectique voulue en devient moins
directe, et le poete se condamne ainsi ä convaincre comme parle la
femme: «. . . en l'air / A demi-mot».
C'est dans son developpement de l'image en une «multitude de
termes» qu'Eluard touche de plus pres a la realisation de son
projet de langage total. Le «proteisme» de cette image a ete decrit
on ne peut mieux par Pierre Emmanuel: «Par la reduction du
temps ä la presence pure, de l'espace a l'ubiquite d'un seul regard,
les images apparaissent simultanees, contigues . . .»8 Mais cette
qualite meme de l'image poetique r£pond ä un dilemme qui forme
l'obstacle le plus eleve a l'ambition d'Eluard: comment apprehen-
der le monde sensible sans negliger les abstractions qui le tirent du
chaos, comment apprehender ces memes abstractions sans perdre
la perception des choses? La preference du po^te pour la realite
visible et tangible, sa recherche verbale orientee vers les «noms
concrete», repondent ä une veritable hantise de l'abstrait. N'est-ce
pas pour eviter la perte d'equilibre, par crainte de basculer dans
l'abstrait, qu'il erige son syst^me d'images ramifiables a l'infini,
dans un vaste effort de concretisation de tous les rapports que

8
Pierre Emmanuel, Le Je universel chez Paul Eluard, p. 39.
CONCLUSIOK 175

suppose son projet moral? Pourtant, dans Ailleurs Ici Partout, s'il
declare «Les cinq sens confondus c'est l'imagination / Qui voit qui
sent qui touche qui entend qui goüte», il avoue aussi etre «sub-
merge» par «. . . ce flot d'abstractions / Toujours le meme».
Tout projet poetique un peu ambitieux doit necessairement
souffrir quelque defaite. Celle d'Eluard a peut-etre £te de rester
en equilibre entre la pensee et les choses, alors qu'il voulait les
integrer totalement. Mais cet equilibre, s'il represente un echec par
rapport au projet ultime, est aussi la vertu propre ä Poisie ininter-
rompue, qui maintient comme en suspension les Elements les plus
constants en mßme temps que les experiences les plus avancees de
la poetique de Paul Eluard.
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CONSULTfiS

1. P R I N C I P A U X R E C U E I L S D ' E L U A R D

Α l'interieur de la vue (Paris, Seghers, 1948).


L'Amour la Poesie (Paris, Gallimard, 1962).
Capitate de la Doideur (Paris, Gallimard, 1962).
Chanson complete (Paris, Gallimard, 1939).
Choix de Poimes, edition mise ä jour (Paris, Gallimard, 1961).
Corps memorable (Paris, Seghers, 1948).
Cours naturel (Paris, Gallimard, 1938).
Donner ä voir (Paris, Gallimard, 1939).
Le Dur Ddsir de Dürer; Le Temps deborde (Paris, Seghers, 1962).
La Jarre peut-elle etre plus belle que l'eau? (1930-1938) (Paris, Gallimard,
1963).
Lingirea Idgires (Paris, Seghers, 1945).
Le Lit Ια Table (Lausanne, Editions des Trois Collines, 1946).
Le Lime ouvert (1938-1944) (Paris, Gallimard, 1947).
Une Lefon de Morale (Paris, Gallimard, 1953).
Le Phdnix (Paris, Seghers, 1955).
Poimes politiques, Preface d'Aragon (Paris, Gallimard, 1948).
Pommes pour tous (Lyon, Editeurs Frangais Röunis, 1952).
Podsie et Vdritd 1942 (Paris, Editions de la Main ä la Plume, 1942).
Podsie ininterrompue (Paris, Gallimard, 1946).
Podsie involontaire et Poesie intentionnelle (Paris, Seghers, 1963).
Premiere antkologie de la poesie du passd, 2 volumes (Paris, Seghers, 1951).
Premiers po&mes, (1913—1921) (Lausanne, Mermod, 1948).
Au Rendez-vous allemand (Paris, Editions de Minuit, 1945).
Lee Sentiere et les Routes de la Podsie (Paris, Gallimard, 1954).

2. R E C U E I L S P O S T H U M E S

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Lettree de Jeunesse, avec des poömes in£dits, Documents recueillis p a r Cöcile
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Les Malheure dee Immorteis (avee Max Ernst) (Editions de la R e v u e Fon-
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L'ImmacuMe Conception (avec Andre Breton) (Paris, Editions Surrealistes,
1930).
Notes sur la Poisie (avec Andre Breton) (Paris, GLM, 1930).
L'Honneur dee Poites (recueil collectif clandestin) (Editions de Minuit, 1943);
Preface de P a u l Eluard.

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—, L'Homme communiste II (Paris, Gallimard, 1953).
—, Journal d'une Podsie nationale (Lyon, Editeurs Fransais R6unis, 1954).
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Universitaires de France, 1961). *
Pierre de Boisdeffre, Histoire vivante de la literature d'aujourd'hui, 1939-
1961 (Paris, Librairie Academique Perrin, 1962).
Andrö Breton, Entretiens (Paris, N R F , 1952).
—, Manifestes du Surrdalisme (Paris, J . - J . P a u v e r t , 1962).
—, Mis&re de la Poesie, I'Affaire Aragon devant Vopinion publique (Paris,
Editions Surrealistes, 1926).
Pierre Brodin, Prisenees contemporaines (Paris, Debresse; tome I, 1965,
tome I I , 1967).
Luc Decaunes, Paul Eluard, Biographie pour une approche, suivie de Notes
jointes et d ' u n Essai de bibliographie (Rodez, Subervie, 1966).
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Pierre Emmanuel, Le Je universel chez Paul Eluard (Paris, GLM, 1948).
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sacre h Eluard), Löon-Gabriel Gros, «Ta bouche aux levres d'or», pp.
191-196.
—, no. 322, 1954, Marie-Josephe Rustan, «Le Temps poetique de Paul
Eluard», pp. 461-470.
—, no. 326, Juin 1955, Jean Laude, «Notes sur la poesie de Paul Eluard»,
pp. 98-114.
Europe Le numöro special de juillet-aoftt 1953, consacre ä Eluard, contient
divers hommages ä la memoire du poete, en particulier ceux de Jacques
Duclos, Pierre Villon, Leopold Sedar-Senghor, et Ilya Ehrenbourg.
Dans le numero special du dixieme anniversaire de la mort d'Eluard,
novembre-decembre 1962, on releve les articles suivants:
Michel Beaujour, «Analyse de Poesie ininterrompue», pp. 74-87.
Jose Bruyr, «Le Poete et son musicien», pp. 246-261.
Henri Meschonnic, «Eluard poete classique», pp. 135-150.
Rolland Pierre, «Le Vocabulaire de Paul Eluard», pp. 161-178.
Yves Sandre, «Rythmes et structures chez Paul Eluard», pp. 152-160.
Robert D. Valette, «Le Fil de la tendresse humaine», pp. 8-21.
The French Review, XXXIV, no. 6, May 1961; Robert Nugent, «Eluard's
Use of Light», pp. 525-530.
PMLA, September 1961, Francis J . Carmody, «Eluard's Rupture With
Surrealism», pp. 436-446.
—, June 1963, English Showalter, Jr., «Biographical Aspects of Eluard's
Poetry», pp. 280-286.
Studia Neophüologica, X X X I I , no. 1, 1960; Osten Söderg&rd, «Le Vocabu-
laire de Capitale de la Douleur», pp. 106-116.
Tel Quel, no. 2, etö 1960, «Correspondence inedite de Paul Eluard».
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
ET DE PERSONNAGES

Apollinaire, Guillaume, pp. 21, 25, Decaunes, Luc, pp. 14, 17


25, 119, 141, 143 Decour, Jacques, p. 84
Aragon, Louis, pp. 9, 12, 14, 16, 17, Desroches, Didier (Paul Eluard), p p .
18, 19, 22, 23, 31, 32, 35, 47, 48, 17, 122
99, 107, 110, 111, 112, 114, 123, Dominique (Mme P a u l Eluard), p.
162 17
Arp, J e a n , p. 25 Duclos, Jacques, p. 16
Äugst, Bertrand, p. 131
E m m a n u e l , Pierre, p p . 18, 72, 174
Bachelard, Gaston, pp. 50, 57, 62, Ernst, Max, p p . 12, 13, 25, 30, 71
63, 64, 65 Essenine, S. Α., p. 14
Bataille, Henri, p. 12
Baudelaire, Charles, pp. 21, 25, 111 France, Anatole, p. 12
Beaudin, Andre, p. 71 Frappier, J e a n , p. 81
Beaujour, Michel, pp. 31, 32, 33,
34, 38, 41, 42, 49 Gala (Helene Dimitrovnie Diakono-
Birot, Piorre-Albert, p. 12 va), p p . 11, 13, 14, 46, 47
Blake, William, p. 19 Garcia Lorca, Federico, p. 84
Boisdeffre, Pierre de, pp. 21, 22 Gonon, A. J . , p. 11
Breton, Andre, pp. 9, 12, 14, 15, Grammont, Maurice, p. 133
16, 20, 23, 47, 135, 147 Grindel, Paul-Eugene (Paul Eluard),
Brodin, Pierre, pp. 21, 22, 107, 110, pp. 10, 11
111 Gros, Leon-Gabriel, pp. 18, 22, 166
Bruyr, Jose, p. 25 Guillevic, p. 29
Buffon, p. 173
Heraclite, p. 47
Carmody, Francis J . , pp. 10, 14, Homere, p. 35
135, 147 Hugnet, Georges, p. 13
Cellier, Löon, p. 81 Hugo, J e a n , p. 29
Chagall, Marc, p. 71 Hugo, Valentine, p. 71
Char, Rene, p. 29 Hugo, Victor, p p . 116, 141
Chirico, Giorgio di, pp. 12, 25
Claudel, Paul, p. 12 J e a n du H a u t (Paul Eluard), p.
Cocteau, J e a n , p. 81 89
Crevel, Rene, p. 14 J e a n , R a y m o n d , pp. 9, 18
Crusoe, Robinson, p. 20 Josephson, Matthew, p. 13

Dali, Salvador, p. 13 Lamartine, Alphonse de, p p . Ill,


Dante, pp. 53, 72, 99 116
180 INDEX

Laude, J e a n , 22, 26 Pierre, Rolland, p p . 30, 31, 135


Lautr&imont, pp. 25, 108, 140, 170 Platon, p. 167
Poulenc, Francis, p. 25
Magritte, Ren0, pp. 25, 29 Poulet, Robert, p. 21
Maiakovsky, V . V . , pp. 14, 153, 167 Prövert, Jacques, pp. I l l
Mallarme, Stephane, p p . 81, 132,
160 R a y , Man, p. 71
Marcenac, J e a n , pp. 12, 19, 20, 22 Reverdy, Pierre, pp. 142, 148
Marinetti, F . T., p. 141 Ribemont-Dessaignes, Georges, p p .
Maseon, Andrö, p. 25 110, 111
Michaux, Henri, pp. 62, 111 R i m b a u d , A r t h u r , pp. 19, 20, 21,
Morier, Henri, pp. 112, 113, 116, 25, 73
133, 145, 173 Rousseau Jean-Baptiste, p. 116
Müsset, Alfred de, p. 132 Rousselot, J e a n , p. 142
Roy, Claude, pp. 9, 16, 89, 92
Nadeau, Maurice, p. 14 R u s t a n , Marie-Josöphe, pp. 102,
Nelli, Rene, pp. 22, 26, 108, 121 104
Nerval, Görard de, p. 25
Nugent, Robert, p. 72 Saint-Pol R o u x , pp. 84, 143
Nuaeh (Maria Benz), pp. 14, 17, Sandre, Yves, pp. I l l , 112, 126,
19, 30, 46, 63, 64, 90, 95, 96 127, 128, 150, 151
Showalter, English, J r . , p. 10
Orphee, pp. 19, 20 Söderg&rd, Östen, p. 135
Soupault, Philippe, p. 12
Parrot, Louis, pp. 9, 12, 13, 14, 16,
24, 30, 89, 135 Tzara, Tristan, pp. 12, 29, 83
Pascal, Blaise, p. 150
Paulhan, J e a n , pp. 12, 32 Valette, R o b e r t D., pp. 10, 12, 13,
P^guy, Charles, p. 40 47, 73
Perceval, p. 20 Valette-Eluard, Cecile, p. 10
Perche, Louis, pp. 107, 111, 123 Vigny, Alfred de, p. 35
Pöret, Benjamin, pp. 47, 149 Villon, Pierre, p. 16
Picabia, Francis, pp. 12, 25
Picasso, Pablo, pp. 17, 25, 29, 60 W h i t m a n , W a l t , p. 25
Picon, Gaetan, pp. 22, 108, 111
Zamiatine, Ε . I., p. 14

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