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edenda curat
C. H. VAN SCHOONEVELD
Indiana University
Series Practica, 27
POESIE ININTERROMPUE
ET LA POETIQUE DE
PAUL ELUARD
par
RICHARD VERNIER
University of Washington
1971
MOUTON
T H E H A G U E • PARIS
© Copyright 1971 in The Netherlands.
Mouton & Co. N.V., Publishers, The Hague.
No part of this book may be translated, or reproduced in any form, by print,
photoprint, microfilm, or any other means, without writen permission from
the publishers
Printed in Hungary
TABLE DES MATlßRES
Introduction 9
I. Podsie ininterrompue 28
Conclusion 166
Index 179
REMERCIEMENTS
CD Gapitale de la dovleur
AP L'Amour la Poesie
V. Im. La Vie immddiate
RP La Rose publique
Fa Facile
YF Lee Yeux fertües
CN Cours naturel
Ch. C Chanson complete
DV Donner ä voir
LO I Le Livre ouvert I
LO I I Le Livre ouvert II
PV 42 Poisie et Virite 1942
LT Le Lit la Table
RVA Au Rendez-vous allemand
Po. Pol. Pommes politiques
LM Une Lefon de morale
D. Des. Le Dur Disir de Durer
Choix Choix de pohmes (1951)
Po. in. Poisie ininterrompue
Po. in. I I Poisie ininterrompue II
INTRODUCTION
Paul Eluard fut reconnu de son vivant pour un des pontes les plus
importants de ce siecle. Mais il s'en faut de beaucoup que cette
gloire soit accompagnee, tant chez les critiques que dans le grand
public, d'une connaissance bien exacte de l'homme et de son ceuvre.
A tel point que l'on a pu parier de «mythe» et de «legende».1 II ne
serait pas meme exagere de dire plusieurs mythes, dont les diver-
gences, on le verra, dependent le plus souvent de partis pris etran-
gers a la poesie. Ces interpretations volontairement exemplaires
sont encouragees par une situation assez paradoxale, celle d'un
poete eminemment public (du moins dans ses dix dernieres annees),
mais dont la vie et l'ceuvre demeurent cependant assez mystöri-
euses. Sans doute connait-on dans ses grandes lignes les vicissitudes
de la carriere de Paul Eluard, qui s'etend de ses premieres publica-
tions ä la fin de la guerre de 1914-1918, jusqu'ä sa mort en novembre
1952. Mais trop de details en demeurent curieusement obscurs.
Eluard fit partie des groupes Dadaiste et Surr^aliste, groupes des
plus tapageurs, sans cependant faire parier de lui ä la mani&re de
ses flamboyants collegues. Cen'est que longtemps apres les mani-
festes d'Andre Breton, longtemps apres «l'affaire Aragon», qu'
Eluard apparut au premier plan de la publicite, en devenant un des
premiers «poetes de la Resistance».
On sait maintenant que ce poete politiquement engage traversa
plusieurs crises ideologiques, que ce poete de l'amour connut de
graves crises sentimentales; mais ces incidents ne transparaissent
dans son ceuvre que sous la forme d'allusions le plus souvent
obscures, et les biographes «officiels», tels que Louis Parrot et
Claude Roy, ont evite d'expliquer les causes et les circonstances
de ces episodes. Quelques documents sont venus depuis sa mort
2
Paul Eluard, Lettres de jeunesse, avec des poemes inedits, Documents
recueillis par Cecile Valette-Eluard, presentes et annotea par Robert D.
Valette (Paris, Seghers, 1962).
3
Voir: Francis J. Carmody, «Eluard's Rupture With Surrealism», PMLA,
September 1961, et: English Showalter, Jr., «Biographical Aspects of
Eluard's Poetry», PMLA, June 1963.
4
Lettres, p. 9.
INTRODUCTION 11
Je suis ne derriere une fa9ade affreuse (PV 42)
J e suis ne dans les bras tremblants
D'une famille pauvre et tendre
Oü l'on ne gagnait rien a naitre (Po. in. II)
Termes exageres, certes, mais qui peuvent neanmoins refleter une
realite plus vaste et plus complexe que celle de la vie privee du
poete. Fils d'un socialiste militant, Eluard garda sans doute le
souvenir de miseres qui, sans etre les siennes, ont du attirer son
attention des sa premiere jeunesse. E t il est significatif que, lorsque
P.-E. Grindel choisit un nom de plume qui apparait pour la pre-
miere fois en signature d'une lettre ä l'imprimeur Gonon, du 6
novembre 1914, il adopta le nom de jeune fille de sa grand' mere
maternelle, morte jeune et malheureuse apres avoir ete abandonnee
par son mari. 5 E n juillet 1912, au debut de ses vacances en Suisse,
il eut une hemoptysie, premiere atteinte d'une longue serie d'affec-
tions pulmonaires; et, en decembre de la meme annee, commen9a
son premier sejour en sanatorium, ä Clavadel, pres de Davos, oü
le futur Eluard rencontra celle qui devait etre sa premiere femme,
Helene Dimitrovnie Diakonova (Gala). Mobilise en 1915 comme
auxiliaire, Eluard obtint en decembre 1916 d'etre verse dans l'ln-
fanterie, malgre l'apparente fragilite de sa sante. A cette date
avaient dejä paru les Premiers poem.es, publies sous le vrai nom de
l'auteur en decembre 1913 par la Nouvelle Edition Frangaise,
Eymard & Cie., et Le Devoir, poemes, sous le nom de Paul Eluard. 6
C'est egalement pendant la guerre que le futur grand poete com-
muniste traversa une breve crise religieuse. Malgre les reserves
parentales, voire meme la colere paternelle, Eluard tint a faire sa
premiere communion en mai 1916. Ses familiers affirment que cette
phase fut courte, et qu'au moment de son mariage avec Gala, cele-
bre religieusement le 21 fevrier 1917, le neophyte avait deja perdu
la foi. 7 Les memes sources attestent que, pendant sa breve appar-
tenance ä l'Eglise, il ne cessa pas de lire les revues socialistes, telles
que la Guerre sociale et YHumanite. Les goüts du jeune Grindel
semblent d'ailleurs avoir ete nettement eclectiques en litterature:
s'il se faisait en effet envoyer aux armees la revue Sic de Pierre-
s
Ibid., pp. 7 et 37.
6
Ce volume roneotype en aout 1916 par l'auteur porte en couverture
l'inscription: «En vente: chez P. E . Grindel ä l'HOE. 18, secteur postal
200».
7
Lettres, pp. 68 et 138.
12 INTRODUCTION
8
Paul Eluard, nouvelle edition augmentee, Preface de Louis Parrot, Post-
face de Jean Marcenac, choix de poemes, portraits, fac-simil6s, documents
inedits (Paris, Seghers, Collection Poetes d'Aujourd'hui, 1961).
9
Dans sa Preface aux Lettres de jeunesse, Robert D. Valette souligne la
periodicity de ces grandes crises (1924—1929 — 1935—1948) et parle, assez
mysterieusement, des «failles de ce beau caractere».
10
Parrot, op. cit., pp. 35 et suivantes.
INTRODUCTION 13
cours etait une fa§on d'echapper aux poursuites judiciaires inten-
tees a la suite de l'echauffourree de la soiree du Coeur ä gaz.n Enfin,
le critique americain Matthew Josephson, jadis ami des Surrealistes,
avance l'hypothese la plus plausible en regard des faits connus:
selon lui, Eluard se serait lasse de jouer le role de mari complaisant
devant une liaison commencee en 1922 entre Gala et Max Ernst, et
se serait embarque apres avoir detourne de l'entreprise paternelle
des fonds importants. 12 Bien qu'il accepte parfois des on-dits et des
legendes (telles que celle d'Eluard gaze pendant la guerre, detruite
depuis par la publication des Lettres de jeunesse), et qu'il soit en
contradiction formelle avec Parrot au sujet du retour en France
d'Eluard, Josephson semble eclairer les allusions ä un «chagrin
intime», et d'ailleurs affirme avoir connu le menage a trois au Tyrol,
pendant l'ete de 1922.13 Quoi qu'il en soit, et quel que soit le degre
auquel cet episode a pu penetrer la poesie d'Eluard, le fait incon-
testable est que 1924 fut une des annees les plus penibles d'un passe
que l'auteur de Poesie ininterrompue qualifiera de «noir» et «lourd».
II serait peut-etre plus a propos de parier d'une situation que d'un
episode, puisque le premier mariage d'Eluard devait se terminer
en 1930, lorsque Gala le quitta pour devenir la femme de Salvador
Dali. Les circonstances de cette separation sont aussi obscures que
Celles du voyage en Orient, et lä encore les rapports entre l'ceuvre
poetique et la vie de l'auteur sont difficiles ä evaluer. Selon Louis
Parrot, La Rose publique, publie en 1934, constituerait «un adieu ä
11
Georges Hugnet, L'Aventure Dada, 1916—1922 (Paris, Galerie de l'Insti-
tut, 1957), pp. 98-99.
12
Matthew Josephson, Life Among The Surrealists (New York, 1962), pp.
178-179, 227.
13
Selon Parrot (voir note 14), «ceux qu'il aimait» auraient rejoint Eluard
k Singapour et seraient rentres en France avec lui, tandis que dans la ver-
sion de Josephson, Gala et Ernst, apres avoir revu Eluard ä Saigon, seraient
rentres ensemble, mais sans lui. Dans son article «Le Fil de la tendresse
humaine», Europe, novembre-decembre 1962, pp. 8-21, Robert D. Valette
rapporte que Gala affirme etre allee seule, ά Saigon, rejoindre son mari.
Dans ce meme article eet cite un cable d'Eluard ä ses parents, date du 12
aodt 1924, qui annonce en effet l'arrivee de Gala k Saigon. Les divers docu-
ments reveles par Valette, sans offrir d'explication vraiment concrete de la
fugue, ni infirmer le temoignage (d'ailleurs posterieur) de Josephson, remet-
tent cependant l'öpisode entier dans la perpective qui lui convient, celle
d'une crise surtout interieure que ne pouvait expliquer une seule cause
precise.
14 INTRODUCTION
une epoque qui s'eloigne et ä un amour qui a donne tous ses fruits». 14
Or, dans Le Temps diborde, suite de poemes publies apres la mort
de sa seconde femme en 1946, Eluard parle de «dix-sept annees» de
bonheur avec Nusch, ce qui ferait remonter leur premiere rencontre
au plus t a r d ä la fin de 1929, soit avant la separation definitive
avec Gala. 15
Mais, peut-etre plus important qu'un adieu a une femme, La
Rose publique est l'ceuvre d'une «epoque qui s'eloigne» — celle des
beaux jours de l'activite surrealiste. On sait en effet que de graves
dissensions d'ordre politique, dont la plus spectaculaire f u t sans
doute, en 1931, «l'affaire Aragon», avaient deja commence la deci-
mation d u groupe. 16 Soucieux de mettre, selon le titre d'une de leurs
publications, «le Surrealisme au service de la Revolution», Breton
et ses amis avaient adhere au P a r t i Communiste, qui apparemment
les re<jut sans grand enthousiasme, n ' a y a n t guere l'emploi de ces
jeunes bourgeois excentriques, ni celui de leurs incomprehensibles
manifestations. Le conflit entre l'avant-garde intellectuelle et les
exigences de la propagande revolutionnaire, tragiquement illustre
en U.R.S.S. par l'interdiction de Zamiatine et les suicides de Maya-
kovsky et d'Essenine, eut pour corollaire en France une rupture
ouverte entre les Surrealistes et les Communistes: Aragon, desor-
mais attache ä la cause communiste, f u t exclu du Groupe en 1931,
tandis que Breton, Eluard et Crevel l'etaient d u Parti. 1 7
Bientöt, cependant, Eluard commen^a ä s'eloigner a son tour de
Breton pour se rapprocher de plus en plus du communisme officiel.
Avec la publication en 1936 du volume Les Yeux fertiles apparais-
sent les premieres allusions claires depuis les Poemes pour la Paix
(1918) ä des preoccupations humanitaires ou politiques, en meme
temps que le poete entreprend d'explorer un style qui ne depend
plus aussi exclusivement des recherches surrealistes. De cette
epoque d a t e n t egalement un voyage en Espagne, a la veille de la
14
Parrot, op. cit., p. 53.
15
Le catalogue de la Collection Dausse-Eluard de Documents Dada du Musee
d'Art Moderne de New York cite la date du faire-part du second mariage
d'Eluard: 21 aoüt 1934. Voir aussi: Luc Decaunes, Paul Eluard, Biographie
pour une approche, suivie de Notes jointes et d'un Essai de bibliographie
(Rodez, Subervie, 1965), p. 39.
16
Voir: Andre Breton, Mis&re de la poesie, VnAßaire Aragon» devant l'opinion
publique (Paris, Editions Surrealistes, 1932).
17
Maurice Nadeau, Histoire du Surrealisme (Paris, Club des Editeurs, 1958),
p. 182.
INTRODUCTION 15
guerre civile, et peu apres, les declarations prononcees ä Londres
le 24 juin 1936, au cours d'une conference publiee en 1937 sous le
titre VEvidence poetique: «Le temps est venu ού tous les poetes ont
le droit et le devoir de soutenir qu'ils sont profondement enfonces
dans la vie des autres hommes, dans la vie commune . . ,»18
Cette doctrine de participation, Offerte quelques semaines avant
le soulevement franquiste, etait prophetique. C'est en effet la guerre
d'Espagne qui fournit ä Eluard les sujets de ses premiers grands
«poemes de circonstance»: Novembre 1936, La Victoire de Guernica
et Les Vainqueurs d'hier periront. Mais il importe surtout de noter
que commence en 1936 une periode de ruptures et de rajustements,
et en meme temps, periode ou le poete cherche, non seulement un
renouvellement de son style, mais une justification de sa poesie en
face des evenements. Le rapport entre la rupture Breton-Eluard et
les poemes de Cours naturel, et la pertinence ä cette rupture du
poeme Quelques-uns des mots qui jusqu'ici metaient mystirieusement
interdüs, ont dejä fait l'objet de penetrantes etudes.19 On verra par
la suite que ces poemes contiennent dejä plusieurs des elements
importants de Poesie ininterrompue et que, de Quelques-uns des
mots, date un certain ordre de recherche verbale qui demeure une
des constantes de la poesie d'Eluard. Ceci jusqu'au poeme posthume
Ailleurs lei Partout, dans lequel il reprend le procede de Quelques-
uns des mots, mais charge d'une dialectique beaucoup plus expli-
cite. 20
En 1939, Eluard publia Donner a, voir, qui est principalement un
recueil de textes en prose, suivi d'une serie de courts poemes con-
sacres a des amis peintres. Dans ce volume, on trouve en plus des
poemes en prose tels que Nuits partagees, une version modifiee de
ΓEvidence poetique, et une collection de citations sous le titre Pre-
mieres vues anciennes — collection qui pourrait sans doute servir de
point de depart a, une etude des sources d'Eluard, et qui illustre en
tout cas plusieurs de ses demarches intellectuelles. Chanson com-
plete, publie en mai 1939, contient plusieurs poemes qui eclairent
le sujet de cette etude: Nulle rupture, la lumiere et la conscience
m'accablent d'autant de mysteres, de miseres, que la nuit et les reves,
de meme que le titre du volume, annonce formellement la continuity
de l'ceuvre en meme temps que le desir d'en elargir le champ. Et,
18
Donner a voir (Paris, Gallimard, 1939), p. 79.
19
Voir surtout Carmody, op. cit.
20
In Poesie ininterrompue II (Paris, Gallimard, 1953).
16 INTRODUCTION
Le choix des titres cites est impitoyable, par les exclusions qu'il
implique: ä «l'ecole buissonniere», il faut rendre Capüale de la dou-
leur, La Rose publique, Les Yeux fertiles, Les Dessous d'une vie et
bien d'autres titres assez prestigieux de la bibliographie öluardienne.
Mais cette phrase d'Aragon sert aussi ä placer le mythe d'Eluard
dans l'hagiographie communiste. L'allusion ici est claire: comme
Rimbaud, Eluard «a passe par le laboratoire de l'Alchimie du Verbe.
Cela est dejä pour lui une vieille histoire, une histoire surmon-
tee . . . » Et le lecteur est invite & conclure qu'ä l'encontre du poöte
des Illuminations, celui de Strasbourg Xleme Congres a su d^passer
les deräglements de sa jeunesse. Notons simplement en passant qu'il
y eut vingt ans entre les Poemes pour la Paix et Guernica, et que
cela fait, dans les «tentations des tenebres», une bien pers6v6rante
jeunesse. Dans la meme Preface, Aragon compare — toujours &
l'avantage de son camarade — 1' «enfer metaphysique» de Rimbaud
ä l'enfer «reel» d'Eluard, celui qu'il connut ä la mort de Nusch.
Et le prefacier, faisant appel ä Orphee et a Blake, laisse entendre
qu'Eluard ne dut qu'ä sa foi politique de triompher de ses epreuves:
18
Ibid., p. 122.
20 INTRODUCTION
Ceci dit, me voici fort k 1'aise pour ajouter que je ne crois pas du tout
au «genie incomparable» d'Eluard . . . Sa conception de la poesie
discursive, brouillee par les images et soutenue mollement par un
rythme interieur, me parait pauvre et faible.32
qui en dictent les termes, et non pas sur l'etude objective d'une
oeuvre poetique. S'il faut rejeter les images d'Epinal par trop sim-
plistes des auteurs marxistes, du moins doit-on reconnaitre que
leurs conclusions sur Eluard sont les consequences logiques d'une
doctrine. Aragon et Marcenac sont enfermes sans doute dans un
parti pris qui les amene a ne voir dans le texte que la destinee
exemplaire du militant; du moins n'avancent-ils guere d'inexacti-
tudes quant k ce texte meme.Tandis que la critique «bourgeoise»,
qui se veut libre d'esprit et objective, en fourmille. II est en effet
assez leger de faire entendre, comme P. de BoisdefEre, que remune-
ration en tant que precede poetique appartient exclusivement ä la
derniere periode de l'oeuvre d'Eluard. Les insinuations de P. Brodin
sur la sincerite du poete sont fort mal illustrees par la citation du
titre de Podsie ininterrompue, ou l'on trouve au contraire beaucoup
«de communiste». On sait d'ailleurs l'abime qui separe Poesie inin-
terrompue des Poeme politiques: il est done faux de mettre ces deux
recueils ä l'actif de «la meme periode».
II se trouve certes des critiques dont les opinions ne dependent
pas d'une humeur politique, et qui n'eprouvent pas le besoin d'ex-
cuser telle ou telle epoque de la carri^re d'Eluard. Mais, meme chez
eux, des jugements que l'on soup9onne parfois d'etre tres justes
manquent de charpente reellement critique. C'est ainsi que L.-G.
Gros, Gaetan Picon et Rene Nelli ont tous trois souligne la conti-
nuity de l'oeuvre poetique d'Eluard et parle du concept de «voix»
comme element unificateur de sa poesie. Mais aueun de ces critiques
n'a jusqu'ici montre les particularites lexicales, syntaxiques, proso-
diques ou rhetoriques qui donnent ä cette «voix» son timbre unique,
et font par consequence l'importance d'Eluard dans la poesie fran-
9aise contemporaine. De meme Jean Laude nous dit que la poesie
d'Eluard «. . . se developpe sur une ligne mais obeit moins k une
logique exterieure (un souci de composition) qu'ä une ndcessite
interne de relier ä chacune de ses phrases toutes les precedentes».33
Cette conception ä la fois spatiale et psychologique est des plus
interessantes, mais la encore, ce qui, dans l'etude du texte, l'a
amenee, n'est pas livre au lecteur.
En resume, on peut dire que, si l'importance de la poesie d'Eluard
est genöralement reconnue, les traits de langage et de pensee qui
33
Jean Laude, «Notes sur la poesie de Paul Eluard», Cahiers du Sitd, juin
1955, p. 106.
INTRODUCTION 23
sont particuliers ä sa poetique, qui en constituent en quelque sorte
l'identite, n'ont jamais ete Studies dans leurs rapports mutuels, bien
que quelques aspects de ces elements aient ete l'objet de plusieurs
etudes (voir notre bibliographie).
Notre objet sera done de mettre en lumiere les elements lee plus
importants — aussi bien techniques que psychiques — de la poe-
tique d'Eluard, en prenant pour champ d'analyse une portion de
son oeuvre qui se trouve etre en meme temps une somme de son
langage poetique arrive ä maturite, et le lieu ou se rencontrent les
termes du debat present dans toute sa poesie. Ce debat est celui que
reflete, depuis la fin de la guerre, la division profonde de l'opinion
critique sur le cas Eluard; et e'est, au fond, l'ancienne querelle entre
Art et Morale, soit ici entre la liberte pour le poete de se laisser
entrainer par les exigences de la recherche verbale ä des impasses
ou il doit abdiquer sa responsabilite sociale, et les imperatifs d'une
doctrine qui veut subordonner toute activite de l'esprit a la dialec-
tique du progres de l'humanite. Sous son aspect le plus aigu, cette
querelle est celle qui separa Eluard et Breton.
II n'entre sans doute pas dans le cadre de cette etude de trancher
dans une controverse personnelle ou il est entre d'une part trop de
necessites ideologiques, et d'autre part des animosites d'autant
plus virulentes qu'elles suivirent la rupture d'etroites amities. Mais
il faut situer aussi objectivement que possible un conflit qui non
seulement se trouve partout dans l'oeuvre d'Eluard, mais encore
forme l'argument de Poesie ininterrompue. L'analyse prochaine de
ce poeme montrera qu'en 1945, Eluard jugeait s^verement les annee
de sa vie ou il avait suivi Breton, celles memes auxquelles Aragon
appliquait le terme d' «ecole buissonniere». A cet egard, le titre de
Cours naturel, dont la parution coincide ä peu pr&s avec la rupture
entre Eluard et les Surrealistes, peut etre interpröte comme une
revendication de l'auteur ä trouver sa propre voie, son cours ayant
ete detourne, depuis les Poemes pour la Paix, et en quelque sorte
artificiellement canalise par le Surrealisme. C'est d'ailleurs dans ce
volume que se trouve le poeme La Victoire de Ouernica salue par
Aragon. Cependant, Eluard ne condamne pas les oeuvres de cette
Periode au point de les supprimer, ainsi qu'en temoigne la reedition,
dans La Jarre peut-elle etre aussi belle que I'eau ? (1951) de ses princi-
paux recueils surrealistes. Ce titre est aussi significatif que celui de
Cours naturel: il semble qu'il represente une proclamation de
24 INTRODUCTION
La jarre peut-elle etre plus belle que l'eau, l'aim^e que l'amant, la
veine que le sang ? Imagine-t-on la terre et le ciel divorces ? Se figure-t-on
une main sans doigts, une äme sans corps, une aube sans lumiere, une
conscience sans but? (p. 11)
34
Parrot, op. ext., p. 26.
INTRODUCTION 25
35
Voir: Jose Bruyr, «Le Poöte et son Musicien», Europe, novembre-de-
cembre 1962, pp. 246-251.
26 INTRODUCTION
POESIE ININTERROMPUE
1
I I ne faut pas confondre ce sous-titre avec le titre du recueil posthume
Poisie ininterrompue II (Paris, Gallimard, 1953).
30 "POESIE ININTERROMPUE"
2
Parrot, op. cit., p. 83.
3
Ibid.
"POISIE ININTERROMPUE" 31
4
abstraits qu'exige sa poesie militante engagöe.» Le critique fait
egaleraent remarquer que l'apport de mots nouveaux dans la poesie
d'Eluard, qui fut trfes grand de 1930 a 1942, va diminuant ensuite
jusqu'a la fin de sa vie. On peut en d&luire que le vocabulaire
d' Eluard etait relativement stabilise au moment de la composition
de Poesie ininterrompue, et, sans vouloir extrapoler plus que de
raison, on peut admettre qu'un vocabulaire stabilise est la marque
d'un ροέίβ en pleine possession de son art.
De tous les commentaires generaux concernant Poisie ininter-
rompue, ceux de Louis Aragon et de Michel Beaujour sont parti-
culierement riches. Aragon, dans ses Chroniques du Bel Canto
(Skira, 1947), salua le nouveau poeme ä sa chronique pour mars,
1946, comme «le plus important» d'Eluard, et en souligna ainsi la
signification au regard de l'art poetique de son ami:
Dans son Journal d'un Podsie nationale (1954), Aragon revient sur
l'importance de Poesie, ininterrompue, en ces termes:
4
Rolland Pierre, «Le Vocabulaire de Paul Eluard», Europe, novembre-
decembre 1962, pp. 161-178.
32 ' 'POESIE ININTBRROMPX7E''
A la vie (687)
d£crit sans aucun recours ä l'allegorie, qui lui eut donne une geo-
graphie et des protagonistes sensibles a l'imagination. D'autre part,
les Episodes de la narration sont, du moins dans la premiere moitiö
du poöme, les repliques d'un dialogue, d'oü le poete a supprime tous
les elements connectifs conventionnels: seul en effet le genre des
adjectifs qui se rapportent au pronom «je», avertit le lecteur du fait
que la voix qui parle est feminine ou masculine. En certaines occur-
rences, meme cette indication fait defaut, et le lecteur doit com-
prendre a demi-mot. Ajoutons qu'il est d'autant plus difficile de
«raconter» Poisie ininterrompue, que les temps du verbe n'y cor-
respondent pas toujours ä la sequence conventionnelle: passe, pre-
sent, futur; en fait, le poete les utilise pour des fins tout autres que
narratives. On se trouve ainsi en presence d'un recit en partie dia-
logue entre deux personnes, reconnaissables seulement par inference,
et dont le discours n'est ni ponctue, ni presente par un narrateur;
ce recit ne se place ni dans un espace, ni dans un temps determines,
et ses peripeties sont fonctions d'abstractions et d'etats d'esprit,
plutot que d'action physique. Une analyse, dans ces conditions, doit
done comprendre une part d'interpretation, dont il serait vain de
vouloir se defendre. Certaines des interpretations qui suivent sont
immediatement verifiables; d'autres ne sont justiiiables que par une
lecture attentive du poeme dans son eontexte historique.
I
Cette section de trente vers est formee entierement d'adjectifs et
de participes au feminin singulier; eile decrit l'eveil de la femme
et aboutit ä la question
II
Premier discours de la femme, qui se degage ici de son ambigmte
comme on sort du sommeil. Ce monologue est d'abord coupe de
parentheses («L'annee pourrait etre heureuse . . . Le poids des murs
ferme toutes les portes . . .») qui evoquent, tantöt un espoir, tantot
une oppression. Puis il proclame une aube sans equivoque:
"POESIE ininterromptje" 37
Le soleil nait sur la tranche d'un fruit
La lune nait au sommet de mes seine . . .
III
La voix de l'homme sortant brusquement de son sommeil se fait
entendre. II rejette d'abord la ddfaite en termes qui sont un calque
inverse de ceux de la femme:
Savoir regner savoir durer savoir revivre
Les six quatrains qui suivent sont en alexandrine parfoie bien pr£s
de rimer. Iis proclament les resolutions confiantes de l'homme, sa
volonte de vivre une jeunesse 6ternelle que n'effleure aucun mal:
38 "POESIE ininterrompue"
Etre un enfant etre une plume ä sa naissance
Etre la source invariable et transparente
IV
Ce passe dechu est evoque avec un lyrisme qui en revele malgre
tout la beaute et l'enthousiasme:
Hier c'est la jeunesse hier c'est la promesse
"poisiE ininterrompue" 39
Un d&astre profond
Oü tout est mesure meme la tristesse . . .
y
Dans cette section, le poete commence par reaffirmer que son espe-
rance et sa bonne volonte sont d'autant plus grandes que son
desespoir et ses erreurs ont ete plus dangereux:
Plus noir plus lourd est mon passe
Plus leger et limpide est 1'enfant que j'etais
L'enfant que je serai
Ici, le mal sert en quelque sorte de repoussoir au bien, et ä ce titre
lui est necessaire. Resolument, l'homme «assume . . . l'eternelle con-
fiance» de la femme, qui reprend la parole et les termes de son
premier discours:
Comme une femme solitaire
A force d'etre l'une ou l'autre
Et tous les elements
VI
L'homme reprend done la parole pour annoncer son projet de
po&te:
Et j'ecris pour marquer les annöes et les jours . . .
Ce projet est encore en butte ä des illusions, telles que celle de la
puissance du reve:
D'un matin sorti d'un reve le pouvoir
De mener 4 bien la vie
Et d'organiser le desastre
"POESIE ININTERROMPXXE" 41
II se heurte ä la r^alite deprimante («D'une rue ma defiguration . . .
Ma solitude mon absence») et a la mortality physique:
. . . loques et misöres
A l'int^rieur de la poitrine
Mais le poete revendique opiniätrement l'amour du couple comme
commencement de «l'avenir de tous»: a «la vue chimerique» du
bonheur, il oppose le «bonheur promis et qui commence ä deux»,
dont
La premiere parole
Est un refrain confiant
Contre la peur contre la faim
Un signe de ralliement
Ainsi le couple heureux s'oppose aux ennemie de tous les hommes,
et l'on passe, selon dejä la formule des Poemes politiqties, «de l'hori-
zon d'un homme ä l'horizon de tous».
II faut souligner que nulle part dans cette section, le poete ne
semble condamner la vision un peu simpliste exprimee auparavant
par la femme. Celle-ci, selon l'interpretation de M. Beaujour, «se
dresse en obstacle absolu a la marche en avant». S'il en etait ainsi,
il serait difficile d'admettre que l'obstacle absolu puisse etre si vite,
non seulement resorbe, mais transforme en Clement indispensable
au progres commun:
Par toi je vais de la lumifcre k la lumiere
De la chaleur ä la chaleur
C'est par toi que je parle et tu restes au centre
De t o u t . . .
II serait sans doute plus juste de dire que l'absolue confiance (en soi
et en l'amour) de la femme represente le danger, toujours präsent,
de se contenter d'un bonheur statique et ^goiste. Elle-meme «reste
au centre de tout», et c'est le degre de clairvoyance et de volonte
de l'homme qui decidera si eile doit etre obstacle ou porte.
VII
Le projet du couple poetique est ici precise, et alors commence
l'offensive contre l'ennemi commun. La solidarite est reaffirm^e
avec les hommes «qui n'ont pas trouve la vie sur terre», et le po&te
declare que la lucidity, la connaissance complete de la «verite pra-
tique» est d^sormais indispensable:
II nous faut qualifier lenr sort pour les sauver.
42 "P008IE ININTERROMPÜE"
VIII
Au vers 462 apparait pour la premiere fois l'exhortation
Si nous montions d'un degrö
qui sera τέρ&έβ sept fois. Cette section denonce ce que M. Beaujour
appelle «les ideologies distinguees». II y aura lieu plus tard d'iden-
tifier, parmi ces ideologies, celle qui provoque tout particuli^rement
les sarcasmes d'Eluard. Mais il faut remarquer que ce qui est ici
condamne est, au moins autant que le contenu de telle ou telle
doctrine, le detachement des intellectuels qui se placent «au-dessue
de la Hielte» et declarent confortablement que
Toute victoire est semblable
Des ennemis des amis
Le po6te denonce les dölicats qui ne veulent vivre que de l'esprit:
Ennemis amis p&lots
Que meme le repos blesse
"POESIE ININTERROMPUE" 43
IX
Monte au degrö suivant, le po&te accable d'ironie le vide du confort
bourgeois:
C'est la sante 1'Elegance
En dessous roses et noirs
II demasque, derri^re l'inanite du verbiage mondain
. . . l'aisance du langage
Diger6 comme un clou par un mur
et la vulgarite foncräre de la classe bourgeoise et de ses convoitises:
Une poule un vin la merde
Rechauffes entretenus.
X
Cette section abandonne le mepris ironique, d'abord pour la pitie
simple:
Vers la plainte d'un berger
Qui est seul et qui a froid
puis pour l'impatience devant la resignation des victimes:
Vers le bavardage bete
Des victimes consoles
Moralite de fourmi
Sous les pieds d'un plus petit
XI
Le langage depasse le ton du regret ou de la satire pour presenter,
moins en v&ite la guerre elle-meme que ses resultats:
La misere s'&ernise
La cruaut^ s'assouvit
On lit aussi dans cette section une denonciation de la justice, parti-
culiörement de la justice faite aux responsables de la catastrophe.
Le pofete exige que
. . . comprendre juge
L'erreur selon l'erreur
44 "POESIE ININTERROMPTJE"
XII
Du meme ton intransigeant, le poete attaque «l'extase sans racines»,
c'est-ä-dire tout id&disme qui tourne le dos ä la realite concrete.
Sous cette rubrique il range, bien entendu, les exaltations religi-
euses («cantiques») et patriotiques («marches militaires»), mais
aussi tout ce qu'il y a d'egoisme dans le lyrisme romantique du Moi:
Et la secousse ideale
De la vanite sauvage
XIII
Ayant denonc6 et rejete les manifestations externes du mal et de
l'erreur, Eluard entreprend franchement l'auto-critique qui doit
preceder le retour definitif ä l'efficacite:
Mes vieux amis mon vieux Paul
II faut avouer
Tout avouer et pas seulement le desespoir
Ce qu'il faut tout particulierement avouer, ce dont il doit purger
sa poesie, c'est la nostalgie de l'absolu, nostalgie qui engendre le
desespoir:
. . . le reflet brouille la vilaine blessure
Du voyant dönature
II renonce done k ces illusions dangereuses et aeeepte ses propres
limites afin de mieux partieiper k la lutte commune:
Vous aeeeptez j'aeeepte d'etre infirme
XIV
Ayant ainsi assumö la faiblesse de Tindividu isole, le po&te s'inter-
roge sur la valeur pratique de l'image poetique. Ce qui est ici en
jeu, c'est la possibiüte de communiquer avec les autres:
"POESIE ININTERROMPUE" 45
XV
A v e c une Variante definitivement confiante du refrain
Et nous montons
le pofeme accede au niveau de la liberte et de la certitude:
Les derniers arguments du neant sont vaincus
Et le dernier bourdonnement
Des pas revenant sur eux-memes
Eluard accumule ici les images actives et lumineuses qui montrent
les hommes participant ä une serie d'actions exaltantes,
Abattant les murailles
Se partageant le pain
Devetant le soleil...
Les espaces humains s'ouvrent:
Les prunelles s'ecarquillent
Les cachettes se devoilent
et les contraires sont enfin reconcilies dans l'espoir commun:
La jeunesse est un tresor
La vieillesse est un tresor
'Robert D. Valette, «Le Fil de la tendresse humaine», loc. cit., pp. 8-21.
7
Benjamin Pöret, Le DSshonneur des pontes (Mexico, Poesie et Revolution,
1945). Sur les differences d'opinion entre Eluard et les Surrealistes, voir
egalement A. Breton, Entretiena, passim.
48 "POESIE ININTEREOMPUE"
MOUVEMENT
Nous approchons
Dans les forets
Prenez la rue du matin
Montez les marches de la brume...
Et il n'eet pas inutile de rappeler ici une occurrence du verbe monier
qui place nettement ce mot dans la categorie des termes «louang^s»,
dans le poeme A Pablo Picasso (YF, 1936, «Bonne journee j'ai revu
qui je n'oublie pas»):
Montrez-moi cet homme de toujours si doux
Qui disait les doigts font monter la terre
d'une masse inerte; non plus d'un concept hostile, bien qu'on ren-
contre par ailleurs l'opposition lourd/Wger:
Plus noir plus lourd est mon passe
Plus l^ger et limpide est l'enfant que j'etais (V)
on se trouve done en presence d'un concept qui est susceptible de
signes contraires, selon le contexte: la pesanteur peut etre oppres-
sion, ou bien Symbole de s&ieux. Corollairement, la lögdrete peut
etre liberte, ou bien inconsequence. Dans Le Travail du poete (Po.
in.) l'allusion aux «mots sanspoids» qui m^nent, in^vitablement selon
le poete, aux «mots sans suite» illustre le rapport poids-sörieux.
Mais dans un poeme du meme recueil, A I'Echelle animate, le con-
cept est susceptible de changements trds brusques de signe. D'abord,
«Le poids d'un chien sortant de l'eau» est mis en rapport avec les
vicissitudes des amities. Puis le po&te oppose «Le poids toujours
nouveau / D'une chatte duvet» au « . . . poids flamboyant / D'une
chatte ecorchee», et a recours plus loin ä la pesanteur du jour, puis
des «rongeurs», dans des contextes tout ä fait ambigus.
Le Dur Disir de Durer, un volume contemporain de Poisie in-
interrompue abonde en exemples de ce concept:
Et cet amour plus lourd que le fruit mür d'un lac (p. 15)
Qui lie la plume de minuit au plomb des cendres (p. 18)
Leger et lourd comme un enfant
II met au monde la confiance (p. 27)
Le plomb cache par l'or pese sur nos victoires (p. 39)
Une rue s'offrit au soleil
Oü etait-elle et de quel poids (p. 40)
Mais de tels exemples peuvent se trouver des 1930, dans A toute
epreuve: «Ce faux ciel sombre / Impur et lourd.» Dans La Rose
publique: «Que pese une vitre qu'on brise . . .» C'est cependant ä
partir de Cours naJturel que l'occurrence de ce concept cesse d'etre
episodique. Desormais, chaque exemple semble toucher de plus pres
aux preoccupations humaines du poeme: la pesanteur ou la legerete
deviennent des attribute de l'homme, des elements, des ^venements
meines: «J'eus tout mon poids horizontal», s'ecrie le pofcte dans
Apres moi le sommeil (CN). Ailleurs, il est fait allusion au refus par
les hommes d'un «fardeau plus mince que la mort» (Ch. C.); la
tristesse peut etre «Ce fardeau de pluie sur l'eau de ton front»
(Ch. C.). Le feu «alourdit» la personne du poete (LO I) et sa memoire
56 LBS CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTJE"
«De tout son poids brille sur l'herbe de l'enfance» (LO II). Enfin,
le concept de pesanteur apparait nettement hostile dans Avis
(RVA): «Le poids de son corps l'ecceurait.»
Les quelques exemples ci-dessus ne reinvent que des usages des
mots poids, peser, lourd et Uger. II faudrait sans doute, pour un
recensement complet de ce concept, y ajouter tous les objets suscep-
tibles d'avoir 6t6 mentionnes pour leur masse, tels que plornb, que
l'on trouve dans Poesie ininterrompue («cloches de plomb») ou
pierre, dont le contexte est parfois dynamique, comma dans Le
Bole des femmes (PV 42):
Mais il nous suffit de noter que la pesanteur peut etre affectee dans
le systeme d'Eluard de eignes contraires, et «mise au bien» ou «au
mal». Ce caractere variable est celui de plusieurs concepts eluar-
diens, et son importance, on s'en doute, se revele tout entiere dans
la progression d'une dialectique.
ESPACES
Les concepts spatiaux se manifestent dans la poesie d'Eluard par
diverses formes d'expression, dont la valeur psychique varie parfois
d'une fa?on considerable. Pour les classifier, on peut se rapporter
aux differentes parties du discours. C'est ainsi que l'on peut relever,
parmi les verbes: partir, monter, cacher, approfondir, ecarquiller,
et les participes tels que ferme, ouvert, rayonnant, contracte. Les
formes verbales impliquent le plus souvent un mouvement ou un
changement d'etat. Les adjectifs (ä l'exclusion des participes)
peuvent decrire un ordre de grandeur (grand, petit), une direction
(vertical) ou les deux ä la fois (bas, profond, haut). Les adverbes
et les locutions adverbiales, tels qu'en haut, en bas, ont valeur
locative ou directionnelle.
La richesse psychique des parties du discours mentionnees ci-
dessus est done tres limitee. C'est evidemment aux substantifs qu'il
appartient d'evoquer avec la plus grande variete les differentes
formes de l'espace. La seulement, on peut distinguer les grandes
categories et leurs ramifications. Ainsi les surfaces: lac, miroir,
glacier; les espaces ferm6s: cave, chambre, maison, mine, prison;
les aspects geographiques: ocean, mer, montagne, champ, desert,
etc. On peut continuer cette nomenclature, mais il apparait tres vite
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTTE" 57
3
Gaston Bachelard, La Poetique de l'espace, troisieme Edition (Paris, Presses
Universitaires de France, 1961), pp. 17-18.
58 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"
«le poids . . . ferme toutes les portes», rappellent «les mure de mon
ennui» de Liberie. Notons egalement, dans Le Dur Disir de Durer:
Et l'espace cruel est un mur qui m'enserre (p. 22)
II se noue ä la prison
II en reflate les murs (p. 26)
Moralitd du sommeil, poeme paru d'abord en 1941, puis publie de
nouveau avec Poesie ininterrompue, offre non seulement un exemple
du terme cage: «Les cages vides sont fermees», mais aussi d'un
espace en train de se fermer: «Je cisaillerai les tenebres / De ma
chambre qui retrecit.» Dans ce contexte, il n'est pas question d'une
prison physique, ni d'une reclusion imposee k celui qui parle par
quelque ennemi exterieur, mais plutöt d'une anxiety psychique
propre au poete. II est remarquable que, pendant les annees qui
precedent la composition de Poisie ininterrompue, les references
ä une oppression spatiale sont relativement rares dans les recueils
militants, tela que Au Rendez-vous allemand et Poesie et Viriti 1942.
De plus, lorsque ces references paraissent dans les pofemes de la
Resistance, elles sont le plus souvent des references litt&rales au
sort des prisonniers politiques (par. ex.: A celle dont ils revent, Les
Sept poemes d'amour en guerre), mais assez rarement symboliques,
ä l'exception remarquable de la paire de poemes intitules Du dedans
et Du dehors (PV 42), qui sera examinee plus loin.
Par contre, les poemes du groupe La Vie la Nuit (LT), composes
pendant le sejour que fit Eluard, pour sa söcurite, ä l'asile d'alien^s
de Saint Alban (Lozere) en 1943, presentent plusieurs references
spatiales a une oppression qui est au moins autant psychique que
physique. Le poete ecrit, dans Le Cimetiere des fous:
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffes d'absence et dechausses
N'ayant plus rien a, esperer
Les inconnus sont morts dans la prison
Les fous, liberes de l'asile par la mort, n'en sont pas moins morts
dans un etat de claustration mentale. Dans Le Monde est nul, les
folles sont representees comme privees des «cles d'or de l'espace
interdit». Et dans Jungle («La prison pendait lamentablement»)
Eluard evoque «la prison des paroles ä vif». Notons enfin que la seule
occurrence de ce mot dans Poesie ininterrompue semble etre une
allusion au caractere mortel des corps: « . . . en bas rien que men-
ton / Rien que prison collant aux os» (VII).
60 L E S CONCEPTS DANS " P O E S I E ININTERROMPUE"
Le ciel s'elargira
Nous en avions assez
D'habiter dans les ruines du soinmeil
II est Evident, si l'on oppose les exemples cites plus haut, tels que
«coeur clos», «mains ouvertes», que Poesie ininterrompue contient,
au moins implicitement, une dialectique de l'ouvert et du ferme.
En general, cette dialectique est simple: le ferme est mesquin,
opprime et opprimant, tandis que l'ouvert est genereux, confiant
et libre. Cette generalisation admet ailleurs ses exceptions, dont
la sequence Du dehors, Du dedans (PV 42) est caracteristique. Le
premier de ces poemes («La nuit le froid la solitude») evoque la
liberation d'un prisonnier symbolique:
62 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"
On verrouilla le ciel
Ma prison s'ecroula
Tandis que Du dedans («Premier commandement du vent») presente
au contraire l'image d'un refuge ou la vie persiste:
Au front d'une seule maison
Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont log^s. Notre in-
conscient est «log6». Notre äme est une demeure. Et en nous souvenant
des «maisons», des «chambres», nous apprenons i «demeurer en nous-
memes». On le voit dfes maintenant, les images de la maison marchent
dans les deux sens: elles sont en nous autant que nous sommes en
elles . . . (p. 19)
Lier oublis, souvenirs et l'image de la maison, c'est commencer
ä integrer temps et espace, conjuguer ces deux concepts dans une
apprehension eminemment pacifiante. C'est transformer le temps
destructeur des espaces en une duree conservatrice. Bachelard fait
de la maieon le lieu privilegie de ce pro jet, et ne manque pas de
discerner chez Eluard une des meilleures illustrations de ce qu'il
avance, en citant en tete de son chapitre «Maison et univers» (p. 51)
ces vers de Dignes de vivre:
Quand les cimes de notre ciel se rejoindront
Ma maison aura un toit
Car en effet, la maison est ici plus que refuge construit par l'homme:
eile est la demeure parfaite qui ne peut etre achevee que dans
l'accord complet de ce monde, la jointure des «cimes du ciel».
Certes, cet abri intime, chambre ou maison, peut etre le lieu des
plus graves tourments, comme celui des joies les plus personnelles,
ainsi qu'en temoigne le texte en prose Nuits partagies (V. Im., 1932):
On voit done que le signe de ces concepts peut varier selon le degre
de bonheur — ou de malheur — de celui qui les formule. Pour le
poete veuf, la maison a perdu ses couleurs, et jusqu'au possessif qui
la faisait humaine:
On arrive ä son lit par une rue tranquille
Bordee de maisons grises comme toutes les maisons
ecrit Eluard dans Une Leqon de morale. E t en general, la chambre, la
maison, sont absentee de ce recueil, comme elle le sont des poemes
qui, dans Le Temps deborde, crient la mort de Nusch. Pour un temps,
les espaces du bonheur intime sont comme abolis.
L'examen du concept d'espace domestique per se ne peut done
guere mener qu'ä des conclusions concernant l'etat de la sensibility
du poete ä un moment donne, mais ce concept est trop «en nous»,
comme le dit Bachelard, pour constituer ä lui seul une indication
valable sur l'orientation d'une poetique, e'est-a-dire d'un ensemble
de constantes. Ce sera par leur importance relative ä celle des
espaces geographiques que les espaces domestiques seront revela —
teurs. Dans Po4sie ininterrompue, la chambre d'abord, puis la mai-
son, apparaissent comme des points de depart. Le dialogue de
l'homme et de la femme se place ä leur reveil, dans cette chambre
que le premier geste de l'homme est d'eclairer:
H re j eta ses draps il eclair a la chambre
II ouvrit les miroirs legers de sa jeunesse
Et les longues allees qui l'avaient reconduit (HI)
On peut voir que, tout de suite, une voie («les longues allies») est
ouverte. Dans ce mouvement se place d'ailleurs le commencement
de la dynamique du po&me:
Et ce fut le depart et la fin du passe
La section suivante continue cet elargissement: l'homme qui parle
s'aventure, non seulement hors de son present, mais aussi hors de
la chambre. La section IV («Hier e'est la jeunesse hier e'est la pro-
messe») est riche en notations d'espaces geographiques:
Pour qu'elle soit comme une plaine
Nue et visible de partout
De l'ocean ä la source
De la montagne k la plaine
Court le fantöme de la vie
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 65
Moisson d'espace
Et, dans le meme texte, le poete veut trouver dans l'amour
La chair demesur^e ouverte
L'öcran eclate du ciel
Le fruit le souffle la sante
D'un corps qui ne s'usera pas®
Enfin, si l'on remonte jusqu'ä La Rose publique, on rencontre
deja cette image d'une «sortie», qui prefigure le mouvement de
Podsie ininterrompue:
Que l'amour est semblable a la faim ä la soif
Mais il n'est jamais rassasie
H a beau prendre corps il sort de la maison
II sort du paysage
L'horizon fait son lit
verra plus loin, est le plus necessaire de tous pour Eluard. Les
Vendues donnent en effet ä la vue une plus grande liberty, et d'autre
part, l'etude du concept visuel permettra de constater que toute
surface est un miroir en puissance, et reflete done lumiere et objets.
De cette correlation visuelle, le concept spatial de forme acquiert
une tres grande valeur. Lorsque Po4sie ininterrompue s'insurge
contre le chaos et la corruption du monde, le poete s'eerie:
Allez done pleurer ou rire
Dans ce monde de buvard
Prendre forme dans l'informe
Prendre empreinte dans le flou
Prendre sens dans l'insense (VII)
Et, a la conclusion triomphante du po^me, « . . . les yeux immor-
tels / Ont la forme de tout». Ce dernier exemple rappelle de tr^s
pr&s le vers de Capitale de la douleur «L'espace a la forme de mes
regards» (p. 93). Rappelons egalement l'exemple cite plus haut,
dans lequel la flamme (lumiere) enfermee par le poete, le rend «a
(son) espace, a la forme de (son) corps» (LO II), et celui ou, dans sa
revolte contre les contraintes surrealistes, Eluard s'ecrie: «La terre
reprendra la forme de nos corps vivants» (CN). Cette mise en
exergue du concept de forme est bien en accord avec l'effort con-
stant de concretisation de la poesie d'Eluard. II veut en effet «don-
ner ä voir», mais non pas seulement des contours et des silhouettes:
la forme qu'il reclame est celle d'un solide, a, trois dimensions,
comme le prouve le parallelisme forme-empreinte. II est egalement
evident que les paralleles forme-sens et informe-insense ont une
valeur quasi doctrinale, particulierement si on les rapproche d'un
theme tel que «l'ordre de la lumiere».
Que ce rapprochement de deux notions soit legitime, d'autres
groupements viennent le confirmer. On trouve dans Poesie ininter-
rompue deux exemples ou un terme visuel est traite comme un
espace: «au creux de la vue» (II) et «ses paupieres . . . approfondis-
eent la lumiere» (IV). De ces expressions il faut rapprocher «la
lumiere creuse le ciel» (Exemples, 1921), «la lumiere en relief» (CD)
et «un rayon de soleil creuse un trou pour la mer» (D. Des.). De
meme, tres souvent dans la poesie d'Eluard, le miroir, que l'on
permit ordinairement comme une surface plate, brillante et sans
forme intrinseque, et dont la fonction est toute visuelle, apparait
comme doue d'une profondeur, e'est-a-dire en espace creux:
70 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPXJE"
Et d'un brasier les cloches d'or aux yeux profonds (Po. in.)
. . . cloches sourdes des paupieres (CN)
Myrtille cigale invisible
Clochette de poussiere intime
L'ocean tout est preserve
C'est la cloche le chene sonne
CONCEPTS VISUELS
Que la lumifere et Taction de voir jouent un röle de premier plan
dans la perception poetique d'Eluard, il suffit de mentionner quel-
ques-uns de see titres pour s'en rendre compter Les Yeux fertiles,
Donner a voir, A Virvtirieur de la vue, avec ses «poemes visibles»,
sont deja tout un programme. On connait par ailleurs les volumes
ού le poete collabora avec diverses formes d'art graphique; dans
Les Malheurs des immortels, les poemes se juxtaposent aux collages
du peintre Max Ernst; Les Mains libres offre des dessins du photo-
graphe Man Ray; Medieuses eeux de Valentine Hugo; Le Dur D6sir
de Durer fut illuströ par Chagall, Corps mdmorable par des photo-
graphies de Man Ray, et le titre Doubles d'ombre decrit le rapport
particulier qui unit, dans le volume de ce nom, les poemes d'Eluard
et les dessins d'Andre Beaudin. Sans doute est-il vrai que tous les
pontes ont trouvö ou trouveront leurs illustrateurs. Mais ä regarder
les livres «illustres» d'Eluard, on se rend compte qu'il y a 14, non
pas seulement un commentaire du peintre sur le poeme, mais une
cooperation d'egal ä 6gal entre deux artistes qui s'expriment dans
des modes difierents; parfois meme, et tout particuli^rement dans
les volumes ού Eluard collabora avec des peintres surrealistes, il
semble qu'on se trouve en presence d'une serie d'enigmes graphiques
et de röponses poetiques, ou vice-versa. Quant aux poemes qui
tendent ä, non pas d^crire, mais retrouver dans les mots l'essence
72 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTJE"
d'une oeuvre plastique, ils sont trop nombreux pour en donner ici
une liste: le poete en a d'ailleurs reuni un assez grand nombre dans
deux sections de Donner h voir, toutes deux intitulees Peintres.
L'usage du concept visuel dans la poetique d'Eluard est, en
apparence, des plus simples. II se place dans la ligne des grands
symboles primitifs de l'humanite, pour lesquels le premier acte de
la Creation est toujours l'emergence de la lumiere hors des tenebres.
La lumiere est d'abord inseparable d'un ordre coherent du monde:
Rien ne peut deranger l'ordre de la lumiere (Po. in.)
Beaux yeux ordonnez la lumiere
Rien ne commande ä, la lumiere (Ch. C.)
La vue est par consequent le premier bien: Vue donne vie, proclame
le titre d'un poeme du Livre ouvert I. Son extinction represente
tous les malheurs, et ne laisse rien d'apprehensible que la mort:
Un nuage couvre le ciel
Soudain la lumiere m'oublie
La mort seule demeure entiere
Je suis une ombre je ne vois plus
De meme, dans Poisie ininterrompue, le desespoir se traduit par la
disparition des organes memes de la vue: «Les yeux ont disparu»
(IV).
Pierre Emmanuel a pu souligner, non seulement l'importance de
la lumiere et sa source premiere, le soleil, dans la poesie d'Eluard,
mais aussi le parallelisme qui existe entre ce concept chez le poete
marxiste et dans la symbolique chretienne:
Le soleil est partout, dans les poemes d'Eluard consacres k la victoire
de l'homme sur la fatalite. H est la substance de l'homme, que celui-ci
doit conquerir sur la faussete de la n u i t . . . Ce que d'autres (Jouve
par exemple) nomment le peche de l'espece, Eluard n'y voit qu'une
erreur, un aveuglement, une ombre de realite que dissipera la lumiere.7
De meme, Robert Nugent a note, entre l'usage que font Dante et
Eluard de la lumikre, une certaine ressemblance; selon ce critique,
tous deux font decouler leur concept visuel du principe thomiste,
selon lequel la lumiere est, de toutes les perceptions, la plus spiri-
tuelle. Μ. Nugent poursuit: «It (la lumiere) can become the one
sensible object which concretizes an inner emotional experience.»8
7
Pierre Emmanuel, Le Je universel chez Paid Eluard (Paris, GLM, 1948),
p. 36.
8
Robert Nugent, «Eluard's Use of Light», French Review, X X X I V , no. 6
(May 1061), pp. 525-530.
LBS CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE" 73
Eluard lui-meme a resumö le motif principal de sa predilection pour
les images lumineuses, non seulement dans les titres dejä cites, mais
aussi dans l'Avant-propos a son Anthologie des icrits sur I'art:
Avec Les Frerea voyante, 1'auteur s'est attache k rassembler les textes
qui, h, son sens, affirment le mieux les liens que la vue et l'art creent
entre le monde et l'homme, entre l'homme et la society.
Lumiere et morale, s'il comporte naturellement d'assez grands döve-
loppements sur ce qui est la matifere meme de la lumiere et de la pein-
ture: la couleur, entend surtout ddmontrer que la lumiere physique
doit avoir pour inevitable corollaire la lumiere morale. Qui voit bien
pense bien.9
La lumiere est done, ainsi qu'il a £te constate jusqu'ici, condition
indispensable a l'ordre de l'univers, a la vie meme, aux «liens» entre
l'homme et son habitat terrestre, aussi bien qu'aux rapports
sociaux. Elle est enfin «corollaire» a un bon emploi de la fonction
intellectuelle. Tous ces usages se trouvent illustres dans Poisie
ininterrompue. Citons encore, a l'appui du dernier mentionne, ces
vers ou le poete decide de «faire le point» de la situation de l'huma-
nite:
Mais il nous faut encore un peu
Accorder nos yeux clairs ä. ces nuits inhumaines
Des hommes qui n'ont pas trouve la vie sur terre
II nous faut qualifier leur sort pour les sauver (VII)
II faut rapprocher ce passage de celui oü Eluard veut avouer les
erreurs du delire poetique, et particulierement: « . . . le reflet
brouill6 la vilaine blessure / Du voyant denature . . . » (XIII). Le
mot voyant appelle evidemment d'autres souvenirs litteraires. On ne
peut imaginer Eluard l'ecrivant sans songer ä Rimbaud. C'est done
sans doute l'experience rimbaldienne qui est condamnee ici, e'est-
a-dire la tentative de voir plus loin que la vue, d'apprehender
8
N o t e dans Le Pobte et son Ombre, textes inidits präsentes et annotes par
Robert D. Valette (Seghers, 1961), p. 189. L'Anthologie des Ecrits sur I'Art
devait compter quatre volumes, dont trois seulement ont paru aux Edi-
tions Cercle d'Art: Les Fr&res voyants (1952), Lumtäre et Morale (1953) et
La Passion de peindre (1954). Selon R . D . Valette, «le premier seul est
acheve; le deuxiöme non parfait; le troisieme n'est qu'une ebauche». Quant
a u quatriöme volume, Eluard l'envisageait ainsi dans ce meme avant-
propos: «Dans le dernier volume, on abordera a u x rivages ennemis de
l'imaginaire et du r6el, ennemis mais röconciliables pour le plus grand bien
de l'espoir et de Paction.»
74 LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"
II n'y a done pas plus d'irreel que d'invisible. Dans Poisie ininter-
rompue, Eluard met en presence «une langue experte et qui voit
loin» et «un oeil eloquent» (VII). Cette juxtaposition, l'echange
d'^pithetes qui 1'accompagne en fait une equation: la fonction visu-
elle, comme la fonction langage, est descriptive et done essentielle-
ment intellectuelle.
On a d^ja pu entrevoir, ä propos des concepts spatiaux, que la
lumräre et la vue apparaissent souvent dans la poesie d'Eluard
comme douees d'une forme ou d'un volume. Aux exemples deja
cit^s (p. 69), il faut ajouter:
Le miroir ici ne fait que s^parer deux ob jets: «l'homme seul» et «la
ville deserte». On ne sait de quel cote est tourn^e la surface refl6-
chissante, si t a n t est qu'il y en ait une. Ce qui importe le plus est
Γ «epaisseur» du miroir, epaisseur infime, et ä la verite communi-
cante, puisque la ville finit par acquerir — comme par transparence
— les qualites de l'homme. Le miroir eluardien n'arrete pas la vue:
il la prolonge, car on le trouve employe dans des phrases ού l'on
pourrait s'attendre ä trouver le mot fenetre:
Miroir ouvert sur ces oiseaux uniques (LO II)
Ή ouvrit les miroirs legers de sa jeunesse (Po. in.)
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPTTE"
Je t'appellerai Visuelle
Et multiplierai ton image (V. Im.)
Multiple tes yeux divers et confondus
Font fleurir les miroirs (AF)
Mille images de moi multiplient la lumiere (CN)
Pour voir tous les yeux reflechis
Par tous les yeux
Qu'importe mon image s'est multipliee
Qu'importe la nature et ses miroirs voiles (LO II)
THfiMES ET DIALECTIQUE
DE POÜSIE ININTERROMPUE
Resterai-je ici-bas
Aurai-je un jour reponse ä tout
Et reponse ä personne
Sa premiere affirmation meme est hesitante, et se fragmente en
images disparates:
L'annee pourrait etre heureuse
Un ete en barres
Et l'hiver la neige est un lit bien fait
Quant au printemps on s'en detache
Avec des ailes bien formees
II faut comparer cette expression relächee, et ces questions anxi-
eusee, avec l'affirmation nette de la conclusion (XV), qui s'accom-
pagne d'un regroupement en paralleles des Elements dissoci^s dans
la citation precedente:
Et disons la verite
L E T H E M E DU COUPLE
Cette remise en ordre du monde, on a deja, pu le constater, com-
mence par une resolution, a travers un long dialogue, des contra-
dictions inhärentes au couple. Qu'il y ait un lien organique entre
le couple humain et l'etat general du monde, Eluard l'affirme dans
un ροέιηβ contemporain de Po6sie ininterrompue, precisement
intitule Ordre et desordre de I'amour (D. Des):
J e citerai pour commencer les elements
Ta voix tes yeux tes mains tes levres
Mais, dans le meme recueil, sous le titre du pofeme Vivre, cet amour
cesse d'etre refuge pour devenir le germe d'une action sur le monde
exterieur:
Nous avons tous deux nos mains k donner
!Dans Le Livre ouvert (NRF, 1947), Vivre precede «Je veux qu'elle soit reineh,
mais cet ordre est inverse dans le Ghoix de po&mes de 1951, suggerant que
Vivre represente un progres par rapport ä l'attitude exprimee par 1'autre
poeme.
THAMES ET DIÄLECTIQTJE DE "POESIE ININTERROMPUE" 89
3
Les Sept po&mes d'amour en guerre furent publies clandestinement par la
Bibliotheque fran^aise, sous le pseudonyme de Jean du Haut, en 1943
(selon la bibliographie de Louis Parrot). lis furent reedites dans Au Rendez-
vous allemand.
* Paul Eluard, Poesies, Preface de Claude R o y (Paris, Club du Meilleur
Livre, 1969). Ce recueil, particulierement interessant par son iconographie,
contient entre autres un fac-simile du manuscrit de Liberte, ou le titre Vne
Seide piusee est netlement lisible sous les ratures.
90 THEMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTEREOMPUE"
6
Ibid.
THEMES ET DIALECTIQTJE DE "POESIE ININTERROMPUE" 93
sacr^s, alors que quelque 200 vers suffiront ä d^crire les etapes sub-
s^quentes du progres commun. Et, meme si ces proportions ne
suffisaient pas a. donner la mesure de l'importance du couple
humain, il faudrait rappeler le poeme Notre vie, dejä cite, qui con-
clut Le Temps dSborde. Dans ce quatrain, Eluard rejette clairement
la rdalite de sa solitude. Nusch est morte, et il affirme cependant
«Nous n'irons pas au but un a un mais par deux»; il semble qu'il
veuille conjurer un deuil trop veritable en le qualifiant de «legende
noire» dont «nos enfants riront». Cette negation de 1'evidence dans
ce qu'elle a de plus final et de plus cruel est sans doute le role prim-
ordial du couple amoureux. Eluard y a recours constamment dans
Une Legan de morale, qui cetebre le triomphe de la vie et de la soli-
darity surla solitude. C'est ainsi que le ροέπιβ La Solitude etleDisir
met au bien l'image d'une femme vivante et avance cette deduction
que l'on peut dire desesper^ment optimiste: «II n'y a qu'une vie
c'est done qu'elle est parfaite.» (Cf. «la mort impensable», dans la
Preface ä Podsie involontaire et Ροέ,ηβ intentionnelle.)
De telles affirmations, lancees par le poete en face meme de
l'6vidence contraire, sont du meme ordre que les propheties de
liberation contenues dans Podsie et Verity 1942:
Et la betise et la demence
Et la bassesse firent place
Or, on sait qu'en avril 1942, rien n'etait moins certain que la vic-
toire. De tels slogans revelent souvent une crainte, ou meme une
faiblesse: celle d'Eluard est la hantise de la solitude; hantise qui
remonte peut-etre a l'^chec de son premier manage:
La solitude me poursuit de sa rancune.
II y eut la porte comme une scie
II y eut les puissances des murs
L'ennui sans sujet
Maisons
pauvres
Maisons
Comme des livres vides. (V. Im.)
Le souvenir de cette 6poque le poursuit meme apres son mariage
avec Nusch:
Je ne veux plus dormir seul
Je ne veux plus m'eveiller
Perclus de sommeil et de reves
Sans reconnaitre la lumiere
Et la vie au premier instant. (YF)
II y a plus longtemps encore
J'ai ete seul
Et j'en fremis encore (Po. in.)
Et, jusque dans ses derniers poemes, Eluard laisse paraitre son
horreur de la solitude:
Je respire souvent tres mal je me confine
Moralement aussi surtout quand je suis seul (Po. in. II)
II n'est done pas surprenant que, devant une obsession aussi tenace,
confirmees par deux periodes tr£s sombres dans la vie du poete, il
se tourne de plus en plus exclusivement vers les themes qui ras-
surent: l'amour, la lumiere, le progres et la solidarite.
L ' O R D R E D E LA LUMIERE
Ces thömes n'ont de force que dans la mesure ού ils se trouvent
en conjonction et ou ils se completent mutuellement, jusqu'a former
un ordre. Le Travail du poete, qui represente peut-etre un premier
etat de Ροέ-sie ininterrompue, car il en resume la narration, proclame
aussi cet öquilibre qui depend de la comprehension du monde et de
la condition humaine:
Au cours des ann^es tout s'est ordonne
Comme un fleuve de lueurs
Sur un fleuve de lumiere
On ne me connait plus
Mon nom mon ombre sont des loups.
Tu es comme la nature
Sans lendemain
Nous sommes reunis par-delä le passö.
Espfere
Que tu vas te sourire
A jamais
Sans songer ä mourir. (YF)
102 THAMES ET DIALECTIQTTE DE "POESIE ININTEREOMPTJE"
Tu sacrifies le temps
A l'^ternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant (Fa.)
C'est done exclusivement dans l'isolement intime de l'amour,
c'est-ä-dire dans une situation qui ä la fois retranche le couple hors
du monde et recree pour lui seul ce meme monde, qu'Eluard invente
un «temps poötique», dont M.-J. Rustan a pu ecrire qu' «il n'in-
staure pas une dur^e, mais une suite d'eternites se succedant sur
un fond de neant».7 Cette solution, on a dejä pu s'en rendre compte,
est de celles qui sont soumises, dans Podsie ininterrompue, a une
critique finale. La notion d'dternite de l'instant est en effet presen-
tee comme une des aberrations oü la femme trouve une fausse
s^curite:
De jour en jour l'amour me prend premiere
Pas de regret j'ignore tout d'hier
Je ne ferai pas de progrfcs
10
Poesie ininterrompue II, p. 57.
IV
4
Rene Nelli, Podsie ouverte et poesie ferm.ee, p. 129.
6
Gaetan Picon, Panorama de la nouvelle littirature franfaise, nouvelle edi-
tion refondue (Paris, N R F , 1960), p. 189.
e
Gaetan Picon, L'Usage de la lecture (Paris, Mercure de France, 1960),
pp. 90-99.
7
Nelli, op. cit., p. 151.
* P. Eluard, Podaie involontaire et Poisie intentionnelle (Paris, Seghers, 1963),
p. 14.
L'ACCOKD DES MOTS DANS "POESIE ININTEKROMPUE" 109
L A PROSODIE D'ELUARD
II faut d'abord situer la «voix» d'Eluard par rapport aux grandes
tendances de la tradition et de revolution moderne du vers fran9ais.
On a dejä soulignee le desaccord parmi les critiques au sujet de la
prosodie eluardienne, desaccord d'autant plus surprenant que la
prosodie est une caracteristique assez facilement verifiable. Mais
il semble que les jugements dans ce domaine soient moins le fruit
d'observations que les consequences de partis pris ideologiques.
C'est ainsi que les uns, obnubiles par l'appartenance d'Eluard au
premier groupe surrealiste, n'ont voulu voir en sa poesie que 1'ele-
ment de rupture avec la tradition. Georges Ribemont-Dessaignes
n'y trouve rien «qui rappelle la poesie racinienne, ni rimbaldienne,
ni verlainienne, ni baudelairienne, ni mallarmeenne, ni valeryenne
. . . ni rimes interieures, ni ^cholalies, ni melodie avec tonique,
dominante et sensible, ni cascade de rythmes, ni contrepoint par
imitation, augmentation ou diminution a la maniere des contra-
punctistes patentes».10 Avec non moins d'assurance, Aragon ex-
plique que le retour d'Eluard, selon lui inevitable et interrompu
seulement par la mort, au poeme vraiment rythmi vraiment rimi est
«l'illustration de la politique nationale du parti, sa politique de
reprise de l'heritage culturel par la classe ouvriere».11
Du moins, lorsque Aragon fait remarquer «la frequence crois-
sante des strophes rythm^es et rimees dans la poesie d'Eluard les
derniferes ann^es», est-il en mesure de documenter son assertion en
citant certaines sequences de Poisie ininterrompue II, et en parti-
culier ce passage du poöme Le Chäteau des pauvres:
Je t'aime je t'adore toi
Par-dessus la ligne des toits
Aux confins des vallees fertiles
Au seuil des rires et des lies
Ού nul ne se noie ni ne brüle
10
Cite par P. Brodin, loc. cit.
11
L. Aragon, op. cit., p. 160.
L'ACCORD DES MOTS DANS "POJISIE ININTERROMPUE" 111
RYTHMES ET HARMONIQUES
La prosodie proprement dite d'un poete, e'est-a-dire sa situation
par rapport aux formes classifiables de la versification, si eile nous
permet de situer son oeuvre, ne peut pas completement rendre
compte de son identite rythmique et tonale. Des pages qui pre-
cedent, on peut degager d'importants points de repere, a savoir
qu'Eluard, arrive ä la maturite de Poesie ininterrompue, ne craint
pas de faire un usage massif des metres traditionnels, car il sait
aussi se liberer de leur emprise sans qu'il en resulte dans le poeme
une brusque solution de continuite. On a pu noter de meme l'usage
savant qu'il fait de la rime, de l'assonance et des alliterations,
usage occasionnel sans doute, et pourtant assez continu dans son
oeuvre.
Cependant, le meme poete a pu dire: «II faut parier une pensee
musicale qui n'ait que faire des tambours, des violons, des rythmes
et des rimes du terrible concert pour oreilles d'änes . . ,»18 Est-ce
un cas de contradiction entre la theorie et la pratique ? On pourrait
le croire, si l'on considere seulement qu'Eluard fait un usage assez
frequent des artifices qu'il semble bannir. Mais cette injonction
peut vouloir dire, non pas qu'il faut eviter ä tout prix les precedes
de la prosodie codifiee, mais que «la pensee musicale» doit pouvoir
s'en passer ou s'en servir ä son gre, sans jamais leur etre sub-
ordonnee.
Les mots «pensee musicale» sont au demeurant tout a fait revela-
teurs, et correspondent, peut-etre plus que tout ce que les critiques
ont pu ecrire, ä l'identification «vocale» d'Eluard. Sa poesie evite
en effet l'eloquence et le brillant, et se presente plutot au lecteur
comme une sorte de monologue exteriorise, d'apparence non-
premeditee. Ceci n'est bien entendu qu'une apparence, comme
pour les nuages . . .») accumule au debut de chaque vers lee repe-
titions de la meme preposition: «Pour chaque vague . . . pour les
cailloux . . . pour les mains . . . pour l'ceil», etc. Le meme procede
se retrouve dans le podme Durer (YF): «Pom· d^pouiller tous les
arbres / Pour d^vaster les cultures / Pour abattre les oiseaux», etc.
Mais c'est avec la pofeie «de la Resistance» qu'Eluard atteint ä
l'usage systematique et vraiment prolonge de l'anaphore: on
connait trop bien la monodie de Libertd, les huit questions de
Couvre-feu, ού le procede repetitif (dans Liberty, le retour regulier
de la preposition sur, dans Couvre-feu la fausse naivete du «Que
voulez-vous») est relativement simple. Mais dans Dimanche apres-
midi(PV 42), les reprises sont celles d'une forme complexe: chaque
long verset commence par un imparfait reflechi a la troisidme per-
sonne du pluriel:
S'enla^aient les domaines voütes d'une aurore grise
dans un pays gris, sans passions, timide,
S'enla9aient les cieux implacables, les mere interdites,
les terres steriles,
S'enlaijaient les galops inlassables de chevaux maigres,
les rues oü les voitures ne passaient plus, les chiens
et les chats mourants . . .
Les trois versets suivants debutent par «S'aureolaient . . .», puis,
au septieme, les verbes se multiplient:
S'epaississaient les astres, s'amincissaient les levres,
s'eiargissaient les fronts comme des tables inutiles,
Se courbaient les sommets inaccessibles, s'adoucissaient
les plus fades tourments, se plaisait la nature k ne
jouer qu'un röle,
Se rdpondaient les muets, s'ecoutaient les sourds,
se regardaient les aveugles . . .
Si l'effet est, comme dit Y. Sandre, «incantatoire», la rhetorique
est ici nettement visible: constance d'un temps et, avec deux
variations, de la personne, choix exclusif de la voix reflechie,
inversion reguliere du sujet et du verbe, et enfin predominance du
rythme ternaire dans la phrase comme dans toute la construction
du poeme, tout a ete pese pour contribuer k la lenteur oratoire
du texte qui se deroule comme une succession d'images indefinies
dans le temps et dans l'espace, passant insensiblement de l'une
ä l'autre.
128 L'ACCOBD DES MOTS DANS "PO^SIE ININTERROMPTJE' '
A Β
Sentiments simples Conflit de sentiments
Affirmations Interrogations
Aspirations soutenues Hesitations
Louanges
Uniformite metrique M&tre varie ou rythme pur
Haute frequence de la Frequence moindre de la
rime et de l'assonance rime et de l'assonance
Syntaxe simple Syntaxe complexe ou disloquee
Dans le systeme A, on peut ranger les sections I, III, la deuxieme
partie de V, VII, VIII, IX, Χ, XI, XII, XIII, XIV et XV; et
dans le systeme B, les sections II, TV, V (premiere partie) et VI.
Cette classification est evidemment assez grossiere: il faut se
rappeler que les caracteristiques formelles de tel ou tel passage ne
sont jamais rigides ni exclusives. La frequence de certaines mesures
traditionnelles parmi les sequences de metre varie a ete notee, de
L'ACCORD DES MOTS DANS "POESIE ININTERROMPUE'' 131
que d'assez loin (97 fois), peut etre consider^ comme une harmo-
nique du mot vie. La suivante (Ο ouvert, 88 fois), comme une
harmonique du mot homme. Ainsi, les toniques les plus frequentes
dans Poisie ininterrompue representent les voyelles thematiques de
trois des mots-cles du vocabulaire eluardien. On remarque aussi la
dominance, dans la proportion d'ä peu pres cinq pour une, des
voyelles «claires» par rapport aux voyelles «sombres».22 Sans vou-
loir s'aventurer, malgre la caution de Μ. Grammont, dans les
voies de quelque phonetique subjective, on doit noter cette co-
incidence entre la frequence des tonalites «claires» et la recurrence
des themes de la lumiere et de la perception visuelle chez Eluard.
On voit d'autre part que la preponderance des voyelles d'aper-
ture relativement grande est renforcee par celle des consonnes de
longue dur^e, ou continues (spirantes et liquides). Dans l'ordre des
consonnes, on pourrait se livrer ä la recherche des harmoniques
(par ex.: neige, juge, cage . . .), recherche qui suffirait sans doute
ä remplir un volume. On se contentera ici de noter la tres haute
frequence des consonnes continues qui, jointes ä celle des voyelles
ouvertes, produit une langue ä la fois lente d'articulation, et de
debit assez fluide. Autre coincidence curieuse: les tonalites con-
sonantiques predominates de cette langue sont celles que Morier
qualifie de feminines.23 Paut-il s'en etonner, chez un poete qui
celebre la femme dans presque toute son oeuvre, et emploie si
souvent la voix feminine?
Quant a la distribution de ces diverses tonalites, tant vocaliques
que consonantiques, eile est assez egale dans le poeme pour qu'on
puisse y reconnaitre un des elements qui assurent l'homogeneite
de l'expression par delä les contrastes rythmiques et thematiques.
On a dejä note la souplesse de ces rythmes, et l'aisance avec
laquelle ils s'adaptent ä la syntaxe et a, la rhetorique. Ces qualites,
jointes ä une harmonie claire et ä une articulation qui evite les
sons heurtes, produit une langue meditative et discrete, et arrive
a masquer presque completement les artifices les plus savants de
l'assonance et de 1'alliteration. La reussite de Polsie ininterrompue
est sans doute dans le fait que l'art y efface ses propres traces,
et que le poete y soutient une dialectique subtile sans jamais
perdre ce qu'il faut bien se resoudre a appeler «le ton de sa voix».
«II nous faut peu de mots pour exprimer l'essentiel, il nous faut
tous les mots pour le rendre reel», ecrit Eluard dans Donner ä
voir, ä peu pres a l'epoque oü il proclame «le grand souci / De tout
dire». Faut-il rappeler que cette preoccupation ne devait plus le
quitter, puisqu'on trouve ces vers en 1951 sous le titre Toni dire:
Le tout est de tout dire et je manque de mots
Et je manque de temps et je manque d'audace
Je reve et je devide au hasard mes images
J'ai mal vecu et mal appris h parier clair.
Ainsi, jusqu'ä la fin de sa vie, le poete s'est inquiete des limites
de son vocabulaire. En fait, il s'efforce de les abolir, de puiser
dans «tous les mots» afin de «tout dire». Cela ne revient toutefois
pas ä dire que sa recherche verbale porte exclusivement sur l'acqui-
sition de mots nouveaux, bien au contraire: on aura l'occasion
de montrer que les quelques po^mes oü Eluard tente de recruter
syst6matiquement de nouvelles additions a son lexique sont bien
des tentatives sans lendemain, et font tache dans son oeuvre. Aussi
bien, il ne saurait etre question ici d'une etude statistique du voca-
bulaire d'Eluard, etude qui ne serait concluante que d'une manure
comparative, et qui depasserait de beaucoup les limites de cet
ouvrage. D'ailleurs, la statistique pure risque souvent d'4garer
notre lecture, en allant a l'encontre des rapports crees par la con-
frontation des concepts: c'est ainsi que le mot miroir, dont on a
pu evaluer l'importance thematique (voir chapitre III), ne parait
que quatre fois dans Poesie ininterrompue, et encore en position
pour ainsi dire peripherique par rapport aux foyers d'imagerie de
ce poeme.1
1
On peut cependant noter certainea conclusions obtenues par la m0thode
statistique, particuliörement en ce qui concerne les proportions des diverses
LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE 135
On s'attachera done plutöt a l'examen de la critique que le
ροόίβ fait subir ä son vocabulaire, critique r^velatrice ä la fois de
see intentions expressives, et de sa conception de l'image poetique.
La premiere operation notable de cette critique lexicale est, bien
entendu, le celöbre Quelques-uns des mots qui, jusqu'ici, m'etaient
mysterieusement interdits. Le titre meme demeure assez mysterieux,
et Louis Parrot n'en eclaire pas le sens lorsqu'il parle d'un «po&me
qui n'est pas pour rien dedie ä Andre Breton».2 Comment et pour-
quoi ces mots etaient-ils «jusqu'ici . . . interdits» ä Eluard ? II laisse
entendre que ces mots ne le «menaient a rien», et qu'il les ecrit
maintenant «contre toute evidence / Avec le grand souci / De tout
dire». Cela suggere un effort conscient, dont le resultat serait
dedie ä Breton en gage de bonne foi surrealiste, ä une epoque ou
Eluard se detachait nettement de la discipline du groupe. D'autre
part, l'aveu de 1951 «. . . je manque d'audace», laisse egalement
penser que le poete se reprochait encore de ne pas poursuivre assez
loin les valeurs d'association et les possibilites expressives des mots.
Quant aux vingt-neuf mots revendiques dans ce poeme, on a pu
noter avec justesse que leur grande majorite, non seulement ne se
retrouve pas en permanence dans le vocabulaire d'Eluard, mais
encore ne repond pas aux concepts et aux perceptions de sa poesie.3
Une justification de leur choix arbitraire est que ces mots sont
«merveilleux comme les autres» et qu'ils appartiennent ä «l'empire
d'homme» du poete. Cependant, les definitions donnees en apposi-
tion L· chacun des vingt-neuf mots n'evoquent aueune reaction
emotive, aueun jugement meme de sa part: on est en presence
II est possible que les deux derniers vers soient une allusion aux
evenements contemporains, ou simplement ä l'approche de la
mauvaise saison. Quoi qu'il en soit, le poete semble constater que
le riche vocabulaire des fleurs et des fruits ne repond pas a son
projet, ne reussit pas ä faire corps avec les choses qu'il «sait par
coeur». II poursuit cependant sa demarche, et Blason des arbres
declare sa perseverance:
et l'amour:
A partir de la nuit
Je renverse le mal j'echafaude l'espoir
En montant sur des ruines
En effet, les memes mots sont repris, associes cette fois a des
images qui suggerent les themes de l'espoir, de la liberty, de la
solidarity humaine:
II n'est pas indifferent de noter ici les noms ainsi präsentes, dans
l'ordre de leur entree dans la sequence «hostile»:
LA R E C H E R C H E V E R B A L E E T L ' l M A G E 139
Les objets, les faits, les idees que (les mots) decrivent peuvent s'öteindre
faute de vigueur, on est sür qu'ils seront aussitöt remplaces par d'autres
qu'ils auront accidentellement suscites et qui, eux, accompliront leur
entifere Evolution.
* Pierre Reverdy, Le Oant de crin, cite par Jean Rousselot, in Pierre Reverdy
(Paris, Seghers, 1951), p. 120.
L A RECHERCHE V E R B A L E ET L'lMAGE 143
L'image par analogie (ceci est comme cela) et l'image par identification
(ceci est cela) se detachent aisement du poeme, tendent ä devenir pofemes
elles-memes, en s'isolant. A moins que les deux termes ne s'enchevetrent
aussi eti'oitement l'un que l'autre ä tous les elements du poeme.
Une image peut se composer d'une multitude de termes, etre tout un
poeme et meme un long pofeme. Elle est alors soumise aux necessites
du reel, eile evolue dans le temps et l'espace, eile cree une atmosphere
constante, une action continue.®
6 Donner ä voir, p . 1 3 1 .
6 Ibid, pp. 131-132.
144 LA RECHERCHE VERBALE ET L'IMAGE
A N A L O G I E ET IDENTIFICATION
L'apparente disaffection d'Eluard pour ces figures est d'autant
plus etonnante que l'argument de Poesie ininterrompue est d'abord
presente sous une forme analogique:
Fluorescente dentelle
Oü l'eclair est une aiguille
La pluie le fil (XIV)
Mais ici, la banality des determinants (dont l'un est r6pete trois
fois), semble indiquer que la figure en question est moins destin6e
ά faire image qu'ä affirmer la valeur des determines.
Un autre aspect de l'image par identification est repr6sente,
dans certains cas, par l'image nominale. 8 Ce type d'image, abondam-
ment pratique par Eluard entre 1930 et 1938, n'apparait plus gudre
dans son oeuvre que d'une maniere sporadique aprfes la rupture
avec Breton. On relive dans Ροέβίβ ininterrompue: «la cendre . . .
d'un murmure», «le golfe d'une serrure», «le creux de la vue», «la
cage de son ennui», «le lit de mes nuits», «la fumee de la sante»,
«la porte de ton sourire», «la porte de ton corps», «le desert des
taches». II faut remarquer que la copule de peut avoir dans ces
images une valeur qui transcende le simple locatif, rapport qui
d'ailleurs n'existe pas dans «la cendre d'un murmure» ou «la fumee
de la sante». Dans ces deux exemples, on ne peut pas dire non
plus que le premier terme repr^sente une emanation du second (ce
qui serait le cas dans, par exemple, «les friandises de l'hiver»).
On se trouve plutot en presence d'une sorte de metaphore pre-
sentee, non pas comme un processus, mais comme un fait acquis:
8
Voir: Francis J. Carmody, L'image poitique: Mithode d'analyse (Berkeley,
1961).
148 LA RECHERCHE VERBALE ET L'LMAGE
«la cage de son ennui», sans perdre sa valeur locative, peut etre
l'aboutissement d'une progression qui vient de l'analogie (l'ennui
est comme une cage), et imposer comme une evidence un rapport
que l'identification ne fait que proposer (l'ennui est une cage).
Quant ä l'opportunite des images citees, notons que la plupart
sont des images spatiales, hostiles ou louangees selon les cas parti-
culiers: on a constate par ailleurs la place privilegiee qui re vient
aux concepts spatiaux dans Poesie ininterrompue.
APPOSITIONS
Dans sa recherche de figures qui imposent aussi immediatement
que possible l'evidence de rapports «lointains et justes», selon la
formule de Reverdy, Eluard n'a pas manque d'explorer les pos-
sibilites de l'apposition. II inaugure systematiquement cette tech-
nique dans Quelques-uns des mots . . . Dix des mots «definis» dans
ce poeme sont en effet associes directement ä un substantif, g^ne-
ralement qualifier «Olivier cheminee au tambour des lueurs . . .
Forteresse malice vaine / Veneneux rideau d'acajou / Oueridon gri-
mace elastique», etc. Notons que toutes ces definitions ont un
trait en commun: elles proposent entre les termes des rapports qui
n'appartiennent pas a la perception courante, et dont par con-
sequent l'effet immediat sur le lecteur est incongru et arbitraire.
Le poete affirme des rapports, sans chercher a les demontrer.
D'autres exemples, dans Cours naturel, proposent des rapports qui
repondent de plus pres ä ce que nous savons des aspirations hu-
maines du poete. Citons, dans Jardin perdu, «la mer / Gorge
d'oeillet», et, dans La Victoire de Guernica, cette image dont on ne
peut contester la justesse: «La mort coeur renverse».
Mais c'est avec Blason des fleurs et des fruits (LO II) que l'on
trouve un ροέπιβ sature d'appositions: sur quatre-vingt-huit noms
de fleurs et de fruits, cinquante et un sont ainsi qualifies. Toute-
fois, o n r e m a r q u e i c i u n e Variante: l e s e c o n d t e r m e d e l'apposition
n'est pas necessairement un substantif, mais peut etre une phrase
entiere. A u type d'apposition «Glycine robe de fumee», repond le
type «Souci la route est achevee». Cette innovation est significative,
et reprisente en quelque sorte une autonomie complete de l'appo-
sition. S'il est en effet possible d'admettre que, dans l'apposition
substantive, on a affaire ä une ellipse de la metaphore, on peut
restituer l a figure: «la glycine est robe de fum^e». O r , d a n s le
quatrain
LA RECHERCHE VERBALE ET L'LMAGE 149
Souci la route est achevee
Cytise les joncs se delassent
Jacinthe la rainette reve
Nigelle le portail s'abat
Moins hardies, moins etonnantes que les images de Blason des fleurs
et des fruits, ces appositions suivent cependant le meme principe:
elles mettent en presence un nom concret et, la une phrase irreduc-
tible a un substantif, ici un vocable abstrait. Mais il faut remarquer
que, dans Poisie ininterrompue, c'est l'abstrait qui est determine,
on pourrait meme dire illustre, par le concret. Ce genre d'illustra-
tion revele en outre une demarche didactique, encore accentuce
par le parallele «La loi la feuille morte . . . La loi la lampe eteinte . . .
La liberte feuille de mai», qui est bien pres de faire sentence.
Venant du dedans
Venant du dehors
Dans Fresques:
Le buisson oü la bete est vraie
Le buisson oü la bete est fausse
De V ocean ä la source
De la montagne a la plaine (IV)
Les variations qui suivent sont d'abord sur le couple «le premier
homme - la premiere femme», puis sur premier-premiere: «dou-
leur/plaisir . . . difference-ressemblance». Au quatri^me quatrain de
la sequence, l'image deborde le parallelisme des contrastes directs
pour evoquer
Le premier champ de neige vierge
Pour un enfant ne en έίέ
Le premier lait entre les levres
D'un fils de chair de sang secret
Etincelante ressemblante
Sourde secrite souterraine
Impitoyable impardonnable
Surprise d^nouöe rompue
Noire humiliee eclaboussee
162 LA RECHERCHE VERBALE ET L'lMAGE
. . . la chair de l'homme
A 6te mise en pieces
Glacee soumise dispersee
Les images sont, les images vivent, et tout devient image. On lee a
longtemps prises pour des illusions, car on les limitait, on les soumet-
tait k l'^preuve de la röalitä, d'une röalitö insensible et morte, au lieu
de soumettre cette reality k l'^preuve de l'interddpendance qui est la
sienne, qui la rend vivante, active, en perpdtuel mouvement.. .12
11
L. Aragon, Chroniquee du Bel Canto, p. 50.
12
Le Pohte et son Ombre (Paris, Seghers, 1963), p. 105.
LA R E C H E R C H E V E R B A L E E T L ' I M A G E 163
13
Ibid., p. 106.
164 LA RECHERCHE VERBAXiE ET L ' l M A G E
De la montagne k la plaine
Court le fantome de la vie
L'ombre sordide de la mort (IV)
. . . e'est vers l'action que les poetes 4 la vue immense sont un jour
ou l'autre entraxn^s. Leur pouvoir sur les mots ötant absolu, leur poesie
3
Lettres de jeunesse, pp. 192-198.
168 CONCLUSION
5
Ibid., p. 191.
6
Poieie involontaire et Poesie intentionnelle, p. 15.
CONCLUSION 171
Le mot «syntaxe» n'est certes pas place dans ces vers pour servir
de metaphore passagere: le poete, on l'a note dans cette 0tude,
a soumis la syntaxe ä un traitement non moins devastateur que
celui qu'il fait subir ä l'histoire et ä la morale bourgeoises. L'unite
logique et syntaxique n'est plus, dans ce poeme, la phrase ou meme
la proposition, mais le vers: la ponctuation et les moyens ordi-
naires de coordination et de subordination sont supprimes au profit
d'un systeme de rythmes et d'espacement des strophes, systeme
qui surimpose au texte ecrit une logique purement vocale.
Dans les rythmes, on a pu distinguer deux tendances, non pas
contradictoires, mais complementaires: l'une, dominee par les
mesures reguläres, coincide avec une plus grande frequence des
procedes rhetoriques repetitifs, et developpe sur le mode lyrique
des sentiments simples, tandis que l'autre fait la part plus grande
ä des metres varies, evite les parallelismes rhetoriques, et repond
aux phases hesitantes d'un debat moral. Mais ces deux tendances
ne signifient pas qu'il y ait une separation franche entre deux
modes alternant ou s'opposant 1'un a l'autre: dans les deux
systemes rythmiques, les mesures gravitent vers les nombres
moyens de l'heptasyllabe et de l'octosyllabe, et d'autre part,
l'homogeneite des effets harmoniques et melodiques contribue
fortement a attenuer le contraste entre les deux types de rythmes.
De telle sorte que les divergences en viennent ä se confondre et se
masquer mutuellement, ce qui pourrait bien expliquer en partie
le fait que plusieurs commentateurs ont impunement choisi de ne
voir qu'un seul aspect de la rythmique eluardienne, celui vers
lequel les aiguillait leur parti pris particulier. E t sans doute les
uns ont-ils raison d'appeler l'attention du lecteur sur les elements
7
Dormer a voir, p . 147.
172 CONCLUSION
ou non, c'eet ce dont on ne peut pae trancher ici: il faut dont laisser
a Eluard la responsabilite de cette ambition et lui faire un credit
de sinc^rite dans la tentative. Mais le lecteur attentif ne peut
manquer de remarquer les limites qui font que l'oeuvre reelle n'est
pas, et ceci de l'aveu meme du poete, l'oeuvre projetee.
La personnalite meme du pofete impose en effet certaines limites
et ferme certaines avenues ä v.ne demarche poetique qui se veut
a la fois ininterrompue et universelle. Le mot de Buffon sur le style
qui est «de l'homme meme» a sans doute ete trop souvent redit,
ä tout propos et hors de propos: il n'en reste pas moins vrai que,
non seulement le style, mais le langage le moins conscient de soi-
meme, emane d'une individualite definissable. Le milieu, le psy-
chisme et jusqu'aux particularites physiques de chaque homme
informent son langage, et le poete n'echappe pas sur ce point au
sort commun. On a constate, ä propos des tonalites de Podsie
ininterrompue, la preponderance de certains phonemes: voyelles
ouvertes ou claires, consonnes continues, qui produisent une langue
liquide et continue, remarquable par la lente propagation de ses
resonances. Inevitablement, cette langue suggere des interpreta-
tions subjectives (encore que soutenues par un phoneticien de la
po^sie aussi «scientifique» que Morier): langue feminine, dirait-on,
propre a exprimer des attitudes passives, des aspirations ind^finies,
une continuity fluide plutöt que des contours precis, des sursauts
de passion ou des appels ä Taction. Ceci ne revient pas a dire que
les expressions de la vigueur, de la colore ou de l'ironie soient ab-
sentee de l'oeuvre d'Eluard: sa poesie de la Resistance temoignerait
assez du contraire. Mais on a vu d'autre part que les poemes de
cette periode ne s'eloignent pas des themes d'avant-guerre: la
poesie d'Eluard a pu «prendre le maquis», son arme principale
demeurait la tendresse de Liberιέ, des Armes de la douleur et des
Sept poemes d'amour en guerre, plutöt que l'asperite de Betes et
mtehants. Et, de meme que les themes, le langage y coule selon le
meme «cours naturel».
Cette langue repond bien ä ce que nous savons de la vie et de la
personne du po^te, et il n'est pas impossible d'etablir une correla-
tion entre les rythmes et harmoniques de sa poesie d'une part,
et d'autre part sa condition de malade pulmonaire chronique,
toujours menace et toujours dans le besoin de certitudes, dont la
plus rassurante £tait certes la presence feminine. Cette poesie, en
effet, n'fleve pas la voix, on n'y trouve ni les exclamations, r.i les
174 CONCLUSION
8
Pierre Emmanuel, Le Je universel chez Paul Eluard, p. 39.
CONCLUSIOK 175
suppose son projet moral? Pourtant, dans Ailleurs Ici Partout, s'il
declare «Les cinq sens confondus c'est l'imagination / Qui voit qui
sent qui touche qui entend qui goüte», il avoue aussi etre «sub-
merge» par «. . . ce flot d'abstractions / Toujours le meme».
Tout projet poetique un peu ambitieux doit necessairement
souffrir quelque defaite. Celle d'Eluard a peut-etre £te de rester
en equilibre entre la pensee et les choses, alors qu'il voulait les
integrer totalement. Mais cet equilibre, s'il represente un echec par
rapport au projet ultime, est aussi la vertu propre ä Poisie ininter-
rompue, qui maintient comme en suspension les Elements les plus
constants en mßme temps que les experiences les plus avancees de
la poetique de Paul Eluard.
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CONSULTfiS
1. P R I N C I P A U X R E C U E I L S D ' E L U A R D
2. R E C U E I L S P O S T H U M E S
3. OUVRAGES E N COLLABORATION
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lution Surrialiste, 1926).
Les Malheure dee Immorteis (avee Max Ernst) (Editions de la R e v u e Fon-
taine, 1945).
L'ImmacuMe Conception (avec Andre Breton) (Paris, Editions Surrealistes,
1930).
Notes sur la Poisie (avec Andre Breton) (Paris, GLM, 1930).
L'Honneur dee Poites (recueil collectif clandestin) (Editions de Minuit, 1943);
Preface de P a u l Eluard.
4. OUVRAGES C R I T I Q U E S
5. REVUES
Cakiers du Sud no. 315, decembre 1952-janvier 1953 (numöro special con-
sacre h Eluard), Löon-Gabriel Gros, «Ta bouche aux levres d'or», pp.
191-196.
—, no. 322, 1954, Marie-Josephe Rustan, «Le Temps poetique de Paul
Eluard», pp. 461-470.
—, no. 326, Juin 1955, Jean Laude, «Notes sur la poesie de Paul Eluard»,
pp. 98-114.
Europe Le numöro special de juillet-aoftt 1953, consacre ä Eluard, contient
divers hommages ä la memoire du poete, en particulier ceux de Jacques
Duclos, Pierre Villon, Leopold Sedar-Senghor, et Ilya Ehrenbourg.
Dans le numero special du dixieme anniversaire de la mort d'Eluard,
novembre-decembre 1962, on releve les articles suivants:
Michel Beaujour, «Analyse de Poesie ininterrompue», pp. 74-87.
Jose Bruyr, «Le Poete et son musicien», pp. 246-261.
Henri Meschonnic, «Eluard poete classique», pp. 135-150.
Rolland Pierre, «Le Vocabulaire de Paul Eluard», pp. 161-178.
Yves Sandre, «Rythmes et structures chez Paul Eluard», pp. 152-160.
Robert D. Valette, «Le Fil de la tendresse humaine», pp. 8-21.
The French Review, XXXIV, no. 6, May 1961; Robert Nugent, «Eluard's
Use of Light», pp. 525-530.
PMLA, September 1961, Francis J . Carmody, «Eluard's Rupture With
Surrealism», pp. 436-446.
—, June 1963, English Showalter, Jr., «Biographical Aspects of Eluard's
Poetry», pp. 280-286.
Studia Neophüologica, X X X I I , no. 1, 1960; Osten Söderg&rd, «Le Vocabu-
laire de Capitale de la Douleur», pp. 106-116.
Tel Quel, no. 2, etö 1960, «Correspondence inedite de Paul Eluard».
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
ET DE PERSONNAGES