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CLAIRE HENNEQUET
1
BAUDELAIRE TRADUCTEUR DE POE
2
TABLE DES ABREVIATIONS
3
INTRODUCTION
4
Dès leurs premières parutions, les traductions des œuvres d’Edgar Allan Poe par
Baudelaire ont été très appréciées. Leurs publications en feuilletons dans différents
journaux1, puis en volumes entre 1856 et 1865, ont valu à Baudelaire d’être largement
félicité pour ce travail par ses contemporains : en 1858, Le Moniteur Universel jugeait
que «M.Baudelaire (…) a traduit [Edgar Poe] d’une manière remarquable dans des sujets
très difficiles. » 2, et cent ans plus tard, dans un ouvrage qu’il consacre à la réception
française de Poe, le critique américain Patrick F. Quinn écrivait : « A translation of this
excellence is hardly less than a tour de force.» 3 .
En dehors de la qualité des traductions qu’il a produites, ses lecteurs et ses critiques
apprécient également l’enthousiasme de Baudelaire pour Poe, qui se manifeste par un
certain acharnement à le faire connaître. En mars 1856 la Revue Française suggérait
même que les lecteurs seraient plus touchés par l’éloquence et l’enthousiasme du
préfacier que par l’auteur américain 4 ! Le temps a donné raison à cet enthousiasme :
Edgar Poe est devenu pour la France et l’Europe un auteur majeur, tant par son influence
sur la littérature à venir (il est notamment considéré comme un précurseur du roman
policier et du roman d’anticipation) que par son succès populaire. Baudelaire, par ses
traductions d’une partie de l’œuvre de Poe et les préfaces et articles qui les ont
accompagnées, a contribué de façon considérable à ce succès. Léon Lemonnier, critique
français qui s’est spécialisé dans la relation qui unit Edgar Poe et la France, estimait en
1928 que : « … Baudelaire a contribué puissamment à la gloire de Poe par sa parole et
ses écrits » 5 . Même si d’autres que lui (et en particulier Mallarmé, autre traducteur
illustre de Poe) se sont attachés à faire découvrir Poe, c’est bien Baudelaire qui a réussi à
1
La première traduction de Poe publiée par Baudelaire est Révélation magnétique, parue dans La liberté de
penser en juillet 1848.
2
Le Moniteur Universel, août 1856. Cité par Léon Lemonnier dans L.LEMONNIER. Les Traducteurs
d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France,
1928. P.157.
3
P.F.QUINN. The French Face of Edgar Poe. Carbondale : Southern Illinois Press, 1957. P.121.
« Une traduction d’une telle excellence n’est rien moins qu’un tour de force » (je traduis).
4
Revue Française, mars 1856 : « M.Baudelaire a, dans sa préface, exhibé le personnage américain de son
auteur avec une verve de sympathie et de talent qui risque fort de dépasser le but, car jusqu’ici, je dois
l’avouer, n’ayant encore lu que la moitié du livre, la préface m’en paraît le morceau capital, l’histoire la
plus touchante, la plus humaine et même la plus extraordinaire. ». Cité par L.LEMONNIER, Idem, P.155.
5
L.LEMONNIER. Ibid. P.162.
5
faire d’un auteur alors peu connu « un grand homme pour la France» 1 , sinon pour
l’Europe toute entière. Plus récemment, certains auteurs, comme Claude Richard2 ou Jany
Berretti3, ont, eux, insisté sur les aspects négatifs que l’influence baudelairienne a pu
avoir sur la réception française d’Edgar Poe et de son œuvre, et notamment sur ce qu’on
pourrait appeler l’ombre portée de Baudelaire sur l’œuvre et le mythe qui accompagne la
figure de l’auteur américain. Ces critiques nous montrent en creux la place prépondérante
qu’occupe aujourd’hui encore le travail de Baudelaire parmi toutes les traductions et
critiques de l’œuvre de l’auteur américain. Les Histoires extraordinaires traduites par
Charles Baudelaire demeurent le recueil de Poe le plus connu et le plus lu en France, et la
gloire de Baudelaire en tant que traducteur reste immense. Elle est telle qu’Inès Oseki-
Depré le classe parmi « les grands traducteurs français du siècle (Hugo, Baudelaire,
Mallarmé, Madame de Staël, Leconte de Lisle) » 4 , si bien qu’il n’est peut-être pas
exagéré de penser qu’elle participe à sa gloire de poète.
1
C.BAUDELAIRE. Lettre à Sainte-Beuve du 19 mars 1856 : « Il faut, c’est-à-dire je désire, qu’Edgar Poe,
qui n’est pas grand-chose en Amérique, devienne un grand homme pour la France. ». Cor.I. Paris :
Gallimard, 1993, (Coll.La Pléiade). P.343.
2
Spécialiste français de Poe. C.RICHARD. « Le mythe de Poe », in E.POE, Contes. Essais. Poèmes. Paris:
Robert Laffont, 1989, pp.9-23 (Coll. Bouquins).
3
Spécialiste de traduction. J.BERRETTI. « Influençable lecteur : le rôle de l’avant-lire dans la lecture du
Poe de Baudelaire. », in Palimpsestes n° 9, 2e trimestre 1995: La lecture du texte traduit. Paris : Presse de
la Sorbonne Nouvelle, 1995, pp.57-72.
4
I.OSEKI-DEPRE. Théories et pratiques de la traduction littéraire. Paris : Armand Colin, 1999. P.53.
5
Par exemple la première édition des Œuvres complètes de Baudelaire, parue chez Michel Lévy en 1869.
6
intellectuel »1. Mais les enjeux de la traduction (à la fois comme processus et comme
activité) ne se résument pas à l’influence de Poe sur Baudelaire car celui-ci aurait pu être
influencé par Poe par la simple lecture de ses œuvres.
Les critiques de Baudelaire se sont également beaucoup intéressés à l’aspect économique
du travail de traducteur de Baudelaire. Cette activité a effectivement été pour lui une
rente de subsistance bienvenue étant donné ses constantes difficultés pécuniaires.
Cependant, il nous semble qu’il s’agit là aussi d’une analyse réductrice : une activité qui
a accompagné Baudelaire pendant dix-sept ans n’a sans doute pas eu dans sa vie une
valeur exclusivement économique ; elle ne peut manquer d’avoir eu une certaine
influence sur lui, par exemple sur sa façon d’appréhender l’écriture. Il faut peut-être voir
dans cette analyse la marque d’un certain déni de la valeur propre de la traduction. Ce
déni se manifeste plus ou moins fortement selon les époques et on le retrouve par
exemple dans la thèse avancée par Claude Pichois2 en 1967 - quelle qu’en soit la justesse
sur le plan psychologique- qui voit dans l’activité de traduction de Baudelaire une
procrastination de son propre travail de poète.
Nous nous retrouvons donc face à un double constat : celui d’une insuffisance dans le
domaine critique et celui d’une injustice faite à l’activité de traduction de Baudelaire,
dont on n’imagine pas qu’elle ait pu entretenir un lien avec la constitution de son œuvre
de poète. Or la seconde moitié du XXe siècle, qui a connu un important effort de
théorisation du processus et de l’objet traduction, a été le moment d’une revalorisation de
la traduction, dans la continuité de laquelle nous nous situons en ce début du XXIe siècle.
Nous nous intéresserons donc exclusivement dans cette étude à cet aspect peu étudié de la
vie et de la carrière de Baudelaire : son œuvre de traducteur.
1
P.VALERY. « Situation de Baudelaire », in Variété, in Œuvres I. Paris : Gallimard, 1957, (Coll. La
Pléiade). P.599.
2
Dans : C.PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire, Etudes et témoignages.
Neuchâtel : La Baconnière, 1967, pp.242-261.
3
Plus précisément, d’une partie des œuvres de Poe.
7
également traduit d’autres auteurs, de Quincey par exemple. La place qu’a eue la
traduction dans sa vie et ses activités quotidiennes nous incite à penser que la traduction a
eu un sens particulier pour lui. Quels sont les enjeux de la traduction pour le poète qu’est
ou que veut devenir Baudelaire entre 1848 et 1865?
Deux articles, qui tentent de rapprocher traduction et création poétique, nous ont orienté
dans cette voie: dans un article de 1999, Eric Dayre, comparatiste français, avance que la
traduction aurait permis à Baudelaire d’inventer le poème en prose2, et Emily Salines,
spécialiste de traduction, analyse, dans un recueil de 1999 traitant de l’interaction entre
traduction et création, les mécanismes de l’appropriation par le biais de la traduction chez
Baudelaire3 en s’intéressant à certains poèmes, notamment « Le Guignon », patchwork
littéraire composé de quelques vers introducteurs de Baudelaire et de vers traduits de
Gray et de Longfellow.
Pour Valéry, les valeurs échangées par le biais de la traduction semblent donc être: le
sens, car Poe apporte à Baudelaire de la matière qui nourrira ses réflexions esthétiques;
et: la gloire, ou postérité, car en faisant connaître et aimer Poe et son œuvre, Baudelaire
1
Lorsqu’il a commencé à traduire Poe, Baudelaire avait en effet déjà composé la plupart des pièces qui
forment le recueil des Fleurs du Mal et la période pendant laquelle il a pratiqué la traduction a vu la
publication des Fleurs et l’écriture des Petits poèmes en prose.
2
E.DAYRE. « Baudelaire, traducteur de Thomas de Quincey. Une prosaïque comparée de la modernité. »,
in Romantisme. Revue du 19e siècle n°106, 4e trimestre 1999 : Traduire au 19e siècle. Paris : Sedes, 1999,
pp.31-52.
3
E.SALINES. “Baudelaire and the alchemy of translation”, in The Practices of Literary Translation:
Constraints and Creativity. Dir. par BOASE-BEIER, Jean et HOLMAN, Michel. Manchester: St. Jerome
Publishing, 1999, pp.19-30.
4
P.VALERY. op.cit. page 7. P.607 (en italique dans le texte).
8
assure à celle-ci sa survie dans le temps. Nous empruntons le terme de gloire à un texte
de Walter Benjamin : La Tâche du traducteur1, qui a également largement influencé notre
postulat. Dans ce texte, Benjamin distingue dans la « vie » d’une œuvre trois moments :
sa filiation (ses origines), sa création (ce qu’elle est), et sa survie (le moment de sa
gloire). Pour lui, la traduction, comme la critique, découle de la gloire (ou célébrité) d’un
texte en même temps qu’elle est une manifestation tangible de celle-ci, car l’œuvre elle-
même ne peut être sa propre gloire, sa propre survie. La traduction des œuvres de Poe par
Baudelaire a permis à ces œuvres d’atteindre un point de l’histoire que celles-ci
n’auraient pu atteindre sans la traduction et les préfaces de Baudelaire.
Le fil conducteur de cette étude sera donc l’exploration des modalités et du contenu de
cet échange de gloire et de sens.
1
W.BENJAMIN. « La Tâche du traducteur. », in Œuvres I. Paris : Gallimard, 2000 (1ère éd: 1923), pp.244-
262. (Coll. Folio Essais).
2
Qualité remise en cause par Henri Van Hoof dans son Histoire de la traduction en Occident : « la
traduction baudelairienne est plus littérale qu’aisée… ». H.VAN HOOF. Histoire de la traduction en
Occident. Paris/Louvain-la-Neuve : Duculot, 1991. P.71.
3
Voir supra page 6, Claude Richard.
9
changement d’époque. S’il est tentant de voir en Baudelaire un précurseur en maints
domaines, dont celui de la traduction, il faut se garder de lire abusivement dans son
oeuvre nos propres préoccupations. Ainsi, appréhender l’attachement de Baudelaire à
produire une traduction littérale à l’aune des écrits d’Antoine Berman, qui datent des
années 1990, serait une erreur ; car si la littéralité est pour Berman une façon d’accueillir
à travers la traduction l’étranger, c’est-à-dire l’Autre, dans la langue, Baudelaire aurait
plutôt tendance à faire une traduction littérale pour rester fidèle à l’étrangeté du texte,
c’est-à-dire à ses effets fantastiques.
Enfin, il nous faudra souligner le caractère multidirectionnel de la traduction, sorte
d’alchimie par laquelle tous les éléments : texte, langue de traduction, traducteur, se
trouvent finalement transformés, touchés par le processus.
Pour tenter de mettre au jour ce qu’ont pu être les enjeux de la traduction pour
Charles Baudelaire, nous nous pencherons dans un premier temps sur la question de ses
motivations, c’est-à-dire sur ce que Baudelaire pense trouver dans Poe, ou ce qu’il veut
lui prendre. L’étude de ces motivations nous fournira quelques points de repère grâce
auxquels nous pourrons tenter d’analyser ensuite le travail effectivement réalisé par
Baudelaire, à la fois traducteur et introducteur de Poe en France: nous montrerons qu’il
est parvenu à donner à l’œuvre de Poe sa signification, et étudierons quel a été le
processus de constitution de cette signification. Enfin, nous questionnerons l’influence de
la traduction sur l’œuvre de Baudelaire. Ce que le processus, l’activité et l’objet lui ont
apporté pour lui-même et pour son œuvre est l’aboutissement imprévisible de la
métamorphose opérée par la traduction.
10
PREMIERE PARTIE :
11
INTRODUCTION
12
A_ L’ENTHOUSIASME
1) Définition
Cet enthousiasme est d’ordre esthétique et personnel. Baudelaire a découvert chez Poe un
genre de beauté bizarre qui lui plait énormément : en mars 1854 il écrivit à sa mère, à qui
il envoyait un volume de poésie de Poe (non traduites) : « [dans] le petit livre que tu
trouveras ci-inclus (…) tu ne trouveras que du beau et de l’étrange.» 2 . Or le beau mêlé
d’étrange est celui-là même que Baudelaire se donne pour horizon esthétique : « Ce qui
n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; - d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-
dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique
de la beauté. », peut-on lire dans un de ses journaux intimes3, définition qu’il reprendra
dans les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » : « l’étrangeté, qui est comme le condiment
indispensable de toute beauté. » 4. Baudelaire a ressenti entre l’oeuvre de Poe et sa propre
poésie − écrite ou en gestation− une affinité profonde : « La première fois que j’ai ouvert
un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par
1
C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps
qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.53. Il est difficile de dater précisément cette découverte. Baudelaire a peut
être eu connaissance de fragments de Poe en 1846 ou 1847, comme il l’écrit lui-même dans sa lettre à
Armand Fraisse du 18 février 1860. Cor.I. P.676.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 8 mars 1854. Cor.I. P.269.
3
Fusées VIII. In C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001. (Coll. Bouquins).
P.393.
4
C.BAUDELAIRE. NNlles. In E.A.POE. OEP. Paris : Gallimard, 1951 (Coll. La Pléiade). P.1062.
13
moi, mais des PHRASES pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant.» 1 .
Baudelaire lui-même insista fréquemment sur ce phénomène de fraternité artistique, en
mettant en avant ce qu’il appelle leur ressemblance, par exemple dans son « Avis du
traducteur » de 1864 : « pourquoi n’avouerais-je pas que ce qui a soutenu ma volonté,
c’était le plaisir de leur présenter [aux Français] un homme qui me ressemblait un peu,
par quelques points, c’est-à-dire une partie de moi-même ?» 2 .
L’enthousiasme que Baudelaire éprouvait pour l’œuvre de Poe s’est accompagné d’un
mouvement de sympathie pour l’auteur. Baudelaire manifesta en effet une profonde
empathie pour le personnage de Poe tel qu’il le découvrit dans les notices nécrologiques
parvenues jusqu’à lui, et notamment dans la notice signée « Ludwig »3, dont l’auteur est
en réalité Rufus W. Griswold, l’exécuteur testamentaire d’Edgar Poe. Poe est décrit dans
cette notice comme un homme malheureux, alcoolique et solitaire, et Baudelaire semble
avoir été très touché par cette vie difficile qu’il racontera à son tour dans son premier
article sur Poe : « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages » 4 , paru en 1852. Cette
empathie provient sans doute du sentiment de ressemblance, de fraternité qu’éprouvait
Baudelaire envers Poe : les difficultés matérielles et morales de l’auteur d’une oeuvre
dont il se sentait très proche lui renvoyaient l’image de ses propres difficultés
quotidiennes. « Comprends-tu maintenant, pourquoi, au milieu de l’affreuse solitude qui
m’environne, j’ai si bien compris le génie d’Edgar Poe, et pourquoi j’ai si bien écrit son
abominable vie ?» 5 , écrivit-il à sa mère en 1853.
1
Lettre de Charles Baudelaire à Théophile Thoré du (+/- ) 20 juin 1864. Cor.II. P.386.
2
C.BAUDELAIRE. « Avis de traducteur », in E.A.POE. OEP. P.1063.
3
Article paru dans le New York Daily Tribune le 9 octobre 1849. Cet article sera ensuite plagié par
J.R.Thompson et J.Daniel pour leurs propres notices nécrologiques, parues, pour le premier, en novembre
1849, et pour le second, en mars 1850, dans le Southern Literary Messenger. L’article Ludwig sera
également repris par son auteur Griswold dans l’édition Redfield des œuvres complètes de Poe : The Works
of the Late Edgar Allan Poe. Baudelaire a utilisé ces trois articles pour écrire « Edgar Allan Poe, sa vie et
ses ouvrages ».
4
Article paru dans la Revue de Paris en mars-avril 1852, et qui sera en partie repris dans la préface aux HE
en 1856.
5
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 26 mars 1853. Cor.I. P.214.
14
2) Enthousiasme et désir de traduire
A première vue, l’enthousiasme que Baudelaire a manifesté pour Edgar Poe et son
œuvre semble constituer, parce qu’il est si intense, le moteur du projet de traduction : ce
projet serait issu de la volonté de Baudelaire de faire connaître Poe, volonté qui serait
comme la suite logique d’un tel enthousiasme. « Quel dévouement à son auteur ! » 1 ,
écrivait Charles Asselineau en 1869, après avoir décrit la « rare énergie de sympathie» 2
avec laquelle Baudelaire a réalisé sa traduction. Baudelaire a en effet décidé que : « Il
faut, c’est-à-dire je désire, qu’Edgar Poe, qui n’est pas grand-chose en Amérique,
devienne un grand homme pour la France » 3, ainsi qu’il l’écrit à Sainte-Beuve en 1856.
Pourtant cette analyse pourrait bien être remise en cause par une approche plus
précise de l’enthousiasme baudelairien. Celui-ci n’était peut-être pas en effet si immense
qu’une analyse rapide peut le laisser penser. Plusieurs éléments tendent au contraire à
montrer que l’enthousiasme manifesté par Baudelaire pour l’œuvre de Poe et sa
sympathie pour l’auteur, loin d’être démesurés, étaient au contraire tout à fait
raisonnables. Or si cet enthousiasme n’est pas total, il nous faudra réévaluer son
importance en tant que motivation pour Baudelaire dans son entreprise de traduction.
1
C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps
qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.62.
2
C.ASSELINEAU. Idem. P.54.
3
Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 19 mars 1856. Cor.I. P.343.
4
Lettre de Charles Baudelaire à Théophile Thoré du (+/- ) 20 juin 1864. Cor.II. P.386.
15
m’accuse, moi, d’imiter Edgar Poe ! Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit
Edgar Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de
lui… ». Dans ce contexte, la ressemblance entre lui et Poe est nettement infléchie par
Baudelaire : c’est parce que Poe lui ressemblait que Baudelaire dit avoir voulu le traduire,
et non parce que lui-même se sentait ressembler à Poe. La fraternité littéraire est donc ici
teintée d’un certain narcissisme, qui s’explique par le désir de Baudelaire de défendre son
originalité propre. Cet exemple permet de voir que la correspondance de Baudelaire
n’exprime pas nécessairement les véritables sentiments de celui-ci envers Poe et son
œuvre : des motivations qui ne sont pas toujours visibles à la première lecture peuvent
influer sur les propos qu’il tient sur Edgar Poe.
Or, cette prudence doit être redoublée lorsqu’on sait que Baudelaire avait un goût
prononcé pour la mystification, dont il faisait souvent profiter ses amis, comme l’indique
Eugène Crépet dans sa biographie du poète. Crépet rapporte notamment que Baudelaire
prétendit avoir entamé lors de son voyage en Inde un négoce de bovins : « Le temps
même lui eut manqué pour entreprendre un tel négoce. Qu’il ait raconté l’avoir fait, cela
est croyable. −Un poète marchand de bœufs ! ingénieuse réminiscence d’Apollon…»1, et
conclut : « Je crois le lecteur suffisamment édifié sur la véracité des récits de Baudelaire à
ses jeunes amis, − qui d’ailleurs n’en étaient point toujours dupes…»2 . Il est donc tout à
fait envisageable que Baudelaire ait manifesté son enthousiasme pour Edgar Poe en
public ou dans ses lettres en l’outrant volontairement, attitude qu’il pouvait penser seoir à
son propre personnage d’artiste.
1
E.CREPET. Charles Baudelaire. Etude biographique. Genève : Slatkine Reprints, 1993 (1ère éd: 1906).
P.30.
2
E.CREPET. Idem. P.31.
16
sa mère du 8 mars 1854, que nous avons citée plus haut est en effet l’une des rares où
Baudelaire relève un aspect négatif dans cette œuvre:
« Ma chère mère, le petit livre que tu trouveras ci-inclus n’est guère, je te l’avoue,
qu’une grossière câlinerie. Tu y trouveras, j’en suis sûr, des choses
merveilleuses ; excepté dans les Poésies de jeunesse, et dans Scenes from
Politian, qui sont à la fin, et où il y a du médiocre, tu ne trouveras que du beau et
de l’étrange. » 1.
D’autre part, on est également forcé de remarquer que Baudelaire a finalement donné peu
d’analyses strictement littéraires de l’œuvre de Poe. En effet les articles et préfaces de
Baudelaire portent davantage sur la figure de l’auteur que sur son œuvre. Dans l’article
de 1852, par exemple, ainsi que dans sa refonte en préface aux HE de 1856, Baudelaire
offre à ses lecteurs une présentation biographique forte et évocatrice, tandis que son
analyse strictement littéraire, très courte, reste superficielle, et qu’elle est en grande partie
« empruntée » à différents critiques américains, sur les articles desquels Baudelaire s’est
appuyé pour écrire ses notices2.
Nombreux sont ceux qui ont vu dans cette pauvreté critique le signe d’une
paralysie des capacités de jugement de Baudelaire. Pour Patrick F.Quinn, par exemple, la
faiblesse des analyses littéraires de Baudelaire serait la marque d’un manque de distance
critique et d’une implication démesurée :
« Baudelaire was never able to examine Poe with any degree of critical
detachment. (…) That so gifted a critic should have become tongue-tied on the
subject of his greatest enthusiasm is an indication of how deeply implicated in
Poe’s work Baudelaire felt himself to be»3.
1
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick.op.cit. page 12.
2
Voir à ce sujet C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck,
1978. Appendice VII_ Baudelaire critique d’Edgar Poe. PP.869-908.
3
P.F.QUINN. op.cit. page 5. Page 15-16. « Baudelaire n’a jamais été capable d’examiner l’œuvre de Poe
avec la moindre distance critique (…). Qu’un critique si doué soit resté muet sur le sujet de son plus grand
enthousiasme nous donne une indication sur le degré d’implication de Baudelaire dans l’œuvre de Poe. »
(je traduis).
4
C.ASSELINEAU. op.cit. page 15.
17
une identification totale de Baudelaire aux thèses de Poe nous semble pouvoir être
interprété au contraire comme une distance raisonnable de Baudelaire vis-à-vis de Poe,
mais peu mise en avant par lui. Baudelaire aurait cherché à dissimuler les critiques qu’il
pouvait formuler contre l’œuvre de l’écrivain américain pour ne laisser paraître qu’un
enthousiasme total, qu’il mettait en scène dans une habile stratégie publicitaire.
Voyons par exemple les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » de 1857, qui constituent la
préface aux NHE. Il a été établi que ce texte contient plusieurs passages dans lesquels
Baudelaire plagie Poe 1 . Baudelaire traite dans les troisième et quatrième parties des
théories littéraires de Poe, et, à cette occasion, cite le Poetic Principle et le commente. Or
ses commentaires ne sont souvent qu’une paraphrase, et parfois même une traduction
littérale et sans commentaire, du texte d’Edgar Poe et de différents articles critiques de
Poe publiés dans l’édition Griswold que Baudelaire avait en sa possession. Le lecteur non
averti n’est pas en mesure de deviner que les mots qu’il lit ne sont pas de Baudelaire.
Georges Walter a analysé cette façon d’utiliser les écrits de l’autre en son nom propre
comme le signe d’une identification totale de Baudelaire à Poe, Baudelaire ne distinguant
plus ses pensées de celle de l’auteur qu’il veut présenter : « [Baudelaire] a fini par se
confondre avec son frère.» 2.
Mais ce procédé nous semble pouvoir être interprété d’une toute autre façon. Nous y
voyons le signe d’un recul de l’investissement de Baudelaire dans l’œuvre de Poe : au
lieu de nous donner son opinion sur ces textes, Baudelaire se contente d’emprunter à Poe.
En n’analysant pas lui-même ces textes, il nous dissimule le jugement qu’il porte sur eux.
Alors que l’article de 1852 et la préface de 1856 touchaient le lecteur par le ton
enthousiaste et profondément impliqué de Baudelaire − comme le soulignait la Revue
française en mars 18563- les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » de 1857 semblent plus
froides. Les passages les plus saillants sont ceux où Baudelaire développe des idées ou
des thèmes qui lui sont chers, notamment celui du progrès, et qui sont relativement
éloignés de l’œuvre de Poe. Le texte frappe également par sa virulence anti-américaine et
son aigreur générale. On est très loin de la candeur avec laquelle Baudelaire défendait son
1
Voir à ce sujet, infra C.RICHARD., note 1 page 19, et M.BRIX., note 2 page 18.
2
G.WALTER. Enquête sur Edgar Allan Poe, poète américain. Paris : Phébus, 1998. P.448. Cité par
M.BRIX. dans son article « Baudelaire, « disciple » d’Edgar Poe ? » (P.57), in Romantisme. Revue du 19e
siècle n°122, 4e trimestre 2003 : Maîtres et disciples. Paris : Sedes, 2003, pp. 55-70.
3
Cité en introduction, page 5.
18
auteur dans l’article de 1852. Dans ce contexte, l’utilisation des mots de Poe nous semble
pouvoir être interprétée comme une manière commode pour Baudelaire d’allonger son
texte. Pour composer sa préface de 1856, Baudelaire avait déjà beaucoup utilisé
l’emprunt. Pour Claude Richard, ce texte est « une mosaïque de remarques empruntées à
J.R. Thompson, John Daniel, Rufus Griswold, Philip Pendleton Cooke, Nathaniel Parker
Willis, James Russell Lowell, George Graham et James Hannay » 1 . Si on explique
l’emprunt à Poe par un phénomène d’identification, comment alors expliquer l’emprunt à
tous ces critiques, sinon comme une façon de s’aider dans l’écriture d’un article qui
pouvait être vendu à des revues, dans le cas de l’article de 1852, et de préfaces que
Baudelaire avait promises à l’éditeur de ses traductions ? Peut-être l’emprunt pouvait
s’expliquer en 1852 par la connaissance lacunaire de Baudelaire des œuvres de Poe,
Baudelaire utilisant l’opinion de ses confrères sur les sujets qu’il connaissait mal, comme
la poésie. Mais en 1857, Baudelaire avait comblé ces lacunes ; pourtant les « Notes
nouvelles » sont composées de la même façon que l’article de 1852 et sa refonte en
préface, en empruntant ici essentiellement à Poe lui-même. C’est la marque d’un recul de
son investissement ; plutôt que de donner à ses lecteurs une analyse plus approfondie de
l’œuvre de Poe, par exemple de ses opinions philosophiques et scientifiques, Baudelaire
se contente de réutiliser ses premières analyses −et ses premières sources− en y ajoutant
un digest de certains écrits critiques de l’auteur.
1
C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.896.
2
P.M.WETHERILL. Baudelaire et la poésie d’Edgar Poe. Paris : A.G. Nizet, 1962. P.10.
19
Poe qu’à cette époque Baudelaire n’avait lu que trois poèmes de lui1 : « Les Cloches »,
« Le Corbeau » et « Le Pays des songes ». Le second essai, la préface de 1856, dénote
une indifférence relative envers cette poésie, qui peut néanmoins s’expliquer par le fait
que cette préface précède un recueil de prose. Baudelaire n’y fait que quelques allusions
vagues à l’oeuvre poétique de Poe, qui sont souvent des traductions masquées d’articles
de critiques américains, comme l’a montré Claude Richard2. Il est également frappant que
la remarque la plus importante portant sur la poésie soit reprise de l’article de 1852 : « sa
poésie [est] profonde et plaintive, ouvragée, néanmoins, transparente et correcte comme
un bijou de cristal.» 3. On peut s’étonner de ce que Baudelaire ait réutilisé une phrase
écrite alors qu’il ne connaissait presque rien de la poésie de Poe. Faut-il en conclure
qu’une fois mieux renseigné sur celle-ci, il n’ait rien voulu en dire ?
Le fait que Baudelaire ait choisi de ne pas traduire la poésie de Poe4 nous incite à croire
que oui. Même s’il rechignait à l’écrire ou à le dire clairement, pour lui, l’intérêt de Poe
devait résider ailleurs que dans sa poésie. Certes, Baudelaire a expliqué son choix de ne
pas traduire cette poésie dans son « Avis du traducteur » de 1864 : « il me resterait à
montrer Edgar Poe poëte et Edgar Poe critique littéraire. Tout vrai amateur de poésie
reconnaîtra que le premier de ces devoirs est presque impossible à remplir… » 5 .
Cependant la façon dont il allègue de la difficulté de la tâche nous semble être une
manière élégante de mettre un voile sur son absence de désir de traduire ces poèmes. Si
Baudelaire avait réellement souhaité faire découvrir la poésie d’Edgar Poe, il y serait sans
nul doute parvenu. Mais ce sont ses contes qu’il a voulu traduire, car, par goût ou pour
une autre raison, ils lui convenaient mieux.
Il est maintenant clair que l’enthousiasme de Baudelaire n’a pas empêché celui-ci
d’avoir une vision dépassionnée de l’œuvre d’Edgar Poe, oeuvre qu’il n’a pas aimée dans
sa totalité et sans recul critique. Pourtant il n’a pas exprimé cette distance de façon
1
Il utilise notamment les analyses de James Russel Lowell. C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et
critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.901.
2
C.RICHARD. Idem.
3
C.BAUDELAIRE. EAP 2. In E.A.POE. OEP. P.1045.
4
Exception faite des poèmes figurant dans les contes, et de: « A ma mère », et « Le Corbeau ».
5
C.BAUDELAIRE. « Avis du traducteur », in E.A.POE. OEP. P.1063.
20
explicite. Pourquoi Baudelaire aurait-il pu vouloir dissimuler la distance qu’il conservait
vis-à-vis de l’œuvre d’Edgar Poe? La meilleure explication nous semble être d’ordre
stratégique. Dès lors que Baudelaire avait décidé de faire de Poe un grand homme pour la
France il devenait contraire à son projet de manifester la moindre réserve vis-à-vis de son
œuvre, qu’il valorisait en toute occasion. Conscient des faiblesses de cette littérature, il
n’a pas voulu mettre en avant ces défauts pour éviter de ternir l’image de celui dont il
voulait à tout prix faire une figure importante pour la littérature contemporaine.
En réalité, ce n’est donc peut-être pas le désir de faire connaître Poe qui est
subordonné à l’enthousiasme de Baudelaire, mais cet enthousiasme qui s’est subordonné
à son projet. Nous ne cherchons certes pas à nier que Baudelaire ait été très touché par
l’œuvre de Poe : l’article de 1852 porte les traces de cette émotion. Néanmoins,
l’enthousiasme n’est peut-être pas la motivation première de Baudelaire. Quelles sont
donc ses autres motivations ?
21
B_ LES MOTIVATIONS D’ORDRE ECONOMIQUE
Très vite, Baudelaire n’écrivit donc plus en dilettante comme pendant sa jeunesse,
mais dut vivre de sa plume. Dans un tel contexte, ses traductions, tout comme ses poèmes
ou ses articles critiques, étaient une source potentielle de revenus : « Je regarde les
traductions comme un moyen paresseux de battre monnaie.» 2 , écrivait-il en 1865 à
Madame Meurice. Chaque publication dans un journal ou une revue était rémunérée par
la revue en question, ce qui explique les nombreuses démarches de Baudelaire pour tenter
de placer ses textes ou ses traductions. On constate que lorsque Baudelaire voyait
certaines de ses pièces refusées, il essayait parfois de proposer à leur place la traduction
d’un conte de Poe :
« Je présume que la raison qui vous empêche de prendre Le Peintre de la vie
moderne s’applique également à tout autre morceau critique (…). Mais si j’avais
1
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 5 avril 1855. Cor.I. P.311.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Meurice du 18 février 1865. Cor.II. P.467.
22
eu le plaisir de vous voir, je vous aurais parlé de quelque chose qui sans doute
vous aurait plu (…). La chose en question, c’est deux nouvelles d’Edgar Poe… »1.
Il semblerait d’après cette lettre que les traductions étaient susceptibles de plaire ou d’être
vendues aux revues plus facilement que les poèmes de Baudelaire ou ses articles
critiques. Elles étaient un moyen plus facile de « battre monnaie ». Baudelaire, bien que
convaincu que le succès viendrait pour ses propres œuvres : « Je suis convaincu, − tu
trouveras peut-être mon orgueil bien grand, − que si peu d’ouvrages que je laisse, ils se
vendront fort bien après ma mort. » 2, avait conscience que ses poésies à la réputation
sulfureuse ne pouvaient suffire à sa subsistance, pas plus que ses articles critiques
puisque « la critique, en général, s’écoule lentement et se réimprime peu.» 3 . Il vit par
contre dans l’oeuvre d’Edgar Poe un possible succès de librairie, qu’il fit tout pour
favoriser4.
La parution des traductions d’Edgar Poe en volumes fut un réel succès de
librairie : en 1868 paraissaient la sixième édition des HE et la quatrième édition des NHE.
Elles furent la seule source de revenus réguliers de Baudelaire au point de devenir pour
lui une petite rente. Le 1er novembre 1863, pourtant, Baudelaire, pressé par le besoin,
vendit intégralement ses droits sur sa traduction des œuvres d’Edgar Poe à son éditeur
Michel Lévy. «Combien je regrette la ridicule aliénation que j’ai faite de mes droits
sur ma traduction de Poe pour 2000 francs comptants (…). Ces cinq volumes étaient une
rente approximative de 400 à 600 francs par an, malgré l’exiguïté de mes droits. » 5 ; le
regret exprimé par Baudelaire dans cette lettre à sa mère nous fait bien voir l’importance
qu’avaient dans sa vie financière ses traductions d’Edgar Poe : l’activité de traducteur a
assuré au poète une relative stabilité financière pendant de nombreuses années,
complétant les revenus que Baudelaire pouvait tirer de ses propres œuvres.
1
Lettre de Charles Baudelaire à Léon Bérardi du 19 août 1863. Cor.II. P.313-314.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 11 février 1865. Cor.II. P.456.
3
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 22 décembre 1865. Cor.II. P.552.
4
Voir infra, IIème partie.
5
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 11 décembre 1865. Cor.II. P.457.
23
Baudelaire écrivait à sa mère en 1865 : « Tu as bien compris maintenant que
quand un écrivain reste maître de sa propriété, et qu’il a un certain nombre d’ouvrages
d’une vente facile, il possède une espèce de rente. » 1. Il est très probable que les HE et
les NHE, et dans une moindre mesure, les trois autres volumes de ses traductions
(Aventures d’Arthur Gordon Pym, Eurêka, Histoires grotesques et sérieuses) faisaient
partie de ces ouvrages que Baudelaire qualifie « d’une vente facile » et qui devaient
assurer son quotidien. Un autre ouvrage complète cette catégorie de l’œuvre de
Baudelaire : Les Paradis artificiels, dont la seconde partie, intitulée « Un Mangeur
d’opium » est une traduction libre, sous la forme d’un résumé ponctué de commentaires
et de citations, des Confessions of an English Opium-eater et de Suspiria de profundis de
Thomas de Quincey. On peut imaginer que Baudelaire ait également cherché avec cet
ouvrage le succès de librairie : les drogues étaient au XIXe siècle un sujet à la mode. Là
aussi, la traduction a peut-être été une façon avantageuse pour le poète d’offrir à la vente
un texte dont il espérait un succès facile, puisque les Confessions de de Quincey avaient
fait sensation lors de leur publication en 1821 en Angleterre. Il ne faut pas voir dans cet
intérêt mercantile pour l’œuvre de Poe une motivation vulgaire ou une trahison de son
propre enthousiasme par Baudelaire, mais plutôt reconnaître son indéniable talent
d’éditeur. Même s’il n’a pas été à proprement parler le découvreur de Poe ni de Quincey,
déjà traduit par Musset, il a néanmoins su reconnaître le succès potentiel de ces auteurs
peu connus, et les amener à ce succès grâce à ses traductions françaises et aux stratégies
éditoriales qui les ont accompagnées. On peut légitimement se demander quelle aurait été
la fortune du Melmoth the Wanderer de Charles Mathurin si Baudelaire l’avait finalement
traduit, comme il en a eu le projet en 18652.
1
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 22 décembre 1865. Cor.II. P.552.
2
Plusieurs lettres à Michel Lévy et à Madame Meurice attestent de ce projet. Voir Cor.II. PP.461, 466-67,
471.
24
C_ LES MOTIVATIONS INCONSCIENTES
Henri Peyre, pour sa part, avait insisté en 19513 sur le rôle positif qu’ont pu jouer les
écrits de Poe auprès de Baudelaire. La traduction, c’est-à-dire ici la pratique intensive des
textes de Poe, aurait été pour Baudelaire l’occasion de trouver confirmation à certaines de
ses intuitions, et donc de les asseoir avec plus de force dans sa propre réflexion
esthétique.
« Enfin et surtout, deux termes essentiels de l’esthétique baudelairienne n’auraient
pas été affirmé par lui avec autant de force et de bonheur s’il n’avait trouvé chez
son frère aîné d’Amérique confirmation de ce qu’il portait déjà obscurément en
lui : le rôle primordial accordé à l’imagination et la conception de la poésie
comme puissance de suggestion.» 4 .
Il est très possible que l’activité de traduction ait répondu chez Baudelaire à un
besoin de se rassurer. Les écrits intimes de Baudelaire trahissent une importante angoisse
liée au travail et à la production. Baudelaire, à la différence des écrivains de la génération
des romantiques qui l’ont précédé, produisait peu. La flânerie, la réflexion et le travail,
plutôt que l’inspiration, tenaient une place importante dans le processus créatif de ce
poète. Cette productivité réduite inquiétait Baudelaire, même s’il avait conscience qu’elle
donnait une autre valeur à ses écrits, ciselés comme des bijoux plutôt qu’écrits dans un
style coulant et facile. Sa mère, Ancelle peut-être, ou encore sa maîtresse Jeanne, lui
1
C.PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire, Etudes et témoignages. Neuchâtel :
La Baconnière, 1967, pp.242-261.
2
C.PICHOIS. Idem. P.246.
3
H.PEYRE. Connaissance de Baudelaire. Paris : José Corti, 1951.
4
H.PEYRE. Idem. PP.113-114.
25
renvoyaient sans doute cette inquiétude, comprenant peut-être mal pourquoi Baudelaire
n’écrivait pas plus ou pourquoi son succès tardait à venir. La traduction, en tant
qu’activité et production, pouvait répondre à cette angoisse.
En tant que production d’abord, les traductions étaient un produit tangible de son
travail. Alors que ses poésies demandaient des années de maturation et que Baudelaire a
longtemps rechigné à les faire publier, ne les considérant pas achevées, les traductions
des œuvres d’Edgar Poe, même si elles demandaient un travail considérable, furent assez
rapidement publiées dans des journaux et revues, puis en volumes. Pour Baudelaire,
c’était peut-être là une façon de prouver, aux autres comme à lui-même, que son travail
aboutissait bien à quelque chose. De plus ses traductions lui donnaient une existence
sociale : poète encore inconnu, puis peu connu, Baudelaire était déjà le traducteur
d’Edgar Poe en France. Baudelaire lui-même insista sur son travail de traducteur dans ses
lettres aux académiciens, lorsqu’il proposa sa candidature comme aspirant au fauteuil de
Lacordaire en 1861 : « Il est possible qu’à des yeux trop indulgents, je puisse montrer
quelques titres : permettez-moi de vous rappeler un livre de poésie qui a fait plus de bruit
qu’il ne voulait ; une traduction qui a popularisé en France un grand poète inconnu… » 1.
En réalité, Baudelaire a peut-être été plus connu du grand public de son vivant comme
traducteur que comme poète.
Par ailleurs, en tant qu’activité, la traduction répondait peut-être à l’angoisse
qu’éprouvait Baudelaire par rapport au travail. « Travailler de six heures à midi, à jeun.
Travailler en aveugle sans but, comme un fou. Nous verrons le résultat. », écrivit-il dans
« Hygiène ». Cette activité répondait en effet au besoin de travail et réflexion du poète, en
lui ouvrant d’autres horizons de réflexion que ceux de son propre travail. « Le travail
engendre forcément les bonnes mœurs, sobriété et chasteté, conséquemment la santé, la
richesse, le génie successif et progressif, et la charité.» 2 : Baudelaire croyait en la vertu
du travail à le faire progresser de manière stable et linéaire, et la traduction, parce qu’elle
demande du travail, et même si celui-ci ne concernait pas directement son œuvre, lui
permettait de progresser de façon détournée. Pratiquer d’une manière si régulière et si
1
Lettre de Charles Baudelaire à Abel Villemain, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, du 11
décembre 1861. Cor.II. P.193.
2
C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001 (Coll. Bouquins). P.403.
26
approfondie les textes d’autres auteurs a permis à Baudelaire d’affirmer ses propres idées.
Baudelaire avait d’ailleurs souvent une lecture très narcissique des textes d’Edgar Poe, et
même s’il est indéniable qu’il existe des thèmes ou des préoccupations communes chez
ces deux auteurs, il est également vrai que Baudelaire s’est parfois lu abusivement dans
l’œuvre de l’écrivain américain. On trouve dans l’article de 1852 un passage qui illustre
ce phénomène d’identification : Baudelaire donne dans son texte un extrait traduit du
conte William Wilson, de Poe, texte en partie autobiographique dans lequel l’auteur se
penche sur ses souvenirs de pensionnaire dans un collège anglais. Baudelaire y voit « le
frisson des premières années de claustration. Les heures de cachot, le malaise de
l’enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la haine des
camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces tortures du jeune âge… » 1, alors
que Poe évoque ces moments d’enfance avec attendrissement, prenant plaisir à évoquer
des heures heureuses : « En ce moment même, je sens en imagination le frisson
rafraîchissant (…) et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note
profonde et sourde de la cloche (…). Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable
académie, je passai, sans trop d’ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma
vie. (…) la monotonie sinistre en apparence de l’école était remplie d’excitations plus
intenses que ma jeunesse hâtive n’en tira jamais… »2.
Cette façon de se lire dans Poe, et sans doute dans d’autres textes, montre que Baudelaire
ne mettait de côté ni ses idées ni les thèmes de sa propre œuvre poétique et littéraire
lorsqu’il perdait en apparence son temps en se consacrant à la gloire d’un autre que lui.
Travailler les textes d’un autre permettait à Baudelaire de se rassurer quant à ses propres
idées, de donner une assise à ses intuitions.
1
C.BAUDELAIRE. EAP 1. E.A.POE. OEP. P.1007.
2
E.A.POE. William Wilson, in OEP. Paris : Gallimard, 1951, (Coll. La Pléiade). PP.290 et 293.
27
D_ LA STRATEGIE PERSONNELLE
Nous avons montré que l’enthousiasme de Baudelaire pour Edgar Poe et son
œuvre n’avait pas empêché Baudelaire de prendre vis-à-vis de cette oeuvre une distance
critique. Néanmoins, Baudelaire a dissimulé cette distance, mettant au contraire en avant
un enthousiasme total qui servait sa volonté de faire de Poe un grand homme 1 . La
manifestation de cet enthousiasme, même si celui-ci est à l’origine −au sens
chronologique du terme− de son désir de faire de Poe un grand homme, a donc ensuite
été enflée artificiellement par ce même désir. La véritable question des motivations à
l’origine de cette entreprise de traduction nous semble donc être, non pas : pourquoi
vouloir traduire Poe ?, à laquelle on répondrait : Baudelaire traduit à cause de son
enthousiasme, pour le faire partager, pour en faire profiter Poe indirectement ; mais :
pourquoi vouloir faire de Poe un grand homme ? La traduction n’est pour Baudelaire
qu’une partie d’un projet plus vaste qui consiste à donner à Poe une place majeure dans le
panorama littéraire contemporain. Or un tel projet nous paraît encore plus surprenant que
le simple fait que le poète ait consacré un temps important à la traduction : Baudelaire a
dépensé son énergie pour faire la gloire d’un autre que lui-même. Quelles pouvaient être
ses motivations dans un tel projet ?
L’ « Avis du traducteur » de 1864 nous donne à ce sujet un indice précieux. Baudelaire y
écrit :
« Pour conclure, je dirai aux Français amis inconnus d’Edgar Poe que je suis fier
et heureux d’avoir introduit dans leur mémoire un genre de beauté nouveau ; et
aussi bien, pourquoi n’avouerai-je pas que ce qui a soutenu ma volonté, c’était le
plaisir de leur présenter un homme qui me ressemblait un peu, par quelques
points, c’est-à-dire une partie de moi-même ? » 2.
Cet aveu final du traducteur nous met sur la voie : en faisant aimer un auteur « qui [lui]
ressemble un peu » 3 , c’est lui-même que par ricochet Baudelaire veut faire aimer des
lecteurs. C’est déjà ce qui s’était passé lors de la parution du premier article : « Edgar
Allan Poe, sa vie et ses ouvrages » dans la Revue de Paris en mars-avril 1852 : les
1
Voir supra I, A 2, page 17.
2
C.BAUDELAIRE. « Avis du traducteur », in E.A.POE. OEP. P.1063.
3
C.BAUDELAIRE. Idem.
28
lecteurs semblaient plus touchés par le ton de Baudelaire que par les œuvres de Poe1.
Dépassant la violente commotion provoquée en lui par la rencontre avec les textes de
Poe, Baudelaire a sans doute compris que cet enthousiasme pouvait lui être profitable
lorsqu’il s’est aperçu qu’écrire sur Poe l’avait fait remarquer. Il a alors rationalisé et mis à
profit son enthousiasme initial.
29
la célébrité à Poe. Cette reconnaissance en tant que traducteur par le milieu de l’édition
lui donna ensuite une légitimité très utile pour sa propre carrière : le premier contrat de
publication des traductions, contrat passé avec Victor Lecou en 1852, avait d’ailleurs
débouché sur un accord pour publier dans un deuxième temps les Fleurs du mal. En
perdant ce contrat, Baudelaire perdit donc sur les deux plans1.
Charles Asselineau note par ailleurs que la qualité de la traduction de Baudelaire fit que
ses ouvrages furent accueillis favorablement dans le monde anglophone : « Cette
traduction fit en effet beaucoup d’honneur à Baudelaire en Angleterre, et il en recueillit
de grands avantages lors de la publication de son recueil de poésies. »2. Le renom de
Baudelaire en tant que traducteur lui permit donc, d’une part que les Fleurs ne soient pas
l’œuvre d’un inconnu au moment de leur publication, et d’autre part qu’elles soient
accueillies avec une certaine bienveillance, les louanges faites à la traduction rejaillissant
sur les poésies −ce qui n’empêcha pas que le recueil soit finalement jugé scandaleux, et
que l’auteur et l’éditeur soient poursuivis en justice.
D’autre part, le projet de traduction a également été l’occasion pour Baudelaire de
se créer un illustre grand frère. En mettant l’accent sur la ressemblance qui existait entre
Poe et lui-même et en présentant celui-ci comme un des plus grands écrivains de
l’époque, Baudelaire a préparé la réception de ses propres œuvres, dont la parution suivit
de très près celle du premier volume de traduction (1856 pour les HE et 1857 pour les
Fleurs). Il prépara le goût français au genre de beauté nouvelle dont il se réclamait en en
introduisant un premier exemple, que ses propres poésies devaient venir compléter par la
suite. Il put également affirmer ses positions esthétiques depuis la position bien commode
du critique, détenteur par excellence des critères de la beauté, plutôt que depuis la
position beaucoup plus exposée du poète novateur. C’est ainsi que les articles et préfaces
sur Poe renferment certains principes chers à Baudelaire, comme le lien entre beauté et
bizarre : « l’étrangeté, qui est comme le condiment indispensable de toute beauté» 3 , ou
encore l’importance accordée à l’imagination : « l’ivrognerie de Poe était un moyen
mnémonique (…) pour retrouver les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions
1
Baudelaire ne parvint pas à tenir ses engagements, le manuscrit de sa traduction étant retenu en gage, soit
par un créancier, soit par sa maîtresse Jeanne. C’est pour cette raison que les HE ne furent finalement
publiées qu’en 1856 chez Michel Lévy.
2
C.ASSELINEAU.Op.cit. page 13. P.56.
3
C.BAUDELAIRE. NNlles. In E.A.POE. OEP. P.1062.
30
subtiles…»1. Par ailleurs, s’il préparait le terrain pour ses propres œuvres, Baudelaire
veilla cependant à ne pas le déflorer. En ne traduisant pas la poésie d’Edgar Poe, en
faisant de celui-ci un grand romancier et conteur, il se laissait une place pour devenir à
côté de lui un grand poète.
Certes, nous ne cherchons pas à prétendre que Baudelaire doive toute sa gloire de
poète à son oeuvre de traducteur, ni qu’il aurait mis au point une stratégie proprement
machiavélique pour utiliser Poe dans la promotion de sa propre carrière, pas plus que
nous ne voulons nier la sincérité de son enthousiasme pour l’œuvre d’Edgar Poe.
Néanmoins, il apparaît clairement que la stratégie mise en œuvre par Baudelaire pour
rendre Poe et ses œuvres célèbres lui a permis, entre autres choses et parmi d’autres
moyens, de faciliter la publication et la réception de son œuvre poétique, et que c’est très
certainement dans ce but que Baudelaire s’est tant investi dans la gloire d’Edgar Poe.
1
C.BAUDELAIRE. EAP 2. In E.A.POE. OEP. P.1044-1045.
31
CONCLUSION
32
DEUXIEME PARTIE :
LA CONSTITUTION DE LA SIGNIFICATION DE
L’ŒUVRE D’EDGAR POE
33
INTRODUCTION
34
A_TRADUCTION ET SIGNIFICATION
Il est d’abord nécessaire que nous explicitions le lien qui existe entre traduction et
signification afin de comprendre pourquoi la traduction d’une oeuvre est une occasion
privilégiée pour déterminer et fixer sa signification.
1
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1014.
35
Alors que le commentaire peut sembler extérieur au travail de traduction, si on le
situe uniquement dans les préfaces, on s’aperçoit qu’il est au contraire essentiel à la
traduction elle-même. Traduction et commentaire sont indissociables.
A cause de ce lien entre traduction et commentaire, le texte traduit n’est donc déjà
plus vierge lors de sa parution. Le commentaire qu’il transporte lui donne immédiatement
une place dans les débats qui agitent alors le milieu dans lequel il s’insère. Ainsi, lorsque
Baudelaire analyse la biographie d’Edgar Poe comme l’exemple d’une vie marquée par la
malchance, il se situe dans la lignée du Stello de de Vigny, paru en 1832, auquel il fait
référence dans son premier article. Baudelaire présente la vie de Poe comme un argument
à l’appui de la thèse développée par de Vigny dans cet ouvrage, selon laquelle il n’y a
nulle part, dans les sociétés modernes, qu’elles soient monarchiques ou démocratiques, de
place pour le poète1. Avant même d’être lu, Poe fait donc déjà partie du débat français sur
la question de la place de l’écrivain dans la société.
Paradoxalement, l’origine étrangère du texte traduit peut en fait lui donner un poids
supplémentaire, par rapport à un texte dans sa langue originale, dans les débats
contemporains à sa parution. On tend à lui attribuer un rôle de révélateur, sur le mode des
Lettres persanes de Montesquieu : le livre étranger semble offrir un miroir au milieu qui
l’accueille. Ainsi Baudelaire souligne-t-il dans son article de 1852 que « les mêmes
disputes et les mêmes théories agitent différentes nations» 2 : « Edgar Poe choisit pour
sujet de son discours un thème qui est toujours intéressant, et qui a été fort débattu chez
nous. Il annonça qu’il parlerait du principe de la poésie.» 3 . Le texte étranger est ici
utilisé pour mettre en lumière les questions sous-jacentes, fondamentales, qui agitent un
milieu et une époque littéraire, en l’occurrence la question de l’utilité ou de la non utilité
de la poésie.
Le lien entre traduction et commentaire, en plaçant le texte traduit dans les débats
du moment, va favoriser la constitution d’une opinion sur ce texte, et donc
éventuellement l’émergence de la signification qui va lui être accordée, et ce d’autant
1
Voir C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1031.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1010.
3
Idem.
36
plus que l’étrangeté de ce texte peut constituer pour le milieu qui l’accueille un enjeu
d’appropriation, selon le contexte historique et politique de la parution de la traduction.
La traduction est donc une occasion privilégiée pour qu’émerge et se forme la
signification d’une œuvre c’est-à-dire une définition qui accompagne et précède l’œuvre,
et en influence la lecture.
1
Voir supra, introduction, page 6.
2
E.A.POE. “Annabel Lee”, vers 9, in The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York:
Modern Library Edition, 1992. P.957. « mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que l’amour »
(traduction Mallarmé).
37
Baudelaire avait justement vanté l’absence d’histoires d’amour dans les contes comme
une qualité propre à l’œuvre de Poe : « J’ai traversé une longue enfilade de contes sans
trouver une histoire d’amour. Sans vouloir préconiser d’une manière absolue ce système
ascétique d’une âme ambitieuse, je pense qu’une littérature sévère serait chez nous une
protestation utile… »1.
1
Voir EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1025.
38
B_ LES STRATEGIES BAUDELAIRIENNES DE CONSTITUTION DE LA
SIGNIFICATION DE L’ŒUVRE DE POE
Bien que l’éditeur des HE, NHE, des Aventures d’Arthur Gordon Pym, de Eurêka
et des HGS soit Michel Lévy, c’est à Baudelaire qu’est revenue la tâche de choisir les
nouvelles qui composeraient les volumes de traductions : nous avons déjà mentionné que
Baudelaire n’a traduit que quarante et une nouvelles sur un total de soixante-treize. C’est
également lui qui a supervisé l’organisation des volumes, décidant quelles nouvelles
seraient insérées dans quels volumes, et comment elles seraient agencées à l’intérieur des
volumes, car Baudelaire n’a pas suivi le modèle des éditions américaines ou anglaises de
Poe déjà existantes, mais a créé sa propre édition.
La première publication en volumes de ces contes est intitulée Tales of the Grotesque and
Arabesque (1840). Elle contient quatorze nouvelles dans le premier volume, et dix dans
39
le second. The Prose Romances, paru en 1843, contient seulement The Murders in the
Rue Morgue et The Man That Was Used Up. Les Tales, parus en 1845, contiennent douze
contes, dont certains étaient déjà contenus dans le premier recueil. Il existe également une
édition de Mesmerism in Articulo Mortis, parue en 1846, ainsi que de Eureka. Les
éditions suivantes des textes en prose sont posthumes et ne contiennent pas l’intégralité
de l’œuvre en prose de Poe1 ; c’est l’une de ces éditions posthumes : The Works of the
Late Edgar Allan Poe, parue en 1853, qui servit vraisemblablement avec les Tales de
texte de référence à Baudelaire 2 . A l’époque où celui-ci entreprenait sa traduction,
beaucoup de nouvelles n’avaient été publiées que dans des périodiques. Baudelaire en
possédait d’ailleurs certains, en particulier la plupart des numéros du Southern Literary
Messenger parus pendant la période où Poe y collabora activement. Il n’y avait donc pas
d’édition pouvant servir à Baudelaire de référence définitive, comme un testament de
l’auteur. Dans ce contexte, il est légitime que Baudelaire ait pu vouloir créer une édition à
son idée, et ce d’autant plus s’il n’avait pas l’intention de publier les œuvres de Poe dans
leur intégralité.
Baudelaire a créé trois recueils : les HE, les NHE et les HGS ; Les Aventures de
Arthus Gordon Pym et Eurêka ne requérant pas de choix d’organisation interne. Ses
choix éditoriaux correspondent à une stratégie commerciale. En mars 1856, peu avant la
parution des HE, il écrivit à Sainte-Beuve : « Le premier volume est fait pour amorcer le
public : jongleries, conjecturisme, canards, etc. Ligeia est le seul morceau important qui
se rattache moralement au deuxième volume. »3. Pour populariser l’œuvre d’un homme
qui avait refusé d’être un money-making author, ainsi que Baudelaire l’indique dans ses
notices, le traducteur éditeur transigea avec le public français, en adaptant ses choix aux
goûts qu’il supposait être ceux de ce public. Il publia dans le premier volume des
nouvelles auxquelles il attachait lui-même une importance moyenne : des canards et des
enquêtes comme le Double assassinat dans la rue Morgue ou Le canard au ballon. Entre
1852 et 1856, Baudelaire avait réévalué à la baisse l’importance du probabilisme et du
1
Nous nous référons ici aux informations contenues dans la bibliographie de l’édition Pléiade des œuvres
en prose d’Edgar Poe. E.A.POE. Œuvres en prose. Paris : Gallimard, 1951 (Coll. La Pléiade). PP.1144-
1159.
2
C’est en tout cas ce que suppose Léon Lemonnier. L.LEMONNIER. Les Traducteurs d’Edgar Poe en
France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. PP.166-167.
3
Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.344.
40
conjecturisme présent dans l’œuvre de Poe : alors que dans l’article de 1852 ces termes
étaient utilisés pour caractériser de façon globale l’œuvre de Poe, ils ne désignent plus en
1856 que des moyens utilisés par l’auteur pour créer des effets inattendus dans certains
contes, lesquels ne seraient que de « faciles jongleries » :
« j’ai des raisons de croire que ce n’est pas à cet ordre de compositions qu’il [Poe]
attachait le plus d’importance, et que −peut-être même à cause de cette précoce
aptitude [aux sciences physiques et mathématiques] − il n’était pas loin de les
considérer comme de faciles jongleries, comparativement aux ouvrages de pure
imagination.» 1 .
Baudelaire pensait que ces contes assureraient le succès des deux premiers volumes, et il
les réunit par genre. Il plaça ainsi l’une après l’autre trois nouvelles qui mettent en jeu des
processus de déduction logique (Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée,
Le scarabée d’or), puis trois canards (Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall,
Manuscrit trouvé dans une bouteille, Une Descente dans le Maelstrom), deux nouvelles
sur le magnétisme (La Vérité sur le cas de M.Valdemar, Révélation magnétique), une sur
l’opium (Les Souvenirs de M.Bedloe), deux sur des femmes (Morella, Ligeia) qui traitent
également de la transmigration des âmes, qui est le sujet du dernier texte :
Metzengerstein. Baudelaire entendait ainsi donner à ses lecteurs un aperçu très clair et
didactique des qualités de jongleur d’Edgar Poe. Ainsi « accrochés », les lecteurs
achèteraient ensuite le deuxième volume, qui contient des textes relevant du fantastique:
« Le deuxième volume est d’un fantastique plus relevé ; hallucinations, maladies
mentales, grotesque pur, surnaturalisme, etc… » 2 . Ces textes plaisaient davantage à
Baudelaire, si l’on en juge par l’appréciation « plus relevé ». Il plaça en tête de ce second
recueil des textes dont il a souligné la violence et l’étrangeté dans ses notices (Le Démon
de la perversité, Le Chat noir, William Wilson, L’Homme des foules, Le cœur révélateur,
Bérénice, La Chute de la maison Usher, Le Puits et le pendule). Viennent ensuite des
contes moraux, mais également souvent horribles et grotesques (Hop-Frog, La Barrique
d’Amontillado, Le Masque de la Mort rouge, Le Roi Peste, Le Diable dans le beffroi,
Lionnerie, Quatre bêtes en une), puis des contes plus fantastiques (Petite discussion avec
une momie, Puissance de la parole, Colloque entre Monos et Una, Conversation d’Eiros
1
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1034.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.344.
41
avec Charmion, Ombre, Silence, L’Ile de la fée, Le Portrait ovale). Cette organisation
thématique visait à accompagner le lecteur dans sa lecture. Elle constituait pour celui-ci
un message : Baudelaire pointait ainsi du doigt dans les textes ce qu’il avait mis en avant
dans ses notices. Cette stratégie éditoriale, outre son aspect commercial, nous amène
donc presque malgré nous à lire dans l’œuvre de Poe ce que Baudelaire veut nous y faire
lire. Nous reviendrons sur ce point lors de l’analyse des notices1.
Il s’agit là d’une stratégie publicitaire. De la même façon, Baudelaire a usé de toute son
influence auprès de ses connaissances proches ou lointaines pour annoncer et faire
attendre sa traduction. Préférant aux cénacles et aux salons les estaminets, où, comme
nous le dit Maxime du Camp, il se trouvait en contact « avec une génération de grands
hommes futurs »4, il y professait son enthousiasme pour Poe à qui voulait l’entendre,
suscitant ainsi la curiosité de ses auditeurs pour l’auteur, et pour sa traduction. Baudelaire
a mis à profit son propre enthousiasme en tentant de le rendre
communicatif: « L’impression vive qu’il produisait servait sa gloire et la gloire de ceux
qu’ils prônaient »5, écrit Léon Lemonnier. Il ne pouvait certes toucher là qu’un public
restreint, mais éventuellement influent.
1
Voir infra II, B, 2.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.343.
3
Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 19 mars 1856. Cor.I. P.343.
4
Maxime du Camp, cité par Léon Lemonnier. Op.cit. page 40, P.115.
5
L.LEMONNIER, Idem. P.113.
42
Enfin Baudelaire a porté une attention particulière aux titres des nouvelles. Si sa
traduction est globalement neutre et très fidèle 1 , Baudelaire s’est toutefois autorisé à
modifier parfois les titres originaux. Or on comprend aisément que les titres ont une très
forte valeur d’accroche pour un lecteur/client potentiel qui feuilletterait l’ouvrage dans
une librairie. Baudelaire a ainsi traduit A Tale of the Ragged Mountains par Les Souvenirs
de M. Auguste Bedloe, The Murders in the Rue Morgue par Double assassinat dans la
rue Morgue, ou encore The Philosophy of Composition par La Genèse d’un poëme. Ces
modifications révèlent l’existence d’une stratégie éditoriale de vente derrière ces choix de
traduction.
Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, Baudelaire utilise la biographie d’Edgar
Poe pour accréditer la thèse de de Vigny selon laquelle le poète ne peut trouver nulle part
de place pour lui dans la société moderne, qu’elle soit monarchique, démocratique ou
aristocratique : « J’apporte aujourd’hui une nouvelle légende à l’appui de sa thèse,
j’ajoute un saint nouveau au martyrologue : j’ai à écrire l’histoire d’un de ces illustres
malheureux, trop riche de poésie et de passion, qui est venu, après tant d’autres, faire en
ce bas monde le rude apprentissage du génie chez les hommes inférieurs. » 2 . C’est à
cause de ce vocabulaire religieux que nous avons choisi de qualifier le récit que fait
Baudelaire de la vie de Poe d’hagiographie.
Si l’analyse critique d’une œuvre passe fréquemment en ce milieu du XIXe siècle
par un intérêt pour la vie de l’auteur, l’écriture par Baudelaire de la vie d’Edgar Poe
1
Voir infra II, C.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1031.
43
dépasse toutefois la simple curiosité d’un lecteur qui voudrait comprendre l’œuvre en
s’intéressant à l’homme. Baudelaire écrit ses notices en poète, c’est-à-dire en créateur : il
ne se contente pas de raconter la vie de Poe, mais l’invente. N’a-t-il pas lui-même écrit :
« Comprends-tu maintenant (…) pourquoi j’ai si bien écrit son abominable vie ? »1. Au
fil de l’écriture, Poe devient un personnage de Baudelaire, à tel point que Claude Richard
écrit dans Edgar Allan Poe : journaliste et critique :
« l’émouvant personnage créé par Baudelaire est sans grand rapport avec le
personnage de l’histoire : il ne suffit pas de dire que Baudelaire a trouvé −ou
créé− en Poe un frère qu’il s’est approprié en le rendant semblable à lui-même. Il
faut, nous paraît-il, affirmer clairement que le Poe de Baudelaire est une création
mythique, dans le sens le plus riche du terme. »2.
Pour écrire son article de 1852 Baudelaire a utilisé plusieurs sources américaines,
la principale étant la notice nécrologique dite « Ludwig » parue le 9 octobre 1849 dans le
New York Daily Tribune, et republiée dans The Works of the Late Edgar Allan Poe, dont
l’auteur est l’exécuteur testamentaire d’Edgar Poe, Rufus Griswold. Il a également eu
accès −entre autres 3 − à deux autres notices nécrologiques, celles de Thompson et de
Daniel, qui reprenaient toutes les deux les informations contenues dans la notice
Griswold 4 . Or ces sources étaient erronées. Griswold a abondamment calomnié la
mémoire d’Edgar Poe, probablement pour des raisons de jalousie littéraire. Les
informations concernant l’intempérance de celui-ci, son instabilité et sa violence anti-
sociale sont fausses. Cette calomnie eut un retentissement considérable puisque, malgré
que certains amis de Poe, en particulier sa belle-mère Maria Clemm et Nathaniel Parker
1
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 26 mars 1853. Cor.I. P.214.
2
C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.903.
3
Voir Claude Richard pour la liste des sources de Baudelaire, en particulier Appendice VII_ Baudelaire
critique d’Edgar Poe. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978, PP.869-
908.
4
Voir supra note 3 page 14.
44
Willis, qui avait collaboré avec lui, aient tenté d’y opposer un démenti, elle fut colportée
par Daniel et Thompson, qui se contentèrent pour faire leur propre notice de plagier celle
de Griswold, sans suspecter la calomnie.
Dans un deuxième temps, c’est Baudelaire lui-même qui la colporta en utilisant le portrait
de Poe qu’il avait découvert dans ces sources. Il parle ainsi dans son article de « la vie
débraillée de M. Poe, (…) son haleine alcoolisée, qui aurait pris feu à la flamme d’une
chandelle, (…) ses habitudes errantes… »1.
Attristé par le Poe qu’il découvrait chez Griswold, Baudelaire chercha à
comprendre pourquoi un homme dont il admirait l’œuvre avait pu mener une vie si peu
admirable −l’abus d’alcool, comme de stupéfiants, n’étant pas considéré avec indulgence
par Baudelaire : Les Paradis artificiels sont davantage une mise en garde contre les effets
de la drogue qu’une exaltation de ses qualités. Sans aller jusqu’à suspecter la calomnie de
Griswold et son ampleur, Baudelaire était surpris par cette biographie: « on eût dit une
antithèse faite chair »2, peut-on lire dans son article. La vie de Poe et sa personnalité
étaient devenues pour lui un mystère depuis qu’il avait découvert en l’auteur américain
un homme alcoolique et malheureux, alors qu’il se l’était imaginé en dandy, ainsi qu’il le
décrit dans sa dédicace à Maria Clemm publiée en tête du premier feuilleton des HE paru
dans le Pays: « l’Edgar Poe que mon imagination avait créé, −riche, heureux, − un jeune
gentleman de génie vaquant quelquefois à la littérature au milieu de mille occupations
d’une vie élégante…»3. Il chercha à percer ce mystère par l’écriture et donna une place
importante dans son article à l’ivrognerie de Poe pour tenter de se l’expliquer. Il avança
différentes hypothèses, par exemple celle que Poe ait été incompris dans son pays : « Les
divers documents que je viens de lire ont créé en moi la persuasion que les Etats-Unis
furent pour Poe une vaste cage… »4. L’article de 1852 se caractérise par cette tendance à
la conjecture et à l’interprétation ; manquant de renseignements pour comprendre un
changement de comportement de Poe, Baudelaire propose son interprétation des faits :
« Il est évident que je manque de renseignements (…) Peut-être en trouverons-nous
l’explication dans une admirable protection maternelle qui entourait le sombre
1
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1003.
2
le Pays, 25 juillet 1854. Cité par Michel Butor in Histoire extraordinaire. essai sur un rêve de Baudelaire.
Paris : Gallimard, 1961, (Coll. folio essais). P.124.
3
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P. 1003.
4
Idem. P. 1002.
45
écrivain… » 1 . Quoique ses explications et interprétations soient prudentes, Baudelaire
prit le parti de toujours chercher à excuser les éléments négatifs: « L’ivrognerie littéraire
est un des phénomènes les plus communs et les plus lamentables de la vie moderne ; mais
peut-être y a-t-il bien des circonstances atténuantes »2.
A cause du mystère qu’était devenu Poe pour Baudelaire, l’écriture −c’est-à-dire la
création− prit dans cet article le relais d’une narration plus neutre des faits, laquelle
n’aurait pas suffi à expliquer les antithèses du personnage Poe. C’est finalement la figure
de Baudelaire enquêtant sur Poe, le ton sincère et impliqué du préfacier, qui domine ce
texte, lui donne sa cohérence et assure son succès, succès qui contribue à son tour à la
diffusion de cette image négative et faussée d’Edgar Poe. Baudelaire n’avait pas
conscience qu’insister sur cet élément scandaleux de la vie de Poe pourrait nuire à son
envie de faire connaître et aimer l’œuvre de celui-ci ; pourquoi sinon insisterait-il sur un
élément biographique dont il ne pouvait manquer de savoir qu’il n’engagerait pas ses
lecteurs en faveur d’Edgar Poe ? Au contraire, Baudelaire cherchait à réhabiliter Poe en
trouvant des excuses à son alcoolisme et à sa vie tourmentée, notamment dans
l’incompréhension de ses concitoyens.
1
Ibid. P. 1010.
2
Ibid. P.1017.
3
Cité par Claude Richard in C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C.
Klincksieck, 1978. P.897.
4
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1032.
46
Poë, et de ses sympathies pour Willis et pour Mss. Cleems, son apologiste et son ange
gardien. »1.
Pourtant le récit que fait Baudelaire de la vie de Poe change très peu dans la refonte en
préface de l’article de 1852. Au contraire, bien qu’il dénonce dans son texte la calomnie
de Griswold, le « pédagogue-vampire »2, Baudelaire conserve le portrait faussé de Poe et
y ajoute sa propre touche, redoublant ce qu’il avait taxé chez le biographe américain
d’ « immortelle infamie »3. Le fait que Baudelaire réutilise sciemment des informations
dont il a appris qu’elles étaient erronées donne une toute autre valeur au portrait de 1856
par rapport à celui de 1852 ; alors que le premier était composé à partir de ce que
Baudelaire pensait être la véritable biographie de Poe, le deuxième est nécessairement
conservé par Baudelaire dans un but précis. On pourrait peut-être expliquer le fait qu’il
ne modifie pas son texte par l’énormité de la calomnie, qui oblige à réécrire tout le récit
de la vie de Poe : Baudelaire, jugeant que le mal était déjà fait, aurait pu reculer devant
cette tâche. Mais cette interprétation ne nous est pas permise pour deux raisons : d’abord,
parce que Baudelaire donne une place encore plus importante à la biographie dans le
texte de 1856, au lieu de la diminuer. Il va même jusqu’à insérer de nouveaux emprunts à
Griswold, par exemple la mention de bruits compromettants au sujet du voyage de Poe en
Russie4. Par ailleurs, il rajoute sa propre pierre à l’édifice commencé par Griswold en
faisant de Poe un opiomane : « L’espace est approfondi par l’opium ; l’opium y donne un
sens magique à toutes les teintes, et fait vibrer tous les bruits avec une plus significative
sonorité »5. Or aucun critique de Poe n’a fait d’allusion à l’usage de stupéfiants par Edgar
Poe. Cette invention de Baudelaire est sa contribution personnelle au mythe de Poe.
1
C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps
qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.54.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1032.
3
Idem.
4
Voir à ce sujet C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck,
1978. P.897.
5
EAP 2. P. 1046.
47
d’autres, parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire. » 1 . Son génie
l’écarte du commun des mortels. De la même façon que l’albatros de Baudelaire : « exilé
sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »2, Poe est
seul : « Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs
des hommes qui se croyaient ses égaux, devenait fatalement l’un des plus malheureux
écrivains. Les rancunes s’ameutèrent, la solitude se fit autour de lui »3. Griswold avait
donné à Baudelaire les premiers éléments de ce portrait, auxquels il a rajouté ses propres
interprétations, notamment celle qui fustigeait l’incompréhension des contemporains et
concitoyens de Poe. De scandaleux, Poe était devenu sous sa plume un martyr pour lequel
il demandait la pitié : « Edgar Poe, ivrogne, pauvre, persécuté, me plaît plus que calme et
vertueux (…) Je dirais volontiers de lui et d’une classe particulière d’hommes, ce que le
catéchisme dit de notre Dieu : « Il a beaucoup souffert pour nous. » » 4 , conclut-il en
1852. Alors que le Poe que présentait Griswold était immoral, celui de Baudelaire est à la
fois un martyr et un rebelle. C’est la société qui est responsable de sa déchéance, car elle
empêche le développement de l’individu : « l’individu n’est peut-être pas seul coupable,
et [il] doit être difficile de penser et d’écrire commodément dans un pays où il y a des
millions de souverains… »5-6.
1
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1031.
2
C.BAUDELAIRE. L’Albatros”, in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.7.
3
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1016.
4
Idem. P.1029.
5
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1032.
6
Nous adhérons ici à la distinction faite par Claude Richard entre le mythe de la morale −celui de
Griswold− et le mythe de la révolte forgé par Baudelaire. Voir à ce sujet son introduction à l’édition des
œuvres complètes de Poe : Contes. Essais. Poèmes. Paris: Robert Laffont, 1989, (Coll. Bouquins).
48
morale bourgeoise »1− c’est leur donner une raison chauvine de s’intéresser à Poe. En
signalant qu’il avait été méconnu par son pays, Baudelaire faisait de son appropriation
par la France un enjeu politique, ou tout au moins culturel. Ce sentiment chauvin fait
depuis partie intégrante de la critique sur Poe. Une tension s’est cristallisée de chaque
côté de l’Atlantique autour de la question de la valeur qu’il fallait ou non accorder à
l’oeuvre d’Edgar Poe. T.S. Eliot faisait écho à cet enjeu de réappropriation nationale en
écrivant dans From Poe to Valéry : « Now, we all of us like to believe that we understand
our own poets better than any foreigner can do ; but I think we should be prepared to
entertain the possibility that these Frenchmen have seen something in Poe that English-
speaking readers have missed. »2.
Par ailleurs, l’image du poète maudit permit à Baudelaire de polariser l’attention du
public français. Poe tel qu’il nous le décrit, à la fois scandaleux et martyr, ne pouvait
manquer dans l’esprit de Baudelaire de susciter la polémique. Baudelaire ne craignait pas
de provoquer un scandale. Bien au contraire, il savait que celui-ci pourrait lui être
favorable en attirant l’attention sur Poe. Il chercha davantage à le provoquer qu’à l’éviter,
comme nous incitent à le croire ces propos qu’il tint à sa mère dans une lettre datée de
mars 1856 : la préface, dit-il, « est faite de manière à faire hurler »3 . Par le scandale
Baudelaire espérait provoquer un débat sur la question de la place du poète dans la
société. Mais aucun critique ne releva ses propos : « aucun ne veut aborder franchement
la question de la misère et du suicide. − J’espérais que cela aurait lieu. − Aucun n’est
encore tombé dans le piège que je leur ai tendu, mais cela viendra. »4. Le débat ne vint
pas, mais les ventes marchèrent bien, et très rapidement.
Baudelaire ne cherchait pas que le scandale. On a vu qu’il demandait la compréhension et
la pitié pour Poe, et que le rebelle était d’abord un martyr. Or Baudelaire assimile
constamment dans ses notices l’homme et l’œuvre : « Tous les contes d’Edgar Poe sont
pour ainsi dire biographiques. On trouve l’homme dans l’œuvre. Les personnages et les
1
Idem. P.1037.
2
T.S.ELIOT. From Poe to Valéry. Cité par P.F.QUINN. in The French Face of Edgar Poe. Carbondale :
Southern Illinois Press, 1957. P. 8. « Nous aimons tous à croire que nous comprenons nos propres poètes
mieux qu’aucun étranger ne peut le faire ; mais je crois que nous devrions nous préparer à l’idée que ces
Français ont peut être vu quelque chose chez Poe que les lecteurs anglophones auraient raté » (je traduis).
3
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 15 mars 1856. Cor.I. P.341.
4
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 12 avril 1856. Cor.I. P.346.
49
incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs. »1, peut-on lire dans l’article de
1852, ou encore : «L’ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l’amour
du grotesque (…) me sert à vérifier la sincérité de son œuvre et l’accord de l’homme avec
le poëte»2 , dans la préface de 1856. Par cette assimilation Baudelaire suggère que la
mélancolie ou la violence qui sont contenues dans les nouvelles seraient celles de l’auteur
lui-même et place l’œuvre de Poe sous le signe du lyrisme. Mais il suggère également
que celui qui est touché par la vie de l’auteur aimera également l’œuvre, puisque la
seconde est une image du premier. Faire aimer l’homme, provoquer la tendresse et la
pitié du lecteur par rapport à sa vie revient à le préparer favorablement à la lecture des
œuvres.
Il est difficile de savoir si l’image du poète maudit a ou non servi à attirer l’attention sur
Poe mais il est néanmoins certain que cette image de l’artiste, que Baudelaire ne fut pas
le seul à colporter, s’est ancrée dans la culture française.
Cette stratégie commerciale, dont l’ampleur nous rappelle que Baudelaire était
loin d’être paralysé par son admiration pour l’œuvre de Poe, infléchit le sens de l’œuvre
de celui-ci. Baudelaire a tout mis en oeuvre pour rendre populaire l’oeuvre d’un auteur
dont il a souligné à plusieurs reprises dans ses notices qu’il avait refusé d’adapter ses
écrits à son public ; Baudelaire a rapporté à ce sujet les propos de biographes américains :
« Poe, s’il avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d’une
manière plus appropriée au sol américain, aurait pu devenir un auteur à argent… » 3 .
Baudelaire a l’audace de faire de Poe à la fois un poète maudit, c’est-à-dire un poète
méconnu et incompris, et un écrivain populaire, un money-making author. Il faut sans
doute voir derrière cette contradiction une intention ironique de Baudelaire.
1
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1004.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1046.
3
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1030.
50
qu’il a orienté cette œuvre dans le sens des goûts qu’il supposait être ceux de ce public.
Baudelaire a été très clair à ce sujet ; pour lui, le public est friand d’amusement, plutôt
que de réflexion :
« Si je trouve encore, comme je l’espère, l’occasion de parler de ce poëte, je
donnerai l’analyse de ses opinions philosophiques et littéraires, ainsi que
généralement des œuvres dont la traduction complète aurait peu de chances de
succès auprès d’un public qui préfère de beaucoup l’amusement et l’émotion à la
plus importante vérité philosophique. »1.
Baudelaire est donc à l’origine de la popularité de Poe. Il est probable que sans ce travail
de publicité, Poe serait resté un auteur mineur en France, comme il l’était aux Etats-Unis.
Or Baudelaire ne s’est pas contenté de faire lire Poe. Il nous a également dit ce
que nous devions lire dans son œuvre. Dans les deux préfaces de 1856 et 1857, même si
les commentaires critiques y sont relativement rares proportionnellement à la place
qu’occupe la biographie de l’auteur, Baudelaire a proposé à ses lecteurs des clés pour lire
les nouvelles qu’il a traduites et a cherché à faire du sens qu’avait cette œuvre pour lui sa
signification. Par une sorte de coup de force intellectuel, il a promu ce qui était individuel
au rang du collectif, c’est-à-dire qu’il a fait du sens qu’avait cette œuvre pour lui, par
rapport à sa réflexion esthétique et à sa conception de la littérature, la signification de
l’œuvre d’Edgar Poe.
Cette figure du poète maudit a été pour Baudelaire l’occasion d’une critique
sociale dont il pensait qu’elle était justifiée, quelle qu’ait été la vie d’Edgar Poe. Il s’est
inscrit à contre-courant des opinions communes sur les Etats-Unis, critiquant là-bas la
démocratie et le règne de l’opinion, qu’il qualifiait de « tyrannie des bêtes » 2 . Il a
1
Idem. P.1047.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1031.
51
également fustigé la société moderne et le progrès, qui provoquait selon lui un
amoindrissement de la part spirituelle de l’humanité : « [Poe] considérait le Progrès, la
grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches… »1. Cette préface traduit ses
craintes que se perde le culte du beau, en Amérique comme en France. La figure d’Edgar
Poe érigé en martyr de la société américaine est une diatribe masquée contre la société
française. Bien qu’il n’ait pas encore publié à cette époque les Fleurs du Mal, pour
lesquelles il sera poursuivi en justice, Baudelaire a conscience qu’il risque de se heurter à
l’incompréhension de ses contemporains. Il écrivit à ce sujet à Sainte-Beuve : « Après le
Poe, viendront deux volumes de moi, un d’articles critiques, et l’autre de poésies. Ainsi je
vous fais mes excuses par avance, et d’ailleurs je crains que lorsque je ne parlerai plus
par la voix d’un grand poète, je ne sois pour vous un être bien criard et bien
désagréable. »2. Le Poe qu’il met en scène est le destin qu’il craint pour lui-même : celui
d’un poète incompris, vivant dans la pauvreté et la solitude, poursuivi par la malchance
−le guignon− et la bêtise de ses contemporains jusqu’à sa mort. On peut analyser cette
écriture de la vie de Poe comme une manière pour Baudelaire d’exorciser ses propres
peurs. On sait que Baudelaire avait dans sa jeunesse rejeté la théorie du guignon qui
circulait à cette époque et qui voulait qu’un homme soit choisi par la destinée pour être
fouetté « à tour de bras pour l’édification des autres hommes »3. Il pensait pouvoir réussir
à vivre honorablement comme homme de lettres ; c’est ce que nous rapporte Charles
Asselineau :
« il [avait] longtemps manifesté la prétention et même la conviction de s’enrichir
par son travail (…) Plus que personne il avait parlé dans sa jeunesse des quinze
cents francs qu’il lui fallait à la fin de la semaine et qu’il ne doutait pas de gagner
en trois jours, et d’autres tours de force de rapidité. »4.
Néanmoins, l’âge venant et les soucis financiers de toutes sortes firent qu’il en vint « à
des conjectures moins fantastiques » 5 et craignit d’être poursuivi toute sa vie par les
conséquences des quelques dettes faites dans sa jeunesse, et de l’acharnement de la
malchance contre lui (la perte du manuscrit de ses premières traductions de Poe, qui
1
Idem. P.1033.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.345.
3
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1030.
4
C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps
qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.58.
5
Idem.
52
devait paraître chez Victor Lecou en 1852, en est un bon exemple). Ecrire la vie tragique
de Poe était peut-être pour lui une façon d’exorciser le sort et ses peurs, et de faire de la
théorie du guignon une simple fable.
Mais Baudelaire alla plus loin et ne se contenta pas d’exprimer ses craintes et ses
critiques contre la société dans laquelle il vivait. Loin de se plier à cette destinée
contraire, il mit tout en œuvre pour assurer à sa carrière les meilleures chances de succès.
Plutôt que d’attendre que sa critique de la société française fasse évoluer les mentalités et
qu’elle incite ses concitoyens à se comporter autrement vis-à-vis de leurs hommes de
lettres que ne l’avaient fait les Américains avec Poe, Baudelaire rendit populaire l’œuvre
de Poe pour profiter lui-même de la gloire qu’il lui offrait, et instrumentalisa son image et
son œuvre pour ancrer dans le paysage littéraire français ses propres idées. La
manipulation l’emporta sur une éventuelle tentative de faire évoluer les mentalités.
On pourrait en effet être surpris que Baudelaire ait laissé son œuvre au second
plan, par rapport au succès qu’il offrait à l’œuvre de Poe. En réalité, il est très possible
que Baudelaire ait utilisé Poe pour que celui-ci devienne l’auteur à succès que lui-même
ne voulait pas devenir. Asselineau nous dit qu’il était trop délicat pour désirer une gloire
marchande : « Baudelaire était trop délicat et trop respectueux de lui-même pour devenir
un money-making author. » 1 . Poe − qui était déjà mort à l’époque où Baudelaire
commença son entreprise de traduction et que celui-ci n’a jamais connu, ce qui lui laissait
toute la latitude nécessaire pour utiliser son œuvre à sa guise− lui offrit sans le savoir une
œuvre que Baudelaire pensait pouvoir rendre populaire, à condition d’attacher un certain
soin aux conditions de sa publication. Baudelaire était conscient que la popularité exige
des sacrifices ; pour lui, la gloire est une adaptation aux goûts du lectorat, comme le
suggère cette phrase tirée de ses journaux intimes : « La gloire est le résultat de
l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale. »2.
1
C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps
qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.58.
2
C.BAUDELAIRE. Mon Coeur mis à nu, in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll.
Bouquins). P.415.
53
Baudelaire accepta de faire ces sacrifices pour l’œuvre de Poe, mais non pour la sienne.
La gloire qu’il retirerait de la popularité de Poe lui suffisait. Nous avons déjà mentionné
que Baudelaire profita de ce succès populaire en se faisant un nom de traducteur qui lui
ouvrit des portes en tant que poète. Loin de vouloir transiger avec les exigences qu’il
avait pour son œuvre, il instrumentalisa Poe, son œuvre et sa pensée, à son propre
avantage.
Notre analyse du travail effectué par Baudelaire dans le cadre de son activité de
traducteur nous ramène donc ici aux conclusions de notre première partie. Voyons à
présent comment et dans quel sens Baudelaire instrumentalise Poe et son œuvre.
Baudelaire a adopté dans ses analyses un ton péremptoire qui le met en scène en
tant que détenteur de la signification de Poe. Nous avons déjà dit que cette position était
pour lui stratégique puisqu’elle le présentait comme une sorte de prophète de la littérature
à venir. Ce ton caractérise aussi bien les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » que la préface
de 1856, alors que l’article de 1852 touchait au contraire par un ton plus modeste, et plus
prudent. Entre 1852 et 1856, Baudelaire est parvenu à s’approprier l’œuvre de Poe, c’est-
à-dire à faire siennes certaines conceptions esthétiques qui la sous-tendent, par exemple
celle d’une poésie non directement utilitaire − c’est-à-dire ne visant pas à un
enseignement moral− et à distinguer les aspects qui lui conviennent, parce qu’ils lui
correspondent ou peuvent correspondre à ses propres conceptions esthétiques et morales,
d’autres aspects qui l’intéressent moins.
Le ton de Baudelaire est donc nettement plus affirmé dès 1856, à la fois parce qu’il
maîtrise mieux son sujet, mais aussi parce que son projet de traduction a mûri, et qu’il lui
a donné un sens par rapport à sa carrière de poète. On peut par exemple comparer la
façon dont Baudelaire présente la conférence de Poe sur le principe de la poésie en 1852
et 1856 :
EAP 1 : « Il annonça qu’il parlerait du principe de la poésie. Il y a, depuis longtemps
déjà aux Etats-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entraîner la poésie comme
le reste. (…) Dans ses lectures, Poe leur déclara la guerre (…) Il disait : notre
esprit possède des facultés élémentaires…»1 .
1
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1010-11.
54
Ici, Baudelaire se contente de rendre compte des propos tenus par Edgar Poe lors de cette
conférence. Son assentiment semble pourtant aller à la thèse de Poe, mais il ne l’affirme
pas explicitement ; peut-être son opinion n’est-elle pas encore fixée à ce sujet. Ainsi, la
phrase : « on voit qu’à un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement
romantique français.» 1 , peut suggérer que Baudelaire en est encore à un stade d’analyse
de la thèse de Poe. Passons maintenant à la seconde notice :
EAP 2 : « Il choisit un thème aussi large qu’élevé : le Principe de la poésie, et il le
développa avec cette lucidité qui est un de ses privilèges. Il croyait, en vrai
poète qu’il était, que le but de poésie est de même nature que son principe, et
qu’elle ne doit pas avoir en vue autre chose qu’elle-même» 2.
Le thème du principe de la poésie est beaucoup moins développé dans cette préface :
alors qu’il occupait une page entière dans l’article de 1852, Baudelaire n’y consacre plus
que quelques lignes, dont le ton est beaucoup plus tranché. Il n’ouvre donc plus le débat
sur la question de l’utilité ou de la non utilité de la poésie, mais se positionne fortement
en faveur de la non utilité de la poésie. Le ton de cette dernière phrase est nettement
péremptoire et positionne Baudelaire comme celui qui sait ce que pensait Poe.
1
Idem. P.1011.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1037.
55
auquel lui-même avait rêvé : le domaine du mal. On peut en effet rapprocher sous cette
appellation la violence, la perversité, le bizarre, l’horrible, la cruauté, la folie,
l’immoralité, ou encore le grotesque : autant d’éléments dont Baudelaire a souligné la
présence dans les textes de Poe. Ce thème séduisit l’auteur des Fleurs du Mal, qui
paraissent en 1857, la même année que le second volume de traductions : les Nouvelles
histoires extraordinaires. Pour Baudelaire, Poe représentait un précurseur dans le champ
de « l’exception dans l’ordre moral» 1 . Cette catégorie du mal regroupe deux aspects
différents : d’abord le mal que l’homme peut faire, dont le meilleur exemple est sans
doute le narrateur du Chat noir, mais aussi celui du Démon de la perversité ou encore
Egaeus, le cousin de Bérénice. Selon Baudelaire, Poe affirmait à travers ses contes la
méchanceté de l’homme : « cet auteur (…) a vu clairement, a imperturbablement affirmé
la méchanceté naturelle de l’homme.» 2 . On note d’ailleurs entre 1856 et 1857 une
inflexion dans la pensée de Baudelaire, qui s’affirme dans cette direction : alors qu’il ne
faisait que souligner la présence de ce thème chez Poe dans EAP 1 et EAP 2, il développe
dans les NNlles sa conception de « la grande vérité oubliée, − la perversité primordiale de
l’homme−»3 sur une trentaine de lignes. Le mal regroupe également ce qui a trait à la
souffrance morale : lorsque Baudelaire affirme que « nous sommes tous marqués pour le
mal ! » 4, il implique que l’homme peut faire le mal, mais aussi qu’il peut souffrir car,
dans la conception du péché originel, très importante dans la pensée de Baudelaire,
l’homme rejeté du jardin d’Eden est voué à la souffrance. Le thème du mal comprend
donc également celui du malheur, de la mélancolie, de l’hystérie ou de la folie, qui
affecte nombre de personnages chez Poe, et notamment ceux qui font le mal. Ainsi le
personnage d’Egaeus, dans Bérénice est un exemple de ce Baudelaire nomme :
« l’homme désaccordé » 5, un homme dont les sens et les nerfs sont déréglés. Le sens de
l’œuvre de Poe pour Baudelaire s’articule donc autour de sa pensée du mal.
Le commentaire contenu dans les notices de Baudelaire sur Poe va dans le sens de
la promotion du mal au rang de catégorie esthétique, question qui est absente de l’œuvre
1
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1045.
2
C.BAUDELAIRE. NNlles, in E.A.POE. OEP. P.1051.
3
Idem P.1052.
4
Ibid, P.1052.
5
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1046.
56
de Poe. Baudelaire reprend dans ses notices la dissociation opérée par Poe entre le beau et
son éventuelle valeur morale. Pour Poe, la poésie est le produit de la faculté humaine qui
permet de percevoir le beau. Pour cette raison, la poésie s’adresse à cette faculté seule :
« C’est lui faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés» 1 , écrit
Baudelaire ; « [Elle] ne doit pas avoir en vue autre chose qu’elle-même.»2, c’est-à-dire
qu’elle ne doit pas avoir pour objectif un enseignement moral. Mais Baudelaire ajoute à
cette dissociation un élément nouveau : en affirmant péremptoirement que Poe affirme
dans son œuvre la perversité naturelle de l’homme, et en soutenant que cette oeuvre ne
vise à aucune utilité morale, qu’elle ne cherche pas à rendre l’homme meilleur,
Baudelaire nous invite à trouver dans la lecture de Poe un plaisir raffiné dans l’évocation
du mal, du vice, de la mélancolie ou de la folie. Ce faisant il promeut le mal au rang de
catégorie esthétique depuis la position du critique, dont nous avons déjà mentionné
qu’elle était moins exposée que celle du poète. Baudelaire donne ainsi au lectorat français
des clés de lecture pour son propre recueil de poésie.
De la même façon, Baudelaire affirme que Poe « se jette dans le grotesque pour l’amour
du grotesque, et dans l’horrible pour l’amour de l’horrible »3 . Alors que le grotesque
correspond chez Poe à la catégorie esthétique romantique traditionnelle, caractérisée par
le monstrueux et le difforme, qui font frémir mais surtout rire, Baudelaire, lui, élève les
personnages grotesques, l’homme poursuivi par le narrateur du conte L’Homme des
foules par exemple, à la dignité de sujet poétique. Le grotesque pour l’amour du
grotesque est en effet bien différent de l’amusement aristocratique qui consiste à rire des
difformités des petites gens, qui ne sont évoqués dans la littérature qu’avec une certaine
distance : celle du narrateur du conte qui n’entrera jamais en contact direct avec l’homme
des foules, mais se contentera de l’observer de loin. Baudelaire nie dans ses notices cette
distance moqueuse. Il se met ainsi déjà en scène comme le poète des Petites vieilles, qui
considère ce bas peuple avec plus de tendresse et sans commisération bourgeoise ou
aristocratique. Il infléchit donc le sens de l’œuvre de Poe vers un renouvellement de la
figure du poète qui est lui est propre.
1
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. P.1011.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE. OEP. P.1037.
3
Idem. P.1046.
57
Le lecteur francophone est donc invité à lire l’œuvre de Poe dans la perspective de
la morbidité et du lyrisme. On ne peut manquer de relever une contradiction entre la
stratégie commerciale de Baudelaire et la signification qu’il nous propose dans son
analyse critique. On peut lire dans ses notices une gradation entre ce qui relève chez Poe
de la jonglerie et ce qui relève du surnaturel. Le fantastique, dont il relève la présence
dans l’œuvre de Poe à plusieurs reprises, est surnaturel, c’est-à-dire, dans sa pensée,
supérieur au simple naturel. Baudelaire insiste dans ses notices sur cette caractéristique.
Ce terme correspond dans sa pensée à deux éléments: au rejet du strict naturel, et au goût
pour l’étrange. L’étrange est très présent chez Poe ; celui-ci explore dans ses textes toutes
sortes de marges : marges de la conscience (The Facts in the Case of M.Valdemar),
frontière entre le connu et l’inconnu (MS. Found in a Bottle), entre l’explicable et
l’inexplicable (The Fall of the House of Usher), entre la vie et la mort (Morella,
Ligeia)… Mais le rejet du strict naturel à travers le surnaturalisme est propre aux
préoccupations de Baudelaire. Pour celui-ci le naturel ne peut être un vecteur de la
beauté, car il voit dans la valorisation du naturel la négation du péché originel. Alors que
la philosophie du XVIIIe siècle vantait la bonté originelle, naturelle, de l’homme,
Baudelaire est au contraire frappé par sa méchanceté. Pour lui, « la nature ne peut
conseiller que le crime », alors que la « philosophie (je parle de la bonne) (…) nous
ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes…»1 . C’est l’artifice, le calcul, donc la
culture, qui nous dicte une conduite belle et noble. Baudelaire transpose ensuite ce
raisonnement de l’ordre de la morale à celui de l’art : le beau ne peut naître que du
raffinement. Le surnaturalisme baudelairien est également un rejet du réel et une
aspiration vers l’immatériel, car valoriser la simple nature revient à nier l’élan spontané
de l’âme humaine vers le spirituel, à rabaisser l’homme vers l’animal. Caractériser
l’œuvre de Poe par le surnaturalisme et l’aspiration vers l’infini − « cette incessante
ascension vers l’infini »2− est donc très valorisant de la part de Baudelaire, et passer de la
simple jonglerie, dans le premier volume, au surnaturel pur dans le second correspond à
une gradation dans cette échelle de valeur.
1
C.BAUDELAIRE. « Eloge du maquillage », in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll.
Bouquins). P.810.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE.OEP. P.1026.
58
Baudelaire crée une contradiction dans la mesure où il donne à lire dans son premier
volume des textes qu’il dénigre implicitement dans ses préfaces. Il a conscience de cette
contradiction et l’entretient volontairement ; il écrit à ce sujet à Sainte-Beuve : « On fera
semblant de ne vouloir considérer Poe que comme jongleur… »1. Ce double niveau de
lecture trahit le manque de confiance de Baudelaire en ses contemporains. Baudelaire a
beau expliquer pourquoi Poe est davantage qu’un jongleur, comment son oeuvre
surnaturelle et fantastique est nouvelle, il semble penser que ces propos ne toucheront pas
ses lecteurs, qui préféreront l’amusement à cette haute « vérité philosophique »2.
1
Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 26 mars 1856. Cor.I. P.344.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2, in E.A.POE.OEP. P.1047.
59
Descente dans le Maelstrom − c’est-à-dire des textes que Baudelaire considérait comme
de faciles jongleries, des canards− et peut-être également le Manuscrit trouvé dans une
bouteille, ou encore les Aventures d’Arthur Gordon Pym, ont eux largement influencé la
littérature d’anticipation, et notamment son représentant français le plus connu : Jules
Verne.
60
C_ LA POSITION TRADUCTIVE DE BAUDELAIRE
Les choix opérés par Baudelaire dans sa traduction sont-ils dictés par une stratégie
sous-jacente visant à la constitution de la signification de l’œuvre de Poe ? Le traducteur
Baudelaire a-t-il cherché à orienter notre lecture comme l’a fait le préfacier?
L’analyse de la traduction et les renseignements que l’on peut glaner dans sa
correspondance vont nous permettre de déterminer ce que fut sa position traductive,
c’est-à-dire quel rapport il entretenait avec son activité de traducteur. Antoine Berman a
défini cette position comme un compromis entre la manière dont le traducteur se perçoit
comme sujet traduisant, et le discours ambiant sur la traduction, c’est-à-dire les normes
contemporaines qui régissent de façon plus ou moins explicite cette activité1.
1
A.BERMAN. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1994. P.74-75.
61
Néanmoins, si Poe n’était plus plagié, ses traducteurs continuèrent à modifier ses textes,
parfois de façon très importante. Ainsi, Alphonse Borghers, qui publia des Nouvelles
choisies d’Edgar Poe en 1853, offrit un traduction qui se voulait plus élégante et plus
claire que l’original : ce souci de compréhensibilité l’amena à remanier en profondeur
certains passages, dont il a rétabli l’ordre chronologique. Léon de Wailly, qui publia trois
contes en 1856, a modifié le ton de Poe, notamment certains effets comiques, et coupé
des passages entiers. Le dernier rival de Baudelaire est Hughes. Ses traductions se
caractérisent par d’importantes omissions, mais surtout par son inintelligence de l’œuvre
de Poe, qui l’a conduit à trahir son style. Parmi ces traducteurs de Poe, une figure fait
exception cependant : celle de Madame Meunier. Elle est la seule qui partagea avec
Baudelaire le souci de la fidélité : malgré des omissions, elle ne modifia pas les textes.
C’est par sa traduction du Chat noir que Baudelaire découvrit Poe en 1848 ou 471 .
Hormis cette exception, les choix de ces traducteurs sont dictés par leur souci de
satisfaire leurs lecteurs, qui les amène à se focaliser sur différents aspects. Le souci de
rendre la narration plus compréhensible fait qu’ils méconnaissent la valeur de l’étrange
dans les textes de l’auteur américain. Vient ensuite la question de la couleur locale du
texte: les traducteurs peuvent être amenés à la modifier pour acclimater le texte au sol
français. Enfin vient le souci du style : chaque traducteur aura ses propres critères
concernant ce qu’il estime être plus ou moins élégant, ou plus moins français. Dans ce
dernier aspect entre en jeu l’idée que le traducteur se fait de lui-même, la valeur qu’il
accorde à sa propre écriture par rapport à celle de l’auteur.
En voulant assurer le succès de leur publication, ces traducteurs tendent à araser
l’étrangeté du texte. Ce parti pris reflète semble-t-il les exigences des éditeurs :
Baudelaire s’en plaindra dans sa correspondance: « Quant à Marcellin, il veut toujours
couper ou retoucher, c’est sa marotte.» 2, écrit-il à Julien Lemer en 1865. Ce témoignage
nous donne une idée du discours ambiant sur la traduction à l’époque de Baudelaire, et
que celui-ci avait nécessairement plus ou moins « internalisé ». Néanmoins, un autre
1
Pour l’analyse des traductions antérieures à celle de Baudelaire, je me suis référée à la thèse de Léon
Lemonnier. L.LEMONNIER. Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles
Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. Première partie : Prédécesseurs et rivaux de
Baudelaire. PP.9-58.
2
C.BAUDELAIRE. Lettre à Julien Lemer du 15 février 1865. Cor.II. P.465.
62
courant commençait à prendre son essor : celui d’une traduction plus fidèle, plus littérale
et qui respecterait davantage le texte dans son étrangeté irréductible. Cette tendance,
développée notamment par les romantiques allemands, eut en France un défenseur
renommé en la personne de Chateaubriand. En 1836 celui-ci publia en effet une
traduction du Paradise Lost de Milton, qui se veut calquée sur l’original, au sens propre
du terme, c’est-à-dire comme si le traducteur avait travaillé à l’aide d’une vitre grâce à
laquelle il aurait suivi l’original et écrit en superposition. Ce choix traductif fut très
remarqué par ses contemporains, qui s’en étonnèrent : « Aujourd’hui -exemple inouï- le
premier des écrivains français traduit Milton mot à mot et déclare qu’une traduction
juxtalinéaire serait le sommet de son art…» 1 . Certes, ce choix s’explique en partie,
comme nous l’indique Berman, par l’œuvre elle-même: « le poète reprend tels quels des
passages de l’Authorized Version, traduit (transpose) d’innombrables images, locutions
bibliques, latines, grecques et italiennes. Cette pratique intertextuelle de l’emprunt passe
par la traduction. »2. Néanmoins, il reflète sans doute une évolution dans l’approche de
la traduction en France et en Europe, que Berman explique par les événements
politiques : le contact avec l’Etranger s’est développé avec la révolution de 1789 et
l’Empire (exils de nombreux écrivains, guerres, expédition d’Egypte et déchiffrement des
hiéroglyphes…).
1
Cité par C.ESTEBAN. « Traduire », in Argile, XXII, Paris : Maeght éditeur, 1980 ; lui-même cité par
A.BERMAN. La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Paris : Seuil, 1999, (Coll. L’ordre
philosophique). P.98-99.
2
A.BERMAN, Idem, P.99.
3
M. W.T. Bandy a démontré en 1950 que Le Jeune enchanteur, publié sous son nom par Baudelaire dans
l’Esprit Public en 1846, était une traduction d’un keepsake anglais : Forget me not, dont l’auteur serait le
Révérend Croly. Voir à ce sujet C. PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire,
Etudes et témoignages. Neuchâtel : La Baconnière, 1967. PP.243-244.
63
Prenons comme exemple la traduction par Baudelaire du conte The Black Cat :
nous choisissons cette nouvelle car c’était l’une des préférées de Baudelaire ; il est donc
probable qu’il a apporté tout son soin à cette traduction. En superposant le texte anglais et
le texte français, on s’aperçoit que la traduction est faite pratiquement mot à mot ; ainsi la
première phrase :
“For the most wild yet most homely narrative which I am about to pen, I neither
expect nor solicit belief”1.
« Relativement à la très-étrange et pourtant très-familière histoire que je vais
coucher par écrit, je n’attends ni ne sollicite la créance »2.
Baudelaire ne bouleverse l’ordre syntaxique des phrases que très rarement, ces
bouleversements consistant par exemple à faire passer à la voix active une phrase
originellement à la voix passive :
“…I mention the matter at all for no better reason than that it happens, just now,
to be remembered”.
« … et, si je mentionne la chose, c’est simplement parce que cela me revient, en
ce moment même, à la mémoire ».
Ce type de renversement ne se rencontre que rarement : sur les quatre paragraphes qui
composent la première page, on n’en relève que deux occurrences. Baudelaire s’attache
au contraire à conserver l’ordre des mots, et à utiliser les mêmes catégories
grammaticales que Poe :
“This peculiarity of my character grew with my growth…”
« Cette particularité de mon caractère s’accrut avec ma croissance… »
La littéralité semble donc être un critère important pour Baudelaire. Dans une
lettre à Michel Lévy, il écrit d’ailleurs : « Vous pourrez, dans vos nombreuses relations,
trouver un littérateur instruit qui vous fera une bonne et littérale traduction… »3. Une
autre phrase éclaire ce qu’a pu être la valeur de la littéralité à ses yeux : « Retoucher ou
1
E.A.POE. The Black Cat, in The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York: Modern
Library Edition, 1992. P.200.
2
E.A.POE. OEP. P.278-79.
3
Lettre de Charles Baudelaire à Michel Lévy du 15 février 1865. Cor.II. P.461.
64
couper dans Poe ! »1. L’exclamation finale de Baudelaire nous suggère que son choix de
faire une traduction fidèle est dicté par son respect pour l’œuvre de Poe : Baudelaire
adopte une attitude effacée, et ne cherche pas à faire prévaloir son propre style sur celui
d’Edgar Poe. La littéralité de sa traduction doit se comprendre par rapport à cette fidélité
au texte et à l’auteur : Baudelaire reste simplement au plus près du texte, sans chercher à
le modifier. Son souci de littéralité ne doit pas être lu dans la perspective de la théorie
bermanienne de la traduction −qui constitue l’horizon de notre lecture de traductions en
ce début du XXIe siècle− et qui veut que la traduction accueille l’étranger dans la langue
d’arrivée, c’est-à-dire ouvre celle-ci vers la langue étrangère. Au contraire, Baudelaire est
soucieux de la qualité française de sa traduction : il souhaite produire un texte qui soit
vraiment français, et sous lequel on ne devine pas la langue de l’original. Il écrit
d’ailleurs, à propos de traductions dont il n’est pas l’auteur : « …je sais que les
traductions commandées par Lacroix sont, en général, exécrables. J’en ai eu quelques-
unes sous les yeux. Cela est fait à l’économie, et par des gens qui, obligés par leur état de
savoir deux langues, n’en savent même pas une.»2, ou encore : « Je viens de relire la
détestable traduction faite en 1820 [de Melmoth the Wanderer], et sous le texte français
on devine partout la phrase anglaise.»3. La littéralité de la traduction de Baudelaire est
donc limitée dans une certaine mesure par son désir de respecter la langue d’arrivée.
1
Lettre de Charles Baudelaire à Julien Lemer du 15 février 1865. Cor.II. P.465.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Paul Meurice du 18 février 1865. Cor.II. P.467.
3
Lettre de Charles Baudelaire à Michel Lévy du 9 mars 1865. Cor.II. P.471.
65
à Corbeil, pour être à portée de l’imprimerie Creté où se composait le livre, et
dont les ouvriers ont dû garder le souvenir de ce séjour. »1.
Puisque littéralité et fidélité avaient une telle importance pour Baudelaire, et que
celui-ci s’est donné les moyens de les atteindre en apportant un grand soin à son travail,
on est très surpris de rencontrer parfois dans sa traduction des abus caractérisés. Dans Le
Chat noir, par exemple, on peut relever une transformation importante, même si elle ne
concerne qu’un détail. Baudelaire traduit en effet “mere Man ” −qui signifie littéralement
un simple homme- par « homme naturel » :
“…him who has had frequent occasion to test the paltry friendship and gossamer
fidelity of mere Man”2.
« …celui qui a eu fréquemment l’occasion de vérifier la chétive amitié et la
fidélité de gaze de l’homme naturel »3.
Alors que Poe insiste sur la notion d’homme, par l’italique et la majuscule, cette notion
passe dans la traduction de Baudelaire au second plan. Baudelaire conserve l’italique,
mais celui-ci ne met pas en valeur le même terme que dans le texte original. L’adjectif
‘naturel’ provoque l’intrusion d’un thème spécifiquement baudelairien : celui de la
simple nature, opposée à la culture et au raffinement, qui n’a pas sa place dans le contexte
de la nouvelle de Poe.
Il est difficile de déterminer quelle valeur il faut accorder à cet abus de traduction.
Nous devons d’abord prendre en compte que la traduction de Baudelaire n’est pas
exempte d’erreurs, qui peuvent prendre la forme de calque, de contresens, d’une littéralité
parfois abusive. Celle-ci est quelquefois imputable à sa connaissance imparfaite de
l’anglais : ainsi, Baudelaire traduit ‘gold fish’ par ‘poisson doré’, au lieu de traduire par
‘poisson rouge’4. D’autres erreurs s’expliquent sans doute par la difficulté et l’immensité
de la tâche entreprise par Baudelaire : malgré ses relectures et ses corrections, certains
détails lui ont échappé, qu’il aurait certainement corrigés s’il l’avait pu. Mais cet abus est
1
C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps
qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). PP.60-61.
2
E.A.POE. The Black Cat, in The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York: Modern
Library Edition, 1992. P.200.
3
E.A.POE. OEP. P.278.
4
E.A.POE. OEP. P.279.
66
différent, parce qu’il montre une superposition d’un thème baudelairien sur le texte de
Poe. On peut légitimement se demander si Baudelaire n’aurait pas sciemment modifié le
texte de Poe pour faire la promotion de ses propres idées. Le thème du mal, s’il est
présent chez ces deux auteurs, n’a en effet pas la même valeur pour l’un et pour l’autre.
Baudelaire aurait-il voulu modifier les enjeux de la pensée du mal présente chez Poe? La
neutralité générale de la traduction de Baudelaire tend à nous faire croire que non. Le
choix de la fidélité et de la littéralité manifeste cette neutralité de Baudelaire par rapport
au texte.
A cette époque, Baudelaire commençait tout juste à traduire Poe, qu’il avait découvert
peu de temps auparavant ; on sait également qu’il connaissait encore mal l’anglais : c’est
en traduisant Poe qu’il a développé ses compétences linguistiques. Dans un tel contexte,
avait-il d’autres choix que de traduire Poe à la lettre ? Léon Lemonnier, pourtant ardent
défenseur de la traduction de Baudelaire, souligne qu’il traduisait mot à mot, comme s’il
ne voyait pas la phrase dans son ensemble : « Il ne voit jamais l’ensemble de la phrase, il
ne la domine pas. Il la suit, il l’épelle, il met un mot à la place d’un mot.»1. Peut-on alors
véritablement parler de choix ? Ce n’est qu’ensuite, lorsqu’il eut atteint un meilleur
niveau d’anglais, que Baudelaire aurait pu décider de traduire Poe autrement. Mais il en
resta à sa première façon de faire. Le principe de fidélité au texte original est pour lui une
évidence qu’il ne semble pas avoir questionnée au cours de sa carrière de traducteur :
dans le cas de son adaptation de l’œuvre de de Quincey, Baudelaire se sentira tenu de
justifier le fait que sa traduction ne soit pas plus fidèle et expliquera que la place lui
manque pour traduire le texte anglais dans sa totalité. Son but, qui était de parler de
l’opium, l’autoriserait à cette exception : « …l’espace dont je dispose étant restreint, je
serai obligé, à mon grand regret, de supprimer bien des hors-d’œuvre très amusants, bien
des dissertations exquises, qui n’ont pas directement trait à l’opium…»2 .
Si Baudelaire n’a pas cherché à modifier en profondeur le texte, le plus probable
est sans doute qu’il a projeté inconsciemment sa pensée sur le mal sur l’œuvre de Poe à
travers sa traduction, tout comme cette pensée a pu influencer son commentaire critique
des œuvres de Poe que l’on trouve dans les notices. Sa lecture de Poe a sans doute été
1
L.LEMONNIER. Idem, P.185.
2
C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.259.
67
influencée par son enthousiasme et par le plaisir qu’il a éprouvé en découvrant un auteur
dont les préoccupations étaient si proches des siennes, ce qui l’aura empêché de voir ce
en quoi leurs préoccupations différaient.
1
J.BERRETTI. « Influençable lecteur : le rôle de l’avant-lire dans la lecture du Poe de Baudelaire. », in
Palimpsestes n° 9, 2e trimestre 1995: La lecture du texte traduit. Paris : Presse de la Sorbonne Nouvelle,
1995. P.71.
68
CONCLUSION
1
T.GAUTIER. Cité par Léon Lemonnier in Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 :
Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. P. 159
2
E.A.POE. Contes. Essais. Poèmes. Traductions de Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Jean-Marie
Maguin et Claude Richard. Edition établie par Claude Richard. Paris: Robert Laffont, 1989, (Coll.
Bouquins).
69
le traducteur donne sa signification au texte. La signification que Baudelaire attache à
cette œuvre à travers sa traduction et son analyse critique révèle en celle-ci un sens
qu’elle contenait de façon latente, en tant que possibilité, ou lui adjoint un sens propre à
la pensée de Baudelaire, qui n’était pas contenu dans l’œuvre de Poe − du moins pas avec
la valeur que Baudelaire y attache.
70
TROISIEME PARTIE :
TRADUCTION ET POESIE,
OU L’INFLUENCE DE LA TRADUCTION SUR L’ŒUVRE DE POETE DE
BAUDELAIRE
71
INTRODUCTION
72
A_TRADUCTION ET MATURATION
1) Traduction et influence
Pour Paul Valéry, ainsi qu’il l’a écrit en 1929, Baudelaire n’aurait été « qu’un
émule de Gautier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s’il [n’avait], par la
curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages d’Edgar Poe un
nouveau monde intellectuel » 1 . Cette découverte est selon lui tout à l’avantage de
Baudelaire, qui aurait été profondément influencé par la pensée d’Edgar Poe : « Celui-ci
[Poe] livre à celui-là [Baudelaire] tout un système de pensées neuves et profondes. Il
l’éclaire, il le féconde, il détermine ses opinions sur une quantité de sujets (…) Tout
Baudelaire en est imprégné, inspiré, approfondi. »2. Nous avons déjà mentionné que la
question du rapport de Baudelaire à Poe avait donné lieu à un certain nombre d’analyses
de l’influence de ce dernier sur le poète français. La critique baudelairienne a cherché les
traces de cette influence dans les positions esthétiques de Baudelaire ainsi que dans son
œuvre.
1
P.VALERY. « Situation de Baudelaire », in Variété, in Œuvres I. Paris : Gallimard, 1957, (Coll. La
Pléiade). P.599.
2
Idem. P.607.
73
Henri Peyre a par exemple mis en avant en 1951 l’influence de Poe sur la
réflexion de Baudelaire par rapport à la question de l’imagination. Nous l’avons déjà cité
à ce sujet :
« Enfin et surtout, deux termes essentiels de l’esthétique baudelairienne n’auraient
pas été affirmés par lui avec autant de force et de bonheur s’il n’avait trouvé chez
son frère aîné d’Amérique confirmation de ce qu’il portait déjà obscurément en
lui : le rôle primordial accordé à l’imagination et la conception de la poésie
comme puissance de suggestion.»1.
L’évolution de la réflexion de Baudelaire à ce sujet est perceptible dans les notices qu’il a
consacrées à Poe. Dans «Edgar Allan Poe, sa vie et ses oeuvres », Baudelaire suggère que
l’ivresse ne serait pas seulement chez Poe une conséquence des difficultés qu’il
rencontrait, un refuge contre l’incompréhension des autres, ainsi que Baudelaire
l’expliquait dans sa notice précédente, mais serait également un moyen de provoquer le
processus imaginatif, une sorte de méthode littéraire :
« je crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous, l’ivrognerie
de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique
et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée. Le poëte avait appris à boire,
comme un littérateur soigneux s’exerce à faire des cahiers de notes.»2.
D’autres, comme Michel Butor, ont noté que Baudelaire avait fait sien l’éloge de la
concentration d’Edgar Poe, qui plaçait la nouvelle brève au-dessus du roman, et préférait
le poème court au poème long. Bien qu’il ait eu des projets de romans et une réflexion
théorique sur cette forme littéraire, Baudelaire ne leur a jamais donné suite, choisissant
plutôt d’adopter la position d’Edgar Poe, même si celle-ci trouvait sa raison d’être dans
une théorie plus globale de la recherche de l’effet. Pour Poe, un récit pouvant se lire
d’une traite était davantage susceptible de provoquer chez le lecteur l’enlèvement de
l’âme qui était pour lui le but du récit ou du poème. Baudelaire ne poursuivait pas le
même objectif mais fit pourtant sien ce rejet du texte long. Butor explique ce choix par la
paresse de Baudelaire :
« Dans une admirable note de présentation où il élabore une passionnante théorie
du roman, qu’il abandonnera malheureusement par la suite, justement parce qu’il
1
H.PEYRE. Connaissance de Baudelaire. Paris : José Corti, 1951. PP.113-114.
2
C.BAUDELAIRE. EAP 2. In E.A.POE. OEP. P.1044.
74
adoptera, on a tendance à dire paresseusement, la condamnation faite par Poe du
poème long, et son éloge de la nouvelle brève… »1.
1
M.BUTOR. Histoire extraordinaire. Essai sur un rêve de Baudelaire. Paris : Gallimard, 1961, (Coll. folio
essais). P.128.
2
C.PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire, Etudes et témoignages. Neuchâtel :
La Baconnière, 1967. P.253.
3
Idem. P.256.
4
Cité par Claude Pichois. Ibid. P.256. Lettre de Charles Baudelaire à Armand Fraisse du 18 février 1860.
Cor.I. P.676.
5
M.EIGELDINGER. Le Platonisme de Baudelaire. Neuchâtel : A la Baconnière, 1951. Cité par M.BRIX
dans son article « Baudelaire, « disciple » d’Edgar Poe ? », in Romantisme. Revue du 19e siècle n°122, 4e
trimestre 2003 : Maîtres et disciples. Paris : Sedes, 2003. P. 63.
6
Voir son article sur la filiation Baudelaire/Poe, op.cit. note précédente.
75
La critique baudelairienne s’est également attachée à détecter l’influence directe de Poe
sur Baudelaire dans les textes de celui-ci. Ainsi, le titre de l’un des projets
d’autobiographie de Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, est emprunté à Edgar Poe. C’est le
titre de l’un de ses Marginalia , « My Heart Laid Bare », qui traite de la question de la
sincérité dans l’autobiographie :
« If any ambitious man have a fancy to revolutionize, at one effort, the universal
world of human thought, human opinion, and human sentiment, the opportunity is
his own (…) All he has to do is to write and publish a very little book. It’s title
should be simple − a few plain words − “My Heart Laid Bare.”. »1.
Louis Seylaz, a avancé en 1923 l’hypothèse que l’influence de Poe était perceptible dans
tous les poèmes des Fleurs du mal. Une meilleure connaissance de la chronologie de
l’écriture des pièces qui composent ce recueil a rapidement permis de déterminer que
quelques unes seulement empruntent à Poe ; selon Michel Brix il n’y aurait que deux
poèmes des Fleurs pour lesquels Baudelaire se serait inspiré de l’écrivain américain :
« Le Flambeau vivant » reprend des éléments du poème « To Helen », et le vers 29 des
« Phares » rappelle le deuxième vers de « Dream-land »2.
1
E.A.POE. « My Heart Laid Bare », in The Unknown Poe. San Francisco: City Lights Books, 1980. P.48.
« Si un homme ambitieux désire révolutionner par un unique effort le monde universel de la pensée, de
l’opinion et du sentiment humain, il en a l’opportunité (…) Tout ce qu’il a à faire, c’est écrire et publier un
très petit livre. Son titre devra être simple −quelques mots seulement− « Mon cœur mis à nu ». » (je
traduis).
2
Voir M.BRIX. Op.cit, page précédente. note 22 page 58 de son article.
76
a lui-même rapproché: « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner. »1, a-t-il écrit
dans Hygiène.
Exclure de notre réflexion l’importance de la traduction, en tant que processus, dans le
rapport de Baudelaire à l’œuvre de Poe nous empêcherait d’aborder la question de
l’influence de Poe sur Baudelaire dans toute sa complexité. Car cette influence est
double : Baudelaire a été influencé par l’oeuvre qu’il découvre et traduit, mais aussi par
le processus de la traduction.
Plutôt que de parler de l’influence de l’œuvre de Poe sur Baudelaire, il serait sans
doute plus juste d’envisager la relation qui unit Baudelaire à cette œuvre en termes
d’appropriation et de digestion. Le terme influence suggère chez Baudelaire la passivité,
et fait de lui un simple récepteur des idées véhiculées dans l’œuvre d’Edgar Poe. Le mot
appropriation suggère au contraire une relation plus complexe entre Baudelaire et cette
œuvre, une assimilation fondée sur des choix, et non une acceptation totale et passive. La
traduction a été un des vecteurs 2 de cette appropriation de l’œuvre et de la pensée
d’Edgar Poe par Baudelaire.
La traduction est de fait un moyen privilégié pour s’approprier une œuvre ou des
idées car elle relève à la fois de la lecture et de l’écriture. George Steiner a insisté dans
son ouvrage After Babel 3 sur la nature tant interlinguistique qu’intralinguistique de la
traduction. Dans un cas comme dans l’autre, traduire consiste à redire une chose
autrement, que ce soit dans une autre langue, ou avec d’autres mots. Redire autrement,
c’est justement faire sien, s’approprier une idée ou un propos en les reformulant avec ses
propres mots et dans son propre style. C’est ce qui se passe lorsque Baudelaire utilise des
traductions de propos de Poe dans ses notices : en les traduisant, il choisit parmi les
positions de Poe celles qui l’intéressent et les assimile, ce qui explique que son ton
s’affirme d’une notice à l’autre, autour de la question du principe de la poésie, par
exemple.4
Parce qu’elle exige un tel processus, la traduction a offert à Baudelaire davantage
que l’occasion d’être influencé par les œuvres d’Edgar Poe en lui permettant de se
1
C.BAUDELAIRE. Hygiène, in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.401.
2
Avec la critique.
3
G.STEINER. After Babel. Third Edition. Oxford : Oxford University Press, 1998 (1ère éd: 1975).
4
Voir notre analyse, supra, IIème partie, B. pages 54-55.
77
confronter à cette oeuvre dans le cœur du texte, dans le nœud entre fond et forme. Cette
activité lui a permis de prendre position dans les débats littéraires de son époque par un
autre biais que sa propre création poétique. Elle a été pour Baudelaire un cheminement
par lequel celui-ci a testé et matérialisé ses propres idées et convictions dans le champ
d’écriture que lui offrait le traduire.
Edgar Poe avait pris position en faveur de cette même rupture à travers son œuvre
critique et de nouvelliste. Poe était un partisan de la construction, de la délibération,
opposées à une inspiration reçue passivement par l’auteur, qui s’y abandonnerait sans
chercher à maîtriser son écriture. Le texte qui présente le mode de construction du poème
Le Corbeau, The Philosophy of Composition, est tout entier articulé autour de cette
question. Poe y prétend avoir conçu son poème comme une sorte de problème
mathématique, décidant d’abord de l’effet qu’il voulait créer, puis de la longueur du
poème, du ton général, et enfin d’un petit quelque chose qui lui donnerait du piquant : “It
is my design to render it manifest that no one point in its composition is referable either
to accident or intuition − that the work proceeded, step by step, to its completion with the
precision and rigid consequence of a mathematical problem ” 1 . Cet article a été une
occasion pour Poe de se démarquer des tenants de l’enthousiasme littéraire : “Most
writers −poets in especial− prefer having it understood that they compose by a species of
1
E.A.POE. The Philosophy of Composition. In Selected writings of Edgar Allan Poe. Boston: Riverside
Editions, 1956. P.454. « Mon dessein est de montrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué
au hasard ou à l’intuition, et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution, avec la précision et la
rigoureuse logique d’un problème mathématique » (traduction C.Baudelaire. OEP. P.986.)
78
fine frenzy −an ecstatic intuition”1, affirmant au contraire que toute création littéraire
exige du travail:
“the elaborate and vacillating crudities of thought− (…) the true purposes seized
only at the last moment− (…) the innumerable glimpses of idea that arrived not at
maturity of full view− (…) the painful erasures and interpolations− in a word,
(…) the wheels and pinions − the tackle for scene-shifting− the step-ladders and
demon-traps − (…) which, in ninety-nine cases out of the hundred, constitute the
properties of the literary histrio” 2.
1
E.A.POE. Idem. « Beaucoup d’écrivains, particulièrement les poëtes, aiment mieux laisser entendre qu’ils
composent grâce à une espèce de frénésie subtile ou d’intuition extatique » (traduction Baudelaire. OEP.
P.985.)
2
E.A.POE. Ibid. « les laborieux et indécis embryons de pensée, la vraie décision prise au dernier moment,
l’idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière
(…) les douloureuses ratures et les interpolations – en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour le
changement de décor, les échelles et les trappes (…) qui dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent,
constituent l’apanage et le naturel de l’histoire littéraire. » (traduction Baudelaire. OEP. P.985)
3
C.BAUDELAIRE. In La Liberté de pensée, 15 juillet 1848. Cité par L.LEMONNIER. Les Traducteurs
d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France,
1928. P.183.
4
Voir IIème partie, C.
5
Nous avons déjà évoqué la possibilité que ce parti pris de traduire les nouvelles de Poe littéralement ait
peut-être d’abord été une absence de choix plutôt qu’un choix, puisque Baudelaire ne maîtrisait pas
suffisamment l’anglais pour prendre des libertés avec le texte original.
79
les HGS. Ses convictions se seraient affirmées par le biais de la traduction, c’est-à-dire en
se confrontant à l’œuvre d’Edgar Poe, dans laquelle Baudelaire trouvait exprimées
clairement des idées qu’il portait confusément en lui, dont celle du refus du bavardage.
Une phrase tirée de la correspondance décrit ce phénomène : « en 1846 ou 47, j’eus
connaissance de quelques fragments d’Edgar Poe (…) je trouvai, croyez-moi, si vous
voulez, des poèmes et des nouvelles dont j’avais eu la pensée, mais vague et confuse, mal
ordonnée, et que Poe avait su combiner et mener à la perfection. » 1. Ce n’est qu’à partir
de cette prise de conscience qu’il put écrire avec une exclamation horrifiée : « Retoucher
ou couper dans Poe ! »2, exprimant ainsi à la fois son respect pour l’œuvre de Poe dans
son ensemble, et son respect pour la lettre du texte.
Cette position traductive, dont nous avons souligné qu’elle n’était pas évidente
pour l’époque, correspond donc à une prise de position par Baudelaire dans le débat sur
les modalités de la création littéraire et sur l’écriture propre à la fin du romantisme en
France. Comme l’a souligné Paul Valéry dans Situation de Baudelaire 3 , Baudelaire
n’appartenait pas à la première génération romantique : nourri dans sa jeunesse par Hugo,
Lamartine, Vigny ou Musset, il appartenait à la génération suivante, qui s’affirma en
partie contre les poètes qui avaient suscité sa vocation poétique. L’enjeu pour le jeune
Baudelaire était d’: « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo ni
Musset. »4. Dans un tel contexte, la découverte de l’œuvre d’Edgar Poe lui ouvrit de
nouvelles perspectives littéraires et théoriques : « c’est une littérature toute nouvelle»5,
écrivit-il en 1852, c’est-à-dire −entre autres− une littérature condensée et précise, à
l’opposé du flot débordant qui a caractérisé la production littéraire française de la
génération de 1830. La traduction est ici un moyen pour Baudelaire d’affirmer ses
convictions en leur donnant corps.
1
Lettre de Charles Baudelaire à Armand Fraisse du 18 février 1860. Cor.I. P.676.
2
Lettre de Charles Baudelaire à Julien Lemer du 15 février 1865. Cor.II. P.465.
3
P.VALERY. « Situation de Baudelaire », in Variété, in Œuvres I. Paris : Gallimard, 1957, pp. 598-613
(Coll. La Pléiade).
4
Idem. P.599.
5
C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. Paris : Gallimard, 1951. P.1020.
80
La traduction des Confessions of an English Opium-eater et de Suspiria de
Profundis constitue-t-elle un contre-exemple à notre analyse ? On est en droit de se poser
la question puisque Baudelaire adopte dans ce cas une posture traductive radicalement
différente vis-à-vis du texte de Thomas de Quincey. Sa traduction, qui est insérée dans
Les Paradis artificiels, est une adaptation par Baudelaire du texte original dans laquelle
se mêlent des éléments traduits littéralement, certains entre guillemets et d’autres non,
des éléments racontés et abrégés par Baudelaire, des omissions et des éléments de
commentaire par Baudelaire du texte de de Quincey. Ce mélange s’explique en partie par
l’évolution du projet pendant le cours de sa réalisation. Baudelaire dut par exemple
raccourcir son texte suite à une exigence de son éditeur. Mais l’amalgame des deux voix,
celle de Baudelaire et celle de de Quincey, était volontairement recherché par Baudelaire.
Il écrivit à ce sujet à son ami Poulet-Malassis : « il s’agissait de fondre mes sensations
personnelles avec les opinions de l’auteur original et d’en faire un amalgame dont toutes
les parties fussent indiscernables. »1.
Qu’en est-il ici du respect de la lettre du texte original ? Le fait que Baudelaire n’hésite
pas à modifier en profondeur la structure du texte orignal signifie-t-il qu’il renonce à sa
foi dans l’importance du choix volontaire et réfléchi de l’agencement des mots et des
parties du texte ? Baudelaire donne lui-même la réponse à cette question : « De Quincey
est un auteur affreusement conversationniste et digressionniste, et ce n’était pas une petite
affaire que de donner à ce résumé une forme dramatique et d’y introduire de l’ordre. »2.
C’est parce que de Quincey ne lui semble pas respecter ce qui est pour lui essentiel :
l’ordre, la concentration, que Baudelaire estime pouvoir intervenir dans le corps du texte.
Cette traduction est un exemple du processus d’appropriation par la traduction :
Baudelaire a voulu prendre chez de Quincey seulement ce qui lui semblait important.
Pourtant, son opinion sur l’auteur s’est affinée et modifiée dans le cours de la traduction.
Deux paragraphes du « Mangeur d’opium », situés respectivement au début et à la fin du
texte, témoignent de cette évolution. Voici comment Baudelaire justifie en introduction
les modalités de sa traduction :
« Tel est le sujet du merveilleux livre que je déroulerai comme une tapisserie
fantastique sous les yeux du lecteur. J’abrégerai sans doute beaucoup : De
1
Lettre de Charles Baudelaire à Auguste Poulet-Malassis du 18 février 1860. Cor.I. P.669.
2
Idem.
81
Quincey est essentiellement digressif (…) l’espace dont je dispose étant restreint,
je serai obligé, à mon grand regret, de supprimer bien des hors-d’œuvre très
amusants, bien des dissertations exquises, qui n’ont pas directement trait à
l’opium… »1.
La liberté prise par Baudelaire dans sa traduction est expliquée à la fois par son projet et
par la caractéristique principale du texte original : la digression, qui est présentée comme
un défaut. La traduction est utilisée ici comme un filtre, une sorte de décanteur du lyrisme
bavard. C’est parce que le texte est digressif que Baudelaire se sent autorisé à l’abréger.
Pourtant voici ce qu’il écrit en conclusion :
« La pensée de De Quincey n’est pas seulement sinueuse : le mot n’est pas assez
fort ; elle est naturellement spirale. D’ailleurs, ces commentaires et ces réflexions
seraient fort longs à analyser, et je dois me souvenir que le but de ce travail était
de montrer, par un exemple, les effets de l’opium sur un esprit méditatif et enclin
à la rêverie. Je crois ce but rempli. »2.
La mélancolie pointe dans ces quelques phrases. Baudelaire semble s’être aperçu que son
mode de traduction lui a fait « manquer » le texte original, comme on dit qu’on a manqué
une cible. C’est justement en travaillant ce texte au corps à corps, dans la traduction, que
Baudelaire l’a vraiment découvert et a pu affiner son jugement initial. Certes, de Quincey
est digressif et son écriture bavarde, mais Baudelaire a découvert par la traduction que
cette prolixité était différente de celle qu’il fustigeait dans les œuvres du romantisme
français. Elle a une autre valeur, que Baudelaire en vient finalement à apprécier. Cet
exemple illustre la valeur de la traduction comme confrontation intime avec un texte, une
confrontation qui met en danger le traducteur et l’oblige à remettre en question ses
croyances et a priori.
Cette traduction non littérale ne contredit donc pas la valeur de prise de position contre la
logorrhée et l’inspiration de la posture traductive littérale adoptée par Baudelaire dans sa
traduction des œuvres d’Edgar Poe. Cette autre posture traductive, caractérisée par une
plus grande liberté par rapport au texte original, a été choisie par Baudelaire en fonction
de cette prise de position et l’a amené à réfléchir sur celle-ci. La traduction de l’œuvre de
1
C.BAUDELAIRE. Les Paradis artificiels. In Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll.
Bouquins). P.259.
2
Idem. P.304.
82
Thomas de Quincey a permis à Baudelaire de mûrir une réflexion esthétique entamée
notamment à travers ses traductions de Poe.
Baudelaire a donc pu faire évoluer sa pensée grâce à la traduction des œuvres en
prose de Poe, et ce de plusieurs façons. D’abord en bénéficiant des idées que lui offrait
l’œuvre de l’auteur américain : il s’agit de l’influence sur laquelle la critique
baudelairienne s’est déjà penchée. La traduction permet cette circulation des idées ; elle
en est un vecteur privilégié au niveau international, une caractéristique qui devrait suffire
à lui rendre ses lettres de noblesse.
Par ailleurs, l’acte de traduire, c’est-à-dire de joindre l’écriture à la lecture, a offert à
Baudelaire un terrain d’exercice pour développer ses propres idées ou pour s’approprier
celles d’autres auteurs. Il semblerait qu’une convergence entre la pensée de l’auteur et du
traducteur était nécessaire pour que la traduction soit possible pour Baudelaire. Il écrivait
à ce sujet à Madame Meurice, à propos de Charles Maturin : « C’est un vieux romantique,
et pour le bien interpréter, il faut être un vieux romantique. »1. Baudelaire ne pouvait ni
n’aurait voulu traduire une œuvre avec laquelle il n’aurait ressenti aucune affinité. Pour
qu’il puisse traduire un texte, il fallait que celui-ci ait suffisamment de rapports avec sa
propre pensée pour qu’il puisse s’imaginer qu’il aurait pu en être l’auteur. Ce phénomène
est très bien décrit par Emily Salines : « It is as if for Baudelaire translation could not
occur unless author and translator could mirror each other, unless their sensitivities could
meet, to such an extent that the question of authorship could not interfere in the
encounter. » 2 . Dès lors, il apparaît clairement que la traduction est un moyen pour
Baudelaire de continuer à penser et à travailler indirectement sa propre œuvre poétique.
S’il est vrai que la traduction a permis à Baudelaire de s’approprier des idées ou
des thèmes qu’il rencontrait dans les œuvres des auteurs qu’il traduisait, Edgar Poe en
particulier, nombreux sont les critiques qui ont fait remarquer que l’autre versant de
1
Lettre de Charles Baudelaire à Madame Paul Meurice du 18 février 1865. Cor.II. P.467.
2
E.SALINES. “Baudelaire and the Alchemy of Translation”, in The Practices of Literary Translation:
Constraints and Creativity. Dir. par BOASE-BEIER, Jean et HOLMAN, Michel. Manchester: St. Jerome
Publishing, 1999. P.29. « Tout se passe comme si pour Baudelaire la traduction ne pouvait avoir lieu sans
que l’auteur et le traducteur puissent se renvoyer un miroir, sans que leurs sensibilités se rencontrent à un
tel point que la question de l’auteur ne puisse interférer dans cette rencontre. » (je traduis).
83
l’appropriation par la traduction chez Baudelaire était le plagiat. Ainsi Claude Pichois a
écrit dans « Baudelaire ou la difficulté créatrice » : « Au sujet du Jeune Enchanteur ne
faudrait-il pas prononcer le redoutable mot de plagiat ? »1. En réalité, Baudelaire a porté à
l’extrême le lien traditionnel − je veux dire : accepté− entre traduction, appropriation et
création. Il a créé une alchimie inédite entre traduction et création personnelle, alchimie
que notre vision romantique de l’auteur et du texte, qui pose l’originalité comme un
critère essentiel dans l’appréciation d’une œuvre d’art, nous fait envisager en termes de
plagiat. Pourtant la réalité est plus complexe. Il nous faut nous défaire de cette image
prégnante dans notre culture pour entendre ce que Baudelaire a à nous dire sur les
rapports entre traduction et création.
1
C.PICHOIS. Op.cit. page 75. P.244 de son article.
84
B_ TRADUCTION ET CREATION
Baudelaire, nous l’avons dit, a adopté une position traductive de fidélité au texte
d’Edgar Poe, qu’il a traduit presque mot à mot. Ce parti pris n’allait pas de soi à l’époque.
Nous y avons vu jusqu’ici une volonté de respect de la lettre du texte, davantage qu’un
parti pris esthétique de la nature de celui de Chateaubriand traduisant le Paradise Lost de
Milton 1 . C’est du moins ainsi que Baudelaire le présente : « Il faut surtout se tenir
servilement attaché à suivre le texte littéral ; certaines choses seraient devenues bien
autrement obscures si j’avais voulu paraphraser mon auteur… »2.
Pourtant, n’y aurait-il pas une secrète adéquation entre ce mode de traduction et la nature
du texte de Poe ? A la lecture de certaines nouvelles des HE, on se demande si la
littéralité de la traduction de Baudelaire ne sert pas l’étrangeté présente dans les textes de
Poe en créant une étrangeté seconde, dérivée, c’est-à-dire en recréant ailleurs l’étrangeté
que Baudelaire appréciait dans les textes originaux.
1
Voir supra, IIème partie, C : page 62.
2
C.BAUDELAIRE. In La Liberté de penser, 15 juillet 1848. Cité par L.LEMONNIER. Op.cit. page 81.
3
Idem.
85
demandent au lecteur un effort de compréhension, comme cette phrase extraite de
l’incipit :
« …dans la crainte que l’incroyable récit que j’ai à faire ne soit considéré plutôt
comme la frénésie d’une imagination indigeste que comme l’expérience positive
d’un esprit... »1.
Le texte anglais nous apprend qu’il s’agit d’une traduction globalement littérale :
“…lest the incredible tale I have to tell should be considered rather the raving of a
crude imagination, than the positive experience of a mind...”2.
86
Mais Baudelaire n’est jamais resté court, et son inventivité langagière a pallié aux
difficultés générées par son parti pris, créant ainsi « une langue heurtée, étrange, forgée
pour la circonstance »1. Lemonnier s’est montré très admiratif devant cette réussite. Il a
qualifié sa méthode comme relevant d’une « rigueur audacieuse » 2, et fait l’éloge de cette
traduction qui, selon lui, « fascine par cette étrangeté consciente et sûre de soi »3.
87
a même été jusqu’à s’auto-emprunter et s’auto-citer dans certains articles. Dans
Théophile Gautier, il écrivait : « Il est permis quelquefois, je présume, de se citer soi-
même, surtout pour éviter de paraphraser. Je répéterai donc »1.
La traduction est donc présente dans certaines de ses œuvres sous la forme
d’emprunt. Ainsi, dans le poème « Le Guignon », Baudelaire reprend des vers de deux
poètes anglophones, qu’il traduit et réorganise à sa manière. Nous allons reprendre ici en
partie l’analyse très juste que fait Emily Salines de cet amalgame entre traduction et
création proprement baudelairienne2.
Le sonnet débute sur deux vers de Baudelaire, les seuls du poème qui ne soient
pas traduits de l’anglais. La suite est composée d’extraits du poème A Psalm of Life, de
l’Américain Henry Longfellow, et de Elegy Written in a Country Church-Yard, de
l’Anglais Thomas Gray3, traduits assez librement.
1
C.BAUDELAIRE. Théophile Gautier. Cité par C.PICHOIS. Op.cit. page 75. P.248 de son article.
2
E.SALINES. “Baudelaire and the alchemy of translation”. Op.cit. page 85.
3
Pour le texte intégral et la traduction française de ces poèmes, consulter l’annexe.
88
une traduction assez libre et non littérale, le second vers du poème de Longfellow, qu’il
utilise comme troisième vers de son premier quatrain, puis le premier vers, utilisé comme
dernier vers de ce même quatrain : il bouleverse l’ordre du poème original. Il transforme
également le pluriel “our hearts” en singulier : « mon cœur ». Dans les tercets, il
développe sur six vers un quatrain de l’élégie de Gray. “Unfathom’d”, qui signifie
littéralement insondé, est ainsi traduit par « Bien loin des pioches et des sondes ». La
tonalité et la signification même de ces deux poèmes sont modifiées dans leur
appropriation par Baudelaire. Les deux vers introductifs et les modifications apportées
par lui orientent le sonnet vers le thème de la difficulté de la création artistique et de sa
reconnaissance, totalement absent des deux poèmes qu’il utilise.
Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins But now, at length, dear Dian sank from
de lumières, sight,
Qu’un Ange très savant a sans doute Into a western couch of thunder-cloud ;
aimantés; And thou, a ghost, amid the entombing tress
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes Didst glide away. Only thine eyes remained.
frères, They would not go − they never yet have
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés. gone ;
Lighting my lonely pathway home that
Me sauvant de tout piège et de tout péché night,
grave, They have not left me (as my hopes have)
Ils conduisent mes pas dans la route du since.
Beau, They follow me − they lead me through the
Ils sont mes serviteurs et je suis leur years.
esclave ; They are my ministers − yet I their slave.
1
Pour le texte intégral et la traduction française de ce poème, consulter l’annexe.
89
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau. Their office is to illumine and enkindle −
My duty, to be saved by their bright light,
Charmants Yeux, vous brillez de la clarté And purified in their electric fire,
mystique And sanctified in their elysean fire.
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour; le They fill my soul with Beauty (which is
soleil Hope),
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme And are far up in Heaven −the stars I kneel
fantastique; to
In the sad, silent watches of my night;
Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil; While even in the meridian glare of day
Vous marchez en chantant le réveil de mon I see them still − two sweetly scintillant
âme Venuses,
Astres dont nul soleil ne peut flétrir la unextinguished by the sun !
flamme !
Baudelaire a traduit assez fidèlement certains vers : « They are my minsiters −yet
I their slave » devient ainsi « Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave », et
« Venuses, unextinguished by the sun ! » est traduit par « Astres dont nul soleil ne peut
flétrir la flamme ! ». Baudelaire a également eu recourt à la condensation en mélangeant
des éléments de plusieurs vers de Poe dans un seul vers français ; l’expression « ces Yeux
pleins de lumières » du premier vers concentre ainsi les multiples références à la lumière
présente dans le poème américain comme par exemple « their bright light », « their
electric fire », « their elysean fire », ou encore « scintillant Venuses » 1 . A l’inverse,
Baudelaire a développé dans certains cas l’imagerie du poème de Poe au lieu de la
concentrer ; il ajoute ainsi à l’idée du feu brillant en plein jour − « While even in the
meridian glare of day I see them still » 2 − une connotation religieuse : « la clarté
mystique qu’ont les cierges brûlant en plein jour ». De façon générale, l’imagerie
chrétienne du poème de Poe est plus présente chez Baudelaire.
Ces deux poèmes, s’ils ont des traits communs− l’image pétrarquiste des yeux de
l’aimée qui guident le poète comme une flamme, et l’aspiration à la beauté− sont donc
néanmoins très différents. Baudelaire se concentre uniquement sur l’image des yeux sans
s’intéresser au début du poème de Poe. De plus, le poème de Poe est au passé, tandis que
celui de Baudelaire est ancré dans le présent.
1
« leur lumière brillante », « leur feu électrique », « leur feu élyséen », « scintillantes vénus » (je traduis).
2
Tandis que, même dans la clarté méridienne du jour Je les vois encore » (je traduis).
90
Peut-on parler ici de plagiat ? Il semblerait plutôt que la traduction soit utilisée par
Baudelaire comme une forme de création artistique à part entière. Elle est dans ce cas un
mode d’emprunt qu’on pourrait qualifier d’ « appropriant ». La traduction contenue dans
l’œuvre poétique a donc la même valeur d’échange de sens que la traduction des œuvres
d’Edgar Poe : Baudelaire reçoit du sens des œuvres qu’il traduit ou utilise, tout comme il
leur en donne en infléchissant la signification de ces œuvres dans la traduction qu’il en
fait. C’est cet échange libre de sens qui fait que la traduction se trouve au cœur du
processus créatif de Baudelaire.
1
Nous devons cette idée à Eric Dayre. Voir l’article mentionné en introduction : « Baudelaire, traducteur
de Thomas de Quincey. Une prosaïque comparée de la modernité ». In Romantisme. Revue du 19e siècle
n°106, 4e trimestre 1999 : Traduire au 19e siècle. Paris : Sedes, 1999, PP.31-52.
91
seront faits après les Curiosités, voilà donc un projet au panier. »1. Les premières pièces
paraissent le 24 août 1857 sous le titre de Poèmes nocturnes dans Le Présent. Même s’il
semblerait, selon Robert Kopp2, que Baudelaire se soit essayé à ce genre nouveau avant
1857, c’est néanmoins cette année-là que son projet d’écrire un recueil de poèmes en
prose qui fasse pendant aux Fleurs du mal prend forme. Comment ne pas voir une
coïncidence significative dans le fait que Baudelaire, qui vient de consacrer plusieurs
années à traduire de la prose, décide d’introduire la prose dans sa pratique poétique ?
Alors qu’il envisageait l’activité de traduction dans un rapport de subordination à son
activité poétique, traduisant Poe pour faire profiter sa poésie de la gloire qu’il allait offrir
à l’écrivain américain, Baudelaire s’est retrouvé dépassé et transformé malgré lui ; le fait
de traduire −donc d’écrire− presque quotidiennement de la prose a fait baigner dans la
prose le poète dans le traducteur. Les enjeux de son œuvre poétique s’en sont trouvés
modifiés.
Poe lui-même a pu encourager indirectement Baudelaire dans cette voie ; en effet,
il a refusé de limiter l’écriture poétique au seul poème. Il utilisait de préférence le terme
poesy à celui de poetry, lequel désigne aussi bien l’activité que la production. Pour lui,
l’essence de la poésie réside dans la création du beau plutôt que dans la forme poétique :
« On voit ainsi que la poésie [poesy] est une réponse (…) à une exigence naturelle
et irrépressible (…). Son premier élément est la soif de la beauté supranaturelle
(…). Son second élément est la tentative de satisfaire cette soif par des
combinaisons nouvelles (…). Ainsi nous déduisons clairement, que la nouveauté,
l’originalité, l’invention, l’imagination ou finalement la création de la BEAUTE
(car tous ces termes sont employés ici comme synonymes) sont l’essence de toute
Poésie [poesy]. 3.
C’est cette définition qui permet à Poe de qualifier Eurêka de poème. Si Baudelaire l’a
retenue, elle a pu lui permettre d’envisager que la prose puisse être poétique.
Mais c’est sans doute davantage le processus de la traduction que l’œuvre de Poe
qui a influencé Baudelaire dans son choix de la forme du poème en prose. L’activité de
1
Lettre de Charles Baudelaire à Auguste Poulet-Malassis du 25 avril 1857. Cor.I. P.395.
2
Voir « Genèse, historique et esthétique des Petits poëmes en prose », in C.BAUDELAIRE. Petits poèmes
en prose. Ed.critique par Robert Kopp. Paris : José Corti, 1969. PP.XXVII-LXXIII.
3
E.A.POE. The Complete Works of Edgar Allan Poe. New York: T.Y.Crowell, 1902, 17 vol. Vol.XI, P.73.
Cité par Claude Richard dans C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C.
Klincksieck, 1978. P.519.
92
traduction se retrouve en effet au cœur même de la composition des poèmes en prose,
dans la traduction par Baudelaire de certains poèmes des Fleurs du mal en poèmes en
prose. Ainsi le poème Un Hémisphère dans une chevelure est classiquement rapproché de
deux poèmes des Fleurs : Le Parfum et La chevelure, et on retrouve L’invitation au
voyage dans les deux recueils. Intéressons nous d’abord au premier.
Le Parfum La Chevelure
1
C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.175-176.
93
Du souvenir cueille la fleur exquise. Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique, 10
De ses cheveux élastiques et lourds, Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,
Une senteur montait, sauvage et fauve, J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Et des habits, mousseline ou velours, Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève ! 15
Tout imprégnés de sa jeunesse pure, Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
Se dégageait un parfum de fourrure. De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
94
Ainsi l’imagerie religieuse contenue dans Le Parfum avec les termes « une église » (3),
« encensoir » (12) disparaît dans le poème en prose. Baudelaire a repris davantage
d’éléments de La Chevelure, qui sont toujours légèrement modifiés, notamment dans la
syntaxe. Ainsi les vers 3 à 5 : « Pour peupler (…) Des souvenirs dormant dans cette
chevelure, je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir » devient dans le poème en
prose : « les agiter [les cheveux] avec ma main comme un mouchoir odorant, pour
secouer des souvenirs dans l’air. » (2-3). La position finale du groupe nominal « dans
l’air » change toute la tonalité de cette phrase, qui reste comme en suspens. Par ailleurs,
Baudelaire a développé certaines images contenues dans ce poème dans la version en
prose. Les vers 14 à 16 développe la description de la sieste dans le bateau évoquée
discrètement dans les vers 27 à 29 : « Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura
vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé ! », de même
que les vers 11 à 13 du poème en prose développe l’image du port (16-22) en la rendant
plus vivante (« fourmillements », « hommes »). Enfin, tandis que La Chevelure est écrit
en partie au futur, le poème en prose est ancré dans le présent du souvenir revécu, et
Baudelaire y a ajouté une nouvelle image : celle de l’opium.
Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille 1
amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu'on pourrait appeler
l'Orient de l'Occident, la Chine de l'Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est
donné carrière, tant elle l'a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et
délicates végétations. 5
Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête; où le luxe a
plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d'où le désordre, la
turbulence et l'imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence; où la cuisine elle-
même est poétique, grasse et excitante à la fois; où tout vous ressemble, mon cher ange.
Tu connais cette maladie fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misères, cette 10
nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te
ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré
une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence.
C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir !
Oui, c'est là qu'il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l'infini des 15
sensations. Un musicien a écrit l'Invitation à la valse ; quel est celui qui composera
l'Invitation au voyage, qu'on puisse offrir à la femme aimée, à la soeur d'élection ?
95
Oui, c'est dans cette atmosphère qu'il ferait bon vivre,- là-bas, où les heures plus lentes
contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde
et plus significative solennité. 20
Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent
discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui
les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon,
sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb
divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de 25
serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes,
l'orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse; et
de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe
un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement.
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre, luisant, comme une belle 30
conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfèvrerie,
comme une bijouterie barriolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison
d'un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux
autres, comme l'art l'est à la nature, où celle-ci est reformée par le rêve, où elle est
corrigée, embellie, refondue. 35
Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore, qu'ils reculent sans cesse les limites de leur
bonheur,ces alchimistes de l'horticulture! Qu'ils proposent des prix de soixante et de cent
mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes! Moi, j'ai trouvé ma tulipe
noire et mon dahlia bleu !
Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c'est là, n'est-ce-pas, dans ce 40
beau pays si calme et si rêveur, qu'il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas
encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les
mystiques, dans ta propre correspondance ?
Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l'âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves
l'éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d'opium naturel, 45
incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-
nous d'heures remplies par la jouissance positive, par l'action réussie et décidée ?
Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce
tableau qui te ressemble ?
Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c'est 50
toi. C'est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires
qu'ils charrient, tout chargés de richesses, et d'où montent les chants monotones de la
manoeuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis
doucement vers la mer qui est l'Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la
limpidité de ta belle âme ; - et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de 55
l'Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de
l'Infini vers toi.1
L’Invitation au voyage
96
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir
Aimer et mourir 5
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux 10
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
97
Là encore, le procédé ne change pas. Baudelaire a réutilisé dans une traduction en prose
des éléments de son poème, comme par exemple « Les soleils couchants » (35), repris
sans modifications (23), ou encore le vers « Au pays qui te ressemble » (6), qui devient
dans le poème en prose « Il est une contrée qui te ressemble » (11-12). Néanmoins, la
tonalité a changé. L’Invitation au voyage en poème en prose voit l’ajout d’une nuance
ironique qui était absente de la version des Fleurs du mal. Les images sont globalement
beaucoup plus développées −d’aucuns diraient délayées− dans le poème en prose : les
onze courts vers qui évoquaient une chambre deviennent un long paragraphe descriptif de
neuf lignes, qui évoque d’ailleurs certaines descriptions que l’ont trouve chez Poe (la
description de la chambre nuptiale dans Ligeia). Baudelaire a ajouté ici aussi le thème de
l’opium.
La prose n’est pas pour Baudelaire une première ébauche, elle est postérieure au
vers. En réalité, Baudelaire n’a pas cherché à introduire ses vers dans la prose, mais
plutôt à les transformer en prose. Cette transposition reflète sa volonté d’écrire une poésie
nouvelle, dans une langue qui soit propre à l’évocation de la vie moderne. Il a évoqué ce
projet dans sa dédicace à Arsène Houssaye qui précède les Petits poèmes en prose :
« Quel est celui qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose
poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux
soubresauts de la conscience ?
C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs
innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. »1.
La traduction ne peut avoir ici la même valeur que lorsque Baudelaire l’utilisait comme
une forme d’emprunt à d’autres auteurs. Baudelaire n’a pas de raison de s’emprunter à
lui-même : il lui suffirait de reprendre le même thème s’il voulait l’évoquer de nouveau.
Ici c’est le mouvement de la traduction qui a une valeur en soi. Ce mouvement est une
transposition du lyrisme original. La traduction n’a donc pas seulement permis à
Baudelaire de s’affirmer contre le lyrisme de ses aînés en posant la primauté de la
réflexion, du choix et de la concentration sur l’inspiration et le bavardage : elle lui a
permis également de donner naissance à un nouveau lyrisme, un lyrisme décanté,
1
C.BAUDELAIRE. Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. In Œuvres complètes. Paris : Robert
Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.161.
98
transposé, et privé par ce déplacement de son mouvement original. Philippe Lacoue-
Labarthe a décrit ce processus dans son ouvrage Figures de Wagner :
« [Cet autre lyrisme] s’invente dans la « traduction » en prose de certains des
poèmes des Fleurs du mal (…). Il est simplement la récriture − la traduction− du
lyrisme lui-même, qu’il prive, pour cette raison de son aura. On pourrait dire qu’il
désacralise le lyrisme. Il serait plus juste de dire qu’il le littéralise : il en détruit,
par explicitation et recomposition froide, délibérée, calculée, l’emportement ou le
« transport » figural. »1.
Pour Eric Dayre, ce lyrisme « est en voie d’excéder sa détermination subjective »2. Cette
récriture seconde du lyrisme en modifie en effet la valeur : le lyrisme qu’invente
Baudelaire dans la traduction n’est plus l’émanation directe du je lyrique, mais se prend
lui-même pour objet. Traduire « l’emportement ou le ‘transport’ figural » revient donc à
prendre l’écriture pour objet. La dette de Baudelaire envers la traduction, qui lui a permis
d’affirmer sa pensée et de tenter de provoquer sa propre gloire, est donc avouée et mise
en scène par Baudelaire dans ses poèmes en prose. Le moyen qu’était la traduction dans
la traduction par Baudelaire des œuvres en prose d’Edgar Poe devient une fin en soi et la
poésie se prend elle-même pour sujet.
Même si ce processus de traduction n’a été utilisé que pour deux poèmes en
prose, ce nouveau lyrisme n’en est pas moins au cœur de tout le recueil. Le poème en
prose est un effort pour traduire en poésie la prosaïcité du quotidien, comme par exemple
le chant du vitrier que Baudelaire évoque dans sa dédicace : « Vous-même, mon cher
ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier ?, et
d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie
jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »3. La traduction est
donc au cœur de cette invention par Baudelaire d’une forme nouvelle et résolument
moderne qui est une tension entre la prosaïsation du poétique et la poétisation du
prosaïque, forme hybride et nécessairement bancale. Elle est le moyen par lequel
Baudelaire a interrogé, et nous invite à interroger, la possibilité moderne de la poésie.
1
P.LACOUE-LABARTHE. Figures de Wagner. Paris : Christian Bourgois, p.81. Cité par E.DAYRE in
« Baudelaire, traducteur de Thomas de Quincey. Une prosaïque comparée de la modernité ». In
Romantisme. Revue du 19e siècle n°106, 4e trimestre 1999 : Traduire au 19e siècle. Paris : Sedes, 1999.
P.34.
2
E.DAYRE. Op.cit. note précédente.P.34.
3
C.BAUDELAIRE. Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. In Œuvres complètes. Paris : Robert
Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.161.
99
CONCLUSION
100
CONCLUSION
101
L’activité de traducteur de Baudelaire était intimement liée à son œuvre de poète
et à l’évolution de celle-ci. Baudelaire a d’abord pensé ses traductions d’une partie des
œuvres de Poe comme un moyen facile pour se faire connaître du grand public,
s’introduire dans le milieu de l’édition, et assurer sa subsistance. Plus encore, en offrant à
cette œuvre la popularité, Baudelaire voulait profiter de cette gloire pour lui-même, en se
faisant reconnaître comme le découvreur d’Edgar Poe, celui qui, mieux que quiconque,
avait su déceler sa vraie valeur et lui donner sa signification. Pour offrir la gloire à Edgar
Poe, Baudelaire a fait appel à toute son intelligence d’écrivain ainsi qu’à une intelligence
stratégique qui fait de lui un grand éditeur. Il est parvenu à créer la signification de son
œuvre, définition qui l’accompagne encore aujourd’hui, à la fois en mettant en valeur
certains aspects du texte, évidents ou latents, mais aussi dans certains cas en modifiant le
sens même des textes originaux, qu’il a tiré vers ses propres préoccupations esthétiques.
Mais la traduction, en tant que processus, a débordé le cadre de l’entreprise de traduction
des œuvres de Poe par Baudelaire, pour imprégner toute son activité de poète : par
l’influence des œuvres de Poe sur sa pensée, d’abord, mais également par l’utilisation de
la traduction dans sa propre création, qu’il s’agisse de traduction d’œuvres anglophones
ou de l’auto-traduction par Baudelaire de certains poèmes des Fleurs du mal en poèmes
en prose. La pratique de la traduction de Baudelaire est le lieu et le moyen par lesquels
celui-ci s’invente et se réinvente comme poète.
La traduction des œuvres en prose de Poe par Baudelaire a donc été l’occasion
d’un échange de gloire et de sens entre l’œuvre de Poe, et l’œuvre de Baudelaire, et entre
le personnage Poe et Baudelaire. Celui-ci a offert à l’œuvre de Poe la popularité, et a fait
de lui un personnage mythique. Cette gloire a rejailli sur le traducteur, et Baudelaire a
joui d’une célébrité certaine par ses traductions, dont il profite encore aujourd’hui : en
plus d’être un grand poète, il est considéré comme un des plus grands traducteurs du
XIXe siècle. Il a donné à l’œuvre de Poe un sens particulier par la lecture qu’il en faite, et
a promu ce sens (individuel) au rang de signification (collective). La pratique de ces
textes et de l’activité de traducteur a également eu du sens pour lui, dans sa vie et dans
102
son œuvre. Il a reçu du sens de cette activité et de ce processus et en a fabriqué en retour.
Son rapport protéiforme à la traduction est une alchimie inédite entre traduction et
création, dans laquelle s’est joué son rapport à la tradition aussi bien que s’est joué
l’avenir de sa production.
___________________
103
ANNEXE
104
TO HELEN By Edgar Allan Poe.
105
What wild heart-histories seemed to lie enwritten
Je te vis une fois - une seule fois - il y a des années : combien, je ne le dois pas dire, mais
peu. C’était un minuit de Juillet ; et hors du plein orbe d’une lune qui, comme ton âme
même s’élevant, se frayait un chemin précipité au haut du ciel, tombait de soie et argenté
un voile de lumiere, avec quiétude et chaud accablement et sommeil, sur les figures
levées de mille roses qui croissaient dans un jardin enchanté, où nul vent n’osait bouger,
si ce n’est sur la pointe des pieds ; - il tombait sur les figures levées de ces roses qui
rendaient, en retour de la lumière d’amour, leurs odorantes âmes en une mort extatique ; -
il tombait sur les figures levées de ces roses qui souriaient et mouraient en ce parterre,
enchanté - par toi et par la poésie de ta présence. Tout de blanc habillée, sur un banc de
violette, je te vis à demi-gisante, tandis que la lune, tombait sur les figures levées de ces
roses, et sur la tienne même, levée, hélas ! dans le chagrin.
N’était-ce pas la destinée, qui, par ce minuit de Juillet, - n’était-ce pas la destinée, dont le
nom est aussi chagrin, - qui me commanda cette pause devant la grille du jardin pour
respirer l’encens de ses sommeillantes roses ? Aucun pas ne s’agitait : le monde détesté
106
tout entier dormait, excepté seulement toi et moi (oh ! cieux ! - oh ! Dieu ! comme mon
coeur bat d’accoupler ces deux noms !), excepté seulement toi et moi. - Je m’arrêtai, - je
regardai, - et en un instant toutes choses disparurent. (Ah ! - aie en l’esprit ceci que le
jardin était enchanté !) Le lustre perlé de la lune s’en alla : les bancs de mousse et le
méandre des sentiers, les fleurs heureuses et les gémissants arbres ne se firent plus voir :
des roses mêmes l’odeur mourut dans les bras des airs adorateurs. Tout, - tout expira, sauf
toi, sauf moins que toi, sauf seulement la divine lumière en tes yeux, sauf rien que l’âme
en tes yeux levés. Je ne vis qu’eux ; - ils étaient le monde pour moi. Je ne vis qu’eux, - les
vis seulement pendant des heures, - les vis seulement jusqu’alors que la lune s’en alla.
Quelles terribles histoires du coeur semblèrent inscrites sur ces cristallines, célestes
sphères ! Quelle mer silencieusement sereine d’orgueil ! Quelle ambition osée ! pourtant
quelle profonde, quelle insondable puissance pour l’amour !
Mais voici qu’à la fin la chère Diane plongea hors de la vue dans la couche occidentale
d’un nuage de foudre : et toi, fantôme, parmi le sépulcre des arbres, te glissas au loin. Tes
yeux seulement demeurèrent. Ils ne voulurent pas partir ; - ils ne sont jamais partis encore
!
Eclairant ma route solitaire à la maison cette nuit- là, ils ne m’ont pas quitté (comme
firent mes espoirs) depuis. Ils me suivent, ils me conduisent à travers les années. Ils sont
mes ministres ; pourtant je suis leur esclave. Leur office est d’illuminer et d’embraser ; -
mon devoir, d’être sauvé par leur brillante lumière, et purifié dans leur feu électrique, et
sanctifié dans leur feu élyséen. Ils emplissent mon âme de beauté (qui est espoir), et sont
loin, au haut des cieux, - les étoiles devant qui je m’agenouille dans les tristes, taciturnes
veilles de ma nuit ; tandis que, même dans le rayonnement méridien du jour, je les vois
encore, - deux suaves, scintillantes Vénus, inextinguibles au soleil.
107
A PSALM OF LIFE By Henry Wadsworth Longfellow.
108
Still achieving, still pursuing,
Learn to labor and to wait.
109
Debout donc, agissons, marchons toujours avant,
Avec un coeur puissant, et défiant le sort,
Marchant vers notre but, toujours le poursuivant,
Apprenons le travail, l’espoir, jusqu’à la mort !
110
ELEGY WRITTEN IN
A COUNTRY CHURCH-YARD By Thomas Gray.
111
Awaits alike th' inevitable hour:-
The paths of glory lead but to the grave.
112
With incense kindled at the Muse's flame.
113
'One morn I miss'd him on the custom'd hill,
Along the heath, and near his favourite tree;
Another came; nor yet beside the rill,
Nor up the lawn, nor at the wood was he;
The Epitaph
Here rests his head upon the lap of Earth
A youth to Fortune and to Fame unknown.
Fair Science frowned not on his humble birth,
And Melacholy marked him for her own.
114
Molestent son obscur royaume solitaire par leurs pas.
115
Mais à leur intellect borné le Savoir sa glorieuse page
N’a jamais déroulée, si riche des dépouilles du temps ;
L’accablante pénurie réprima leur bien noble rage,
Et gela le doux cours du coeur, bercé par les plaisirs ardents.
116
Car quel est l’homme. à l’oubli muet se trouvant toujours en proie,
Quel est l’être si plaisant et anxieux, à jamais résigné,
Qui laissa l’enceinte chaude d’un beau jour si rempli de joie,
Qui sur sa vie un regard d’envie et de regret n’a jeté ?
Sur toi, qui t’occupant des morts couchés sans honneur et sans gloire,
Dans ces lignes si simples leur histoire naïve dépeins,
Si par hasard, conduit là par la contemplation transitoire,
Un être sympathique demandait quels furent tes destins,
117
ÉPITAPHE
118
BIBLIOGRAPHIE
Sources primaires :
POE, Edgar Allan. Œuvres en prose. Traduites par Charles Baudelaire. Texte établi et
annoté par Y.-G. Le Dantec. Paris : Gallimard, 1951, 1165 p. (Coll. La
Pléiade).
_______________ Contes. Essais. Poèmes. Traductions de Charles Baudelaire, Stéphane
Mallarmé, Jean-Marie Maguin et Claude Richard. Edition établie par
Claude Richard. Paris: Robert Laffont, 1989, 1600 p. (Coll. Bouquins).
_______________The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York:
Modern Library Edition, 1992, 1026 p.
_______________ Selected writings of Edgar Allan Poe. Boston: Riverside Editions,
1956, 508p.
Sources secondaires :
LEMONNIER, Léon. Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles
Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928, 214 p.
_________________ Edgar Poe et la critique française de 1845 à 1875. Paris : Presses
universitaires de France, 1928, 339p.
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122
REMERCIEMENTS
à mes parents.
à Martin.
à Douce Mirabaud.
à Michèle Castillon.
à Arnaud Spire.
123
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION p.4
124
TROISIEME PARTIE : TRADUCTION ET POESIE, OU L’INFLUENCE DE LA
TRADUCTION SUR L’ŒUVRE DE POETE DE BAUDELAIRE p.71
INTRODUCTION p.72
A- Traduction et maturation p.73
1) Traduction et influence p.73
2) Traduction et prise de position p.78
B- Traduction et création poétique p.85
1) Créativité dans la traduction p.85
2) L’emprunt par la traduction dans la création poétique p.87
3) Traduction et invention d’un nouveau lyrisme p.921
CONCLUSION p.100
CONCLUSION p.101
ANNEXE p.104
To Helen, by E.A.Poe p.105
A Hélène, traduit par S.Mallarmé p.106
A Psalm of Life, by H.W.Longfellow p.108
Le Psaume de la vie, traduit par Sir T. Sinclair p.109
Elegy Written in a Country Church-Yard, by T. Gray p.111
Elégie, traduit par Sir T. Sinclair p.114
BIBLIOGRAPHIE p.119
REMERCIEMENTS p.123
125