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Histoire, économie et société

La carrière posthume d'un musicien ou Offenbach aux Enfers


Jean-Claude Yon

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Yon Jean-Claude. La carrière posthume d'un musicien ou Offenbach aux Enfers. In: Histoire, économie et société, 2003, 22ᵉ
année, n°2. L'opéra, à la croisée de l'histoire et de la musicologie. pp. 261-273;

doi : 10.3406/hes.2003.2320

http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_2003_num_22_2_2320

Document généré le 15/06/2016


Abstract
Abstract The career of Jacques Offenbach (1819-1880) after his death is marked by the apparition
of«of- fenbachian mythologies», and the author of this article intends to study how they were made up
and then evolved. From 1887 onwards, when his wife died, a distorted image was given of Offenbach,
especially by the music-hall which, around 1900, tended to make him the master of «French-cancan»,
while The Tales of Hoffmann were staged after several différents versions. In the inter-war period,
Germany appropriated the musician, while his repertoire was often reduced to the ballet composed by
Manuel Rosenthal, Gaîté parisienne. More recently, there appeared a wish to go back to the original
works ; yet it is too often thwarted by the habit of rewriting the librettos and reor- chestrating the scores.

Résumé
Résumé La carrière posthume de Jacques Offenbach (1819-1880) est caractérisée par la création de
«mythologies offenbachiennes» dont cet article entend repérer l'apparition et étudier l'évolution. A
partir de 1887, année de la mort de l'épouse du compositeur, Offenbach fait l'objet de diverses
récupérations, en particulier par le music-hall qui, autour de 1900, tend à faire de lui le maître du
«French-cancan» tandis que Les Contes d'Hoffmann donnent lieu à de nombreuses versions. Dans
rentre-deux-guerres, l'Allemagne se réapproprie le musicien. Son répertoire, parallèlement, est
volontiers réduit au ballet composé par Manuel Rosenthal, Gaîté parisienne. L'époque plus
contemporaine est il est vrai marquée par une volonté de retour aux œuvres originales, certes encore
trop souvent entravée par la pratique de la réécriture des livrets et de la réorchestration des partitions.
LA CARRIÈRE POSTHUME D'UN MUSICIEN
OU OFFENBACH AUX ENFERS

par Jean-Claude YON

Résumé
La carrière posthume de Jacques Offenbach (1819-1880) est caractérisée par la création de
«mythologies offenbachiennes» dont cet article entend repérer l'apparition et étudier l'évolution. A
partir de 1887, année de la mort de l'épouse du compositeur, Offenbach fait l'objet de diverses
récupérations, en particulier par le music-hall qui, autour de 1900, tend à faire de lui le maître du
«French-cancan» tandis que Les Contes d'Hoffmann donnent lieu à de nombreuses versions. Dans
rentre-deux-guerres, l'Allemagne se réapproprie le musicien. Son répertoire, parallèlement, est
volontiers réduit au ballet composé par Manuel Rosenthal, Gaîté parisienne. L'époque plus
contemporaine est il est vrai marquée par une volonté de retour aux œuvres originales, certes encore trop
souvent entravée par la pratique de la réécriture des livrets et de la réorchestration des partitions.

Abstract
The career of Jacques Offenbach (1819-1880) after his death is marked by the apparition of«of-
fenbachian mythologies», and the author of this article intends to study how they were made up and
then evolved. From 1887 onwards, when his wife died, a distorted image was given of Offenbach,
especially by the music-hall which, around 1900, tended to make him the master of
«French-cancan», while The Tales of Hoffmann were staged after several différents versions. In the inter-war
period, Germany appropriated the musician, while his repertoire was often reduced to the ballet
composed by Manuel Rosenthal, Gaîté parisienne. More recently, there appeared a wish to go back
to the original works ; yet it is too often thwarted by the habit of rewriting the librettos and reor-
chestrating the scores.

«Roi du Second Empire», «ordonnateur de la fête impériale», détenteur du «secret


du Second Empire»: Jacques Offenbach a beau avoir mené une longue carrière qui
s'est déroulée des années 1830 à 1881, la postérité semble n'avoir voulu en retenir que
les années 1850 et 1860 - certes celles de ses plus grands succès - comme si l'œuvre
de ce musicien n'avait d'autre utilité dans l'histoire culturelle du XIXe siècle que de
servir d'illustration sonore au règne de Napoléon III1. Née dès 1871, alors qu'il
s'agissait de rejeter un régime que la République naissante accusait de toutes les turpitudes
et au moment où les milieux musicaux n'étaient pas fâchés de se venger d'un
compositeur décidément trop chanceux, cette association entre Jacques Offenbach et le
Second Empire va perdurer durant tout le XXe siècle, lequel n'hésitera pas à forger
parallèlement l'image d'un Offenbach «Belle Époque», «French-cancanisé» à souhait.
La contradiction n'est d'ailleurs pas aussi forte qu'on pourrait le croire, Second Empire
1. Cet article est la contraction de la fin du chapitre XVHI et de l'épilogue de notre ouvrage Jacques
Offenbach publié en 2000 dans la collection «NRF Biographies » chez Gallimard. Certains passages sont
repris textuellement, comme, par exemple, le paragraphe de conclusion.

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et Belle Époque étant bien souvent confondus dans la même nostalgie d'une époque
dorée, un «bon vieux temps» dont on ne veut voir que le faste et la prétendue gaieté.
Peu importent les décennies qui les séparent puisque les idées reçues se superposent.
Comprendre comment les représentations d'un Offenbach «mythique» se sont
développées au cours du XXe siècle, tel est donc le but de cet article qui ne s'interdira
pas d'aborder la période très contemporaine - quitte à faire preuve d'une subjectivité
dont la seule excuse est d'être clairement affichée. On n'oubliera pas tout au long de
ce parcours qu' Offenbach lui-même a travaillé toute sa vie à se constituer un
personnage et, via la presse notamment, à entretenir une curiosité permanente pour sa
personne et son œuvre 2. Peu soucieux de pérenniser son œuvre 3 en rassemblant par
exemple ses partitions ou en surveillant de près l'édition, il était sans cesse absorbé
par l'opéra à venir - attitude qu'il a fort bien décrite dans un texte célèbre: «la pièce
qui naît fait oublier celle qui meurt; on ne fait point de comparaison, de
rapprochement; on ne cherche pas les analogies: c'est une série de tableaux qui fuient,
comme dans la lanterne magique [...]» 4. La postérité offenbachienne se ressent de
cette double attitude: certains poncifs sont issus, plus ou moins directement, de ce que
le musicien a dit ou fait dire de lui tandis que l'absence d'un fonds d'archives
facilement accessible jointe à l'impéritie des héritiers a lourdement handicapé ceux qui
voulaient étudier avec rigueur le personnage et son répertoire. On n'oubliera pas non plus
que la carrière ď Offenbach ne s'est pas arrêtée brusquement avec son décès; l'énergie
créatrice du musicien était telle qu'elle s'est poursuivie encore plus d'une année: le 10
février 1881, Г Opéra-Comique créa Les Contes d'Hoffmann dont le succès fut très
grand. Cet opéra fantastique avait été précédé d'une autre création posthume, Belle-
Lurette, montée par le Théâtre de la Renaissance le 30 octobre 1880, trois semaines
après la mort du musicien. En mai 1881, ce même théâtre créait Mademoiselle
Moucheron, une œuvre en un acte en attente depuis 1870. Alors qu'un buste d'Offenbach
était inauguré dans les jardins du Pavillon Henri IV à Saint-Germain-en-Laye en juillet
1881, la centième des Contes d'Hoffmann, dignement célébrée, marqua le moment où
le nom d'Offenbach s'effaça des affiches des théâtres parisiens. L'année 1887, malgré
une reprise d'Orphée aux Enfers à la Gaîté et une autre de La Grande-Duchesse de
Gérolstein aux Variétés, peut être considérée comme le point de départ de la vie
posthume d'Offenbach. La mort de son épouse Herminie et la dispersion des effets
personnels du compositeur qu'elle entraîne, l'incendie de la salle Favart qui fait
disparaître le matériel musical ayant servi à la création des Contes d'Hoffmann, la
publication ď Offenbach, sa vie et son œuvre d'André Martinet, la première biographie
du musicien, sont comme les trois coups qui permettent de lever le rideau sur cette
pièce inédite, en deux actes. On notera d'ailleurs que l'action commence alors que la
création du Théâtre Libre d'Antoine inaugure le XXe siècle théâtral...

2. Un journaliste se plaint en 1865 de cette «surmédiatisation »: «II ne peut pas faire un pas à gauche,
obliquer d'une ligne à droite, sans qu'aussitôt trois douzaines de journaux en informent le public », cité
dans Jean-Claude Yon, op. cit., p. 402.
3. Cette insouciance n'empêche pas Offenbach d'être certain de la valeur de ses ouvrages; en 1871, il
confie: «On représentera toujours des pièces d'Offenbach, on chantera toujours de la musique d'Offenbach,
on dansera toujours sur de la musique d'Offenbach! », cité dans Jean-Claude Yon, op. cit., p. 612.
4. Préface écrite en 1875, cité dans Jean-Claude Yon, op. cit., p. 411.

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La naissance des mythologies offenbachiennes (1887-1945)

La tentation du music-hall
La vie posthume ď Offenbach est aussi mouvementée et discutée que Га été sa
carrière. Dans un premier temps, il est vrai, Offenbach traverse une inévitable période
d'oubli, même si la reprise de La Grande-Duchesse de Gérolstein de 1887 a constitué
une étape dans la perception de son œuvre. Les accusations de démoralisation et de
dégénérescence n'ont plus été rappelées en effet par les journalistes que comme des
clichés à proscrire. Mais le compositeur de La Belle Hélène n'en a pas gagné pour
autant une totale légitimité. Lorsque Ludovic Halévy est reçu sous la Coupole en
1886, puis lorsque c'est au tour d'Henri Meilhac en 1889, les deux librettistes sont
accueillis par des discours où leur collaboration avec Offenbach est soit passée sous
silence, soit évoquée comme un écart de jeunesse que l'Académie, magnanime,
consent à pardonner. Offenbach n'est pas épargné non plus par les délires antisémites
d'Edouard Drumont et il a hélas sa place dans La France juive. Se scandalisant de
l'entrée ď Halévy à l'Académie, Drumont écrit que celle-ci «va prendre par la main le
complice d'Offenbach, le Juif qui, après avoir obéi à sa race en travestissant, aux
éclats de rire de la foule, les pures créations du génie aryen de la Grèce, a travaillé
consciencieusement pour la Prusse en apprenant aux soldats à outrager leurs généraux,
en raillant le panache du chef qui flottait jadis au-dessus des mêlées comme un signe
de ralliement, le sabre des pères qui, brandi dans les charges héroïques, a tant de fois
sauvé la patrie.»5 L'extrême-droite perdurera jusqu'à la seconde guerre mondiale dans
son exécration d'Offenbach. A ces propos antisémites répond il est vrai, comme pour
les balayer, l'enthousiasme d'un Nietzsche qui écrit en 1888 : «Offenbach, musique
française, d'un esprit voltairien, libre, pétulante, avec un rien de ricanement sardoni-
que, mais claire, spirituelle jusqu'à la banalité (il ne farde point) - et sans mignardise
d'une sensibilité morbide ou blondement viennoise.»6 Un tel hommage, s'inscrivant
certes dans le combat mené par le philosophe contre Wagner, dédommage après tout
de bien des injures.
Dans les années 1880 et 1890, un tel jugement ne trouve son pendant en France -
à côté des subtiles critiques que Jules Lemaître consacre dans le Journal des Débats
aux reprises offenbachiennes - que dans un article audacieux publié en 1895 dans La
Revue blanche, la célèbre revue d'avant-garde, par Edouard Dujardin, l'ancien créateur
de la Revue wagnérienne. Dujardin démontre qu'Offenbach est un classique: «Et
pourquoi celui que le souci des choses d'art préoccupe n'avouerait-il pas que la
musique d'Offenbach, quoi qu'on en ait dit et cru, est de l'art, du plus pur et du plus
authentique, tout comme les symphonies de Beethoven?»7 De tels propos ne peuvent
il est vrai s'appuyer alors que sur des reprises de valeur inégale. On signalera
seulement ici la reprise de La Fille du tambour-major à la Gaîté le 30 décembre 1888.
Juliette Simon-Girard et Simon-Max ont retrouvé à cette occasion les rôles qu'ils
avaient créés en 1879. L'ouvrage se joue jusqu'à l'ouverture de l'Exposition
Universelle, en avril 1889, puis d'août à novembre. Il est donné deux cent trente-six fois dans
l'année. On comprend aisément la vogue de cet ouvrage, fort peu satirique et composé
dix ans plus tôt pour flatter le patriotisme républicain, mais en tout cas, grâce à

5. Edouard Drumont, La France juive..., Paris, C. Marpon et E. Flammarion, [1886], p. 239.


6. Cité par Georges Liébert, Nietzsche et la musique, Paris, PUF, 1995, p. 243-244.
7. Article reproduit dans Olivier Barrot et Pascal Ory, La Revue blanche, histoire, anthologie, portraits,
Paris, Christian Bourgeois, 1989, p. 184-190.

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l'impulsion fournie par La Fille du tambour-major, Offenbach - comme en 1855 et


1867 - est l'un des héros de l'Exposition Universelle. Son répertoire est joué dans
cinq théâtres parisiens durant cette année 1889.
La décennie 1890 est cependant moins bonne pour Offenbach que ne pourrait le
laisser croire l'exemple de 1889. En définitive, une seule salle va lui rester fidèle.
Tandis que les Bouffes-Parisiens s'obstinent à oublier leur fondateur, les Variétés
affirment en effet leur attachement à Offenbach. Une politique de reprises régulières
est mise en place par Fernand Samuel qui, en 1892, prend la direction des Variétés
jusqu'à sa mort en 1914. Samuel réunit une troupe brillante qui lui permet, en
alternance avec les créations de Capus ou de Fiers et Caillavet, de reprendre les grands
succès offenbachiens: La Vie parisienne (1892, 1896, 1904 et 1911), Les Brigands
(1893 et 1900), La Périchole (1895), La Belle Hélène (1899, avec Juliette Simon-
Girard), Orphée aux Enfers (1902 et 1912), Barbe-Bleue (1904), Geneviève de Brabant
(1908). La reprise de La Belle Hélène en décembre 1899 est particulièrement réussie
et totalise cent cinquante représentations jusqu'en septembre 1900. Toutes ces
productions effacent le souvenir des spectacles précédents. Pendant longtemps désormais, ce
seront les versions présentées aux Variétés durant ces vingt années qui serviront de
référence. Leur importance est sans doute l'une des explications de la confusion entre
Second Empire et Belle Époque que l'on a déjà signalée quant à la perception
historique ď Offenbach. Une Liane de Pougy ou une Eve Lavallière viennent prendre place
aux côtés d'Hortense Schneider et de Zulma Bouffar dans l'imaginaire collectif.
Si les théâtres parisiens autres que les Variétés dédaignent notablement le répertoire
d'Offenbach, il faut tout de même noter la création par le Châtelet en 1893 du Chat du
diable, la traduction de Whittington, féerie créée à Londres en 1874 et jamais jouée à
Paris 8. La féerie est accueillie avec faveur mais la partition d'Offenbach passe plutôt
inaperçue, en sorte que la dernière création parisienne d'Offenbach n'est en rien un
événement. Le Chat du diable semble ramener au contraire son auteur vers un statut
de musicien subalterne, à l'opposé de l'effet produit par Les Contes d'Hoffmann. La
pièce du Châtelet renforce dans l'esprit de beaucoup l'idée qu'Offenbach n'est qu'un
musicien de «music-hall». En mars 1904, le Moulin-Rouge, ouvert en 1889 place
Blanche, présente du reste une Offenbach-Revue, «pantomime musicale à Grand
Spectacle en deux parties» interprétée par la courtisane Liane de Pougy. Pendant plus
d'une heure, la scène du Moulin-Rouge est ainsi exclusivement vouée au répertoire
d'Offenbach. Pareille exhibition a également lieu en avril 1904 à l'Olympia dans La
Revue merveilleuse dont le vingt-troisième tableau, intitulé «Les Airs d'Offenbach»,
permet d'entendre des extraits de douze ouvrages dont un air des Contes d'Hoffmann
alors que l'opéra n'a pas été joué depuis presque vingt ans à la salle Favart... Lorsque
l'œuvre populaire des «Trente Ans de Théâtre», une association caritative, organise au
Châtelet en 1905 un gala en l'honneur de sa centième représentation, on joue Le Barbier
de Seville, Le Mariage de Figaro et Les Refrains d'Offenbach, une revue de Louis
Varney et Léon Gandillot qui comprend des extraits de quinze ouvrages et à laquelle
participent Juliette Simon-Girard et Anna Judic, la diva des années 1870.
Une telle récupération par le music-hall ne serait pas grave en soi si la musique
d'Offenbach n'était systématiquement associée dans ces établissements au «French-
cancan» - association qui va s'avérer catastrophique pour le musicien tout au long du
XXe siècle. Bien que le compositeur n'ait jamais employé le terme «cancan» pour
8. L'auteur de ces lignes travaille en ce moment à la publication des versions anglaise et française de
Whittington.

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qualifier aucun de ses morceaux, ses galops, et les quadrilles tirés de ses opéras, n'en
furent pas moins utilisés de son vivant (mais sans son accord) pour danser le cancan,
lequel fut rebaptisé «French-cancan» par l'entrepreneur de spectacle londonien
Charles Morton dans les années I8609. Cette nouvelle forme de cancan se répand durant les
années 1880 dans plusieurs bals montmartrois dont le Moulin-Rouge où se produit la
célèbre Goulue. Offenbach, via le «French-cancan» devient ainsi une des composantes
du Montmartre fin de siècle. L'assimilation est d'autant plus facile que certains artistes
se produisent à la fois au music-hall et dans des théâtres. C'est le cas de Max Dearly
et de Mistinguett qui triomphent ensemble en 1908 dans La Revue du moulin créée au
Moulin-Rouge en chantant et en dansant une valse chaloupée, tirée de la «valse des
rayons» du Papillon, un ballet écrit en 1860 pour l'Opéra de Paris. Fait gravissime, les
descendants ď Offenbach ne protestent pas contre ce détournement. Les quatre filles
du compositeur disparaissent entre 1914 et 1936, sans qu'à aucun moment l'une
d'entre elles ait manifesté la volonté de défendre l'œuvre de son père. De même, leurs
dissensions rendent inaccessibles des documents fondamentaux pour la connaissance
d'Offenbach. Au moment même où sa valeur est remise en cause par l'amalgame avec
le music-hall, la disparition des manuscrits empêche donc toute recherche sérieuse qui
aurait pu faire pièce aux poncifs.

Les Contes d'Hoffmann comme refuge


Au sein de l'œuvre d'Offenbach, il est pourtant un ouvrage, Les Contes
d'Hoffmann, qui aide à maintenir son auteur parmi les compositeurs «reconnus». Si l'opéra
n'est pas repris à Vienne avant 1901 et à Г Opéra-Comique avant 1911, il n'en a pas
moins commencé une assez belle carrière à travers le monde entier dès 1882. L'éditeur
Choudens ayant publié quatre éditions divergentes entre 1881 et 1890, on monte
l'ouvrage soit comme un opéra soit comme un opéra-comique, avec ou sans l'acte de
Venise. Au tournant du siècle, cependant, deux productions vont avoir une importance
considérable et s'imposer comme de nouvelles références. Le 25 février 1904, l'Opéra
de Monte-Carlo présente une nouvelle version de l'opéra établie par le directeur de
l'établissement Raoul Gunsbourg. Prenant pour base l'édition de 1887, Gunsbourg
écrit un nouvel acte de Venise en s'assurant la collaboration de Pierre Barbier, le fils
du librettiste. Il imagine notamment deux morceaux promis à un grand succès, un
«septuor» composé sur le thème de la barcarolle et l'air de Dapertutto «Scintille
diamant» (ce dernier d'après l'ouverture du Voyage dans la lune). Avec de nouvelles
modifications, cette version est celle qui est présentée le 18 novembre 1905 au Komis-
che Oper de Berlin, dans une mise en scène de Hans Gregor et de Maximilian Moris.
Le spectacle, qui sert à l'inauguration du théâtre, produit beaucoup d'effet. Suite aux
représentations de 1904 et 1905, deux nouvelles éditions sont publiées, par Choudens
en 1907 et par Peters, à Leipzig, en 1910. Cette cinquième édition parisienne va
désormais régner durant des décennies sur presque toutes les scènes d'opéra. Un quart de
siècle après leur création, donc, Les Contes d'Hoffmann sont enfin «stabilisés», certes
d'une façon assez éloignée de ce qu'avait rêvé Offenbach. C'est en tout cas cette
nouvelle version Choudens que reprend Г Opéra-Comique en 1911, après vingt-cinq
ans d'oubli. L'acte de Venise est enfin créé à la salle Favart mais, contrairement à
l'ordre voulu par Offenbach, il est placé entre celui d'Olympia et celui ď Antonia. On
choisit également de distribuer les trois rôles féminins à trois cantatrices et celui de
Stella à une quatrième, ce qui est contraire à la signification de l'œuvre. La produc-

9. Voir David Price, Cancan!, Londres, Fairleigh Dickinson University Press & Cygnus Arts, 1998.

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tion, du moins, s'installe solidement au répertoire de la salle Favart; elle sera jouée
presque chaque année del918àl938. Les Contes d'Hoffmann triomphent de nouveau
à Paris - et, cette fois-ci, enfin, d'une manière durable. Leur rayonnement tient
également au grand succès remporté par l'ouvrage lors de son entrée au répertoire du
Hofoper de Vienne, dès 1901, sous les auspices de Gustav Mahler10.
Est-ce à dire qu'Offenbach a gagné sa place au panthéon des musiciens? Rien
n'est moins sûr. Offenbach a d'abord dû subir, dans les années 1880-1890, les effets
conjugués de la condamnation de l'Empire et du wagnérisme triomphant. Dans Л
l'ombre des jeunes filles en fleurs (1919), Robert de Saint-Loup méprise son père, car
celui-ci «avait bâillé à Wagner et raffolé ď Offenbach»: «Être né dans le faubourg
Saint-Germain et avoir vécu à l'époque de La Belle Hélène, cela fait cataclysme dans
une existence.» n Cependant, comme en témoigne l'article de Dujardin, l'évolution du
goût musical permet à Offenbach de rentrer quelque peu en grâce dès les dernières
années du siècle. Un musicien comme Claude Terrasse se place résolument dans ses
pas et Richard Strauss écrit à Hoffmannsthal qu'il se sent «la vocation de devenir
1' Offenbach du XXe siècle». Malgré ce climat plus favorable, la reconnaissance
officielle ne tarde pas moins à se manifester. Si une rue Jacques-Offenbach est créée à
Paris en 1904, il ne s'agit que d'une très modeste voie dans le XVIe arrondissement,
loin du Paris où le musicien a vécu et de celui qu'il a célébré. À Étretat, lieu de
villégiature d'Offenbach, l'affaire est encore plus singulière puisque c'est une rue Her-
minie Offenbach qui est créée en 1892, avant que le prénom du musicien ne soit
substitué à celui de son épouse en 1923. La première guerre mondiale ayant effacé
l'humiliation de la défaite de 1870, il n'y a plus aucune raison d'attribuer cette dernière
à la belle Hélène ou au général Boum. En 1913, la très patriotique Fille du tambour-
major, déjà reprise en 1901 et 1907, avait connu un grand succès à la Gaîté-Lyrique,
nouveau nom du Théâtre de la Gaîté. Malgré tout, l'année 1919 qui correspond au
centième anniversaire de la naissance d'Offenbach ne se signale, hélas, par aucune
manifestation d'envergure. Seuls quelques articles mentionnent l'événement. Tout de
même, le 4 décembre 1919, Le Mariage aux lanternes entre au répertoire de Г Opéra-
Comique, soixante-deux ans après sa création aux Bouffes-Parisiens. Heureusement,
les théâtres secondaires continuent, comme du vivant d'Offenbach, à lui être plus
favorables que les scènes officielles : La Belle Hélène - pas représentée à Paris depuis
1900 - est reprise à la Gaîté-Lyrique en octobre 1919. La Gaîté-Lyrique renouvelle
l'expérience à la fin de 1921 en montant Les Brigands et, trois ans plus tard, le 3 mai
1924, Les Bavards entrent à leur tour à la salle Favart.
Ces spectacles sont montés au moment où disparaissent les dernières personnalités
qui ont joué un rôle important dans la carrière d'Offenbach. On ne citera ici que le cas
d'Hortense Schneider, qui meurt en mai 1920 dans son riche hôtel particulier de
l'avenue de Versailles. La presse a donné un certain écho à la disparition de cette vieille
dame de quatre-vingt-sept ans, d'autant plus qu'un mois plus tard disparaissait à
Madrid l'impératrice Eugénie, de sept ans son aînée. Cette année 1920 voit également
le décès de Paul Ferrier et d'Albert Vanloo, les deux plus proches collaborateurs
d'Offenbach encore en vie. Chanteurs ou auteurs dramatiques, presque tous ont disparu
sans s'assurer de la préservation de leurs papiers personnels, rendant encore un peu
plus compliquée l'étude de leur collaboration avec Offenbach, dont le répertoire connaît
10. Voir la «somme » classique d'Henry-Louis de La Grange, Gustave Mahler, chronique d'une vie,
t. II, L'Âge d'or de Vienne, Paris, Fayard, 1983.
11. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Robert Laffont, 1. 1, 1987, p. 603.

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une éclipse notable à Paris dans les années 1920. Sa connaissance est pourtant rendue
au même moment plus aisée par la parution des biographies de Louis Schneider en
1923 et de René Brancour en 1929. Cependant, en 1930, pour le cinquantième
anniversaire de la mort du compositeur, aucune manifestation officielle n'est organisée et
aucune reprise n'a lieu dans un théâtre parisien. Il est vrai que l'année suivante voit la
reprise à succès au Théâtre Mogador de La Vie parisienne, pas rejouée à Paris depuis
1911. Le même théâtre est moins heureux à la fin de 1931 avec Orphée aux Enfers,
lui aussi en sommeil depuis près de vingt ans. Plus réussie est l'entrée des Brigands à
Г Opéra-Comique en juin 1931. Le spectacle est très apprécié et impose le répertoire
bouffe ď Offenbach aux côtés des Contes d'Hoffmann dans une salle qui lui avait été
jusque-là systématiquement hostile.

Le retour au pays natal


La France n'est cependant pas le seul pays à maintenir vivant le souvenir ď Offenbach
dans l'entre-deux-guerres. Les reprises offenbachiennes sont nombreuses à l'étranger
mais la pratique des adaptations, déjà très répandue du vivant du compositeur, se
généralise. Le répertoire ď Offenbach étant joué dans la langue du pays, la simple
traduction de la pièce se transforme souvent en une véritable adaptation censée la
rapprocher du public local. L'adaptation dérive à son tour facilement vers le pasticcio,
c'est-à-dire la création d'une œuvre nouvelle qui a pour support principal une ou
plusieurs pièces authentiques. De la simple transposition du lieu de l'action à l'écriture
d'une pièce entièrement inédite, tous les stades intermédiaires sont envisageables et, de
fait, expérimentés dans divers pays. Cette pratique des adaptations va considérablement
compliquer la perception du répertoire offenbachien au XXe siècle: elle demeure de nos
jours, on le verra, une source majeure de déformation. En 1919, par exemple, est créé
à Mannheim Der Goldschmied von Toledo [L'Orfèvre de Tolède], un opéra-comique
en deux actes avec une musique d'après Offenbach. Confronté à ces «fausses» pièces
ď Offenbach, le public prend peu à peu l'habitude d'entendre sa musique arrangée de
mille et une façons, la plupart du temps fort mauvaises. Parmi ce répertoire «péri-
offenbachien», certaines pièces mettent en scène le compositeur lui-même. Le Komische
Oper de Berlin monte ainsi en avril 1922 Der Meister von Montmartre [Le Maître de
Montmartre], «vie amoureuse ď Offenbach en trois tableaux» dont un certain James
Klein a écrit le livret et l'adaptation musicale. Le titre dit assez le peu de fiabilité de
cette évocation. La France ne tarde pas à succomber à son tour à la vogue de
l'opéret e romancée après avoir été affectée, dès les années 1900, par la mode des adaptations,
certes assez légères. Charles Méré a l'idée de consacrer une pièce à Offenbach. Sa
«comédie musicale à spectacle en deux parties et quatorze tableaux» est créée au
Théâtre de la Madeleine en 1933 sous le titre Le Passage des Princes. L'œuvre est
écrite avant tout en réaction aux opérettes étrangères: «Les spectateurs ont réentendu
avec une joie, avec un ravissement grandissants [une musique emprunte] de cette
légèreté, de cette grâce, ou animée de ce mouvement endiablé qui nous paraît beaucoup
plus irrésistible et d'une autre qualité que tous les jazz de notre époque», écrit le
critique de Coemedia 12. La comédie musicale est pourtant bien peu fidèle à Offenbach
et à sa musique.
En parallèle, il faut citer le rôle de Jacques Brindejont-Offenbach, le petit-fils du
compositeur. Celui-ci, rompant en effet avec l'inaction de sa famille depuis cinquante
ans, s'est donné pour tâche de faire mieux connaître l'œuvre de son aïeul. Il organise
12. Coemedia, 11 décembre 1933, critique d'Etienne Rey.

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268 Histoire Économie et Société

des causeries musicales sur son grand-père. Jacques Brindejont-Offenbach est presque
plus sollicité à l'étranger qu'en France car l'intérêt pour Offenbach, durant ces années
1920 et 1930, est particulièrement marqué dans le monde germanique 13. L'Allemagne
de la République de Weimar et l'Autriche nostalgique de son ancienne grandeur
trouvent dans son répertoire des résonances avec leur actualité troublée - phénomène pour
lequel on forge le concept (pas toujours très clair, à vrai dire) ďoffenbachiade. Le
précurseur de cette Offenbach-Renaissance est le grand écrivain viennois Karl Kraus.
Celui-ci présente, de février 1926 à mars 1935, cent vingt-quatre lectures de quatorze
ouvrages ď Offenbach. Kraus est l'inventeur d'une formule de lecture publique, lisant
et chantant tous les rôles, et se produit environ sept cents fois à Vienne ou dans
d'autres villes. En octobre 1930, il intervient six fois à Vienne, Berlin, Dresde et
Prague pour célébrer le cinquantième anniversaire de la mort du musicien. Par le biais de
ces lectures, Kraus donne à l'œuvre ď Offenbach une modernité qu'on est alors loin de
lui soupçonner en France. Sur le modèle de Kraus, les spectacles ď Offenbach
présentés en Allemagne dans les années 1930 sont il est vrai tous systématiquement réécrits.
Tel est le cas des Hoffmanns Erzâhlungen montés en décembre 1931 à Berlin par Max
Reinhardt et de Die schône Helena présentée par le même metteur en scène en avril
1932, également à Berlin. La présence offenbachienne en Allemagne se manifeste
aussi par la production de travaux de recherche d'une grande valeur. En 1930, le
musicologue Anton Henseler publie à Berlin son Jakob Offenbach, un volume de près de
cinq cents pages, qui constitue la première analyse sérieuse du répertoire offenbachien.
Plus significatif encore est un livre paru en 1937 et appelé à devenir l'ouvrage le plus
célèbre sur Offenbach, celui écrit par l'écrivain et sociologue Siegfried Kracauer.
Réfugié à Paris depuis 1933, Kracauer travaille à son livre à partir du printemps 1935
et c'est en juin 1937 que paraît l'ouvrage, en allemand, à Amsterdam. Offenbach ou le
Secret du Second Empire, traduit par Lucienne Astruc, est publié la même année à
Paris chez Grasset. Dans son avertissement, Kracauer explique avoir voulu écrire une
«biographie sociale» en établissant un lien «indissoluble» entre Offenbach et le
Second Empire. En fait, l'écrivain a relu l'histoire de la France du XIXe siècle à la
lumière des événements du XXe siècle 14. Dans cette optique, Napoléon III et Hitler ne
font qu'un et Offenbach est le prototype des intellectuels juifs allemands exilés. Il en
résulte un portrait d'une indéniable subtilité mais profondément faussé. L' Offenbach-
Renaissance des années 1930 lègue donc aux décennies suivantes, via le livre de
Kracauer, toute une masse de clichés promis à une longue postérité.
Au même moment, la pratique des adaptations et des pasticcios culmine avec le
ballet de Manuel Rosenthal, Gaîté parisienne, en sorte qu'au début de la seconde
guerre mondiale, tout est en place pour offrir au public, pendant longtemps, une image
dénaturée ď Offenbach. Gaîté parisienne est une commande du chorégraphe Léonid
Massine pour les ballets russes de Monte-Carlo. Les arrangements musicaux de
Manuel Rosenthal s'adaptent au livret du comte Etienne de Beaumont qui évoque la
vie nocturne parisienne autour de 1900. Créé à Monte-Carlo en avril 1938, le ballet
connaît un succès qui ne devait pas cesser. Mais la partition de Rosenthal, où triomphe
le «French-Cancan», est écrite dans un esprit très étranger à Offenbach. Gaîté
parisienne va cependant s'imposer au fil des années et devenir LE morceau symphonique

13. Sur Offenbach et l'Allemagne, en particulier Karl Kraus, voir Rainer Franke (dir.), Offenbach und
die Schauplàtze seines Musiktheaters, Thurnauer Schriften zum Musiktheater, Band 17, Laaber Verlag, 1999.
14. Voir Enzo Traverso, Siegfried Kracauer, itinéraire d'un intellectuel nomade, Paris, La Découverte,
1994.

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La carrière posthume d'un musicien ou Offenbach aux Enfers 269

ď Offenbach que tout orchestre se doit d'avoir à son répertoire, empêchant du même
coup la redécouverte des partitions authentiques.
Dans l'immédiat, la montée des totalitarismes en Europe est très préjudiciable aux
reprises offenbachiennes. En France, le renouveau du début des années 1930 a d'ailleurs
très vite tourné court. La publication en 1940 du volume de Jacques Brindejont-Offen-
bach, qui met pourtant au jour quantité de documents originaux, suscite un faible écho.
Offenbach peut pourtant compter en France durant cette période sur un admirateur
aussi zélé que Karl Kraus, à savoir le compositeur Reynaldo Hahn. Les très belles
conférences qu'Hahn consacre à Offenbach se signalent par une hauteur de vue
rarement égalée sur le sujet. Elles semblent cependant presque anachroniques. Dès leur
prise du pouvoir, les nazis chassent le répertoire offenbachien des théâtres allemands.
Les Contes d'Hoffmann sont joués sporadiquement jusqu'en décembre 1934.
L'existence de théâtres juifs, tolérés par les nazis, permet quelques reprises d'opéras-bouffes
et d'opérettes, soit une centaine de représentations jusqu'en juin 1938, avant les grands
pogroms. Offenbach fait désormais partie des musiciens juifs interdits 15. Si, en avril
1945, une représentation partielle des Contes d'Hoffmann fut organisée par les nazis
au ghetto de Theresienstadt, ce fut pour la propagande, devant des représentants de la
Croix-Rouge. En 1940, après l'entrée de Mesdames de la Halle au répertoire de la
salle Favart, Offenbach disparaît également des théâtres français. L'Opéra-Comique
cesse de jouer Les Contes d'Hoffmann de 1939 à 1948. Symptomatique de ces années
noires est l'enlèvement du buste ď Offenbach à Saint-Germain-en-Laye au début de
1942, dans le cadre d'une campagne de récupération des métaux...

De l'après-guerre aux espoirs du présent (1945-2003)

Un médiocre après-guerre sauvé par la radio


La victoire des Alliés et de la démocratie en 1945 est également celle ď Offenbach.
La nouvelle configuration des théâtres parisiens n'est pourtant pas favorable à son
répertoire. Seuls le Châtelet et le Théâtre Mogador se consacrent encore au théâtre
musical en privilégiant les pièces à grand spectacle, genre où excellent Vincent Scotto
et Francis Lopez. La Belle de Cadix, le premier triomphe de l'après-guerre, n'a
strictement plus rien à voir avec Offenbach, si ce n'est le terme «opérette» (vide de sens à
force de désigner des spectacles si différents). La première grande reprise offenba-
chienne de la IVe République est fort peu réussie: à l'automne 1948, la Gaîté-Lyrique
présente La Grande-Duchesse de Gérolstein dans une catastrophique version réécrite
par Willemetz. Plus heureux est le retour à Г Opéra-Comique des Contes d'Hoffmann,
sous la direction d'André Cluytens dans une production qui sera donnée à la salle
Favart jusqu'en 1965. L'ouvrage, joué au Metropolitan Opera de New York en 1943
et à San Francisco en 1944, avait été repris dès octobre 1945 à l'Opéra de Vienne. Il
demeure à cette époque, comme auparavant, le plus sûr garant de la gloire ď Offenbach
et fait d'ailleurs, en 1951, l'objet d'une passionnante adaptation cinématographique
due à Michael Powell et Emeric Pressburger. Prix spécial du jury au festival de Cannes
et Ours d'argent au festival de Berlin, The Tales of Hoffmann est une grande réussite.
Le cinéma n'est cependant pas toujours aussi bienveillant envers Offenbach: un an
avant le film de Powell et Pressbuger, le musicien a été mis en scène avec beaucoup
de désinvolture dans La Valse de Paris de Marcel Achard. Le film d'Achard est le
premier à faire ď Offenbach son personnage principal mais reprend à son compte
15. Sur ces aspects, voir Rainer Franke (dir.), op. cit., passim.

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270 Histoire Économie et Société

quantité de poncifs. De plus, le cabotinage excessif d'Yvonne Printemps, fort peu


crédible dans le rôle d'Hortense Schneider, gâche le jeu subtil de Pierre Fresnay qui
incarne le compositeur. À Г Offenbach marxisant de Siegfried Kracauer et à Г Offenbach
montmartrois de Manuel Rosenthal s'ajoute désormais l'Offenbach mièvre de Marcel
Achard. Le seul point commun de ces trois entités, au bout du compte, est d'en avoir
fort peu avec le véritable Jacques Offenbach. Un média va heureusement venir corriger
ces réécritures et permettre au public d'avoir un contact direct avec l'œuvre ď
Offenbach. La radiodiffusion nationale enregistre en effet, de 1945 à 1974, un très grand
nombre d'ouvrages lyriques. Offenbach est le compositeur le plus sollicité avec cent
vingt-trois enregistrements de quarante-trois ouvrages différents 16. Sous la direction
avisée de chefs comme Jules Gressier ou Marcel Cariven se constitue ainsi un
patrimoine inestimable de versions de référence. La dissolution de l'ORTF en 1974 portera
un coup fatal à cette mission de service public, totalement abandonnée depuis à de très
rares exceptions près.
La tâche accomplie par la radio est d'autant plus précieuse que, comme on l'a déjà
dit, la coupure de la seconde guerre mondiale marque une rupture nette dans l'histoire
du théâtre lyrique français, désormais en crise. Il faut trouver d'autres lieux, d'autres
approches pour qu' Offenbach puisse continuer à être joué. L'une des plus remarquables
tentatives est celle de la compagnie Renaud-Barrault qui monte en 1959 La Vie
parisienne au Palais-Royal. Simone Valère, Suzy Delair, Madeleine Renaud, Pierre Bertin,
Jean-Pierre Grandval, Jean Desailly, Jean Parédès et Jean-Louis Barrault lui-même,
étonnant Brésilien, font courir tout Paris pour applaudir une mise en scène ingénieuse,
respectueuse du texte et de la musique. Barrault a su merveilleusement préserver le
rythme de l'ouvrage. La production sera reprise à l'Odéon en 1962 et, en 1969, pour
le cent cinquantième anniversaire de la naissance du musicien, à l'Opéra de Cologne
(reconstruit du reste après la guerre sur une place baptisée Offenbachplatz).
L'excellente mise en scène de Jean-Louis Barrault est présentée au moment où de nouveaux
travaux sur Offenbach sont édités. Le plus important est la biographie publiée en 1958
par Alain Decaux. Le livre, dont le sous-titre fait ď Offenbach le «roi du Second
Empire», accrédite certes l'idée d'un lien particulier avec le régime impérial mais le
portrait proposé par le biographe est brossé avec art et finesse. S 'appuyant sur de
nouvelles sources d'archives et sur le livre d'Henseler, Alain Decaux a pu en outre
bénéficier de l'aide de Pierre Comte-Offenbach qui, à la mort de Jacques Brindejont-
Offenbach en 1956, a repris le flambeau familial et conseille désormais chercheurs et
hommes de spectacle, sans toutefois préserver les papiers familiaux par un dépôt dans
une institution ou une publication, même partielle.
Au reste, Gaîté parisienne, solidement installée au répertoire des orchestres sym-
phoniques, continue d'imposer sa vision déformée. D'autres ballets, en Amérique du
Nord et en Europe, exploitent à leur tour les rythmes offenbachiens. Les années 1950
et 1960 ne se signalent pas par un grand nombre de bons spectacles offenbachiens. Le
cent cinquantième anniversaire de sa naissance, en 1969, ne donne lieu qu'à quelques
hommages furtifs. En 1980, le centenaire de sa mort est un peu mieux célébré avec la
pose d'une plaque sur la maison mortuaire boulevard des Capucines, l'émission d'un
timbre, un colloque en Allemagne, une exposition à Cologne et la parution des
ouvrages de Peter Gammond, Alexander Faris, James Harding et surtout celui de David
Rissin qui, après Henseler, constitue la première analyse musicologique sérieuse
16. Voir Daniele Pistone (dir.), Le Théâtre lyrique français 1945-1985, Paris, Champion, 1987, p. 22 et
p. 31-32.

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La carrière posthume d'un musicien ou Offenbach aux Enfers 27 1

d'Offenbach. Plus que jamais, Les Contes d'Hoffmann est l'ouvrage sur lequel
s'appuie la renommée du compositeur. Le 28 octobre 1974, l'opéra fantastique entre
au répertoire de l'Opéra dans une mise en scène de Patrice Chéreau et dans une nouvelle
version qui s'inscrit dans une série de reconstitutions qui, depuis les années 1950,
concurrencent en Allemagne l'édition Choudens de 1907. La version la plus fameuse
est due au musicologue et éditeur Fritz Oeser qui, profitant de la découverte de
certains manuscrits, fait paraître en 1976 le résultat de ses recherches. Son travail,
passionnant mais contestable dans la méthode adoptée, ne parvient pas toutefois à
s'imposer sur les scènes d'opéra. On préfère truffer sa version d'emprunts à la version
Choudens de 1907. En 1994, c'est au tour du musicologue Michael Kaye de proposer
sa propre version, suivi de peu par un autre musicologue, Jean-Christophe Keck, qui
se lance à son tour dans la préparation d'une édition critique. La rivalité des puissantes
maisons d'édition allemandes n'est d'ailleurs pas sans produire une certaine tension
autour de ces différentes versions, chacune se présentant comme la plus authentique
sans convaincre tout à fait.

Offenbach à l'ère du metteur en scène tout-puissant


La production présentée par Patrice Chéreau en 1974 à l'Opéra, en tout cas, n'a
pas manqué d'avoir une portée symbolique. Elle illustre le phénomène qui va
conditionner les reprises offenbachiennes à partir des années 1960: la toute-puissance des
metteurs en scène. Désormais, Offenbach va être soit l'otage de «profonds» penseurs
ayant mal digéré Kracauer, bien souvent leur unique référence, soit laissé en pâture à
des artistes et des équipes venant du monde des «variétés». À cette seconde catégorie
appartiennent Les Folies d'Offenbach, une série-télé en six épisodes tournée par
Michel Boisrond en 1977. La médiocrité du contenu est d'autant plus regrettable que,
comme en 1950, Offenbach avait trouvé un interprète à sa mesure en la personne de
Michel Serrault. La vulgarité est l'écueil le plus fréquent de tels spectacles qui, faute
de mieux, ont souvent recours au «French-cancan», devenu par exemple la marque de
fabrique de toute mise en scène d'Offenbach présentée par Jérôme Savary 17. A vrai
dire, l'autre cas évoqué est presque pire. Le résultat peut certes être intéressant
lorsqu'il s'agit des réécritures de Walter Felsenstein au Komische Oper de Berlin-Est mais
bien d'autres tentatives ne s'appuient que sur l'ego surdimensionné du metteur en
scène et sur Г autoproclamation d'un savoir de pacotille. La Vie parisienne montée par
Daniel Mesguish en 1997 à la Comédie-Française et La Belle Hélène présentée en
1999 au Festival d'Aix-en-Provence par Herbert Wernicke ont d'ores et déjà une place
de choix dans le musée des horreurs offenbachiennes dont les collections sont pourtant
particulièrement abondantes . . .
Il est d'ailleurs une réalité matérielle qu'il serait naïf de ne pas prendre en compte,
à savoir que ces réécritures permettent de toucher des droits d'auteur, tant pour
l'adaptation du livret que pour la réorchestration de la partition. La manœuvre est imparable:
on déclare dans la presse et dans le programme que l'ouvrage a vieilli, qu'il a besoin
d'être dépoussiéré (le terme consacré) et on sert au public son propre texte, sûr que le
nom d'Offenbach suffira à remplir la salle. Si une voix s'élève pour protester, l'importun
est taxé de «purisme» et le tour est joué. Il est pourtant évident que ceux qui touchent
au texte, touchent aussi à la musique, ne serait-ce qu'en détruisant le très subtil équilibre
instauré entre eux dans chaque pièce par Offenbach. Mais la nécessité de l'adaptation

17. La Vie parisienne présentée à Г Opéra-Comique par Jérôme Savary en 2001, 2002 et 2003 atteint en
la matière des sommets. Rarement Offenbach aura été monté de façon plus tristement «racoleuse ».

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272 Histoire Économie et Société

est devenue, même en France, un dogme si nettement décrété par l'institution théâtrale
et lyrique que vouloir la combattre revient à être assimilé aux pires réactionnaires. À
cause de la généralisation de ces pratiques, les bons spectacles offenbachiens sont
rares. Ils n'en existent pas moins: La Périchole de Maurice Lehmann (1969), La Belle
Hélène de Jérôme Savary (1983), le Barbe-Bleue de Daniel Schmid (1984;, Mesdames
de la Halle de Robert Dhéry (1984), l'Orphée aux Enfers de Jorge Lavelli (1984) et
celui de Jean-Louis Martinoty (1986), Le Pont des Soupirs de Jean-Michel Ribes
(1987), Un mari à la porte de Jean-Louis Martin-Barbaz (1996), Fantasio de Vincent
Vittoz (2000), Le Château à Toto d'Hervé van der Meulen (2001), Geneviève de Brabant
de Stéphane Druet (2003), etc.
Malgré ces réussites, on ne peut que souscrire à ce que Wolf Rosenberg écrivait en
1980: «Sans aucun doute, Offenbach reste encore à découvrir. Certes, ses œuvres, du
moins un nombre limité d'entre elles, figurent plus souvent qu'auparavant au programme
des scènes musicales; mais, en raison surtout des pratiques d'exécution courantes, leur
effet est limité et elles ne sont aucunement comprises. L'idée de s'essayer à l'exécution
de partitions originales, plutôt qu'à celle de versions remaniées, défigurées, ou
prétendument modernisées, semble encore loin d'aller de soi. Je risquerai volontiers
l'audacieuse affirmation que voici: Offenbach ne peut avoir du succès que s'il est joué lui, et
non ses adaptateurs ; et ses pièces sont encore toujours plus modernes que tout ce qui a
été conçu en vue d'une prétendue actualisation. La revendication d'un retour à l'original
ne relève pas d'un purisme pédant, mais bien plutôt de l'intime conviction que ces
œuvres, tant par leur livret que par leur musique, ont encore et toujours une signification
actuelle, qu'il importe d'en prendre connaissance et que des exécutions adéquates
seraient utiles. » 18
En 2003, de tels propos restent d'une brûlante actualité. L'audace du «retour à
l'original» fait encore peur, même si on peut espérer que la renaissance de l'opéra
baroque pourra servir d'exemple. La Belle Hélène présentée au Châtelet à l'automne
2000 montre le soin qu'un chef comme Marc Minkowski accorde à la restitution de la
musique originale, en s'appuyant sur de nouvelles éditions critiques. La réussite
musicale d'une telle tentative rend d'autant plus regrettable que le livret ne soit pas
considéré avec le même respect, les passages parlés de cette Belle Hélène faisant ainsi
l'objet d'une réécriture fort médiocre qui gomme bien des subtilités du livret original.
De façon révélatrice, l'affiche du spectacle - en 2000 comme lors de la reprise de
décembre 2001 - mentionne le nom de l'adaptatrice mais pas ceux de Meilhac et
Halévy! Un autre danger est à signaler dans cet intérêt des «baroqueux» pour
Offenbach - phénomène qui n'en reste pas moins une formidable chance pour ce dernier: la
volonté de faire rire à tout prix manifestée par les chanteurs et les metteurs en scène.
Celle-ci peut parfois conduire à aller contre la musique, avec Г arrière-pensée plus ou
moins consciente qu'une partition «d'opérette» n'a pas à être traitée avec autant
d'égards qu'une partition «sérieuse». Cette forme de mépris, dans La Belle Hélène du
Châtelet, est ainsi nettement sensible quand des figurants et des danseurs déguisés en
moutons viennent amuser la salle pendant le «duo du rêve» entre Hélène et Paris,
détruisant totalement l'effet de ce magnifique duo d'amour par lequel Offenbach a
voulu de toute évidence émouvoir et non faire rire.

18. «L'actualité d'Offenbaçh » par Wolf Rosenberg, article tiré de Musik-Konzept, 13, Munich, 1980,
repris - dans une traduction d'Evelyne Sznycer - dans le programme d'Orphée aux Enfers du Théâtre de la
Monnaie de Bruxelles, avril 1999, p. 57.

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La carrière posthume d'un musicien ou Offenbach aux Enfers 273

L'amateur déçu par ce qu'il voit sur scène peut certes se consoler avec un certain
nombre d'enregistrements. Il est vrai que le succès de Gaîté parisienne a conduit bien
souvent les firmes à enfermer Offenbach dans le ballet de Rosenthal dont les versions
se sont multipliées à l'infini en déclinant sur leurs pochettes l'œuvre de Toulouse-
Lautrec et diverses représentations de «French-cancan». Les disques d'ouvertures ont
également beaucoup de succès, non sans poser les mêmes problèmes d'authenticité.
Pour Orphée aux Enfers, par exemple, on n'enregistre pas la courte introduction
instrumentale de 1858 ou l'ouverture symphonique de 1874 mais systématiquement le
pot-pourri composé par le Viennois Carl Binder en 1860... Il existe heureusement, du
côté des intégrales d'ouvrages lyriques, de belles satisfactions: René Leibowitz, Igor
Markevitch, Jean-Pierre Marty et surtout Michel Plasson ont offert des versions de
référence que les récentes réussites discographiques de Marc Minkowski ne doivent
pas faire oublier. Mais combien d'ouvrages restent à enregistrer! Et que de moissons
reste-t-il à faire du côté de la musique orchestrale, du répertoire pour violoncelle et des
mélodies! La discographie des Contes d'Hoffmann est bien sûr un cas à part; beaucoup
plus riche, elle permet notamment d'écouter et de comparer les différentes éditions.

Offenbach a-t-il encore un avenir au troisième millénaire? Va-t-il sombrer sous les
adaptations, arrangements et autres «relectures décapantes»? Sera-t-il condamné à ne
plus exister que comme le Montmartrois célébré par Manuel Rosenthal ou sera-t-il
définitivement kracauerisé en perpétuel bouffon du Second Empire? Que doit-il
attendre de son annexion par les «baroqueux»? Les réactions que nous avons pu observer
lors de la présentation de l'exposition «Offenbach» au Musée d'Orsay en 1996 et lors
de la publication en 2000 du livre d'où est tiré cet article nous permettent d'être plus
optimiste. Si de mauvais spectacles ont du succès (pensons à l'adaptation fort triviale
de La Périchole proposée par Jérôme Savary au Palais de Chaillot et à Г
Opéra-Comique), le public est encore plus réceptif quand on dépasse les clichés pour lui présenter
un Offenbach authentique. Rosenberg avait déjà raison en 1980: seul le retour aux
œuvres originales permettra de remettre Offenbach à sa vraie place. Ce retour n'a rien
d'évident mais il est désormais possible {Le Château à Toto et Fantasio, deux raretés
absolues, l'ont brillamment démontré durant la saison 2000-2001). Le recul du XIXe
siècle provoqué par l'entrée dans un nouveau siècle, l'affaiblissement de certaines
grilles de lecture idéologiques, l'aspiration générale à une authenticité retrouvée,
l'exemple d'autres redécouvertes musicologiques, la revalorisation de pans entiers de
l'art du XIXe siècle: tout concourt à faciliter la tâche de ceux qui entreprendront
l'exploration sincère du répertoire offenbachien. Offenbach n'est certes pas encore au
paradis mais il n'est déjà plus aux Enfers...

Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Musée d'Orsay

HES 2003 (22e année, n° 2)

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