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Annales de la Faculté des lettres

et sciences humaines de Nice

Le parler acadien de la Louisiane


Hosea Phillips

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Phillips Hosea. Le parler acadien de la Louisiane. In: Le français en France et hors de France. I. Créoles et contacts africains.
Actes du colloque sur les ethnies francophones (Nice, 26-30 avril 1968) Nice : Institut d'études et de recherches interethniques
et interculturelles, 1969. pp. 43-47;

https://www.persee.fr/doc/oeide_0549-1533_1969_act_7_1_854

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Hosea Phillips

LE PARLER ACADIEN DE LA LOUISIANE

siane.D'abord, un peu d'histoire, d'histoire des éléments français en Loui¬

Le français parlé en Louisiane est le cajun. Cette prononciation de


« cajun » correspond plus ou moins à celle de l'anglais, mais en français,
nous disons « cadjin », prononciation du mot « acadien ».
La Louisiane a trois millions d'habitants, dont plus de la moitié habi¬
tent la partie sud de l'État; les Acadiens qui sont à peu près un demi-mil¬

lion,
et au sud
habitent
d 'Alexandria,
la partie sud
centre
de de
l'État,
la Louisiane.
principalement
Seuls les
à l'ouest
Avoyelles
du s'étendent
Mississipi

un peu au nord de cette ville.


Les noms de ces comtés ou « paroisses », comme nous les appelons,
ont quelque intérêt. Outre les Avoyelles, il y a Allon, Évangéline, Saint-
Landry, Bâton-Rouge (ouest), Saint-Martery, Sainte-Marie, Lafayette,
Vermillan, Acadie, Calcasien, Lafourche, Saint-Jacques, Saint-Jean-Bap¬
tiste et Saint-Charles. Il y a aussi des centres francophones dans certaines
paroisses à l'est du Mississipi.
Aujourd'hui les Acadiens, les fermiers (nous les appelons habitants)
cultivent surtout la canne à sucre et le riz. Autrefois, dans les petites fermes,
on cultivait principalement le coton et le maïs; cultures actuellement en
régression.
Dès le début du 18e siècle, des villes ont été fondées sur le territoire
de la Louisiane. La plus ancienne est Natchitoches, dans l'État de la Loui¬

sianey
s'il
par
Français
produites
Louisiane.
les
Le
aactuelle,
Français
Nouvel-Orléans,
des
venus
dans
Français
fondée
les
directement
en Antilles,
1713.
aujourd'hui
pardevenu
Cela
lede
deFrançais
explique
France.
plus
nombreux
à Natchitoches,
tard
la
Saint-Denis
Après
la
prépondérance
français
Nouvelle-Orléans,
les ils
révolutions
sont
en
sont
1706.
enpeu
encore
Louisiane
qui
Cependant,
anombreux.
été
venus
sefondé
sont
des
en
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en Angleterre, en France ou dans les colonies anglaises d'Amérique. Un


certain nombre d'entre eux s'installèrent, 1 500 à 2 000 environ, en Loui¬
siane française.
En 1803, le territoire de la Louisiane était vendu aux États-Unis. Ce
territoire a fourni, partiellement ou complètement, plus de quinze États,
dont l'État de Louisiane actuel qui fait partie de l'Union depuis 1812.
Le français a été la deuxième langue officielle dans l'État de la Loui¬
siane
et les jusque
textes législatifs
vers 1920.étaient
Jusquepubliés
là, les en
débats
anglais
et les
et en
décrets
français.
du parlement

Il y a eu très tôt des écoles françaises privées en Louisiane; il y a eu


même des collégiales (des universités, si vous voulez), fondées par les reli¬
gieux : Jefferson College, qui n'existe plus, et le Sacré-Cœur, près
de Lafayette, qui a, ultérieurement, abandonné l'enseignement universi¬
taire, mais demeure une école primaire et secondaire.
A Grand-Coteau, comme ailleurs, l'enseignement, au début et jus¬
qu'à la fin du 19e siècle, se faisait en français. Cependant, dans le système
des écoles publiques, l'enseignement fut toujours fait en anglais; au moins
dans la mesure du possible, car il était parfois nécessaire aux professeurs
et aux étudiants de recourir au français.
Par la suite, cependant, les autorités scolaires ont imposé la règle qui
défendait aux élèves de parler français, soit dans les classes, soit pendant
la récréation, et cela sous peine de punition. Cette règle était en vigueur
dans ma paroisse jusqu'en 1936; et le directeur de l'école secondaire ayant
lu un travail que j'avais écrit à ce sujet, en a été blessé, et me l'a reproché.
Cependant, le lendemain, il supprimait la règle et annonçait aux élèves
qu'on leur permettrait de parler français à l'école... ce qu'ils faisaient
d'ailleurs depuis déjà longtemps. Il suffit qu'on impose une règle à un
conformer...
Français ou à un Américain pour qu'il cherche les moyens de ne pas s'y

Il y a eu des journaux français en Louisiane, jusqu'à la fin du 19e


siècle : L'Abeille, Le Courrier de la Louisiane, Le Courrier des Opéloucas.
Ce dernier, pendant la guerre de Sécession, publiait certains numéros
sur du papier peint, en raison du manque de papier. La revue de l'asso¬
ciation appelée « L'Athénée Louisianais » continue à paraître encore
aujourd'hui, mais très irrégulièrement, il est vrai, et avec des lacunes.
un nombre
Malgré assez
tout cela,
restreint
ces écoles
d'individus.
privées françaises et ces journaux touchent

Le français que parlent encore aujourd'hui en Louisiane plus d'un


demi-million d'Acadiens s'est maintenu par tradition orale. Pendant une
grande partie de notre histoire, nous n'avons eu ni livres, ni journaux fran¬
çais et nous n'avons aucun soutien, ni aucun encouragement, mais au
contraire le mépris des gens instruits et des instituteurs, bien que le plus
souvent ils soient eux-mêmes de souche et de langue françaises.
De toute évidence il fallait que nous apprenions l'anglais, langue du
pays, mais on l'a fait souvent avec un zèle excessif. L'usage du français
est un miracle de survivance dans un pays anglophone. Il est de plus en
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plus menacé de disparition par les journaux, les films, la radio, et l'omni¬
présence de la télévision en anglais.

Parlons du français ou des français de la Louisiane. Je vais en nommer


trois. Il y a ce qu'on appelle « le français tout court ». C'est la plupart du
temps un français correct, grammatical, parlé par un nombre assez impor¬
tant de personnes, certaines assez âgées, qui l'ont appris dans des écoles
privées, et d'autres personnes plus jeunes qui l'ont étudié dans des écoles
publiques ou paroissiales. C'est un français parlé dans des situations où
l'on emploie en France le français soigné. Ce français contient cependant
quelques anglicismes syntaxiques, des éléments lexicaux, surtout anglais,
mais aussi espagnols, africains et indiens.
Il y a l'acadien parlé presque exclusivement par un demi-million
d'Acadiens; c'est-à-dire de personnes de descendance française de père
ou de mère, ou des deux; c'est le cadjin. L'acadien est aussi le français
familier pour les gens qui emploieraient le langage soigné en situation
plutôt formelle. Ils vont employer cet acadien français dans la famille,
avec les domestiques et les fournisseurs.
Il y a enfin le français qu'on appelle le « créole », parlé surtout dans
la paroisse Saint-Martin comme l'a dit M. Valdman, et de l'autre côté
par les Blancs des vieilles familles de cette région.
Pour nous, en Louisiane acadienne, les termes « français », « acadien »,
« créole » sont synonymes. Mais ce n'est pas le cas à la Nouvelle-Orléans
dans les vieilles familles créoles, c'est-à-dire de descendance française.
Parlons de l'acadien qui est surtout mon sujet. D'abord c'est du fran¬
çais. C'est un langage commun, d'après la définition de Ferdinand Brunot,
qui se parle et se comprend d'un bout à l'autre du Sud de la Louisiane.
Il y a des différences notables ça et là. Il y a les nasales allongées, incomplètes
de Vermillon : M. Leblanc a du bon vin. Il y a substitution du (x) pour le
(z) dans la région de Lafourche ; F va jamais à la ville.
Cependant les remarques suivantes sont vraies pour l'acadien en général.
Les emprunts lexicaux faits à l'anglais sont nombreux. Il y a des mots
prononcés à l'anglaise : act , jouer un rôle; ride, se promener (en voiture);
band, un corps de musique. D'autres sont prononcés à la française : fac¬
tory, fabrique; ferry, bac.
De l'espagnol on a pris par exemple : bossai, sorte de bride faite de
cordes; charara, mauvais café, café faible, d'un mot qui désigne une mau¬
vaise boisson alcoolique. De l'indien nous avons pris par ex. ouaouaron,
grosse grenouille verte. De l'africain, nous avons pris par ex. ouanga, sort
jeté sur quelqu'un.
La syntaxe anglaise a influencé le français : «je manque mon amie
Marie », pour « mon amie Marie me manque »; «j'ai eu un bon temps »
pour « je me suis amusé » ou « j'ai pris un ride » pour « je me suis promené ».
La grammaire présente des éléments intéressants. En principe, pour
le substantif, la langue acadienne suit les règles du français pour le singulier
et le pluriel : la maison — les maisons, l'homme — les hommes; cependant,
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les mots masculins qui désignent des choses ou des notions abstraites et
qui ont une voyelle ou un <(h » muet initial deviennent féminins : l'hôpital
— la grande hôpital; de même l'été, l'hiver, l'automne; le pluriel des mots
terminant en - al ou ail se fait avec un « s », par ex. les canals.
Les adjectifs suivent les règles du français pour la plupart : il est petit
— elle est petite, il est grand — elle est grande, heureux — heureuse, vieux
— vieille. Il y a certains adjectifs dont la consonne finale, muette au masculin
en français, est prononcée en acadien : il est muet', légère pour léger.
Pronoms, sujets et verbes. Vous remarquerez qu'il n'y a qu'une forme
phonétique du verbe :
je
ti donne ou mô
toi tu
je donne
i donne lui i donne
a donne elle a donne
an donne nous-aut'an donne
(nis-aut'an donne)
vous donne vous-aut 'donne
ça donne eux-aut' ça donne
Les verbes avoir et être présentent plus d'une forme du verbe. Ils per¬
mettent aussi de voir la liaison et la non-liaison entre le pronom et le verbe.
avoir être
j'ai ou mô j'ai ju (jy) ou mô j'u
t'as toi t'as t'es toi t'es
il a lui il a il est lui il est
elle a elle aile a aile est elle aile est
an a nous-aut an a an est nous-aut'an est
vous a vous-aut a vous est vous-aut 'est
i's ont eux-aut i's ont i'sont eux-aut' i'sont
(pour ils ont — elles ont) (pour ils sont — elles sont)
Les pronoms disjonctifs sont presque ceux du français standard, la
seule exception serait avec « mon ». Par exemple : « avec toi », « avec
lui », « avec
rarement « avec
elle »,eux
« nous
». autres » « avec vous autres », « avec eux autres »...

Les pronoms compléments d'objet direct sont ceux du français standard.


Les pronoms compléments d'objet indirect de la lre et la 2e personne
du singulier et pluriel sont ceux du français standard; la 3e personne du
singulier et du pluriel présente des différences. Si on veut dire une phrase
comme « porte donc le livre à Jean, à Marie », pour la forme pronominale
« porte lui donc le livre » on aurait en acadien : « porte i donc le livre ».
Encore avec le livre, «Paul le lui donne» deviendrait «Paul i donne»;
et, si Paul donne le livre à Jean et à Marie, « Paul leur donne » deviendrait
« Paul donne à eux autres ». Si on veut donner la forme qui correspond
à la forme française « lui en donne », on dira « Paul i en donne » ; et pour
« Paul leur en donne », « Paul les en donne ».
On tend à une simplification de la grammaire acadienne. Pour la
plupart, les verbes ne présentent qu'une forme phonétique pour chaque
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temps. Il y a exception surtout pour les verbes avoir et être , pour les for¬
mes « ils auront », « ils seront là ». La plupart du temps il y a une forme
phonétique.
Un trait intéressant aussi est que, pour la plupart des verbes, le futur
ne s'emploie qu'au négatif. On dit : «je vas donner de l'argent à Jean » —
«je ne donneras pas de l'argent à Jean».
Mais certains verbes usuels, comme « avoir », « être », « pouvoir »,
« vouloir » ont un futur positif.

Cela vous donnera une idée des éléments du français acadien. Je


voudrais également dire ceci, que les langues dont on a discuté ici, pendant
ce colloque, sont, pour la plupart, du français, peut-être du français créole,
du français canadien, belge, mais avant tout du français. En Louisiane,
malgré les pronostics pessimistes, je crois que le français acadien durera
encore. Il y a un renouveau d'intérêt pour le français : des organisations
s'y intéressent, des Américains viennent en Louisiane et veulent apprendre
l 'acadien; ils assistent à des cours privés qui sont patronnés par des clubs.
Il y a même des cours pour les enfants à la télévision, des programmes
d'information en français à la radio et à la télévision; et au niveau de l'en¬
seignement public, le secrétaire du ministère de l'Éducation de la Louisiane
a créé un professorat d'honneur de langue et de littérature acadiennes et
françaises, dont j'ai l'honneur d'être le premier titulaire.
Le gouvernement des États-Unis encourage l'étude de cette langue.
A Lafayette,
çaise qui veulent
nousinstaurer
offrons des
une cours
bourse
de pour
français
les institutions
dans leurs écoles
de langue
primaires.
fran¬
Ces programmes contribueront à l'apprentissage du français standard,
en même temps qu'ils encourageront à parler davantage le français acadien
dans les foyers, dans les groupes sociaux et dans les affaires.
Nous avons maintenant en Louisiane, une acadienne, Mlle Babineaux,
chargée d'encourager l'enseignement des langues, surtout le français,
dans les écoles primaires et secondaires de la Louisiane. Nous espérons que,
de même qu'il y a au Texas un programme pour encourager l'étude et
l'amélioration de l'espagnol des Mexico-américains, avant longtemps
nous aurons un programme semblable en Louisiane pour le français.
Autrefois quand on demandait à un Acadien Louisianais s'il parlait
français, il disait : « Non, je ne parle pas français »; aujourd'hui il répond
avec fierté : « Oui, je parle français », et il a raison.

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