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FONCTION ET STATUT DE LA FÊTE

DANS BIENVENIDO MISTER MARSHALL


DE LUIS GARCÍA BERLANGA
Nancy BERTHIER
(Université de ParisVIII-ERESCEC)
L
a fête, au sens large du terme, fait partie intégrante de l'univers
cinématographique de Luis García Berlanga, soit qu'elle
constitue le cadre narratif général au sein duquel s'élabore la
fiction (Bienvenido Mister Marshall, Plácido, Moros y
cristianos, La vaquilla) soit qu'elle intervienne à des moments privilégiés
du récit (dans Los jueves milagro, Esa pareja feliz, par exemple).
Comment se met en place la représentation de la fête dans le premier film
réalisé en solitaire par Berlanga? Comment la fiction joue avec, déjoue et
se joue du stéréotype andalou? Comment le film décline-t-il, sur un mode
humoristique, les rapports complexes et contradictoires des Espagnols à
une mythologie qu'ils dénoncent et assument et utilisent tout à la fois?
Comment la fête, au-delà d'un quotidien dont la misère n'est pas tue,
mobilise une collectivité prête à adhérer à n'importe quel rêve et, surtout,
la ressoude? Telles sont les questions qui seront abordées ici en guise de
première approche de la notion de fête comme composante esthétique de
l'univers berlanguien.
Mais avant d'aller plus loin, quelques mots de présentation et de mise en
perspective historique du film qui sert de support à cette étude, Bienvenido
Mister Marshall. Ce premier long métrage réalisé en 1953 par le réa-
lisateur valencien est un film de commande de la maison de production
UNINCI, qui sollicite des deux jeunes espoirs du cinéma espagnol, Luis
García Berlanga et Juan Antonio Bardem, tout frais sortis de l'IIEC1 et
après Esa pareja feliz 2, un scénario pour un film folklorique, sous la
forme d'une comédie, avec un nombre précis de numéros musicaux. Après
plusieurs moutures, le scénario se définira ainsi, dans ses grandes lignes :
les forces vives de Villar del Río, invitées par voie officielle à fêter
"comme il se doit" la venue des Américains (du Nord…) dans le cadre du
Plan Marshall transforment leur austère village castillan en charmant vil-
1 Ecole de cinéma créée par le régime franquiste, sur le modèle fasciste.
2 Film qu'ils avaient réalisé en commun en 1951.
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lage andalou afin d'offrir le spectacle de ce que, supposent-ils, ces derniers
s'attendent à trouver : les meilleurs clichés de l'Espagne de pandereta…
Un différend entre Bardem et Berlanga fera finalement que ce dernier
réalisera seul le film et Bienvenido Mister Marshall posera les jalons du
style cinématographique décliné par la suite par le réalisateur valencien
Rappelons aussi brièvement que le contexte historique de réalisation du
film, le début des années cinquante, est celui de l'ouverture -relative- de
l'Espagne à l'occasion de la guerre froide, au terme d'une période
d'autarcie. L'Espagne, antérieurement mise au ban des nations du bloc
occidental au terme de la Seconde Guerre mondiale en raison de ses
affinités avec les dictatures déchues, récupère un semblant de légitimité
politique et souhaiterait profiter des efforts déployés par les États-Unis
dans le cadre du Plan Marshall. Ce dernier, annoncé le 5 juin 1947, est
censé relever l'Europe de l'après-guerre, par des aides économiques sans
contrepartie pour tous les pays européens, y compris l'URSS qui refuse,
considérant qu'il s'agit là d'une "machine de guerre de l'impérialisme nord-
américain" -Staline-). Entre 1948 et 1951, vingt-deux milliards de dollars
seront distribués à dix-huit pays d'Europe occidentale. En même temps se
met en place la Doctrine Truman, à partir de 1947, dans le but de lutter
contre le communisme dans le monde, ce qui, de fait, permet aux États-
Unis non seulement de reconstruire un espace économique, mais aussi de
construire un espace politique, dans lequel, tout naturellement, l'Espagne
trouve sa place, comme alliée contre le communisme, Espagne qui,
néanmoins, est exclue du plan à proprement parler. Mais à partir de 1950,
après la déclaration de Franco en faveur de la politique d'intervention
nord-américaine en Corée (novembre), un crédit de soixante deux millions
de dollars est accordé à l'Espagne. La résolution que l'ONU avait adoptée
contre elle en 1946 est révoquée, le 3 janvier 1951, l'ambassadeur Stanton
Grifis est nommé par le Sénat américain. Dès lors, les aides et
manifestations de reconnaissance de l'Espagne par les États-Unis vont se
multiplier.
Dans ce contexte, sur un plan cinématographique, une liberté relative est
accordée aux jeunes réalisateurs, en guise de signe d'ouverture politique.
Bienvenido ne connaîtra pas de problèmes majeurs de censure, malgré son
thème et ses aspects subversifs (il est vrai qu'il se moule dans le genre de
la comédie et du folklorique). Le film est projeté au Festival de Cannes où
il obtient un succès d'estime et une mention spéciale du jury.
LES PRÉLIMINAIRES : CONSTITUTION ET DÉFINITION DU
CADRE FESTIF
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Le générique et la première séquence du film déterminent le cadre par
excellence pour une future fête. En effet, ils mettent en scène un village,
présenté en tant qu'espace social, où sont déclinés les principaux lieux pu-
blics : la place du village, comme coeur de toute vie locale, qui sera d'ail-
leurs elle-même au coeur du film comme lieu de tous les rendez-vous fes-
tifs, avec en son épicentre, la fontaine symbolique, puis, par ordre hiérar-
chique, l'église, l'Hôtel de ville, d'où émaneront les propositions festives,
avec son balcon permettant d'établir le contact entre les autorités et les vil-
lageois, l'école et le café polymorphe ("gran casino, fondo universal", etc
…), autant de lieux où se dérouleront les temps forts de l'organisation de
la fête, sans oublier la boutique du barbier, présentée un peu plus tard,
siège du Club de foot de Villar del Río, qui témoigne d'une vie associative
locale. Une voix off à caractère omniscient (c'est l'acteur Fernando Rey qui
prête ici sa voix) prend en charge le commentaire introductif, à la frontière
entre le traditionnel discours documentaire et le conte, sur un ton d'emblée
humoristique qui installe le film dans l'univers de la comédie.
La suite de la séquence met en scène de manière complémentaire la
communauté villageoise en présentant les principaux acteurs de cet espace
public, définis par des fonctions socio-politiques précises : Genaro, par
exemple, le conducteur d'autobus, dont la profession est capitale en tant
que lien social, le maire, représentant de la plus haute autorité, point d'arti-
culation du groupe, le curé, le médecin, l'institutrice, etc… Autrement dit,
un corps social représentatif, qui tient lieu de collectivité. Bienvenido Mis-
ter Marshall sera d'ailleurs élaboré, d'un point de vue narratif, sur cette
base : il s'agit du premier film à proprement parler "choral" de Berlanga, à
savoir, proposant un système de personnages tout à fait original pour
l'époque, non régi par le carcan hiérarchique du star system qui modèle la
comédie d'alors mais puisant à la source d'une tradition nationale, celle du
sainete. Cette dimension chorale, du point de vue de la représentation de
l'univers festif à venir, permettra entre autres l'expression d'une multipli-
cité de points de vue pas fondamentalement nécessaire pour représenter
l'univers festif (car la représentation filmique de la fête peut tout à fait
s'organiser autour de personnages protagonistes entourés de personnages
secondaires qui constituent une toile de fond, par exemple, dans Feria de
Sevilla d'Ana Mariscal -1955-, où l'on suit la Féria à partir de l'itinéraire
individuel de jeunes toreros) mais néanmoins, parfaitement adapté pour en
rendre le dynamisme propre. Plus tard, dans sa filmographie, Berlanga
poussera à l'extrême la dimension chorale de façon magistrale pour la re-
présentation d'une autre fête, celle de Noël, dans Plácido.
Cette longue phase de présentation (presque dix minutes), outre sa
fonction introductrice, sert à la mise en place de la fête à venir d'un point
de vue narratif en installant le récit dans le cadre d'un ordre quasi
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séculaire, où le temps social se construit dans la régularité de structures
cycliques, selon un tempo propre. Il s'agit d'un village coupé du reste de la
civilisation, relié à cette dernière par le ténu cordon ombilical constitué
par la route qui y conduit, et où il ne se passe rien, où règne un ordre
immuable. Même l'horloge du village, désespérément inutile, a cessé de
fonctionner, symbole de ce tempo. Par ailleurs, le commentaire en voix off
souligne son caractère ordinaire, l'aspect stéréotypé de ses composantes :
"un pueblecito español cualquiera", "no tiene nada de particular". Il
s'agit d'un microcosme, dont on pourra, par la suite, déterminer le degré
d'exemplarité. Il est clair que ce village reproduit, sur un mode parodique,
l'ordre national -nous y reviendrons-.
Dans cet ordre sur lequel ce début de film s'attarde comme pour mieux
mettre en perspective la rupture qui va s'ensuivre, la fête interviendra dans
sa fonction de bouleversement par rapport au rythme habituel (signalé
dans le commentaire en voix off par les proleptiques "sucedió que una
mañana", "ocurrió", "antes de lo que va a ocurrir"), et sa représentation
comme parenthèse, marquée par le "hoy" de la voix off du début.
Bouleversement mais aussi révélateur de tensions et de rêves, faisant
surgir pour un temps le règne de l'inhabituel et de la fantaisie. Dans cet
espace clos et soigneusement ordonné, qui vient déjà d'être quelque peu
perturbé par l'arrivée -mais attendue celle-ci, et inscrite dans l'ordre naturel
des choses-, de Carmen Vargas, la "máxima estrella de la canción
andaluza" et de son impresario, l'irruption soudaine du "Délégué général"
annonciateur de la fête à venir, produit un mini cataclysme qui sera le
signe premier de ce désordre plus grand encore que constituera la
préparation de la fête au village. Ce point de rupture brutal dans une
temporalité cyclique, qui ne connaît point de grands bouleversements,
dans cet univers quasi autarcique, est longuement mis en scène, sur le
mode de l'exagération, du grossissement du trait, dans la totalité d'une
séquence.
La visite du Délégué général est dotée d'un objectif très simple : inciter
les villageois à accueillir une délégation américaine présente en Espagne
pour le Plan Marshall. Situation somme toute vraisemblable. Notons
d'ailleurs qu'il s'agit là d'un des principes de la narration cinématogra-
phique développé par la suite chez Berlanga : ses films s'enracinent tou-
jours, au départ, dans la vraisemblance, mais une vraisemblance dont les
limites sont repoussées, petit à petit, insensiblement, au fil du récit, jusqu'à
des situations plus ou moins fantaisistes (cas de Los jueves milagro, de
Plácido ou, sur un mode tragique, de Tamaño natural). Ici, le Délégué
fournit aux villageois l'idée générale de ce que devra être la future fête,
mais sous la forme réduite d'un synopsis suffisamment vague pour laisser
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libre cours à l'imagination créatrice, moins celle des villageois que, bien
sûr, celle des scénaristes : "que el pueblo arda en fiestas".
Les contributions de ce volume permettent d'admettre l'existence d'un
type de fête bien particulier, sur lequel le séminaire s'est penché majoritai-
rement, la fête "instrumentalisée", relevant du politique, soit qu'elle en
émane directement, sous la forme, par exemple de célébrations1, soit
qu'elle en dépende indirectement (cas par exemple de fêtes de villages, où
interviennent nécessairement les autorités, sous la forme du discours offi-
ciel, ou même plus largement des manifestations festives dont l'objetif est,
finalement, de renforcer l'ordre social2). À l'autre extrémité de la typologie
se trouve, en principe indépendante du politique, la fête, dirons-nous, de
diversion, dont l'objectif premier est "como su propio nombre indica", de
divertir, la fête comme fin en soi et non plus comme moyen. Il est évident
que ces catégories ne sont pas étanches ; rien n'empêche qu'il y ait des ef-
fets d'instrumentalisation de la fête de diversion ou de diversion dans la
fête instrumentalisée. Mais nous y reviendrons ultérieurement.
Le fait est que, ici, pour l'instant, la caractérisation générale de la future
fête telle qu'elle apparaît dans le discours du Délégué est claire : elle entre
dans la catégorie des fêtes instrumentalisées, des fêtes comme moyen. Il
s'agira d'une fête de circonstance ("la visita de unos buenos amigos"),
indépendante de toute tradition festive propre, pour un événement
occasionnel, extérieur, de nature franchement politique (puisque c'est un
représentant du pouvoir central qui vient en personne annoncer la
nouvelle), voire propagandiste (il faut donner une image positive du
village et, par villages interposés, du pays, d'une manière artificielle),
pour, en ultime instance, servir des intérêts économiques (bénéficier de
l'aide des Américains). Le ton nettement parodique du passage donné, au-
delà des dialogues, par une mise en scène outrée de la représentation du
pouvoir, qui en charge tous les traits, renforce les effets de politisation de
la future fête. Autrement dit, dans un premier temps, il ne s'agit pas ici,
semble-t-il, d'une fête destinée à se divertir, à faire oublier, à s'échapper ou
du moins, telle n'est pas sa fin.
À partir du synopsis général établi par le Délégué ("que el pueblo arda
en fiestas"), les autorités compétentes, prenant le relais, vont décliner une
série de scénarios possibles, de fêtes réalisables, l'objectif étant de trouver
la meilleure formule festive pour l'occasion, à savoir la venue des Améri-
cains. De sorte que les propositions vont être doublement conditionnées,
1 Voir plus particulièrement, pour la période franquiste, les cas étudiés par Irène Da Silva et Marie-Aline
Barrachina.
2 Voir le cas du charivari étudié par Marie Franco.
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en aval, par l'identité des intervenants et en amont, par l'identité du
destinataire : les Américains.
Mais l'identité des intervenants -les forces vives du village, spécialement
réunies pour cette notable occasion- produit des formules relativement
limitées, d'une platitude affligeante, en dépit de l'enthousiasme manifesté
par ceux qui les proposent (décorations, feux d'artifices, arc de triomphe
avec pancarte de bienvenue, femmes qui lancent des fleurs), ou inadaptées
(l'effet comique produit, au sein de l'énumération des propositions, par la
course en sac et la tombola vient de ce qu'il s'agit là d'ingrédients festifs
liés à la fête de diversion). À dire vrai, l'éventail des formules festives, a
fortiori celles liées au politique, est en soi assez réduit. Quant à la
proposition du médecin, inventeur en herbe, qui, fasciné par le progrès,
réconcilie tradition et modernité avec son idée du jet d'eau de la fontaine
qui s'illumine, si elle peut sembler, dans un premier temps, briller par son
originalité et n'être écartée que pour une menue raison technique, on se
rendra compte par la suite de sa banalité, qui la transformera en gag. Au
total, la platitude de ces formules, y compris de cette dernière, sera confir-
mée, un peu plus loin dans le film, lorsque le représentant du Délégué
viendra annoncer l'imminence de l'arrivée des Américains (pour le surlen-
demain) et, s'inquiétant de l'absence manifeste de signes festifs au village,
il décrira brièvement les formules festives ourdies par les villages voisins,
celles-là mêmes qui avaient été proposées en conseil municipal à Villar del
Río… C'est en même temps confirmer là l'exemplarité de Villar del Río,
qui pourrait tout aussi bien porter le nom de Villar del Campo, son rival,
ou bien d'autres encore.
Aucune des solutions au grave problème qui se pose au village ne re-
cueille l'unanimité des présents, ce qui, j'insiste sur ce point, révèle une si-
tuation de tension au sein des forces vives du village, qui ne cessera de se
confirmer et de s'amplifier par la suite lors des préparatifs festifs. La col-
lectivité est désunie, le manque de cohésion et d'unanimité étant lié à l'op-
position larvée de deux éléments perturbateurs, le curé et l'hidalgo, pour
des raisons différentes1. Cela étant, ce qui, sur le point débattu ici, divise
le collectif villageois tient à un élément bien précis : l'absence d'informa-
tions de première main sur ces fameux Américains, sur les destinataires.
De fait, toute manifestation festive se structure à partir d'un rapport -si l'on
me permet le néologisme-, Fêtant / Fêté, les deux éléments, soit dit en
passant, pouvant d'ailleurs se confondre dans les cas de fêtes d'auto-
célébration. C'est la nature du "Fêté", ainsi que les relations qu'entretient
avec lui le Fêtant, qui déterminent la nature de la fête, ses rituels
1 Je ne reprendrai pas, faute de temps, les passages où s'expriment, plus tard dans le film, les divisions
internes de la collectivité car cela ne concerne qu'indirectement mon sujet.
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appropriés. C'est pourquoi ici, méconnaissant les Fêtés, les Fêtants ont
recours à des formules festives classiques, que sont les feux d'artifice, l'arc
de triomphe, les décorations, voire même l'illumination de la fontaine
publique, c'est-à-dire à ces invariants festifs recyclables quelle que soit la
nature du "Fêté". Néanmoins, l'absence d'unanimité sur une formule, va
trouver une solution venant d'un élément extérieur, Manolo, l'impresario
de Carmen Vargas, qui prétend connaître les Américains, ce que personne
au village ne pourra vérifier. C'est sur la foi de ce savoir qui lui accorde
une supériorité absolue sur les autochtones, que le choix de la formule
festive qu'il imagine va se faire.
LA MISE EN ŒUVRE DE LA PROPOSITION DE MANOLO : LA
CARNAVALISATION
La proposition de Manolo de transformer Villar del Río en un village an-
dalou de pacotille fait évoluer la fête initialement prévue dans un sens
nouveau : celui d'une véritable carnavalisation du village tout entier, qui
va doubler son sens politique originel d'un sens ludique et en compliquer
quelque peu la définition initiale.
La logique de sa proposition définit également son personnage : sa solu-
tion consiste à puiser à la source des clichés les plus éculés sur l'Espagne
de panderetas afin de satisfaire aux prétendus souhaits des Américains. Ce
en quoi tout bonnement, il trahit son mode de fonctionnement personnel,
fondé sur l'engaño, la duperie. Il prétend duper les Américains, projet qui
révèle l'évidence de sa propre duperie dans le montage de cette affaire.
Mais en même temps, la duperie se situe, au fond, dans le prolongement
naturel de la fête diplomatique, dans sa logique propre : ne s'agit-il pas de
donner aux Fêtés une fausse image destinée à obtenir en échange quelques
compensations matérielles?
Dès lors, la préparation et l'organisation de la fête s'engagent, placées
sous le signe de la carnavalisation. La collectivité se mobilise dans un élan
quasi unanime, sous la direction éclairée de Manolo. Le temps du quoti-
dien est perturbé, le rythme habituel, séculaire, défini avec insistance dans
la présentation inaugurale du village, bouleversé. La vie du village se voit
soumise au rythme de la fête à venir. Chaque villageois devient "personal
animando", c'est-à-dire acteur à part entière dans une mise en spectacle
collective. Chacun se doit de rompre avec ses activités quotidiennes
lorsque sonne le rappel pour les préparatifs festifs, et se soumettre à une
nouvelle chronologie (d'ailleurs, concrètement, on fera refonctionner pour
l'occasion, l'horloge municipale, dans une inversion parodique du "temps
qui s'arrête"). Même les réticents notoires, en l'occurrence, Don Luis, l'hi-
dalgo et Don Cosme, le curé du village, se manifestent, ne serait-ce que
pour clamer leur opposition.
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Deux longues séquences du film sont consacrées aux préparatifs maté-
riels de la carnavalisation avec une double métamorphose, des hommes et
des espaces :
—celle des villageois de Castille en Andalous, dans la séquence du dis-
cours de justification sur la place, qui, par les effets de la mise en scène va
insister sur la nature carnavalesque des déguisements, par une série de dé-
calages entre le discours de Manolo et les portraits individuels de villa-
geois en plan rapproché;
—celle des lieux principaux de l'espace social, comme déguisés eux
aussi, avec une même série de décalages trahissant leur caractère gro-
tesque : on blanchit les maisons, on crée des noms de rues, on invente un
faux trophée de taureau pour décorer le café.
Au total, le village se moule dans un stéréotype festif qui n'est autre qu'un
stéréotype filmique : celui du cinéma folklorique, qui sert implicitement de
référent et qui permet à Berlanga de répondre aux exigences de la maison
de production (n'oublions pas qu'il est censé faire un film folklorique,
genre aux lois bien définies) tout en en exhibant les codes par ces effets de
décalages systématiques qui fonctionnent comme indices de parodie
(chapeaux mal ajustés, lunettes de l'institutrice, taureau vivant, etc. ). À
l'inverse, un peu plus tard, dans une séquence consacrée aux rêves des
principaux personnages, va être déclinée une série de clichés cinématogra-
phiques relatifs à la culture nord-américaine sous la forme de références
parodiques aux genres les plus répandus : le western, le film noir, la super-
production historique, mais je ne m'y attarderai pas.
Néanmoins, au sein de cet ordre nouveau, la hiérarchie reste globalement
respectée, rappelant l'objet initialement officiel des festivités : les forces
vives du village continuent à diriger, ordonner, conduire, même si un
élément perturbateur s'est immiscé dans l'ordre hiérarchique sous la forme
du pícaro Manolo, qui a ravi littéralement la parole officielle au maire
pour s'adresser au village, prenant, l'espace d'une fête, le rôle de grand
ordonnateur des cérémonies, bouffon magiquement devenu roi.
LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE, PUIS LA FÊTE
Un long passage est consacré, au centre du film, à l'effort pédagogique
mis en œuvre pour remédier à l'ignorance des villageois sur leurs futurs
hôtes les Fêtés, et ainsi parfaire les modalités d'accueil : succesivement par
le curé, l'institutrice, la projection du magazine d'informations NO-DO.
Effort pédagogique qui n'est pas innocent, construit autour de l'idée
d'excès, de surplus, d'abondance : chiffres s'accumulant dans un exposé
prononcé par l'institutrice, et dans celui du curé, puis images saturées de
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marchandises du NO-DO, relayées par les précisions apportées par le dis-
cours en voix off. Ces multiples données renforcent et complètent la stra-
tégie d'échange qui régit la nature de la relation diplomatique telle qu'elle
avait été présentée succintement par le Délégué général et qu'avait reprise
Manolo en lui donnant corps lors de son discours sur la place.
L'actualisation de ce principe d'échange dans la relation Fêtants/Fêtés va
donner à la collectivité la dose d'enthousiasme et d'inconscience matérielle
nécessaires pour la mise en œuvre des festivités (rappelons que le rem-
boursement des costumes et autres accessoires andalous, généreusement
avancés par un bon ami de Manolo, est supposé être assuré par la rentrée
de fonds provoquée par les hôtes futurs) : les dons des Américains seront à
la mesure de l'énergie déployée par les villageois. La capacité de
projection des villageois dans le don futur prend la forme matérielle, plus
loin dans le film, d'une solide et stricte mise en place administrative, avec
un souci presque obsessionnel du détail :
Villar del Río, 1642 habitantes, está haciendo su lista de peticiones.
Todos tienen derecho a pedir, cualquiera que sea su edad, varones, o
hembras. Todos tienen derecho a pedir una sola cosa.
Cette insistance du film (environ un tiers) sur les perspectives d'un futur
meilleur qui finalement n'adviendra pas prend place dans une structure
d'ensemble, que j'appellerai structure d'échec et qui rend compte du mou-
vement d'ensemble de la totalité des films de Berlanga, depuis Esa pareja
feliz jusqu'à Todos a la cárcel. Il est devenu habituel de la baptiser "art
dramatique berlanguien" :
Un arranque en donde se expone una situación o un problema, un
momento de euforia a lo largo de la película, donde parece que el
problema va a ser resuelto de manera favorable, y una caída final
hacia una situación igual o inferior a la del arranque1.
En d'autres termes, à partir d'une situation initiale insatisfaisante, ses
films développent un argument au cours duquel les personnages tentent
d'échapper à leur sort, avec un premier moment ascendant qui culmine à
un point d'apogée, sorte de climax, puis un deuxième moment descendant
où les rêves ou illusions d'un avenir meilleur s'effondrent jusqu'à un retour
à la situation de départ, voire à une situation inférieure (cas du film
Tamaño natural qui s'achève sur un suicide). Il est certain que ce schéma
1 Antonio GÓMEZ RUFO, Berlanga, contra el poder y la gloria, Madrid, Ed. Temas de hoy, 1990, p.
232.
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général mériterait d'être approfondi et nuancé. Il est néanmoins clair que
Bienvenido s'inscrit pleinement dans cette structure d'échec.
Le climax narratif du film, ce point culminant du récit qui n'annonce rien
d'autre que la chute future se déploie dans la séquence consacrée à la répé-
tition générale de la fête. La répétition fonctionne comme une sorte de
couronnement narratif des efforts déployés lors des préparatifs antérieurs.
Tout s'y déroule à merveille, selon des paramètres propres à toute fête
réussie : communion collective au sein d'un seul acte (la réception), maté-
rialisée par un défilé commun.
La répétition se déploie sur un fragment relativement long. Elle se struc-
ture en deux temps : l'arrivée des Fêtés (Manolo, naturellement poly-
morphe, adopte momentanément ce rôle) qui lance la fête et la place sous
des auspices favorables, suivie par une série de plans insistants et redon-
dants sur le cortège, qui traverse le village, autorités en tête, et investit les
espaces sociaux symboliques de ses manifestations festives : outre les
signes corporels de joie et de consensus (les bras qui se joignent, les sou-
rires qui inondent les visages, le caractère par nature consensuel du défilé
commun), l'hymne de bienvenue créé de toutes pièces pour l'occasion sous
la plume de Manolo et de Don Pablo, le maire, inspirée par les vapeurs
d'alcool est entonné en choeur et fait communier les individus. Cette répé-
tition générale s'installe dans la durée, une durée qui va presque créer l'il-
lusion d'une vraie fête, allant jusqu'à faire oublier au spectateur, l'espace
d'un instant, qu'il ne s'agit précisément que d'une répétition générale. Ce
moment sera prolongé et complété juste après par un bal populaire.
C'est lors de cette longue répétition générale, précisément, que cette sorte
de dilution du temps propre à la fête s'opère. En même temps se trouve
réinsérée et mise en avant une des dimensions de la fête qui avaient été
reléguées à un second plan dans les passages antérieurs, la diversion pure,
gratuite, à laquelle seul retient le plaisir de faire la fête. La collectivité se
retrouve unie dans cet acte de communion. Le Fêtant s'épanouit ici dans
l'oubli du Fêté, qui n'existe plus qu'à l'état de prétexte, avantageusement
remplacé par l'habile substitut : Manolo qui joue pleinement le jeu.
D'ailleurs n'est-il pas lui aussi l'Etranger, celui qui, dans les westerns, ar-
rive au beau milieu d'une existence tranquille, bouleverse la communauté,
avant de s'en retourner? N'est-ce pas, au fond, lui, le véritable Fêté, lui qui,
justement, va sortir la communauté villageoise de sa torpeur habituelle, lui
faire vivre en ces quelques journées de Carnaval, le plaisir d'être autre,
même s'il ne s'agit certainement pour lui, on le devine, que d'un engaño?
N'est-ce pas, en ultime instance, cette répétition générale, la vraie fête où
effectivement, selon les voeux exprimés plus haut par le Délégué général:,
"el pueblo va a arder en fiestas"?
332
De fait, par effet de contraste, quelques minutes plus tard, la -dirons-
nous- véritable fête va s'avérer tout à fait décevante. Si, à la différence de
la fausse alerte qui avait mis en émoi les villageois un peu plus tôt, toutes
les conditions de bonne réussite sont réunies du côté des Fêtants, fin prêts,
en revanche, ce sont les Fêtés qui vont introduire un déséquilibre dans le
schéma festif classique et provoquer l'échec de la fête. En effet, leur pré-
sence se manifeste sous la forme quelque peu abstraite ou plutôt fugitive
de véhicules officiels qui traversent en trombe la rue principale, avec pour
seul indice de communication, le bandeau "Goodbye" accroché à la
dernière voiture du cortège. Le temps du Fêté est compté et ne coïncide
pas avec le temps du Fêtant qui avait prévu une installation de l'épisode
festif dans la durée. Sans réciprocité, par manque de Fêté, la fête perd
alors toute sa signification et s'interrompt brutalement au terme d'une
minute environ.
LES LENDEMAINS QUI DÉCHANTENT
La dernière séquence du film est consacrée au retour à l'ordre après l'in-
termède festif, ordre qui n'est pas rigoureusement identique à celui du dé-
but du film. Le bouleversement suscité par la fête a modifié la situation
matérielle des habitants, désormais endettés. Mais en même temps, la fête
a permis de renforcer la communauté villageoise, unie en cette dernière sé-
quence comme lors de la fête pour assumer collectivement les frais en-
gagés. Même les rebelles deviennent solidaires du groupe, réaffirmant le
sens de l'action collective. Même l'intrus, membre de la collectivité d'un
jour, apporte sa contribution dans un grand élan de générosité dont l'ironie
de la voix off tempère les effets.
De sorte que, outre sa fonction récréative réelle (dans les préparatifs), la
fête de Villar del Río va permettre de sceller de nouveau une communauté
où s'exprimaient des différences, la figure de l'autre, de l'altérité étant
l'élément permettant cette cohésion.
Ce caractère fondamentalement régénérateur de la fête intervenant à un
moment où la collectivité souffrait d'un manque de cohésion, s'apparente
étrangement à celui entraîné par la crise sacrificielle, telle que René Girard
la définit dans La violence et le sacré1. Face à une communauté en crise,
René Girard montre comment le schéma de la victime émissaire fonc-
tionne comme principe régénérateur sous la forme de la crise sacrificielle
qui fait reporter sur une victime exemplaire (qui n'est pas nécessairement
incarnée par un seul individu mais peut prendre la forme d'un groupe,
1 René GIRARD, La violence et le sacré., Paris, Grasset, 1972.
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ethnique, national, etc.) les maux de la collectivité ; crise permettant, du
moins momentanément, de retrouver un consensus et de renforcer la
conscience identitaire du groupe, par un acte nécessairement violent, in-
dividuel ou collectif, la guerre en étant peut-être, pour le XXe siècle, l'ex-
pression la plus ordinaire. La guerre d'une communauté contre une autre
est ce qui permet d'unifier le groupe autour ou contre un ennemi commun
en annulant momentanément les différences et les différents au sein du
groupe belligérant. Dans Bienvenido, c'est la fête, sous sa forme de fête de
diversion incarnée par la répétition générale qui va tenir ce rôle consensuel
et avoir ce caractère régénérateur, rompre momentanément l'ordre pour
mieux y revenir, pour que chacun y retrouve mieux sa place providentielle.
On pourrait ainsi définir la fête, pour reprendre une formule célèbre,
comme une "guerre par d'autres moyens", ou plus justement, comme une
"anti-guerre", qui a ce point commun avec la guerre, sa fin profonde, celle
de reconstruire une conscience identitaire, mais qui lui est diamétralement
opposée dans ses moyens. Il est amusant de constater que ce parallélisme
—disons inversé— est actualisé explicitement au début de Bienvenido, à
l'occasion de l'arrivée du Délégué qui annonce la fête : le chaos que celle-
ci augure est mis en scène sous la forme d'une véritable alerte à la guerre
(musique, tocsin, rassemblement des villageois…).
Nous avons vu précédemment la manière dont Berlanga faisait de ce
village un village ordinaire, par conséquent exemplaire et symbolique. De
toute évidence, la situation de Villar del Río dans Bienvenido, réduite à sa
substantifique moëlle, à savoir, une collectivité enfermée dans les limites
d'un espace territorial étanche (donc en situation d'autarcie) renvoie à la
situation nationale. La fête organisée par Villar del Río est à l'image des
manœuvres de séduction que l'Espagne entreprend pour, à la faveur de la
guerre froide, avoir sa part de gâteau dans le plan de reconstruction de
l'Europe au terme de la Seconde Guerre mondiale. C'est précisément
l'époque où l'image de l'Espagne éternelle, sous sa forme folklorique, bien
qu'en contradiction avec les austères valeurs défendues par le franquisme,
commence à être non seulement reconnue par le régime mais utilisée par
ce dernier et assimilée idéologiquement sur la base de quelques points
communs. Il s'agit là précisément de l'image de l'Espagne qui s'exporte,
qui attire, utilisable dans une stratégie de séduction1.
*
1 Je renvoie, sur ce sujet, à un de mes articles: “L'espagnolade: l'irrésistible ascension d'un genre”, Bulletin
d'Histoire contemporaine de l'Espagne, n°24, Maison des Pays Ibériques, Bordeaux, décembre 1996.
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Au-delà de la reconnaissance du foklorique comme valeur nationale,
l'idée fondamentale de déguisement, de travestissement, qui est au cœur de
la relation diplomatique avec les États-Unis dans le film, convoque irrémé-
diablement ce travestissement d'une autre nature que le régime est en train
d'opérer en ces années cinquante, à savoir, la volonté, sur un plan poli-
tique, de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, pour aller vite, un régime
libéral, ou ce qu'il ne veut plus paraître, une dictature1. Dans cette forme
de duperie, il est clair que les objectifs de l'Espagne sont
fondamentalement économiques et que, comme dans le film de Berlanga,
mais à l'échelle d'un régime, le système d'échange peut sembler à première
vue pencher en faveur de l'Espagne (reconnaissance et millions du géant
contre l'appui du nain).
Mais, comme dans les fabliaux, tel est pris qui croyait prendre. Le film
de Berlanga met en œuvre une structure "arroseur arrosé" et s'amuse de ses
personnages de même que, sur un plan historique, le cynisme nord-améri-
cain dans le plan de récupération de l'Europe au terme de la Seconde
Guerre mondiale, et en particulier dans ses relations avec l'Espagne, n'est
plus à prouver. Signalons à cet égard, dans la dynamique des relations Es-
pagne/États-Unis, un effet d'inversion mis en scène avec humour dans le
film : à l'heure où le régime de Franco ne cesse de rappeler sa grandeur
impériale passée, Berlanga stigmatise la manière dont, de pays colonisa-
teur, l'Espagne se retrouve en situation de pays à coloniser : ici, c'est la
misère de la situation de l'Espagne des années cinquante, forcée à
demander l'aumône2, qui est désignée, contre l'enthousiasme rhétorique
des discours officiels sur l'Espagne "une, grande et libre"… Berlanga
démonte le paradoxe de la situation diplomatique de l'Espagne de
l'époque, et son auto-satisfaction identitaire, qui ne fonctionne que dans le
cadre étroit d'un espace autarcique, à usage strictement interne. Cela étant,
force est de remarquer que, précisément, dans l'ordre de l'usage interne, le
régime n'en sort pas perdant : de même que, dans la fiction, la
confrontation avec l'autre va permettre de souder la communauté villa-
geoise, de même, le franquisme va constamment exploiter la référence à
1 En 1951, on va aller jusqu'à "travestir" le film Raza, par la suppression, dans la bande image et dans la
bande son, des passages "gênants" par rapport à la "nature" du régime.
2 "Mendigando cosas", selon les paroles de l'hidalgo Don Luis. Sur ce point, je renvoie en complément à
un de mes précédents articles: "La Grande illusion de Villar del Río (Une approche de Bienvenido Mister
Marshall Luis García Berlanga, Espagne, 1953)", Mélanges offerts à Edmond Cros, Montpellier, Editions
du CERS, 1997.
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l'autre (ce qui n'est pas soi) comme élément de cohésion de l'identité natio-
nale, comme élément différenciateur pour un nationalisme1.
1 Ainsi, par exemple, les manifestations massives de soutien à Franco lors de la mise au ban de l'Espagne
par l'ONU avaient justement permis d'effacer, dans un élan de résistance nationale, les dissensions internes
sur la question de la nature du régime. Il en ira de même des rapports de voisinage avec la France.
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