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- choisi de recentrer mon propos sur le filmage du procès qui fut assuré pour
l’essentiel par des équipes américaine et soviétique dans le cadre d’un projet
particulièrement ambitieux.
J’insisterai plus particulièrement sur l’idée selon laquelle les archives filmées sont
aussi et peut-être avant tout des archives des manières de filmer. En ce sens, les images
judiciaire. C’est pourquoi je soutiens que la question des formes et des dispositifs de
L’un des intérêts du procès du Nuremberg est justement qu’il fut, grâce à la coprésence
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C’est en juin 1945 que le procureur général américain, Robert Jackson, décida de
faire filmer le procès international dont il fut le maître d’oeuvre. L’idée lui avait été
soufflée par son bras droit, William Donovan. Donovan était un général visionnaire et
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CIA. Donovan imaginait Nuremberg comme un immense show médiatique qui
divulguerait au monde, je le cite, « le plus grand conte moral jamais été raconté ».
Il faut bien comprendre que, dans l’esprit des Américains, les enjeux du procès
procès-spectacles libéraux. Le juriste Mark Osiel les définit comme des procès dont les
enjeux débordent la question du sort des accusés pour poursuivre des buts politiques,
Mais ils se distinguent des procès-spectacles des régimes totalitaires par un plus grand
Dès le mois de mai 1945, les Américains lancèrent donc une ambitieuse
campagne d’information qui devait faire triompher leur vision de la guerre, leur
assembler des images prouvant les crimes nazis ; réaliser un court métrage préparant
documentaire tirant les leçons du jugement. Pour comprendre les enjeux du filmage, il
tribunal.
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L’idée de filmer le procès n’allait pas de soi pour les Américains. En 1937, les
États-Unis avaient banni les caméras de leurs prétoires suite aux débordements
manière sporadique les audiences des procès les plus médiatiques. Des 4 pays
membres du tribunal, seule l’URSS bénéficiait en fait d’une solide tradition de filmage
qui remontait aux années 1920. Je vais en retracer les points saillants.
leurs vertus éducatives. Ainsi, en 1922, Dziga Vertov filma le procès de douze
Il en tira un court-métrage dans lequel il mêla des images prises sur le vif avec
des scènes jouées qui exaltaient l’adhésion du peuple au verdict du tribunal populaire.
Ces scènes rejouées ajoutaient au film un suspens qui avait fait défaut au procès
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accordée aux aveux, le rôle central offert au public et à la presse.
Les opérateurs chargés de filmer ces procès assumaient de leur côté un rôle
d’auxiliaire de justice. Leurs caméras étaient à vue sur la scène et leurs projecteurs
étaient braqués sur les accusés. Ces lumières puissantes marquaient leur emprise sur
les visages et les corps des inculpés -comme s’ils étaient coupables avant même d’être
jugés.
sentences.
Chris Marker voit dans ces jeux d’éclairage l’un des signes les plus puissants d’une
cite : « quand Vertov utilisait des lumières de studio sur les figurantes qu’il mélangeait
aux vraies funérailles de Lénine, on disait qu’il se détournait de la vie telle qu’elle est.
Mais si l’on retrouvait ce type de lumière dans la salle du procès, c’est que la vie elle-
Kremlin décida d’organiser les procès publics contre les criminels de guerre et de les
Trois officiers allemands et leur collaborateur russe furent jugés par un tribunal
militaire. Ils furent tous condamnés à mort et pendus en place publique devant une
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foule gigantesque de 40 000 personnes.
retrouve dans son film Sud Idet (La Cour se réunit !), les principaux topoï du genre : la
autour des aveux des accusés ; les angles de caméra mettent en valeur la puissance du
On relève cependant sur ce plan une évolution : si les spectateurs sont toujours
des membres du parti, ils ont cette fois réellement souffert des crimes jugés qui n’ont
plus rien d’imaginaires. Les opérateurs le soulignent par des plans serrés sur les
Un dernier trait marquant de Sud idet tient aux scènes de pendaison qui le
formelles. Elle monte un fragment de Sud idet dans son court-métrage That Justice Be
Done qui doit préparer l’opinion américaine à l’ouverture du procès. Elle s’en inspire
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Ce document pourrait être de la main de John Ford qui a été pressenti pour
diriger les opérations de tournage. Il révèle l’ambition de la Field Photo. Sur le fond, le
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projet se caractérise par une subjectivité assumée et la volonté explicite de servir par
l’image la cause des États-Unis. L’auteur écrit notamment qu’il s’agit de produire
« des archives pour l’Histoire qui resteront comme une justification permanente de
notre démocratie ». Sur la forme, il s’inspire de deux modèles. Le premier est donc le
travail
-les prises de vues du procès seront montées avec des images des crimes nazis.
Mais la Field Photo s’inspire plus encore d’un style de tournage et d’un
imaginaire de la justice qui puise largement dans le genre des films de prétoire
Mister Lincoln (1939). La Field Photo veut surligner la dramaturgie des audiences,
jouer sur les effets de suspens et de surprises totalement absents des films soviétiques,
filmer en gros plans les visages des survivants des camps, mettre l’accent sur les duels
déploiement de caméras pour filmer les protagonistes sous tous les angles et à toutes
les échelles. Il prévoie de nombreux plans d’écoute sur la salle ainsi que des champs-
direct » dans une enceinte de justice. Il fait mine d’ignorer que les opérateurs ne
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dirigeront pas le jeu des acteurs et ne pourront pas non plus redécouper l’espace
scénique comme l’avait fait Ford dans les décors de studio de Young Mister Lincoln.
Le procès imaginé par la Field Photo est donc sous-tendu par une forte pensée
du cinéma : il s’agit de concurrencer les Soviétiques sur leur propre terrain et même de
confier aux témoins le récit de la criminalité nazie car ces « êtres de chairs et de sang »
parleraient aux cœurs des hommes, permettraient d’incarner sur la scène le grand conte
Field Photo pour être confiée aux opérateurs militaires du Signal Corps.
Quelques semaines plus tard, l’OSS était dissoute par le président Truman. Ce
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documentation produite par le IIIème Reich. Cette moisson inespérée conduit Jackson
dramaturgie sur les dépositions des témoins, il décide de centrer son dossier sur la
présentation et la lecture des écrits nazis. Ces derniers constituent à ses yeux des
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preuves moins faillibles que les témoignages et ils fourniront à plus long terme des
À l’automne 45, pendant que le Signal Corps met au point son dispositif, les
C’est le résultat d’une longue lutte. À l’été 1945 en effet, Jackson a refusé leurs
sont donc autorisées à filmer le procès mais de manière restreinte. Elles désigneront
pour chaque pays un seul cameraman qui les représentera. Ces images seront mises en
commun avec celles du Signal Corps au sein d’un pool. Les agences commerciales
n’obtiennent donc qu’un strapontin dans le prétoire. Mais les firmes d’actualités
Elle enverra sa propre équipe qui tournera en parallèle avec le Signal Corps sous la
principale de réaliser un film sur Nuremberg dans la lignée du documentaire Sud idet.
inégales, par des opérateurs venus d’horizons variés qui poursuivent des buts très
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retenir l’attention de leur public en privilégiant les moments les plus dramatiques et
spectaculaires des audiences ; Karmen inscrit son travail dans la longue tradition des
prennent toute la mesure des obstacles qui vont entraver leur liberté d’action.
Pour protéger le Tribunal de tout désordre, Jackson a fait construire des boxes
vitrés et insonorisés dans lesquels les opérateurs sont consignés. Ils n’ont donc pas la
Les cameramen sont par ailleurs très handicapés par des problèmes d’éclairage.
Britannique Lawrence a exigé que les cameramen lui demandent l’autorisation pour les
allumer. Cette décision lui donne une emprise redoutable sur le filmage. Lawrence en
usera tout au long du procès, en faisant fréquemment éteindre les projecteurs aux
moments les plus intenses des débats ce qui ne faisait évidemment pas l’affaire des
le président interdit par ailleurs aux cameramen de filmer l’énoncé des sentences pour
limitent à des plans d’ambiance qui complètent les vues du Signal Corps. Les
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cameramen ne sont pas seulement rebutés par les contraintes techniques. Ils sont aussi
déçus par la tournure du procès. Les premières semaines d’audience sont consacrées à
espéré, Jackson leur offre un défilé austère de procureurs qui se relayent au pupitre
pour lire les documents nazis sur un ton monocorde. Le grand drame moral espéré
prétoire.
principale caméra sonore dans la cabine vitrée du fond de salle qui jouxte les fauteuils
de la presse.
cherchent à reproduire la vision d’un spectateur promenant son regard sur la scène. Ce
dans leur cage de verre comme dans une bulle, les Américains se révèlent peu attentifs
Amen lui demande de désigner les accusés Ribbentrop, Jodl et Keitel. A trois reprises,
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le témoin accompagne sa réponse d’un geste du bras en direction du box. A trois
possibilité et que toute la salle a tourné son regard vers les trois accusés. dans le cercle
blanc, on voit le sténographe russe qui a levé les yeux de sa feuille, observé le bras de
et désamorce l’être-ensemble des acteurs réunis sur la scène judiciaire. Or c’est cette
La difficulté de l’équipe russe vient de ce qu’elle doit rester fidèle au genre des
films soviétiques tout en innovant pour rendre compte d’un procès dont elle ne
maîtrise pas les codes ni le déroulement. Après une courte phase d’adaptation, Karmen
réussit à prendre ses marques et trouve des solutions. Et en février, lorsque les
accusateurs soviétiques s’installent au pupitre, son équipe est prête pour couvrir
l’événement.
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Les opérateurs occupent les trois emplacements du parterre, filment certains
passages avec plusieurs caméras sonores et multiplient les points de vue sur leur
accusateur vedette. Tout au long du discours, ils font preuve de talent et d’ingéniosité.
Ils réagissent au moindre soubresaut dans la salle. Ils croisent leurs caméras. Ils varient
caméra sonore principale dans l’emplacement d’angle situé près de la barre des
Il permet aux Russes de mettre Roudenko en valeur et de livrer son visage aux
spectateurs. Ces images sont nettement plus flatteuses que celles prises par le Signal
Tout au long du procès, le filmage russe témoigne d’une parfaite cohérence. Les
des débats. Les cameramen ont reçu des directives précises dans le cadre d’un
tournage soigneusement planifié par Karmen qui anticipe les formes de son film à
venir.
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d’investir le prétoire pour filmer l’entrée des accusés. C’est une séance de
rattrapage car Karmen a raté l’ouverture du procès son avion ayant été cloué au sol à
Berlin par le brouillard. Le Signal Corps l’autorise donc à filmer l’entrée des accusés
dans le box pour recomposer cette scène incontournable des films soviétiques. Comme
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le montre cette photo, les Russes tournent sous le regard nonchalant de leurs collègues
américains.
des juges, au balcon des visiteurs. Vous voyez en bas du cadre de la 1 ère photo Karmen
direction du box pour filmer en gros plans les visages des accusés. Ce qu’il filme
bestiaire Efimov
dessinateurs au travail.
Mais Karmen va plus loin. Il demande en effet aux procureurs de rejouer leur
partition dans le prétoire vide. Il s’agit surtout de corriger les défauts sonores des
prises de vues originales. La traduction était en effet simultanée à Nuremberg (ce qui
était une grande première). Cela eut pour effet de contraindre les orateurs à ralentir
leur débit pour faciliter le travail des interprètes. La mise en scène de Karmen offrit
aux procureurs russes l’occasion de relire leurs textes à la vitesse normale, au « bon
Ces plans qui exaltent la puissance des procureurs soviétiques sont conformes
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- début du discours de Roudenko avait perdu en solennité en raison de
audiences : elle lui substitua une fiction plus puissante, déjà infiltrée par le légendaire.
Ces images du procès couvrirent tout le spectre des possibles : des débats enregistrés
sur le vif jusqu’aux scènes rejouées pour conformer l’événement aux lois du spectacle.
Karmen monta ces images dans Le Tribunal du Peuple qui sortit en URSS en
-que vous pourrez voir tout à l’heure- est brillant sur la forme et très contestable sur le
rejoue toute la pièce judiciaire et assure le triomphe sans partage des procureurs russes.
On voit Roudenko prendre la direction des débats alors que ses confrères occidentaux
sont réduits au rôle de figurants muets. De leur côté, les procureurs soviétiques
Ainsi, alors même que le procès avait tourné au fiasco pour l’URSS, sur la
écrans le procès dont le Kremlin rêvait. Il redonna à son pays la mainmise sur un
vitesse l’équipe de Jackson. Son propre projet documentaire s’enlisa pendant plusieurs
film Nuremberg et ses leçons (également projeté par la cinémathèque) et réalisé par
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Stuart Schulberg (FPB) fut terminé en janvier 1949 et il ne sortit qu’en Allemagne
dans le contexte très peu propice à savoir du blocus de Berlin. Il ne fut jamais
les Soviétiques.
II. J’en viens plus rapidement à mon second axe de réflexion sur l’apport des
images à la compréhension du procès. Ces dernières ont été négligées par les historiens
qui se sont fondés exclusivement sur les minutes écrites. Or si les actes du procès
Ils nous restituent tout d’abord la matérialité des voix, les manières de dire des
acteurs dont les minutes ont gommé la singularité. Elles révèlent l’ampleur du
parasitage sonore. Les orateurs dans le prétoire de N n’ont pas été écoutés dans un
pas, des toux dans la salle, des bavardages aux tables des procureurs et le brouhaha du
Mais l’enregistrement audio et filmé des audiences nous rend les phrases
entrepris par les interprètes qui se rendaient régulièrement en salle de rédaction pour
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Ce travail de réécriture porta également sur la langue d’origine (verbatim). Les
minutes ont par exemple effacé certains mots prononcés à l’audience et, à l’inverse,
ont consigné des phrases qui ne furent pas dites dans le prétoire. Leurs rédacteurs ont
également reçu comme instructions de supprimer les répétitions, les interventions liées
orateurs.
Les images filmées nous restituent par ailleurs des visages et des corps, des regards et
des gestes qui éclairent les conditions d’énonciation de la parole judicaire et offrent
Les minutes ne notant pas les manifestations non verbales, elles n’ont pas consigné
cette scène hallucinante du rire des accusés nazis le 29 novembre 1945 lors de la
au moment de l’Anschluss.
dirigeant communiste Paul Vaillant-Couturier M-C V-C était députée -elle aussi
Mais la forme de son témoignage est tout aussi frappante. Sa déposition montre
sa volonté de redonner à chacune de ses compagnes son nom, son identité, son histoire
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et le récit de sa mort pour qu’elle survive dans les mémoires. Car ce n’est pas son
Tribunal : sa parole est celle d’une rescapée qui, pour reprendre les mots de Primo
Les images permettent de mieux saisir le sens qu’elle voulait donner à son
témoignage. Elles nous éclairent au plus juste sur la manière dont Marie-Claude
Ses cheveux tirés sous son casque chromé. Son regard est vif.
Pour la journaliste et l’amie Madeleine Jacob qui l’écoute dans la salle, Marie-
On remarque également, ce qui n’est pas non plus noté dans les minutes, que
répond parfois directement dans la langue de celui qui l’interroge. On y voit également
qu’elle répond avec vivacité à la question du président Lawrence comme elle répondit
encore plus vigoureusement aux avocats allemands des accusés. Ici son regard est
agacée à plusieurs reprises des interruptions du président qu’elle jugeait inutiles et qui
gênaient ses efforts extrêmes de concentration. À son retour à Paris, elle critiqua
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Je vais vous montrer pour finir le moment où Marie-Claude Vaillant-Couturier
quitta la barre avec sa déposition, sortie marque le dernier épisode de son combat.
Vous allez la voir brièvement longer le box des accusés et tourner la tête vers les
accusés, quand elle passe à quelques mètres d’eux, baissent les yeux. Seul Goering suit
du regard la mince silhouette de cette rescapée dont l’accusation va peser lourd au bout
voulais voir de près comment pouvaient être des hommes capables d’avoir accompli
un tel crime et je voulais en même temps qu’ils me voient et que c’était par mes yeux
des millions de victimes, d’hommes et de femmes et d’enfants qui les voyaient et qui
pas, mais qui vous vise » écrit Emmanuel Levinas ; rarement visée ne fut plus
profonde et spectrale dans cet instant fugace où le regard singulier d’une femme
contint ceux de tous les assassinés. Dans le champ de la caméra, l’échange a duré trois
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