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- tirer quelques fils de Nuremberg la bataille des images.

Ce livre est consacré à

la mise en scène, à la mise en récit et à la mise en images du grand procès international

conduit par les USA, la Grande-Bretagne, l’URSS et la France qui s’ouvrit en

novembre 1945 et qui dura dix mois.

- choisi de recentrer mon propos sur le filmage du procès qui fut assuré pour

l’essentiel par des équipes américaine et soviétique dans le cadre d’un projet

particulièrement ambitieux.

J’insisterai plus particulièrement sur l’idée selon laquelle les archives filmées sont

aussi et peut-être avant tout des archives des manières de filmer. En ce sens, les images

des procès révèlent la philosophie de la justice de leurs concepteurs et de l’institution

judiciaire. C’est pourquoi je soutiens que la question des formes et des dispositifs de

tournage sont éminemment politiques et non simplement techniques.

L’un des intérêts du procès du Nuremberg est justement qu’il fut, grâce à la coprésence

de plusieurs équipes de tournage, un lieu de rencontre entre différentes traditions

cinématographiques et juridiques. Les images de Nuremberg ont exploré par ailleurs

de bien des manières la frontière poreuse entre le documentaire et la fiction comme je

vais le montrer à présent.

1.

C’est en juin 1945 que le procureur général américain, Robert Jackson, décida de

faire filmer le procès international dont il fut le maître d’oeuvre. L’idée lui avait été

soufflée par son bras droit, William Donovan. Donovan était un général visionnaire et

fantasque qui dirigeait l’agence de renseignement des États-Unis -OSS- ancêtre de la

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CIA. Donovan imaginait Nuremberg comme un immense show médiatique qui

divulguerait au monde, je le cite, « le plus grand conte moral jamais été raconté ».

Il faut bien comprendre que, dans l’esprit des Américains, les enjeux du procès

étaient à la fois judiciaires et extra-judiciaires. Il s’agissait non seulement de juger les

anciens leaders nazis, de prouver leurs crimes et de prononcer un verdict mais

également de construire un récit. En ce sens, Nuremberg entre dans la catégorie des

procès-spectacles libéraux. Le juriste Mark Osiel les définit comme des procès dont les

enjeux débordent la question du sort des accusés pour poursuivre des buts politiques,

éducatifs, mémoriels et qui, à cet effet transforment le prétoire en un théâtre d’idées.

Mais ils se distinguent des procès-spectacles des régimes totalitaires par un plus grand

respect des droits de la défense.

Dès le mois de mai 1945, les Américains lancèrent donc une ambitieuse

campagne d’information qui devait faire triompher leur vision de la guerre, leur

conception de la justice et les valeurs de leur démocratie.

Le cinéma y joua un rôle de premier plan grâce à la Field Photographic Branch

dirigée par le cinéaste John Ford, au sein de l’OSS.

En juin 1945, la Field photo reçut plusieurs missions importantes : rechercher et

assembler des images prouvant les crimes nazis ; réaliser un court métrage préparant

l’opinion à l’ouverture du procès ; filmer les audiences ; concevoir enfin un grand

documentaire tirant les leçons du jugement. Pour comprendre les enjeux du filmage, il

faut rappeler les traditions juridiques et cinématographiques des 4 pays membres du

tribunal.

2.

2
L’idée de filmer le procès n’allait pas de soi pour les Américains. En 1937, les

États-Unis avaient banni les caméras de leurs prétoires suite aux débordements

médiatiques du procès de Bruno Hauptmann, le meurtrier de l’enfant du couple

Lindbergh. L’Amérique suivait ainsi l’exemple de la Grande-Bretagne qui avait

interdit, dès 1925, toute prise d’images dans ses tribunaux.

Côté français, les opérateurs d’actualités filmaient en caméras muettes et de

manière sporadique les audiences des procès les plus médiatiques. Des 4 pays

membres du tribunal, seule l’URSS bénéficiait en fait d’une solide tradition de filmage

qui remontait aux années 1920. Je vais en retracer les points saillants.

Dès les débuts de la révolution bolchévique, le pouvoir soviétique ordonna

l’enregistrement de certains procès politiques. Il s’agissait de prolonger et d’accroitre

leurs vertus éducatives. Ainsi, en 1922, Dziga Vertov filma le procès de douze

socialistes révolutionnaires jugés à Moscou dans la grande salle de concert de la

maison des syndicats.

Il en tira un court-métrage dans lequel il mêla des images prises sur le vif avec

des scènes jouées qui exaltaient l’adhésion du peuple au verdict du tribunal populaire.

Vertov lui-même participa comme figurant à ces reconstitutions.

Ces scènes rejouées ajoutaient au film un suspens qui avait fait défaut au procès

réel joué d’avance.

Pendant la période stalinienne, le genre du film de procès se développa au fur et

à mesure que les procès-spectacles eux-mêmes se perfectionnaient. Dans les années

30, ces derniers reposaient sur quelques grandes règles : la spectacularisation de la

justice, un procès entièrement écrit et scénarisé en amont, une importance cruciale

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accordée aux aveux, le rôle central offert au public et à la presse.

Les opérateurs chargés de filmer ces procès assumaient de leur côté un rôle

d’auxiliaire de justice. Leurs caméras étaient à vue sur la scène et leurs projecteurs

étaient braqués sur les accusés. Ces lumières puissantes marquaient leur emprise sur

les visages et les corps des inculpés -comme s’ils étaient coupables avant même d’être

jugés.

Les projecteurs se tournaient aussi régulièrement vers le public, composé de

membres du parti, qui étaient invités à soutenir le procureur et à applaudir les

sentences.

Chris Marker voit dans ces jeux d’éclairage l’un des signes les plus puissants d’une

fictionnalisation de la justice stalinienne. Dans le Tombeau d’Alexandre, il affirme, je

cite : « quand Vertov utilisait des lumières de studio sur les figurantes qu’il mélangeait

aux vraies funérailles de Lénine, on disait qu’il se détournait de la vie telle qu’elle est.

Mais si l’on retrouvait ce type de lumière dans la salle du procès, c’est que la vie elle-

même était devenue un film de fiction ».

Après le temps de la grande terreur vint celui de la guerre. Et en 1943, le

Kremlin décida d’organiser les procès publics contre les criminels de guerre et de les

médiatiser amplement. Ce fut le cas du procès de Kharkov. Ce premier procès de

criminels nazis fut organisé en décembre 1943 dans le théâtre de la ville.

Trois officiers allemands et leur collaborateur russe furent jugés par un tribunal

militaire. Ils furent tous condamnés à mort et pendus en place publique devant une

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foule gigantesque de 40 000 personnes.

Le procès fut abondamment filmé par les cameramen d’Ilya Kopaline. On

retrouve dans son film Sud Idet (La Cour se réunit !), les principaux topoï du genre : la

salle d’audience est transformée en plateau de cinéma ; la dramaturgie est construite

autour des aveux des accusés ; les angles de caméra mettent en valeur la puissance du

président et du procureur ; la presse et le public sont abondamment filmés.

On relève cependant sur ce plan une évolution : si les spectateurs sont toujours

des membres du parti, ils ont cette fois réellement souffert des crimes jugés qui n’ont

plus rien d’imaginaires. Les opérateurs le soulignent par des plans serrés sur les

visages en larmes des familles des victimes.

Un dernier trait marquant de Sud idet tient aux scènes de pendaison qui le

concluent. Les opérateurs filment longuement la foule galvanisée qui communie au

pied des quatre potences.

En mai 1945, l’équipe de Jackson découvre le film soviétique. La Field photo

est tout particulièrement impressionné par sa puissance dramaturgique et ses qualités

formelles. Elle monte un fragment de Sud idet dans son court-métrage That Justice Be

Done qui doit préparer l’opinion américaine à l’ouverture du procès. Elle s’en inspire

aussi dans une note préparatoire au filmage des audiences de Nuremberg.

3.

Ce document pourrait être de la main de John Ford qui a été pressenti pour

diriger les opérations de tournage. Il révèle l’ambition de la Field Photo. Sur le fond, le

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projet se caractérise par une subjectivité assumée et la volonté explicite de servir par

l’image la cause des États-Unis. L’auteur écrit notamment qu’il s’agit de produire

« des archives pour l’Histoire qui resteront comme une justification permanente de

notre démocratie ». Sur la forme, il s’inspire de deux modèles. Le premier est donc le

film soviétique Sud idet dont il retient quelques figures :

-les opérateurs US filmeront longuement les spectateurs et les journalistes au

travail

-les procureurs seront mis en valeur

-les prises de vues du procès seront montées avec des images des crimes nazis.

Mais la Field Photo s’inspire plus encore d’un style de tournage et d’un

imaginaire de la justice qui puise largement dans le genre des films de prétoire

hollywoodiens, et tout particulièrement dans la célèbre fiction de John Ford Young

Mister Lincoln (1939). La Field Photo veut surligner la dramaturgie des audiences,

jouer sur les effets de suspens et de surprises totalement absents des films soviétiques,

filmer en gros plans les visages des survivants des camps, mettre l’accent sur les duels

entra l’accusation et la défense. (common law)

Le projet de filmage du procès de Nuremberg emprunte également ses

méthodes de tournage au cinéma hollywoodien. Il préconise notamment un grand

déploiement de caméras pour filmer les protagonistes sous tous les angles et à toutes

les échelles. Il prévoie de nombreux plans d’écoute sur la salle ainsi que des champs-

contrechamps et des panoramiques pour mettre en valeur la dynamique des échanges.

Dans sa note, l’auteur s’émancipe parfois des contraintes d’un tournage « en

direct » dans une enceinte de justice. Il fait mine d’ignorer que les opérateurs ne

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dirigeront pas le jeu des acteurs et ne pourront pas non plus redécouper l’espace

scénique comme l’avait fait Ford dans les décors de studio de Young Mister Lincoln.

Le procès imaginé par la Field Photo est donc sous-tendu par une forte pensée

du cinéma : il s’agit de concurrencer les Soviétiques sur leur propre terrain et même de

les surpasser avec les armes du Septième Art.

Cette conception très hollywoodienne du tournage épouse parfaitement la

stratégie d’accusation de Donovan. Le chef de l’OSS voulait en effet calquer la

dramaturgie du procès sur le style des dossiers criminels américains et en forcer le

versant spectaculaire. Pour retenir l’attention de la presse, il avait proposé à Jackson de

confier aux témoins le récit de la criminalité nazie car ces « êtres de chairs et de sang »

parleraient aux cœurs des hommes, permettraient d’incarner sur la scène le grand conte

moral américain et de retenir l’attention des journalistes.

Mais en août 1945, la mission de filmage du procès fut brutalement retirée à la

Field Photo pour être confiée aux opérateurs militaires du Signal Corps.

Quelques semaines plus tard, l’OSS était dissoute par le président Truman. Ce

dessaisissement de la Field Photo coïncidait également avec la montée des tensions

entre Donovan et Jackson au sujet de la stratégie d’accusation.

4.

À la fin de l’été 1945, l’accusation américaine a assemblé une très riche

documentation produite par le IIIème Reich. Cette moisson inespérée conduit Jackson

à revoir la stratégie d’accusation préconisée par Donovan. Au lieu de fonder sa

dramaturgie sur les dépositions des témoins, il décide de centrer son dossier sur la

présentation et la lecture des écrits nazis. Ces derniers constituent à ses yeux des

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preuves moins faillibles que les témoignages et ils fourniront à plus long terme des

archives précieuses pour les historiens. Ce qui fut le cas.

Les méthodes de tournage documentaires du Signal Corps s’accordent

parfaitement avec cette nouvelle conception du procès.

À l’automne 45, pendant que le Signal Corps met au point son dispositif, les

firmes d’actualités obtiennent non sans mal un accès au prétoire.

C’est le résultat d’une longue lutte. À l’été 1945 en effet, Jackson a refusé leurs

accréditions aux opérateurs d’actualités. Il était hanté par le cirque médiatique du

procès Hauptmann/Lindbergh. Mais la presse filmée américaine est montée au créneau

et le procureur a dû céder du terrain. Les firmes d’actualités de chaque pays membre

sont donc autorisées à filmer le procès mais de manière restreinte. Elles désigneront

pour chaque pays un seul cameraman qui les représentera. Ces images seront mises en

commun avec celles du Signal Corps au sein d’un pool. Les agences commerciales

n’obtiennent donc qu’un strapontin dans le prétoire. Mais les firmes d’actualités

américaines, britanniques et françaises acceptent ce compromis, faute de mieux.

L’Union Soviétique fait savoir en revanche qu’elle ne participera pas au pool.

Elle enverra sa propre équipe qui tournera en parallèle avec le Signal Corps sous la

direction du célèbre cameraman Roman Karmen. Ce dernier a reçu pour mission

principale de réaliser un film sur Nuremberg dans la lignée du documentaire Sud idet.

L’enregistrement des audiences de Nuremberg est donc assuré, à parts très

inégales, par des opérateurs venus d’horizons variés qui poursuivent des buts très

différents : le Signal Corps envisagea un tournage documentaire privilégiant la

constitution d’archives ; les actualités américaines, françaises, britanniques veulent

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retenir l’attention de leur public en privilégiant les moments les plus dramatiques et

spectaculaires des audiences ; Karmen inscrit son travail dans la longue tradition des

films de procès soviétiques.

Dès l’ouverture des débats, le 20 novembre 1945, les équipes de tournage

prennent toute la mesure des obstacles qui vont entraver leur liberté d’action.

Pour protéger le Tribunal de tout désordre, Jackson a fait construire des boxes

vitrés et insonorisés dans lesquels les opérateurs sont consignés. Ils n’ont donc pas la

possibilité de se déplacer dans la salle. positions caméras

Les cameramen sont par ailleurs très handicapés par des problèmes d’éclairage.

Les projecteurs éblouissant les yeux des protagonistes, le président de la Cour, le

Britannique Lawrence a exigé que les cameramen lui demandent l’autorisation pour les

allumer. Cette décision lui donne une emprise redoutable sur le filmage. Lawrence en

usera tout au long du procès, en faisant fréquemment éteindre les projecteurs aux

moments les plus intenses des débats ce qui ne faisait évidemment pas l’affaire des

opérateurs, en particulier ceux des actualités. En octobre 1946, à l’heure du jugement,

le président interdit par ailleurs aux cameramen de filmer l’énoncé des sentences pour

préserver la dignité du procès.

Ainsi les rigueurs de l’éthique judiciaire anglo-américaine se conjuguent aux

difficultés techniques pour compliquer le tournage de Nuremberg. Devant l’adversité,

les équipes d’opérateurs ne font pas preuve de la même inventivité.

5. Le filmage des firmes d’actualités s’avère très lacunaire. Les opérateurs se

limitent à des plans d’ambiance qui complètent les vues du Signal Corps. Les

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cameramen ne sont pas seulement rebutés par les contraintes techniques. Ils sont aussi

déçus par la tournure du procès. Les premières semaines d’audience sont consacrées à

la présentation du dossier d’accusation américain. Or, au lieu du grand spectacle

espéré, Jackson leur offre un défilé austère de procureurs qui se relayent au pupitre

pour lire les documents nazis sur un ton monocorde. Le grand drame moral espéré

tourne au monument d’ennui. La presse filmée, comme la presse écrite, déserte le

prétoire.

Les équipes officielles américaine et soviétique sont nettement plus assidues.

Leurs images respectives témoignent de philosophies radicalement différentes de la

justice et du cinéma. J’en prendrai quelques exemples.

Pour filmer les procureurs des États-Unis, le Signal Corps a installé sa

principale caméra sonore dans la cabine vitrée du fond de salle qui jouxte les fauteuils

de la presse.

Les militaires revendiquent un enregistrement « neutre » et « objectif ». Ils

cherchent à reproduire la vision d’un spectateur promenant son regard sur la scène. Ce

choix présente l’inconvénient majeur de filmer les procureurs américains de dos.

discours d’ouverture de Jackson

La neutralité proclamée tourne par ailleurs souvent à la passivité. Enfermés

dans leur cage de verre comme dans une bulle, les Américains se révèlent peu attentifs

et peu réactifs au déroulement de la pièce. Je prendrai pour exemple un moment fort

du début du procès au cours duquel le général Lahousen, ancien membre de l’Abwehr,

témoigna contre les accusés. Au début de son interrogatoire, le procureur américain

Amen lui demande de désigner les accusés Ribbentrop, Jodl et Keitel. A trois reprises,

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le témoin accompagne sa réponse d’un geste du bras en direction du box. A trois

reprises pourtant, la caméra sonore reste fixée sur Lahousen.

L’opérateur ne tente pas le moindre panoramique alors même qu’il en a la

possibilité et que toute la salle a tourné son regard vers les trois accusés. dans le cercle

blanc, on voit le sténographe russe qui a levé les yeux de sa feuille, observé le bras de

Lahousen puis dirigé son regard vers les inculpés.

La fixité du cadre abandonne au hors-champ une partie de l’action et elle frustre

le désir de voir des spectateurs.

Cette fragmentation de l’espace trahit leur promesse illusoire d’une captation

objective. En produisant du hors-champ, la caméra entame la visibilité de l’événement

et désamorce l’être-ensemble des acteurs réunis sur la scène judiciaire. Or c’est cette

coprésence des protagonistes constitue selon Levinas l’essence même de la justice.

Les Soviétiques de leur côté ne soucient pas du tout de l’objectivité du

tournage. Leurs images témoignent en revanche d’une grande dextérité.

La difficulté de l’équipe russe vient de ce qu’elle doit rester fidèle au genre des

films soviétiques tout en innovant pour rendre compte d’un procès dont elle ne

maîtrise pas les codes ni le déroulement. Après une courte phase d’adaptation, Karmen

réussit à prendre ses marques et trouve des solutions. Et en février, lorsque les

accusateurs soviétiques s’installent au pupitre, son équipe est prête pour couvrir

l’événement.

Le 8 février 1946, les Soviétiques investissent le prétoire pour immortaliser le

discours d’ouverture très attendu de leur procureur général, Roman Roudenko.

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Les opérateurs occupent les trois emplacements du parterre, filment certains

passages avec plusieurs caméras sonores et multiplient les points de vue sur leur

accusateur vedette. Tout au long du discours, ils font preuve de talent et d’ingéniosité.

Ils réagissent au moindre soubresaut dans la salle. Ils croisent leurs caméras. Ils varient

les focales. L’innovation principale de leur tournage tient à l’installation de leur

caméra sonore principale dans l’emplacement d’angle situé près de la barre des

témoins face au pupitre des procureurs.

Il permet aux Russes de mettre Roudenko en valeur et de livrer son visage aux

spectateurs. Ces images sont nettement plus flatteuses que celles prises par le Signal

Corps dans le dos de Jackson.

Tout au long du procès, le filmage russe témoigne d’une parfaite cohérence. Les

images soviétiques épousent la dynamique des échanges, immergent le public au cœur

des débats. Les cameramen ont reçu des directives précises dans le cadre d’un

tournage soigneusement planifié par Karmen qui anticipe les formes de son film à

venir.

Mais le cinéaste ne se contente pas de filmer l’événement : il le recrée parfois

pour les besoins de son documentaire. Je vais en donner deux exemples.

6.

Le 7 décembre 1945 au matin, l’équipe soviétique a obtenu l’autorisation

d’investir le prétoire pour filmer l’entrée des accusés. C’est une séance de

rattrapage car Karmen a raté l’ouverture du procès son avion ayant été cloué au sol à

Berlin par le brouillard. Le Signal Corps l’autorise donc à filmer l’entrée des accusés

dans le box pour recomposer cette scène incontournable des films soviétiques. Comme

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le montre cette photo, les Russes tournent sous le regard nonchalant de leurs collègues

américains.

Les Soviétiques profitent de l’occasion pour se déployer librement dans le

prétoire en dehors des emplacements réservés : au centre du prétoire vide, à la tribune

des juges, au balcon des visiteurs. Vous voyez en bas du cadre de la 1 ère photo Karmen

qui remonte le ressort de sa petite eyemo. Sur la seconde on le voit avancer en

direction du box pour filmer en gros plans les visages des accusés. Ce qu’il filme

bestiaire Efimov

Cette séance de pause ayant été fructueuse, les Soviétiques renouvelèrent

l’expérience en filmant dans l’entre-deux des audiences leurs journalistes et leurs

dessinateurs au travail.

Mais Karmen va plus loin. Il demande en effet aux procureurs de rejouer leur

partition dans le prétoire vide. Il s’agit surtout de corriger les défauts sonores des

prises de vues originales. La traduction était en effet simultanée à Nuremberg (ce qui

était une grande première). Cela eut pour effet de contraindre les orateurs à ralentir

leur débit pour faciliter le travail des interprètes. La mise en scène de Karmen offrit

aux procureurs russes l’occasion de relire leurs textes à la vitesse normale, au « bon

rythme » et au « bon timbre ». Mais cette reconstitution permit aussi de placer la

caméra sous le pupitre pour saisir les orateurs en légère contre-plongée

Ces plans qui exaltent la puissance des procureurs soviétiques sont conformes

au canon du genre. La remise en scène permit également à Karmen de corriger les

défauts des images authentiques :

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- début du discours de Roudenko avait perdu en solennité en raison de

journalistes qui se déplaçaient derrière lui dans la galerie.

L’équipe russe ne se contenta donc pas de scénariser le réel en marge des

audiences : elle lui substitua une fiction plus puissante, déjà infiltrée par le légendaire.

Ces images du procès couvrirent tout le spectre des possibles : des débats enregistrés

sur le vif jusqu’aux scènes rejouées pour conformer l’événement aux lois du spectacle.

Karmen monta ces images dans Le Tribunal du Peuple qui sortit en URSS en

novembre 1946, quelques semaines donc après l’énoncé du jugement. Ce long-métrage

-que vous pourrez voir tout à l’heure- est brillant sur la forme et très contestable sur le

fond. Karmen y réécrit l’histoire de Nuremberg au seul bénéfice de l’accusation

soviétique. Grâce à un ingénieux montage et à un commentaire très orienté, son film

rejoue toute la pièce judiciaire et assure le triomphe sans partage des procureurs russes.

On voit Roudenko prendre la direction des débats alors que ses confrères occidentaux

sont réduits au rôle de figurants muets. De leur côté, les procureurs soviétiques

bénéficient de la puissance expressive des scènes reconstituées par Karmen.

Ainsi, alors même que le procès avait tourné au fiasco pour l’URSS, sur la

question notamment du pacte germano-soviétique, Karmen réussit à recréer sur les

écrans le procès dont le Kremlin rêvait. Il redonna à son pays la mainmise sur un

procès dont le cours et l’issue lui avaient totalement échappés.

La sortie du documentaire en Union soviétique puis aux États-Unis prit de

vitesse l’équipe de Jackson. Son propre projet documentaire s’enlisa pendant plusieurs

années en raison notamment des querelles intestines au sein du camp américain. Le

film Nuremberg et ses leçons (également projeté par la cinémathèque) et réalisé par

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Stuart Schulberg (FPB) fut terminé en janvier 1949 et il ne sortit qu’en Allemagne

dans le contexte très peu propice à savoir du blocus de Berlin. Il ne fut jamais

distribué aux États-Unis. Jackson perdit incontestablement la bataille de l’image contre

les Soviétiques.

II. J’en viens plus rapidement à mon second axe de réflexion sur l’apport des

images à la compréhension du procès. Ces dernières ont été négligées par les historiens

qui se sont fondés exclusivement sur les minutes écrites. Or si les actes du procès

constituent une source incontournable, les enregistrements audio et cinématographique

les complètent très utilement.

Ils nous restituent tout d’abord la matérialité des voix, les manières de dire des

acteurs dont les minutes ont gommé la singularité. Elles révèlent l’ampleur du

parasitage sonore. Les orateurs dans le prétoire de N n’ont pas été écoutés dans un

silence de cathédrale. Il y avait des déplacements incessants, des bruits de chaises et de

pas, des toux dans la salle, des bavardages aux tables des procureurs et le brouhaha du

chœur des interprètes.

Mais l’enregistrement audio et filmé des audiences nous rend les phrases

réellement prononcées. Il souligne les écarts entre les traductions entendues à

l’audience et leurs transcriptions. Il donne ainsi la mesure du travail de réécriture

entrepris par les interprètes qui se rendaient régulièrement en salle de rédaction pour

améliorer leurs traductions et corriger leurs erreurs, ce qui soulève d’importantes

questions juridiques et archivistiques.

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Ce travail de réécriture porta également sur la langue d’origine (verbatim). Les

minutes ont par exemple effacé certains mots prononcés à l’audience et, à l’inverse,

ont consigné des phrases qui ne furent pas dites dans le prétoire. Leurs rédacteurs ont

également reçu comme instructions de supprimer les répétitions, les interventions liées

à la bonne marche du procès et également de corriger systématiquement les lapsus des

orateurs.

Les images filmées nous restituent par ailleurs des visages et des corps, des regards et

des gestes qui éclairent les conditions d’énonciation de la parole judicaire et offrent

une expérience plus sensible des audiences. En voici deux exemples.

Les minutes ne notant pas les manifestations non verbales, elles n’ont pas consigné

cette scène hallucinante du rire des accusés nazis le 29 novembre 1945 lors de la

lecture par un substitut du procureur d’une conversation entre Goering et Ribbentrop

au moment de l’Anschluss.

Et pour finir un bref aperçu de la déposition de la Française Marie-Claude

Vaillant-Couturier, ancienne résistante et déportée à Auschwitz. Cette dernière fit

grande impression à la barre. C’était la première femme à s’exprimer dans l’univers

ultra-masculin de Nuremberg. Elle était également une personnalité en vue - veuve du

dirigeant communiste Paul Vaillant-Couturier M-C V-C était députée -elle aussi

communiste- à l’Assemblée constituante. Il s’agissait par ailleurs du premier

témoignage sur Auschwitz-Birkenau qui donna à la Cour une perspective d’ensemble

sur le fonctionnement du camp et ses finalités.

Mais la forme de son témoignage est tout aussi frappante. Sa déposition montre

sa volonté de redonner à chacune de ses compagnes son nom, son identité, son histoire

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et le récit de sa mort pour qu’elle survive dans les mémoires. Car ce n’est pas son

propre calvaire que Marie-Claude Vaillant-Couturier est venue raconter devant le

Tribunal : sa parole est celle d’une rescapée qui, pour reprendre les mots de Primo

Levi, témoigne « pour le compte de tiers », au nom des engloutis.

Les images permettent de mieux saisir le sens qu’elle voulait donner à son

témoignage. Elles nous éclairent au plus juste sur la manière dont Marie-Claude

Vaillant-Couturier devint ce 28 janvier 1946 le visage et la figure morale du procès.

Dès son arrivée dans le prétoire, on voit la détermination et la force du témoin

qui porte le ruban de la légion d’honneur à la boutonnière. Marie-Claude Vaillant-

Couturier se présente en combattante et absolument pas en victime. Sa voix est posée.

Ses cheveux tirés sous son casque chromé. Son regard est vif.

Pour la journaliste et l’amie Madeleine Jacob qui l’écoute dans la salle, Marie-

Claude Vaillant-Couturier effectue « une mission autant qu’un témoignage ».

On remarque également, ce qui n’est pas non plus noté dans les minutes, que

Marie-Claude Vaillant-Couturier, qui maîtrisait l’anglais, l’allemand et le russe,

répond parfois directement dans la langue de celui qui l’interroge. On y voit également

qu’elle répond avec vivacité à la question du président Lawrence comme elle répondit

encore plus vigoureusement aux avocats allemands des accusés. Ici son regard est

éloquent et il darde vers la tribune des juges. Marie-Claude Vaillant-Couturier s’était

agacée à plusieurs reprises des interruptions du président qu’elle jugeait inutiles et qui

gênaient ses efforts extrêmes de concentration. À son retour à Paris, elle critiqua

l’excès de formalisme de ce procès qu’elle estimait trop lent et « sclérosé », un procès

« où les accusés eux-mêmes s’endorment d’ennui ».

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Je vais vous montrer pour finir le moment où Marie-Claude Vaillant-Couturier

quitta la barre avec sa déposition, sortie marque le dernier épisode de son combat.

Vous allez la voir brièvement longer le box des accusés et tourner la tête vers les

accusés en marchant, sous l’œil des juges et des sténos. extrait

Le contre-champ nous est offert par la journaliste Madeleine Jacob : « Les

accusés, quand elle passe à quelques mètres d’eux, baissent les yeux. Seul Goering suit

du regard la mince silhouette de cette rescapée dont l’accusation va peser lourd au bout

de la corde à laquelle, bientôt, il sera pendu ».

A son retour en France, Marie-Claude Vaillant-Couturier confiera : « Je

voulais voir de près comment pouvaient être des hommes capables d’avoir accompli

un tel crime et je voulais en même temps qu’ils me voient et que c’était par mes yeux

des millions de victimes, d’hommes et de femmes et d’enfants qui les voyaient et qui

les jugeaient ». Voici ce que j’en conclus dans mon livre.

« Regarder un regard, « c’est regarder ce qui ne s’abandonne pas, ne se livre

pas, mais qui vous vise » écrit Emmanuel Levinas ; rarement visée ne fut plus

profonde et spectrale dans cet instant fugace où le regard singulier d’une femme

contint ceux de tous les assassinés. Dans le champ de la caméra, l’échange a duré trois

secondes : trois secondes d’éternité. »

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