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Marie-Christine Kok Escalle

LE CHAGRIN & LA PITIE :


Chronique d’une cité française sous l’occupation allemande.
Histoire et mémoire.

RELIEF 6 (1), 2012 – ISSN: 1873-5045. P 23-36


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URN:NBN:NL:UI:10-1-113708
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Documentaire dans lequel la caméra est au service d’une idée, Le chagrin et la pitié de
Marcel Ophüls n’est certes pas un film historique. Il peut en revanche être considéré
comme film d’histoire. Il fait œuvre d’histoire orale en écrivant le récit d’une période
à partir de témoignages de personnes qui l’ont vécue ; il fait œuvre d’histoire en
proposant des interprétations de cette période à partir de documents d’archives qui
soutiennent la lecture que les acteurs font de leur vie d’alors ; enfin sa portée est
historique car il incite les Français à ne plus occulter leur mémoire collective
concernant la période de l’Occupation allemande pendant la Deuxième Guerre
mondiale.

« An artistic & intellectual triumph » affiche le Times lors de la


nomination du film à l’Oscar du meilleur documentaire en 1972. Et
Marcel Ophüls confie dans un interview à NFT en 2004 : « it’s perhaps
the most gripping and inspiring portrait of how ordinary people
actually conducted themselves under extraordinary circumstances ».
Le chagrin et la pitié qui se déroule à Clermont-Ferrand, est un film
réalisé en 1969 par Marcel Ophüls, fils du réalisateur allemand Max
Ophüls avec André Harris (pour le scenario et les interviews) et Alain
de Sedouy. Tout en étant fait pour la télévision française, il a été financé
par les télévisions suisses (TéléVision Rencontre S.A. et Télévision
suisse romande) et allemande (Noorddeutscher Rundfunk, Hambourg).

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Le titre Le chagrin et la pitié illustre bien le caractère documentaire
de ce film qui veut rendre la vie de chacun dans des circonstances peu
ordinaires : celles de la France sous l’Occupation allemande.
« Personnellement les deux sentiments qui m’ont été les plus fréquents,
ça a été le chagrin et la pitié » (Ophüls 1971b, 4), reconnaît le
pharmacien Marcel Verdier car « pour faire de la résistance il faut du
courage ».
Ce documentaire est certainement un film d’histoire car il écrit
une page refoulée de l’histoire de France en donnant la parole à des
individus ayant vécu cette période d’une part, et en utilisant des images
d’archives, d’autre part. Combinant mémoire et histoire, il construit une
représentation de la mentalité collective de l’époque qui bouleverse les
idées reçues entretenues jusque-là par le Gaullisme d’après-Guerre.
Historiographie ou instrumentalisation de l’histoire au profit du
politique ? Après avoir présenté l’historique de la réalisation du film
nous en dégagerons les interprétations et les enjeux.

Historique du film
Dans la France gaulliste des années 60, Marcel Ophüls est en Suisse, au
chômage et grâce à une rencontre avec un journaliste qui le met en
contact avec les producteurs de télévision, il va travailler avec André
Harris et Alain de Sédouy à des magazine-shows (Zoom) et des
documentaires « les soirs historiques » pour les spectateurs intellectuels
de la 2e chaîne de télévision française. Cette équipe qui n’appartient pas
au service public de l’ORTF va connaître un grand succès avec la série
télévisée sur « Munich ou la paix de cent ans » ; cette série est diffusée
par l’ORTF en 1967, 30 ans après les Accords du même nom signés en
1938 par Daladier. Arte, la chaine de télévision culturelle européenne et
franco-allemande, diffusera 30 ans après sa réalisation, le 8 janvier 1998,
ce documentaire sur une page d’histoire commune à la France et
l’Allemagne, à l’Europe.
Dans la ligne de ce travail, Ophüls et ses producteurs poursuivent
d’une certaine façon une entreprise de démythification, cette fois sur la
guerre et l’occupation allemande en France, en focalisant sur la vie dans
une ville de province. Plusieurs raisons expliquent le choix de
Clermont-Ferrand pour le tournage et la chronique d’une ville sous
l’occupation allemande. Cette ville connaît deux périodes pendant les
quatre ans de guerre : elle est d’abord en zone libre dans la France de
l’Armistice (24 juin 1940), avant d’être occupée après le 11 novembre

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1942 en représailles à l’offensive alliée en Afrique du Nord. Clermont-
Ferrand est géographiquement proche de Vichy où s’est réfugié le
gouvernement dirigé par Laval qui depuis 1927 est propriétaire du
journal Le moniteur du Puy de Dôme. Clermont-Ferrand est aussi
célèbre pour le procès de Pierre Mendès France qui, arrêté en août 1940,
sera condamné à six ans de prison pour « désertion pendant la
campagne de France »1. C’est aussi à Clermont-Ferrand que sera fondé
par Emmanuel d’Astier de la Vigerie en juillet 1941 le journal Libération
qui doit son nom au mouvement de la Résistance.
Après les grèves de 68 et les difficultés à l’ORTF, Ophüls part
travailler pour la télévision allemande et ce sont les télévisions
allemande et suisse (Les éditions Rencontre) qui financeront la
production du documentaire. Ophüls, Harris, Sedouy ; une équipe
suisse-française assure le tournage en France et une équipe allemande
s’occupe des témoignages et du tournage en Allemagne.
Le film a toujours été pensé pour la télévision : « Nous avions la
certitude que l’émission serait programmée à la télévision allemande.
Nous avions donc une échéance d’antenne. Nous avions même la
candeur de croire que l’ORTF programmerait le film étant donné
l’intérêt de son sujet. Un refus nous paraissait d’autant moins probable
que la plupart des télévisions européennes étaient preneuses. Eh bien
on s’est trompé » (Ophüls 1971b, 37). En effet, l’ORTF a refusé de
l’acheter par peur des réactions qu’il aurait provoquées au sein des
familles. Arthur Conte, son président-directeur-général s’explique au
Journal Télévisé de 20 heures le 3 janvier 1973 ; tout en se disant « a
priori » favorable à la diffusion du film, il en remet la décision au
conseil d’administration qui recevra l’étude du dossier de ce film qui,
selon lui, « détruit les mythes dont les Français ont besoin ». Il justifie
son refus par son souci de ne pas troubler les consciences « quand j’ai
vu que dans ce film, on touchait à l’honneur, à la dignité et même aux
souvenirs de certaines familles, c’est ce qui m’a le plus rétracté ».
Le film est donc passé à la télévision allemande dès septembre
1969, à la télévision suisse, néerlandaise et américaine ; les
téléspectateurs français devront eux attendre douze ans pour le voir, en
1981 après le changement de pouvoir politique passé aux socialistes.
Dix ans après sa production, le film est toujours interdit d’antenne :
« c’est un film qui dérange encore puisque la télévision française est
l’une des seules en Europe à ne pas l’avoir diffusé » peut-on lire dans Le
Matin du 17 avril 1979 (cité dans Garçon, 111).

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Pourtant, grâce à François Truffaut et ses Cahiers du cinéma, le film
a été projeté dans une petite salle du quartier latin à Paris dès le 4 avril
1971 (au cinéma le Saint-Séverin) et quelques jours plus tard dans une
plus grande salle, aux Champs-Élysées (au Paramount, le 28 avril) ;
Malraux n’est alors plus ministre des affaires culturelles et de Gaulle est
mort depuis novembre 1970. 600.000 entrées payantes (Garçon, 111)
font de ce film un très grand succès commercial pour l’époque. Et dix
ans plus tard, le 28 octobre 1981, moins de six mois après l’accession de
François Mitterrand à la présidence de la république et conformément à
la promesse électorale de Jack Lang, 20 millions de téléspectateurs
français découvrent alors sur FR3 Le chagrin et la pitié. Qu’en a pensé
François Mitterrand ? En fait, sur la « période Vichy » pèse un lourd
silence présidentiel.
Y-a-t-il eu censure ? Le film n’a pas été censuré techniquement,
dans le sens où il n’y a pas eu de coupures dans la pellicule des 4 heures
de projection2. Il est passé intégralement à la télévision allemande. En
revanche, on peut dire qu’il a été censuré par la télévision française
dans la mesure où il faudra attendre 1981 pour qu’il soit programmé
sur une chaine française. Et bien que le film sorte au cinéma en 1971,
Harris et Ophüls avaient pourtant un sentiment de défaite
reconnaissant que « notre propos était de surprendre les gars dans leurs
pantoufles. Ce coup-là, malgré nos efforts, on l’a quand même loupé »
(Ophüls 1971b, 33). Ceux qui vont voir le film au cinéma sont en effet
déjà intéressés par les problèmes soulevés.
Y-a-t-il eu jugement ? Ophüls affirme ne pas juger, et ne pas
aimer les reproches des jeunes envers les vieux. Son point de vue est
tout à fait bien exprimé par Anthony Eden (ministre de la guerre en
1940 puis secrétaire au Foreign Office dans le Cabinet Churchill de fin
1940 à 1945) pour qui « une nation n’a pas le droit de juger une autre
nation qui a vécu de telles choses », répondant ainsi au reproche d’avoir
une attitude charitable face à Pétain ; dans un pays qui n’a pas été
occupé, on ne peut pas savoir ce que ressentent les habitants d’une terre
occupée. Aussi Eden refuse-t-il de se mêler de cette polémique, ce qui
permet de montrer en particulier au jeune public avide de comprendre
ce qu’ont vécu leurs parents, que l’on ne doit pas « porter un jugement
moral sur des gens si l’on n’a pas été placé dans la même situation
qu’eux et confronté aux mêmes choix » (Ophüls 1971b, 28).

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La composition du documentaire
Le film est un montage combinant des documents d’archives de
l’époque, et des témoignages recueillis en 1969 lors d’interviews avec
des témoins de l’époque, cinquante personnes interrogées dans quatre
pays différents.
Pour trouver les témoins français, un des journalistes du journal
La Montagne, ancien du maquis d’Auvergne, a introduit les cinéastes
auprès des gens de tous milieux avec lesquels Harris s’entretient. Les
témoins allemands ont été, eux, sélectionnés à partir des listes des
anciens combattants de la Wehrmacht ayant servi à Clermont. Certains
entretiens sont préparés très longtemps à l’avance alors que d’autres
sont « enlevés très vite » (Ophüls Positif 128, 1971, 54). Harris pose les
questions et fait réagir les gens sur des prises de position.
Les témoins sont des Allemands, des Français, des Anglais. Ce
sont des paysans du Puy de Dôme ; ce sont des habitants de Clermont-
Ferrand exerçant ou ayant exercé diverses professions. On rencontre un
pharmacien, des professeurs, des ouvriers, le propriétaire d’une salle de
cinéma, un hôtelier, par exemple. Une figure particulière est celle d’un
aristocrate, Christian de La Mazière, engagé volontaire dans la division
Charlemagne des Waffen-SS français, qui témoigne de ses idées et de
ses engagements dont il analyse les raisons (certains diront qu’il a une
part exagérée dans l’ensemble du film). Si les témoins parlent peu des
conditions matérielles de vie à l’époque, les hommes politiques
interviewés expliquent les relations entre les trois pouvoirs, Français,
Britanniques et Allemands. Les témoins Anglais avaient des
responsabilités importantes : Sir Anthony Eden était secrétaire d’État à
la guerre et Sir Edward Spears, l’envoyé spécial de Churchill auprès de
l’État-Major français. Ophüls donne la parole à Georges Bidault,
fondateur du mouvement Combat et successeur de Jean Moulin au
Conseil national de la Résistance en 1943, à Paul Reynaud, Président du
Conseil en 1940, c’est lui qui fera entrer Pétain au gouvernement, à
Jacques Duclos responsable du Parti Communiste Français clandestin
de 1940 à 1944. Le souvenir du pensé et du senti articule l’ensemble des
témoignages ; l’évocation de la dénonciation de résistants ou de
représailles qui touchent des innocents dramatise les propos. C’est le
cas du témoignage de Pierre Mendès France3 qui, lieutenant de l’armée
de l’air en 39-40, parlementaire et juif, s’est embarqué sur le Massilia en
juin 1940, est arrêté à Casablanca, emprisonné et jugé à Clermont-
Ferrand, condamné à 6 ans de prison pour désertion ; contestant cette

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condamnation contre laquelle s’élèvera d’ailleurs le jeune Valéry
Giscard d’Estaing futur président de la république (1974-1978), il
explique « je suis juif, franc-maçon, pas déserteur ».
Pour comprendre le contexte dans lequel se déroulent ces vies,
des séquences d’actualités de l’époque sont projetées montrant
l’invasion allemande et la débâcle, l’exode des populations, les
militaires désemparés, le départ du Massilia en juin 40 de Bordeaux
pour Rabat et dont les passagers seront considérés comme déserteurs.
Lorsque Pétain devient chef du gouvernement le 16 juin 1940,
l’armistice est signé, partageant la France en une zone occupée et une
zone libre dans laquelle se trouve Clermont-Ferrand. Les Allemands ne
reviendront en cette ville qu’en novembre 1942. Les Actualités
allemandes montrent Hitler à Paris, louent le départ des hommes pour
le STO avec l’argumentation que cela entraine une diminution du
nombre de chômeurs. Les Actualités de Vichy elles, font de la
propagande pour la Révolution nationale, l’ordre nouveau avec la
devise « travail, famille, patrie » qui remplace la devise révolutionnaire
et républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité ». Des chansons de Maurice
Chevalier, artiste de music-hall, donnent le climat du temps et scandent
le film, en assurant la continuité : « Ça sent si bon la France … et le
spectacle continue… ».

Les choix du réalisateur


Le choix des documents, dans le film, ne correspond pas à un souci
d’informer mais plutôt à une volonté de rappeler, de donner le cadre
contextuel, de rendre l’ambiance ; ils peuvent être des « contrecoups
apportés à certains oublis, plus ou moins volontaires, dans les
témoignages » (Ophüls 1971b, 24). Les archives allemandes ont été
choisies avant le tournage alors que les documents français, eux, seront
choisis après par Ophüls qui a fait un long travail d’investigation.
Pour le choix et la conduite des entretiens, le réalisateur Ophüls et
l’opérateur Harris jouent un grand rôle. A titre d’exemple, Ophüls est
allé voir le capitaine Tausend, ancien de la Wehrmarcht stationné à
Clermont-Ferrand et parvient à le convaincre d’accepter que l’entretien
ait lieu à la date qui se révèle être le jour du mariage de sa fille. C’est
ainsi l’occasion de tourner une scène familiale en contexte allemand et
de confronter la mémoire et les convictions de plusieurs générations, de
souligner l’intégration du vécu passé dans le présent. Pour le tournage
en France, l’entretien avec le comte de Chambrun, gendre de Laval, la

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consigne donnée par Ophüls à Harris est : « filmez tout ce qui se
présente et on verra après » (Ophüls 1971a, 56).
Avec les documents qu’il sélectionne, Ophüls ne fait pas un
travail d’historien mais de cinéaste ; il utilise les opérateurs d’actualités
comme des auteurs pour le film et ne veut pas « choisir des images pour
illustrer un point de vue sur une série d’événements » (Ophüls 1971a,
56). Si au départ Ophüls, voulant se donner une latitude d’action,
n’avait pas prévu une construction chronologique, il fera finalement un
film construit comme un récit (Ophüls 1971a, 50). « Si j’ai évité une
scénarisation prématurée … cela ne signifie nullement que je n’avais
aucune idée générale sur le sujet, c’est-à-dire des idées politiques bien
structurées, bien analysées et bien cohérentes » (Ophüls 1971b, 26).
Ophüls fait aussi le choix de construire son film selon le système
de la balance, en alternant des interviews qui se font pendant l’un
l’autre, Français et Allemand, personnage actif et personnage passif. Le
tournage d’une scène familiale en France et en Allemagne en est un
exemple caractéristique, mettant en évidence l’opposition entre deux
familles d’aujourd’hui, l’une en France l’autre en Allemagne, mobilisant
les souvenirs et interprétant les comportements adoptés, à la lumière
des choix d’alors et des conditions d’aujourd’hui. D’un côté, le mariage
– qui se déroule donc en 1969 en République fédérale d’Allemagne – de
la fille de Tausend ancien capitaine de la Wehrmacht, permet de
confronter le fils qui est officier dans la Bundeswehr et le gendre qui est
dans la police, au discours du père, un Allemand bien ordinaire à
Clermont-Ferrand pendant l’occupation. D’un autre côté, en France,
dans la scène familiale avec le pharmacien de Clermont, c’est « la
défaite » qui est centrale, une image de la France battue en mai-juin
1940 et une vie de non résistant, non pétainiste, ni rien du tout, où l’on
se préoccupe de manger.
Pour Ophüls, « les possibilités d’approche de la réalité sont tout
aussi multiples, tout aussi complexes que la réalité elle-même. … il y a
toujours des raisons pour les choix … les raisons se trouvent toujours
par hasard » (1971b, 55). Les choix du réalisateur feront que le Chagrin et
la pitié deviendra un film légendaire, un film culte à cause de la
dimension nouvelle qu’il donne au documentaire qui manifeste une
position allant à l’encontre de l’idéologue dominante. Pourtant le film
ne traite pas de choses exceptionnelles ; rien de nouveau, des portes
ouvertes, dit-il. Ce qui est nouveau c’est la façon de raconter les choses
connues, c’est la composition d’ensemble. Il s’agit d’observer, d’écouter,

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de se faire une impression des différentes réalités et de les mettre
ensemble. C’est un entendement de base. Cela n’a rien à voir avec la
ressemblance, le vouloir faire vrai, près de la vie. Il faut « avoir des
idées assez claires, sur ce qu’on veut faire, … sur la politique en général,
sur la vie, sur les rapports entre les hommes ».

Un film d’histoire ?
Ophüls n’a pas voulu faire un film historique car il ne montre que des
choses connues, mais il cherche une explication au fait que les uns
collaborent, les autres entrent dans la résistance, les autres se
préoccupent de survivre, dans cette « histoire de l’Occupation ». « Que
se passerait-il si les enfants se mettaient à interroger leurs parents sur
leur conduite sous l’Occupation ? » (Ophüls 1971a, 53). C’est ce qui a
motivé le refus de l’ORTF de diffuser le film parce qu’il risquait de
perturber la vie des familles françaises. Mais c’est aussi la raison pour
laquelle Ophüls a fait ce film. Il explique que « l’intérêt était de
confronter la réalité historique – et tout le flou qui s’y rattache – avec les
souvenirs des gens d’aujourd’hui » (Ophüls 1971b, 31). Si ce n’est pas
un film historique, c’est un film d’histoire dans la mesure où il rend
compte de la mémoire des gens 25 à 30 ans plus tard : « [l’histoire] est
faite aussi bien par les grands hommes que par les petites gens dont les
tendances existent, prêtes à être réveillées. […] Le propos du film était
de montrer certaines tendances en France : la France de l’époque, celle
d’aujourd’hui et leur interférence » (Ophüls 1971b, 26-27).
Son regard ne se veut pas objectif mais honnête dans sa
subjectivité comme le confirme son technicien :

Nous considérions que l’Histoire n’est pas réductible à des documents qui
sont des choses mortes si on ne les réanime pas ; et le commentaire contribue
plutôt à les assassiner définitivement qu’à les faire revivre. En revanche si
l’on se dit que l’Histoire, surtout l’Histoire récente, n’est pas morte et que
nous sommes les produits physiologiques et politiques de cette période, il
suffit de projeter cet archivage filmé dans la réalité d’aujourd’hui. Le principe
est donc d’aller voir quel est aujourd’hui le poids politique, affectif, de la
réalité d’hier et le curieux mélange de souvenirs, d’alibis, de mensonges, de
vérités qui s’est formé avec le temps (Harris dans Ophüls 1971b, 31).

Le film est un récit dans lequel s’écrivent des discours en contradiction


avec l’idéologie dominante de l’époque du tournage, la France gaulliste.
A tous les témoins interviewés à Clermont-Ferrand il est demandé s’ils
ont entendu « l’Appel du 18 juin » et si la prise de position du général

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de Gaulle a influencé leur propre prise de position personnelle ; or, il
n’y a eu aucune réponse affirmative (Ophüls 1971a, 53). Alors que
l’idéologie gaulliste pour favoriser la cohésion nationale après la guerre,
a privilégié la résistance sur la collaboration, Ophüls prend une autre
position, soulignant implicitement à travers les témoignages le fait que
« l’Appel du 18 juin 1940 » lancé par le général de Gaulle, érigé en
mythe et devenu « lieu de mémoire », n’aurait pas eu l’effet escompté ni
celui qu’on a voulu lui prêter dans l’historiographie officielle.
Quelques lignes d’interprétation de la vie au quotidien se
dégagent du documentaire et de la menée des entretiens. L’adhésion à
Pétain apparaît massale et pas seulement dans la ville Vichyste de
Clermont-Ferrand. Chez ceux qui voulaient continuer le combat, on
constate un refus épidermique des Anglais car on voulait servir sous le
drapeau de son pays. Dans l’ensemble on n’a pas vraiment une image
de la guerre, la ville étant en zone libre jusqu’en novembre 1942. On
s’occupe de trouver les stratégies pour améliorer le quotidien. Quant à
l’image de la Résistance et aux raisons d’y entrer, on constate de
grandes divergences. « Nous étions des ratés », « on fait de la résistance
quand on est inadapté », entend-t-on, ou encore « j’ai fait de la
résistance on me prend pour un con, j’aurais mieux fait de faire du
marché noir je me serais enrichi ». La résistance apparaît bien plus
comme un ensemble de pratiques que comme un mouvement et les
tensions avec les Communistes sont mentionnées. D’aucuns mettent en
avant la bonne volonté des uns et des autres, l’entente entre Allemands
et Français, la volonté de ne pas être dérangé par les déportations. Pour
les uns on savait, pour les autres on n’a rien remarqué. Le sujet de la
déportation des juifs n’apparaît d’ailleurs que lorsque des questions
précises sont posées à divers témoins. Enfin, certains ont changé
d’opinion entre la période de Vichy et le moment de leur témoignage en
expliquant leurs choix d’alors comme Christian de la Mazière qui
attribue ses choix d’alors au conditionnement familial et éducatif et par
rapport auxquels il prend des distances 35 ans plus tard. D’autres
restent fidèles à leurs idées comme le capitaine allemand ou la coiffeuse
toujours favorable au maréchal Pétain.

Les enjeux du film


« A la fois résurrection du passé et méditation sur l’homme, Le chagrin et
la pitié est beaucoup plus que l’œuvre d’un cinéaste brillant devenu
journaliste de l’Histoire » (Zissler, 18). Le film est le fruit du contexte

31
dans lequel il a été produit. Il a été tourné en grande partie pendant la
campagne électorale qui verra l’élection de Pompidou succédant en
1969 au général de Gaulle à la Présidence de la République. Héritier de
1968, il s’oppose au cinéma des décennies précédentes, à la Nouvelle
Vague. Enfin il diffuse une lecture historiographique de la période,
jusque-là occultée.
L’entreprise cinématographique de Marcel Ophüls est
radicalement différente du cinéma des années 50 et 60 marquée par la
Nouvelle vague4 : « on voulait imposer l’équation de Gaulle égal
renouveau. Dans le cinéma comme ailleurs, le général arrive, la
République change, la France renaît (…) les intellectuels s’épanouissent
à l’ombre de la croix de Lorraine. Place aux jeunes ! » (Claude Chabrol,
cité dans Goetschel & Loyer, 136).
Cette entreprise se donne pour objectif une écriture de la
mémoire de la France entre 1940 et 1944, une période complexe qu’est
celle de l’Occupation. Ce travail qui est fait par des cinéastes et non par
des historiens, peut être considéré comme précurseur, entrant dans le
champ de l’entreprise de Pierre Nora qui a abouti à la publication des
Lieux de Mémoire entre 1984 et 1992. Ainsi, « Toutes les idées, toutes les
idéologies, toutes les positions par rapport aux problèmes de l’heure
[…] ont ici des visages, des voix, des regards, des dérobades ou des
bouffées de franchise dont le poids d’humanité saisit » (Bory).
S’il n’est pas historien, Ophüls fait un travail d’histoire orale,
relayant précocement l’apport historiographique américain sur la
période, alors que les travaux de Robert Paxton ne sont pas encore
traduits en français (La France de Vichy, 1973). Allemand né en
Allemagne, Ophüls a passé la guerre aux Etats-Unis et son bilinguisme
anglophone lui a donné accès à la lecture de Paxton, historien américain
qui a modifié profondément l’historiographie de la période de la
deuxième guerre en France (sa thèse Parades and Politics at Vichy publiée
en 1966 porte sur les officiers français sous Pétain). S’appuyant sur les
archives allemandes et américaines, Paxton donne une autre
interprétation du régime de Vichy que Robert Aron (Histoire de Vichy,
1954), en soutenant qu’il n’y aurait pas eu de double jeu de Vichy, mais
que Révolution nationale et collaboration vont de pair.

Une prise de parole


Le film raconte la mémoire des Français telle qu’ils la vivent trente ans
après, une mémoire qui se révèle être, par contraste, différente de celle

32
que le pouvoir gaulliste a développée et privilégiée depuis la
Libération. La mémoire officielle, enjeu fondamental du pouvoir
gaulliste s’est construite sur le mythe du résistancialisme selon lequel la
France aurait été unanime dans la Résistance d’un côté mais aussi
unanime dans la collaboration d’autre part. Ophüls fait donc un film
antigaulliste « délibérément et profondément antigaulliste » (1971a, 53)
en se proposant de montrer la diversité sur un fonds de réalité
construite par les actualités de l’époque et rendues par les archives. Il va
à l’encontre de la politique gaulliste par rapport au souvenir de cette
époque, donnant la parole à Pierre Mendès France qui, ennemi
politique de de Gaulle, affirme que de Gaulle politiquement avait
raison.
Ophüls donne à lire ce que tout le monde sait mais qui est occulté
par le pouvoir gaulliste : les scènes où l’on voit Pétain puis de Gaulle
serrant les mains, avec en fond une chanson de Maurice Chevalier, ne
sont pas un montage mais bien une construction parallèle, confrontante
pour le spectateur. Non pas que Pétain et de Gaulle soient les revers de
la même médaille (militaires, représentants de la France traditionnelle),
mais « lorsqu’il n’y a pas une véritable relève de pouvoir, lorsqu’il n’y a
pas de changement de la société, les parades restent les mêmes, les
applaudissements restent les mêmes, mais ça ne veut pas dire que les
personnages historiques qui prennent la relève l’un de l’autre soient
identiques » (Ophüls 1971a, 53).
Ce film est « une prise de parole » pour reprendre les mots de M.
de Certeau à propos de la révolution de mai 68 en France. Le chagrin et la
pitié est, selon Marcel Ophüls son réalisateur, un produit indirect de la
révolution de 1968 qui demandait des changements et en particulier la
liberté de l’information, l’ORTF étant considérée comme liée aux
pouvoirs, et surtout au gaullisme. Le film est en effet une prise de
parole du cinéaste et une libération de la parole de Français qui ont
vécu la période. Il permet de montrer publiquement ce qui avait été
occulté par le pouvoir gaulliste, à savoir que l’idée d’une France unie
contre l’occupant, et du comportement des Français fiers et dignes sous
l’Occupation, était une image d’Épinal.
Ophüls est constamment entre deux registres d’écriture : il fait le
portrait des acteurs d’un événement dans une période historique, mais
aussi il tente de cerner l’Histoire pour répondre aux questions, aux
interrogations qui se posent aux générations de l’après-guerre. Il est bon
de laisser au film son importance documentaire qui rend compte du

33
regard que portent des personnes sur leur vécu 25 à 30 ans plus tard,
plutôt que de vouloir l’ériger en discours historique. On reproche au
film de « changer de ton […] en fonction des interviewés » et surtout de
« n’étayer un fait historique que sur des témoignages individuels » ; la
collaboration dont l’importance est révélée par le film est en effet
présentée comme « le résultat d’attitudes purement individuelles » et ne
fait pas l’objet d’une analyse historique, sociale et politique (Obadia).
Mais ce n’est pas au film de le faire ! En effet,

Marcel Ophüls n’est ni un historien, ni un théoricien. C’est un cinéaste qui fait


passer le spectacle avant tout et revendique, comme Wiseman, le
documentaire comme une forme de fiction, ‘ arbitraire, partial, plein de
préjugés, condensé et subjectif, au même titre que ses frères et sœurs du
genre ‘, pièces de théâtre, romans, poèmes. Marcel Ophüls assume dans ses
films, un point de vue, des partis-pris, des choix esthétiques, moraux et
politiques (Blangonnet, 10).

Le film a pourtant fait date. Lorsque le film est sorti avec succès en salle,
en 1971, devenant un film de cinéma au lieu d’être le documentaire de
télévision qu’il devait être et de toucher un large public français, les
auteurs producteurs ont un sentiment d’avoir raté leur but. Plus de 30
ans plus tard, et quelque soixante ans après la fin de l’Occupation et la
Libération, le réalisateur Marcel Ophüls, dans un entretien en anglais en
2004, porte un regard d’histoire sur son film d’histoire. Il se dit satisfait
d’avoir fait œuvre fondatrice tant pour l’histoire du cinéma que pour
l’histoire de France. Alors que la mémoire de Vichy avait longtemps été
refoulée au nom de la réconciliation franco-allemande, avec le général
de Gaulle, occultant ainsi les divisions internes au profit de la
construction d’une communauté nationale unie, le film réintroduit
Vichy dans la mémoire collective, mettant à mal le mythe
résistancialiste forgé par de Gaulle et l’image d’une France unie et
massivement résistante. Le film est sorti en DVD en version anglaise
d’abord avec sous-titrages en français, en version française tout
récemment. Le chagrin et la pitié est aussi passé à la télévision, sur Arte,
chaîne franco-allemande le 1 septembre 2003, signe de son actualité.
Pourtant si la sortie du film de Marcel Ophüls a provoqué
l’enthousiasme, on lui reproche aujourd’hui d’avoir instrumentalisé
l’histoire, « [projetant] sur le passé le présent d’un soixante-huitard,
[réglant] des comptes avec la France gaulliste » (Vallaeys). Combinant
une opération de généralisation facile à partir des cas présentés dans le

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film et une volonté de rectifier la pensée dominante, on a en effet fait de
ce film une démystification mais aussi une dénaturation tant de la
Résistance que de la Collaboration ; or, si celle-là était le fait d’une
minorité des Français, celle-là n’était pas soutenue par l’immense
majorité de la population.
Ce film fait date dans l’histoire dans la mesure où il marque une
évolution, un changement dans la perception que les Français ont de
leur histoire. Les diffuseurs du film (Nef diffusion) soulignaient cet
aspect car on pouvait lire sur l’affiche « Nul ne peut ignorer cette leçon
d’histoire » (Jean de Baroncelli) et c’est bien pourquoi mes parents
m’ont emmenée voir ce film dès sa sortie en 1971.

Notes

1. Mendès France s’est embarqué avec 27 parlementaires sur le Massilia pour


rejoindre son unité basée en Afrique du Nord ; il était en permission au moment de
la débâcle de 1940. Transféré puis jugé à Clermont-Ferrand après son arrestation, il
s’évadera en juin 1941 pour rejoindre de Gaulle à Londres. Il écrit dans une lettre
adressée à Pétain : « ce n’est pas l’officier qu’on a condamné, c’est le député, l’homme
de gauche, le juif, le patriote qui refuse d’accepter la défaite de son pays ».
2. A titre de comparaison, Alain Resnais lui, avait dû, pour que l’on puisse voir le
film, faire des coupures dans Nuit et Brouillard (1955, 1956) : une scène où l’on voit un
document photographique de 1941 montrant un képi de gendarme français devant le
camp de Pithiviers où l’on rassemblait les futurs déportés, a été altérée, une poutre
effaçant le képi.
3. Il sera Président du Conseil en 1954-1955.
4. La Nouvelle vague doit son nom aux media qui, à la suite de Françoise Giroud
parlant des nouvelles générations dans l’Express en 1957, désignent ainsi 50
nouveaux noms qui ont surgi dans la profession cinématographique en deux ans
(1957-1959). Les cinéastes, bousculant les traditions, veulent un renouveau comme en
politique.

Ouvrages cités

Catherine Blangonnet, « Introduction », dans Images Documentaires 18/19, 1994


http://www.imagesdocumentaires.fr/IMG/pdf/18-19.pdf
Jean-Louis Bory, « Les arrière-boutiques de la France », dans Le Nouvel Observateur
336 (19-25 avril 1971), p. 62.
François Garçon, « Cinéastes français face au souvenir du nazisme », dans Vingtième
siècle : revue d’histoire 23 (1989), pp. 111-116.
Pascale Goetchel & Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle et intellectuelle de la France au
XXe siècle, Paris, Colin, 1994.
Journal Télévisé, 20 heures, 3 janvier 1973 [INA].

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Bernard Obadia, « Le chagrin et la pitié », Au Temps. Dictionnaire Patrick Modiano,
Littérature et Compagnie
(http://www.litt-and-co.org/au_temps/autemps_c.htm; citation de Philippe de
Comes & Michel Marmin (dir.), Le cinéma français : 1960-1985, Paris, Atlas, 1985, pp.
76-77).
Marcel Ophüls, « Entretien avec Marcel Ophüls » (par Bernard Cohn & Jean-Paul
Török), dans Positif : revue de cinéma 128 (juin 1971a), pp. 43-56.
Marcel Ophüls, « Entretien : Le chagrin et la pitié », dans Téléciné 171-172 (juillet-
août-septembre 1971b),pp. 2-57.
Béatrice Vallayes, « On se sert de la Résistance, tout en la dénigrant » interview avec
Pierre Laborie, dans Libération 29 janvier 2011 [www.libération.fr].

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