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Février 1941

6 – La bataille de l’information
Changements de plumes
6 février
L’accord espagnol
Madrid – Pierre Brossolette signe un accord de coopération entre agences avec Ramón
Serrano Súñer, qu’on surnomme el cuñadísimo1, ministre des Affaires étrangères du régime
franquiste (et ancien ministre de l’Information et de la Propagande), et avec Manuel Aznar
Zubigaray, le patron de l’agence espagnole EFE, en présence de l’ambassadeur François-
Poncet (qui ne porte cependant, pour ménager les équilibristes espagnols, que le titre de
« Haut représentant de la République française »)
Aux termes de ce texte, dont chaque mot a été soupesé par les deux parties durant de longues
semaines, EFE recevra par fil le service Europe d’Havas Libre et pourra l’utiliser ad libitum
dans son service étranger, Mundo especial. L’abonnement annuel est fixé pour 1941 à
l’équivalent en monnaie fiduciaire de 1 500 pesetas/or (monnaie de compte seulement). En
échange, EFE fournira gratuitement son service intérieur, España Uno2, au bureau madrilène
d’Havas Libre (deux journalistes français et deux journalistes espagnols), qui aura la faculté
d’y recourir pour la rédaction de ses propres dépêches.
Havas Libre s’engage à entreprendre toutes démarches utiles pour qu’EFE puisse accréditer
un correspondant à Rabat et ouvrir un bureau à Alger. Une clause, négociée entre le Caudillo
lui-même et François-Poncet, prévoit qu’Havas Libre renonce à réclamer aux Espagnols le
retrait de l’accréditation du correspondant de l’OFI de Laval. En contrepartie, EFE se limitera
désormais à la mention EFE/OFI – et non plus EFE/Havas-OFI – dans le dateline3 de ses
nouvelles.
Le gouvernement d’Alger a hésité avant d’autoriser la conclusion de cet accord suggéré dès
novembre 1940 par Serrano Súñer : le franquisme, qui sait sa position internationale fragile,
craint pour le maintien de sa présence au Maroc et n’en finit pas de solliciter des marques de
reconnaissance. Mais Roland de Margerie et Jean Zay sont parvenus in fine à convaincre leurs
collègues qu’il est de l’intérêt de la France et des Alliés d’entrer – les yeux ouverts, s’entend –
dans le jeu d’équilibrisme pratiqué par l’Espagne, voire de le favoriser avec prudence.
« Aujourd’hui, tout ce qui peut contribuer à éloigner les dirigeants espagnols de l’Axe et à les
rapprocher de nous est bon à prendre » a souligné Margerie.

7 février
Au Pilori
Paris – Apparition ce vendredi dans les kiosques d’un hebdomadaire, Au Pilori, qui s’affirme
« français, national-socialiste et antisémite ». En partie financé en sous-main par des
industriels qui se sont ralliés au NEF, Au Pilori bénéficie aussi, d’un côté, des largesses
d’Otto Abetz, et de l’autre, de fonds débloqués par la Propaganda Staffel, sur l’ordre exprès
de Josef Goebbels. Le journal s’est logé à côté du parc Monceau, dans un hôtel particulier
abandonné (contre son gré) par un célèbre antiquaire.

1
Le beau-frèrissime, en raison de son lien de parenté (ils ont épousé les sœurs Carmen et Zita Polo) avec Franco,
el generalísimo.
2
España Dos regroupe les cours des bourses de Madrid et Barcelone, les résultats des courses, les comptes-
rendus des corridas, etc.
3
Le dateline (en franglais dans le texte) d’une dépêche d’agence indique sa date et son origine. Il est quelquefois
complété par un byline (autre franglais) qui précise le nom de son auteur.
Ce premier numéro, tiré à 50 000 exemplaires, se signale par un article de l’écrivain Louis-
Ferdinand Céline, qui démontre, sur cinq colonnes pleine page, que les Juifs sont les seuls
responsables de l’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne en 1939, et les seuls
coupables de sa défaite. « Mais jamais ils sont lassés, nos petits frisés-fripiers, affirme Céline,
ils continuent leurs saloperies à Alger ! Leurs tripotages… leurs doigts crochus comme leur
nez… Ah, ils ont intérêt à tirer les premiers… et à viser juste… parce que nous, garanti, on
les ratera pas ! »
Au Pilori (peut-être parce que Céline, dans la vie, est également le Dr Destouches) se
déchaîne aussi contre « l’envahissement de la médecine française par les métèques ». Et de
citer, pour commencer, une liste de quarante-trois dermatologues et vénéréologues4 des
hôpitaux de Paris aux noms, écrit-il, « à la consonance youpine » et « le plus souvent
naturalisés par Blum et sa bande ». Le journal exige que la nationalité française leur soit
retirée, outre l’interdiction définitive d’exercer que le ministre prononcera à leur encontre.
Cette liste, accompagnée d’un commentaire moins politique d’apparence et d’un ton un peu
plus professionnel, ou du moins plus corporatiste, sera reprise ne varietur par le Concours
médical dans sa livraison de la semaine suivante.

8 février
Thierry Maulnier quitte l’AF
Paris – L’essayiste Thierry Maulnier écrit très confidentiellement à Charles Maurras pour lui
annoncer qu’il renonce à sa collaboration à l’Action Française.
« Je ne souhaite donner nulle publicité à ce départ d’un journal que j’ai beaucoup aimé, ni
faire étalage de nos désaccords, affirme-t-il. Mais vous comprendrez sans doute que je ne
puis davantage voir mon nom figurer dans des colonnes où l’on en est venu à donner un
blanc-seing à l’ennemi sous couleur de combattre la Gueuse. Le cœur de la Patrie, je le
constate, bat aujourd’hui à Alger, serait-ce sous la défroque lie-de-vin de la République, bien
plus qu’à Paris. »

11 février
Une loi contre la presse de collaboration
Alger – Paul Reynaud fait voter par l’Assemblée Nationale, avec seulement quatre voix
contre et six abstentions, le projet de loi portant “confiscation de droit” des journaux parisiens
qui auraient continué de paraître sur le territoire métropolitain après le 31 août 1940. Ce texte,
qui ne comporte que quatre articles, d’une douzaine de lignes au total, fait droit aux exigences
de Georges Mandel et vise aussi le Temps.
Jean Zay, pour sa part, a fait stipuler à l’article 4 que « les biens meubles et immeubles des
journaux confisqués, inclus leurs imprimeries et leurs stocks de consommables (papier, encre,
etc.), pourront être attribués par le Gouvernement, à titre gratuit, aux organes de Presse issus
des mouvements qui auront combattu l’occupant et l’autorité de fait5 ». Cette disposition,
discutée en Conseil des Ministres, a été approuvée à l’unanimité par le Gouvernement, avec
l’accord explicite d’Albert Lebrun.

4
La vénéréologie – médecine des maladies vénériennes, jadis « honteuses », aujourd’hui « sexuellement
transmises » – avait été regroupée avec la dermatologie, en raison de l’existence de signes cutanés importants (et
alors célèbres) dans la syphilis évoluée.
5
L’expression « l’autorité de fait » est la seule employée dans les textes législatifs et réglementaires d’Alger,
ainsi que dans la presse libre, y compris Havas et les journaux radiodiffusés, pour désigner le Nouvel État
Français. Une “note d’orientation” de Jean Zay a imposé cette formulation dès septembre 1940.
15 février
Lucien Rebatet retrouve Je Suis Partout
Paris – Lucien Rebatet, qui signait depuis sa démobilisation dans le Cri du Peuple de Jacques
Doriot, reprend sa collaboration, sous son propre nom, à Je Suis Partout. Il y conserve son
pseudonyme de François Vinneuil pour des articles de critique sur la musique, où il défend la
tradition germanique de Bach à Brahms, et le cinéma.
Personne, sauf parmi ses proches, ne sait qu’il a entrepris un pamphlet d’une virulence inouïe,
Les Décombres, à l’encontre des « fauteurs de guerre » de la IIIe République, Juifs avant tout,
mais aussi des « cadavres ambulants » proches de Pierre Laval.

17 février
Vu de Sirius
Alger – Roland de Margerie fait circuler parmi ses principaux collègues un “commentaire” de
François Charles-Roux, secrétaire général des Affaires étrangères, pour répondre à la note du
général de Gaulle sur la nécessité de promouvoir un journal “de référence” qui défendrait la
position officielle du gouvernement français.
Dans une prose très balancée, Charles-Roux commence par approuver la démarche du
général, en souhaitant qu’un tel quotidien apparaisse au plus vite. « Toutefois, ajoute-t-il, il me
paraîtrait expédient de renoncer à faire de ce journal – pour sa colonne de politique
étrangère, au moins – le porte-parole officieux du Département, comme c’était encore le cas,
jusqu’en juin de l’an dernier, du Temps. J’avoue éprouver quelque chagrin à porter la
critique contre un usage presque séculaire, mais il me faut reconnaître que la France a
souvent été plus embarrassée qu’aidée par ce que le monde entier considérait comme sa voix
officielle. » Et Charles-Roux conclut : « Que l’on accepte enfin ce paradoxe, quelque
étonnement qu’il puisse susciter de prime abord : seule l’indépendance de ce journal à venir
nous garantira qu’il saura refléter fidèlement nos points de vue. »

22 février
La Suisse, poste d’observation
Genève – Havas Libre réorganise son implantation en Suisse en renforçant les effectifs de son
bureau de Genève, qui passent à trois journalistes, plus deux secrétaires et deux opérateurs6. Il
s’agit de mieux prendre en compte la formidable caisse de résonance qu’est devenue la ville
de Calvin, siège du Comité International de la Croix Rouge et de la Ligue des Sociétés de
Croix Rouge, depuis le début de la guerre. D’autre part, si la Société des Nations a été mise en
sommeil par la force des choses, elle n’en demeure pas moins un vivier de diplomates
d’origines variées, d’agents de renseignement et d’influence, ainsi que d’espions de tout poil,
souvent à vendre. Outre que la plupart des gouvernements continuent à l’alimenter en
statistiques et données de toutes sortes – y compris même l’Allemagne nazie, par l’une de ces
incohérences dont la Wilhelmstraße de Ribbentrop n’est pas avare, ses alliés plus ou moins
fantoches comme la Slovaquie de Mgr Tiso, et l’Italie fasciste, puisque le Duce, malgré le
mauvais souvenir de 1936, tient à garder deux fers au feu.
Par ailleurs, la presse genevoise reste très en pointe sur l’actualité en France ; cette presse est
très majoritairement conservatrice (le Journal de Genève se veut l’organe officieux du Parti

6
En 1940, dans le jargon des agences de presse, les opérateurs sont les techniciens qui assurent la transmission
des dépêches et notes de service en punchant (du franglais encore et toujours : en faisant des trous, selon le code
ASCII, grâce au clavier de la perforatrice) la bande de papier lue par le téléscripteur d’émission.
Libéral, tandis que la Tribune de Genève défend les thèses du Parti Radical), mais aussi
antinazie que le permet la neutralité – et davantage encore quelquefois, au grand dam du
Palais fédéral. Enfin, le rédacteur en chef du Journal de Genève, René Payot, également
chroniqueur très écouté de Radio Sottens, est demeuré, en dépit de la guerre, l’un des hommes
les mieux informés d’Europe grâce à des relations d’une variété peu commune (qu’il
continue, chaque lundi matin, de cultiver en jouant au golf, sur les fairways de Cologny, avec
des partenaires de toutes obédiences).
Le bureau de Berne d’Havas Libre ne comptera plus que deux journalistes, accrédités tous
deux auprès du Conseil Fédéral et bien introduits au Département politique. En outre, Jean
d’Abriès, le directeur d’Havas pour la Suisse – « et le Liechtenstein » comme il tient toujours
à le souligner avec le sourire – a obtenu, par l’entremise de Bernard Barbey7, d’être accrédité
au PC du général Guisan, chef de l’armée helvétique depuis septembre 1939 et qui incarne,
non sans quelques errements parfois, la volonté de défense de la Suisse face à quiconque.
Pierre Brossolette a fait augmenter les piges mensuelles versées aux stringers de Bâle, Zurich
et Lugano. Ils seraient aux premières loges si le Reich et l’Italie décidaient de violer les
frontières de la Confédération.

27 février
Laval contre Déat
Paris – Pierre Laval tient toujours à rappeler son passé d’homme de gauche et le siège
conquis à Aubervilliers, dans une commune ouvrière. Mais, en sa qualité de ministre de
l’Information, il a fait saisir L’Œuvre, en raison de l’éditorial de Marcel Déat – pourtant son
ministre du Travail ! – dénonçant « l’absence de social » dans la politique au jour le jour du
pouvoir.
Dans son style châtié, qui sert de paravent à la violence de ses idées, Déat s’en prenait « au
retour des trusts, qui sortent des placards les fantômes d’un capitalisme à bout de souffle. » Il
réclamait, suivant le modèle de l’Espagne, l’avènement d’un national-syndicalisme8 « qui seul
pourra réconcilier, dans la France à reconstruire chaque matin, celui qui travaille et celui
qui lui fournit du travail ». Il précisait : « Je dis bien national-syndicalisme, non
corporatisme » avant de conclure : « Nos anciens criaient Vive la Sociale ! face aux
baïonnettes des soldats qui réprimaient leurs grèves. Comme ils avaient raison ! Disons, et
redisons-le sans nous lasser, que le Nouvel État Français, national tant qu’on voudra, sera
d’abord social ou ne sera pas. »

7
Écrivain suisse vivant avant la guerre à Paris, Bernard Barbey a été chef de l’état-major particulier du général
Guisan durant toute la période de la mobilisation. Il a rédigé un livre de souvenirs très vivant, PC du Général.
8
Fondées en 1931 par Ramiro Ledesma Ramos, les Juntes d’Offensive National-Syndicalistes (JONS) se sont
intégrées à la Phalange de José Antonio Primo de Rivera en 1934. Malgré les réticences de l’Église, qui respirait
là comme un fumet de garibaldisme – autant dire une odeur de soufre – elles sont demeurées partie intégrante du
Movimiento jusqu’à la fin du franquisme. Ledesma Ramos a été fusillé par les Républicains en 1936.

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