Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
E-ISBN 978-2-3773-5417-7
Copyright © Archipoche, 2021.
DES MÊMES AUTEURS
HERVÉ BROQUET
Pauvreté, j’écris ton nom, Couleur Livres, 2012.
Droits de l’homme, j’écris vos noms (dir.), Couleur Livres, 2008.
Le Malade et le Médecin. Une commune humanité (avec Jacques Brotchi),
Couleur Livres, 2008.
Les Nouveaux Défis du « vivre ensemble », Couleur Livres, 2007.
Vocabulaire de l’économie en Belgique, EVO, 1996.
CATHERINE LANNEAU
Charles-Ferdinand Nothomb. Un homme d’État, une époque, avec Philippe
Annaert et Vincent Dujardin (dir.), Archives générales du Royaume,
2019.
La Biographie individuelle et collective dans le champ des relations
internationales, avec Michel Dumoulin (dir.), P.I.E.-Peter Lang, 2016.
De Gaulle et la Belgique, avec Francis Depagie, Avant-Propos éditions,
2015.
L’Afrique belge aux XIXe et XXe siècles. Nouvelles recherches et perspectives
en histoire coloniale, avec Patricia Van Schuylenbergh et Pierre-Luc
Plasman (dir.), P.I.E.-Peter Lang, 2014.
L’Inconnue française. La France et les Belges francophones (1944-1945),
P.I.E.-Peter Lang, 2008.
SIMON PETERMANN
Guantanamo. Les dérives de la guerre contre le terrorisme, André Versaille
éditeur, 2009.
Le Processus de paix au Moyen-Orient, avec Maurice Konopnicki, Puf, «
Que sais-je ? », 1998.
Marx, Engels et les conflits nationaux, Maisons des Sciences de l’homme,
1997.
Sommaire
Préface
Note liminaire
1. JEAN JAURÈS
La volonté de paix de la France (29 juillet 1914)
2. PIERRE BRIZON
Les soldats français sont des citoyens (24 juin 1916)
4. WOODROW WILSON
Les quatorze points (8 janvier 1918)
5. LÉNINE
Thèses. La paix de Brest-Litovsk (21 janvier 1918)
6. GEORGES CLEMENCEAU
Vues d’ensemble sur la paix (5 novembre 1918)
7. ROSA LUXEMBURG
Notre programme et la situation politique (31 décembre 1918)
8. LÉON BLUM
Discours au congrès national de Tours (27 décembre 1920)
9. MAHATMA GANDHI
Sur la non-violence (23 mars 1922)
10. BENITO MUSSOLINI
Le discours d’Udine (20 septembre 1922)
38. HIROHITO
Discours de capitulation du Japon (15 août 1945)
Bibliographie indicative
Index
Préface
*
J’ai choisi ici de lire ces textes différemment : comme une histoire du
XXe siècle par le discours politique. En effet, le choix judicieux des textes,
présentés chronologiquement, comme les excellentes notices historiques et
biographiques qui les précèdent et donnent du liant à l’ensemble, en font un
ouvrage d’histoire d’un seul tenant.
On dira que c’est une histoire vue par le haut, une histoire de politiques et
de généraux, une « histoire bataille » selon la terminologie dédaigneuse des
tenants de l’école des Annales. Et c’est vrai, le soldat dans sa tranchée,
l’ouvrier dans son usine et le paysan courbé sur sa charrue ne prononcent
point de discours politiques. Mais c’est un choix et il est légitime. On dira
aussi que c’est une histoire diablement eurocentrée. Et c’est encore vrai,
puisque même les rares non-Européens qui y figurent se positionnent par
rapport à l’Europe. Mais là, ce n’est plus d’un choix qu’il s’agit, c’est d’une
nécessité : depuis le tournant de la première modernité, au XVIe siècle,
l’Europe a été, pour le meilleur et pour le pire, la maîtresse du monde, son
cœur et son cerveau. Cela est encore vrai, ou cela semble encore vrai, tout
au long du premier tome, qui va de la Première Guerre mondiale à la fin de
la Seconde. Comment cette primauté fut mise à mal par les deux conflits
mondiaux allumés sur son sol ; comment deux puissances extérieures à
l’Europe, l’une née de ses flancs, l’autre grandie dans sa périphérie, mais
toutes deux participant de sa civilisation, ont hérité de sa prééminence ;
comment la perte de ses empires coloniaux l’a enfermée dans ses frontières
; et comment son nouveau statut déprimé l’a déterminée à entamer la
longue marche de son unification, voici l’objet du second tome de cet
ouvrage.
En regroupant par thèmes les trente-neuf discours du premier tome de
cette histoire du XXe siècle par le discours politique, on peut y distinguer six
chapitres : la guerre ; la révolution ; la quête d’un nouvel ordre libéral ; ses
ennemis ; la guerre derechef ; vers un ordre mondial inédit.
La guerre
À juste titre, cette histoire commence par la Grande Guerre. Car les «
siècles » historiquement significatifs ignorent le calendrier. Et c’est bien
dans les tranchées de la Première Guerre mondiale que naît le XXe siècle,
pour achever son existence tumultueuse dans le fracas de la chute du mur de
Berlin soixante-quinze ans plus tard. Popularisée par Eric Hobsbawm
(1917-2012), la succession d’un « long XIXe siècle », de la Révolution
française au déclenchement de la Première Guerre mondiale, et d’un « court
XXe siècle » de la fin de cette dernière à l’implosion de l’Union soviétique,
s’est imposée à l’ensemble de la profession historienne.
La Grande Guerre, donc, inaugure le siècle. Les tentatives héroïques de
prévenir l’affrontement (Jaurès, p. 14) ou d’y mettre fin une fois qu’il a
éclaté (Pierre Brizon, p. 39), ont fait long feu. Le nationalisme s’est avéré
une force autrement efficace que l’internationalisme, les socialistes français
et allemands ont voté comme un seul homme, ou presque, les crédits de
guerre, et celle-ci s’est poursuivie jusqu’à épuisement des adversaires.
Cependant, la Grande Guerre fait mieux qu’inaugurer le siècle ; elle en
est la matrice. Que l’on abstraie de l’histoire par un exercice d’uchronie ce
conflit proprement inédit, et tout, absolument tout de ce qui l’a suivi devient
incompréhensible : la dislocation des empires multinationaux au profit
d’États-nations jeunes, affamés et agressifs, la révolution de 1917 et l’essor
de la puissance russe sous les oripeaux séduisants du communisme, le
revanchisme allemand et la montée du nazisme, la Seconde Guerre
mondiale et ses horreurs sans nom, le monde bipolaire qui en est issu et
l’effacement de l’Europe…
Sur le plan militaire, elle illustre jusqu’à la caricature l’adage qui veut
que les généraux soient toujours en retard d’une guerre. En l’occurrence, ils
ont été en retard d’un siècle ; c’est l’application obstinée d’une stratégie et
d’une tactique héritées du passé et inadaptées aux moyens techniques
modernes qui rend compte de l’ampleur de la tuerie. Et c’est son caractère
total, mécanique et effroyablement meurtrier qui prépare les esprits aux
grands massacres du siècle naissant.
Un ordre s’est effondré, un autre se cherche. Suite à la guerre, la carte
politique de l’Europe, du Proche-Orient et du Moyen-Orient devient
méconnaissable. Deux empires européens, le IIe Reich allemand et l’Empire
austro-hongrois, et deux euro-asiatiques, l’Empire russe et l’Empire
ottoman, se sont écroulés. Avant 1914, l’Europe, à deux exceptions près,
était peuplée de monarchies. Après 1918, les républiques sont aussi
nombreuses que les monarchies et leur nombre ne fera qu’augmenter. Le
brassage des tranchées, le travail des femmes, l’enrichissement rapide d’une
poignée de profiteurs et l’appauvrissement des masses, le déplacement des
populations à grande échelle, tout cela achève de détruire l’ordre social et
moral traditionnel déjà mis à mal par les conséquences de la Révolution
française et de la révolution industrielle. Le suffrage universel triomphe
partout. Les pays qui n’accordent pas le droit de vote aux femmes, telles la
France, la Belgique ou la Suisse, sont en passe de devenir des exceptions.
Et l’on découvre que suffrage universel et démocratie libérale ne sont pas
nécessairement synonymes.
Des types sociaux inédits font leur apparition : l’aristocrate déclassé, le
rentier ruiné, le nouveau riche tapageur, la garçonne provocante, la gueule
cassée, l’invalide de guerre réduit à la mendicité, le prolétaire révolté, le
chômeur affamé. Dans ce monde instable, un nouveau type psychique et
social les domine tous : l’ancien combattant, dont les traits de caractère
transcendent classes sociales et frontières nationales. L’ancien combattant
est jeune, mâle, et son expérience dominante est la vie de tranchée. Membre
de droit de la « génération perdue » de la Grande Guerre, rescapé d’une
loterie absurde où tant de ses camarades ont laissé leur peau, il revient du
front le corps et l’âme meurtris pour trouver un arrière qui vit sa vie et se
montre aussi incapable de comprendre ce qu’il a vécu que de l’aider à
apprendre ou à réapprendre les règles d’une existence rangée, pacifique et
monotone. Si les solidarités de classe ou de nation ne disparaissent pas, loin
s’en faut, la solidarité soudée par le traumatisme de la guerre les supplante
toutes. Méfiant à l’égard du pouvoir d’État, méprisant les élites
traditionnelles, l’ancien combattant a la rage au cœur et aspire au
changement. Il est mûr pour toutes les aventures.
Que cherche-t-il ? Cela dépend des leçons qu’il a tirées du grand livre des
tranchées. L’une est le « plus jamais ça » : cette guerre, dont il ne sait pas
qu’elle n’est que la première, doit être la « der des ders ». La guerre est
mauvaise en soi ; quelles qu’en soient les raisons et les justifications, c’est
l’innommable permis de tuer son prochain. La guerre, c’est le crime des
crimes. Sublimé en idéologie, ce sentiment profond du « plus jamais ça »,
ce rejet de la violence légale est devenu pacifisme et pèsera d’un poids très
lourd dans l’entre-deux-guerres, surtout en France. Au-delà des conceptions
militaires surannées, de l’incurie des généraux et de l’aveuglement des
politiques, on ne comprendra jamais rien à la déroute de l’été 40 si l’on
oublie le refus viscéral de remettre « ça ». C’est sur les monuments aux
morts de la Grande Guerre que se lit la Débâcle à venir.
Mais notre ancien combattant a pu en tirer une leçon fort différente :
l’exaltation du combat et du sacrifice, le culte de la force et de la
camaraderie virile, la communauté de l’homme et de la machine, la division
dichotomique en amis et ennemis, les uns à aider quoi qu’il advienne, les
autres à tuer avant qu’ils ne tuent, la fidélité au chef qui sait comprendre,
protéger et guider ses hommes. C’est ce qu’y a appris un Ernst Jünger, par
exemple, et tant d’autres intellectuels européens qui ont puisé dans la boue
des tranchées – et, pour les vaincus parmi eux, dans l’humiliation de la
défaite – les matériaux des futurs totalitarismes.
Au moment où les vainqueurs se retrouvent à Versailles, la guerre a déjà
planté les graines des autoritarismes à venir. Sans elle, pas de révolution
russe de février 1917 ; sans la complicité active de l’état-major allemand,
soucieux de semer le chaos en Russie, pas de « wagon plombé » qui ramène
Lénine de son exil suisse ; sans le retour triomphal de ce dernier, pas de
coup bolchévique en octobre suivant. Le régime des soviets sort tout entier
armé de la Grande Guerre.
De la Grande Guerre est issu aussi le régime fasciste italien. Mussolini et
ses chemises noires exploitent les frustrations d’une Italie rangée dans le
cap des vainqueurs, mais mécontente et ardemment irrédentiste : ne lui a-t-
on pas promis, en vain, l’Istrie, la Dalmatie et le Trentin ? Et ils se posent
en défenseurs de l’ordre social face aux révoltes inspirées par l’exemple
bolchévique mais suscitées par l’effondrement de l’autorité des élites, les
mêmes élites responsables des défaites catastrophiques de l’armée italienne.
Et c’est de la Grande Guerre qu’est né le nazisme. Inviter le vaincu à
Versailles à la table des vainqueurs, le traiter avec les égards dus à une
grande puissance avec laquelle on est obligé de cohabiter et conforter du
mieux que l’on pouvait le régime de Weimar, la première démocratie que
l’Allemagne ait connue : la méthode appliquée par les Américains à l’issue
de la Seconde Guerre mondiale était inimaginable pour les dirigeants
européens sortis de la Première et aurait d’ailleurs été violemment rejetée
par les opinions publiques. Mais ils n’ont pas su non plus choisir
l’alternative, à savoir soumettre l’Allemagne à un régime d’occupation
rigoureux afin de lui faire passer toute envie de revanche. Ils n’ont donc fait
ni ceci ni cela. Vaincue debout, son sol inviolé, le sale boulot de la signature
de la « paix honteuse » adroitement abandonné par les généraux aux
sociaux-démocrates, l’Allemagne conservatrice et revancharde pourra
cultiver à loisir un mythe dont Hitler fera son miel : le « couteau dans le dos
».
Résumons : trois projets concurrents promettent un monde meilleur à la
sortie de la guerre : la révolution sociale, l’ordre démocratique libéral et le
fascisme.
La révolution
… et ses ennemis
La guerre, derechef
Élie BARNAVI
Dominique Mongin, Les 50 Discours qui ont marqué la Seconde Guerre
mondiale, préface de Maurice Vaïsse, Archidoc n° 1, 2019.
Note liminaire
COMPLÉMENTS
Messieurs,
Après deux ans d’une guerre qui dévaste l’Europe, la ruine, la
saigne, la menace d’épuisement, les gouvernements des pays
belligérants demandent encore des milliards et encore des hommes,
pour prolonger cette guerre d’extermination.
Au moment d’un vote si grave, notre pensée se tourne vers la paix
dans la liberté, vers ceux qui y travaillent avec la conscience
d’accomplir le plus beau devoir qui soit au monde, vers les
courageux socialistes de la minorité allemande… […] Et voici ce
qu’ils disent : « Dans cette guerre monstrueuse entre deux coalitions
formidables, dans cette guerre désormais immobilisée malgré le flux
et le reflux des batailles, il n’y a et il n’y aura ni vainqueurs, ni
vaincus. Ou plutôt tous seront saignés, ruinés, épuisés.
Avec la jeunesse dans la tombe, les meilleures générations
sacrifiées, la civilisation en partie détruite, la fortune perdue, la
désolation partout, une victoire serait-elle une victoire ?
Et s’il y avait, par malheur, des vainqueurs exaspérés et des vaincus
irrités, la guerre recommencerait pour la vengeance, pour la
revanche.
Car la guerre n’a jamais tué la guerre. […]
La prolongation de la guerre n’est plus, depuis longtemps déjà,
qu’une barbarie militairement inutile.
Il faut arrêter la guerre. Assez de morts ! Assez de ruines ! Assez de
souffrances !
Il faut obliger notre gouvernement à déclarer ses conditions précises
de paix. Il faut lui imposer la paix immédiate sans annexions. Si nous
faisons cela, nous savons qu’il y aura dans les autres pays des
socialistes et des hommes de bonne volonté pour exercer la même
pression contre la guerre, pour la paix, pour la liberté des peuples. »
[…]
La Première Guerre mondiale, que le tsar Nicolas II n’a rien fait pour
éviter, précipite la chute du régime tsariste. Différents éléments expliquent
la révolution russe de 1917, initiée le 8 mars du calendrier grégorien. Il y a
tout d’abord la désorganisation des transports, mobilisés avant tout dans un
but militaire, qui paralyse l’économie russe, causant la ruine progressive de
la classe paysanne mais aussi la famine et la hausse des prix dans les villes.
Il y a également la durée d’un conflit qui semble s’enliser : l’armée russe
subit d’importantes pertes et un million de ses soldats déserte début 1917. Il
y a ensuite la poussée des nationalismes dans l’Ouest, stimulés par les
occupants allemands. Il y a aussi l’existence d’une opposition multiforme
qui a déjà mené une tentative de révolution en 19052. On citera :
– le parti constitutionnel-démocrate (KD3) issu de la bourgeoisie et
partisan de l’établissement d’une démocratie parlementaire à l’occidentale
et du libéralisme économique ;
– les socialistes-révolutionnaires surtout actifs en milieu paysan ;
– les sociaux-démocrates divisés entre bolcheviks4, auxquels Lénine
appartient et qui plaident la prise de pouvoir immédiate via l’insurrection
armée, et mencheviks qui, doutant de voir s’imposer la dictature du
prolétariat, plaident pour la constitution d’un puissant parti d’opposition au
sein de la démocratie bourgeoise comme préalable indispensable à la
réalisation du socialisme.
Il y a enfin l’impopularité croissante du tsar, de sa famille et de ses
ministres : les origines allemandes de la tsarine5 jouent en sa défaveur,
d’autant que l’on soupçonne son éminence grise, l’inquiétant et influent
moine guérisseur Raspoutine, d’être un agent du Reich, ce qui lui vaut
d’être assassiné en 1916 au terme d’un complot ourdi notamment dans
l’aristocratie.