Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Abstract
Enzo Traverso, The Holocaust, Historians and the Public Use of History : on the Daniel Jonah Goldhagen Affair
Daniel Goldhagen's book, Hitler's Willing Executioners, presents the Nazis as representing a modern Germany totally
impregnated with "eliminationist" antisemitism and in favor of genocide. This, however, is an abusive simplification which
neglects strong resistance to antisemitism on the part of a large part of the German population. Beyond the thesis defended in
the book, what is interesting in the controversy over it is how it has revealed a new phase in how Germany has come to grips
with its own past.
Traverso Enzo. La Shoah, les historiens et l'usage public de l'Histoire. À propos de l'affaire Daniel Jonah Goldhagen. In:
L'Homme et la société, N. 125, 1997. Assignations identitaires et différenciation sociale. pp. 17-25.
doi : 10.3406/homso.1997.2896
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1997_num_125_3_2896
Enzo TRAVERSO
fait référence sur l'opinion publique allemande sous le nazisme, avait souligné, sur la
base d'une documentation abondante concernant la Bavière, que la population n'avait ni
approuvé ni participé aux violences de la Nuit de cristal. Il indique, en citant les rapports
de quelques hauts fonctionnaires de Basse-Bavière et du Haut-Palatinat, que les
pogromes avaient même eu l'effet opposé de susciter, dans plusieurs cas, « une certaine
sympathie à l'égard des Juifs 7 ». Les violences de novembre 1938 furent une étape
importante vers le génocide, dans le sens où elles montrèrent aux nazis qu'ils pouvaient
aller au-delà d'une politique de persécution sans rencontrer d'obstacles, que la
radicalisation meurtrière de leur antisémitisme pouvait bénéficier de la passivité et de la
neutralité complice de la population. La route qui menait à Auschwitz, conclut Kershaw,
fut certes le fruit de la haine, mais elle fut surtout « pavée d'indifférence 8 ». En écartant
soigneusement toute la documentation qui ne corrobore pas sa thèse, Goldhagen
présente les pogromes de la Kristallnacht comme le déchaînement spontané et sauvage
de la populace, incitée et approuvée par toute une nation. Bref, Auschwitz n'apparaît
plus, dans cette interprétation, ni comme une rupture dans l'histoire de l'Europe, ni
comme un saut qualitatif dans le parcours de l'antisémitisme, mais plutôt comme le
produit naturel, logique et presque inéluctable, d'une « idéologie éliminationniste »
spécifiquement allemande. .
L'approche de Goldhagen consiste donc à étudier le génocide juif en focalisant
l'analyse sur ses exécuteurs. Il essaie d'illustrer sa thèse en prenant en considération
trois cas distincts : les bataillons de police, composés dans leur très grande majorité par
des Allemands ordinaires, et non par des SS, qui jouèrent un rôle essentiel dans les
opérations mobiles d'extermination en Pologne ; les camps de concentration, où le
« travail » juif ne visait plus aucune finalité productive mais agissait plutôt comme une
forme d'anéantissement ; et enfin les « marches de la mort » (Todesmàrche)
intervenues vers la fin de la guerre, au moment de l'évacuation des camps dont les
conditions et les itinéraires complètement irrationnels révèlent encore une fois leur
finalité destructrice. Cette recherche montre un tableau impressionnant de violences,
d'atrocités et de meurtres perpétrés avec un acharnement sadique. Les faits accablants
qu'elle relate ne sont certes pas contestables, mais le schématisme de leur présentation
et de leur analyse n'arrive pas à convaincre.
Les deux premiers volets de ce triptyque avaient déjà été étudiés par Christopher
Browning et Wolfgang Sofsky, qui sont parvenus à des résultats complètement différents.
Dans Des hommes ordinaires, Browning a brossé un tableau beaucoup plus nuancé et
complexe de la composition, des motivations, des conditionnements psychologiques et
des contradictions qui marquent l'action des membres des bataillons de police, devenus
des tueurs à la chaîne9. Il part du même constat que Goldhagen : des « gens
ordinaires », policiers réservistes, dans la majorité des cas ni inscrits au parti nazi ni
racistes fanatiques, devenus adultes sous la république de Weimar et souvent électeurs
du parti social-démocrate (parfois même communiste) avant 1933, ont participé au
10. Wolfgang SOFSKY, L' organisation de la terreur, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 61,
ainsi que les chapitres XIX -XVI.
11. Raul HiLBERG, La destruction des Juifs d'Europe, Paris, Fayard, 1988, p. 1045.
12. Cette banalisation du rôle des chambres à gaz dans le génocide juif dans l'ouvrage de
Goldhagen est à juste titre soulignée par Liliane Kandel, « La lettre volée de Daniel
J. Goldhagen ou « un révisionnisme radical », Les Temps modernes, n° 592, 1997, p. 42-44.
La Shoah, les historiens et l'usage public de l'histoire 23
Dans cette représentation, l'Holocauste prend un tour orgiaque, et ses principaux
attributs sont l'avilissement et la torture des victimes. Tout le reste, y compris les
chambres à gaz dans lesquelles deux millions et demi de Juifs moururent hors du regard
des exécuteurs, est secondaire, une simple « toile de fond » au massacre à ciel ouvert.
Goldhagen n'a que faire des innombrables lois, décisions et décrets élaborés par les
exécuteurs, ou des obstacles auxquels ils ne cessèrent de se heurter. Il n'observe pas les
procédures courantes, ces composantes ordinaires de toute la mise en uvre. Ce n'est
pas son affaire. Il n'explore pas la machine administrative ni les pulsations
bureaucratiques qui en animaient les rouages, qui gagnaient en puissance à mesure que
le processus parvenait au summum de son gigantesque déploiement. Il a préféré rétrécir
l'Holocauste, remplaçant ses mécanismes enchevêtrés par des pistolets, des fouets, des
poings u. »
Goldhagen ne partage pas, comme le titre même de son ouvrage l'indique, la thèse
arendtienne de la « banalité du mal ». À ses yeux, les nazis n'étaient au fond que les
représentants authentiques d'une « communauté approuvant le génocide » (p. 401, dans
l'original #e/K>cfc&/ community), car ils avaient été « délégués par la nation tout entière
pour exécuter des coupables condamnés à mort par l'État » (p. 392). Certains critiques
(notamment Moshe Zimmermann, Hans-Ulrich Wehler et Eberhard Jâckel) ont vu dans
sa thèse la volonté d'« ethniciser » le débat historique, en définissant les Allemands
comme une entité monolithique qui, au fond, semble presque renverser l'image
mythique du Juif cultivée par l'antisémitisme M. Cette vision est à un tel point soulignée
dans ce livre que les tentatives de son auteur notamment dans un long article de
réponse à ses critiques maintenant traduit dans Le Débat d'éloigner le soupçon d'un
préjugé germanophobe, apparaissent beaucoup plus comme une justification
rétrospective que comme l'explication de son modèle cognitif B.
Afin de donner une apparence de véridicité à ce tableau ahistorique d'une Allemagne
moderne totalement imprégnée d'antisémitisme « éliminationniste », Goldhagen est
obligé d'en simplifier le passé et, en même temps, d'éviter soigneusement de l'inscrire
dans un contexte européen. Cette vision d'une nation de pogromistes oublie simplement
le fait que, au tournant du siècle, le principal parti allemand, la social-démocratie,
s'opposait à l'antisémitisme et comptait un très grand nombre de Juifs parmi ses
membres. Elle oublie aussi l'ampleur d'une culture judéo-allemande qui coexistait avec
13. Raul HlLBERG, « Le phénomène Goldhagen », Les Temps modernes, n° 592, 1997,
p. 9-10.
14. Cf. leurs critiques rassemblées dans Julius H. Schoeps (éd.), Ein Volk von Môrdern ?
Die Dokumentation zur Goldhagen- Kontrover se um die Rolle der Deutschen im Holocaust,
Francfort, Campe, 1996. Moische Zimmermann accuse Goldhagen de se référer
constamment aux « Allemands » en termes presque raciaux, selon une pratique inacceptable
tant sur le plan moral que sur le plan scientifique (p. 153). Eberhard Jâckel déplore son
recours à des « stéréotypes primitifs », voire à des formes de « collectivisme biologique »
(p. 191-192). H.-U. Wehler dénonce une volonté, chez Goldhagen, d'« ethniciser » le débat
et lui reproche son « quasi racisme » (p. 200).
15. Daniel J. GOLDHAGEN, « Réponse à mes critiques », Le Débat, n° 93, 1997,
p. 160-188. Pas très convaincante non plus, bien qu'incomparablement plus subtile, me
paraît, au fond, la défense de Goldhagen par Pierre Bouretz, pour lequel il faudrait admettre
que, « à l'exception de quelques dérapages, [son} livre ne fait pas davantage de tous les
Allemands des bourreaux que celui de Weber [L'éthique protestante et l'esprit du
capitalisme] ne voyait dans chaque puritain un futur capitaine d'industrie » (Pierre BOURETZ,
« Daniel Goldhagen, la Shoah et l'Allemagne. Les piliers ont-ils vraiment tremblé ? », Les
Temps modernes, n° 592, 1997, p. 31).
24 Enzo TRAVERSO
l'essor du nationalisme vblkisch et qui témoigne d'une montée socio-économique et
intellectuelle des Juifs de langue allemande, du Kaiserreich à la république de Weimar,
probablement sans comparaison dans le reste de l'Europe. Il ne s'agit pas de défendre le
mythe d'une « symbiose judéo-allemande », mais de reconnaître qu'il ne put être
entretenu que parce que les Juifs avaient réussi à se tailler une place, certes précaire et
mal définie, mais réelle, au sein de la société allemande. Un simple regard au-delà des
frontières germaniques indique d'ailleurs que, au début du siècle, l'Allemagne
apparaissait comme un îlot heureux pour les Juifs européens, à côté des vagues
d'antisémitisme qui déferlaient dans la France de l'affaire Dreyfus, dans la Russie des
pogromes tsaristes, dans l'Ukraine et la Bohème des procès pour meurtre rituel, et
même dans l'Autriche de Karl Lueger, le maire de Vienne, élu sur la base d'un
programme ouvertement antijuif.
Pour que l'antisémitisme allemand, qui ne représentait que 2 % de l'électorat au
début du siècle, devienne l'idéologie du régime nazi, nous rappelle Robert Wistrich dans
Le Débat, il fallut le traumatisme de la Première Guerre mondiale et une dislocation des
rapports sociaux dans l'ensemble du pays *. Bref, il fallut une crise économique
profonde et prolongée, une modernisation sociale chaotique et déchirante, une
instabilité politique chronique sous Weimar, l'essor d'un nationalisme agressif alimenté
par la crainte du bolchevisme et d'une révolution allemande esquissée entre 1918
et 1923, il fallut enfin l'attente d'un sauveur charismatique, incarné par un sinistre
personnage dont la popularité, en dehors d'un tel contexte, n'aurait jamais dépassé les
salles de quelques brasseries munichoises.
Installé dans un observatoire exclusivement allemand, Goldhagen n'arrive pas à voir
que les actes de violence atroces et insoutenables dont témoignent les nombreuses
photos qui illustrent son ouvrage ne font pas la singularité du national-socialisme, mais
indiquent plutôt ce que ce dernier partage avec tous les massacres de ce siècle terrible,
des exécutions en masse des Arméniens, dans l'empire ottoman, aux épurations
ethniques de l'ex-Yougoslavie et aux exécutions à la machette du Rwanda. Or, Auschwitz
ne fut pas qu'une éruption de violence bestiale et primitive mais aussi, et surtout, un
massacre perpétré « sans haine », grâce à un système planifié de production industrielle
de la mort, un engrenage créé par une minorité d'architectes du crime dans
l'indifférence silencieuse de la grande majorité de la population allemande et avec la
complicité de l'Europe et du monde restés passifs. Là réside la singularité du génocide
juif, que ce livre n'effleure même pas de loin.
Demeure le fait, massif et étonnant, du triomphe de Goldhagen en Allemagne. Les
historiens ont rejeté en bloc sa nouvelle version de la thèse ancienne d'une « culpabilité
collective » du peuple allemand Son livre a fait l'objet de toutes sortes de critiques, des
plus pertinentes aux plus ignobles (il a été accusé d'être incompétent, de ne pas
appartenir à la corporation des historiens professionnels, d'avoir été manipulé par son
père, un ancien déporté, etc.). Son succès a alors été attribué à ses talents d'orateur, à sa
sympathie, à son allure d'acteur hollywoodien (des atouts qui font cruellement défaut à
la plupart de ses interlocuteurs). La réalité est probablement plus complexe. Tout
simplement, ce livre a renvoyé encore une fois l'Allemagne à « son passé qui ne veut pas
passer ». Il a eu l'effet, comme l'écrit Edouard Husson dans une critique remarquable
par sa rigueur et son équilibre, « d'un coup de tonnerre dans le ciel bleu de la normalité
16. Robert Wistrich, « Hitler et ses aides », Le Débat, n° 592, 1997, p. 152-160.
La Shoah, les historiens et l'usage public de l'histoire 25
allemande retrouvée n ». Les médias ont fait le reste. Le résultat est somme toute
salutaire. C'est sans doute la raison qui explique l'étonnante Laudatio du travail de
Goldhagen prononcée à Bonn par Jurgen. Habermas. C'est en rejetant a priori toute
argumentation critique de type historique que le philosophe de Francfort a défendu Les
bourreaux volontaires de Hitler comme une contribution utile dans la perspective d'un
« usage public de l'Histoire18». L'Allemagne, répète-t-on souvent, n'est pas la Turquie,
elle n'a pas occulté son passé. Le génocide juif est désormais devenu, à Berlin et à
Francfort, comme à New York et à Chicago, une discipline universitaire. Mais
l'institutionnalisation de la recherche comporte aussi son « aseptisation », avec la
réduction du passé à un objet neutre d'étude duquel on tire des connaissances
« positives », un savoir scientifique rigoureusement codifié, souvent imperméable aux
débats qui traversent la société. Le fonctionnalisme qui, depuis quelques années, domine
tes Holocaust Studies en Europe comme aux États-Unis, semble parfois avoir mis entre
parenthèses une vérité élémentaire rappelée par Goldhagen, en dépit de ses mauvais
arguments, à savoir que, sans plusieurs siècles d'antisémitisme, le nazisme n'aurait
jamais pu ni concevoir ni réaliser la destruction de six millions de Juifs. Si l'on peut
reconnaître un mérite au livre de Goldhagen, c'est d'avoir rappelé, comme l'a souligné
Pierre Bouretz, que « la destruction des Juifs a été conduite grâce à la guerre et à cause
de l'antisémitisme qui avait affiché depuis longtemps ses visées d'élimination, et non à
cause de la guerre ou de ses difficultés * ». Cette vérité élémentaire concerne en
dépit de l'opinion de Goldhagen la civilisation occidentale tout entière, mais aussi et
tout d'abord l'Allemagne, le pays où ce crime fut engendré. Les foules de jeunes qui ont
rempli les plus vastes salles de conférences des principales villes allemandes pour
ovationner ce jeune universitaire américain font ainsi, à leur manière, le « deuil
impossible » qui n'a pas été fait par les générations qui les ont précédées. On pourrait
presque dire que le débat autour de cet ouvrage représente aussi, à sa façon, une
revanche posthume de Karl Jaspers, dont la réflexion douloureuse et accusatrice sur la
« culpabilité allemande x » fut accueillie, en 1946, dans une indifférence presque totale.
17. Edouard HUSSON, Une culpabilité ordinaire ? Hitler, les Allemands et la Shoah, Paris,
François-Xavier de Guibert, 1997, p. 140.
18. Jurgen Habermas, « Geschichte ist ein Teil von Uns », Die Zeit, n° 12 du 14 mars
1997, p. 13-14.
n° 592,
19. Pierre
1997, p.
Bouretz,
26. « Les piliers ont-ils vraiment tremblé ? », Les Temps modernes,
20. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, Paris, Éditions de Minuit, 1990.