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Laura Garavaglia : Non à l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN, à la reconnaissance par l'Amérique et

l'Europe des républiques de Donetsk et de Lougansk dans le Donbass et à l'annexion de la Crimée à la


Russie, au retrait des troupes États-Unis /OTAN des pays d'Europe de l'Est. Ce sont les conditions
imposées par Poutine pour le retrait des forces militaires russes à la frontière ukrainienne, largement
impossibles à accepter par l'Europe et l'Amérique. Mais pour la Russie, avoir l'OTAN à ses frontières
serait tout aussi inacceptable. Qu'en pensez-vous?

Dmytro Chystiak : L'adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’est pas à l’ordre du jour comme l’ont affirmé les
portes-paroles de cette institution et ne constitue donc aucune menace pour la Fédération Russe dans
les années à venir. Je serais d’avis que c’est donc une affaire de remise en question du concept des «
zones du pouvoir » de la Guerre Froide dans la logique du régime totalitaire de Moscou. La position de
l’Ukraine dont témoigne la Révolution de Maïdan en 2013 est claire : se rapprocher de l’Europe afin de
bâtir un Etat démocrate et protégé par l’OTAN inspiré de l’exemple de nos voisins à l’Ouest, eux aussi
sortis de la « zone du pouvoir » soviétique. La quasi-totalité des Ukrainiens soutiennent cette orientation
ce qui est intolérable pour Moscou qui aimerait bloquer ce processus historique qui me semble
toutefois impossible à arrêter même en cas d’agression encore plus massive de l’armée russe.

Laura Garavaglia : Pouvez-vous nous donner des informations sur la "colonisation", ainsi appelée par
certains médias, qui semble être le fait de la Russie en Crimée et sur la situation de la population
ukrainienne dans le Donbass?

Dmytro Chystiak : Les chiffres cités plus haut sont révélateurs: 2000000 de personnes ont dû quitter le
Donbass et la Crimée pour trouver refuge en Ukraine et à l’étranger. Les répressions contre le Parlement
du peuple tatar en Crimée sont permanentes, la militarisation d’une région que l’Ukraine depuis 1954
ndéveloppait comme destination touristique est dramatique. Dans le Donbass, c’est une véritable
catastrophe humanitaire: les mines sont inondées, les usines délocalisées et la population a déjà obtenu
près d’un million de passeports russes, cette région reste une blessure ouverte sur le corps de notre
pays qui sera très longue à guérir.

Laura Garavaglia : La question de la langue devient aujourd'hui plus importante que jamais pour affirmer
l'indépendance du peuple ukrainien. Pouvez-vous commenter cette déclaration?

Dmytro Chystiak : Je dirais que la question encore plus importante serait celle de l’identité nationale.
L’Ukraine est un pays multinational, multiculturel où les langues et les cultures se côtoient mais c’est la
prise de conscience que nous sommes citoyens du même pays avec une même histoire à bâtir qui
devrait triompher. L’agression russe a en fait favorisé énormément cette prise de conscience tout en
favorisant l’augmentation des locuteurs de la langue ukrainienne, surtout chez les jeunes, une langue
qui a survécu aux édits tsaristes et aux répressions massives de l’intelligentsia ukrainienne par le régime
soviétique, comme y a survécu le peuple ukrainien malgré les guerres et les révolutions, la terrible
famine organisée par Staline en 1932 et la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Et les épreuves ne sont
pas terminées. Mais le rêve de la plupart des Ukrainiens est de retrouver la constellation des pays
européens auxquels les liens séculaires nous unissent. Je vous donne un exemple : XIe siècle (la
principauté de Moscou n’existait pas encore), le fondateur de la Cathédrale Sainte-Sophie de Kyiv
Iaroslav le Sage mariait ses filles aux rois de France, de Norvège et de Hongrie. Ce n’est donc qu’un
retour logique à nos origines coupées pendant des siècles.

Laura Garavaglia : Vous êtes professeur d'université, vous êtes donc en contact permanent avec les
étudiants. Comment les jeunes de votre pays vivent-ils ces moments difficiles?
Dmytro Chystiak : Vous les avez connus un peu, les étudiants de Kyiv, lors de votre visite au Festival des
écrivains-traducteurs Hryhoriï Kotchour il y a deux ans... Pour ma part, je leur trouve beaucoup de
qualités : quand on vit en temps de guerre, on se questionne davantage non seulement sur l’histoire et
la politique, mais aussi sur les questions ontologiques du Bien et du Mal, des valeurs et des pseudo-
valeurs. Notre métier est lié à la parole, la communication, la traduction, à la définition des sens cachés,
tout cela favorise le travail en profondeur et nous tourne vers l’autre, vers les sociétés, les images du
monde. Qu’ils restent en Ukraine ou qu’ils partent en Europe, les plus brillants étudiants, j’ose l’espérer,
vont réussir à garder sur le monde si riche en découvertes les yeux ouverts, comme nous conseillait la
grande dame des lettres européennes Marguerite Yourcenar dont « Les Mémoires d’Hadrien » et «
L’OEuvre au noir » parlent en ukrainien avec ma voix...

Laura Garavaglia : En tant que poète, écrivain et critique littéraire, quel est selon vous le rôle des
intellectuels aujourd'hui en Ukraine ?

Dmytro Chystiak : Les écrivains ukrainiens ont souvent dépassé le cadre de l’écrivain. Les images du
poète Taras Chevtchenko se trouvent souvent aux côtés de la Vierge dans les maisons ukrainiens,
l’historien Mykhaïlo Hrouchevskyi a été le Premier Président de l’Ukraine en 1918, le poète Pavlo
Tytchyna dirigeait le gouvernement soviétique, le prosateur Oles Hontchar initiait la reconstruction de la
Cathédrale Saint-Michel aux Dômes d’Or détruite par le régime stalinien... La section de Kyiv de l’Union
nationale des écrivains où je suis vice-président a initié le mouvement social « Roukh » qui a joué un rôle
primordial dans l’obtention de l’indépendance ukrainienne en 1991. J’ai connu ces écrivains-là dans ma
jeunesse et leur exemple a été inspirant. En pensant à Dante ou à Pic de la Mirandole, je retrouve cette
même source d’inspiration où le social n’est pas indissoluble de la dignité humaine. Car tout grand
écrivain même après sa mort reste au service qui est aussi sa liberté: de l’Idéal, du Savoir, du Sacré, de
l’Inconscient et, certainement, du Lecteur qu’il guide vers l’Oiseau Bleu ou le Fleurs du Mal, la Clarté ou
les Ténèbres. Mais ce même choix, chacun de nous le fait, de toute évidence...

P.S.

Dmytro Chystiak : Après notre interview, comme vous pouvez l'imaginer, la situation a changé à cause
de la guerre déclarée par la Russie. Une vie différente qui pour beaucoup est une expérience nouvelle
même si la guerre à l'Est dure depuis 2014. Vous avez connu Kyiv et Irpin au cours des festivals
Kotchour. Un état de guerre a rendu ces villes tellement différentes... Les bombardements imprévisibles
du territoire biélorusse et les combats entre notre armée secondée par les forces de l'ordre volontaires
populaires contre les provocateurs et les groupes armées de diversion russes introduits exprès à
l'avance durent jour et nuit à Kyiv. Les batailles qui ont bloqué l'avancée des chars russes ont ruiné
considérablement l'infrastructure d'Irpin, ville littéraire où séjournaient Pasternak et Steinbeck. C'est
pourtant aussi un grand moment de vérité, de rassemblement des ukrainiens: volontariat, lutte
partisane, entraide en temps de guerre, valeurs démocratiques partagées, forment une base solide qui,
malgré les menaces de destruction aérienne (et même nucléaire) de la part de Poutine, finiront par
consolider notre nation que je suis certain aujourd'hui de définir comme européenne (malgré les
problèmes de croissance comme les complexes postcoloniaux dans de nombreux domaines) par sa
mentalité enfin clairement déterminée. Une mentalité qui nourrissait le sang de Gogol et de Dovjenko et
qui s'illustre ces jours-ci par mes compatriotes que je suis fier d'appeler sans exagérer "héros de notre
époque" qui souvent au prix de leur vie combattent pour l'avenir européen dont (j'aimerais le voir si
Dieu me prête vie) ils seront une partie organique dans l'avenir... C'est l'heure que l'un des fondateurs
de notre littérature Taras Chevtchenko prévoyait dans sa poésie: "dressez-vous, frères, libérez vos
chaînes, que le sang ennemi asperge la liberté saine (...) dans une grande famille, libre, unie, nouvelle
(...) Et sur la terre nouvelle il n'y aura plus d'ennemi, d'oppresseur, il n'y aura que le Fils et la Vierge, et
les humains sur cette terre nouvelle"... Et je termine par une formule d'adieu (ou d'un au revoir) que les
millions partagent: "Gloire à l'Ukraine! Gloire aux héros!”. Vous en faites partie aussi pour tout ce que
vous faites pour illuminer ce monde, et nous ne l'oublierons pas…

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