H D O S S I E R : R E L O C A L I S E R N E S U F F I T PA S – pages 13 à 16

ET L’OAS
TERRORISA
LA FRANCE
PAR NEDJIB SIDI MOUSSA
Page 17.

Mensuel - 28 pages N° 816 - 69 e année. Mars 2022

COMMENT « PUNIR » SES ADVERSAIRES POUVOIR D’ACHAT, EMPLOI…

Le conflit ukrainien Faut-il craindre

entre sanctions et guerre l’inflation ?
En reconnaissant l’indépendance Confrontés aux soubresauts de l’économie mondiale, les
de deux régions séparatistes, le dirigeants politiques ressemblent aux plombiers des dessins
président Vladimir Poutine a porté animés. Dépourvus d’outils pour colmater une fuite d’eau,
atteinte à l’intégrité de l’Ukraine ces derniers utilisent leurs mains… mais le liquide finit
et accéléré la spirale des sanctions toujours par rejaillir ailleurs. Déflation ou bulles spéculatives,

© ADAGP, PARIS, 2022 - CALDER FOUNDATION NEW YORK

occidentales contre la Russie : liste inflation ou récession, la plomberie néolibérale ne répare
noire de dirigeants, embargos, rien, elle déplace les problèmes.
restrictions financières… Bien
que ces mesures soient rarement PAR FRÉDÉRIC LEMAIRE *
efficaces, Washington et l’Union
européenne en font un usage
croissant.
I L y a quelques années, un mot oublié
de la plupart des gens refaisait son
monde ne serait-il parvenu à éviter la
déflation que pour tomber en proie à
apparition dans les débats publics : une flambée des prix ?
« déflation », un phénomène dont le
PAR spectre semblait glacer d’effroi les éco- L’inflation se mesure à partir d’un
HÉLÈNE RICHARD ET nomistes de part et d’autre de l’Atlan- indicateur économique censé rendre
A N N E -C É C I L E R O B E R T tique. Caractérisé par une baisse simul- compte de l’évolution globale des prix
tanée des prix et des salaires ainsi que dans une monnaie, sur un territoire et
par une chute de l’investissement et de au cours d’une période donnés (com-

S
« I Poutine envahit l’Ukraine, je
veux qu’il sache qu’il aura du mal à
acheter un soda dans un distributeur
automatique dans les cinq minutes qui
suivent », déclarait aux journalistes l’élu
démocrate Seth Moulton, en visite à
Kiev fin décembre 2021. Début janvier,
les membres de son parti déposaient
un projet de loi (1) qui prévoyait des
« sanctions préventives », un concept
inhabituel dans les relations internatio-
nales – puisqu’il revient à riposter à
quelque chose d’hypothétique.
Le document promettait, « en cas d’es-
calade », d’interdire aux principales
banques russes d’utiliser le dollar et la
messagerie financière Swift (pour
Society for Worldwide Interbank Finan-
cial Telecommunication), par laquelle
ALEXANDER CALDER. – « Les Vers noirs », 1971
transite la majorité des opérations inter-
bancaires à travers le monde. En outre,
la Russie s’exposait à un embargo sur
les hautes technologies et à un blocage
de la mise en service du gazoduc Nord
Stream 2. Ces menaces n’auront pas suffi
à dissuader M. Vladimir Poutine. Dès le
lendemain de la reconnaissance de l’in-
dépendance des républiques séparatistes
du Donbass par le Kremlin, les annonces
de nouveaux trains de sanctions pleu-
vaient dans le camp occidental pour ten-
ter de faire reculer Moscou.
Les États-Unis n’ont certes pas
inventé l’usage de pressions écono-
miques pour faire plier un adversaire.
L’histoire des relations internationales
en regorge. Qu’on pense, par exemple,
au blocus continental imposé par
l’activité, il menaçait, dans la foulée
Napoléon à l’Angleterre en 1806 ou
de la crise de 2007-2008, de plonger
l’Union européenne et les États-Unis
à celui décrété par le président Abra- dans une spirale préoccupante. Tout
ham Lincoln contre les États sudistes devait être fait pour l’enrayer, y com-
durant la guerre de Sécession (1861- pris ce que la Réserve fédérale améri-
1865). Prélude au conflit, ces mesures caine (Fed) et, surtout, la Banque cen-
se poursuivaient en général après son trale européenne (BCE) – un temple de
déclenchement. Mais, au début du la rigueur – s’évertuaient à éviter
XX e siècle, le président américain depuis toujours : déverser des océans
Woodrow Wilson, conscient déjà de de liquidités sur l’économie mondiale
la puissance économique de son pays, dans l’espoir de faire repartir les prix
entrevoit que ce type d’action pourrait à la hausse. Nous voici toutefois en
se substituer à la guerre. proie à la préoccupation inverse : une
flambée des prix susceptible à son tour
(Lire la suite pages 22 et 23 de déstabiliser l’économie mondiale.
et l’article page 7.)
Dans les derniers mois de l’an-
née 2021, la presse a consacré ses
(1) « Defending Ukraine Sovereignty Act of
« unes » aux inquiétudes soulevées par
2022 », Sénat des États-Unis, Washington, DC, le retour d’une inflation jugée trop
12 janvier 2022. vigoureuse. Dans la plupart des pays,
les indices de prix connaissaient en
effet des hausses historiques. Aux
États-Unis, l’augmentation atteint 7 %
munément sur les douze derniers
mois). Dans la pratique, les instituts
de la statistique nationaux la mesurent
par l’intermédiaire d’un indice des
prix à la consommation. Celui-ci
reflète l’évolution des prix d’un
certain nombre de biens et services de
consommation courante (700 pour
l’indicateur employé par Eurostat) :
pain, vêtements, électroménager,
coupe de cheveux… L’objectif est de
rendre compte tant de l’évolution des
prix que de celle du pouvoir d’achat
de la monnaie : lorsque les prix aug-
mentent d’une année sur l’autre, une
même quantité d’euros permet d’ache-
ter un nombre moindre de produits.
L’impact de telles pertes de pouvoir
d’achat n’est pas uniforme dans la
société. L’inflation peut ainsi profiter
aux États débiteurs puisqu’elle dimi-
nue le poids de la dette publique.
Lorsque les salaires suivent la hausse
des prix – par le biais de négociations

« Maltraitance institutionnelle » en décembre 2021, un niveau jamais

dépassé depuis 1982. Dans la zone
euro, elle s’élève à 5 % et pulvérise
salariales ou d’une indexation auto-
matique des revenus –, elle bénéficie
également aux ménages endettés.

C
ONDUITE à marche forcée, la numérisation de l’accès
aux services publics s’applique désormais à des
démarches aussi indispensables qu’une demande d’état civil,
le règlement d’un impôt, l’obtention d’un permis de séjour.
Pourtant, l’obligation de recourir à Internet dans ces domaines
et dans beaucoup d’autres liés à la vie quotidienne (voyages,
réservations, tenue de comptes) réclame un effort particulier
de ceux qui sont les moins en mesure de le fournir, faute du
matériel requis, des savoirs informatiques, d’une assistance
des proches. Pour eux, la « start-up nation » de M. Emmanuel
Macron s’apparente à une peine d’exil dans leur propre pays.
Dès les premiers mots du rapport qu’elle consacre au rôle
croissant du numérique dans la relation entre l’administration
et ses usagers, la défenseure des droits Claire Hédon donne
le ton : « Dans les permanences de nos délégués territoriaux
arrivent des personnes épuisées, parfois désespérées, qui font
part de leur soulagement à pouvoir, enfin, parler à quelqu’un
en chair et en os (1). » Les scènes poignantes de Moi, Daniel
Blake, le film de Ken Loach dans lequel un chômeur britannique
fait face à des procédures administratives d’autant plus
inhumaines qu’elles sont informatisées, se rejouent quotidien-
nement en France. Treize millions de personnes, soit une sur
cinq, y galèrent avec le numérique sans que les responsables
politiques se soucient de leur existence (2).
SERGE HALIMI des records vieux de trente ans en (Lire la suite pages 20 et 21.)
Allemagne et en Espagne. Comment
expliquer un tel basculement ? Le * Économiste.
recourent volontiers à l’administration numérique. En somme,
plus une personne affronte une situation de précarité sociale,
plus il lui est difficile d’accéder à ses droits, à ses prestations,
aux services publics. L’urgence sanitaire, qui a généralisé le
recours au télétravail, à l’école à distance, aux prises de rendez-
vous médicaux par Internet (Doctolib), a accru cette relégation
technologique des populations défavorisées. Et parfois, sans
le mesurer, des formations politiques étendent au domaine
de la vie démocratique la mise à l’écart des populations
précaires. Ainsi, lorsque les écologistes ont organisé une
consultation « ouverte à toutes et à tous à partir de 16 ans »
pour choisir leur candidat à l’élection présidentielle, y participer
exigeait de « disposer d’un email personnel, pour recevoir les
liens de vote, d’un numéro de téléphone portable pour recevoir
les codes de validation de vote et d’une carte bancaire pour
valider une participation de 2 euros ».
Observant que « la situation tend à se dégrader », Mme Hédon
rappelle que nul ne peut être privé de ses droits et prestations
au motif qu’il ne recourt pas au numérique lors de ses échanges
avec l’administration. Car pour beaucoup, insiste-t-elle, la
«dématérialisation forcée» n’a pas représenté une simplification,
mais « une forme de maltraitance institutionnelle ».

Le profil des victimes coïncide avec les populations déjà

brutalisées par l’ordre social : personnes âgées, ruraux, prolé- (1) « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? »,
taires, non-diplômés, détenus, étrangers. Inversement, les rapport du défenseur des droits, 16 février 2022.
cadres, hauts revenus et diplômés du supérieur sont à la fois (2) Lire Julien Brygo, « Travail, famille, Wi-Fi », Le Monde diplomatique,
bien équipés en ordinateurs, tablettes, smartphones et juin 2020.

H S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8
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MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
2

Ne pas voir, ne rien dire COURRIER DES LECTEURS

Ukraine de justice de l’Union européenne, où elle

U N oubli entache le soutien qu’apportent depuis 2014 et aucun ne faisait état du révisionnisme officiel, de la établissait des conditions dans lesquelles elle
les grands médias occidentaux aux dirigeants tolérance des autorités envers les mobilisations fascistes n’appliquerait pas la primauté du droit euro-
L’article « Ukraine, pourquoi la
ukrainiens dans leur face-à-face avec Moscou : la promotion ou la présence de néonazis au sein des forces armées. Dans crise » (février) a suscité diverses péen. Pendant longtemps, le cas ne s’était
par Kiev de politiques mémorielles révisionnistes et l’indul- les colonnes du Washington Post, les chiffres étaient respec- réactions. M. Hugo Mitifiot conteste jamais produit et on affirmait que la Cour
gence des autorités vis-à-vis des néonazis qui s’affichent tivement de 201, 6 et zéro. Or, notait FAIR, ces éléments que les États-Unis aient « violé le constitutionnelle allemande aboyait mais ne
dans l’espace public. « auraient sûrement un impact sur la formation de l’opinion droit international » en poussant à la mordait pas. Tout a changé le 5 mai 2020,
publique américaine – du moins si le public en était informé ». reconnaissance du Kosovo, alors lorsque la Cour a statué sur le programme
Après la révolte du Maïdan, le début de la guerre civile au
Bien entendu, précisait l’association, « cela ne donne pas à considéré par les Nations unies d’achat d’actifs publics de la Banque cen-
Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014,
la Russie le droit d’attaquer l’Ukraine, mais les médias améri- comme une province serbe : trale européenne. Dans cet arrêt, elle refuse
le président ukrainien Petro Porochenko promulgue, en
cains devraient informer les Américains sur ce pays qu’arme de se conformer à la décision de la CJUE
mai 2015, les « lois de décommunisation (1) ». Elles punissent En vertu du droit international, la recon-
l’argent de leurs impôts » (3). du 11 décembre 2018, décision prise en
la promotion des idées communistes, interdisent les naissance, par un État, de la qualité d’État à
symboles soviétiques et élèvent au rang de « combattants Qu’en est-il en France ? Entre le 1 janvier et le er
une entité (en l’occurrence, le Kosovo) est vertu d’une question préjudicielle posée par
pour l’indépendance » des groupes antisémites ayant 15 février 2022, sur les 152 articles mentionnant l’Ukraine un acte unilatéral qui relève de la pleine sou- la Cour allemande.
collaboré avec les nazis : l’Organisation des nationalistes parus dans Le Monde (dont 14 sans lien avec le conflit veraineté du premier État. En d’autres
ukrainiens (OUN), dont les milices participèrent à l’extermi-
nation des Juifs, et sa branche militaire, l’Armée insurrec-
actuel), 5 comportaient le mot « nazi ». Deux évoquent le
penchant fascisant de certains nationalistes, mais seulement
termes, il ne saurait être illicite pour un État Accaparement des terres
tionnelle ukrainienne (UPA), responsable entre autres du pour signaler que Moscou instrumentalise la situation (8 et
de reconnaître l’indépendance d’un État
nouvellement créé. Il n’est pas non plus illi- L’enquête de Lucile Leclair
massacre de cent mille Polonais. L’une et l’autre bénéficient 11 février 2022). Un autre relatait la participation des milices « L’agro-industrie avale la terre »
désormais d’un hommage national, le 14 octobre. Et chaque ukrainiennes au génocide des Juifs, mais il s’agit… d’une cite pour un État, en l’espèce les États-Unis,
d’user d’influence diplomatique pour inciter (février) a inspiré à M. D. Astier les
1er janvier, à Kiev, une marche aux flambeaux honore la recension d’un ouvrage sur l’histoire de la seconde guerre réflexions suivantes :
mémoire de Stepan Bandera, dirigeant de ces deux organi- mondiale (21 janvier 2022). L’inventaire des colonnes du les autres acteurs internationaux à eux-
sations et collaborateur du IIIe Reich. Ce sympathique tableau Figaro aboutit au même résultat : 171 articles mentionnent mêmes reconnaître l’existence d’un nouvel L’article met en lumière l’emprise pro-
serait incomplet sans mentionner l’intégration à l’armée, en l’Ukraine (18 sans rapport avec la situation internationale), État : cela relève d’un lobbying diplomatique gressive du capital, ici dans sa dimension
mai 2014, du bataillon Azov, une milice néonazie qui dont 8 comportent le mot « nazi ». L’un rend compte d’un classique qui n’est en aucun cas qualifiable agro-industrielle, sur le foncier. Cette ten-
emprunte son emblème à la division SS Das Reich. livre sur l’extermination des Juifs en Europe et cite bien de fait internationalement illicite. (…) Il en dance assez logique des firmes à contrôler
entendu l’Ukraine. Aucun n’informe sur des faits d’ordinaire irait de même si, par exemple, la France toute la chaîne de valeur depuis la production
Issu d’une famille juive, le président Volodymyr Zelensky
jugés intolérables par la presse. Mais qui, parce qu’ils se poussait ses partenaires à reconnaître jusqu’à la distribution se développe facile-
se tient à distance de cette fureur à laquelle on ne saurait
déroulent dans un pays allié des Occidentaux contre la l’Écosse ou la Catalogne comme des entités ment sur le foncier agricole, car ce dernier
résumer la vie politique ukrainienne. Mais tout de même : le
Russie, passent cette fois sans encombre le tamis moral indépendantes : cela serait inamical à l’égard échappe, contrairement aux autres fonciers,
28 avril dernier, des centaines de personnes défilaient dans
des journalistes. du Royaume-Uni ou de l’Espagne, mais ne aux dispositifs de contrôle et de réglemen-
la capitale pour célébrer la division SS Galicie, formée de
volontaires ukrainiens (2). Les médias français n’en ont serait pas une violation du droit internatio- tation de l’État et des collectivités locales.
P IERRE R IMBERT . nal, dans la mesure où aucune règle de droit Le droit de préemption agricole est la stricte
soufflé mot – auraient-ils fait le même choix si le Kremlin
avait autorisé un rassemblement néonazi sur la place Rouge? international n’interdit un tel comportement. dévolution des sociétés d’aménagement fon-
(1) Lire Laurent Geslin et Sébastien Gobert, « Ukraine, jeux de miroirs cier et d’établissement rural (Safer), sociétés
Aux États-Unis, l’observatoire du journalisme Fairness and pour héros troubles », Le Monde diplomatique, décembre 2016. Réagissant au même article,
M. Paul-Marie Lantelme développe anonymes monnayant leurs prérogatives
Accuracy in Reporting (FAIR) a effectué un comptage (2) Lev Golinkin, « Secretary Blinken faces a big test in Ukraine, where
éclairant : entre le 6 décembre 2021 et le 6 janvier 2022, le nazis and their sympathizers are glorified», The Nation, New York, 6 mai 2021. les arguments suivants : pour se maintenir, alors que les mutations
New York Times a publié 228 articles mentionnant l’Ukraine ; foncières sur le reste du territoire (zones
(3) Gregory Shupak, « Hawkish pundits downplay threat of war, Ukraine’s La « stratégie de la tension » que vous
9 comportaient le mot « nazi » sous une forme ou une autre ; nazi ties », FAIR, 15 janvier 2022, https://fair.org naturelles ou urbaines) restent soumises à
rappelez en introduction est à mon sens une la veille et au contrôle, voire à l’intervention
technique soviéto-russe bien rodée et bien de la puissance publique (droits de pré-
connue pour qui a eu à négocier avec cet emption et autres outils de réserve foncière).
État ou ses entités gouvernementales. Ce La loi et le droit restent donc plus que jamais
n’est pas tant – comme vous le sous-enten- requis pour contrôler cette marchandise fic-
dez – en réaction à la position occidentale, tive qu’est la terre.
mais une technique délibérée et maintes fois
utilisée. Quand vous évoquez pour Moscou
COUPURES DE PRESSE le souci de « reprendre l’initiative » dans le
dialogue, vous omettez de préciser que, pour
ce faire, ce sont bien cent mille soldats russes Vous souhaitez réagir
qui viennent d’être stationnés à l’est de à l’un de nos articles :
l’Ukraine, sans que cela soit en réaction à Courrier des lecteurs,
population algérienne devra désormais quelque mouvement antérieur de troupes 1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris
HUILE PRÉCIEUSE composer avec les décisions saugrenues LÉGUMES ukrainiennes. (…) Concernant la Crimée,
censées venir à bout de la crise. DÉMILITARISÉS vous oubliez de préciser que, si les Occi-
ou courrier@monde-diplomatique.fr
Le quotidien francophone algérien El- dentaux ont effectivement bien aidé au chan-
Watan (9 janvier 2022) revient sur la INCUBATION Selon l’agence de presse NK Pro, gement de pouvoir en Ukraine en 2010, ce RECTIFICATIFS
pénurie d’huile de table qui frappe le spécialiste de la Corée du Nord, fut sans armes. (…) Ma conclusion person- – Une erreur s’est glissée lors de la traduction
pays depuis la fin de l’année dernière et Dans sa recension de l’ouvrage que Gal Pyongyang « a commencé à détruire une nelle de la situation est qu’on retrouve de l’article « La loterie britannique, vendre du
souligne les contradictions de la Beckerman consacre à la dissémination base militaire pour construire une serre rêve et vider les poches » (février). La roman-
encore une fois le vieux scénario russe usé cière citée est Shirley Jackson, et non Johnson
politique du ministère du commerce. des idées radicales, The Economist où seront cultivés des légumes » jusqu’à la corde : contre des mouvements comme indiqué.
L’Algérie vit au rythme des crises et pointe un passage consacré à l’utopie de (11 février 2022). « démocratiques » dans sa zone d’influence – Deux erreurs figurent également dans l’article
tensions successives sur plusieurs la révolution en ligne (12 février 2022). Selon les images satellites analysées, (certes, maladroitement guidés par la main « Les pigeons et les requins » (février), où
produits de première nécessité, dont Beckerman (…) souligne que les réseaux la Corée du Nord a commencé à américaine), la Russie répond avec ce qu’elle Charles IV et Charles X sont cités en lieu et
connaît le mieux, c’est-à-dire des mouve- place de Philippe V et Charles IX.
l’huile de table et le lait UHT sont les sociaux sont à la fois des facteurs de démolir une base de l’armée de l’air
dernières en date. Pour toute réponse, le mobilisation et de démobilisation. Son pour construire une serre à grande ments de troupes et des demandes irréalisa-
département du commerce s’est distingué cœur penche à gauche, mais ses échelle destinée à résoudre les bles qui confinent à l’ultimatum. Édité par la SA Le Monde diplomatique.
Actionnaires : Société éditrice du Monde,
par des sorties médiatiques tonitruantes, observations valent de manière générale. « problèmes d’alimentation » dans la Association Gunter Holzmann,

marquant un décalage avec la réalité du
terrain. Le ministre Kamel Rezig
déclarait ainsi, le 8 janvier, que l’Algérie
deviendrait en 2022 le premier
exportateur d’huile en Afrique. Or les
mesures prises pour endiguer la crise
Les réseaux sociaux offrent aux radicaux région. Les travaux ont débuté peu de Allemagne Les Amis du Monde diplomatique
1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
de tout poil l’équivalent d’une baguette temps après la visite de Kim Jong-un à Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
magique, mais une baguette très l’aérodrome de Ryonpho à une date non Mme Marie-Louise Chenois a Site Internet : www.monde-diplomatique.fr
imparfaite. Car ils vont beaucoup trop vite. précisée fin janvier : il aurait ordonné souhaité nuancer certaines réflexions Directoire :
Ils mobilisent sans que des objectifs et des que la construction de la ferme de développées par Wolfgang Streek Serge HALIMI, président, directeur de la publication
Benoît BRÉVILLE, directeur adjoint
idéaux aient été clairement identifiés, et 250 acres (100 hectares) soit achevée dans son article « L’Europe, cet Autres membres :

sont des plus intrigantes puisque ce empire dont l’Allemagne ne veut Vincent CARON, Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT
sans que des mouvements durables d’ici le 10 octobre de cette année. (…)
pas » (février) : Conseiller spécial auprès du directeur de la publication :
même ministre a confirmé que son puissent émerger. Ce qui leur manque, Cela fait partie d’un plan à long terme Bruno LOMBARD

département avait décidé l’interdiction de c’est ce que Beckerman – dans un emprunt visant à construire des serres géantes à Il convient de nuancer le propos de l’au- Directrice des relations et des éditions internationales :
Anne-Cécile ROBERT
la vente de l’huile de table aux moins de à la langue de la Silicon Valley – appelle travers le pays, qui connaît des pénuries teur qui affirme une volonté qui serait rela- Secrétaire générale :
18 ans. « Malheureusement, a-t-il déclaré l’étape vitale de l’« incubation ». À qualifiées par Kim Jong-un de « crise tivement unanime en Allemagne d’opérer Anne CALLAIT-CHAVANEL

très sérieusement, des personnes
exploitent les enfants pour l’achat de
l’huile et la spéculation. » (…) Déjà
harassée par les longues queues pour se
l’opposé, la communication d’antan
exigeait de la patience. Elle était lente,
laborieuse et touchait peu de gens. Mais,
avançant à un train de sénateur en exigeant
alimentaire » l’été dernier. La base de une intégration par le droit (…). C’est oublier Directeur de la rédaction : Serge HALIMI
Ryonpho sert depuis des décennies, un peu vite les juridictions allemandes, prin- Rédacteur en chef : Benoît BRÉVILLE
Rédacteurs en chef adjoints :
hébergeant des dizaines de biplans cipalement la Cour constitutionnelle fédérale Akram BELKAÏD, Renaud LAMBERT
Antonov An-2 de l’ère soviétique et d’Allemagne, siégeant à Karlsruhe. Depuis Chefs d’édition : Mona CHOLLET, Jean-Michel DUMAY

procurer un sachet de lait, une baguette
de pain ou un bidon d’huile, la
bien des efforts, elle garantissait un servant de site pour des tests de missile plusieurs années, cette cour a rendu des Rédaction : Martine BULARD, Philippe DESCAMPS,
Evelyne PIEILLER, Hélène RICHARD,
profond processus d’incubation. occasionnels. arrêts, dans un dialogue tendu avec la Cour Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT
Cartographie : Cécile MARIN
Site Internet : Guillaume BAROU, Thibault HENNETON
Conception artistique :

I
Informez-vous, abonnez-vous
Nina HLACER, Boris SÉMÉNIAKO
(avec la collaboration
de Delphine LACROIX pour l’iconographie)
Rédacteur documentaliste : Olivier PIRONET

... et contribuez à l’indépendance du Mo

onde diplomatique Archives et données numériques :
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 3 LE MONDE diplomatique – MARS 2022

LE GRAND RÉCIT EST MORT, VIVE LE GRAND RÉCIT !

L’éternelle fabrique de l’histoire

Au début des années 1980, le discours sur la « fin des
grands récits » postula que toute tentative de compren-
dre l’histoire collective et de lui donner un sens rele-
vait de l’illusion. La fin des idéologies et celle de la
croyance au progrès constituèrent autant de variations
sur ce thème. Or les grands récits reviennent, divers,
pour proposer des avenirs.

PAR EVELYNE PIEILLER

« O N a (urgemment) besoin de grand

récit ! » M. Emmanuel Macron a le style
relâché sur sa page Facebook, qui reprend
un extrait de ses propos parus jadis dans un
journal allemand (1). Mais devant les grands
patrons protestants, le 26 octobre 2021, au
dîner du Cercle Charles Gide, il tient le
même propos, en plus long et plus chic :
«Nos sociétés démocratiques postmodernes
ne sont pas sécularisées, mais elles sont sor-
ties d’un grand récit qui était religieux. Le
XXe siècle a connu d’autres grands récits,
après le grand récit émancipateur, le grand
récit des totalitarismes, et nous avons col-
récit ». Autrement dit un point de vue sur
l’homme dans l’histoire, une saisie ration-
nelle des événements passés donnant sens
à l’avenir. Lyotard résume : « On peut
appeler modernes les sociétés qui ancrent
les discours de vérité et de justice sur des
grands récits historiques, scientifiques.
Bien sûr, on rencontre là des variantes mul-
tiples. Les Jacobins français ne parlent pas
comme Hegel, mais toujours le juste et le
bien se trouvent pris dans une grande odys-
sée progressiste. Dans le postmoderne,
dans ce que nous vivons, c’est la légitima-
tion du vrai et du juste qui viennent à man-
© SEBASTIANO NAVARRA - SEBASTIANONAVARRA.COM

lectivement pensé que la fin des totalita-
rismes passait par la fin des grands récits.
(…) Et je suis bien obligé de constater que
nous sommes collectivement assez malheu-
reux de ne plus avoir de grands récits parce
que nos compatriotes sont confrontés à la
petitesse des petits récits (2).» M. Macron
n’est pas seulement porté sur la répétition,
il est aussi « tendance ». La candidate à
l’élection présidentielle des Républicains,
Mme Valérie Pécresse, cherche à formuler
un « grand récit national » (Les Échos,
11 février 2022). Mme Sandrine Rousseau,
d’Europe Écologie - Les Verts, a pour
mérite, selon Christian Salmon, le popula-
risateur du storytelling (3), d’« avoir fait
émerger un grand récit. Un récit inclusif,
fédérateur, (…) affirmant pour la première
fois à gauche la crédibilité d’un grand
récit» (Slate, 30 septembre 2021). On arrête
là les exemples : l’expression est à la mode.
Ce qui ne l’empêche pas d’être un
peu vague.
C’est à l’aube des années 1980 que la
notion se propage, à partir d’un essai du
philosophe Jean-François Lyotard qui fut
accueilli avec chaleur, en particulier aux
États-Unis, avant de devenir en France
aussi une référence. L’ouvrage La Condi-
tion postmoderne. Rapport sur le savoir
(Éditions de Minuit, 1979) installa dans le
paysage intellectuel et médiatique les
concepts de postmodernité et de métarécit,
qu’on nomma plus simplement « grand
« Éviter des risques collectifs »
quer. Or c’étaient ces notions qui permet-
taient ici d’exercer la terreur, (…) ailleurs
d’être stalinien ou maoïste » (Le Monde,
15 octobre 1979). Car qu’est-ce qui justifie
ce qu’on nomme le vrai? le bien? Qui éla-
bore ces concepts, au nom de quoi, pour
quoi ? Ils n’ont rien d’éternel, d’incontes-
table : ils existent et fluctuent, pour justifier
le pouvoir et les coutumes sociales. Ainsi,
comme le condense l’historien Johann
Chapoutot, Lyotard, en questionnant la
« légitimité du savoir », mine la légitimité
«des récits qui le soutiennent» (4). En par-
ticulier, il faut bien dire, ceux de la «grande SEBASTIANO NAVARRA. – « I Bronzi di Riace » (Les bronzes de Riace),
odyssée progressiste ». On en retint qu’on de la série « Silent Cities – Post Metaphysical Art » (Les villes silencieuses – Art postmétaphysique), 2020
ne pouvait plus se fier aux fondements du
récit des Lumières, la foi en la raison qui les pires tyrannies ; car l’espèce humaine «système consumériste» dont chacun a sa comme dit M. Zuckerberg. Plus besoin de
établit la vérité, la croyance au progrès est défectueuse, inadaptée aux conditions part, et ouvre sur la responsabilité de cha- vivre dans le vieux réel, c’est le virtuel qui
appuyé sur les travaux de la science et de qu’elle a elle-même créées. Il y a donc une cun pour sauver le vivant. L’un des plus est le réel. Comme dans le film de Steven
la pensée critique pour avancer sur la voie double nécessité : organiser les conditions singuliers est assurément celui qui présente Spielberg Ready Player One (2018), où
de l’émancipation du genre humain. Plus d’une adaptation permanente des hommes le « métavers », un terme trouvé dans un l’humanité préfère s’enfermer dans un
de projet humaniste, universaliste, puisque et des institutions aux mouvements de l’or- roman de science-fiction, auquel s’em- métavers contrôlé par de grandes entre-
la vérité est une construction. Et, cible dre économique, fondé sur la concurrence ploient l’ex-groupe Facebook renommé prises plutôt que subir les catastrophes qui
majeure, la pensée marxiste est dévoilée généralisée – Noam Chomsky lui a délibé- Meta, Microsoft, Sony, Alibaba, Apple, dévastent la Terre. Il faudra des années pour
comme leurre. Bienvenue dans un monde rément emprunté l’expression «fabrication Amazon, etc. Pour M. Mark Zuckerberg, que le métavers soit opérationnel. Mais il
débarrassé de toutes ces illusions porteuses du consentement »; et confier le pouvoir à patron de Meta, il ne s’agit de rien de moins s’y fait déjà, « en vrai », des achats immo-
de totalitarisme. Chacun est rendu à ses une élite compétente, étanche aux passions que fusionner notre réalité physique et biliers, les marques s’y installent contre du
choix personnels, à sa sensibilité propre. du peuple. Place donc aux leaders, aux l’univers numérique. Dans un univers vir- bon argent en cryptomonnaie, pas d’État,
Place aux « petits récits », modestes et qui experts, place à la manipulation de l’opi- tuel, où on sera présent sous forme d’avatar pas de contraintes (12). Monde parallèle
ne cherchent pas à imposer leur supposée nion, poussée par les médias de masse, choisi, on vivra en trois dimensions, avec où seuls le désir et l’argent feront loi. Voilà
vérité aux autres. Non, il n’y a pas de flèche l’éducation, etc., à adhérer aux choix deve- casques de réalité virtuelle et autres pro- un tout nouveau «grand récit» de l’avenir,
indiquant la direction du futur. nus nécessaires de la mobilité, de la flexi- thèses, on conversera, se cultivera, habitera, qui se présente comme une libération pour
bilité, de l’adaptation aux nouvelles donnes achètera, dans un Internet enfin «incarné», tous – ou presque.
L’enterrement du grand récit fut salué économiques. Les inégalités qui en naîtront
avec enthousiasme. seront «naturelles». Comme le veut le dar-
winisme social, que le plus souple, le plus Nourrir une lecture du réel
réactif l’emporte (10) !
Cette conception peut être attaquée L A liste n’est pas exhaustive. Mais ces divers comme dessinant des avenirs. C’est

I L faut reconnaître que l’idéal de la raison

n’a pas tenu ses promesses et que la per-
fectibilité de l’homme reste à prouver.
«Écrire un poème après Auschwitz est bar-
bare », écrit le philosophe Theodor
W. Adorno en 1949 (5). Quant au rêve
communiste, « religion séculière » qui a
pris la place « de la foi évanouie » (6), l’ef-
fondrement du bloc de l’Est semble l’avoir
périmé. Ce qui permit à Francis Fukuyama,
conseiller de l’administration Reagan, de
prédire la « fin de l’histoire » grâce au
triomphe du modèle de la démocratie libé-
rale sur toute la planète, « point final de
l’évolution idéologique de l’humanité» (7).
Or, si la prophétie de Fukuyama fut
assez vite démentie, sa variante théorique,
la postmodernité et ses postulats, prospéra.
Elle fleurit en soupçon généralisé. Vint le
temps du désenchantement, de la solitude
du citoyen devant la fin des idéaux col-
lectifs, mensonges dangereux. Quelles
valeurs défendre, si elles sont toutes rela-
tives ? Sur quelles bases mener une action
de transformation ? Quelle vérité préférer ?
L’évolution de l’enseignement de l’his-
toire comme l’usage politique du « récit
national » sont exemplaires de ce ques-
tionnement. Comme le précise le cher-
cheur Sébastien Ledoux, par grandes
étapes, « on passe de l’inscription de la
France dans une histoire universelle
qu’elle accomplit dans une marche vers
la liberté triomphante depuis la révolution
de 1789 » au « dévoilement d’une vérité
occultée », appuyé sur le « devoir de
mémoire ». Plus de grand récit optimiste,
comme porteuse d’injustices, mais elle est
moins souvent dénoncée comme grand récit
fallacieux. Il est vrai qu’elle se réclame de
instrumentalisé par le pouvoir, désormais ce qui apparaît comme le « bon sens »…
« l’avenir n’est pas perçu comme un hori- naturel, alors même que ce bon sens n’est
zon d’attente tendu vers le progrès de que l’intériorisation des valeurs de cette
l’humanité, il est représenté dans la conju- vision politique. Il est vrai également
ration du retour des passés violents ». qu’elle se donne rarement à appréhender
L’objectif est là : simplement se souvenir dans son intégralité (le darwinisme social
des horreurs d’hier, pour ne plus les per- que souligne Barbara Stiegler est peu reven-
mettre, « éviter des risques collectifs » (8). diqué, et les experts ne sont présentés que
comme des techniciens). Enfin, se récla-
Cette défiance à l’encontre des narrations mant du pragmatisme et non de grands prin-
totalisantes n’empêche pas de ressentir cipes, elle sait, précisément, s’adapter : le
comme un vide et, comme l’exprime lyri- grand récit manque? écrivons-le! M. Klaus
quement l’écrivain Alain Damasio (9), s’en- Schwab, fondateur du Forum économique
tend aujourd’hui «cet appel qui sonne, un mondial (plus connu sous le nom de Forum
peu partout, aussi bien en entreprise que de Davos), a organisé les 11 et 12 novem-
chez les militants, dans les think tanks réacs bre 2021 à Dubaï une réunion, The Great
ou au ventre des ZAD [zones à défendre] Narrative (« le grand récit »), où philo-
– «nous avons besoin de nouveaux récits», sophes, futurologues, scientifiques…
puisque les «grands récits» sont manifes- devaient «cocréer un récit qui peut aider
tement «sabordés ou ineptes»… C’est sup- à la création d’une vision plus résiliente,
poser un peu vite que tous les vieux grands inclusive et durable de notre avenir collec-
récits ont été pulvérisés par la lucidité enfin tif (11) ». Le « conte », comme l’appelle
dominante. Si le récit marxiste a été large- Schwab, est en pleine activité, repris par la
ment dégradé en fiction, celui du néolibé- plupart des dirigeants et décideurs, bien
ralisme, initialement élaboré par l’Améri- déterminés à œuvrer pour la «vie bonne».
cain Walter Lippmann (1889-1974), est Il sera une fois… un néolibéralisme aimant,
toujours actif. Lippmann, qui entendait débarrassé de toute « politique » et d’une
s’opposer au capitalisme sauvage respon- moralité à toute épreuve.
sable de la crise de 1929, publie The Good
Society en 1937, sur fond de dictatures en Mais il en naît d’autres, des récits qui
Europe et de déploiement du New Deal de réécrivent le monde. Il y a ceux des «com-
Franklin D. Roosevelt. Il considérait que plotistes » et ceux des djihadistes milléna-
c’est au nom du peuple, de la nation, du ristes. Il y a celui de la crise environne-
prolétariat et de l’opinion que s’exercent mentale, qui insiste sur la culpabilité d’un
(plus ou moins) nouvelles mises en pers-
pective ont une forte tendance à évacuer ou
maquiller le conflit : il n’y a plus de lutte
de classes, seulement des injustices; il ne
s’agit plus de s’affronter à ce qui asservit,
mais de s’épanouir; il n’est plus question
du travail de la raison, et pas davantage du
progrès, mais des puissances de l’imagi-
naire, qu’on entende par là l’innovation, le
virtuel ou des «fictions bruissantes d’alté-
rité », pour reprendre les termes d’Alain
Damasio (13). C’est là peut-être l’une des
surprises du temps. On remarque effecti-
vement que, de plus en plus souvent, la lit-
térature et notamment la science-fiction
sont désignées par les commentateurs
(1) Entretien dans Der Spiegel, Hambourg,
14 octobre 2017.
(2) Cité dans Réforme, Paris, 27 octobre 2021.
(3) Christian Salmon, Storytelling. La machine à
fabriquer des histoires et à formater les esprits, La
Découverte, Paris, 2007.
(4) Johann Chapoutot, Le Grand Récit. Introduction
à l’histoire de notre temps, Presses universitaires de
France, Paris, 2021.
(5) Theodor W. Adorno, Prismes. Critique de la
culture et société, Rivages, Paris 2003. En 1966, il écrira
au contraire : «Il pourrait bien avoir été faux d’affirmer
qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des
poèmes » (Dialectique négative, Payot, Paris, 2003).
Cette correction aura beaucoup moins d’écho.
(6) Raymond Aron, « L’avenir des religions
séculières », juillet 1944, cité dans Le Grand Récit,
op. cit.
(7) Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le
dernier homme, Flammarion, Paris, 1992.
(8) Sébastien Ledoux, La Nation en récit, Belin,
Paris, 2021.
assez stimulant. Mais les productions de
l’imaginaire comme leur réception ne sont
pas en dehors de l’idéologie. Et elles ne
prennent leur force qu’à nourrir une lecture
du réel. Une lecture qui lui donne sens et
direction. Pour paraphraser Fredric Jame-
son, grand théoricien marxiste épris de
« SF », si elles ouvrent des possibles qui
contribuent à « déterminer les conditions
de dépassement [du capitalisme] », elles
peuvent contribuer à «remettre au goût du
jour, à gauche (…), l’idée d’une perspective
collective émancipatrice (14)». Recharger
le grand récit émancipateur par des histoires
qui ravivent le désir de sa réalisation est un
bel objectif de la… post-postmodernité.
(9) Alain Damasio, dans Relions-nous. La Consti-
tution des liens. L’an 1 (collectif), Les Liens qui
libèrent, Paris, 2021.
(10) Cf. Walter Lippmann, La Cité libre, Les Belles
Lettres, Paris, 2011 ; Pierre Dardot et Christian Laval,
La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société
néolibérale, La Découverte, 2009 ; Barbara Stiegler,
Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique,
Gallimard, Paris, 2021; Noam Chomsky, avec Edward
Herman, La Fabrication du consentement. De la propa-
gande médiatique en démocratie, Agone, Marseille,
2008. Lire également François Denord, « Un art de
gouverner», Le Monde diplomatique, novembre 2007.
(11) Site du Forum économique mondial.
Cf. également Klaus Schwab et Thierry Malleret, The
Great Narrative. For a Better Future, Schweizer
Buchhänder und Verleger Verband, Zurich, 2022.
(12) Lire Frédéric Lemaire, « Paiera-t-on bientôt
sa baguette en bitcoins ? », Le Monde diplomatique,
février 2022.
(13) Alain Damasio, dans Relions-nous, op. cit.
(14) Vincent Chanson, « Fredric Jameson. Totalité,
postmodernité et utopie », Contretemps, n° 6, Paris,
27 mai 2010.
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
4
« ICI, LA POLITIQUE SE COMBINE AVEC LES RELIGIONS »
Le niqab au pays
des soviets indiens
Alors que, sous la houlette du premier ministre indien
Narendra Modi, intégriste hindouiste, les musulmans sont
pourchassés et que les violences interreligieuses
se développent dans tout le pays, au Kerala ils s’affirment
de plus en plus dans l’espace public. On y voit couramment
des femmes en voile intégral. Pourtant, ce petit État indien
est dirigé par les communistes. Une alliance inédite
entre des marxistes et des musulmans rigoristes ?
PAR NOTRE ENVOYÉ
L
’IMAGE ne manque pas de surprendre. Assises
à un arrêt de bus, trois femmes en niqab discutent
devant un immense portrait d’Ernesto « Che »
Guevara. Couvertes d’un tissu noir de la tête aux
pieds, les mains gantées et le visage caché, elles
ne se laissent distinguer que par leurs yeux. Fixés
au cadre de cet abri pour voyageurs, une trentaine
de fanions rouges marqués du marteau et de la
faucille flottent au-dessus de leurs têtes. Où
sommes-nous ? En Arabie saoudite ? Sur l’île de
Cuba ? Non, nous sommes au Kerala, dans
l’extrême sud de l’Inde. « Ces femmes en niqab,
ou en pardha, qui est la version du niqab ne
cachant pas le visage, sont apparues il y a une
quinzaine d’années, peut-être vingt. Aujourd’hui,
on en voit partout ! », nous explique M. S. Visakh,
jeune sociologue kéralais, qui vient de soutenir
une thèse de doctorat sur les identités
musulmanes de sa région.
Crâne rasé et visage souriant, arborant une
tunique verte flottante et des sandales de cuir, il
nous rencontre dans un café branché de Thiru-
vananthapuram, la capitale. « Avant, ici, les musul-
manes s’habillaient comme les autres, avec des
saris de toutes les couleurs ou des ensembles
kurta et churidar [tunique et pantalon], la tête
couverte d’un long tissu coloré appelé thattam,
explique-t-il. Celles qui sortaient en sari utilisaient
l’extrémité du vêtement pour couvrir négli-
gemment leurs cheveux. »
Le Kerala est un petit État de trente-trois
millions d’habitants, avec une proportion de
musulmans (27 %) nettement supérieure à la
moyenne nationale (14 %). Ceux-ci, essentiel-
lement sunnites, sont même majoritaires dans
de nombreuses villes du Malabar (au nord). Les
chrétiens sont également surreprésentés, rassem-
blant 18 % des habitants, contre 2 % dans le
pays. Si les musulmans du nord de l’Inde ont
été convertis au XVIe siècle par les envahisseurs
moghols, l’islam d’ici remonte à l’époque même
du prophète Muhammad (VIIe siècle), lorsque
les marchands arabes du golfe Arabo-Persique
venaient se fournir en épices sur la côte de
Malabar.
Ces femmes en noir dans un pays aux
habitudes vestimentaires tellement colorées
surprennent d’autant plus que l’État est le seul des
vingt-huit de l’Union indienne à être gouverné par
les communistes, dont la présence rougeoyante
s’affiche partout, sur les routes, à l’entrée des
villages, dans les centres-villes et à chaque
carrefour : fanions accrochés au moindre piquet,
bustes des anciens dirigeants plantés sur les
trottoirs, visages des nouveaux leaders peints sur
d’immenses panneaux aux allures d’affiches de
cinéma bollywoodien, sculptures rouges en métal
d’un marteau et d’une faucille entrecroisés au milieu
des ronds-points, et portraits du trio Marx-Engels-
Lénine presque aussi nombreux que dans la Russie
soviétique ! Sans parler du « Che » et de son regard
pointé vers l’horizon, repris de la célèbre photo-
graphie d’Alberto Korda…
Lorsque, en 1957, les communistes gagnèrent
les élections, grâce notamment aux masses
paysannes hindoues, qui continuent depuis de
les soutenir, ils furent parmi les premiers marxistes
du monde à accéder par le vote au pouvoir. La
* Journaliste.
SPÉCIAL PIERRE DAUM *
réforme agraire qu’ils entreprirent détruisit le
système féodal en confisquant les terres aux gros
propriétaires pour les redistribuer aux paysans
pauvres qui, jusqu’à aujourd’hui, leur en sont
reconnaissants. Depuis, le gouvernement local
alterne avec la régularité d’une horloge entre une
coalition menée par le Parti communiste d’Inde
(PCI [M], marxiste) et une autre dirigée par le Parti
du Congrès, de centre gauche. Sauf aux dernières
élections d’avril 2021, où la coalition du PCI (M)
a réussi à se faire réélire pour un second mandat
d’affilée. Dans une Inde largement dominée par
l’extrême droite hindouiste incarnée par le
Bharatiya Janata Party (BJP), dont est issu le
premier ministre Narendra Modi, le Kerala fait
figure de bastion de résistance à la « vague safran »
et antimusulmane (1).
« Un foyer
sur quatre vit
de l’argent du Golfe »
L’État mène ici une politique communiste
d’investissements massifs dans la lutte contre la
pauvreté, avec notamment la distribution de cartes
d’approvisionnement permettant un accès
presque gratuit aux aliments de base et l’instau-
ration d’un salaire minimum deux fois supérieur
à la moyenne nationale (soit 700 roupies [8 euros]
par jour), dans l’éducation et dans la santé. Il
affiche aujourd’hui les meilleurs résultats de toute
l’Inde en termes d’alphabétisation (96,7 %, contre
une moyenne de 77,7 %), d’espérance de vie
(77,3 ans, contre 70,8), etc. « Nous représentons
une sorte de Scandinavie de l’Asie », s’amuse
Praveena Kodoth, sociologue au Centre for
Development Studies (CDS), à Thiruvanantha-
puram. « Les communistes ont aussi fortement
développé le système des panchayat, ces conseils
villageois qui permettent la participation de chacun
au développement de l’État », ajoute le géographe
Srikumar Chattopadhyay, rencontré à Thiruva-
nanthapuram.
Comme sous l’effet d’une étrange compétition
dans l’espace public avec les communistes, les
mosquées ont vu leur nombre exploser, surtout
dans la moitié nord du Kerala. Les institutions
confessionnelles ne sont pas en reste, avec un
boom du nombre d’établissements scolaires et
universitaires appartenant à des réseaux de fonda-
tions musulmanes. Les étudiants des nombreuses
universités islamiques, où sont enseignées matières
profanes et religieuses, sont contraints au port du
niqab pour les filles, au qamis (longue tunique
blanche descendant jusqu’aux chevilles) et à la
calotte blanche pour les garçons.
Ici, tout le monde s’accorde pour considérer
que cette transformation spectaculaire de la
visibilité des musulmans a commencé il y a une
vingtaine d’années, pour exploser dix ans plus
tard. Selon de nombreux commentateurs,
musulmans ou non, cette métamorphose est due
à l’«influence du Golfe» : les Kéralais partis travailler
dans les pays de la péninsule arabique (Arabie
saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn, Qatar,
Koweït et Oman) seraient revenus le cerveau
retourné par des prêcheurs rigoristes et contrain-
draient leurs femmes à cacher rigoureusement
WWW.GABRIELMELOPHOTOGRAPHY.COM
GABRIEL MELO. – Dans le local des jeunesses communistes à Fort Kochi,
de la série « Red Kerala » (Kerala rouge), 2018
chaque partie de leurs corps derrière d’amples des milliers de migrants de diverses nationalités
tissus noirs. Quant à la multiplication des mosquées (Indiens, Pakistanais, Bangladais, etc.), les
et des établissements scolaires privés, ce serait prêches, très surveillés par les services de sécurité
l’« argent du Golfe », sous-entendant là encore que émiratis, sont prononcés en ourdou par des imams
certains cheikhs arabes ou fondations religieuses pakistanais, une langue comprise par de
de ces pays subventionneraient ces constructions nombreux musulmans de l’Inde… sauf par ceux
afin de faire passer leur vision orthodoxe, salafiste, du Kerala, qui ne parlent que leur langue locale,
voire wahhabite, de l’islam. le malayalam.
Il est vrai que, depuis un demi-siècle, la société Pour M. S. Visakh, « en découvrant l’islam du
kéralaise a subi une transformation radicale Golfe, les migrants ont eu le sentiment de découvrir
provoquée par un phénomène migratoire consi- le vrai islam. Ils n’ont subi aucun prêche, aucun
dérable en direction de ces pays. « Après la décou- endoctrinement. C’est vraiment par ce qu’ils ont
verte du pétrole dans le sous-sol de la péninsule vu avec leurs yeux qu’ils se sont convertis à cet
arabique, les Kéralais ont été, à la fin des islam rigoriste ». Quant à l’« argent du Golfe », « il
années 1960, les premiers à répondre à l’appel s’agit principalement de collectes effectuées au
de main-d’œuvre des nouveaux riches arabes », sein de l’émigration kéralaise », rectifie Praveena
explique C. S. Akhil, qui vient de soutenir une Kodoth, cette prolifération des mosquées et des
thèse sur ces migrants. Cinquante ans plus tard, écoles privées étant le produit de l’enrichissement
le phénomène a pris une telle ampleur qu’il est
difficile de rencontrer une famille qui n’a pas un
de ces migrants, dont quelques-uns ont d’ailleurs
bâti des fortunes. « Donner de l’argent à une œuvre
membre qui travaille, ou qui a travaillé, dans un de charité afin [d’en] construire est une caracté-
pays du Golfe, où les Kéralais (moins de 3 % de ristique des migrants musulmans qui les distingue
la population indienne) représentent 50 % des des hindous et des chrétiens », souligne-t-elle.
immigrés indiens. Ils se rendent principalement L’argent des donateurs arabes du Golfe existe,
dans les Émirats arabes unis et en Arabie mais reste limité. D’autant que les lois contre les
saoudite. Cette émigration massive, essentiel- financements étrangers se sont très fortement
lement masculine et d’une durée moyenne de huit durcies depuis les attentats terroristes de Bombay
ans, fournit chaque année 20 % du produit en 2008 (188 morts), perpétrés par des militants
intérieur brut (PIB) du Kerala, selon les chiffres islamistes entraînés au Pakistan.
établis par S. Irudaya Rajan, directeur de l’Inter-
national Institute of Migration and Development Cette fascination pour le Golfe et ses coutumes,
(IIMD), à Thiruvananthapuram. Elle a contribué à que l’on retrouve dans les restaurants et les
sortir de la pauvreté une partie de la population, magasins du Kerala avec la multiplication
en particulier les musulmans, mais aussi les d’enseignes telles que Dubai Bazar, Arabic Food
hindous et les chrétiens qui, eux aussi, participent ou Kowait Optical, découle aussi du soft power
à ce mouvement migratoire, même s’ils y sont des pays pétroliers. Lors des terribles inondations
moins présents. En témoigne le nombre impres- de 2018, les pires depuis un siècle, les Émirats
sionnant de maisons cossues construites dans arabes unis ont ainsi offert 7 milliards de roupies
tout l’État. Selon C. S. Akhil, « un foyer sur quatre (82 millions d’euros) aux Kéralais pour la recons-
vit de l’argent du Golfe ». truction de leurs maisons (2).
Dans les faits, cette explication du lavage de
cerveau – répétée à l’envi par le BJP, qui voit en
chaque musulman un terroriste en puissance –
Le nombre d’écoles
résiste mal à un examen des conditions de la vie confessionnelles
de ces migrants, qui n’ont quasiment aucun
contact avec la population locale. Ils vivent entre a explosé
eux, dans des quartiers réservés, et ne
comprennent rien à l’arabe utilisé dans les prêches
du vendredi à la mosquée fréquentée par les gens Cette nouvelle visibilité des musulmans s’est-
du Golfe. Dans l’immense cité-dortoir de Sonapur, elle accompagnée d’autres phénomènes, moins
que nous avons visitée à Dubaï, où s’entassent perceptibles, qui signifieraient une forme de
radicalisation ? Pas forcément, et l’on a du mal
à apercevoir les signes d’un nouveau puritanisme,
JAM
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Musulmans comme au Maghreb ou en Indonésie. Aucune
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R en Inde obsession sur le haram-hallal (illicite-licite), sur
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CHAAL l’alcool, sur le nombre de prières quotidiennes
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M ou le calcul des hassanate, ces bonnes actions
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qui mènent plus facilement au paradis. « La
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GUJARAT PRADESH HALAYA
AL multipliés par cinq en trente ans, explique Ashraf
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CHHA ATTISG
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PUR
P Kadakkal, professeur associé d’histoire au dépar-
AM
AHARASHTR RA
R A RA tement d’études sur l’Asie occidentale de l’uni-
TEL
TE
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ELANGANA
L ANA
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A versité du Kerala. Mais c’est surtout dû à
ANDHR
AN H A
l’augmentation des moyens financiers dont
PRAD BA
A disposent les musulmans. »
ARNATAK
TAKA
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Kozh
hikodee
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chi TAM
Koch
NADU
ge (1) Lire Naïké Desquesnes, «Lynchés au nom de la vache sacrée»,
KERALA
Thiruvananthapuram Le Monde diplomatique, février 2016.
20 50 97 (2) « UAE offers Rs 700 crore in aid to flood-ravaged Kerala »,
Source : rece se e t d e 0 , sus d a.gov.in/2011census The Hindu, Chennai, 21 août 2018.

Qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes
– les hindous ayant peu investi dans ce secteur –,
les écoles confessionnelles représentent, selon
Kadakkal, « 60 % du primaire et du secondaire,
et 70 % du supérieur ». Cependant, « leurs
programmes sont fixés par le Conseil éducatif du
gouvernement, et toutes sont tenues de s’y
conformer. Tous les examens finaux sont
organisés par les universités publiques, et les
diplômes délivrés par le gouvernement ». Dans
les écoles musulmanes, enseigne-t-on que
l’homme a des ancêtres communs avec le singe,
et n’est pas né d’un geste divin ? « Oui, bien sûr ! »,
répond N. P. Mohamad, responsable du dépar-
tement de sociologie à l’université de Calicut à
Kozhikode. « Même si elles refusent la théorie
évolutionniste de Darwin, les fondations musul-
manes sont obligées de l’enseigner dans leurs
établissements. » Quitte à ce que les élèves
entendent la version créationniste lors des cours
religieux dans ces mêmes établissements.
De toute évidence, même si certains appré-
cient l’environnement pieux de ces écoles et
universités privées, la religion ne constitue pas
le critère principal dans le choix des parents d’y
inscrire leurs enfants. Pourquoi le font-ils ? Avant
tout parce que, une fois la maison construite, les
migrants ont désiré investir l’argent gagné dans
l’éducation de leur progéniture. Ce qui a provoqué
un afflux de nouveaux élèves, que les établisse-
ments publics n’ont pas eu la capacité d’accueillir.
Un marché de l’éducation privée s’est alors créé
dans lequel se sont engouffrés des investisseurs
musulmans, mais aussi chrétiens, qui en tirent
profit et considération sociale. Kadakkal souligne
que « 80 % des établissements construits dans
les vingt dernières années appartiennent à un
groupe religieux ». « De plus, poursuit
N. P. Mohamad, les écoles privées ont toujours
bénéficié d’une image de qualité supérieure à
celles du réseau public. » Une image plus fondée
sur le bouche-à-oreille que sur la réalité.
« Dans 95 % des cas,
la radicalisation s’est
faite par Internet »
Même si elles ne sont pas immédiatement
perceptibles, N. P. Mohamad, intellectuel musul-
man reconnu au Kerala, craint des conséquences
à plus long terme : « Les nouvelles générations
grandissent entre personnes de la même commu-
nauté. Elles perdent la confrontation intellectuelle
avec d’autres croyances, cela va provoquer des
dommages considérables sur le pluralisme de
notre société. »
Un autre signe inquiète plusieurs de nos inter-
locuteurs : une participation en baisse des
musulmans à l’Onam, le grand festival des
moissons qui rassemble chaque année des
dizaines de milliers de participants de toutes les
religions. « Or, pour la première fois, souligne
M. Shashi Tharoor, ancien secrétaire général adjoint
de l’Organisation des Nations unies (ONU) et
député du Kerala au Parlement national, il s’est
trouvé quelques prêcheurs pour inciter leurs ouailles
à ne pas y participer, sous prétexte que c’était une
fête hindoue. » Avant d’ajouter qu’« il est cependant
très difficile de trouver un lien entre ce repli identi-
taire et une quelconque action terroriste, comme
le fait le BJP ».
En effet, même si le nombre de Kéralais ayant
eu des accointances avec l’Organisation de l’État
islamique (OEI) est supérieur à celui des autres
États, il demeure faible : une petite cinquantaine,
sur moins de deux cents pour tout le pays (3).
« Rapportée à sa population, l’Inde est le pays le
moins touché du monde par le terrorisme global,
affirme Kabir Taneja, chercheur au think tank
Observer Research Foundation à New Delhi. Et,
dans 95 % des cas, la radicalisation s’est faite par
Internet. » Dans les mosquées, les imams appar-
tiennent à l’une ou l’autre des organisations qui
structurent l’islam kéralais, qui, toutes, dénoncent
les crimes djihadistes.
Autre sujet d’inquiétude pour certains,
l’influence qu’ils jugent grandissante du Parti
social-démocrate d’Inde (SDPI), une minuscule
organisation qui prône des actions d’autodéfense
contre les attaques antimusulmanes du BJP.
Elle est impliquée dans le meurtre de plusieurs
leaders locaux – le dernier datant de
décembre 2021. « Même si le SDPI remporte un
certain succès dans les élections des panchayat,
son poids électoral reste marginal dès qu’on
passe au niveau de l’assemblée du Kerala, où
ses scores sont misérables [0,4 % aux
élections de 2021] », tempère Dayal Paleri, qui
prépare un doctorat de sociologie sur les
musulmans du Kerala.
Et que pensent les communistes de cette
vogue du niqab et du pardha ? Ils prennent soin…
de ne rien en penser ! « Nous sommes une
démocratie, chacun, dans chaque religion, a le
droit de s’habiller comme il veut ! », tel est le
seul commentaire que nous obtenons de
M. M. V. Jayarajan, secrétaire général de la
section de Kannur du PCI (M), dans le nord de
l’État, une des plus puissantes au sein du parti.
La très forte croissance des mosquées et de
l’enseignement confessionnel ? « C’est la
démocratie. » Pour Mme V. V. Preetha, militante
au sein de l’Adwai, l’organisation féminine du
parti : « Parmi les femmes des villages pauvres
que nous aidons, la question n’est pas de porter
le pardha ou non, mais d’accéder à une
éducation supérieure et à un métier. S’il faut
qu’elles mettent un niqab pour aller se former,
je ne vois pas où est le problème. » Le niqab est
aussi, soulignent certaines, une armure de
protection dans un pays classé parmi les plus
dangereux du monde pour les femmes par la
Thomson Reuters Foundation (4).
Pour le PCI (M), il est de toute façon hors de
question de se mettre les musulmans à dos, si
religieux soient-ils. Ni personne d’aucune
confession, d’ailleurs, dans un pays où 99 % de
la population s’identifie à une religion. « Même
GABRIEL MELO. – Scène de rue à Fort Kochi, de la série « Red Kerala » (Kerala rouge), 2018
s’ils restent structurellement défavorisés par
rapport aux hindous et aux chrétiens, les
musulmans ici le sont moins que dans le reste
de l’Inde, fait remarquer Ashraf Kadakkal. Ils
disposent d’une puissante classe moyenne, de
nombreux médias, on les trouve à la tête des plus
grosses entreprises, etc. Et ils participent
activement à la vie politique », avec notamment
un puissant parti, la Ligue musulmane (IUML),
alliée au Parti du Congrès. Dans un Kerala où le
BJP est quasiment inexistant – représentant
environ 12 % de l’électorat, mais trop éparpillés
sur le territoire, les nationalistes hindous ont perdu
en 2021 le seul siège qu’ils détenaient à
l’assemblée de l’État –, tout se joue entre les
communistes et le Congrès.
« La différence entre les deux partis est très
faible, et quelques voix musulmanes de plus ou
de moins peuvent faire pencher la balance »,
explique C. K. Visayan, journaliste politique au
Mathrubhumi, un des importants quotidiens
régionaux. Selon M. Thomas Isaac, ancien
ministre de l’économie et poids lourd du PCI (M),
le vote musulman en faveur des communistes
est longtemps resté stable, autour de 30 %.
« Mais, lors de la dernière élection [en avril 2021],
ce chiffre est passé à 39 %, ce qui a mis la Ligue
musulmane en fureur. » Si le PCI (M) a en effet
réussi, pour la première fois depuis 1957, à se
faire réélire pour un second mandat, c’est grâce
notamment à ces voix musulmanes, mais aussi
à son excellente gestion de la crise sanitaire
provoquée par le Covid (confinement rapide,
distribution gratuite de nourriture, système
hospitalier efficace).
Tout communiste qu’il soit, le ministre en chef
du Kerala, M. Pinarayi Vijayan, répond ainsi à
toutes les invitations des grandes fondations
musulmanes dès qu’il s’agit d’inaugurer un
nouvel établissement éducatif ou de prononcer
le discours d’ouverture d’un rassemblement
religieux. Il est vrai que, dans la Constitution
indienne, le sécularisme, forme locale de laïcité,
ne signifie pas une absence de religion dans les
structures de l’État, mais un traitement égalitaire
de toutes les pratiques religieuses, au sein de
l’administration comme dans l’espace public. Les
communistes kéralais ne pourraient-ils pas aller
un peu plus loin, considérant que la religion est
l’opium du peuple ? « Oui, Karl Marx a bien écrit
cela, rétorque M. Jayarajan, installé dans le
bureau du parti sous le triple portrait de Marx,
Engels et Lénine. Dans son esprit, il ne s’agit pas
d’une drogue, mais d’un antalgique nécessaire
pour soulager la douleur du prolétariat. » Et de
citer par cœur, en malayalam, le passage qui
précède la célèbre phrase : « La religion est le
soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde
sans cœur. » Au sein du PCI (M), comme dans le
reste de la société indienne, l’athéisme est
rarement abordé et semble réservé à quelques
hauts dirigeants.
À l’inverse, peut-on être un musulman prati-
quant et voter communiste ? « Bien sûr ! », répond
M. A. P. Kunhamer en riant, tant la question lui
semble incongrue. Tandis que ce syndicaliste
retraité nous emmène visiter la magnifique
mosquée du XIVe siècle de Kozhikode, il
poursuit : « Ici, la politique se combine parfai-
tement avec les religions. Personnellement, je
prie cinq fois par jour, je jeûne pendant le
ramadan, j’observe tous les rituels, et j’ai toujours
été communiste ! » Même teneur dans les propos
d’un jeune client d’un café de Ponnani, village
de pêcheurs essentiellement musulmans où tous
les hommes vont à la mosquée et les femmes
sortent en pardha. « Nous ne sommes pas riches.
Certains jours, tu gagnes 500 roupies [6 euros],
d’autres 1 000 roupies. Des fois, rien. Ça dépend
du poisson. Tout le monde vote communiste. Si
tu as un problème, si tu as besoin de chaises
pour le mariage de ta sœur, ou même si tu as
besoin d’un prêt pour ta maison, tu peux
compter sur leur aide. »
« Je regrette que tout
le monde soit devenu
plus religieux »
Lors des grands meetings, il n’est pas
étonnant de voir des femmes tout en noir peupler
l’assistance, et applaudir l’orateur – comme ce
fut le cas lors du congrès du parti à Kannur, en
décembre dernier. Les communistes disposent
d’une base importante parmi les classes les plus
pauvres du Kerala, qu’elles soient musulmanes
ou hindoues. « Le PCI (M) pourrait gagner
davantage de voix chez les musulmans si la Ligue
musulmane, s’appuyant sur un réseau de notables
très influents, ne répandait pas l’idée qu’ils sont
contre la religion », ajoute le jeune chercheur
Dayal Paleri.
Plus récemment, les prises de position très
fermes du ministre en chef contre le gouver-
nement de M. Modi, au moment du recensement
5 LE MONDE diplomatique – MARS 2022
organisé dans l’Assam afin de retirer la nationalité
indienne à des musulmans supposés avoir
immigré illégalement du Bangladesh (5), ont attiré
de nouveaux électeurs de cette communauté.
« J’ai confiance dans les communistes, ils sont
vraiment sécularistes », affirme une jeune archi-
tecte de Kozhikode. Dans le contexte de la
haine du BJP contre eux, le terme « séculariste »
est devenu synonyme de « défenseur des
musulmans ». « Par contre, aux élections du
Parlement à New Delhi, poursuit-elle, je vote pour
le Congrès, parce qu’au niveau national ils ne
font pas le poids contre le BJP. » À la Lok Sabha,
la Chambre basse du Parlement national, le
PCI (M) et ses alliés ne détiennent que trois sièges
sur les vingt dévolus au Kerala, contre quinze
élus pour le Parti du Congrès et deux pour la
Ligue musulmane.
Une question demeure : n’y aurait-il pas un lien
– a priori contre nature – entre cette visibilité accrue
de l’islam au Kerala et la direction par les commu-
nistes ? Peut-être… « Depuis l’arrivée du BJP au
gouvernement central [en 2014], nous vivons avec
le sentiment d’être traités comme des citoyens de
seconde classe, avec la menace d’être un jour
expulsés », affirme notre syndicaliste retraité de
Kozhikode. L’écrivaine Shahina Rafiq (Un animal
domestique, Mathrubhumi
Books, 2020, non traduit) fait
remonter cette peur « plus
loin, à la destruction de Babri
Masjid », cette très ancienne
mosquée du nord de l’Inde
ravagée en 1992 par des
hordes d’hindous sympathi-
sants du BJP, sans que la
justice sanctionne réellement
les coupables (6). « Or, au
lieu de réagir en s’écrasant
encore plus comme on le voit
dans le reste de l’Inde, les
musulmans du Kerala ont pu
se rendre plus visibles, car ils
représentent une vraie force
politique entre les commu-
nistes et le Congrès, explique
Ashraf Kadakkal. D’autant
qu’avec l’argent du Golfe ils
ont acquis les moyens finan-
ciers d’affirmer fièrement leur
islamité. » Pour Hilal Ahmed,
chercheur en science poli-
WWW.GABRIELMELOPHOTOGRAPHY.COM
tique au Centre for the Study
of Developing Societies à
New Delhi, « le Kerala est
l’État qui affiche le taux le
plus élevé d’alphabétisation,
certainement grâce à la
politique menée par les com-
munistes depuis près de
soixante-dix ans. Ce nouveau
mode d’exercice de la religion
vient aussi de l’accès que
les jeunes Kéralais instruits
peuvent avoir, via Internet et leur bonne pratique
de l’anglais, à l’islam global ». Lequel se diffuse
sur la Toile grâce aux prêcheurs du Golfe et du
Proche-Orient.
S’il semble que cette visibilité plus grande ne
doive pas être interprétée comme une forme de
radicalisation, elle n’en préoccupe pas moins la
plupart des intellectuels, pour qui la communal
harmony reste un des biens les plus précieux du
Kerala. Ce terme, qui revient sur toutes les lèvres
et que l’on peut traduire par « paix entre groupes
religieux », distinguerait, selon eux, leur État des
autres. « Au Kerala, il n’existe pas cette violence-
là, avec le lynchage de musulmans dans la rue,
admet N. P. Hafiz Mohamad. Mais réagir aux
attaques du BJP contre le sécularisme par encore
moins de sécularisme, ce n’est pas la bonne
solution. » Pour le romancier Anees Salim, dont
deux des œuvres ont été traduites en français (7),
le mal est déjà fait : « Depuis vingt ans, je constate
avec tristesse que tout le monde est devenu plus
religieux : les hindous sont plus hindous, les
musulmans plus musulmans, les chrétiens plus
chrétiens. Cela ne crée pas de tensions
immédiates, mais chacun s’enferme de plus en
plus dans sa communauté. À terme, cela va certai-
nement affecter notre communal harmony. »
P IERRE D AUM .
(3) Kabir Taneja et Mohammed Sinan Siyech, «The Islamic State
in India’s Kerala : A primer », ORF Occasional Paper n° 216,
Observer Research Foundation, New Delhi, octobre 2019.
(4) « Factbox : Which are the world’s 10 most dangerous countries
for women ? », Thomson Reuters Foundation, Londres, 26 juin 2018.
(5) Lire « En Inde, la chasse aux “infiltrés” », Le Monde diplo-
matique, mars 2020.
(6) Lire Wendy Kristianasen, « Plongée au cœur de l’Inde
musulmane », Le Monde diplomatique, janvier 2009.
(7) Vanity Bagh, Actes Sud, Arles, 2015, et Les Descendants de
la dame aveugle, Banyan, Paris, 2020.
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
H ISTOIRE D ’ UNE
Une Cour suprêmement politique
En démissionnant de la Cour suprême, le juge Stephen
Breyer a permis au président Joseph Biden de nommer
son remplaçant, qui doit être confirmé par le Sénat. En
l’occurrence, il s’agira d’une remplaçante, M. Biden ayant
promis de choisir une Afro-Américaine. L’équilibre poli-
tique de la Cour ne sera pas modifié pour autant : celle-
ci continuera à favoriser des politiques conservatrices.
PAR ALAN AUDI *
W
ASHINGTON, le 9 avril 2021. Un
camion sillonne les rues du quartier du
Capitole, puis s’arrête devant les
marches de la Cour suprême. Il porte des
affiches au message plutôt brutal, destiné
au doyen de la Cour suprême : « Breyer,
prends ta retraite ». Financée par un
groupe proche du Parti démocrate, la
campagne cherche à convaincre le juge
octogénaire Stephen Breyer, de sensibi-
lité centre gauche, de laisser la place à
quelqu’un de plus jeune. Les militants
n’ont pas pardonné à la juge féministe
Ruth Bader Ginsburg d’avoir eu la mau-
vaise idée de mourir pendant le mandat
du président Donald Trump, qui l’a aus-
sitôt remplacée par une juge conserva-
trice, Mme Amy Coney Barrett, ce qui a
verrouillé un peu plus la majorité réac-
tionnaire de la Cour suprême. L’histoire
ne dit pas ce que le juge Breyer a pensé
de l’épisode du camion, lui qui venait
d’argumenter que la Cour suprême tirait
sa légitimité de son indépendance
politique (1). En tout cas, il a compris
ce qui lui restait à faire. Le 27 janvier
dernier, il annonce qu’il prendra sa
retraite en juin prochain.
Cela ne modifiera pas l’équilibre idéo-
logique de la Cour, contrairement à ce
que les conservateurs ont réalisé à leur
profit. Invité par un journaliste, en 2018,
à citer le plus haut fait d’armes de son
mandat, le chef de file des sénateurs
républicains Mitch McConnell ne choisit
pas un projet législatif important. Son
véritable exploit, répond-il, fut de remo-
deler la Cour suprême de telle façon
qu’elle soit contrôlée par des juges
proches de son parti.
Existe-t-il un autre pays où les respon-
SELÇUK
sables politiques sont à ce point obsédés
par l’inclination idéologique de leurs
juges ? Où l’opinion éclairée connaît et
suit avec vigilance les principaux litiges
présentés à sa juridiction suprême ?
Même à l’heure où, aux États-Unis aussi,
les rédactions sont décimées, aucun
média américain important ne se dispen-
serait d’un correspondant à la Cour
suprême. Ses décisions scandent en effet
l’actualité, tout comme les plaidoiries en
amont, au moment où les avocats de
chaque camp présentent leur cause aux
neuf juges. Car les questions et les réac-
tions de ceux-ci vont alimenter toutes
sortes de pronostics et de spéculations
– chaque juge peut publier une opinion
dissidente ou expliquer son désaccord
avec une décision majoritaire.
Augmenter le nombre de juges ?
Q
UELQUES décennies plus tard, en
1857, la Cour suprême est invitée à exa-
miner le cas de Dred Scott, un esclave
noir qui fait valoir que, dès lors que son
propriétaire l’a emmené sur un territoire
américain où l’esclavage est illégal, il
est automatiquement devenu un homme
libre. Le tribunal donne raison à ses pro-
priétaires en arguant que les droits énon-
cés par la Constitution ne s’étendent pas
aux personnes d’ascendance africaine,
libres ou esclaves. Le tollé provoqué par
cet arrêt contribue au déclenchement de
la guerre civile en 1860 et à l’adoption
ultérieure de la clause de protection
égale, intégrée à la Constitution. Dans
son premier discours inaugural
(4 mars 1861), le président Abraham
Lincoln récusera toute forme de tyrannie
judiciaire : « Si la politique du gouver-
nement sur des questions vitales affec-
tant le peuple tout entier doit être irré-
*Avocat.
6
JURIDICTION AMÉRICAINE QUI A RAREMENT DÉFENDU LES LIBERTÉS PUBLIQUES
Le débat concernant l’étendue du pou-
voir de la Cour suprême coïncide avec
les premiers jours de la république amé-
ricaine. Alexander Hamilton, un des Pères
fondateurs de la Constitution sacralisée
de 1787, préconisait un système de pou-
voirs permettant aux juges de contredire
la volonté des représentants élus du pays.
Sa préférence ne fut pas retenue dans le
texte final. Thomas Jefferson, autre Père
fondateur et troisième président de l’his-
toire du pays (1801-1809), estimait que
le « contrôle judiciaire » serait une « doc-
trine très dangereuse et qui nous soumet-
trait au despotisme d’une oligarchie ».
« Nos juges, poursuivait-il, sont aussi
honnêtes que les autres hommes, pas plus.
Ils ont, avec les autres, les mêmes pas-
sions pour le parti, pour le pouvoir et les
privilèges de leur corps » (2). En 1803,
la Cour suprême tranchera elle-même le
débat à son avantage : elle invalide pour
la première fois une loi fédérale (arrêt
« Marbury vs Madison ») et consacre ainsi
sa suprématie en matière de questions
constitutionnelles – ce qui n’est pas sans
rappeler la Cour de justice de l’Union
européenne, qui s’est octroyé ce pouvoir
par un certain nombre d’arrêts dans les
années 1960, en dépit du silence du traité
de Rome sur le sujet.
vocablement fixée par la Cour suprême,
(…) le peuple aura cessé d’être son pro-
pre maître, ayant alors pratiquement
placé son gouvernement entre les mains
de cet éminent tribunal. »
L’avertissement de Lincoln est ignoré.
En 1883, la Cour invalide le Civil Rights
Act d’après-guerre. L’abolitionniste Fre-
derick Douglass observe alors qu’elle a
créé « une nation totalement dépourvue
de pouvoir pour protéger les droits de
ses propres citoyens sur son propre ter-
ritoire ». En 1895, malgré les dissensions
de quatre de ses neuf membres, elle éli-
mine l’impôt fédéral sur le revenu en le
subordonnant à des conditions qui le ren-
dent impraticable (un des juges exposera
son désaccord en estimant que la décision
de la Cour représente « rien de moins que
l’abandon du pouvoir de lever l’impôt à
la classe aisée ») ; la Constitution sera
amendée en 1913 pour annuler ces res-
trictions. Sur le front social, la Cour s’op-
pose, en 1905, à l’État de New York, qui
entendait fixer un nombre maximal
d’heures de travail pour les boulangers
(dix heures par jour, soixante heures par
semaine). Elle suscite alors la colère de
Theodore Roosevelt et de son Parti pro-
gressiste. Pendant la Grande Dépression,
elle invalide plusieurs lois constitutives
du New Deal de Franklin Roosevelt. Le
président démocrate réagit en tentant de
transformer l’institution – pour y ajouter
six juges favorables à son programme et
porter ainsi leur nombre à quinze. Le
tollé que suscite ce projet le conduit à y
renoncer. Le conflit s’apaisera à mesure
que les juges conservateurs sont rempla-
cés par d’autres qui ne le sont pas.
En 1954, la Cour mécontente cette fois
les milieux les plus conservateurs. Dans
la décision « Brown vs Board of Educa-
tion » (1954), elle décide à l’unanimité
que la ségrégation raciale dans les écoles
publiques est contraire à la Constitution.
Indignés par cet arrêt, les anciens États
confédérés ne parviennent pas à faire
valoir que le pouvoir judiciaire aurait
excédé ses prérogatives et piétiné le
« droit des États » à organiser à leur guise
leur système scolaire (une responsabilité
qui échappe au niveau fédéral). Cet arrêt
ouvre une période qui, pendant deux
décennies, verra la Cour, alors présidée
par Earl Warren (1891-1974), prendre
position non seulement en faveur de la
déségrégation des écoles, mais aussi du
droit des accusés et de la liberté de la
presse. Le clivage fondamental ne bou-
gera plus beaucoup ensuite : les conser-
vateurs s’opposent à l’« activisme judi-
ciaire » dans des domaines qui, selon eux,
relèvent des Parlements (Congrès et
Assemblées locales), tandis que les pro-
gressistes estiment que la Cour doit veil-
ler aux droits civils et sociaux de tous les
justiciables, quel que soit l’État où ils
résident. Ce qu’elle a parfois fait, même
avec une majorité conservatrice,
lorsqu’un ou plusieurs des juges désignés
par un président républicain se joignait
à la minorité démocrate : en 1989, elle
interdit les sanctions criminelles contre
un jeune militant ayant brûlé un drapeau
américain, ce qui invalide des lois en
vigueur dans quarante-huit des cinquante
États. En 2003, elle annule une loi texane
criminalisant l’homosexualité – revenant
alors sur un de ses arrêts qui entérinait
cette discrimination. Douze ans plus tard,
elle légalise le mariage homosexuel dans
tous les États.
Ces quelques coups d’éclat et ce rôle
(présumé) de protecteur des minorités
permettent à la Cour suprême de jouir
d’un grand crédit auprès d’acteurs poli-
tiques dont on escompterait plutôt qu’ils
cherchent à limiter son influence. Car,
dans son histoire, elle a rarement été un
avocat déterminé des libertés publiques,
à part peut-être au temps du juge Warren :
elle a entériné la dépossession des Amé-
rindiens, approuvé l’internement des
Américains d’origine japonaise pendant
la seconde guerre mondiale, puis les pro-
cédures criminalisant le Parti commu-
niste américain et ses membres, en par-
ticulier pendant l’ère maccarthyste. Plus
récemment, elle a entériné l’interdiction
d’entrée des musulmans sur le territoire
américain par le président Trump. Par
ailleurs, la Cour a accepté qu’une « pré-
sidence impériale » se dispense de l’aval
du Congrès pour déclencher des opéra-
tions militaires à l’étranger. En 1976, elle
a interprété la clause célèbre du premier
amendement de la Constitution – « le
Congrès ne fera aucune loi (…)
restreignant la liberté d’expression ou
de la presse » – de telle manière que les
candidats aux élections peuvent doréna-
vant dépenser des sommes quasi illimi-
tées, au prétexte que l’argent serait une
forme d’expression…
C’est toutefois une décision presque
cinquantenaire, « Roe vs Wade », qui
continue de susciter le plus de contro-
verses. En 1973, la Cour décide qu’un
amendement à la Constitution datant de
l’après-guerre civile implique un droit à
l’avortement dans tous les États du pays.
Aujourd’hui, une majorité de juges, dont
les trois nommés par le président Trump,
paraît disposée à revenir sur cet arrêt
interdisant aux États qui le souhaitent de
proscrire l’avortement. Le projet d’effa-
cer cette décision longtemps considérée
comme intouchable a permis à toute une
génération de candidats républicains de
séduire l’électorat évangélique. Mais, si
un tel renversement intervenait, les États
intéressés devraient ensuite franchir la
seconde étape et interdire l’avortement.
Les conservateurs prendraient alors le
risque de remobiliser les femmes qui
veulent continuer à choisir leurs mater-
nités. Et la gauche, qui persiste à voir
dans la Cour un garant des droits
fondamentaux des citoyens américains,
serait contrainte de revoir sa position.
À ce stade, imaginons l’embarras d’un
parlementaire américain soucieux
d’étendre la démocratie dans son pays.
Une loi pour limiter les dépenses de
campagne ? Elle serait probablement
jugée anticonstitutionnelle en vertu de
la décision de 1976, élargie en 2010. Un
impôt sur la fortune ? Les neuf juges
seraient enclins à invalider la mesure.
Une loi pour mettre fin aux découpages
électoraux qui favorisent le parti au pou-
IVES DU « DI
plus de 750 numéros du journal
plus de 3 000 cartes
plus de 50 000 docum ments
ccessibles en ligne grâce
un puissant moteur d de recherche
ww
w..monde-diplomatiqu
voir ? Difficile d’imaginer que la Cour
actuelle l’acceptera. Quel espace reste-
t-il alors pour une action politique ambi-
tieuse dans un système politique aussi
verrouillé que celui-ci ?
Tout changement dans ce domaine
exigerait une très aléatoire modification
de la Constitution (3) – c’est-à-dire un
vote amendant celle-ci adopté à la majo-
rité des deux tiers dans chacune des
Chambres du Congrès, ratifié ensuite
par les trois quarts des États… Or s’en
prendre au pouvoir exorbitant des juges
ne tente guère un Parti démocrate
dominé par les classes supérieures et
urbaines, les avocats en particulier. Car
celles-ci s’accordent plutôt avec la posi-
tion de Hamilton sur la nécessité d’un
pouvoir judiciaire fort. Par conséquent,
l’opposition au contrôle judiciaire
absolu, dont Jefferson, Lincoln et les
deux Roosevelt furent les plus illustres
porte-parole, ne dispose pas de relais
politiques très puissants.
Pourtant, en s’en prenant à la Cour
suprême des années 1930, Roosevelt a
prouvé que les juges étaient sensibles à
la pression populaire. L’un d’eux confiait
à l’époque qu’il avait revu son opposition
au programme présidentiel en ayant à
l’esprit « la tension énorme et la menace
pour la Cour existante » s’il persistait
dans son intransigeance. Aujourd’hui
aussi, la Cour sait que, si elle va trop loin,
sa légitimité sera remise en question. Une
fraction de la gauche américaine a d’ail-
leurs enjoint au président Joseph Biden
de suivre l’exemple de son illustre pré-
décesseur démocrate en accroissant la
taille de la Cour suprême, qui n’est pas
indiquée dans la Constitution. Une telle
refonte est exclue pour le moment. Mais,
dans un renversement historique, c’est à
présent l’aile conservatrice de la Cour
suprême qui, à force de multiplier les
arrêts contestés, pourrait provoquer une
réaction contre une institution hostile au
sentiment populaire.
Peut-être ne doit-on pas comprendre
autrement la succession récente de dis-
cours et d’ouvrages de juges de la Cour
suprême qui assurent le public américain
qu’ils sont seulement des interprètes
objectifs de la Constitution ? « Nous
n’avons pas de juges Obama ou de juges
Trump… Nous avons un groupe extraor-
dinaire de juges dévoués qui font de leur
mieux », prétendait l’actuel Chief Justice
John Roberts (nommé par M. George
W. Bush) en 2018, alors que le président
Trump s’en prenait à un juge nommé par
M. Barack Obama qui lui avait déplu. Et,
en septembre dernier, la juge Barrett
annonçait dans un discours que son
objectif était « de vous convaincre que la
Cour n’est pas composée d’une bande
de partisans ». Le public ? Des étudiants
du McConnell Center à l’université de
Louisville, un centre qui porte le nom de
M. McConnell, le chef de file des répu-
blicains au Sénat. Ce dernier était là pour
applaudir la juge nommée dans les der-
niers jours du mandat du président
Trump, qu’il avait fait confirmer à la
Cour suprême en se dispensant du sou-
tien de tout sénateur démocrate.
(1) Stephen Breyer, The Authority of the Court and
the Peril of Politics, Harvard University Press,
Cambridge, 2021.
(2) « From Thomas Jefferson to William Charles
Jarvis, 28 September 1820 », Archives nationales des
États-Unis, https://founders.archives.gov
(3) Lire Daniel Lazare, « Cette pesante Constitution
américaine », Le Monde diplomatique, février 2000.
D PLO »
DEPUIS 1954
â
ue.fr/archives
ABONNEZZ--VVOUS

L A CRISE UKRAINIENNE OFFRE AUX
Le repli américain aura duré six mois…
Six mois après la chute de Kaboul et la débandade occi-
dentale en Afghanistan, les États-Unis se sentent obligés
de relever le défi que leur pose un rival stratégique, la Rus-
sie, certes militairement puissant mais moins prioritaire
à leurs yeux que la Chine. Les tensions croissantes en
Ukraine leur permettent toutefois de rassembler derrière
eux des alliés européens apeurés.
PAR MICHAEL KLARE *
L
’ÉVOLUTION récente de la politique
étrangère des États-Unis paraît si para-
doxale que de nombreux commentateurs
y ont perdu leur latin : d’un côté, le retrait
hâtif et désordonné des troupes améri-
caines d’Afghanistan nourrit le soupçon
d’une grande puissance en déclin, qui
n’hésite plus à jeter aux orties ses enga-
gements internationaux ; de l’autre, sa
réponse musclée aux desseins russes en
Ukraine semble marquer un durcisse-
ment et le retour à une politique inter-
ventionniste ambitieuse. Cependant,
aussi contradictoires que puissent paraître
ces deux expressions de la politique
étrangère américaine, elles illustrent une
seule et même stratégie, visant à restaurer
le statut du pays comme première super-
puissance de la planète.
La préservation de ce statut constitue
l’objectif prioritaire des dirigeants amé-
ricains depuis la fin de la guerre froide, et
plus précisément depuis 1992, lorsque le
ministère de la défense esquissa ses objec-
tifs stratégiques à l’ère postsoviétique.
Libéré de la menace d’un conflit militaire
avec son ennemi de toujours, le Pentagone
annonça que sa stratégie consisterait
désormais à « empêcher l’émergence de
tout concurrent potentiel sur la scène
mondiale (1) ». Ses stratèges ne firent pas
mystère de ce que cela signifiait : conso-
lider l’écrasante supériorité des forces
militaires américaines et maintenir un
solide réseau d’alliés de confiance.
À première vue, la tâche ne paraissait
pas insurmontable. Les États-Unis avaient
«Accroître la létalité »
P ENDANT que l’armée américaine était
aux prises avec les groupes terroristes, la
Russie et la Chine redoublèrent d’efforts
pour accroître leurs capacités militaires
respectives. Instruites par les guerres du
Golfe de 1990 et 2003, elles s’équipèrent
de missiles guidés de haute précision et
d’autres armes sophistiquées qui avaient
fait leurs preuves en Irak, réduisant de
manière non négligeable l’avance tech-
nologique dont les Américains bénéfi-
ciaient jusqu’alors. Pékin parvint en outre
à marquer des points sur le plan
géopolitique en étendant ses liens com-
merciaux en Asie du Sud et du Sud-Est.
En 2011, les dirigeants américains en
étaient arrivés à la conclusion que leur
guerre obsessionnelle contre le terrorisme
– bien que toujours populaire au Congrès
et dans l’opinion – avait affaibli leur statut
de superpuissance. Au cours d’une réunion
secrète cet été-là, l’administration de
M. Barack Obama décida de faire marche
arrière et d’accorder une importance stra-
tégique plus élevée à la compétition avec
la Chine qu’à la guerre contre le terrorisme.
Cette nouvelle approche, appelée «pivot»
asiatique, fut annoncée par le président
américain au cours d’un discours prononcé
devant le Parlement australien à Canberra
le 17 novembre 2011.
Pour M. Joseph Biden, qui était alors
vice-président, cette nouvelle orientation
ne pouvait mieux correspondre à sa pro-
pre ligne, dont il n’a jamais dévié
jusqu’aujourd’hui. La promesse de
M. Obama de consacrer plus de moyens
à l’Asie, « au moment où nous mettons
un terme définitif à la guerre en Irak, et
commençons à voir la guerre en Afgha-
nistan baisser d’intensité », allait pourtant
se révéler prématurée. Les talibans firent
* Professeur au Hampshire College, Amherst
(Massachusetts). Auteur de All Hell Breaking Loose :
The Pentagon’s Perspective on Climate Change,
Metropolitan Books, New York, 2019.
7 LE MONDE diplomatique – MARS 2022
É TATS -U NIS L’ OCCASION DE PRÉSERVER LEUR SUPÉRIORITÉ MILITAIRE
ukrainiennes par M. Poutine et l’envoi de
chars russes sur leur territoire, le président
Biden a mis en scène la signature d’un
décret renforçant les sanctions. Une
manière de prendre date tout en réaffir-
mant le statut américain.
C’est par ce prisme qu’il faut appréhen-
der le comportement de l’administration
Biden vis-à-vis de la Russie et de
l’Ukraine. Si M. Biden a déclaré que
l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était
pas à l’ordre du jour, et que les États-Unis
n’enverraient pas de troupes pour aider
Kiev à se défendre, il a menacé Moscou
de représailles « rapides et sévères » dans
facilement écrasé l’armée de style sovié- l’hypothèse d’une invasion. Il a en outre
tique de Saddam Hussein lors de la guerre déployé des renforts de plusieurs milliers
du Golfe de 1990-1991, et aucun autre pays d’hommes en Pologne et en Roumanie
à cette époque ne paraissait de taille pour – deux pays « en première ligne » qui sont
résister à la domination américaine. Au membres de l’Alliance atlantique et abritent
tournant du nouveau siècle, cependant, une des batteries de missiles américains.
certaine inquiétude se fit jour à la Maison
Blanche au sujet, d’une part, de la moder- Mais le président américain a surtout fait
nisation militaire de la Chine et, d’autre office de meneur de revue auprès de
part, de l’intention affichée par M. Vladimir l’OTAN, consultant régulièrement les diri-
Poutine de rebâtir ses forces armées. À geants des autres États membres et les
l’entame du mandat de M. George W. Bush encourageant à durcir leurs positions sur
au début de 2001, les responsables de la le dossier ukrainien. Si le conflit se géné-
sécurité nationale s’engagèrent à contrer ralise, ce sera M. Biden qui coordonnera
ces nouvelles menaces en augmentant les la riposte militaire de l’Occident et déter-
dépenses militaires et en resserrant les liens minera les sanctions à prendre contre Mos-
© ADAGP, PARIS, 2022 - BRIDGEMAN IMAGES
entre leur pays et ses principaux alliés en cou (lire l’article pages 1, 22 et 23).
Europe et en Asie.
À Washington, beaucoup attendaient
Cette politique commençait à peine à cela depuis belle lurette : une occasion pour
s’esquisser que les États-Unis furent la l’Amérique d’exhiber ses états de service
cible des attaques terroristes du 11-Sep- de grande puissance dans un duel avec un
tembre. Du jour au lendemain, l’attention concurrent de poids, plutôt que dans des
du Pentagone délaissa la compétition avec opérations incertaines contre des fanatiques
la Chine et la Russie pour se reporter sur religieux pauvrement armés. Un retrait des
les opérations de contre-terrorisme au troupes russes de la frontière ukrainienne
Proche-Orient. Conformément aux pré- ROBERT RAUSCHENBERG. – « Tracer » (Traceur), 1964 – même travesti par la diplomatie du «sau-
ceptes de la « guerre globale contre le ter- ver la face » – serait interprété comme une
rorisme » lancée par le président Bush, Mattis. Pour restaurer la prédominance long de 2021, avec une attention particu- victoire de la ligne dure de M. Biden et
les forces américaines furent reconfigu- américaine, M. Mattis préconise une lière prêtée à Taïwan. Face aux menaces conduirait certainement à d’autres versions
rées pour des combats « de basse inten- hausse des achats d’armes et le dévelop- chinoises, à peine voilées, d’annexer l’île du même scénario. Et, même si M. Poutine
sité » dans des zones reculées. L’invasion pement de technologies militaires d’avant- au cas où elle franchirait le moindre pas décidait finalement d’envahir l’Ukraine, le
de l’Irak en 2003 marqua un bref retour garde. « Une mise en œuvre réussie de la supplémentaire vers l’indépendance, la choc qui en résulterait fournirait à Wash-
au conflit militaire traditionnel avec un “Stratégie de défense nationale” de 2018 Maison Blanche fit la promesse de résister ington une occasion extraordinaire d’as-
État ennemi lourdement équipé ; mais, implique d’investir dans l’innovation tech- à une telle attaque, y compris, si besoin, seoir son leadership sur l’OTAN.
après l’effondrement du régime de Hus- nologique en vue d’accroître la létalité », par la force militaire. Le soutien américain
sein, l’ancienne puissance régionale arabe insiste-t-il. à Taïwan est « solide comme un roc », Cette crise ne sera certainement pas le
devint à son tour un foyer de guerre assura M. Biden à plusieurs reprises. dernier chapitre de la longue bataille enga-
contre-insurrectionnelle de longue durée. Tel était l’ordre de route stratégique dont gée par Washington pour s’assurer une
héritait l’administration Biden lorsqu’elle Fin 2021, cependant, ce fut au tour de position dominante sur un monde instable.
prit ses fonctions en février 2021, et il n’est Moscou de susciter l’inquiétude de Wash- D’autres compétiteurs et d’autres crises
qu’à lire le «Guide stratégique temporaire ington. L’escalade enclenchée par le pré- surgiront sans doute dans les années à
de la sécurité nationale» publié par le gou- sident Poutine a largement monopolisé venir. D’ores et déjà, la rivalité entre
preuve d’une remarquable ténacité en
Afghanistan, tandis qu’en Irak l’émer-
vernement en mars 2021 (3) pour mesurer
combien l’influence de M. Mattis reste pal-
pable à Washington. Les auteurs de ce docu-
les délibérations de politique étrangère
depuis le début de 2022. Bien que
l’Ukraine ne soit pas membre de l’OTAN,
grandes puissances a fait son retour au
cœur des préoccupations stratégiques
américaines.
gence de l’Organisation de l’État isla- ment insistent sur la nécessité de préserver et que les États-Unis ne soient nullement
mique (OEI) contraignit M. Obama à la supériorité militaire et technologique amé- tenus de lui prêter main-forte en cas
envoyer des renforts dans le pays. De ricaine vis-à-vis de la Chine et de la Russie, d’attaque, la démonstration de force de (1) Patrick E. Tylor, «US strategy plan calls for insuring
no rivals develop», The New York Times, 8 mars 1992.
2014 à 2018, la « guerre globale contre préconisant à cette fin de «libérer des res- Moscou n’en est pas moins perçue
(2) Déclaration du ministre de la défense James
le terrorisme » a dominé la planification sources pour investir dans les technologies comme un défi à la solidarité occidentale. Mattis devant le Comité des forces armées du Sénat
stratégique à Washington, les forces amé- de pointe et les capacités qui détermineront Dans la mesure où les dirigeants à des États-Unis, Washington, DC, 26 avril 2018,
ricaines continuant à guerroyer en Irak et notre avantage en termes de sécurité mili- Washington considèrent leur pays comme www.armed-services.senate.gov
en Afghanistan, cependant que de nou- taire et nationale de demain». Tout comme la clé de voûte de l’alliance militaire occi- (3) « Interim national security strategic guidance »,
Maison Blanche, Washington, DC, mars 2021,
veaux fronts faisaient leur apparition en la SDN de 2018, le plan de M. Biden dentale, ils assimilent tout manque de fer- www.whitehouse.gov
Somalie et dans l’Afrique subsaharienne. accorde par ailleurs une haute priorité au meté à une nouvelle mise en danger de (4) Lloyd Austin, «Memorandum for all department
Durant la même période, cependant, une renforcement des liens avec les alliés asia- la suprématie américaine. Après la recon- of defense employees », ministère de la défense,
révolte fermentait au sein de l’état-major. tiques et européens. Ces derniers, souligne- naissance des républiques séparatistes Washington, DC, 4 mars 2021, https://media.defense.gov
t-il, constituent «une source de force considé-
Pour nombre d’officiers – dont la plu- rable et un atout sans égal pour l’Amérique.
part avaient connu trois, quatre ou cinq (…) C’est pourquoi nous réaffirmerons l’Or-
affectations en Irak ou en Afghanistan –, ganisation du traité de l’Atlantique nord
la « guerre globale contre le terrorisme » [OTAN], investirons en elle et la moderni-
était devenue une impasse stratégique.
Non seulement elle avait échoué à vaincre
serons, et nous ferons de même pour nos
alliances avec l’Australie, le Japon et la PENSER
les talibans ou à empêcher la prolifération
des groupes affiliés à l’OEI et à Al-Qaida,
République de Corée». Le schéma directeur
de M. Biden s’appuie enfin sur l’argument LIBREMENT
LE MONDE
mais elle avait consumé des ressources central de la stratégie du « pivot » de
immenses, qui auraient pu servir à finan- M. Obama en 2011 : extirper les États-Unis
cer la modernisation de l’appareil militaire des conflits sans fin qui ravagent le Proche-
ou tout autre effort pour contrer la Chine Orient, afin que le pays puisse consacrer
et la Russie, devenue une autre rivale de son attention et ses ressources à intensifier
Depuis 1948,
poids depuis l’annexion de la Crimée en la compétition avec Pékin et Moscou.
l’école des
2014. Pour la première fois depuis la fin
relations
de la guerre froide, le statut de l’Amérique Se mettant à la tâche dès l’été 2021, les
internationales
comme première superpuissance indiscu- conseillers à la sécurité nationale vont se
et des sciences
table de la planète était remis en question. concentrer essentiellement sur la Chine et
politiques.
la région indo-pacifique. Comme
Avec l’accord tacite de M. Donald MM. Obama et Mattis, le président Biden
Trump (qui montrait peu d’intérêt pour les et son équipe considèrent la Chine comme
questions géopolitiques), les responsables la plus grande menace à long terme pour
militaires commencent leur révolution la primauté américaine, avec sa croissance PROGRAMMES
stratégique en février 2018. Dans la «Stra- économique, sa stature mondiale et son POST BAC
tégie de défense nationale» (SDN) publiée savoir-faire technologique de plus en plus À BAC+5
ce mois-là, la « guerre globale contre le affûté. Pour cette raison, l’administration CAMPUS À
terrorisme » est suspendue, tandis que la Biden l’a désignée comme une « menace EN INITIAL ET LYON & PARIS
« compétition des grandes puissances » constante» contre laquelle les forces amé- ALTERNANCE
accède au rang de préoccupation cardinale. ricaines devaient être reconfigurées (4).
« Notre avantage compétitif s’est érodé
dans tous les domaines de la guerre – air, La vision d’une puissance chinoise met-
ILERI.FR
terre, mer, espace et cyber (2) », explique tant en péril la suprématie américaine dicta
le ministre de la défense d’alors, M. James la politique étrangère de M. Biden tout au
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
8
DE LA DIFFICULTÉ DE RECENSER

En Irak et en Syrie, les civils sont

L’usage intensif des bombardements aériens dans les lui, « le tristement célèbre événement de
Baghouz, documenté par le New York
multiples conflits en Syrie et en Irak a provoqué la mort Times comme un possible crime de guerre
de milliers de civils en moins de dix ans. Dans tous les américain (5), a été publiquement rejeté à
deux reprises comme “non crédible”,
cas, les acteurs impliqués tendent à minimiser le bilan
même si les évaluateurs américains ont
qui leur est imputable, à l’image de l’alliance interna- déterminé en privé qu’au moins quatre
tionale menée par les États-Unis. Ou à le nier, comme civils et jusqu’à soixante-dix étaient morts
dans l’attaque ».
le fait la Russie, alliée du régime syrien.
M. Woods, qui communique régulière-
ment avec les représentants de la coalition
pour les inciter à vérifier des dizaines d’in-
PAR DAMIEN LEFAUCONNIER * cidents passés, reste «persuadé que la coali-
tion est la responsable du bombardement,
car elle était la seule à intervenir à Rakka

E
N juin 2014, les États-Unis lan-
çaient une campagne de bombardements
aériens en Irak et en Syrie pour annihiler
les forces militaires du « califat » pro-
clamé par l’Organisation de l’État isla-
à cette période ». Comment en être sûr ?
Notre interlocuteur rappelle qu’Airwars a
pu être établi et comment se décompose- mené une enquête conjointe avec Amnesty
t-il ? Dans un contexte de conflit multi- International à propos des bombardements
forme marqué par la présence de forces sur cette ville (6). Selon lui, «la puissance
étrangères, le décompte de victimes non de feu de l’Organisation de l’État islamique
armées est particulièrement difficile, était considérablement limitée à Rakka, et
WWW.TAMMAMAZZAM.COM

mique (OEI, dont l’acronyme en arabe
est Daech), avant de former quelques
mois plus tard une coalition internationale
composée de soixante-quatorze États
membres. Parallèlement, en septem-
bre 2015, la Russie décidait de soutenir
militairement le régime de M. Bachar Al-
Assad, sur le point de s’effondrer face à
un mouvement de rébellion populaire
qualifié de « terroriste » par Damas et
rapidement contrôlé par des groupes dji-
hadistes (1). Ces deux interventions
constelleront la carte des deux pays d’en-
viron 75 000 « frappes » aériennes (2).
Si les actions de la coalition internatio-
nale contre l’OEI et celles de Moscou allié
au régime de M. Al-Assad sont à distin-
guer en termes d’intentions et de
contextes, elles se rejoignent sur leurs
conséquences désastreuses pour les popu-
lations. Avec les bombardements, les
grandes armées internationales ont causé
la mort de 20 000 à 55 000 civils syriens
et irakiens. Comment un tel bilan, qui
demeure une estimation officieuse, a-t-il
Des confirmations tardives
dépendant à la fois des déclarations des
acteurs engagés militairement, mais aussi
des informations recueillies par des orga-
nisations non gouvernementales (ONG)
aux travaux plus ou moins consensuels.
Dans ce qui suit, nous aborderons les
bilans respectifs des interventions de la
coalition internationale contre l’OEI, et
de la Russie contre la rébellion syrienne.
L’alliance menée par Washington com-
munique mensuellement sur ses actions
aériennes, mais la question des civils tués
fait l’objet de rapports parfois mis à jour
longtemps après les événements. Par
exemple, en juillet 2021, la coalition
indique avoir mené 34 984 « frappes »
– terme systématiquement utilisé en lieu
et place de celui de bombardements – en
Irak et en Syrie depuis août 2014. « Au
cours de cette période, selon les informa-
tions disponibles, le groupe de travail
mixte interarmées estime qu’au moins
1 417 civils ont été tués par inadvertance
par les frappes de la coalition », peut-on
lire dans son rapport.
TAMMAM AZZAM. – De la série « Collages », 2018
L’ONG Airwars – financée notamment
par le fonds de charité Joseph-Rowntree
et par les fondations Open Society créées
par M. George Soros – établit quant à elle
un décompte beaucoup plus lourd. Clas-
sant les incidents selon leur niveau de cré-
dibilité – une information étant considérée
comme fiable avec « deux sources crédi-
bles », l’ONG évalue entre 8 317 et 13 190
le nombre de civils tués en Irak et en Syrie
par les bombardements de la coalition. Le
nombre d’enfants tués se situerait entre
1 765 et 2 363. Sur ce total, Airwars
affirme avoir retrouvé les identités de
3 715 personnes. Leurs noms, leurs his-
toires racontées par des témoins et les
sources sont présentés sur son site Inter-
net. En prenant en compte les événements
non corroborés par une preuve ou des
témoignages, l’ONG avance un bilan plus
lourd encore : entre 19 284 et 29 643 vic-
de mètres carrés. Une heure plus tard,
l’OSDH évoque un bilan provisoire de
vingt-trois morts. Sur YouTube, une vidéo
non vérifiable est mise en ligne. Elle mon-
tre plusieurs enfants morts allongés sur le
sol, également des ruines d’habitation qui
semblent avoir été détruites par une puis-
sante déflagration. Toutes ces sources
désignent la coalition internationale
comme responsable.
Si le groupe de bâtiments semble bel et
bien avoir été rayé de la carte, comme le
prouvent deux photos satellites de Google
– l’une prise le jour d’avant, l’autre le jour
d’après –, la coalition n’a jamais reconnu
cet incident. Dans son rapport de mai 2019
sur les victimes civiles de ses interventions,
elle délivre une réponse laconique concer-
nant le bombardement d’Al-Badou :
«Après un examen de tous les enregistre-
les Forces démocratiques syriennes
s’étaient vu refuser l’utilisation d’armes
lourdes. Sur la base des preuves publiques
disponibles, il existe de fortes indications
que ces décès ont été causés par une frappe
aérienne ou d’artillerie de la coalition, prin-
cipale source de destruction à Rakka».
Dans cette ville, Amnesty International
et Airwars estiment que 1 600 civils ont
péri dans les raids aériens américains, bri-
tanniques et français et dans les tirs d’ar-
tillerie, et cela rien que lors de l’offensive
menée par la coalition internationale entre
juin et octobre 2017. Amnesty Internatio-
nal a d’ailleurs documenté de nombreux
incidents illustrant l’anéantissement de
dizaines de familles, prises en tenailles
entre les bombardements des forces libé-
ratrices et les tirs des membres de l’OEI.
Ainsi, en août 2017, explique le rapport
de cette ONG, « trente-neuf membres »
d’une même famille ainsi que dix de leurs
voisins auraient été tués en l’espace d’un
mois par quatre interventions de la coali-
tion. Le 18 juillet 2017, « tandis que la
famille Badran changeait de quartier pour
échapper aux combats (…), neuf hommes
de la famille ont été tués lors de deux
frappes distinctes menées par la coalition.

L A même justification accompagne

invariablement ces documents : « Nous
suivons un processus de ciblage très pré-
cis pour toutes nos frappes afin de garan-
tir le strict respect du droit des conflits
armés tout en essayant d’éviter les dom-
mages collatéraux. Chaque perte de vie
accidentelle est tragique, et notre objectif
reste de prendre toutes les précautions
possibles pour éviter de mettre les civils
en danger, dans le cadre de la traque de
notre ennemi impitoyable. » Dans sa com-
munication, la coalition précise que
plusieurs dizaines de « rapports » sont
encore à l’étude, c’est-à-dire des incidents
rapportés par des sources externes – prin-
cipalement des ONG –, des médias
locaux, des alertes sur les réseaux sociaux
(Twitter, Facebook), ou sur lesquels elle
revient de sa propre initiative.
quences de la frappe ». Dans un rapport
de mai 2019, on apprenait de la même
façon que, trois ans auparavant, le
9 avril 2016, lors d’une frappe aérienne
par drone sur un centre de communication
à Mossoul, ce ne sont pas un, comme
affirmé à l’époque, mais « cinq civils » qui
ont été tués, « par inadvertance et en rai-
son de leur proximité avec la frappe ».
La coalition assure vouloir faire preuve
de transparence et être disposée « à tra-
vailler avec quiconque faisant des allé-
gations ou fournissant de nouvelles infor-
mations crédibles », toutefois plusieurs
ONG avancent des chiffres de victimes
civiles plus importants. Ainsi, le Syrian
Network for Human Rights (SNHR), une
structure fondée par des Syriens oppo-
times, soit, en prenant la fourchette haute,
vingt fois plus que le chiffre officiellement
admis par l’alliance internationale.
Voici le détail d’un incident documenté
et signalé par Airwars, et pourtant classé
comme « non crédible » par la coalition
en mai 2019. L’ONG a nommé cet évé-
nement « cas 1396 (4) ». Le 20 août 2017
à Rakka, la bataille pour la reprise de la
plus grande ville de Syrie aux mains de
l’OEI fait rage depuis trois semaines. Au
sol, les Forces démocratiques syriennes
(FDS, coalition arabo-kurde alliée de la
coalition) qui combattent les djihadistes
sont appuyées par les raids de l’alliance,
Moscou et Damas n’étant pas impliqués.
Dès dix heures du matin, plusieurs mes-
sages d’alerte sur Facebook et Twitter
signalent un bombardement dans le quar-
ments de frappes disponibles, de façon plus
probable qu’improbable [“more likely than
not”], il a été déterminé que les civils
n’avaient pas été victimes d’une frappe de
la coalition.» Le service de presse de celle-
ci nous a confirmé que l’incident d’Al-
Badou, documenté sous l’appellation
« cas 1396 » par Airwars, est bien celui
réfuté dans son rapport. Officiellement,
aucun bombardement de la coalition inter-
nationale n’a donc eu lieu le 20 août au
matin près de ce quartier. « Le fait que la
coalition ait rejeté un événement comme
“non crédible” ne devrait pas être consi-
déré comme une preuve », explique
M. Chris Woods, qui dirige Airwars. Pour
Silence de la France
Ils venaient de réussir à déplacer les
femmes et les enfants dans un autre
endroit et s’en allaient les rejoindre. Un
mois plus tard, les membres restants ont
tenté de fuir, mais ils se sont fait tirer des-
sus par des hommes armés de l’OEI, qui
ont tué le médecin qui soignait les blessés
de la famille. Ils n’ont eu d’autre choix
que de revenir à l’endroit d’où ils
venaient. [Ensuite], le 20 août 2017, les
forces de la coalition ont bombardé simul-
tanément les deux maisons voisines dans
lesquelles vivait la famille. Ces frappes
aériennes ont tué trente membres de la
famille Badran, principalement des
femmes et des enfants (7) ».

Le chiffre de 1 417 civils tués avancé

par l’alliance est largement contesté. Le
20 décembre, une enquête du New York
Times, fondée sur l’examen de 1 300 rap-
ports du Pentagone, aboutissait à la
conclusion que « la guerre aérienne amé-
ricaine a été marquée par des renseigne-
ments défaillants, des tirs de missiles
hâtifs et imprécis, et la mort de milliers
de civils, dont de nombreux enfants (3) ».
Nous avons aussi examiné ces rapports
conclusifs, et il s’avère que, souvent, la
mort de dizaines de civils finit par être
admise bien longtemps après les faits, ce
qui laisse penser que le chiffre de
1 417 victimes n’est pas définitif.
Par exemple, il faut attendre septem-
bre 2019 et les informations publiées par
l’ONG britannique Airwars, spécialisée
dans l’analyse des bombardements
aériens, pour que la coalition admette la
« mort involontaire », le 5 avril 2017, de
seize civils à la suite d’un bombardement
« à Al-Shafa, contre une position de mor-
tier de Daech ». Dans ce même document,
on peut lire que, le 16 juillet 2018 à Deir
Ez-Zor, « la coalition a conduit une frappe
aérienne contre une usine d’explosifs de
Daech », durant laquelle, « malheureuse-
ment, deux civils ont été tués des consé-
* Journaliste.
sants au régime de Damas et accréditée
auprès de l’ONU, dresse à ce jour un
bilan de 3 047 victimes civiles. L’Obser-
tier Al-Badou. Le nombre de quarante à
cinquante morts circule sur des profils
Internet : pour la plupart, des Syriens se
À MOSSOUL, en Irak, la libération de
la ville, place forte de l’OEI, s’est elle
honteux, affirme M. Woods. Des officiers
français acceptent d’admettre qu’ils ont
vatoire syrien des droits de l’homme présentant comme des activistes ou des aussi traduite par de nombreuses victimes causé des pertes civiles, mais ils ne diront
(OSDH), une structure établie à Londres, journalistes. À dix-sept heures, l’Euphrate civiles, en 2017. Le général de division pas où et quand. Car la coalition est struc-
affirme que, selon ses sources, 3847 civils, Post, un média local, partage des photo- Rupert Jones, commandant adjoint de la turée de façon que seuls les auteurs des
dont plus de 1 000 enfants, auraient été graphies d’un groupe de bâtiments souf- Combined Joint Task Force qui avait pour frappes puissent payer des compensations
tués en six ans de raids. flés jusqu’au sol, sur plusieurs centaines objectif de libérer cette cité, a ainsi qualifié [aux proches des victimes]. »
la bataille de « combat urbain probable-
Le Pentagone fâché avec la géographie ment le plus dur qui ait été mené depuis
la seconde guerre mondiale (8) ». Selon
Encore faut-il que les survivants puissent
se faire entendre car, en réalité, l’alliance
N IER l’existence d’un raid aérien ayant occasionné des pertes civiles en
affirmant que la localité touchée par les bombes ne figure nulle part sur
les cartes : voilà comment le Pentagone récuse parfois les demandes d’enquête
une enquête de l’Associated Press, les
forces irakiennes et de la coalition seraient
responsables d’au moins 9 000 civils tués (1) Gilles Dorronsoro, Adam Baczko et Arthur
formulées par les organisations non gouvernementales ou par des citoyens par des tirs de mortier, des raids aériens Quesnay, Syrie. Anatomie d’une guerre civile, CNRS
syriens ou irakiens. Le New York Times rapporte ainsi l’exemple d’une attaque Éditions, Paris, 2016.
et des tirs d’artillerie pour la libération de
en avril 2017 sur Siha, un quartier périphérique de Mossoul investi par les (2) Sources : US Led Coalition, Airwars, Obser-
Mossoul (9). En 2017, la coalition inter- vatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), Syrian
troupes de l’Organisation de l’État islamique (OEI) (1). L’Iraqi Spring Media nationale ne reconnaissait pourtant que Network for Human Rights (SNHR).
Center, organisme indépendant qui informe sur la région, annonce sur sa page 326 civils tués durant la bataille. Pour Air- (3) «Airstrikes allowed America to wage war with
Facebook que le raid a occasionné la mort de plus de trente civils. Une wars, les combats à Mossoul ont provoqué minimal risk to its troops », The New York Times,
accusation rejetée par le Pentagone, qui affirme que ce quartier n’existe pas. « plus de morts chez les civils que chez les 19 décembre 2021.
Or une simple recherche sur Internet suffit à localiser l’endroit orthographié de terroristes ». (4) https://airwars.org
plusieurs manières, les transcriptions de l’arabe à l’anglais étant nombreuses (5) Dave Philipps et Eric Schmitt, « How the US
(Sihah, Seeha, etc.). Dans un autre cas, celui de Maskana, près d’Alep en Syrie hid an airstrike that killed dozens of civilians in Syria»,
La France est l’un des nombreux mem- The New York Times, 13 novembre 2021.
(huit civils tués en mars 2017), la cellule d’investigation chargée d’enquêter sur
bres de la coalition à ne pas évoquer publi- (6) Cf. « War in Raqqa : Rhetoric versus reality »,
les « dommages collatéraux » confond l’endroit avec une localité du même nom
quement la question des pertes civiles (10). Amnesty International, https://raqqa.amnesty.org
située près de Homs et s’empresse de classer l’affaire. Enfin, l’exemple du
Après les États-Unis et le Royaume-Uni, (7) « Syrie : La “guerre d’anéantissement” a fait
bombardement de Jerri (en avril 2016, huit civils tués), un quartier de la ville
fluviale irakienne de Hit, confirme que parler l’arabe n’est pas une exigence
elle est le troisième pays à avoir mené le des ravages dans la population civile à Raqqa »,
plus de bombardements aériens – le Amnesty International, 5 juin 2018.
pour faire partie de ladite cellule. Introuvable sur la Toile si l’on utilise un moteur
de recherche en anglais, l’endroit est aisément localisable sur des sites irakiens deuxième, si on inclut les tirs d’artillerie : (8) « Major General : Battle for Mosul is “toughest
since WWII” », BBC, Londres, 26 juin 2017.
de langue arabe. soit 1 500 interventions au plus fort des
(9) « Mosul is a graveyard : Final IS battle kills
A KRAM B ELKAÏD . combats, entre août 2014 et juin 2017. 9,000 civilians », Associated Press, 21 décembre 2017.
« Les Français, comme les Belges, les
(10) Cf. Marie Forestier, « Syrie : la France, grande
(1) « Basic flaws revealed in war death inquiries », The New York Times, 6 janvier 2022. Danois et les Britanniques, ne veulent pas muette des frappes aériennes », Libération, Paris,
s’engager sur les pertes civiles, car c’est 25 avril 2019.
 9 LE MONDE diplomatique – MARS 2022

LES « DOMMAGES COLLATÉRAUX »

les premières victimes des bombardements

refuse de traiter directement avec eux ou
avec les familles des victimes. Interrogée
à ce sujet par Le Monde diplomatique, l’al-
liance affirme encourager ces dernières à
«soumettre des réclamations à leurs gou-
vernements respectifs». En clair, les parents
des civils irakiens ou syriens tués par les
bombardements de la coalition internatio-
nale sont invités à envoyer leurs demandes
d’indemnisation à Bagdad ou à Damas.
De son côté, contrairement à la coali-
tion internationale, la Russie ne recon-
naît officiellement aucun mort civil en
six ans d’opérations en Syrie. Selon le
SNHR, ses bombardements auraient
pourtant causé la mort de 6 867 civils
entre septembre 2015 et juin 2021. Le
bilan établi au 30 juillet 2021 par
l’OSDH est encore plus élevé : « En
soixante-dix mois d’opérations, les mili-
taires russes sur le territoire syrien ont
tué 20 825 personnes, dont 8 667 civils
et 2 099 enfants ». Airwars affirme avoir
collecté les preuves que, à l’été 2021, le
nombre de civils tués par l’armée russe
se situait entre 4 096 et 6 085 au cours
d’environ 39 000 bombardements, et
laisse planer le doute sur un total addi-
tionnel de 23 062 personnes ayant trouvé
la mort « localement à la suite d’actions
militaires russes (11) ».
mais nulle mention n’est faite des civils
tués par les tirs d’artillerie, les bombes
barils larguées par hélicoptère, les mis-
siles tirés par les appareils russes : Sou-
khoï Su-17, Mig-21 ou L-39 Albatros.
Questionné par des médias français en
janvier 2018 sur le thème des civils tués
par les forces de son régime, M. Al-Assad
répondait ceci : « Toutes les guerres pro-
voquent des destructions, toutes les guerres
provoquent des morts. (…) La question
est de savoir comment libérer les civils des
terroristes dans ces quartiers. (…) Il faut
les libérer et c’est parfois le prix à payer
mais, à la fin, les gens sont libérés des ter-
roristes (14). » Côté russe, à peine trois
mois après le début de la campagne, en
réponse à des accusations de violation des
droits humains par Amnesty International,
le général Viktor Bondarev donnait déjà
bombardements. «Les attaques contre les
civils et les infrastructures civiles doivent
cesser et doivent cesser immédiatement»,
s’insurgeait alors M. Panos Moumtzis,
coordonnateur régional des Nations unies
pour la crise en Syrie (16). La même
année, une journaliste syrienne, basée à
Idlib, confiait au Monde diplomatique sous
le sceau de l’anonymat : «Les Russes bom-
bardent systématiquement les lieux très
fréquentés. Ils utilisent toutes sortes
d’armes, des bombes au phosphore, des
bombes à impulsion et fragmentation, et
ils essayent de nouvelles armes. Le régime
[de M. Al-Assad] applique la politique de
la terre brûlée, la destruction systématique
pour tout détruire, faire fuir tout le monde,
vider les villes et les villages. »
L’affirmation de l’inexistence de pertes
civiles liées à l’intervention russe laisse
2015, nous constatons que la tactique de
l’aviation russe a progressivement évolué
afin d’accroître la précision de ses frappes
et de réduire les dommages civils. » Spé-
cialiste des questions de défense, M. Iouri
Liamine, installé à Irkoutsk, dénonce
quant à lui une campagne médiatique
contre la Russie et le gouvernement
syrien : « Des erreurs ou des écarts d’es-
timation sont possibles, en particulier lors
de l’utilisation de munitions non guidées,
mais en cas de frappes délibérées sur de
telles structures les bilans des pertes
civiles auraient été beaucoup plus impor-
tants et auraient même été plus lourds que
ceux avancés par l’opposition syrienne. »
Le ministère de la défense russe n’a
pas répondu à nos sollicitations. Il y a
deux ans, l’ambassade de Russie en
France a proposé une rencontre avec
ses données. « L’anonymat des sources
est frustrant, reconnaît M. Woods. Mais
cela est dû au fait que les membres de ces
organisations ont régulièrement été l’ob-
jet de tentatives d’assassinat. Il est vrai-
ment dangereux de travailler sur le sol
syrien. S’ils étaient partie prenante, ils
n’auraient pas tenté de documenter les
pertes civiles provoquées par toutes les
parties », avance-t-il. Ainsi, sur
594 000 personnes supposées avoir été
tuées sur le territoire syrien depuis le
début de la révolution du 15 mars 2011
jusqu’au 14 mars 2021, l’OSDH affirme
avoir aussi documenté la mort de
88 856 civils imputable aux forces du
régime loyalistes, 8 110 aux combattants
syriens des factions rebelles, 6 418 aux
djihadistes de l’OEI, 1 474 aux Kurdes et
12 à l’armée israélienne (18). Le SNHR
prétend également à la même impartialité,

Faute de pouvoir se déplacer en Syrie,

les médias occidentaux en sont réduits à
reprendre les chiffres des morts égrenés
jour après jour par l’OSDH et le SNHR,
ces deux structures étant accusées par
Damas et Moscou d’avoir pris parti pour
la rébellion (12). De façon plus épisodique
sont cités des rapports d’ONG occiden-
tales, telles Amnesty International, Human
Rights Watch et Airwars. D’autres sources
existent, mais les informations sont
souvent difficiles à vérifier : des comptes
Facebook, Twitter, des médias locaux, des
blogs tenus par des opposants syriens, ali-
mentant continuellement la Toile de pho-
tos et de vidéos de civils : hommes,
femmes, enfants déchiquetés par les
bombes, hommages posthumes à des
WWW.TAMMAMAZZAM.COM

inconnus, proches accablés, fouillant dans

des décombres encore fumants.

Depuis 2011, la guerre de communi-

cation fait rage : l’agence de presse offi-
cielle syrienne, SANA, publie régulière-
ment des bilans concernant les actes des
nombreux ennemis du régime : accusa- TAMMAM AZZAM. – De la série « Collages », 2018
tions contre les FDS pour des tirs de
roquettes sur les civils, de massacres com- le ton sur la chaîne russe Rossiya 24 : «Les dubitatif l’expert militaire indépendant M. Maxim Grigoriev, directeur d’une en imputant en juin 2021 : 200 209 civils
mis par les divers groupes djihadistes et forces militaires n’ont jamais touché de Anton Lavrov, consultant pour le quoti- structure se présentant comme une ONG tués au régime syrien et aux groupes pro-
l’Armée syrienne libre (ASL). Au crédit cible civile. Les pilotes russes n’ont jamais dien moscovite Izvestia : « Bien sûr, cela à but non lucratif, The Foundation for régime, dont des milices iraniennes, 5 043
de Damas sont mis en avant l’aide à la manqué leur cible et n’ont jamais touché est hautement improbable : la principale the Study of Democracy, établie à Mos- à l’OEI, 4 164 aux factions de l’opposi-
population, l’avancée de la lutte contre des lieux jugés sensibles, comme des différence entre la Russie et les pays de cou et accréditée à l’ONU. Cette struc- tion et 1 284 aux forces kurdes (19). Ces
la rébellion continuellement qualifiée de écoles, des hôpitaux ou des mos- l’OTAN [Organisation du traité de ture est notamment auteure d’un livre écarts d’estimation s’expliquent – dans
« terroriste », la reprise économique du quées (15). » En 2019, l’ONU s’alarmait l’Atlantique nord] réside dans l’utilisation – sans date de publication ni prix – dans la logique de calcul – par la nécessité de
pays, les visites de personnalités poli- qu’en deux mois de conflit dans la pro- d’armes principalement non guidées du lequel les casques blancs qui se portent l’obtention de preuves, d’indices ou de
tiques occidentales dans la capitale, la vince d’Idlib, au moins trente-sept écoles côté russe, qui provoquent des dommages au secours des victimes des bombarde- témoignages, pour affirmer l’existence
reprise des relations diplomatiques avec et vingt-six établissements de santé aient collatéraux bien plus importants que les ments russes et de l’armée gouverne- d’un ou de plusieurs décès, et pour faire
des pays étrangers notamment arabes (13); été endommagés ou détruits à la suite de armes “intelligentes”. Cela dit, depuis mentale syrienne sont accusés de trafic évoluer chaque bilan.
d’organes (17). M. Grigoriev affirme
avoir séjourné à plusieurs reprises dans Dans ces conflits croisés où intervien-
La Turquie n’est pas en reste les zones contrôlées par le régime syrien
et en zone rebelle depuis 2013. Concer-
nent plusieurs acteurs et où la violence
est extrême, l’information circule mal et
nant les chiffres de morts dans le cadre les preuves de pertes civiles peuvent dis-
O utre la coalition internationale, menée par les États-Unis, et le régime de M. Bachar Al-Assad, soutenu par Moscou, des
pays frontaliers, tels l’Iran, la Turquie et Israël, bombardent régulièrement des portions de territoire irakien ou syrien. Du
24 août 2016 au 23 février 2017, la Turquie menait ainsi l’opération « Bouclier de l’Euphrate », contre l’Organisation de l’État
de la guerre civile, il récuse la plupart
des observateurs syriens invoquant une
paraître ou être occultées. En l’absence
d’un grand système de comptage impar-
islamique (OEI) et les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui s’acheva par la reprise d’Al-Bab. Durant cette période,
falsification : « Ce sont des activistes tial et efficace, la bataille des chiffres
l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) affirme que les raids aériens et les tirs d’artillerie auraient provoqué la mort politiques : ils sont à la solde des Occi- continuera de diviser observateurs, pro-
de 497 civils, dont 122 mineurs (1). Ankara intervenait également, début 2018, dans l’enclave d’Afrin, ciblant des zones tenues dentaux, ils sont payés pour fournir ces pagandistes et belligérants. Il appartiendra
par les combattants kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qualifiés informations. L’OSDH puise ses infos aux chercheurs et aux historiens de s’ac-
de « terroristes » au même titre que l’OEI. Sur l’ensemble des bombardements turcs en Syrie et en Irak, l’organisation non gouver- d’on ne sait où, ils ne dévoilent jamais corder sur des bilans objectifs.
nementale (ONG) Airwars estime entre 411 et 749 le nombre de civils tués, concentrés pour la grande majorité à la frontière leurs sources. Ce sont deux personnes
qui habitent dans la banlieue de Londres D AMIEN L EFAUCONNIER .
turque, au nord d’Alep.
et fournissent l’Agence France-Presse ».
Dans un rapport d’avril 2018, l’organisation Human Rights Organization in Syria accuse Ankara d’une volonté de « nettoyage
ethnique » à l’encontre des populations kurdes, détaille la mort de 106 civils, dont elle énumère les noms, et présente des (11) « Russian military in Syria », Airwars, Londres,
photographies de civils blessés ou tués (2). Parmi les principaux incidents, l’ONG retient celui du 16 mars 2018, journée
Face aux accusations fréquentes de http://airwars.org
durant laquelle « les tirs d’artillerie de l’armée d’occupation turque ont visé un convoi de civils dans le district de Mahmudiya,
manipulation des chiffres, M. Fadel (12) Lire Antonin Amado et Marc de Miramon,
dans le centre-ville d’Afrin. Trente-huit civils ont été tués, quarante-sept blessés, principalement des enfants, des femmes et Abdul Ghany, le président du SNHR, iro- « Syrie, champ de bataille médiatique », Le Monde
des personnes âgées ». nise : « Si nous publions quelque chose diplomatique, septembre 2012.
dans l’intérêt de la Russie, nos détrac- (13) Lire Adlene Mohammedi, « Syrie, retour feutré
D’après des témoignages recueillis par Amnesty International, début janvier 2018, les habitants des villages de Jenderess, teurs le reprennent. Mais, quand nous dans la “famille arabe” », Le Monde diplomatique,
Rajo et Maabatli, éloignés des combats, ont aussi été soumis à de nombreux bombardements turcs (3). En octobre 2019, juin 2020.
accusons la Russie de crimes de guerre,
l’ONG réitère ses accusations à l’encontre d’Ankara et des groupes armés syriens qu’il soutient. Dans un rapport à propos des ils disent que c’est de la propagande sou- (14) Le Monde, 8 janvier 2018.
combats dans le nord-est du pays, l’association relève que « les forces militaires turques et une coalition de groupes armés (15) Le Figaro, Paris, 27 décembre 2015.
tenue par l’Occident et les islamistes. Nos
syriens soutenus par la Turquie ont fait preuve d’un terrible mépris pour la vie des civils, se livrant à de graves violations et à (16) « Syria : “Deplorable” violence in Idlib against
chiffres ne sont pas des estimations : nous
des crimes de guerre, notamment à des exécutions sommaires et à des attaques illégales qui ont fait des morts et des blessés civilians, humanitarian workers must “stop
parmi la population civile, lors de l’offensive menée dans le nord-est de la Syrie » (4). Des accusations balayées comme à chaque
suivons une méthodologie très rigoureuse immediately” : UN Coordinator », UN News, Nations
fois par la Turquie, qui affirme systématiquement que les forces kurdes sont les uniques responsables des pertes civiles. depuis 2011. Tous les jours, nous unies, New York, 21 juin 2019.
recueillons des informations, des don- (17) « The White Helmets : Terrorist accomplices
D. L. nées, et nous sommes en capacité de four- and a source of disinformation », The Foundation for
(1) www.syriahr.com nir les noms des personnes tuées par les the Study of Democracy, Moscou.
(2) « Rapport sur les graves violations des droits humains commises par les forces turques et les groupes armés lors de l’occupation d’Afrin et de ses villages forces russes. » (18) «Total death toll : Over 606,000 people killed
du 20 janvier 2018 à fin mars 2018 », Human Rights Organization in Syria, Berlin, avril 2018, www.hro-maf.org (document en langue arabe). accross Syria since the beginning of the “Syrian
Revolution”, including 495,000 documented by
(3) «Afrin : l’autre drame syrien », Amnesty International, 28 février 2018, www.amnesty.fr L’OSDH, qui n’a pas répondu à notre SOHR », Observatoire syrien des droits de l’homme
(4) « Syrie. Preuves accablantes de crimes de guerre et d’autres violations commises par les forces turques et des groupes armés qui leur sont affiliés », demande d’entretien, est aussi critiqué (OSDH), 1er juin 2021, www.syriahr.com (en anglais).
Amnesty International, 18 octobre 2019, www.amnesty.fr par Damas et les autorités russes en raison (19) « Civilian death toll », SNHR, bilan réguliè-
de l’absence d’éléments identifiables dans rement mis à jour, https://sn4hr.org
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
E N A MÉRIQUE
Un ancien président prend la parole
Président de la Colombie entre 1994 et 1998 et secrétaire
général de l’Union des nations sud-américaines (Unasur)
de 2014 à 2016, M. Ernesto Samper dresse un tableau
sombre des politiques menées en Amérique latine au cours
des dernières décennies. Après la crise sanitaire, qui a
révélé la faillite du néolibéralisme, la voie du progrès
passerait désormais par l’intégration régionale.
PAR ERNESTO SAMPER PIZANO *
Q UAND le Covid-19 a débarqué en
Amérique latine en 2020, la région était
complètement désarmée. Le virus a
trouvé en face de lui des systèmes de
santé privatisés et des hôpitaux publics
sous-financés, conséquence du retour au
pouvoir des gouvernements néolibéraux
depuis le milieu des années 2010. La
recherche et le développement, totale-
ment négligés, ne recevaient en moyenne
que 0,8 % du produit intérieur brut (PIB),
soit trois fois moins que dans les pays de
l’Organisation de coopération et de déve-
loppement économiques (OCDE). Sans
surprise, le virus a fait davantage de
ravages ici que dans le reste du monde :
alors que la région ne compte que 9 % de
la population mondiale, elle concentrait,
en octobre 2021, 20 % des infections de
Covid-19 et 30 % des décès (1).
À ce stade, les politiques prônant le
retrait de l’État des processus sociaux et
politiques – en matière de services d’in-
térêt général comme la santé, le loge-
ment, l’alimentation ou l’accès à l’eau –
apparaissent pour ce qu’elles sont : une
folie, sur le plan sanitaire comme sur le
plan économique. La pandémie a provo-
qué la crise la plus sévère que l’Amé-
rique latine ait connue depuis la Grande
Dépression, risquant de creuser davan-
tage les inégalités dans une région déjà
détentrice des plus tristes records dans
ce domaine.
Face à l’absence de contrôle de la pro-
pagation du virus, les gouvernements ont
eu recours à des mesures moyenâgeuses,
telles que des confinements. Cet isole-
ment a pu être soulagé par certains pro-
grès technologiques : le numérique ou
l’intelligence artificielle. Ceux-ci ont per-
mis de développer de manière anticipée
le télé-enseignement, la télémédecine, le
télétravail ou la télébanque, dont tout le
monde n’a pas pu profiter. En 2019, un
tiers de la population latino-américaine,
concentré dans les zones rurales ou les
espaces urbains défavorisés, éprouvait
Renforcer le rôle de l’État
C ES mobilisations se heurtent toutefois
à la tendance autoritaire qui sévit dans le
monde entier et à une répression féroce.
Les mobilisations de 2019 ont fait une
trentaine de morts au Chili, huit en Équa-
teur, soixante en Colombie… Au Brésil,
le président Jair Bolsonaro vient de pro-
poser au Congrès deux lois visant à ren-
forcer l’autonomie de la police vis-à-vis
des autorités étatiques et locales. À la
carte de la persuasion, à travers la création
d’espaces de débat pour repenser politi-
quement la définition de l’intérêt général,
les États ont préféré celle de la dissuasion
en entravant les libertés et les garanties
fondamentales.
Alors que le néolibéralisme a créé les
conditions de la crise sanitaire, sociale et
politique, certains font encore appel à la
même boîte à outils pour en sortir. À l’ins-
tar du président colombien Duque, ils
plaident pour une « relance austéritaire »
qui passerait par une réduction des
salaires et par la flexibilisation du code
du travail. Il s’agirait en somme de faire
reposer le poids de la crise sur ses prin-
cipales victimes. En réalité, il n’existe
qu’une façon de surmonter définitivement
la pandémie : construire un nouveau
modèle de développement social.
* Ancien président de la Colombie (1994-1998) et
ancien secrétaire général de l’Union des nations sud-
américaines (Unasur, 2014-2016).
10
LATINE , « LA SORTIE DE LA CRISE EXIGE DES RÉFORMES PLUS RADICALES »
WWW.JORGEJULIANARISTIZABAL.COM - LOKKUS ARTE CONTEMPORÁNEO, MEDELLÍN, COLOMBIE
des difficultés pour accéder à Internet (2)
faute de pouvoir se doter d’équipements
numériques.
La crise sanitaire a violemment frappé
les travailleurs dits « informels » (petites
entreprises, petits commerces, indépen-
dants et vendeurs de rue ou paysans), qui
représentent plus de la moitié de la popu-
lation active en Amérique latine, soit
140 millions de personnes (3). Dépourvus
de contrats de travail et de sécurité
sociale, ils n’ont pas bénéficié des mêmes
filets de sécurité que leurs homologues
européens. Aucun syndicat ne porte leur
voix, les privant de la capacité à négocier
avec les gouvernements ou les organisa- JORGE JULIÁN ARISTIZÁBAL. – Sans titre, de la série « Invisible Wounds » (Blessures invisibles), 2006
tions patronales.
Si l’ensemble de ces programmes a le commerce international – en par- (Cepalc) a calculé que l’Amérique latine
Alors que quarante-cinq millions de contribué pendant la période de leur ticulier le commerce intrarégional aurait besoin d’au moins 1 000 milliards
personnes se trouvent en situation de mise en œuvre à réduire les inégalités (près de 13 % du total) – sont en de dollars pour surmonter la pandé-
pauvreté, la colère monte. En 2019, des dans la région (8), ils sont loin d’être baisse. En outre, les prévisions lais- mie (10). Pour faire face à un tel défi,
milliers d’Équatoriens sont descendus suffisants. Se contentant d’amortir les sent anticiper une contraction des les réponses nationales ou régionales
dans la rue pour protester contre la flam- dégâts sociaux des politiques néolibé- investissements étrangers et une chute doivent s’accompagner d’un soutien
bée des prix du carburant sous l’action rales, ils servent paradoxalement de pré- du cours des matières premières, à international important.
du gouvernement de M. Lenín Moreno. texte pour dispenser les gouvernements l’exception peut-être de l’or ou de
Au même moment, au Chili, la hausse de mener des réformes structurelles. En certains métaux. En mars 2020, la Conférence des
des tickets de métro a déclenché une outre, les progrès permis par les trans- Nations unies sur le commerce et le
révolte populaire contre la politique du ferts conditionnés sont rarement La région a jusque-là financé la lutte développement (Cnuced) a appelé les
président Sebastian Piñera. La mobilisa- pérennes. À la suite du renversement de contre la pandémie avec ses propres res- pays riches à mettre en place un pro-
tion de plus d’un million de personnes a la présidente Dilma Rousseff par le Par- sources, essentiellement issues de trans- gramme d’aide aux pays en dévelop-
abouti à l’élection d’une Convention lement brésilien en 2016, le nouveau ferts monétaires en provenance de l’im- pement de 2 500 milliards de dol-
constitutionnelle chargée de tourner la chef d’État Michel Temer a exclu un portante diaspora latino-américaine aux lars (11) consistant à leur verser
page du néolibéralisme hérité de la dic- million de bénéficiaires du programme États-Unis et en Europe, des émissions 1 000 milliards de dollars, à subven-
tature d’Augusto Pinochet (1973-1989). Bolsa Família. L’année suivante, l’ex- de titres de dette publique et de poli- tionner les services de santé et d’aide
La vague a déferlé sur la Colombie, où trême pauvreté a augmenté de 11 % dans tiques monétaires expansives. Mais ces sociale à la hauteur de 500 milliards et
des manifestations massives ont dénoncé le pays (9)… ressources restent insuffisantes : la Com- à annuler près de 1 000 milliards de
la remise en cause des accords de paix mission économique pour l’Amérique dettes. Mais les pays riches ont préféré
signés avec les Forces armées révolu- La sortie de la crise exige des latine et la Caraïbe des Nations unies faire la sourde oreille…
tionnaires de Colombie (FARC), ainsi réformes plus radicales, telles que le
que les politiques autoritaires du prési- renforcement du rôle de l’État pour cor-
dent Iván Duque (4). Interrompus par la riger les défaillances structurelles du Politique du chacun pour soi
pandémie, ces soulèvements populaires marché, la reconstruction des systèmes
ont connu, l’an passé, un regain de
vigueur. Ainsi, en avril 2021, des milliers
de Colombiens ont bravé les mesures
de santé et de l’architecture financière,
et l’élévation de la lutte contre les iné-
galités au rang de priorité politique.
D ÈS le début de la pandémie, ces
derniers ont mené une politique du
Les pays riches peuvent encore rec-
tifier le tir en s’engageant à aider les
sanitaires pour exiger l’abandon d’un Cela doit notamment passer par la réac- chacun pour soi. Ils ont imposé des pays pauvres à relancer leurs écono-
paquet de mesures fiscales qui risquait tivation des processus d’intégration mesures égoïstes sur les médicaments mies. Certaines idées mises sur la table
de paupériser davantage les classes régionale et par la mise en œuvre de essentiels et les denrées alimentaires. par le G20 constituent un pas important
moyennes et populaires. mesures de relance économique plus Le monde vit aujourd’hui une situation sur cette voie. En mars 2020, lors d’un
redistributives et adaptées aux carac- paradoxale, presque schizophrénique, sommet virtuel de ce forum intergou-
téristiques propres de l’Amérique où les vaccins que les citoyens des vernemental, le président argentin
latine. Un exemple : le combat contre pays développés ne veulent pas s’in- Alberto Fernández a par exemple
les taux élevés de travail informel jecter sont ceux dont l’absence tue les proposé de créer un fonds mondial
Dans la région, des programmes
sociaux mis en place au début des
requiert un soutien massif aux millions
de petites et moyennes entreprises
(PME) ainsi qu’aux paysans et aux
pauvres dans les pays qui en ont le
plus besoin… Une situation que le
directeur général de l’Organisation
d’urgence humanitaire (13). En
octobre 2021, à l’issue d’un sommet à
Rome, le groupe a aussi suggéré
années 2000, fondés sur le modèle des entrepreneurs ruraux. mondiale de la santé (OMS), M. Tedros d’injecter quelque 100 milliards de
transferts monétaires conditionnés, sont Adhanom Ghebreyesus, décrivait en dollars aux pays vulnérables (14)
souvent brandis comme des modèles à Une question subsiste : comment janvier 2021 comme « un échec moral et s’est engagé à vacciner 70 % de
suivre dans la lutte contre la pauvreté. augmenter les dépenses publiques catastrophique (12) ». Les initiatives la population mondiale d’ici mi-
Lancé en 1997 au Mexique, le pro- alors que la région fait face à des de la Banque mondiale, du Fonds 2022 (15). Comment mettre en œuvre
gramme Prospera (devenu Progresa, puis difficultés économiques ? Depuis monétaire international (FMI) et de la cet ambitieux programme ? Comme l’a
Oportunidades) consistait à verser des 2015, l’Amérique latine affiche un Banque interaméricaine de dévelop- souligné le secrétaire général des
allocations en espèces aux familles pau- taux de croissance médiocre (1,2 % pement (BID) se sont aussi avérées Nations unies, M. António Guterres, le
vres et octroyer des bourses scolaires sous du PIB en moyenne avant la pandé- insuffisantes pour venir en aide aux défi consiste désormais à « traduire ces
réserve que les enfants soient inscrits à mie), et les recettes fiscales comme pays en développement. mots en action (16) ».
l’école, fassent l’objet d’un suivi médical
et reçoivent une alimentation correcte. (1) « La prolongación de la crisis sanitaria y su (10) Alicia Bárcenas, « Efectos socio-económicos
En 2016, le programme touchait 6,8 mil- L’Imprimerie impacto en la salud, la economía y el desarrollo de la Covid-19 en América Latina y el Caribe y
lions de familles. Inspiré par l’expérience 79, rue de Roissy social », Cepalc, Santiago du Chili, 14 octobre 2021. perspectivas de recuperación », Pensamiento Ibero-
mexicaine, le président brésilien Fer- 93290 americano, Santiago du Chili, mars 2021.
Tremblay-en-France (2) « Universalizar el acceso a las tecnologías
nando Henrique Cardoso a créé, au Brésil, digitales para enfrentar los efectos del Covid-19 », (11) « Impact du Covid-19 : l’ONU demande
Cepalc, août 2020.
le programme Bolsa Escola en 2001, 2 500 milliards de dollars pour les pays en dévelop-
généralisé deux ans plus tard par son suc- (3) José Manuel Salazar-Xirinachs et Juan pement », ONU, Genève, 30 mars 2020.
Origine du papier : Allemagne. Chacaltana, « Politiques de formalisation en
cesseur du Parti des travailleurs Luiz Iná- Taux de fibres recyclées : 58 %. Amérique latine », Organisation internationale du
(12) « Vaccin anti-Covid-19 : le monde fait face
cio « Lula » da Silva sous le nom de Bolsa à “un échec moral catastrophique” », OMS, Genève,
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de travail, Lima, 2018. 18 janvier 2021.
Família. Comptant 12,4 millions de forêts gérées durablement et de source controlées,
(4) Cf. Grito latinoamericano, Planeta, Bogotá, 2021.
foyers bénéficiaires en 2010 (5), le pro- porteur de l’Ecolabel européen sous le n° FI/37/001. (13) « El presidente Alberto Fernández convocó
(5) Lire Geisa Maria Rocha, « Bourse et favelas a crear un Fondo de Emergencia Humanitaria »,
gramme a aidé 28 millions de personnes Eutrophisation : Ptot = 0,007 kg/t de papier
plébiscitent “Lula” », Le Monde diplomatique, communiqué de presse du gouvernement argentin,
à sortir de la misère. En Colombie, le Sys- septembre 2010. 26 mars 2020.
tème d’identification des besoins de base Commission paritaire des publications
et agences de presse : nº 0524 D 86051 (6) NDLR. Ce programme a été mis en place par (14) « Le G20 prévoit de reverser 100 milliards
non satisfaits (Sisben), mis en place en le gouvernement de M. Ernesto Samper. de dollars de fonds du FMI aux pays vulnérables »,
1995 (6), a quant à lui permis d’identifier ISSN : 0026-9395
(7) NDLR. Dans un pays qui comptait alors environ BFM TV, 21 octobre 2021.
PRINTED IN FRANCE
les personnes les plus précaires du pays 38 millions d’habitants. (15) Jan Strupczewski et Andrea Shalal, « G20
afin, entre autres, de subventionner leur (8) Cf. «Panorama social de América Latina 2018», wants 70 % of world vaccinated by mid-2022, sets
affiliation à une assurance-maladie. En À la disposition des diffuseurs de presse
pour modification de service, demandes de réassort Cepalc, février 2019. up pandemic task force », Reuters, 29 octobre 2021.
trois ans, le nombre de personnes béné- ou autre, nos numéros de téléphone verts : (9) Julia Dolce, « Pobreza extrema aumenta 11 % (16) António Guterres, « Las palabras por sí solas
Paris : 0 805 050 147
ficiant d’une couverture de santé est passé Banlieue/province : 0 805 050 146. no último ano ; economistas culpam trabalho no acabarán con la pandemia, ni disminuirán el
de 8 à 18 millions (7). informal », Brasil de Fato, São Paulo, 12 avril 2018. impacto de la crisis climática », ONU, 8 juillet 2021.

UN NID D ’ ESPIONS AMÉRICAIN , CANADIEN , BRITANNIQUE , AUSTRALIEN ET NÉO - ZÉLANDAIS
Le club des « cinq » face à la Chine
Si le vaste maillage des services de renseignement américains
a été révélé notamment par MM. Edward Snowden (en exil)
ou Julian Assange (en prison), personne ne semble dérangé
par l’alliance des cinq géants de l’espionnage : États-Unis,
Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande. Nés
après la seconde guerre mondiale, ces « five eyes» connais-
sent une nouvelle jeunesse.
PAR PHILIPPE LEYMARIE *
L PROCHE-
ONGTEMPS, ce fut une alliance invi-
sible, y compris pour les dirigeants des
pays concernés. Le travailliste australien
Gough Whitlam la découvre en 1973, à
l’occasion d’une crise constitutionnelle,
alors qu’il est premier ministre. Celui qui
avait entrepris de moderniser son pays,
aboli la White Australia policy (la politique
raciale qui n’autorisait que les Européens
blancs à immigrer), retiré ses soldats du
Vietnam et reconnu la République popu-
laire de Chine, apprend que l’Australie est
reliée à un réseau secret d’échange auto-
matique de renseignements avec les États-
Unis, le Canada, le Royaume-Uni et la
Nouvelle-Zélande, familièrement appelé
les five eyes (« cinq yeux » ou FVEY). On
l’informe par la même occasion que la base
d’écoutes australienne de Pine Gap est pas-
sée pratiquement sous le contrôle de la
Central Intelligence Agency (CIA)… qui
provoquera vraisemblablement son limo-
geage deux ans plus tard.
L’origine du réseau remonte à la seconde
guerre mondiale : Washington et Londres
partagent alors leurs renseignements selon
un accord signé dès 1943 et officiellement
promulgué en 1946 sous le nom de United
Kingdom - United States Communications
Intelligence Agreement (Ukusa). Son
contenu, resté secret, fait la part belle au
partenaire américain. Il relie directement les
systèmes d’interception de signaux de la
National Security Agency (NSA) à ceux de
Wellington conteste l’élargissement
U NE fois la guerre froide terminée,
place à la guerre économique : le sys-
tème d’espionnage Échelon, développé
dans les années 1990, pur produit du
traité Ukusa, est principalement dirigé
contre des cibles non militaires – gou-
vernements, organisations, entreprises
ou individus. Il permet d’interconnecter
les systèmes d’écoute, notamment les
stations de réception des faisceaux
satellitaires, et d’échanger entre les ser-
vices de renseignement des « diction-
naires » de mots-clés et adresses reflé-
tant leurs préoccupations du moment (2).
Le dispositif a notamment permis de
contourner les législations nationales
empêchant chaque agence de surveiller
ses propres citoyens. M. James Wool-
sey, ancien directeur de la CIA, a jus-
tifié l’espionnage des « amis euro-
péens » par la nécessité de défendre les
entreprises américaines, victimes d’une
corruption endémique « dans des pays
où les pots-de-vin sont déductibles
d’impôts (3) ».
Après les attentats de New York et
Washington en 2001 et le florilège de lois
sécuritaires alors adoptées outre-Atlan-
tique et en Europe, les services secrets
américains et leurs alliés ont renforcé ce
vaste tamis de l’information à l’échelle
mondiale. Les révélations, en 2013, de
M. Edward Snowden (4), ancien agent
de la CIA et contractuel de la NSA, ont
donné une idée de l’ampleur de cette
pêche au chalut, y compris des données
personnelles, grâce à l’interception de
blocs massifs de messages via les satel-
lites ou les câbles sous-marins, notam-
ment sur leurs points de connexion avec
le Royaume-Uni. En parallèle, grâce au
programme Prism, les principaux ser-
vices de renseignement américains
s’étaient ménagé des accès directs aux
serveurs de neuf des principaux fournis-
seurs de services informatiques, qui ont
leur siège aux États-Unis – Microsoft,
Apple, Yahoo, Google, Facebook, AOL,
Paltalk, Skype et YouTube.
* Journaliste.
son équivalent britannique, le Government
Communications Headquarters (GCHQ).
Le Canada s’y joint en 1948, l’Australie et
la Nouvelle-Zélande en 1956. Il s’agit, en
ce début de guerre froide, de surveiller
l’Union soviétique, mais aussi tout ce qui,
de près ou de loin, peut être assimilé au com-
munisme : les mouvements anti-impéria-
listes ou anticapitalistes en Asie, Amérique
latine ou Afrique. Ces « cinq yeux » ont
CÉCILE MARIN
inclus, dès les années 1950, un second cercle
de coopération – mais sans automaticité des
échanges – avec la Norvège, le Danemark
et l’Allemagne de l’Ouest.
Jusqu’aux années 2000, et même
après la découverte australienne, l’exis-
tence de cette alliance est rarement
admise publiquement. Le contenu inté-
gral de l’accord Ukusa n’est révélé que
le 25 juin 2010 par les gouvernements
américain et britannique, plus de
soixante ans après sa signature : il est
alors considéré par le magazine Time
comme l’un des documents les plus
importants de la guerre froide (1). Ce
texte, qui a contribué à cimenter la « rela-
tion spéciale » entre Washington et Lon-
dres, prévoyait un échange privilégié de
renseignements tirés de la collecte des
communications à l’étranger et de leur
analyse, ainsi que l’acquisition d’infor-
mations sur les opérateurs de communi-
cations, leurs pratiques, leurs équipe-
ments et procédures.
L’alliance FVEY n’a ni adresse, ni
siège, ni personnel propre. Ce fonction-
nement informel et secret a pu laisser
croire à un arrangement presque familial
d’échanges quasi automatiques de ren-
seignements, fondé sur des décennies de
confiance entre les services secrets de
quelques pays unis par l’histoire, la
langue, les valeurs et les intérêts géopo-
litiques, dans la dépendance consentie à
l’égard du cousin britannique et surtout
du grand protecteur américain. Un par-
tage sans équivalent, même au sein de
l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN).
Chacun des « cinq » est censé pointer ses
moyens d’écoute et de capture de signaux
électroniques dans sa zone d’action privi-
légiée : l’Australie surveille l’Asie du Sud
et celle de l’Est; le Canada, l’intérieur de
la Russie et de la Chine ; la Nouvelle-
Zélande, l’Asie du Sud-Est et le Pacifique
occidental; le Royaume-Uni scrute Hong-
kong, le Proche-Orient et l’Europe ; les
États-Unis englobent la Chine, la Russie
et le Proche-Orient, en plus de l’Amérique
latine, des Caraïbes et de l’Afrique.
La montée de tension entre Washington
et Pékin sous la présidence de M. Donald
Trump a eu pour effet de revigorer ce
réseau traditionnel, désormais tourné
essentiellement vers la surveillance et
l’endiguement du compétiteur chinois. La
sphère indo-pacifique a été élevée au rang
de région stratégique numéro un, le pré-
sident Joseph Biden s’étant mis dans les
pas de son prédécesseur (5). Et cette fois
au grand jour, ou presque. Ainsi, les minis-
tres des affaires étrangères des FVEY mul-
tiplient les prises de position politiques
communes. En août 2020, ils ont exhorté
publiquement le gouvernement de Hong-
kong à organiser rapidement des élections,
puis, en novembre 2020, Pékin à ne plus
réprimer les élus de ce territoire, s’attirant
une réplique cinglante du porte-parole du
ministère des affaires étrangères chinois :
« Peu importe qu’ils aient cinq ou dix
yeux. S’ils osent s’attaquer à la souverai-
neté, à la sécurité et au développement de
Canada
Buckley
(Aurora)
États-
Unis
Timberline
Leitrim
Norvège
AMÉRIQUE
CENTRALE Fort Meade, Menwhith Hill
siège de la NSA (Harrogate)
Royaume-Uni
Bude
France Allemagne
EUROPE
AMÉRIQUE
DU SUD
Sources : NSA ; https://theintercept.com ; www.electrospaces.net
la Chine, qu’ils fassent attention, car ils
pourraient bien voir leurs yeux être crevés
et devenir aveugles (6). »
Plus récemment, les « cinq » ont choisi
de concert de boycotter diplomatique-
ment les Jeux olympiques d’hiver à Pékin
(du 4 au 20 février). Les gouvernements
canadien, américain, britannique et aus-
tralien s’étaient déjà joints aux sanctions
décidées en avril 2021 par l’Union euro-
péenne, pour protester contre le traitement
réservé aux Ouïgours du Xinjiang.
Auparavant, Washington leur avait
demandé d’écarter la présence sur leur
sol du géant chinois des télécommunica-
tions, Huawei, partenaire qui peut diffi-
cilement être ignoré sur le plan technique,
notamment pour le développement du
réseau 5G, mais soupçonné d’espionnage
industriel. La réponse n’avait pas été una-
nime, au grand dam du parrain américain.
Si la Nouvelle-Zélande, comme l’Aus-
tralie, a fermé sa porte au groupe chinois
dès 2018, elle a été la première à manifester
sa réticence face à ce qui est apparu au fil
du temps comme une dérive et finalement
une politisation de l’alliance, vue désormais
comme un outil privilégié de surveillance
et de critique de la Chine. «Nous sommes
mal à l’aise avec l’élargissement du mandat
des five eyes (7)» aux questions des droits
humains, des minorités ou des différends
commerciaux, a ainsi indiqué Mme Nanaia
Mahuta, ministre des affaires étrangères,
en avril 2021, rappelant que le but de l’al-
liance doit être circonscrit à l’échange du
renseignement. La Nouvelle-Zélande est la
seule des « cinq » à être directement liée par
un accord de libre-échange à la Chine, qui
absorbe un tiers de ses exportations. Les
réserves de Wellington ont été interprétées,
chez certains de ses partenaires, comme le
signe d’une influence chinoise croissante
dans le Pacifique sud, notamment dans les
micro-États insulaires. Ils soupçonnent
Pékin de chercher à s’y faire des alliés et
obligés, voire d’espérer établir un jour une
base militaire dans une de ces îles.
Cette repolitisation des FVEY et leur pola-
risation sur la Chine ne sont pas unanime-
ment appréciées. Ainsi, l’ancien secrétaire
adjoint pour la stratégie et le renseignement
au ministère de la défense australien,
M. Hugh White, se dit «très sceptique sur
l’idée qu’un partenariat qui a longtemps et
efficacement nourri l’échange de renseigne-
ments électromagnétiques puisse être ainsi
reconverti dans le but de répondre au défi
chinois (8) ». De son côté, Jonathan Eyal,
du think tank britannique Royal United Ser-
vices Institute, évoque «une sorte de retour
à la guerre froide », et regrette que le
« prisme chinois » s’impose désormais en
matière de recherche de renseignements et
dans les autres initiatives des five eyes, jouant
le même rôle étouffant que la cible «Union
soviétique » en son temps. En revanche,
Richard Fadden, ancien directeur du service
de renseignement canadien (CSIS), affirme
que ce tropisme sur la Chine, outre son effet
revigorant pour l’alliance, se justifie d’autant
plus que Pékin est «maintenant considéré
11
Japon
Ladylove (Misawa)
ASIE DE L’EST
Corée du Sud
RUSSIE
CHINE
Danemark
Inde
ORIENT
Israël
Sounder
(Chypre)
Snick ASIE
(Seeb) DU SUD
Les « five eyes » et leurs zones
de surveillance prioritaire
AFRIQUE
Importante base connue d’écoute
et d’interception des communications
américaine (NSA)
comme une menace majeure par l’ensemble
des five eyes, et par les Occidentaux en
général (9)».
L’administration américaine, elle,
cherche à élargir le cercle de l’alliance.
Dans le cadre de l’examen du budget
défense pour 2022, le sous-comité du
Congrès sur le renseignement et les
opérations spéciales a recommandé, en
septembre dernier, que l’alliance resserre
ses liens et s’ouvre à des pays comme la
Corée du Sud, l’Inde ou l’Allemagne.
D’autres pays seraient sur les rangs : Israël,
dont on connaît la proximité avec Wash-
ington, est depuis longtemps un « œil »
acéré sur le Proche-Orient ; et le Japon,
également lié étroitement au système de
sécurité américain, pointe déjà ses capteurs
sophistiqués vers la Chine, la Russie et la
Corée du Nord. L’alliance pourrait donc à
terme passer du five au nine, voire au ten
eyes, comme le préconise, par exemple,
l’amiral américain James Stavridis, ex-
Complot de l’« anglosphère »
C E spectaculaire changement de pied
géopolitique de l’Australie, troquant un par-
tenariat stratégique avec la France contre
un traité à visée nucléaire, l’apparaît moins
si l’on ramène ce pays à sa vieille compli-
cité au sein de l’alliance des FVEY et du
Commonwealth. Pour le professeur John
Blaxland, spécialiste des questions de sécu-
rité à l’Université nationale australienne,
ce pacte témoigne surtout d’une mutation
profonde de la dynamique stratégique dans
l’Indo-Pacifique, liée au réengagement
post-Brexit du Royaume-Uni dans la
région, à la posture plus belliqueuse du pré-
sident Xi Jinping, mais aussi à une «plus
grande inquiétude quant à la fragilité du
dispositif militaire américain, et à sa capa-
cité à empêcher ou gagner un conflit poten-
tiel dans le Pacifique (11)».
Ces dernières années, l’exécutif français
tentait de déployer sa propre stratégie dans
la région avec l’ambition d’incarner une
troisième voie, évitant à une majorité des
pays riverains d’avoir à choisir entre Pékin
et Washington (12). Grand perdant de ce
chassé-croisé, il n’est pas loin d’imaginer
un complot de l’« anglosphère » au cœur
des FVEY, cherchant à écarter l’intrus
français de leur chasse gardée.
Une déconvenue d’autant plus cruelle-
ment ressentie que Paris passait, en raison
de l’intensité de ses échanges de renseigne-
ments avec les États-Unis depuis les atten-
tats de 2015 et 2016 dans l’Hexagone,
comme un sixième membre de fait de cette
alliance. Il avait noué une étroite collabo-
ration sur les théâtres militaires (Afghanis-
tan, Golfe, Irak, Syrie, Sahel) ainsi qu’un
écheveau d’arrangements confidentiels
– l’ancien programme d’échange de ren-
seignements au nom de code «Lustre», les
accords Spins conclus en 2016 ou les réu-
nions périodiques du Comité La Fayette –
qui ont contribué à étendre les échanges des
services français avec leurs homologues
LE MONDE diplomatique – MARS 2022
La toile des « five eyes »
Guam
PACIFIQUE
OCCIDENTAL
HONGKONG
ASIE Shoal Bay
(Darwin)
Nouvelle-
Zélande
DU SUD-EST
Australie
Pine Gap
Iron Sand
(Waihopai)
Stellar
(Geraldton)
Principaux pays
Australie partenaires
Nouvelle-Zélande Second cercle
historique
Royaume-Uni Partenaire privilégié
(depuis 2016)
Canada
États-Unis
Partenaires
pressentis
conjointe
chef d’état-major de l’US Navy et des
forces de l’OTAN, pour qui « les alliés
occidentaux ont besoin de plus d’yeux sur
le monde (10) ».
En attendant, les poids lourds des FVEY
– Australie, Royaume-Uni et États-Unis –
ont brusquement conclu, en septembre der-
nier, un nouveau traité, l’Aukus, qui prévoit
la fourniture à Canberra de sous-marins
nucléaires à technologie anglo-américaine,
au détriment du contrat signé avec les Fran-
çais en 2016 pour la livraison d’une flotte
de sous-marins conventionnels. Le Canadien
Justin Trudeau a mis l’accord au compte de
la «nervosité» de l’Australie, tout en expli-
quant que Canberra «reste un pilier des five
eyes» et que cette alliance est «intacte». La
première ministre néo-zélandaise Jacinda
Ardern a réaffirmé la position de principe
de son pays : comme ceux de toute autre
nation, les futurs sous-marins nucléaires aus-
traliens – ils ne seront pas en mer avant les
années 2040 – seront interdits dans ses eaux.
anglo-américains. Il s’agissait, comme le
reconnaissait la ministre des armées Flo-
rence Parly (13), de partager un «flux inten-
sif » d’informations, la France apportant
notamment les éléments obtenus auprès de
ses relais africains. Une coopération «fruc-
tueuse», mais n’impliquant pas l’intégration
dans ce «club historique et fermé qui com-
porte (…) des risques en matière de sou-
veraineté», précisait-elle. Toutefois, un haut
responsable américain de la défense expli-
quait : nous voulons avoir avec la France
le « même niveau de partenariat appro-
fondi » qu’avec les five eyes, mais d’une
façon «parallèle et unique» (14). Ce qui
est resté, de M. Barack Obama à M. Biden,
en passant par M. Trump…
(1) Adam White, «Comment un pacte d’espionnage
secret a aidé à gagner la guerre froide », Time, New
York, 29 juin 2010.
(2) Lire Philippe Rivière, « Le système Échelon »,
Manière de voir, n° 46, « Révolution dans la commu-
nication », juillet-août 1999.
(3) «Why we spies on our allies », The Wall Street
Journal, New York, 17 mars 2000.
(4) Lire Thibault Henneton, « Confession d’un
espion du siècle », Silicon circus, 3 mars 2015,
http://blog.mondediplo.net
(5) Lire Martine Bulard, «L’Alliance atlantique bat
la campagne en Asie», Le Monde diplomatique, juin 2021.
(6) Agence France-Presse (AFP), 22 avril 2021.
(7) « Mahuta’s five eyes comment about China
unnecessarily created “drama”», 1news, 21 avril 2021,
www.1news.co.nz
(8) « Five eyes spy alliance trains focus on Xi in
echo of cold war », Bloomberg, 21 octobre 2020.
(9) Ibid.
(10) Cf. James Stavridis, «The Western allies need
more eyes on the world », Asharq Al-Awsat, Londres,
5 mai 2019.
(11) Cf. « China decries arms race as US allies unite
on nuclear Subs », Bloomberg, 26 septembre 2021.
(12) Cf. « La stratégie de la France dans l’Indopa-
cifique», document-cadre, ministère des affaires étran-
gères, Paris, 2019.
(13) Reuters, 18 décembre 2017.
(14) Laurent Lagneau, «Paris et Washington veulent
accélérer leurs échanges dans le domaine du rensei-
gnement militaire », Zone militaire, 12 mai 2016,
www.opex360.com
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
12
A SSYRO - CHALDÉENS , A RMÉNIENS ET MARONITES À PARIS , A LFORTVILLE OU S ARCELLES

Les chrétiens d’Orient « chez eux » en France

Depuis plus d’un demi-siècle, des ressortissants du Proche-
Orient de confession chrétienne choisissent la France
comme terre de refuge et d’exil. Ces diasporas ont vu
leurs rangs s’élargir au fil des multiples soubresauts subis
par leurs pays d’origine. Préserver leur culture ancestrale
et dépasser l’entre-soi pour s’intégrer dans la société fran-
çaise est pour elles un défi quotidien.

PAR EMMANUEL HADDAD *

A PRÈS un tour du pâté de maisons à

égrener les noms des nombreux bars-
tabacs de Sarcelles tenus par des chrétiens
originaires du Proche-Orient, M. Bruno
Yakan pénètre dans un grand bâtiment
préfabriqué, siège de l’Association des
2014, la solidarité a de nouveau joué,
comme le raconte M. Antoni Yalap,
conseiller municipal et adjoint à la vie
associative à Sarcelles : «Après l’attaque
de Mossoul par “Daech”, des jeunes de
la ville ont tout de suite créé le Comité
© OLIVIER JOBARD / MYOP

assyro-chaldéens de France (AACF), de soutien aux chrétiens d’Irak [CSCI].

qu’il préside. Inauguré juste avant la pan-
démie de Covid-19, l’endroit est désert,
mais M. Yakan espère que le retour à la
normalité permettra enfin à ses coreli-
gionnaires de s’y réunir. Ils sont huit mille
à vivre dans cette commune du Val-
d’Oise de près de soixante mille habitants.
Nombre d’entre eux sont originaires du
plateau du Hakkari, aux confins orientaux
de la Turquie ; d’autres, d’Irak ou de
Syrie. Entre l’arrivée des pionniers, venus
vendre leur force de travail en 1969, et
l’inauguration du centre de l’AACF dans
la vieille ville cinq décennies plus tard,
trois générations ont fait de Sarcelles le
centre névralgique de leur communauté.
Fuyant tant les exactions des tribus
kurdes locales que leur marginalisation par
l’État turc, les premiers ont débarqué dans
cette ville cosmopolite pour travailler dans
le bâtiment. «Trois hommes sont arrivés
comme ouvriers contractualisés en pleines
“trente glorieuses”. Puis, vu que tout le
monde se connaissait dans les huit villages
assyro-chaldéens du Hakkari, les familles
ont suivi. Au lieu d’aller en Allemagne ou
en Suède, comme tant d’autres membres
de leur communauté, elles se sont installées
en France», raconte M. Yakan. Le flux ne
s’est pas interrompu. Dans les années 1970,
les premiers arrivés s’endettaient et
payaient les passeurs pour faire venir leurs
familles et leurs proches, s’entassant
ensuite dans des appartements et travaillant
dur pour rembourser leurs dettes. Par la
suite, après les guerres du Golfe de 1991
et de 2003, ce fut au tour des exilés irakiens
de confession chrétienne de les rejoindre.
Quand les chrétiens du nord de l’Irak
ont fui l’invasion de Mossoul et de la
plaine de Ninive par l’Organisation de
l’État islamique (OEI, ou « Daech »), en
Favoritisme des autorités
En pleine Coupe du monde de football,
nous avons fait des sit-in devant l’Assem-
blée et nous avons été entendus. Sarcelles
est devenue une ville-pilote dans l’accueil
des chrétiens d’Irak, avec cinquante loge-
ments fournis par un bailleur social. »
La doctorante Claire Lefort souligne
l’«importance du rôle des diasporas et des
réseaux transnationaux» dans ces mouve-
ments de population et dans leur intégration
dans les pays d’accueil (1). Qu’il s’agisse
des assyro-chaldéens à Sarcelles, des
Arméniens à Alfortville ou à Meudon, ou
encore des maronites libanais à Issy-les-
Moulineaux, ceux que l’on désigne souvent
par l’expression «chrétiens d’Orient» (lire
l’encadré ci-dessous) font ainsi montre à
la fois d’ingéniosité et de débrouille pour
aider leurs coreligionnaires fraîchement
débarqués ou restés au pays.
Ils peuvent aussi compter sur une sévé-
rité moindre des autorités, legs d’une
vieille tradition qui remonte au XVIe siè-
cle, quand la France devint « protectrice
des chrétiens d’Orient », à l’époque de la
bonne entente entre François Ier et la
Sublime Porte. Aujourd’hui encore, lesdits
« chrétiens d’Orient » sont avant tout per-
çus comme une « minorité à protéger »,
rappelle Tigrane Yégavian, auteur d’un
ouvrage sur le sujet (2). Ce spécialiste
remarque toutefois que les atermoiements
géopolitiques de la France et des autres
puissances occidentales au Proche-Orient
« n’ont fait qu’accroître la souffrance de
ceux qu’elles prétendaient protéger ».
Cibles de l’islamisme radical, ceux-ci doi-
vent aussi subir la méfiance de leurs com-
patriotes : ils sont parfois perçus comme
la « cinquième colonne » d’un Occident
qui n’a rien abandonné de ses ambitions
impérialistes au Proche-Orient.
OLIVIER JOBARD. – De la série « D’Erbil à Mulhouse, l’exil des chrétiens d’Irak », 2014
Quels sont les « relais » des assyro-
chaldéens de Sarcelles ? Avant tout, une
mairie qui a su leur proposer ce que
M. Antoni Yalap qualifie de « relation
gagnant-gagnant ». Ainsi, M. François
Pupponi, maire (PS) de Sarcelles de 1997
à 2017, a fait poser en 2006 la première
stèle officielle au monde rendant hom-
mage aux victimes du génocide assyro-
chaldéen, le Sayfo, commis par les
troupes ottomanes entre 1914 et 1920.
L’édile a aussi inauguré un « jardin des
assyro-chaldéens » (23 avril 2016) et un
« jardin des Arméniens » (18 avril 2015)
commémorant chacun le centenaire du
génocide subi par ces deux communautés.
Clientélisme ? En 2020, parmi les douze
assyro-chaldéens élus aux municipales,
certains figuraient pourtant sur la liste
opposée à celle conduite par M. Pupponi.
Au sud de Paris et de Sarcelles, Alfort-
ville raconte un autre exil d’Orient. Dans
cette cité ouvrière, ce ne sont pas trois
hommes, mais quatre, qui, au sortir du
génocide de 1915, ont trouvé un emploi
aux Papeteries de France et à l’usine de
métallurgie. « L’église arménienne de la
rue Goujon à Paris a fait savoir que l’on
y embauchait, alors les Arméniens ont
commencé à s’installer à Alfortville »,
raconte M. Sévan Ananian, spécialiste de
l’histoire de cette communauté (4).
À Paris, dans la cathédrale Saint-Jean-
Baptiste de l’opulente rue Jean-Goujon,
Mgr Vahan Hovhanessian, archevêque de
l’Église apostolique d’Arménie, évoque les
Arméniens, «synonymes de diaspora». Face
aux organisations non gouvernementales
(ONG) telles que SOS chrétiens d’Orient,
À Alfortville, outre une église pour
chaque confession, les Arméniens ont une
école depuis 1978. Pour M. Ananian, «chez
lui », c’est cette ville de banlieue où les
siens ont donné des noms de villages armé-
niens à leurs quartiers et où l’on peut ache-
ter du soudjouk (saucisson) à l’épicerie
Ararat : « Dans toutes les communautés
arméniennes, il y a un attachement senti-
mental à la ville dans laquelle les ancêtres
se sont “réenracinés” », explique-t-il.
Directrice de la Maison de la culture armé-
nienne (MCA) d’Alfortville, Mme Arax Der
Kevorkian précise : « On sent qu’on a les
devoirs et les droits des Français d’une
part, et, de l’autre, le devoir de conserver
notre culture arménienne, en souvenir de
nos ancêtres qui ont subi une tentative d’ex-
termination. On se dit qu’on n’a pas le
droit de laisser disparaître cet héritage. »
Mariages intracommunautaires
N É dans le village millénaire d’Ischy,
en Anatolie, et arrivé en France à 11 ans,
M. Stéphane Yalap, coordinateur de
l’Union des assyro-chaldéens de France
(UACF), également établie à Sarcelles,
fait face au même problème : « J’essaie
d’apprendre l’araméen à mes enfants,
mais c’est compliqué. Quant aux cours
dispensés par notre association, les
jeunes qui ont une vie active n’ont pas
toujours le temps de les suivre. » Des
séjours fréquents au pays d’origine ne
peuvent-ils pas permettre de préserver
la pratique de la langue ? Nombre de nos
interlocuteurs sont catégoriques : pas
question pour eux de retourner en Tur-
Au siège parisien de l’association
l’Œuvre d’Orient, qu’il préside,
Mgr Pascal Gollnisch, vicaire général
de l’ordinariat des catholiques orientaux
en France depuis 2014, se montre plus
circonspect : « Une diaspora sans ter-
ritoire d’origine est fragilisée, et vice
versa. Ce qu’il faut, c’est les mettre en
complémentarité. » Pour l’historien
Bernard Heyberger, « on ne peut pas
parler d’une diaspora, mais de
plusieurs, avec des histoires et des réfé-
rences idéologiques différentes ». Et une
facilité plus ou moins grande à entrete-
nir la culture d’origine. Malgré l’ensei-
gnement de la langue à l’école et les
activités culturelles à la MCA, Mme Der
Kevorkian reconnaît que « la tâche est
très difficile quand la culture ne s’ins-
crit pas dans le quotidien ».
gamie : «C’est une manière de se protéger,
mais attention à ne pas ressembler à une
réserve d’Indiens. » Affairé dans son ate-
lier de confection, M. Isa Yalap nuance.
Selon lui, 90 % des mariages sont
effectivement intracommunautaires, mais,
progrès notable, la pratique des mariages
forcés a disparu. Et, ironie du sort, c’est
l’Église qui demeure le principal ciment
communautaire, ses activités permettant
à la fois de préserver l’usage de la langue
d’origine et de favoriser les rencontres
entre futurs époux.

S
UIVANT les trois précurseurs, les assyro-
chaldéens arrivés dans les années 1980
et 1990 dans l’Oise ont rapidement obtenu
l’asile auprès de l’Office français de pro-
tection des réfugiés et apatrides (Ofpra). En
novembre 2010, après un attentat contre
une église à Bagdad qui fait plus de cin-
quante morts, le ministre de l’immigration
Éric Besson annonce que la France est prête
à accueillir cent cinquante Irakiens de
confession chrétienne. Si le geste est salué,
il vaut aussi à Paris de nombreuses critiques.
Hosham Dawod, anthropologue au Centre
national de la recherche scientifique
(CNRS), presse le gouvernement de ne pas
«choisir les victimes» à l’heure où tous les
Irakiens subissent la violence des attentats
perpétrés par des groupes liés alors à la
nébuleuse d’Al-Qaida (3).
Quand on évoque le favoritisme dont
bénéficieraient les assyro-chaldéens de la
part des autorités françaises, M. Isa Yalap
s’agace. Lui qui se targue d’avoir appris
le français dans la rue assure que c’est non
sans efforts que sa communauté a pu s’in-
tégrer. Dans son atelier de couture, bou-
levard de Sébastopol à Paris, ce quinqua-
génaire au port altier se remémore les
années à travailler comme un forcené sur
sa machine à coudre dans le quartier du
Sentier. Aujourd’hui à la tête de sa propre
société de confection, celui qui se targue
* Journaliste.
d’être le premier de sa communauté à
avoir fait appel à une chanteuse en ara-
méen – Juliana Jendo – pour son mariage,
qui a réuni 2 500 personnes, raconte, non
sans fierté : « J’ai fait venir en France une
jeune parente, dont le père et le frère sont
morts un mois après la prise de Mossoul
par “Daech”. On lui a trouvé un studio,
et mes frères et moi la soutenons finan-
cièrement. » Plaquant ses cheveux blancs
vers l’arrière, il assure s’être toujours
débrouillé seul. Quand on lui parle des
associations françaises d’aide aux chré-
tiens d’Orient, il hausse les épaules :
« Laissez tomber. Elles ne font rien. »
Dans l’ancien local sarcellois de
l’AACF, qui accueille désormais les
bureaux du magazine Ninway, consacré à
la culture assyro-chaldéenne, M. Antoni
Yalap, coordinateur du CSCI et conseiller
municipal (Parti socialiste, PS), nuance :
«Nous avons eu des échanges avec l’Œu-
vre d’Orient, mais ils travaillent de leur
côté et nous du nôtre, avec nos propres
relais. En revanche, nous n’avons pas de
contact avec SOS chrétiens d’Orient, très
à droite, voire à l’extrême droite. Nous nous
sommes désolidarisés d’eux dès le début,
quand ils ont voulu s’approprier ce que
notre comité accomplissait. » À la mi-
février, le parquet national antiterroriste a
ouvert une enquête préliminaire visant SOS
chrétiens d’Orient pour « complicité de
crimes de guerres».
(1) Claire Lefort, « Derrière le paravent des
qui dit avoir pour principal objectif d’«aider quie, où leurs coreligionnaires subissent “minorités religieuses” au Moyen-Orient : exemples
les chrétiens orientaux à demeurer chez eux, encore des persécutions. Et tous insistent irakiens», dans «La France et les “chrétiens d’Orient”.
au Proche-Orient», il s’emporte : «C’est sur la volonté d’intégration des membres Écrire une histoire dépassionnée », Les Cahiers
d’EMAM, n° 32, Études sur le monde arabe et la
facile de parler au nom des gens, mais de leur communauté, notamment des Méditerranée, université de Tours, 2020.
quand on est ciblé par des islamistes ou femmes, ce qui les pousserait à privilé- (2) Tigrane Yégavian, Minorités d’Orient. Les
autres, que doit-on faire?» Pour le prélat, gier l’usage du français à la maison, au oubliés de l’Histoire, Éditions du Rocher, Monaco,
« être arménien ne doit pas signifier se détriment de l’araméen. 2019.
muséifier. Nous sommes fiers de notre (3) Hosham Dawod, « Chrétiens d’Irak : ne
passé, mais cela ne veut pas dire que nous Cette intégration n’empêche toutefois choisissons pas nos victimes ! », Le Monde,
9 novembre 2010.
devons négliger notre avenir». Comment? pas l’entre-soi et la prégnance de mariages
(4) Sévan Ananian, Alfortville et les Arméniens.
«Partout où ils vont, les Arméniens construi- intracommunautaires. Mgr Gollnisch met L’intégration réciproque, 1920-1947, éditions A. Val-
sent d’abord une église, puis une école.» en garde contre les dangers de cette endo- Arno, Bois-Colombes, 1999.
Des Églises décentrées
L ’EXPRESSION générique « chrétiens d’Orient » englobe les
catholiques orientaux : les coptes catholiques, les
chaldéens, les syro-malabars catholiques, les syriaques
à sept millions de chrétiens au Proche-Orient (dont quatre
à six millions de coptes en Égypte), soit environ 4 % de la
population totale (1) ». À cela s’ajoute un constat édifiant
catholiques, les syro-malankars catholiques, les grecs- qui traduit l’exil continu de ces communautés : de
melkites catholiques, les grecs-hellènes, les gréco-catho- nombreuses Églises d’Orient sont davantage représentées
liques de Roumanie, les catholiques russes de rite byzantin, à l’étranger que sur leur territoire d’origine. Ainsi, toujours
les fidèles de l’Église éthiopienne et érythréenne, sans oublier selon Les Cahiers de l’Orient, « la diaspora constitue près
les Églises maronite et ukrainienne. En France, exception de 60 % de l’Église maronite, plus de 50 % des Églises syro-
faite des deux dernières, qui disposent de leur propre orthodoxe et gréco-catholique, et 35 % des Églises grecque-
diocèse, toutes ces branches ont pour vicaire général orthodoxe et syro-catholique. Quant à l’Église assyrienne,
Mgr Pascal Gollnisch. Dans les chrétiens d’Orient sont aussi qui comptait quelque 100 000 fidèles en Irak et en Syrie
inclus les membres d’Églises orthodoxes telles que l’Église avant 2012, elle en dénombre 150 000 en Europe, en
apostolique arménienne, l’Église grecque-orthodoxe et Australie et en Amérique. On peut en dire autant de l’Église
l’Église copte-orthodoxe. arménienne, qui compte 485 000 fidèles au Moyen-Orient
(hors Arménie) contre plus de 1,2 million en Occident ».
Il est impossible de quantifier l’immigration des chrétiens
d’Orient en France du fait de l’absence de statistiques E. H.
communautaires. D’après Les Cahiers de l’Orient, qui se
fondent sur des estimations « antérieures au déclenchement (1) « Chrétiens d’Orient », Les Cahiers de l’Orient, n° 118, Centre d’études
des “printemps arabes” de 2011, on comptait [en 2008] six et de recherches sur le Proche-Orient, Paris, printemps 2015.
 DOSSlER 13 LE MONDE diplomatique – MARS 2022

R ELOCALISER NE SUFFIT PAS

Relocalisation, protectionnisme, réindustrialisation : voilà désormais de faire revenir des usines en France, y compris
encore quelques années, quiconque prononçait ces mots M. Emmanuel Macron, dont le bilan sur le sujet n’est guère
se voyait accusé de refuser la modernité –comprendre le reluisant (lire pages 14 et 15). Tous s’engagent à rebâtir
libre-échange, la mondialisation, la montée en puissance une industrie pharmaceutique puissante, après la
des services. Les choses commencent à changer. Les pandémie (lire page 16). Mais encore faudrait-il boule-
principaux candidats à l’élection présidentielle promettent verser les règles du commerce mondial (lire ci-dessous)…

L’impasse du marché
PAR AURÉLIEN BERNIER *

«C ’EST un petit séisme dans le monde de

l’étiquette. La direction de l’usine en charge de la
nationales finissent toujours par arbitrer : qu’est-ce
qui me coûte le moins cher ? le robot ou l’ouvrier
confection des étiquettes portant la mention d’un pays à bas coût de main-d’œuvre ?
“fabriqué en France” a annoncé la délocalisation
de sa production sur un site chinois (1). » En Réussir des relocalisations qui participent d’un
publiant cette (fausse) dépêche en 2016, les auteurs processus efficace de réindustrialisation, qui profitent
du site parodique Le Gorafi savaient-ils qu’on trou- également aux salariés et réduisent la pression sur
vait déjà, sur la plate-forme de commerce en ligne l’environnement suppose donc de modifier le cadre :
Alibaba, des centaines de références d’étiquettes les règles commerciales, la division internationale
made in France fabriquées en Chine ? du travail et le rapport de forces entre pouvoirs
publics et grandes entreprises – autant de réformes
Il y a quelques décennies, un tel constat aurait auxquelles s’opposent les traités européens. Pour y
sans doute suscité la résignation, tant les déloca- parvenir, une « taxe aux frontières », comme la bran-
lisations font partie des « évidences » défendues dissent aujourd’hui de nombreux candidats à la prési-
par la pensée libérale. Mais la pandémie de dentielle (et comme l’a pratiquée M. Donald Trump
Covid-19 a bousculé quelques certitudes. Alors aux États-Unis durant son mandat), constituerait un
que la France découvre que 80 % des molécules outil indispensable, mais insuffisant. Le protection-
pharmaceutiques dont elle a besoin sont importées, nisme, en effet, peut protéger une filière existante
l’heure n’est plus à la plaisanterie. La promesse d’une concurrence déloyale s’exerçant par le biais
de relocaliser figure désormais au rang des des importations. Mais il ne peut pas, à lui seul, faire
passages obligés des discours politiques. resurgir des usines de textiles « grand public » (c’est-
à-dire à un coût abordable) ou de substances phar-
Pourtant, l’« urgence de relocaliser » n’est pas si maceutiques « de base » si les industriels ne sont pas
neuve : elle apparaît dans les discours et les straté- prêts à investir en France et à reconstruire une
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gies publiques en réaction à la grande crise écono- branche qui n’existe plus. Pour ce faire, il faut d’au-
mique de 2007-2008. En 2010, le gouvernement de tres outils, qui permettent de canaliser les capitaux
M. François Fillon ambitionne d’accroître la produc- privés et publics vers des activités peut-être pas folle-
tion industrielle d’un quart en cinq ans, à travers ment profitables, mais à coup sûr utiles. Qui permet-
un fonds d’aide à la réindustrialisation destiné à tent, également, de développer des entreprises
subventionner les « efforts » du secteur privé. En publiques capables de fournir des biens essentiels
vain. En 2012, sous la présidence de M. François et de mettre sur pied des formations adéquates dans
Hollande, le ministère chargé de l’industrie est les filières technologiques nouvelles, ou dans celles
rebaptisé ministère du redressement productif, sous où le savoir-faire a parfois disparu (4).
la houlette de M. Arnaud Montebourg. Il adopte les
mêmes recettes avec des objectifs similaires en tête. Dans cette filière stratégique qu’est la santé, où
Il ne rencontre pas davantage de succès. les grandes multinationales réalisent des profits spec-
DOMINIQUE DUBOIS. – « Dock Red » (Dock Rouge), 2009 taculaires tout en bénéficiant d’un marché subven-
Du côté des industriels, on n’a pourtant pas à se tionné par la Sécurité sociale, la première étape d’une
plaindre des politiques publiques menées depuis relocalisation d’ampleur et d’une transformation
quinze ans pour réindustrialiser la France : elles ont consisté à leur çais de l’industrie du numérique), intitulée « Pas de relocalisations sans écologique et sociale pourrait commencer par la constitution d’un labo-
verser des sommes importantes dans l’espoir de leur permettre de gagner 5G ! » : « La maîtrise de cette technologie est stratégique pour gérer ratoire français public, de façon à produire des médicaments « de base »
en compétitivité, une étape considérée comme un prérequis pour les process de fabrication des usines connectées aux performances à prix coûtant. Face à cette concurrence, le secteur privé n’aurait d’autre
accroître la production nationale. Du côté des salariés, le tableau s’avère augmentées. Plus digitalisées, plus agiles et plus écologiques, ces usines choix que de baisser ses marges ou de déserter le marché national…
moins joyeux, que la relocalisation soit « réussie » ou non du point de reposent en effet sur des technologies radicalement nouvelles et activées donnant ainsi la possibilité d’accroître la production publique. À terme,
vue de l’entreprise. Deux exemples permettent de l’illustrer. par la 5G : capteurs intelligents, impression 3D, réalité virtuelle et les besoins en médicaments essentiels pourraient être couverts locale-
augmentée, Internet des objets et robotique avancée. » Et de conclure : ment et à moindre coût – ce qui profiterait à la fois aux particuliers,
Tout d’abord, celui de la fonderie Loiselet, construite en 1850 près « C’est seulement par les innovations technologiques comme la 5G que aux hôpitaux et aux comptes de l’État.
de Dreux (Eure-et-Loir). Il s’agit toujours d’une affaire familiale quand nous répondrons aux enjeux de relocalisation, de réindustrialisation
ses dirigeants décident de déménager la production en Chine en 1999. et de décarbonation de notre économie » (2).

Mais les résultats sont décevants. En 2012, la production est rapatriée
sur le site d’origine, moyennant des investissements importants pour
automatiser la chaîne : palans électriques, usinages, peinture… L’État
entre au capital à hauteur de 22 %, débloque une avance remboursable
de 6,5 millions d’euros et une subvention à la réindustrialisation de
2 millions supplémentaires. Mais les dirigeants se trompent encore une
fois. Estimés à 16 millions d’euros, les investissements dans les
machines grimpent finalement à 18 millions. En décembre 2013,
Loiselet est en faillite, sans repreneur. Premier cas de figure donc : la
relocalisation échoue, et les salariés perdent.
Popularisé par de grands cabinets de conseil en stratégie, le concept
d’« usine du futur » est aussi appelé « industrie 4.0 », en référence à la
quatrième révolution industrielle que représenterait l’introduction du
numérique dans les chaînes de production. Il s’agit notamment de
renforcer la communication entre l’homme et la machine, mais aussi
directement entre machines ou entre sites de production, ce qui réduit
d’autant l’intervention humaine. L’idéal : l’usine « relocalisée » avec
aussi peu d’ouvriers que possible…
D
ANS d’autres secteurs, les objectifs et la méthode peuvent varier.
Pour l’automobile, par exemple, il est nécessaire d’enrayer une escalade
technologique stérile et polluante, de gagner en réparabilité et de réduire
la production de véhicules individuels au profit du développement des
transports en commun. Pour l’énergie de réseau (gaz, électricité), ce
ne sont pas les moyens de production qui ont été délocalisés, mais les
investissements, les grands groupes comme Électricité de France (EDF)
et Engie préférant développer des activités plus rentables à l’étranger
que moderniser les infrastructures françaises. Pour réaliser la transition

Second scénario, celui de l’opération « réussie » sur le plan écono-
mique. Comme, par exemple, celle du fabricant de thé Kusmi Tea, qui
opère à partir de 2017 un retour en France largement médiatisé. L’en-
treprise rapatrie au Havre la fabrication de sachets auparavant effectuée
au Maroc. Mais elle investit dans des robots (japonais) d’ensachage de
façon à « rester compétitive » et à ne pas accroître ses « coûts de produc-
tion ». Un cas particulier ? Selon la société d’analyse Trendeo, au cours
des douze dernières années, les relocalisations n’ont abouti qu’à l’ou-
verture de neuf mille postes de travail, à comparer au million d’emplois
industriels perdus entre 2000 et 2016. Interrogé par le journal Les Échos,
Patrick Artus, chef économiste à l’établissement financier Natixis,
estime que « jamais la France ne relocalisera ses industries de main-
d’œuvre avec ses coûts salariaux. Au mieux, elle peut faire revenir des
bouts d’activité en les robotisant ». En d’autres termes, même quand
les relocalisations sont réussies, elles ne créent guère d’emploi. Les
salariés n’y gagnent rien, ou presque.
Remplacer des humains par des robots ne procède pas d’une stratégie
nouvelle. Les évolutions technologiques et numériques récentes renfor-
cent toutefois la tendance. En octobre 2020, l’organisation profession-
nelle France Industrie publie une tribune cosignée par son président et
par celui de Syntec numérique (l’un des syndicats professionnels fran-
* Auteur de L’Urgence de relocaliser. Pour sortir du libre-échange et du nationalisme
économique, Utopia, Paris, 2021.
L
ES rares relocalisations recensées à ce jour n’invalident pas un
constat : la désindustrialisation de la France se poursuit, suggérant
que l’approche libérale visant à soutenir les priorités de développe-
ment des entreprises ne constitue pas une stratégie industrielle. Et
interdit de poser certaines questions : que faut-il produire ? Que faut-
il rapatrier en France ? Quels secteurs convient-il de protéger de la
concurrence ? Où investir ? Le marché est pour l’instant chargé, seul,
de trouver les réponses. « Une erreur commune conduit à estimer
que la bureaucratie d’État est moins agile que le secteur privé, a
observé l’économiste britannique Joan Robinson (1903-1983). Il est
possible que cela soit le cas pour des points particuliers, mais lorsque
des mutations de grande échelle sont requises, un certain degré de
centralisation garantit une souplesse bien supérieure. Il faut peut-
être deux mois avant d’obtenir une réponse à une lettre adressée à
telle ou telle administration publique ; mais il faut vingt ans pour
qu’une industrie pilotée sous le régime de l’initiative privée s’ajuste
à un déclin de la demande (3). »
Sans compter que, en l’absence de régulation des échanges commer-
ciaux, relocaliser implique de se plier aux logiques qui, jusqu’à présent,
ont poussé… à délocaliser : réduire les coûts, gagner de nouvelles parts
de marché, être compétitif dans une concurrence inchangée. Dans un
système de libre-échange, pour de nombreuses productions, les multi-
énergétique, ce sont avant tout les capitaux qu’il faut relocaliser, ce qui
suppose de les contrôler.
La relocalisation pose enfin une question qui devrait intéresser les
forces de transformation écologique et sociale : peut-on considérer que
le « juste échange », auquel chacun semble aspirer, se résume à empêcher
le dumping en provenance des pays à bas coûts ? Est-ce que les prix
mondiaux auxquels se négocient les matières premières, par exemple,
et les recettes qu’elles fournissent aux États du Sud ne seraient pas un
sujet à traiter ? Est-ce que la division internationale du travail elle-
même – les productions à faible valeur ajoutée, polluantes ou dange-
reuses dans une partie du monde ; et les productions plus sûres, plus
écologiques et à forte valeur ajoutée dans une autre – ne crée pas une
injustice structurelle à laquelle il faut aussi s’attaquer ? Et n’y a-t-il
pas, finalement, autant d’urgence à proposer d’autres bases pour le
commerce international qu’à relocaliser la production ?
(1) « L’usine qui produisait les étiquettes “fabriqué en France” délocalisée à l’étranger »,
Le Gorafi, 13 janvier 2016, www.legorafi.fr
(2) « Pas de relocalisations sans 5G ! », France Industrie, 29 octobre 2020, www.francein-
dustrie.org
(3) Cité par Mariana Mazzucato, L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition
public-privé, Fayard, Paris, 2020.
(4) Lire Maurice Midena, « L’Aube sur un fil », Le Monde diplomatique, juillet 2019.
 MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
14 DOSSlER

Le pouvoir gesticule
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En déplacement à Amiens au début de son mandat,

M. Emmanuel Macron promettait de sauver l’usine
de sèche-linge Whirlpool, menacée de délocalisation.
Deux ans et un repreneur plus tard, le site fermait
ses portes. Une histoire qui symbolise le bilan
du président en matière de politique industrielle :
beaucoup de paroles et peu de résultats.
DOMINIQUE DUBOIS. – « Le Pendule 2 », 2011

Visionnaire PAR MARC ENDEWELD *

I
« Nous souhaitons être très bientôt
une entreprise sans usines (…). Il n’y aura
pas de drames sociaux. »
L y a deux ans, la pandémie de Covid-19 a suscité la sidération dans
M. Serge Tchuruk, patron d’Alcatel, louant la population. C’est sans doute sur le terrain industriel que la prise de
la sous-traitance, à Londres, conscience fut la plus douloureuse : la France est le seul membre du
le 26 juin 2001. Deux ans plus tard, Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) à ne pas

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le groupe français ne compte plus avoir su développer un vaccin, et le pays a été incapable de mobiliser des
que 58 000 salariés et 30 sites industriels, ressources industrielles suffisantes pour disposer ne serait-ce que de
contre respectivement 150 000 et 120 avant. simples masques en urgence. « [La pandémie] a eu l’effet, dans le débat
En 2015, Alcatel est racheté par Nokia. public, d’un électrochoc, constate, dans un récent rapport (1), le Haut-
Commissariat au plan, une institution fondée par le général de Gaulle en
Rêve patronal 1946, supprimée en 2006 et ressuscitée par le président Emmanuel Macron
à l’automne 2020. Les fragilités résultant de la désindustrialisation ont
« Dans ce modèle [de l’entreprise sans éclaté au grand jour : masques, respirateurs, équipements médicaux et
usine, ou « fabless »], tout ce qui est produits stratégiques, certains vitaux, ont fait cruellement défaut lorsque
considéré comme une unité de production la France a dû affronter l’épidémie. »
rigide est assimilé à de la faiblesse et doit
être externalisé. Flexibilité et liquidité sont La crise sanitaire est survenue à un moment charnière. La Chine, au fil
les maîtres mots d’une telle entreprise des années, est devenue le plus grand atelier de la planète. Elle pesait, en
débarrassée de ses usines mais aussi, si la 2020, 28,7 % de la production manufacturière mondiale, loin devant les
logique est poussée jusqu’au bout, vidée de États-Unis – 16,65 % – et très loin devant l’Europe, dont les quatre prin-
ses salariés, ceux-ci devenant alors des cipaux pays (Allemagne, Italie, France et Royaume-Uni) ne totalisaient Et ce bilan suscite une réponse cinglante du député Marleix : « La
sortes d’intermittents du spectacle. » que 11,8 %. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors qu’en 1990 les États- réponse par l’“attractivité” recherchée auprès d’investisseurs étrangers,
Alain d’Iribarne, économiste, Unis et l’Europe produisaient 80 % des semi-conducteurs mondiaux, à qui est l’alpha et l’oméga de la politique d’Emmanuel Macron, si elle
Le Monde, 26 novembre 2002. parts égales, l’Union européenne n’en produit plus que 9 % en 2020, et facilite une augmentation de capital à un moment donné, entraîne aussi
les Américains à peine 10 %. Tout le reste est désormais fabriqué en Asie. une perte de contrôle à terme. » Politiquement, ce thème des investis-
En France, ce phénomène est encore plus accentué : le poids de l’industrie sements étrangers est aujourd’hui sensible pour le président français :
Transfert de pollution dans le produit intérieur brut (PIB) est ainsi passé de 23 % en 1980 à lorsqu’il était ministre de l’économie, M. Macron a en effet autorisé de
13,5 % en 2019, un niveau bien inférieur à la moyenne de l’Union (19,7 %). nombreuses opérations de rachat de groupes français par des entreprises
« Entre vous et moi, la Banque mondiale ne
devrait-elle pas encourager davantage le Certes, il a reculé dans toute l’Europe, mais il reste supérieur chez presque étrangères. Au-delà du cas emblématique d’Alstom (3), on peut citer le
transfert des industries sales vers les PMA tous nos voisins, qu’il s’agisse de l’Italie (19,6 % en 2019), de l’Espagne parapétrolier Technip, vendu à l’américain FMC, le cimentier Lafarge
[pays les moins avancés] ? (…) La mesure (15,8 % en 2018) et surtout de l’Allemagne (24,2 % en 2019). au suisse Holcim, ou encore le groupe de télécommunications Alcatel-
des coûts de la pollution préjudiciable à la Lucent au finlandais Nokia. À chaque occasion, ces opérations ont été
santé se fonde sur le manque à gagner dû à Avec la pandémie, M. Macron a ainsi troqué son discours sur la « start- présentées par l’État et le ministre comme des « mariages entre égaux ».
l’augmentation des maladies et de la up nation » pour celui sur la « souveraineté économique ». Dès mars 2020, En réalité, ces fusions se sont apparentées à des prédations.
mortalité. De ce point de vue, une quantité le président lance un appel dans l’usine de masques du groupe Kolmi-
donnée de pollution préjudiciable à la santé Hopen près d’Angers pour « retrouver la force morale et la volonté de Au point que, depuis deux ans, le gouvernement s’est décidé à élargir
devrait être attribuée au pays au coût le produire en France et retrouver cette indé- le « décret Montebourg », qui, en 2014, avait ouvert la voie au contrôle
plus bas, c’est-à-dire celui dont les salaires Haro sur pendance ». Au cœur de l’été 2020, il est des investissements étrangers en soumettant à l’aval de Bercy des opérations
sont les plus bas. La logique économique revenu sur le sujet, en affirmant : « Nous visant des acteurs de secteurs stratégiques comme la défense, la sécurité,
selon laquelle on devrait se débarrasser des
le « droit du travail devons relocaliser et recréer des forces de l’eau, l’énergie ou les transports. Désormais, l’aérospatiale, l’hébergement
déchets toxiques dans les pays aux salaires imprévisible » production sur nos territoires. La souverai- de données, la presse, la sécurité alimentaire, les technologies quantiques,
les plus bas est à mon sens impeccable, et neté sanitaire et industrielle sera l’un des le stockage d’énergie et les biotechnologies relèvent de ce décret.
nous devons l’accepter. » piliers du plan de relance. » En septembre 2020, il persiste et signe,
devant les acteurs de la French Tech, en plaidant pour une « souveraineté Malgré ces nouvelles dispositions, la logique des effets d’annonce semble
Lawrence Summers, alors économiste en numérique européenne ». Changement de décor en décembre, dans une primer sur toute stratégie de fond. «Le gouvernement ne semble pas savoir
chef de la Banque mondiale, dans une note usine Framatome au Creusot, mais le discours est le même : « Le nucléaire ce qui est vraiment sensible : pourquoi bloque-t-on le rachat de Carrefour
interne de l’institution (11 décembre 1991)
restera la pierre angulaire de notre autonomie stratégique. » [par le groupe québécois Couche-Tard] et pas celui de Linxens? [entreprise
révélée par The Economist
(8 février 1992). spécialisée dans les semi-conducteurs, rachetée par un groupe chinois en
Si certains commentateurs louent ce « tournant », d’autres rappellent 2018], s’interroge ainsi Mme Claude Revel, ancienne déléguée interminis-
que M. Macron a commencé son cheminement politique au Mouvement térielle à l’intelligence économique, entre 2013 et 2015. Notre souveraineté
Évolution de la part de l’industrie1 des citoyens (MDC) de M. Jean-Pierre Chevènement, il y a une vingtaine n’est que défensive alors qu’il faudrait financer beaucoup plus nos pépites
dans la valeur ajoutée française d’années, et que cette célébration de la souveraineté ne serait qu’un retour souveraines et l’innovation stratégique (4). » Après nous avoir vanté le
en pourcentage aux sources. D’autres encore ne croient pas en une conversion sincère du bilan du gouvernement, la ministre Pannier-Runacher concède ainsi : «L’in-
président de la République. C’est le cas du député Les Républicains (LR) vestissement productif est notre point faible. » Elle précise : « Le plan de
30 Olivier Marleix, qui avait présidé dès 2017 une commission d’enquête relance ne permet pas de financer des entreprises en difficulté. »
parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle :
25 « Dans la France d’Emmanuel Macron, la politique industrielle est faite La presse libérale
par les banques d’affaires – plus par l’État ; au service de la rentabilité
du capital à l’évidence, beaucoup moins au service des salariés ou dans dénonce une « nouvelle
20
l’intérêt industriel du pays (2). » pensée unique »
15 Quand nous l’interrogeons dans son bureau du troisième étage de l’hôtel
des ministres de Bercy (le même qu’occupait M. Macron comme ministre Dans cette bagarre internationale où tous les coups sont permis, y compris
de l’économie de M. François Hollande entre 2014 et 2016), la ministre entre « alliés », la France s’est peu à peu désarmée sur le plan industriel,
10
déléguée chargée de l’industrie, Mme Agnès Pannier-Runacher, essaie de préférant miser depuis trente ans sur une « économie de services ».
1. Industrie manufacturière, faire bonne figure. « La France est devenue la première destination des M. Marleix se souvient des propos tenus au début des années 1990 par un
industries extractives
5 et autres industries. investissements industriels étrangers d’Europe », se félicite-t-elle tout en collaborateur de l’ex-ministre socialiste de l’industrie puis de l’économie
Source : « Valeur ajoutée dressant devant nous la liste des mesures néolibérales décidées depuis Dominique Strauss-Kahn : « L’industrie, c’est fini, la mondialisation
0
par branche », Insee, 2021. 2017 pour permettre à la France de « redevenir un site désirable » : baisses appelle la spécialisation des économies, nous devons devenir une économie
d’impôt sur les sociétés, ordonnances sur le droit du travail, loi Pacte de services, comme l’ont fait les Anglais avec la finance. »
1950

1960
1965

1990

2020
1955

1970
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1995
2000
2005
2010
2015

(Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises).

Autant de « signaux » contre le « droit du travail imprévisible », la Depuis le début de la pandémie de Covid-19, changement de
Balances commerciales comparées « complexité administrative », ces « préjugés défavorables à la France », discours : en novembre 2021, les responsables politiques s’affichent
France Allemagne selon cette ancienne haute fonctionnaire, passée de l’Assistance publique ainsi en nombre au salon du made in France qui s’est tenu à la porte
Milliards de dollars - Hôpitaux de Paris (AP-HP) à la Caisse des dépôts et consignations de Versailles, à Paris. En guise de stratégie pour le pays, chacun y va
300
(CDC), l’un des bras armés financiers de l’État dans le secteur privé, et de son image symbolique. Le magazine économique Challenges, parti-
250
qui connaît bien le « monde de l’entreprise » pour avoir été directrice des culièrement libéral, s’inquiète ainsi d’une « nouvelle pensée unique ».
divisions clients chez Faurecia, un équipementier automobile. Même M. Yannick Jadot, candidat écologiste à la présidentielle, évoque
200 les questions industrielles : « La souveraineté de la France est au cœur
L’Élysée multiplie les effets d’annonce en se réjouissant, mi-janvier 2022, de mon projet. On ne peut pas être aussi dépendant stratégiquement
150 des projets de vingt et une entreprises étrangères en France représentant d’un pays comme la Chine, dont on sait que c’est la pire dictature au
4 milliards d’investissements. Derrière les discours du président sur la monde aujourd’hui (5). »
100 « souveraineté économique », aucun changement de politique à l’horizon.
Manifestement, Mme Pannier-Runacher s’en satisfait : « En 2017, quand (1) « Reconquête de l’appareil productif : la bataille du commerce extérieur », Haut-Commis-
50
Emmanuel Macron arrive, un million d’emplois industriels net ont été sariat au plan, Paris, 7 décembre 2021.
0
supprimés entre 2000 et 2016. Par notre action, notamment vis-à-vis des (2) Olivier Marleix, Les Liquidateurs. Ce que le macronisme inflige à la France et comment
investisseurs étrangers, on recrée de l’emploi industriel avec 37000 emplois en sortir, Robert Laffont, Paris, 2021.
-50 industriels net créés.» Le renversement de tendance apparaît bien modeste. (3) Lire Jean-Michel Quatrepoint, « L’Europe en retard d’une guerre industrielle », Le
Monde diplomatique, juin 2017.
2001
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2004
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2016
2017
2018
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2020

* Journaliste. Il vient de publier le livre-enquête L’Emprise. La France sous influence, (4) Challenges, Paris, 15 avril 2021.
Source : Perspectives économiques de l’OCDE, décembre 2021. Seuil, Paris, 2022. (5) La Tribune, Paris, 8 septembre 2021.

e, l’industrie agonise
DOMINIQUE DUBOIS. – « Benne 2 », 2011
Un temps engagé dans cette élection, M. Arnaud Montebourg reste décidé
à faire de la souveraineté industrielle l’une des thématiques du débat :
« Nous refuserons les règles européennes absurdes et intrusives qui nous
empêchent de financer et d’utiliser la commande publique», annonce l’an-
cien ministre (6). Un discours qui se rapproche de la volonté ancienne de
M. Jean-Luc Mélenchon de désobéir à l’Union européenne pour restaurer
l’«indépendance de la France». De l’autre côté du spectre politique, M. Éric
Zemmour, le candidat d’extrême droite, prétend vouloir lutter contre le
« grand déclassement » et commence à se former aux dossiers industriels
en écoutant les conseils amicaux de M. Loïk Le Floch-Prigent, proche de
l’ancien président François Mitterrand et ancien patron du géant de la chimie
Rhône-Poulenc, puis du groupe pétrolier Elf Aquitaine.
« Les Chinois ont compris
qu’il fallait produire
pour être respecté »
Dans son clip de candidature, M. Zemmour n’a pas hésité à intégrer
des images du Concorde ou du train à grande vitesse (TGV), deux réali-
sations industrielles qui ont fait la fierté de la France. On retrouve ces
deux références dans le clip de M. Macron annonçant son « plan
“France 2030” », accompagnées d’images du paquebot France et de la
construction de centrales nucléaires. Conscient de sa fragilité dans le
domaine, le président français prévoit ainsi 30 milliards d’euros d’in-
vestissements pour « faire émerger dans notre pays et en Europe les
champions de demain » dans plusieurs domaines prioritaires : les compo-
sants électroniques, les « avions bas carbone », les biomédicaments, l’ex-
ploration des fonds marins, la sécurisation de l’accès aux matières
premières stratégiques… Face à l’étendue des enjeux, les 30 milliards
d’euros semblent peu de chose. Depuis sept ans, la Chine a investi plus
de 180 milliards de dollars (160 milliards d’euros) dans le secteur des
semi-conducteurs. Le président Xi Jinping a annoncé, en 2020, vouloir
investir dans les six prochaines années 1 400 milliards de dollars dans
les technologies stratégiques. De son côté, la Corée du Sud prévoit d’in-
vestir jusqu’à 450 milliards de dollars dans les semi-conducteurs durant
les dix prochaines années.
Le président français sait que ses opposants comptent expliquer ses
difficultés à relancer l’emploi industriel en rappelant ses états de service
comme ancien banquier d’affaires. En imposant cet été à Électricité de
France (EDF) le rachat à General Electric des anciennes activités
nucléaires d’Alstom, notamment les turbines Arabelle qui équipent les
réacteurs EPR, l’Élysée a abattu sa première carte (7). Et celle-ci est
un atout majeur tant l’entreprise Alstom est devenue un symbole de la
désindustrialisation du pays. M. Macron s’est déplacé récemment à
Belfort pour marquer le coup et retourner le symbole à son avantage.
L’opération de rachat coûtera finalement plus de 1 milliard d’euros au
groupe public EDF. Or est-il bien utile de racheter aujourd’hui cette
technologie, si les brevets ont pu être copiés entre-temps par les Améri-
cains comme par les Chinois ?
Alstom est devenue l’illustration du déclassement industriel de la
France. « La vente d’Alstom, c’est une catastrophe ! » Cette phrase est
de Mme Édith Cresson. Première ministre en 1991 et 1992, l’ancienne
responsable socialiste a également été ministre du redéploiement indus-
triel dans les années 1980 et maire de Châtellerault, une ville accueillant
de nombreuses usines. Elle se souvient de ses difficultés quand elle était
en poste : « Les énarques disaient : “L’industrie, c’est fini, maintenant
c’est les services.” C’est totalement stupide. Un pays qui veut être indé-
pendant a besoin d’avoir sa propre industrie. Pour les énarques, l’in-
dustrie c’était quelque chose de sale, avec des ouvriers ! Or services et
industries, ça fonctionne ensemble. Les Chinois ont d’ailleurs compris
qu’il fallait produire pour être respecté. »
À ses débuts, l’entreprise Alsthom (devenue Alstom en 1998) est un
joyau. Ferroviaire, turbines hydrauliques, turboalternateurs, grands réseaux
électriques : le conglomérat, qui s’appelait la Compagnie générale d’élec-
tricité (CGE), intervient, après 1945, dans tous les domaines et assure la
souveraineté industrielle d’un pays tout juste sorti de la seconde guerre
DOSSlER
mondiale. À l’image d’autres conglomérats étrangers, comme Siemens
en Allemagne, General Electric aux États-Unis (8), les keiretsu au Japon
ou, plus tard, les chaebol en Corée du Sud, notamment Samsung (9). Dès
les années 1920, Pierre Azaria, le fondateur de la CGE, estime que « la
concentration des industries françaises est la seule réponse possible à la
puissance des firmes américaines et allemandes dont l’entente fait peser
une grave menace sur l’indépendance des États (10) ».
Dans les années 1970, la CGE fusionne avec les Chantiers de l’At-
lantique de Saint-Nazaire, d’où est sorti le paquebot France. C’est
l’époque des grands programmes industriels suscités par les pouvoirs
publics, celle de la France conquérante des « trente glorieuses ». Au début
des années 1980 advient la consécration : les rames de TGV sortent des
ateliers Alsthom, et si la CGE, associée à General Electric, n’a pas été
retenue pour la construction de nouveaux réacteurs nucléaires (confiés
à Framatome et à l’américain Westinghouse), l’entreprise récupère le
quasi-monopole de la fabrication des turboalternateurs pour centrales
nucléaires. La CGE, rebaptisée Alcatel Alsthom, rachète ensuite les actifs
télécommunications de l’américain International Telephone and Telegraph
(ITT). Le groupe français est au faîte de sa gloire, mais il va être très
rapidement dépassé par les nouveaux géants technologiques de la Silicon
Valley. En 1995, le polytechnicien Serge Tchuruk prend la tête du conglo-
mérat, poussé par l’ancien patron de la CGE Ambroise Roux, l’un des
« parrains » du capitalisme français d’après-guerre. Il entame la dislocation
financière du groupe : Alstom et Alcatel sont séparés. M. Tchuruk se
gargarise alors de la stratégie de la « fabless » (contraction de « fabrica-
tion » et de less [« moins »]), c’est-à-dire une société sans usines, qui
sous-traite l’intégralité de sa production. Alcatel, qui détenait près d’une
centaine de sites, dont une vingtaine en France, souhaite ne plus en
posséder qu’une douzaine. C’est le début de la fin. En 2014, Alstom est
vendu à General Electric. Un an après, Alcatel-Lucent passe sous la
coupe du finlandais Nokia.
« L’ambition n’existe plus
dans le système politique
et bancaire français »
Dans l’entre-soi du capitalisme parisien, de nombreux acteurs ont alors
profité de cette vente d’Alstom à General Electric (pour 12,35 milliards
d’euros). Une situation ancienne : « Lorsque le général de Gaulle arrive
au pouvoir en 1958, il porte une pensée de souveraineté », explique
M. Christian Harbulot, spécialiste en intelligence économique et directeur
de l’École de guerre économique à Paris. « Ceux qui ont flingué sa stra-
tégie, c’est le capitalisme français et ses grands patrons qui n’ont pas
voulu le soutenir dans sa démarche », assure-t-il. Cinquante ans plus
tard, à l’époque du capitalisme néolibéral, toute ingérence de l’État est
considérée comme une hérésie, tant par les médias que par les hauts
fonctionnaires de Bercy et par l’Union européenne. Peu importe si le
groupe en question bénéficie, en grande partie, de commandes publiques :
« L’élite qui entoure Macron ne croit plus que la France peut avoir une
politique qui assure son indépendance. L’ambition n’existe plus dans le
système politique et bancaire français », juge M. Marleix, qui a saisi, en
2019, le parquet national financier en dénonçant dans la vente d’Alstom
à General Electric un éventuel « pacte de corruption ». M. Montebourg,
lui, a expliqué que « tout Paris a été loué ».
Pour le député LR comme pour l’ex-ministre socialiste, cette vente a
d’abord permis aux avocats, banquiers d’affaires et communicants de la
place de Paris de « se gaver ». Côté Alstom, on compte dix cabinets d’avo-
cats, deux banques conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill
Lynch) et deux agences de communication (DGM et Publicis). Côté
General Electric, deux banques conseils (Lazard, Crédit suisse), l’agence
de communication Havas et de nombreux cabinets d’avocats. Dans cet
entre-soi, si une personne connaît tout le monde, c’est bien M. Macron.
À l’époque, le président-directeur général (PDG) d’Alstom Patrick
Kron, d’abord, est un proche de M. David de Rothschild, le patron de la
banque d’affaires. Par ailleurs, deux autres personnalités de l’écosystème
Rothschild à Paris sont des intimes de M. Macron, alors secrétaire général
15 LE MONDE diplomatique – MARS 2022
adjoint à l’Élysée : l’avocat d’affaires Jean-Michel Darrois, conseil
d’Alstom à cette période, et M. Serge Weinberg, PDG de Sanofi, qui a
accueilli M. Kron comme administrateur de son groupe pharmaceutique.
À l’origine, M. Macron avait rencontré MM. Darrois et Weinberg à la
commission pour la libération de la croissance française, dite « commis-
sion Attali », mise en place par le président Nicolas Sarkozy en 2007 (11).
Et les deux hommes ont joué un grand rôle dans l’embauche de
M. Macron à la banque Rothschild (12).
Mais l’entre-soi ne s’arrête pas là. M. Bernard Mourad, qui apportera
un soutien actif à la campagne de M. Macron en 2017, deviendra le
patron à Paris de Bank of America Merrill Lynch. Pour compléter le
tableau, on peut aussi citer M. Pierre Donnersberg, patron de Siaci
Saint Honoré, un puissant courtier en assurances sur la place de Paris
et ami personnel de M. Kron. Lequel est présent quand, en juin 2016,
ce patron reçoit la légion d’honneur des mains de M. Macron, alors
ministre de l’économie. Des relations qui pèsent car c’est M. Donners-
berg, via la Siaci, qui permettra au candidat Macron de boucler in
extremis le budget de sa campagne, en lui trouvant un assureur pour
débloquer plusieurs prêts bancaires à hauteur de 11 millions d’euros.
Interrogé à propos de cette aide particulièrement bienvenue,
M. Donnersberg assure que c’est « tout à fait par hasard », car il avait
« croisé quelqu’un dans l’entourage de M. Macron à l’époque » qui lui
avait parlé « des difficultés pour obtenir un crédit ».
La France exporte
des pommes de terre
et importe des chips
Désormais à l’Élysée, M. Macron change de registre. En
septembre 2020, il nomme son allié politique, le centriste François
Bayrou, haut-commissaire au plan. Ce dernier ne mâche pas ses mots
quant à la désindustrialisation de la France : « Cet abandon ne vient plus
aujourd’hui du coût de la main-d’œuvre supposée trop chère en France,
mais d’un état d’esprit », déclare-t-il. Ajoutant : « La désertion industrielle
constitue une erreur fondamentale » (13).
Dans son récent rapport, le Haut-Commissariat au plan présente la
« reconquête de l’appareil productif » comme la « bataille du commerce
extérieur » : « Il nous apparaît que les produits de très haute techno-
logie ne doivent pas être les seuls pris en compte dans notre stratégie
nationale de reconquête. Nous avons analysé 914 postes de déficit
commercial de notre pays, tous ceux dont le déficit s’affiche à plus de
50 millions d’euros en 2019, et on découvre alors les faiblesses fran-
çaises. Nombre [d’entre elles] s’apparentent aux déséquilibres écono-
miques imposés aux pays en voie de développement. » En 2021, la
France accuse un déficit commercial de 84,7 milliards d’euros, un
record historique, du fait notamment de la hausse des importations en
énergie et en produits manufacturés. D’autres exemples sont frappants :
la France est le premier exportateur mondial de pommes de terre, mais
le pays est gravement déficitaire en chips et en flocons de purée, entre
autres produits transformés du même secteur agroalimentaire. Le Haut-
Commissariat au plan déplore, par ailleurs, que « la France possédait
de nombreuses marques et groupes d’électroménager qui ont accom-
pagné le développement de la société de consommation des
années 1960 et 1970, elle est désormais importatrice nette de ces équi-
pements. Au total, notre déficit commercial sur les appareils ménagers
a augmenté de près de 40 % depuis 2012, passant de 3,21 milliards
à 4,46 milliards d’euros ».
Dans ce rapport, qui souligne que les parts de marché (à l’export) de
la France au niveau mondial ont fondu de moitié, en passant de 6,3 %
en 1990 à 3 % en 2019, un mot tabou est lâché : il s’agit de lancer une
nouvelle « planification » de l’appareil productif. Ce mot avait été réin-
troduit dans le débat public, dès la présidentielle de 2017, par M. Mélen-
chon, qui en appelait à une « planification écologique ». Cinq ans plus
tard, le candidat de La France insoumise souhaite créer une « agence
pour les relocalisations », afin de « recenser les secteurs industriels indis-
pensables à la souveraineté nationale et à la bifurcation écologique ».
Il promet un plan d’investissements massifs « pour changer les modes
de production » de 200 milliards d’euros (14).
Ces propositions pourraient séduire jusqu’au… Mouvement des entre-
prises de France (Medef). Récemment, M. Geoffroy Roux de Bézieux,
son président, regrettait qu’« on a[it] trop mondialisé » et qu’« on a[it]
perdu le savoir-faire » d’un certain nombre de filières (15). L’entrepre-
neur souhaite désormais « garder une forme de souveraineté industrielle
et économique ». Dans un livre récent (16), il écrit : « Il est par ailleurs
un domaine majeur pour l’économie du XXIe siècle où la planification
est absolument nécessaire, et qui est totalement absent de la politique
économique du général de Gaulle : c’est celui de la transition climatique.
(…) Ma réponse peut surprendre de la part d’un entrepreneur libéral,
mais je pense que l’État n’est pas illégitime à planifier, au sens non pas
de “faire à la place de”, mais de celui de prévoir. » Décidément, au-
delà de la pandémie, la rivalité entre la Chine et les États-Unis pousse
les « décideurs » à repenser le rôle de l’État et du marché.
M ARC E NDEWELD .
(6) Le Journal du dimanche, Paris, 4 septembre 2021.
(7) Cf. « EDF s’apprête à racheter les activités nucléaires de GE », La Tribune, 27 août 2021.
(8) Lire Olivier Vilain, « Comment General Electric a réinventé le capitalisme américain »,
Le Monde diplomatique, novembre 2006.
(9) Lire Martine Bulard, « Samsung ou l’empire de la peur », Le Monde diplomatique,
juillet 2013.
(10) Jacques Marseille (sous la dir. de), Alcatel Alsthom, histoire de la Compagnie générale
d’électricité, Larousse, Paris, 1992.
(11) Lire Serge Halimi, « Jacques Attali, magicien », La valise diplomatique, 25 janvier 2008,
http://blog.mondediplo.net
(12) L’Ambigu Monsieur Macron, Flammarion, Paris, 2015.
(13) Marianne, Paris, 6 novembre 2021.
(14) L’Avenir en commun, Seuil, Paris, 2021.
(15) « Geoffroy Roux de Bézieux face à Jean-Jacques Bourdin en direct », BFM TV,
6 mars 2020.
(16) Geoffroy Roux de Bézieux, L’intendance suivra ! De Gaulle et l’économie, Robert
Laffont, 2021.
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
16
Chronique d’un gâchis pharmaceutique
Plus de dix milliards de doses de vaccin
ont été inoculées en deux ans de pandémie.
Parmi les dix sérums validés par
l’Organisation mondiale de la santé (OMS),
aucun n’a été conçu par le laboratoire
Sanofi. Pour les salariés
de l’entreprise, cet accident industriel
apparaît d’autant plus douloureux
qu’il était prévisible.
PAR MARGOT DUPONT *
T
« préparation quand survient la pandémie. Des centaines de postes de
OUS les Français ont été comme moi traumatisés par cette
affaire : c’est l’abaissement des moyens depuis trente ans sur
l’innovation dans la recherche en santé qui a abouti à ce qu’on ne
fasse pas de vaccin français… », reconnaissait M. Jean Castex lors
d’un déplacement en Alsace, le 28 janvier dernier (1). « Ce n’est plus
possible ! Il faut réinvestir massivement, poursuivait le
premier ministre. On va créer une Agence de l’innovation en santé.
Il faut réimplanter en France la fabrication. C’est aussi une question
de souveraineté. »
Rompant avec les discours triomphalistes de l’entreprise ou du
président de la République au début de la pandémie de Covid-19, ce
constat amer rejoint celui des salariés de Sanofi, qui emploie plus
de cent mille personnes, dont vingt-cinq mille en France. Ici,
nombreux sont las des réorganisations successives, de la sous-trai-
tance dans tous les domaines, mais aussi de l’absence de
reconnaissance. Dans notre service de recherche et déve-
loppement par exemple, beaucoup regrettent des décisions
aberrantes, sans concertation, qui ne tiennent pas compte
de leur expertise.
Fort de son image de numéro un mondial des vaccins
pédiatriques et grippaux, Sanofi espérait jouer un rôle
majeur dans la lutte contre le virus SRAS-CoV-2, en attirant
en premier lieu les aides d’États aux abois face à la crise
sanitaire. Dès le 18 février 2020, l’entreprise commence à
collaborer avec les autorités américaines. Le 13 mai 2020,
le Britannique Paul Hudson, directeur général du groupe
depuis septembre 2019, déclare qu’il servira les États-Unis
en premier, puisque Washington soutient ses recherches.
Au pays de Pasteur et alors que les investisseurs institu-
tionnels français détiennent encore 15 % du capital de l’en-
treprise, ces déclarations obligent le gouvernement à
garantir qu’un libre accès du vaccin à tous « n’est pas négo-
ciable ». Le lendemain, M. Hudson s’adresse à l’Europe
en expliquant que Sanofi « a besoin de partager les risques »
pour produire les doses d’un éventuel vaccin… sans
proposer la moindre contrepartie.
Durant l’été 2020, Sanofi, associé au britannique
GlaxoSmithKline (GSK), signe des contrats successive-
ment avec les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union euro-
péenne. Selon les termes de ce dernier accord, les deux
DOMINIQUE-DUBOIS.COM
partenaires doivent livrer jusqu’à trois cents millions de
doses en échange de fonds européens pour accompagner
l’augmentation des capacités de recherche et de production
de Sanofi sur le continent. Ce financement ne sera pas
conditionné à une vente à bas prix ou à un partage de brevet
pour les pays en développement.
À ce moment-là, l’entreprise a deux projets de vaccin. Les
accords avec le gouvernement américain et l’Union européenne ne
concernent que celui à base de protéines recombinantes produites dans
des cellules d’insectes. GSK devait fournir l’adjuvant, c’est-à-dire une
substance qui permet d’augmenter la réponse immunitaire du vaccin
contre le virus. Ce sérum potentiel devait initialement entrer en essais
cliniques de phase III sur l’homme au second semestre 2020 et, en cas
de succès, être disponible début 2021, avec pour objectif la production
d’un milliard de doses par an. « On se demandait avec quels moyens »,
nous confie un collègue de l’entité concernée.
« Je n’ose plus dire que
je travaille chez Sanofi,
alors qu’avant j’en étais fier »
Sanofi développe également un vaccin à ARN (acide ribonucléique)
messager. Mais, après avoir investi 80 millions d’euros en 2019 dans
BioNTech pour travailler sur l’immunothérapie du cancer, les négo-
ciations échouent sur le Covid-19, BioNTech s’alliant avec Pfizer.
Le géant pharmaceutique doit se contenter d’un partenariat de moindre
envergure avec Translate Bio. Les études de phase I, qui devaient
contribuer à déterminer la dose recommandée, étaient alors attendues
pour la fin 2020.
Depuis l’internationalisation du groupe au cours des deux dernières
décennies, l’une des évolutions notables de « Sanofi Pasteur » – son
entité vaccin – a été de se démarquer de l’universalisme de l’institut
du même nom (Pasteur), en renonçant à la recherche de vaccins
contre toutes les maladies infectieuses. « Sanofi Pasteur » ne s’inté-
* Pseudonyme d’une cadre de Sanofi.
DOSSlER
resse plus qu’aux maladies lucratives. Et a même, pour certaines
d’entre elles, préféré jeter l’éponge en interne pour se tourner vers
un produit déjà en développement dans un autre laboratoire (comme
avec le vaccin du sud-coréen SK Chemical pour la prévention des
infections à pneumocoque, par exemple). Les experts internes se
voient alors reclassés dans un autre domaine. Ainsi, un chercheur
spécialiste des maladies cardio-vasculaires peut se retrouver à
compiler les événements indésirables des traitements en oncologie
pour ne pas être licencié.
Depuis une quinzaine d’années, Sanofi vit une restructuration perma-
nente. Les exigences des marchés financiers conduisent à de nombreux
sacrifices. Entre 2006 et 2018, l’entreprise a supprimé 3 565 postes,
dont 2 814 consacrés à la recherche. Pourtant, depuis 2010, et grâce au
dispositif mis en place par Mme Valérie Pécresse, alors ministre de la
recherche, le groupe a reçu chaque année 150 millions d’euros de crédit
impôt recherche, selon l’Observatoire de la transparence dans les poli-
tiques du médicament.
Sur les conseils des consultants en stratégie du Boston Consulting
Group (BCG), un plan de « sauvegarde de l’emploi » est à nouveau en
recherche et développement sont dans le collimateur. Les consultants
préconisent de se séparer de certains produits, sites et métiers pour se
concentrer sur ceux qu’ils considèrent alors comme rentables. Dans
cette logique, Sanofi avait déjà choisi lors de précédentes restructu-
rations de se séparer de sa branche spécialisée dans les médicaments
anti-infectieux (antibiotiques, antiviraux, antiparasitaires). Les présen-
tations faites aux salariés en interne pour justifier les économies et la
sous-traitance font souvent mention de chiffres et de comparaisons
établis par le BCG.
Les plans « sociaux » successifs font partir régulièrement les salariés
expérimentés sur la base du « volontariat », sans les remplacer et sans
transferts de compétences. Ce fut notamment le cas lors de la ferme-
ture, en 2003, du site de recherche et développement ou, en 2013,
lors de celle du site de production à Romainville. Mille postes ont
DOMINIQUE DUBOIS. – « Rouge », 2009
été supprimés en 2020 et 2021, et encore 364 suppressions sont
prévues d’ici fin 2022. Les salariés, et leurs représentants, dénoncent
le manque de moyens mis à disposition, ainsi que la politique de sous-
traitance menée tous azimuts, bien souvent sans se donner le temps
ni les moyens de la contrôler.
Alors qu’à la fin 2020 Pfizer et Moderna commencent la production
commerciale de leurs sérums respectifs, le 11 décembre 2020, Sanofi
et GSK annoncent les résultats décevants de leurs essais cliniques. Le
laboratoire découvre, à la fin de l’essai de phase II, que son vaccin ne
déclenche pas une réponse immunitaire suffisante, notamment chez les
personnes âgées. « Pour gagner du temps, nous avons acheté un réactif
auprès d’un centre de recherche, plutôt que de le développer nous-
mêmes. Mais il n’a pas permis de bien évaluer la quantité d’antigènes
présente dans les injections », avoue alors M. Olivier Bogillot, le direc-
teur France du groupe (2).
« Une erreur de débutant », juge la virologue Marie-Paule Kieny.
Les représentants des salariés s’indignent : « Le vaccin n’était pas
assez concentré. Il était sous-dosé. Se tromper de technologie ou
de cible, ça peut arriver. Mais là, nous avons utilisé une technologie
que nous maîtrisons. Rater un dosage, c’est humiliant », explique
M. Jean-Louis Peyren, coordinateur de la Confédération générale
du travail (CGT). « L’erreur de débutant fut de ne pas contrôler le
dosage du réactif. Nous avons sauté l’étape du contrôle », précise
M. Matthieu Boutier, délégué syndical Confédération française de
l’encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC) (3).
Les salariés se sentent alors bafoués et placés dans une situation qui
leur échappe. « Je n’ose plus dire que je travaille chez Sanofi, alors
qu’avant j’en étais fier », avoue un collègue. Aux demandes d’ex-
plication des élus du personnel, la direction ne donne aucune réponse
sur la sous-traitance et les procédés de contrôle à la va-vite. Elle se
contente de répéter que des erreurs peuvent arriver dans tout travail
de recherche.
Durant l’été 2021, les résultats intermédiaires des essais du vaccin
à ARN messager conçu avec Translate Bio – racheté pour 2,7 milliards
d’euros en août 2021 par Sanofi – apparaissent positifs pour les
phases I et II (sur un nombre limité de patients). Selon Sanofi, ils
montrent une séroconversion, c’est-à-dire la fabrication d’anticorps,
chez 91 à 100 % des participants deux semaines après la deuxième
injection. En outre, aucun effet secondaire n’a été observé, et le profil
de tolérance semble comparable à celui d’autres vaccins du même
type, comme ceux de Pfizer-BioNTech et Moderna. L’étape suivante
consiste normalement en un essai de phase III pour démontrer l’ef-
ficacité sur un nombre plus important de patients, dernière étape avant
une autorisation de mise sur le marché.
Pour que l’entreprise rende
des comptes aux contribuables
des pays qui l’aident
Le 28 septembre 2021, Sanofi déclare cependant ne pas vouloir
poursuivre : « Le besoin n’est pas de créer de nouveaux vaccins
Covid-19 à ARN, mais d’équiper la France et l’Europe d’un arsenal
de vaccins à ARN messager pour une prochaine pandémie, pour de
nouvelles pathologies », explique M. Thomas Triomphe, vice-
président de la branche, avant d’enfoncer le clou : « Il n’y a pas de
besoin de santé publique d’avoir un autre vaccin ARN
messager » (4). Ce faisant, il ne se préoccupe que des besoins des
pays riches – ceux qui ont déjà vacciné la majeure partie de leur
population – et écarte de sa définition de la santé publique les autres
pays. On s’interroge en interne sur les raisons profondes de cette
décision. Est-ce seulement parce que les parts de marché des pays
« solvables » étaient déjà prises ?
Pendant ce temps, le retard s’accentue pour le vaccin principal, à
protéines recombinantes. Des difficultés techniques surviennent,
cette fois, dans la fabrication du matériel nécessaire aux essais
cliniques, eux aussi sous-traités, alors que Sanofi possède des
structures destinées à la réalisation de ces essais en interne. Depuis,
le vaccin n’est plus considéré comme un vaccin de primo-vaccination
et a été redirigé dans un rôle de rappel, qui demande moins
d’essais cliniques.
Dans l’entreprise, des voix s’élèvent : les salariés, sous la pression
des restructurations et de l’absurdité de certaines directives, montrent
leur désapprobation et critiquent la stratégie du groupe au cours d’une
enquête de satisfaction interne. Cette démarche s’avère risquée, car
lors d’un discours à leur adresse, à la mi-janvier, M. Hudson profère
des menaces à l’encontre des salariés ayant émis des critiques, qu’il
présente comme des détracteurs : « J’ai eu l’impression qu’un tiers
des salariés de l’entreprise est vraiment derrière ce que nous essayons
de faire et voit la réalité des choses. Et environ un tiers ne veut vrai-
ment pas faire de progrès. (…) Maintenant, nous ne pouvons pas
garder toutes ces personnes. Au fil du temps, certaines partiront ou
nous les aiderons à arriver à cette conclusion. »
En annonçant à la mi-février « un plan massif de réinvestissement
de Sanofi en France parce qu’il faut repartir de l’avant », le premier
ministre fait-il le bon diagnostic ? La logique de financiarisation et de
satisfaction des seuls actionnaires a profondément abîmé un collectif
aux compétences hors du commun. Il est temps que Sanofi rende des
comptes à ses salariés et aux contribuables des pays où l’entreprise
reçoit des aides, à commencer par la France.
(1) France Bleu, 28 janvier 2022.
(2) Béatrice Mathieu, Stéphanie Benz et Emmanuel Botta, « Sanofi, un fiasco français »,
L’Express, Paris, 4 février 2021.
(3) Lyon capitale, 26 février 2021.
(4) AFP, Paris, 28 septembre 2021.

Les enfants perdus de l’« Algérie française »
Soixante ans après la conclusion des accords d’Évian,
qui conduisirent à l’indépendance de l’Algérie, le sou-
venir des attentats perpétrés par l’Organisation armée
secrète (OAS) s’est estompé. Pourtant, cette violence
d’extrême droite fut responsable de centaines de tués et
d’importantes destructions, sur les territoires algérien
et métropolitain.
PAR NEDJIB SIDI MOUSSA *
C RÉÉE à Madrid, au début de l’an-
née 1961, par une poignée d’activistes
«Algérie française», dont les anciens lea-
ders étudiants Pierre Lagaillarde et Jean-
Jacques Susini, l’Organisation armée
secrète (OAS) a marqué au fer rouge la fin
d’un conflit de décolonisation en tentant
d’en modifier le cours, par le biais d’un ter-
rorisme aveugle ou d’assassinats ciblés, ou
encore en pratiquant une politique de la
terre brûlée, poussée à son paroxysme à la
veille de l’indépendance algérienne. Cette
fuite en avant a été symbolisée par l’attentat
au port d’Alger, le 2 mai 1962, qui fit une
centaine de morts, ou par l’incendie de la
bibliothèque universitaire de cette même
ville, le 7 juin (400000 ouvrages détruits
ou endommagés sur 600000, l’établisse-
ment n’ayant rouvert qu’en 1968).
Selon les sources, les actions de l’OAS
ont causé la mort de 1 600 à 2 400 per-
sonnes, dont une écrasante majorité de
« musulmans », comme on disait alors.
Parmi ces victimes : l’enseignant et écri-
vain Mouloud Feraoun, exécuté le
15 mars 1962 avec ses collègues à Ben
Aknoun, sur les hauteurs d’Alger. La
veille, ce dernier notait dans son journal :
« [Dans la ville], c’est la terreur. Les gens
circulent tout de même et ceux qui doivent
gagner leur vie ou simplement faire leurs
commissions (...) sortent sans trop savoir
s’ils vont revenir ou tomber dans la
rue (1). » D’autres personnalités furent
visées, comme le socialiste William Lévy,
assassiné le 20 novembre 1961 dans le
quartier populaire de Bab El-Oued, et le
communiste Lucien Rieth, tué le
12 février 1962 à Oran.
Si, pour des raisons évidentes, la colo-
nie algérienne constitue son terrain d’ac-
tion prioritaire, l’OAS étend dès juin 1961
ses activités à la métropole, suivant en
cela le Front de libération nationale
(FLN), qui avait, trois ans plus tôt, pris la
décision de porter la guerre en France. Ce
simple fait rappelle toute l’ambivalence
des rapports entretenus durant ce conflit
entre partisans de causes distinctes, mais
enclins à employer des moyens similaires
au nom de légitimités inconciliables.
Ainsi, un activiste «Algérie française »
Porter le combat en métropole
S
OIXANTE ans après les faits, l’effroi sus-
cité par les attentats terroristes de l’OAS
tout comme la mobilisation de la gauche
ne semblent plus faire partie des références
obligées des débats contemporains. Pour-
tant, un réexamen de cette séquence permet
Q UAND L’O RGANISATION ARMÉE
pouvait écrire au sujet des combattants
indépendantistes de l’Armée de libération
nationale (ALN) : «J’ai pour eux une cer-
taine forme de respect, le respect que l’on
doit à celui qui met sa peau au bout de
ses actes, qui souffre du froid et de la faim
(…). Ce loup maigre était de ma race,
c’était presque mon frère (2). »
Pour la métropole, le bilan de l’OAS se
chiffre à 71 morts et 394 blessés (3), parmi
lesquels Alfred Locussol – communiste
et pied-noir natif de Carnot (El-Abadia
aujourd’hui) –, décédé le 5 janvier 1962
des suites d’un attentat perpétré l’avant-
veille à Alençon ; Delphine Renard, une
fillette grièvement blessée aux yeux lors
d’une attaque visant l’appartement pari-
sien du ministre des affaires culturelles
André Malraux, le 7 février ; ou encore
les trois morts et quarante-sept blessés
provoqués par l’explosion d’une voiture
stationnée devant la salle où devait se tenir
le congrès du Mouvement de la paix, le
10 mars, à Issy-les-Moulineaux. À cette
occasion, le ministre de l’intérieur Roger
Frey dénonce, dans une allocution télévi-
sée, la volonté « de s’emparer du pouvoir
par des méthodes que le régime hitlérien
n’aurait certes pas désavouées ».
Dans cette conjoncture de peur extrême,
entretenue par les rumeurs d’attentats ou
d’attaques factieuses, la lutte contre l’OAS
– et, par extension, contre le fascisme –
devient la priorité chez les intellectuels et
les militants de gauche, malgré des diver-
gences notables. Ainsi, en janvier 1962,
selon La Nouvelle Critique, revue du Parti
communiste français, « le but des démo-
crates doit être d’empêcher les fascistes
de tenter un nouveau coup de force, de
leur ôter toute possibilité de déclencher la
guerre civile », en faisant pression sur le
pouvoir gaulliste et en appuyant le mot
d’ordre de paix en Algérie. Pour leur part,
les trotskistes de La Vérité des travailleurs
soulignent la nécessité d’un front uni des
organisations ouvrières pour tendre la main
aux indépendantistes : « Dans la lutte
contre l’OAS, le prolétariat français doit
s’unir à la force fraternelle du FLN qui
vient de décider une lutte vigoureuse
contre l’organisation fasciste. »
Dès son arrivée à Paris, Sergent se rend
au siège du journal maurrassien Aspects
de la France, où il rencontre deux diri-
geants du mouvement royaliste Restaura-
tion nationale, Pierre Juhel et Louis-Oli-
vier de Roux, qui lui fournissent un
SECRÈTE SEMAIT LA TERREUR
DALILA DALLÉAS BOUZAR. – Sans titre, de la série « Algérie année 0 », 2012-2013
se développer en tissant des liens avec les
milieux poujadistes du Sud-Ouest, comme
l’ancien député Marcel Bouyer. De 1953 à
1958, Pierre Poujade dirigea un mouvement
de défense des commerçants et des artisans,
et c’est sous sa bannière que M. Jean-Marie
Le Pen, futur fondateur du Front national,
fut élu député en 1956. Dans l’Hérault, l’or-
ganisation parvient à recruter aussi bien
d’anciens résistants que des étudiants. Les
membres de l’OAS Métropole qui feront
l’objet de poursuites sont d’abord des
hommes, surtout de simples soldats (47 %)
pour les militaires et des cadres moyens ou
des employés (35 %) pour les civils (8).
Néanmoins, cette entreprise se heurte
à la difficulté de contrôler tous les
réseaux «Algérie française » de province
ainsi qu’aux tensions d’ordre personnel,
d’autant que Salan a nommé plusieurs
représentants politiques, compliquant la
tâche de Sergent (9) : le polytechnicien
André Regard, qui a notamment à son
actif la tenue, le 16 novembre 1961, du
meeting du Comité de Vincennes au
cours duquel des milliers de personnes
acclament le nom du général Salan à la
Mutualité ; André Canal, dit « le Mono-
cle », ancien directeur général adjoint
d’une société de métaux, envoyé en
métropole en décembre 1961 et soutenu
par les rescapés du mouvement d’ex-
trême droite Jeune Nation (10).
Sergent et Canal divergent sur les
méthodes à employer. Le premier est plutôt
favorable aux actions ciblées, tandis que le
second est davantage porté sur des opéra-
tions du type «nuit bleue», comme celle du
17
rité généralisée ». Mais l’OAS, dont les
réseaux sont traqués par les services de
sécurité – auxquels se joignent, en Algérie,
les «barbouzes», militants gaullistes agis-
sant de manière plus ou moins clandes-
tine –, est déstabilisée par l’arrestation de
ses dirigeants : Jouhaud le 25 mars, Roger
Degueldre le 7 avril et Salan le 20 avril.
La création, au printemps, d’un Conseil
national de la résistance (CNR) avec
quelques cadres encore en liberté, dont le
colonel Antoine Argoud, responsable de
l’OAS Métropole, ne parvient guère à ren-
verser la tendance. Un projet d’attentat
contre de Gaulle est déjoué par les autorités
(celui qui intervient le 22 août au Petit-Cla-
(1) Mouloud Feraoun, Journal. 1955-1962, Seuil,
Paris, 1962.
(2) Alex Nicol, La Bataille de l’OAS, Les Sept
Couleurs, Paris, 1962.
(3) Arnaud Déroulède, L’OAS. Étude d’une organi-
sation clandestine, éditions Jean Curutchet, Hélette,
1997.
(4) Cf. Todd Shepard, 1962. Comment l’indépendance
algérienne a transformé la France, Payot, Paris, 2008.
(5) Olivier Dard, Voyage au cœur de l’OAS, Perrin,
Paris, 2005.
(6) Cf. Guillaume Gros, « Roland Laudenbach et
La Table ronde, Jacques Perret et Aspects de la
France », dans Michel Leymarie, Olivier Dard et
Jeanyves Guérin (sous la dir. de), Maurrassisme et
littérature, volume IV, Presses universitaires du Septen-
trion, Villeneuve-d’Ascq, 2012.
LE MONDE diplomatique – MARS 2022
mart n’est qu’indirectement lié à l’OAS).
Et l’exode des pieds-noirs s’accélère.
Pour les activistes d’extrême droite, à
l’instar de Dominique Venner, il faut pren-
dre acte de cet échec et mettre en œuvre
une nouvelle stratégie. Dans sa brochure
Pour une critique positive, rédigée en 1962,
il reconnaît l’incapacité de l’OAS à fédérer
l’ensemble des partisans de l’«Algérie fran-
çaise », tout comme l’inefficacité de ses
méthodes : «Les pétards sous les fenêtres
des concierges n’ont pas apporté un seul
© ADAGP, PARIS, 2022 - WWW.DALILADALLEAS.COM - GALERIE CÉCILE FAKHOURY, PARIS, ABIDJAN, DAKAR
partisan à l’Algérie française.»
Dès lors, la tentation est grande chez
certains de se délester du « boulet algé-
rien ». Mais cette page pouvait-elle être
aussi facilement tournée? Rien n’est moins
sûr. La lecture des diverses publications
d’extrême droite du début des années 1960
atteste plutôt la centralité de la question
algérienne, qui se manifeste au cours de
la campagne présidentielle de l’avocat
Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965 (il
y obtiendra 5,2 % des suffrages) mais aussi
à travers les mobilisations en faveur de
l’amnistie des membres de l’OAS.
Plusieurs lois sont adoptées à cet effet,
notamment en juillet 1968 au lendemain
du raz de marée électoral de la droite
consécutif aux événements de mai. Elles
permettent les libérations d’Argoud et de
Salan ainsi que le retour des exilés
comme Sergent et Georges Bidault. En
1981, les anciens activistes se tournent
vers le candidat socialiste François Mit-
terrand, qui fut ministre de l’intérieur puis
de la justice aux débuts de la guerre d’Al-
gérie, pour lequel Salan appelle à voter
en l’échange de la satisfaction de reven-
dications. Déjà, en 1965, Tixier-Vignan-
cour avait appelé à soutenir Mitterrand
contre de Gaulle au second tour, tout
comme Sergent. À l’automne 1982, le
nouveau président impose à sa majorité
un texte visant à « supprimer les séquelles
de la guerre d’Algérie » en procédant à
la réhabilitation professionnelle de cer-
tains amnistiés, y compris d’anciens put-
schistes (12). Cette cascade d’indulgences
envers les auteurs d’attentats meurtriers,
destinés au maintien de la fiction de
l’«Algérie française », explique peut-être
que cette page d’histoire, emblématique
des violences d’extrême droite, soit si peu
connue de nos jours.
(7) Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli
(sous la dir. de), La Guerre d’Algérie et les intellectuels
français, Complexe, Bruxelles, 1991.
(8) Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de
l’OAS, Complexe, 1995.
(9) Cf. Rémi Kauffer, « OAS : la guerre franco-
française d’Algérie », dans Mohammed Harbi et
Benjamin Stora (sous la dir. de), La Guerre d’Algérie,
Robert Laffont, Paris, 2004.
(10) Cf. Jean-Paul Gautier, Les Extrêmes Droites
en France de 1945 à nos jours, Syllepse, Paris, 2017.
(11) Cf. Alain Dewerpe, Charonne 8 février 1962.
Anthropologie historique d’un massacre d’État,
Gallimard, Paris, 2006.
(12) Cf. Stéphane Gacon, « Les amnisties de la
guerre d’Algérie (1962-1982) », Histoire de la justice,
n° 16, La Documentation française, Paris, 2005.
de mieux comprendre un des ressorts essen- soutien logistique. Il prend modèle sur 17 janvier 1962, secouée par dix-huit explo-   
 3  
 /
  
 
tiels des passions françaises qui s’affrontent, l’organigramme établi par le colonel Yves sions de plastic à Paris. Sans réelle stratégie      
  
sur fond de nostalgie impériale, à l’occasion Godard afin de structurer l’OAS Métro- ni véritable connaissance de la société fran-
de polémiques alimentées par l’extrême pole en trois branches : Organisation des çaise – à commencer par ses aspirations à

  
 
-#  
-" 
droite dans la «France post-algérienne» (4). masses (OM), Action psychologique et la paix –, les dirigeants de l’OAS envisagent 
    

propagande (APP) et Organisation ren- toujours à cette période l’emploi de moyens   
«Puisque l’Algérie c’est la France, c’est seignement opération (ORO). À violents ou radicaux, y compris le recours  


 6;66
à Paris qu’il faut se battre (5)!» En partant l’été 1961, il nomme à la tête de l’APP à la grève générale, comme s’ils ne mesu- 

)':15 ) 1505$& &)50)5&*)'
 

 
de ce principe, le capitaine Pierre Sergent Roland Laudenbach, directeur des éditions raient pas l’impopularité de leur cause pour-


s’embarque pour Marseille le 1er juin 1961
afin de mettre sur pied l’OAS Métropole,
sans disposer d’un plan précis. Il s’agit de
donner une nouvelle impulsion à la cause
de l’«Algérie française», après la recon-
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naissance du principe de l’indépendance
7()&5&0 5 8'*,,()5
par Charles de Gaulle, dans sa conférence
de presse du 11 avril, mais également à la
suite de l’échec du putsch, dix jours plus
tard, du «quarteron de généraux» : Mau-
rice Challe, André Zeller, Edmond Jouhaud
et Raoul Salan. Ces deux derniers plongent


La Table ronde, engagé dans une forme
de « militantisme éditorial » (6) à la fois
antigaulliste et anti-indépendantiste.
Les sympathisants de l’OAS se retrouvent
parmi les centaines de signataires du «Mani-
feste des intellectuels français pour la résis-
tance à l’abandon» – qui s’opposait, en octo-
bre 1960, à la «Déclaration sur le droit à
l’insoumission dans la guerre d’Algérie»,
plus connue sous le nom de «Manifeste des
121» (7) –, en particulier chez les animateurs
tant illustrée lors des manifestations anti-
fascistes à Paris, telle celle du
19 décembre 1961 – réprimée par la police –
et celle du 8 février 1962, qui réunit vingt
mille personnes et au cours de laquelle les
violences policières provoquent la mort de
neuf personnes – toutes membres de la
Confédération générale du travail (CGT) et,
à une exception, du Parti communiste – à
la station de métro Charonne (11).
Au lendemain de la signature des

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dans la clandestinité et gagnent la direction de la revue L’Esprit public, lancée en décem- accords d’Évian et de l’entrée en applica-
de l’OAS refondée en mai, à Alger. bre 1960, autour de Laudenbach, Raoul tion du cessez-le-feu, le capitaine Jean- /  /
Girardet, Jean Brune et Jules Monnerot. Marie Curutchet exige même, dans une 


 

  


 
 







  
  



* Docteur en science politique, auteur d’Algérie, directive datée du 20 mars, de «s’attaquer 
      
une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires
0*70 2!;++ 
 % 

révolutionnaires des partisans de Messali Hadj, Presses
universitaires de France, Paris, 2019.
6 &1 07
Renforcée par la venue du lieutenant à tout et à tous ceux qui représentent l’au-
Daniel Godot, l’OAS Métropole cherche à torité de l’État » en prônant une « insécu-
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
18
L A route nationale qui fait le tour de la Réunion
en 210 kilomètres relie les principales villes, bâties
le long du littoral. En entrant dans le chef-lieu, les
automobilistes ne peuvent pas manquer le panneau
« Sin Dni ». Depuis 2010, l’écriture en créole a été
apposée en dessous de celle en français : « Saint-
Denis ». L’initiative fait suite à l’adoption d’une
charte bilingue par la municipalité. «Ces documents
ont une portée très symbolique », précise l’écrivain
Axel Gauvin, président d’un organisme de
promotion du bilinguisme : Lofis la lang kréol La
Rényon. « Ils comportent, par exemple, la possibilité
de se marier en créole, de s’exprimer en créole
pendant les conseils municipaux, ou simplement
d’accueillir en créole les personnes à l’entrée de
la mairie. » En dix ans, onze des vingt-quatre
communes de l’île ont adopté cette charte. « C’est
une façon de libérer la parole, un petit pas vers
plus de démocratie », avance Axel Gauvin, auteur
du livre de référence sur la question (1).
Le soleil illumine de larges pancartes qui recou-
vrent les murs du petit local associatif, à la
décoration sommaire. Des photographies de
« cases » légendées dans les deux langues
présentent l’histoire des maisons traditionnelles
réunionnaises. Sur le pas de la porte, un jardinier
échange quelques mots, en créole, avec l’hôtesse
d’accueil de l’office du tourisme mitoyen. De l’autre
côté de la rue, un groupe d’ouvriers discute à la
table d’un casse-croûte. Même novice, on peut
deviner le sens de leurs échanges en créole du
Nord, plus proche du français que celui du Sud.
À la Réunion, seulement 10 % de la population
ne parle que le français. Les 90 % restants
WWW.MORGANFACHE.NET
s’expriment quotidiennement soit dans les deux
langues, soit exclusivement en créole. Bien que plus
de 80 % de personnes le déclarent comme idiome
maternel, le créole réunionnais, socialement déprécié,
a longtemps été relégué à la seule sphère privée et
familiale. « Il y a eu un long travail de sape, analyse
M. Guillaume Aribaud, professeur des écoles, tout
en disposant les chaises en cercle pour le « rituel»
du matin – l’accueil en créole de ses élèves de grande
section. Il explique : « La départementalisation, en
1946, passait par une politique d’assimilation et de
non-prise en compte du créole comme langue. On
assiste aujourd’hui à une lente évolution dans la
sphère publique, mais la société reste marquée par
tous ces stigmates. »
Nombreux sont celles et ceux qui ont découvert
leur identité loin de l’océan Indien, comme Sébastien
Clain, 35 ans, auteur du documentaire Kisa nou lé
(«Qui sommes-nous?») : «C’est vraiment en quittant
la Réunion pour mes études que j’ai commencé à
m’intéresser à l’histoire de mon île, témoigne-t-il. J’ai
l’impression de m’être redécouvert en vivant à dix
mille kilomètres. Le livre d’Axel Gauvin m’a aidé à me
réconcilier avec ma culture en décryptant les ressorts
de la honte que je ressentais à parler ma langue.»
L’incitation
à la mobilité
ne date pas d’hier
Chaque année, un peu plus de deux mille
étudiants, soit 20 % des bacheliers, «désot la mèr»,
c’est-à-dire quittent la Réunion. Ils bénéficient pour
cela de dispositifs financiers déployés par les deux
collectivités qui s’emboîtent localement : le conseil
départemental et la région. L’Agence de l’outre-
mer pour la mobilité (Ladom) prend notamment en
charge le billet d’avion des étudiants de moins de
26 ans qui se rendent en France métropolitaine
(ou dans un autre département d’outre-mer, DOM)
pour suivre une formation, soit parce que celle qui
les intéresse est saturée dans l’île (notamment dans
les métiers du travail social et du paramédical),
soit parce qu’elle n’existe pas (Sciences Po,
psychologie, ingénierie agricole, par exemple).
Des bourses peuvent être en outre octroyées par
la région, qui propose jusqu’à 4 600 euros par an,
renouvelables pendant cinq ans. À côté des aides
étudiantes, une myriade de dispositifs permet aux
Réunionnais d’aller suivre une formation ou de signer
un contrat d’embauche dans l’Hexagone. Ils sont
proposés par Ladom dans le cadre de parcours de
formation en mobilité des demandeurs d’emploi
«souhaitant améliorer leur employabilité». Il faut dire
que la double question de la démographie et du
chômage reste omniprésente à la Réunion. Si le
nombre d’emplois a fortement augmenté depuis vingt
ans, la densité sur l’île représente près de trois fois
celle de l’Hexagone et le taux de chômage plus du
double (voir le graphique ci-contre). Il touchait 40 %
des 15-29 ans en 2019. Dans un contexte où la part
des moins de 25 ans au sein de la population totale
est l’une des plus élevées des régions françaises,
l’incitation à la mobilité ne date pas d’hier.
* Journalistes, Collectif Singulier.
À la Réunion, l’exil
La population de la Réunion a quadruplé depuis que l’île est
devenue département français en 1946. Afin de limiter la pression
démographique et d’éviter une explosion sociale, les autorités
ont toujours encouragé l’émigration vers la métropole. Mais cette
dépendance vis-à-vis de l’Hexagone prive les Réunionnais
d’une partie de leurs talents. Les jeunes gens aspirent de plus
en plus à rester et à parler leur langue maternelle.
PAR MARGOT HEMMERICH (ENVOYÉE SPÉCIALE)
ET CLÉMENTINE MÉTÉNIER *
MORGAN FACHE. – Dans un quartier populaire, Le Port, 2014
En 1946, la Réunion passe du statut de colonie
française à celui de département. Dans les années
qui suivent, la natalité (51 ‰ en 1951) et la croissance
de la population (3,5 % par an en 1954) atteignent
des sommets mondiaux (2). Si la fécondité est passée
de 7 enfants par femme dans les années 1950 à 2,4
aujourd’hui, elle reste supérieure à celle de la
métropole (1,8). Dès 1952, le député réunionnais
Raphaël Babet impulse un projet de colonisation
agricole à Madagascar. En 1963, Michel Debré, qui
vient de démissionner de son poste de premier
ministre, se fait élire député de l’île (une élection
entachée de fraude) contre Paul Vergès, le chef du
Parti communiste réunionnais, qui prône l’autonomie.
Debré crée le Bureau pour le développement des
migrations dans les départements d’outre-mer
(Bumidom), qui entérine l’idée d’un «impératif migra-
toire» de la Réunion vers la métropole.
Entre 1963 et 1981, l’État accompagne ainsi
160300 Antillais et Réunionnais pour leur installation
dans l’Hexagone. Durant la même période,
2 015 enfants pris en charge par l’aide sociale à
l’enfance (ASE) sont transplantés de force dans les
campagnes françaises. Un dispositif resté connu
sous le nom «enfants volés de la Creuse», qui suscita
de la part de plusieurs victimes des plaintes contre
l’État pour enlèvement. Les procédures furent
classées sans suite dans les années 2000, les
éventuels crimes étant prescrits. Aujourd’hui encore,
victimes et associations n’ont obtenu aucune
réparation individuelle ou collective, malgré les
conclusions d’une commission d’information et de
recherche historique rendues en 2018. «À l’époque,
cette volonté politique répondait à trois nécessités
de régulation sociale, analyse la sociologue Lucette
Labache (3). Réduire l’accroissement démographique
du département ; juguler l’explosion sociale et les
revendications politiques causées par le sous-emploi;
fournir à la métropole une importante main-d’œuvre
dans certains secteurs d’activité bien spécifiés
comme les hôpitaux, les postes et télécommunica-
tions ou les transports publics. » Une « soupape de
sécurité » dans un contexte de revendications
autonomistes selon Wilfrid Bertile, géographe et
fondateur du Parti socialiste réunionnais, en 1972.
Après le soulèvement du quartier du Chaudron à
Saint-Denis en 1991, le concept de mobilité vient
progressivement remplacer celui de migration. «Con-
frontés à l’urgence de la situation sociale, les décideurs
vont magnifier la mobilité (…) pour la jeunesse réunion-
naise », poursuit Lucette Labache. Moins connoté
que le mot «migration», le terme «mobilité» induit un
sens plus positif. Dans cette logique, le Bumidom
devient l’Agence nationale pour l’insertion et la
promotion des travailleurs d’outre-mer (ANT), qui se
transforme à son tour en Ladom, en 2010.
Un slogan paradoxal s’inscrit alors sur
d’immenses panneaux bordant les rues des princi-
pales villes de l’île : « Un métier là-bas, c’est un
avenir ici». Il émane d’un autre organisme, spécifique
à la Réunion : le Comité national d’accueil et
d’actions pour les Réunionnais en mobilité (Cnarm).
Financé en partie par le conseil départemental, il
fait signer des contrats de professionnalisation ou
d’apprentissage dans les secteurs de la restauration,
du bâtiment et du transport sur le sol métropolitain,
à destination d’un public peu ou pas qualifié. Fondé
lui aussi sous l’impulsion de Michel Debré en 1963,
le Cnarm représente l’un des instruments de la conti-
nuité territoriale, un principe de service public visant
à renforcer la cohésion entre territoires d’un même
État en compensant les handicaps liés à leur
éloignement géographique. Entre 2015 et 2019,
11 084 demandeurs d’emploi ont bénéficié du
programme de mobilité du Cnarm, qui se targue de
« faire de la mobilité professionnelle une priorité
fondamentale de sa politique d’insertion ».
La mobilité par choix ? « Ma mère est partie
travailler dans les hôpitaux de Paris, mon père à
la SNCF, mes tantes dans la police. Ils partaient
avec le Bumidom, nous on part avec le Cnarm »,
lâche Mme Olivya Aliks. Le ton n’est pas enjoué.
« Je suis restée quatre ans à Paris pour mes études
et j’ai eu le sentiment d’avoir trahi [mon île] »,
avoue-t-elle. Les migrations des années 1960
restent un épisode douloureux dans la mémoire
de nombreuses familles.
À 17 ans, Mme Annecie Boyer s’envole vers
Rennes pour étudier l’allemand, une offre univer-
sitaire absente de l’île : « Je suis la seule de ma
famille à avoir fait de grandes études. Mes deux
grands frères ont toujours voulu rester, l’un est
devenu pêcheur-pompier, l’autre cuisinier. Dès le
collège, il était clair que je devais partir en France
pour réussir. » Une expérience commune selon la
sociologue Florence Ihaddadene, maîtresse de
conférences en sociologie à l’uni-
versité de Picardie Jules-Verne :
« Du système scolaire au rendez-
vous chez Pôle emploi, en passant
par le monde associatif, les insti-
tutions invitent constamment les
jeunes Réunionnais à préparer une
mobilité internationale (4). »
M. Nicolas Brun fait lui aussi partie
des cibles-clés. Fils d’un père
« métro » et d’une mère réunion-
naise, il part étudier un an en école
d’ingénieurs à Angers après avoir
obtenu son baccalauréat en
WWW.MORGANFACHE.NET
2020 : « Tout au long du lycée, les
intervenants extérieurs se succè-
dent pour nous présenter des
formations en France ou au Qué-
bec, raconte-t-il. On nous vend
du rêve sur l’ailleurs. » Comme
Mme Boyer, le jeune homme
regrette l’absence d’un ensei-
gnement consacré à l’histoire de
LE CRÉOLE , SYMBOLE
la Réunion. « Le Bumidom, les enfants de la Creuse,
on n’en avait jamais entendu parler à l’école. »
Revenu vivre au Tampon, sa commune natale, le
jeune homme évoque aujourd’hui « un mal pour un
bien » : « Une bonne partie des jeunes reviennent
pour se réconcilier avec leur culture. »
Dans la commune du Port, à vingt kilomètres
de Saint-Denis, M. Stéphane Marcy s’approche
d’un flamboyant en fleur, entouré de ses élèves de
cours préparatoire. « Jeune, on m’a construit un
imaginaire de Noël avec de la neige et des
bonshommes de neige, se souvient-il. Problème :
les choses étaient présentées de façon universelle,
or cela ne collait pas du tout à notre réalité. Comment
se projeter avec pour seule représentation le modèle
occidental ? » Depuis 2014, l’instituteur de 38 ans
fait partie des 5 % de professeurs habilités à
enseigner le créole. Secrétaire de l’association
Lantant LKR – La lang la kiltir kréol dann lékol –, qui
promeut l’enseignement de la langue et de la culture
réunionnaises, il se bat pour donner à ses élèves
de réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP +)
les outils de réussite scolaire et d’intégration sociale
dont il a été privé. « Aujourd’hui, on ne tape plus sur
un enfant parce qu’il parle créole à l’école, mais un
enseignant non formé lui demandera de “parler
correctement”. J’ai vécu cette situation d’insécurité
linguistique. Le français n’était pas ma langue mater-
nelle, alors j’avais peur de m’exprimer. Et si je me
suis adapté, étant bon élève, l’insécurité demeure. »
Le créole est aussi
un vecteur
de socialisation
« Depuis la Révolution, la France a consacré
l’unité linguistique comme vecteur de son unité
nationale. Un jacobinisme étroit considère les langues
et identités régionales comme des menaces séces-
sionnistes », explique Véronique Bertile, maîtresse
de conférences en droit public à l’université de
Bordeaux et auteure d’une thèse consacrée aux
langues régionales en France, en Espagne et en
Italie. Ce discours n’est pas étranger à M. Aribaud.
Fils d’un père occitan et d’une mère pied-noire de
Tunisie, né à Saint-André – l’une des communes les
plus pauvres de France, située sur la côte est de la
Réunion –, le trentenaire y est devenu instituteur à
son tour. Cette décision sonna comme un air de
revanche : « J’ai grandi avec des professeurs de
collège qui nous expliquaient que le créole était un
français qui n’avait pas vieilli. C’est absurde. Non
seulement notre langue existe et résiste, mais, dans
le quartier où j’enseigne, le créole est aussi un vecteur
de socialisation pour les nombreux enfants d’origine
comorienne et mahoraise », affirme l’enseignant.
Le créole réunionnais est le fruit, au XVIIIe siècle,
de la rencontre entre des peuples très divers dans
le contexte de la colonisation (lire l’encadré ci-contre).
Longtemps proscrit, il est de plus en plus admis,
voire attendu, par les parents : 81 % des Réunionnais
se déclarent aujourd’hui « pour le créole à l’école »,
contre 61 % en 2009. Et 85 % estiment que le créole
« est une langue » au même titre que le français,
contre 74 % en 2009 (5). Reconnu «langue régionale
officielle » en 2000, l’idiome se voit de plus en plus
proposé comme spécialité au collège depuis la
création du Capes en 2001. Toutefois, dans le
primaire, seulement 450 des 8 000 professeurs des
(1) Axel Gauvin, Du créole opprimé au créole libéré. Défense
de la langue réunionnaise, L’Harmattan, Paris, 1977.
(2) Jean Fourastié, « La population de la Réunion », Population,
n° 3, Paris, 1955.
(3) Lucette Labache, « La mobilité des jeunes Réunionnais »,
Agora Débat/Jeunesses, n° 50, Paris, 2008.
(4) Florence Ihaddadene, « Les pratiques des professionnels face
aux freins à la mobilité des jeunes ultramarins : l’exemple de la
Réunion », Cahiers de l’action, n° 4/2, Paris, 2017.
(5) Enquête Sagis menée du 25 mars au 13 avril 2021 pour Lofis.
MORGAN FACHE. – Soirée maloya lors de la Fêt Kaf
du 20 décembre (fête de l’abolition de l’esclavage), Le Port, 2015

D ’ UNE COMMUNAUTÉ DE DESTIN
comme horizon
MORGAN FACHE. – L’entrée de la darse, Le Port, 2015
écoles sont aujourd’hui formés à l’enseigner. Et le
créole reste prohibé dans de nombreux secteurs
professionnels, comme dans le milieu hospitalier.
Ancien poète, puis journaliste, Francky Lauret
est devenu à 42 ans le premier agrégé de langue
créole. Il voit dans son parcours le signe d’une
avancée sans précédent : « Le poids des repré-
sentations continue de peser, mais ce qu’on appelle
la diglossie, c’est-à-dire la différenciation d’une
langue haute, valorisée dans la sphère publique,
et d’une langue basse reléguée aux situations infor-
melles, évolue. Quand on entend la maire de Saint-
Denis faire son discours en créole, quand on me
permet de soutenir ma dissertation d’agrégation
en créole, quand un panneau à l’entrée de la mairie
précise “Mi koz creol”, on peut parler d’une
libération de la parole. » Le constat est partagé par
l’institution. Depuis août 2020, la nouvelle rectrice
de la Réunion, Mme Chantal Manès-Bonnisseau,
multiplie les discours volontaristes sur la formation
des instituteurs en école élémentaire, ainsi que sur
l’introduction de cours spécifiques à l’histoire de
la Réunion au collège et au lycée. Une position
d’autant plus assumée qu’elle conforte l’utilité du
créole dans un objectif de maîtrise du français.
Se pose la question
de la préférence
régionale
Paradoxalement, la reconnaissance du créole
profite de la dépolitisation du sujet. « La lutte cultu-
relle et linguistique a très souvent été menée par
des militants pour l’autonomie, voire l’indépendance
– notamment le Parti communiste dans les
années 1950 », confirme M. Aribaud, l’instituteur,
lui aussi membre de l’association Lantant LKR. En
2021, l’épouvantail indépendantiste derrière la
revendication de la langue n’est plus qu’un mirage.
La région, dirigée par Mme Huguette Bello, du parti
Pour la Réunion – issu d’une scission avec le Parti
communiste réunionnais en 2012 –, et le dépar-
tement, proche des valeurs d’une droite fermement
attachée au statut de département français,
marchent aujourd’hui main dans la main. Lors des
États généraux du multilinguisme, qui se sont tenus
sur l’île du 25 au 28 octobre dernier, les deux
instances se sont même accordées sur la mise en
place d’un pacte linguistique reconnaissant la place
du créole dans la société réunionnaise.
En novembre dernier, alors qu’un soulèvement
ébranle la Guadeloupe et la Martinique, le ministre
des outre-mer Sébastien Lecornu propose d’ouvrir
un débat sur l’autonomie. À la Réunion, la question
n’est plus à l’ordre du jour. Avec la plus forte crois-
sance démographique de France et les plus grands
écarts de richesse au sein de sa population, la
Réunion cumule les superlatifs en matière sociale,
mais l’attachement de ses élus et d’une large partie
des citoyens à la métropole rend caduque toute
velléité de débat. L’ampleur du mouvement des
« gilets jaunes » avait pourtant surpris. « Il y a cette
idée bien ancrée selon laquelle l’île est bâtie sur
un modèle républicain où la contestation est
pacifiée, et où le peuple ne pourrait se soulever
car il a appris à vivre ensemble », estime
l’historienne réunionnaise Françoise Vergès, spécia-
liste de l’esclavage et de l’histoire coloniale. « Cette
idée repose à la fois sur un mythe et sur une réalité»,
19 LE MONDE diplomatique – MARS 2022
Car la Réunion attire. Si, entre
2012 et 2016, 11400 personnes en
Un « rattrapage » inachevé
moyenne sont parties chaque France La Réunion
année pour s’installer en métropole, métropolitaine
10 300 personnes – dont 3 000
nées à la Réunion – ont fait le che- 2 503 km2
Superficie 551 695
min inverse. Fonctionnaires, profes-
sions libérales, cadres de grandes
sociétés hexagonales, chefs 65,2
Population millions 857 800
d’entreprise, leur présence est
régulièrement contestée. « La
plupart des services de l’État sont 343
Densité 118 habitants
encore dirigés par des métropoli- par km2
tains », affirme Françoise Vergès.
La situation évolue lentement, 2,41
1,84 enfants
corrélativement à l’augmentation Taux de fécondité par femme
du niveau de diplôme. Fin 2020,
sur 31 000 personnes exerçant un
Part des
emploi de cadre, 47 % étaient nati- moins de 15 ans1 17,9 % 22,9 %
ves de l’île, mais elles n’étaient que
33 % en 1990. En revanche, les Indice de 24e 54e rang mondial
créoles ne représentent qu’un tiers développement
1 20 40 60 80
des professions libérales (19 % des humain
médecins et dentistes libéraux sont
de l’île) et n’occupent que 34 % PIB par habitant1 35 252 € 22 359 €
des postes à fortes responsabilités.
WWW.MORGANFACHE.NET
« La voie de l’insertion, parfois via
la mobilité, va encore de pair avec Taux de pauvreté2 14 % 42 %
un processus de “blanchiment” qui (moins de 1 010 €
par mois)
consiste à gommer son identité
réunionnaise », regrette par ailleurs Taux de chômage 7,9 % 18,4 %
le secrétaire de Lantant LKR.
Évolution du
M. Brun témoigne ainsi de ce nombre d’emplois + 23,0 %
poursuit-elle, en évoquant l’histoire du peuplement qu’il redoute le moment où il se trouvera face à un salariés entre + 5,9 %
2010 et 2021
réunionnais. Inhabitée jusqu’en 1646, la Réunion « métro » lors d’un entretien d’embauche. « J’ai des
demeure le carrefour de peuples européens, exemples partout autour de moi où, à diplôme égal, Taux d’emploi 65,6 % 46,2 %
africains, malgaches, indiens ou encore chinois. on ne choisit jamais le Réunionnais », confie-t-il. des 15-64 ans3
L’étudiant, âgé de 19 ans, a toujours su qu’il revien-
Taux de couverture 89,9 %
« Ainsi, la dialectique Noirs-Blancs, propre aux drait. S’ils sont nombreux à quitter leur île, de plus commerciale3
Caraïbes, ne fonctionne pas à la Réunion», analyse en plus de Réunionnais brandissent le droit de Importations
le chercheur en sociologie Philippe Vitale. Aux Antilles, « vivre et travailler au pays ». La revendication du Exportations 5,0 %
le clivage entre les Békés, descendants des colons retour, longtemps restée dans l’angle mort des
blancs, grands propriétaires terriens, et la population politiques de mobilité, commence à trouver un Taux d’illettrisme4 7% 23 %
noire, majoritaire, a entraîné des luttes brutales et écho. « La mobilité, c’est un projet de vie, mais
surtout plus visibles. D’ailleurs, si la figure d’Aimé c’est aussi le meilleur moyen de se former, Données 2021 sauf 1. 2018 ; 2. 2017 ; 3. 2019 ; 4. 2011.
Césaire, homme politique martiniquais, auteur du d’acquérir des expériences, de renforcer ses Sources : Insee ; Banque de France ; Ladom ; chambre régionale des comptes.
fameux Discours sur le colonialisme en 1950, s’est compétences, pour mieux revenir », déclarait
imposée partout dans le monde, qui connaît Boris M. Cyrille Melchior, président du département, lors
Gamaleya, linguiste, poète et journaliste réunionnais, d’un discours aux côtés du président du Cnarm, que de développer sur place une offre correcte »,
premier militant communiste de la créolité? en septembre 2018. déplore Mme Karine Lebon, députée (Gauche
démocrate et républicaine) de la deuxième circons-
« Une classe moyenne locale, composée non « Derrière cette question du retour se pose la cription. Depuis un an, cette ancienne institutrice
seulement de métropolitains, mais aussi de question, épineuse, de la préférence régionale », se bat pour développer davantage les cursus
Réunionnais, a contribué à réprimer le créole et à expose Véronique Bertile. « Le terme est très universitaires spécifiques, en adéquation avec les
gommer les revendications d’émancipation sociales explosif, je préfère parler de préférence à l’emploi besoins de son territoire, dont les biens et services
et culturelles », explique Françoise Vergès. « Cette local », propose la maîtresse de conférences en exportés ne couvrent que 5 % des importations.
peur de l’abandon persiste, issue de l’ère Michel droit public et constitutionnel. En clair : instituer le Les besoins sont nombreux : agriculture durable,
Debré. La Réunion a toujours montré un fait que, lorsqu’un poste s’ouvre ou doit être ingénierie agricole, biodiversité, écologie des
attachement viscéral à la République française », remplacé, la priorité est donnée à quelqu’un déjà systèmes tropicaux… Sans compter certains
complète la juriste Véronique Bertile – fille de présent sur l’île. « C’est un moyen concret de lutter domaines non pourvus, comme la boucherie-
l’ancien élu Wilfrid Bertile. contre le chômage, précise-t-elle. Nous sommes charcuterie ou le secteur maritime. Depuis 2015,
dans des régions ultrapériphériques, et dans le un projet de « lycée de la mer » est dans les cartons.
« Bienvenue à Zoreyland », ironisent les
Réunionnais travaillant à proximité de la plage de
droit de l’Union européenne, notre isolement, l’étroi-
tesse du territoire et l’insularité autorisent la mise
Validé par la mairie de la commune du Port il y a
plus de cinq ans, il n’a toujours pas vu le jour, la
l’Hermitage, bordée d’hôtels et de petites boutiques en place de mesures spécifiques. Une préférence région n’ayant pas approuvé son emplacement.
de créateurs. Principale station balnéaire, située à à l’emploi local existe déjà en Nouvelle-Calédonie Pour l’heure, les étudiants intéressés par ces
trente-cinq kilomètres au sud-ouest de Saint-Denis, ou en Polynésie française. » filières ont deux solutions : l’école d’apprentissage
c’est ainsi qu’est surnommée Saint-Gilles, en maritime de la ville pour devenir marin, ou la
référence à la forte présence de populations métro- Le manque de formations universitaires com- mobilité vers Le Havre, Marseille ou encore
politaines, appelées « zoreilles ». Dans les cours de plètes a longtemps été un argument pour justifier l’Afrique du Sud pour les autres métiers de la
récréation, celles-ci sont en moyenne deux fois l’embauche de Français venus de l’Hexagone ou pêche ou du tourisme maritime.
plus nombreuses qu’à Saint-André, à l’est, et cinq la mobilité. « On préfère encore déployer des
fois plus qu’à Salazie, dans les terres. moyens pour faire partir les Réunionnais plutôt « Le problème, ce n’est pas la mobilité en tant
que telle, estime M. Aribaud. Mais notre dévelop-
Une langue creuset pement a toujours été entièrement tourné vers le
continent européen. Pourquoi ne pas davantage
regarder vers les pays de l’océan Indien ? » Un
L E créole réunionnais est l’un des cent vingt-sept systèmes linguistiques (pidgins) de ce type répertoriés
dans le monde : des idiomes qui ont pour origine la colonisation. « Il existe trois étapes. D’abord, la
rencontre entre les maîtres d’un côté et les populations serviles de l’autre, raconte l’agrégé de créole
rapport parlementaire recommandait, en 2020, « la
réduction de l’isolement géographique des territoires
par une plus grande intégration de leur économie
Francky Lauret. L’essentiel est alors de transmettre des ordres et de se faire comprendre. Dans une dans les marchés des bassins géographiques (…)
deuxième phase, après l’industrialisation des plantations, les nouveaux arrivants ne vont plus être en et l’amélioration de la compétitivité des ports (6) ».
contact avec la langue du maître, mais avec l’esclave de la première génération, qui adapte le langage
du commandeur. Cette rencontre donne une langue “véhiculaire”. Enfin, la dernière étape est celle de Depuis les hauteurs du parc du Tampon Bel-
la “nativisation” : la langue véhiculaire devient la langue maternelle de l’enfant né dans les îles. »
Air, bordé par la rivière d’Abord, la route qui grimpe
Le créole réunionnais provient notamment de la langue d’oïl, principalement des dialectes du nord- en direction de la plaine des Cafres offre une vue
ouest de l’Hexagone. Il partage avec le « français réunionnais » des archaïsmes, des néologismes et des à 360 degrés. Au cœur de l’île, les montagnes
emprunts. Il a principalement subi des influences malgache, indo-portugaise ou encore tamoule, et se surplombent une végétation luxuriante. À l’autre
présente comme un creuset, une langue en partage pour tous les peuples d’une île sans autochtones. extrémité, l’œil ne bute sur aucune limite terrestre ;
Le créole réunionnais est aussi la langue du maloya, musique traditionnelle héritée de la période de derrière le rivage se dessine l’océan, le même qui
l’esclavage, chantée par des musiciens comme Danyèl Waro ou Firmin Viry. Avant les années 1980, bat les côtes de Maurice, de Madagascar, d’Afrique
ces formes musicales n’apparaissaient pas dans la programmation radiophonique et télévisuelle. Le du Sud ou du Sri Lanka. La Réunion n’a jamais été
premier journal hebdomadaire réalisé entièrement en créole sur Télé Réunion date de 2001 (1). Dans une île fermée sur elle-même, martelaient déjà les
la production littéraire, les plus anciennes traces écrites de productions créolophones remontent au militants pour la langue dans les années 1970. Ainsi
XVIIIe siècle, dans des textes juridiques, de proclamation révolutionnaire ou sous la plume des les mots de Boris Gamaleya peuvent-ils encore
missionnaires religieux. Les années 1970 furent marquées par le tentaculaire travail de transcription résonner longtemps : « Voici un chant merveilleux
des contes oraux réunionnais effectué par Boris Gamaleya. Si l’édition en créole ne représente encore pour oublier la nuit noire. C’est ton peuple qui parle.
qu’une faible part de la production éditoriale locale des cinquante dernières années, elle dépasse le Ne te bouche plus les oreilles. »
total de tout ce qui a pu être publié avant la départementalisation. « La poésie est le domaine le plus
prolifique, et le théâtre connaît une véritable expansion », complète Francky Lauret. M ARGOT H EMMERICH
ET C LÉMENTINE M ÉTÉNIER .
M. H. ET C. M.
(1) Bernard Idelson, « Le créole dans les médias réunionnais », dans « Francophonie et mondialisation », Les Essentiels d’Hermès,
CNRS Éditions, Paris, 2003. (6) « Rapport d’information n° 3638 sur le coût de la vie dans
les outre-mer », délégation de l’Assemblée nationale aux outre-
mer, Paris, 3 décembre 2020.
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
20
UN ORDRE MONÉTAIRE OBSOLÈTE

Pouvoir d’achat, emploi…

(Suite de la première page.)
En France, plusieurs formes d’indexa-
tion ont contribué à protéger les salariés
des effets de l’inflation dans les
années 1970. Dans les cas où l’évolution
des revenus ne compense pas la chute du
pouvoir d’achat de la monnaie et que les
prix de l’énergie, du transport et de la
nourriture augmentent, l’inflation se
transforme en ce que François Mitterrand,
le président français responsable de la
désindexation des salaires en 1982, avait
appelé un « impôt sur les pauvres (1) ». Il
s’agit donc d’un phénomène de redistri-
bution à géométrie variable, dont les
effets varient selon les arrangements ins-
titutionnels… et les rapports de forces
sociaux. Une constante toutefois : créan-
ciers et rentiers l’exècrent puisqu’elle
érode la valeur de leur épargne.
13,6 % à 3,2 % entre 1980 et 1983 –,
la désinflation bénéficiant de condi-
tions favorables comme la baisse du
prix du pétrole. Pour les néolibéraux,
l’affaire est entendue : le remède moné-
tariste a fait ses preuves, qu’importent
la cascade de faillites, l’envol du chô-
mage et la récession sévère imposés à
la population…
Une préoccupation similaire préside
à la construction européenne et motive
les règles adoptées dans le traité de
Maastricht, signé en février 1992 : inter-
diction de la monétisation des déficits
publics et indépendance de la BCE. Il
s’agit de bannir ex ante les politiques
jugées inflationnistes et d’imposer des
règles explicites de gestion monétaire,
comme le ciblage de l’inflation autour
ou en dessous d’un taux faible. Garantir
la « stabilité des prix » constitue la mis-
sion première de la BCE. Une constitu-
tionnalisation de l’action publique en
tout point conforme aux principes de
l’ordolibéralisme (2).
La nouvelle doctrine de la politique
monétaire recommande de surveiller
l’inflation comme le lait sur le feu. En
pratique, cela se traduit par une politique
restrictive visant à augmenter les taux
d’intérêt pour réduire le crédit et l’acti-
vité lorsque l’économie serait en surré-
gime, c’est-à-dire avec un taux de chô-
mage en dessous d’un niveau que les
monétaristes qualifient de « naturel »
(Friedman parlait de « taux de chômage
n’accélérant pas l’inflation »). Il s’agit
de soumettre les politiques publiques,
monétaire et budgétaire aux préférences
des rentiers et des créanciers.

ALEJANDRALAVIADA.COM - GALERIE BENDANA-PINEL, PARIS

Au cours des années 1970 et 1980,
l’inflation figure au premier rang des
préoccupations économiques aux États-
Unis. Le pays est alors confronté à une
hausse rapide des prix – à deux chiffres
en 1974, puis de 1979 à 1981 –, dans un
contexte de stagnation et de chômage.
Les économistes néolibéraux, qui,
depuis la fin de la seconde guerre mon-
diale, fourbissaient leurs armes, profi-
tent de cette crise dite de la « stagfla-
tion » (stagnation et inflation) pour
imposer leurs vues. Jusque-là, la poli-
tique économique, d’inspiration keyné-
sienne, avait en substance visé à garantir
les plus forts niveaux d’activité écono-
mique, quitte à engendrer un certain
niveau d’inflation. Emmené par Milton
Friedman, le nouveau courant érige la
lutte contre l’inflation en priorité, y
compris lorsque cela implique de plon-
ger l’économie dans la récession.
Un événement fondateur marque
l’avènement de la nouvelle doctrine :
la hausse drastique du taux directeur
– le taux d’intérêt à court terme fixé
par les banques centrales pour réguler
l’activité économique – de la Fed, mise
en œuvre par son président Paul
Volcker en 1979. Il s’agit alors de por-
ter un coup d’arrêt à l’inflation en
étranglant l’économie américaine.
Dans les années qui suivent ce « choc »,
la moyenne annuelle de l’indice des
prix à la consommation plonge – de
Le risque d’une spirale déflationniste
L A crise de 2007-2008 change toute-
fois la donne. Outre le risque d’un effon-
drement financier généralisé, la défla-
gration fait resurgir un péril qui avait déjà
frappé les États-Unis après la crise de
1929 : celui d’une spirale déflationniste
ralentissant l’activité, un phénomène
qu’avait connu le Japon lors de la
« décennie perdue » des années 1990.
Confrontée à une déflation ravageuse
pour l’économie nippone à la suite d’une
crise majeure, la Banque du Japon avait
non seulement diminué son taux d’intérêt
directeur jusqu’à zéro, mais elle avait
également mobilisé d’autres politiques
« non conventionnelles », comme le
rachat direct de titres financiers. La BCE
et la Fed piochent dans la même boîte à
outils après la crise de 2008. Parvenant
à maintenir à flot le système financier…
sans toutefois réussir à sortir les écono-
mies européennes et américaine de la
« lowflation », un mélange d’inflation fai-
ble et de croissance atone.
La crise du Covid-19 bouscule un peu
plus la doxa monétaire. Sauver l’écono-
mie à la suite du confinement d’une
grande partie de la population mondiale
requiert des dépenses considérables, et
un surcroît de politiques accommo-
dantes de la part des autorités moné-
taires. Aux États-Unis, une série de plans
de relance adoptés par MM. Donald
Trump et Joseph Biden, et associés à
une politique de prêt et de rachats de
titres sans précédent de la part de la Fed,
atteignent un montant cumulé de
plusieurs milliers de milliards de dol-
lars (3). De son côté, la BCE lance un
programme d’achats de titres de grande
ampleur pour alimenter les économies
du Vieux Continent en liquidités. En ALEJANDRA LAVIADA. – « Stacking » (Empilement), de la série « Juarez 56 », 2007
dépit de tous ces efforts, l’inflation
stagne à 1,4 % aux États-Unis fin 2020, gnerait d’une surchauffe qui pourrait Sous le feu des critiques, la BCE et
après avoir atteint le plancher de 0,1 % « créer des méta stases et menacer la la Fed relativisent alors la gravité du
au printemps ; dans la zone euro, c’est prospérité ainsi que la confiance dans phénomène. « Rien ne prouve que l’in-
la déflation à partir du mois d’août, en les institutions (4) ». Ancien chef éco- flation soit hors de contrôle », affirme
particulier en Allemagne. De part et nomiste au Fonds monétaire internatio- Mme Isabel Schnabel, membre du direc-
d’autre de l’Atlantique, commentateurs nal (FMI), Olivier Blanchard s’alarme toire de la BCE, interrogée à la télévi-
et analystes s’inquiètent : le péril défla- du plan Biden, adopté en mars 2021. Un sion allemande le 29 novembre der-
tionniste, qui menace depuis plusieurs tel effort budgétaire « pourrait conduire nier (8). Quelques semaines plus tôt, le
années, est-il en passe de se réaliser ? non pas à une surchauffe, mais à un président de la Fed, M. Jerome Powell,
incendie (5) ». En Allemagne, le très qualifie la hausse de l’inflation de
Et puis, tout bascule dans le courant populaire tabloïd Bild critique l’absence « transitoire (9) ». De fait, une bonne
de l’année 2021. À partir de mars, l’in- de réaction de la BCE face à la montée partie des analystes expliquent que cette
flation semble repartir à la hausse. Mais des prix. En affublant sa présidente résurgence présente de nombreuses
le phénomène tant attendu s’avérerait Christine Lagarde du sobriquet causes circonstancielles.
désormais… trop prononcé. Dans une « Madame Inflation (6) ».
tribune publiée en novembre 2021, Plusieurs facteurs entrent en jeu, liés à
M. Lawrence Summers, ancien secré- Les hausses de prix résultent d’« une la crise du Covid-19. D’abord, un simple
taire du Trésor des États-Unis, met en relance budgétaire excessive et [d’]une « effet de base » statistique. Au prin-
garde. Plutôt qu’une sortie de l’épisode politique monétaire trop accommo- temps 2020, les prix de certaines matières
déflationniste, la hausse des prix témoi- dante », plaide ainsi M. Summers, repre- premières, comme le pétrole, se sont
nant à son compte les analyses de Fried- effondrés dans la foulée des mesures
man : un surcroît de dépenses budgétaires, prises pour lutter contre la pandémie. Or
financé par la création monétaire, consti- l’inflation est calculée sur douze mois. À
tuerait une stimulation artificielle de partir d’avril 2021, le taux d’inflation a
l’économie. Inaugurant ce que M. Nouriel commencé à prendre en compte des mois
Roubini, ancien conseiller de la Maison où le niveau des prix avait été « anorma-
Blanche sous la présidence Clinton, pré- lement » faible aux États-Unis comme
sente comme « un environnement de stag- dans la zone euro. Mécaniquement, un tel
flation à moyen terme pire que celui des point de comparaison conduit à un indi-
années 1970 (7) ». cateur « anormalement » élevé.

COURS DU SOIR GÉOPOLITIQUE Refrains usés des années 1970

LES ÉTATS-UNIS D EUXIÈME élément d’explication, ce

que les économistes appellent des
une offre fragilisée par la crise sanitaire
et par les nombreuses complications
« chocs d’offre », également causés par qu’elle a provoquées dans le transport

AU XXIE SIÈCLE
la crise du Covid-19. Entendre : la sou-
daine hausse des prix de l’énergie et en
particulier du pétrole lors de la reprise
de l’activité. Après avoir touché un plan-
cher historique en mars et avril 2020, le
prix du baril est progressivement
remonté jusqu’à dépasser son niveau
d’avant-crise. Entre octobre 2020 et
2021, il avait doublé, pour dépasser
80 dollars. Le pétrole restant la source
d’énergie de prédilection, le phénomène
a contaminé l’ensemble de l’économie,
tirant à la hausse les prix de l’énergie
(essence, fioul, gaz naturel et même
À partir du 7 avril, participez à 6 séances de 2 heures. charbon), ceux des plastiques et des
De l’hyper-puissance au repli, des années Obama au séisme matières premières, ainsi que ceux des
Trump, retour sur 20 ans d’histoire(s) des États-Unis. transports aérien et routier. Dans un tel
contexte, de nombreuses entreprises
décident de répercuter ces nouveaux
Alain Frachon est éditorialiste au Monde, spécialiste
des relations internationales et ancien directeur coûts sur leurs propres étiquettes.
du Monde. Ancien correspondant à Washington, il est
Des phénomènes similaires s’obser-
l’auteur de La Chine contre l’Amérique : le duel du siècle
et de L’Amérique des néo-conservateurs : l’illusion vent dans d’autres filières, comme le
messianique. papier, les matériaux de construction ou
les puces électroniques, qui connaissent
des situations de pénurie favorables,
elles aussi, à une élévation du niveau
des prix sur les marchés mondiaux. En
ateliers.lemonde.fr cause, d’une part, une demande forte
liée à la réouverture progressive de
l’économie après une période de confi-
nement (quasi) planétaire. De l’autre,
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169x180_Frachon-pr 14/02/2022 16:03
14/02/2022
des marchandises : pénurie de conte-
neurs, entrepôts saturés, congestion por-
tuaire, explosion du prix du transport
maritime. Sans compter le blocage du
canal de Suez par le cargo d’Evergreen
pendant six jours, en mars 2021. Consé-
quence : l’apparition de goulets d’étran-
glement dans l’acheminement des mar-
(1) François Mitterrand, L’Abeille et l’Architecte,
Odile Jacob, Paris, 1978.
(2) Lire François Denord, Rachel Knaebel et Pierre
Rimbert, « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer
pour le Vieux Continent », Le Monde diplomatique,
août 2015.
(3) « What did the Fed do in response to the
Covid-19 crisis ? », Brookings, Washington, DC,
17 décembre 2021.
(4) Lawrence Summers, « On inflation, it’s past
time for team “transitory” to stand down », The
Washington Post, 15 novembre 2021.
(5) Twitter, 6 février 2021.
(6) « German tabloid attacks ECB chief Lagarde
as “Madam Inflation” », Reuters, 30 novembre 2021.
(7) Nouriel Roubini, « La menace de la stagflation
est réelle », Project Syndicate, 30 août 2021,
www.project-syndicate.org
(8) « German inflation of 6 % adds to pressure on
ECB », Financial Times, Londres, 29 novembre 2021.
(9) «Fed sings the “transitory” inflation refrain, unveils
bond-buying “taper”», Reuters, 4 novembre 2021.
 21 LE MONDE diplomatique – MARS 2022

QUI TENTE DE SURVIVRE

faut-il craindre l’inflation ?

chandises et une désorganisation des
chaînes logistiques mondiales, aggra-
vant les problèmes d’approvisionnement
à l’heure du « flux tendu ». Enfin, des
sécheresses et des vagues de chaleur ont
affecté la production de produits agri-
coles comme le blé et le café, les rendant
à leur tour plus coûteux.
Aucune de ces perturbations n’est tou-
tefois appelée à durer. Fin 2021, les
hausses des prix se concentraient, par
ailleurs, sur un nombre limité de biens
et de services, comme l’explique
M. Alan Blinder, ancien vice-président
de la Fed : les voitures d’occasion, les
billets d’avion et l’essence (10). Un
indice de l’inflation mis en place par la
banque centrale de l’État du Texas sem-
ble conforter ce point de vue : en écartant
les prix les plus volatils, il affiche en
décembre 2021 une inflation annuelle
de 3 % pour les États-Unis, contre 7 %
selon l’indice des prix à la consomma-
tion traditionnel (11). Conséquence de
l’augmentation du coût de l’énergie et
des matières premières de ces derniers
mois, le spectre des produits et services
Un indice de « surchauffe »
concernés par les hausses de prix pour-
rait cependant s’élargir.
Malgré les chiffres record atteints à
la fin de l’année 2021, la plupart des
commentateurs affichent leur opti-
misme. Pour l’hebdomadaire The Eco-
nomist, l’inflation va « dépasser les
cibles des banques centrales en 2022 »,
mais « décélérer par rapport à 2021
jusqu’à disparaître comme source d’in-
quiétude macroéconomique » (12).
C’est également l’avis des spécialistes
de la chaîne télévisée Bloomberg (13).
Signe des temps ? L’interprétation
orthodoxe de la résurgence de l’infla-
tion a même fait l’objet de vives objec-
tions dans la presse anglo-saxonne.
Dans une tribune publiée en
février 2021, le responsable de la
rubrique économie du New York Times
gourmandait MM. Summers et Blan-
chard, qualifiés d’« alarmistes ». Il
remettait en cause leurs « refrains usés,
forgés au cours de la stagflation des
années 1970 (14) » ainsi que leurs pré-
tentions à déterminer le juste montant
de dépenses publiques.
note que la hausse des coûts de produc- tenants de l’orthodoxie, la résurgence à partir des années 1970 seraient deve-
tion induite par la crise sanitaire a de l’inflation offre la possibilité de nues telles que les remèdes appliqués en
constitué une « occasion comme il n’en refermer cette parenthèse. Paradoxe de un point du système aggravent désormais
existe qu’une par génération » pour la situation, le conflit oppose deux les tensions ailleurs.
augmenter ses prix et accroître ses fractions au sein des classes domi-
marges sur le dos des clients. Dès lors, nantes et des institutions qui veillent à La Fed semble désormais pencher
s’attaquer aux causes structurelles de leurs intérêts. Car quelles sont les vers une restriction marquée. Elle a
l’inflation supposerait l’« usage offensif cibles des plus farouches gardiens de d’ores et déjà annoncé l’amputation de
des lois antitrust », selon M. Reich. Une l’ordre monétaire ? La BCE et la Fed, ses programmes d’achat de bons du
option qui pourrait être retenue par l’ad- pourtant peu suspectes d’idolâtrie Trésor ainsi que plusieurs augmenta-
ministration Biden, qui a
lancé fin 2021 plusieurs
enquêtes pour « pratiques
anticoncurrentielles » dans
les secteurs de l’agro-
industrie, de l’énergie et
du transport maritime.
Sur le plan de la politique
monétaire, le poids poli-
tique des cassandres, ren-
forcé par le coût électoral
des hausses de prix prolon-
gées, va finalement con-
duire le président de la Fed
à durcir le ton sur l’infla-
tion. Dans les derniers mois
de 2021, il renonçait notam-
ment à employer le terme
« transitoire » pour qualifier
les hausses de prix. « Pres-
que tous les analystes s’at-

T HE Economist, dans un article annon-

çant le déclin à venir du niveau des prix,
réfute l’hypothèse d’une accélération de
l’inflation avancée par les tenants de la
doxa monétaire. Ces derniers invoquent
le risque d’une spirale « prix-salaires » :
la hausse des prix incitant les salariés à
réclamer des augmentations de salaires,
conduisant à leur tour les entreprises à
augmenter leurs tarifs pour maintenir
et le libre-échange, devrait également
contribuer à remiser l’épouvantail de la
spirale prix-salaires. Ces pressions évo-
quent une tenaille. D’une part, la concur-
rence par les coûts à l’échelle mondiale
entraîne les salaires à la baisse. De l’au-
tre, les entrées de produits bon marché
contribuent à faire diminuer les prix dans
les pays développés : la déflation est
importée. Le tout résultant d’un régime
tendent à ce que l’inflation
retombe significativement
dans la seconde moitié de
l’année prochaine », affir-
mait-il début décembre
devant une commission du
Congrès, avant de concé-
der : «Nous ne pouvons pas
faire comme si nous étions
sûrs de cela » (19).
© ALEJANDRA LAVIADA - GALERIE BENDANA-PINEL, PARIS

leurs marges. Mais la réalité d’une telle
dynamique reste encore à prouver, selon
l’hebdomadaire (15). La crise du
Covid-19 n’a certes pas été sans effet sur
le marché du travail américain. Elle a
catalysé un mouvement de départs de
salariés, qualifié de « grande démis-
sion », en particulier dans les secteurs
mal payés et exposés au virus comme la
restauration, la manutention ou encore
le transport. La pénurie de main-d’œuvre
dans ces secteurs y a facilité les hausses
de salaires, contribuant à tirer vers le
haut de 5,7 % le salaire horaire moyen
entre janvier 2021 et janvier 2022. Un
indice de « surchauffe » pour les com-
mentateurs libéraux, qui correspond
pourtant à une baisse du salaire moyen…
corrigé de l’inflation. Pas de quoi ali-
menter une quelconque poussée de fièvre
inflationniste.
La tendance à la baisse des prix et des
salaires, engendrée par la mondialisation
© ALEJANDRA LAVIADA - GALERIE BENDANA-PINEL, PARIS
d’offre excédentaire, d’une surproduction
structurelle au niveau mondial qui a tiré,
ces dernières années, les prix et les
salaires vers le bas (16).
Pour M. Robert Reich, ancien ministre
du travail de l’administration Clinton, ce
ne sont ni les salaires ni l’excès de
dépense publique qui expliquent le niveau
élevé des prix. Il pointe au contraire le
rôle des géants économiques en situation
d’oligopoles dans de nombreux secteurs :
agroalimentaire, finance, télécoms, avia-
tion, industrie pharmaceutique… Une
situation qui leur offre « suffisamment de
pouvoir pour augmenter les prix et
accroître leurs profits (17) ». Ce dont ils
ne se sont pas privés. Selon le Wall Street
Journal, près des deux tiers des entre-
prises américaines cotées en Bourse ont
enregistré des profits plus élevés pendant
les neuf premiers mois de 2021 qu’au
cours de périodes similaires avant la
pandémie (18). Le quotidien américain
La controverse constitue-
rait-elle une nouvelle illus-
tration de l’adage selon
lequel il suffit de réunir
trois économistes dans une
pièce pour obtenir quatre
opinions ? Ou draperait-elle
d’un discours technique des
oppositions de nature poli-
tique : de celles que n’apla-
nissent pas les raisonne-
ments, mais les rapports de
forces ?
La succession de crises
sévères entre 2007 et
2021 a fissuré la chape de l’idéologie
dominante. Celle-ci s’était employée
à imposer des règles de « bonne ges-
tion » à l’action publique. Soit un pilo-
tage économique de la politique. La
menace d’effondrement global a exigé
le retour du principe opposé : le pilo-
tage politique de l’économie. Pour les
ALEJANDRA LAVIADA. – « Before the Fall » (Avant la chute), de la série « Photo Sculptures », 2008
marxiste, et dont les largesses récentes tions de ses taux directeurs annoncées
en matière d’émission de liquidités ne pour l’année 2022, dont une au prin-
révèlent aucun désir soudain de ren- temps. La BCE a longtemps plaidé pour
verser l’ordre monétaire, mais l’ambi- une voie intermédiaire, s’en tenant à la
tion opposée : garantir la survie du sys- réduction programmée de ses rachats
tème économique et social. d’obligations – de dette publique essen-
tiellement – jusqu’à son terme au prin-
Les banquiers centraux sont pris dans temps. Mais, début février, Mme Lagarde
un étau. D’un côté, les diverses injonc- ne balaie plus l’idée d’une hausse des
tions à circonscrire le péril inflationniste, taux dans l’année. Une annonce suffi-
qu’elles soient motivées par l’idéologie sante pour provoquer l’envol des taux
ou les préoccupations électorales pratiqués sur les dettes grecque et ita-
puisque, à la veille de scrutins impor- lienne… Compte tenu de la fébrilité
tants de part et d’autre de l’Atlantique, des marchés, les conséquences du res-
les hausses de prix pourraient alimenter serrement de la politique monétaire, de
la colère populaire. De l’autre, l’ur- part et d’autre de l’Atlantique, restent
gence de placer une économie mon- imprévisibles.
diale – qui ahane – sous perfusion et,
côté européen, d’assurer la cohésion F RÉDÉRIC L EMAIRE .
d’un bloc monétaire dont les dysfonc-
tionnements profonds n’ont pas dis- (10) Alan Blinder, « When it comes to inflation,
paru, même s’ils sont pour l’heure I’m still on team transitory », The Wall Street Journal,
noyés sous le torrent de liquidités New York, 29 décembre 2021.
déversées par la BCE. (11) «Trimmed mean PCE inflation rate », Réserve
fédérale de Dallas, 4 janvier 2022.
Or un resserrement drastique de la (12) « What will happen to inflation in 2022 ? »,
politique monétaire contribuerait au The Economist, Londres, 8 novembre 2021.
ralentissement de l’activité économique (13) « What could possibly go wrong ? These are
– une option guère plus alléchante pour the biggest economic risks for 2022 », Bloomberg,
les dirigeants politiques – et pourrait 13 décembre 2021.
déclencher de graves tensions sur les (14) « Inflation isn’t lurking around the corner. This
marchés financiers, immobiliers ainsi isn’t the 1970s», The New York Times, 16 février 2021.
que sur ceux des cryptomonnaies (20) (15) « What will happen to inflation in 2022 ? »,
dopés par les taux bas au point d’en être The Economist, op. cit.

devenus dépendants. Un risque qui

témoigne du danger d’une autre forme
d’inflation passant pourtant sous le
radar des indicateurs de prix à la
consommation : l’inflation financière,
qui forme des bulles boursières sources
d’enrichissement spéculatif, d’inégali-
tés et de crises.
Dans la zone euro s’ajoute un autre
motif de prudence : un resserrement
monétaire signerait probablement le
retour des tensions sur le marché des
dettes souveraines. Les contradictions qui
ALEJANDRA LAVIADA. – « Pyramid », de la série « Photo Sculptures », 2008 déchirent l’ordre monétaire néolibéral né
(16) Dominique Plihon, « La déflation : quels
risques ? Problèmes économiques », La Docu-
mentation française, n° 8 (hors-série), Paris,
2 septembre 2015.
(17) « We need to talk about the real reason
behind US inflation », The Guardian, Londres,
11 novembre 2021.
(18) « What does inflation mean for American
businesses? For some, bigger profits», The Wall Street
Journal, 14 novembre 2021.
(19) « How do you feel about inflation ? The answer
will help determine its longevity », The Wall Street
Journal, 12 décembre 2021.
(20) Lire « Paiera-t-on bientôt sa baguette en
bitcoins ? », Le Monde diplomatique, février 2022.
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
22
C OMMENT « PUNIR »

(Suite de la première page.)
« Celui qui choisit cette mesure éco-
nomique, pacifique, calme et fatale
n’aura pas à recourir à la force. Ce
n’est pas une mesure aussi terrible. Elle
ne sacrifie pas une seule vie à l’extérieur
du pays exposé au boycott, mais elle
impose à ce pays une pression à
laquelle, à mon avis, aucune nation
moderne ne peut résister », annonce-t-
il déjà lors des négociations du traité de
Versailles, en 1919.
À la même époque, afin de policer les
relations internationales, est créée une orga-
nisation permanente, la Société des nations
Le conflit ukrainien
multilatéral des exportations », organi-
sation officieuse hébergée dans l’ambas-
sade américaine à Paris dont le but est
d’entraver les exportations de produits
et de technologies militaires et civiles
vers les pays du monde communiste.
Asphyxier l’ennemi continue de faire
partie de l’arsenal américain contre Cuba
(depuis 1962), le Vietnam (1975-1994,
sauf l’embargo sur les armes, suspendu
seulement en 2016) ou encore la Corée
du Nord (depuis 1950). C’est aussi à
cette époque que les pays arabes expor-
tateurs de pétrole ferment les vannes en
direction d’Israël et de ses alliés. L’adop-
tion de sanctions multilatérales par le
Conseil de sécurité se limite à des cas

© ADAGP, PARIS, 2022 - CALDER FOUNDATION NEW YORK

(SDN), dotée elle-même d’un pouvoir de
sanction destiné à empêcher les différends
entre pays de dégénérer en guerre. Les
agressions de l’Allemagne nazie, du Japon
et de l’Italie tuèrent ce projet dans l’œuf.
En 1945, l’idée revient dans la Charte de
l’Organisation des Nations unies (ONU),
qui érige en principe le règlement pacifique
des différends entre États et prohibe le
recours à la force (article 2). En cas de
menaces pour la paix ou de rupture de la
paix, elle confie à un organe spécial, le
Conseil de sécurité – et à lui seul –, le pou-
voir d’adopter des sanctions pour faire ces-
ser les troubles. L’article 41 de la Charte
établit ainsi une liste, non limitative, de
restrictions possibles : «interruption com-
plète ou partielle des relations écono-
miques et des communications ferroviaires,
maritimes, aériennes, postales, télégra-
phiques, radioélectriques et des autres
moyens de communication, ainsi que la
rupture des relations diplomatiques ». La
palette s’élargit au fil du temps : sanctions
économiques (commerciales ou finan-
cières), militaires (embargo sur les armes),
diplomatiques, culturelles et sportives. Elle
marque le souci de l’ONU d’encadrer une
pratique forcément plus répandue chez les
grandes puissances que chez les autres.
Mais la rivalité entre blocs se joue en
dehors des règles onusiennes. Dès 1950,
les États-Unis poussent à la création d’un
« comité de coordination pour le contrôle
Un cadre juridique flou
emblématiques : embargos sur les armes
contre le régime raciste d’Afrique du
Sud en 1963 (confirmé en 1977), puis
contre la déclaration unilatérale d’indé-
pendance des Blancs de Rhodésie du
Sud (le futur Zimbabwe) en 1965.
La disparition de l’Union soviétique en
1991 ouvre ce qu’on appelle la «décennie
des sanctions », au cours de laquelle le
Conseil de sécurité adopte pas moins de
treize régimes restrictifs, dont un embargo
contre l’Irak pour l’annexion du Koweït en
1990 – une violation flagrante du droit inter-
national –, mais aussi, en 1993, contre la ALEXANDER CALDER. – « The Way to the World » (Le chemin vers le monde), 1968
Libye de Mouammar Kadhafi pour son
implication dans deux attentats aériens (au- tion » (« massacres », « violences eth- Avec une certaine candeur, l’Union des prouesses rhétoriques. La présidente
dessus de Lockerbie, en Écosse, en 1988 et niques », « réfugiés ») constituait une européenne se donne ici le rôle du che- de la Commission, Mme Ursula von der
au Niger en 1989). Cette mesure produisit « menace à la paix et à la sécurité dans valier blanc à l’instar des États-Unis. Ce Leyen, avait semblé soutenir la position
les effets escomptés : Tripoli reconnut sa la région ». En 2011, il a brandi les qui n’est pas sans contradictions : si les américaine selon laquelle « le Nord
responsabilité (1999), renonça à son pro- risques de répression pesant sur les popu- Occidentaux ont fini par sanctionner, dans Stream 2 ne pouvait être exclu a priori
gramme d’armes de destruction massive lations civiles pour décréter un embargo le désordre et avec une intensité variable, de la liste des sanctions [préventives] ».
(2003) et accepta de collaborer aux sur les armes en Libye et autoriser une l’Arabie saoudite pour le meurtre du jour- « Nous voulons construire le monde de
enquêtes internationales. Les États-Unis intervention militaire internationale qui naliste Jamal Khashoggi (2018), Israël demain en tant que démocraties avec des
exercent alors une influence prédominante fera polémique (6). échappe toujours à leurs foudres malgré partenaires partageant les mêmes idées »,
sur le Conseil de sécurité. Pourtant, dès les la résolution du Conseil de sécurité de a-t-elle ajouté. Parmi les partenaires éner-
années 1990, ils débrident la machine coer- Mais ce sont surtout les pays, au pre- 2016 qui, pour la première fois, con- gétiques susceptibles de remplacer la
citive, en le contournant. Entre 1918 et mier chef les États-Unis et les membres damne l’occupation des territoires pales- Russie, la cheffe de l’exécutif européen
1998, le gouvernement américain a restreint de l’Union européenne, qui invoquent ces tiniens occupés après 1967, y compris a cité une monarchie pétrolière (Qatar),
ses échanges avec des nations sanctionnées motifs. Les États-Unis ont ouvert le bal Jérusalem-Est. Les débats actuels au sein une dictature alliée de la très autoritaire
à cent quinze reprises, dont soixante-quatre fin 1974 en adoptant l’amendement Jack- de l’Union européenne sur l’attitude à Turquie (Azerbaïdjan) et un pays sous la
fois durant les années 1990, la plupart du son-Vanik au Trade Act, qui conditionne adopter contre la Russie ont donné lieu à férule de l’armée (Égypte)…
temps unilatéralement. En 1997, l’équiva- l’octroi de crédits et l’attribution de la
lent de la moitié de la population mondiale clause de la nation la plus favorisée à
vit sous sanctions américaines (2). l’URSS à une libéralisation de sa politique
migratoire. Pour la première fois est établi
Selon les intérêts du moment
un « lien conditionnel (…) entre droits de
l’homme et commerce, dont l’originalité
est de mettre en relation politique étran-
L E rôle du chevalier blanc impose
d’être soi-même irréprochable. On pour-
En effet, les sanctions sont le « seul ins-
trument coercitif de politique étrangère

P ARTICULIÈREMENT sévère, l’embargo

commercial, financier et militaire infligé
à l’Irak le 6 août 1990 marque un tour-
nant. Prolongé durant dix ans après la pre-
mière guerre du Golfe, autorisée par le
Conseil de sécurité, il ruine l’économie
du pays, renforce le régime en place, qui
tire profit de la contrebande contournant
les sanctions, provoque des pénuries
alimentaires et de médicaments :
500 000 enfants perdirent la vie selon le
Fonds des Nations unies pour l’enfance,
mais « le prix en vaut la peine », estima
en 1996 Mme Madeleine Albright, alors
ambassadrice des États-Unis aux Nations
unies. Sous-secrétaire général de l’ONU
et coordonnateur des opérations humani-
taires en Irak, M. Denis Halliday démis-
sionna en 1998 pour dénoncer la « des-
truction d’une société tout entière ». Alors
que l’embargo contre le régime d’apar-
theid avait été salué comme un mal néces-
saire par Nelson Mandela lui-même, des
voix s’élèvent pour critiquer, à partir du
cas irakien, les embargos en général parce
qu’ils frappent aveuglément des popula-
tions entières sans forcément importuner
leurs dirigeants. Vole également en éclats
l’idée que les sanctions économiques sont
nécessairement moins meurtrières que
l’envoi de troupes.
Ces critiques génèrent l’essor d’une
nouvelle catégorie de sanctions dites
« ciblées » ou « intelligentes », par oppo-
sition aux embargos généraux jugés
injustes ou « aveugles » : elles visent par
exemple certaines catégories de produits
– pétrole, diamants, bois, armes – en
excluant ceux de première nécessité (ali-
mentation, santé). En outre, le Conseil de
sécurité des Nations unies, comme les
États dans leurs relations bilatérales,
désigne des organisations et des personnes
privées comme responsables des troubles
ou de délits internationaux. En 1998, la
junte sierra-léonaise et les responsables
de l’Union nationale pour l’indépendance
totale de l’Angola (Unita), mais aussi
leurs proches, voient leurs avoirs à l’étran-
ger gelés tandis que l’entrée dans certains
pays leur est interdite. D’abord exception-
gère et politique intérieure (7) ». Wash-
ington ne normalise ses relations écono-
miques avec la Russie qu’en 2012, à
nelles, ces mesures individuelles se géné- l’occasion de l’adoption du Magnitsky
ralisent après le 11 septembre 2001, avec Act. Le Congrès l’accepte à une condi-
la poursuite des dirigeants d’Al-Qaida et tion : ouvrir la possibilité de viser des
la lutte contre le financement du terro- citoyens russes tenus pour responsables
risme. Parce que le consensus entre les de violations des droits humains, sans faire
cinq membres permanents du Conseil de référence à la Russie en tant qu’État.
sécurité est plus aisé à obtenir en ce qui Adopté en 2017 sous la présidence de
la concerne, l’Afrique est le continent le M. Donald Trump et maintenu par son
plus touché (Soudan, Kenya, Somalie, successeur Joseph Biden, le Global Mag-
République démocratique du Congo, etc.) nistky Act élargit cette possibilité au reste
par ces mesures individuelles multilaté- du monde et aux faits de corruption.
rales visant chefs d’État, ministres, mili- Désormais, la liste des personnes et entités
taires, dirigeants de services de renseigne- ciblées par les États-Unis contient
ment ou policiers, seigneurs de la guerre 1 623 pages et près de 37 000 entrées…
et trafiquants.
Depuis les traités de Maastricht (1992)
Le cadre juridique reste flou : les indivi- et de Lisbonne (2007) instaurant la poli-
dus sont sanctionnés sans procès et sans tique européenne de sécurité commune
réelle possibilité de contester (3). Leur (PESC), l’Union européenne est devenue,
entourage proche ou familial peut lui aussi après les États-Unis, la deuxième source
se retrouver mis à l’index. De malencon- de sanctions au monde. Elle entend ainsi
treux cas d’homonymie plongent des per- « faire respecter les droits de l’homme, la
sonnes dans un embarras durable. La néces- démocratie, l’État de droit et la bonne gou-
sité de garanties juridiques est d’ailleurs vernance (8) ». À l’instar des États-Unis,
relevée par la Cour de justice de l’Union elle s’est même dotée d’un nouvel instru-
européenne, une des rares juridictions à pou- ment de mise au ban des individus violant
voir être saisies (4). L’arbitraire règne en les droits de l’homme, sorte de « loi Mag-
maître, comme lorsque Washington et nitsky » européenne. Le 22 mars 2021, le
Bruxelles sanctionnent des oligarques russes Conseil européen adoptait sur son fonde-
pour l’annexion de la Crimée en 2014, dans ment des mesures restrictives à l’encontre
laquelle ils n’ont joué aucun rôle. de vingt-huit personnes et de quatre orga-
nismes russes, chinois, nord-coréens,
Une autre évolution, peu relevée, libyens, érythréens et sud-soudanais.
affecte l’univers des sanctions : la montée
en puissance des arguments fondés sur la
violation des droits humains et la nature Calendrier des fêtes nationales
de certains régimes jugés non démocra-
tiques. Alors qu’à la fin des années 1960 1er - 31 mars 2022
ces préoccupations justifient moins de
3 BULGARIE Fête nationale
20 % des trains de sanctions dans le 6 GHANA Fête de l’indépend.
monde, elles apparaissent en 2019 dans 12 MAURICE Fête de l’indépend.
plus de 42 % d’entre eux (5). Le Conseil 17 IRLANDE Fête nationale
de sécurité, dont la mission est avant tout 20 TUNISIE Fête de l’indépend.
de veiller à la paix et à la sécurité inter- 21 NAMIBIE Fête de l’indépend.
nationales, intervient rarement sur ces 23 PAKISTAN Fête nationale
25 GRÈCE Fête nationale
seules bases : le 17 mai 1994, il a par
exemple justifié un embargo sur les armes 26 BANGLADESH Fête de l’indépend.
au Rwanda en considérant que la « situa-
rait par exemple estimer que le lanceur
d’alerte Julian Assange, pourchassé par
les États-Unis et emprisonné à Londres,
serait un candidat rêvé à l’asile politique
qu’aucun membre de l’Union européenne
n’est disposé à lui accorder. Face à la crise
migratoire, la convention de 1951 sur les
réfugiés n’est plus respectée par les Vingt-
Sept. À l’orée de la présidence française,
Amnesty International s’inquiète par ail-
leurs des atteintes aux libertés publiques
au sein de l’Union (9). Affectée par un
persistant « déficit démocratique », cette
dernière peut-elle vraiment donner des
leçons ? Enfin, les États-Unis n’ont ratifié
que cinq des dix-huit traités internatio-
naux sur les droits humains.
Si les Occidentaux ne frappent pas
toutes les dictatures à parts égales, Wash-
ington module l’application de ses propres
régimes de sanctions selon les intérêts
géopolitiques du moment. Ainsi, l’Inde a
approfondi sa coopération militaire avec
la Russie en signant, entre 2018 et 2020,
une série de contrats se chiffrant à
13,5 milliards de dollars sans que Wash-
ington juge utile d’activer contre New
Delhi sa loi sur la lutte contre les adver-
saires de l’Amérique (CAATSA, adoptée
en 2017) punissant le soutien, direct ou
indirect, au secteur de la défense russe. Il
faut dire que les États-Unis courtisent
New Delhi dans l’espoir de l’attirer dans
leur alliance antichinoise. Le Trésor amé-
ricain a fait preuve de moins de mansué-
tude à l’égard des entreprises européennes.
En 2019, il a infligé des amendes à vingt-
cinq d’entre elles pour un montant total
de 1,288 milliard de dollars. La banque
britannique Standard Chartered s’est
acquittée de 657 millions de dollars pour
avoir, notamment, enfreint l’embargo sur
l’Iran, et la banque italienne UniCredit a
signé un chèque de 611 millions de dollars
pour les mêmes raisons.
Utilisées prosaïquement par Washing-
ton pour défendre ses intérêts, les sanc-
tions jouent aussi pour les Européens un
autre rôle, plus interne qu’international.
dont dispose l’Union (10) » : elles com-
portent donc une forte charge symbolique
permettant à l’organisation d’apparaître
unie sur la scène internationale, affirmant
ainsi un semblant d’existence par des
mesures à fort contenu moral. Prenant
parti, dans le sillage de Washington, dans
le conflit interne qui oppose le président
du Venezuela Nicolas Maduro à son
concurrent autoproclamé Juan Guaidó,
les États membres déplorent d’une seule
voix une « occasion manquée pour la
démocratie », méritant des mesures res-
trictives (11). Au-delà des pétitions de
principe, l’Union reste divisée face aux
enjeux fondamentaux de la sécurité et de
la paix. Les États baltes et la Pologne
poussent à la confrontation politique avec
la Russie pour des raisons géographiques
et historiques, tandis que les Allemands,
plus pragmatiques, pensent à leur appro-
visionnement en gaz.
(2) David Broder, « Give presidents a break on
automatic sanctions », International Herald Tribune,
Neuilly-sur-Seine, 24 juin 1998.
(3) Cf. les actes de la table ronde « Les sanctions
ciblées au carrefour des droits international et
européen », université Pierre-Mendès-France,
Grenoble, 10 mai 2011.
(4) Arrêt de la Cour de justice des communautés
européennes (CJCE) n° C-415/05, «Yassin Abdullah
Kadi, Al Barakaat International Foundation contre
Conseil de l’Union européenne et Commission des
Communautés européennes », 3 septembre 2008.
(5) Gabriel Felbermayr et al., «The global sanctions
data base », European Economic Review, vol.129,
Amsterdam, octobre 2020.
(6) Lire, « Origines et vicissitudes du “droit d’ingé-
rence” », Le Monde diplomatique, mai 2011.
(7) Peretz Pauline, « Un tournant humanitaire de
la politique étrangère américaine ? Carter et l’émi-
gration des Juifs d’Union soviétique», Revue d’histoire
moderne et contemporaine, vol. 3, n° 54, Paris, 2007.
(8) Lignes directrices, communication du Conseil
européen du 7 juin 2004.
(9) « Recommandations d’Amnesty International
à la présidence française du Conseil de l’Union
européenne », 2 février 2022.
(10) Ramona Bloj, « Les sanctions, instrument
privilégié de la politique étrangère européenne »,
Questions d’Europe n° 598, Fondation Robert-
Schumann, Strasbourg, 31 mai 2021.
(11) Lire Julia Buxton, «Où va l’opposition à Nicolás
Maduro ? », Le Monde diplomatique, mars 2019.

SES ADVERSAIRES
entre sanctions et guerre
S’adressant au Conseil de sécurité le
15 septembre 1997, l’Assemblée générale
rappelle que les sanctions constituent une
mesure de dernier ressort quand toutes les
autres ont échoué. « Les mesures coerci-
tives unilatérales de l’Union européenne
nuisent à la diplomatie (…), estime ainsi
Mme Claire Daly, députée irlandaise au
Parlement européen. Ce sont des armes
au service du maintien d’une hégémonie
qui ne fait plus sens dans le contexte mul-
tipolaire (12). »
La systématisation des sanctions produit
parfois des effets contraires à ceux recher-
chés, notamment le renforcement du sou-
tien apporté par la population au régime
sanctionné, comme au Mali en 2021 et
2022. Mais elle peut aussi conduire les
États sanctionnés à en prendre leur parti.
Exacerbation des rapports de forces
D ANS le domaine financier, la Russie
cherche à limiter sa dépendance au dollar
et au système financier dominé par les
États-Unis. Sa banque centrale a accu-
mulé des réserves considérables (l’équi-
valent d’un tiers de son produit intérieur
brut, PIB) pour décourager toute attaque
contre sa monnaie. À partir de 2018, elle
se débarrasse massivement des bons du
Trésor américains – une première parmi
les puissances émergentes –, qu’elle
échange, pour partie, contre de la dette
souveraine chinoise (dont la Russie est
devenue le principal acheteur étranger).
De même, la Russie cherche à protéger
son système bancaire d’une déstabilisa-
tion venue des Occidentaux. Moscou a
lancé en 2015 sa propre messagerie finan-
cière (SPFS) ainsi qu’une carte bancaire
nationale, Mir, qui permettrait d’assurer
les transactions à l’intérieur du pays si les
Occidentaux excluaient la Russie de
Swift. En 2021, 87 % de la population
possède la carte Mir, qui assure cependant
à peine un quart des transactions, puisque
les classes moyennes continuent de pré-
férer les cartes occidentales, utilisables à
l’étranger (14).
AUVERGNE-RHÔNE-ALPES
GRENOBLE. Le 1er mars, à 19 h 30, au Repair
café Grenoble centre : « Science et politique, un
dialogue possible ? », avec Thierry Lebel, hydro-
climatologue, et Francis Odier, président de
France Nature Environnement Isère. Le 21 mars,
à 19 h 30, au même endroit : « Combat de l’aigle
et du dragon en Amérique latine. Quand la Chine
s’engouffre dans une région délaissée par les
États-Unis », avec la journaliste Anne-Domi-
nique Correa. (amd38gre@gmail.com)
LYON. Le 1er mars, à 20 heures, au Ciné
Mourguet, à Sainte-Foy-lès-Lyon : projection
du film Debout les femmes, de Gilles Perret et
François Ruffin, suivie d’un débat. Projec-
tions-débats dans le cadre du festival Écrans
du Doc, au cinéma Le Toboggan, à Décines :
le 29 mars, à 18 heures, Media Crash : qui a
tué le débat public ?, de Luc Hermann et
Valentine Oberti ; le même jour, à 20 heures,
Hacking Justice : Julian Assange, de Clara
López Rubio et Juan Pancorbo ; le 31 mars, à
20 heures, L’Empire du silence, suivie d’une
rencontre avec le réalisateur Thierry Michel ;
le 3 avril, à 16 h 15, À demain mon amour, de
Basile Carré-Agostini, suivie d’une rencontre
avec Monique Pinçon-Charlot (sous réserve).
(catherine.chauvin@wanadoo.fr)
VALENCE. Dans le cadre du festival Regards
sur le cinéma espagnol et latino-américain,
au cinéma Le Navire : le 13 mars, à 15 heures,
rencontre avec Franck Gaudichaud sur le
thème des démocraties latino-américaines.
(suzanne.dejours@orange.fr)
Le comportement de Moscou relève
du cas d’école. Se sachant durablement
exposée à un environnement de sanc-
tions, la Russie a décidé de s’adapter,
voire d’en tirer parti. En réponse aux
restrictions relatives à son agression
en Ukraine, Moscou a adopté un
embargo sur les importations de produits
agricoles en provenance de l’Union
européenne, d’Amérique du Nord,
d’Australie et de Norvège. L’effet pro-
tectionniste de ces mesures a donné un
coup d’accélérateur à sa production
nationale. Les ventes agroalimentaires
à l’étranger ont atteint un niveau record
de 30 milliards de dollars en 2020, plus
que le gaz naturel, faisant de la Russie
un pays exportateur net de produits agri-
coles, une première depuis la collecti-
visation soviétique (13).
Moscou peut compter sur le soutien de
Pékin pour pourfendre devant la « com-
munauté internationale », c’est-à-dire les
Nations unies, l’explosion du recours aux
sanctions depuis la chute de l’Union
soviétique. « Seules les sanctions du
Conseil de sécurité sont légales » et repré-
sentent « un outil important permettant de
réagir aux menaces dans le monde », a
affirmé l’ambassadeur russe adjoint à
l’ONU, M. Dmitri Polianski, lors d’un
débat au Conseil de sécurité, le
6 février 2022. Sur la même ligne, l’am-
bassadeur chinois, M. Zhang Jun, a
déclaré que les « sanctions unilatérales
coercitives (…) ne font qu’exacerber les
rapports de forces ». Les pays utilisateurs
y sont dépendants comme à « une
drogue », a-t-il estimé, en leur demandant
d’y « renoncer immédiatement ». Moscou
comme Pékin invoquent le principe de
non-ingérence dans les affaires intérieures
(article 2 de la Charte de l’ONU). Sur ce
point, la Chine fait preuve de cohérence
en refusant de reconnaître l’annexion de
la Crimée.
Moscou et Pékin n’en rejettent pas
pour autant le principe des sanctions.
Depuis 1971, la Chine limite ainsi ses
relations commerciales avec les pays
reconnaissant Taïwan. De son côté, la
Russie a suspendu en 2015 les vols char-
ters à destination de la Turquie, rétabli
les visas, décrété un embargo sur les
fruits et légumes après qu’un avion russe
BOURGOGNE-FRANCHE-COMTÉ
HAUTE-SAÔNE. Le 13 mars, à 17 heures, au
cinéma Espace Méliès, à Lure : projection du
film Hacking Justice : Julian Assange, de Clara
López Rubio et Juan Pancorbo, suivie d’un
débat. (odile-mangeot@wanadoo.fr)
BRETAGNE
RENNES. Le 8 mars, à 18 h 15, à Sciences Po
Rennes : rencontre avec Akram Belkaïd autour
du dernier numéro de Manière de voir, « Le
Maghreb en danger…». Le 29 mars, à 18 heures,
à l’université Rennes-II : « Quelle coalition face
au bloc bourgeois?», rencontre avec Pierre Rim-
bert autour de son article publié dans le numéro
de février. (amd.rennes@gmail.com)
CENTRE-VAL DE LOIRE
TOURS. Le 11 mars, à 20 h 30, au Foyer de
jeunes travailleurs : « Les five eyes » (alliance
des services secrets anglo-saxons). Le 17 mars
à 19 heures et le 21 mars à 11 heures, sur Radio
Béton (93.6) : présentation du « Diplo » du mois.
(pjc.arnaud@orange.fr)
GRAND EST
METZ. Le 10 mars, à 18 h 30, petite salle des
Coquelicots, 1, rue Saint-Clément : café-Diplo
autour de l’article de Marie Bénilde « Vincent
Bolloré côté cour » (janvier). (pollmann5@univ-
lorraine.fr)
HAUTS-DE-FRANCE
LILLE. Le 3 mars, à 20 heures, au café Les
Sarrazins : rencontre avec Rémi Lefebvre autour
de son livre Faut-il désespérer de la gauche ?
(Textuel). (amdnord@yahoo.fr).
ÎLE-DE-FRANCE
HAUTS-DE-SEINE. Le 10 mars, à 19 heures,
Maison des sports, à Clamart : « L’énergie, à
quel prix ? », rencontre-débat autour de trois arti-
cles – « Prix de l’énergie, une folie organisée »,
d’Aurélien Bernier (novembre 2021), « Une
3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris. Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr
a été abattu par l’armée turque à la fron-
tière syrienne. Surtout, la Russie et la
Chine préfèrent agir officieusement,
plutôt qu’afficher un recours décom-
plexé aux mesures unilatérales. Aussi
Moscou a-t-il décrété, en guise de
contre-sanctions, un embargo sur le porc
en provenance d’Europe, officiellement
en raison de cas de peste porcine afri-
caine. Même démarche du côté de
Pékin, qui a effacé la Lituanie de ses
registres de douanes à la suite de l’ou-
verture d’un « bureau de représentation
de Taïwan » – et non pas seulement de
la capitale, Taipei – à Vilnius. Plus offi-
ciellement cette fois, Pékin a publié une
liste de quatorze griefs après que Can-
berra a demandé une enquête sur l’ori-
gine du Covid-19. En attendant, le tex-
tile, le vin et le charbon australiens
peinent à passer la frontière chinoise.
En dépit de cet activisme naissant, la
Russie et la Chine ne sont à l’origine que
de 3 % des événements (adoptions,
levées, prolongations, décisions judi-
ciaires) liés aux sanctions en 2020, bien
loin des États-Unis (53 %) (15). Leur rete-
nue s’explique aussi par une réalité éco-
nomique : ni Pékin ni Moscou ne dispo-
sent de l’arme du dollar. La menace d’en
interdire l’usage permet aux États-Unis
d’imposer ses régimes de sanctions au
monde entier, un pouvoir exorbitant
auquel le duo russo-chinois tente de résis-
ter. Leurs règlements commerciaux bila-
téraux en dollar américain sont ainsi tom-
bés à 46 % en 2020, contre 90 % en 2015.
Emballement coercitif
Sanctions internationales prises par
les États-Unis
É l’Europe1 d’autres pays
1. Pays d’Europe occidentale jusqu’en 1990 ;
Communauté économique européenne, Union
européenne ou pays de ces associations, ensuite.
1991 : fin de l’Union soviétique
1962 : embargo
b américain
é 100
total contre Cuba
1949
1951
1953
1955
1957
1959
1961
1963
1965
1967
1969
1971
1973
1975
1977
1979
1981
1983
1985
1987
1989
1991
1993
1995
1997
1999
2001
2003
2005
2007
2009
2011
2013
2015
2017
2019
Sanctions prises par l’ONU
Source : A. Kirilakha, G. Felbermayr, C. Syropoulos, E. Yalcin et Y.V. Yotov,
« The gglobal sanctions data base : An update
p that includes the years of the Trump presidency », dans
Peter A. G. van Bergeijk (sous
( la dir. de),
) The Research Handbook on Economic Sanctions, Edward Elgar, 2021.
régulation au bénéfice du privé » et « Qui veut la
mort d’EDF?», d’Anne Debrégeas et David Gar-
cia (février 2021). (amdiplo92@protonmail.com)
PARIS. Le 10 mars, à 18 h 30, au Musée du
quai Branly : lecture par Thierry Blanc de
l’article de Christine Chaumeau « La jeunesse
birmane défie la junte », publié dans le
numéro de mars 2021 du Monde diploma-
tique, suivie d’un débat en sa présence. Le
17 mars, à 19 h 30, à l’espace Les Amarres
(quai d’Austerlitz) : rencontre avec Pierre
Souchon autour de son article « Si les classes
populaires étaient écoutées » (janvier).
(amis.diplo.75@gmail.com)
SEINE-SAINT-DENIS. Le 3 mars, à
19 heures, au théâtre La Belle Étoile, à Saint-
Denis : « Quelle coalition face au bloc
bourgeois ? », avec Pierre Rimbert. Le
12 mars, à 20 h 30, au théâtre Le Colombier,
à Bagnolet, la pièce Les Murs sauvages sera
suivie d’un débat : « Le sport en banlieue,
entre “vivier de talents”, ascenseur social en
trompe-l’œil et abandon des quartiers popu-
laires », avec les artistes de la troupe et Oli-
vier Pironet (réservations : 01-43-60-72-81
et reservation@lecolombier-langaja.com).
(amis.diplo.93@gmail.com)
VAL-DE-MARNE. Le 1 avril, à 19 heures,
er
salle Odette et Gilbert Prinçay, à Valenton :
représentation de la pièce La Femme comme
champ de bataille, de Matéi Visniec, suivie
d’un débat consacré aux Balkans, avec Vincent
Dray, historien, et Soad Baba Aïssa, membre
de la direction nationale de Femmes solidaires,
puis d’un concert de musique des Balkans.
(amdiplo94@gmail.com)
NORMANDIE
EURE. Le 10 mars, à 21 heures, salle de la
Couture, à Bernay, café-Diplo autour de deux
articles : « Quelle coalition face au bloc bour-
geois ? », de Pierre Rimbert, et « Les Shamate,
punks des usines chinoises », de Frédéric Dal-
léas. (lesamd27@gmail.com)
23
Vingt-trois banques russes sont branchées
sur le système de messagerie financière
chinois (CIPS) (contre une seule banque
chinoise sur le SPFS russe). Avec un trafic
représentant seulement 0,3 % de celui de
Swift, CIPS ne constitue cependant qu’un
plan de secours, pas un concurrent sérieux
de son homologue occidental.
Par rapport à la Chine et à la Russie,
l’Europe semble se résoudre à l’impuis-
sance. L’Union européenne a subi, sans
vraiment réagir, le retrait des États-Unis
de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran
en 2018. Malgré les appels du pied des
Européens, Swift, dont le siège est à
Bruxelles, n’a pas tardé à exclure les
banques iraniennes, par crainte des
Un certain réalisme
L A reconnaissance des républiques
autoproclamées du Donbass par la Russie,
qui viole l’intégrité et la souveraineté de
l’Ukraine, démontre l’échec de la poli-
tique de sanctions occidentales appliquées
depuis huit ans. Elles enclenchent néan-
moins une pluie de nouvelles mesures de
rétorsion, qui n’ont jamais remporté de
succès alors même qu’elles étaient appli-
quées à des États moins puissants et moins
isolés que la Russie. La probabilité
qu’elles parviennent cette fois à leur fin
est, par conséquent, tout à fait négligeable.
Deux mois avant cette reconnaissance,
l’ancien ambassadeur français Gérard
2014 : annexion
de la Crimée
par la Russie
200
2001 : attentats
du 11-Septembre
150
50
0
0
CÉCILE MARIN
25
NOUVELLE-AQUITAINE
SAINT-JUNIEN. Le 3 mars, à 20 heures, au
Ciné-Bourse : projection de Kombinat, un docu-
mentaire de Gabriel Tejedor, suivie d’un débat.
(danimaginaire@yahoo.fr)
OCCITANIE
AUDE. Le 3 mars, à 20 h 30, salle Georges-
Brassens à Villemoustaussou : rencontre avec
Bernard Friot autour de son ouvrage (coécrit
avec Frédéric Lordon) En travail, conversations
sur le communisme (La Dispute). Le 8 mars, à
20 heures, au CGR Le Colisée, à Carcassonne :
projection du film Rien à foutre, d’Emmanuel
Marre et Julie Lecoustre, suivie d’un débat. Le
11 mars, à 18 heures, à la médiathèque de
Conques-sur-Orbiel, conférence sur le thème
de la « préférence nationale », avec Benoît Bré-
ville, suivie, à 21 heures, de la représentation
de la pièce Nouveaux Voisins, au Théâtre des
3 Conques. (contact@amisdiplo11.org)
GANGES. Le 4 mars, à 20 heures, au cinéma
L’Arc-en-ciel : « Femmes d’Iran derrière la
caméra », projection de trois documentaires en
présence de la réalisatrice Sahar Salahshoor.
(amd30@orange.fr)
MONTPELLIER. Le 5 mars, à 15 h 30, salle
Guillaume-de-Nogaret : rencontre avec Ber-
nard Friot autour de son ouvrage (coécrit avec
Frédéric Lordon) En travail, conversations
sur le communisme (La Dispute). (amis-
diplo34@orange.fr)
PERPIGNAN. Le 4 mars, à 18 heures, au
cinéma Le Castillet : rencontre avec Bernard
Friot pour son livre (coécrit avec Frédéric
Lordon) En travail, conversation sur le
communisme (La Dispute). En partenariat avec
l’Université populaire du travailleur catalan. Les
AMD-Perpignan se réunissent tous les troisièmes
jeudis du mois, à 19 h 15, au Casal de Perpinyà,
23, avenue du Lycée, pour discuter du dernier
numéro du « Diplo ». (amisdiplo66@gmail.com).
TOULOUSE. Le 5 mars, à 16 heures, au cinéma
Utopia de Tournefeuille, projection du film Un
peuple, suivie d’une rencontre avec le réalisateur
Emmanuel Gras et Pierre Souchon, journaliste.
LE MONDE diplomatique – MARS 2022
sanctions secondaires américaines. La
Commission européenne a bien tenté de
se doter d’un « véhicule spécial » pour
assurer la continuité des échanges com-
merciaux avec Téhéran. Mais sa pre-
mière transaction n’a pu s’effectuer
qu’en mars 2020 et portait sur du maté-
riel médical… autorisé par la loi amé-
ricaine. Le mécanisme peut théorique-
ment assurer des importations de
pétrole, mais uniquement dans le cadre
de dérogations accordées par Washing-
ton. De toute façon, aucun groupe euro-
péen ne s’est proposé d’en acheter : les
compagnies d’assurances refusent de
garantir les cargaisons des rares sociétés
maritimes disposées à acheminer cette
marchandise.
Araud, se faisant l’avocat d’un certain
réalisme, rappelait que « même les dic-
tatures ont des préoccupations géopoli-
tiques légitimes » (tweet du 15 décembre
2021). Les tentatives de dialogue avec
Moscou se sont heurtées à un mur. Sont-
elles arrivées trop tard ? Jamais remise
de la reconnaissance de l’indépendance
du Kosovo par l’Occident, la Russie s’est
en vain régulièrement émue du déman-
tèlement des grands accords de maîtrise
des armements en Europe hérités de la
guerre froide (16). La crise qu’elle
déclenche aura le mérite de rappeler le
danger de trop négliger les enjeux de
sécurité collective.
Une politique internationale qui ressem-
ble de plus en plus à un enchaînement de
faits accomplis, occidentaux ou russes,
suivis d’ultimatums auxquels répondent
des mesures de rétorsion, vient de révéler
son inefficacité et tous ses dangers. Piteux
substitut à la diplomatie, un engrenage de
mesures unilatérales menace à présent de
déboucher sur une guerre en Europe.
H ÉLÈNE R ICHARD
ET A NNE -C ÉCILE R OBERT .
(12) L’Humanité, Saint-Denis, 10 juin 2021.
(13) David Teurtrie, Russie : le retour de la
puissance, Armand Colin, Malakoff, 2021.
(14) Ibid.
(15) Ivan Timofeev, « Sanctions against Russia. A
look into 2021 », rapport n° 65, Russian International
Affairs Council, Moscou, 2021.
(16) David Teurtrie, « Ukraine pourquoi la crise »,
Le Monde diplomatique, février 2022.
Le 7 mars, à 18 heures, à la Bourse du travail :
« Le salaire à vie : une conquête syndicale à
poursuivre, un projet révolutionnaire », avec
Bernard Friot. Le 17 mars, à 20 h 30, Espace
Duranti (salle Osète) : « Pour un système édu-
catif démocratique », avec Martine Boudet et
Alain Refalo. Disponible en visioconférence :
voir les infos de connexion sur le site de l’asso-
ciation. (jpcremoux@orange.fr)
PAYS DE LA LOIRE
ANGERS. Le 11 mars, à 19 heures, salle
Daviers : « Les algorithmes, aide ou menace
pour l’activité humaine ? », avec Miguel Bena-
sayag. (mfranssen@orange.fr)
PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR
AIX-EN-PROVENCE. Le 1er mars, à
18 heures, à Sciences Po Aix : « L’Union euro-
péenne et les crises de l’État de droit », avec
Rostane Mehdi, directeur de Sciences Po Aix.
À la bibliothèque Méjanes, deux rencontres pour
préparer la Semaine de la presse et des médias
dans l’école : le 16 mars, à 17 h 30, projection
du film En formation, de Julien Meunier et
Sébastien Magnier, suivie d’un débat animé par
un journaliste indépendant ; le 17 mars, à 17 h 30,
« Une information peut-elle être objective ? »,
avec Pierre Rimbert. (d.bruet@orange.fr)
AVIGNON. Le 17 mars, à 18 h 15, au Fenouil
à vapeur : « Le bien commun, le climat et le
marché », avec Benjamin Coriat, professeur
émérite de sciences économiques à l’université
Paris-XIII. (ballaylavallee@gmail.com)
MARSEILLE. Le 11 mars, à 19 heures, à la
librairie L’Hydre aux 1 000 têtes : rencontre avec
Akram Belkaïd autour du dernier numéro de
Manière de voir, « Le Maghreb en danger… ».
Le 26 mars, à 17 h 30, au cinéma L’Alhambra :
projection du film de Clara López Rubio et Juan
Pancorbo Hacking Justice : Julian Assange, sui-
vie d’un débat. (g.ollivier1@free.fr)
NICE. Le 3 mars, à 19 h 45, au café Chez Pau-
line : café-Diplo autour de l’article « Colère »
de François Bégaudeau (février). (diplo@gel-
ler-conseil.eu)
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
24

OCÉANIE ASIE HISTOIRE

PITCAIRN. Les révoltés du Bounty vont dis-
paraître. – Olivier Goujon
Max Milo, Paris,
2021, 173 pages, 18 euros.
En 1790, après leur mutinerie à bord du navire
britannique Le Bounty, les marins s’installent avec
leurs compagnes tahitiennes sur l’île déserte de
Pitcairn, qu’une erreur cartographique rend alors
introuvable aux navires anglais. Mais, en 1838,
leurs descendants doivent se résigner à demander
le pardon de la Couronne et sa protection contre
les agressions de navires baleiniers américains.
LA CHINE DANS L’ÉCONOMIE MON-
DIALE. Entre dépendance et domination. –
Mary-Françoise Renard
Presses universitaires Blaise-Pascal,
Clermont-Ferrand, 2021, 64 pages, 4,50 euros.
Quiconque veut savoir où va la Chine et quelles
sont ses ambitions mondiales devrait lire le nouvel
ouvrage de Mary-Françoise Renard. En peu de
pages, cette professeure d’économie dresse l’état
des lieux avec une efficacité redoutable. Peu de
commentaires, mais des faits et des analyses
étayées. Sont ainsi rappelées les étapes qui ont vu
L I T T É R AT U R E S
LES RAISINS DU REICH. Quand les vigno-
bles français collaboraient avec les nazis. –
Antoine Dreyfus
Flammarion, Paris, 2021, 229 pages, 21 euros. Les cris bleus des enfants
Pendant l’Occupation, l’Allemagne nazie a fait
main basse sur le vin, le champagne et le
cognac français, les grands crus remplissant les
GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique
caves des dignitaires – Hermann Göring en
tête –, tandis que le vin de table allait aux
d’Ondjaki
troupes. Mais, si le milieu viticole s’est présenté
après-guerre en victime, la réalité est plus nuan- Traduit du portugais (Angola)
cée, explique le journaliste Antoine Dreyfus. par Danielle Schramm, Métailié, Paris,

Aujourd’hui, une cinquantaine de Pitcairners, tous
âgés, végètent sur l’unique possession britannique
située dans le Pacifique. «Végètent», car, comme
l’a constaté le journaliste Olivier Goujon, Londres
se garde bien d’investir sur ce rocher perdu, à la
réputation ternie par un vaste scandale de pédo-
philie dans les années 2000 et à l’économie ache-
vée par le Covid (qui a tari la manne des croisières
de luxe), ainsi que par le Brexit (des subventions
européennes allaient à Pitcairn). «En laissant mou-
rir les Pitcairners», Londres «ne fait qu’appliquer
la vieille règle du néolibéralisme qui consiste à
casser l’objet et prétexter qu’il ne marche plus
pour le démembrer et le vendre à l’encan».
CÉDRIC GOUVERNEUR
AFRIQUE
L’EMPIRE QUI NE VEUT PAS MOURIR.
Une histoire de la Françafrique. – Sous la direc-
tion de Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara,
Benoît Collombat et Thomas Deltombe
Seuil, Paris, 2021, 1 000 pages, 25 euros.
Ce volumineux ouvrage collectif, qui a pour auteurs
principalement des journalistes et des militants
associatifs (Survie), mais aussi des universitaires
reconnus comme Catherine Coquery-Vidrovitch,
suit un déroulé chronologique : les origines de la
«Françafrique» – avant les indépendances –, son
apogée (de 1960 à 1990), son dévoilement aux
yeux du grand public grâce aux travaux d’univer-
sitaires et de militants, et enfin ses métamorphoses
récentes, car la «Françafrique» continue malgré
des changements cosmétiques. Ce livre d’une
grande richesse, destiné aux non-spécialistes, s’at-
tarde sur les faits marquants (assassinats politiques,
coups tordus, etc.), mais décrit surtout en profon-
deur un «système» opaque, imbibé de corruption,
orienté vers la poursuite d’intérêts économiques et
politiques. Aujourd’hui, ce sont les marionnettes
de l’empire, les parrains des réseaux, les noms des
affairistes qui changent – mais non la structure.
Un regret : il manque peut-être à l’ouvrage le fil
rouge des résistances locales.
MICHEL GALY
EUROPE
LA CIVILISATION DU CHARBON. En
Angleterre, du règne de Victoria à la seconde
guerre mondiale. – Charles-François Mathis
Vendémiaire, Paris,
2021, 560 pages, 26 euros.
Peut-on réussir une transition énergétique ? À
l’heure où la sortie des énergies fossiles agite
le débat public, un détour par le précédent his-
torique de l’« empire carbonifère » britannique
s’impose. Dans cette somme remarquable sur
l’importance du charbon en Angleterre, depuis
le milieu du XIXe siècle jusqu’à la seconde
guerre mondiale, l’historien Charles-François
Mathis rappelle qu’un combustible ne se réduit
jamais à son seul potentiel énergétique. Mobi-
lisant des sources variées, allant des articles de
presse aux romans en passant par des campagnes
publicitaires et des manuels d’économie domes-
tique, l’auteur montre que le minerai noir struc-
turait la société, aussi bien sur le plan écono-
mique (tissu industriel autour de la production
et de la distribution du charbon) et politique
(promotion du libre-échange) qu’en matière de
genre (les hommes à la mine, les femmes au
chevet du foyer) et de spiritualité (théologie de
la destinée manifeste britannique). Changer de
modèle énergétique signifiait alors changer la
civilisation impériale et libérale sur laquelle
reposait la puissance du pays.
MAXIME LEROLLE
POLITIQUE
TROP DE FONCTIONNAIRES ? Histoire
d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle).
– Émilien Ruiz
Fayard, Paris, 2021, 272 pages, 22 euros.
L’« antifonctionnarisme » a toujours postulé une
tendance de la bureaucratie à « s’automultiplier ».
Or, constate l’historien Émilien Ruiz, dans les
meilleures pages d’un livre parfois un peu sco-
laire, les effectifs de l’administration augmentent
principalement pour des raisons qui lui sont exté-
rieures : « les deux conflits mondiaux » et « la
croissance très forte de la population au cours
des années d’après-guerre ». Ces hausses se sont
traduites par l’essor de la main-d’œuvre fémi-
nine, mais aussi par des embauches sous contrat.
Au cours de la période la plus récente, alors que
le contingent des titulaires tend un peu à se
réduire, celui des contractuels continue de croî-
tre. Car, malgré les discours de campagne sur
les suppressions de postes, les réformateurs néo-
libéraux entendent surtout démolir un statut
émancipateur en tant qu’il lie les droits écono-
miques à la personne plutôt qu’à l’emploi.
GREGORY RZEPSKI
D
ce pays passer de l’isolement et du sous-dévelop- De nombreux responsables de domaine ont 2021, 192 pages, 17,60 euros.
pement au statut de deuxième puissance écono- sciemment collaboré avec les Allemands char-
mique du monde, jusqu’au vaste projet de nou- gés des réquisitions : ils connaissaient person-
velles routes de la soie. Elle éclaire quelques-uns nellement ces officiers, qui travaillaient dans
des défis à relever – et ils ne sont pas minces. l’import-export avant la guerre. Cette collabo-
Parmi eux, les efforts pour sortir de la dépendance ration fut économique – le Reich payait gras-
de l’étranger, notamment dans le domaine des sement – et parfois idéologique : des vignerons
semi-conducteurs, et pour s’imposer dans la défi- se sont trouvé des affinités avec Vichy (pour
nition de normes mondiales jusqu’alors conçues qui « la terre ne ment pas ») et parfois avec le
exclusivement par les pays occidentaux, et surtout IIIe Reich, anticommuniste. Deux cents repré- ANS des favelas de la ban-
par les États-Unis. «La Chine ne veut pas, comme sentants français s’étaient même rendus en Alle- lieue de Luanda, sans eau ni électricité,
sous Mao, exporter son modèle, mais influencer magne à l’invitation du Congrès international
traversées de tirs d’AK-47, les enfants
les prises de décision internationales», note l’au- du vin organisé en… août 1939 ! En 1944, un
teure, preuves à l’appui. négociant bourguignon, devenu milliardaire lors contemplent le ciel « se remplir de mer-
de la guerre, a proposé aux nazis de leur livrer veilles allumées » : pour eux, les explo-
MARTINE BULARD de l’alcool pour servir de carburant aux V2… sions « font apparaître des couleurs d’un
UNE IDÉOLOGIE POUR SURVIVRE. C. G. carnaval jamais vu », la guerre fait partie
Débat féministe sur violence et genre au Japon.
– Ueno Chizuko LES 50 OTAGES. En vie, en joue, enjeux. –
de leur paysage. Il y a d’abord eu la colo-
nisation portugaise jusqu’à l’indépen-
Didier Guyvarc’h et Loïc Legac
Les Presses du réel, Dijon, dance arrachée en 1975. Puis la guerre
2021, 282 pages, 25 euros. Éditions du CHT, Nantes, civile jusqu’en 2002, avec quelques
2021, 171 pages, 22 euros.
Première traduction en français, par Marion Saucier accalmies, l’affrontement de la guerre
et Claude Michel-Lesne, de travaux de la socio- Le 20 octobre 1941, le résistant communiste froide se jouant aussi sur le terrain entre partis politiques. Dans l’échange épis-
logue féministe Ueno Chizuko, célèbre figure du Gilbert Brustlein tira, à Nantes, sur le Feld- tolaire qui prolonge le livre entre Ndalu de Almeida – Ondjaki, de son nom de
débat public au Japon, ce livre permet de décentrer Kommandant Karl Hotz. Il était secondé par
les réflexions sur le genre, un sujet a priori universel ses camarades Marcel Bourdarias et Spartaco plume – et la grande poétesse angolaise Ana Paula Tavares, l’auteur précise :
mais où la pensée occidentale reste prépondérante. Guisco, ancien des Brigades internationales. « Je fais appel à des souvenirs déformés pour inventer des histoires. »
Si on y croise Christine Delphy, Judith Butler ou Le 22, en représailles, l’occupant fusilla qua-
encore Olympe de Gouges, l’ouvrage prend place rante-huit otages à Châteaubriant, à Nantes et Ondjaki, né à Luanda en 1977, use de la guerre comme d’un décor pour
sur la scène intellectuelle japonaise, dont on au mont Valérien. Les quarante-huit devinrent, nourrir un récit de souvenirs, qui exalte la puissance de vie des relations
(re)découvre ici toute la richesse. Les thèmes abor- par l’affiche du commandement militaire alle-
familiales et sociales des habitants de son quartier, tous plus extraordinaires les
dés ont une résonance particulière dans l’histoire mand et la mémoire collective, les
contemporaine de l’Archipel : violence, milita- « cinquante otages ». Trente et un d’entre eux uns que les autres. Dans un pays qui manque de tout, la ténacité et l’invention
risme, nationalisme… L’analyse féministe qu’en étaient communistes. Première exécution mas- de ce petit monde qu’on croirait sorti d’un film de Federico Fellini fascinent.
propose Ueno permet de renouveler des questions sive de civils à l’Ouest depuis 1940, elle fut GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique, publié en 2008, est son deuxième
majeures de politique internationale, soulevées par retenue par le tribunal de Nuremberg pour défi- ouvrage, après Les Transparents (Métailié), à être traduit en français. Ondjaki,
des auteures comme Cynthia Enloe aux États-Unis nir la notion de crime de guerre. Reconstitution
qui a reçu de nombreux prix, écrit aussi des livres pour la jeunesse, et on admire
et peu abordées dans les études de genre en France. minutieuse des itinéraires de ces hommes, l’ou-
Les textes proposés sont précédés d’une préface vrage, richement illustré, s’attarde aussi sur la ici son art de passer de l’univers des adultes à celui des enfants, les deux points
de l’historienne Christine Lévy, connue notamment mémoire de cette exécution. Communiste et de vue sur le monde étant entremêlés à la même hauteur dans ce roman.
pour ses recherches sur l’exploitation sexuelle des gaulliste, elle se modifia en 1947, puis, à partir
femmes par l’armée impériale japonaise. Cette du quarantième anniversaire, connut un « dou- Le narrateur est un enfant qui découvre que son domaine est menacé par
riche introduction complète utilement la sélection ble mouvement (…) de légitimation et de le projet de construction d’un mausolée à la gloire d’Agostinho Neto, fondateur
d’articles tirés de l’œuvre de Ueno. contestation », et une instrumentalisation tant
du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et premier président
locale que militante. Sans dénaturer son sens
KAROLINE POSTEL-VINAY et ses acteurs, il serait salutaire que cette his- du pays, mort en 1979, figure majeure de la lutte pour l’indépendance et
MORNING STAR RISING. The Politics of toire devienne enfin celle de tous. partisan d’un projet de société communiste, soutenu par l’Union soviétique. Il
Decolonization in West Papua. – Camellia ANNE MATHIEU
se dit que les coopérants russes veulent aussi détruire les maisons du quartier,
Webb-Gannon il y a déjà partout des stocks de dynamite – que le narrateur et son meilleur ami
LES ANARCHISTES DANS LA VILLE. TroisQuatorze sont prêts à utiliser pour contrecarrer le projet (la première
University of Hawaii Press, Honolulu, Révolution et contre-révolution à Barcelone
2021, 228 pages, 28 dollars. pierre sera quand même posée, dans la réalité, en 1982).
(1898-1937). – Chris Ealham
«La Papouasie occidentale est une colonie indo- Agone, Marseille, 2021, 486 pages, 23 euros. Entre-temps, on éprouve aussi de l’amitié pour d’autres personnages
nésienne. Sa lutte pour l’autodétermination est une cassés par le destin, mais debout dans la joie de vivre : GrandMèreAgnette,
lutte de décolonisation», prévient d’emblée l’eth- Dans la ligne de l’historien britannique Edward
nologue australienne Camellia Webb-Gannon. Exé- Thompson, promoteur de l’« histoire par le devenue GrandMèreDixNeuf après une opération qui lui enlève un orteil, afin
cutions sommaires, violations des droits humains… bas », Chris Ealham nous livre un tableau sai- d’empêcher la gangrène ; le Soviétique, c’est-à-dire le CamaradBotardov, un
Les exactions du régime indonésien sont légion sissant de la conflictualité sociale dans la Bar- officier qui se languit des hivers russes. Il s’est pris d’affection pour la
depuis près de soixante ans. Afin de mieux com- celone industrielle du premier tiers du XXe siè- GrandMère et sa famille et lui fournit de l’électricité grâce à une dérivation
prendre les caractéristiques de cette colonisation, cle. Il décrit minutieusement la stratégie d’action qu’il lui a installée. Autour d’eux, GrandMèreCatarina, SenhorCharles, Dona-
l’auteure adjoint à ses propres observations les tra- directe s’appuyant sur l’émergence d’une
vaux de nombreux chercheurs, comme ceux de conscience de classe mise en place par le mou- Libânia, le camarade VendeurD’essence, ÉcumeDeMer, que l’on considère
l’historienne Tracey Banivanua Mar, des anthro- vement anarcho-syndicaliste impulsé par la comme fou…
pologues Eben Kirksey et Jim Elmslie ou d’écri- Confédération nationale du travail (CNT). Il
vains et militants autochtones, tel Haunani-Kay s’agit de battre en brèche la volonté de domes- L’auteur joue avec la langue, mélange des expressions orales africaines
Trask; elle fait référence aux textes-phares de pen- tication de cette « race inférieure et séparée » avec le portugais ou l’espagnol, et invente inlassablement des images : les
seurs comme Amilcar Cabral, Frantz Fanon, Ngugi par une bourgeoisie catalane avide de contrôler soldats russes, en bleu mais rougis par le soleil, deviennent les « langoustes
wa Thiong’o… Elle a également rencontré trois la rénovation urbaine à son seul profit. On com-
générations de leaders papous. Si l’indépendance prend mieux pourquoi, dans ces conditions, la bleues » qui, transpirantes, dégagent une certaine « puanteurov » ; l’alcool se
semble être la «seule alternative au génocide», révolution libertaire sut prendre le dessus sur le transforme en « boissons chaudes » des adultes… C’est là toute la saveur de
leurs stratégies de résistance s’ancrent de plus en putsch militaire au soir du 19 juillet 1936 et cette fiction qui apporte un regard très singulier sur l’enfance dans la guerre,
plus dans une «négritude mélanésienne» en quête mettre en œuvre ce moment historique d’un par la grâce d’un écrivain qui « croit en des cris bleus ».
d’identité, de reconnaissance et de solidarité avec autre monde possible en actes qu’aura été le
les peuples noirs du monde entier. « bref été de l’anarchie ».
M ARINA DA S ILVA .
PHILIPPE PATAUD CÉLÉRIER JEAN-JACQUES GANDINI
T H É ÂT R E
Du poids de l’éphémère
L
ES metteurs en scène pèsent peu dans la balance de la plupart des auteurs comiques, il est sans doute il y a longtemps, mais on ne connaissait pas en France
de la postérité : le théâtre, c’est l’art de l’instant. sous-estimé, certaines de ses œuvres sont régulièrement Miracle au Brésil (3), dont la traduction de Mathieu
D’où la volonté de certains de rendre compte reprises, comme L’Art de la comédie ou La Grande Dosse permet d’apprécier le ton éminemment chaleureux.
de leur travail par l’imprimé. Ainsi Pierre Barrat (1) Magie. Célia Bussi tente de produire le livre global (2) En 1979, Boal y a relaté ses mois passés dans deux
conte-t-il méticuleusement une vie découpée en quelques qui saisirait le créateur napolitain au passé, au présent prisons, dont la redoutable centrale de Tiradentes, en
étapes, accompagnant l’histoire de grands moments et au futur. Malheureusement, l’ouvrage ressemble 1971. Ses pièces, ses voyages et ses fréquentations
du théâtre : des débuts auprès des pionniers, Hubert davantage à un pudding qu’à un panettone. Cette avaient paru assez suspects pour qu’on le torture… Le
Gignoux, puis Jo Tréhard, à Rennes et à Caen entre énorme enquête auprès des artistes italiens et des « miracle » du titre détourne ironiquement l’expression
1956 et 1967, puis le choix du théâtre musical, qui le metteurs en scène français qui ont monté ses pièces « miracle brésilien » utilisée par la dictature : pour
mènera notamment à l’Opéra national du Rhin, à entasse les informations sans les hiérarchiser. On Boal, il est celui du soulèvement du peuple, qu’il
Strasbourg, de 1972 à 1974, et à l’Atelier lyrique du apprécie de découvrir bien des éléments méconnus, pressent dans sa cellule. Il se met très peu en scène,
Rhin, à Colmar, de 1974 à 1990. Il y eut alors une mais l’analyse qui vise à dépasser le cadre de la tradi- donnant la première place aux bourreaux (dont les
grande inventivité et une grande liberté. Sans souci tionnelle comédie napolitaine ne va sans doute pas propos sont quasiment sténographiés) et les plus beaux
de ménager les habitudes du public bourgeois, il monte assez loin dans la recherche de la philosophie tapie rôles à ses compagnons de captivité.
des œuvres contemporaines avec hardiesse : Benjamin derrière le rire.
G ILLES C OSTAZ .
Britten, Bertolt Brecht - Kurt Weill, Georges Aperghis,
Hans Werner Henze… Quand l’époque et les institutions Le Brésilien Augusto Boal (1931-2009) a été l’in-
deviendront plus timorées, il reprendra une vie d’acteur. venteur d’une forme de théâtre politique qui utilise la (1) Pierre Barrat, Théâtre, musique, ma vie aux mille partitions,
dialectique d’une autre manière que Brecht et donne la préface de Gabriel Braeuner, Éditions du Tourneciel, Colmar, 2021,
Son témoignage illustre, de façon exemplaire, la 174 pages, 25 euros.
richesse du travail porté par le souffle et l’ambition parole aux spectateurs, devenant « spectacteurs », pour
ce qu’il nommera le « théâtre de l’opprimé ». Persécuté (2) Célia Bussi, Eduardo De Filippo. Fabrique d’un théâtre en
de la première décentralisation théâtrale. éternel renouveau, Sorbonne Université Presses, Paris, 2021, 504 pages,
par la junte militaire au pouvoir dans son pays, il a dû 22 euros.
Eduardo De Filippo (1900-1984), qui fut autant s’exiler et travailler à l’étranger, notamment à Paris,
(3) Augusto Boal, Miracle au Brésil, traduit par Mathieu Dosse,
écrivain et acteur (y compris au cinéma) que chef de où il a fondé un Théâtre de l’Opprimé, toujours en préface d’Anaïs Flécet, Chandeigne, Paris, 2021, 434 pages, 22 euros.
troupe, est passé à la postérité, car même si, à l’instar activité. Ses ouvrages de théorie et de combat ont paru Cf. également Théâtre de l’opprimé, La Découverte, Paris, 2007.

DU MONDE
Dans le sang
et les visions
La Traversée des sangliers
de Zhang Guixing
C
Traduit du chinois (Taïwan)
et préfacé par Pierre-Mong Lim,
Picquier, Arles,
2022, 589 pages, 29 euros.
E roman brillant et proliférant, on ne sait trop
par quel côté en proposer au lecteur l’abordage. Le plus
simple, sans doute, est d’en suivre la chronologie, même si
elle zigzague, puisque le récit commence en 1952, avec le
sort tragique du personnage principal, Kwan A-hung, avant
de remonter en 1941, à l’invasion japonaise de la Malaisie,
qui durera jusqu’en 1945. Puis vient l’évocation d’un épi-
sode plus ancien de vingt ans, les attaques massives de
milliers de sangliers, en colonnes, stoppées après des jours
d’intenses combats grâce à l’entraînement des habitants de
Krokop, le Bouk aux Sangliers, un village côtier situé dans
le nord de l’île de Bornéo, où vit une communauté chi-
noise. La rationalité impétueuse des chasseurs menés par
Tso Da-dy fait furieusement penser à celle qui se déploie
dans le film Les Sept Samouraïs, d’Akira Kurosawa.
Mais, avec l’armée japonaise, la donne n’est plus la
même. Les villageois – hommes, femmes, enfants – sont
massacrés de toutes les façons possibles. Les survivants fuient
dans la jungle, menés par Tso Da-dy et aidés par les mystérieux
Dayaks, jusqu’à l’arrivée des troupes alliées. Des séquences
qui ramènent à l’époque de la lutte contre les sangliers
viennent parfois entrecouper l’histoire. À la fin, le vieux
chasseur s’interrogera sur une possible trahison, les occupants
étant quand même fort bien renseignés… Alors qui ?
Cette tragédie se déroule sous le regard indifférent
des animaux, qui vaquent à leurs affaires journalières :
chasse, parade sexuelle, éducation de la progéniture… miroir
inversé des activités humaines. Et la jungle, gagnée sans
trêve par les cultures, les chaumes brûlés qui zèbrent l’espace,
déploie tout un univers coloré dont les descriptions sont
aussi précises que des gravures.
L I T T É R AT U R E
René Fallet en roue libre
P
anarchiste rigolard ». Cette définition
«
ETIT
paresseuse, fausse trouvaille d’un critique
de L’Humanité, reste associée à l’image de
René Fallet, entretenue il est vrai par les adaptations
cinématographiques de ses œuvres comiques (Le
Triporteur, Les Vieux de la vieille, Un idiot à Paris,
Le drapeau noir flotte sur la marmite, La Soupe aux
choux…). Les pages de son journal inédit (1), comme
jadis les Carnets de jeunesse (2), nous offrent un
éclairage plus subtil sur la personnalité et la vie du
poète et romancier.
Fils d’un cheminot communiste, l’auteur du
Braconnier de Dieu (Bleu autour, 2020), né en 1927
en banlieue parisienne, abandonne rapidement les
études, occupe différents emplois et découvre passion-
nément Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire,
BEAU LIVRE
L’ascension
initiatique
D
ANS une filiation tout ardennaise, où Arthur
Rimbaud a déjà haussé la mire en déréglant
ses sens, René Daumal (1908-1944), autre
natif de la région, a très tôt « la certitude de l’existence
d’autre chose, d’un au-delà ». « Ce besoin des hauteurs
qui vous prend comme un poison », Daumal y répond
avec ses condisciples, ses « phrères simplistes », dont
Roger Vailland et Roger Gilbert-Lecomte, à coups
d’inhalations de tétrachlorure de carbone. Avant de
poursuivre cette même recherche d’absolu avec eux
dans le Grand Jeu, mouvement et revue d’avant-garde
(1928-1930). En 1939, il commence la rédaction du
Mont Analogue, « roman d’aventures alpines, non
euclidiennes et symboliquement authentiques» décrivant
un groupe d’alpinistes – ses « phrères » ? – en quête
d’un sommet qui toujours se dérobe. Il se sait condamné
par la tuberculose, abîme intime dans l’abîme de la
France occupée. Inachevé, le récit sera publié à titre
posthume – mais avec un point final en lieu et place
de la virgule qui interrompait son récit, et que son
Dans ce fantastique espace romanesque, on passe de
personnage en personnage, enfants et adultes toujours en
action, comme Ti Crocodile Kim, chasseur émérite de
sauriens, ou Plat-pif Tsiou, fameux plongeur en apnée ; on
se déplace souvent, à bicyclette ; pour se battre, la panoplie
des armes va du plus moderne aux sabres japonais ou aux
antiques parang malais, qui tranchent les cous avec méthode
et une inlassable cruauté ; et, en contrepoint de la mort, il y
a l’amour, comme celui que Ha-hung porte à Emily : « Des
dizaines de bracelets noirs en rotin entouraient ses bras et
ses poignets, quand elle marchait dans les herbes en
balançant les bras, [on aurait dit] que c’étaient les rayures
noires autour de la queue d’un tigre camouflé dans les
fourrés d’herbe sèche et jaune. » Le monde est halluciné
– serait-ce l’opium, dont il se fait une forte consommation ?
On rencontre quelquefois, le soir, des têtes tranchées qui
flottent de par le village, un coq sans tête est dûment nourri
par son maître, et les fantômes des soldats morts viennent
hanter les rues. Il y a des visions, et il y a le concret de ce
village en pleine jungle où déferle l’histoire. Il y a les
masques de yokai, ces créatures surnaturelles japonaises,
dont les gamins en short et débardeur aiment à s’affubler,
l’odeur des fruits, le grondement des camions de la Shell
Oil Company, les strates de l’occupation des migrants,
paysans ou ouvriers… Solidement arrimé à l’histoire de la
diaspora chinoise, dont relève l’auteur, Chinois né dans la
région même où il situe l’action de son livre, et établi à
Taïwan, ce roman virtuose offre un monde.
B ERNARD DAGUERRE .
Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars. En 1944, il
s’engage. Il n’a pas 20 ans qu’il fait paraître ses
premiers poèmes et donne Banlieue sud-est, roman
qui sera suivi de La Fleur et la Souris, puis de
Pigalle. Cette trilogie (3) aux héros familiers sera
distinguée par le prix Eugène-Dabit du roman populiste
(le terme n’était pas encore imprégné de l’acception
négative que nous lui connaissons aujourd’hui). S’il
vit de sa plume – et du cinéma – en 1962, lorsque
débute ce Journal de 5 à 7, Fallet connaît véritablement
la consécration et le confort financier deux ans plus
tard en remportant le prix Interallié, grâce au
formidable Paris au mois d’août.
Fallet se tenait à l’écart du milieu littéraire. Celui-
ci ne l’adouberait peut-être pas aujourd’hui. Car ce
libertaire anticlérical, comme son grand ami Georges
éditeur avait jugée déconcertante. Une virgule suspendue
comme un piolet dans la glace… Vibrant hommage
(en grand format, dans tous les sens du terme) que la
réédition de ce texte fort, menée avec passion par
l’écrivain Boris Bergmann (1). Archives, photographies
inédites, essais, complètent ce bel ouvrage.
P HILIPPE PATAUD C ÉLÉRIER .
(1) Les Monts Analogues de René Daumal, édition publiée sous
la direction de Boris Bergmann, préface de Patti Smith, Gallimard,
Paris, 2021, 232 pages, 35 euros.
25
ÉCONOMIE
L’ÉCONOMIE MONDIALE 2022. – Cepii
La Découverte, Paris,
2021, 127 pages, 10 euros.
En 2020, l’économie mondiale est surdétermi-
née par la pandémie : la baisse d’activité, limitée
selon le Fonds monétaire international (FMI) à
un peu plus de 3 % par des soutiens budgétaires
et monétaires massifs, est suivie de reprises lors
des déconfinements. Des inégales capacités des
pays en développement dans la compensation
de l’inactivité, il résulte des reprises très contras-
tées, entre l’Asie dont le produit intérieur brut
(PIB) dépasserait, en 2021, de 6 % celui de
2019, et l’Afrique subsaharienne où il serait
inférieur de 4 à 5 %. Dans un « monde d’après »
où l’arbitrage s’effectue entre chômage struc-
turel ou perte de compétitivité, stagnation ou
dégradation environnementale, la fiscalité inter-
nationale des entreprises pourrait creuser les
écarts entre États-Unis et Europe. Si la dette
publique n’est pas problématique pour des États
monétairement souverains, les autres doivent
en gérer l’augmentation. En outre, les autorités
monétaires doivent verdir leur politique pour
aligner les refinancements octroyés aux banques
sur les stratégies bas carbone. Désormais, la
création de monnaies cryptographiées par des
opérateurs numériques vient menacer la souve-
raineté monétaire des États.
ANDRÉ PRIOU
BANQUE MONDIALE. Une histoire cri-
tique. – Éric Toussaint
Syllepse, Paris, 2022, 536 pages, 25 euros.
À contre-courant du discours selon lequel la
Banque mondiale serait destinée à combattre la
pauvreté, Éric Toussaint dépeint une institution
financière internationale (IFI) qui a toujours
défendu « les intérêts du capital et des pays les
plus riches et les plus puissants». Les prêts accor-
dés représentent des instruments d’asservisse-
ment politique et économique des pays par une
banque elle-même « soumise de manière systé-
matique à l’influence des États-Unis » et conçue
pour en cimenter la domination. Depuis sa créa-
tion en 1944, la Banque mondiale, toujours
accompagnée du Fonds monétaire international
(FMI), finance directement ou indirectement des
régimes dictatoriaux et des projets désastreux
aux niveaux environnemental et humain. Cet
ouvrage relève l’échec du modèle de développe-
ment promu par ces IFI : les gouvernements
« complices » et les grandes institutions multila-
térales « ont instrumentalisé le remboursement
de la dette publique » pour généraliser des poli-
tiques néolibérales au détriment des conditions
de vie des populations exploitées.
ELIOTT AUBERT
Brassens, était un pourfendeur des gaullistes et des
gauchistes, tout comme du suffrage universel. Il s’af-
firmait amateur de plaisirs simples et ordinaires, tels
que la pêche, le vélo et les bonnes bouteilles, et
invétéré amoureux de l’amour que, selon lui, il est
toujours odieux de refuser (cf. L’Amour baroque,
terrible et grand livre, publié en 1971). Il était aussi
révolté par la destruction de « son » Paris et de ses
Halles, par la « République immobilière de l’Union
démocratique pour la République (UDR) »… S’il ne
manquait pas de revendiquer ses modestes origines
sociales, l’enfant de Villeneuve-Saint-Georges notait
que l’affaire n’était pas toujours simple : « Jadis, je
parlais, et pour cause, la langue exacte du peuple. Je
puis encore me faire comprendre, mais j’ai perdu
l’accent, et je passe pour un étranger. Cela me cause
une petite peine, car, dans le 16e, on me prend quand
même et toujours pour le plombier. » Ou encore :
«“Populiste”, il me faudra toute ma vie prendre le
métro pour ne pas être coupé de mes sources d’inspi-
ration. Serai-je toute ma vie le chantre inégalé des
pieds sales et des gueules de con ?»
Le même éditeur publie un court texte d’Agathe
Fallet consacré à Brassens (4) et illustré par les
photographies signées par un autre ami du couple,
Robert Doisneau. Soucieuse d’échapper à l’« atten-
drissement imbécile », qui déplaisait tant à Brassens,
l’épouse de Fallet revisite les moments passés en
compagnie de cet homme chaleureux, intimidant et
mystérieux, à qui elle n’a jamais osé dire toute son
admiration. Ces confessions en deviennent poignantes,
lorsqu’elle conclut : « Mes souvenirs m’apportent
plus de désespoir que de bonheur. Il y a tant de
regrets à ne pas avoir su vivre sa propre vie, ou ce
qui aurait pu l’être. » Mariée très jeune, timide,
souvent délaissée par un époux inconstant et irré-
ductible, Agathe Fallet eut une place privilégiée
auprès de ces deux grands auteurs – place qui avait
un prix, celui d’une existence menée dans l’ombre.
C ARLOS PARDO.
(1) René Fallet, Journal de 5 à 7, Éditions des Équateurs, Paris,
2021, 459 pages, 21 euros.
(2) En trois volumes publiés chez Denoël en 1990, 1992 et 1994
(épuisés).
(3) Publiée chez Domat en 1947, 1948 et 1949, puis rééditée en
un seul volume : Romans acides, Cherche Midi, Paris, 2008.
(4) Agathe Fallet, Brassens. Des souvenirs trop beaux pour moi,
Éditions des Équateurs, 2021, 112 pages, 18 euros.
LE MONDE diplomatique – MARS 2022
SOCIÉTÉ
CONTRE LE DÉVELOPPEMENT PER-
SONNEL. Authentique et toc. – Thierry
Jobard
Rue de l’Échiquier, Paris,
2021, 96 pages, 10 euros.
Forts d’un succès considérable, les livres dits
de « développement personnel », qui substituent
l’introspection à l’analyse des rapports sociaux
et des inégalités, s’appuient selon Thierry
Jobard sur trois présupposés : on peut mesurer
le bien-être, on dispose de capacités intérieures
qu’on ne connaît pas soi-même, on peut s’adap-
ter aux changements. Pour accréditer ces affir-
mations, enrobées dans des banalités, les
auteurs n’hésitent pas à multiplier les réfé-
rences farfelues, voire charlatanesques, à des
peuples disparus, autochtones ou premiers. Ces
préceptes ont été massivement utilisés par la
littérature managériale, soucieuse d’exploiter
la main-d’œuvre… si possible en déléguant
aux salariés la tâche de s’organiser et de s’éva-
luer. Grâce à ces théories, les problèmes col-
lectifs au travail apparaissent comme une
somme d’échecs individuels à gérer les diffi-
cultés. Une petite séance de méditation vaut
alors mieux qu’une grève. Souvent drôle, ce
petit livre montre de façon convaincante que
ce que met en place le développement person-
nel constitue un dispositif néolibéral de domes-
tication de la personne.
HADRIEN CLOUET
DIRIGEANTS DE MÉDIAS. Sociologie d’un
groupe patronal. – Julie Sedel
Presses universitaires de Rennes,
2021, 274 pages, 29 euros.
Cet ouvrage tente de décrypter les ressorts du
pouvoir à la tête des médias. L’enjeu de cette
enquête est résumé par le sociologue Daniel
Gaxie : « Est-ce bien celui qui paye l’orchestre
qui décide de la musique ? » Julie Sedel a inter-
rogé plus d’une quarantaine de dirigeants de
médias, du Figaro à TF1, de France Télévisions
à L’Obs. Une « nébuleuse » difficile à circons-
crire : quand certains « font tourner la bou-
tique », d’autres deviennent les « VRP» de leur
journal dans les dîners en ville. La sociologue
constate la quasi-disparition des traditionnels
patrons de presse au profit des actionnaires et
des managers. Si Sedel estime que les interven-
tions directes restent rares, elle pointe les leviers
– budget et recrutement – permettant de façon-
ner les lignes éditoriales. Un ancien patron du
Figaro avoue cependant que Serge Dassault
« avait un certain nombre d’idées très arrêtées
sur des sujets ». Et Claude Perdriel, ancien pro-
priétaire de L’Obs, déplore : « C’est vrai qu’au-
jourd’hui le pouvoir de la rédaction, qui était
majoritaire, a disparu, le pouvoir est entre les
mains des capitalistes. »
MARC ENDEWELD
MANIFESTE POUR LA SANTÉ 2022. –
André Grimaldi
Odile Jacob, Paris,
2021, 212 pages, 15,90 euros.
Le professeur de diabétologie du centre hospi-
talier universitaire Pitié-Salpêtrière a un rêve :
que la politique de santé s’invite dans la cam-
pagne présidentielle. Ce n’est pas gagné. L’ou-
vrage d’André Grimaldi, cofondateur du Col-
lectif inter-hôpitaux, s’ouvre sur un constat :
pendant la première phase de la crise du
Covid-19, « l’ensemble des soignants, y compris
ceux des établissements privés et les libéraux
de première ligne (médecins, infirmières et
pharmaciens)… tous se mirent à fonctionner
comme un service public unifié, au service du
public ». Cela laisse deviner ce qui pourrait
réussir. Or on assiste à la poursuite, avec des
mots nouveaux, des pratiques antérieures (fer-
metures de lits, absence de démocratie, vaccins
vendus à prix d’or…). L’auteur revient sur l’en-
chaînement des réformes, depuis les
années 1970, qui ont conduit au désastre actuel.
Enfin, il préconise un changement radical de
cap pour « construire un système de soin inté-
gré » gratuit, fondé sur la prévention, avec un
maillage du territoire, des équipes pluri-profes-
sionnelles, une réforme de la Sécurité sociale…
Des propositions claires et étayées.
TITOUAN LEVALLÉE
LETTRES À UNE NOIRE. Récit antillais. –
Françoise Ega
Lux, Montréal,
2021, 296 pages, 18 euros.
Françoise Ega – appelée Mam’Ega – arrive à
Marseille, au milieu des années 1950, de ses
Antilles natales. Elle a une trentaine d’années,
un diplôme de dactylo. Elle entend les récits
de ses « sœurs » antillaises qui se font employer
comme domestiques dans les maisons bour-
geoises marseillaises. Elle décide de se faire
embaucher et remplit entre 1962 et 1964 ses
cahiers d’écolière d’une véritable chronique
de l’intérieur de l’exploitation raciste, sexiste,
capitaliste et colonialiste dans la cité phocéenne
des années 1960.
Femme de lettres, féministe « intersection-
nelle » avant l’heure, elle raconte le froid sur
les doigts en hiver, les brimades, mais aussi la
réappropriation de sa puissance. Son regard
aiguisé ne ménage personne, et son humour
décapant dénonce de manière mordante la
« misère sociale due à l’exploitation des pau-
vres par les riches quelle que soit leur couleur
de peau ». Introuvable depuis quelques années,
la réédition de ce texte, publié par L’Harmattan
en 1978 et ici préfacé par Elsa Dorlin, permet
de (re)découvrir le regard précieux de
Mam’Ega, aussi auteure des livres Le Temps
des madras (1966) et L’alizé ne soufflait plus
(2000), également chez L’Harmattan.
HÉLÈNE SERVEL
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
BIOGRAPHIE
TOUJOURS MILITANTE. – Arlette Laguiller
Les Bons Caractères, Pantin,
2021, 190 pages, 13,50 euros.
En 1974, Mme Arlette Laguiller fut la première
femme candidate à la présidence de la République.
Son credo d’alors ne variera jamais : « Ceux qui
sont indispensables pour faire tourner l’économie
devraient diriger la société.» Depuis, l’«irruption
des masses » s’est produite plusieurs fois, scrutée
avec ferveur par l’ancienne employée de banque
qui à 16 ans devait gagner sa vie. Le militantisme
assura son instruction, la lecture aussi : « On ne
peut être ni socialiste ni militant si l’on n’a pas
le désir de se lier, y compris par la lecture, à l’hu-
manité et à son histoire. » Proche du Parti com-
muniste français, elle le juge trop timide sur la
question algérienne et adhère au Parti socialiste
unifié (PSU), avant de devenir trotskiste. Elle par-
ticipe à la manifestation de Charonne en 1962,
qui se conclut par la mort de neuf personnes dont
huit militants communistes. Écrit pour l’essentiel
en 1974, son récit des «trente glorieuses» évoque
sans détour le refus du mariage et de la famille,
le rôle positif de la télévision, alors publique, en
particulier dans les milieux populaires, la fonction
du tiercé, le racisme, qui n’était pas absent chez
les travailleurs immigrés, et bien sûr Mai 68.
SERGE HALIMI
IDÉES
MON ISLAM, MA LIBERTÉ. – Kahina Bah-
loul
Albin Michel, Paris,
2021, 200 pages, 18,90 euros.
Première femme imame en France, Kahina Bah-
loul a fondé une mosquée d’inspiration soufie,
n’imposant pas le voile et ouverte aux non-musul-
mans. Partagée entre une mère française, dont les
ascendants étaient juifs et catholiques, et un père
algérien descendant d’une famille de marabouts,
elle a grandi en Kabylie au contact d’une religion
mystique et populaire. Dans son ouvrage, elle
présente une rétrospective historique d’un islam
porté par des courants de pensée réformistes déve-
loppés aux XIXe et XXe siècles en Inde, Égypte,
Tunisie ou Algérie, qui associent l’interprétation
des textes fondateurs aux acquis des sciences
humaines et sociales. Aujourd’hui, la lecture uni-
versaliste du Coran de l’Andalou Ibn Arabi (1165-
1240), dont Kahina Bahloul est une spécialiste,
s’oppose aux écoles wahhabite et hanbalite, qui
ont contribué à la stagnation de la dynamique
intellectuelle de l’islam. « Comment sortir du
dogme du Coran incréé et éternel qui empêche
toute possibilité d’analyse historico-critique ? »
L’islam doit se libérer de la manipulation politique
et redevenir une religion ouverte et spirituelle.
Cet islam libéral demeure très marginal.
PHILIPPE BAQUÉ
AUTOPORTRAIT EN NOIR ET BLANC.
Désapprendre l’idée de race. – Thomas Chat-
terton Williams
Grasset, Paris, 2021, 224 pages, 19,50 euros.
Cet essai, qui mêle témoignage personnel et
réflexion théorique, constitue davantage qu’un
antidote au manichéisme. Certes, Thomas Chat-
terton Williams, né d’un père afro-américain et
d’une mère blanche, souligne que «l’aspect le
plus choquant du discours antiraciste d’au-
jourd’hui est la façon dont il reflète des concep-
tions de la race – à commencer par la particularité
de l’identité blanche – que chérissent justement
les penseurs de la suprématie blanche». Mais le
propos, loin de toute volonté polémique, interroge
les paradoxes de la question raciale, en rappelant
que «le premier statut antimétissage des États-
Unis, qui affectait le mariage, fut appliqué dès
1661, dans le Maryland». Si le journaliste et écri-
vain se demande pourquoi il arrive si souvent que
des hommes «qui tendent à être payés pour réflé-
chir et débattre du sujet de la race (…) aient tous
fait leur vie avec des partenaires blanches», il
n’en affirme pas moins que «les métis, les Noirs
à la peau claire, et d’autres qui n’ont pas à assu-
mer tout le fardeau du biais racial, peuvent former
l’avant-garde de ceux qui rejettent la race».
NEDJIB SIDI MOUSSA
POÉSIE
C’EST L’HEURE OÙ LE MONDE
S’AGRANDIT. – Collectif
Éditions Bruno Doucey, Paris,
2021, 224 pages, 20 euros.
Anthologie traduite et présentée par Kim Hyun-
ja, C’est l’heure où le monde s’agrandit est l’in-
vitation la plus belle qui soit à (re)découvrir onze
poètes coréens, nés entre 1964 et 1983. Leurs
langues, si diverses, semblent ponctuées par le
rythme du souffle, de la ligne mélodique, tel que
l’exprime Jin Eun-young : «Toujours la trace du
burin sur les gracieuses statuettes en bois des
princes / Toujours sang, sueur, mort / Derrière
cela, toujours des chants / Au point d’assombrir
le soleil / Toujours / Ta lumière.» Sous le quotidien
le plus prosaïque affleurent, au gré des textes, ces
formes latentes que seule la poésie sait y débus-
quer. Qu’on en juge avec Lee Byung-ryul : «Un
jour, tous les codes secrets disparaissent / Toutes
les choses se ferment / Il se fait effleurer par des
herbes, et il tombe / Il se fait pousser par des
visages, et il s’effondre / La sensation du toucher
s’émoussait / Quelquefois, des poignées de porte
tombaient.» Çà, là, de pures, de très riches épi-
phanies mettent à cru l’écriture, en une respiration
où tout se mêle, s’emmêle – présent, passé; haut,
bas; ici, là-bas; truculence, mélancolie heureuse.
PALOMA HERMINE HIDALGO
26
IDÉES
L’école et l’utopie
C
INQ ANNÉES de rouleau compresseur
libéral laissent l’école publique en bien
mauvaise posture face à ses concurrentes :
écoles privées promues sans complexes par la
bourgeoisie, même intellectuelle et artistique,
même de gauche, surtout de gauche. Lucas
Bretonnier en peint un portrait saisissant dans
L’École du gotha (1), un ouvrage sur la mysté-
rieuse École alsacienne, au cœur du VIe arron-
dissement de la capitale, qui cultive un entre-
soi assumé : « 1 800 élèves de milieux très
favorisés, recrutés par réseau, qui reçoivent
une éducation de luxe, en partie financée par
le contribuable, au cœur de Paris ». L’auteur
nous livre le « Bottin bon teint » de cet établis-
sement qui accueille la progéniture de ministres,
d’artistes ou d’intellectuels du quartier. Tous
ou presque se connaissent. Leurs enfants, dont
une pédagogie bienveillante conforte l’assurance,
s’invitent pour des fêtes d’anniversaire dans
de grandes maisons, où, parfois, un personnel
engagé pour l’occasion les sert. Le livre, souvent
drôle, ne passe pas non plus sous silence la
violence symbolique qu’exerce ce « gotha » sur
les très rares élèves issus de milieux populaires,
acceptés en signe d’ouverture sociale.
Car ces écoles ont été conçues pour exclure
les pauvres et laisser la bourgeoisie profiter
de ses privilèges scolaires, comme elle continuait
de le faire sous la IIIe République, en mettant
ses enfants dans des établissements publics,
mais payants. Cette existence de voies parallèles
est l’un des freins de la démocratisation scolaire,
un thème cher à Christian Laval et Francis
Vergne, qui viennent de publier une somme
sur le sujet (2). Les deux auteurs, connus pour
leurs travaux pionniers sur la dénonciation de
la marchandisation de l’école, proposent un
programme de refonte totale du système public,
une « révolution scolaire » pour en faire une
école vraiment commune. Il faut, selon eux,
« repolitiser » la question scolaire, car c’est
une condition de la démocratie. Il est vrai que
la Révolution française est le moment fondateur
d’une éducation nationale pensée comme
universelle et égalitaire. Pour Laval et Vergne,
CINÉMA
Le contrat social selon les cow-boys
R
OBERT B. PIPPIN est un philosophe
américain spécialiste de Georg
W. F. Hegel, qui continue son question-
nement philosophique en écrivant également sur
le cinéma (Douglas Sirk, Alfred Hitchcock, etc.).
Philosophie politique du western (1) s’appuie
sur un double postulat séduisant. Premièrement,
toute philosophie politique digne de ce nom doit
se fonder sur la psychologie politique, qui cherche
à comprendre les conditions et motivations
poussant des individus à adhérer à un contrat
social dans et par lequel ils s’engagent. Deuxiè-
mement, les œuvres de fiction peuvent avoir un
rôle fondateur dans l’établissement d’une
psychologie politique; à ce titre, leur interprétation
n’est pas « illustrati[ve] ou simplement préli-
minaire, mais constitue [elle]-même un travail
philosophique ». Le livre réunit trois brillants
essais, chacun consacré à un western classique :
La Rivière rouge (Howard Hawks, 1948),
L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford,
1962) et La Prisonnière du désert (Ford, 1956).
Un « travail interprétatif » dont la méticulosité
n’empêche jamais la puissance.
Le fil conducteur de ces trois essais tient
dans l’idée que le contrat politique « fraternel,
humaniste et égalitaire » n’est jamais que la
forme policée du gouvernement « patriarcal et
charismatique » (La Rivière rouge), établie sur
la base d’un acte fondateur « illégal, violent,
injuste » et refoulé (L’Homme qui tua Liberty
Valance et La Prisonnière du désert). Selon
Pippin, les trois films ne mythifient pas la
fondation d’un ordre libéral et humaniste, mais
déconstruisent les récits qui participent de cette
mythification.
Mais pourquoi, parmi toutes les œuvres de
fiction susceptibles de contribuer à la psychologie
politique, choisir ce genre ? La réponse à cette
question permettrait peut-être d’expliquer l’actuel
regain d’intérêt pour une philosophie politique
du western qui se traduit par des publications et
des films. Ainsi, un ouvrage issu d’un colloque
consacré à Ford (2) propose tant des analyses
précises de séquences que des lectures trans-
les défis brûlants du moment, à commencer
par le défi écologique, appellent à un complet
basculement.
Tout est à refonder à partir de nouveaux
imaginaires qui en finissent avec l’esprit du
capitalisme. L’ouvrage est réjouissant, car il se
présente comme un programme en cinq piliers :
la liberté de penser (c’est-à-dire la nécessité de
protéger les libertés académiques), la quête de
l’égalité de l’accès à la culture et la connaissance,
la mise en œuvre d’une culture commune (qui
devrait être « plurielle et cosmopolite »), l’auto-
gouvernement des institutions de savoirs et la
« pédagogie instituante » (c’est-à-dire alternative,
certes, mais d’abord radicale). En ce sens, le
livre propose de retrouver les saveurs de l’utopie
éducative, en s’appuyant aussi sur d’autres
penseurs radicaux de l’éducation comme Paulo
Freire ou Célestin Freinet.
Redonner de la visibilité à ces propositions
est aussi l’objet du livre coordonné par Jean-
Luc Guichet et Alain Maillard, issu d’un colloque
de 2017 (3). Si certaines sont plutôt bien connues,
comme celles de Jean-Jacques Rousseau, des
fouriéristes ou des cabétistes, d’autres expériences
sont ici sorties de l’ombre, telle la Fondation
universitaire de Belleville en 1899, une expérience
d’éducation populaire basée sur les apports réci-
proques de savoirs entre intellectuels (savoirs
savants) et ouvriers (savoirs sociaux) pour
construire la « paix sociale » en dépassant les
antagonismes de classe. Penser politiquement
l’école et l’éducation avait une fonction apaisante
pour les révolutionnaires : celle de projeter de
l’espoir alors que le présent résiste…
L AURENCE D E C OCK .
(1) Lucas Bretonnier, L’École du gotha. Enquête sur
l’Alsacienne, Seuil, Paris, 2021, 256 pages, 20 euros.
(2) Christian Laval et Francis Vergne, Éducation démocra-
tique. La révolution scolaire à venir, La Découverte, Paris,
2021, 232 pages, 20 euros.
(3) Jean-Luc Guichet et Alain Maillard (sous la dir. de.),
Utopies éducatives. Éducation, formation et lien social,
Artois Presses Université, Arras, 2021, 228 pages, 15 euros.
versales par des philosophes, politistes, spécialistes
d’études cinématographiques. Le cinéaste
britannique Axel Cox (Sid and Nancy) offre,
quant à lui, un panorama détaillé et précieux
des réalisations et des enjeux du western spaghetti,
souvent très politique (3) – on salue Damiano
Damiani, les trois Sergio, Corbucci, Sollima…
et Leone. Et enfin, il y a les films d’un nouveau
type : First Cow, de Kelly Reichardt (2019), et
The Power of the Dog, de Jane Campion (2021).
Le second, thriller psychologique en même
temps que western politique, montre que le
registre classique, « patriarcal et charismatique »
– ou la masculinité toxique, pour un lexique
plus contemporain –, n’est plus opérant ; mieux,
il peut être un masque : le héros joué par Benedict
Cumberbatch (version 2.0 de John Wayne),
patron d’un ranch dans le Montana des
années 1920, n’est pas l’hétérosexuel qu’il donne
à voir, et le lasso qu’il a tressé n’est plus que
l’arme indirecte d’un crime avant d’être relégué
sous un lit. First Cow (4) se déroule dans
l’Oregon, un siècle plus tôt, chez des trappeurs.
Autour de deux copains qui dérobent un peu de
son lait à la seule vache de l’État, propriété d’un
Anglais, pour lancer leur petit commerce, il
remonte, animé d’un élan rousseauiste, aux
origines du capitalisme pour en suggérer un
développement alternatif qui aurait pu déboucher
sur une autre forme de contrat social, capable,
peut-être, de susciter aujourd’hui l’approbation.
Les westerns de Reichardt et de Campion ne
démythifient pas : ils engagent à reconstruire
une adhésion aux valeurs humanistes.
LOUISE D UMAS .
(1) Robert B. Pippin, Philosophie politique du western.
Ambiguïtés du mythe américain, Cerf, Paris, 2022, 256 pages,
24 euros.
(2) Natacha Pfeiffer et Laurent Van Eynde (sous la dir.
de), John Ford. Histoire, image et politique, Infolio, Gollion,
2021, 193 pages, 22 euros.
(3) Alex Cox, 10 000 Façons de mourir. Point de vue d’un
cinéaste sur le western italien, Carlotta Films, Paris, 2021,
624 pages, 50 euros.
(4) Le film sera disponible en DVD fin mars (20 euros).
DANS LES REVUES
o FOREIGN AFFAIRS. Guerre et paix à l’ère
du cyber. L’ordre mondial que souhaiterait Xi
Jinping. La nouvelle géopolitique de l’énergie.
Comment l’État indien a étouffé la croissance.
(Vol. 101,n° 1,janvier-février,bimestriel,abonnement
un an : 74,95 dollars. – NewYork, États-Unis.)
o LONDON REVIEW OF BOOKS. S’appuyant
sur les livres dont ils rendent compte,Wolfgang
Streeck examine le technopulisme, Colm Tóibín
évoque l’écrivain irlandais John McGahern,Terry
Eagleton retrace le chemin intellectuel de l’his-
torien de l’art et des idées Malcolm Bull. (Vol. 44,
n° 2, 27 janvier, bimensuel, 4,25 livres sterling. –
Londres, Royaume-Uni.)
o THE DIPLOMAT. L’intégration de la Chine
au monde entre les Jeux olympiques de 2008 et
ceux de 2022 : une intéressante comparaison.
Également : la résistance au coup d’État militaire
en Birmanie ; la situation en Afghanistan après le
retour des talibans. (N° 87, février, mensuel,
abonnement un an : 30 dollars. – Washington,
DC, États-Unis.)
o EBISU. Dix ans après la catastrophe de
Fukushima, la revue de la Maison franco-japonaise
fait le point sur la situation et analyse le
traitement médiatique depuis le lancement du
premier réacteur nucléaire en 1957 jusqu’à l’ac-
cident de 2011. (N° 58, février, annuel, gratuit. –
https://journals.openedition.org)
o ASIA FOCUS. « Relations Chine-Occident :
l’avènement des guerres économiques ? » : un
entretien avec le chercheur Ali Laïdi. (N° 174,
février, gratuit sur le site de l’Institut de relations
internationales et stratégiques [IRIS]. – Paris.)
o NUEVA SOCIEDAD. Au Brésil, l’espoir de
la gauche pour la présidentielle de 2022, « Lula »,
semble avoir identifié son futur vice-président :
M. Geraldo Alckmin, un conservateur lié à
l’Opus Dei et adversaire historique du Parti
des travailleurs (PT). (N° 297, janvier-février,
bimestriel, abonnement un an : 107 dollars. –
Buenos Aires,Argentine.)
o M OYEN -O RIENT . Un dossier sur la
géopolitique du pétrole au Proche-Orient et en
Afrique du Nord, avec un article sur le partenariat
énergétique entre l’Algérie et la France. (N° 53,
janvier, trimestriel, 10,95 euros. – Paris.)
o RÉSONAMCES. Ce hors-série du magazine
Nouvelles d’Arménie explore les méandres du
politique dans la petite république de Trans-
caucasie. (N° 4, annuel, 25 euros. – Paris.)
o QUESTIONS INTERNATIONALES. L’Europe
après le Brexit : quelle politique commerciale ?
Quelle architecture de défense ? Quelles relations
bilatérales entre Londres, Berlin et Paris? (N° 110,
novembre-décembre, bimestriel, 9 euros. –
La Documentation française, Paris.)
o REVUE DE DÉFENSE NATIONALE. Analyse
de la notion de souveraineté par Alain Supiot ;
réflexion sur la différence entre indépendance
et souveraineté ; plaidoyer pour l’opération
« Barkhane » au Mali et éloge de l’avion de
guerre Rafale. (N° 847, février, mensuel, abon-
nement un an : 95 euros. – Paris.)
o POLITIX. Un article minore le rôle des
conseillers extérieurs dans la transition de l’URSS
vers l’économie de marché en 1991 et souligne
la montée en puissance d’économistes réforma-
teurs pendant la perestroïka. (Vol. 34, n° 133,
2022/1, trimestriel, abonnement un an : 65 euros.
– De Boeck Supérieur, Liège, Belgique.)
o REVUE INTERNATIONALE DU TRAVAIL.
Près de neuf ans après l’effondrement d’une
usine de confection au Bangladesh qui avait tué
1 138 personnes, « les rapports de forces n’ont
pas évolué au Bangladesh, et la réglementation y
est toujours lacunaire ». (Vol. 160, n° 4, décembre,
trimestriel, sur abonnement. – Genève, Suisse.)
o REVUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE.
Un récapitulatif involontaire des lieux communs
en vogue sur l’Europe (Bernard Guetta), l’identité
(Chantal Delsol), l’économie (Philippe Aghion),
le social (Raymond Soubie)… (N° 1101, octo-
bre-décembre, trimestriel, 25 euros. – Paris.)
o REVUE INTERNATIONALE DE L’ÉCO-
NOMIE SOCIALE. Les supermarchés solidaires
en Suède, un outil de lutte contre la pauvreté ?
De la démocratie de l’atelier à l’atelier démo-
cratique, histoire des coopératives de production
au Royaume-Uni. (N° 363, janvier, trimestriel,
30 euros. – Nanterre.)
o LES CAHIERS DE DROIT. Un dossier
compare les législations sur la conservation des
milieux humides au Québec, en France et en
Allemagne. Également : réflexion sur la crimina-
lisation de l’inceste et ses justifications. (Vol. 62,
n° 4, décembre, trimestriel, 30 dollars canadiens.
– Université Laval, Canada.)
o R EVUE FRANÇAISE DES AFFAIRES
SOCIALES . Pourquoi, malgré les crises et les
résistances des personnels – et parfois des
malades –, le gouvernement continue-t-il à
limiter les moyens de l’hôpital ? (N° 2021/4,
octobre-décembre, trimestriel, 23,50 euros. –
La Documentation française, Paris.)
o LA PENSÉE.Traduction d’un texte éclairant
deTouré Reed :«Pourquoi les libéraux progressistes
séparent la race de la classe». (N° 408, octobre-
décembre, trimestriel, 19 euros. – Pantin.)
o RAISONS POLITIQUES. Pour ses 20 ans, la
revue interroge ce qui justifie son existence : la
théorie politique.Quel est son statut,son identité?
Antonio Negri,Yves Sintomer,Gayatri Chakravorty
Spivak, etc., répondent, souvent en anglais. (N° 84,
novembre, trimestriel, 20 euros. – Paris.)

DANS LES REVUES
o HUMAINS. Conflit au Tigré, le poison de
l’ethnie ; réfugiés afghans, le calvaire de la réuni-
fication familiale ; présidence française de l’Union
européenne ; au Chiapas, les peuples autochtones
en danger. (N° 23, janvier-février, bimestriel,
5 euros. – Paris.)
o LA CHRONIQUE D’AMNESTY. Levées
de fonds grâce à des cryptomonnaies, canaux
de communication secrets avec des fonctionnaires
dissidents restés au pays, chasse aux espions :
comment les réfugiés politiques biélorusses
organisent la résistance depuis l’Ukraine, la
Pologne ou la Lituanie. (N° 423, février, mensuel,
3,50 euros. – Paris.)
o LES DÉBATS DE L’ITS. Cette dernière
livraison de l’Institut tribune socialiste, fondé par
Jacques Sauvageot, réfléchit aux thèmes de l’in-
vestissement citoyen permanent, de la démocratie
locale à l’épreuve des institutions, de la parité et
de la compatibilité du féminisme avec le capitalisme.
(N° 12-13, décembre, semestriel, 10 euros. –
Éditions du Croquant,Vulaines-sur-Seine.)
o CAHIERS FRANÇAIS. Un dossier consacré
à la désindustrialisation, présentée comme un
processus inexorable sans réel rapport avec
des choix politiques. Certains des experts solli-
cités, tel Elie Cohen, avaient prôné ces choix.
(N° 425, janvier-février, bimestriel, 8 euros. – La
Documentation française, Paris.)
o PROPAGANDE. Le premier numéro de ce
« journal marxiste, communiste, rationaliste, maté-
rialiste, féministe et universaliste » revient sur la
question de Marx et de l’universalisme, et il
republie le texte d’un entretien entre le romancier
anglais H. G. Wells et Joseph Staline en juil-
let 1934. (N° 1, bimestriel, 3 euros – Paris.)
o LE 9. « Travail de 9 heures du matin à
9 heures du soir, 6 jours par semaine » : le « sys-
tème 996 », en vigueur dans les entreprises
technologiques comme Alibaba, est désormais
illégal. Mais la loi est-elle appliquée ? Reportage
dans ce magazine financé par Pékin. (N° 47,
février, mensuel, 2 euros. – Vitry-sur-Seine.)
o LA REVUE NOUVELLE. En marge d’un
dossier sur le système scolaire belge, Adrian
Burtin revient sur la façon dont la crise sanitaire
a été gérée dans le milieu carcéral, entre restric-
tions mal compensées et manque de prise en
compte de la surpopulation. (N° 1/2022, 8 numé-
ros par an, 12 euros. – Bruxelles, Belgique.)
o PUBLIC EYE. Une enquête fouillée sur les
grands négociants agricoles suisses, qui ne se
contentent pas d’organiser le commerce mondial
de café ou de soja, mais qui possèdent également
des millions d’hectares de plantation à travers
le monde. (N° 33, janvier, bimestriel, abonnement
un an : 75 francs suisses. – Lausanne, Suisse.)
o MÉDIACRITIQUES. Un numéro entièrement
consacré à la banalisation de l’extrême droite
par les médias évoque le cas de M. Éric Zemmour,
les complicités des rédactions, le business de la
peur, Paris Match, Valeurs actuelles, et les cas de
l’essayiste Michel Onfray et de la journaliste
Sonia Mabrouk. (N° 41, janvier-avril, trimestriel,
4 euros. – Acrimed, Paris.)
o FAKIR. Un réquisitoire détaillé à l’encontre
du bilan de M. Emmanuel Macron : président
des riches, favori des patrons des grands médias,
libéralisme autoritaire et brutalité du maintien
de l’ordre, pantouflages, libre-échange, dédain
de l’environnement… (N° 102, février-avril,
trimestriel, 3 euros. – Amiens.)
o CQFD. Parole aux précaires de l’éducation ;
un entretien avec l’anthropologue Michel Agier,
spécialiste de la question migratoire et de
l’« encampement du monde ». (N° 206, février,
mensuel, 4 euros. – Marseille.)
o LA DÉCROISSANCE.Alain Accardo étrille
l’un des critères de jugement normatif les plus
courants du journalisme moderne : « Tant que
cela fonctionne » d’un point de vue technique,
on ne remet pas en cause le système. (N° 186,
février, mensuel, 3 euros. – Lyon.)
o LE RAVI. Un dossier sur le soutien apporté
par les pouvoirs locaux, notamment sous forme
d’achats d’espaces publicitaires, aux médias déjà
financés par les milliardaires. (N° 203, février,
mensuel, 4,40 euros. – Marseille.)
o LUTTE DE CLASSE. Retour sur les grèves
qui, depuis l’été 2021, secouent le Kazakhstan, un
«eldorado du froid», qui «repose sur 99 des 100 élé-
ments du tableau périodique de Mendeleïev».(N° 221,
février, huit numéros par an, 2,50 euros. – Pantin.)
o L’ÉMANCIPATION SYNDICALE ET PÉDA-
GOGIQUE. Une expérimentation menée à Mar-
seille transforme les directeurs d’école primaire
en « chefs de projet ». Plaidoyer en faveur de la
libération de M. Georges Ibrahim Abdallah, le
plus ancien prisonnier politique d’Europe. (N° 5,
janvier, 5 euros. – Paris.)
o ÉTUDES. Un plaidoyer pour dépasser le
blocage et l’«incommunication» entre la psychiatrie
et la psychanalyse, cette dernière pouvant appor-
ter à la première la « prise en compte des effets
du langage sur la psyché humaine ». (N° 4290,
février, mensuel, 13 euros. – Paris.)
o MIL NEUF CENT. Comment franchir la
barrière des langues quand on milite au XIXe siè-
cle dans l’Internationale ouvrière ? (N° 39, semes-
triel, 18 euros. – Antony.)
Retrouvez, sur notre site Internet,
une sélection plus étoffée de revues :
www.monde-diplomatique.fr/revues
L I T T É R AT U R E
Qu’est-ce qu’un roman progressiste?
Chercher à définir ce qui, dans
une œuvre littéraire, relève
d’une démarche progressiste
est devenu rare. Aujourd’hui,
ce label est souvent attribué en
fonction du sujet traité. Georg
Lukács avait ouvert jadis des pistes
autrement plus stimulantes.
PAR GUILLAUME FONDU *
À
LIRE ce qui reste actuellement de la critique
littéraire, il peut parfois sembler que le positionnement
politique d’un auteur se mesure à l’aune des thèmes
qu’il brasse : l’entre-soi de la bourgeoisie parisienne
signerait un positionnement de droite, l’évocation
des classes populaires contemporaines et de leurs
difficultés classerait à gauche – Philippe Sollers d’un
côté, Nicolas Mathieu de l’autre, pour résumer à
gros traits. Le travail de l’écrivain progressiste se
WWW.ISIDROFERRER.COM
bornerait ainsi à faire exister dans le paysage littéraire
des figures qui y sont intrinsèquement marginales,
puisque privées de l’accès à la parole légitime, qui
permet notamment de parler de soi. Une telle bipartition
thématique met ainsi de côté tous les débats sur les
formes, en particulier sur les modalités de la narration.
Or elles ont constitué l’un des terrains les plus riches
de la politisation de la pratique littéraire au XXe siècle,
notamment en posant des questions essentielles :
pourquoi, et donc comment, raconter des histoires ?
Ce qui travaillait à définir ce que pouvait (devait ?)
être une littérature progressiste, voire – puisque le
terme était alors central – marxiste.
Dans cette perspective, la figure de Georg Lukács
(1885-1971), dont le cinquantenaire de la mort a
été peu remarqué (1), constitue une référence majeure.
Issu d’une grande famille hongroise germanophone
et rallié au marxisme dans le sillage de la révolution
russe, le philosophe, qui fut aussi un homme politique,
membre de la République des conseils en 1919,
puis ministre de la culture en 1956, a été en effet
l’un des grands représentants de la défense d’un
projet esthétique marxiste. Dans le paysage intel-
lectuel contemporain, Lukács n’a pas vraiment
bonne presse. Compromis par ce qui fut considéré
– en dépit des exils qu’il dut subir – comme son
acceptation du stalinisme et par sa défense du camp
socialiste, il s’en est pris aussi à de grandes figures
philosophiques (Friedrich Schelling, Arthur Scho-
penhauer, Friedrich Nietzsche, etc.) qu’il a cherché
à réinscrire dans l’histoire longue de l’irrationalisme
nazi (2). En outre, en ce qui concerne l’esthétique,
il a rapidement exprimé un refus résolu des avant-
gardes autoproclamées : il critique aussi bien le
lyrisme expressionniste que les nouvelles formes
narratives mises en œuvre par Marcel Proust ou
James Joyce. Dans tous ces cas, on assiste en effet,
selon lui, à une fragmentation du monde, la pers-
pective étant centrée sur l’individu, la discontinuité
de ses impressions et de ses états d’âme. On perd
alors ce qui, à ses yeux, fait tout l’intérêt de l’en-
treprise romanesque : le récit des rapports entre des
personnages et le monde qui leur fait face. Lukács
a donc défendu le bien-fondé de l’intrigue et de la
narration réaliste, dans la continuité des grands
auteurs du roman bourgeois (Honoré de Balzac,
Léon Tolstoï ou Charles Dickens). Il passe ainsi
aisément pour un réactionnaire dogmatique demeuré
à l’écart des innovations artistiques et théoriques
du XXe siècle, ce qui verse de l’eau au moulin de
tous ceux qui souhaitent faire du marxisme une
idéologie datée, enfermée dans le XIXe siècle.
Mais les quelques anathèmes, certes discutables,
lancés par Lukács aux littératures d’avant-garde servent
trop souvent à réfuter à bon compte l’ensemble de ses
idées, développées au cours de trente ans de réflexion,
entre le début des années 1930 et 1961, date de la
publication de sa grande Esthétique (3). À l’origine de
ses recherches, on trouve un questionnement issu à la
fois de sa jeunesse marquée par un certain romantisme
et de ses premiers travaux marxistes. Avant la guerre,
il partage avec une partie de ses contemporains et de
ses maîtres (Ernst Bloch, Max Weber ou encore Georg
Simmel) un état d’esprit critique envers la modernité,
identifiée aux grandes villes anonymes, à la montée
en puissance de la rationalité mécanique et froide, etc.
Et c’est dans la littérature qu’il va chercher à la fois
une généalogie de cet esprit moderne et les prémices
de son potentiel dépassement : il publiera ainsi, en 1916,
La Théorie du roman (4), une œuvre de jeunesse,
reniée par la suite car faisant abstraction de toute pers-
pective historique un tant soit peu matérialiste.
À partir de son adhésion au marxisme, à la fin de
la première guerre mondiale, il décale sa lecture de la
modernité : désormais, c’est le capitalisme et la classe
* Docteur en philosophie et enseignant.
ISIDRO FERRER. – « Y es que cuando no me llueve encima, me llueve dentro »
(Et quand il ne pleut pas sur moi, il pleut en moi), 2010
qui le porte, la bourgeoisie, qui incarnent cet esprit
utilitaire et mécanique. La conscience bourgeoise se
définit comme une conscience solitaire, qui fait face
à un monde qui lui échappe et dont elle ne peut que
saisir des lois anonymes universelles, qui s’imposent
à elle. La révolution prolétarienne, qui constitue une
réalité historique à l’échelle de l’Europe en 1918,
doit permettre, selon Lukács, de dépasser cette manière
d’opérer de la conscience : dans l’organisation collective
que constitue le parti, la classe ouvrière, prise dans
un rapport actif au monde, cesse de subir l’univers et
ses lois, pour le transformer. Elle représente donc le
surgissement véritable de l’histoire en tant que trans-
formation par l’humanité de son environnement et
de soi-même. Et le récit de soi de cette classe ouvrière
devra donner lieu à un courant littéraire nouveau, le
réalisme socialiste. Si Lukács partage le projet qui
sera théorisé sous cette dénomination en Union
soviétique en 1934, il sera assez critique sur ce qui
illustrera le genre dès les années 1920-1930.
Car, notamment en URSS, au sein des polémiques
très fortes alors autour de la littérature et de son rôle
politique, aussi bien dans la critique du capitalisme
que dans l’édification du socialisme, une question
majeure se pose : la révolution doit-elle enfanter de
nouvelles formes littéraires ou permettre déjà au
plus grand nombre d’accéder à un héritage culturel
certes bourgeois mais potentiellement progressiste (5)?
C’est ce que défend Lukács, en voyant dans la
narration de la réalité non pas un reflet du réel, mais
la mise en scène d’une forme d’interaction entre
l’individu et le monde, à la fois contre le subjectivisme
unilatéral des avant-gardes et contre la tendance
réificatrice des héritiers du naturalisme.
Le propre de la narration authentique, pour
Lukács, est de donner à voir des individus aux prises
avec leur environnement, via des intrigues, c’est-à-
dire des séquences aux cours desquelles les héros
sont mis à l’épreuve, agissent et évoluent selon les
enseignements qu’ils tirent de leur action. Cette
centralité de l’action doit définir le point de vue du
narrateur, et c’est le cas, selon lui, chez les classiques :
d’Homère à Léon Tolstoï, le monde dépeint est un
monde marqué par la manière dont les humains l’ont
façonné par le passé et qui est, en premier lieu, perçu
comme un réservoir potentiel d’actions à venir (6).
I
NVERSEMENT, toujours selon Lukács, le natu-
ralisme – dont Émile Zola constitue évidemment le
grand ancêtre – fige le monde en une réalité statique
et décrit des lois toutes-puissantes dont les héros ne
constituent finalement que des exemples passifs.
Ainsi des « lois de l’hérédité » qu’a définies et
illustrées Zola, exemple-type pour lui du romancier
progressiste par ses thèmes et réactionnaire par son
style. Le subjectivisme de certaines avant-gardes, à
l’autre bout du spectre idéologique, donnerait à voir
des héros coupés du monde et réduits à des mono-
logues intérieurs plus ou moins lyriques. Ce qui se
joue alors dans la défense du récit des interactions
entre l’homme et son monde, c’est le refus de la
mise en scène de l’impuissance au profit de l’illus-
tration – potentiellement édifiante – de la possibilité
de l’action, de la transformation de soi et du monde
et de ses difficultés. Bien évidemment, c’est la trans-
formation sociale et la construction du socialisme
27 LE MONDE diplomatique – MARS 2022
qui représentent le débouché logique de ces consi-
dérations. Mais, en plaçant le débat à un haut niveau
d’abstraction, Lukács se donne les moyens de réfléchir
de manière très générale, à un niveau formel en
partie isolable du seul projet politique marxiste.
L
’ESTHÉTIQUE, que l’auteur fait paraître en
1961, achève cette montée en généralité. Ce n’est
plus seulement au niveau de la littérature que Lukács
situe l’importance de la narration, mais à celui de l’art
tout entier. Ce dernier, en effet, doit être considéré
comme l’une des grandes sphères d’activité intellectuelle,
avec la science, l’éthique ou encore la religion. Dans
son ouvrage, il se donne à la fois pour tâche de dresser
une genèse schématique des grandes catégories esthé-
tiques, mais également d’en définir les structures
authentiques. Et, là encore, c’est dans une double
opposition qu’il les pensera : à la fois contre la science,
dont le but légitime, mais partiel, est de construire un
univers purement objectif (c’est-à-dire dénué de toute
subjectivité humaine); et contre la religion, qui partage
avec l’art une vision du monde dans laquelle la subjec-
tivité est centrale, mais qui définit celle-ci comme
transcendante (la personne de Dieu, créatrice du monde).
Les grandes œuvres, pour Lukács, donnent effectivement
à voir un monde façonné et habité par des sujets, mais
par des sujets humains.
L’art peut donc jouer un rôle de «défétichisation»
du monde. On sait que Karl Marx, avec la notion de
fétichisme, décrivait la manière dont les réalités du
capitalisme (les marchandises, la monnaie et le
capital) semblent dotées d’une vie propre indépendante
de la pratique humaine, et donc immuables. Lukács
reprend cette idée, mais lui offre un débouché critique :
ce fétichisme doit être combattu politiquement, ce
qui passe aussi par le fait de lui opposer d’autres
discours et de manifester la réalité de cette pratique
humaine. L’humanité prend conscience d’elle-même
en s’exprimant dans des œuvres, qui représentent
une forme de mémoire attestant son parcours.
La littérature (et plus généralement l’art) a ainsi
une mission politique spécifique et irréductible à la
simple édification morale : donner à voir la possibilité
du changement social et ses modalités, ce que l’on
trouve par exemple chez Balzac mais aussi et surtout
chez des romanciers comme Maxime Gorki ou
Thomas Mann… Peut-être est-ce là une piste à
creuser pour échapper aux sempiternels débats sur
la vérité littéraire, l’écriture de l’intime et la réduction
in fine de la littérature à un ensemble de témoignages,
de première ou de seconde main.
(1) Excepté par le dossier « Lukács » paru dans la revue Actuel
Marx, n° 69, Paris, mars 2021. Lire aussi Thibault Henneton et
Frédéric Monferrand, «Qui veut la peau de Georg Lukács?», Contre-
bande, 1er novembre 2016, http://blog.mondediplo.net
(2) Cf. Georg Lukács, La Destruction de la raison, L’Arche,
Paris, 1959 ; La Destruction de la raison. Nietzsche, Delga, Paris,
2006 (en trois volumes) ; La Destruction de la raison. Schelling,
Schopenhauer, Kierkegaard, Delga, 2010 ; La Destruction de la
raison. De l’après-Nietzsche à Heidegger et Hitler, Delga, 2017.
(3) Georg Lukács, Esthétique, Éditions critiques, Paris, 2021
(1re éd. : 1961).
(4) Georg Lukács, La Théorie du roman, Denoël, Paris, 1963 (1re éd.: 1916).
(5) Lire Evelyne Pieiller, « Inventer la joie », Le Monde diplo-
matique, juin 2016.
(6) Georg Lukács, Raconter ou décrire, Éditions critiques, 2021.
MARS 2022 – LE MONDE diplomatique
28
FASCINATION POUR LE « MODÈLE ALLEMAND »
Totem teuton
PAR PIERRE RIMBERT
S
I l’éditocratie française éblouit la planète entière,
c’est avant tout par la folle originalité de ses analyses.
« Voilà une élection allemande tout à fait extraordi-
naire », a expliqué Bernard-Henri Lévy peu après le
scrutin fédéral de septembre dernier : il « donne au
monde et à la France une belle leçon de démocratie»
(Le Point, 30 septembre 2021). « Ce qui se passe à
Berlin, où une coalition dévoile sa feuille de route
après des mois de négociation, constitue effective-
ment une leçon de démocratie », confirme Thomas
Legrand, l’éditorialiste politique de France Inter dans
une chronique audacieusement titrée « La leçon de
démocratie allemande » (26 novembre 2021). « Les
Allemands sont en train de nous donner une formi-
dable leçon de démocratie », renchérit le quotidien
économique Les Échos (27 septembre 2021).
Éditorialiste à Marianne et au Figaro, Jacques
Julliard ose l’une de ces percées conceptuelles qui
alimentent sa réputation de franc-tireur : « L’Alle-
magne nous donne actuellement une leçon de
démocratie » (Le Figaro, 1 er novembre 2021).
Quant au chef du service international du Monde,
il a identifié un paradis où « tout semble fait pour
circonscrire les pulsions politiques les plus popu-
listes » : « ce pays de cocagne démocratique s’ap-
pelle l’Allemagne » (22 octobre 2021). « Il y a de
quoi être jaloux », face à la « culture politique alle-
mande du compromis », observe L’Obs dans un arti-
cle titré… « La leçon venue d’Allemagne »
(9 décembre 2021). Cependant qu’au Point Franz-
Olivier Giesbert souligne l’« exemple de l’Alle-
magne, où la social-démocratie arrive au pouvoir,
à la tête d’une large coalition » avec les Verts et
les libéraux (9 décembre 2021).
Berlin, nouvelle Athènes ? Au-delà des campagnes
électorales apaisées, de la concertation, du fédéra-
lisme décentralisé et des scrutins proportionnels, un
trait spécifique élève l’Allemagne au rang de modèle
démocratique aux yeux des commentateurs français :
les élections fédérales, quelle que soit leur issue,
reconduisent invariablement le même gouvernement
économique, celui de la sainte Trinité marché-concur-
rence-austérité. Passer d’une coalition dirigée par les
conservateurs à une autre conduite par le Parti social-
démocrate (SPD) affecte si peu cette ligne directrice
que Lars Feld, chef de file des économistes libéraux
et personnalité influente des milieux dirigeants, a
disséqué sans frissonner le programme commun de
gouvernement cosigné avec les libéraux par les loin-
tains héritiers du marxisme (le SPD) et de l’éco-
socialisme (Les Verts) : « Le contrat de coalition me
rassure (1). » Conçu en pleine guerre froide pour
empêcher tout retour du nazisme et conjurer le spectre
communiste, le régime instauré en 1949 fait de la
République fédérale d’Allemagne (RFA) une « répu-
blique du centre », où la politique n’a de marge de
manœuvre qu’à l’échelon local.
Ancien ministre « socialiste » devenu chroniqueur
au quotidien patronal L’Opinion, M. Matthias Felk
a, comme tant d’autres, salué « la qualité du débat
SOMMAIRE
PAG E 2 :
Ne pas voir, ne rien dire, par P IERRE R IMBERT. – Courrier des
lecteurs. – Coupures de presse.
PAG E 3 :
L’éternelle fabrique de l’histoire, par EVELYNE PIEILLER.
PAG E S 4 E T 5 :
Le niqab au pays des soviets indiens, par PIERRE DAUM.
PAG E 6 :
Une Cour suprêmement politique, par ALAN AUDI.
PAG E 7 :
Le repli américain aura duré six mois..., par MICHAEL KLARE.
PAG E S 8 E T 9 :
En Irak et en Syrie, les civils sont les premières victimes des
bombardements, par DAMIEN L EFAUCONNIER . – Le Pentagone
fâché avec la géographie, par AKRAM BELKAÏD. – La Turquie n’est
pas en reste (D. L.).
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fouet et somme les gouver-
nements européens de
« contrôler les budgets
publics, baisser le niveau
des taxes et impôts jusqu’à
leur donner un niveau sup-
© ADAGP, PARIS, 2022 - GALERIE MICHAEL WERNER, BERLIN, NEW YORK, LONDRES, COLOGNE
portable à long terme,
réformer les systèmes de
protection sociale » (Le
Monde, 17 octobre 1996).
Déjà, la presse hexagonale
se tient au garde-à-vous :
« À l’heure où la France se
public et la force démocratique des institutions alle- trouve contrainte – mon-
mandes » : « Le Parlement débat de tout, doit tout dialisation oblige – à pro-
approuver, sous le regard de la presse et de l’opinion céder à d’importantes
publique » (22-23 octobre 2021). Dix ans aupara- réformes de structure, les
vant, la chancelière Angela Merkel avait vendu la succès obtenus par les
mèche : « Nous vivons bien dans une démocratie, Allemands dans l’adapta-
une démocratie parlementaire, ce dont nous nous tion de leur économie amè-
réjouissons. C’est pourquoi le pouvoir budgétaire nent à nouveau les Fran-
est un droit essentiel du Parlement. Partant de là, çais à tourner leurs regards
nous nous trouverons les moyens d’organiser la vers leurs voisins » (Le
codécision parlementaire de manière qu’elle soit Monde, 19 septembre 1995).
également conforme au marché (2). » Aussitôt inté- Rebelote huit ans plus tard,
grée à la liste des « mots impropres » de l’année 2011 lors du désossage de la pro-
par l’Association de défense de la langue allemande, tection sociale entrepris par
la notion de « démocratie conforme au marché » le chancelier SPD Gerhard
(marktconforme Demokratie) a réjoui ceux qui, en MARKUS LÜPERTZ. – « Dithyrambe – schwebend » (Dithyrambe – flottant), 1964 Schröder, lequel instaure la
France, redoutent que les colères populaires se tra- mise au travail forcé des
duisent dans les urnes par une majorité non ordre social et monétaire dont ils ont espéré faire, chômeurs dans des emplois à 400 euros mensuels.
conforme au marché. Éternel exorciste des passions en l’important, un instrument de discipline de la Tandis que le taux de pauvreté s’envole outre-Rhin,
politiques au moyen de prières libérales, l’essayiste société française (5) » : l’antidote au poison national Nicolas Baverez applaudit dans Le Point le « chan-
Alain Minc publie en 2013 Vive l’Allemagne ! que représente à leurs yeux le règne de la politique, celier de la modernisation » et Le Monde, dont la
(Grasset), cri d’amour lancé à un État qui avait, en et donc de la souveraineté populaire, sur les affaires rédaction est alors dirigée par Edwy Plenel, s’en-
2009, constitutionnalisé l’austérité en interdisant économiques. Celui aussi des affrontements idéo- thousiasme dans un éditorial : « L’Allemagne bouge,
tout déficit budgétaire supérieur à 0,35 % du produit logiques, qui marginalisent les experts au profit des et toute l’Europe doit s’en réjouir » (23 juillet 2003).
intérieur brut : « L’Allemagne est désormais, à mes partis. Là encore, l’Allemagne fait figure de modèle.
yeux, le pays le plus démocratique et le plus sain En août 1956, le Parti communiste y est interdit, Entre-temps, les éditorialistes français ont célébré
d’Europe. » Celui où la politique économique n’est ses organisations dissoutes et ses biens confisqués la modernité des Verts allemands, engagés dans la
pas soumise au suffrage. – une leçon de démocratie. Trois ans plus tard, le guerre de l’Organisation du traité de l’Atlantique
SPD, qui se référait encore au marxisme, adopte nord (OTAN) au Kosovo, et celle du chancelier
« Il est une obsession récurrente des élites fran- lors de son congrès de Bad Godesberg un pro- Schröder, auteur en juin 1999 avec son homologue
çaises, note l’économiste hétérodoxe Robert Boyer : gramme qui encourage la stabilité monétaire, Anthony Blair d’un manifeste pour une « troisième
tenter d’acclimater le modèle allemand du capita- « approuve l’économie de marché partout où voie » sociale-libérale. La germanomanie s’étend
lisme rhénan » (Le Monde, 17 janvier 2022). Cette règnent les conditions d’une véritable libre concur- depuis tous azimuts. « Mon modèle au féminin, c’est
idée fixe remonte aux années 1950. C’est un écono- rence » et reconnaît la « propriété privée des moyens Angela Merkel », a expliqué Mme Valérie Pécresse,
miste de renom, Jacques Rueff, qui l’introduit dans de production ». Le Monde salue l’événement : « Le candidate Les Républicains à l’élection présidentielle
le débat public huit ans seulement après la capitula- congrès des socialistes allemands consacre leur (Libération, 13 août 2021) ; « Tous les écologistes
tion en célébrant dans la Revue des deux mondes la rupture avec toute idéologie » (18 novembre 1959). rêvent d’une démocratie plus aboutie et plus “alle-
« résurrection de l’Allemagne » (15 juin 1953). Fas- À compter de ce jour, journalistes et essayistes mande” » (Le Monde, 8 octobre 2021).
ciné par l’ordolibéralisme, cette déclinaison rhénane sociaux-libéraux exhorteront sans relâche le Parti
du néolibéralisme (3), Rueff voue une profonde admi- socialiste français à « faire son Bad Godesberg », y Mais, parfois, le modèle montre ses limites. Pour
ration à celui qui l’incarne en politique : Ludwig compris après son renoncement à changer l’ordre avoir hésité quelques jours à joindre sa voix au
Erhard, ministre des finances de la RFA, lequel économique dans les années 1980 (6). chœur des va-t-en-guerre contre la Russie, le chan-
impose alors la stabilité monétaire et la libre concur- celier Olaf Scholz a essuyé les sermons ampoulés
L
rence à son pays en ruine. Entré dans les manuels de Bernard-Henri Lévy et encouru le soupçon de
d’histoire comme le « père du miracle économique », « servir de marchepied à Poutine » (Le Point,
Erhard siège, comme Rueff, à la Société du Mont- ES sommations à suivre le « modèle allemand » 2 février 2022). « Tous Américains » ou « tous Alle-
Pèlerin, une association internationale de promotion ne s’essoufflent jamais longtemps. En 1991, l’es- mands » : cruel dilemme de nos dirigeants.
du néolibéralisme (4). Devenu en 1958 conseiller sayiste à succès et assureur Michel Albert remet une
économique du général de Gaulle et inspirateur de pièce dans le juke-box avec un livre à la gloire du
sa grande réforme financière, Rueff publie réguliè- « capitalisme rhénan » où les banques remplacent la (1) Handelsblatt, Düsseldorf, 25 novembre 2021.
rement ses travaux dans la revue ordolibérale alle- Bourse et les syndicats cogèrent les grandes entre- (2) Angela Merkel, déclaration du 1er septembre 2011. Citée par
mande ORDO. En 1959, il préface la traduction fran- prises. Les modernisateurs français, qui haïssent la Bruno Odent, Modèle allemand, une imposture, Le Temps des
çaise du livre-manifeste d’Erhard, La Prospérité pour Confédération générale du travail (CGT) et sa tra- cerises, Montreuil, 2014.
tous (Plon) : « Je demande aux Français de se pen- dition de lutte, envient à leurs voisins la notion de (3) Lire François Denord, Rachel Knaebel et Pierre Rimbert,
cher sur l’exemple allemand. » « partenaires sociaux » désireux de trouver un « com- « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent »,
Le Monde diplomatique, août 2015.
promis » pour éviter la grève.
Rarement mot d’ordre aura rencontré succès si (4) Cf. François Denord, Néolibéralisme, version française,
Demopolis, Paris, 2007, et Hugo Canihac, «Walter Eucken à Paris?»,
durable. D’une décennie à l’autre, essayistes, jour- Mais à peine l’ouvrage a-t-il paru en France que Revue européenne des sciences sociales, vol. 55, n° 2, Genève,
nalistes, économistes, patrons et politiques se cour- ce « modèle allemand » cède la place à un autre, plus 2017.
beront, se prosterneront, s’agenouilleront et finiront brutal : celui de l’austérité imposée aux populations (5) Édouard Husson, Paris-Berlin. La survie de l’Europe,
à plat ventre devant le totem teuton. Ce faisant, par les classes dirigeantes européennes pour adopter Gallimard, Paris, 2019.
explique l’historien et germaniste Édouard Husson, la monnaie unique et sa cage de fer juridique. Hans (6) Lire Grégory Rzepski et Antoine Schwartz, « À gauche, l’éter-
« ils poursuivent le secret, qui leur échappe, d’un Tietmeyer, président de la Bundesbank, manie le nelle tentation centriste », Le Monde diplomatique, juin 2007.
Mars 2022
PAG E 10 : PAG E S 20 ET 21 :
Un ancien président prend la parole, par ERNESTO SAMPER PIZANO. Pouvoir d’achat, emploi… faut-il craindre l’inflation ?, suite de
l’article de FRÉDÉRIC LEMAIRE.
PAG E 11 :
Le club des « cinq » face à la Chine, par PHILIPPE LEYMARIE.
PAGES 22 ET 23 :
PAG E 12 :
Le conflit ukrainien entre sanctions et guerre, suite de l’article
Les chrétiens d’Orient « chez eux » en France, par E MMANUEL d’HÉLÈNE RICHARD ET ANNE-CÉCILE ROBERT.
HADDAD. – Des Églises décentrées (E. H.).
PAG E S 13 À 16 : PAG E S 24 À 26 :
DOSSIER : RELOCALISER NE SUFFIT PAS. – L’impasse du marché, LES LIVRES DU MOIS : « GrandMèreDixNeuf et le secret du
par AURÉLIEN BERNIER. – Le pouvoir gesticule, l’industrie agonise, Soviétique », d’Ondjaki, par M ARINA DA S ILVA . – « La Traversée
par MARC ENDEWELD. – Chronique d’un gâchis pharmaceutique,
des sangliers », de Zhang Guixing, par B ERNARD DAGUERRE . – Du
par MARGOT DUPONT.
poids de l’éphémère, par G ILLES C OSTAZ . – René Fallet en roue
PAG E 17 : libre, par C ARLOS PARDO. – L’ascension initiatique, par P HILIPPE
Les enfants perdus de l’« Algérie française », par N EDJIB S IDI PATAUD C ÉLÉRIER . – L’école et l’utopie, par L AURENCE D E
MOUSSA. C OCK . – Le contrat social selon les cow-boys, par L OUISE
D UMAS . – Dans les revues.
PAG E S 18 E T 19 :
À la Réunion, l’exil comme horizon, par MARGOT HEMMERICH ET PAG E 27 :
CLÉMENTINE MÉTÉNIER. – Une langue creuset (M. H. ET C. M.). Qu’est-ce qu’un roman progressiste ?, par GUILLAUME FONDU.
Le Monde diplomatique du mois de février 2022
a été tiré à 206 865 exemplaires.