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La "victoire" de la Bérézina

par Henry Lachouque

Le passage de la Berezina est embrumé de chroniques et de légendes selon lesquelles les forces
russes sont établies le long de la ligne d'eau sur laquelle les Français vont tenter de jeter des
ponts, tandis que le corps de Koutousov les serre de près, par derrière. Finalement, sous le feu
de l'ennemi, les ponts s'écroulent, les troupes disparaissent dans les flots glacés, malgré
l'héroïsme des pontonniers du général Eblé.

Sauf l'héroïsme des pontonniers, tout est faux. L'impéritie des généraux russes, la peur
que leur inspire Napoléon, l'énergie, le calme de l’Empereur, le courage, la valeur des
soldats valides restés fidèles aux drapeaux ont permis que le « passage de la Berezina »
ne fût pas une aventure désespérée, mais bien une opération étudiée, précédée de
reconnaissances tactiques et techniques, accompagnée de démonstrations destinées à
tromper l'ennemi, exécutée sur ordres et terminée en victoire.

24 novembre, 6 heures du soir. Ayant quitté Bobr ce matin vers 8 heures, l'Empereur arrive à
Lochnitza. Deux nouvelles, deux mauvaises. Oudinot rend compte. Le 21, Tchitchagov a chassé
de Borissov, repoussé sur la rive gauche de la Berezina et fait suivre Dombrowski et ses Polonais
par Pahlen. La tête de pont est perdue. Le 22, marchant vers cette ville, selon les ordres reçus, le
maréchal a rencontré et pris sous son commandement les Polonais. Le 23, les Russes de Pahlen,
refoulés et mis en déroute, se sont retirés sur Borissov et ont brûlé le pont.
« Ils y sont », s'écrie l'Empereur en frappant le sol de sa cravache. « Il est donc décidé que nous
ne faisons que des sottises! »
Dans une cabane à proximité, il fait étaler ses cartes. Jomini, gouverneur de la province, suggère
de passer au-dessus de Borissov, où la rivière est peu profonde, mais Napoléon pense à se
retirer sur la ville de Minsk. Un espoir ?
Le général Corbineau, commandant une brigade de cavalerie du 2e corps, envoyé par Oudinot
vers Gouvion-Saint-Cyr, conte son odyssée. Il rejoignait le maréchal par la rive droite de la
Berezina et cherchait un passage lorsqu'il a rencontré un paysan qui venait de traverser la rivière
au gué de Studianka, à trois lieues en amont de Borissov. Malgré les glaçons, il est entré dans
l'eau profonde de trois ou quatre pieds et est arrivé sans encombre sur la rive gauche avec ses
escadrons.
Ce renseignement précieux confirme le rapport de reconnaissance exécuté par le général
Edouard de Colbert, commandant le 2e chevau-légers lanciers de la garde.
Raisonnons :
Ni Wittgenstein (30 000 hommes) ni Koutousov (90 000 hommes) ne paraissent pressés de
s'approcher de Napoléon. Le premier est tenu à distance par Victor vers Baturé (9 lieues nord-est
de Lochnitza). Le second est encore sur le Dniepr, à 150 kilomètres de la Berezina, et vient
d'envoyer à Tchitchagov l'ordre d'observer vers la Berezina et par conséquent de dégarnir
Borissov, parce que, pense-t-il, les français doivent se porter sur Minsk. On aura donc largement
le temps de passer. Corbineau et sa brigade emportent les ordres de l'Empereur à Oudinot :
commencer secrètement les préparatifs de passage à Studianka, faire des démonstrations très
apparentes à Borissov pour tromper Tchitchagov, répandre le bruit que c'est ici le point de
passage de l'armée. Les généraux Eblé, commandant les équipages de pont, Chasseloup-
Laubat, commandant le génie, Jomini, les pontonniers, les bataillons des sapeurs partent pour
Borissov.

Borissov, mercredi 25 novembre.


Eblé, son chef d'état-major, le colonel Chapelle, ses officiers, le général Chasseloup, le chef de
bataillon Chapuis à la tête de 7 compagnies de pontonniers, soit 400 hommes armés, disciplinés,
des compagnies de sapeurs, le bataillon des ouvriers de la marine arrivent à 5 heures du matin
avec six caissons d'outils, clous, clameaux, haches, pioches, scies, etc., deux forges de
campagne, deux voitures de charbon. Matériel en bon état, chefs prévoyants, hommes
magnifiques. Chacun d'eux porte depuis Smolensk, par ordre d'Eblé, un outil, vingt grands clous,
des clameaux, etc. Corbineau et ses chasseurs sont là. Le 2e corps occupe la ville, c'est-à-dire
trois cent cinquante maisons de bois établies sur la rive gauche de la rivière partagée en deux
bras qu'enjambe un pont dont un quart (rive gauche) est intact. Au-delà, un bois de sapins, un
retranchement malmené au cours de la bataille de samedi dernier. Çà et là, des cavaliers russes;
sur les hauteurs, en demi-cercle, les canons de Woinov et de l'émigré français Langeron, général
russe, convergent vers la ville. Dans le sud, les troupes légères de Ourk observent vers la route
Berezina-Minsk.
En amont de Borissov, les deux bras de la rivière serpentent entre les îles boisées; volées d'oies
sauvages dont, en août dernier, les cavaliers de Grouchy ont mis un certain nombre à la broche;
deux chemins bientôt réunis s'éloignent vers le nord. Le premier longe la vallée à travers les
prairies, passe à la métairie de « Vieux-Borissov » appartenant au prince Radziwill, franchit deux
ruisseaux près d'un moulin, ondule sur quelques monticules, gagne Bytchi, atteint Vesselovo
(trois lieues). Le second traverse un plateau, descend dans un ravin assez encaissé, avant de
rejoindre le précédent. Dès hier, la cavalerie légère du général Bordesoulle (1er corps) a fait des
démonstrations à trois petites lieues en aval de Borissov, tandis qu'en amont le général Aubry
reconnaissait les passages de Slakova et de Studianka .
... « Les travaux ont commencé pour jeter un pont, cette nuit, en cet endroit, écrit Oudinot. Je
n'ose garantir le succès de l'entreprise, mais je suis résolu à tout tenter pour la faire réussir. »
5 heures du soir. L'Empereur arrive à Borissov. Guidé par Corbineau, il reconnaît les bords de la
rivière, se rend avec Caulaincourt jusqu'au pont détruit, se fait voir, ordonne des démonstrations
de passage par une ou deux compagnies de sapeurs, gagne dans la soirée la ferme de « Vieux-
Borissov », y couche...
Et le 26 novembre, au petit matin, met pied à terre à Vesselovo. Nombreuse escorte : 3500
hommes de la vieille garde à pied, 1400 cavaliers montés de la garde à cheval, 1500 non montés,
le groupe d'officiers à cheval constitué avant-hier à Bohr sous le nom « d'escadron sacré »,
commandé par Murat et Grouchy. Chasseloup, Eblé, sapeurs, pontonniers, matériel, sont là;
Oudinot est chargé du passage. Les soldats du 2e corps abattent des maisons pour prendre les
bois indispensables à la construction des ponts; pontonniers et sapeurs fabriquent des chevalets,
forgent des clous, des clameaux.
Sur la rive gauche, quarante pièces sont en batterie pour appuyer la garde à pied, prête à
protéger le passage à gué des fantassins, en croupe des cavaliers de Corbineau et d'une brigade
d'Oudinot, hissée sur des radeaux.
L'opération a réussi; on les voit maintenant se détachant en sombre sur la neige, accrochés aux
cabanes de grill, aux lisières des grands bois. Quelques coups de feu...
Les reconnaissances étant faites, ordre d'établir deux ponts à 100 mètres l'un de l'autre est donné
: celui de droite pour l'infanterie et la cavalerie, celui de gauche pour l'artillerie et les voitures. Les
opérations ont été décrites par le colonel Chapelle et le chef de bataillon Chapuis qui, sous les
ordres du général Eblé, les ont fait construire.
Le général Eblé établit les plans et ordonne le travail. La rivière : largeur 100 mètres; profondeur
maximale de 2 mètres à 2,30 mètres; courant peu rapide; fond vaseux et inégal; terrain des deux
rives marécageux mais durci par le gel.
Travées nécessaires : 24, longueur 4,25 mètres à 4,30 mètres
Chevalets : hauteur 1 mètre à 3 mètres, longueur des chapeaux : 4,50 mètres, 23 chevalets par
pont ;
Poutrelles formées de bois non équarri; longueur de 5,25 mètres à 5,50 mètres, diamètre 15 cm ;
Tabliers : rondins cloués sur les poutrelles, calés avec de la paille, du foin, du chanvre, etc.;
longueur 5 mètres; diamètre : 15 cm. environ;
Quelques planches.
Mal nourris, marchant depuis Moscou sans souffler, les hommes sont très fatigués. « Pontonniers
et sapeurs travaillent avec un zèle et un courage dignes de tous les éloges. Les pontonniers seuls
ont travaillé dans l'eau, malgré les glaces que charriait la rivière. Ils y entraient souvent jusqu'aux
aisselles pour placer les chevalets qu'ils tenaient de cette manière jusqu'au moment où les bois
qui servaient de poutrelles étaient fixés sur les chapeaux. »
A une heure de l'après-midi, le premier pont est terminé. L'Empereur n'a pas quitté le bord de la
rivière, ni cessé d'encourager les travailleurs; il regarde défiler le 2e corps, qui passe le premier. «
Tous les régiments sont parfaitement en ordre et montrent beaucoup d'ardeur. En prenant des
précautions, on fait passer une pièce de 8 et un obusier avec leurs caissons. »
Puis s'écoulent les Polonais de Dombrowski, les cuirassiers de Doumerc, en tout 10 000
hommes, qui se rabattent aussitôt à gauche et bousculent les troupes légères de Tchapanitz,
avant garde de Tchitchagov. « Le pont de gauche, destiné aux voitures, est terminé à 4 heures.
Aussitôt l'artillerie du 2e corps passe, suivie par celle de la Garde, le Grand Parc, l'artillerie des
autres corps et les diverses voitures de l'armée.
L'Empereur s'emploie à faire filer sur la rive droite les corps qui viennent de Borissov.
Pourtant, poursuivent Chapelle et Chapuis, en passant sur le tablier raboteux constitué par des
rondins recouverts de paille, de chanvre, les voitures faisaient éprouver au pont des secousses
d'autant plus violentes que toutes les recommandations étaient le plus souvent inutiles pour
empêcher beaucoup de conducteurs de faire trotter leurs chevaux (!) Les chevalets s'enfonçaient
inégalement sur un sol vaseux; il en résultait des ondulations, des inclinaisons qui faisaient
écarter les pieds des chevalets. Ces inconvénients causèrent trois ruptures... »
A trois heures, trois chevalets du pont de gauche s'écrasent... « Les pontonniers harassés
dorment au bivouac sur de la paille. Faisant entendre la voix de la Patrie et de l'Honneur, Eblé
parvient à tirer d'auprès du feu la moitié de la troupe... Le 27 novembre, à 2 heures du matin, trois
chevalets du même pont s'effondrent à l'endroit le plus profond de la rivière. La seconde moitié
des pontonniers est employée à réparer ce nouvel accident. » Lauriston, envoyé par l'Empereur,
presse le travail; généraux, officiers, soldats, pataugent dans l'eau glacée; la communication est
rétablie à 6 heures du matin.
A 4 heures du soir, rupture de deux chevalets assez facilement réparés.
Dans la matinée, Napoléon et le quartier général sont installés à Zavniki, sur la rive droite, dans
deux petites niches de six pieds carrés. A cheval, près des ponts, l'Empereur accélère le passage
des 4e, 3e, 5e et 6e corps; 6000 hommes précédés des aigles portées par des sous-officiers.
Davout tient l'arrière-garde et n'est pas arrivé. Derrière lui, Victor, parti des Borissov à 4 heures du
matin et précédé de la division Daendels, installe sur les hauteurs la division Gérard, les troupes
de Berg, la cavalerie de Fournier-Sarlovèze éclairant vers Kestritza, où Wittgenstein est arrivé la
veille; vers Borissov, le maréchal a laissé la division Partouneaux pour tenir le passage jusqu'à ce
que le 1er corps et la cohue des traînards, qui le suivent, se soient écoulés. Selon les ordres de
l'Empereur, les positions seront ainsi protégés le plus longtemps possible. D'ailleurs, les généraux
russes ne semblent pas se douter de ce qui se passe devant eux...
Tchitchagov, léger, sans cervelle, ignore-t-il le point de passage des Français? Il les cherche
encore en aval, sur la route de Minsk... D'autre part, Koutousov juge sa tâche terminée après
Krasnoïe; peu soucieux de contribuer à la gloire de Tchitchagov, son successeur à l'armée de
Moldavie, il s'est arrêté sur le Dniepr, poussant seulement vers la rive droite 10 000 hommes de
Platov et de Miloradovitch .
... « Les Russes ne firent aucune disposition sérieuse pour s'opposer à la construction des ponts
», écrivent Chapelle et Chapuis. Alertés le 27 novembre, ils pouvaient arrêter et encercler l'armée
française, mais ils continuèrent à « se presser lentement ». Les régiments de Davout se
présentent le soir devant les ponts, au son des fifres et des tambours, dans la plus belle tenue
possible. Derrière eux passent bagages et voitures du 9e corps, puis ce qui reste des
combattants du prince Eugène, La Tour Maubourg, la division Daendels.
Mais, au cours de la nuit, déferle une horde compacte de traînards encombrant les voitures et les
chevaux. Désarmés, ces « fricoteurs » étaient restés passifs près de leurs feux, cachés dans
leurs cambuses, refusant de les quitter. Ni les bonnes paroles, ni les menaces, ni les gendarmes
n'avaient pu secouer leur torpeur. Les boulets ennemis vont s'en charger.
Au début du 28 novembre, le désordre croit dangereusement et l'ennemi attaque. A grand peine,
la division Daendels repasse sur la rive gauche et le général tombe à l'eau. Sur la rive droite, à
une lieue et demie des ponts, les soldats de Tchitchagov sont aux prises avec les 10 000 de Ney
et d'Oudinot dans les bois clairs entre la route de Borissov et la rivière. La garde est en réserve
avec l'Empereur près des ponts. Il neige. Oudinot est blessé; Ney repousse toutes les attaques;
l'artillerie du 2e corps, en batterie de part et d'autre de la route de Borissov, décime les bataillons
russes; Doumerc, à la tête de 700 cuirassiers des 4e, 7e et 14e régiments et Corbineau, avec sa
brigade, font 2000 prisonniers. Les soldats de Maison, de Legrand, de Dombrowski, de
Poniatowski, de Claparède luttent à mort contre ceux de Tchapanitz et de Tchitchagov, tandis que
Mortier, avec 1500 hommes de la Jeune Garde, tient le chemin de Zemblin-Vilna emprunté par
les troupes en retraite du Vice-roi, de Davout, de La Tour Maubourg et par un grand nombre
d'isolés.
L'Empereur place près des ponts une batterie de 12 de la Garde pour protéger la retraite du 9e
corps, fortement pressé par Wittgenstein dont les boulets commencent à tomber sur la masse
pressée devant les passages. Selon l'évaluation de Chapelle et de Chapuis, elle mesure bientôt
de « douze à quatorze cents mètres de front sur quatre cents de profondeur »... Dans un affreux
désordre de terreur et de désespoir, ces misérables se précipitent vers les ponts, vers la rivière,
tombent à l'eau en hurlant, se noient, pendant que les soldats et la cavalerie de Victor tenant les
hauteurs, chargent les Russes et finissent par les déloger des bois de bouleaux où était placée
leur artillerie meurtrière.
Vers 5 heures du soir, grâce à Eblé et à ses pontonniers qui s'efforcent de créer « des tranchées
à travers l'encombrement d'hommes et de chevaux morts ou vifs devant les ponts, les héroïques
survivants du 9e corps se fraient lentement un passage et vers minuit, atteignent la rive droite
avec leur artillerie, sans que l'ennemi songe à les poursuivre ».
Mais la division Partouneaux n'est pas là. Le 27, attaquée par les troupes de Platov et de
Miloradovitch, elle s'est retirée par le chemin de droite conduisant à Studianka. Arrêtés sur les
hauteurs, près de Vieux-Borissov par Wittgenstein, chargés, décimés par l'artillerie, les 4000
hommes ont résisté pendant plusieurs heures à 40 000 Russes. Partouneaux a été fait prisonnier
au cours d'une tentative de percée puis, après une nuit terrible, les 400 survivants, restés debout
dans la neige, sans munitions, ont mis bas les armes. A la brigade Blamont, le général est tombé,
60 officiers des 125e et 126e de ligne ont été tués. Le 29e léger de la brigade Billiard a perdu 54
officiers à lui seul. « Envoyé sur la droite », le chef de bataillon Joyeux s'est trompé de chemin, a
pris celui qui longe la rivière et a sauvé son bataillon.
A Studianka, le feu a cessé le 28 novembre vers 5 heures du soir... « Jusqu'au moment où, les
ponts ayant été détruits, les pontonniers se retirèrent, il ne s'est pas tiré un seul coup de canon ni
un seul coup de fusil », affirment Chapelle et Chapuis. Eblé fit une fois encore tous ses efforts
pour décider une masse de traînards, restés sur la rive gauche, à rejoindre l'armée; enfin, le 29
novembre au soir, à l'approche des cosaques, les pontonniers allumèrent le matériel incendiaire
qu'ils avaient préparé. Alors la foule des « fricoteurs » se précipita dans les flammes, dans l'eau,
tandis que sous le feu des canons du 9e corps, les cavaliers russes massacraient ou emmenaient
prisonniers les 7000 ou 8000 hommes restés autour de Studianka. Le général Eblé et ses
héroïques pontonniers rejoignirent alors l'arrière-garde.
« On a voulu confondre avec l'armée, écrit Caulaincourt, les hommes placés hors du rang,
marchant le sac de farine sur le dos et le bâton à la main, pillards professionnels opérant en
bandes et rapidement grossis des mauvais éléments de l'armée. Cette masse inerte de 30 000
vauriens est restée en partie sur la rive gauche de la Berezina ». S'adressant aux soldats, le duc
de Vicence poursuit: « Honneur aux Français ! Honneur à la nation qui produit de tels hommes et
honte à ces lâches qui voudraient flétrir une gloire acquise et plus précieuse que ces lauriers qui
feront envie à nos neveux, comme celle de cette Europe qui n'a jamais pu nous vaincre. »

Fournier-Sarlovèze à la Bérézina.
par Marcel Dupont "Cavaliers d'épopée"

Fournier-Sarlovèze, le plus mauvais sujet de l'armée, comme on l'appelle, va recevoir la récompense


méritée sinon par sa conduite, du moins par ses brillants services au feu. L'aide de camp envoyé à
l'Empereur par Victor revient porteur d'une lettre du major général Berthier où on lit ces mots: «
Sa Majesté a vu avec plaisir l'avantage que votre avant-garde a obtenu sur l'ennemi dans des
affaires de postes, et sur votre rapport elle a nommé le général Fournier général de division. Cette
marque des bontés de l'Empereur le mettra à même d'en mériter de nouvelles dans la bataille qui
aura lieu incessamment. »
A cette lettre est joint le brevet de général de division signé le 11 novembre 1812 à Smolensk par le
secrétaire d'État Daru.
Fournier se montrera digne de la faveur de l'homme que, cependant, il déteste.
Le 20 novembre Victor, avec ses deux corps, obéissant aux instructions de l'Empereur, se porte au-
devant de la Grande Armée. Rencontre pathétique ! Qui reconnaîtrait, dans ces quelques dizaines
de milliers d'hommes débandés, hirsutes, déguenillés, mourant de faim et de froid, l'immense, la
resplendissante armée qui a franchi le Niémen cinq mois plus tôt ? Depuis le commencement de
sa retraite elle a perdu trente et un aigles, vingt-sept généraux, cinq cents canons, cent mille morts
ou prisonniers. Huit mille hommes seulement ont conservé leurs armes et sont en état de
combattre. La Grande Armée se meurt.
En face de ce spectre, les troupes du duc de Bellune, malgré leurs fatigues et leurs souffrances,
font l'impression de régiments prêts pour une parade. A elles reviendra l'honneur d'assurer le
salut de leurs frères d'armes.
La situation de ceux-ci est d'une horreur dramatique. Poursuivis par l'armée de Kutusoff, ils
viennent se heurter à un obstacle infranchissable, une rivière aux eaux rapides, charriant des
glaçons énormes, la Bérézina. Où trouver un pont ? Le fantôme d'armée remonte comme une bête
traquée le long de la rive gauche, traînant dans la neige ses membres épuisés, semant derrière lui
un chapelet de morts et de mourants; il espère franchir le torrent à Borisow. Trop tard. L'armée
russe de Tchitchakoff est déjà installée sur la rive droite et a brûlé le pont de bois jeté sur la
rivière. Tout semble perdu; la plupart des généraux parlent de capituler. Mais l'Empereur n'y
songe pas. Il a entraîné son armée agonisante à une telle allure que celle de Kutusoff, épuisée, lui a
laissé prendre deux journées d'avance: Victor laissera dans Borisow la division Partouneaux ;
celle-ci, pour retenir Tchitchakoff, simulera des préparatifs de passage. L'armée poursuivra sa
marche sur la rive gauche et cherchera à franchir la rivière ailleurs.
Elle arrive à Studianka où se trouve un gué, mais la crue des eaux a rendu celui-ci impraticable.
N'importe, c'est là qu'on passera. Sur l'emplacement du gué, Eblé et ses pontonniers construiront
deux ponts de chevalets. L'armée, pendant ce temps, soufflera, les traînards rejoindront. Au
sommet de la hauteur dominant la rivière se dresse le château du prince Radziwill ; l'Empereur et
le quartier général s’y installent, la garde bivouaque autour, et le reste des troupes sur les pentes
descendant vers la Bérézina.
Pendant quarante-huit heures, nus dans l'eau glacée qui leur monte jusqu'au cou, les héroïques
pontonniers s'acharnent à leur labeur. Dans la nuit du 27 au 28 novembre les ponts sont prêts
mais un nouveau danger menace. L'avant-garde de Kutusoff, constituée maintenant par le corps
de Wittgenstein, a atteint Borisow où la division Partouneaux, oubliée, a tenté de faire tête, mais,
entourée de forces vingt fois supérieures, acculée à un étang gelé dont la glace se brise sous les
pas des soldats, elle a dû mettre bas les armes. Sur la rive droite, Tchitchakoff a compris le piège
tendu par l'Empereur; il a abandonné Borisow et a remonté à marche forcée le long de la Bérézina.
Au matin du 28, son avant-garde couronne les hauteurs dominant le gué de Studianka.
L'Empereur décide de forcer le passage. Gouvion Saint-Cyr ayant été blessé, il donne le
commandement du 2ème corps à Oudinot et le fait renforcer par ce qui reste du corps de
Dombrowski. Oudinot franchira la rivière le premier et ouvrira la route à l'armée. Sur ces deux
étroites passerelles l'écoulement de celle-ci durera toute la journée, sinon plus, et Wittgenstein, sur
la rive gauche, accourt. Au 9ème corps reviendra la mission de l'arrêter jusqu'à la nuit ; avant tout il
devra tenir son artillerie à distance afin de l'empêcher de battre les ponts.
La situation de Victor est tragique. Réduit à deux faibles divisions et aux huit cents sabres de
Fournier, en tout six mille combattants, il aura à tenir tête pendant douze heures aux quarante
mille hommes de Wittgenstein. Quelle effroyable responsabilité !
Le salut de l'armée est entre ses mains.
Quand le jour se lève le duc de Bellune a achevé de prendre ses dispositions de combat. Il a tiré
tout ce qu'il pouvait des avantages offerts par le terrain. La Bérézina, dont il doit interdire
l'approche, coule droit du nord au sud. A une demi-lieue environ au sud des ponts se jette un
petit affluent de la rivière; celui-ci, de son confluent à sa source, se dirige dans une direction sud-
ouest nord-est au fond d'un ravin assez profond, donc obliquement par rapport à la Bérézina. Ce
ravin servira de fossé à la position occupée par le 9ème corps ; ce dernier aura son flanc droit
protégé par la rivière et son flanc gauche par un bois épais s'étendant de la partie nord du ravin
jusqu'aux bords de la Bérézina. Le champ de bataille où Victor aura à affronter Wittgenstein est
ainsi formé par un triangle dont les trois côtés sont formés par la rivière, le ravin et le bois.
Le duc de Bellune déploie ses deux divisions sur une ligne partant du confluent du ruisseau avec
la Bérézina jusqu'au milieu du bois. Afin de dissimuler la faiblesse de son effectif, il fait coucher
ses hommes dans les buissons parsemant la lande. Quant à la cavalerie, il la poste à l'extrémité du
bois, près du ravin. Connaissant la vigueur de Fournier, il lui donne simplement la consigne
d'intervenir chaque fois qu'il le jugera nécessaire.
Un ciel couleur de cendre semble affleurer le sol, l'atmosphère s'ouate d'une brume faisant au loin
de la neige et du ciel un rideau impénétrable ; un froid polaire glace les hommes jusqu'au fond de
l'être, fait tomber les armes de leurs mains et pleurer leurs yeux. Vers l'est, on entend rouler le
canon de Tchitchakoff aux prises avec Oudinot tandis que dans la même direction, mais plus près,
monte le tumulte tragique des troupes s'entassant, se pressant sur les ponts, mêlé aux clameurs de
détresse poussées par la foule attendant sur la rive. Devant les soldats de Victor un calme, un
silence non moins tragiques ; toute vie humaine semble avoir été arrêtée, figée par le voile de
glace jeté sur la nature. Cependant là est le danger.
Fournier n'est pas resté inactif ; dès l'aube il a détaché des reconnaissances vers ce trou de silence ;
il faut reprendre le contact avec l'ennemi. Elles reviennent vers neuf heures, vivement repliées par
les nuées de cosaques précédant l'avant-garde de Kutusoff, mais des hauteurs elles ont pu
apercevoir celle-ci, masses profondes d'infanterie, d'artillerie, de cavalerie, remontant d'un pas
rapide le long de la rivière. A peine, les officiers ont-ils terminé leur rapport qu'à l'extrême droite
de la ligne la fusillade éclate : les premiers éléments russes se sont heurtés à un bataillon de la
division Girard placé au confluent du cours d'eau et de la Bérézina. Mais en cet endroit le ravin
est profond, notre position est trop forte pour être enlevée d'un élan ; l'ennemi n'insiste pas, le feu
s'éteint presque aussitôt.
Au même moment, surgissant du ravin sur tout le front du corps d'armée, des groupes de
cosaques, agiles et noirs, apparaissent. On les voit tournoyer en brandissant leurs lances et en
poussant des cris gutturaux; ils avancent, reculent, reviennent au galop de leurs minuscules
chevaux, poilus comme des chèvres et solides comme le fer ; par leurs démonstrations, par leurs
appels ou leurs insultes, ils cherchent à forcer les Français à se montrer, à révéler leurs
emplacements et leur nombre.
Devant ses deux régiments accolés, chacun d'eux en colonnes d'escadrons, Fournier observe leur
manège, prêt à lancer sur eux, si besoin est, une partie de ses cavaliers, mais le gibier n'en vaut pas
la peine ; quelques coups de feu tirés par l'infanterie suffisent à les faire envoler comme des
perdreaux.
Peu après dix heures l'affaire devient sérieuse. Sur la crête dominant le ravin et sur un front
étendu, se profile une masse de cavaliers réguliers russes. Combien sont-ils ? Quinze cents, deux
mille peut-être. Des éclaireurs, la carabine haute, les précèdent, sondant le terrains puis se replient
sur leur gros ; les cavaliers de celui-ci dégainent, se préparent à charger. Prompt comme l'éclair,
Fournier les devance ; il enlève ses deux régiments, pointe à fond de train sur l'aile droite de la
ligne ennemie, l'aborde avec furie. Prise de biais, n'ayant pas eu le temps de faire face, cette aile
est culbutée sur le centre. L'attaque a été tellement impétueuse, tellement soudaine qu'un
désordre inouï se met dans la cavalerie russe; elle tente à peine de résister; à coups de sabre
Hessois et Badois la précipitent au fond du ravin.
La poursuivre au-delà serait de la folie ; Fournier s'empresse de rallier son monde et le ramène à
la corne du bois. Tandis qu'on panse les blessés, il se rend auprès de Victor et l'informe de ce qu'il
a aperçu du haut de la crête. L'ennemi se déploie sur tout le front et hisse des batteries sur le
plateau, en arrière du ravin; une attaque générale est imminente. Le duc de Bellune félicite
Fournier de sa belle charge et renouvelle ses ordres à l'infanterie ; elle devra se faire tuer sur place
plutôt que de reculer ; elle restera dissimulée dans les broussailles jusqu'au moment du corps à
corps et ne tirera qu'à bout portant. Quant à la cavalerie, toute initiative lui est laissée.
Les événements se précipitent, ils tournent de la façon prévue par Fournier. Cinquante pièces
d'artillerie, en batterie sur le bord opposé du ravin, ouvrent le feu sur le plateau ; elles sont
heureusement trop éloignées pour infliger de grosses pertes à l'infanterie, surtout à celle placée à
l'aile gauche de la ligne et même au centre ; de cette partie du front on voit nettement leurs
boulets tomber sur la neige durcie, poursuivre leur course en ricochant et expirer parmi les
tirailleurs. A droite, par contre, les deux adversaires ne sont séparés que par quelques centaines
de pas et les projectiles causent dans nos rangs des ravages sérieux, mais l'étendue du front à
défendre, la pauvreté des effectifs ont contraint les colonels à étendre démesurément leurs
bataillons et les risques sont diminués par le peu de profondeur des formations.
Cependant Wittgenstein, décidé à atteindre les ponts coûte que coûte, a formé ses colonnes
d'assaut de manière à faire succéder sans interruption les attaques. Elles commencent vers midi.
Du fond du ravin monte le son métallique des tambours plats battant la charge et sur la crête
émerge soudain la ligne sombre d'une brigade d'infanterie en bataille, l'arme au bras. Très calme,
surveillant de son regard aigu la marche de l'adversaire, Fournier contient son impatience. Le
petit nombre de ses hommes l'oblige à ne frapper qu'à bon escient; l'ennemi avance, avance, et
Fournier reste toujours impassible. Soudain les bataillons de Daëndels et de Girard se dressent au-
dessus des broussailles et, à courte portée, entament un feu rapide sur l'assaillant. C'est l'instant.
Profitant du désordre produit parmi les Russes, Fournier se précipite comme l'ouragan sur leur
flanc droit, le sabre sans pitié, le bouscule, le rejette en panique sur le reste de la ligne. Celle-ci
oscille, indécise, mais, à la vue de la division Daëndels s'élançant sur elle à la baïonnette, elle fait
volte-face et fuit vers le ravin, poursuivie par les cavaliers de Fournier.
Cette prouesse n'est que le début d'une suite d'exploits fantastiques. A l'instant même où la
première attaque ennemie a été brisée, une seconde se produit. A peine Fournier a-t-il ramené ses
escadrons à la lisière du bois qu'il repart à la charge. L'infanterie assiste avec stupeur et
enthousiasme à cette succession ininterrompue d'efforts surhumains ; il faut que Fournier et ses
cavaliers aient un cœur et des muscles de fer pour ne pas s'abandonner à la lassitude. La brigade
cependant souffre et saigne mais, consciente de la grandeur de sa mission, conduite par le plus
intrépide des chefs, elle poursuit son œuvre de salut et de mort.
Six fois de suite, par ses charges, Fournier rejette l'infanterie russe dans le ravin. A la deuxième il a
son cheval éventré par un boulet; sautant aussitôt sur celui d'un cavalier tué, il rallie ses hommes
et les ramène sur l'ennemi. A la quatrième un éclat d'obus lui enlève un morceau du mollet; il
entoure la plaie avec son mouchoir et retourne au combat. Infatigable et superbe, il est réellement
l'âme de la défense.
A une heure après midi, les Russes arrêtent leurs assauts et se contentent d'entretenir sur le
plateau un violent feu d artillerie. Ils n'ont pas gagné un pouce de terrain. La brigade peut enfin
souffler, panser ses plaies. Elle a perdu trois cents hommes sur huit cents et beaucoup de chevaux.
Fournier passe dans les rangs, ranime les courages défaillants ; il explique à ses cavaliers la beauté
de la mission qui leur échoit, la gloire qu'ils y récolteront s'ils la poursuivent jusqu'au bout. Car
leur tâche n'est certainement pas terminée !... II y a encore trois heures de jour ; nul doute que
Wittgenstein ne prépare une nouvelle et plus formidable ruée. Quelle honte et quelle disgrâce
seraient siennes, en effet, s'il permettait aux débris de la Grande Armée de franchir cette rivière
qui devait être leur tombeau ! Sa prochaine attaque sera sans doute un assaut massif livré à la
faible ligne française par la totalité des forces dont il dispose. Eh bien, cette fois encore, il le faut, le
Russe ne passera pas ! La nuit venue on lui glissera entre les mains.
Hessois et Badois, électrisés par la parole de leur chef, jurent de poursuivre leur effort quoi qu'il
arrive. Ils ne veulent pas désespérer. Comment le pourraient-ils ayant sous les yeux l'ardeur et la
confiance de leur chef, son élan sans défaillance, son mépris pour la blessure reçue. Depuis le
début de la campagne il n'a pas cessé d'être pour eux un exemple vivant et son ascendant est
extraordinaire. Certes, plus d'un tiers de leurs camarades ont été tués ou blessés; qu'est cela à côté
des milliers de cadavres moscovites jonchant la neige devant eux !
Mais que se passe-t-il chez les Russes ? Il est deux heures et ils semblent avoir renoncé à attaquer.
Une telle inaction est inquiétante et doit cacher quelque piège. Fournier envoie un officier en
reconnaissance. Celui-ci revient bride abattue, le visage bouleversé:
- L'ennemi a fait remonter le ravin à une grande partie de ses forces; il tourne notre gauche et
s'installe en arrière du bois; il va nous prendre à revers !
Prendre le 9ème corps à revers ? C’est le moindre souci de Wittgenstein à ce moment !... A peine
l'officier a-t-il parlé que le canon retentit de l'autre côté du bois ; l'adversaire a déjà des pièces en
batterie et tire à coups précipités, mais ces coups ne sont pas destinés aux troupes de Victor; un
autre but plus urgent le sollicite ; arrêter le franchissement de la rivière, couper en deux l'armée de
Napoléon, Tchitchakoff se chargeant de l’une des moitiés, Wittgenstein de l'autre.
Boulets et obus tombent maintenant sur les ponts ou autour des ponts et sur l'effroyable cohue
qui s'écrase pour y passer. Il y a là encore vingt mille êtres luttant en désespérés pour échapper à
la captivité ou à la mort : derniers soldats de régiments dispersés, traînards, charrois de toute
sorte, fonctionnaires de l'administration militaire, Français de Moscou partis avec l'armée,
voitures de munitions, vivandières, femmes serrant leur enfant sur leur sein, toute l'horreur d'une
foule éperdue de souffrances et d'épouvante. Aux premiers sifflements des boulets cinglant vers
eux, une immense, une déchirante clameur de désespoir monte de vingt mille poitrines.
L'écho affaibli de cette clameur parvient jusqu'aux braves du 9ème corps et les glace de pitié et
d'angoisse ; qui n'aurait le cœur serré en imaginant les scènes effroyables qui se déroulent à cette
minute le long des flots noirs de la Bérézina ? La lutte sauvage pour atteindre les ponts,
l'écrasement des faibles, la brutalité des forts, les supplications, les menace, les coups, les
chapelets de fuyards tombent des passerelles surchargées, les désespérés se donnant la mort ou se
précipitant dans le torrent glacé pour tenter à la nage un impossible passage, et, dans ce magma
sans nom, la chute des projectiles creusant des trous hideux !
Dans les circonstances difficiles Fournier a horreur de l'inaction, des tergiversations, des palabres.
Bonne ou mauvaise, une décision doit être prise et exécutée sans désemparer. Ne recevant aucun
ordre, il galope jusqu'au poste de commandement du maréchal. Il trouve celui-ci soucieux,
hésitant, entouré de ses divisionnaires et des officiers de son état-major. Tous parlent à la fois, se
disputent, certains avec fureur ; ce sont ceux qui estiment urgent d'abandonner une position
devenue à leurs yeux inutile ; ils veulent se frayer un passage jusqu'au pont et rejoindre
l'Empereur sur la rive droite; qu'adviendra-t-il du 9ème corps si les Russes atteignent les ponts
avant la nuit ? Ce serait vouloir subir le sort de Partouneaux, mourir ou tomber aux mains des
tortionnaires moscovites !
Sollicité de donner son avis, Fournier ne cache pas son indignation :
- F.... ! Avons-nous l'ordre, oui ou non, de protéger les ponts jusqu'à la tombée du jour ? Or en ce
moment ils sont sous le feu de l'ennemi, nous manquons à notre mission. Il faut tenter un
suprême effort, écarter leur canon et les tenir hors de portée jusqu'à la nuit.
Son langage énergique, la justesse de son raisonnement emportent la décision de Victor. On va
tenter une attaque désespérée ! Toute l'infanterie se portera en avant et attaquera à la baïonnette
les Russes encore dans le ravin, menaçant ainsi les arrières des troupes aventurées à la gauche de
notre ligne:
- Quant à vous, général Fournier, je fais confiance à votre valeur et à celle de votre brave cavalerie.
Attaquez à fond à l'est du bois les têtes de colonnes russes ; à tout prix il faut nettoyer la crête des
canons qui s'y sont installés.
Ainsi un sacrifice total, une lutte sans espoir sont demandés à Fournier. Comment parvenir, avec
à peine cinq cents sabres, à faire lâcher pied à des milliers de combattants parvenus, après quatre
heures de lutte, en vue de cette Bérézina, but de leurs efforts, et dont plus rien ne les sépare ? Mais
aux heures où tout semble perdu, ce mirliflor, ce jouisseur, cette mauvaise tête sent battre en lui
un cœur héroïque. On lui demande de se faire hacher, lui et les siens, pour sauver ce qui peut
encore l'être de la Grande Armée ? Il se fera hacher, il sauvera ses frères d'armes.
Revenu devant sa petite troupe, Fournier ne lui cache pas le sanglant effort auquel les convie le
maréchal ; il ne s'agit pas de discuter, de s'apitoyer sur soi-même, il s'agit d'arracher à la mort des
camarades, des hommes, des femmes, jusqu'à des enfants...
- Dès que l'infanterie aura abordé l'ennemi, nous chargerons sur les canons et leur bouclerons la
gueule !
Enflammés par ses paroles, par son visage illuminé, transfiguré par la foi dans l'issue de l'action,
chevau-légers et hussards se sentent soulevés par une force surnaturelle et éclatent en
acclamations. Alors, sabre à la main, souffle contenu, oreille aux aguets, la brigade attend. Enfin,
voici l'instant ! A droite, les tambours battent la charge et une fois encore retentit ce cri jusque-là
synonyme de victoire: « Vive l'Empereur ! »
- En avant !
Suivi par ses braves, Fournier s'élance, contourne la corne du bois et fonce droit devant lui.
Spectacle à faire frémir : au revers de la pente où sont installées les batteries, cinq mille grenadiers
russes sont massés. Cinq mille contre cinq cents ! Aller directement sur les pièces ? Impossible ;
d'abord enfoncer leur soutien ! Sans se soucier du nombre, Fournier s'abat sur l'infanterie avec
une telle impétuosité qu'il l'aborde sans qu'elle ait eu ni le temps ni le moyen de faire feu Dans la
masse grise, le torrent se précipite, y creuse un trou sanglant. Farouchement, les grenadiers se
défendent à la baïonnette ; écrasés sous les fers des chevaux et sous les coups de sabre, ils reculent
mais se heurtent au bataillon suivant qui leur oppose tout le poids de son millier d'hommes.
L'élan de la charge est rompu ; le petit nombre des cavaliers, noyés dans le grand flot gris, se
remarque ; il est temps de rompre le combat.
Fournier rallie sa brigade à la lisière du bois. Il n'a plus que quatre cents hommes derrière lui.
N'importe. Sitôt ses escadrons reformés, il repart une seconde fois, tombe d'un élan désespéré sur
le second bataillon, l'ébranle, le rejette sur le suivant puis rameute de nouveau son monde en haut
de la pente. Harassés, beaucoup d'entre eux couverts de sang, ayant encore perdu cinquante des
leurs, les cavaliers ont atteint ce degré de misère contre lequel se brise le plus grand
enthousiasme. On a trop exigé d'eux, de leur volonté, de leurs muscles, de leur sang; tout cela est
brisé, vide de subi stance. Impossible de fournir un nouvel effort.
Soudain, sous leurs yeux, surgit un spectacle inespéré. Menacés en arrière par l'attaque
impétueuse de l'infanterie, en partie désagrégés par les deux attaques de la cavalerie et craignant
l'arrivée de renforts, les grenadiers reculent ! .. Bien mieux ! Leur artillerie légère amène ses
attelages et les pièces s'éloignent de la crête au grand trot. Il faut précipiter leur retraite. Fournier
se retourne vers ses hommes.
- Encore une fois ?
- Oui, oui, la charge !
Et pour la troisième fois ces braves se précipitent le sabre haut, se heurtent aux colosses russes,
descendent, mêlés à eux, jusqu'au fond du ravin, les y bousculent dans un désordre voisin de la
panique. Il suffit.
Au pas, les rênes longues, lés débris de la brigade remontent la pente, s'arrêtent à la lisière du
bois. C'en est trop, les nerfs sont rompus, les têtes vides, les forces brisées ; comme des loques, les
cavaliers se laissent glisser aux pieds de leurs chevaux. Ils ne sont plus que trois cents ; cinq cents
d'entre eux gisent sur la neige du plateau et sur les pentes en arrière du bois ; déjà le froid a
transformé leurs cadavres en d'informes blocs de glace. Sans doute, mais grâce à leur abnégation
le canon russe ne sème plus la mort dans la foule des désespérés.
Cavalerie, arme du sacrifice, quel plus bel exemple peux-tu donner de la grandeur de ta mission !

La nuit descend. Tâtonnant dans l'ombre, un aide de camp du maréchal surgit :
- Général, M. le duc de Bellune se met en route avec l'infanterie. Il vous prie de couvrir son
mouvement et, dès qu'il aura atteint la rive droite, de vous frayer un passage coûte que coûte. Le
général Eblé a l'ordre de brûler les ponts derrière vous.
- Entendu, dites au maréchal que, cette fois encore, il peut compter sur sa cavalerie.

Dans la nuit sans lune mais rendue lumineuse par la blancheur de la neige, la brigade-fantôme
s'achemine à pas lents vers la rivière ; quelques cavaliers jalonnent la route suivie par le 9 ème corps
et gardent le contact avec son dernier bataillon. Tous les cent pas, Fournier s'arrête et fait face à la
direction de l'ennemi. Les Russes n'auraient maintenant qu'un bien petit effort à donner pour jeter
dans la Bérézina les derniers défenseurs de la Grande Armée ! Le tenteront-ils ?
Devant lui, sans bruit, des ombres se glissent, vont, viennent, s'évanouissent pour reparaître,
pareilles à une troupe de loups affamés ; comme ceux des loups, leurs yeux luisent dans
l'obscurité et rien ne leur échappe ; devant l'attitude décidée de la brigade, ils plient l'échine,
suivent à distance dans l'espoir de happer au vol tout ce qui ne pourra suivre. Les cosaques !...
Fournier n'a que dédain pour cet adversaire, redoutable seulement pour les isolés et pour les
faibles.
Puis c'est une dernière attente, non loin de la rivière. Jusqu'à lui parvient l'immense murmure des
lamentations dominé de temps à autre par de brutales explosions d'épouvante ou de fureur. Quel
drame abominable se joue là-bas ! Envoyé par lui aux nouvelles, son aide de camp rapporte des
détails à faire frémir : tout ce qui avait encore quelque apparence de troupe régulière a maintenant
franchi la Bérézina mais des milliers de traînards, d'isolés se battent pour avoir accès au pont,
certains s'entre-tuent et le maréchal, pour frayer la route à ses divisions, a dû employer la
baïonnette ; la cavalerie aura grand mal à se faire jour. Quelle épreuve encore !
A onze heures du soir, on vient prévenir Fournier que le dernier bataillon du 9 ème corps est engagé
sur les ponts. Il fait rompre par quatre, ordonne de serrer tête à queue dans chaque file et de
prêter grande attention à ne point se laisser dissocier. Ce qui reste de la compagnie d'élite des
hussards ouvrira la marche, le sabre à la main, avec l'ordre de pointer droit sur le premier passage
et de frayer sa route sans pitié. Les nécessités de l'heure l'obligent à cuirasser son cœur.
En débouchant sur la rive, l'angoisse saisit à la gorge les plus endurcis ; plus d'un pleurerait si la
somme de misères endurée jusque-là n'avait tari la source des larmes. Une houle de têtes oscille et
se perd dans le noir ; à ses vibrations on peut deviner que cette marée humaine tend vers le même
but, mais, bloquée par sa propre masse, piétine sur place. Au-dessus de ce flot sinistre se dressent
des carcasses de voitures abandonnées, de caissons, de fourgons sans attelages contre lesquels les
êtres vivants se heurtent et se déchirent. A l'infini plaintes, supplications, appels de détresse se
fondent en un pitoyable lamento. Horreur ! Les chevaux buttent sur des cadavres, les piétinent.
Avec peine les hussards, de la pointe de leur sabre, s'ouvrent la route. Des spectres informes, sans
sexe, hirsutes, couverts d'invraisemblables amas de loques s'accrochent à leurs jambes, à leurs
fourreaux, à leurs chabraques ; il faut leur couper les doigts pour leur faire lâcher prise. Enfin le
tablier du pont retentit sous les sabots des chevaux. Comme il est frêle, ce passage !... Deux fois il
s'est rompu, entraînant des grappes humaines dans le torrent glacé ; deux fois les pontonniers -
inclinons-nous devant ces saints - sont parvenus à le rétablir. A la lueur des torches qu'ils tiennent
on distingue leurs visages de suppliciés ; à demi nus, accrochés aux montants des chevalets, ils
surplombent le gouffre noir, veillant avec soin à la moindre fissure qui pourrait se produire.
Enfin voici l'autre rive ; la brigade se dirige vers l'ouest. Ceux de ses cavaliers qui en ont encore la
force se retournent une dernière fois. Derrière eux s'élève une grande lueur. Les ponts flambent.
La Bérézina franchie, la Grande Armée poursuivit sa course hallucinante sans cesse harcelée par
les armées russes, semant sur sa route ses derniers canons, égrenant son chapelet de morts. La
brigade de cavalerie du 9ème corps combattit encore, réduite à la valeur d'un escadron, à
Malodczna et à Kowno ; dans ce dernier engagement, Fournier eut encore un cheval tué sous lui,
le quatrième depuis le début de la campagne. Puis les restes de la valeureuse troupe se
dispersèrent, fondirent dans la débâcle finale.
Fournier, les deux pieds gelés, eut grand-peine à atteindre Dantzig. La gangrène s'était mise dans
le pied droit. Celui-ci fut sauvé grâce à un traitement énergique : des incisions pratiquées dans la
chair et dans lesquelles on introduisait du camphre.
En 1813, il fut nommé au commandement d'une division légère dans le corps de cavalerie du duc
de Padoue. Il se couvrit encore de gloire au combat de Gross-Beeren où, par son intervention
énergique, il ne fut pas loin de changer la défaite d'Oudinot en victoire.
Mais il était dit que son mauvais caractère l'empêcherait jusqu'au bout de recevoir le juste prix de
ses prouesses. Arrêté à la suite d’une altercation avec l'Empereur, il fut destitué et, jusqu'à
l'abdication, placé sous la surveillance de la police.
Oublions les fautes de l'homme et inclinons-nous devant l'héroïsme du soldat dans la journée du
28 décembre 1812. Sans lui, de l'aveu même du duc de Bellune, la Grande Armée eût eu pour
linceul les eaux glacées de la Bérézina.

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