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Le passage de la Berezina est embrumé de chroniques et de légendes selon lesquelles les forces
russes sont établies le long de la ligne d'eau sur laquelle les Français vont tenter de jeter des
ponts, tandis que le corps de Koutousov les serre de près, par derrière. Finalement, sous le feu
de l'ennemi, les ponts s'écroulent, les troupes disparaissent dans les flots glacés, malgré
l'héroïsme des pontonniers du général Eblé.
Sauf l'héroïsme des pontonniers, tout est faux. L'impéritie des généraux russes, la peur
que leur inspire Napoléon, l'énergie, le calme de l’Empereur, le courage, la valeur des
soldats valides restés fidèles aux drapeaux ont permis que le « passage de la Berezina »
ne fût pas une aventure désespérée, mais bien une opération étudiée, précédée de
reconnaissances tactiques et techniques, accompagnée de démonstrations destinées à
tromper l'ennemi, exécutée sur ordres et terminée en victoire.
24 novembre, 6 heures du soir. Ayant quitté Bobr ce matin vers 8 heures, l'Empereur arrive à
Lochnitza. Deux nouvelles, deux mauvaises. Oudinot rend compte. Le 21, Tchitchagov a chassé
de Borissov, repoussé sur la rive gauche de la Berezina et fait suivre Dombrowski et ses Polonais
par Pahlen. La tête de pont est perdue. Le 22, marchant vers cette ville, selon les ordres reçus, le
maréchal a rencontré et pris sous son commandement les Polonais. Le 23, les Russes de Pahlen,
refoulés et mis en déroute, se sont retirés sur Borissov et ont brûlé le pont.
« Ils y sont », s'écrie l'Empereur en frappant le sol de sa cravache. « Il est donc décidé que nous
ne faisons que des sottises! »
Dans une cabane à proximité, il fait étaler ses cartes. Jomini, gouverneur de la province, suggère
de passer au-dessus de Borissov, où la rivière est peu profonde, mais Napoléon pense à se
retirer sur la ville de Minsk. Un espoir ?
Le général Corbineau, commandant une brigade de cavalerie du 2e corps, envoyé par Oudinot
vers Gouvion-Saint-Cyr, conte son odyssée. Il rejoignait le maréchal par la rive droite de la
Berezina et cherchait un passage lorsqu'il a rencontré un paysan qui venait de traverser la rivière
au gué de Studianka, à trois lieues en amont de Borissov. Malgré les glaçons, il est entré dans
l'eau profonde de trois ou quatre pieds et est arrivé sans encombre sur la rive gauche avec ses
escadrons.
Ce renseignement précieux confirme le rapport de reconnaissance exécuté par le général
Edouard de Colbert, commandant le 2e chevau-légers lanciers de la garde.
Raisonnons :
Ni Wittgenstein (30 000 hommes) ni Koutousov (90 000 hommes) ne paraissent pressés de
s'approcher de Napoléon. Le premier est tenu à distance par Victor vers Baturé (9 lieues nord-est
de Lochnitza). Le second est encore sur le Dniepr, à 150 kilomètres de la Berezina, et vient
d'envoyer à Tchitchagov l'ordre d'observer vers la Berezina et par conséquent de dégarnir
Borissov, parce que, pense-t-il, les français doivent se porter sur Minsk. On aura donc largement
le temps de passer. Corbineau et sa brigade emportent les ordres de l'Empereur à Oudinot :
commencer secrètement les préparatifs de passage à Studianka, faire des démonstrations très
apparentes à Borissov pour tromper Tchitchagov, répandre le bruit que c'est ici le point de
passage de l'armée. Les généraux Eblé, commandant les équipages de pont, Chasseloup-
Laubat, commandant le génie, Jomini, les pontonniers, les bataillons des sapeurs partent pour
Borissov.
Fournier-Sarlovèze à la Bérézina.
par Marcel Dupont "Cavaliers d'épopée"
Dans la nuit sans lune mais rendue lumineuse par la blancheur de la neige, la brigade-fantôme
s'achemine à pas lents vers la rivière ; quelques cavaliers jalonnent la route suivie par le 9 ème corps
et gardent le contact avec son dernier bataillon. Tous les cent pas, Fournier s'arrête et fait face à la
direction de l'ennemi. Les Russes n'auraient maintenant qu'un bien petit effort à donner pour jeter
dans la Bérézina les derniers défenseurs de la Grande Armée ! Le tenteront-ils ?
Devant lui, sans bruit, des ombres se glissent, vont, viennent, s'évanouissent pour reparaître,
pareilles à une troupe de loups affamés ; comme ceux des loups, leurs yeux luisent dans
l'obscurité et rien ne leur échappe ; devant l'attitude décidée de la brigade, ils plient l'échine,
suivent à distance dans l'espoir de happer au vol tout ce qui ne pourra suivre. Les cosaques !...
Fournier n'a que dédain pour cet adversaire, redoutable seulement pour les isolés et pour les
faibles.
Puis c'est une dernière attente, non loin de la rivière. Jusqu'à lui parvient l'immense murmure des
lamentations dominé de temps à autre par de brutales explosions d'épouvante ou de fureur. Quel
drame abominable se joue là-bas ! Envoyé par lui aux nouvelles, son aide de camp rapporte des
détails à faire frémir : tout ce qui avait encore quelque apparence de troupe régulière a maintenant
franchi la Bérézina mais des milliers de traînards, d'isolés se battent pour avoir accès au pont,
certains s'entre-tuent et le maréchal, pour frayer la route à ses divisions, a dû employer la
baïonnette ; la cavalerie aura grand mal à se faire jour. Quelle épreuve encore !
A onze heures du soir, on vient prévenir Fournier que le dernier bataillon du 9 ème corps est engagé
sur les ponts. Il fait rompre par quatre, ordonne de serrer tête à queue dans chaque file et de
prêter grande attention à ne point se laisser dissocier. Ce qui reste de la compagnie d'élite des
hussards ouvrira la marche, le sabre à la main, avec l'ordre de pointer droit sur le premier passage
et de frayer sa route sans pitié. Les nécessités de l'heure l'obligent à cuirasser son cœur.
En débouchant sur la rive, l'angoisse saisit à la gorge les plus endurcis ; plus d'un pleurerait si la
somme de misères endurée jusque-là n'avait tari la source des larmes. Une houle de têtes oscille et
se perd dans le noir ; à ses vibrations on peut deviner que cette marée humaine tend vers le même
but, mais, bloquée par sa propre masse, piétine sur place. Au-dessus de ce flot sinistre se dressent
des carcasses de voitures abandonnées, de caissons, de fourgons sans attelages contre lesquels les
êtres vivants se heurtent et se déchirent. A l'infini plaintes, supplications, appels de détresse se
fondent en un pitoyable lamento. Horreur ! Les chevaux buttent sur des cadavres, les piétinent.
Avec peine les hussards, de la pointe de leur sabre, s'ouvrent la route. Des spectres informes, sans
sexe, hirsutes, couverts d'invraisemblables amas de loques s'accrochent à leurs jambes, à leurs
fourreaux, à leurs chabraques ; il faut leur couper les doigts pour leur faire lâcher prise. Enfin le
tablier du pont retentit sous les sabots des chevaux. Comme il est frêle, ce passage !... Deux fois il
s'est rompu, entraînant des grappes humaines dans le torrent glacé ; deux fois les pontonniers -
inclinons-nous devant ces saints - sont parvenus à le rétablir. A la lueur des torches qu'ils tiennent
on distingue leurs visages de suppliciés ; à demi nus, accrochés aux montants des chevalets, ils
surplombent le gouffre noir, veillant avec soin à la moindre fissure qui pourrait se produire.
Enfin voici l'autre rive ; la brigade se dirige vers l'ouest. Ceux de ses cavaliers qui en ont encore la
force se retournent une dernière fois. Derrière eux s'élève une grande lueur. Les ponts flambent.
La Bérézina franchie, la Grande Armée poursuivit sa course hallucinante sans cesse harcelée par
les armées russes, semant sur sa route ses derniers canons, égrenant son chapelet de morts. La
brigade de cavalerie du 9ème corps combattit encore, réduite à la valeur d'un escadron, à
Malodczna et à Kowno ; dans ce dernier engagement, Fournier eut encore un cheval tué sous lui,
le quatrième depuis le début de la campagne. Puis les restes de la valeureuse troupe se
dispersèrent, fondirent dans la débâcle finale.
Fournier, les deux pieds gelés, eut grand-peine à atteindre Dantzig. La gangrène s'était mise dans
le pied droit. Celui-ci fut sauvé grâce à un traitement énergique : des incisions pratiquées dans la
chair et dans lesquelles on introduisait du camphre.
En 1813, il fut nommé au commandement d'une division légère dans le corps de cavalerie du duc
de Padoue. Il se couvrit encore de gloire au combat de Gross-Beeren où, par son intervention
énergique, il ne fut pas loin de changer la défaite d'Oudinot en victoire.
Mais il était dit que son mauvais caractère l'empêcherait jusqu'au bout de recevoir le juste prix de
ses prouesses. Arrêté à la suite d’une altercation avec l'Empereur, il fut destitué et, jusqu'à
l'abdication, placé sous la surveillance de la police.
Oublions les fautes de l'homme et inclinons-nous devant l'héroïsme du soldat dans la journée du
28 décembre 1812. Sans lui, de l'aveu même du duc de Bellune, la Grande Armée eût eu pour
linceul les eaux glacées de la Bérézina.