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"Nous nous dirigeons vers un

conflit gelé" : le chercheur Olivier


Kempf a répondu à vos questions
sur la guerre en Ukraine
le 24/08/2022 18:56

Un soldat ukrainien devant des tanks russes saisis par l'Ukraine, à Kiev, le 24 août 2022. (METIN AKTAS
/ ANADOLU AGENCY / AFP)

Six mois après le début de la guerre en Ukraine, la résolution du


conflit paraît encore lointaine. La progression éclair des troupes
russes dans les premières semaines a laissé place à l'enlisement, et
la contre-offensive ukrainienne attendue tarde à se matérialiser.

>> Guerre en Ukraine : suivez notre direct pour les six mois du
conflit

Où en sont les affrontements sur le terrain ? Comment le conflit


:
peut-il évoluer dans les prochains mois ? Quelles sont les pistes de
sortie de crise possibles ? Les lecteurs de franceinfo ont interrogé
Olivier Kempf, directeur du cabinet stratégique La Vigie et chercheur
associé à la Fondation pour la recherche stratégique. Voici ses
réponses.

Sur la situation sur le front


@cyclo_ecolo : Actuellement, quel pourcentage de la superficie
du Donbass est contrôlé par les séparatistes et l'armée russe ?
Ce front est-il à l'arrêt ou l'un des camps gagne-t-il du terrain ?

Olivier Kempf : Les Russes contrôlent 100% de l'oblast de Louhansk


et tiennent 66 à 68% de l'oblast de Donetsk. Ce front est quasiment
à l'arrêt depuis trois semaines. Il y a eu très peu d'évolution depuis la
chute de Severodonetsk et Lyssytchansk. Les gains territoriaux sont
très faibles et ils sont concentrés soit autour de Bakhmout, soit au
niveau des faubourgs de Donetsk. Il y a eu quelques très faibles
progressions russes, au maximum quelques villages.

@Maximouton : Que pensez-vous de la notion de "stratégie de


corrosion" employée par certains experts pour décrire l'action
de l'Ukraine notamment dans la région de Kherson ? Est-ce pour
vous une notion pertinente ? A-t-elle des chances de succès ?

Olivier Kempf : La "stratégie de corrosion" est finalement la guerre


d'usure version ukrainienne : elle consiste à appuyer des feux sur la
première ligne de contact, mais surtout à essayer de casser toute la
ligne d'approvisionnement des Russes : les dépôts (carburant,
munitions, matériel), les postes de commandement et les axes
logistiques, notamment les ponts. C'est particulièrement pertinent
dans la région de Kherson : la rive droite du Dniepr n'est reliée à la
rive gauche que par deux ponts que l'Ukraine bombarde. Cela freine
:
les efforts russes dans cette zone.

Cette manœuvre a commencé il y a cinq ou six semaines. On a


beaucoup parlé d'une possible contre-offensive ukrainienne vers
Kherson, mais jusqu'à présent, il s'agit plutôt de frappes visant à
affaiblir le dispositif logistique russe, et peut-être à préparer le
lancement de cette manœuvre offensive d'ici quelques semaines.

@Marie : La menace autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia


est-elle réelle ? Est-il vraiment raisonnable de penser que M.
Poutine ou un autre belligérant irait aussi loin après avoir subi
les conséquences directes de Tchernobyl ? Ne se trouve-t-on
pas dans un processus de désinformation et de chantage au
nucléaire comme pendant la Guerre Froide ?

Olivier Kempf : Dans le cas de la centrale nucléaire de Zaporijjia, il


s'agit de nucléaire civil, et non d'une bombe nucléaire militaire. Il y a
donc un risque d'incident voire d'accident radioactif civil, comme ce
qui s'est passé à Tchernobyl. Si le cœur du réacteur nucléaire
semble très protégé, tous les objets et accessoires faisant
fonctionner la centrale le sont moins : cela peut provoquer des
dysfonctionnements qui peuvent avoir des conséquences.

Il y a un risque évident car la centrale se trouve sur une ligne de


front, à la jointure entre les territoires ukrainiens contrôlés par les
Russes et ceux contrôlés par Kiev. Il semble que les Russes
stationnaient dans l'enceinte de la centrale des dépôts de munitions
et de matériel, en se disant que ces dépôts ne seraient pas frappés
par l'Ukraine vu leur emplacement. Il y aurait eu des obus tombés sur
la centrale, ce dont les Russes et les Ukrainiens s'accusent
mutuellement. L'affaire est depuis devenue politique, en passant
dans le champ de la diplomatie internationale. Les Russes sont plus
ou moins entrés dans cette négociation. En conclusion, il y a un
:
risque radioactif, qui semble malgré tout maîtrisé.

L'enjeu est aussi celui de l'approvisionnement électrique de


l'Ukraine. La centrale de Zaporijjia fournissait un quart du courant
électrique au pays avant la guerre. Je ne sais pas si cela a été coupé,
mais il s'agit potentiellement d'une source majeure d'électricité pour
l'Ukraine qui est désormais sous contrôle russe. C'est l'un des
enjeux sous-jacents sur cette centrale.

Sur l'état actuel des armées


@Jean dit "Bolo" : Les Russes ont-ils encore beaucoup de stock
d’armes et pour combien de temps, au rythme où ils les
utilisent ? Ont-ils les moyens de les fabriquer au niveau de leurs
besoins ?

Olivier Kempf : Les Russes ont déstocké beaucoup de vieux


armements, de vieux canons et de vieux chars de l'Union soviétique,
ce qui donne une certaine profondeur de ressources. Bien sûr, ce
sont des armes vieilles et imprécises, mais elles permettent aux
Russes d'animer le front, d'avoir une action offensive d'artillerie. Il y
avait aussi des stocks de munitions, et leurs usines de fabrication
sont pour la plupart encore en Russie. Concernant les munitions de
masse, technologiquement peu avancées, les Russes ont
probablement la capacité d'en produire dans la durée.

La question, ensuite, est celle de leur acheminement vers le front.


L'Ukraine frappe les dépôts de munitions russes grâce aux moyens
occidentaux, et a réussi à réduire la pression de feu russe. Mais
Moscou a les moyens de persévérer et de maintenir une pression
suffisante sur l'ensemble du front. On a donc eu un rééquilibrage des
deux forces.

@Karine : A-t-on une idée du nombre de morts russes dans ce


:
conflit ? Quelle perception en ont les Russes ?

Olivier Kempf : Les données du ministère de la Défense russe sont


assez faibles : ils vont officiellement dire qu'il y a moins de
10 000 morts. Des estimations occidentales annoncent 15 000, voire
20 000 morts, parmi les militaires russes. Il y a probablement au
moins une dizaine de milliers de décès, mais il faut rester prudent,
car il s'agit d'une estimation qui ne s'appuie pas sur des données
objectives.

Comment cela est-il accueilli par la société russe ? Nous avons peu
d'indices, mais nous n'avons pas encore beaucoup d'échos de
mouvements de mères de soldats russes, comme il y avait pu en
avoir durant d'autres conflits. La Russie contrôle énormément
l'information : aucune voix discordante n'apparaîtra dans les médias
de masse.

@Tintin : Savez-vous à combien s'élève l'aide militaire totale


fournie par les États-Unis à l'Ukraine depuis le début du conflit ?

Olivier Kempf : Donner un chiffre précis est très difficile, d'autant


qu'il y a une différence entre les annonces et les transferts réels.
L'ensemble des pays européens et nord-américains ont fourni
d'abord du matériel, de différents types et de différente qualité, puis
ont donné de l'argent. Ils ont également accueilli des réfugiés
ukrainiens. Il y a aussi eu des aides beaucoup moins visibles mais
importantes, comme la formation et l'entraînement de combattants
ukrainiens à manier le matériel transmis ou de manière plus générale.
Il y a enfin des appuis en matière de renseignement, d'observation
du champ de bataille, ainsi qu'un appui cyber et satellitaire.

Sur l'évolution du conflit dans les prochains


mois
:
@M : A l'approche de l’hiver, est-ce que la Russie sera en
position de force ?

Olivier Kempf : A partir de cet automne, le mauvais temps va


entraver les manœuvres, sachant qu'il n'y a déjà pas eu beaucoup
de mouvements au cours de l'été, et qu'ils vont encore plus se figer
avec l'hiver. Il faudra probablement attendre la fin du dégel avant de
revoir des mouvements. Les deux parties vont en profiter pour
reconstituer leurs forces : aussi bien les ressources humaines, qui
ont été éprouvées en quantité et en qualité, que militaires, avec des
armements et des munitions. Elles vont probablement réfléchir à de
nouvelles tactiques, de nouvelles organisations d'état-major et de
commandement. Les Russes compteront sur eux-mêmes et les
Ukrainiens compteront sur l'aide occidentale.

Nous nous dirigeons donc vers un conflit gelé, mais un conflit gelé
n'est pas un non-conflit : il continuera à y avoir des échanges de tirs,
des frappes d'artillerie. Il y aura toujours des morts et des blessés,
mais en nombre probablement moins important que ce que l'on a
connu ces six derniers mois. Cela renvoie à une situation comparable
à ce que l'on a connu entre 2015 et 2022 dans le Donbass.

@CBO78 : Quelles peuvent être les portes de sortie


"acceptables" pour Vladimir Poutine pour mettre fin à
l'offensive ? La conquête du Donbass ? Le contrôle total de la
façade maritime ukrainienne ? La chute du pouvoir de Kiev ? Les
objectifs deviennent assez flous (pour peu qu'ils aient pu être
clairs...)

Olivier Kempf : Vladimir Poutine souhaitait, à l'origine, décapiter le


pouvoir à Kiev. Il n'a pas réussi. Il voulait prendre le contrôle d'une
grande partie de l'Ukraine, mais il n'a pris le contrôle que d'une
partie seulement. L'objectif de contrôle de l'oblast de Louhansk est
:
atteint, mais ce n'est pas encore le cas dans l'oblast de Donetsk. Il lui
manque aussi quelques parties de l'oblast de Kherson. Vladimir
Poutine aurait sans doute même envie d'aller jusqu'à Odessa, mais il
ne semble pas en avoir les moyens. C'est un objectif qu'il
n'annoncera probablement pas, car cela paraît hors d'atteinte.

Cela étant, Moscou doit présenter un bilan positif à son opération, et


pour l'instant ce n'est pas vraiment le cas par rapport aux objectifs
de départ. Mais le Kremlin est néanmoins allé trop loin pour revenir
en arrière. Il est impensable que Moscou accepte de rendre ce qui a
été pris au niveau de Kherson et de Zaporijjia, et il va continuer à
pousser pour grignoter encore. Donc la situation est assez bloquée.

@Philippe : Le peuple ukrainien est-il prêt à tout pour défendre


son pays, comme leur président l’annonce dans un discours ? Y
a-t-il des signes de lassitude ?

Olivier Kempf : Pour l'Ukraine, il s'agit d'une guerre totale,


existentielle. Le président Volodymyr Zelensky est dans une position
très inconfortable, car il a trois objectifs en même temps : d'abord, le
succès des opérations militaires ; ensuite, maintenir le feu sacré de la
population, et en même temps, entretenir la flamme de l'intérêt
occidental, car c'est son soutien qui permet à l'Ukraine de tenir. Il
doit faire ces trois choses à la fois, ce qui explique aussi son discours
disant : "Nous luttons jusqu'à la victoire". Ce qui, sur le terrain, paraît
difficile.

Quant à la population ukrainienne, elle connaît six à sept millions de


déplacés internes, ainsi que six à sept millions de réfugiés.
Autrement dit, entre un tiers et 40% de la population ukrainienne
n'est plus chez elle. Il s'agit d'une société profondément affectée par
la guerre. Jusqu'à présent, elle a fait bloc, et il n'y a pas de signe de
lassitude. Néanmoins, l'hiver arrive. Ce soutien tient pour l'instant,
:
:
mais il peut être fragile.

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