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CAMOUFLAGE

Roman

Ollive Yvan © 2019


Prologue

Tout le monde avait été pris de court...La


crise arriva, presque par surprise, et fut
ressentie d’autant plus violemment que tous
les habitants de la confédération s’étaient un
peu endormis dans tant de confort.
La Suisse est un pays magnifique. Des Alpes
aux hauts plateaux du jura, les montagnes
masquent l’horizon. Les glaciers alimentent
les lacs. La vigne pousse sur les coteaux. Les
fromages vieillissent dans les caves. Ici, et ce
n’est pas nouveau, on gère l’argent d’autrui.
Celui des citoyens fortunés du monde et celui
des multinationales, tous passionnés
d’optimisation fiscale. Celui des stars du
ballon rond, des dix-huit trous. Celui des
trafiquants de tous poils et des dictateurs de
tout acabit. Tous trouvent, derrière les lourdes
portes des coffres, un accueil bienfaisant. Des

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flots de cash alimentent la puissance
financière de la confédération. Le fric, devenu
fréquentable, repart se perdre dans le vaste
monde. Sur place restent, sagement assises sur
leur cul, les commissions pharaoniques.
Mais un monde parfait n’existe pas. Le
parfum de l’opulence finit par attirer d’autres
requins qui s’organisèrent pour s’accaparer
leur part du festin. Il y avait le feu au lac !
Qui étaient-ils pour oser ? Juste un
consortium de pays à la recherche de leurs
impôts volatilisés. De paradis fiscaux, piaffant
de prendre leur part du gâteau. De mafias,
coupant l’alimentation en argent propre de
leurs concurrents. Le tout, soutenu par une
partie de la finance, alléchée par les
mouvements d’argent que tout cela allait
engendrer. Un panier de crabes rares.
Ils firent en sorte qu’il soit impossible de
garder le silence, en s’attaquant au talon
d’Achille, en remettant en cause l’indétrônable,
le sanctifié secret bancaire. Scandale sur
scandale. Pas un jour sans un banquier pris la
main dans le sac. Pas la une d’un journal sans
l’avocat d’une Corporate SA, avouant des
irrégularités dans la gestion des trois cent
septante comptes de son client. La Suisse se
fâcha avec ses amis. De sa villa, avec vue sur

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Bogota, une pauvre fille dans chaque main,
une bague à chaque doigt, un parrain
changeait la trajectoire de son pognon, en
pétant dans sa piscine. D’un imperceptible
mouvement de la main, un oligarque
abandonnait ses anciens partenaires et
retournait à sa vodka.
L’argent commença à manquer, et les
premières vagues de licenciements
emportèrent les étrangers. Préférence
nationale oblige. Plus besoin de petites mains
pour compter les dollars. Plus de soupe à
servir. Plus de bureaux à construire. Les
travailleurs frontaliers retournèrent, penauds,
à leur domicile dans lequel ils n’avaient rien
prévu pour s’occuper. Les hommes et les
femmes étaient choqués. Le jeu de casse
continua en s’amplifiant. Les banques finirent
par s’effondrer. Grâce à l’avidité absolue
d’une poignée d’hommes, tout partit en
sucette, en couille, à vau-l’eau. Grâce à la
compétition séculaire de celui qui a la plus
grosse, deux ans plus tard, de chaque côté de
la frontière, il ne restait que des chantiers
vides. Les ados y jouaient au paint-ball.

Alors que les prédateurs s’organisaient entre


eux pour parfaire leur œuvre de destruction,

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celle que le monde de l’alpinisme appelait
la « Princesse des faces nord », assurait son
compagnon qui escaladait les premières
longueurs de la Chandelle. En bas, le glacier
et les séracs avaient le même teint gris que
celui des nuages qui encombraient le ciel
menaçant. Il fallait qu’ils soient sortis au
sommet du pilier du Fréney avant que le
mauvais temps ne soit sur eux. Après, pour
rejoindre le refuge du Goûter en passant par
le sommet du Mont Blanc, c’était moins
difficile, mais encore très long. La « Princesse
des faces nord » n’était pas inquiète, elle avait
confiance en elle et en son compagnon.
Engagé dans une traversée, il se retourna pour
lui adresser un sourire. Un visage carré, des
longues boucles brunes, un anneau à l’oreille,
bientôt il disparut derrière un angle du granit.
Soudain un immense craquement. Comme un
tremblement de terre, et une pluie de pierres
perfora les bancs de brumes accrochés sous le
sommet. Les blocs ricochaient et
rebondissaient en hurlant comme des
chimères. Les impacts libéraient des nuages de
poussière, aussitôt dilués dans le vent et le
vacarme. Pas le temps d’un cri. La « Princesse
des Faces nord » se plaqua au fond d’un
dièdre et serra plus fort les deux cordes qui la

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reliaient à son compagnon. Les brins vibraient
et se tendaient. Elle était assourdie par
l’éboulement. L’air tremblait autour d’elle.
L’apocalypse résonnait encore, le temps pour
elle de s’éparpiller sur le glacier, quand la
« Princesse des Faces nord » se redressa. Elle
appela, d’abord timidement. Les cordes dans
ses mains étaient maintenant devenues molles.
Elle tremblait. Des crevasses, plus bas, lui
parvenait l’écho des derniers blocs en fin de
course.
Puis le silence. Elle appela encore. Sa voix se
déformait. La « Princesse » avala les quelques
mètres de corde qui pendouillaient entre les
points d’assurance de la traversée. Les larmes
emplissaient ses yeux, jusqu'à ce que
l’évidence et les cordes sectionnées
apparaissent à l’angle du rocher. Au bout de
chacune d’elles, le nylon effiloché faisait des
petits pompons blancs. Aux extrémités, il n’y
avait plus personne d’attaché. La « Princesse
des Faces nord » était seule, et ses hurlements
se perdaient dans la tempête.

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Dreadlocks cradingues

Yves entend le break Volvo descendre


prudemment le chemin qui mène de la
corniche au chantier naval. La voiture se gare
sur la dalle, et Monsieur Pruchon, huissier de
justice du cabinet Pruchon & Ravannel, en sort
avec peine. Le bide qui tire sur sa colonne,
comme une corde bande un arc, ne fait rien
pour arranger. Dans son dos et dans la
poussière, une camionnette de gendarmerie
descend en marche arrière le chemin bordé de
quelques bouleaux malingres. La circulation
murmure le long de la nationale.
— Alors, vous allez me mettre dehors ?
Les présentations ont été rapides. Yves
regarde l’huissier en serrant sa tasse de café. Il
jette un œil aux vaguelettes qui tangentent le
ponton de bois noir, s’empilent sur la plage

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minuscule avant de disparaître. Une planche
posée sur des galets fait office de banc.
Instable.
Yves Leguenec était fier de ce qu’il avait
réussi à reconstruire. Il avait beaucoup
transpiré pour qu’au volant de son tracteur, il
puisse sortir du lac tous les types de bateau. Ils
tanguaient encore une dernière fois, puis
sortaient. Pissant de l’eau par tous les trous. La
rampe, couverte de mousse, menait à un
hangar. Fait de quelques rangées de plots
couvertes de tôles tambourinant sous la pluie,
bâillant dans le vent. Dans la charpente
métallique, d’immenses toiles d’araignées,
alourdies de poussière et collées entre elles,
dansaient mollement dans les courants d’airs.
Dreadlocks cradingues, reggae silencieux.
— Monsieur Leguenec, il semble que tous les
recours aient été épuisés.
— Répondez à ma question, s’il vous plaît.
— Monsieur Leguenec, nous allons procéder,
en effet, à votre expulsion.
Yves boit une gorgée de café.
— Et les flics, c’est pourquoi ?
De ses doigts, l’huissier tapote sa sacoche. Il
se tourne vers les gendarmes.

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— C’est la procédure, Monsieur Leguenec,
certaines personnes prennent tout cela avec
beaucoup moins de calme.
— Si je pouvais péter un boulon, le temps
qu’ils arrivent, vous seriez déjà bien amoché.
L’huissier hésite.
— Monsieur Leguenec, votre situation est
déjà compliquée.
— Je plaisante ! Mais, s’il vous plaît, arrêtez
de répéter mon nom, c’est énervant.
Yves dépasse l’huissier d’une tête et il a celle
des mauvais jours. La mâchoire serrée creuse
ses joues, et les marques de fatigue durcissent
son visage. Aujourd’hui, après ces mois de
bataille, il a envie que les choses aillent vite,
qu’on en finisse. Cette procédure
cérémonieuse est insupportable. Yves est à
deux doigts de craquer.
Avant que la Volvo ne se gare, il était assis
sur la fenêtre de sa cuisine, les pieds calés
contre la rambarde du minuscule balcon qui
cercle la grange. Il observait la bise gagner du
terrain à la surface du lac. Les derniers mètres
conquis à peine agités, les premiers
moutonnants, déjà. Il regardait aussi tout ce
qu’il allait devoir bientôt abandonner. Son
petit monde aux allures de paradis, coincé

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entre le lac et de grandes pentes couvertes de
forêts.
Ce matin, très tôt, deux chevreuils se
désaltéraient. Quand Yves avait ouvert la
porte, ils s’étaient enfuis en bondissant, les
sabots dérapant sur la dalle. L’arrière-train tout
en travers. Ils avaient regagné la forêt. Yves
était resté là, une boule coincée dans le ventre..
L’aube était pourtant le meilleur moment de
la journée. Les insomnies étaient terminées et
l’heure de se battre n’avait pas encore sonné.
Yves baisse les yeux sur son café, pour
s’assurer qu’il n’a pas déjà disparu dans la
sacoche de l’huissier. Sa barbe de huit jours le
gratte. A force de se tenir la tête, ses cheveux
gardent la marque de ses mains. Il porte un
vaste pull gris avec une capuche. Super chaud.
Un Lewis délavé et des chaussures Salomon. Il
a une allure rustre qui contraste avec le
costume de l’huissier.
L’officier public s’est rassuré.
— L’expulsion a lieu aujourd’hui. Vous avez
reçu le courrier en recommandé. Mais il me
semble que vous ne prenez pas le temps d’aller
les chercher.
En effet, Yves n’allait plus à sa boîte aux
lettres depuis un bon moment et pour tout dire,
il finissait par en avoir peur. A chaque fois

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qu’il l’ouvrait, une pile d’emmerdes lui
tombait sur les pieds.
La factrice, Nathalie, jetait des regards
inquiets vers la grange où il habitait. Yves,
depuis son balcon, la rassurait d’un petit geste
de la main. Il était là, mais lire ce courrier était
devenu inutile. Les recommandés
s’accumulaient. Nathalie était sûrement la
personne qui avait suivi le mieux la
débandade. Venant tous les jours, elle avait pu
constater le démontage systématique et
progressif du chantier naval qu’Yves
entretenait avec goût. Il s’était vidé de ses
bateaux. Avant, ils reposaient sur des bers,
bien calés avec des plots, une petite échelle
permettant de monter à bord. Impudiques, ils
exposaient leurs dessous tachés de mousse
verte. Puis du ponton, avait disparu à son tour
le zodiac noir du chantier. Cette saisie avait
réellement marqué la fin. Avant la fermeture
des frontières, Yves transportait matériel et
personnes à toute heure, par tous les temps.
Sur le lac ; il était le plus rapide, le plus sûr,
beaucoup d’entreprises faisaient appel à ses
services. C’est ce qu’il aimait le plus, passer
de longues heures sur l’eau. Il avait mis du
temps à s’habituer au fait qu’elle soit douce.

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Le chantier désossé, ses biens avaient été
saisis. Quelque gros bras silencieux avaient
chargé un bric-à-brac payé cher. Déjà obsolète.
Tout avait disparu dans le cul du camion, sous
l’œil méticuleux d’un autre huissier. La
banque réclamait son argent, il avait un an de
loyers en retard. Les recommandés
s’accumulaient.
— Monsieur Leguenec, le fait de ne pas vous
occuper de vos courriers recommandés ne
vous soustrait en rien à vos responsabilités.
N’attendant pas de réponse, Monsieur
Pruchon ouvre sa sacoche d’un geste maîtrisé.
Presque théâtral.
Yves sourit.
— Alors, pourquoi aller les chercher ? De
plus, j’ai été très pris par mon déménagement,
bien que vos collègues m’aient gentiment aidé.
L’huissier avait quand même rempli deux
feuilles pour faire l’inventaire de rien. Il avait,
par sécurité, inspecté chaque pièce, comme
pour vérifier qu’il ne se heurtait pas à quelques
buffets invisibles. Il est appliqué. Il ne restait,
dans la petite maison, que les traces des rondes
nocturnes de son « client ».

Toute l’année écoulée, Yves s’était levé de


bonne heure, pour se taper la tête contre les

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murs en tournant en rond dans le salon. Toutes
les techniques élaborées pour retrouver le
sommeil échouaient systématiquement. Son
esprit le ramenait toujours à la réalité, comme
un maître tire sur la laisse du chien volage
pour le remettre dans ses pas. Ses cauchemars
s’organisaient autour des phrases, totalement
incompréhensibles, qu’il lisait dans les
courriers que l’administration et le tribunal lui
envoyaient. Il ne comprenait rien au
vocabulaire, aux tournures alambiquées, à ces
références aux textes de loi. La confusion se
transformait en angoisse, et aux heures les plus
noires, ce vocabulaire semblait être
chamanique. Les mots décrivaient un monde
mystérieux peuplé d’écritures confuses.
Chaque case à cocher renvoyait à une autre,
qui en proposait d’autres. Une fois l’une
d’entre elles cochée, ça repartait pour un tour.
Une danse folklorique, où l’on passe de bras
en bras, pour revenir à sa première cavalière.
Un monde de fous, où chacun semblait avoir
pour mission de compliquer la tâche de celui
qui avait eu le malheur de devoir s’y frotter.
Alice aux pays des merveilles. Idem, on
finissait par se faire couper la tête. Les mots le
frappaient comme les grêlons d’un orage. Il lui
semblait tellement évident que, si entre

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professionnels utiliser un vocabulaire
inaccessible au profane est normal, il n’en va
pas de même quand il s’agit d’être compris par
un homme dont les prochaines années sont
suspendues au fil de ce charabia. A moins de
mépris pour l’ignorance. Et ce mépris le
rendait fou.
Entortillé dans son duvet, son sommeil
l’épuisait. Alors, il arpentait le salon éclairé
par quelques rayons de lune, puis par le lever
du soleil.
La journée, Yves tentait de reprendre le
combat. Se renseignant auprès d’une
administration débordée. Les faillites
fleurissaient, des dizaines d’entrepreneurs
demandaient de l’aide. Quand un espoir
pointait le bout de son nez, le coup de
téléphone suivant lui annonçait une nouvelle
contradictoire. Chacun le renvoyait aux
problèmes qu’il n’avait pas anticipés, ce à quoi
il aurait du faire attention avant. Le système
broyait son intelligence et sa lucidité. Il n’y
avait que Nathalie pour lui apporter un peu de
gaieté.
Ils partageaient tous les deux régulièrement
un café et devinrent amis. Elle lui parlait sans
se plaindre des soucis qu’elle avait. Cela
faisait maintenant deux ans, qu’à cause de la

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fermeture des frontières, son mari ne travaillait
plus en Suisse. Elle lui parlait de ses deux fils,
des jumeaux, qui consacraient l’ensemble de
leur temps à faire des conneries. Elle lui parlait
aussi d’un chalet en montagne qu’elle tenait de
son père. Elle lui proposait de lui prêter, cet
été pour se reposer. Elle et son mari n’y
allaient que rarement, c’est loin, et puis il faut
marcher, les enfants sont petits, enfin bref.

Quelques semaines avant l’expulsion, Yves et


Nathalie s’étaient assis sur le banc instable de
la plage. Pour un café.
— Le chalet dont tu me parles, il y a du
monde autour ? Enfin, je veux dire, c’est
perdu, tranquille ?
Nathalie avait souri. Depuis qu’elle n’était
plus impressionnée par la carrure d’Yves et
son côté taciturne, elle le voyait d’une autre
manière. Appréciait les longs silences, cette
conversation muette qui exprime chez Yves la
confiance en son interlocuteur. Yves n’avait
pas perdu les habitudes prises en fréquentant la
solitude. Il est un peu taiseux. Ses yeux bleus
sont au contraire très expressifs, ils le
trahissent parfois. Elle parlait, parlait et cet
ours semblait l’écouter. Elle se rassurait en lui
disant que tout finirait pas s’arranger, la

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frontière ouvrirait de nouveau, son mari
retournerait travailler. Lui, trouverait un
emploi dans un chantier. Elle redistribuerait
des lettres d’amour, des dessins d’enfants.
Finis les recommandés et les grands ours
désespérés. Bonne nuit les petits !
— Oui, oui pour aller au chalet, tu marches
une petite heure jusqu’au col et après encore
dix minutes et tu y es.
Yves se passe les mains dans les cheveux.
— Si j’y vais, qui pourrait le savoir, à part
toi ?
— Pas grand monde ; au départ, c’est une
cabane de berger, mon père l’a retapée. Elle
est en dehors des GR ; non franchement, c’est
cool, pourquoi ?
— Dans deux mois, je vais être viré du
chantier.
— Oui je sais, tu me l’as dit ; tu m’as dit
aussi que tu avais un plan.
— Justement, ça fait partie maintenant de
mon plan.
— Tu veux aller habiter au chalet ? Ben là,
ça va être l’apogée de ta carrière d’ours mal
léché. Ça va l’été, mais deux mois, ça porte fin
mars. La nuit, ça caille franchement. Un week-
end comme ça pour se reposer, c’est possible.
T’es à mille cinq cents mètres d’altitude, pour

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la bouffe, ce n’est pas simple, pour tout, pour
régler tes problèmes.
— Il n’y a pas de solution à mes problèmes.
Si ! Il y en a une.
Nathalie, la main gauche en visière, pour
protéger ses yeux du soleil.
— Dis pas n’importe quoi, Sébastien est
d’accord pour te louer le studio qu’on a en
ville. Même si tu ne peux pas payer au début,
on s’arrangera.
— Ton mari est une très belle personne, tu le
remercieras.
— C’est un amour, oui, tu veux dire.
C’est ce côté gamine enthousiaste qui plaisait
tant à Yves.
— Tu ne comprends pas, je vais me barrer ;
pour ça, il faut que je trouve un coin pour me
cacher jusqu’en août.
— Comment ça te barrer ?
— Nathalie, je dois beaucoup d’argent, la
banque ne me lâchera pas. Si je bosse, je serai
saisi, on me laissera le minimum, juste pour
bouffer. Je pourrai rien entreprendre, rien
faire. Juste bosser et payer. Et encore si je
trouve du boulot, avec tout ce bordel, c’est
loin d’être gagné.
— Oui, oui, je comprends, enfin je sais. Mais
tu ne peux pas habiter là-bas tout le temps.

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— Jusqu’en août.
L’émotion la gagnait. La flamme du briquet
de Nathalie fît encore plus briller ses yeux, le
temps d’allumer une cigarette. Elle souffla
longuement la fumée.
— Puis après ?
Nathalie regarde le bout rougeoyant de sa
clope attisé par vent. Le silence d’Yves lui est
soudainement moins supportable.
Yves se redresse.
— J’ai hérité d’un voilier. Il y a déjà
quelques mois. De mon oncle. Un bon vieux
voilier. Il sera dispo au mieux début août. Une
histoire de notaire, mais normalement c’est
bon. Je vais voir ! Je ne voulais pas te
demander le chalet, mais avec tous ces flics,
tout ce merdier, j’ai l’impression qu’il faut que
je me cache. Je ne sais pas ce qui va se passer
quand la banque va comprendre que je ne les
paierai pas. En plus, le chantier a des dettes,
je vais être tenu comme responsable. J’ai
peur, tu vois.
Nathalie a du mal à imaginer qu’il puisse
avoir peur de quoi que ce soit.
— Tu vas faire quoi avec ce bateau ?
— Je vais le retaper, vivre dessus en
attendant. Pis à la fin de l’automne partir.
J’en sais trop rien. Mais je vais pas attendre

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qu’on vienne me bouffer tout cru. D’ici là,
j’aurai eu le temps de réfléchir
En souriant, Nathalie prend le bras d’Yves.
— C’est mystérieux et romantique. OK pour
le chalet, mais si tu restes jusqu’en août, tu
vas cramer toute la réserve de bois. Tu vas
avoir du boulot, j’ai plein de trucs à te faire
faire. Oh et tiens, t’emmène Fido. Ça nous
fera du bien !!

Les flics sont descendus de la camionnette,


ils s’approchent de la grange doucement en
regardant le lac blanchir, brossé par le vent.
L’huissier continue son inspection de rien.
Yves, n’y tenant plus :
— Ça va durer longtemps ? Vous voyez bien
qu’il n’y a plus rien.
— C’est ce que je constate. Je fais ce qu’on
appelle un constat d’huissier. C’est courant
dans ma profession. Monsieur Leguenec, vous
êtes soumis aux obligations d’une procédure,
dont vous êtes responsable. Alors, laissez-moi
faire mon travail.
— Responsable ! Vous êtes totalement obtus,
vous savez très bien ce qui s’est passé, merde !
Comment ça responsable ? Vous avez vu
toutes ces maisons à vendre ? On dirait une
campagne de pub pour les agences

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immobilières. Y en a partout. Il y a la queue au
chômage et au tribunal de commerce. Les
émeutes, vous avez vu tout ça ? Les renforts de
police. L’armée aux frontières. Vous habitez
où ?…sur Mars !? Alors, tous les gens qui se
retrouvent avec des dettes, après un tel
merdier, sont responsables. Il vous faut quoi ?
Une bombe atomique pour nous foutre la
paix ? Et moi, vous croyez qu’on me laisse
faire mon travail ?!
L’huissier a fait un pas en arrière. Les yeux
de son interlocuteur brillent d’une étincelle
inquiétante.
— Monsieur Leguenec, ce qui s’est passé ces
derniers mois ne modifie en rien vos
obligations, et je vous rappelle que je
représente l’état. Je ne vois pas l’intérêt de
continuer cette conversation.
— Vous me faites la morale en me traitant
d’irresponsable. Après, vous ne voulez plus me
parler, vous ne savez pas ce que vous voulez
ou quoi ?
— Vous avez la journée pour quitter les lieux,
je repasse en fin d’après-midi pour les scellés.
Veuillez, s’il vous plaît, signer ici et ici !
— Ce n’est pas la peine ! crache Yves.
— Si, si, vous devez signer, si vous
continuez...

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— Vous appelez la gendarmerie ? On se
calme- le coupe Yves en souriant- je disais ce
n’est pas la peine de revenir, les scellés, faites-
les maintenant. Dites- moi Maître, vous
paniquez rapidement. Ce n’est pas très pro, je
signe où ?
Yves descend sur la petite plage de galets et
se pose lourdement sur le banc. Il avait pris la
crise économique en pleine figure. Comme un
vol de sauterelles, elle s’était abattue sur la
région, elle avait tout pillé. C’est comme ça !
Comme la pluie et le beau temps, les
catastrophes naturelles. Personne n’y peut rien
ma petite dame ! L’avantage des sauterelles est
que, grillées, on peut les bouffer.
Son entreprise profitait pleinement des
avantages particuliers de la région. Le chantier
avait des clients aisés. Près de cent mille
personnes traversaient la frontière entre la
France et la Suisse chaque jour pour aller
travailler. Triplant leur salaire. Tous
savouraient, dans les bouchons dantesques qui
matins et soirs enfumaient l’atmosphère, la
chance qu’ils avaient.
Puis, subitement, tout s’était arrêté. Les
banques avaient réussi l’exploit de s’auto-
dévorer. L’argent avait disparu. C’est ballot

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hein !? Tombé dans une fosse inconnue,
apparue subitement sur son chemin.
Ce fleuve, qui façonnait les paysages jusqu'à
les rendre identiques, d’un bout à l’autre de la
planète. Ce courant qui coulait à flots et dans
lequel se noyait l’imagination, l’identité,
l’originalité, on voulait faire croire qu’il avait
disparu. Le con ! L’argent avait été détourné
pour irriguer des jardins plus prometteurs.
Du côté suisse de la frontière, industries,
commerces, services avaient commencé à
licencier.
Yves avait participé, dés le début, aux
manifestations qui s’étaient organisées un peu
partout. Il avait entendu les autorités tenter de
transformer l’avidité, la cupidité,
l’égocentrisme et la monstruosité en équation
mathématique. Pour expliquer la crise, ils en
étaient arrivés à comparer la finance à une
plante carnivore, naturellement présente sur
terre, qui serait devenue envahissante. Et non
pas juste un tas de voleurs, connecté à un
réseau ténébreux.
Juste avant que plusieurs milliers de
personnes viennent récupérer leur argent, leurs
salaires, les frontières et les banques avaient
fermé. L’état helvétique avait délocalisé les
emmerdes. Les travailleurs frontaliers s’étaient

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retrouvés bloqués devant des barrières
baissées. Retenus par une armée de douaniers
et de militaires franchement pas commodes.
Alors bien entendu la situation, comme on
dit, avait dégénéré. Si toutefois c’est une
marque de dégénérescence de passer de
victime d’une injustice préméditée, à activiste
d’une révolte spontanée.
Fini le calme ronronnant de l’argent qui se
multiplie. Tout le monde dans les rues. Du
plus petit jusqu’au plus grand.
Yves avait la haine et s’était mêlé à la meute,
étonné de sa propre rage.
Il y avait eu des accidents, des bavures.
Flash-Ball dans les yeux. Un spectacle de
casques et de gaz lacrymogènes, d’éclats
brillants répandus sur les trottoirs. La danse
des cagoules et des capuches. Cocktail
Molotov dans chaque main. Explosant. Plus de
trafic, des magasins vides, des gens qui
dorment dans la rue. Il était allé manifester, sûr
de son droit et pour alimenter l’espoir, mais
rien n’avait bougé.
À l’heure de la nouvelle mondialisation, le
phénomène se concentrait sur un petit pays.
L’organisation mondiale des transferts
d’argents, de la spéculation et du blanchiment

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lâchait un de ses paradis fiscaux. Cet Eden
sentait le souffre.
C’est ainsi qu’Yves avait tout perdu. Ces
clients aisés, comme beaucoup, s’étaient
retrouvés fauchés.
Depuis son banc, en plein vent, Yves ne se
retourne pas pour voir l’huissier quitter le
chantier. Suivi de la gendarmerie et leur
mission accomplie.
Sur le lac, la Bise a forci, des crêtes blanches
apparaissent. Les kitesurfeurs tutoient les
anges. Leurs ailes tracent des lignes de couleur
sur l’eau noire du lac. Quand, sur une vague,
ils décollent, l’eau fuse de leur combinaison.
Un sillage de gouttelettes et d’air. On dirait
des poissons volants.
Yves regarde la tempête se lever. Le vent du
nord peut former des vagues de plus d’un
mètre qui arrivent en rangs serrés. Comme une
armée têtue. Yves se souvient du plaisir qu’il
prenait à se faufiler entres elles. Ou lancer son
Zodiac au max pour alors surfer sur les crêtes.
Dans ce monde-là, Yves sait naviguer.
A trente ans, il en a passé près de dix en mer.
Jusqu'il y a quatre ans, quand il s’est posé là.
Tout était plus ou moins en ruine. Il avait
retapé tout cela au plus urgent pour
commencer à travailler rapidement. Pour le

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bateau, le tracteur et tout le matériel, il avait
emprunté. Ses économies et sa caution
personnelle éclaircissant, d’un grand sourire,
le visage du banquier.
Pour l’heure, il tourne le dos à ce qui sera
bientôt de nouveau une ruine.
La navigation lui a enseigné la manière de
faire face à n’importe quelle situation, à
s’adapter chaque jour quand tout va bien,
chaque heure quand la situation se dégrade,
puis chaque minute et encore à la seconde
quand l’océan lâche ses chiens. Il va faire le
gros dos, va encaisser quelques coups. Se
mettre à la cape.
Yves se lève, il fait face au chantier. En
remontant à la grange, il voit la voiture de
Nathalie s’engager le long des bouleaux. Il
ramasse son sac, dans lequel il y a toutes ses
affaires, et monte dans la voiture. Dans le
rétroviseur, il aperçoit un kitesurfeur qui
semble voler au-dessus des tôles du hangar.

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2
Chaliba, un truc comme ça

Kevin se délecte d’un joint qui fume comme


une cheminée. Slatan écoute la radio, les
genoux calés sur le tableau de bord, acajou et
carbone. Ils attendent la nuit sur ce parking à
la limite de la forêt et du lapiaz qui grimpe
doucement vers une crête. Une crevasse
rocheuse trace un Z dans la pente en face
d’eux.
Slatan Mihailovic et Kévin Croller sont sortis
de l’autoroute en fin d’après-midi. Dans la
vallée, la canicule troublait l’atmosphère. A
Bonneville, les rares passants regardaient leur
ombre fondre. Le goudron s’évaporait et
retombait en chape poisseuse, couvrant la
vallée. Des convois de poids lourds profitaient
encore du plat. Bientôt, ils ahaneraient en
grimpant comme des bovins préhistoriques le

26
long viaduc qui mène à Chamonix. Dans leur
sillage particules fines et gaz divers
La clim du Range Rover tournait à fond.
Cette fin d’après-midi ne faisait aucune
concession, la chaleur était écrasante. Ce mois
de juin allait battre tous les records de chaleur.
Des températures d’une canicule d’août.
Toutefois, la météo annonçait une dégradation
rapide dans la nuit. Tout le monde l’attendait
en tirant la langue.
Kévin conduisait pépère, comme si c’était
une famille qui était derrière les vitres teintées.
Une famille venue chercher le frais en altitude.
Ils traversèrent des villages accrochés à la
montagne, pour arriver, après avoir croisé
quelques randonneurs, jusqu'au parking d’un
refuge fermé. L’endroit est désert et marque le
début d’un grand alpage, le plateau de Cenise.
A l’ouest, la montagne grandit comme le dos
d’une vague et se casse verticalement en une
falaise d’une centaine de mètres. Invisibles
depuis le plateau, les rochers de Leschaux.
Kévin adore les voitures. Go-fast, braquages.
Il a appris à conduire en fuyant. En conduisant,
il a l’impression qu’une force tranquille
l’habite. La concentration nécessaire l’éloigne
de l’excitation, désordonnée et confuse, qui lui
sert de moteur au quotidien. Derrière un

27
volant, il se voit comme un adulte raisonnable,
intégré à un système.
Comme d’habitude il s’agite, parle avec les
mains, en faisant de grands moulinets de ses
bras maigres.
— On fait quoi maintenant ? Tu peux me
dire ? On est comme des cons sur ce parking.
C’est gros comme une maison qu’on n’à rien à
foutre ici ! T’as vu la gueule des types qu’on a
croisés ? Que des sportifs, des putains
d’alpinistes. Leurs meufs, on dirait des pubs
pour le truc-là, à fond la forme, tu sais, avec
la petite musique à la con, comment ça
s’appelle ?
Slatan n’a pas l’air de suivre. La musique que
lui entend, c’est celle qui passe à la radio. De
la chanteuse, Slatan imagine les fesses et les
énormes seins qu’elle doit tendre vers le
micro. Slatan ne pense qu’à ça. Il l’a vue en
vidéo, mais ne se souvient pas du nom.
Chaliba, un truc comme ça. La générosité de la
dame ne déconcentre pas Kevin, surexcité, et
qui continue de plus belle.
— Tout de manière, on va le cogner, on fait
toujours comme ça. On a cassé la gueule à
plein de types. Mais on les emmenait pas faire
un tour à la montagne avant. Je comprends
pas.

28
Il crache par la fenêtre Une cendre
incandescente tombe entre ses jambes. Il la
regarde trouer le cuir du siège, puis la pousse
du revers de la main. Dans un dernier
rougeoiement, elle crame un peu de moquette.
Slatan n’écoute pas, il a la tête entre les deux
seins de la chanteuse, et ses mains sur les
fesses qui bougent comme des pistons. Slatan
tourne la tête sur sa gauche. Sa voix sourd de
sa poitrine, comme d’un didgeridoo, avec un
accent de l’Est et une prononciation appliquée.
— Le Grec, il m’a demandé de changer nos
méthodes. Pour cette fois.
Kévin souffle une fumée bleue, brûlante.
— Le Grec, le Grec, j’en ai plein le cul de ce
type, il nous commande un job, pis voilà quoi !
On aurait dû faire comme d’hab. Le client, on
le chope un soir, on le défonce et le lendemain,
il trouve le fric, l’affaire est réglée. De plus
avec le bordel, il y a des flics partout. Le Grec,
il déconne, c’est un naze.
Dans les yeux noirs de Slatan descend une
ombre. Il est respectueux des hiérarchies, il
aime l’idée de la fidélité, en affaire, en amour
et en amitié. Sans cette part d’humanité, il
serait un danger pour lui-même. Slatan est une
arme, une mécanique précise qui fonctionne à
l’honneur. Ce sont ses seules valeurs. Le Grec

29
est son patron, et Slatan ne mord pas la main
qui le nourrit. Jusque-là, il s’est tenu à ses
principes.
— Tu parles pas du Grec comme ça. Sans lui,
tu retournes bientôt en tôle.
Kévin avale un nuage en fermant les yeux.
Putain, la prison...
Quelques minutes de silence. Un aigle arrive
en planant au-dessus de la voiture et
commence, en choisissant le Range Rover
comme axe, ses ellipses silencieuses.
Kévin repart de plus belle. Il sait bien que de
toute façon, ils feront ce que Slatan décidera,
mais il ne peut pas s’empêcher de donner un
avis. De parler. Avec un débit de mitraillette.
La parole représente pour lui une part de
l’autorité. Educateurs, juges, avocats, flics,
moralisateurs de tous poils, il a passé
beaucoup de temps à tous les écouter. Comme
il ne comprenait pas toujours leur propos, il en
a déduit que leur autorité n’était légitimée que
par leur capacité à débiter des paroles.
— Je sais, j’ai vu à la télé, notre type, là, on
va, attends, comment déjà... voilà, le
déstabiliser, c’est ça, on va le déstabiliser, j’ai
vu à la télé, c’est un truc de terroristes avec
des otages. On va lui faire croire un tas de
trucs, ouais, c’est bon ça, le Grec sera OK. Il

30
récupéra son fric. Ça, ce n’est pas nos
méthodes habituelles. J’ai une idée, on fait
comme les indiens, on le fout à poil, on trouve
un coin peinard, on l’attache par terre, avec
toutes les bestioles qu’il doit y avoir ici,
demain matin, quand on le redescend, il file
direct trouver le pognon. Putain moi, je
n’aimerais pas dormir à poil ici.
Kevin se gratte les avant-bras et, en attendant
la réponse de Slatan, joue à monter et
descendre la fenêtre qui s’exécute sans bruit.
Le coude à la portière, il écrase le pétard sur
la carrosserie, se regarde dans le rétro. Passe
une main sur son crâne rasé. Ses yeux brillent
comme des boules à facettes. Les coups de
foudre qui l’on fait grandir, marquent son
corps de dizaines de fêlures. Sa silhouette en
est dégingandée. On a l’impression qu’il est
constamment en train de danser du hip-hop.
Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il fasse une
cagne à tout cramer, Kevin est dans la même
tenue, un jean bleu serré, un teeshirt et chaussé
de bottes en cuir noir avec des bouts carrés et
des boucles sur les côtés. Un Perfecto pour
cacher le couteau de combat que Slatan lui a
offert. C’est une arme redoutable, artisanale.
Le poignard est dans un étui horizontal vissé à
la ceinture. La lame de quinze centimètres se

31
prolonge dans le manche, une fois dépliée d’un
mouvement sec du poignet, elle en fait le
double.
Kévin traverse le monde en utilisant les
ressources qu’il lui offre, mais sans jamais rien
s’approprier. Il se débrouille pour avoir ce
qu’il veut, puis le jette. Ne pas laisser de
traces. Jamais un bagage, une sacoche, rien. Il
a compris la leçon. Il ne court plus après ce qui
brille. Un homme qui ne possède rien, car il
peut tout voler. Une leçon de sagesse. Ce qu’il
veut maintenant, c’est ne plus jamais aller en
prison et qu’on ne le prenne plus pour un con !
Plus jamais !!
Slatan se tourne. Sa silhouette obscurcit
l’habitacle.
— C’est pas une histoire de thunes.
Kévin, contenant avec peine son énervement.
— Mate Slatan, j’ai raison, il y a un truc
louche dans ce plan. Je n’aime pas les trucs
tordus. Si ce n’est pas une histoire d’argent, si
le type il ne doit rien au Grec, qu’est-ce qu’on
fout là ?
— Je rends un service au Grec, et toi tu me
rends un service. C’est bon comme ça ? On est
associés ou quoi ? T’es pas à une bagnole
volée et deux ou trois baffes près, non ? C’’est
important pour le Grec, alors tu me files un

32
coup de main ! C’est pas plus compliqué. Et
puis ça change, non ?
Kévin lèche le papier OCB du nouveau joint
qu’il roule.
— D’accord Slatan, mais ce coup-là, tu vois,
je sais pas pourquoi, je le sens mal.
Il parle avec l’accent des chanteurs tristes,
des accordéons rances. Avec les mots rouillés
des ports où l’on s’échoue, des logements
rectilignes. Briques tristes. Un univers de tags,
d’orgies stupéfiantes. Le terrain
d’entrainement d’un apprenti p’tite frappe.
C’est avec cette population abandonnée,
rejetée pêle-mêle dans les friches de la
périphérie, que Kévin a grandi.
Trente bières par jour coulent dans le gosier
paternel. Quant à la mère de Kévin, elle les
aime avec du Picon. Elle est chanteuse dans un
groupe de rock local. Très local. Quelques bars
folkloriques. Dans une autre vie, le père de
Kévin aurait dû être son agent. Ils auraient
voyagé dans le monde entier. Devenir obèse et
alcoolique, se sont les risques du métier.
Ils vivaient tous les trois dans une caravane.
Sous le portrait de Bon Scott punaisé sur le
placard, toute la maisonnée se réveillait aux
riffs d’ACDC.

33
Kévin torture son enfance dans ce paysage de
rouille, de rails tordus, de béton gigantesque.
De voyages interrompus. Il rend service, fait le
relai entre les dealeurs et leurs clients,
surveille des planques. Met en relation de
jeunes beautés accrochées à l’héroïne, filles ou
garçons, avec des messieurs pressés.
Et puis un jour, Slatan arrive dans une longue
colonne de berlines tractant des caravanes. Des
enfants courent dans tous les sens, des femmes
étendent du linge. Des hommes brûlent des
palettes, installent autour des chaises pliantes.
Slatan parle d’une façon qui apaise ou qui
terrifie, suivant le contexte. Il ne semble
jamais surpris de rien et donne l’impression
d’être un barbare dur et froid.
Il se sédentarise avec une partie du clan. Il
parle le français lentement en articulant chaque
syllabe. Slatan Mihailovic et Kévin Croller ont
quinze ans. Ils deviennent amis comme on le
fait à leur âge. Le pacte du sang. Slatan
apporte du calme et du sang-froid, Kévin, un
réseau bien en place. En quelques années, les
deux grimpent dans la hiérarchie. Trafiquent
héroïne et coke, protègent et rackettent. La
violence prend une place de plus en plus
importante dans les négociations.

34
Kévin parle trop, s’agite trop, frime trop.
Tout cet argent, cette revanche qui se dessine
lui fait perdre les pédales. Braquage merdique,
à vingt deux ans on l’enferme pour cinq.
Slatan disparaît comme il est venu, dans un
convoi de caravanes.

Assis dans le Range, chacun vaque à ses


occupations. Kévin tire la première taffe sur
son joint, il a mis la dose et s’enfonce dans le
siège en cuir. Slatan voudrait frotter le poste
de radio. Pour qu’à la manière d’un bon génie,
la chanteuse sorte de cette lampe d’Aladin et
qu’il puisse lui demander gentiment
d’accomplir toutes ses volontés.
— Maintenant que t’es calmé Kévin, je
t’explique.
Slatan marque une pause pour s’assurer que
Kévin est réellement calmé.
— Le type qu’on a chopé, il a un truc que Le
Grec aimerait bien avoir. Il lui a fait
demander gentiment. Il était près à être très
généreux. Mais le mec a refusé.
Sur un des côtés du pétard, le papier a mal
brûlé. Kévin le rallume avec son briquet.
— Et c’est quoi ce truc que le Grec y veut ?
Kévin ne tient pas en place.

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— Bon, t’as pas oublié. Tu sais, le Grec, il a
des affaires avec un gars qu’est dans la
politique. Je t’en ai déjà parlé. Ce politicard a
de grands projets. Pour ça, il a besoin de
notre client. Il a envoyé sa secrétaire voir
notre type. Elle a dû lui expliquer le projet,
enfin bref. L’autre a refusé. Elle était prête à
payer le prix fort. Il l’a envoyée se faire foutre
en lui disant que si elle savait pas quoi faire de
son pognon, ce n’était pas son problème.
Kévin se tourne subitement.
— Putain, c’est bien une histoire d’argent, tu
saoules Slatan, arrête de tourner autour du
pot, crache le morceau. Il doit payer ou alors
c’est quoi ce truc que le Grec il veut ?
Kévin approche le joint de sa bouche.
— Non, il a refusé le fric. Une gonzesse, le
Grec il veut que ce mec nous aide à trouver
une gonzesse.
Kévin suspend son geste.
— Ah d’accord ! C’est pour ça qu’on est là.
Elle habite en montagne ? C’est une bergère ?

L’aigle plane au-dessus de tout ça. Ses ailes


sont marquées de lignes régulières, noires et
tribales. Des tatouages comme ramenés d’un
long voyage. Mais cet aigle-là ne migre pas. Il
vit toujours ici, en couple. Avec un territoire

36
qu’il gère en bon père de famille. Il s’occupe
de ses petits. Leur apprend à voler, à chasser.
A la cool quoi ! Pour le coup, il a repéré une
couleuvre.
Les deux hommes restent silencieux. Le
soleil descend. L’ombre de l’aigle se découpe
bizarrement quand il longe les pentes
escarpées. Kévin s’enfonce dans son siège.
Slatan dans le lit de Chaliba. Le temps passe,
la marihuana a enfin coupé le souffle à Kévin.
Le soleil rase de ses derniers rayons l’herbe
du plateau. Des vaches Abondance couchées,
la tête droite, ruminent leur journée en
regardant le soleil se coucher. Leurs lunettes
bien dessinées autour des yeux. Les genoux
repliés sous leur robe rouge. Leurs mamelles
roses posées sur les pattes arrière étendues. Le
calme et la sérénité bourdonnent dans l’alpage.

Slatan sort du lit douillet de la chanteuse et


ouvre la portière. Il se tourne vers Kévin. Sa
voix comme une basse résonne dans
l’habitacle.
— Je vais faire un tour, pour repérer.
Slatan disparaît sur le chemin comme un
gorille dans sa jungle. La démarche lourde et
menaçante, les bras ballants prêts à saisir.

37
Kévin éteint la radio et sort de la voiture à
son tour. Le silence est stupéfiant. Il fume en
regardant le bout de ses bottes. Très haut, le
rapace magnifique hante le ciel.
Kévin Croller tourne en rond en paranoïant,
dégât collatéral de la beuh. Il parle tout seul.
Ses bottes blanchissent dans la poussière.
— Le Grec, pour qui y se prend ? Je n’ai pas
besoin de lui. Le Grec par-ci, le Grec par- là.
Il est devenu homo Slatan ou quoi ! Je le
crains pas ce connard de Grec. S’il veut une
gonzesse, il peut se débrouiller tout seul, non ?
En plus il est pété de thunes.
Il parle de plus en plus fort. En répétant.
— Mais moi, je l’emmerde ce con, fait chier !
On fait du bizness, on se rend pas service,
c’est quoi ces conneries ? Putain, le Grec, je
l’emmerde.
Il recommence en mélangeant tout.
— Nous mettre dans la galère pour une fille,
il ne va pas bien le Grec. Il est amoureux, il en
a marre de ses poules de luxe. Merde, y a un
truc tordu.
Kévin tourne, comme quand il était enfant, en
rond, autour de la caravane familiale, en
shootant de ses chaussures trop grandes le
grand vide de son chagrin. Ses parents ronflant
comme des grizzlis bourrés. La porte

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verrouillée, la pluie. Sa colère enfantine ne
trouvant comme sortie qu’un flot d’insultes
débitées à voix haute. Répétées
inlassablement. Sur ce parking, bien plus tard,
pareil. Sa mère, la pute !

« Pourquoi il fait noir ? J’ai les yeux ouverts.


Essaie de bouger, doucement, vas-y
doucement. Continue à te parler, meuble,
cherche des repères. Tout est dur autour de
moi. J’ai la tête bloquée dans les épaules. Je
la connais cette musique. Concentre-toi,
concentre-toi. Ce n’est pas l’hôpital, y a pas
de musique à l’hosto, pourquoi il fait noir ?
Les yeux me brûlent. Cette odeur d’éther. Je
ne peux pas bouger les jambes. Pas de
douleurs. Cette acidité dans la gorge. J’ai
envie de gerber, j’ai un truc dans la bouche.
Je vais m’étouffer. Calme-toi, calme-toi. Mes
mains sont bloquées dans le dos. Je suis cassé
en deux, je ne peux pas m’étendre.
J’entends une conversation, je comprends
mal, mais c’est tout près. La musique est forte.
Les choses arrivent doucement, continue à te
parler. Ce n’est pas la première fois que tu te
réveilles en ne te souvenant de rien. Je suis
dans une boîte. Un cercueil ! Non ! C’est un
coffre, je sens la moquette sur mon front. Je

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suis dans une bagnole. Bâillonné, attaché.
Calme-toi, Respire, par le nez, tu peux. Voilà,
tranquille, il se passe un truc bizarre mais tu
vas comprendre bientôt. Il fait moins noir, je
m’habitue. Ça y est, je vois de la lumière, deux
traits au-dessus de moi.
La musique, je m’en souviens, une bombasse
habillée avec un string. Je l’ai vue ce matin,
sur l’écran au Modern bar. J’ai bu un café. Je
vais vomir. Avec ce truc dans la bouche, ça va
mal finir. Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Essaie
de comprendre, de te souvenir, mets des trucs
dans l’ordre. Après le café, on a fait des
photos, avec Ziegler. Toute la matinée, on a
bossé, je m’en souviens. La musique s’est
arrêtée, chut ! Tout me revient, on a fini et
après, on est allé manger au Modern.
Y a un type dehors, il a l’air en colère. Il
parle, ils sont deux. Ecoute, essaie de
comprendre. J’entends qu’une personne
marche. Nom de Dieu, je vais vomir. Tends
l’oreille, il parle de quoi ? Personne ne
répond. Il est tout seul, il a un accent. Qu’est-
ce qu’il dit ? Le Grec, une gonzesse, Slatan, un
homo plein de thunes, et lui, qui c’est ? Fais
marcher ton imagination. L’homme qui parle
tout seul dehors, il n’est pas bien, il a peur, il
panique. Le Grec est un homo plein de

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thunes...réfléchis, ne panique pas. Avant que
la musique s’arrête, j’ai entendu une
conversation, il ne parle pas tout seul depuis
tout ce temps quand même, ou alors il est
complètement barge. Si je sors de ce coffre
avec une idée de ce à quoi je suis mêlé, je
serai plus fort. Je flippe, qu’est-ce qui
m’arrive ? Calme, cool, respire. Allez, encore,
voilà, encore. Le type dehors est en colère
avec tout ça. Mais qui c’est ces mecs ?
Il y avait beaucoup de monde dans la rue
quand je suis sorti du Modern, des manifs, je
ne suis pas arrivé à ma moto. Je suis rentré
dans le parking, j’ai pris l’ascenseur. Après
plus rien. Maintenant tu vas faire en sorte de
sortir. Qui que ce soit, dehors tu ne te laisses
pas impressionner. Tu sais que t’es bon pour
faire péter les plombs aux autres. Rappelle-toi,
tu sais négocier, embrouiller, trouver le point
faible de l’autre, joue la provocation. Ils ne
savent pas à qui ils ont affaire »

Ils sont trois à tourner en rond, à des altitudes


différentes. L’aigle royal dans le ciel, Kévin
dans la poussière. Un type bâillonné dans le
coffre du Range Rover.
Croller retourne au 4X4 en bâillant, fatigué
par sa crise. Il s’appuie sur l’aile gauche de la

41
voiture. Se frotte le visage. Le Range tangue
tout doucement, Kévin perçoit des
grognements et des coups sourds.
— Merde, l’autre branleur, il se réveille !
Kévin se plante devant le coffre, ne sachant
que faire. L’agitation à l’intérieur augmente.
Kévin doit savoir ce qui se passe, et Slatan
n’est pas là. Il hésite. Il ouvre le coffre, recule
d’un pas, comme aveuglé, et met la main sur le
couteau de combat. Il ne se passe rien. A quoi
s’attendait-il ?
Le type dans le coffre, Slatan et lui l’ont
gazé. Les pieds et les mains liés avec des
colliers en plastique, bâillonné d’un chiffon
forcé dans la bouche, un rectangle de tissu
adhésif sur les lèvres. Qu’est-ce qu’il peut
faire ? Slatan a raison, il fume trop, devient
barge. Kévin s’approche prudemment. Le type
s’agite.
Dans le coffre, l’homme se contorsionne. La
lumière vive, réapparue avec l’ouverture du
haillon, l’aveugle. Son visage est déformé par
le tissu qui lui remplit la bouche. Ses yeux
piquent et pleurent.
Kévin saisit celui qu’il appelle déjà l’autre
branleur par les épaules, le traîne, comme un
sac trop lourd jusqu’au bord du coffre, le lâche
sans ménagement. Dans l’espèce de roulade

42
qui s’en suit, le tibia de son prisonnier heurte
l’attelage. La douleur ravive son envie de
vomir. Il se casse en deux, comme on plie un
tuyau pour arrêter l’eau. Gisant dans les
graviers, les jambes liées, il ne peut qu’agiter
la tête.
Kévin panique, ce mec l’inquiète. Il vérifie
qu’il soit toujours attaché.
— OK, tu ne fais pas le con, je t’enlève ce
truc. D’accord ? Si tu bronches, je t’explose.
Kévin d’une main, l’autre serrée en un poing
menaçant, arrache d’un coup le scotch. Le
torchon sort de la bouche, comme tiré par un
magicien. Le type à terre hoquète et vomit. Il
transpire. Son estomac soulagé, il va mieux.
Au travers de ses cheveux, il entraperçoit une
silhouette penchée sur lui. Il doit vite réagir,
prendre la main. Il doit parler.
— J’ai soif.
Kévin observe l’homme à terre. Pas très
grand. Sur son tee-shirt, il peut lire Joy
Division. Kévin devine que c’est un groupe de
musique, il n’aime pas ces types qui se la
pètent en écoutant des trucs compliqués, que
personne ne connaît. Ça leur donne de la
hauteur, il les trouve snob. En plus, il a des
cheveux longs, encore un qui veut se donner
un genre. Pour lui, c’est des fils à papa plus

43
malins que les autres. Qui aiment ceci et pas
cela, font de la guitare, du sport. Kévin n’a
jamais eu le choix. Les cheveux longs dans la
baston, c’est mortel !
— Eh connard ! Tu crois que t’es à un pique-
nique, tu crois que je vais te donner le
biberon ?
Kévin s’énerve, il lui en veut d’avoir attiré
son attention sur sa soif. La gorge asséchée par
l’herbe fumée, Kévin se laisserait, lui aussi,
tenter par une bière fraîche. Maintenant, à
cause de ce type, il va penser qu’à cela. Pour
un peu, il lui règlerait bien son compte, là, tout
de suite, pour précipiter le moment de
s’asseoir à une terrasse. Une bière, avec un peu
de Picon.
— Tant pis.
— Tant pis quoi ?
— Je ne boirai pas.
— C’est bien, tu comprends vite, si tu me
parles encore de bière, je te remets cette
merde dans la bouche.
Kévin lui agite le chiffon humide devant les
yeux.
— Je veux juste de l’eau, je n’ai pas parlé de
bière. Mais, si tu veux, je t’en paie une en
terrasse.
Kévin n’en revient pas.

44
— Toi, t’as reçu, putain mais comprends, tu
te crois dans un film ? Tu penses que je vais
discuter. Non, je rêve, t’as vu où t’en es et tu
fais le malin ? Je pourrais te buter.
Il est tombé dans le piège. S’il était sûr de lui,
il ne discuterait pas. Il suivrait un plan sans se
prêter à cette conversation. Il ne perdrait pas
de temps. Mais Kévin se fie à ses sensations, il
n’a pas d’autres repères. Pas d’autre éducation.
Ce mec semble lire dans ses pensées, il lui
parle comme s’ils étaient amis. Ça le perturbe.
Le type esquisse un sourire.
— Tu ne le feras pas. Ou alors, t’es vraiment
con.
Kévin le saisit par le col et le traîne à terre le
long de la voiture, en tentant de le soulever.
Les pieds entravés, l’autre branleur l’aide
comme il peut, pour soulager la douleur des
deux poings contre sa gorge. Il se couche
presque de lui-même sur le capot tiède du
4X4.
La main droite de Kévin disparaît sous le
perfecto. Le claquement sec de la lame qui se
déplie.
Normalement, le poignard aurait dû être sur
la gorge de sa victime dans la seconde
suivante, mais dans un bruit de soufflerie,
l’aigle s’abat sur sa proie. Pas loin de la

45
voiture. Kévin sursaute, le poignard raye la
peinture du capot et entaille le bras droit du
type bloqué sur la carrosserie.
Une couleuvre traverse le ciel. Pendue dans
les serres de l’oiseau.
Kévin hésite. Le type serre les dents, la
pression de la main autour de son cou diminue.
Il voit le sang couler de son bras et se répandre
sur la tôle. L’adrénaline l’aide à lutter contre la
peur. Il est persuadé que son agresseur n’a pas
la main, qu’il ne fera rien, qu’il meuble en
attendant des consignes. Il faut continuer à
l’embrouiller. Il va miser sur le Grec.
Quelqu’un qu’on n’appelle pas par son nom a
peut-être quelque chose à cacher. Dans ce qu’il
a entendu quand il était dans le coffre, le Grec
semble être le personnage central de ce
merdier. Et puis le Grec, ça fait mauvais
roman, ça colle. Il ose dans une grimace.
— Tu le feras pas. T’as la trouille, t’attends
les ordres du Grec. T’es juste un pantin.
Kévin appuie sur la gorge, du sang perle le
long de la lame. Ce type est censé avoir peur
et, au contraire, il fait tout pour le mettre hors
de lui.
— Regarde-moi connard ! Postillonne Kévin.
Regarde-moi, je vais te crever. Le Grec, je
l’emmerde !

46
Kévin fixe son adversaire. Guettant la peur.
Mais l’homme lui fait face et ses yeux clairs,
comme rincés à la Javel, ne laissent rien
paraître, rien de ce que Kévin attend, pas de
peur, pas d’appel à la pitié et même au
contraire, il devine un encouragement, un défi
qui lui est lancé. Comme si le type était
curieux de savoir jusqu’où il était capable
d’aller.
Ce que ne sait pas Kévin, c’est que l’autre
branleur est un barge, prince de la provoc, il ne
respecte rien. N’a peur de rien. Il est déjà mort
plusieurs fois. Deux overdoses. Un accident de
voiture terrifiant. Même pas mal. Un sale
gosse. Punk.
Pour preuve, il continue. Au hasard.
— Si tu me butes, le Grec perd un gros
paquet de pognon.
Un coup de poing l’envoie rouler au sol,
l’arcade s’ouvre sur le choc. Des graviers lui
sont rentrés dans la bouche. Le couteau est de
nouveau sur sa gorge. Le poing serré autour du
manche lui écrase la pomme d’Adam. Le sang
coule de l’arcade droite.
— Arrête !
Slatan de retour de son repérage, gronde.
Gong ! Fin du premier round. Il y a un silence.
La voix de Slatan le brise.

47
— Arrête ! Je te dis !
Kévin relâche la pression.
Le type à terre tourne la tête vers la voix.
Entre ses cheveux collés sur le visage par la
sueur, un peu de vomi et le sang qui coagule,
l’image n’est pas très nette. Mais juste assez
pour qu’il ait comme un frisson.
La silhouette qui vient de surgir doit faire
dans les un mètre quatre-vingt-dix. De longs
cheveux noirs réunis dans une queue de
cheval. Si les ours parlaient, ils auraient sa
voix. Au bout de chaque épaule pendent deux
troncs d’arbre en guise de bras. Il distingue des
tatouages sur leurs écorces. Pas de ceux qui
enjolivent, mais de ceux qui révèlent
l’appartenance à un clan. De ceux qui révèlent
l’obéissance a des lois qui ne sont pas
communes. D’un autre monde.
Kévin s’est redressé, le couteau à la main, il
regarde, hagard, Slatan.
— Ce mec est barge, il se fout de ma gueule,
il connaît le Grec.
— Détache-le et mets-le debout, on va faire
une balade. Il va nous raconter tout ça.
Slatan s’approche du type adossé de nouveau
au 4x4.
— Alors, tu connais le Grec ?

48
L’autre en sang, relève la tête. Il a presque un
sourire.
— Oui, c’est lui qui m’a dit que t’étais un
gros naze !
Quand son oreille se déchire en heurtant le
rétroviseur, il se souvient déjà plus du
formidable coup de tête que Slatan vient de lui
administrer. Il glisse le long de la carrosserie
et tombe lourdement sur le sol. Inanimé et le
nez cassé. Le rétroviseur pend comme un œil
de son orbite.
Kévin, souriant.
— OK, si c’est ça, changer nos méthodes. Je
pense que je vais comprendre.

La corde, qui lui lie les mains et les pieds, est


juste assez grande pour qu’il puisse s’écarter
des branches basses de l’épicéa auquel elle est
attachée. L’autre branleur est sonné et assis sur
l’angle d’une petite crête rocheuse dominant
une falaise de trois quatre mètres de haut.
Dans son dos, le bosquet de résineux le rend
invisible à qui marcherait sur le chemin.
Devant lui les lapiaz s’étalent. Slatan le
regarde, il a fait un bon repérage. C’est
l’endroit idéal.
— Bon, maintenant qu’on est tous calmés.
Toi, t’es bien attaché à ton arbre, Kévin va se

49
rouler un nouveau joint, là-bas, assis sur son
rocher. Moi, je vais me mettre en face de toi et
je vais t’expliquer la situation ou, plutôt, ta
situation.
Slatan marque une pause. Pas trop longue. Le
temps presse. Il est accroupi devant son
prisonnier.
— Il y a un mois, t’as reçu une visite, la
secrétaire d’un homme qui souhaitait
travailler avec toi. A ce qu’on m’a dit, tu as
pris ça de haut et tu as refusé. La secrétaire
est revenue te proposer le double, le triple.
Elle t’a fait un cadeau, tu l’as refusé et même
pas poliment. Tu les as profondément vexés. Il
y a des cadeaux que l’on refuse pas. L’homme
pour qui ont bosse a donc décidé de changer
de ton, la secrétaire, c’était la gentille, nous,
on est les méchants.
Le coup de boule de Slatan l’a sévèrement
entamé, entre ses lèvres croutées de sang et
son nez cassé, il peine à respirer. Il se rappelle
très bien de cette femme polie et sévère,
spécialement désagréable. Au ton de sa voix,
on comprenait que tout refus était exclu,
qu’elle était là juste pour lui dire ce qu’il avait
à faire.

50
— Merde, mais vous êtes tous complètement
cons, je lui ai dit, la fille dont il parle n’existe
pas. Il a rêvé.
Une claque monstrueuse, et il se retrouve la
moitié du corps au-dessus de la petite falaise.
Slatan le tire par la corde, l’amène à lui. Le
calcaire est sculpté en cannelures profondes et
étroites. Leurs arêtes effilées blessent.
Depuis une ou deux heures, des nuages
sombres s’entassent autour des sommets qui
les entourent. Le Pic de Jallouvre et, à côté,
Pointe Blanche, disparaissent tour à tour d’un
coup de gomme. Un peu plus au nord, la
Pointe du Midi résiste encore un peu en
dardant ses pics rocheux au travers des nuages.
Mais bientôt, ce sont toutes les arêtes jusqu’au
Grand Bargy qui ont disparu dans un épais
brouillard. Il semble s’épaissir en faisant le
yoyo le long des pentes raides, des pierriers et
des falaises grises. Les nuages occulteront
bientôt la lune. Il fera nuit.
Assis un peu plus loin, Kévin regarde la
scène et ne comprend plus rien. Il a
l’impression que la situation leur échappe. Il
n’aime pas cet endroit. Cet environnement lui
est complètement étranger. Kévin sent aussi
que Slatan s’embrouille, que le plan n’est pas
sûr. Même si Slatan continue à parler avec

51
calme à l’autre tête à claques qui en mérite une
de temps en temps, Kévin voit dans ses
déplacements, dans sa façon de bouger, qu’il
est inquiet.
Il regarde la scène et la trouve subitement un
peu stupide. Cela ne change pas vraiment de
leurs méthodes ; le décor, oui, mais les
méthodes, non. Les coups finissent toujours
par pleuvoir. Et si, quand Slatan et lui
reviendront près de leur victime attachée à son
arbre, elle est toujours aussi têtue, il faudra
passer à autre chose, et ça ne pourra pas se
faire ici.
Ils ont marché un moment pour arriver là, en
traînant le type qui, après le coup de tête, a mis
une bonne demi-heure avant de pouvoir se
tenir approximativement sur ses jambes. Il
faudra redescendre avec, et il ne sera sûrement
pas plus en forme. Le remettre dans le coffre et
le ramener en ville. Dans la voiture volée.
Franchement ! Kévin regrette son idée
d’indien. Mais à sa décharge, c’est une des
premières fois que Slatan n’en fait pas qu’à sa
tête et qu’il suit une idée venant de sa part. Si
Slatan en est à se fier à lui, c’est que
réellement, il panique. Il ne l’a pas mis à poil,
là, on aurait atteint des sommets dans le
ridicule.

52
L’homme au bout de la corde ne peut plus
encaisser de coups. Il doit négocier une pause.
De plus, il a le pressentiment que c’est ce que
souhaite la brute en face de lui. Il a du mal à
articuler. Quelques gouttes de pluie se mêlent
au vent.
— Arrête de cogner, tu me laisses respirer et
réfléchir, peut-être que je me suis trompé, si
j’ai plus de détails...
Slatan le coupe.
— C’est trop tard pour les détails! La seule
chose à partir de maintenant que l’on veut
entendre c’est un nom, une adresse. On fait
une dernière balade pour vérifier tout ça. Le
Grec rencontre amicalement cette gonzesse. Et
voilà, tout se passera bien. Tu regretteras
d’avoir fait tout ce cirque pour si peu ! On va
te laisser là un moment, à moins que tu aies
déjà la réponse.
Le silence. Il n’y a plus de lune.
Avant de partir, Slatan sort de son sac un
rouleau de scotch et en colle un morceau au
travers des lèvres tuméfiées de son prisonnier.
De la même sacoche, il sort une torche,
l’allume et la braque sur son visage pour
vérifier que le bâillon est bien en place. Il
s’extrait du bosquet d’épicéas et rejoint Kévin,
assis au bord du sentier.

53
— Hé ! Slatan, on n’attend pas sous la pluie,
on descend à la bagnole et on remonte plus
tard.
Slatan acquiesce. Il vérifie une dernière fois
que rien ne laisse deviner qu’un homme,
derrière le rideau d’épicéas, est attaché comme
un chien sur une aire d’autoroute. Et il emboîte
le pas à Kévin. Vingt minutes plus tard, les
deux hommes sont dans le Range Rover. Il
pleut maintenant comme vache qui pisse.

54
3
Un poisson en travers du bec

Sur la peau blanche de Nély, le pinceau est


comme une caresse qui laisse derrière elle une
traînée de couleur. Ce trait est le tout premier
de l’esquisse. Une goutte d’eau qui roule le
long du dos. Celle-ci perle de son épaule
gauche et descend en décrivant une courbe qui
vient mourir à la naissance de ses fesses.
C’est le moment le plus apprécié du modèle,
le pinceau glisse longuement, l’artiste cherche
à deviner les formes du corps les plus à même
de recevoir l’histoire à dessiner. Nély profite
pleinement de ce moment où le trait est long et
langoureux. Elle s’abandonne à l’humidité de
la peinture, à la douceur presque imperceptible
des poils du pinceau. Plus tard, quand viendra
le moment de remplir de couleur les blancs
dessinés par l’esquisse, le pinceau perdra de sa

55
sensualité. Le geste sera plus laborieux et si
l’artiste doit utiliser un aérographe, Nély
n’aura plus de lien avec son frère. Son demi-
frère en réalité, mais ils n’aiment pas cette
réduction. Ils sont frères et sœurs en entier.
Son nom d’artiste, c’est Kramé.
L’homonyme en verlan de Marc. En
découvrant l’incendie volontaire qui dévorait
leur ami, son entourage a ajouté le é. Le C en
K, c’est pour le look. Kramé, une signature qui
colle parfaitement à Marc.
Nély présente à son frère un dos athlétique,
des fesses tendues comme les arcs que bandent
les anges, de longues jambes aux mollets
musclés. Elle est debout, longiligne. Belle. Ses
cheveux noirs sont réunis en un chignon vite
fait. Cette négligence choque l’harmonie de sa
plastique. Ajoute de l’agressivité qui contraste
avec son visage doux et relâché. Les paupières
se ferment de longs instants sur ses yeux verts.
Elle ne bouge pas. Nély perçoit le souffle du
peintre sur sa peau. Cette respiration
synchrone, calée sur la concentration
nécessaire à la réalisation de l’œuvre.
Régulière quand le pinceau trace de grandes
courbes, saccadée quand il dessine des
arabesques minutieuses.

56
Chaque partie du corps a perdu sa vocation
naturelle, pour devenir une page blanche et
charnelle à magnifier. Comme dans l’amour.
Le pied ne marche plus, la bouche ne parle
plus, le sexe ne pisse plus. Les doigts de pied
sont les touches d’un piano, la bouche une
pomme, le sexe une émeraude pendue au cou
du ventre rond.
Nély prend beaucoup de plaisir à devenir de
plus en plus belle. Alors, pour remercier
l’artiste de la sublimer et pour ses caresses
colorées, elle offre son intimité et laisse se
fixer, sur sa peau blanche, les rêves de son
frère. Kramé ne peut peindre Nély qu’avec du
rêve, uniquement, jamais avec les cauchemars
qui semblent sourdre du sol autour de lui.
Ce moment partagé est alors semblable à leur
enfance. Il est joyeux, sans gêne, coloré,
charnel, drôle et éphémère. L’absence de
pudeur entre eux libère les corps. La peau de
Nély est relâchée, parcourue de frissons au gré
de la trajectoire du pinceau, et le grain de
l’épiderme imprime la peinture. Les doigts de
la main, dans le prolongement du bras souple
de Kramé, précis, flexibles, peignent,
hyperréalistes, le corps nu pour le faire
disparaître.

57
Marc Roda et Nély Roux sont seuls dans le
Bocal. C’est le nom d’un ancien complexe
sportif, situé en plein centre-ville. Transformé
en salle de spectacle ainsi baptisée. Marc en a
la gestion.
Les gradins rudimentaires ont disparu. C’est
maintenant un système de terrasses reliées
entre elles par des escaliers en bois. Les
dernières sont à quelques mètres du plafond
végétal d’où pendent de fines lianes couvertes
de feuilles vertes. Elles sont taillées pour
s’arrêter au ras des têtes ou elles coulent entre
les passerelles, apportant la fraicheur d’une
chute d’eau silencieuse. Plusieurs essences de
bois ont été utilisées. Les teintes sombres,
mêlées à celles plus claires, renvoient la
lumière d’une forêt.
Sur le parquet, un bar en bois exotique, cerné
par des paillottes et des palmiers empotés. Le
mur en face des gradins a été démoli. Les
gravats ont fait place à une immense véranda,
qui couvre maintenant la piscine transformée
en dancefloor. Le bassin accueille maintenant
les étudiants, les entreprises pour de folles
soirées. Le mur de la largeur est destiné à
recevoir les fresques de Kramé. Le public doit
accéder par le haut. Le cheminement lui
permet d’avoir une vue plongeante sur le

58
Bocal et de s’imprégner de l’ambiance
tropicale des lieux. Il ne manque que des cris
de singes, des chants d’oiseaux.
Nély découvre la fresque, éternellement
admirative du talent de son frère. S’inspirant
des cascades d’Iguaçu, Kramé a peint, en
trompe- l’œil, des chutes d’eau se jetant d’un
cirque rocheux. Le sol du gymnase est, lui, une
faille abyssale où l’eau fulmine. Au pied de la
chute bourgeonnent des nuages bleutés. L’eau
vaporisée est comme peinte sur l’air contenu
par le Bocal. Des piliers rocheux, couverts de
végétation, jaillissent de l’eau en chute libre.
De grandes bandes de voile blanc presque
transparentes, sont suspendues devant la
fresque. Leurs plis verticaux, leurs oscillations,
simulent à merveille les rideaux de vapeurs
évanescentes des cataractes. Des oiseaux
plongent des falaises fumantes, on s’attend à
les voir resurgir un poisson en travers du bec.
La fresque est pure et réconfortante. Kramé a
réussi à transmettre l’énergie qu’un tel
spectacle dégage, cette façon toute en beauté
de dire aux hommes : « bande de minables ».
C’est grandiose et simple, pas d’interprétation,
la vérité nue.
Nély aura, dans le spectacle qui se prépare,
un rôle particulier. C’est à la verticale qu’elle

59
évoluera. Elle en rêve déjà. Elle grimpera sur
un des piliers rocheux couverts de végétation
et équipés de prises d’escalade, pour atteindre,
dix mètres plus haut, le sommet.
Nély, le corps comme un morceau vivant de
la fresque, disparaîtra dans ce décor
extraordinaire. Elle sera peinte entièrement de
larges feuilles vertes et luisantes, progressera
comme un reptile invisible aux yeux de tous.
Sa transparence soutenue par un éclairage la
plongeant régulièrement dans l’obscurité. Les
voiles troublant les contours de sa silhouette.
Le but de l’artiste est que personne ne puisse
apercevoir sa sœur.

Marc pourrait peindre Nély pendant des


heures, peut-être même toute sa vie. Son art le
plonge alors dans un moment de bonheur à nul
autre pareil. Quand sa sœur disparaît dans la
fresque, elle devient une part entière de
l’œuvre. C’est un moment fusionnel. Alors,
aujourd’hui, encore plus que d’habitude, il
s’applique à la rendre invisible.
Durant leur adolescence, ils ont eu la même
envie de découvrir l’autre. Ils vivaient, tous les
deux, dans le grand hôtel particulier de leur
mère, leur ressemblance les troublait. La part
de leurs pères, respectifs et inconnus, était un

60
mystère pour l’autre. Accouché du pouvoir de
persuasion de Nély, un commun accord avait
mis fin à leurs attouchements hésitants,
troubles et de plus en plus osés. A leurs baisers
empégués d’enfance.
Nély mit des mots sur la relation qui
l’unissait à son petit frère. Elle lui expliqua ce
qui allait arriver, s’ils continuaient à s’aimer
ainsi. Ce qui se passerait, s’ils ne grandissaient
pas. Nély avait conscience qu’il s’en fallait de
peu pour qu’ils offrent une vie d’adulte à leur
amour incestueux. Avec sa voix douce, elle
avait su trouver les mots. Elle l’avait protégé,
elle avait proposé des aménagements. Mais
l’amour de Marc ne supportait aucune
condition. Il avait accepté en crânant, comme
le fait un homme. Juste parce qu’il avait peur
de perdre définitivement Nély. Et dès lors, elle
s’était échappée. Il gardait un souvenir précis
de ce moment-là, car il avait marqué le point
de départ de sa chute. Il n’avait pas su quoi
faire de cette liberté. Sinon la gâcher, pendant
toutes ces années où l’ivresse renversa tout sur
son passage.
Il se mit mis à vivre de manière à ne plus être
en contact avec la réalité. Soit il peignait en
s’enfermant des semaines entières dans son
appartement, soit il cherchait, avec d’autres

61
déjantés, les coussins profonds de l’opium. Ne
se donner aucune limite, pour savoir où tout
cela pourrait le mener. Perdre conscience, loin
de soi. Proche de la fin. Un singe en hiver.
Héroïne, haschich, alcool, ses Docs Martens
claquaient sur le trottoir, sur le tarmac de la
rue de la Gare, décollage immédiat, réacteurs
boostés au max, tchao Marc ! Overdose. Le
cœur qui s’était arrêté dans les toilettes du
Macumba, une autre fois dans un jardin public,
sur un banc conchié par les pigeons. Proche de
la fin. Les massages cardiaques. Réanimation,
séjour en asile psychiatrique. Et puis une nuit,
le pont au-dessus de l’Arve, dans un virage.
Trop vite, bien trop vite. La voiture qui monte
sur le talus changé en tremplin, elle envole,
sectionnant en retombant des fils électriques,
plonge dans la rivière en crue. Il ne se souvient
de rien. Les pompiers arrivent au matin. Une
chute de vingt mètres dans l’eau. Il est assis au
volant de sa voiture, qui flotte, coincée entre
des branches. C’est la crue qui l’a sauvé. La
furie des eaux l’a empêché de s’écraser.
Il vit cela comme un encouragement. Comme
un défi lancé à ses tendances suicidaires, il
continue. Il peint ses cauchemars la journée.
La nuit, il retourne les visiter. Il rêve de
voitures fracassées, de rivière en furie,

62
d’éclairs électriques. Désincarcéré. Toutes les
nuits. Extrait d’un amas de ferraille. Porté par
des monstres fantastiques. Pour lutter, il prend
encore plus de risques, va encore plus vite,
nouvel accident. Urgence.

— Tu m’expliques comment ça va se passer !


Marc s’arrête de peindre.
— On a trouvé une bande son qui va cracher
le bruit des milliers de mètres cube d’eau se
jetant du haut des chutes. On l’a mixée de
techno sombre et enivrante. Elle est d’enfer.
Les danseurs, peints de la tête aux pieds,
seront cachés dans la fresque. Totalement
intégrés, ils seront invisibles. Certains seront
immergés dans l’eau, sous les cascades, dans
les remous du fleuve. D’autres seront les
pierres des piliers rocheux, ou les plantes des
îlots de végétation. Petit à petit, ils vont
quitter, lentement et chacun à leur tour, la
place qu’ils occupent dans la fresque. Une
chorégraphie rapide et vive, pour les modèles
immergés dans l’eau. Dure et heurtée, pour les
corps décollés des rochers. Frivole et gaie,
pour les danseurs tapissés de vert et de fleurs
multicolores. Le but est de donner
l’impression qu’ils sont portés par les
éléments. Pour finir, ils danseront dans le

63
vide, comme des oiseaux marins pendus à
leurs battements d’ailes au-dessus de l’eau.
—T’as bien appris ta leçon. Ça va être top !
T’es un génie Marc, je l’ai toujours dit.
Kramé fait deux pas en arrière.
— Ouais, c’est le baratin de présentation.
Bon voilà, là c’est bon. On va faire les essais
comme ça.
Nély souffle, elle n’a rien contre. Bientôt
deux heures. Elle se redresse, fait quelques pas
en roulant doucement les épaules. Elle se
dégourdit. Elle est vêtue de feuilles vertes et
de petites fleurs blanches Quand elle marche
comme ça, toute sa personne est tirée vers le
haut, on penserait voir une plante grandir.
Kramé allume une cigarette et regarde sa
grande sœur bouger. Il ne peut y avoir de
meilleur modèle. L’escalade a façonné sa
morphologie. Ses muscles se sont allongés, ils
tracent des ombres fugaces sur sa peau. Il y a
quelque chose d’animal, son corps semble
s’être transformé pour se concentrer sur
l’action de grimper. Il n’y a rien en trop, rien
qui serait trop lourd à porter. A part peut-être
les yeux de son frère et son regard compliqué.
— Comment tu vas faire pour les cheveux ?
Elle pose la question en dénouant son
chignon. Elle fait quelques pas pour

64
s’approcher du miroir, à côté du vestiaire. En
tournant la tête, elle voit dans la glace une
créature hybride faite de végétaux et de chair.
Les frises d’une fougère lui dévorent le cou et
disparaissent dans ses cheveux noirs. Son
sourire est à lui seul une fleur.
— Ne pense pas une seconde que tu vas me
raser, je te rappelle, petit frère, que je ne suis
pas le tableau vivant de tes fantasmes, C’est
déjà beaucoup de te prêter mes fesses, alors si
je pouvais ressortir indemne de tes spectacles,
et ne pas avoir peur en me regardant dans la
glace, ça serait gentil.
— J’ai trouvé un genre de cagoule en latex,
j’ai galéré pour trouver une peinture qui
tienne dessus, faudra juste réussir à plaquer
tes cheveux le long du cou avec le moins
d’épaisseur possible, t’auras juste une tronche
d’obus.
Nély enfile son baudrier et s’approche de la
fresque. Elle est toujours en admiration devant
les réalisations de son frère. Le réalisme de sa
peinture est à tomber par terre. La végétation
peinte sur le mur vit. Son humidité est
palpable. Nély s’échauffe, en regardant en
détails la peinture. Son esprit vagabonde.
« C’est nouveau ce goût pour la réalité. Je
n’ai jamais compris ce qui avait pu déclencher

65
un tel changement dans sa peinture. Autrefois,
il peignait des personnages aux contours
cauchemardesques, évoluant dans des
paysages boursoufflés de laideur. Il n’y avait
rien de clair, la confusion régnait. On ne
pouvait rien deviner du contenu de ses toiles.
C’était terriblement beau et si effrayant qu’on
détournait le regard. Peut-être mon petit frère
a fait un pas par hasard dans la réalité et je
me suis aperçu de rien. Il a grandi, et j’ai rien
vu. Mais comment est-ce possible de contrôler
à un tel point son imagination ? Ne pas la
laisser vous submerger. Quand je vois ce mur,
je crains que Marc s’ennuie, à réaliser de
telles choses. La patience qu’il faut, pour
atteindre la précision d’un objectif photo, je
n’arrive pas à imaginer Marc dans cette
démarche-là. Je le connais Kramé, il a
horreur des contraintes, de la routine. Il se
cogne dans tout cela. Pour lui, ce sont les
parois d’une boîte. Peut-être a-t-il compris
que, s’il voulait vivre de son spleen, il fallait
offrir aux mécènes potentiels ce qu’ils
cherchaient. Quelque chose de
compréhensible, d’unanimement beau.
Quelque chose que l’on puisse offrir. Une
belle image. Mais même cela, je n’y crois pas.
Rien n’avait de prise sur lui et surtout pas

66
l’argent. Il a bouffé sa part d’héritage en
même pas deux ans. Comme si c’était un
fardeau trop lourd à porter, et maintenant,
c’est un gestionnaire, âpre négociateur, malin
comme un singe. Et moi, il y a tellement de
choses dont je ne me souviens plus. Alors je
pense qu’il l’a fait pour moi, pour plus que je
m’inquiète. Du surréalisme le plus débridé, à
la réalité copiée collée. Il l’a fait par amour
pour moi, je ne le lui dis pas, mais j’ai
l’impression que ce qu’il peint est juste fait
pour m’accueillir, pour que je m’y promène en
toute sécurité, en toute liberté. Il a créé un
monde dans lequel je ne risque plus rien. Je
sais pourquoi. Je garde notre secret tout
contre moi. Je marche nue devant lui, vêtue
d’un voile de peinture. Je vis comme une
aristocrate mélancolique qui s’occupe à
quelques jeux, juste pour frissonner. J’ai
besoin d’adrénaline et de défis. Je me retrouve
quand je grimpe. Pour que cela ne soit pas
vain, pour donner un sens, je mets ce que je
sais faire au service de mon frère. On
partage. »
Voilà ce que se dit Nély, en mimant au sol les
mouvements qu’elle doit enchaîner. Elle n’est
pas très concentrée. La voie a été conçue pour
ne pas être difficile. Les prises pour les mains

67
ont été choisies crochetantes, celles des pieds
proposent un plat. Juste leur taille demande de
la concentration. C’est là la difficulté. Elles
sont petites pour se cacher plus facilement
dans la végétation. Nély a de la marge.
L’ensemble atteint juste le sixième degré sur
l’échelle des difficultés. Nély grimpe depuis
longtemps dans le septième. Elle n’est pas
inquiète ; de plus, un câble très fin lui garantit
de ne pas tomber au sol. Le soir de la
représentation, elle connaîtra l’enchaînement
des mouvements par cœur. Elle devra se
concentrer sur la fluidité. Seule l’harmonie
peut être invisible.
Nély clipse le mousqueton de sa ceinture à
l’extrémité du câble. Il se verrouille
automatiquement. Elle se plaque contre le mur,
les bras en croix, et écarte légèrement les
jambes jusqu’aux repères marqués au sol.
C’est dans cette position précise qu’elle
débutera le spectacle.
Le son de la bande envahit tout doucement le
Bocal.
Le pied gauche de Nély se pose, avec une
délicatesse précise et ferme, sur la première
prise. Le corps bascule sur cet appui, et en
poussant sur la jambe, Nély se dresse,
équilibrée par ses mains posées sur les

68
réglettes. Les muscles souplement gainés. La
jambe droite quitte le sol dans un mouvement
de balancier. Une fois l’équilibre retrouvé, la
main décrit un arc de cercle sur la prise
suivante. Le tout sans laisser percevoir le
moindre effort, une harmonie féline. En
quelques pas, Nély rejoint l’angle du mur.
Puis, en opposition, grimpe les dix mètres du
dièdre pour sortir souplement au sommet.
Marc a l’impression qu’une vaguelette
avance dans de l’eau couverte de feuilles.
Putain, trop bien !
Nély enchaîne les escalades sans s’essouffler.
Marc chronomètre précisément, il faut à sa
sœur une moyenne de trois minutes pour
toucher le haut et disparaître dans la charpente.
Puis, subitement, son pied glisse d’une prise.
Nély crispe ses doigts et enraye facilement la
chute. Quand le système d’auto-assurance la
dépose au sol, Nély se tourne vers Marc.
— Ne fais pas cette tête. C’est gras, sans
magnésie et avec cette chaleur, c’est normal, il
faut brosser les prises.
Marc, en imitant la voix de sa sœur.
— T’as zipper dans le mouvement où la prise
main droite est un peu trop haute, t’es obligée
de t’allonger et tu perds de l’adhérence, tu me

69
l’as expliqué. Pourquoi tu ne l’as pas
changée ? Tu veux me faire peur.
— Peut-être petit frère, à ce jeu là, tu as
plusieurs coups d’avance. Je te rassure, je n’ai
pas envie de me retrouver pendue comme un
sac devant tout le monde. Je les brosserai, et il
n’y aura pas de problèmes. Le jour J, je
grimpe qu’une fois, t’inquiète pas ! Et un peu
de difficulté c’est bon pour la concentration.
Mais là, si c’est OK pour toi, on arrête.
Nély se douche, la peinture part bien, mais
elle trouve que c’est un peu long. Elle se dit
que le soir de la première, il ne faudra pas
traîner pour se doucher, se sécher et mettre une
robe le plus rapidement possible, pour vite
rejoindre la salle. A ce moment-là, les
danseurs auront réalisé la moitié de leur ballet,
elle sera là pour applaudir. Et tout le monde
n’y aura vu que du feu.
Tout ça juste pour se compliquer la vie et
partager avec Marc un moment intense et
complice. Casser les jambes de la routine pour
l’empêcher de gambader de jour en jour. Peut-
être aussi pour assouvir cet appétit, qui revient,
pour les situations extraordinaires.
Ils se retrouvent dans le bureau, Marc boit
une Chimay rouge, il a préparé un thé au

70
Jasmin pour Nély. Elle le remercie d’un
sourire. Ils boivent en silence.
Après que sa sœur lui ait claqué une bise sur
chacune de ses joues, en le serrant dans ses
bras, Marc, au travers d’une fenêtre qui permet
du bureau d’avoir un œil sur la salle, regarde
Nély se diriger vers la porte de sortie. Devant
le Bocal, un taxi l’attend.
Nély marche sur la pointe des pieds. Elle
chaloupe à la manière des mannequins, une
succession de bouffées de chaleur qui la
soulève et la dépose un peu plus loin.
Toute cette douceur, toute cette sérénité, cet
amour qui les unit encore, Marc ne sait pas
comment les accueillir, il sait ce que cela
cache, il connaît les efforts que Nély s’impose
pour porter ce masque.

71
4
L’inébranlable bascule

Nély voulait se donner une chance de vivre


autre chose que l’amour possessif de son frère.
En se séparant ils avaient gagné tous les deux
une nouvelle liberté. Elle allait en faire des
merveilles. Marc lui, avait sombré quand Nély
était partie.
Elle avait trouvé le terrain adéquat pour
exprimer son besoin d’existence. Le déclic
avait eu lieu lors d’une première sortie en
montagne avec son lycée. Nély fut séduite.
Des cascades d’eau sautaient des barres
rocheuses. L’eau giclait des failles noires,
profondes. Le fracas résonnait le long d’une
face rocheuse jaune, menaçante, et qui
semblait ne pas avoir de sommet. Nély avait
l’impression d’avoir déjà été là, de ne pas être
surprise de l’odeur de la roche, de connaître la

72
musique du torrent. D’avoir les jambes pour
monter tout là-haut, d’avoir les ailes pour y
planer. Un sentiment d’appartenance, d’avoir
trouvé son clan.
Du coup, avec un club, puis par la suite avec
ses nombreux nouveaux amis, elle s’était
initiée à la randonnée, à l’escalade et à
l’alpinisme. Elle était devenue brillante.
Débarrassée de l’amour envahissant de Marc.
Elle s’était envolée, aveuglée de lumière bleue
et ivre d’altitude. Jusqu’à l’irraisonnable.
Elle avait vu son ombre projetée dans le vide.
Elle avait grillé sur le calcaire, le dos couvert
de sueur poussiéreuse, l’odeur de ses aisselles
scotchée dans l’air brûlant. La bouche
encombrée d’une langue sèche. Accroupie
dans le vide, elle avait pissé au vent, pleuré de
rage et de terreur, les poings vissés dans une
fissure de granit, abrasive et déversante. Une
fois au sommet, en essuyant les larmes de ses
mains croutées de sang, le visage poudré de
magnésie, elle riait aux éclats.
L’escalade tombait à pic. Elle avait besoin de
nouveaux rites initiatiques, de passages
obligés, d’une nouvelle logique. Les dernières
années, son adolescence avait été compliquée.
Elle rêvait de simplicité. Ses nouveaux amis
étaient joyeux, toujours partants. Ils lui

73
renvoyaient une image d’elle-même qui lui
plaisait. Et bien entendu, comme il fallait s’y
attendre, elle a rencontré l’homme de sa vie.
Mais tout l’éloignait de son frère, à part peut-
être ce goût commun pour les extrêmes.
Un jour, Nély lui avait donné une revue
spécialisée dans l’alpinisme et la randonnée.
Elle était en première page. En jaune, le titre,
« La Princesse des Faces nord ». La photo
montrait Nély au sommet des Grandes
Jorasses. Son sourire emmitouflé dans une
capuche, surmonté d’un casque cabossé,
bouffait la première page. « La Princesse des
Faces nord » était présentée comme l’avenir de
l’alpinisme au féminin.
Les pages, qui lui étaient consacrées dans la
revue, décrivaient longuement son dernier
exploit, seule et en hiver, dans la Walker, un
itinéraire mythique, Marc les avait lues.
L’article était signé de Rémi Servettaz. Guide
de haute montagne, journaliste. C’était aussi le
compagnon de Nély.
Marc l’avait félicité, comme si elle avait fait
la une de Ping-pong magazine. Sans se rendre
compte des risques qu’elle prenait, Nély lui
avait dédicacé la première de couverture d’un
« Je t’aime ».

74
A partir de cet exploit, sa carrière avait
explosé, et avec elle, sa notoriété. Les médias
s’étaient emparés de cet ange. Elle était
devenue rapidement une star, et son éclat
dépassait le monde de l’alpinisme pour éclairer
la une des journaux de la presse féminine. Elle
apparaissait dans les émissions consacrées aux
sports ou à l’émancipation des femmes. Elle
devenait un exemple. Un film lui était
consacré. Elle allait grimper aux quatre coins
du monde. Elle vécut six années
extraordinaires.
Mais un grain de sable allait gripper la
machine à faire rêver. Un grain de sable de
près de mille mètres de haut. Sur le versant
Italien du Mont Blanc, le pilier du Frêney. Une
face sud gigantesque surmontée d’une
chandelle et reliée au sommet de l’Europe par
un fil de funambule, l’arête du brouillard.
Nély s’y était retrouvée seule, à errer, dans
une tempête effroyable. Elle avait survécu par
miracle. Mais son compagnon, Rémi, était
mort.
Tout ce qui s’était passé sur le pilier central
du Frêney était resté là-haut. Des amis de
Rémi et Nély s’étaient rendus sur place après
l’accident, pour constater qu’un bloc, sous le
sommet de la chandelle, s’était détaché.

75
Tout un tas de mécanismes permettent un tel
éboulement. Le gel et le dégel agrandissent les
fissures. Le vent, la neige, érodent le granit.
Des mini-séismes, à peine perceptibles,
frissonnent le long des parois. Le soleil de plus
en plus présent, de plus en plus chaud. La
glace qui était là mais ne l’est plus, laisse
glisser entre ses griffes liquéfiées des
enchevêtrements de blocs et de pierres. Les
livrant à la rigueur de la gravité. Un demi-
millimètre, et l’inébranlable bascule soudain
dans le vide en précipitant dans sa chute folle
d’autres blocs qui, comme lui, attendaient
patiemment leur tour. Comme à la fête foraine,
le grand saut, exploser sur le socle du pilier et
finir en éclats sur le glacier.
Rémi Servettaz se trouvait à la verticale de
l’éboulement. Les cordes avaient été
tranchées, Rémi précipité dans le vide. Le
PGHM avait retrouvé le corps.
Nély n’était pas sur la trajectoire des pierres
vrombissantes, elle avait été épargnée. Seule, à
moins de quatre-vingt mètres du sommet de la
Chandelle.
C’est tout ce que l’on avait deviné. Ce qui
s’était passé par la suite appartenait à Nély. Ou
à « Géraldine », le petit nom de la tempête, qui
s’était acharnée pendant quatre jours. Le pays

76
entier pliait, se rompait, s’envolait, se noyait,
sous ses coups de boutoir.
« La princesse des faces nord » avait dû voir
les premiers signes de la tempête. Le vent
doux et fort. La ligne de nuages noirs, comme
une griffe posée sur l’horizon. Les premiers
feulements de la bête. Son salut passait par le
sommet.
Mais comment avait-elle fait pour sortir de la
face sud ? Comment avait-elle pu grimper
alors que résonnaient encore, l’écho de ses
hurlements ? Suivre l’arête du Brouillard,
rejoindre le sommet du Mont Blanc. Seule,
dans des conditions dantesques. Le plus
plausible était qu’elle ait trouvé une crevasse,
ou qu’elle ait creusé elle-même son refuge.
Pour attendre l’accalmie qui avait permis aux
secouristes de tenter une caravane pour
rejoindre l’arête des Bosses. Ils l’avaient
trouvée là, assise dans la neige, prête à mourir.
Nély était revenue chez les vivants, mais pas
sa mémoire. Elle flottait en haillons, accrochée
aux angles vifs du granit. Un drapeau de
prières. Effiloché, décoloré.
Quand l’hélicoptère, qui l’avait enfin
arrachée de l’enfer, s’était posé, Marc était là.
Dans l’hôpital silencieux, il allait accompagner

77
toutes les nuits cauchemardesques de sa sœur.
Nély était une miraculée.
Elle ne parlait qu’à son frère, pour trouver
une réponse, plus que pour raconter. Les
docteurs, les infirmiers étaient des anges. Ils
ne faisaient plus partie de sa réalité. Quant à
ses amis alpinistes, ils lui faisaient peur. Ils
sentaient le froid, cette odeur de métal. Leurs
cheveux gardaient la forme que leur avait
donné le vent. Chacun d’entre eux portait dans
le regard la possibilité de retourner là-haut. Ils
étaient des morceaux de tempête ramenés sur
terre. Les journalistes faisaient le siège, mais
Nély ne pouvait voir personne.
Sur son lit d’hôpital, elle essayait de parler.
De raconter, sentant qu’elle allait tout oublier.
Sa fatigue extrême brouillait son élocution. Il
fallait tendre l’oreille.
— Une forme, pas humaine, qui battait
comme un cœur.
La peau, brûlée par le gel, laissait peu
d’amplitude aux lèvres crevassées pour
articuler.
— Écoute-moi Marc, dans le brouillard, dans
le vent, elle était là au-dessus de moi, je lui ai
tendu la main comme si elle avait pu s’envoler
et moi avec.

78
Nély souffrait horriblement. Son corps se
réchauffait. Le sang de nouveau s’écoulait
lentement dans ses veines, abreuvait
l’épiderme, les chaires meurtries mais
vivantes. Milles épingles sous la peau.
— Marc, cette lumière, elle m’a parlé, elle
m’a parlé de toi, elle m’a dit qu’elle avait
accompagné Rémi et que maintenant, elle
m’accompagnerait moi. Marc, elle m’a guidée,
je l’ai suivie. Chaque fois que j’ai failli
renoncer, elle venait plus près, grossissait.
Marc...
Ses yeux se fermaient. Les cils battaient
lourdement.
— Sans elle, je serais morte, elle était belle,
dans le vent elle ne bougeait pas. C’était quoi,
Marc, tu crois ?
Marc regardait sa sœur, les yeux brouillés de
larmes qu’il peinait à retenir. Il voyait les
doigts de sa main, si fins, cloqués de noir et de
brun.
Le visage de Nély était parcouru de rides
qu’il ne connaissait pas, des sillons dans la
peau brûlée. Les lèvres tailladées gardaient le
souvenir d’un rictus de souffrance. Le sang qui
coulait dans ses veines était épais comme du
goudron, déshydratation, taux d’urée

79
incroyable. Des perfusions distillaient un peu
de chaleur, goutte à goutte, mécaniquement.
Contre qui s’était-elle battue ? Dans les
griffes de quelle bête sauvage était-elle
tombée ? Marc se rendait compte,
soudainement, de quel bois était fait sa sœur. Il
ne l’aurait jamais imaginée si forte.
— Marc !
La main de son frère sur son front la
rassurait.
— Cette lumière, elle prenait des formes
différentes. Tu sais, comme les nuages dans le
vent. Quand t’es gamin, tu y vois plein
d’images. Toi, t’étais fort à ce jeu-là. Alors
dis- moi, c’était quoi ?
Dans ses récits, il était sans cesse question de
cette forme blanche qui était apparue et l’avait
sauvée.
— Pour avoir moins froid, elle me répétait de
brûler tout ce qui me passait par la tête. Mes
souvenirs, la moindre pensée devaient
alimenter ce feu. Que si mon épuisement
étouffait la braise sous les cendres, alors je
mourrais doucement. Tout y est passé. Je suis
allée si loin en moi que je ne reviendrai
jamais. Marc, j’oublie tout petit à petit, ma
raison est en train de fondre.

80
— Tu es trop fatiguée, faut pas te prendre la
tête. Tout reviendra.
— Non Marc, je sens un trou dans mon âme,
je vais y tomber, si je ne fais pas attention.
Marc tu me croiras, je suis sortie de mon
corps. Je n’avais plus mal, je me voyais
marcher. Je n’étais plus dans ce corps gelé,
martyrisé. Je le suivais, juste au-dessus.
Comme un ballon de baudruche. Je me voyais
souffrir. Avec cette forme, on communiquait
par geste, comme les plongeurs, elle
m’enveloppait de silence. Marc, je vais rester
avec elle, je ne peux plus faire autrement.
— Tu es vivante et forte Nély, repose- toi, et
on verra.
Marc ne savait plus quoi dire.
Chaque nuit, Nély repartait là-haut. Comme à
un rendez-vous adultère. Elle revenait avec
quelques anecdotes, qu’elle exhibait comme
les reliques de sa raison. Marc la voyait
chercher une cohérence dans ses propos.
Gluante, elle fusait entre les lèvres de Nély et
glissait dans la nuit d’hôpital. De ses virées
nocturnes, Nély ne rentrait qu’avec des
cendres qui coulaient entre ses doigts. Tout
avait été brûlé.
Marc, devant l’entrée des urgences, fumait
une cigarette en regardant des destins brisés

81
sortir de dessous le haillon des ambulances.
Un gyrophare silencieux éclairait le parking de
ses flashs bleutés. La pluie, à grande eau,
rinçait les drames. Plus loin, une sirène
s’annonçait en sourdine. Un clochard sortait
des urgences, un bonnet sur la tête, le bras en
écharpe. Derrière une vitre, deux gendarmes
encadraient une adolescente. La jeune fille
pâle, les yeux rougis de larmes. Un des
gendarmes prenait des notes. Marc observait la
scène. Quatre heures et demie, Nély dormait
enfin.
Cela faisait une quinzaine de jours qu’elle
était revenue du Pilier. Dans une semaine, elle
quitterait l’hôpital de Chamonix pour une
clinique au-dessus du lac Léman. Puis,
sûrement, la maison de repos juste à côté, avec
la même vue rassurante.
C’est ce qui s’était passé. La vue n’avait pas
toujours suffi. Nély avait encore lutté. Des
chambres noires, des médicaments magiques,
de l’espoir et de la panique. Nély ne voulait
plus aucun contact avec ce qui avait fait d’elle
la « Princesse des faces nord ».

Depuis le drame sur ce putain de tas de


cailloux, chez elle, la confusion régnait. Ce
qu’elle était allée chercher pour se sortir de

82
l’enfer, ou ce qui était venu à elle, laissait des
traces indéfectibles.
Pendant sa longue convalescence, Nély était
tombée dans une suite de dépressions sévères.
Des morceaux du cauchemar qu’elle avait
vécu la sortaient de son sommeil
médicamenteux, ou apparaissaient en plein
jour de manière totalement spontanée, sans
raison.
Nély s’était réfugiée auprès de cette lumière
qui l’avait accompagnée comme une
conscience supérieure. Cette présence, quasi
mystique, avait alors décidé des priorités.
Une des premières était de reconstituer
l’enveloppe charnelle du fantôme que Nély
était alors. Toute l’énergie s’était concentrée
dans cette tâche.
Pour que Nély puisse de nouveau marcher,
grimper. Pour qu’elle retrouve, dans chaque
bras levé, dans chaque pas fait l’un après
l’autre, ce qui avait contribué à son bonheur.
La mémoire de Nély avait été éparpillée au
sol par la tempête. Tout était là, mais dispersé,
mélangé, avec des petits bouts cassés, épars.
Sans personne de compétent pour les
ordonner. Un vide-grenier intime et glacé.
Dans le même drame, elle avait perdu son
amoureux et sa passion pour la montagne.

83
Maintenant, ce qui l’avait rendue si heureuse,
lui faisait peur. Il fallait lui donner du temps et
l’accompagner, pour que son imaginaire n’ait
pas à combler les absences de sa mémoire, au
risque de la précipiter de nouveau dans ces
moments de dépression terribles, qui avaient
émaillé sa convalescence.
La raison de Nély était restée là-haut, dans la
tourmente. Près de Rémi. C’est tout ce qu’elle
avait sur elle comme cadeau d’adieu. C’est
aussi la seule chose qu’elle pouvait
abandonner avant d’affronter l’effroyable.

84
5
Des grandes quilles noires

Yves s’est assis dans la voiture, son visage


s’est détendu. Nathalie, elle, est gênée, c’est
une sale journée pour lui, elle ne sait pas
comment le soutenir. Elle ne veut pas laisser
s’installer ce silence dans lequel Yves risque
de disparaître. Ils quittent le chantier naval.
Yves a un regard pour le lac.
— Avant de monter au chalet, je dois passer
à Annemasse, donner des trucs à la Mamie,
elle ose plus sortir de chez elle, elle dit que les
gens lui font peur. Tu m’excuses, mais si je le
fais en rentrant, c’est trop tard pour elle.
— Je t’en prie, c’est pas grave, j’ai tout mon
temps.
Elle remarque le coup d’œil qu’il jette dans
son rétroviseur extérieur. Elle fait de même
dans le sien et voit une aile de kitesurf passer

85
au-dessus du hangar. En pensant à Yves, elle
se dit que c’est une image agréable à
conserver.
Nathalie s’engage sur la nationale. Ils roulent
en silence. Les jumeaux ne sont pas là.
D’habitude ils sont sanglés comme des fous
furieux dans leurs sièges et hurlent à qui mieux
mieux en tapant sur Fido. D’ailleurs, il est où
ce chien ? Yves se garde bien de poser la
question. Il sait à quel point il est envahissant.
Il aboie d’une curieuse manière et beaucoup
plus que nécessiterait son rôle. La langue
pendante, toujours en quête de jeux auxquels il
ne comprend rien. Il bouffe à peu prés tout, et
comme quatre. Yves n’est donc pas super
emballé de vivre avec lui les prochains mois.
Mais il doit bien cela à la petite famille. Les
jumeaux l’appellent maintenant tonton Berger.
C’est une idée de Nath. Plus facile à expliquer
que : tonton va à la montagne pour attendre
son bateau.
— J’ai beau lui dire que la situation s’est
calmée, elle a peur, elle est vieille maintenant.
C’est vraiment une mamie. Je t’ai dit qu’elle
avait vu des groupes néo-nazis défiler ?
Et sans attendre la réponse, Nathalie
enchaîne :

86
— Ils prenaient toute la route, avec le salut et
tout, les crânes rasés. Depuis, elle ose plus
descendre en ville. Tout le monde dit que ça
s’arrange, j’espère. Mon mari a retrouvé du
travail. Dans une plus petite boîte, en France,
mais bon, en attendant.

Nathalie n’a pas tort. Des organisations


internationales s’étaient dites prêtes à mettre la
main à la poche et à organiser un retour à la
normale de chaque côté de la frontière.
Mais il fallait pour cela que le calme
revienne. Que tous ces gens en colère rentrent
chez eux, fassent le dos rond. Qu’ils
comprennent bien que c’est foutu, que de toute
manière, personne ne payera pour ce qui a été
cassé. Les banques promettaient de faire en
sorte qu’ils retrouvent une partie de leurs
économies. Mais pour les salaires, les
indemnités, nada ! A chacun de suivre les
procédures administratives propres à son cas.
En gros, bonne chance et bienvenue en
précarité.
Du coup, les frontaliers se devaient de rentrer
dans le rang, et ça... Faire en sorte que le
calme revienne, c’était le boulot de l’état
français. Ces manifestations non-autorisées,
devenues, au fil de l’humiliation, des émeutes.

87
C’était à l’état Français de les mater. On vous
le dit une dernière fois. Après, « on lâche les
chiens ».
En plus, dans les manifs, étaient venus se
rajouter aux travailleurs frontaliers tous les
mouvements antilibéraux, des écolos
colériques, mais aussi des lascars sous tension,
descendus de leurs immeubles. En peu de
temps, la région avait été paralysée. Il était
quasiment impossible de circuler.
Pourtant, les services d’ordre travaillaient
dur, mais rien ne semblait pouvoir apaiser la
colère des citoyens. Affolé par cette colère qui
semblait être en mesure de tout casser, le
capitalisme tint sa promesse et lâcha les
chiens. Il fit appel à ses amis de toujours. Ceux
de l’extrême droite fascisante qui n’attendait
que cela.
Ce sont ceux-là que la mamie avait vus. Ces
groupes paramilitaires devaient, au départ,
veiller à la sécurité des lieux privés, des
centres commerciaux. Les milices faisaient du
zèle, et les polices, de chaque côté de la
frontière, appréciaient qu’elles participent au
maintien de l’ordre public. Maintenant, il
n’était pas rare de voir ces miliciens marcher
en occupant toute la route. Espacés de
quelques mètres. Ils faisaient peur aux mamies

88
et à bien d’autres gens. On aurait dit des
grandes quilles noires.

La Bise forte donne vie à tout ce qui peut


bouger. Nathalie et Yves croisent encore
beaucoup de véhicules militaires. En arrivant à
Annemasse, ils longent une zone commerciale.
Accrochés au squelette métallique d’un
supermarché incendié, des bouts de tissu et de
moquette s’agitent dans le vent. Seule une
enseigne, perchée sur un poteau de dix mètres,
est intacte. Elle jaillit au milieu du parking
parsemé de chariots renversés et de quelques
voitures brûlées. Les cendres du magasin
appartiennent à un groupe Suisse. Connu aussi
pour sa banque de change. Victime des
émeutiers qui s’en sont pris à ce qu’ils avaient
trouvé de plus représentatif de leur colère.
Yves était là quand le magasin avait brûlé. Il
gardait en mémoire les gens autour de lui. La
lumière étrange de leurs yeux. En regardant le
feu, il s’était questionné sur le point de non-
retour. Ces incendies en était un. Et lui, où
était son point de non retour ? Jusqu’où
pouvait-il aller pour échapper à cette situation
qui lui paraissait mener à la servitude ? Alors
de la rage, il était passé à la fuite. Il n’en était

89
pas très fier. Pas plus que d’avoir participé à
l’incendie d’un supermarché.
La mamie habite une grande barre
d’immeuble, juste au-dessus des quartiers
populaires. Un coup de frein brutal, et Nathalie
tourne à gauche dans le parking de la
résidence. Yves voit le scooter qui les suivait
déraper habilement et les dépasser sur la droite
dans un wheeling rageur. Eclairé par le soleil,
l’immeuble lourd et jaune domine le parking.
Des oasis de verdure plus ou moins racornis
pendent des jardinières.
— Tu viens avec moi Yves, j’en ai pour un
petit moment quand même. La mamie est
bavarde, tu sais bien. On va boire un thé...
— C’est gentil, mais je vais aller faire un
tour. Je vais profiter de la ville avant ma
retraite. Tu l’embrasses pour moi, si je reviens
plus tôt, je monte lui faire une bise.
— OK, dans une grosse heure à la voiture, tu
me raconteras.
Yves marche, le long d’une grande haie de
peupliers. De l’autre côté de la route, les
immeubles sont constellés d’acné parabolique.
En face de lui, un groupe d’adolescentes
avance lentement. Vêtues à la belle mode des
fringues branchées, fabriquées aux antipodes,
mais pas faites pour ce vent glacé. Elles

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semblent être frigorifiées. Ne sachant concilier
la chaleur de leurs seize ans et la météo locale.
Il descend en direction du fastfood. Une des
piles du pont, qui enjambe plus loin le
carrefour, donne une ombre grise sur les
couleurs criardes du restaurant. Le sandwich
lumineux, fixé sur le toit, est éteint sur un côté,
comme croqué. Yves décide d’y prendre un
café sur la terrasse abritée du vent qui sent le
graillon. C’est l’endroit idéal pour s’imprégner
de la ville.
En s’approchant de la terrasse, son regard est
attiré par une fresque peinte sur le bas de la
pile du pont. Elle choque entre les slogans
révolutionnaires et les tags salis. De loin, Yves
la voit comme une fenêtre ouverte sur des
formes rondes et colorées.
Il s’approche. Au centre de la fresque est
peinte la place du marché d’Annemasse.
Autour, le long d’un cercle invisible, on
découvre tout ce qui caractérise la région. A la
manière des tables d’orientation, la fresque est
alignée sur les points cardinaux. Mais tout est
imbriqué, le cadre est trop petit. Les sommets,
les lacs, les principales villes et monuments
sont entassés, mélangés. Comme si l’artiste,
entre ses deux mains, avait plissé la carte de la
région.

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On retrouve, à l’ouest, la grande barre du
Jura, sur ses pentes s’entassent pêle-mêle le
pays de Gex, l’aéroport et le jet d’eau
genevois. La montagne du Salève a pour
voisines les Aravis, elles-mêmes nouvelles
venues dans le massif du Mont Blanc. Ce
dernier prend un bain de pieds dans le Léman.
Le monument des Glières flotte sur le Rhône
qui roule ses eaux entre les ruelles de la vieille
ville d’Annecy.
Au centre de la place, l’artiste a reproduit
avec précision la célèbre photo de la place
Tiananmen. La colonne de blindés arrêtée par
un homme seul
— Ça pète sa mère, hein ?
Yves se retourne. Un homme attend une
réponse en souriant. Une casquette en cuir
vissée sur la tête, les mains dans les poches
d’un blouson aviateur délavé. Derrière lui,
Yves reconnaît le pilote du scooter. Assis sur
la selle, le gamin répète.
— Ça pète sa mère, hein ?
L’homme à la casquette sort les mains de son
blouson.
— Il veut dire que c’est la classe, que c’est
beau quoi !
Sur le coup, un peu sur ses gardes, Yves
répond.

92
— J’avais compris.
Petit silence et il interroge.
— C’est toi qui l’as fait?
— Non, mais j’ai laissé faire !
C’est une réponse qui attend une question,
Yves le sent bien, mais n’a pas trop envie que
la conversation s’éternise. Les deux types
n’ont pas l’air agressifs, mais Yves est quand
même un peu coincé, dos à la pile du pont.
— C’est sympa de ta part !
L’homme à la casquette semble déçu par la
réponse. Il a changé de position, les doigts de
sa main pianotent quelques secondes dans le
vide. Signe d’énervement.
— Elle t’intéresse cette fresque ? Tu la
trouves comment ?
Yves répond en haussant les épaules.
— Elle est très belle.
L’homme sourit, on le dirait rassuré.
— Bien, c’est bien, on ne t’a jamais vu, tu
fais quoi dans le coin ?
— J’étais venu boire un café.
— Tu m’en payes un ?
Yves sait bien qu’il n’a pas vraiment le
choix, pas inquiet. En cas d’embrouilles, il
sera de toute manière mieux sur la terrasse
qu’acculé contre le mur. Et puis il est venu
pour cela, pour voir des gens avant sa retraite.

93
— OK, allons-y.
L’homme à la casquette lui tend la main.
— Capitaine, on m’appelle le Capitaine.
Ce qui veut dire, je suis ici chez moi. Tout le
monde me connaît et me respecte. Je suis un
personnage. Sois heureux de boire un café en
ma compagnie. Yves a bien compris le
message. Il connait les règles du jeu. S’il veut
avoir ses chances, il faut qu’il se porte au
même niveau que son hôte. Il lui reste peu de
temps pour s’imaginer en autre.
— Tonton Berger, on m’appelle Tonton
Berger.
Voilà le personnage qui lui traverse l’esprit,
dans la même seconde durant laquelle il sert la
main tendue. C’est cohérent, ce soir, il dormira
au chalet. Comme un berger. Et l’autre en face
n’a pas plus de bateau ou d’avion que lui de
troupeau.
Les tables en plastique blanc du fast-food
sont piquées de brûlures de cigarettes. Le
gamin au scooter leur amène deux cafés dans
des tasses en carton.
Yves se tait, un berger est patient et
silencieux. Le Capitaine donne l’impression
d’avoir tout son temps. Son visage est grêlé. Il
se déplace doucement, porte une attention
particulière à chaque mouvement, comme s’il

94
retenait quelque chose en lui. Ses yeux très
noirs sont tachés de jaune.
Un adolescent traverse le parking. Il discute
quelques secondes avec le gamin assis sur son
scooter. L’engin pétarade. Le Capitaine jette
un œil à la scène.
— Si ce n’est pas toi qui l’a faite, c’est qui
l’artiste ?
Le capitaine se redresse sur sa chaise. Il
regarde Yves et se dit qu’il n’est pas comme
les autres types venus faire des photos de la
fresque. Il n’a pas hésité à s’asseoir à côté d’un
noir un peu louche. Sur la terrasse d’un fast-
food miteux, au centre d’un quartier
d’émeutiers. Où les habitants s’appellent tour à
tour, sauvageons, racailles. Ce mec a envie de
parler, il est curieux, et ça, c’est un bon signe
pour le Capitaine.
— Il y pas très longtemps, je dormais là.
Entre la pile du pont et le talus, sur la dalle de
béton couverte de merde, juste là. Une nuit,
vers les deux heures, j’ai été réveillé, enfin je
ne dormais pas beaucoup, la nuit il faisait
assez froid, j’ai été réveillé par des tacatac
super rapides. Comme ça.
Le Capitaine tambourine de ses longs doigts
le bord de la table. Des rides troublent la
surface des cafés.

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— Comme ça durait, je suis sorti de l’espèce
de tente que j’avais bricolée. Tu sais, quand
on est à la rue, on devient méfiant et agressif.
J’ai fait le tour de la pile. C’était un type avec
des bombes de peinture. Il les secouait à
chaque fois qu’il s’en servait. Il en avait plein.
Il allait super vite. Il s’éclairait avec une
lampe qu’il avait sur la tête et une autre posée
par terre. Sur le coup, j’ai failli lui expliquer
qu’il m’empêchait de dormir, lui demander
d’aller faire ses conneries ailleurs. Mais tu
vois, ça allait super vite, je voyais tout
apparaître petit à petit. C’était magique. De
nuit comme ça, on aurait dit un rêve. J’ai rien
dit, même je me suis calé contre le petit muret
et j’ai fumé en le regardant, je me disais que
c’était la chose la plus belle qui m’était
donnée à voir depuis que je squattais ce coin
merdique.
Il trempe les lèvres dans le café bientôt froid.
— Putain, comment ils font pour faire un
truc aussi crade ?! Quand le type a fini, j’ai
applaudi, pensant lui faire une surprise, il a
même pas réagi, en fait, il m’avait déjà
calculé. J’ai dit bravo. Il m’a à peine regardé.
Il a rangé son matos, et cinq minutes après,
une bagnole est arrivée, il est monté dedans et
hop tchao ! Jamais revu le type.

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Le Capitaine casse une Camel sans filtre en
deux. Il en range une moitié dans le paquet
froissé et allume l’autre.
— Après, tu vois, je me suis dit que je devais
veiller sur cette fresque. J’ai empêché les
gamins du coin de rajouter des trucs dessus.
J’ai cassé la gueule, avant qu’ils n’y touchent,
à deux cons qui avaient commencé à faire des
croix gammées partout sur les murs du coin.
Je me suis dit que dans tout ce bordel, c’était
la meilleure chose que je pouvais faire, garder
intacte cette œuvre.
Le scooter revient. Il se faufile entre les
voitures stationnées devant la vitrine. L’une
d’elle n’a plus de roues. Le propriétaire les a
vendues pour se goinfrer de burgers. Le pilote
du scooteur rejoint le gamin, empoche un
billet. Le gamin repart avec son bout de shit.
— Je suis musicien, mes instruments sont à
Genève. Je peux plus faire mon job depuis que
les manifs ont commencé à cause de ces
connards de banquier ! Alors cette fresque
donne, comme on dit, un peu de sens à ma vie.
Yves montre la pile du pont
— Tu racontes de belles histoires, tu dors
plus là maintenant ?
Décidément ce type ne pose jamais les
bonnes questions. Ce que veut le Capitaine,

97
maintenant, c’est lui expliquer pourquoi on
l’appelle justement le Capitaine. On s’en fout
où il dort. C’est son problème. Lui veut parler
de l’engouement que cette fresque, éclose en
une nuit, a suscité dans le quartier. Comment il
a su fédérer les habitants autour de cette
peinture, comment ils se la sont appropriée,
comment il avait réussi à leur donner de
l’espoir.
— Non, je dors plus là. Mais le plus
important c’est que grâce à cette fresque, j’ai
pu dire à tous ceux qui galèrent dans le coin
que tout n’était pas pourri, que des fantômes
la nuit laissaient des images magnifiques.
Qu’un vent nocturne collait sur les murs de
béton des photos féériques. Que la beauté se
tournait vers eux. Elle leur disait qu’on ne les
abandonnait pas. Maintenant, il y a toujours
un œil sur cette fresque, c’est pour ça qu’elle
est toujours intacte.
Voilà pourquoi on l’appelait le Capitaine,
parce que les gens s’étaient regroupés autour
de lui et aussi parce que son expérience des
émeutes était précieuse. Dans son pays, il
faisait moins froid, mais la violence y était,
elle, sans commune mesure.
Yves pose quelques pièces sur la table et
commence à se lever. Le Capitaine le retient.

98
Yves regarde la main qui lui serre le bras, puis
croise le regard sous la casquette.
— Attends, attends, elle t’a plu mon
histoire ? Cette fresque, ça t’a fait quelque
chose ? Tu n’as pas perdu ton temps à
m’écouter ? Tu l’as dis toi-même, c’est une
belle histoire. Je sais que berger est un métier
difficile. Alors je me disais que tu ne serais pas
contre de fumer un peu, le soir, en regardant
tes brebis.
Nous y voilà !
— Tu pourrais penser à l’histoire du
Capitaine. Le souvenir de la fresque te ferait
changer de paysage. Tu sais, c’est comme si tu
avais visité un coin en France, n’importe
lequel, après, t’achètes toujours une spécialité
de la région. Comme moi, si je vais te voir, je
te prendrai du fromage. Tu dois faire ça, non ?
Du fromage avec le lait de tes brebis. Tu le
vends, les gens l’achètent, grâce à cela tu peux
continuer à être berger. Eh bien moi, c’est
pareil, si tu achètes un peu de shit, je peux
continuer à jeter un œil sur la fresque. Et je
peux continuer à raconter cette histoire à
d’autres, tu vois, c’est un peu plus que du
trafic, y a autre chose. Assis-toi, allez, t’as
cinq minutes.
Yves se rassoit, amusé.

99
— Avant la fresque, tu ne vendais pas de
shit ?
Le Capitaine éclate de rire. Un rire généreux,
presque tonitruant.
— Toi, tu ne poses jamais les bonnes
questions. Tu pourrais être un flic. Mais tu
m’as dit que tu étais berger. J’en ai connu des
bergers, ils puaient comme des boucs. Pas toi.
Le Capitaine fait une pause en regardant
Yves et reprend.
— Je ne vends pas de shit. Je m’occupe du
gamin, là, sur le scooter. Basile, sa sœur
m’héberge en échange. Les emmerdes, depuis
le temps, je les flaire. Je lui fais profiter de
mon expérience. Je lui évite de vendre son shit
à des flics, par exemple. Je le guide, je suis
son Capitaine.
Yves soutient le regard. Et, en souriant.
— Berger, je commence demain. C’est pour
ça que ton flair te joue des tours. Je ne fume
plus depuis longtemps. Mais OK, ce n’est pas
une mauvaise idée. Je le mettrai sur la
cheminée, comme un souvenir.
Le Capitaine fait un signe de la tête à Basile.
— Ça serait dommage, il n’est pas coupé.
Super bon.

100
Le scooteur fume tout noir. Après qu’il ait
traversé le parking, Yves se tourne vers le
Capitaine.
— De quel instrument tu joues ?
— De la guitare. Tout mon matos est au
« Bacadam », à Genève. Je me suis fait arrêter
juste en sortant avec d’autres types et une
gonzesse. Par la douane suisse. Des mecs en
civil sont venus nous chercher. Ils nous ont
posés sur une route, en disant qu’ils ne
voulaient plus nous voir chez eux. Je te jure
que vu les tronches des mecs, on faisait pas les
malins.
Les deux hommes restent silencieux. Le
scooteur revient, Basile reprend sa place sur le
parking.
— Tu lui donnes cent balles en partant.
J’espère que tu aimeras ton nouveau métier.
— J’espère que tu récupèreras ta guitare.
Ils se serrent la main. En passant, Yves donne
un billet de cinquante et ne prend pas le shit.
La fresque et le type valaient le coup, les
cinquante balles seront sa contribution à cette
histoire. Tout travail mérite salaire. Il ne
regrette rien de ce moment passé en ville.
De retour sur le parking, Yves aperçoit
Nathalie sortant de l’immeuble. Derrière elle,

101
Fido, le chien, qui, dans la seconde, l’a repéré.
Il court vers lui en aboyant.
Ses cordes vocales vibrent n’importe
comment dans les premières secondes,
produisant une suite d’aboiements aigus et
distordus. Puis elles s’organisent pour glapir
longuement. Fido a toujours l’air étonné de
cette performance. Il découvre à chaque fois
cette prouesse qui le dépasse totalement.
— Ça t’embête de conduire ? demande
Nathalie.
— Pas de problème.
Yves répond en ouvrant la porte arrière. Fido
saute sur la banquette et commence à mâcher
une pochette de CD. De la bave coule sur le
tissu des sièges. Nathalie aperçoit le regard
désespéré qu’Yves adresse au chien. Elle
rigole.
— Tu pensais que je l’avais oublié, non, il
était chez la mamie ces derniers jours. Chez
nous, c’est plus possible. Chez elle d’ailleurs
non plus, tu verrais le canapé, j’ai honte.
Nathalie semble fatiguée.
— La Mamie, elle commence à avoir des
idées fixes, elle veut que je lui ramène du
chalet une espèce de tableau, monstre moche.
Elle me l’a dit au moins trois fois. Je ne vois
pas ce qu’elle veut en faire, en plus c’est

102
énorme. Elle dit que ça peut servir. Je ne vois
vraiment pas en quoi. Tu vois lequel c’est, de
toute manière, il n’y en a qu’un. Si tu te sens
de le descendre. Un de ces quatre, je lui
ramènerai, si ça peut lui faire plaisir.
Yves lui raconte l’histoire de la fresque en
conduisant. Nathalie somnole. Ils aperçoivent
des vagues blanches qui viennent buter sur les
rochers, coincés dans le lit du torrent en
contrebas de la route.
Ils quittent le fond de la vallée déjà dans
l’ombre. Un vallon s’ouvre devant eux. Les
chalets d’alpage, encore éclairés par le soleil,
brillent de toutes leurs tôles. Plus haut, des
petites corniches blanches sont blotties au
creux d’un col, ou posées par le vent sur une
arête. Au pied des pentes rocheuses et entre les
longues franges de neige, l’herbe apparaît et
promet d’être tendre et verte au printemps.
L’alpage renaît, la neige est toujours là, on la
sent tendue, livrant un combat qu’elle sait
perdu. Les ruisseaux, chargés d’eau bruyante,
confirment la défaite à venir. C’est pour Yves
maintenant un paysage familier. Il a appris le
nom des sommets environnants. Il devine les
chemins et connaît leur destination.
Le long de la route étroite, Fido aboie chaque
fois qu’ils croisent une voiture. Des 4x4. Des

103
gars du coin, costauds, le visage halé. La peau
de leur cou éclaboussée de sciure de bois. Les
pick-up sont chargés de tronçonneuses et de
câbles. Leurs chiens courent derrière les
véhicules. Ce soir, ils accompagneront leur
maître dans la salle de traite. Agaceront les
vaches les plus lentes en leur mordillant les
jarrets. Il fera chaud. Dans l’odeur des bouses
et de l’urine, ils flaireront celle du lait chaud.
Ils laperont dans une bassine en plastique le
liquide blanc.
Le parking sous le refuge est presque vide.
Yves gare la Toyota à côté d’une petite
camionnette proche de l’épave. Elle
appartenait au père de Nathalie. Fido s’engage
sur les traces d’un animal, la truffe au ras du
sol.
La petite sieste de Nathalie semble lui avoir
fait du bien. Elle regarde Yves lacer ses
chaussures, assise sur un des blocs qui
délimitent le parking.
— C’est drôle, j’ai l’impression que tu pars
en voyage, comme si je t’avais déposé à
l’aéroport.
— Je t’enverrai une carte postale. Merci
encore. Ça va aller le retour ? Tu n’es pas
fatiguée ?
— Non, j’ai dormi, ça m’a fait du bien.

104
Ils s’embrassent sur les joues. Ça dure un
petit peu plus longtemps que d’habitude. Yves
attend la main levée que la Toyota ait quitté le
parking. Il récupère son sac et s’engage sur le
chemin qui mène au chalet.
Ces pas sont les premiers vers l’incertitude
qui maintenant lui sert de destin. Au travers de
sa poitrine passe une douce chaleur. Nathalie a
raison, son voyage commence maintenant. Ses
premiers pas en montagne sont ceux qui
doivent le conduire à l’océan. Il regarde autour
de lui et se dit que cela ne pouvait pas mieux
commencer.

105
6
Les beaux gosses du ski

Sonia dépose délicatement les mini-


viennoiseries dans une corbeille en osier.
Délicatement, pour ne pas faire de miettes.
Avec une pince, pour ne pas avoir le bout des
doigts gras et laisser des traces partout. Sur les
côtés bombés du plateau en argent, se reflète
l’éclat des lustres. L’image est déformée. C’est
la seule touche de fantaisie de ce salon privé.
Des bouteilles thermos, plusieurs sortes de
sucre. Des jus de fruits. Les pieds du mobilier
disparaissent dans l’épaisse moquette. Au mur,
pendent des tableaux d’un autre âge, des
personnages sombres les hantent.
Sonia trotte et s’agite. En jupe noire et tablier
blanc. Tout doit être parfait, et parfait n’est
même pas suffisant. Il lui reste cinq minutes
pour s’assurer qu’aucune trace ne trahit son

106
travail. Ce qui la presse n’est pas le souci de la
perfection, mais plutôt la crainte de croiser les
clients qui bientôt s’assiéront autour de la
table.
Il y a un mois, lors de leur précédente
réunion, elle avait du retard. Quand ils étaient
entrés dans la pièce, elle était encore là, avec
son chiffon à la main. Dans leurs regards, elle
avait compris toute l’incongruité de sa
présence. Comment osait-elle imposer à des
clients la vue de sa petitesse, le spectacle de
ses tâches subalternes ? Une peur instinctive
l’avait figée. Ailleurs ou dans un autre temps,
elle en était sûre, ils l’auraient dévorée.
La femme, la première à pénétrer dans le
salon, ressemblait à un grand cheval. Des
lèvres ternes, trop petites pour masquer sa
dentition. Ses dents semblaient la devancer.
Une athlète, des cuisses puissantes. Moulées
dans un tailleur strict. De longs cheveux
blonds pendaient comme une crinière autour
de son cou. Un visage aux traits masculins, la
tête droite entre de larges épaules, à l’étroit
dans sa veste bleu marine.
Elle avait eu un geste du poignet, de ceux
qu’on utilise pour chasser une mouche posée
sur sa main. Un geste insignifiant, adressé à
l’infiniment petit. En cherchant à sortir du

107
salon le plus vite possible, Sonia s’était
trouvée coincée entre les hommes qui entraient
et le grand cheval droit et stoïque dans son
dos. Les deux hommes avaient tourné la tête
en même temps dans sa direction.
Le premier, à peine plus grand qu’elle, l’avait
regardée, à travers ses lunettes teintées,
comme si la providence lui avait offert un
cadeau avec lequel il pourrait enfin s’amuser.
Une proie facile puisque déjà prise au piège.
On aurait pu l’entendre ronronner dans son
costume vert en velours côtelé.
Le deuxième, beaucoup plus grand, le cou
parcouru de veines saillantes, comme s’il
s’était pétrifié lors d’un long hurlement, l’avait
déshabillée du regard avec un sans gène
méprisant et prétentieux. Ses yeux, striés de
vaisseaux dilatés, s’étaient accrochés à ses
seins. Des griffes plantées dans sa victime.
Son visage était un catalogue de ce que
laissent comme traces tous les excès.
Sonia avait filé, un long frisson glissant le
long de son dos. Elle avait évité de justesse un
troisième homme posté devant la porte
d’entrée. En se persuadant qu’elle n’avait pas
croisé un ours, elle avait disparu dans les
couloirs.

108
Aujourd’hui, Sonia est à l’heure quand elle
ferme les portes. Elle est déjà occupée à autre
chose quand les clients entrent dans le salon,
pour leur deuxième rendez-vous.
Une fois que tout le monde, après s’être salué
froidement, se fut assis en ignorant le beau
buffet de Sonia, Madeleine Lehman, le grand
cheval, engage l’entretien sans y mettre la
moindre des formes. Elle prend un air pincé de
pimbêche en s’adressant à l’homme en face
d’elle, celui avec le cou en bois. L’autre, le
plus petit, est assis à ses côtés.
— Monsieur Théodoras, nous allons faire un
point concernant la sécurité et l’accueil. Dans
la proposition que vous nous avez adressée,
quelques détails ne nous semblent pas
satisfaisants. Je vous rappelle que cet
événement est d’une importance capitale pour
le lancement de la campagne du Président
Niklas. Ce genre d’approximation peut, au
final, être lourde de conséquences. Mon
travail est de veiller à ce que vous fassiez
exactement ce que l’on vous demande de faire.
L’accueil des journalistes est particulièrement
à revoir. Nous avons beaucoup de choses à
faire et pas beaucoup de temps à perdre.
Après, pour la suite de l’entretien, je vous
laisserai avec Monsieur Muller.

109
Elle se tourne vers l’homme assis à sa droite.
Il acquiesce avec son sourire protecteur et
autoritaire.
En face d’eux, Alexis Théodoras décroise les
bras, il en déjà marre de cette pétasse, il ne va
quand même pas devoir se la coltiner jusqu’à
ce que ce foutu événement soit enfin fini.
L’espèce de gnome assis à côté d’elle, le
regarde par en-dessous en hochant tout
doucement la tête. Alexis est nostalgique du
temps où il aurait pris la tête de chacun d’eux
dans ses deux mains, et les aurait cognées
entre elles. Le temps où on l’appelait le Grec.
Etre obligé de se justifier devant cette bonne
femme le met dans une rage contenue avec
peine. On n’a pas dû lui expliquer à qui elle
avait affaire, sinon elle se la pèterait moins.
Alexis fait quand même l’effort de lui parler.
— Généralement, pour les journalistes, avec
Niklas, c’est toujours la même procédure.
— Le Président Niklas, s’il vous plaît.
Madeleine Nehman l’interrompt en grinçant
entre ses dents. Alexis Théodoras se penche en
avant en posant les coudes sur la table.
— Je l’ai toujours appelé Niklas, alors ce
n’est pas parce que, maintenant, il vous envoie
pour me parler à sa place, que je vais changer
quoi que ce soit. Je vous croyais pressée, alors

110
laissez-moi parler. Si vous pensez que j’ai
qu’ça à foutre que d’être assis en face de vos
deux tronches...
La tronche jusque-là silencieuse, prend la
parole.
— Monsieur, je vous en prie, nous allons
devoir travailler ensemble, il est important que
nous démarrions sur des bases au moins
polies, à défaut de courtoises. Madeleine
prend son travail très à cœur. Si vous
connaissez le Président Niklas depuis
longtemps, il me semble normal que vous
l’appeliez comme vous l’avez toujours fait.
Nous vous prions de poursuivre.
Il prononce ces derniers mots en se tournant
vers sa voisine avec un sourire apaisant,
toujours empli d’autorité. Il se nomme Didier
Muller. C’est le plus proche conseiller du
Président. Il porte constamment des lunettes
teintées. Une moustache souligne, comme le
trait du six, son nez rond. Ses joues sont
marquées de cicatrices d’acné, des cheveux
jaune paille se rassemblent en buissons
erratiques sur son crâne. Il y a plus moche,
mais lui, quand même...C’est un expert en
politique, habile tacticien, reconnu et convoité
par tous les fascistes européens.

111
Alexis regarde la directrice de la
communication et prend son temps. Il se
souvient qu’il y a un mois, lors de leur premier
entretien, elle lui avait servi une longue tirade
sur les choix du Président de la Ligue
Nationale Helvétique pour le lancement de
cette campagne électorale. Il avait écouté
d’une oreille désinvolte, déjà vexé que Niklas
ne se soit pas déplacé. Celui qu’il avait
considéré comme un frère d’arme, le lâchait,
happé par la vis sans fin de l’ambition
politique. En plus, il se faisait remplacer par
une femme, et le Grec, dans son boulot, ne
négociait jamais avec des femmes. En général,
elles arrivaient quand tout était réglé, pour
fêter ça !
Dans les mots que débitait la directrice de la
communication du Président Niklas, Alexis
avait reconnu l’engouement radical pour la
politique qui boostait son ancien complice.
Depuis cinq, six ans peut-être, Alexis ne se
souvient pas. En gros, depuis que leurs
chemins s’étaient séparés. Il ne reste entre eux
que le business. Et là encore, les rapports se
dégradent.
Durant ce premier entretien, le Grec s’en
souvient encore, Madeleine Lehman lui avait
tenu un discours avec l’enthousiasme des

112
personnes convaincues que la solution à tous
les problèmes se trouve dans les visions de
leur nouveau messie. Elle lui avait dit :
— Voyez, Monsieur Théodaras, le Président
Niklas et moi-même, nous nous sommes rendus
récemment à un spectacle. Il m’en a parlé
comme d’un moment magique, il m’a confié
qu’il avait eu le sentiment d’un voyage durant
lequel une transe intellectuelle l’aurait amené
à la réalité de qui il était et de ce qu’il voulait
pour son pays.
Alexis avait compris alors pourquoi Niklas
n’était pas venu lui présenter le projet lui-
même. Un tissu de conneries.
— Des artistes, dont le corps était
entièrement peint, dansaient et se confondaient
avec un décor en trompe-l’œil. Une nature
sauvage en trois dimensions. Mais il y avait
autre chose.
La Dircom avait continué :
— Une femme escaladait un des murs de la
salle. Dans le décor de la fresque, elle
devenait un animal mimétique accroché aux
plantes peintes, et invisible grâce aux dessins
sur son corps. Le Président a été émerveillé
devant tant de grâce et d’harmonie. Il est
persuadé d’être le seul à l’avoir remarquée,
car quand la fille est arrivée au sommet, alors

113
qu’il se préparait à applaudir, le public a
ignoré l’exploit. Il nous a aussi confié...
Elle avait dit cela avec une étincelle dans les
yeux, flattée de tant de confidences.
— ...que c’est son instinct de chasseur qui lui
a permis de percevoir l’invisible. Son
expérience de la traque et son sens de
l’observation. Je veux bien le croire, moi-
même j’y étais et je n’ai rien remarqué.
Et le grand cheval s’était arrêté de parler,
subjugué apparemment par ses émotions.
Voyant son interlocuteur de marbre, elle avait
repris sur un ton plus sobre, se rappelant
subitement que son nouveau job demandait de
la retenue.
— Nous avons beaucoup discuté et nous
sommes arrivés à ce scénario pour cet
évènement. Mais avant, Monsieur Théodoras,
nous souhaitons que, même si vous allez être
les petites mains lors de la conception de cet
événement, vous soyez bien en phase avec le
concept.
Le Grec s’était surpris d’être aussi patient.
Celle qui continuait de plus belle son briefing,
ne semblait pas percevoir l’énervement de son
interlocuteur.
— En effet, il est important pour la réussite
de ce grand jour que tous les acteurs soient au

114
courant, mieux, qu’ils soient imprégnés des
grandes idées que nous voulons porter et que
je vais vous exposer maintenant.
Mais il avait fini par craquer.
— Si ça dure encore longtemps, je vais me
prendre un café, vous en voulez un ?
La Dircom avait refusé avec un petit
pincement des lèvres. Pendant qu’il se servait
au buffet de Sonia, Alexis n’avait pas vu
mademoiselle Lehman se pencher vers son
voisin en levant les yeux au ciel. Ce monsieur
Théodoras n’était pas un cadeau. Si le
Président lui avait garanti l’efficacité de son
entreprise, Sécurit-Event, pour l’organisation
de l’événement, elle émettait de sérieux doutes
sur les capacités du patron à s’adapter. Le voir
maintenant, de nouveau assis en face d’elle,
avaler les viennoiseries comme s’il s’agissait
de M&Ms, en mâchant bruyamment la bouche
ouverte, n’était pas pour la rassurer. A moins
qu’il cherchât à la mettre mal à l’aise.
— Maintenant que vous avez fini votre petit-
déjeuner, je vais pouvoir continuer.
Madeleine avait sorti un dossier sur lequel
était imprimé Ligue Nationale Helvétique,
LNH. Avec, sur la couverture, la photo du
Président.

115
— Je vous disais que, depuis cette soirée, le
Président a une idée précise de ce que doit
être le lancement de sa campagne. Les qualités
que l’on devine nécessaires à la pratique de
l’escalade, sont les valeurs que le LNH veut
mettre en exergue. Engagement, prise de
risque, détermination à aller vers le haut,
voilà ce que veut porter le Président Niklas.
Les sports de montagne sont très populaires
chez nous, beaucoup de nos compatriotes se
retrouveront dans cette thématique. Les
grimpeurs, pour arriver à un tel degré de
difficulté, s’entraînent dur. Ce sont des
modèles qui doivent nous inspirer. Le travail,
le résultat, le mérite. Une volonté pure, mue
par des corps d’ascètes.
Un café ne suffira pas, avait pensé dans un
soupir Alexis.
— Pour que tous puissent visualiser le
concept, le discours du Président se fera au
sommet d’un mur d’escalade peint d’un décor
de montagne. Un grimpeur l’escaladera
pendant le discours. Le public ne le verra que
lorsqu’il se dressera au sommet du mur, à côté
du Président. L’effet sera magique. Le
Président pourra alors, dans son discours,
expliquer comment, lui, il l’avait vu, ce
grimpeur. Que, grâce à lui, son public

116
apprendrait à deviner autre chose que
l’évidence. Un homme capable de voir ce que
les autres ignorent est forcément un bon guide,
capable d’ouvrir une voie vers les sommets.
Un peuple, redevenu fort grâce à son travail et
avec le Président Niklas à sa tête, pourra
lutter contre tous les dangers qui le menacent.
Puis la Dircom avait continué dans le même
registre. Des esprits sains dans des corps sains,
une nation qui aurait les capacités de redonner
à son pays un goût de paradis. Cet Eden, ils le
méritaient, ils ne leur manquaient qu’un
leader. Elle baissait régulièrement les yeux
vers la photo du Président, en couverture du
dossier posé sur la table. Pour trouver dans son
regard, la force de faire face au buffle assis en
face d’elle.
Jusqu’au moment où Alexis, qui n’en
pouvant plus, l’avait interrompue.
— Je pense avoir compris, c’est bon
maintenant, donnez-moi les détails qui me
concernent.
— Bien sûr, c’est bien ce que je pensais.
Elle avait énuméré une liste des points
techniques, logistiques et de sécurité
concernant l’organisation. Rien de bien
sorcier, ou de nouveau, pour Sécurit-Event qui

117
assurait ce genre de prestation pour le
Président Niklas depuis le début de sa carrière.
Tout était dans l’épais dossier qu’elle avait
fait glisser vers Alexis. Pour finir un rendez-
vous avait été fixé pour le mois d’après.

Aujourd’hui, Alexis se demande s’il ne lui


referait pas le coup du café. Ça avait bien
fonctionné, il y a un mois, lors de leur premier
rendez-vous. Il l’avait senti bien énervée. Mais
bon, aujourd’hui, il a l’estomac en vrac. La
soirée d’hier laisse des traces. Il reprend donc
là où la Dircom l’avait coupé.
— Je vous disais donc que généralement les
journalistes, Niklas, il n’en veut pas trop.
C’est pourquoi on applique cette méthode qui
consiste à leur compliquer le travail. Parking
obligatoire loin du meeting, histoire qu’ils
cavalent un peu. Mauvais horaires, mauvais
rendez-vous. Enfin bref, rien de nouveau,
toujours les mêmes vieilles combines. C’est
quoi le problème ? Il leur faut un tapis rouge
maintenant ?
Madeleine Lehman soupire et reprend point
par point. Interminable. Avec en plus la gueule
de bois, le Grec n’en peut plus. Enfin la
Dircom se tait.

118
Didier Muller se tourne vers elle, en posant
sa main sur son poignet.
— Merci Madeleine.
— Si tous les points sont maintenant plus
clairs, comme convenu, je vous laisse. C’est un
plaisir de travailler avec vous, Monsieur
Théodoras.
La directrice de la communication du LNH se
lève. Tire sur sa jupe, ramasse son sac, quitte
le salon.
Depuis qu’elle a accepté ce poste, Mad, pour
les rares intimes, s’aperçoit que l’entourage du
Président compte beaucoup de bourrins
misogynes. Sûrement pensent-ils que, vu son
physique, elle doit se sentir à l’aise dans cet
environnement. Alors, ils ne se gênent pas.
Que l’on puisse zapper ainsi sa féminité n’a
rien de flatteur. Mais bon, c’est un job super
bien payé.
La communication, c’est ce qu’elle a trouvé
de mieux après sa carrière de skieuse. Une
championne glacée, sans aucune concession,
calculatrice, un caractère de cochon, prête à
tout pour gagner. Qui skiait comme un homme
et se rêvait en femme. Ces traits de caractères
ne sont pas rédhibitoires pour une carrière
dans la com. Elle s’en sort plutôt bien. Ses
derniers postes ont été des succès.

119
Son métier consiste à mettre en place des
stratégies pour promouvoir n’importe quoi.
Seule la réussite compte. Elle se mesure en
chiffre d’affaire ou en voix d’électeurs. Il faut
appliquer des principes de marketing. A
chaque cible correspond une batterie de
process. Depuis des décennies les publicitaires
bossent fort. Leurs techniques sont devenues
infaillibles. Ça marche bien !
Enfin depuis le temps qu’elle se cherche un
mari, introuvable chez les beaux gosses du ski,
peut-être à t’elle plus de chance de le dénicher
chez les bourrins néonazis.

Didier Muller tourne le dos à la table, il


regarde Mad s’en aller. En faisant de nouveau
face à Alexis, son visage change subitement
d’expression. Les traits semblent être tirés vers
le bas. Le Grec devine qu’il l’observe au
travers de ses lunettes teintées.
— Monsieur Théodoras, pour des raisons de
confidentialité, nous allons vous demander un
service. Pour que tout marche, vous
comprenez bien qu’il faut que le contenu de
l’événement reste secret. Le Président a une
totale confiance en vos prestations. Quelles
qu’elles soient !

120
Il prononce les derniers mots avec un air
conspirateur.
— On va vous demander de reprendre
contact avec le créateur de ce fameux
spectacle. Ce service vous sera rémunéré aux
conditions habituelles.
Alexis fixe Muller, est-ce que ce nabot est au
courant de ses arrangements avec Niklas ?
Dans ce cas-là, il se fout de sa gueule ! Il n’y a
pas de conditions. Comme on dit, Niklas tient
Alexis par les couilles. S’il a pu refaire sa vie
en Suisse, c’est grâce au Président. Ses
papiers, sa situation, son passé, aux oubliettes.
Tout ce qui lui permet de vivre comme un
nabab, il le doit à Niklas. Sécurit-Event est au
service du LNH, autant pour les prestations
officielles, que celles très secrètes. Si le
Président balance tout, le Grec est mort.
— Et bien sûr, vous allez m’expliquer
pourquoi ce n’est pas directement
mademoiselle Lehman qui fait ce job ?
— Elle a essayé. Mais elle a échoué. Le type
du spectacle a refusé de participer à
l’événement. Elle s’en veut beaucoup.
Didier Muller se lève et se sert un jus
d’orange jaune vif. Sonia a bien fait les choses,
il est encore frais. Il le boit debout, comme si

121
c’était un médicament. Sans revenir à sa place,
il continue.
— En parallèle aux démarches de Madeleine,
j’ai fait mener une rapide enquête sur ce
monsieur. On m’a fait un résumé. Il se nomme
Marc Rhoda. C’est un marginal, une tête
brulée. Je n’ai pas vu son dossier, même pas
une photo. On vous l’a envoyé. Mais il y a plus
ennuyeux, Marc Rhoda affirme qu’il n’y a pas
de grimpeuse invisible. Il prétend que nous
avons halluciné, ce sont ses mots.
— Je ne veux pas paraître toujours
désagréable, mais votre collègue et vous, vous
n’êtes pas faciles à comprendre.
Muller est maintenant devant une des fenêtres
qui donne sur un patio fleuri, rococo avec une
fontaine. Peut-être pourra-t-il apercevoir la
petite qui était dans le salon l’autre fois ? Ce
qu’elle était mignonne ! Il se rassoit.
— On l’a surveillé de près, on n’a pas vu de
fille proche, de petite copine qu’il veuille
protéger. Rien de ce côté-là. En dehors des
répétitions, il est seul. Il se déplace à moto et
roule plutôt vite, on l’a un peu perdu de temps
en temps. Mais rien d’inquiétant. En tout cas,
pas de trace de la fille.
— Et ça ne vous est pas venu à l’idée que le
type pouvait avoir raison, et que cette sacrée

122
gonzesse n’existe pas. Dites-moi, je le connais
Niklas, depuis longtemps, il est barré, et ne me
coupez pas la parole.
Muller obéit à l’injonction.
— Qu’il ait réussi à vous embarquer dans
son délire de parti politique, je ne suis pas
surpris, que d’autres encore et encore vont y
croire dur comme fer, pareil. C’est son truc à
Niklas, il faut toujours qu’il soit le chef de
quelque chose. Mais son histoire de
grimpeuse, de modèle de pureté. C’est des
conneries. Si cette fille existe, votre président,
il veut juste la sauter. Voilà mon idée.
— La mienne, Monsieur Théodoras, c’est que
les gens changent, et que vous ne fréquentez
plus suffisamment le Président pour que votre
avis soit d’une quelconque importance.
Venons-en au fait. Je vois mal comment il
serait possible de mettre en doute ce que le
Président a vu. C’est parole contre parole,
alors, soyons persuadés que ce Marc Rhoda
ment. Voilà ce que le Président et moi nous
vous proposons. Si vous nous trouvez cette
fille, le Président vous rend le dossier grâce
auquel il vous tient. Vous retrouvez toute votre
liberté.
Alexis encaisse sans rien laisser paraître.
Incroyable ! Pour cette fille, Niklas est près à

123
abandonner le chantage qu’il exerce sur
Alexis. Le Grec n’en croit pas ses oreilles.
— Et quand j’aurai trouvé cette fille, qu’est-
ce que je ferai de vous, maintenant que vous
êtes au courant de ce dossier ?
— J’en connais l’existence, pas le contenu.
— C’est déjà beaucoup, mais ne soyez pas
inquiet, Niklas vous protégera et ce sera à
votre tour de perdre toute votre liberté. Vous
êtes dans les griffes d’un lion. Vous êtes un
homme perdu. C’est le plan le plus tordu que
je n’ai jamais vu. J’ai quoi ? Votre parole
comme garantie, celle de votre président, et si
cette fille n’existe pas réellement, j’en trouve
une autre qui grimpe sur les murs ? C’est le
délire !
— Cette fille existe, soyez-en persuadé, si on
le met en doute, la situation devient ingérable
et vous n’avez pas tort, un peu absurde. Marc
Rhoda, pour se débarrasser plus rapidement
de Madeleine, lui a donné des contacts de
peintres qui, d’après lui, peuvent faire le job.
A la rigueur, nous n’avons plus besoin de ses
services artistiques. Il nous faut juste l’adresse
de cette fille. Il doit exister quelque chose
entre eux pour qu’il la cache ainsi. Quand
nous aurons la fille, il y aura peut-être moyen
d’exercer une pression dans un sens ou dans

124
l’autre, dirais-je, pour les persuader d’œuvrer
pour le Président Niklas. Le Président ne se
fera pas berner par une remplaçante.
Muller met la main à la poche de sa veste et
en sort une enveloppe qu’il tend à Alexis.
— C’est pour vous, de la part du Président.
Un acompte sur votre garantie, m’a-t-il dit.
Le Grec en sort un dossier, il feuillette les
pages, des photocopies, des tirages photos.
— Les originaux en échange de la fille.
— J’avais compris !
Après avoir salué Muller, il sort du salon,
Slatan lui emboîte le pas, il décèle dans le
visage de son patron une lueur de jubilation.
Le trafic est dense. Ils roulent au pas. Une
longue file de voitures épouse les pourtours de
la rade de Genève. Slatan est au volant. Alexis
a perdu son permis pour un bout de temps.
Alcool et vitesse. Ils quittent le quai des
Bergues et s’engagent sur le pont du Mont
Blanc. Le Grec savoure cette bonne nouvelle,
pliée dans sa poche.
A sa droite, le Rhône s’engouffre entre les
murs de la ville. Le fleuve est traversé de
passerelles donnant accès à un îlot de verdure
et plus loin à un bâtiment sobre posé au travers
du fleuve. Sur l’eau, des bateaux jaunes et
rouges avec à leur bord des touristes. Si Oui-

125
Oui avait piloté une navette fluviale plutôt
qu’un taxi, elle aurait été semblable aux
embarcations des «Mouettes Genevoises». A
gauche, le jet d’eau tombe avec fracas dans
son ombre. L’écume se mêle à l’arc-en-ciel qui
ceint comme une bannière la colonne blanche.
Deux voiliers sortent prudemment du port. Au
près.
Depuis le Pont du Mt Blanc on aperçoit
l’embouteillage le long du quai Gustav Ador.
— On n’est pas arrivé.
— Ce n’est pas grave, y a le temps. J’ai un
nouveau boulot à t’expliquer. Putain que la vie
est belle. Tu ne trouves pas ?

126
7
La chambre 24

Trente centimètres de neige pure et blanche


ont recouvert la montagne. Le silence qui
réveille Yves. La fontaine s’est tue. L’eau
coule, silencieuse, sur la neige tassée dans le
tronc creusé en bassin. Elle arrive dans de
longs tuyaux noirs qui descendent droit dans la
pente depuis la source et rejoignent le chalet.
Tombée fin avril, avec le soleil qui s’annonce
déjà derrière les arêtes de Pointe Blanche, la
neige ce soir aura disparu. Juste un vol de
papillons, une escale sur la montagne, avant de
reprendre leur migration.
Yves, debout devant la porte du chalet, a
quitté la chaleur de son duvet. Fido court en
donnant des coups de museau dans la neige. Sa
gueule se referme en claquant dans le vide,
quand il essaye de mordre les paillettes qui

127
volent autour de lui. Yves a juste passé un
jean. Il profite de l’instant, de cette surprise
silencieuse. Ça caille ! Nathalie avait bien dit
que la neige ici, à mille cinq cents mètres
d’altitude, peut tomber quand cela lui chante.
Il lève la tête vers les parois. De l’autre côté,
le soleil éclaire la face est. Au chalet, versant
ouest, la nuit rode encore. Au-dessus des
arêtes, entre l’ombre et la lumière, des cristaux
de glace, suspendus, brillent dans le soleil.
Comme des embruns parmi lesquels plane déjà
un gypaète barbu.
Cela fait un mois qu’il s’est installé dans les
deux pièces du chalet. En se baissant, on
franchit la porte d’entrée qui s’ouvre sur la
cuisine. Une table entourée de quatre chaises.
Un poêle noir contre le mur, sur une tablette
un vétuste réchaud à gaz qui marche du
tonnerre en sifflant. Des vieilles photos
punaisées sur les poutres, portent les
moustaches sévères d’aïeuls sérieux. Il y a
aussi des femmes, assises dans des robes
noires, les mains jointes posées entre leurs
genoux. Des dentelles autour des poignets et
du cou, les habits du dimanche. Au sol, des
dalles de calcaire gris, lustrées par les sabots et
les godiots de tous.

128
A côté, séparée par une cloison en bois, une
chambre avec un matelas posé sur un bat-
flanc. Une minuscule fenêtre traverse le mur
épais. Les pierres viennent d’un peu plus haut,
des pentes qui dominent le chalet. Elles sont
taillées grossièrement, mais se soutiennent
parfaitement.
C’est un chalet d’alpage, le dernier avant que
la montagne ne devienne plus haut trop hostile.
Le père de Nathalie s’était payé un
héliportage, pour mettre sur son rêve d’ermite
un toit digne de ce nom. A cette altitude, la
forêt est timide. Quelques pins rabougris,
effilochés par le vent et tordus par le poids de
la neige, grignotent les pelouses alpines. Les
bergers occupaient le chalet pendant la saison
estivale. Le feu ne brûlait que le soir tard pour
chauffer une soupe, un peu les hommes avant
qu’ils se couchent. La cafetière en fonte posée
dans les cendres gardait le café chaud jusqu’au
matin. Qui arrivait vite.
Depuis son installation à la toute fin de
l’hiver, pour se chauffer, Yves se cogne des
allers-retours avec une claie de portage
chargée de bois. Il doit redescendre deux cents
mètres de dénivelé pour trouver, sur un replat,
des tas de bûches adossés à des épicéas. La
réserve du papa.

129
En arrivant au chalet à la fin mars, il s’était
bien caillé. Avant de quitter le chalet, Yves
débitera le reste des troncs entassés les uns sur
les autres, pour refaire la réserve.
Régulièrement, il descend au parking, puis,
avec la camionnette dégingandée, il va au
marché.
Depuis le décès du père de Nath, le chalet
était à l’abandon. Yves s’était attelé à tous les
petits travaux à réaliser. Le bassin près du
chalet, à son arrivée, ne coulait pas. L’hiver
cela peut être normal. Mais, d’après Nathalie,
il ne coulait plus depuis l’automne. Pour
trouver où le tuyau était endommagé, Yves
avait dû le sortir mètre par mètre. La neige
recouvrait tout. Une neige de printemps. Le
matin, dure, elle retenait dans un étau le tuyau,
l’après-midi, Yves pataugeait dans vingt
centimètres de wouaf.
Le chalet était loin d’être désert. Les souris
lui couraient sur le ventre durant la nuit. Il en
sortait de partout. Quand Yves ouvrait la porte,
il avait l’impression de siffler la fin de la
récréation. Un vrai studio Disney. Elles
dévoraient à peu près tout et souillaient de
leurs crottes les réserves d’Yves. Il n’y avait
pas grand-chose à faire. Un peu de maçonnerie
pour boucher de mortier les trous dans les

130
murs, clouer quelques planches sur le bardage.
Quelques pièges rouillés. Juste pour leur
compliquer un peu la vie, mais surtout
protéger les aliments dans des cantines
métalliques, qu’il avait fallu trimballer sur le
chemin.
Durant son installation, il avait affolé des
myriades d’insectes et d’araignées qui
roupillaient en attendant les beaux jours. Yves
s’était demandé s’il était légitime, pour
quelques mois, de déranger un monde installé
tout naturellement depuis si longtemps, et qui
serait encore là quand lui tirerait des bords sur
l’atlantique avec le vieux voilier du tonton.
Les jours ont passé. Avec eux, la frénésie des
aménagements. Tout tient plus ou moins
debout. Le partage avec les rongeurs se fait
maintenant plutôt en sa faveur. L’eau coule au
bassin et les toilettes qui s’étaient effondrées à
deux reprises, abritent maintenant son intimité,
en toute sécurité. Mais la plus grosse surprise
était venue de la peinture pendue dans la
chambre du chalet.
Dans un cadre rustique disproportionné, une
véritable croûte représente une scène de la vie
pastorale. Les vaches ont des culs énormes, les
pattes raides comme des bâtons. Elles broutent
une herbe vert fluorescent. Le berger qui les

131
accompagne est aussi déformé. Lui, c’est le
nez. L’homme assit sur un tabouret est appuyé
sur une canne. La perspective est nulle, il
semble flotter au-dessus de l’alpage. C’est
cette œuvre que la mamie veut récupérer. Elle
avait dit à Nath que cela pourrait peut-être
servir.
Yves avait voulu décrocher le tableau pour
l’envelopper d’une couverture et le descendre
à la mamie dés que possible. Il était
anormalement lourd. En le posant à terre, il
remarqua une espèce de boîte plate vissée à
l’arrière du cadre, qu’il réussit à ouvrir.
Dedans une lame et son étui. Le manche était
bizarre. Yves comprit qu’il s’agissait d’une
baïonnette. Aussi, enveloppé dans un chiffon
gras, un pistolet. Les deux dataient de la
seconde guère mondiale. La forme du pistolet
ne laissait pas de doute. Yves en avait vu dans
les films, tenus à bout de bras par des nazis.
Proche du plateau des Glières, la région avait,
durant la dernière guerre mondiale, abrité la
résistance. Comment les armes étaient-elles
arrivées là ?
Dans tous les cas, la mamie n’avait pas perdu
la tête. Voir les milices défiler avait, dans sa
mémoire, rallumé le feu de la peur et du
combat. Ça pouvait servir, avait-elle dit. Yves

132
l’imagine en grand-mère irascible, tirant
depuis son balcon sur ceux qui la terrifient.
Yves avait tout remis, la baïonnette, l’arme et
ses munitions dans la boîte. Mais il n’avait pas
réussi à raccrocher le cadre correctement. Il en
parlerait à Nath pour voir si elle est d’accord
pour armer la mamie.
Depuis qu’il a estimé que le niveau de
confort est suffisant. Yves marche. Souvent du
matin au soir, de plus en plus haut. La neige,
en fondant, a découvert de nouveaux espaces.
Yves y laisse des traces de terre ramassée plus
bas, collée à ses semelles.
Fido, s’est assagi. Il n’aboie que pour les
événements remarquables. Un groupe de
randonneurs sur le chemin au-dessus du chalet.
Une harde de chamois sur un îlot herbeux. Il a
gardé cet aboiement particulier qui le fait se
prendre pour un chien.
Yves marche et, sur les chemins sa tête se
vide des tracasseries qui, à la manière d’une
mousse expansive, avaient pris toute la place
dans son crâne.
Le soleil, l’effort, la beauté du paysage
poncent la mousse durcie, qui part en
poussière, et disparaît dans le vent. Comme
des cendres échappées d’une urne funéraire
ouverte. Aspirées par une brise heureuse.

133
Yves marche. La montagne lui ouvre grand
ses bras. Son pas a trouvé son rythme. Celui
qui ne fatigue pas et permet de franchir des
cols, redescendre dans une combe. Le tempo
obsessionnel d’un pas après l’autre, pour se
risquer sur une arête, se glisser dans une
brèche. Quelque chose d’ancestral.
Yves abandonne sur les chemins les copeaux
des trois dernières années de sa vie, durant
lesquelles, en dehors de la rencontre avec
Nathalie et sa petite famille sur-vitaminée, il a
l’impression qu’il ne lui est rien arrivé de bon.
Le long des sentes, l’homme seul qu’il a
toujours été renait.
Yves avait fait beaucoup d’efforts ces
dernières années. Pas pour travailler, mais
pour adopter le comportement qui ferait que sa
petite entreprise ne connaîtrait pas la crise.
Raté. Il avait essayé de croire à l’argent, au
temps qu’il ne faut jamais perdre. Il avait rêvé
qu’un coup de téléphone peut annoncer un
juteux contrat. Il avait été jovial, il avait dit
merci. Sans rien lâcher.
Il lui reste quelques lacets avant d’atteindre le
col du Rasoir. Deux cents mètres de dénivelée
pour s’expliquer comment il avait pu ainsi se
faire piéger ? Comment de telles sirènes
étaient arrivées à résonner. Comment avait-il

134
pu imaginer se passer de voyages ensoleillés,
des matins en haute mer ? Des saisons de
pêche ? L’océan glacial, le ciel noir au ras de
l’eau. Les filets remontés la nuit et déversés à
l’arrière du bateau. Du poisson jusqu’au
ventre. Des compagnons, écorchés vifs, avec
qui boire jusqu’au matin. Accrochés à de frêles
esquifs. Dilapider le butin. Des femmes
farouches et drôles au passé bouleversant. Des
reines dans de grands cirés jaunes. L’amour
parfumé de marée. La première étoile qui
éclaire la nuit. Les poissons volants échoués
sur le pont, ramassés au petit matin, cuits à la
poêle et dévorés. Les rencontres magiques. Et
celle avec Angelica. Angelica, qui portait les
fragiles bracelets du Saint des Saint de Bahia.
Angelica, il n’a jamais réellement arrêté de
penser à elle. Angelica.

Pour cette première nuit à Bahia, Yves s’était


payé un hôtel.
Il manquait une pale à chacun des immenses
ventilateurs qui brassaient avec peine l’air
épais du hall d’entrée. Les fauteuils élimés et
déglingués recevaient des clients dans le même
état. Sur les tables branlantes, les verres
poisseux de sucre attendaient que le barman,
avachi derrière son comptoir, trouve l’énergie

135
de les ramasser. Yves était lui aussi très
fatigué. Le voyage qui l’avait mené à Bahia
avait été très long.
L’énorme réceptionniste s’était levée dans un
bruit de succion et les plis de sa robe délavée
avaient dégringolé le long de son corps. Elle
avait décroché la clef 24. Son visage de vieux
cuir grimaçait.
Les draps étaient propres, tout au moins ils
avaient été lavés. Le lit prenait toute la place et
il n’y avait pas de clim. Son corps fatigué était
gluant. Ses vêtements lui collaient à la peau.
De la douche coulait de l’eau tiède en paquets
irréguliers. Des insectes étranges fuyaient par
la bonde. Dans un bruit de cataclysme, la
chasse d’eau crachotait une eau jaune. A
moitié rafraîchit, Yves avait ouvert la fenêtre.
Elle donnait sur deux grands arbres aux fleurs
blanches et roses.
Changé, rasé Yves avait quitté sa chambre. A
la réception, laissé la clef. La grosse femme
n’était plus là. A sa place, un immense
bouquet de fleurs, les même que devant sa
fenêtre. Le barman et ses clients s’étaient
endormis.
Un pas dans la rue et Yves était tombé dans
la foule bruyante, dans le méli-mélo des
échoppes bigarrées. La rue semblait

136
interminable. Les commerçants attendaient le
chaland en fumant des cigarettes toutes
blanches. Les hommes impeccables se
donnaient des airs d’Hidalgo. Les femmes
dans des robes légères et très colorées, leurs
cheveux rassemblés dans des chignons bloqués
par des épingles en forme de papillon et
d’oiseau. C’était jour de fête. Les lumières de
la ville éteignaient les étoiles. Yves avait
choisi un bar et commandé des fruits de mer et
de la cachaça.
Cachaça cannelle, cachaça piment, cachaça
gingembre, Yves s’était enivré en mangeant
des poulpes, en cherchant avec ses doigts au
fond des carapaces, la chair blanche des
crabes. La musique, percussions et chant,
emplissait le bar et des européennes se
trémoussaient avec retenue.
Cachaça cannelle, cachaça piment, cachaça
gingembre, les tambours résonnaient dans son
ventre, l’alcool et les épices l’étourdissaient,
ébouillantaient son sang. Maintenant, tout le
monde dansait.
La chambre 24 paraissait inaccessible, dans
le dédale des ruelles et l’obscurité, Yves avait
erré jusqu’à repérer enfin les arbres fleuris.
En entrant dans sa chambre, une bouffée de
chaleur l’avait jeté sous la douche. Après, sur

137
le lit face à la fenêtre grande ouverte, il avait
regardé la fumée bleue du joint qu’il fumait
planer au-dessus du lit, incapable de s’élever
dans l’air épais. Les paupières closes, il avait
laissé son esprit à son propre destin, rebondir
aux quatre coins de son voyage.
Le parfum des arbres était très fort. L’air en
devenait irrespirable. Yves avait finit par
s’endormir.
Son sommeil avait été troublé par un rêve
étrange où apparaissaient une fleur blanche et
rose et une femme. Elles dansaient toutes deux
autour de lui, la femme disparaissait entre les
pétales, qui se penchaient pour la caresser. Elle
invitait Yves à les rejoindre. C’était très
intime. D’une confusion charnelle, parfumée
et palpable. Son rêve avait de la présence. Il en
fallait de peu pour lui donner corps. Yves
s’était réveillé et perdu de nouveau dans les
jeux érotiques de ses partenaires. Il avait
savouré un goût de ventre. Dur comme jamais.
Ses lèvres s’étaient mêlées à d’autres lèvres
muettes, au parfum de fauve et de fleurs. Le
vent dans l’arbre soupirait.
C’est le tambourinement sur sa porte qui
l’avait réveillé, la matrone de la réception était
là, lui réclamant une nuit supplémentaire vu
qu’il était quatorze heures. Par la porte

138
entrouverte, il avait lâché une poignée de
billets, avant de retomber sur son lit à la
recherche de ses esprits perdus dans les draps
poisseux.
Après la douche de plus en plus cacochyme,
Yves avait marché cinq minutes avant de
s’avachir à une terrasse. Il souffrait de ne pas
pouvoir mettre de l’ordre dans ses souvenirs
de la nuit précédente. Elle lui laissait une
impression bizarre. Mélange de réalité, de rêve
et de gueule de bois. Il aurait pu passer une
partie de l’après midi à faire le tri. Mais !
— C’est des magnolias, les arbres à l’hôtel.
Ils sont meilleurs que chez toi. Des magnolias,
je dis, les touristes demandent. Ils demandent
à ma sœur, elle les fait peur. Elle dit que eux
ont des pouvoirs magiques, que leur parfum tu
deviens fou. Elle fait peur, et eux, ils donnent
les dollars contre le mauvais sort. Ma sœur,
elle travaille à l’hôtel, à la réception.
Elle avait dit cela en gonflant ses joues, les
bras en rond devant elle pour représenter le
tour de poitrine de sa sœur.
Angelica était debout devant lui, sirotant un
jus de mandarine. Ses cheveux encadraient le
gobelet en plastique. Une paille entre les dents.
Elle portait un chemisier sur lequel était
brodée une fleur de magnolia, rose et blanche.

139
Sa poitrine reposait entre les pétales. Elle avait
passé les habits de son rêve. Yves avait eu des
doutes sur l’état de sa raison et avait fait un
effort pour ne pas rester la bouche ouverte.
— Ça va pas ? Tu fais un drôle de tête. Je te
contente de parler le français, j’ai étudié à la
école, il y a loin.
Yves avait remis à plus tard l’explication
rationnelle de ce qui lui était arrivé la nuit
précédente et la présence de cette femme en
face de lui.
Angelica s’était assise. Leur aventure avait
débuté là et, quoi qu’elle soit devenue, Yves
s’était cogné à l’amour.
Angelica vivait au jour le jour, d’un tas de
petits boulots qui lui faisaient parcourir la
ville. Elle était une note de musique. Elle se
glissait dans votre vie et le tintamarre devenait
harmonieux.
Quelques jours après leur rencontre, ils
avaient fait l’amour. Dans la chambre 24 à
l’hôtel, la fenêtre ouverte sur les magnolias.
Yves avait oublié son rêve. La réalité en était
tellement proche.
Plus tard, il lui avait demandé quelle était
cette magie contre laquelle sa sœur protégeait
les touristes. Il avait fait vaguement allusion à
son rêve. Elle avait éclaté de rire.

140
— Tu as cru ? C’est pour des dollars. Tu
croirais si je dis que les fleurs deviennent en
princesse et qu’elles quittent avec un gringo
sur un bateau blanc ? La magie, elle est contre
le mal, elle fait pas le bien. Le bien, c’est les
hommes qui doivent faire.
Yves y croyait, lui, à cette histoire. La fleur,
il l’avait cueillie, elle s’était changée en
princesse, le gringo c’était lui, quant au bateau
blanc...ce n’était qu’une question de temps.
Il vivait à l’hôtel. Les prix avaient baissé.
Yves louait ses services sur le port. S’en
sortait pas trop mal, car ses compétence étaient
précieuses.
Il restait là pour Angelica. Elle était
imprévisible. Yves savait peu de choses d’elle.
Il passait beaucoup de temps à la chercher.
Elle avait confié son destin au hasard. Ce qui
lui semblait plus rassurant que n’importe quel
autre projet. Yves était, lui, de plus en plus
accroché et commençait, sans oser en parler, à
faire des projets. Ils mûrissaient.
Deux mois après leur rencontre, Yves faisait
une réparation sur un voilier à Itaparica. Un
type l’avait accosté. Il était pâle, les yeux
cernés, fiévreux. Il avait une chiasse pas
possible. Yves avait accepté sa proposition,

141
prendre son voilier pour le convoyer jusqu’à
Salvador, lui ne pouvait pas.
A son arrivée au port, la police et les douanes
étaient montées à bord. Le voilier avait été
volé un an auparavant en France. Ils
souhaitaient des explications. Yves leur en
avait donné mais rien n’avait pu les persuader
de son innocence. Le type avait disparu.
Quelques jours après, Yves était dans un
avion. Retour dans l’hexagone.
Le gérant de la société de location où avait
été volé le bateau, étrangement l’avait
reconnu. Trois mois de prison. Pendant
lesquels il avait fait tout ce qu’il pouvait pour
avertir Angelica. Depuis sa cellule, tout était
super compliqué. Il ne lui connaissait pas
d’adresse. Que l’hôtel. La chambre 24. Pas une
heure sans penser à elle. Il ne pouvait se faire à
l’idée qu’elle ait pu penser qu’il l’avait quittée.
Sans un mot. Du jour au lendemain.
Il lui avait écrit en adressant ses courriers à
l’hôtel. Plusieurs fois. Il avait attendu
longtemps une réponse. Il avait téléphoné. La
sœur d’Angelica n’y travaillait plus. Tout avait
échoué. Aucune nouvelle. Cogné à l’amour.
Une fois libéré, son visa avait été refusé par
les autorités brésiliennes.

142
Le chemin qui mène au col est de plus en
plus raide. Yves souffle. Des petits bancs de
brume l’accompagnent. Cogné à l’amour.
Trois pas. Trois mots. Une évidence qui prend
forme dans les nuages en errance entre les
sommets du Jallouvre et de Pointe Blanche.
Cogné à l’amour. Il fallait qu’il retrouve, non
pas Angelica, comment pourrait-il faire après
tout ce temps ? Mais la liberté qui avait permis
une telle rencontre. Les remords, les regrets
sont bien trop lourds à traîner. Le monde est
plein d’Angelica. Yves les couvrira
d’embruns.
Au col, il fait une pause. Fido s’assoit, la
langue pendante. Yves se sent léger. Les
prochaines années lui paraissent désirables.
Cette fin de mois de juin est étouffante. La
chaleur est caniculaire. Yves a entendu à la
radio que le temps allait changer dans les
prochains jours. Le mauvais temps ne
l’inquiète pas, il y prend même du plaisir.
Marcher dans la tempête dépoussière.
A la fin de la semaine, il partira deux jours. Il
ira dormir dans une cabane que lui a indiquée
Nathalie, elle tient l’info de son père.

143
8
Dernier sas avant l’espace

Il y a cinq ans, quand Kévin s’est fait arrêter,


Slatan a fui. En passant par quelques
campements périphériques, il a pu quitter la
France. Une enveloppe bombée de billets lui a
permis, de convoi en convoi, à l’abri dans les
caravanes, de rejoindre l’Albanie.
A ce moment-là, la mâchoire soviétique
donne des signes de faiblesse. Un monde va
imploser, des espaces vont se libérer. Il faut
être sur la ligne de départ. Les mafias recrutent
à tour de bras. Slatan travaille au coup par
coup. Se fait des relations importantes. Il finit
par être recruté par Alexis Théodoras,
mercenaire au passé louche. Le Grec fait de
Slatan son garde du corps, son chauffeur,
l’exécuteur de ses basses tâches. A plusieurs
reprises, Slatan est obligé de tuer. Petit à petit,

144
son corps se couvre de tatouages. Chacun
correspond à un fait criminel. Ce sont des
codes. Il faut les honorer. Mélange de rosaces,
de madone et d’enfant, de fleurs à tête de mort.
De poignards et de serpents, de chaînes et de
soleil. De gouttes de sang.

Du revers de sa manche, Slatan essuie le


pare-brise. Il n’a pas beaucoup dormi. La pluie
sur la carrosserie, son mètre quatre-vingt-sept,
lui ont rendu la situation inconfortable.
Il fait froid et il aimerait se dégourdir les
jambes. L’aurore s’est chargée de brouillard. Il
devine le bout du capot du Range Rover, pas
bien plus loin. Tout a disparu.
Autour de la voiture, la brume épaisse se
tasse. Elle glisse sur la pente comme une
menace. Il semble à Slatan que la voiture,
bientôt sera emportée par cette avalanche lente
et silencieuse.
Une demi-seconde après avoir ouvert les
yeux, Slatan saisit que retrouver le type là-
haut, attaché à son arbre, allait être beaucoup
plus compliqué que prévu. Slatan profite du
calme.
Quand Kévin se réveillera, il faudra répondre
à ses questions. La situation n’est pas banale.
Elle leur échappe. Slatan le sent bien. Avec le

145
brouillard, ils ne maîtrisent plus rien. Kévin ne
le supportera pas, il va péter un plomb, à tous
les coups. Il craint sa réaction, Kévin est sur
une mauvaise pente. Casser la gueule à tout le
monde semble être sa seule motivation. Il n’a
plus aucune patience. Complètement parano.
Totalement ingérable.
Avant la prison, Kévin avait déjà un
comportement hystérique, mais enthousiaste.
Rien n’était impossible. Depuis,
l’enthousiasme a fait place à la haine et à la
colère. Mû par une peur panique de retourner
en tôle, qui le rend extrêmement dangereux.
Même pour Slatan. La prison l’a renvoyé à ce
qu’il est vraiment, son ego a pris une claque et
Kévin ne comprend pas.
Ils sont amis. Cette amitié date de leur
adolescence. La période des grands
sentiments, des serments pour la vie entière.
Le pacte du sang. Il fallait tout cela pour que
Slatan prenne Kévin, à sa sortie de prison, sous
son aile. Il lui rendait l’accueil que, des années
auparavant, son ami lui avait réservé. Et si
Slatan tient à cette part de fraternité, le Grec,
lui, s’en fout. Il ne supporte pas Kévin, ne lui
fait aucune confiance.

146
Slatan profite du calme et refait mentalement
le parcours pour retrouver l’autre branleur.
Prendre le chemin, là, celui qui passe à côté du
Range. Le suivre, peut-être un quart d’heure,
après tourner à gauche, il y a des panneaux.
Puis le chemin monte entre les rochers, encore
quinze minutes et il reconnaîtra le bosquet
d’arbres, comme un rideau, à gauche du
chemin. Les arbres ont grandi dans le vent,
leurs branches flottent pour l’éternité. Il les
retrouvera, il en est sûr. Hier, ils lui ont tapé
dans l’œil... Alors ce matin, il n’y aura pas de
problèmes.
Slatan réveille son voisin. Kévin sursaute et
s’accroche au volant. Il regarde autour de lui et
au contraire de Slatan, met dix bonnes
secondes pour se souvenir de ce qu’il fait là. Il
passe une main à plat sur le pare-brise.
— C’est quoi ce bordel ?
Il finit d’essuyer la buée et allume les phares
du Range Rover. Un mur de lumière blanche
se dresse devant eux, comme un écran sur
lequel le brouillard roule de gros yeux ronds
ourlés d’ombres grises.
Slatan croyait avoir pensé à tout en amenant
une torche, mais la Maglite ne suffira pas.
Peut-être que Kévin avec son couteau pourrait
découper des morceaux de la poisse qui les

147
entoure, les empiler sur le côté, faire un
chemin. Mais Kévin se roule un joint.
— Comment tu fais pour fumer cette merde
constamment ? Putain, on a du boulot et toi, tu
fumes ! A peine réveillé !
En passant la langue sur la gomme du papier
à rouler, Kévin regarde Slatan de travers. Sur
sa joue, la marque de la ceinture de sécurité
trace une fine cicatrice.
— Moi ! Je me demande comment toi, tu fais
pour supporter des conneries pareilles sans
être défoncé? On va jamais le retrouver
l’autre branleur, on n’y voit pas à deux
mètres. Même clean, je ne verrais rien.
Slatan se reprend, il doit être calme, surtout
ne pas donner à Kévin de quoi alimenter sa
colère. Mais plutôt le rassurer.
— OK, OK. Le chemin, il est juste devant
nous, il y a pas de problème, je me souviens,
on monte jusqu’au panneau, après à gauche et
il est juste après. Tout de manière, y peut pas
se barrer.
La fumée envahit l’habitacle, Kévin ouvre la
portière avec le sentiment d’être un
cosmonaute franchissant le dernier sas avant
l’espace. Slatan prend dans son sac les torches
et sort à son tour. Les deux hommes sont
silencieux, ils regardent autour d’eux.

148
Confirmation, on n’y voit pas à deux mètres. Il
semblerait plus logique de nager.
Un pied sur la roue, Slatan serre ses Rangers.
Kévin fume et regarde la torche, comme une
petite cuillère qu’on lui donnerait pour vider
l’océan.
Slatan s’engage sur ce qui lui semble être le
chemin le plus large. Kévin dans ses pas. Ils
essaient de suivre le sentier le plus marqué.
Les torches ne servent à rien, elles agitent des
ronds blancs, comme de gros insectes
luminescents.
Les troupeaux empruntent ce passage, alors,
il se divise en plusieurs sentes, creusées par les
sabots. Les vaches se moquent en beuglant des
sentiers balisés. Les deux hommes s’éloignent
du chemin principal et, vingt minutes plus
tard, passent loin du panneau indiquant la
direction qu’ils ont empruntée la veille. Ils
longent la montagne, au lieu de grimper
dessus.

De l’autre côté de cette même montagne, un


peu plus tôt, Yves découvre la cabane dont lui
avait parlé Nathalie. Les bons tuyaux de son
Papa ont mal vieilli. Yves est devant un tas de
poutres vermoulues, entassées sur les vestiges
des murs.

149
Yves se glisse sous ce qui ressemble plus à
un bûcher qu’à un abri. Il y a suffisamment de
place pour se coucher et se tenir assis. Il est
tard. Pour un bivouac, cela suffira.
Il remet les poutres sur les pierres, les couvre
avec les tôles trouvées à côté de la ruine et
bouffées par la rouille, pose quelques cailloux
dessus. Fido observe en approuvant. Yves
glisse son matelas de mousse sous le fragile
édifice.
Il soupe de fromage et de thé, puis se couche
dans son duvet, la tête de Fido sur son ventre.
Il est parti ce matin tôt du chalet et a marché
toute la journée.
Son toit de bric et de broc laisse passer des
rayons de lune. Le chien respire bruyamment,
son souffle fait écho au vent qui joue dans la
forêt autour de l’abri. En observant les nuages
par les trous des tôles, Yves s’endort.
Pas pour très longtemps, la pluie arrive
gentiment en toquant sur le toit. L’eau glisse le
long de la ferraille rouillée et s’engouffre dans
les trous, des petits filets, directement sur
Yves. Il change de place comme il peut, mais
la pluie s’intensifie et passe au travers des
tôles changées en pommeau de douche. En
quelques minutes, la situation n’est plus
tenable. Il sort et tente, éclairé par sa lampe

150
frontale, de réorganiser la couverture de son
abri. Le résultat est moyen, son duvet imbibé
fait maintenant des gros paquets de plumes, il
a du mal à se glisser dedans. Il se couche,
recroquevillé sur son sac à dos, abrité sous son
matelas.
La pluie dure de longues heures. Yves
grelotte. Il est trempé, toutes ses affaires le
sont et Fido ressemble à un vieux pull oublié
sur une corde à linge.
Quand la pluie s’arrête, Yves se fait un thé et
décide, malgré la nuit, de partir, de reprendre
le chemin du chalet. Trois heures de marche.
Ça le réchauffera. Il bourre tout dans son sac et
s’en va.
Pour rejoindre le chemin principal, Yves doit
d’abord descendre deux cents mètres de
dénivelé. Il serpente le long d’une vague sente
et, à mesure, le brouillard épaissit. Quand il
rejoint le chemin, la visibilité est nulle. Il a du
mal à suivre cet itinéraire, que pourtant il
connaît bien. Comme d’habitude, Fido est
juste devant et lui n’hésite pas quant au
chemin à suivre. Yves se dit qu’à eux deux, ils
y arriveront. Pour finir, Fido s’est avéré être
une bonne compagnie.
Ils marchent dans un silence total. Aucun
bruit ne sourd au travers des murs capitonnés

151
de la brume. Yves est heureux de ce moment,
fier de s’être débarrassé du froid. L’air circule
librement dans son corps, toutes les soupapes
sont ouvertes. La chaleur de la marche.
L’harmonie d’un instrument à vent. Il se
concentre sur le bout de chemin qui apparaît
dans le halo de sa frontale. Juste devant ses
pieds.
Yves marche, il aime ce moment animal,
l’idée de la chaleur qui l’attend au chalet, de ce
qu’il faut réaliser pour en jouir. Cette équation
simple, sans inconnue. L’humidité de ses
vêtements a tiédi au contact de sa peau. Une
odeur acre s’en dégage. Son nez coule, il
l’essuie du revers de sa manche. Les pieds
dans la boue.
La nuit s’éclaircit, les choses doucement
deviennent lisibles pour qui sait interpréter les
ombres qui apparaissent, s’effacent et
reviennent au hasard des boules de coton
effilochées courant au ras du sol, poussées par
le vent. Ainsi cette ombre sur la gauche,
massive, grise dans la brume, marque l’entrée
dans la petite gorge qui mène au sommet des
Rochers de Leschaux. Yves suit Fido. Le
chemin se couche, ils passent près du sommet
et attaquent la descente. Doucement, c’est
glissant.

152
Et puis Fido s’arrête. La tête haute, les
oreilles tendues, la truffe émoustillée, la queue
dressée. Il grogne. Yves pense à un chamois,
une perdrix. Il pousse le chien de la main. Fido
fait quelques pas, s’arrête de nouveau, et sans
prévenir disparaît d’un bond derrière un rideau
d’épicéas.
Généralement, le chien court après la bestiole
affolée qui, plus agile, s’échappe rapidement
ou s’envole. Alors, Fido revient silencieux.
Mais là, il n’arrête pas d’aboyer. Yves attend,
mais le chien ne revient pas et continue de
japper à tue-tête.
Inquiet, Yves quitte le chemin à regret. Il
écarte les branches et rejoint un lapiaz. Il
marche prudemment dans la direction des
aboiements.
Le halo de la frontale éclaire une forme. Yves
pense tout d’abord à un animal blessé,
recroquevillé le long d’une petite arête de
calcaire. Dos au rocher, terrorisé par les
aboiements du chien. Prêt à vendre chèrement
sa vie de gibier. Un pas de plus, et Yves
discerne une chaussure, un ceinturon. Il avance
encore, et des yeux nichés au fond de leurs
orbites profondes le saisissent.

153
Plus bas, deux hommes continuent leur
errance. Kévin patauge dans la boue. Ses
bottes ne sont pas faites pour la randonnée. Il
les aime, la droite collée à l’accélérateur, la
gauche battant le rythme de Highway to Hell.
ACDC, c’est de famille. Un héritage un peu
bruyant.
Il patine et peine à suivre Slatan qui n’a pas
ce problème. Les semelles de ses Rangers
mordent dans la boue. Kévin a l’impression
d’être un gamin dans les pas de son père qui
doit courir pour le suivre. Il déteste.
— Putain j’te jure ! Quand on l’ trouve,
l’autre, là, je lui fais la peau ! Merde. Oh ! On
s’arrête, j’en ai marre !
Slatan gamberge. Ils ont raté les panneaux,
c’est sûr. Il regarde sa montre. Cela fait
presque trente minutes qu’ils marchent. Même
s’ils avancent bien moins vite qu’en plein jour,
ils auraient dû les voir. Il faut faire demi-tour,
revenir sur ses pas, mais justement, ces pas ne
sont pas sur le bon chemin. Le bon, il est à
gauche ou peut-être à droite. Slatan attend que
Kévin le rejoigne. Il arrive essoufflé, pose ses
mains sur ses genoux et reprend sa respiration.
Quelque part dans la montagne, un chien
aboie. Les deux hommes y prêtent une oreille
distraite.

154
— On va faire demi-tour, toi, tu restes de ce
côté, moi, je remonte un peu, comme ça on a
plus de chances de tomber sur ces panneaux.
On voit mieux que tout à l’heure, tu trouves
pas ?
— Tu parles, Slatan. Pour moi, c’est mort, on
ne va pas les retrouver tes panneaux. On va
encore plus se paumer. Faut retourner à la
voiture et attendre d’y voir clair. Je suis naze,
j’ai soif, j’en ai plein le cul de cette histoire.
Tu fais comme tu veux, tu cavales dans la
montagne, moi, j’essaie de retrouver la
voiture, ça serait déjà bien. Eh t’entends ? Il a
quoi ce chien ? Il est bizarre.
— J’en sais rien. C’est un chien qu’aboie. Il
est loin, on s’en fout. On fait demi-tour, en
redescendant à la voiture, on cherche les
panneaux. C’est pareil.
— Rien qu’de penser à l’autre branleur là-
haut, j’ai la haine ! C’est de sa faute, ce
merdier, ça doit être un type spécial, pour
qu’on se fasse chier pareillement ! Quand on
le chope, je lui laisse deux secondes, après je
le bute, s’il n’a pas craché où est cette
fameuse gonzesse.
Le chien s’est tu.
Kévin finit par s’asseoir sur une pierre. Il
continue de se plaindre et de menacer celui

155
qu’il appelle l’autre branleur. Il parle pour lui-
même. Il en veut à la terre entière. Kévin n’en
peut plus de cet abandon dont il pense être
victime. Son enfance, ses années
d’adolescence terminées en prison. Jamais un
moment de calme. Quelqu’un doit payer. Il
faut que ce qu’il a enduré fasse d’autres
victimes.
Slatan s’est vengé, lui, pendant que Kévin
rouillait en prison, il envoyait des mecs se
faire foutre à jamais. Alors maintenant libre,
Kévin veut régler ses comptes. Mais en lieu et
place, il marche dans le brouillard et les
bouses. On ne lui fait pas confiance, juste bon
à accompagner Slatan. Le Grec a dit qu’il
devait faire ses preuves et après on verrait. Fils
de pute !
Pour grimper dans la hiérarchie, il faut
enjamber des cadavres. Si, avant la prison, il
avait dessoudé quelques gangsters, les quatre
ans seraient passés plus vite. Il n’aurait pas
connu l’enfer. On l’aurait respecté. Il en serait
sorti plus fort.
L’autre branleur, accroché maintenant à un
arbre, lui avait fièrement tenu tête. Il l’avait
nargué. Sans le connaître, il avait frappé là où
cela faisait mal. Il allait le tuer. C’est lui qui

156
allait payer. Le faire parler. Après, il s’en
occuperait. Et le Grec verrait.
— Allez, on y va. On se décale un peu, toi
vers le bas et moi vers le haut. Allez merde,
lève-toi !
Quand Kévin se lève, Slatan s’est déjà
dissout dans le brouillard. Avec ses bottes qui
glissent et sa mauvaise volonté, Kévin marche
doucement et descend trop. Au bout de
quelques minutes, il bute contre un muret.
Tourne sur lui-même, remonte, trouve un
sentier, déboussolé, se trompe de sens. Pour
finir, il repasse sans s’en apercevoir à son
point de départ. Il continue, persuadé de
rejoindre la voiture, alors qu’il part dans le
sens opposé. Slatan, ne fait pas mieux. Ils sont
maintenant, chacun de leur côté, complètement
perdus.

157
9
Dans leurs cercueils

Yves s’agenouille près du corps. Il pose sa


main sur la tête de Fido qui arrête d’aboyer.
L’homme, qu’il vient de découvrir, le regarde.
Du brouillard accroché aux yeux. Yves reste
les bras suspendus au-dessus du corps. Il
hésite, ne sait pas par où commencer.
La même corde attache les mains et les pieds.
Les bras tirés en arrière, les jambes repliées
sous les cuisses. L’homme est sur le côté, la
tête dévissée pour voir Yves lui faire un geste
apaisant, les mains grandes ouvertes. Le type
bouge doucement la tête pour acquiescer. Yves
découvre son visage. Il ne peut retenir un
frisson.
A la place de l’oreille droite, une forme
improbable est recouverte d’une croûte noire.
L’œil gauche est caché par quelque chose

158
comme un bout de viande violacé. L’arcade est
ouverte sur toute la longueur. Le sang a séché
entre les cils, les caillots collent les paupières
gonflées. De son nez bleu coule une morve
rose. Sur tout le visage, la pluie a laissé des
traces sales de terre et de sang.
Yves n’arrive pas à parler, il lui semble qu’un
visage dans cet état ne peut rien entendre. Sur
un des angles, le scotch qui lui barre la bouche
est un peu décollé. Yves montre du doigt les
lèvres. La tête bouge de haut en bas. D’un
geste vif, il arrache le scotch. Le type est trop
faible pour crier, il n’en a plus la force. Il
grimace en serrant les dents. Les lèvres
saignent. Il respire faiblement.
— Faut se barrer, vite !
Yves n’entend pas, la voix est bien trop
faible. De sa poche, il sort un couteau, tranche
la corde entre les deux nœuds. Puis celle au-
dessus des mains. Yves devine aux grimaces,
que l’homme couché à terre voudrait hurler.
La douleur dans ses articulations, dans ses
muscles qui retrouvent leur fonctionnalité est
terrible. C’est comme si son corps se mettait à
grandir rapidement. Mais ce qui lui reste
d’énergie, au lieu d’un cri, expire un râle.
Yves l’aide à reprendre forme, tout
doucement. Le bras gauche est barré d’une

159
profonde coupure qui s’est remise à saigner.
Yves lui propose une gourde. L’eau fraîche
l’étouffe, il tousse. Parvient à boire. Il peut
maintenant parler.
— Faut se barrer, vite, faut se barrer !
— Doucement, doucement.
Il se saisit du poignet d’Yves.
— Ecoute, je m’appelle Marc Rhoda, deux
mecs m’ont kidnappé, ils m’ont laissé là mais
ils vont revenir. Ils me l’ont dit. C’est une
histoire de malade ! Faut se barrer ! Soit tu
me laisses là et tu t’en vas, soit tu m’aides à
foutre le camp. Faut te décider, vite !
Les deux hommes se regardent.
— OK, je vais t’aider à te lever. Moi, c’est
Yves.
Yves n’adhère pas à cent pour cent à la
décision qu’il vient lui-même de prendre. Une
partie de lui l’aurait bien laissé se débrouiller.
Et ce n’est pas la peur de la suite qui nourrit
cette hésitation. Mais plutôt la colère d’avoir
été dérangé dans un moment d’intimité, de
bonheur. Il marchait heureux, les pensées
libres, et puis voilà ! Que vient foutre ce mec
ici ?
Marc essaie de faire quelques pas, Yves doit
le soutenir. Ils retrouvent le chemin. Marc

160
explique en quelques mots ce qui s’est passé
hier, le parking, le coup de boule.
— Donc, s’ils te cherchent, ils vont arriver
par là.
Yves montre le chemin qui descend. Marc
n’est pas sûr, le brouillard s’ajoute à sa
confusion.
— Si c’est celui qui descend au parking, oui,
ils vont arriver par là. On risque de les
croiser.
Dans le timbre de sa voix, il n’y a pas de
peur. C’est juste un constat, une grande
fatigue, de l’inquiétude. Les deux types
recherchent avant tout sa sœur. Il a pensé toute
la nuit à Nély. Pour le moment, il a réussi à la
cacher. Mais s’il retombe entre leurs mains,
qu’en sera-t-il ? Marc a le bras autour du sac
d’Yves.
— On ne va pas rester là. T’as besoin d’être
soigné. Pour moi, on doit aller au parking, il y
a une cabine téléphonique, et après, une
bagnole, les pompiers, je ne sais pas, mais tu
dois aller à l’hôpital.
Marc dégage son bras, il peut maintenant
marcher seul. Pas vite, un peu hésitant. Parler
est difficile. Un goût de sang dans la bouche.
— Je m’arrête là, toi tu files. Si tu croises
deux mecs, tu ne m’as pas vu. Moi, je me

161
démerde. Je comprends, Yves, merci, tu m’as
déjà bien aidé. Il n’y a pas que moi dans ce
merdier. Je dois, avant n’importe quoi d’autre,
mettre quelqu’un à l’abri. Les pompiers, les
flics, après. Je ne peux pas prendre de risque.
Marc s’étouffe dans une quinte de toux.
Yves cherche une alternative entre laisser ce
mec seul dans la montagne et se mêler d’une
histoire qui semble sérieuse. Juste le temps de
réfléchir un peu.
— Voilà ce qu’on va faire. Je passe devant
toi, tu me laisses trois minutes d’avance. Si je
croise quelqu’un, je laisse le chien aboyer. Si
tu l’entends, tu te planques, tu les laisses
passer et tu m’attends. Si le brouillard reste
comme cela, ça peut marcher. Tu te sens ?
— Tu ne dois pas te sentir obligé.
— Eh ben si, mec, je me sens obligé, mais
réponds à ma question. Ça va aller ?
— Oui ! Il te reste un peu d’eau ?
Marc regarde Yves s’en aller, précédé de son
chien qui bat de la queue, heureux de cette
nouvelle péripétie. Il laisse passer les trois
minutes en grelottant et se met en route. Il a
oublié de lui demander s’il avait une cigarette.
Fido semble pressé de rentrer. Yves le
rappelle régulièrement, ce n’est vraiment pas
le moment qu’il se barre. Il s’est refroidi. Tout

162
est allé un peu vite, ce type, la décision de
l’aider. Il y a quelques minutes, il marchait
d’un pas léger. Motivé par le repos à venir.
Maintenant, le poids de cette nuit lui pèse. Il
est fatigué et hésite quant à la conduite à tenir.
Il pourrait ne pas s’arrêter au prochain
carrefour. Remonter au chalet. Faire ce qui
était prévu. Un feu de cheminée, de l’eau
chaude, une sieste. Laisser ce Marc se
débrouiller. Il le lui a dit, il en a fait déjà
beaucoup. Yves a des projets.
C’est sûrement une histoire de drogue, un qui
doit de l’argent à l’autre. Il ne va pas risquer sa
belle aventure pour des toquards. Mais si ce
mec était en mer, sur un radeau, il l’aiderait. Il
se moquerait de savoir s’il est poursuivi par
des Hell’s Angels en jet ski. Si vraiment il est
de nouveau un homme libre, il peut l’aider.
Sinon, sa liberté n’est que le fruit de son
imagination. Elle a juste des barreaux à son
goût. Et avec un tel état d’esprit, il n’aurait
jamais rencontré Angelica.
Le destin mettait déjà en travers de son
chemin un premier test, adressé aux bonnes
résolutions qu’il avait prises en marchant.

163
Yves s’arrête. Il attend. Marc arrive et semble
extrêmement fatigué, mais aussi soulagé de le
voir. Il n’ose pas pour la cigarette.
— Encore quinze minutes, on sera au
carrefour. Je t’attends juste avant les
panneaux.
Marc est exténué, chaque pas est une
souffrance. Une soif intarissable lui brûle la
gorge. Il pense à Nély, ce qu’elle a enduré.
Cela lui donne du courage. Il a mal partout.
Toute cette nuit, il a pensé à elle. Il veut être
aussi fort. Sa tête résonne à chaque pas. Il en a
des vertiges.

Slatan ne se rend même pas compte s’il


monte ou s’il descend. Dans ce brouillard
dense, à chaque pas, il a l’impression de faire
un tour sur lui-même. Il trouve plus sage de
s’arrêter. En plus de tout cela, il faut
maintenant retrouver Kévin. C’est vraiment
n’importe quoi ! Tous les deux, ils tombent
dans tous les pièges. Se séparer était une vraie
connerie.
Il est immobile. Droit dans ses Rangers,
cherchant d’autres repères. Il ferme les yeux
pour se soustraire à cette oppressante brume. Il
écarte les bras, pour prendre un peu plus de
place, gagner un peu sur l’adversaire. Il tourne

164
sur lui-même, comme un radar fouillant
l’océan en quête d’un écho. Il n’y a plus que le
vent qui semble vivre. Depuis qu’ils sont sortis
du Range Rover, il sent son souffle de chaque
côté de son visage. En lui tournant le dos, il
sera dans la bonne direction. Slatan se remet
en route. Dans le sens du vent. Tout
doucement. Le jour se lève.
De son côté, Kévin n’en finit pas de changer
de direction. Il croit reconnaître son chemin
dans chaque sente qu’il croise. Pour finir, il
tombe sur un chemin bien marqué.
Régulièrement les pierres, sur le bas-côté, sont
marquées d’un point jaune.
Kévin espère que ce chemin puisse le mener
au parking. De toute manière, il n’a aucune
idée d’où il se trouve. Alors celui-là ou un
autre...
Kévin grimpe une vingtaine de minutes,
jusqu’à trouver un bassin posé sur le bord du
chemin. Un mince pissou coule d’un tuyau
orange. De l’extrémité taillée comme un bec
d’oiseau, pendent des herbes vertes. Kévin se
désaltère. L’eau est très froide. Elle redonne
vie à sa gorge desséchée par la fumée. Comme
le remède est à sa portée, il peut profiter du
poison. Kévin se roule un stick. L’herbe lui
colle aux doigts, le papier se déchire. Il finit

165
par y arriver. De la Thaïlandaise. Rare en
Europe, plus courante aux Etats-Unis. Les G.I
en ramenaient déjà dans leurs cercueils. Super
bonne.
Kévin, les genoux écartés, les coudes sur les
cuisses, souffle la fumée entre ses jambes. Elle
lui remonte au visage, mêlée de buée. Il va
attendre ici. En fumant. Tout doucement. Le
jour se lève.

Yves est obligé d’aider Marc à marcher. Fido


court devant. S’il les alerte, il aura peut-être le
temps de cacher son fardeau, de croiser les
deux types comme si de rien n’était, et de
récupérer Marc après leur passage. Pas très
fiable comme plan, s’en remettre au chien !
Le brouillard reste leur meilleur atout. Yves,
à partir des panneaux, connaît le chemin
comme sa poche. Ils vont remonter au chalet
par un itinéraire différent de celui qui démarre
du parking.
Yves a pris sa décision. Le type est amoché,
mais aucune de ses blessures ne semble
vraiment grave. A part l’oreille, peut-être.
Yves veut y voir plus clair avant de mêler les
gendarmes à cette histoire. Il n’est pas contre
un arrangement à l’amiable. Il va lui permettre
de se refaire une petite santé, lui indiquer le

166
bon chemin pour avoir une chance de ne pas se
faire repérer. Et après tchao !
Marc marche, une main accrochée au sac à
dos devant lui. Il a mangé les deux barres de
céréales que lui a données Yves. Il va un peu
mieux et suit son guide en s’appliquant.
— On va arriver au carrefour.
Yves attrape Fido par le collier et l’attache au
bout d’une laisse.
— Maintenant, plus un mot. Si tes nouveaux
amis te cherchent, il y des chances qu’ils
soient dans le coin.
Marc acquiesce, en souriant autant que ses
lèvres le lui permettent. Tout doucement. Le
jour se lève.
Ils reprennent leur chemin. Quelques lacets et
Fido de nouveau s’arrête en grognant. Yves se
précipite pour saisir le museau du chien entre
ses mains. Il s’accroupit. Yves fait signe à
Marc de se cacher. Il se dépêche et se blottit
derrière un rocher, à quelques mètres du
chemin. Plus personne ne bouge.

Slatan a trouvé les panneaux. Il hésite à


chercher Kévin avant de s’engager sur le
chemin. Mais cela se passe mieux quand il est
tout seul. Alors, il tourne à droite.

167
Yves, toujours accroupi, scrute le brouillard
devant lui. Une silhouette prend forme. Elle
avance vers eux. Fido s’agite, cherche à se
dégager des mains d’Yves, en bougeant la tête
dans tous les sens. La silhouette grandit. Yves
rassure le chien, il libère son museau et se
redresse. Fido aboie en direction de la forme
sombre et continue quand l’homme sorti du
brouillard leur fait face.
Slatan a reconnu le chien, c’est le même qui
aboyait ce matin. Celui que Kévin trouvait
bizarre. Dans le coin, il ne peut pas y en avoir
plusieurs avec cette manière d’aboyer.
— Il mord ton chien ?
Yves se dit qu’il ne peut s’agir que de l’un
des deux types. Avec une tronche pareille.
— Non, il aboie plutôt.
Les deux hommes sont face à face. Yves se
concentre pour ne rien laisser paraître.
— C’est lui qui aboyait ce matin ?
— Oui, il a vu un chamois, alors il lui courait
après.
— Dans le brouillard ?
Yves n’aime pas cette conversation.
— Il le pistait, avec la truffe. Tu sais, plein de
chiens font ça.
— Il y a que des chamois plus haut ? Rien
d’autre ?

168
— Non, des bouquetins aussi, enfin c’est plus
rare, ils sont plus haut.
Ce mec bluffe, Slatan en est persuadé. Il n’a
pas été surpris de le voir arriver. Il l’attendait
presque. Sa façon de se prêter à cette
conversation prouve qu’il connaît les
préoccupations de Slatan. Son expérience des
entretiens précédant les baffes, son instinct. Il
a vu de l’inquiétude dans les yeux de ce type.
Mais il doit d’abord vérifier que l’autre
branleur, comme l’appelle Kévin, est bien
toujours attaché là-haut. S’il est là, l’histoire
reprendra son cours prévu. Dans le cas
contraire, il serait bien que ce grand type en
face de lui, ne soit pas trop loin. Car Slatan
aurait alors, quelques questions à lui poser.
Mais pour se les garder sous le coude, il ne
peut pas assommer tous les gens qu’il croise.
Même si tout en lui dit que là-haut, derrière
les épicéas, il n’y a plus personne. Slatan va
continuer son chemin, faire les choses dans
l’ordre. Il demande à Yves.
— T’habites dans le coin ?
Yves pense au chalet.
— Non, je suis en balade.
Slatan se remet en route.
— Alors, bonne balade, à plus tard peut-être.
— OK, merci.

169
Yves tourne le dos et commence à descendre,
tiré par la laisse de Fido. Il fait mine de
poursuivre son chemin, se retourne au bout de
quelques minutes, Slatan a disparu. Yves
remonte doucement. Un vrai scénario à la
Pieds Nickelés. Si le type fait la même chose,
cela risque d’être cocasse.
Mais Slatan ne se retourne pas, il n’a pas
d’autre choix que de monter vérifier si Marc
est toujours sagement attaché à son arbre.
Yves et Marc disposent d’une vingtaine de
minutes pour disparaître.
Yves, qui vient de faire la connaissance de
Slatan, n’a pas du tout envie de le croiser en
colère. Marc le connaît déjà.
Yves attend un peu pour être sûr qu’ils sont
bien tous les deux de nouveau seuls. Puis, il
rejoint Marc derrière son rocher.
— Allez ! Faut y aller. On a juste le temps de
monter en face avant qu’il s’aperçoive qu’on
s’est foutu de sa gueule. Le brouillard se lève,
il faut se magner.
Slatan marche d’un bon pas, il veut mettre le
moins de temps possible entre lui et le type. Il
sait qu’il ne trouvera rien là-haut. Il a lu ce qui
s’est passé ce matin, dans les yeux de l’homme
qu’il vient de croiser.

170
Il hésite à plusieurs reprises, mais finit pas
retrouver le bosquet d’épicéas avec derrière
plus rien. Un bout de corde au sol. Slatan
fulmine, il a envie de hurler. Dans la boue, les
traces d’un chien. Il repart dans l’autre sens à
grandes enjambées.
Fido court devant, impatient de retrouver sa
niche. Marc et Yves se pressent. Ils sont
maintenant sur le chemin balisé de jaune.
Il y a deux itinéraires pour accéder au chalet.
Le premier part du parking où est garé le
Range Rover. L’autre, celui sur lequel les deux
hommes pressent le pas, part de bien plus haut,
après les panneaux. Il monte et passe près d’un
bassin. Après, c’est raide jusqu’au plateau.
Kévin écrase son mégot. Le brouillard qui se
dissipe dévoile de nouveaux espaces. Il
comprend qu’il a fait fausse route et que
maintenant il doit redescendre pour chercher
Slatan et l’autre branleur.
Le bassin est situé à l’entrée d’une petite
gorge étroite. Le fond est couvert de mousse
épaisse et de végétation suintant l’humidité.
Kévin se lève et, en déboutonnant sa
braguette, se dirige vers les grandes feuilles de
pétasite perlées de gouttes d’eau. Comme il
tourne le dos au chemin et qu’il est occupé à
autre chose, il entend d’abord le bruit d’une

171
course, le temps de tourner la tête, un chien
passe ventre à terre. Fido, impatient de
retrouver la quiétude du chalet, n’a pas
remarqué Kévin.
Kévin se plaque sur un des côtés de la gorge.
Il attend quelques minutes, deux hommes
passent. Putain ! L’autre branleur et un type.
Kévin range ses affaires, sort de son abri
prudemment et, au lieu de descendre comme il
l’avait prévu, suit de loin les deux hommes et
le chien.
Le brouillard a disparu. Il subsiste, en bas
dans le creux du vallon, des volutes de fumée,
fuyant la lumière du soleil comme des
fantômes attardés.
Vingt minutes plus tard, il arrive sur un
plateau. A l’ouest, une grande pente raide
mène à un sommet couronné de calcaire.
Comme des ombres, les pierriers coulent des
falaises raides et arides.
Entre les blocs figés dans la terre de l’alpage,
il y a un petit chalet qui semble avoir été
rénové. Derrière le chalet, on voit le chemin
qui continue, pour plus loin monter à un col.
Kévin se dissimule facilement en se
déplaçant de bloc en bloc. Il observe
méticuleusement le sentier. Les deux hommes
ont disparu. D’aussi loin qu’il puisse voir, le

172
chemin est désert. Ils ne peuvent pas avoir
franchi le col en si peu de temps.
Il attend couché sur une dalle blanche, caché
par un bloc. Quelques rayons de soleil
ricochent contre les reliefs au-dessus du
vallon. Ils surlignent les arêtes d’un trait
lumineux. Une quinzaine de minutes plus tard,
de la fumée s’échappe de la cheminée du
chalet. Dernière touche à la carte postale.
Kévin jubile. L’autre branleur est là. Il le
tient.
Il s’approche au plus près du chalet. Il faut
juste attendre que les deux hommes se
séparent quelques minutes. Et il fondra sur sa
victime, comme hier, l’aigle sur la couleuvre.

173
10
Une ritournelle et un pompon

Deux années se sont écoulées entre l’accident


dans le massif du Mont-Blanc et aujourd’hui,
jour de la première du spectacle de Marc. Nély
est redevenue magnifique, mais tellement
fragile. Elle vit un peu coupée du monde. Dans
un cocon qui la protège de ses cauchemars.
Elle traîne une mélancolie dans laquelle ses
crises d’angoisses s’espacent.
Le talon posé sur un genou, assise sur le bord
de sa baignoire, Nély coupe les ongles de ses
doigts de pied. Il faut le faire avec soin, sinon,
dans les chaussons d’escalade, les petites
pointes de corne blessent.
Elle se lève, et le bas de son peignoir trempe
rapidement dans l’eau au fond de la baignoire.
Une boule de mousse blanche fait pschitt. Une
main sous le nombril pour maintenir la peau

174
tendue, elle se rase. Ce soir, elle enfilera un
triangle de tissu aux motifs verts et luxuriants.
Un bout de jungle.
Elle s’habille doucement, elle donne à chacun
de ses mouvements du rythme et de la
précision. Elle est tout entière à ce qui va se
passer tout à l’heure. Elle est déjà dans les
chutes d’Iguaçu. Elle grimpe la paroi couverte
de fougères, aux côtés des oiseaux qui
prennent leur envol. Elle se prépare avec
calme et sérénité. C’est ce soir, au Bocal, la
première du spectacle de Marc. Elle est prête.
Des pieds à la tête. Personne ne devra la voir !
Elle traverse son appartement, il est au
deuxième étage de l’hôtel particulier, héritage
familial. Dans le grand salon, peu de meubles,
des coussins profonds posés sur une estrade en
bois précieux. Une table basse de la même
essence, supportant un plateau de granit. De
grandes baies vitrées donnent sur la rade de
Genève. Elles ne laissent passer que les
images. Le bruit urbain se cogne et rebondit
sur les vitres épaisses pour se mêler de
nouveau à celui des voitures, des bateaux. A la
musique du manège qui tourne sur le quai.
Une ritournelle et un pompon.
Nély pousse une porte qui coulisse sur la
buanderie. Un cintre porte la robe qu’elle

175
passera ce soir. Après le spectacle. Si tout se
passe bien. Après sa prestation, une fois son
maquillage dilué dans l’eau de la douche. Elle
se glissera dans la fête, discrète. Se faufilera,
dans la foule, un verre de champagne à la
main, pour marcher comme les autres sur le
vide de la fresque. Puis enfin, comme les
autres, elle sera soulevée par la musique et les
bulles du champagne. Elle dansera comme elle
marche, en effleurant le sol. C’est ce qu’elle
souhaite. Si cela se passait mal, et qu’elle n’ait
pas la force de se mêler aux gens, Axel la
ramènerait chez elle.
Nély descend les larges escaliers qui la
mènent sur le palier de l’étage que Marc
occupait, de temps en temps. Le calme lui
convient. Elle retrouve l’ambiance feutrée de
son enfance et les grandes pièces lui laissent
de l’oxygène. La maison est naturellement
pleine de souvenirs. Nély en a besoin. Même
la trace noire d’un pneu de moto sur le parquet
la fait maintenant sourire.
Elle pense à Marc, à cette époque où, avec
ses copains décabannés, il faisait n’importe
quoi.
Comme cette nuit où ils avaient décidé de
monter jusqu’au deuxième étage, les deux cent
trente kilos de la Kawasaki 900 qu’il venait

176
d’acheter. Il avait parié qu’il serait capable de
redescendre les marches au guidon de sa
machine. Les trois abrutis étaient ivres et
défoncés. Elle était hors d’elle.
Marc, pour la provoquer, était monté sur la
moto. Dans les hurlements du moteur, il avait
cramé le pneu arrière. Quand la fumée s’était
dispersée, ils s’étaient engueulés comme des
chiffonniers. Marc traversait une sale période.
L’héroïne lui cramait le cerveau. Nély, elle,
voyait dans la moto l’arme qui allait tuer son
frère. Elle en avait la couleur noire, était faite
de métal. Une mécanique bien huilée. Plus
rapide que le TGV. Pour finir, il lui avait remis
les clefs. La moto n’avait pas bougé pendant
une longue année. Maintenant, Marc roule
avec. C’est la première fois qu’il garde un
véhicule aussi longtemps.

Nély traverse le grand hall du rez-de-


chaussée. Elle pousse la lourde porte d’entrée,
descend quelques marches et monte dans la
voiture qui l’attend depuis quelques minutes,
garée sur le trottoir.
— Bonjour Axel. Tu es sûr que l’on y va en
voiture ? C’est tout bouché, non ? Je peux
prendre le tram, et tu viens plus tard.

177
— Non, on a le temps, ne t’inquiète pas. Tu
ne seras pas en retard. On passera la douane
à pied. C’est plus rapide, ils fouillent toutes les
voitures étrangères.
Axel est un des joyeux drilles qui poussaient
la moto ce soir-là. C’est un ami maintenant.
Comme Marc, Axel a su s’arrêter. L’autre
larron est mort depuis longtemps. No limit, no
future !

Les douaniers font du zèle. Les contrôles


poussés ralentissent la circulation. Leurs effets
se font sentir jusqu’au centre-ville de Genève.
Une file de voiture ininterrompue glisse le
long du lac. Axel se gare sur le parking d’une
station AGIP, juste avant la douane.
Il y a deux files pour les piétons, une à droite
pour les suisses et les binationaux, une à
gauche pour le reste du monde. Nély et Axel
prennent place dans celle de droite.
Des militaires, avec en travers du ventre leur
arme menaçante, encadrent les queues. Les
douaniers sont appliqués. Nély et Axel
finissent par passer. Sur la file de gauche rien
ne semble bouger. Ils accélèrent le pas pour
sauter dans un bus. Vingt minutes plus tard, ils
sont dans le bureau avec Marc. Tout le monde
est prêt.

178
De son côté, le Président Niklas arrive bien
après l’ouverture du Bocal. Flanqué de sa
nouvelle directrice de la communication. Il
s’admire dans la vitre de la berline qui vient de
les déposer.
C’est Madeleine Nehman qui lui a conseillé
de fréquenter les lieux et les événements
culturels. Il s’est tapé quelques vernissages
d’artistes à la mode. Elle lui a appris à garder
dans le regard la lueur de l’écoute. Alors, il
feint de s’intéresser aux tripes de l’artiste
étalées sur une toile ou empilées sur un
piédestal. C’est un levier, d’après
mademoiselle Nehman. Un nouveau territoire
à infiltrer.
— Ce n’est pas parce que les idées du LNH
paraissent simples, qu’elles ne peuvent pas
séduire les intellectuels, les bobos, les artistes.
Ceux qui sont persuadés d’avoir de l’esprit et
du goût. Si nous réussissons à mettre dans
notre poche ne serait-ce qu’un artiste
« bancable », nous deviendrons plus lisses et
améliorerons notre représentation. Nous
gagnerons des points et des voix.
Le Président Niklas se prête au jeu et affiche
un sourire qu’il ne se connaissait pas.
Madeleine s’occupe même de ses costumes. Ils

179
sont maintenant de marques discrètes et
tombent sobrement. Cet exercice a des effets
sur le Président lui-même. Les contours de la
place qu’il veut occuper se précisent.
Si ce double effet était prévu par sa Dircom,
bravo ! Il n’a rien vu venir. Et ça, il n’aime
pas, qu’on puisse le manipuler, avoir de
l’emprise sur lui. Il n’aime pas, même si c’est
pour la « Grande cause ». Il faudra penser à la
remettre en place un de ces jours.
Madeleine Lehman porte une grande jupe
noire croisée et fermée sur le côté. Elle est très
en beauté. Un chemisier coloré, serré autour
du cou, flotte sur sa poitrine. Chignon
sophistiqué. Lèvres au rouge carmin. Les yeux
sombres, adoucis de rimmel bleuté. Des
boucles d’oreilles brillantes. Une perle de
nacre en collier. Elle se sent bien. Son travail
lui plait. Avec le Président, elle en train de
tisser des relations qu’elle estime solides. Elle
fait des projets. Et la soirée s’annonce bien.
L’endroit est surprenant. Il respire la fête. Les
gens sont souriants. Ils sont assis devant des
cocktails aux couleurs empilées. Certains
dansent déjà entre les tables, dans les escaliers.
La fresque est extraordinaire. Il fait aussi très
chaud.

180
Le Président et sa directrice de la
communication rejoignent la table qu’ils
partagent avec deux entrepreneurs. Ils ont le
temps de prendre un verre.
Le bruit des cataractes et de la musique
montent en puissance. Des êtres naissent, ils
emportent avec eux la luxuriance de leur forêt
natale et dansent comme des singes. Ils
tournent sur eux-mêmes, s’enroulent autour
d’invisibles barres. Le public accroche tout de
suite. C’est d’une beauté farouche. Les
danseurs grimés jaillissent du décor, semblent
se livrer à quelques magies et disparaissent de
nouveau dans la jungle. Les lumières,
projetées contre les murs, agitent des ombres
semblables à celle d’un feu.
A la table du Président, tous ont les yeux
rivés sur la scène. Niklas est surpris des
émotions que lui procure ce show. Il aime
cette force brute, il connaît le feu, les corps
nus. La mort à laquelle ces danseurs se
préparent en participant à ce qui lui paraît être
un rite guerrier.
Son regard est attiré subitement par un
mouvement. Juste à la limite de son angle de
vue. Là, vers la gauche du pilier, quelque
chose a bougé. Un réflexe de soldat, une

181
aptitude de guerrier. Rien ne lui échappe. Il se
fige, les yeux bloqués sur l’angle du mur.

Nély et Marc n’ont pas beaucoup parlé


pendant qu’il la maquillait des pieds à la tête.
Grâce aux nombreux essais, la séance a été
courte. Nély était prête à l’heure, sans stress.
Elle a pu rester un moment seule. Tout allait
bien.
En entrant sur la scène plongée dans le noir,
la chaleur l’a surprise, elle l’a prise en pleine
figure. Une chaleur moite. Celle dégagée par
cette foule agglutinée depuis plus d’une heure,
qui trépigne, danse, s’agite, rit, boit et
transpire. Si cette ambiance torride sied au
décor tropical, pour grimper, ce n’est pas bon!
Plus haut, avec cette moiteur, elle devra faire
attention à cette prise trop petite sur laquelle il
faut être bien pour pouvoir attraper la suivante.
Le doute revient. Il entame sa concentration.
Elle marche dans le noir, en comptant ses pas,
jusqu’aux deux marques au sol. Ecarte les
bras. Ses doigts se referment sur les prises de
départ. Elle attend que le spectacle commence.
Les yeux du public, même aveugles, pèsent sur
son dos. Elle respire profondément, par le
ventre, en visualisant chacun des pas qui

182
doivent lui permettent de grimper là-haut. Elle
est à sa place. Il faut qu’elle en soit persuadée.
La musique explose. Nély oublie la sueur au
bout de ses doigts. Elle déroule. Elle suit
impeccablement le timing. Dans la lumière,
elle est immobile. Un iguane. Dans l’obscurité,
elle grimpe comme un chat marche, calme et
presque désinvolte, sur une poutre étroite
transperçant la nuit.
Les mouvements s’enchaînent sans difficulté,
fluides. Elle arrive au pas difficile. S’applique
à placer son pied le mieux possible sur l’aplat.
Au moment où elle se redresse, l’appréhension
l’envahit, elle aurait du rapprocher la prise de
main suivante, elle est déséquilibrée. Le pouce
à peine crocheté sur le côté de la prise. Nély
pousse sur son pied en se tractant. Trop court,
elle ne tient pas comme d’habitude. La peau
roule sous ses doigts. Elle doit se reprendre,
revenir en appui sur ses deux pieds, s’étirer de
nouveau. Son pied zippe, la jambe droite part
en arrière. Le corps se décolle de la paroi et
pivote comme une porte autour de ses gonds.
Nély bande ses muscles. Elle attrape à la volée
la prise main droite. La lumière est sur elle.
Elle essaye de respirer doucement. Immobile
sur une feuille verte.

183
C’est ce mouvement plus rapide, plus
saccadé, qui a attiré l’œil de Niklas. A mi-
hauteur, il a vu quelque chose bouger. Il est
sûr de lui. Petit, il repérait pour son père les
chamois quelque part dans les Alpes
Bernoises. Même quand leur robe avait la
couleur des montagnes, même immobiles dans
un couloir, il les signalait à son papa. Une
passion, la chasse, le plein air, les armes. Plus
tard, la guerre.
L’endroit que fixe Niklas est maintenant
éclairé. Comme le reste du décor, il y a des
fleurs et des grandes feuilles. Mais quelque
chose est vivant sous cette végétation. Ça ne
fait aucun doute. Niklas attend. Il fixe une
forme trahie par sa brillance. Voilée
d’humidité. De sueur. L’image est gravée sur
la rétine du Président, il la tient dans sa
lunette, en devine les contours. C’est une
femme. Elle se déplace avec une rare élégance.
Niklas voit l’apparition d’une déesse qui
aurait été réveillée, qui fuirait le vacarme en se
cachant. Dans une lumière pâle, elle grimpe
les derniers mètres. Le Président devine sa
silhouette. Elle se dresse en douceur sur la
structure et disparaît sur la pointe des pieds
dans l’escalier.

184
Niklas lève les bras pour applaudir et suspend
son geste, personne autour de lui ne réagit. Le
public n’a rien vu, captivé par les danseurs
tournoyant au-dessus du précipice. Il est le
seul à avoir aperçu la performance. S’il y avait
un message, c’est à lui qu’il était adressé, ou il
est le seul à l’avoir reçu. Ce qui revient au
même. On ne suscite pas son intérêt sans
conséquence. Ou alors, c’est de la provocation.
Le Président adore y répondre.
Il aimerait beaucoup revoir cette femme.

Nély s’assoit sur la première marche. Elle est


dans le noir. Elle est essoufflée, elle a chaud,
elle enlève la cagoule en latex qui l’étouffe.
Elle a eu très peur, s’est vue tomber. Est-ce le
poids du public ? Mais au début de son
escalade, Nély se sentait tétanisée, une
impression de lourdeur. Elle a bien réagi. Au
moment où elle s’est retrouvée en difficulté, il
y a eu ce déclic. L’idée subite qu’il ne pouvait
rien lui arriver. Elle connaît se signal, il donne
le top à partir duquel elle peut grimper en toute
liberté. Cela faisait juste longtemps qu’elle ne
l’avait pas entendu. L’émotion est intense, des
souvenirs revivent. Par flashs successifs.
Chaque image s’anime quelques secondes et
disparaît. Nély les regarde défiler. Pas pressée

185
de voir le cortège s’arrêter. Elle reste assise sur
la dernière marche de l’escalier. Il s’est passé
quelque chose. Elle se sent infiniment bien.
Quelques-unes de ses peurs sont restées dans
les chutes d’eau. Le bruit qui les accompagnait
est maintenant inaudible. Elle peut rejoindre le
public, elle n’aura pas d’angoisse. Mais elle
profite encore de ce moment si douillet que lui
offre la confiance en soi. Tant pis, elle ne verra
pas la fin du spectacle, si elle lui explique,
Marc ne lui en voudra pas. Quand elle sort de
sa douche, elle entend les ovations dans la
salle. C’est un succès.
Axel, installé aux premières loges, fait un
signe de félicitations à Marc. En même temps,
il aperçoit un homme qui montre du doigt
l’angle du mur où grimpait Nély. Avec son
bras, il semble décrire un itinéraire ou une
forme. L’homme et une grande femme,
qu’Axel ne peut s’empêcher de comparer à un
cheval, quittent rapidement le Bocal après le
spectacle.

186
11
Boys dont cry

Avec un gant de toilette jaune crasseux


trempé dans de l’eau chaude, Marc Rhoda se
tamponne doucement le visage. Yves a fait du
feu, a fait chauffer de l’eau, maintenant il lui
cherche des vêtements secs pour qu’il puisse
se changer.
Marc est sérieusement amoché, mais une fois
le visage lavé, rien de grave. Il faudrait peut-
être des points, pour coudre l’arcade et
l’entaille sur le bras. La lame de Kévin est
aiguisée, la blessure profonde. Ils se refont une
santé. Grignotent.
— Je te dois des explications, sans toi, je ne
sais pas ce qui me serait arrivé. C’est une
histoire un peu dingue. Je suis peintre, je crée
aussi des spectacles, enfin bref...

187
Et Marc enchaîne, il parle rapidement, le
temps est compté, il veut partir le plus vite
possible pour prévenir Nély. Il fait un résumé
succinct. Il ne parle pas du rôle de sa sœur
dans le spectacle. Yves ne comprend pas tout,
l’élocution de Marc est brouillonne.
— Voilà, la suite, tu la connais, tu y étais. Je
te remercie encore.
Yves garde le silence. Il a, le concernant,
quelques histoires tout aussi incroyables.
Alors, celle que lui raconte Marc lui apparaît
tout à fait vraisemblable.
Tout bien réfléchi, ce qui lui paraît le plus
extraordinaire, c’est qu’il y soit mêlé à cause
de Fido. Tout seul, il serait passé à côté du
rideau d’épicéas sans rien remarquer. Yves
avait raison, Fido est une vraie calamité.
— Il faut que je téléphone, c’est urgent
maintenant. Il faut que je prévienne Nély, elle
est avec un ami, Axel. Il faut qu’ils fassent
attention. Ils doivent être au Bocal, on avait
rendez-vous.
— Il y a un téléphone, en bas, sur le parking.
Mais bon, il y a encore les deux types. On ne
sait pas où ils sont.
— Je sais... Tu vas me rendre un dernier
service, s’il te plaît, tu me donnes de la
monnaie. Je descends téléphoner, toi tu restes

188
là. Ils ne savent pas qu’on est ensemble. Tu dis
que tu ne m’as pas vu. Au cas où...
Yves est maintenant debout. Il est mal à
l’aise, passe d’une jambe sur l’autre.
— Je vais déjà te donner de la monnaie.
Pour se laisser un peu de temps, Yves passe
dans la chambre. L’argent est dans son sac,
rangé sous le tableau. Il cherche un peu,
fébrile. Il faut qu’il se décide à continuer avec
ce Marc, ou à arrêter là.
Ce sac est celui avec lequel il partira. Sous
ses mains, il est déjà poisseux de sel, il sent
déjà la mer et le gasoil. Il résonne des cris des
goélands. Il se remplit de vagues et de marées.
Il est déjà posé sur l’horizon, à la manière d’un
phare. Il guide.
Quand il se relève, son épaule heurte le
tableau mal raccroché, qui bascule doucement
sur son dos et tombe à plat sur le parquet en
bois. De la poussière vole. Yves redresse
l’œuvre et l’appuie contre le mur. La planque
s’est ouverte, on voit le tissu qui enveloppe
l’arme et la baïonnette par terre, la lame a
glissé de son étui. Marc étant devant la porte,
Yves la pousse du pied sous le tableau. Marc
se penche pour voir.
— Du grand art, les vaches sont drôles.
Les deux hommes se rassoient.

189
— Tiens, la monnaie.
Leurs regards se croisent.
— Au cas où, tu peux remonter ici, tu sais...
Marc le coupe.
— Bien sûr, merci encore, si tu passes à
Annemasse, viens me voir au Bocal. Je te
rendrai la monnaie.
Yves et Marc se serrent la main.
— Dis-moi, il faut que j’aille aux chiottes,
c’est où ?
— La petite cabane dehors. Il faut aussi que
je t’explique le chemin. Je mets du bois dans le
feu et je te rejoins dehors.
Marc sort. Fido se lève d’un bond pour
profiter de cette porte qui s’ouvre. Ne pas rater
l’occasion. Le chien part sur le chemin en
direction du col. Le soleil est haut. Les ombres
ont disparu, dissoutes dans le blanc du
calcaire. Le ciel laiteux.
A cause des nouveaux vêtements que portent
Marc, Kévin pense voir Yves sortir du chalet.
Il se lève et avance courbé, pour se cacher
derrière les blocs.
— L’autre branleur est à l’intérieur, c’est
parfait.
Par la fenêtre sale, il aperçoit une silhouette
accroupie. Kévin devine qu’il y a deux pièces.

190
Marc ferme la porte de la petite cabane, il y
fait sombre. Il regarde la lunette vissée sur des
planches, posées en travers d’une petite fosse.
Un rouleau est attaché à une ficelle, le papier
est humide.
Quant à Yves, accroupi devant le tableau, il
calcule comment le réparer. Il ramasse la
baïonnette.
Kévin entre dans le chalet, il fait un pas de
côté pour s’ouvrir l’angle et deviner, dans la
pénombre de la chambre, celui qu’il prend
pour l’autre branleur.
Il sort son couteau, un pas d’élan, il se jette.
Yves a entendu le claquement de la lame qui
se déplie, il se retourne pour voir une ombre
fondre sur lui. Il se cramponne pour encaisser
le choc. Le granit de sa Bretagne natale coule
dans ses muscles. C’est un bloc. Avec au bout
du bras une lame fasciste.
Il faut un dixième de seconde à Kévin pour
s’apercevoir de son erreur, un autre dixième
pour s’empaler sur la baïonnette. Et un dernier
pour que la lame glisse entre les côtes et lui
perfore le cœur.
Il roule sur le côté.
L’arme ensanglantée est toujours dans la
main d’Yves.

191
La tête de Kevin tombe sur le côté, face au
mur. Du sang coule de sa bouche.
La dernière chose qu’aura vu Kévin sur terre,
c’est l’énorme cul d’une vache. Elle broute
une herbe vert fluo, avec, à ses côtés, un
berger en lévitation. Puisse cette image
pastorale l’apaiser.
Marc sort des toilettes, attend qu’Yves arrive
pour lui expliquer le chemin. Yves tarde.
Comme il est pressé, Marc entre dans le chalet.
Au bout du bras, une lame qui s’égoutte. Des
petits points sombres apparaissent sur le
parquet. Yves Leguenec est appuyé contre le
mur. Incrédule. Il tourne la tête vers Marc, qui
lui fait signe de rester calme.
Marc s’approche du corps, il ne quitte pas des
yeux Yves, immobile. Il reconnaît le premier
des deux types à qui il a eu affaire. Il se
penche vers le visage.
Yves articule difficilement.
— Il est mort ?
— Je crois, oui.
— Il s’est jeté sur moi, merde, je me suis
retourné et puis voilà !
Il ouvre les bras comme s’il voulait mesurer
le corps de Kévin. Marc est debout devant lui.
— Yves, j’aimerais que tu poses ton couteau.

192
Yves baisse les bras et les yeux, sa main
s’ouvre. La lame tombe, semble vouloir rester
plantée dans le parquet, mais elle bascule dans
la poussière.
Marc a très peu de compassion pour le gars
étendu. S’il se souvient bien, il a essayé de
l’égorger. Il voit là, par terre, juste une
complication. Un problème de plus à gérer.
— Yves, écoute, je ne peux plus attendre. Je
dois téléphoner. C’est un accident.
Il dit vrai. Yves reste figé.
Marc continue.
— On laisse tout comme ça. Tu descends
avec moi. Tu peux plus rester là. L’autre va
arriver. Si on le croise, on est deux... au cas
où.
Marc a raison, Yves le sait. Ils doivent quitter
le chalet.
— OK, j’arrive.
Mais il reste debout sans bouger. Le granit ne
l’a pas abandonné. Yves est encore un bloc
posé sur le parquet. S’il fait un mouvement, il
signe son retour dans la réalité. Figé, il lui
semble que bien organisé, concentré et
vigilant, il doit y avoir moyen de faire marche
arrière. De gratter quelques secondes à
l’inexorable temps passé.

193
Le corps, petit à petit prend toute la place
dans la pièce. Yves doit bouger, lui laisser la
place.
Marc le relance.
— Allez, Yves, tu y peux rien, tu l’as dit, il
s’est jeté sur toi. Il t’aurait peut-être tué. Allez,
faut bouger. On va descendre, puis on ira chez
moi. On verra comment il faut faire. On
appellera un avocat. On va expliquer ce qui
s’est passé. Tout s’arrangera, c’est un
accident. Prends deux trois trucs, allez Yves, je
t’en prie, il faut y aller. Il n’y a pas d’autre
solution.
Yves lève les yeux, il entend mal ce que lui
dit Marc. Les mots lui parviennent au ralenti.
Il aimerait qu’ils soient adressés à l’homme
couché par terre. Qu’il les entende, qu’il
saisisse cette dernière occasion pour changer
d’avis. Ne plus être mort.
— OK, j’arrive.
Son sac est prêt, un équipement de marin,
toutes ses richesses. Prêt au départ. Pour s’en
saisir, il doit enjamber le cadavre. Un frisson
lui vrille la colonne vertébrale. Il regarde le
profil de Kévin, il ne connaissait même pas cet
homme, c’est la première fois qu’il le voyait. Il
le couvre avec une couverture et ferme le
chalet.

194
Le long de la descente pour rejoindre le
parking, Yves ne pense qu’à mettre un pied
devant l’autre. Des images, comme le font les
avions, les carrosses et les chevaux d’un
manège, tournent autour de lui, Nathalie et les
jumeaux, le voilier, les flics, le cadavre, la
montagne...La tête lui tourne. Il marche, un
automate.
Les deux hommes s’arrêtent souvent pour
scruter les lacets du chemin en contre bas.
Yves a abandonné les commandes au profit de
Marc. Ils ne croisent personne. La cabine de
téléphone est hors-service.
Ils grimpent dans la camionnette. Yves fait
tomber les clefs du pare-soleil, les donne à
Marc et se souvient que cette cabine marchait
très bien. Yves est dans l’incapacité de
réfléchir. Il a l’impression d’être sourd, de
contempler ce qui lui arrive, d’être un
spectateur. Il est subitement extrêmement
fatigué.
Marc conduit, il veut aller au Bocal, à
Annemasse. Il stoppe souvent la camionnette
pour aller téléphoner. Mais pas de réponse.
Marc sait ce qu’il a à faire, lui. Et un, sur une
équipe de deux, c’est déjà pas mal. Alors Yves
suit, en attendant une meilleure idée.

195
Pendant ce temps, Slatan était redescendu en
suivant le sentier jusqu’au parking. Il avait
retrouvé le 4x4, mais perdu Kévin. Assis à la
place du chauffeur, il attendait que le
brouillard se dissipe. Il a compris la leçon. Le
soleil perçait la brume, il n’y en avait plus
pour longtemps.
De ce qu’il avait compris de la toponymie du
coin, pour descendre au plus simple, il fallait
passer par le parking. L’autre branleur finirait
par arriver là. A moins qu’il soit déjà passé.
Pendant que lui le cherchait là-haut.
Slatan sort de la voiture et va à la cabine
téléphonique. Personne ne s’en est servi
récemment. Les toiles d’araignées en
témoignent. Slatan arrache les fils du combiné.
Une araignée galère pour fuir, accrochée aux
lambeaux de soie.
L’autre branleur ne pourra pas appeler au
secours. Avant de tout casser, Slatan aurait dû
peut-être, téléphoner au Grec. L’affaire traîne,
Alexis Théodoras doit commencer à fulminer.
Habituellement, tout se règle bien plus
rapidement. Il aurait déjà dû revenir, mission
accomplie, et recevoir de son patron une tape
amicale sur le dos.
Slatan retourne au 4x4. Il faudrait aussi se
débarrasser de cette voiture, cela fait trop

196
longtemps maintenant que Kévin l’a volée. Le
vol a dû être déclaré. Les flics ont la
signalisation. Merde, ils se comportent
vraiment comme des amateurs.
Il attend encore un peu, appuyé sur le capot.
Le parking reste désert. Puis il repart sur le
même chemin que ce matin. Il passe de
nouveau devant les panneaux de l’intersection.
Marche une trentaine de minutes et atteint le
bas du sentier balisé de jaune. Il n’hésite pas
une seconde. Il grimpe. Plus tard, il boit un
peu d’eau au bassin et pisse sur les pétasites.
Slatan aperçoit bientôt le chalet.
A côté, la porte d’une petite cabane est
ouverte. Il observe la fumée, presque invisible,
qui monte de la cheminée. Il s’approche et
s’accroupit sous la fenêtre. Il n’entend rien. Il
reste là une bonne minute, guettant une
conversation, une présence humaine. Au
travers de la vitre sale, il jette un œil prudent et
devine une porte entre deux pièces. Il y fait
très sombre et, apparemment, il n’y a
personne.
Slatan veut vérifier si ce chalet a quelque
chose à voir avec les types après qui il court.
La porte d’entrée est fermée à clef. Il trouve
une barre de fer. La porte craque, des souris se
carapatent. Slatan attend quelques secondes.

197
Il entre. Dans le poêle, quelques bûches se
consument lentement. La porte de la chambre
s’ouvre en grinçant. La lumière entre
doucement.
Il y a un corps sous une couverture. Il
s’approche, il voit le couteau de Kévin, déplié
et laissé là, par terre.
Quelque chose commence à monter. Une
humeur visqueuse épaissit le sang qui bat dans
ses artères. Slatan se baisse et soulève le coin
de la couverture.
Un œil fixe ne brille plus de mille facettes.
Une flaque de sang, reliée à la bouche
entrouverte par un filet immobile de bave
rouge.
Slatan pose une main lourde sur l’épaule de
son ami. L’absence de réaction le choque.
Kévin aurait du bondir et puis l’insulter. Mais
il ne se passe rien. Il n’y a pas de trace de
bagarre. Seul un tableau ne semble pas être à
sa place. L’endroit est minuscule. Il y fait une
chaleur sèche. A côté du lit, dans la poussière
du parquet, Slatan ramasse la baïonnette. La
lame semble encore chaude du corps de Kévin.
Quelque chose ne va pas. Il n’entend pas
l’écho des coups, pas plus que celui des
menaces, des insultes, des cris et des
détonations. Il ne voit pas les traces des

198
grimaces et du désordre. C’est dans ce décor-là
que Kévin aurait du mourir. Pas comme ça,
dans ce silence, ce calme. Dans cette pièce
ridicule. La scène semble avoir été dessinée,
ici l’arme du crime, ici le mort, ici l’ami.
Dans les entrailles de Slatan, l’humeur s’est
métamorphosée en haine, une boule en fusion.
Alors, Slatan cogne, il est debout, des deux
pieds, en silence. Besogneux. Comme pour
rattraper le temps perdu, finir le travail. Pour
que la fureur soit là, pour que Kévin se
souvienne que ce n’est pas comme cela qu’on
meurt.
Slatan frappe tout ce qui est à sa portée. La
porte se fend, la fenêtre se brise, le tableau se
coupe en deux, la cloison est à terre. La fureur
l’emporte. Slatan saccage la cuisine, rien ne
reste debout.
Il n’a plus de frère. Il vient de perdre la seule
personne à qui, suivant ses codes, il doit la
vengeance. C’est marqué là, tatoué sur ses
bras. L’honneur de sa caste. Slatan ne se ment
pas sur sa condition. Il est, au mieux, un porte-
flingue, au pire, un gros bras. Sa condition
d’esclave payé comme il faut ne met pas son
honneur au diapason de son statut. Bien au
contraire, elle l’excite, l’aiguise et l’exacerbe.
Il n’a plus que cela, l’honneur des guerriers. Il

199
va venger Kévin. Il va tuer tous ceux qu’il
estime responsables. Rien ne restera vivant, de
ce qui se dresse entre lui et l’objet de sa
vengeance.
Maintenant, assis sur un rocher, il regarde le
couteau de Kévin posé dans sa main. Il fait
jouer le mécanisme. Son esprit revient des
méandres de la colère, petit à petit. Il va tuer
tous ceux que, lui, estime responsables. La
haine qui refroidit ne change pas sa décision. Il
va venger Kévin.
Et même si, en toute logique, les visages de
l’autre branleur et du type avec le chien
s’affichent sur les dalles de calcaire autour de
lui, Slatan a à l’esprit le visage du Grec.
Kévin avait raison. Il y a quelque chose
d’inhabituel dans cette histoire. Et c’est cette
étrangeté qui est la cause de sa mort. Ils sont
sortis de leur train-train.
Slatan recolle les informations qui lui
reviennent à la mémoire. Les réunions à
Genève. Cette grande femme si méprisante, cet
homme moche, malingre. L’humeur joyeuse et
inquiétante du Grec à sa sortie du salon. Le
tout sous le regard invisible et attentif de ce
politique, ce Président qu’il ne connaît pas.
Pourquoi Alexis a-t-il accepté ? Pourquoi cette
fille et pas une autre ? Et l’autre branleur ?

200
C’est la première fois qu’ils mêlent des
« caves » à leurs affaires. C’est une règle d’or
que de ne jamais mêler les blaireaux à leur
bizness. Ils ont des réactions de lâches ou de
héros, mais toujours imprévisibles.
Aujourd’hui, ils sont tombés sur des héros.
Pour avoir dérogé à cette règle, le Grec est
responsable. L’enjeu doit être important, et
Slatan n’a pas été tenu au courant. On lui a
présenté le travail comme une promenade de
santé. Mais le type qui a tué Kévin n’a rien
d’un nain de jardin posé au bord du chemin
pour décorer la balade. Le Grec lui a comme
menti par omission. Et pour cela, il l’a trahi.
Depuis que Théodoras et lui sont arrivés dans
le canton de Genève, les affaires se sont
compliquées pour Slatan. Avant, il y avait un
butin à convoiter, les choses étaient claires. La
grande URSS allait exploser. Tout le monde
s’organisait pour accueillir la liberté qui
pointait son nez, avec dans ses bras des
montagnes d’argent à gagner.
Le Grec tissait des réseaux entre les ethnies
différentes, les idéologies opposées, les clans
mafieux ennemis.
Les secrets pour s’enrichir étaient connus de
tous. Il fallait juste se salir les mains. Slatan y
avait cru, il s’était sali les mains. Dans l’air, un

201
parfum de révolution. Et tous s’en enivraient.
Slatan avait suivi son nouveau patron, c’était
l’étoile montante de ce joyeux merdier.
On les voyait partout intriguer, comploter et
exécuter. Les deux voyageaient de l’Albanie à
l’Estonie, ambassadeurs d’un monde qui
sortait de l’œuf. Il y avait des coups durs, des
morts. C’était excitant.
Ici, aujourd’hui dans cette partie de l’Europe,
les hommes avec qui le Grec et Slatan
travaillent sont identiques. Ils fréquentent les
mêmes églises, séduisent les mêmes femmes,
élèvent des enfants qui se ressemblent, ont les
mêmes loisirs. Pourtant, par le biais de
systèmes compliqués, ils s’entretuent. Le Grec
s’est laissé séduire, endormir. Il veut entrer
dans le réseau. Pour cela, il est prêt à tout,
quitte à se perdre. Slatan, lui, va honorer ses
engagements, après il retournera chez les
barbares.
Il lève les yeux, un chien le regarde. Même
s’il n’a pas aboyé, Slatan le reconnaît. Il est
perdu sans son maître. Slatan lui parle
doucement. Fido s’étire en allongeant les
pattes avant. Il remue de la queue et avance
vers Slatan en se dandinant. Le chien glisse sa
tête sous la main qui le caresse. Elle le rassure.
Slatan lui parle gentiment.

202
— Si je t’emmène avec moi, tu finiras peut-
être par retrouver l’autre branleur ? Si tu l’as
fait une fois, tu peux le refaire. Car c’est toi ce
matin qui l’a trouvé, ce n’est pas possible
autrement. Dans le brouillard qu’il y avait,
caché comme je l’avais fait, il y a que toi qui
pouvait le sentir. Mais je ne peux pas
t’emmener avec moi, tu comprends.
Slatan flatte Fido.
— Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Si je te
laisse, tu finiras par donner l’alerte, un beau
chien comme toi, ça ne passe pas inaperçu.
La main de Slatan caresse l’encolure, il
continue de sa voix grave à tranquilliser le
chien. La caresse se fait plus ferme. Fido
sursaute quand il entend le claquement de la
lame du couteau.

Marc n’en peut plus de se traîner. Le vacarme


est assourdissant. Pied au plancher, il atteint
tout juste les soixante-dix kilomètres heure.
Yves s’est endormi, malgré le bruit. La
camionnette lui est familière.
Nély doit être au Bocal. Axel devait la
déposer. Elle doit modifier quelques prises sur
le mur d’escalade. Il a hâte de les retrouver, de
mettre Nély en sécurité. Il se concentre à
nouveau sur la route. La circulation ralentit et

203
s’arrête. Avec elle, le tintamarre métallique de
la camionnette.
Yves se réveille. On peut donc tuer et dormir.
Il ne s’en serait pas cru capable.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ sais pas, ça bouchonne.
— Non, je ne te parle pas de ça. Regarde la
fumée là-bas. Là-bas aussi.
Un hélicoptère vole en stationnaire entre des
colonnes de fumée qui soutiennent un ciel noir
d’orage et de colère. Marc n’avait pas prêté
attention à tout cela. Maintenant, il voit les
rideaux baissés sur les vitrines. Les gens sur le
trottoir se pressent. La circulation reprend.
— Putain, un barrage !
Les deux hommes se regardent.
Soudainement, ils reprennent conscience de
leur situation. Cet interlude dans la
camionnette les avait éloignés de la réalité.
Marc s’était sagement glissé dans le trafic, il
avait respecté le code de la route. Yves
dormait à côté. Comme deux potes qui
reviendraient d’une partie de pêche, et dont
l’un des deux aurait bu quelques bières de plus
que l’autre.
Là, subitement, face à face, Yves voyait le
visage tuméfié de son chauffeur. Marc devinait
dans son passager, le coupable d’homicide. Et

204
le barrage se rapprochait. Marc prend la
première à droite.
— On va finir à pied.
Une bande de jeunes types, le bas du visage
caché par un foulard, arrive en courant. Ils
encerclent la voiture, la secouent dans tous les
sens et repartent avec des cris d’indiens. Vu
l’état de la diligence, ils auraient pu en prendre
un morceau chacun.
— Plus loin, il y a un terrain vague, on va
aller voir.
La camionnette bringuebale dans les nids de
poules. Marc se gare derrière une palissade.
Au centre du terrain, une douzaine de
véhicules attendent que la rouille achève leurs
carcasses calcinées. Quelques types glandent
autour d’un bidon d’huile qui leur sert de
barbecue.
Yves récupère son sac dans le coffre, il en
sort une casquette avec une grande visière
qu’il tend à Marc.
— On se fera moins repérer, tu fais un peu
peur.
Marc met la casquette.
— Je connais comme ma poche, on va aller
voir où sont les barrages.
En s’approchant du centre-ville, il y a de plus
en plus de monde. Les gens se tamponnent les

205
yeux avec des foulards, des pancartes pendent
mollement au bout de leurs bras ou sont posées
sur les épaules, déjà oubliées.
On dirait une armée en déroute. Les yeux
imprimés de stupéfaction. Sur la pointe des
pieds, pour apercevoir au-dessus de la foule,
celui ou celle qui les accompagnait. Puis
séparés. Rendus inquiets par tout ce qu’ils ont
vu, tout ce qui a pu arriver.
Quatre hommes en noir sont rangés devant la
grille enfoncée d’une galerie commerciale. Ils
regardent la foule défiler. Assis à côté d’une
longue matraque pendue à un ceinturon, un
molosse mâchouille sa muselière.
— Merde, Fido !
Dans la confusion et la panique, Yves a
complètement oublié le chien.
— Marc, j’ai oublié le chien. Putain !
Nathalie va me tuer.
Marc, lui jette un regard qui en dit long sur
l’intérêt qu’il porte à cette nouvelle.
— C’est qui Nathalie ?
— La propriétaire du chalet, et c’est son
chien, je l’avais en pension, en gros.
Marc s’arrête de marcher.
— Là, maintenant, c’est trop tard, on ne peut
rien faire pour lui. Si tu remontes là-haut, tu
risques de tomber sur l’autre. Tôt ou tard, il y

206
aura les flics. Ecoute, on va au Bocal. Là-bas
on se pose, on fait un point. Je suis désolé de
tout ce qu’il t’arrive et à cause de moi. Mais
on n’a pas le choix, il va falloir bien réfléchir
à la suite de ce bordel.
— Ouais, pas le choix.
Yves pense à Nathalie et aux jumeaux. Son
esprit est trop confus pour réfléchir à la
manière dont les derniers événements, au
chalet, pourraient impacter la vie de la petite
famille. Il n’arrive qu’à se rendre plus inquiet,
sans pour autant démêler les tenants et les
aboutissants de cette histoire. Sans
s’approprier son nouveau statut d’assassin.
Marc et Yves arrivent près du barrage. Quatre
voitures de police en travers de la rue, garées
pour faire comme un entonnoir, pour canaliser.
Quand on vient du centre-ville, il n’y a pas de
problème, par contre, dans l’autre sens, les
contrôles semblent être longs.
— On ne va pas essayer de passer, mes
papiers sont chez moi, avec ma tronche et
l’ambiance générale, les flics vont être
pointilleux. Et pour toi, je pense que ce n’est
pas une bonne idée non plus. Il faut que l’on
ait du temps pour réfléchir.
Yves regarde le barrage, tout ce qui l’entoure
devient un ennemi. Ces gardiens en uniforme,

207
qui, de leur bras tendus, dessinent son avenir.
Ce flic qui pourrait l’arrêter, lire dans ses yeux
qu’il est un assassin. Cette femme qui pleure
en tenant le bras de son mari pourrait le
dénoncer, dégoutée qu’elle est par ce qu’il a
commis.
Il ne doit pas quitter Marc. Il est le témoin
indirect de l’accident, il connaît l’histoire.
Marc pourra expliquer à la police qui était la
victime, la violence que lui-même a subie.
Yves ne doit pas quitter Marc. C’est le témoin
principal, à défaut d’un alibi.
— Plus loin, il y a un immeuble avec des
parkings souterrains qui donnent sur plein de
rues différentes. On va tenter notre chance, si
c’est bon, on sera à cinq cents mètres du
Bocal.
Et c’est bon, après un cheminement laborieux
entre des escaliers sombres et des parkings
éclairés par une lumière orange, Yves et Marc
débouchent par une issue de secours dans une
rue.
Quelques grenades lacrymogènes jonchent le
sol, comme les fruits mûrs tombés d’un arbre.
Par terre, du verre cassé, quelques chaussures
abandonnées, des casquettes envolées. Plus
loin, une colonne de CRS bloque la rue. On
devine une barrière mouvante de cuir noir. Les

208
silhouettes hérissées de canons et de
matraques.
— On arrive.
Marc guide Yves, ils font le tour du Bocal et
entrent par la porte de service.

Slatan regarde le chalet brûler. Le temps s’est


de nouveau couvert. D’immenses nuages noirs
obscurcissent le plateau. Slatan suit des yeux
les braises arrachées par le vent, confettis
d’une fête qui s’éteignent comme la lumière
des étoiles.
Assis un peu plus haut. Il chante doucement.
Sa chanson parle de guerre, de la revanche qui
viendra. Elle fait la part belle aux pleurs des
mères et des épouses. Au son de sa voix, des
ombres, animées par le feu, dansent entre les
blocs de rochers, à la manière des chamanes.
Dans la pénombre de l’orage, éclairée par
l’incendie, la scène est primitive. On dirait un
rite, une cérémonie. D’où vient cette chanson ?
Slatan ne se souvient pas de la connaître. Elle
est arrivée. Venue de ce feu attisé par sa
douleur. Slatan n’a fait qu’articuler les paroles,
elle était là. Il la connaît depuis son enfance. Il
l’avait juste mise de côté.
Slatan a fait en sorte que l’incendie puisse
paraître accidentel. Il est persuadé que le gars

209
croisé ce matin habitait dans ce chalet et qu’il
a découvert puis libéré l’autre branleur. Il le
soupçonne aussi d’avoir tué Kévin.
Il n’a de toute manière pas d’autre choix que
de brûler le corps. S’il laisse le cadavre, les
premiers à le découvrir appelleront la police.
Les flics, en toute logique, se mettront à la
poursuite du grand type, et arriveront à l’autre
branleur. Et s’ils vont plus vite que lui, les
deux lui échapperont. De plus, une fois arrêtés,
ils parleront de Kévin et de lui. Dès lors, il sera
dans leur collimateur. Alors que là, si tout se
passe comme prévu, Kévin n’aura jamais mis
les pieds dans le coin. Ses proies resteront
libres, disponibles pour sa vengeance.
Slatan a enterré la baïonnette. L’arme du
crime. En combinant le gaz, l’essence et sa
science de la destruction, il a réussi. Il ne
restera du chalet plus que les pierres des
fondations.
Il se lève et prend le chemin qui descend
directement au parking. Un Walter P 38 chargé
et coincé dans son pantalon. Le revolver de la
Mamie. Les munitions dans la poche de son
blouson.
Quel genre d’homme garde une baïonnette et
un flingue chez lui ? Ces deux types sont
beaucoup plus dangereux que prévu.

210
Slatan garde pour lui le souvenir d’une larme
avortée au coin de son œil, du léger
tremblement de ses lèvres et d’une morve
enfantine vite reniflée.
Boys don’t cry !

211
12
Le « Souffle du Diable »

Un bouquet de fleurs à la main et en


pantacourt violet avec sur les genoux, des
pièces rectangulaires aux motifs quadrillés,
Nély marche aux côtés de Mathias. Il porte
une veste noire floquée du logo d’Interflora et
tient Nély par le bras ; avec l’autre il leur fraye
un passage entre les manifestants. Ils passent
tous les deux sans problème le barrage pour
quitter le centre ville. Mathias a dû se garer
assez loin du Bocal. Ils croisent une bande de
jeunes types, un foulard devant le visage et la
capuche bien calée sur le crâne. Ils chahutent,
courent, sautent sur les voitures et
s’éparpillent. Nély tient à la main le bouquet
que Mathias lui a tendu tout à l’heure.
Il y a de cela une trentaine de minutes,
Mathias sonnait à la porte de service du Bocal.

212
Il s’y est repris à plusieurs fois avant que Nély,
essoufflée, lui ouvre la porte.
— Bonjour, j’ai un bouquet pour Madame
Nély Roux.
— C’est moi ! Bonjour.
Nély est surprise, elle prend le bouquet en
souriant. Elle tend la main pour se saisir du
stylo accroché à côté du formulaire à signer.
Mathias la tire violement, une clef de bras, et il
la pousse à l’intérieur, en fermant la porte du
pied. Avant que Nély ne réagisse, il lui glisse
entre les lèvres une pipette en plastique qu’il
presse. Nély s’agite, elle essaie de se débattre,
mais elle ne fait pas le poids. Petit à petit, elle
perd toute volonté, elle se sent partir.
— Voilà, on se calme.
La scopolamine a atteint le système nerveux.
La dose est parfaite. Nély restera docile.
Ce poison extrait de la Datura est une drogue
terrifiante. Nély a perdu son libre arbitre. Le
« Souffle du Diable » emporte sa conscience.
Mathias peut lui demander n’importe quoi.
Nély fera ce qu’on lui dit. Sans limites. Elle
peut marcher et semble agir en toute
conscience. Elle suit Mathias, comme une
femme tiendrait le bras de son mari dans une
telle foule. Pour ne pas le perdre.

213
Ils arrivent à la voiture, Nély monte derrière,
et Mathias verrouille les portes. Ils mettent un
bon moment à sortir d’Annemasse. Il y a un
téléphone entre les sièges avant, Mathias
compose un numéro.
— C’est bon !
Il raccroche.
Nély, absente, regarde autour d’elle. Après
une vingtaine de minutes, la voiture tourne et
s’arrête sur un parking à côté d’un terrain de
foot. Nély semble observer les gamins qui
jouent au ballon. Ils donnent de grands coups
de pied dans le vide. Elle voit les rouges et les
verts courir et se déplacer aux quatre coins du
terrain. Elle ne sait pas pourquoi elle est là, à
sourire, quand un rouge s’extrait du pugilat et
shoote du pointu. Le ballon rebondit
faiblement en direction des cages. Le goal,
avec son short trop grand, regarde la balle lui
passer entre les jambes et rouler doucement
dans son but. Les rouges courent en hurlant et
en levant les bras. Les verts sont penauds. Une
voiture noire s’arrête, un homme avec un gros
bide en sort. Il vient s’asseoir à côté de
Mathias.
— Alors, c’est elle ?

214
Alexis Théodoras regarde Nély de haut en
bas. Sans aucune réaction, elle croise son
regard.
— Elle est défoncée ?
— Juste ce qu’il faut ; quand tout sera réglé,
je lui donnerai un somnifère ; quand elle se
réveillera, elle ne se souviendra de rien.
— T’es sûr, elle fera plus cette tronche de
zombi ?
— Pas de souci !
Mathias a repris la route. Silence dans
l’habitacle.
— Le truc que t’utilises, c’est la drogue des
violeurs, hein ?
— Oui, mais je viole personne.
— Si je lui demande de coucher avec moi, là,
sur la banquette, tout de suite, elle dit oui ?
— C’est pas dans le contrat. J’ai utilisé ce
dont j’avais besoin, il fallait qu’elle puisse
marcher ; si j’avais pu approcher une bagnole
de chez elle, j’aurais fait autrement. Le
résultat est là, je ne vois pas pourquoi on
discute.
— T’inquiète, putain ça fait peur ce truc !
Le Grec regarde Nély. Niklas va vouloir se la
taper, c’est sûr. Elle est magnifique. La drogue
lui donne un air ébahi et enfantin. Il avait
raison, c’est juste pour la baiser. Niklas est un

215
grand malade. Le Grec est heureux de
récupérer ce dossier, de mettre un peu de
distance entre lui et son ancien ami qui vire au
psychopathe. Mais c’est vrai qu’elle est
vraiment canon !
Ils roulent, la voiture est confortable. Le Grec
pense à tout ce qu’il pourrait faire avec cette
drogue, le « Souffle du Diable », c’est quand
même dingue que ça existe. Nély sourit à elle-
même, béate, assise à l’arrière. Un accessoire
décoratif avec un bouquet de fleurs.
Après une heure de route, la voiture s’engage
sur un chemin. Une succession d’épingles,
dominées par des falaises de calcaire et des
fortifications. Un parking, Mathias continue,
un pont enjambe la douve. La voiture s’arrête
au bout, face à une grande porte. Une longue
minute, et les lourds battants pivotent sur leurs
gonds. Le passage de la tour est étroit, la
voiture manœuvre pour passer sous l’arche.
Elle roule au pas le long du chemin. Des bancs
de pierre, des bosquets de fleurs, des haies de
buis, un puits et une chapelle. Entre les murs
résonnent les cris stridents des paons.
Dans la cour, il y a deux hommes. Le Grec
reconnaît Muller.
— Il est là lui, putain, je ne peux pas
l’encadrer. L’autre, je le connais pas.

216
— Vous me laissez faire, c’est dans mon
contrat.
Mathias descend de la voiture. Il jette un
coup d’œil vers les deux hommes, debout à
l’ombre de la chapelle. Celui à côté de Muller
fait partie du service de sécurité du LNH,
Mathias peut voir maintenant l’insigne sur son
blouson, et il a bien la tête à cela. On dirait le
chien qu’il devrait avoir aux pieds pour
parfaire sa panoplie. Mathias ouvre la porte de
la voiture.
— Tu peux sortir.
Nély fait quelques pas. Sur la pointe des
pieds.
Le Président Niklas, depuis une fenêtre,
l’observe au travers de jumelles.
C’est elle ! Il serait tenté de dire qu’il la
reconnaît instinctivement, tellement ce qu’il
ressent est proche de l’animalité. La même
décharge électrique que lors du spectacle lui
réchauffe le ventre. Il aime cette excitation, la
même que lors d’affûts. Cette longue patience,
ce moment qui approche où on peut enfin
appuyer sur la gâchette, planter ses crocs dans
la nuque de sa proie. Cette fille, il a envie
qu’elle lui échappe, pour encore et encore la
rattraper. S’amuser avec elle, la voir trembler,
la voir espérer.

217
Niklas ne supporte pas que l’on ait de
l’emprise sur lui. Cette fille en a. Il reconnaît
ses formes, se souvient de la peinture sur son
corps. Il pourrait la dévorer. Il doit patienter.
Bientôt, son appétit de prédateur pourra s’en
rassasier.
Le Président fait un signe à Muller. Muller
s’approche de Mathias et lui donne une
enveloppe. Mathias vérifie qu’il n’y ait pas de
piège et la passe par la fenêtre de la voiture au
Grec, qui feuillette rapidement le dossier.
— C’est OK !
— Parfait, nous allons accompagner cette
dame à ses appartements.
Muller dit cela en souriant à Nély. Elle lui
emboîte le pas, encadrée par le bouledogue. Le
bouquet pend au bout de son bras. Les pétales
ramassent la poussière. Mathias tend la main
vers Muller.
— Donnez-lui ça avec un peu d’eau. Elle va
dormir une douzaine d’heures et elle aura tout
oublié.
Mathias et le Grec font demi-tour. Une fois
sortis de la propriété, Alexis Théodoras laisse
exploser sa joie. Il sort de la poche de sa veste
une flasque et en boit une grande rasade. Il la
tend à Mathias.
— Vodka ?

218
— Non merci, je bois pas.
— Alors toi, tu pourrais te taper toutes les
filles que tu veux, mais non, en plus tu ne bois
pas, ce n’est pas avec toi que je vais fêter ça.
On passe au bureau, je te paie ce que je te dois
et je te parle de la suite. J’ai peut-être du
boulot pour toi, si tu veux.
Le Grec s’envoie le reste de la flasque.
Arrivé à son bureau, il explique à Mathias les
projets qu’il a concernant Slatan. En même
temps qu’il explique son plan, il boit vodka sur
vodka. Ce soir, c’est la fête !

Marc Rhoda fume sans cesse. Avec son


visage tuméfié, ça lui fait une drôle de tête ;
quand il tire sur sa Gitane, il avance les lèvres.
On dirait Donald.
— Non ! Nély ne sort pas toute seule dans
Annemasse. Non ! C’est pas possible, surtout
aujourd’hui avec les manifs. C’est pas
possible !
Yves est sonné, il ne sait toujours pas
comment réfléchir. Il entretient la conversation
avec Marc pour ne pas complètement
abandonner la partie. Il veut faire croire qu’il
participe. Il reste choqué. Il ne comprend pas
l’inquiétude de Marc, qui appelle sa sœur

219
depuis qu’ils sont arrivés au Bocal. Il a fait le
tour en criant son nom.
Yves, en plus d’être choqué par les
événements, est hypnotisé par le décor du
Bocal. Stupéfait d’un tel réalisme. Un oiseau
semble lui arriver droit dessus. Yves pense en
même temps à Nathalie, à Fido. Il marche au
dessus d’un vide abyssal. Ses prochaines
années, comment vont-elles se passer ? Mille
cascades se jettent dans l’abîme. Il a tué un
homme, involontairement. Les pierres au sol
semblent glissantes. On va en prison pour ça.
Il marche prudemment.
Yves était inquiet pour Nathalie, pour Fido,
maintenant pour Nély. Ce qui le concerne lui
est étranger. Il n’arrive toujours pas à assimiler
ce qui s’est passé. Il faut dire que Marc ne
l’aide pas du tout. Il donne l’impression
d’avoir oublié qu’Yves est un assassin. Il ne
s’est pas arrêté deux secondes pour lui
demander comment il allait.
D’après Marc, Axel a déposé Nély en fin de
matinée. Il n’a pas pu attendre, il avait un
avion à prendre. Marc aurait dû être là. En
gros, cela faisait quatre heures que Nély avait
disparu. Pas très inquiétant.
— Elle est peut-être sortie faire une course,
acheter des mouchoirs...

220
— Elle m’aurait attendu. Et même pour une
heure, elle aurait rangé son matos.
Marc montre le baudrier, les mousquetons,
les sangles qui traînent au pied de la fresque.
— Nély a eu un accident, il y a deux ans. En
montagne, elle a perdu son copain. Elle est
restée extrêmement fragile. Elle est passée par
tout un éventail de dépressions. Aujourd’hui,
ça va beaucoup mieux. Mais elle est
borderline. Elle peut facilement paniquer et un
truc stressant peut lui faire péter un plomb.
Marc ressent une immense tristesse. Il fait un
signe à Yves.
— Viens, on va s’asseoir.
Dans les fauteuils, face à face dans le bureau
de Marc. Entre eux, une table basse ; Marc y a
posé une cafetière et une bouteille d’eau puis il
est allé se doucher.
Yves apprécie le café ; sur la table un livre
noir avec sur la couverture écrit Kramé. C’est
un press-book, sur chaque page, la photo d’une
fresque. Des montagnes abruptes, des chutes
d’eau bruyantes, des vagues démentes, des
villes bouleversées, des cieux effondrés. Yves
tourne les pages. S’arrête ; celle-là, il l’a déjà
vue. Près du fastfood, à côté de chez la mamie.
Yves essaie de se remémorer le moment passé
avec ce type qui veillait sur la fresque. Tout est

221
bon pour faire diversion. Revenir dans sa vie
d’avant.
Marc s’assoit en face sur le fauteuil, se sert
un café, allume une cigarette. Il tend le paquet
à Yves.
— ça fait longtemps, mais pourquoi pas ?
C’est peut-être le moment. J’allais dire la
cigarette du condamné, mais bon.
— C’est bien d’essayer de plaisanter, j’aime
bien.
— Je prendrais bien une douche, avant la
cigarette.
Quand il revient, il prend la Gitane que Marc
lui tend. Les deux hommes se regardent, puis
chacun à leur tour, sans concertation, ils
échangent sur la conduite à tenir. Ils pèsent le
pour et le contre, essayent d’anticiper deux ou
trois coups à l’avance. Marc est persuadé que
Nély a été enlevée.
Yves tousse et s’étouffe avec la fumée. Il
écrase la cigarette, dégoûté.
— Excuse-moi, j’ai présumé de mes forces.
Il voudrait, le mot lui semble un peu fort, se
rendre à la police. Avant que le corps dans le
chalet soit découvert. Assumer ses
responsabilités pèserait en sa faveur dans la
balance. Une croix, avec deux plateaux
suspendus aux extrémités des bras, gravée
222
dans le bois dur des tribunaux. Une balance,
qui l’a déjà envoyé trois mois en prison à la
place d’un autre. C’est peut-être déductible ?
Tous les deux sont d’accord, si Yves va à la
police, la police viendra à Marc. Alors
comment réagiront les ravisseurs ?
Qu’adviendra-t-il de Nély ?
Marc veut rester au Bocal. Il espère un
message rapide des supposés ravisseurs.
Il est évident que, s’il y a eu enlèvement, le
motif n’est pas l’argent, tout cela est lié à ce
spectacle. A cette occasion, Marc se souvient
qu’Axel a dit qu’il était persuadé qu’un
spectateur avait vu Nély grimper. Il fallait
chercher de ce côté, ce type devait avoir le
bras long pour aller jusqu'à l’enlèvement afin
de satisfaire un désir.
Yves ne comprend pas.
— Ce n’était pas le but. Je veux dire, c’est un
spectacle. Pourquoi tu es surpris qu’un
spectateur ait vu Nély grimper ?
Marc se prend le visage entre les mains.
— J’n’arrive pas à y croire ! Putain, si
j’avais pu imaginer ! J’aurai pris le job, le
pognon ! Nély aurait été d’accord en plus.
Tout ça pour ça ! Ce n’est pas possible !
Yves tombe doucement des nues.

223
— Attends, tu veux me dire que tout ce
merdier aurait pu être évité.
— Avec Nély, on s’était lancé un défi, un pari
juste entre nous deux. Pour mon spectacle, elle
grimperait, mais personne ne devait la voir. Je
la maquillais entièrement et voilà, le challenge
était qu’elle soit invisible. C’était pour nous
deux, pour le délire.
Marc s’aperçoit en parlant qu’il lui a caché
beaucoup de détails. Les conséquences de leur
petit jeu narcissique, maintenant, le dépassent.
— Mais ça a raté, un mec, comme je te l’ai
dit, l’a vue. Après, ils sont venus pour
négocier le spectacle. J’ai refusé, je les ai
carrément envoyé chier.
— C’est pas ton boulot de faire des
spectacles ?
— Si, mais la gonzesse qu’est venue était
désagréable, elle m’a énervé, et puis voilà !
Qu’un mec ait pu voir Nély grimper, ça foutait
en l’air toute notre histoire. Nély aurait
culpabilisé, elle aurait dit que c’était de sa
faute, qu’elle avait grimpé comme un sac. Je
voulais un peu la protéger, comme
d’habitude...
Yves le coupe sèchement.
—Tu es en train de me dire que j’ai tué un
homme parce que tu as trouvé une cliente

224
désagréable et que tu t’es énervé. Que tout
cela est arrivé, juste pour protéger votre petit
délire familial. T’es aussi tordu que les autres.
Je vais vous laisser entre tordus ! Vous
arriverez à vous entendre. Je vais aller faire
un tour. J’en ai besoin. Donne-moi le numéro
de téléphone d’ici, je t’appelle dés que j’ai
pris ma décision.
Marc reste muet. Yves prend son sac et met
la main sur la poignée de la porte.
— Attends, rien n’était calculé, je n’ai pas
cherché à t’embrouiller. Je voulais juste
laisser Nély en dehors de ça. Merci pour tout,
si tu as besoin de quoi que ce soit, t’as mon
numéro. Je te promets, hésite pas !
— OK, à bientôt alors.

225
13
Le look staff

Le Grec est furax.


— Mais qu’est-ce que tu me racontes,
Slatan ? Non seulement t’as pas réussi à
ramener la fille, mais le mec s’est tiré, il t’a
échappé. Et maintenant, tu me dis qu’il y a un
nouveau type mêlé à l’histoire et qu’il t’a vu.
Que t’as brûlé un chalet, qu’au lieu de courir
après les deux types, tu l’as regardé cramer, et
tu te pointes là sans prévenir. Avec la voiture
que vous avez volée. T’es peut-être suivi. On
t’a chié dans le cerveau, t’es complètement
con !
— Kévin est mort.
— J’n’en ai rien à foutre de ce connard !
Ecoute, Slatan, je vais te raconter une histoire
aussi. Tu vois le type derrière ?

226
Le Grec sent l’alcool. Il fait un signe de la
tête.
— Comme t’avais disparu, je me suis
démerdé autrement. Lui, tu vois, il est allé je
sais pas où, dans une salle de concert, un truc
comme ça. Il est rentré, il y avait une gonzesse
qui faisait de l’escalade. Maintenant, tu vois,
c’est réglé. On a la fille.
Alexis Théodoras tape du poing sur une
chemise verte posée sur la table.
— Putain, tout était bon, cette connerie
d’événement était prêt, le dossier ficelé ! Et
toi, t’arrives avec un meurtre, un connard de
macchabé, un chalet brûlé et un mec qui
pourrait te reconnaître ! Je t’avais demandé
de faire attention, d’être moins con que
d’habitude. T’es foutu, Slatan, va falloir que tu
te barres et, non de Dieu, ça fera du bien à
tout le monde.
Le Grec craint que l’affaire dérape, que
Niklas soit au courant des complications.
Alexis vient juste de récupérer les documents
qu’il attendait avec impatience.
Dans l’enveloppe que Muller lui a donnée, il
y a des photos. Sur celles-ci, Alexis Théodoras
et ses potes posent crânement, leurs armes en
bandoulière. Devant eux, une douzaine de
cadavres entremêlés. Dans l’enveloppe, il y

227
avait aussi le dossier que les autorités
militaires de son pays pensent avoir sur lui.
Niklas a réussi à leur subtiliser. C’est ça ! La
grande solidarité entre mercenaires. On se tient
les coudes. Sur la photo, il n’y a pas Niklas. Le
gros malin ! C’est lui qui la prend.
Maintenant, là, bien rangée dans le coffre, il
y a la promesse d’un avenir sans menace, sans
épée de Damoclès. Plus de chantage possible.
Le Grec s’est libéré des serres du Président
Niklas. Il a les négatifs des photos et les
originaux du dossier. Il ne reste plus qu’à les
brûler dans un seau à champagne, ce soir, en
bonne compagnie.
Son plan a presque fonctionné. Le Grec
voulait en profiter pour se débarrasser de
Slatan lui aussi est un témoin de son passé
sulfureux. Pour cela, il ne lui a donné que des
informations vagues, lui a fait passer la
mission comme débonnaire. Tout en restant
imprécis sur la méthode, y aller mollo. Avec
Kévin là-dessus. Il espérait que ça dégénère.
En même temps, Alexis missionnait un autre
type, Mathias, spécial. En plus des qualités
classiques des gorilles, il maîtrise l’utilisation
de toutes sortes de poisons et les rouages de
l’administration. A partir de l’extrait de
naissance de Marc et du nom de sa mère, il a

228
trouvé Nély et a fini par la loger. Le Grec
voulait la fille, mais sans prendre le risque de
l’enlever avec son frère dans les parages. Il
fallait attendre que Marc Rhoda soit dans les
mains de Slatan, le plus loin possible, pour
aller cueillir la gonzesse accrochée à son mur.
Comme une fleur.
Après, Slatan, quoi qu’il fasse ne retrouverait
jamais la fille, puisque entre temps Mathias
l’aurait enlevée. Slatan aurait alors ce type sur
les bras. Il finirait par devoir s’en débarrasser,
pas le choix. Une fois qu’il aurait fini le
boulot, le Grec l’aurait gentiment aidé à quitter
la Suisse. Partout ailleurs, il serait pour lui plus
facile et discret, de l’éliminer définitivement.
Maintenant, avec Marc Rhoda de nouveau
dans la nature, Slatan doit disparaître
rapidement. Pas le temps de lui payer l’avion.
Les flics finissent toujours par arriver. S’ils
trouvent Slatan, ils le trouvent aussi. Il ne va
pas tout gâcher avec son Kévin mort. Hors de
question.
— Je vais te filer du pognon, tu prends un
avion, là, tout de suite. Il faut que tu dégages,
je veux plus te voir.
Debout devant son patron, Slatan le regarde
s’énerver. Lui est encore brûlant des braises du
chalet. Son blouson sent la fumée du brasier.

229
L’humiliation de l’engueulade s’enflamme
avant de le toucher.
Il le sent bien, Alexis Théodoras a peur. Il est
devenu obséquieux et servile, il est gras du
bide. Il s’agite. Le Grec n’est plus qu’un
pantin. C’est ce Président qui tire les ficelles.
Pour ce qui est de son ancien patron, les
choses sont décidées. Reste le type derrière.
L’homme qui se tient en retrait a un visage
carré, les joues creuses et les cheveux blonds
coupés court. Une carrure d’athlète affuté. Des
yeux étroits, plissés, prêts pour l’aventure. Une
stature apprise dans les films. Il garde les
mains dans le dos, comme s’il attendait qu’un
officiel lui passe autour du cou une médaille
d’or.
Slatan ne l’a jamais vu. Il ressemble au
personnel de Sécurit-Event. Le look staff. Il le
trouve désinvolte et l’observe du coin de l’œil,
en écoutant le Grec se défouler. Ce type ne se
sent pas concerné. Il a plutôt l’air d’être un
observateur, quelqu’un d’envoyé en secours ou
en médiateur. Un consultant. Slatan n’aime pas
son air supérieur.
Entre l’autre dans son beau costume qui se la
joue gros dur ténébreux, le Grec qui pue la
vodka et l’insulte, Slatan n’a pas l’impression
d’être pris au sérieux.

230
Pourtant si le Grec était moins bourré, il
aurait compris que le comportement de Slatan
durant ces dernières heures n’avait rien à voir
avec de la négligence. Dans l’éclairage
noirâtre de ses yeux, il aurait vu que Slatan
suivait une nouvelle ligne directrice, qu’il était
loin de faire n’importe quoi. Il aurait pu
deviner le scénario des prochaines secondes.
Et si l’autre gravure de mode avait été moins
sûr de lui, il n’aurait pas considéré Slatan, mal
rasé, les yeux cernés et rougis, sentant la sueur
et la cendre froide, comme un pion en fin de
course. S’il avait été plus pro, il aurait
remarqué la ceinture du pantalon qui
s’inclinait légèrement sur sa gauche, il aurait
remarqué le blouson ouvert.
— Tiens, Mathias, donne lui ça.
Mathias fait un pas et prend l’enveloppe.
Slatan connaît le Grec et sait qu’il n’est pas
du genre à distribuer le pognon. Le piège est
gros, de la taille de la suffisance des
conspirateurs. Le Grec veut se débarrasser de
lui. Il ne va pas attendre de savoir comment.
Slatan voit clair ; quand il lui tendra
l’enveloppe, Mathias essaiera quelque chose.
Il est peut-être armé. Slatan ne le pense pas, il
le voit plutôt champion de sport de combat
exotique. L’expert va tenter de l’immobiliser,

231
persuadé qu’il sera déconcentré par
l’enveloppe. Et le Grec aurait le temps
d’intervenir pour aider son nouveau poulain.
Mathias approche sur sa droite, le Grec est
assis sur la gauche. Slatan ne peut pas menacer
les deux en même temps.
Il tend la main pour prendre l’enveloppe.
Mathias a un sourire condescendant.
La main plonge sous la veste.
Mathias s’effondre, comme si la balle qui
venait à bout portant de lui trouer le front, lui
avait ôté le squelette. Le Grec se jette sous son
bureau.
Il y cache une arme et de la Vodka. Slatan le
sait. Il fait feu à plusieurs reprises à travers la
façade en bois du bureau. Le mécanisme bien
huilé de l’arme. Semi-automatique. Nazie. Le
fracas fait vibrer les vitres de la pièce.
Silence.
Slatan recharge son arme. Il fait le tour du
bureau, pousse la chaise à roulettes avec le
pied.
Alexis Théodoras baigne dans son sang et la
Vodka. Toutes les balles ont fait mouche.
Slatan surveille la porte d’entée. Il ne se
passe rien.
Oubliées sur le bureau, il y deux clefs. Il les
reconnaît, ce sont celles du coffre. Le Grec n’a

232
pas eu le temps de les ranger dans son
portefeuille. Dans le coffre derrière le bar,
deux pochettes. Des photos de massacre. Et un
dossier qui semble sérieux, officiel. Quatre
Rolex et une liasse épaisse de dollars.
Slatan prend les Rolex et l’argent. Il ramasse
par terre l’enveloppe qui lui était destinée. Il
récupère aussi la chemise verte, sur laquelle
cognait tout à l’heure feu le Grec. Il sort sans
saluer Mathias. Le couloir est désert. Slatan
avance prudemment. Il devine le personnel
terré dans leurs bureaux. Pas de héros.
Slatan rejoint le parking et disparaît dans la
circulation.

Le Capitaine se tient à l’écart de la foule.


Sous un arrêt de bus. Les yeux sur les portes
du commissariat.
Le bâtiment est comme pris d’assaut. Les
gens sont massés sur la route et les parkings,
tout autour, une foule cosmopolite, hétérogène.
Il n’y a pas que des gauchistes, que des
étudiants, ou que des syndicalistes vociférant,
non, tout le monde est là. Des parents avec
leurs enfants, des commerçants, des
manœuvres, des professeurs. Directement ou
pas, tout le monde est concerné.

233
Les vitres d’une voiture sont répandues sur le
goudron, des éclats de verre comme des
feuilles mortes autour d’un arbre. Une jeune
fille pleure, assise sur une aile. Des punks en
kilt et blousons noirs. La crête dressée, coqs
prêts au combat, ils hurlent des insultes sous
les fenêtres de la police. Un projectile de
temps en temps heurte la façade. Deux
journalistes tiennent à bout de bras, au-dessus
des têtes, leur appareil photo. Ils déclenchent
au hasard. Il se passe quelque chose toute les
secondes. Des skinheads fendent la foule,
derrière eux flotte une odeur de bière et de
kirsch. Ils provoquent, cherchent la bagarre.
Mais les gens qui sont là ont eu leur dose de
violence. Aujourd’hui, dans les rue
d’Annemasse, de nouveau des bavures et des
arrestations. Nombreuses et musclées.
La foule est compacte. Elle enfle, la colère
est contenue. Les manifestants étaient venus
chanter leur mécontentement. Demander des
explications, faire en sorte qu’on les écoute.
Faire que les autorités se bougent pour
améliorer les conditions de leur reddition face
à ces vainqueurs qui se cachent derrière
d’anonymes initiales. Faire que les autorités
aient une fois le courage de relever la tête, de
ne plus se comporter comme des pleutres.

234
La foule trépigne, on entend le bruit de ses
pas sur le bitume. C’est comme le son d’un
concert entendu de loin. Un vrombissement
que l’on devine audible. Qui a quelque chose à
dire. C’est confus. Les mots d’un monstre qui
sommeille. La manifestation reste calme.
Même les lascars, casquettes à l’envers,
maillots de basket, dreadlocks, ne répondent
pas aux doigts d’honneur que leur adressent
les crânes rasés, en imitant des cris de singes.
Il faut attendre. Et tous ceux qui sont là
veulent le faire tranquillement. Pause. Pour
être bien sûr de tout entendre quand la rumeur
colportera les nouvelles. Drame et
soulagement.
Le Capitaine attend Basile. A priori, il a été
arrêté avec d’autres casseurs. Il aimerait bien
le ramener à sa grande sœur qui s’inquiète.
Basile a vingt ans, la violence des événements
est un terrain de jeu fascinant. Le Capitaine
pense à d’autres émeutes. Il se perd un peu
dans ses souvenirs.
Un skinhead danse comme un cosaque sur le
toit d’une voiture. Il danse avec le bras levé
vers l’avant, la paume ouverte. Il trébuche,
glisse et se ramasse sur le goudron. La tronche
aplatie dans les éclats de verre.

235
Le Capitaine sourit. Puis, son attention est
attirée par un visage connu. Il le suit du regard.
Difficile dans cette foule. Mais le type s’arrête
souvent. Il a l’air un peu paumé, il hésite,
regarde autour de lui. Le Capitaine est sûr de
lui avoir parlé. Il cherche un nom, un prénom.
Se souvient où ils se sont vus, au fastfood, ils
ont bu un café. Mais le nom, toujours pas. Le
Capitaine se creuse les méninges. Une histoire
de brebis, de moutons. Le Berger, tonton
Berger ! Il était sympa ce type. Maintenant, ça
lui revient, il leur avait lâché cinquante balles,
en laissant le shit qu’avait amené Basile.
Le Capitaine sort de l’abri de bus et en se
faufilant, tente de rattraper tonton Berger.
Cinquante balles, ça l’arrangerait bien.
Yves joue des coudes pour passer entre les
gens, lui et son gros sac. A son tour de penser
à ceux qu’il aime. Prévenir Nathalie, elle est
partie en vacances avec toute la petite famille.
Elle n’est pas joignable, mais elle appellera
sûrement sa grand-mère. Yves va retrouver la
camionnette, il remontera au chalet chercher
Fido. Puis il ira chez la mamie lui laisser un
message pour Nathalie. Trouver un moyen de
lui parler. Il laissera le chien aussi, tant pis
pour le canapé.

236
Jusque là, tout va bien, c’est carré, il assure,
fait ce qu’il a à faire. Mais après, la suite, la
police, un grand point d’interrogation.
Yves avance en cherchant entre les
manifestants le passage le plus facile. A sa
droite, un type marche en lui souriant, Yves
tourne la tête et en même temps se dit qu’il le
connaît.
— Hé ! Le Berger, entre amis, faut se saluer.
Les deux hommes s’arrêtent. Yves empoigne
la main tendue.
— Bonjour, le Capitaine.
Ça lui est revenu tout de suite. Yves est
content de le voir, même si ce n’est pas
vraiment le moment. Le capitaine fait du bien,
il irradie la sagesse. Il donne l’impression
d’avoir toujours été de ce monde. Comme un
arbre que l’on découvre dans la forêt,
tellement haut qu’il mène à l’éternité. Mille
vies, ça se voit sur lui. Ses manières sont
empruntées à tous les peuples de la terre et à
l’histoire qui nous a précédés.
— Salut le berger, même tonton Berger, si
j’ai bonne mémoire.
Yves acquiesce. Ce nom le rend triste, il
pense aux jumeaux. Un berger ne perd pas son
chien.

237
— Tu cherches des brebis égarées ? Tout le
monde ici cherche quelqu’un, moi, c’est Basile
que je cherche. Je suis sûr, qu’il fait partie des
bandes qui ont foutu le bordel cet après-midi.
Tu te souviens de Basile ?
— Le gamin avec le scooter ?
Yves ne veut pas recommencer à se faire du
souci pour un autre que lui. Il regarde à droite,
à gauche. Le soleil cogne rudement. Il étouffe
dans cette foule agglutinée. Il a subitement très
chaud. Le Capitaine a juste le temps de lui
attraper le bras. Yves vacille, les effets
cumulés de son état de choc, de la chaleur, de
la fatigue et de cette foule qui transpire le
stress. Il reprend complètement ses esprits,
assis sur un banc, à l’écart de la manifestation.
Il ne sait pas comment il a marché jusque là.
Le capitaine lui tend un coca.
— Tiens, du sucre, eh, mec, faut penser à
manger ! Un gaillard comme toi, j’ai cru que
t’allais tomber dans les pommes, une vraie
fillette.
Il partage un sandwich et, en rigolant, lui
donne la moitié.
— Merci.
Le capitaine allume une Camel sans filtre.

238
Yves a les yeux perdus dans le paysage
urbain. Le béton, l’acier, un avant-goût des
prochaines années.
— J’ai tué un homme.
Le capitaine souffle sur la braise de sa
cigarette.
Yves ressent un immense soulagement.
Il n’en pouvait plus de porter cela tout seul.
Marc n’était pas disponible pour entendre ces
quelques mots. Yves veut tout avouer à cette
foule, s’abandonner à la justice des hommes.
Mais avant de se rendre, qu’au moins une
personne sur cette terre ait prêté attention au
récit encore chaud du drame. Avant qu’il ne
soit complexifié par le jeu des avocats,
déstructuré par le stress des audiences,
embrouillé par des interprétations hâtives.
Yves sait que ce qui n’est pas dit avant
d’entrer en prison, ne l’est plus jamais.
Bientôt, il sera évincé de la terre. Alors, son
innocence doit être libre et vivre encore
quelques heures. La prison lui a déjà coûté son
amour, il aimerait que, cette fois-ci, cela soit
gratuit.
— C’est grave.
Le Capitaine marque une pause et, en
souriant :

239
— J’allais te demander s’il était noir ou
blanc ? Un vieux réflexe. La haine revient
toujours sous des formes auxquelles on ne
s’attend pas. On en est les victimes et en même
temps, on la porte en nous. On l’exprime.
Le Capitaine pince le mégot entre ses doigts
pour ne rien gâcher de sa cigarette.
— C’est un blanc.
— Ne crois pas que ça me réjouisse.
Quelqu’un t’a vu ?
— C’est une histoire compliquée, une suite de
conneries, de hasards qui font que je me
retrouve là.
— Et bien, justement, on ne va pas rester là,
c’est un nid à emmerdes. Qu’est-ce que tu as
de prévu ?
— Récupérer une voiture, trouver un chien,
laisser un message à une vieille dame.
— Drôles d’occupations pour un type en
cavale. En plus de tout ça, tu vas me raconter
ton histoire, car maintenant tu en as trop dit.
Les deux hommes quittent le centre-ville et
se dirigent vers le fast-food.

Inès commence à se déshabiller.


— Ce n’est pas la peine !
Elle regarde, inquiète, l’homme qui vient de
parler.

240
— Qu’est-ce que tu veux alors ?
— Tu sais lire ?
— Ben oui, cette question !
— Et bien parce que moi, pas très bien!
La fille regrette ses derniers mots quand
Slatan baisse ses yeux sur elle. Inès est de plus
en plus stressée. Elle a, dans sa table de nuit,
une bombe anti-agression, face à cet ours, un
gadget.
— Assis-toi sur le lit, s’il te plaît.
Inès obéit et prend avec étonnement le
dossier que Slatan lui tend.
— Tu lis ça, tu me dis ce qu’il y a dedans.
— Je ne me déshabille pas ?
Inès se trouve nulle, elle dit n’importe quoi.
Mais cet homme la tétanise. Sur le trottoir, elle
ne s’était pas rendu compte du morceau.
— C’est comme tu veux, si tu aimes lire à
poil. Comment tu t’appelles ?
— Inès.
— Inès, je veux juste que tu me dises ce qu’il
y a dans ce dossier. Je n’ai pas trop envie de
répéter souvent que je ne sais pas lire.
Après avoir enfin abandonné le Range Rover,
Slatan s’est retrouvé dans une situation
délicate, il fallait rapidement trouver quelque
part pour attendre la nuit. Pour ne pas tourner
en rond dans les rues. Ce n’était pas le jour, il

241
y avait des forces de l’ordre partout. Si Slatan
était interpellé par hasard pour un contrôle de
routine, il y aurait des dégâts. Il a cherché un
endroit discret, pas un hôtel avec la réception
qui vous demande vos papiers. Slatan devait
aussi savoir très vite, ce qu’il y a dans ce
dossier.
Avec Inès, il a le gîte, et elle sait lire. Devant
une prostituée, on a honte de rien, toute la
honte, c’est elle qui la porte. Et ces filles-là
sont généralement très discrètes, comme
tenues par le secret professionnel.
Slatan connaissait l’adresse, il y déposait
régulièrement le Grec. A chaque fois, le Grec
lui proposait de l’accompagner, Slatan refusait
et il recommençait le coup d’après. Ce qu’il
pouvait être lourd des fois !
Car si Slatan peut regarder un homme dans
les yeux et l’assassiner froidement, n’en
nourrir aucun remord, il a par contre pour les
femmes une compassion inébranlable. Il les
adore, pas comme un Don Juan, mais comme
un enfant, un mari, un frère. Il aime les
épouses amoureuses, les mères douces, les
sœurs taquines. Il aime leur bonne humeur, les
entendre rire, leur conversation, les voir se
maquiller. Il les respecte. Jamais il ne peut leur
faire du mal, les forcer à quoi que ce soit.

242
Slatan les intimide, les influence, peut-être
même les menace, mais pour finir, avec lui,
elles ne risquent rien. Il aime aussi les délices
qu’elles peuvent offrir.
Mais Inès ne le sait pas. Assise sur le lit, elle
commence à lire. Elle s’attend à un truc tordu,
qu’elle devra lui réciter tout à l’heure, quand
ils feront ce pourquoi il a payé. Elle n’est plus
surprise de rien.
Slatan attend sans bouger qu’Inès lève les
yeux du dossier.
— Alors, je t’écoute.
Elle bafouille un peu.
— Je n’ai pas tout compris.
— Tu sais lire ou pas ?
Elle avale un bloc de salive.
— T’es drôle, il y des mots que l’on ne
connaît pas, même quand on sait lire. Tu
connais tous les mots toi ?
— Je ne sais pas combien il y en a. On m’a
dit que, quand on savait lire, on pouvait tout
apprendre, tout comprendre. Alors fait un
effort, s’il te plaît.
Inès est totalement déstabilisée, elle
préférerait se déshabiller, revenir aux
fondamentaux. Slatan a enfilé un pull noir. S’il
couvre ses tatouages, il moule sa musculature
et lui donne une allure de statue. Pas beaucoup

243
plus rassurant que les bras nus. Il a défait sa
queue de cheval, ses cheveux tombent sur ses
épaules, on dirait un indien, un guerrier. Il
parle calmement, sûr de sa force.
— J’ai besoin de toi. Pas pour ce que tu fais
avec tes clients. Alors, arrête de flipper. Dis-
moi ce que tu as compris. Je te payerai ce
qu’il faut, ne t’inquiète pas. Tu ne perdras pas
ton temps. C’est important pour moi.
Inès se reprend. Elle est marrante, maintenant
qu’elle est plus en confiance, elle prend un air
sérieux. On dirait une institutrice expliquant
une règle de grammaire à un cancre. Peut-être
a-t-elle raté sa vocation ?
Slatan apprend donc, de la bouche d’Inès,
que le LNH, la Ligue Nationale Helvétique, va
lancer sa campagne électorale. Il sait
maintenant où et quand. Il sait aussi que, lors
de cette grande soirée de lancement, il y aura
un discours du Président. Une performance
mêlant sport et art sera proposée, et c’est là
que ça se complique. C’est là qu’Inès
s’embrouille. Une fille va escalader une tour,
le corps peint de telle manière que personne ne
puisse la voir. Puis elle apparaîtra à côté du
Président à la fin de son discours. Elle sera
acclamée comme la représentante des valeurs

244
du parti, comme le symbole d’une nation en
reconstruction, une Marianne suisse.
Slatan en sait assez, cette fille, c’est celle que
le Grec cherchait. Son nom n’apparaît pas dans
le dossier. Il a aussi l’adresse de l’autre
branleur et enfin son nom, Marc Rhoda.
— C’est parfait Inès.
Elle lui adresse un grand sourire.
— Le soir, tu fais combien de clients ?
— Là, avec le bordel en ville, quatre ou cinq.
Mais un soir de match de foot, une dizaine.
Slatan compte les billets et les lui tend.
— Des fois, c’est plutôt une douzaine.
Slatan fait l’appoint. Inès regarde l’argent
s’entasser dans sa main.
— Cette chambre, tu l’as pour la nuit ?
Personne d’autre peut venir ?
— Non, c’est comme chez-moi.
Slatan se baisse et prend dans son sac des
colliers en plastique et un rouleau de scotch
noir. Inès tente de se lever du lit. Slatan se
saisit de son bras et la retient.
— J’ai un problème avec toi, j’ai besoin
encore de tes services, mais là, tout de suite, il
faut que je m’en aille. Je vais t’attacher, te
bâillonner, mais c’est jute par sécurité, pour
être encore plus sûr que tu seras encore là
quand je reviendrai. Tu vas m’attendre.

245
Demain matin, tu auras suffisamment d’argent
pour partir en vacances. Ne fais pas la conne
Inès, ne tente rien de stupide. S’il m’arrive
quoi que ce soit, je saurai que c’est toi.
Inès acquiesce.
— D’accord, je t’attends et je fais pas la
conne.
Slatan descend les deux étages et sort dans la
rue.
Une lune immense prend le dessus sur
l’éclairage public. Les lampadaires sont de
pâles lampions, pendus au-dessus d’une
guinguette déserte. Slatan prend le chemin du
Bocal.

Yves sort de la camionnette. La lune


parfaitement ronde éclaire le parking du
fastfood. Il entre dans le restaurant. Une odeur
d’huile rance. Affichés sur les tableaux
lumineux, les sandwichs sourient aux clients.
Le Capitaine est assis à une table où quatre
lascars mangent prudemment courbés sur leurs
plateaux. La sauce sur les survêts blancs, ça ne
part pas.
Yves choisit un peu au hasard. Quelques
minutes plus tard, le Capitaine le rejoint et
commande rapidement. Une serveuse en
costume rouge remplit leur plateau d’un tas de

246
papiers tièdes. Ils vont s’asseoir à la même
table que les quatre types, Yves ne se
souvenait pas que les frites puissent avoir ce
goût-là.
Ce soir, tout a foiré. Yves voulait aller au
chalet. Sur la route en montant au parking, il
s’est fait doubler par un convoi de voitures de
police qui roulaient à vive allure. Les
gyrophares donnaient à la montagne un air de
boîte de nuit. En bon citoyen soucieux de ne
pas déranger les forces de l’ordre, Yves s’est
rangé sur le côté. Puis il a sagement fait demi-
tour.
Yves n’a pas trouvé Fido ; maintenant, il est
trop tard pour la mamie. Le corps dans le
chalet à priori a été découvert. C’est officiel,
Yves est un assassin.

247
14
Rondes, belles et blanches

Slatan passe sans s’arrêter devant l’entrée du


Bocal. Les rues sont désertes. Il ne fait pas
plus de bruit qu’un chat. Il longe le bâtiment,
repère l’entrée de service signalée par un néon
vert. Slatan est maintenant du côté de la
véranda. La lune éclaire le gymnase. Au fond à
gauche, il y a de la lumière, la fenêtre et la
porte, de ce qu’il pense être un bureau, sont
restées ouvertes. L’autre branleur est peut-être
là ?
Slatan cherche l’issue de secours, il le sait,
elles sont rarement fermées à clef. Comme
elles ne s’ouvrent que de l’intérieur, personne
n’y prête attention. Il s’arrête devant une porte
large et sombre. Il jette un coup d’œil dans son
dos, autour de lui. Sort de son sac une petite
pochette en cuir et choisit entre différentes

248
clefs une plate en forme d’L et un crochet.
C’est une vieille porte, elle est fatiguée et cède
sans résistance. Juste en grinçant un peu, pour
dire qu’elle n’est pas d’accord. Slatan se glisse
à l’intérieur et devient une ombre. Il a enfilé
une cagoule noire, comme son pantalon, ses
rangers, son pull, ses gants et son projet.
Slatan a pour point de mire le bureau éclairé
à l’autre bout du parquet. La lumière n’est pas
suffisante pour donner à l’abîme sur lequel il
marche toute sa profondeur. Seul un grand
oiseau blanc, capturé par un rayon de lune, le
suit de ses yeux orange. Slatan se faufile entre
les paillottes et les palmiers empotés. Il se
rapproche du bureau, il entend une
conversation.
Marc Rhoda est au téléphone. Il appelle ses
collègues peintres pour savoir si l’un d’eux
aurait accepté de travailler avec une blonde qui
ressemble à un cheval.
Slatan reconnaît la voix. Il aperçoit Marc
devant la fenêtre, il ne se souvenait pas de
l’avoir tant amoché.
Doucement, d’ombre en ombre, il avance.
Debout à côté de la fenêtre, il attend pour être
sûr que sa prochaine victime est bien seule.
Calmement. Il prête attention à la
conversation, il constate que Marc Rhoda ne

249
pose pas son téléphone, qu’il enchaîne les
conversations avec toujours les mêmes
questions au sujet d’un spectacle. Tourne en
rond en téléphonant, passe derrière un bureau,
puis devant la fenêtre et, pour finir, devant la
porte ouverte. C’est là, quand il fait son demi-
tour, quand il tourne le dos à l’entrée, c’est à
ce moment-là que Slatan se jettera sur lui pour
lui passer le lacet autour du cou. Il sort le lien
de cuir, glisse la boucle autour de son poignet
et s’approche de la porte en comptant les pas
de Marc.

C’est le coup de feu au fast-food. Yves et le


Capitaine ont fini leur repas. Après lui avoir
expliqué que la fresque, qu’il protège, est
l’œuvre de Marc, Yves s’est proposé de le
présenter à l’artiste. Ce n’est pas trop le
moment, mais bon !
Il appelle depuis le téléphone du fast-food.
Yves tient aussi à prévenir Marc que le corps
de Kévin a été découvert. Le Bocal sonne
occupé, il essaie à plusieurs reprises avant que
Marc décroche. Il semble soulagé de
l’entendre. Il est d’accord et les attend. Un des
lascars les dépose juste avant les barrages. Ils
finissent à pied. Le Capitaine affiche un grand
sourire. Yves compte les secondes qui

250
grignotent le temps de liberté qui lui reste.
Comme les souris faisaient de ses vivres au
chalet. Il y a longtemps. Ils sonnent à la porte
du Bocal.

Slatan se saisit fermement de l’extrémité du


lacet. Il reste à Marc deux pas à faire avant de
se retrouver devant la porte. De l’autre côté du
mur, Slatan le suit comme son ombre. Une
sonnerie retentit. Marc s’arrête. Slatan
s’immobilise.
Marc retourne à son bureau et parle dans un
interphone.
— Je vous ouvre !
Il appuie sur un bouton et éclaire le couloir
qui va du bureau à la porte de service. Il sort
pour aller à la rencontre d’Yves et du
Capitaine. Yves fait les présentations. Marc
allume le gymnase, pour éclairer la fresque. Et
ils restent là, assis autour d’une table. Le
Capitaine insiste pour qu’ils lui racontent leur
histoire. Tous les deux ont besoin d’un regard
extérieur, ils se laissent convaincre. Marc est
allé chercher des bières, des Chimay rouge. La
bleue ne vaut rien, elle vous assomme.

Slatan, en appuyant sur la poignée rouge,


ouvre doucement l’issue de secours et sort

251
enfin du Bocal. Il enlève sa cagoule et respire
profondément. Il n’en pouvait plus ; plus de
deux heures accroupi dans l’ombre, sans
pouvoir bouger. Les mains collées au mur pour
garder l’équilibre, les cuisses en feu, des
crampes jusque dans les doigts de pied.
Quand la sonnerie de la porte a mis fin à la
ronde de Marc, Slatan a eu juste le temps de se
réfugier derrière l’angle du mur. Marc est
passé tout près ; après, ils étaient trois,
impossible de tenter quoi que ce soit. Il était
piégé, à quelques mètres d’eux. Slatan a
écouté la conversation et il a compris...

Inès endormie, se réveille en sursaut. Slatan


lui enlève délicatement son bâillon et coupe
les colliers.
De son sac, il sort le révolver de la Mamie, le
laisse à portée de sa main sans enlever ses
rangers, il se couche sur le lit et tend de
l’argent à Inès.
— Pour les colliers et le bâillon maintenant,
on dort.
— Comme ça, avec nos vêtements, je me
déshabille pas.
— C’est une manie chez toi ! Oui comme ça !
— C’était une blague ! C’est bien de savoir
que tu me prends pour une conne.

252
Et elle se couche en jetant un œil sur Slatan.
Elle croit distinguer un sourire et un peu de
lumière dans ses yeux. Elle fait semblant de
dormir. Slatan regarde le plafond.

Sur sa belle robe bleue, le rimmel a laissé une


petite tache noire. Juste sur le bord du
décolleté. Tout près du liseré de dentelle. Il a
suffi d’une larme. Les autres, vite retenues, ont
dessiné des auréoles noirâtres autour de ses
yeux. Tout ce temps passé devant le miroir,
gâché.
Le con, le sale con !
Elle tourne sur elle-même, elle aurait aimé
danser ce soir.
Accroché à la penderie, un miroir lui sert de
cavalier. Elle tourne sur elle-même, lève les
bras. Elle accentue la courbure de ses reins.
Une mèche de cheveux, faussement
désinvolte, lui barre le visage.
Elle respire fort, a besoin de se calmer.
Pour ôter ses chaussures, elle pose les pieds
l’un après l’autre sur le bord du lit. A chaque
fois, sa robe remonte à mi-cuisse. Son cavalier
mate, du coin de l’œil, l’air de rien.
Elle respire fort. Ça va arriver, c’est
inexorable. Dans sa voiture, tout à l’heure, elle
a senti les premières caresses. Les plus douces,

253
celles qui chantent l’abandon. C’est là, elle le
sent, niché dans son ventre. Elle a tout prévu
pour l’accueillir.
Par terre, à côté de son lit, dans un sac en
plastique. Tout est prêt. Elle veut juste un peu
de temps. De nouveau relever le défi. Elle
s’assoit sur le bord du lit. Puis se laisse aller en
arrière. Les deux mains sur le nombril.
Madeleine Nehman déboutonne l’un après
l’autre les boutons de sa robe. Entre chaque
boutonnière, elle glisse sa main sous l’étoffe,
profite de l’ouverture élargie pour se caresser
furtivement.
Elle respire fort.
La radio diffuse une musique. En sourdine.
Sa robe est grande ouverte, les pans reposent
sur le lit. Mad se masse le ventre. Sa peau
blanche absorbe la lumière orangée de la
lampe posée sur la moquette. La peau prend la
teinte d’un léger bronzage. Entre ses seins,
Mad voit dans le miroir son ventre rond et
lisse. Une main va et vient de la poitrine au
nombril. De longs doigts fins et agiles
chatouillent. Elle a de belles mains. Elles ne
lui appartiennent plus. Elles devinent, seules,
là où elles peuvent s’attarder, là où il est
encore trop tôt. Elles osent se glisser entre la
dentelle et la peau. Puis se retirent, comme

254
prises en faute. Elles laissent une promesse
moite.
A la radio, un air latino, Chaliba, un truc
comme ça. Mojito et sable chaud.
Suffisamment entraînant... Suffisamment
subjectif...
Mad, maintenant debout devant le miroir, ôte
sa robe. Il faut toujours forcer un peu pour
passer les épaules.
Elle tourne doucement. Elle est belle. Mad
danse. Pieds nus, en sous-vêtements. Elle
décroche dans le dos son soutien gorge, le
laisse autour du cou. Elle joue avec, le pose
sur ses yeux ; au travers du voile, elle voit une
Shéhérazade voluptueuse. Elle cache un sein
derrière la broderie de sa lingerie, puis l’autre.
Caresse du revers de la main leur peau douce.
Un frisson délicieux, l’épiderme réagit.
Bien sûr qu’un homme aimerait embrasser
cette poitrine. Elle est ronde, belle et blanche.
Mad tourne le dos au miroir. La lingerie
qu’elle porte est élégante, elle emprisonne ses
fesses rondes. Elle se penche de plus en plus
en avant, pose les mains sur le bord du lit, et,
au rythme de Chaliba, remue son popotin.
Bien sûr qu’un homme aimerait appuyer sa
tête là, dans le creux de son dos. Une joue

255
posée sur la courbe de ses fesses. Elles sont
rondes, belles et blanches.
Mad danse. Glisse ses mains sous le tissu.
S’en débarrasse. Elle est entièrement nue. Le
miroir l’encourage, en bon cavalier lui tend la
main. Mad esquisse un pas de valse, se saisit
de la main tendue, la glisse entre ses cuisses et
danse en s’y frottant.
Elle se trouve belle, désirable. Elle a envie. Il
lui reste du temps.
Madeleine s’accroupit, s’ouvre. Deux doigts
d’une main. L’autre, caresse.
En prenant son temps. Elle ferme les yeux.
S’oublie. Le plaisir va et vient, à la manière
d’un vent chaud et capricieux. Le petit bruit de
succion, lui, est délicieux. L’humidité la
réjouit. Le plaisir est là mais peine à grandir.
Madeleine s’inquiète. Elle va plus loin, plus
fort, plus vite. Elle a l’impression de courir
après un train qui vient de partir. Plus elle
s’agite, plus le plaisir disparaît dans la brume
au bout du quai.
Puis soudain, c’est comme si quelqu’un avait
allumé la lumière. Elle ouvre les yeux. Dans le
miroir, elle voit maintenant la carrure d’un
homme, ses seins comme une aberration. Les
mains s’arrêtent. Madeleine les regarde. Ses
doigts ressemblent à des petits boudins. Elle

256
referme les yeux. Mad rêve d’amants fabuleux,
attentionnés et combatifs. Mais rien ne se
passe comme elle le veut. Au lieu de cela, Mad
voit des filles magnifiques, des actrices jouer
leur plaisir. Elles sont terribles. Dans les films,
les filles qui jouissent ne ressemblent pas à des
juments. Elles ont la peau lisse, les traits fins.
L’amour leur va comme un gant. Elles le
méritent.
Madeleine n’arrive pas à s’aimer. Elle ouvre
les yeux sur son visage anguleux, tiré vers
l’avant. Ses dents qu’elle peine à cacher. Ses
cheveux fins qui tombent, raides comme lors
d’un jour de pluie. Madeleine se relève,
médusée. Elle a honte.
Sa grande carcasse nue. Ridicule, avec ses
deux doigts mouillés. Elle est laide. Mad se
dégoûte, a l’impression de grossir à vue d’œil,
que le miroir peine à contenir ses hanches et
que bientôt, il aura la forme de ses seins.
Elle tombe sur son lit. Sur le ventre. En
pleurant. Elle se cache pour ne pas voir dans le
miroir ses fesses comme deux collines. Elle ne
voit que ça, son gros cul.
Une fois de plus, Madeleine n’est pas allée au
bout. Son corps la laisse goûter au plaisir et se
ferme juste avant son paroxysme. C’est

257
sadique. Adolescente, inlassable, elle y passait
des heures. Nada.
Et un ogre est venu, lui a montré le chemin
vers le mépris d’elle-même, vers le déni de
toute cette stupide et accablante féminité. Elle
est devenue championne de ski, les seins
contraints par des bandes élastiques. Elle s’est
forgé des cuisses pour descendre à cent km/h
en faisant des bonds de soixante mètres. Sans
vraiment de grâce. Une masse sur une pente de
glace. Elle est devenue une brute. Alors,
chaque fois qu’elle échouait, que sa chair ne
lui donnait pas de réponse, l’ogre était là, pour
la consoler.
Ce soir, il en sera de même.
Elle se lève de son lit, elle se voit comme un
monstre. Elle va aller à sa rencontre. Elle
s’assoit sur la lunette des WC, pisse
bruyamment. Puis retourne dans la chambre.
Mad approche le sac en plastique près du lit,
il est lourd. Elle s’assoit puis s’adosse contre
le mur et étend ses jambes nues sur le lit. Sa
poitrine lui tombe sur le ventre. Ses hanches,
bien pleines, creusent le matelas. Madeleine
prend une grande inspiration. Et pioche dans le
sac. Mad a acheté tout cela en revenant de la
soirée avec le Président Niklas.
Le con, le sale con !

258
A la station service, sur l’autoroute, juste
avant de sortir, elle a acheté ce qu’elle a trouvé
de plus gras. De plus coulant. De plus sucré.
Des sandwiches en triangle, mous. Saumon
crème. Jambon cheddar. Rosette beurre. Poulet
mayonnaise. Des chips parfumées. Du céleri
rémoulade. Des avocats sauces cocktail. Du
fromage blanc. Du camembert normand. Du
chocolat fourré, truffe et cacao. Des génoises
nappées à la vanille. Des flancs au caramel.
Elle bouffe, avale, s’empiffre dans la plus
grande confusion. Mad déchire les emballages,
mange la moitié du contenu avec les doigts et
passe à un autre. Elle ne se laisse pas le temps
de respirer. Elle renifle, grogne. Le lit se
couvre de barquettes en plastique, de papiers
gras.
Mad mange devant le miroir. Elle en rajoute.
Laisse les sauces couler sur le drap, le fromage
se répandre entre les plis de la couette. Elle
s’essuie les mains sur son ventre. La mayo
graisse ses cuisses. Le caramel nappe ses
seins. On dirait qu’une foule haineuse lui a
craché dessus. Dans le miroir, elle voit une
truie dans son auge. Mais Mad en veut plus,
elle roule d’un côté puis de l’autre. Ecrase les
déchets. Les chips craquent et adhèrent à sa
peau grasse.

259
L’ogre est en elle. Elle voudrait que cela ne
s’arrête pas. Le sac se vide. Madeleine est
assise dans une poubelle. La nourriture
l’enivre. Mad se roule dans sa litière. Elle
aimerait accoucher de nourriture.
Elle cherche dans les déchets ce qu’il reste de
comestible. Le sac est vide. Les bras et les
jambes écartés. En croix sur son lit. Madeleine
attend le retour de sa conscience.
Un peu plus tard, debout, elle a du mal à
trouver son équilibre. Elle vacille jusqu’à la
salle de bain. S’agenouille à côté des toilettes,
la tête au-dessus de l’eau. Deux doigts au fond
de la gorge. Elle a un premier hoquet, elle
insiste et vomit. Encore et encore. Elle
transpire, sa gorge la brûle. L’odeur est
insupportable. Un bruit de bête. Tout cela la
laisse pantelante, elle glisse sur le carrelage.
Reste un moment, vidée, étendue, achevée.
Sereine.
Quand Madeleine sort de sa douche, elle
enfile une robe de nuit. Rose, toute propre et
qui sent le frais.
Elle nettoie, appliquée, la faïence des
toilettes. La ventilation marche à fond. Une
petite bougie parfumée posée dans le lavabo
finira le travail. Sous l’évier de la cuisine, elle
déchire un sac poubelle. Dans sa chambre, les

260
restes de son orgie ne semblent pas la
concerner. Elle ramasse tout, du bout des
doigts. Le sac est plein. Elle roule les draps et
la couette, les met dans la machine. Elle la fera
tourner demain. Dans des draps tout propres,
elle se couche. Règle son réveil, se tourne et
s’endort.
Son rôle au sein du LNH a changé. Elle en
était heureuse. Grâce à son travail sérieux, elle
s’était rapprochée du Président. Elle le
conseillait aussi maintenant sur sa tenue
générale. Comment participer à une
conversation, sans jamais donner son avis.
L’art de l’esquive.
Le Président Niklas l’écoutait, et même
s’appliquait à suivre consciencieusement ses
conseils. Il n’y a pas d’autre femme dans
l’entourage professionnel du Président. Il se
doit de séduire un nouveau public. Les
nostalgiques de la baston ne peuvent pas à eux
seuls faire un grand parti politique. Les
femmes manquent dans les différents bureaux
du parti. Les femmes rassurent. Elles donnent
la vie, elles sont forcément bonnes.
Madeleine représente le genre féminin. Rares
sont les occasions où elle a pu se réjouir d’être
une femme. Elle qui porte ses seins comme
deux boulets. Alors que le Président puisse

261
accueillir ses propositions avec enthousiasme
la comblait de joie. Mad se réconciliait avec la
femme qu’elle est. Elle avait même trouvé,
dans le comportement du Président, un
changement, elle le trouvait plus avenant,
moins brutal. Surtout avec elle.
Alors quand elle a lu l’invitation à la sortie de
son fax, elle s’est souvenue de toutes les
petites attentions, des quelques fois où le
Président s’était rapproché d’elle, enfin bref.
Elle se souvenait même de l’avoir trouvé un
peu pressant ; ce n’était pas désagréable, juste
surprenant.
Le fax l’invitait à se rendre à la villa
« Romanèse » ce vendredi, à partir de vingt et
une heures trente. Il n’y avait rien d’autre
comme indications. Tout le monde devait
savoir où se trouvait la villa. Il fallait juste
confirmer. C’est ce qu’elle fit dans la minute.
Sans aucune hésitation. Pendant une seconde,
elle s’est vue, dans sa belle robe bleue, danser
avec le Président. Elle a chassé l’image, avec
la même rapidité qu’elle l’avait fait apparaître.
Madeleine est allée chez le coiffeur en
urgence, a repassé sa robe pendant une heure.
S’est maquillée durant une éternité, s’est
glissée dans une lingerie sophistiquée, et s’est

262
présentée à la villa Romanèse sur le coup des
vingt deux heures.
Le parking étincelait, les berlines alignées.
Les voitures brillaient comme des bijoux. La
villa, en contrebas du parking, éclairait la nuit.
La lueur bleutée de la piscine attirait les invités
comme des gros insectes nocturnes.
Peut-être une trentaine de personnes,
beaucoup d’hommes, ils semblaient fêter
quelque chose. Ils buvaient beaucoup. Les
filles discutaient par petits groupes. Elles
portaient des tenues décontractées. Madeleine
a cherché du regard le Président, à priori, il
n’était pas encore arrivé. C’est lui qui l’avait
invitée, elle devait le remercier.
En l’attendant, Madeleine se promène,
admire le luxe des installations. Échange
quelques mots avec des invités, apprend que
l’on fête l’anniversaire de Luka. Elle boit une
coupe de champagne à sa santé. Elle se trouve
un peu ridicule dans sa robe de soirée.
Les filles, comme les hommes, commencent
à être éméchées. Sous prétexte de baignade,
elles se déshabillent petit à petit. Madeleine,
elle, n’a pas pris son maillot. Elle a
l’impression que l’on attend quelque chose
d’elle. L’ambiance est bizarre. Les filles
chahutent comme des gamines dans la piscine.

263
Elles font les folles. Elles semblent suivre un
scénario bien réglé. Madeleine les trouve
superficielles, pas naturelles. On dirait qu’elles
travaillent.
En sortant de l’eau, elles se sèchent dans de
grandes serviettes blanches. En continuant à
glousser pour un rien. Sous la serviette, elles
se contorsionnent pour ôter leur maillot de
bain. Les hommes se rapprochent, dansent
gauchement autour d’elles, les enlacent. Elles
font mine de s’échapper. Des serviettes
tombent. Des chemises se déboutonnent, des
braguettes s’ouvrent. Madeleine, incrédule,
observe la scène qui, devant elle, petit à petit
s’anime.
— Bonsoir, Mad !
Elle se retourne. Le Président est arrivé avec,
à son bras, une brune habillée d’un voile
transparent. Dessous, elle est entièrement nue.
Madeleine répond machinalement.
— Bonsoir Président !
— Ah, Mad, vous êtes venue ! Je pensais que
vous changeriez d’avis au dernier moment.
Il ne l’appelle jamais Mad, mais
mademoiselle Lehman, en insistant sur le
mademoiselle.
Le Président a bu, il parle d’une voix pâteuse.
La fille a les yeux qui brillent, autant que les

264
voitures de tout à l’heure sur le parking. Il
regarde Madeleine de haut en bas, en adressant
des clins d’œil ridicules à sa compagne, qui
ricane nerveusement.
— Vous êtes toute en beauté ce soir, Mad.
La fille pouffe, dans le dos de Niklas.
Madeleine remercie le Président pour le
compliment.
— Mad, je voulais vous donner un conseil à
mon tour. Vous m’en donnez tellement, et des
bons. Je me sens redevable.
Niklas passe un bras autour du cou de la fille.
Mad veut croire que tout cela est une
plaisanterie. Elle prend un air sérieux et
attentif. Scolaire.
— Je vous écoute avec plaisir.
Le Président prend une inspiration.
— Vous devriez vous faire sauter, ça vous
ferait du bien !
Il marque un temps d’arrêt.
Madeleine pense avoir mal compris.
L’élocution alcoolisée. Mais le Président
insiste.
— C’est un conseil, vous devriez vous faire
sauter. Il y a ce soir deux ou trois mecs, des
vraies machines. Profitez-en croyez-moi !
Vous êtes un peu coincée !
Il éclate de rire.

265
Madeleine se sent rougir. La coupe dans sa
main tremble, du champagne coule sur ses
pieds. Elle baisse la tête. Quand elle la relève,
c’est pour voir le Président qui agite son bas
ventre, d’avant en arrière, en se cramponnant
aux hanches de la brune.
— Allez, faut y aller Mad, croyez-moi, ça
vous fera du bien !
Ils se retournent tous les deux et rejoignent le
bord de la piscine.
Le con, le sale con !
Madeleine a subitement froid. Elle s’en va,
en faisant attention de ne rien voir de ce qui se
passe autour de la piscine. Elle reprend
l’autoroute.
Même si sa robe avait été transparente, le
Président n’aurait pas dansé avec elle. Niklas
ne danse pas. Il prend, humilie, rejette. Profite.
Le con, le sale con !
Et elle ! Dans sa belle robe bleue, danser dans
les bras d’un homme, clair de lune, violon,
pauvre sotte !
Une larme tombe sur sa poitrine, juste sur le
liseré en dentelle de son décolleté. Elle retient
les autres au bord des yeux. Madeleine met
son clignotant et s’arrête devant la station-
service, celle qui fait aussi supermarché.

266
15
Ce fut aussi une prison

Avant la deuxième sonnerie, Mad a déjà


éteint son réveil. Elle se lève, évite le miroir,
témoin de sa soirée. Madeleine déjeune
chichement. Citrate de bétaïne. Aspirine
effervescent. Elle est extrêmement vaseuse, la
tête qui tourne. Elle s’habille avec les
vêtements préparés la veille, pliés
soigneusement sur une chaise. Elle met en
marche le lave-linge. Puis part à son travail.
Tout ce temps, elle se demande comment elle
va devoir se comporter devant le Président ? Et
surtout, pourquoi a-t-il fait cela ? Est-elle
devenue trop envahissante ? A-t-il voulu la
remettre à sa place ? Avait-il trop bu ?
Peut-être aurait-elle dû lui répondre qu’elle
était d’accord avec lui, et que, tant qu’à faire,
elle aurait aimé que ça soit lui qui la saute,

267
comme il disait. Mais comme ça, devant tout
le monde, non, ce n’était pas possible. Pas de
regret.
Est-elle si désagréable que les autres en
deviennent méchants ? Est-elle si moche que
coucher avec elle est un pari que les hommes
se font entre eux ?
Tout est de sa faute, elle est coincée, c’est
vrai ! C’est peut-être par manque
d’imagination que Madeleine échoue dans son
acharnement à s’aimer. Son intimité ne peut
pas être rangée dans une boîte. Ce n’est pas
une cible. Il y a sûrement tout à inventer.
A quel moment aurait-elle pu laisser de la
place à son imagination ?
Elle a passé son temps à arriver le plus vite
en bas. Position de recherche de vitesse,
trajectoire, op-traken, médaille, podium. Des
chutes monstrueuses, des os qui se rompent,
des vertèbres qui se déplacent. Des larmes
gelées, qu’il faut cacher. Un coach qui répète
cérémonieusement qu’il n’y a pas de place
pour le hasard, seul le travail, l’abnégation et
blablabla...
L’école de commerce et de communication
avec pour tout enseignement, comment
formater les cibles. Comment se soustraire à la

268
compassion pour atteindre les objectifs du
chiffre d’affaire.
Jamais, elle ne s’est penchée sur elle-même.
Quand les crises de boulimie se sont
enchaînées, elle les a cachées. Elle souffrait en
silence, dévalait les pistes, apprenait à vendre
et vomissait dans les chiottes.

A peine s’est-elle assise dans le fauteuil de


son bureau que le téléphone sonne. C’est
Muller, il veut la voir de toute urgence.
Madeleine raccroche, sa main tremble un peu,
elle a une bouffée de chaleur. Son cœur
s’accélère. Elle a la bouche sèche. Elle est
inquiète. Pourtant, c’est elle l’agressée. C’est
le Président qui s’est montré odieux. Elle ?
Elle avait juste mis sa belle robe bleue. C’est
tout.
Elle pose une main moite sur la poignée,
toque et entre.
— Madeleine, Bonjour, asseyez-vous, je vous
en prie.
Madeleine, la boule au ventre, s’assoit
maladroitement.
Muller a l’air catastrophé, il lui tend un
journal ouvert. Un titre est surligné de jaune
fluo. C’est son truc, les surligneurs et les post-
it. Muller a un côté comptable appliqué.

269
Inquiétant, quand on connaît les idées et les
projets qu’il classe ainsi à coup de Stabilo.
Madeleine lit l’article.
« Le gérant de la société Sécurit-Event a été
assassiné, avec son garde du corps, dans les
locaux de son entreprise, en plein jour,
pendant l’ouverture des bureaux. Les
soupçons se portent vers son ancien homme de
main. Il aurait été reconnu par les employés »
Puis l’article continue, en mentionnant que
Sécurit-Event organisait les meetings
politiques du LNH. Que c’était un coup dur
pour le parti et son Président, à la veille de
cette campagne qui s’annonçait
particulièrement âpre. Quelques autres détails,
un portrait robot de l’assassin présumé.
Madeleine repose le journal, soulagée.
Muller enchaîne.
— Nous allons tout de suite envoyer un
démenti par communiqué de presse. Il n’est
pas bon qu’on puisse faire le lien entre le
Président et Monsieur Théodoras. Nous allons
aussi devoir trouver un autre prestataire.
Muller est assis derrière son bureau, le stress
assombrit son visage. Ses épaules s’agitent,
comme un tic. Il change de place les affaires
sur son bureau.

270
Madeleine attend, elle ne sait pas quoi dire.
Dans l’émotion et le soulagement. La
conversation ne porte pas sur ce qui s’est passé
hier soir. Même si elle n’y croit pas trop, elle
ne veut pas entendre d’éventuelles excuses de
la part du Président. Elle est trop mal à l’aise.
Que le Président ait pu l’humilier en trouvant
exactement, où il fallait appuyer pour faire
mal... Pour elle, c’est un viol, son intimité a été
pénétrée.
— Madeleine, j’admire le calme avec lequel
vous encaissez la nouvelle.
— Je me disais que si le journaliste parle du
LNH, c’est qu’il en sait peut-être plus qu’il ne
laisse paraître. Si j’ai bien compris, le
Président et Monsieur Théodoras se
connaissaient de longue date. Si on dément, il
balancera tout ce qu’il sait et en plus, nous
serons ridicules. Nous devons faire attention à
ne pas lui donner de quoi alimenter plusieurs
articles. Qu’en pense le Président Niklas ?
— Je n’ai pas pu le joindre, je sais qu’hier
soir, il fêtait l’anniversaire d’un ami. Il est
encore tôt, il doit être fatigué.
Le con, le sale con !
— Nous devons l’attendre pour le
communiqué de presse. Je vais annuler nos

271
différents contrats avec Sécurit-Event et
contacter d’autres agences.
— Très bien, dès que j’ai des nouvelles, je
vous le dis, merci Madeleine, on va avoir
beaucoup de travail.

Réveillée soudainement par la cacophonie


sous la fenêtre de sa chambre, Nély ouvre les
yeux.
Nély rêvait ; dans son rêve, elle grimpait.
Où ? Elle ne sait pas, le paysage était varié.
D’une face nord, engloutie par les nuages, aux
dalles du Verdon, une fin d’après-midi
orangée.
Elle ne voyait jamais le visage de la personne
avec qui elle partageait ces ascensions. Toutes
les fois où l’on se passe du matériel, une
gourde, où l’on échange quelques mots
concernant l’itinéraire, tous ces moments de
partage étaient occultés. Mais elle n’était pas
seule, c’est sûr, une corde la reliait à une
personne. Le décor de son rêve lui était
familier. Il lui donnait des indices. Le
mousqueton que l’on rattrape de justesse, un
pied qui glisse, un coinceur récalcitrant.
L’ombre de la Dent du Requin, une avalanche
dans le versant du Nant Blanc. La lumière
d’un refuge. Tout cela avait du sens, Nély se

272
rapprochait. Le plus agréable, dans ce rêve,
c’est qu’elle était forte, elle grimpait
souplement, maniait le matériel avec précision.
Le cliquetis des mousquetons accompagnait
son ascension avec la régularité d’un
métronome. Elle était en parfaite harmonie,
tout se passait bien Elle ne faisait que revivre
des situations qu’elle connaissait. Ses
réminiscences se précisaient, il flottait
maintenant, dans le vent, des boucles de
cheveux noirs. Un visage carré, sauvage, se
reflétait dans le granit. Un anneau à l’oreille
gauche. Un sourire.
Puis tout à coup, elle fut seule, debout au
sommet. Le vent, le vide, l’ahurissante
sensation de liberté. Dans le ciel bleu glacé, un
peintre terminait un portrait.
— Rémi !
Ce que Nély perçut en premier de l’endroit
où elle se trouvait, c’était l’écho de son cri.
— Rémi !
Nély se dresse douloureusement sur ses
coudes ankylosés. Son lit est dans l’angle
d’une immense chambre. On dirait un décor de
cinéma. Il y a une armure, une tapisserie
représente une scène de banquet. Un grand
bureau de bois noir, et une chaise qui semble
peser une tonne. Une vierge en pierre, les

273
mains jointes, occupe le coin opposé à son lit.
Une porte vitrée donne sur un jardinet, clos par
un mur. Des paons tendent leur cou azur et
avancent en se dandinant. Leurs grandes
plumes caudales caressent les dalles disjointes
du chemin. D’autres sont perchés sur le mur
d’enceinte. Le cou dressé, la tête masquée,
auréolée de toupets triomphants.
Elle a besoin de faire pipi, c’est urgent. Le
sol est froid. Des tomettes rouges dessinent des
fleurs de lys, entre des carreaux de terre
blancs. Elle porte les vêtements qu’elle avait
hier.
Les questions commencent à affluer. Mais il
y a plus urgent. Nély traverse la chambre. Sur
la pointe des pieds. Une porte s’ouvre sur un
couloir, avec de chaque côté d’autres portes ; à
droite, la salle de bain, en face, enfin les
toilettes. Tout est très vieux. Un chic suranné.
Le prénom qu’elle vient de prononcer lui fait
chaud au cœur. Elle veut en profiter, elle le
répète mentalement pour le garder, ne pas le
laisser disparaître dans cette chambre
mystérieuse. Il ne faut pas qu’il se fonde dans
ce décor vieillot qui l’inquiète. C’est un beau
prénom, Rémi, elle le garde tout contre elle.
De retour dans la chambre, tout est froid,
métallique. Des barreaux devant les fenêtres.

274
Nély veut retrouver son rêve, elle veut dormir
en chuchotant le prénom de son amour. Elle se
recouche. Elle ne veut pas chercher à
comprendre. Le bonheur que lui procure le
retour de ce prénom est à consommer tout de
suite. Il ne peut pas attendre qu’elle trouve les
réponses aux mille questions qu’elle est en
droit de se poser.
Les paons perchés braillent, ceux restés à
l’intérieur les imitent avec enthousiasme, en
déployant leurs grandes plumes avec, dessinés
dessus, de grands yeux maquillés du vert le
plus clair au bleu le plus sombre.
En contrebas, derrière un rideau d’acacias,
une voiture s’engage, au travers d’une gorge
étroite, sur le chemin qui mène au domaine de
François-Castel.
Madeleine Nehman arrive. Tout s’est
bousculé. Ce matin, elle n’a pas vu le
Président. Muller l’a rappelée. Une fois dans
son bureau, il lui a rapporté que le Président
lui faisait entièrement confiance pour la
rédaction du communiqué de presse. Et qu’il la
remerciait encore d’être venue à la soirée
d’hier, que ses amis l’avaient trouvée
charmante. Muller l’a félicitée des bonnes
relations qu’elle entretien avec le Président. A
eux deux, ils forment une bonne équipe.

275
Madeleine a cru qu’elle allait éclater en
sanglots. Mais la championne s’est reprise. Il y
a eu un silence, Muller l’a occupé à coller un
post-it sur un dossier.
— Madeleine, nous avons trouvé la fille pour
le show.
Mad a affiché sa surprise.
— Je comprends votre étonnement.
Néanmoins, elle est au Domaine de François-
Castel.
— Comment avez-vous fait ?
— Mad, je vous répondrai que nous avons dû
lui forcer un peu la main. Mais il n’y a pas eu
de violence.
— Mais comment ça, pas de violence ? Bien
évidement, je ne saisis pas.
— Il faut juste que vous sachiez qu’elle n’est
pas venue de son plein gré. Le reste ne doit
pas vous encombrer !
— Je ne comprends pas, pourquoi vous me
dites ça, alors ?
— Parce que vous allez devoir la convaincre
de participer au spectacle. Sans que nous
ayons à intervenir. Vous saurez trouver les
mots, la mettre en confiance. Vous êtes une
femme !
Muller a souri de sa trouvaille.

276
— J’ai déjà beaucoup de travail pour tout
réorganiser avec la nouvelle agence. Je
n’aurai pas le temps.
— Nous allons vous adjoindre une nouvelle
assistante, vous aurez du temps disponible.
Tout était déjà prévu, Madeleine était à court
d’argument, à part celui de ne pas vouloir
devenir la complice de ce qui paraissait être un
enlèvement. Si elle prononçait ce mot, Muller
le prendrait pour une accusation. Il ne lui a pas
laissé le temps.
— Il faut juste la convaincre, et tout ce
passera bien. Nous pourrons, bien entendu, la
dédommager. Si des fois...
Madeleine était coincée, mais Muller aussi, il
fallait en profiter pour en savoir un peu plus.
— Si je dois établir une relation de confiance
avec cette fille, trouver les mots... Il faut que je
sache ce qui l’a décidée à venir.
Muller s’est calé au fond de son fauteuil.
— Le « Souffle du Diable ».
Madeleine n’a pas bronché.
— Mais encore...
— C’est une drogue, la drogue des violeurs.
La fille, mademoiselle Roux, c’est son nom, ne
se souvient de rien, elle ne sait pas pourquoi
elle se retrouve là. Vous percevez la taille de
votre tâche. C’est un travail de confiance. Le

277
Président a beaucoup d’estime pour vous, je
vous vois promue à un bel avenir au sein de
notre parti.
— C’est vous qui avez fait ça à cette fille ?
Muller a hésité, était-il vraiment nécessaire
de donner plus de détails ? Il était normal que
son interlocutrice, qu’il trouvait
particulièrement remontée aujourd’hui, veuille
en savoir plus avant de prendre sa décision.
D’un autre côté, plus elle en saurait, moins il
serait facile pour elle de faire demi-tour. Elle
serait mouillée. Et à part les dénoncer, elle ne
pourrait pas agir. Les balancer, elle n’aurait
pas le temps. Les consignes du Président
étaient claires, c’était sa dernière chance.
— Non, l’enlèvement de Nély Roux faisait
partie du contrat que nous avions avec
monsieur Théodoras. Je lui ai juste conseillé
les services d’un professionnel. Ils sont morts
tous les deux, je vous ai fait lire l’article tout à
l’heure.
— Et il n’y pas eu de violence, je veux dire
pour cette fille. Et ces assassinats, ils font
partie de l’histoire ?
— Ecoutez, Madeleine, cette conversation
s’éternise, la fille va se réveiller, quelqu’un
doit s’en occuper. Si vous refusez, il faut que,
dans l’heure, je trouve une solution. Je ne

278
pensais pas que rendre service au parti, vous
poserait tant de problèmes.
— Vous voyez ce que vous me demandez ?
Muller lui a coupé la parole. Son visage était
fermé, ses lèvres s’amincissaient. Mad
devinait, au travers des verres fumés, les yeux
qui la fixaient.
— Madeleine, une dernière chose. La fille,
elle n’a pas le choix, elle grimpera sur ce
fameux mur, croyez-moi ! Avec ou sans vous !
Le Président m’a répété ses exigences ce
matin encore. Vous, vous l’ignorez peut-être,
mais le « Souffle du Diable », à doses
répétées, est très dangereux, souvent mortel.
Alors si, comme il me semble, vous avez de la
compassion pour cette fille, courez l’aider, car
sinon, ça va être très dur pour elle. En même
temps, vous sauverez votre carrière...Mais
cette fois, n’échouez pas.
Mad a pensé à cette fille au bras du Président,
à celles autour de la piscine. Est-ce qu’elles
étaient toutes droguées ? Peut-être qu’elle
aurait dû l’être aussi ? Qu’elle n’avait pas bu
dans le bon verre. Elle a calculé, froidement.
Si elle claquait la porte, en effet, sa carrière
risquait d’en pâtir. Plaquer un parti, dont on est
en charge de la communication, quelques jours
avant son lancement officiel, ne fait pas

279
sérieux. Si elle partait, l’humiliation de hier
soir serait oubliée. Elle n’aurait pas l’occasion
d’assouvir son besoin de vengeance et de
justice. Elle ne pourrait pas rendre au Président
la monnaie de sa pièce. Avec, sous sa
responsabilité, cette fille, qui semble être le
nouveau caprice du Président, Madeleine
pourrait prendre la main. Elle ne savait pas
encore comment, mais il y aurait des
opportunités. Si elle s’en allait, elle ne
profiterait pas des fruits de son travail.
Muller lui tendu un mince dossier.
— Les renseignements que nous avons sur
cette Nély Roux.
Le dossier était entre eux deux. Madeleine l’a
pris et scellé ainsi le pacte.
— On fait un point tous les jours, merci
Madeleine.
Juste avant de partir, elle a rédigé le
communiqué de presse. Elle a lu aussi le
maigre dossier que Muller lui a donné sur Nély
Roux. Leur prisonnière. Elle y a appris que
Nély est la première femme à avoir gravi
seule, en hiver, la face nord des Grandes
Jorasses. Que sa carrière prometteuse
d’alpiniste s’est arrêtée brutalement, après le
décès accidentel en montagne de son
compagnon.

280
Mad est déjà venue plusieurs fois au
domaine, c’est là qu’aura lieu le lancement de
la campagne du Président. Un lieu
évènementiel, le propriétaire reçoit des
entreprises pour de grandes messes à la gloire
de leur logo. Le LNH l’a loué pour deux
semaines.
Madeleine n’aime pas l’endroit. Elle la
trouve austère, cette abbaye fortifiée, entourée
de mystères, loin d’un conte de fées.
Ecclésiastiques et militaires s’y sont succédés.
Tour à tour, ils ont occupé les cellules du
cloître. Ces locataires successifs ont laissé les
marques de leur rigueur, de leur
obscurantisme, de leurs vices. Ce fut aussi une
prison. Le domaine est idéalement juché sur un
petit plateau, bordé de falaises.
Madeleine se gare à l’ombre de la chapelle.
Elle attend debout à côté de sa voiture. Un
membre du service de sécurité doit
l’accompagner à la chambre de Nély. Arrive
un bouledogue endimanché qui lui fait un
signe de la tête, puis lui tourne le dos et
s’engage dans un couloir. Madeleine le suit. Ils
traversent le grand cloître, l’ancienne cuisine,
dans la cheminée, on pourrait cuire un bœuf.
Une volée de marches, le type s’arrête devant
une porte.

281
— C’est ici.
Il sort une clef et ouvre la porte.
— Vous ne frappez pas ?
— Non, je frappe pas, ça te pose un
problème ?
Le gardien pousse Madeleine à l’intérieur.
—Quand tu veux partir, tu tapes à la porte,
t’attends que j’arrive. En général, ici, tu fais
rien sans me demander. T’as compris ?
Et il ferme la porte derrière Madeleine
Nehman.
Un homme en armure est debout dans
l’encadrement de la porte ouverte au bout du
couloir. Les mains serrées sur la garde de son
épée. Un chevalier noir, gardant la chambre de
la princesse. Madeleine avance doucement. Il
y a une porte de chaque côté. Elle n’est pas
pressée. Elle se demande comment elle va s’y
prendre pour réconforter cette fille. Elle fait un
pas dans la chambre.
— Bonjour Madame !
Madeleine sursaute violemment.
— Je vous attendais en me demandant à quoi
vous ressembleriez ? Vu le décor, j’hésitais
entre une femme de chambre en robe blanche,
ou une nonne en collerette. Ou, si vous aviez
été un homme, un Quasimodo, un Marquis de
Sade.

282
Madeleine souffle.
— Vous m’avez fait peur.
— Je m’en fous, vous auriez dû frapper.
— C’est le gardien, il a...Oui j’aurais dû
frapper, je vous prie de m’excuser. Madeleine
Nehman.
Elle tend la main.
— Je m’appelle Nély Roux.
Elle s’attendait à trouver une fille prostrée
dans le lit, tremblante d’inquiétude. Au lieu de
cela, elle a en face d’elle une beauté qui se
tient droite, effrontée.
— Vous n’êtes pas une nonne, vous n’avez
pas de robe blanche. Vous êtes qui, Madame
Nehman ?
— Je vais vous expliquer, mais avant, je veux
savoir si vous allez bien, si vous ne manquez
de rien. Il y a à manger dans le frigo. Tout à
l’heure, j’irai vous acheter des vêtements.
— C’est pareil, je m’en fous de votre frigo !
Nély fixe Madeleine, elle ne la lâche pas.
Mad avait anticipé un scénario bien diffèrent.
Mais il est juste qu’elle n’était pas très
concentrée. Son besoin de vengeance lui
occupe tout l’esprit. Elle ne pense qu’à ça.
Trouver un moyen de punir le Président.
Totalement obnibulée. Elle se sent prête à tout.
Il faut qu’elle se rassure, en se promettant de

283
trouver le moyen de châtier Niklas. Tiens, elle
ne l’appelle plus Président.
— De votre frigo et de vos vêtements, je m’en
moque. Si vous continuez à ne rien dire
d’intéressant, je vais retourner dans ce lit et je
ne vous parlerai plus.
— Vous avez été enlevée.
Madeleine lui explique comment les faits se
sont organisés pour l’amener jusque là. Elle
occulte le «Souffle du Diable», parle d’un
puissant somnifère. Madeleine ne sait rien de
l’enlèvement de Marc. De la première du
spectacle jusqu’à cette chambre, elle raconte
ce qu’elle sait. Entre-temps, elles se sont
assises sur le bord du lit.
— Pourquoi Marc a refusé ? Il vous l’a dit ?
— Non, il nous a juste envoyés nous faire
voir.
— J’imagine très bien. Si Marc a refusé, c’est
qu’il avait forcément ses raisons. Le LNH est
un parti d’extrême droite, non ? C’est peut-
être pour ça. Dans ce cas, je ne vois pas
pourquoi, moi, j’accepterais ? Il est où
maintenant ?
— Je ne sais pas où il est. Je suis au courant
de votre présence ici, que depuis une heure. Je
vous cherchais des remplaçants. Vous allez
accepter, parce que vous n’avez pas le choix.

284
Pour vous amener ici, on ne vous a pas
demandé votre avis, pourtant, vous êtes
maintenant entre ces quatre murs. Il en sera
de même pour votre participation. Niklas, je
veux dire, le Président, est quelqu’un de très
déterminé. J’ajouterai, sans vouloir trop vous
inquiéter, que peu lui importe les méthodes.
Cette conversation demande beaucoup
d’efforts à Nély. Elle s’accroche.
— Vous avez un discours bizarre, vous servez
le LNH, mais en même temps, vous prenez vos
distances. Vous ne semblez pas convaincue.
Vous cherchez à me déstabiliser, ou alors,
vous-même, vous ne savez pas où vous en êtes.
On vous dirait vous aussi prisonnière.
Madeleine ne répond pas.
Nély se lève pour aller chercher une pomme.
Elle est elle-même surprise de son aplomb.
Qu’est-il arrivé aujourd’hui pour que Rémi
revienne dans cette chambre triste ? Son
instinct de survie a réagi à cet enlèvement. Il a
libéré le souvenir de son amour, pour qu’il lui
vienne en aide, comme la forme blanche dans
la tourmente.
Après la première du spectacle de Marc, elle
avait déjà perçu des changements dans son
attitude, elle s’était sentie plus forte. Quelque

285
chose était apparu, mais elle n’arrivait pas,
jusqu’à aujourd’hui à mettre un nom dessus.
Madeleine la regarde, elle lui envie cette
légèreté. Elle la trouve belle, une allure de
muse, vaporeuse et fragile. C’est un corps
comme celui-là que Mad aimerait caresser.
Nély croque dans la pomme.
— Dites Madeleine, le Président, à sa façon,
il tient à moi ?
— C’est correctement formulé.
— Alors, il est hors de question que
quelqu’un d’autre que Marc, mon frère, pose
un pinceau sur moi. Je veux qu’il soit là pour
me préparer. Ce n’est pas négociable. C’est la
condition pour un compromis amical. Sinon,
votre Président, il devra s’enfoncer un peu
plus dans son délire, en espérant qu’il finisse
par en crever.
Nély a fini sa pomme.
— Je suis fatiguée, j’aimerais bien dormir.
Je fais du 36/38.
Nély écrit sur un papier une liste de
vêtements et de matériel.
— Quand j’aurai vu le mur, il y aura
sûrement besoin d’autre chose. Voilà Madame
Nehman, vous ne savez pas à quel point cela
me coûte de vous parler et de rester calme
devant vous. Je vous hais.

286
Nély, comme prévu, retourne se coucher. Elle
ferme les yeux et son rêve l’a happe. Rémi
l’attend pour une escapade. Sa mémoire lui
rend tout ce qu’elle lui avait confisqué. Sa
personnalité reprend la forme qu’elle avait
auparavant. Nély, dans son sommeil, se
chargeait d’énergie.
Elle ne sait pas combien de temps elle a
dormi. Mais à son réveil, en effet, le frigo est
plein. Nély choisit un yaourt aux abricots. Elle
trouve une petite cuillère dans un tiroir,
comme il se doit. Elle mange debout, sur la
pointe des pieds. Elle prendrait bien une
douche et aimerait se changer. Il faut qu’elle
attende le retour de Madeleine Nehman.
Etrange, cette femme, elle n’a pas l’air du tout
à l’aise. Nély est inquiète, bien sûr, mais aucun
signe de panique. Elle est extraordinairement
calme.
Sur la porte qui donne dans le petit couloir,
quelqu’un frappe. Nély se dit qu’elle pourra
peut-être s’entendre avec cette Madeleine. Elle
va voir ce qu’elle lui a choisi comme
vêtements.
— Entrez !
Nély tourne la tête vers la porte.
Instantanément, elle se souvient de ce qu’elle
a dit à Madeleine, après qu’elle soit entrée

287
sans frapper, qu’elle attendait soit une nonne,
une femme de chambre, Quasimodo ou le
Marquis de Sade.
Et bien, il est là !
Nély n’a jamais vu de portrait du Divin
Marquis. Mais si elle avait eu le temps, elle
l’imaginerait comme cela, comme l’homme
qui vient d’entrer dans la pièce.
Elle a, du coup, une préférence pour
Quasimodo.
Il est grand, a été athlétique. Ses cheveux très
courts lui font comme une mousse blanche sur
le crâne. Le visage carré, marqué par de
profondes rides. Chacune d’elle semble avoir
été taillée par la vengeance, pour qu’il se
souvienne. Les minces fentes de ses yeux
laissent passer un éclat vert. Au-dessous, les
cernes des hommes qui ne lâchent rien, qui
jamais ne se reposent. La fatigue ternit le teint
de sa peau. Il est devant la porte, comme une
apparition. Un spectre passé au travers du mur.
Le col de sa veste en cuir noir est relevé d’une
manière autoritaire. On devine, sous l’oreille
droite, une cicatrice écœurante qui disparaît
sous sa chemise. Elle aussi noire.
Depuis qu’il est entré dans la chambre, l’air
s’est raréfié. Nély a l’impression de suffoquer.
Naturellement, elle passe derrière la chaise,

288
celle qui semble peser une tonne.
Instinctivement, elle place un obstacle entre
elle et cet homme.
— Bonjour Mademoiselle ! Je vous prie de
m’excuser pour cette, comment dirais-je ?
Surprise. J’ai un emploi du temps très chargé,
mais comme j’avais hâte de vous rencontrer
au plus vite, j’ai profité du moment libre que
j’avais là, tout de suite, pour venir vous voir.
Je suis le Président Niklas.
Sans presque remuer les lèvres, une voix
monocorde, sans émotion.
Nély ne le sait pas, mais le Président, lors de
ses discours, est totalement diffèrent. Il est un
tribun redoutable, un orateur envoûtant. Si
Nély le savait, elle s’inquièterait du ton qu’il
utilise pour lui parler. Niklas est en chasse. A
la chasse, on ne hurle pas.
Le Président fait un pas vers Nély, s’arrête.
Cette fille l’attire comme un aimant. Il craint
de ne pouvoir se retenir s’il s’approche de
trop. Quelques pas supplémentaires et il se
jettera sur elle, il a le scénario en tête, il sait
exactement comment il s’y prendra. Il ne faut
pas ! Pas tout de suite. Niklas a conscience
qu’il n’est pas normal d’être ainsi guidé par
son appétit. Mais à quoi bon devenir roi ? Si ce
n’est pas pour s’autoriser quelques caprices.

289
Pour garder une distance de sécurité, le
Président marche dans la largeur de la pièce,
sans jamais lâcher du regard les yeux de Nély.
Sa démarche est contrainte, lente, comme s’il
se retenait. Nély reste silencieuse. Elle a juste
fait un signe de la tête quand l’homme, qui
marche comme un fauve dans sa cage, s’est
présenté.
— Vous savez, dans quelques jours, nous
allons être partenaires. On vous a expliqué le
scénario, n’est-ce pas ?
Nély acquiesce, elle ne s’en souvient pas
dans les détails, mais elle fait signe que oui.
Elle a trouvé un équilibre entre la peur de cet
homme, la nouvelle énergie qui coule dans ses
veines depuis ce matin et l’accoudoir de la
chaise.
— Bien ! Si vous saviez comme j’ai hâte d’y
être. Ça va être fantastique, c’est la meilleure
idée que j’ai eue depuis longtemps. Quand je
vous vois, je me dis que je ne me suis pas
trompé.
Et son regard coule le long de la silhouette de
Nély.
— Une grande fête, j’en suis certain. Une fête
très importante aussi. Primordiale.
Il arrête d’arpenter la pièce.

290
— D’ailleurs, est-ce que l’on vous a bien
précisé toute l’importance que j’accorde à
cette journée ? Qu’un seul grain de sable
vienne à la gâcher me rendrait malade. Et
quand je suis malade, j’ai tendance à être de
fâcheuse humeur. Nous avons eu quelques
petits problèmes au début. Mais tout ça est
oublié. Tout se passera bien, n’est-ce pas ?
Nély pour la première fois répond.
— Il n’y a pas de raison.
— Vous êtes une fille raisonnable. Quand
tout sera fini, je vous parlerai d’un projet que
j’ai et dans lequel vous auriez votre place.
Vous êtes brillante, de belles études de
gestion, des exploits sportifs d’envergure, mon
parti a besoin de personne comme vous. On en
parlera plus tard. Je suis persuadé que vous
ne pourrez pas dire non.
Ce n’est pas un sourire qui conclut cette
phrase. Mais une menace, les rides la dessinent
sur son visage. Le Président n’a fait aucune
allusion à l’enlèvement. Il n’est déjà plus de ce
monde, il vit dans celui qu’il est en train de se
construire. Un univers où tout lui est dû, où
tout tourne autour de lui. Où le destin de ceux
qu’il a décidé de mettre à son service ne les
regarde plus.

291
Maintenant que le Président est parti, l’air a
repris sa place dans la pièce, Nély respire
mieux. Elle sait maintenant à quoi s’en tenir,
elle est prisonnière et plus maître de son
destin. Madeleine lui a laissé entendre que
Niklas ne reculerait devant rien. Nély la croit,
un frisson vibre dans son dos. Si un tigre était
entré dans la pièce, Nély ne se serait pas
comportée autrement.

Au même moment, Madeleine gare sa voiture


sur le parking du supermarché. Dans le coffre,
elle a déjà rangé tout le matériel d’escalade.
Au travers du pare-brise, elle regarde un
vieux monsieur pousser une vingtaine de
caddies emboités les uns dans les autres. Il
pilote la chenille des deux mains avec
précision. Il se faufile entre les voitures
stationnées, celles qui tournent en rond, et les
chariots remplis à ras-bord, poussés par des
mamans fatiguées, un gosse agrippé à chaque
jambe.
Madeleine ne bouge pas. Toute son énergie
est concentrée sur le scénario qu’elle
échafaude. Elle reste immobile, de peur qu’un
faux mouvement fasse écrouler le château de
cartes.

292
Elle la tient sa vengeance ! Elle sait comment
elle va punir le Président. Il lui reste à en
définir les modalités, le scénario. Mais l’idée
est là, elle est bonne.
Cette fille l’a émue. Pas une émotion teintée
de pitié ou de compassion, plutôt un trouble
qui met le doute. Un saisissement, qui vous
porte à tout remettre en cause.
Elle a toujours vu les autres filles comme des
adversaires. Celles qui passaient le portillon de
départ de la descente de Val d’Isère, ou celles
qui rivalisaient pour se préparer aux meilleures
places dans les meilleures boîtes. Nély est
différente et tellement belle. Un halo de
douceur l’enveloppe. Elle semble descendue
d’une peinture de Klimt. Mad aimerait que son
reflet dans le miroir ressemble à Nély.
Madeleine Nehman va lui permettre de
s’évader. L’idée lui est venue en passant sous
les hauts murs de François-Castel. Elle tourne
dans sa tête depuis qu’elle a pris la route. Il y
avait quelque chose qui bloquait. Il lui fallait
un complice intra-muros, pour éloigner les
soupçons qui pourraient peser sur sa personne.
Et subitement, une évidence. Personne au
LNH, à part elle, ne sait à quoi ressemble
Marc Rhoda. Le Président et Muller
connaissent son nom, mais pas son visage. Le

293
seul qui l’a peut-être vu, c’est cet Alexis
Théodoras, mais bon, maintenant...
Madeleine peut lui faire un badge avec un
faux nom. Si après l’évasion on découvre qui
il était et qu’on lui reproche de l’avoir fait
entrer dans le domaine, elle pourra toujours se
défendre en argumentant que c’était la seule
solution pour que Nély devienne invisible. Elle
fera porter à Marc l’organisation de la fuite de
Nély. Et ce con, ce sale con de Niklas, aura
perdu son nouveau jouet. Nély assure ce qu’on
lui demande, grimper, et après, Madeleine
l’aide à s’enfuir.
C’est tendu ! Mais jouable.
Madeleine sort de la voiture, revigorée. Des
vigiles tournent sur le parking, d’autres sont
plantés à l’entrée. En voyant tous ces agents de
sécurité, Madeleine se souvient que le journal
de ce matin titrait en première page que les
frontières allaient de nouveau être ouvertes.

294
16
Deux décès pour un mort

« Les frontières vont ouvrir ». Le journal est


posé sur le comptoir du PMU dans lequel
Marc vient d’entrer.
Hier soir, le Capitaine s’est occupé de son
visage. Marc n’était pas son premier patient,
c’est du bon travail. Il le constate dans la glace
en face de lui, entre les verres à vin alignés. Il
est à peine six heures, le bar est déjà enfumé.
Des écrans de télé affichent la cote des
chevaux, puis plus tard, donneront leur ordre
d’arrivée.
Marc aime les noms des pur-sang. Acrobate,
Hold-up, Balbidul, Dark-September, Frisbee,
Confetti, Océan-des-mers. Ils l’accompagnent
toute la journée comme une chansonnette. Il
boit un café et fume une Gitane.

295
A côté de lui, des hommes n’iront pas plus
loin. Grâce à un ballon de blanc, ils ont arrêté
de trembler. Leur journée peut commencer.
Elle se passera là, sur ce tabouret. Le coude
appuyé sur le zinc, tournés vers leur voisin
avec lequel ils continuent la conversation
entamée la veille. Aucun d’eux ne s’en
souvient.
Marc achète le journal, puis plus tard, des
viennoiseries. De retour au Bocal, il fait couler
du café et commence à lire le quotidien.
Les frontières vont donc rouvrir lundi matin.
Encore demain, dimanche, puis les banques
s’engagent à recevoir leurs clients
individuellement, pour étudier le cas de
chacun. Cela va prendre du temps. La
circulation des personnes reprendra comme
avant. C’est une bonne nouvelle. Marc lui est,
de toute manière interdit de séjour en Suisse
pour cinq ans ; détention de stupéfiant. S’il
compte bien, encore une année. Il allume une
Gitane.
Yves arrive et vient s’asseoir en face de lui.
Ils échangent un vague bonjour. Yves se sert
un café et change de place pour ne pas respirer
la fumée. Marc s’excuse et reprend la lecture
de son journal. Yves n’a pour ainsi dire pas
dormi.

296
— Putain !
Marc lève la tête, il a un air ahuri. Il fait
glisser la page du journal vers Yves.
— Putain, regarde !
« Drame au Petit-Bornand : Le corps
calciné d’un homme a été retrouvé dans les
restes d’un chalet. Situé en altitude et avec le
brouillard de ces derniers jours, personne
n’avait rien remarqué. C’est son chien qui a
donné l’alerte en vagabondant dans le village,
avant d’être reconnu par une commerçante.
La propriétaire du chalet, avertie par la
gendarmerie, a donné l’identité du défunt. Le
feu aurait pris dans la cuisine vétuste,
piégeant l’homme dans sa chambre.
L’enquête, en l’absence d’autre élément, se
dirige vers une cause accidentelle ».
Yves, sans lever la tête, recommence la
lecture de l’article.
La propriétaire, c’est Nathalie. Le chien, c’est
Fido. Lui, c’est le mort...Mort. Cause
accidentelle, pas d’enquête. Mort à la place de
l’autre type qu’il a tué. Mais lui aussi est mort.
Deux décès pour un mort.
Il tend la main vers le paquet de cigarettes.
Le café n’est pas assez fort, Yves a besoin de
vérifier qu’il peut encore brûler. Marc le laisse
faire. La boule de fumée ardente dans sa gorge

297
le rassure. Il tousse. Il est vivant. Ce journal a
la réputation de ne pas toujours dire la vérité.
La bonne nouvelle, Fido n’est pas perdu. Les
jumeaux ne pleureront pas. Et Nathalie ?
Marc est franchement désolé. Il regarde Yves
à côté de lui en train de disparaître. Il s’est
recroquevillé sur sa chaise. Les genoux sous le
menton, la tête baissée pour ne plus laisser de
prise au vent mauvais qui, rien que pour lui,
souffle depuis hier.
Marc se sent responsable de tout ce qui
arrive. Mais il calcule froidement, sans se
laisser submerger par sa compassion envers
Yves. Lui non plus n’a pas dormi, il s’est battu
toute la nuit pour ne pas laisser son
imagination construire les pires scénarios
concernant l’avenir de Nély. Il craint qu’Yves,
affolé par son nouveau statut de décédé, coure
se livrer à la police.
Hier soir, Marc s’est trouvé un allié en la
personne du Capitaine. Ce dernier a vivement
déconseillé à Yves d’aller se rendre. En
prétextant que le foutoir dans lequel se
trouvaient les autorités actuellement, les
incitait à bâcler leur travail, à se débarrasser
des faits divers, pour se concentrer sur les
émeutiers et les casseurs. Alors peut-être, en
laissant courir, en se donnant du temps, Yves

298
avait une chance de passer entre les mailles du
filet.
Le Capitaine a raison, dès ce matin, la
situation a évolué. Pour être condamné, Yves
doit maintenant ressusciter. Il y a peu
d’exemple dans l’histoire, pour le plus connu,
ça a pris un peu de temps. Mais il paraît que ça
valait le coup.
— Je vais aller faire un tour ; là, tout d’un
coup, j’étouffe. Faut que je prenne l’air.
Yves se lève, pas très sûr de lui. Marc le
regarde, inquiet.
— T’inquiète, je vais juste marcher, j’te dis,
prendre l’air, respirer.
— OK, bien sûr, ça se comprend. Moi je
bouge pas, quand tu vas revenir, j’en saurai
peut-être plus et on verra plus clair. Tu vas
voir, ça va s’arranger.
Marc s’installe à côté du téléphone et de ses
cigarettes. Il a une furieuse envie de se
défoncer. Il repousse à chaque fois l’idée
d’une pichenette, ou d’un coup de poing
suivant les cas. Mais l’idée ne l’a jamais
quittée. Cette issue de secours, grande ouverte,
le rassure. Il sait, en cas de coup dur, comment
noyer son désarroi.
D’où il est assis, il contemple la fresque et
essaie, pour tuer le temps, d’imaginer la

299
suivante. L’inquiétude le rive au sol. Nély,
Nély, Nély !
Les heures passent. Yves revient. Toujours
mort. Les traits tirés d’avoir gambergé. Les
arguments pour ou contre sa reddition se sont
ordonnés, ils penchent maintenant pour une
grosse majorité du même côté. En cela, il a
avancé.
Marc commande deux pizzas, des petites. Ils
mâchouillent sans conviction, en silence.
Boivent un café. Yves pose quelques questions
sur la fresque, Marc répond a minima. On
sonne à la porte. Yves rejoint rapidement le
petit salon où il a passé la nuit. Marc va ouvrir.
Madeleine Nehman est là.
Immédiatement, Marc veut les réponses à
toutes ses questions. Là, tout de suite. Il
réfrène l’envie de la secouer.
— J’ai des nouvelles de votre sœur.
Il voudrait l’étrangler, elle a vu Nély, lui a
parlé. Elle ne la connaît pas, pourtant, là tout
de suite, elle est la plus proche d’elle. La
jalousie peut le rendre agressif. Marc va
changer de comportement. On apprend à tout
âge.
— Entrez.
Marc laisse passer Madeleine et la guide vers
le bureau.

300
Madeleine regarde les restes des deux pizzas.
— Vous n’êtes pas seul ?
— Si, ça date de hier soir. Vous êtes venue
faire le ménage ? Vous me les donnez ces
nouvelles !
— Elle va bien.
Madeleine reste silencieuse quelques
secondes durant lesquelles elle donne
l’impression de remarquer l’état du visage de
Marc.
Il pointe du doigt les hématomes sur sa
figure.
— Depuis que je vous ai rencontré, il
m’arrive des choses bizarres. Parlez-moi de
Nély !
Madeleine raconte comment et pourquoi
Nély a été enlevée.
— Je vous ai dit tout ce que je savais. Il y a
une dernière chose, je n’ai rien à voir avec ce
qui a pu vous arriver.
Marc pense que Madeleine est complice de
ce qui s’est passé en montagne.
— Vos gorilles s’en sont occupés, mais, on
s’en fout ! Ça n’a plus d’importance.
Marc n’est pas étonné d’apprendre par
Madeleine que sa sœur fait preuve d’un certain
aplomb, elle ne semble pas être impressionnée.

301
Il sourit pour lui-même, cela fait longtemps
qu’elle n’avait pas montré sa détermination.
Madeleine regarde la fresque et se souvient
avec plaisir du spectacle magnifique. Cette
beauté qui offerte aux hommes devient objet
de convoitises, de violences. Une fleur cueillie
qui se fane.
Marc la sort de sa torpeur.
— Et alors ? La suite !
— Je suis venue vous proposer un marché.

Le Domaine de François-Castel est baigné


par un grand soleil. Ses rayons furètent dans
un dédale d’échauguettes, de donjons et de
meurtrières et finissent poussiéreux sur les
dalles du cloître où claquent les pas du
Président Niklas. Bastos le suit, comme le bon
chien qu’il a toujours été. Croisé Bull-dog. On
l’appelle Bastos, parce qu’il s’en est mangé
quatre dans le buffet. Avant de tomber, il a eu
le temps d’enfoncer ses pouces dans les yeux
du type qui paniquait pour recharger son arme.
Quand les orbites se sont remplies de sang, il a
continué à coups de pieds et de poings. Une
fois certain que le type ne se relèverait jamais,
il s’est enfin évanoui.
Le Président Niklas sort de la chambre de
Nély. Sa démarche martiale est gênée par la

302
bosse qui dans son pantalon, a encore poussé.
Il y met un peu d’ordre. Cela fait un bon
moment qu’il n’a pas été autant excité. Même
les filles, hier soir autour de la piscine, ne l’ont
pas mis dans cet état. Il pensait que son
entretien avec Nély Roux l’aurait calmé, mais
au contraire, il en est ressorti encore plus
séduit, affamé.
Depuis qu’il l’a devinée grimper, elle occupe
son esprit, une idée fixe. Cette fille, il
l’imagine particulière et il n’a pas, parmi ses
trophées, une victime aussi extraordinaire.
Aucun chasseur ne supporte qu’il manque
l’exception à sa collection. Niklas ne tiendra
plus longtemps. Il a tout prévu. A l’issue de
son discours, quand il en aura fini avec son
rôle de Président, Bastos la lui amènera dans
sa chambre. Ligotée ou pas, bâillonnée s’il le
faut. Mais elle sera là, quand il reviendra de la
soirée qui doit le mener au sacre. Une
récompense. Pour s’amuser une partie de la
nuit. Consommer ce nouveau pouvoir. Si cela
dérape, Bastos fera le ménage.
Ce matin, le journal titrait que les frontières
allaient de nouveau être perméables. C’est bon
pour lui, pour son bizness. La racaille
frontalière va de nouveau envahir les rues de
Genève. Des problèmes en perspective, des

303
heurts avec les locaux irascibles. Le LNH
pourra agiter le drapeau de l’insécurité, de
l’invasion étrangère. Si, par hasard, on
retrouvait une suissesse, bien sous tous
rapports, violée et torturée, la coïncidence avec
le retour de cette population étrangère
alimenterait les caisses de son parti. Bastos
saurait exactement comment déposer le corps
en centre ville, pour que la scène de crime
paraisse cohérente.
C’est bon pour ses affaires !

— C’est bon pour mes affaires !


Les bras chargés de sacs, Inès laisse tomber
le journal sur le lit.
— J’ai trouvé tout ce que tu m’as demandé.
Une tondeuse, des lunettes de soleil. Une veste
bleu marine, une chemise blanche, un
pantalon strict, comme tu me l’as dit. Des
mocassins en cuir noir.
Inès est tout sourire. Cette récréation sifflée
par Slatan la ravie. Son train-train est
chamboulé, elle en est heureuse.
— Et pour moi, des chaussures à talons, trop
belles ! T’as vu, j’ai fait attention, rien de trop
voyant. Un tailleur et une jupe sombre, un
chemisier pas trop décolleté.
Slatan regarde les vêtements posés sur le lit.

304
— C’est parfait.
Cette nuit, comme d’autres, il n’a pas
beaucoup dormi. Le sommeil s’est présenté à
lui sous la forme de secousses, d’épisodes
succincts. La nuit d’un animal égaré. Hier soir,
l’autre branleur, ce Marc Rhoda, lui a échappé.
Pourtant, alors qu’il regardait le plafond
éclairé régulièrement par les phares des
voitures qui passaient dans la rue, ce n’est pas
cela qui le taraudait. Pas le fait que l’autre
branleur soit encore vivant, mais ce qu’il avait
entendu, tapi dans l’ombre.
Marc Rhoda ne voulait que protéger sa sœur,
le grand type avec le chien était tombé du ciel,
Kévin avait fait n’importe quoi. Tous, ils
s’étaient emmêlés les pinceaux. Quelqu’un
avait volontairement tout embrouillé.
L’ordre donné par le Président tenait du
caprice. C’était le fantasme d’un homme
politique, un homme de pouvoir. Ce n’était pas
motivé par l’argent, plutôt de l’ordre de l’égo,
et ça, ce n’était pas la spécialité du Grec et de
Slatan. Pour eux, c’était simple, on gagnait de
l’argent avec ce qui paie bien et, avec le fric
gagné, on réalisait ses fantasmes. Une fois de
plus, on ne mélangeait pas tout. Le Président
voulait tout s’approprier, ne rien laisser aux
copains. Il avait fait de son caprice d’enfant

305
gâté une nécessité capable de mobiliser
l’énergie de ses collaborateurs.
Kévin était mort parce que le Président avait
voulu voler le fruit de l’imagination d’un
artiste pour détourner sa fonction
d’émerveillement vers celle de
l’abrutissement. Pour faire de l’œuvre de Marc
le plafond de sa chapelle Sixtine. Promettre
des couleurs et de l’harmonie pour donner de
l’ombre et du chaos.
Slatan regarde le journal tombé sur le lit. La
première page est occupée par la photo d’un
douanier ; derrière lui, une file de voitures
arrêtées devant une barrière rouge et blanche.
— T’as trouvé une chambre d’hôtel ?
— Oui, à l’hôtel du Parc.
Ce matin, Inès et Slatan ont conclu un
marché. Slatan ne lui a pas expliqué pourquoi
il était là, il lui a juste dit qu’il avait besoin
d’être accompagné par une femme. Inès n’est
pas dupe, mais elle a commencé son nouveau
job en allant acheter de quoi relooker Slatan,
en réservant une chambre d’hôtel pour la nuit
suivante et en ne lui parlant pas du portrait-
robot qu’elle a reconnu ce matin dans le
journal. Pas de questions, beaucoup de
pognon, c’est le contrat. Elle n’a de toute
manière aucune confiance dans les hommes,

306
pas plus inquiète de vivre quelques temps aux
côtés d’un assassin que d’ouvrir sa porte et ses
cuisses à des inconnus. Combien de meurtriers
parmi eux ? Lui ne la touche pas, est très
généreux ; s’il continue à ce rythme, dans
quatre jours, elle partira pour des grandes
vacances. Inchallah !
— Pourquoi c’est bon pour tes affaires ?
— Les frontières rouvrent, mes petits Suisses
vont revenir, ils sont pas chiants.
Inès branche la tondeuse.

Madeleine Nehman recule sa chaise. Elle


regarde la fresque et s’adresse à Marc, assis en
face d’elle.
— Alors à lundi, neuf heures.
— Attendez, je me moque de savoir pourquoi
vous faites tout ça, mais si c’est un piège,
attendez-vous au pire. S’il arrive quoi que ce
soit à Nély, je n’aurai plus rien à perdre.
— Il n’y a pas de piège, je vous ai proposé un
marché, j’ai pas dit qu’il ne comportait pas de
risques. Si ça foire, les conséquences seront
terribles pour moi aussi. Je vous répète que les
hommes auxquels on a affaire, sont
potentiellement dangereux.
— Moi aussi, je peux être dangereux ! Soyez-
en sûre.

307
Madeleine Nehman se lève, Marc la
raccompagne.
Dans le couloir qui le ramène à la grande
salle, Marc fait quelques pas, puis un flot de
sanglots se bouscule dans sa gorge. Plié en
deux, il grimace, les plaies de son visage
s’ouvrent à nouveau. Les larmes glissent sur le
sang. Un frisson de terreur. Tout dépend de
lui. Nély est en danger. Mais ce coup-là, Marc
peut agir. Elle n’est pas coincée dans un
monde où il est incapable de faire un pas. Elle
est sur terre, pas en montagne, pas à des
altitudes où l’on ne croise que des avions et
des aigles royaux. Ceux qui la retiennent sont
faits de chair et d’os. Marc peut lutter. Ses
geôliers ne sont pas des êtres de glace et de
vent. Ce sont des hommes, il peut les défaire.
C’est une histoire de fou, il y a sa place.
Quand Marc revient dans la salle du Bocal,
Yves est assis à la table. Marc est surpris de lui
trouver le visage reposé. Yves fait un signe de
la tête.
— Ça a recommencé à saigner.
Marc se passe la main sur le visage.
— Je vais me rincer.
Quand il revient, Yves a allumé une Gitane.
Il ne tousse plus, fallait juste persévérer. C’est
à Marc de parler. Yves, à travers la fumée

308
bleue, se perd dans la forêt verticale en face de
lui.
— C’était la bonne femme de l’autre fois,
celle qui voulait que je bosse pour elle.
Madeleine Nehman, elle s’appelle. Nély est en
danger. D’après elle, le LNH l’a enlevée. Elle
doit faire le spectacle, le même qu’ici. Le
Président de ce parti de merde y tient plus que
tout. Elle pense que c’est un taré, qu’il y a un
truc avec ma sœur. Elle sait pas trop, mais elle
est inquiète.
Marc se sert un café.
— Elle me propose un plan pour faire évader
Nély. J’ai accepté. Je vais la rejoindre lundi
matin. Il faut que tout soit prêt pour jeudi soir.
Nély a négocié, c’est moi qui vais la préparer
pour le show, sous une fausse identité, enfin
bref. J’ai pas confiance. C’est pas clair. Elle a
dit aussi que, s’il me venait l’idée d’aller voir
les flics, ça pourrait dégénérer.
Yves est sensible à l’empressement de Marc,
il voit qu’il se sent responsable, qu’il est prêt à
tout.
Il attrape le regard paniqué de Marc, dont les
yeux, du fond de leur abîme, clignotent
comme des feux de détresse.
— Je vais pas aller voir les flics ! J’ai pas le
courage. Je suis déjà allé en prison. Elle ne va

309
pas se remettre en travers de mon chemin.
J’avais prévu autre chose, j’en ai plein le cul
qu’on s’amuse avec mon destin. L’autre fois,
je sais, tout le monde dit ça, mais j’étais
innocent, ce coup-ci, j’y suis pour rien.
Yves a besoin de parler. Marc allume une
cigarette.
— J’ai un truc à faire. Je veux retourner au
Brésil, même si c’est trop tard, je veux essayer
de revoir une amie. Je peux pas vivre avec
l’idée qu’elle puisse imaginer que je suis parti,
comme ça, sans rien dire. Je me suis trompé,
je pensais que j’y arriverais, que je finirais
par l’oublier, mais que dalle. Je veux tenter
ma chance, juste pour lui dire. Même si je suis
sûr que je la retrouverai pas, je me dis, ça va
te paraître un peu con, que c’est moi que je
retrouverai. Si je vais en prison, quand je
sortirai, même si c’est deux ans, trois ans au
minimum, je serai foutu, ça va faire domino, la
banque va me retomber dessus. Le fric que j’ai
va y passer.
— On pourra t’aider, avec Nély, on a de
l’argent, enfin surtout Nély, après ce que t’as
fait, y aura pas de soucis. S’il y a besoin d’un
avocat, on pourra t’aider.
Yves ne veut pas donner l’impression de
profiter de la situation. Il lui faut du temps

310
pour s’organiser, de l’argent pour un aller-
simple et quelques fantaisies.
— Les avocats, on va essayer de s’en passer.
Je t’aide et toi, tu fais pareil, tu m’aides à me
barrer.
Les yeux fermés, Marc expire un
soulagement Yves est déterminé, avec lui,
Marc sait que Nély sera bientôt là. Aucun
doute. Il ne vivra pas sans elle.
— C’est très bien, je suis content que ça soit
toi qui te baladais dans la montagne, heureux
de t’avoir rencontré. Je vais t’expliquer le
plan de Madeleine Nehman, après, on se met
au point, on se met d’accord sur comment on
va faire pour que tu puisses te barrer. Et tu me
parles de ton amie. Elle s’appelle comment ?
— Angelica.
Marc explique ce que Madeleine Nehman lui
a proposé. Elle lui a laissé un plan du Domaine
de François-Castel, un peu plus complet que le
prospectus distribué aux clients. Elle lui a
parlé des escaliers qui, du domaine, permettent
de rejoindre la route et le Rhône. Elle pense
que Nély pourra s’échapper par là. Ils tombent
d’accord sur un scénario très vague. Il leur
manque des précisions. Yves, à partir de jeudi
soir, attendra Nély au bas de ces fameux

311
escaliers. Si Marc ne peut pas sortir. Yves
s’occupera de sa sœur.
Lundi matin, Mad donnera un badge à Marc,
avec une fausse identité. Il pourra entrer dans
le Domaine de François-Castel.
Yves, en attendant l’évènement, ira habiter
Quai Gustav Ador, il ne peut pas rester au
Bocal. D’après Marc, il n’y aura pas de
problèmes pour passer la douane. Si vraiment
les frontières ouvrent, avec le monde d’un
lundi matin, en passant aux heures de pointe,
les douaniers ne devraient pas faire de zèle.
Marc lui explique la route et comment entrer
chez Nély. Yves logera dans l’appartement de
Marc. Il devra aussi, avant mercredi, se rendre
au Domaine de François-Castel. Jeter un coup
d’œil à ces fameux escaliers. Pour tout cela, il
pourra utiliser la voiture de Nély. Le reste du
temps, il restera à l’appartement, il doit être
discret.
Le Capitaine, en fin de journée, les rejoint au
Bocal. Basile n’a pas donné de nouvelles. Sa
grande sœur est très inquiète. Les trois
hommes passent la soirée à boire des bières.
Yves promet au Capitaine d’aller chercher sa
guitare au « Bacadam », le Capitaine de
retourner en Afrique et Marc de peindre

312
l’invisible. On est samedi soir, ils sont tous les
trois bien bourrés.

Dans l’ascenseur qui les remonte au


deuxième étage de l’hôtel, Inès regarde le
profil de Slatan. Il a des airs d’Indien, le
visage anguleux, les joues creusées. Il semble
toujours travailler, être soucieux. L’esprit
occupé par des problèmes compliqués. Elle le
trouve beau. Les cheveux rasés, les lunettes
rondes lui font un air sérieux. Avec sa veste
bleue, on dirait un rugbyman dans une
émission de télé.
Inès a passé une très bonne soirée. Ils ont
dîné au restaurant de l’hôtel. Il l’a écoutée
parler de ses petites histoires, de ses copines. Il
a acheté, à la gamine qui fait le tour des
restaurants, une rose rouge. Slatan surjoue son
rôle de mari attentif, alors, Inès se régale de
celui de la femme délicieusement pipelette.
Inès a un peu trop bu, Slatan, lui, rien. C’est
pour cela que la tête lui tourne, quand elle le
regarde, il ne fallait pas gâcher. Elle se
pendrait bien à son cou, elle n’ose pas. C’est
dingue ! Avec l’argent qu’il lui donne, elle
devrait être morte de fatigue, lui finir épuisé.
Qu’est-ce qu’un client lambda demanderait
pour autant d’argent ?

313
Il est en cavale. Un homme chassé ne se
déshabille pas pour se coucher. Il reste armé.
Les partenaires du Grec vont sûrement lâcher
leurs molosses d’ici peu, les amis de Mathias
doivent charger leurs armes. Quant aux flics,
même peu motivés pour se mêler d’une affaire
qui leur paraît mafieuse, ils vont le rechercher.
Et Slatan, quant à lui, ne sait même plus qui il
doit tuer.
Il a perdu son ami, son travail et son avenir se
résume à quelques jours. Pas plus. Kévin lui
manque, avec lui, il savait ce qu’il ne devait
pas faire. Si Kévin avait une idée, c’était
toujours la pire, celle à ne pas suivre. Slatan
cherche maintenant tout seul, il pense avoir
trouvé. Il va faire ce que seul un homme
condamné peut mener à bien. Un homme
désespéré. Il va faire un truc que Kévin aurait
aimé.
On est samedi soir, Inès dort dans une belle
nuisette, à côté de Slatan qui ne s’est pas
déshabillé.

314
17
Une image d’Istanbul

Nély est sur tous les murs. Son éclat rend le


reste encore plus sombre, plus triste, vieillot,
obsolète. Des plafonds pendent des lustres
d’un autre âge, la peinture des encadrements
alambiqués s’écaille. Dans leurs cadres dorés,
des anges bleutés pique-niquent sur un nuage.
Des fauteuils verdâtres à pompons, les
accoudoirs patinés, l’assise profonde comme
un bidet. Des tapis pelés, des coussins avachis.
Dans chaque pièce, une cheminée condamnée,
au-dessus de vastes miroirs piqués de noir.
Le long des murs, posées à même le sol, les
toiles de Marc entassées, apocalyptiques. Des
cauchemars attrapés dans un cadre, piégés par
la peinture. Des mouches noires sur du papier
collant. La mort est partout, elle attend les
personnages squelettiques qui se traînent entre

315
les carcasses d’un monde dévasté, elle plane
dans les cieux noirs qui servent de fond au
cauchemar futuriste des premiers plans.
Nély regarde tout cela avec un grand sourire.
Elle est partout, sur le piano cabossé, sur le
marbre terne des guéridons, accrochée sous les
anges nus, appuyée sur les murs. Sur la plupart
des photos, elle apparaît auréolée de sommets
enneigés. Derrière elle, des falaises de granit
ocre se gavent de soleil. D’autres photos la
montrent adolescente, une aurore lumineuse.
Le photographe traite son sujet comme s’il
s’agissait d’une déesse. Il la sanctifie. Il y a
des photos d’elle partout. C’est trop, de l’ordre
de l’adoration.
Yves en ressent un malaise. Peut-être qu’en
dehors de cette situation exceptionnelle, Marc
ne laisse personne entrer dans cet appartement.
Quoiqu’il en soit, Yves a compris que, pour
tout ce qui concerne Nély, Marc ne fait preuve
d’aucune rationalité. Il découvre aussi dans
quel milieu les frères et sœurs ont grandi.
L’hôtel particulier est vaste, triste et sans vie.
Yves a préféré s’installer dans le salon, sur le
grand palier, après, l’escalier mène à l’étage
où habite Nély. Le canapé est large. Il y a
encore des photos, mais clairsemées. Sur le
parquet du palier, Yves a reconnu des traces de

316
pneus, elles dessinent un demi-cercle
imparfait. Yves est là pour quelques nuits.
Il pense beaucoup à Nathalie, il aimerait la
voir, lui dire qu’il est toujours vivant. Mais
c’est trop risqué ! Et puis, cela ne servirait à
rien. Il ne peut pas mettre Nath dans la
confidence, sans réapparaître aux yeux de tout
le monde. Soit l’avenir lui permet de
s’innocenter, soit il est mort et par sécurité, il
fallait avoir un minimum de complices.
Yves est étendu sur le canapé. L’appartement
est silencieux. Sur la table une revue, avec en
titre, sur la première page, un grand La
« Princesse des faces nord ». Yves reconnaît
Nély sous son casque. Il ouvre la revue et lit
l’article :
« La Walker trace une ligne directe dans la
face nord des Grandes Jorasses. C’est une
voie mythique. L’Alpinisme y a grandi et, à
chaque étape de son évolution, cette paroi a
été le terrain d’exploits.
Les Grandes Jorasses sont tirées au travers
du Glacier de Leschaux comme un rideau noir.
Elles en ont la verticalité, la noirceur et le
mystère. A leur extrémité est, une pente de
glace est accrochée à l’arête sommitale
comme un linge à un fil. Elle porte le nom de
Linceul. Et des hommes grimpent dessus. A

317
l’ouest, le col des Grandes Jorasses, comme
un cygne en colère, gonfle ses flancs de séracs.
Les plis du rideau sont des piliers de mille
deux cents mètres de haut, léchés, striés de
glaces bleues, noires ou blanches suivant les
saisons et les humeurs du Massif du Mont-
Blanc. Le granit est vertical, glacial, il ne
connaît que très peu les caresses du soleil. Et
des hommes grimpent dessus.
C’est un théâtre particulier. Il n’y a pas de
répétition. On y joue quand on se sent prêt. Le
public, c’est le décor. La glace, la neige et le
rocher vous observent. Ils vous fixent de leurs
yeux aux reflets métalliques. Vous rappellent
les exigences de votre art. De leur patience à
supporter votre errance dépend le succès de
votre interprétation, de votre ascension.
Nély se glisse dans les éléments de la scène,
se faufile entre les statues de granit sculptées
par l’érosion. Sur les corniches, dans les
goulottes, sa trace s’efface au hasard du vent.
Elle resurgit plus haut, aussi légère qu’un
nuage dans une brise ascendante. S’excusant
de n’être que là. Dans ce qui semble hostile,
elle trace une ligne harmonieuse. Chacun de
ses pas est d’une précision diabolique. Elle
semble glisser lentement vers le haut. Puis,
éclairé de mille soleils, le sommet est là.

318
Nély est l’une des ces alpinistes brillantes et
discrètes, familières de l’équilibre et de la
légèreté. »
Yves regarde les photos. Il est impressionné.
Il cherche sur la table d’autres revues. Comme
dans une salle d’attente. En lisant un interview
dans un autre magazine, il lui apparaît évident
que Nély a une personnalité hors du commun.
Difficile de faire le rapprochement entre la
« Princesse des faces nord » et la description
rapide que lui en a fait son frère. C’est une
battante, et cette qualité l’aidera sûrement à se
sortir de cette histoire.
Yves repose la revue. Il est calme, serein. Il
est étonné de ne pas s’inquiéter plus que cela
de son nouveau statut social. A l’heure qu’il
est, l’annonce de son décès doit se propager
dans l’administration. Son nom doit être ôté de
listes, il doit perdre des droits, des avantages,
des devoirs. La nouvelle doit circuler de
document en document, se propager. Passer
d’une pile de papier à une autre. S’inscrire sur
des formulaires, apparaître sur un écran. Ses
obsèques doivent s’organiser. Qui s’en
charge ?
Si ce matin au passage de la frontière, alors
que les piétons se bousculaient sur le trottoir,
qu’un flot de voitures se pressait contre la

319
barrière, le douanier dans son costume gris,
dépassé par les événements de ce lundi matin,
au lieu de faire signe à Yves de passer, sans
même le regarder, s’était attardé sur son cas. Si
muni de sa carte d’identité, il était allé faire les
vérifications d’usage... Serait-il revenu en lui
annonçant, avec un accent traînant, qu’il était
mort quelques jours avant ? Et que cela posait
beaucoup de problèmes. Combien de temps ce
flottement durerait-il ? A quel moment, son
ticket ne serait plus valable ?
Avant jeudi, Yves ira récupérer la guitare du
Capitaine au « Bacadam », comme promis.
Demain mardi, tôt, il se rendra à François-
Castel. A part cela, il n’a qu’à attendre.
Par la fenêtre, il regarde le jet d’eau, le port et
les bateaux. En aval, le Rhône redevient un
fleuve, de nouveau singulier, il quitte le lac.
Contenu, dévié, aménagé, au service de la
nation, il se charge des eaux froides du Mont
Blanc, s’étale comme dans une longue sieste,
caresse le Jura, flirte avec le lac du Bourget et
vient noyer les pieds de la falaise sur laquelle
est bâtie l’Abbaye de François-Castel.
Une paroi raide, de gros ventres en calcaire
blanc, jaune, ocre. Des colonnettes étroites
glissent au plafond des grottes rayées de noir.
Des hommes casqués sont pendus le long de

320
cordes invisibles. On n’entend d’eux que le
bruit de leurs perforateurs. Ils sécurisent les
parties effondrées de l’escalier qui parcourt la
falaise. Les marches disparaissent dans des
boyaux étroits et réapparaissent au grand jour
en formant des passerelles aériennes.
A l’ouest, une route étroite se glisse entre des
fortifications. Des épingles raides, dominées
par de grands acacias, conduisent à une sorte
de col aménagé en parking. Un motard arrête
sa GPZ noire. Le bruit du moteur laisse place
aux cris des paons.
Marc rejoint Madeleine Nehman. Elle est
livide et l’attend au volant de sa voiture, face à
la grande porte.
— Je vous rappelle que vous vous appelez
Vincent Lamoisy. Vous allez être observé,
comportez-vous en professionnel, comme si
vous aviez accepté ce travail depuis le début.
Vous ne devez rien laisser paraître.
Madeleine est horriblement nerveuse. Elle ne
se sent pas capable de conduire jusqu’à sa fin
le scénario qu’elle a mis en place. C’est de la
folie ! Son cerveau fonctionne à grande
vitesse, il fait le bruit d’une cassette audio
qu’on rembobine.
Madeleine a l’impression d’entrer dans la
cage aux fauves, ou dans un asile pour fous

321
dangereux. C’est au choix. Les battants se
referment derrière eux. Les rayons du soleil,
qui avaient profité de l’ouverture pour éclairer
l’allée après le porche, s’écrasent sur le bois
séculaire de la porte.
Muller les attend. Flanqué de Bastos.
Madeleine fait les présentations.
— Vincent Lamoisy, le Body-Painter.
Marc regarde Muller dans les yeux en lui
serrant la main. Il lâche un poli :
— Enchanté.
Madeleine se tourne vers Bastos.
— Et Monsieur...
Elle hésite.
— Bastos, c’est ça ?
— Ouais, c’est ça !
Bastos ne prend pas la main que lui tend
Marc.
— Alors toi, tu peins les gonzesses quand
elles sont à poil ! Plutôt cool comme job.
— Et toi, à part ouvrir ta gueule quand on te
demande rien, c’est quoi ton job ici ?
Bastos éclate de rire.
— Espèce de connard, avec la tronche que tu
as, tu m’as l’air plus fort en gueule qu’en
baston, alors fais pas le malin avec moi.
Muller intervient.

322
— Messieurs, Messieurs ! Au LNH, nous
aimons les fortes personnalités, ceux qui ne se
laissent pas faire. Je vois avec plaisir que
monsieur Lamoisy dispose de toutes ces
qualités. Mais nous sommes ici pour un même
projet, alors un peu de retenue. Nous avons
une réunion, je vais vous y conduire. Bastos,
vous restez ici.
Nély a été tenue au courant par Madeleine de
l’arrivée de Marc, mais elle ne peut pas cacher
son inquiétude quand elle voit le visage
recousu de son frère. Lui seul, remarque l’air
soucieux de sa sœur. Il ferme ses paupières un
peu plus longtemps qu’un clignement habituel.
Nély lui répond par l’ombre d’un sourire.
Il se présente, il n’avait jamais serré la main
de sa sœur pour la saluer.
Tous les quatre s’assoient autour de la grande
table. Madeleine leur présente le déroulé
jusqu’au jour J. Les réunions avec les
techniciens, les répétitions, l’organisation des
repas. Nély et Marc jouent parfaitement leurs
rôles, très professionnels. Ils posent les bonnes
questions, amènent rapidement des solutions.
Muller est aux anges. Madeleine a fait du bon
travail.

323
Plus tard, elle les emmène sur la grande
esplanade, à l’intérieur du cloître. Muller les a
laissés, il reviendra jeudi. Pour le grand soir.
Elle leur explique dans les grandes largeurs
l’organisation de l’espace. La scène est montée
à l’extrémité ouest de l’esplanade. A cet
endroit, il y a un couloir qui sépare les cellules
monacales et donne directement de l’autre côté
des hauts murs qui ceignent le bâtiment. C’est
là aussi que sont installées les coulisses et la
loge de Nély, avec une porte donnant sur le
couloir et une autre sur le cloître, permettant
ainsi d’accéder discrètement au mur
d’escalade.
Le mur est fixé sur une tourelle métallique. A
l’intérieur, un escalier mène au sommet. C’est
par là que le Président grimpera pour clamer
son discours. C’est là-haut que Nély devra le
rejoindre. Elle restera à ses côtés jusqu’à la fin
de son baratin. Elle devra même lui claquer la
bise, pour que le public les sente complices.
Elle devra être souriante.
Madeleine explique, parle, Nély lui pose
quelques questions. Marc scrute, observe,
chaque porte, chaque escalier. Jeudi, pour que
tout se passe bien, il faudra que ces lieux leur
soient devenus familiers.

324
Le domaine est immense. Une chapelle, un
réfectoire, des bâtiments sur trois ou quatre
niveaux, aux échelles délabrées, une abbaye.
Des pièces vides, un donjon médiéval et
toujours des escaliers dans tous les sens. Des
jardins fleuris et arborés, des haies de buis
comme les obstacles d’un parcours équestre.
Des murets à l’infini, entrecoupés de portails.
Partout le lierre grimpe, il remplit les tours
évidées d’une jungle de tiges et de ronces.
Marc cherche des repères dans ce labyrinthe.
— Le Président a tenu à choisir lui-même le
décor de son discours.
Madeleine montre les panneaux que deux
gars commencent à fixer sur le mur.
— Il a choisi le Cervin. C’est un sommet
emblématique.
Madeleine ouvre son sac et en sort un
dossier. Puis elle tend une photo à Marc. Un
pilier rocheux est pris en gros plan, à l’arrière,
on devine la silhouette caractéristique du
Cervin.
— Le mur dans son ensemble représentera la
photo toute entière, mais vous ne grimperez
que sur la partie rocheuse, au premier plan,
bien entendu. J’espère que ça vous convient.
En tout cas moi, il me semble que c’est

325
beaucoup plus facile que le spectacle que vous
avez donné au Bocal.
Ni Marc, ni Nély ne répondent. Marc a jeté
un regard rapide sur la photo. Ils ont joué le
jeu quand Muller était là. Mais maintenant
qu’il est parti, ils aimeraient que Madeleine
pense à l’autre partie du contrat.
— Je vais vous montrer quelque chose qui, je
suis sûre, vous intéressera beaucoup plus.
Vous me suivez, on essaie d’être discret.
Juste derrière le mur d’escalade, ils longent
un couloir large et sombre. Il fait un angle et
débouche sur un pré. Ils suivent une allée le
long d’un grand bâtiment. Puis passent près
d’une bambouseraie. Des jardins en terrasse
descendent jusqu’au mur d’enceinte. De ce
côté, il ne paraît pas très haut, mais de l’autre,
au-dessus du Rhône, il domine la falaise.
Vertigineux. Madeleine suit une haie de buis
assez haute pour faire de l’ombre sur le
chemin. Ils descendent quelques escaliers, là,
un petit porche abrite une porte rouge. Elle
semble épaisse et est fermée par trois verrous.
— C’est l’accès à un escalier de cinq cent
vingt-cinq marches. Jeudi soir, la porte sera
ouverte et...
— Vous n’avez rien à foutre ici !

326
Bastos, derrière eux, debout sur un mur, leur
fait signe de faire demi-tour.
— Je leur expliquais juste le déroulement de
la soirée, c’est important...
Il la coupe à nouveau.
— Ce que je sais, moi, c’est que la petite
dame-là...
Il montre du doigt Nély.
— ...elle doit rester là-haut !
Il indique maintenant les murs du domaine.
Des lierres imposants atteignent le sommet.
Une armée figée dans l’assaut.
Marc ne réagit pas, il profite de chaque
seconde supplémentaire pour mémoriser
l’accès à l’escalier.
— Et pourquoi juste moi ? S’il vous plaît.
Marc lève la tête. Bastos continu.
— Parce qu’ici, on tient spécialement à votre
charmante personne.
Nély ne voit pas le petit sourire qui conclut
cette phrase. Marc oui !
Madeleine prend les devants. Elle ne laisse
pas le temps à Marc de réagir.
— J’avais fini, remontons.
Mad prend Nély par le bras, la pousse
doucement vers le chemin. Marc sent les yeux
de Bastos dans son dos. Il se retourne, leurs
regards se croisent. Rien de bon !

327
Plus tard, Nély est assise en face de son frère.
Sur des chaises blanches, dans le jardinet.
Madeleine est à côté d’eux. Elle leur expose
son plan.
Le lendemain du discours, tôt vendredi matin,
elle attendra Nély de l’autre côté du mur qui
les entoure. Elle veut profiter du fait que tous
les vigiles se seront couchés très tard et, pour
beaucoup, en ayant trop bu. Elle appuiera une
échelle. Il faudra que Nély puisse grimper de
son côté jusqu’au sommet. Mad
l’accompagnera aux escaliers qu’ils ont
repérés tout à l’heure. La porte rouge. Par
sécurité, elle sera fermée dés que le discours
du Président aura commencé, juste le temps de
débarrasser un buffet, et cet accès aux
souterrains sera condamné. Madeleine a une
clef. Nély pourra alors descendre jusqu’à un
premier pallier. Après, les galeries sont
bouchées par un éboulement. Il y a des cordes.
Madeleine a discuté avec les gars qui
travaillent pendus dans le vide. Ils descendent
en rappel pour rejoindre les grottes suivantes.
Ensuite, les escaliers sont de nouveau
praticables jusqu’au pied de la falaise. Là,
avant de pouvoir rejoindre la route, il y a une
fortification. Beaucoup de personnes
connaissent le coin. Il doit y avoir un passage,

328
Nély le trouvera. Par rapport à une face nord,
tout cela, c’est de la rigolade...
Après avoir répondu à quelques questions,
Madeleine les laisse. Les frères et sœurs se
tombent dans les bras. De longues minutes,
sans rien dire. Juste se sentir l’un contre
l’autre. Marc trouve sa sœur en pleine forme.
Combative, alerte, énergique, elle ne semble
pas stressée. Bien que quand elle évoque son
entrevue avec la Président, Marc entend une
crainte. Les mots sont hésitants, ils se méfient
de leur sens. Son sourire se crispe. Marc, bien
sûr, s’en aperçoit. Il a ressenti la même
inquiétude en voyant la bouche de Bastos se
tordre à la fin de sa phrase. Bastos sait ce qui
est prévu pour elle, l’idée semble le faire
sourire. Il s’amuserait moins s’il savait ce que
Marc est capable de faire pour sa Nély.
Ils n’ont pas beaucoup de temps pour parler,
car Bastos arrive pour raccompagner Marc à sa
chambre, il en sera ainsi tout le temps, ils ne
seront plus jamais seuls.

Yves est arrivé au pied de la falaise sur


laquelle le domaine de François-Castel étire
ses longs bâtiments austères. Il est venu pour
repérer l’endroit où il devra attendre Nély à
partir de jeudi soir. C’est ce sur quoi, avec

329
Marc, ils se sont mis d’accord. S’ils suivent le
plan de Madeleine, Nély arrivera vendredi
matin très tôt. Mais Marc veut de la marge,
alors Yves fera le siège dès jeudi soir. Au cas
où !
Yves longe la fortification qui protège l’accès
aux escaliers. Il est à peine sept heures. Le
soleil n’a pas encore pénétré dans l’épais taillis
d’acacias et de buis, dominé par l’imposante
falaise, il fait frais. L’endroit est remarquable.
Les escaliers grimpent dans un tunnel, un
boyau taillé dans la falaise et rarement éclairé
par des trous taillés dans le calcaire. Les
oiseaux nichent dans les cavités de la paroi. La
journée, ils se jettent de leur nid, volent en
piqué, changent de direction brutalement,
remontent comme des fusées et replongent
aussitôt dans le vide. Ils vont si vite qu’ils
semblent rebondir entre les murs des grottes.
Grâce aux indications que cette Madeleine
Nehman a données à Marc, il a facilement
trouvé le petit sentier qui, entre deux tunnels,
mène à la fortification. Une branche d’acacia
s’échappe par-dessus le rempart, une corde y
est nouée. Il y des traces de boue sur le mur,
tous les visiteurs passent par là. Yves attrape la
corde des deux mains et, les pieds en appui
contre la façade, il grimpe au sommet. Il fait

330
passer la corde de l’autre côté et descend avec
la même technique.
Les murs qui l’entourent sont couverts de
lierre et de ronces, la lumière passe à peine par
les meurtrières bouchées par la végétation.
L’herbe est piétinée jusqu’à une ouverture
dans le rocher. Yves s’en approche et aperçoit
les premières marches de l’escalier. Un air
frais en descend. C’est de là que Nély arrivera,
c’est là qu’il devra l’attendre.
Il ne lui reste plus qu’à faire demi-tour. Yves
jette un dernier coup d’œil et empoigne la
corde. Ce n’est pas la peine de traîner ici, il va
rentrer à Genève et patienter jusqu’à
l’ouverture du « Bacadam ».
Il y est déjà allé hier soir. Il a tourné en rond
dans le quartier des Pâquis pour trouver
l’entrée, mais la boîte était fermée, comme
tous les lundis. Yves s’est perdu dans les rues
de Rebecca, de Sophie, de Tatiana, ou de Julie,
on leur donne le prénom que l’on veut.
Presque nues, postures alanguies, griffées de
cuir, elles clignotaient comme les enseignes
au-dessus de leur tête. Yves leur a répondu
d’un sourire amical quand, du bout de la
langue, elles lui proposaient leurs charmes
arrondis. Un kebab mangé seul, assis sur un
tabouret de bar, rouge et inconfortable, face à

331
une image d’Istanbul, peinte directement sur le
mur.
Pour entrer chez Nély, Yves doit utiliser une
porte de service. Elle est discrète et située un
peu à l’écart à l’arrière du bâtiment. Un
couloir mène à une pièce technique. De gros
tuyaux partent dans tous les sens. Une autre et
Yves se retrouve dans les cuisines et après,
enfin, dans le salon de réception. Le parquet
n’a pas été ciré depuis longtemps. La poussière
étouffe l’écho lointain des conversations
feutrées, entre des messieurs importants et de
belles dames. Yves fait coulisser la grande
porte vitrée. Sur les murs du hall, deux grandes
peintures sombres se font face. Un escalier en
marbre, suffisamment large pour laisser
descendre une reine et sa traîne, rejoint le
premier étage. Là où il s’est installé, l’escalier
continue jusqu’à l’étage que Nély habite.
La nuit dernière, Yves n’a pas trouvé le
sommeil. Si, dix minutes, avant que sa montre
sonne. Allongé sur le canapé dans la
pénombre, il a d’abord eu chaud, puis s’est
senti oppressé. Il n’arrivait pas à se défaire de
son actualité. De la même manière que
quelques mois auparavant au chantier naval ;
chaque fois qu’il essayait de penser à autre
chose qu’à ce qui lui arrivait, son esprit le

332
ramenait à la réalité. Cette nuit, son
raisonnement s’est emballé, s’est complexifié.
Il ne quittera pas l’Europe, ni en bateau, ni en
avion, ni même à pied. Il sera arrêté. On
l’accusera de meurtre, d’incendie volontaire,
d’avoir voulu cacher des preuves, d’abandon
de chien. On l’accusera peut-être même
d’usurpation d’identité, il utilisait bien celle
d’une personne décédée.
Les accusations, comme les ennuis, vont
s’empiler. Comme si, dès le moment où vous
êtes arrêtés, la justice vous chargeait des délits
et des crimes qu’elle avait en stock et dont elle
veut se débarrasser. Elle vous laisse, plié sous
son poids. A votre conscience de faire le tri de
vos propres responsabilités.
Il y a aussi ces deux types. Un, cendres parmi
les cendres. Brûlé. Yves n’arrive pas à croire
que le chalet ait pu prendre feu. Marc et lui,
dans la panique, avaient laissé le poêle allumé,
mais quand même, les catastrophes ne
s’accumulent pas toujours de cette manière.
Devenir assassin, la maison que l’on vous a
confiée détruite, être mort, tout le même jour,
cela fait beaucoup. Si la loi des séries continue
sur ce rythme, quelle serait la prochaine
catastrophe ? Yves a peu de chances d’y
survivre.

333
L’autre, celui qu’il avait croisé sur le chemin
pendant que Marc se cachait derrière une
pierre, comme un scout lors d’un grand jeu.
Yves se souvient de son regard, des yeux
capables de signer un pacte avec le feu. Si,
comme Yves l’imagine, c’est lui qui a incendié
le chalet, alors il les recherche ou les attend
quelque part. Il ne s’arrêterait pas là, ce n’est
pas le genre.

C’est l’effervescence au Domaine de


François-Castel. Tous les prestataires arrivent
pour commencer les préparatifs. Plus qu’un
jour avant l’événement. Estrades, tribunes,
son, lumières, sécurité et traiteur. Des
camionnettes, floquées de logo, circulent
continuellement dans les allées. Certains ont
eu la surprise de s’apercevoir que leur véhicule
ne passait pas sous le porche d’entrée. Le
personnel, qui doit tout faire à pied, est de
mauvaise humeur. Les paons, face au trafic,
ont abandonné leur rôle de gardien. De temps
en temps, l’un d’eux lâche un « Léooon »
rageur, pour rappeler à tous qu’ils sont là, au
cas où.
Marc est debout devant le mur d’escalade,
tous les panneaux ont été assemblés. Chacun
porte un bout de la photo. Le Cervin est en

334
arrière plan, à gauche, Nély équipe la partie
droite. C’est un pilier rocheux, en granit
sombre, il n’aura pas de problème pour donner
à sa peau la couleur du rocher. Peut-être plus
pour reproduire le grain de la pierre ?
Pour l’instant, Marc tient son rôle, il prend du
recul, crayonne son bloc de papier, joue les
artistes inspirés. Bastos n’est jamais très loin.
Madeleine Nehman et son talkie walkie non
plus. Bien sûr, s’ils ont kidnappé Nély, ce
n’est pas pour qu’elle s’échappe dès que les
portes du domaine s’ouvrent.
Inquiet, sur ses gardes, Marc regarde sa sœur
évoluer sur le mur. Pendue, elle choisit et visse
les prises pour que ses mouvements, plus tard,
soient fluides, qu’ils correspondent à son
envergure. Elle se pousse du bout des pieds,
pendule au bout de sa corde. Son ombre, celle
d’un grand oiseau, passe sur les pentes du
Cervin
Nély est sur un petit nuage. Elle est de plus
en plus belle. Sa silhouette se faufile entre les
murs tristes, à la manière d’une princesse
espiègle, qui redonnerait vie à tout sur son
passage. Elle est calme, sérieuse et souriante.
Nély a toujours su garder de la distance avec la
réalité. Ce qui est nouveau, c’est que
aujourd’hui, ce qui l’en éloigne ne semble plus

335
lui peser. Malgré l’incertitude des prochains
jours, son sourire s’est agrandi, ses yeux ont
gagné en éclat. Des bras la tiennent au-dessus
de la mêlée.
Marc ne croit pas au plan de Madeleine
Nehman. Il ne connaît pas les raisons qui la
poussent, quel est son intérêt. Il n’y a pas
beaucoup de réponses à ses questions. Soit elle
a raconté n’importe quoi pour persuader Marc
de venir, et après la soirée de jeudi, elle ne
tiendra pas ses engagements. Soit elle est
sincère et du coup, cela veut dire que, une fois
sa prestation terminée, Nély est réellement en
danger. Dans les deux cas, il est impossible de
lui faire une confiance aveugle, de ne compter
que sur elle.
Il faut se poser les bonnes questions.
Pourquoi Nély et lui sont-ils là ? Parce que le
Président a vu ce que Marc voulait cacher,
parce qu’il a aperçu ce que personne ne devait
deviner ? Qu’est-ce qu’il veut, ce Président ?
S’il mise sur l’invisibilité pour la réussite de
l’événement, personne ne sera surpris de ne
pas voir Nély grimper sur le mur. Elle doit
apparaître à un moment précis du discours.
Avant, on ne remarquera pas son absence.
C’est une opportunité, Nély et Marc doivent la
saisir ! Quel curieux maton demande à son

336
prisonnier de devenir invisible ? C’est
tellement rocambolesque que l’issue de
secours ne peut-être que farfelue.

Slatan constate, au travers d’une paire de


jumelles, l’agitation au Domaine. Il observe le
va-et-vient des prestataires. Demain, c’est le
grand soir.
— C’est magnifique !
Inès, assise sous un grand chapeau, s’extasie.
L’Abbaye de François-Castel est en contrebas.
Perchée comme un nid au sommet d’une tour
rocheuse.
Inès imagine des moines chartreux vaquer à
leurs occupations, les mains jointes, le crâne
dégarni. Des soldats frigorifiés, serrés les uns
contre les autres, dans des casemates
suintantes d’humidité. Elle imagine des
banquets somptueux, des laquais en livrée
attendant aux côtés de leurs chevaux dans la
grande cour du Domaine que leurs maîtres
finissent de faire bombance.
Pour toile de fond, une large vallée dans
laquelle coule le Rhône. Bonhomme. La
perspective laisse imaginer que le fleuve prend
source au pied de François-Castel, que ce sont
des souterrains, des geôles, des caves

337
obscures, que naissent les méandres
mélancoliques du Rhône.
Slatan cherche une faiblesse le long de la
forteresse. En allant vers l’ouest, les murs sont
de moins en moins hauts, mais les falaises
qu’ils dominent bien plus raides. C’est par là
qu’il passera. Il fait des croix sur le plan en
observant les installations. Il s’imprègne des
lieux, repère où se trouvent les tribunes, ce
qu’il pense être la scène.
Inès sourit au grand soleil qui illumine cet
après-midi. Elle profite. Ce soir, ils dormiront
dans un hôtel luxueux. Ce sera leur dernière
soirée. Demain, jeudi, ils se quitteront. Slatan
lui donnera l’enveloppe bombée de dollars et
les quatre Rolex. Il se félicitera de l’avoir
rencontrée.
Inès à elle seule est un vol d’oiseaux colorés
qui se pose dans votre jardin et accompagne,
égaye, votre quotidien d’enfantillages. Même
Slatan, buté dans son projet de vengeance,
miné par la mort de Kévin, par ce chagrin qu’il
refuse d’admettre, ressent les bienfaits de sa
présence, de son enthousiasme, de sa frivolité.
Slatan suit les consignes illustrées par les
tatouages sur son corps, Inès leur donne de la
lumière. Ce soir, il lui demandera de l’aimer. Il
espère qu’elle ne refusera pas.

338
— Si tu veux, je peux t’aider, ça m’a l’air un
peu lourd à porter.
Marc s'adresse à une frêle jeune fille qui
peine sous un long plateau qu’elle essaye de
porter sur la tête, les mains de chaque côté.
— Oh merci ! Ça fait chier, on peut pas
rentrer avec le camion, y passe pas la porte.
C’est le cirque, on est en retard, faut tout que
je fasse toute seule.
Marc se saisit d’un bout de la table.
— On va où ?
— On m’a dit à l’entrée des souterrains, des
escaliers, j’sais même pas c’est où ! Je suis
cuisinière, pas déménageuse. Jeudi soir, les
invités pourront descendre jusqu’à la première
grotte. Y aura des flambeaux dans les
escaliers. C’est tout ce qu’on m’a dit...
— C’est bon, je connais.
Marc et la jeune fille, chacun à un bout de la
table, traversent la grande cour et descendent
dans les jardins. Ils arrivent à la porte rouge.
— C’est là !
Marc pose le plateau, la cuisinière le lâche
sans ménagement, à côté d’une pile de
tréteaux.
La porte est ouverte. Marc commence à
descendre.

339
— Je vais jeter un coup d’œil et j’arrive.
— Tu fais bien ce que tu veux, moi j’ai du
boulot, merci, à plus.
La porte ouverte donne de la lumière sur les
premières volées de marches. Puis, Marc
allume son briquet. Le courant d’air fait
vaciller la flamme du Zippo. Régulièrement,
dans le rocher, des niches ont été creusées.
Suffisamment profondes pour y tenir assis, les
genoux sous le menton.
Marc continue, briquet à la main, jusqu’à la
première grotte. Cette cavité est large et plane.
Au bout à droite, la suite des escaliers est
barrée par de la rubalise et un panneau « Accès
interdit ». Marc repère les cordes qui
disparaissent dans le vide. L’équipement est
professionnel, ça a l’air sérieux. Nély devra
passer par là. Marc a vu ce qu’il voulait, il
remonte.
La jeune fille est partie. Marc se dépêche de
rejoindre la régie. Tout à l’heure, il peaufinait
les réglages du son avec le technicien, pour
l’unique répétition de ce soir, quand il s’est
aperçu que ni Bastos, ni Madeleine, n’étaient
dans le coin. Marc s’est rapidement éclipsé. Il
profite de chaque occasion pour repérer tous
les recoins de ce labyrinthe. L’évènement,
c’est demain. Pour le moment ils n’ont, Nély

340
et lui, que le plan de Madeleine Nehman. Il
reprend sa place derrière la table de mixage.
Ni vu, ni connu. Un début d’idée dans la tête.
Toutes les deux minutes, son talkie grésille.
Toutes les deux minutes, c’est un nouveau
problème. Le traiteur, qui a l’air un peu plouc,
est en retard, la sécurité qui réclame plus de
barrières, les barnums qui ne sont pas livrés et
qu’il faudra monter demain en urgence. Le
propriétaire qui aimerait que l’on arrête de
rouler sur ses pelouses. Bastos, de plus en plus
déplaisant, et qui lui pose des questions sur
Marc, comme s’il se doutait de quelque chose.
Muller qui n’est pas là et lui délègue la
pression. Marc Rhoda, désinvolte et
provocateur. L’angoisse de se retrouver au
détour d’un couloir, nez à nez avec le
Président.
Seule Nély lui apporte un peu de réconfort.
Une grande fleur, joyeuse et ouverte.
Enthousiaste et sérieuse. Un bonheur qui fait
du bien.
En plus de toute cette organisation bancale
qui lui échappe. En plus de l’évasion à
préparer, vient s’ajouter la voix rauque de
l’ogre, celle qui l’appelle du fond de son
ventre. Qui l’invite à l’orgie. Elle a repris goût

341
au poison. Elle n’y échappera pas. C’est un
exutoire, il vaut aussi bien que les autres.
Madeleine est assise au premier rang des
tribunes. La répétition est terminée. Nély est
parfaitement dans le timing. Par contre, l’effet
est bien moins saisissant que lors de la soirée
au Bocal. Elle en parle à Marc, assis à côté
d’elle.
Il répond qu’il va corriger quelques teintes
sur le corps de Nély. Il donne l’impression de
s’en foutre. Madeleine en a des douleurs
terribles à l’estomac, l’angoisse la prive d’air.
Marc lui parle de filets à pendre devant le mur,
pour flouter, donner l’impression d’un drap de
brouillard qui flotterait dans le vent. Il lui
donne une adresse où s’en procurer, pas long à
installer, il dit. Madeleine n’a plus le temps
pour rien, elle note, machinalement. Elle
n’arrive même pas à se relire. Bastos, à qui on
n’a rien demandé, dit, en parlant de la
prestation de Nély et Marc, qu’il n’a jamais
rien vu d’aussi merdique. Madeleine panique.
Elle ne sait plus qui croire. Tout lui semble
foutu.
Ce n’est pas la peine de lutter contre l’ogre,
elle a aujourd’hui beaucoup trop d’adversaires.
Tout à l’heure, en rentrant, elle s’arrêtera à la

342
station service, celle qui fait aussi
supermarché.

343
18
Tribu d’Amazonie

— Nos opposants nous reprochent de profiter


de la situation. De jeter de l’huile sur le feu !
Le Président Niklas feint la surprise, il
regarde son public avec une moue étonnée.
Les gens rient, certains applaudissent. Des
drapeaux s’agitent.
— De quelle situation parlent-ils ? Peut-être
de ces hordes de racailles étrangères qui
viennent saccager nos commerces, nos
monuments, notre travail. Moi, je ne vois
qu’une bande d’opportunistes, d’enfants gâtés.
Mal élevés. Incapables d’avoir la moindre
reconnaissance envers la nation nourricière.
Capables de mordre la main qui les nourrit.

344
Les applaudissements résonnent entre les
murs du Domaine. Ils reviennent aux oreilles
du Président. Un grondement de tonnerre.
— Si, comme nous, ils avaient la passion de
leur pays chevillée au corps, ils se
retrousseraient les manches, comme l’ont fait
tant de fois les gens de ce pays, et ils se
remettraient au travail. Ils regarderaient
derrière eux, verraient leurs pères, le dos
courbé sous le labeur, leur jeter du regard
l’ordre d’arrêter de se plaindre. De faire ce
qui doit être fait.
Le Président boit une gorgée d’eau. Il parle
depuis plus d’une heure. Son visage se crispe,
il reprend en haussant nettement la voix.
— Alors bien sûr, nous ne restons pas les
bras croisés quand les traîtres saccagent le
centre de nos villes. Nous sommes le dernier
rempart à la chienlit mondialiste, celle qui est
responsable de cet incendie qu’elle nous
reproche d’attiser.
Le public applaudit à tout rompre. Les
drapeaux du LNH flottent comme des
étendards au dessus d’une armée prête au
combat. Le Président monte encore le ton.
— Nous voulons préserver le travail de nos
aïeux, nous voulons remettre l’église au centre
du village, nous ne voulons pas partager notre

345
terre avec ceux qui ne la respectent pas, nous
ne voulons pas d’histoire commune avec ces
gens qui ne nous comprennent pas.
Le public gronde, on dirait celui des arènes
antiques, à l’heure de la mise à mort.
Maintenant, le Président crie, les yeux
exorbités. La cicatrice de son cou lui fait
comme une deuxième bouche. Déformée elle
aussi par la haine.
— Alors oui ! Nous sommes populistes. Alors
oui ! Nous sommes obtus. Oui ! Nous refusons
ce que les élites mondialistes nous présentent
comme une évidence, comme une fatalité.
Comme quelque chose de naturel, le grand
melting-pot des civilisations. Comme si nous
pouvions avoir quoi que ce soit de commun
avec je ne sais quelle tribu d’Amazonie. Nous
n’avons jamais été esclaves, nous n’avons
jamais été envahis, nul n’a essayé de nous
exterminer. Nous avons toujours su nous
défendre. Au nom de quoi devrions-nous
aujourd’hui céder ?
Comme une réponse, un grand râle sourd
monte du public. La poussière soulevée par le
piétinement enveloppe les femmes et les
hommes d’une brume jaunâtre qui leur colle à
la peau. Une peinture de guerre. Les bras
tendus vers leur nouveau messie, la foule

346
transpire, leur humeur guerrière suinte. Il n’y a
plus d’individus, juste une masse compacte qui
se nourrit de paroles, et dont le cœur bat au
rythme des mots que crache la cicatrice du
Président.
— Alors oui ! Je veux bien être cet Ange du
Chaos, comme m’appellent déjà les médias.
Oui, je veux bien souffler sur le brasier, si de
ce chaos, de cet incendie, comme le Phénix de
ses cendres, renaît ce peuple dur et fier que
nous aspirons tous à être.
Le public scande le nom de son héros.
Debout au sommet de la tour métallique, un
bras levé, l’autre replié sur le cœur. Il fait
silence, le Président laisse redescendre
l’excitation, regarde son armée, qui doucement
se tait et s’apaise. Elle attend le bouquet final,
l’embrasement, dans ses poumons, le souffle
de son ultime cri rassemble ses forces.
Le Président enclenche le compte à rebours
sur un petit écran fixé à son pupitre, le chiffre
soixante apparaît. Il lui reste une minute.
Quelques secondes de paroles pour
accompagner Nély au sommet de son
ascension, quelques secondes avant qu’elle
n’apparaisse, à demi-nue, à ses côtés. Le
Président reprend.

347
— Récemment, je suis allé à un spectacle.
Magnifique, un mélange de danses, de
tableaux vivants, de peintures. Quand tout à
coup, j’ai vu quelque chose bouger dans le
décor. Imperceptiblement, comme on devine
aux feuilles qui tremblent, un oiseau se poser
sur une branche. Il y avait là une femme qui se
confondait avec le décor. Elle se déplaçait
doucement. Elle dansait sur la verticale. Je
regardais autour, personne, à part moi, ne
semblait avoir remarqué cette grimpeuse.
Le public, habitué aux fins de discours
tonitruantes du Président, reste perplexe. Sa
faim de démonstration de force n’est pas
rassasiée. Les spectateurs restent bouche bée.
— Elle traçait son chemin, concentrée sur le
but à atteindre. Rien ne pouvait infléchir sa
trajectoire. Insensible aux bruits de la fête,
ininfluençable. Elle était là pour me montrer
l’exemple. C’était un message, il m’était
personnellement adressé. Dans cette foule,
nous n’étions plus que tous les deux. J’aurais
aimé en faire profiter les autres. Leur dire,
regardez, c’est là qu’il se passe vraiment
quelque chose. Mais il m’a semblé que cette
chorégraphie m’était adressée. Qu’il y avait
un message. A travers elle, c’est Dieu qui me
parlait.

348
Il lui reste quarante secondes. Le Président se
donne un air habité.
— Qu’est-ce que Dieu voulait me dire ? Que
cette apparition n’était pas le fruit de mon
imagination, non ! Mais l’incarnation de nos
valeurs séculaires. Que dans les membres de
cette danseuse, coulait le sang de nos
ancêtres.
Le public retrouve ses repères.
— Cette maîtrise, faite de courage et de sang
froid, n’avait pu être acquise que génération
après génération, dans la pureté de notre race.
Plus que vingt secondes. La foule sent le ton
monter, elle accompagne le crescendo en
tapant des mains.
— Qu’est-ce que Dieu voulait me dire ? Il me
demandait de partir au combat, de lutter pour
qu’une telle beauté puisse encore exister. Si
j’abandonnais mon pays, cette merveille
disparaîtrait. La beauté, la force, le travail,
l’abnégation, l’intelligence et la souplesse
seraient brûlés sur l’autel de la barbarie.
Cette étoile était née dans notre pays, elle était
la preuve de notre excellence.
Dix secondes. La fougue du public est à son
paroxysme.
— Elle est là, quelque part, à la verticale.
Oubliez-moi ! Je ne suis que le porte-parole de

349
la volonté farouche qu’elle est en mesure
d’incarner. Regardez, cherchez, refusez
l’évidence. Cette fille est là, quelque part. Elle
a voulu se joindre à nous car elle sait que,
tous autant que nous sommes, nous adhérons
aux valeurs qu’elle incarne, l’engagement, la
prise de risque, la volonté d’aller plus haut. Je
vous demande de faire un triomphe à celle qui,
à partir d’aujourd’hui, pourrait devenir notre
égérie.
La foule roule des yeux interrogateurs qui
regardent à droite, à gauche, scrutent le
Cervin, fouillent la moindre crevasse pour y
dénicher la star montante de leur idéologie.
Zéro seconde.
Le Président tend les bras vers le sommet du
mur, là où doit sortir Nély. Un magicien sûr de
l’issue spectaculaire de son numéro.
Dans l’axe de ses bras, il n’y a que du vide.
Elle a peut-être quelques secondes de retard ?
Le public applaudit, sans comprendre. Il
attend.
Le Président refait le même mouvement des
bras, comme si, la première fois, il ne l’avait
pas fait correctement, comme s’il fallait qu’il
s’applique plus. Des centaines de regards
suivent le geste des yeux.

350
C’est normal, il l’a enlevée pour être
invisible, quelle professionnalisme !
Putain, elle n’arrive pas et elle n’arrivera
pas !
Les cris et les applaudissements baissent
d’intensité. La frustration se répand comme la
rumeur.
Le Président se tourne vers son public. Il se
met face à son micro. Le cylindre noir
ressemble au bout du canon de l’arme que le
public braquerait sur lui. Sur son visage, des
signes inquiétants de colère.
— Les apparitions sont facétieuses... C’est le
propre de leur nature.
Les mots lui raclent la gorge. Ses doigts
dansent sur le pupitre. Les auréoles de
transpiration sous ses bras ne sont plus celles
d’une rockstar, d’un sportif sur la première
marche, du vainqueur. Mais celles du défait.
Elles sentent.
— Je disais que les apparitions ne sont pas
prévisibles. Mais ne laissons pas un caprice
nous gâcher la soirée. Merci à tous et place à
la fête ! Merci encore, bonne soirée !
Tout ce qu’il a trouvé à dire. Minable !
C’est lui qui s’était retrouvé presque à poil,
au sommet du mur. Il aurait aimé que le public
le soutienne, mais il l’avait dressé à haïr. Il en

351
demandait encore. Ils s’étaient trompés, lui,
Muller, Nehman, cette foule ne se serait pas
satisfaite de grandes métaphores, de tour de
magie. Elle voulait ce qu’elle était venue
chercher, c’est à dire des ennemis désignés et
quelqu’un capable de lever une armée pour les
égorger. La foule ne souhaitait pas qu’on lui
demande son avis, elle ne cherchait pas à
participer, juste qu’on lui dise qui aimer, qui
détester. Voilà ce qui était nécessaire à son
équilibre, rien de plus. Les oreilles, tendues
vers le Président, voulaient entendre le doux
ronron d’un hymne national. Pourquoi le
Président avait-il eu besoin de se montrer au-
dessus de son peuple ? Sans cette nouvelle
directrice de communication, il serait resté aux
fondamentaux de son rôle. C’était une idée de
gonzesse ! Vouloir amener les petites gens à
un niveau de conscience plus élevé, une idée
de gauchiste ! On n’oubliait pas des années
d’intoxication à la haine grâce à une femme à
demi-nue. C’est lui qui pouvait faire n’importe
quoi pour une paire de fesses peinte comme un
caillou. Ses perversions n’étaient pas celles de
son public. Nély Roux avait définitivement
beaucoup plus d’emprise sur lui que ce qu’il
pensait.

352
Le Président s’engouffre dans l’escalier qui
descend de la tour.
— Appelle Bastos !
Il s’adresse au vigile planté au pied de
l’escalier.
— Bastos pour le Président !
— Ouais, Bastos, j’écoute !
Le talkie grésille. Le Président l’arrache de la
main du vigile.
— Putain Bastos, tu me retrouves cette fille !
Tu me la ramènes ! T’as compris ?!
— Fais-moi confiance, ça va me faire rire,
elle doit pas être loin, cette pute !
Muller arrive avec deux autres membres de la
sécurité, il est livide. Le Président l’interpelle.
— Je veux voir Madeleine Nehman, là, tout
de suite. Qu’est-ce qu’elle a fait, cette conne ?
Muller fait un signe d’impuissance.
— Je ne sais pas où elle est, elle a disparu.
Les photographes et les journalistes
commencent à s’exciter, heureux de ce
contretemps qui s’annonce médiatique.
Derrière eux, il y a la foule dans laquelle le
Président devait prendre un bain. Elle ne
bouge pas, elle ne vient pas à sa rencontre. Le
public est resté sur sa faim.
Seule une trentaine d’aficionados de la
première heure se masse le long des barrières

353
qui délimitent l’entrée VIP de la salle du
banquet. Eux n’ont rien à faire des facéties des
apparitions. Pour eux, voir leur chef en chair et
en os est toujours un miracle.
Slatan se glisse dans le groupe.

Nély devient invisible quand elle ferme les


paupières. Elles sont les mains d’une enfant
qui espère se cacher derrière elles, se sont
deux grandes capes noires qui se referment.
Blottie dans le fond d’une niche creusée dans
le calcaire, Nély n’a pas froid, n’a pas peur,
cette vulnérabilité la ramène deux années en
arrière, dans la tempête. Aujourd’hui, la forme
blanche a des traits précis, souriants et
familiers, comme les bras qui l’enserrent et la
réchauffent. Rémi l’accompagne, et rien ne
peut lui arriver. Elle lui parle, lui décrit ce
qu’elle vit. Le rassure. Tout se passe bien.
Assise, les genoux relevés, elle ferme les
yeux et attend que le silence revienne dans les
escaliers. Elle entend des pas et quelque chose
qui semble taper sur les marches. Nély ne voit
pas la jeune femme qui passe devant sa
cachette en traînant une table. Elle s’arrête
pour reprendre son souffle, puis recharge son
plateau.
— Fait chier, j’suis pas déménageuse !

354
Nély l’entend s’éloigner en râlant. Le silence
revenu, elle ouvre les yeux, sort souplement de
sa cachette, un fantôme, une ombre passée au
travers d’un rideau de nuit liquide. Elle glisse
de marche en marche, les flambeaux éclairent
les escaliers d’une lumière jaune vacillante.
Une odeur de pétrole lampant. Nély est
recouverte de peinture noire. Seul le blanc de
ses yeux peut la trahir. Autour de ses hanches,
son baudrier, lui aussi noir. Elle tient dans ses
mains descendeur et mousquetons, pour éviter
qu’ils cliquètent, ou cognent la pierre qui
l’entoure. Nély continue, elle s’arrête devant
chaque niche, si elle n’entend rien, elle
reprend sa marche silencieuse jusqu’à la
suivante. Elle ne le sait pas, mais elle est
presque arrivée à la grotte.
— Numéro 7 pour Bastos, numéro 7 pour
Bastos !
Chaque vigile ou membre de la sécurité porte
un numéro. Le 7 est celui qui était en poste
dans la grotte. Il y était pour indiquer aux
invités qu’il ne pouvaient pas aller plus loin,
qu’après c’était dangereux. Un buffet apéritif y
était dressé. Quelques minutes avant le
discours, le n°7 a poussé les retardataires vers
les tribunes.
— Bastos pour n°7, j’écoute.

355
— Tu descends tout de suite dans la grotte, tu
fouilles partout, la gonzesse s’est barrée. Tu
me tiens au courant !
Bastos sort des coulisses où il n’a rien
trouvé ; entre-temps, il a envoyé le n° 9 dans
les appartements, qui lui aussi a fait chou
blanc.
Bastos est sûr que Nély s’est enfuie par les
escaliers et la grotte, ça colle, l’escalade, le
baudrier. Leur repérage, guidé par ce grand
cheval de Nehman. Putain ! Elle est où elle ?
C’est évident, la gonzesse s’est évadée par la
falaise, il ne peut pas la suivre sur ce terrain,
elle doit avoir déjà dépassé la grotte, mais pas
beaucoup plus loin. Il va aller l’attendre au
pied de la paroi, elle a sûrement un complice.
Il va se les faire, tous les deux.
Bastos traverse le cloître en courant. Il fonce
vers la porte d’entrée. Les deux vigiles qui la
surveillent lui confirment qu’ils n’ont vu
passer personne, à part les petites mains du
traiteur qui font des allers-retours entre les
différents buffets et leur camion frigo resté à
l’extérieur. Bastos saute dans sa Jeep, démarre
en trombe et plonge dans les lacets de la route
qui descend du domaine. Les paons, perchés
sur le mur, saluent comme il se doit son
départ.

356
Un peu à l’écart du parking, Marc Rhoda est
à cheval sur sa moto. Il est sorti du domaine en
portant une table, avec celle qui n’est pas
déménageuse. Ni vu ni connu, il s’est mêlé au
personnel du traiteur pour franchir les portes.
Le malaise engendré par le bide du discours du
Président lui a facilité la tâche. Jusqu’ici, tout
se passe comme prévu.
Muller n’a réagi que quand il est apparu
évident que Nély leur avait fait faux bond,
jusque là, il ne s’était douté de rien. Il avait
même félicité Marc de, ce sont ses mots,
l’extraordinaire travail accompli. Marc avait
répondu d’un remerciement poli. Quant à
Madeleine, elle a fait une brève apparition
juste avant le début du show. Elle était
horriblement blanche, les yeux enfoncés dans
leurs orbites et cernés de noirs. Puis elle a
disparu sans assister au discours.
Ce qui n’était pas prévu, c’est que Bastos
sorte aussi vite de l’abbaye. Marc a un sale
pressentiment concernant sa destination. La
colère qui semblait animer le Bull-dog
l’inquiète énormément. Il enfile son casque et
ses gants, démarre la GPZ et, d’un grand coup
de gaz, cloue le bec aux paons.

— Hé, le Président !

357
Pourquoi Niklas, au son de cette voix,
s’arrête et se retourne en cherchant d’où elle
vient ? Pourquoi ? Alors que depuis qu’il est
descendu de sa tour, il fait la sourde oreille aux
vociférations de ses fans, qu’il ne leur adresse
que des sourires contrits et des signes d’une
main molle. Pourquoi cet appel et pas les
autres ?
— Hé, le Président !
Parce que dans cette voix, caressée par un
accent familier, il entend la haine, la guerre.
Elle fracasse tout sur son passage, comme les
chenilles des chars, toutes les certitudes. C’est
une voix pour hurler des chants guerriers, un
organe pour raconter les villages incendiés, le
bétail mort le long des routes, gisant sur le dos
comme des tables renversées.
Alors le Président s’arrête, se retourne au son
de cette voix. Pour lui, elle est celle d’un frère
ou d’un ennemi, en tout cas quelqu’un de son
monde. Rien à voir avec celle de son public de
ventres mous, que, pour finir, il n’aime pas
tant que cela. Ces gens qui ne font que
déléguer, sous-traiter les conséquences de leur
méchanceté, de leur bêtise, incapables de
mettre la main à la pâte, méprisant même la
violence qu’ils engendrent. Ces gens ne lui
inspirent que peu de reconnaissance. Il les

358
considère comme le combustible de son
ambition.
Il s’arrête et se retourne. Les deux malabars
de sa sécurité, n° 11 et n° 13, font encore
quelques pas, Niklas se retrouve derrière eux.
Il cherche du regard d’où provient cet appel
parmi la bande de surexcités qui vocifèrent. Il
croise un regard, il lui est aussi familier que la
voix.
L’homme dépasse d’une tête le groupe de ses
supporters, il ne leur ressemble pas, il semble
tombé d’un orage. Il est en position de tir. Il
articule une phrase que Niklas ne peut pas
entendre, il lui semble même que le type se
parle à lui-même. Comme si le Président
n’était déjà plus là.
Niklas voit le dos de ses deux gardes du
corps, deux mètres devant lui, putain
d’incapables ! Il pense à les appeler. La
première balle lui pénètre par la bouche, elle
ressort au niveau de l’oreille en emportant tout
un tas d’os de la mâchoire, elle gomme sa
cicatrice écœurante.
N°11 et n° 13 se retournent. Pour voir celui
qu’ils devaient protéger, pivoter à la manière
d’un matador, un bras levé au-dessus de la
tête. La deuxième balle, censée lui trouer le
cœur, l’attrape entre les omoplates. La

359
troisième se perd dans le bas de son dos. Il
s’effondre en silence. Pas de « Olé ». Le torero
s’est mangé le taureau.
Slatan a raté son coup, gêné par les bonds
désordonnés du fan club. Trop tard pour le
coup de grâce, Niklas est à terre, protégé par
un banc de pierre.
N°11 et n°13 ont mis la main à leur holster.
Le public est à terre ou en train de s’enfuir.
N°11 est le plus rapide, c’est lui qui prend la
quatrième balle. En plein milieu du front.
Cette fois-ci, le terrain est dégagé. N°13
riposte au jugé, le projectile traverse la main
de Slatan, un millième de seconde après que
lui-même ait pressé pour la cinquième fois la
détente, l’arme de la mamie tombe à terre,
n°13 est touché à la cuisse. Cinq balles nazies,
dans trois fachos. Juste retour à l’envoyeur.
Slatan est à l’abri derrière un muret. Sa main
gauche saigne abondamment. Son arme est
restée au sol, à quelques mètres de lui. Il est
piégé, il ne s’en sortira pas. Il n’est pas sûr que
ce ne soit pas cela qu’il cherchait. Une mort
dans l’action, une mort de guerrier. Il se
contorsionne pour enlever son tee-shirt qu’il
enroule autour de sa main. Il regarde sur son
torse les fragments tatoués de sa vie. Avant de
mourir, paraît-il, on voit son existence défiler.

360
Elle est là sur sa peau, il n’a qu’à baisser les
yeux.
N°13 s’est réfugié derrière une petite tour, il
y retrouve Muller, qui passait juste à sa
hauteur quand la fusillade a commencé. Il est
blême. Recroquevillé.
La foule panique, les tables du banquet en
font les frais, les buffets colorés sont foulés
aux pieds. La porte de sortie prise d’assaut. Le
Président est inconscient. C’est la fin de la
fête.
Tripes et boyaux, l’enfer liquéfié. Une
pantomime autour de la cuvette des WC, une
fois assise dessus, une fois accroupie devant.
Un rite gore. Un ballet dans les chiottes.
Madeleine Nehman a l’impression qu’une
force obscure essaye de l’assassiner. Elle
entend le grondement du public. Ce son tribal
est un encouragement, lui semble-t-il, adressé
à la bête qui la serre dans ses poings. Comme
on le fait avec une éponge ramassée au fond
d’un lavabo.
Depuis bientôt une heure, Mad a quitté les
tribunes, le carré VIP. Elle aurait pu peut-être
tenir, mais au risque d’exploser parmi les
invités en chemises blanches et en robes
longues. Au risque de se mélanger au contenu
du buffet.

361
Hier soir, le jeune homme du supermarché lui
a offert une bouteille de vin rouge, de la part
de la maison, puis, avec un sourire, un petit
flacon de Génépi que son cousin ramasse lui-
même, enfin bref, c’est une bonne cliente. Mad
s’est jetée sur le sac de nourriture et a bu les
cadeaux.
Elle s’est endormie sur ce qu’était devenu
son lit. Une décharge à cœur ouvert. Mad n’a
pas eu le temps de se faire vomir, de prendre
une douche, son rituel purificateur. L’alcool
chamboule tout. Comme elle s’est réveillée
trop tard, elle est partie avec la catastrophe qui
macérait dans son estomac.
Doucement, elle recommence à respirer
normalement, à genoux sur les carreaux de
pierre, elle envisage de ne pas mourir ici, de
sortir une fois des toilettes. Elle se met debout
en s’aidant du porte-serviette. L’Ogre s’est
lassé de sa proie, il a terminé de lui faire payer
son insolence. Modifier la cérémonie. C’était
le trahir.
Devant l’immense miroir, dans cette pièce
mal éclairée, une vierge blottie dans une niche,
Mad ressemble à une figurante de film
d’épouvante. Ses cheveux se sont changés en
botte de paille, un visage de cire grise, les
yeux injectés de sang. Elle pue le vomi et la

362
diarrhée. Inenvisageable de rester plus d’une
seconde en public. Mais elle va devoir sortir,
l’idée la terrorise. Elle se rince abondamment
le visage, la bouche, crache, se mouche, se
rince encore. Elle sort une brosse de son sac,
fait ce qu’elle peut. Pas de chewing-gum.
Malgré ses efforts pour les protéger, sa robe et
son chemisier sont tachés, sa veste est restée
au carré VIP.
Elle regarde sa montre, le poignet lui renvoie
son haleine, le discours doit être fini. Elle
n’entend pas les ovations attendues à travers
les murs épais. L’ambiance est étrange. Une
première détonation, puis une deuxième, une
troisième, elles lui arrivent avec un son mat, le
même qu’un échange sur un court de tennis.
Puis des cris et, de nouveau, une série de deux
coups de feu. Dehors, c’est la panique.
Madeleine sort des toilettes, le couloir est
assez long, il fait un coude avant de déboucher
sur le cloître. Elle avance doucement, la tête
lui tourne, les cris, les bruits de bousculade se
précisent. Elle sort prudemment.
Elle observe sans réaliser, juste elle regarde.
Les tribunes entièrement désertées, les
vêtements oubliés, vidés brutalement de leurs
contenus de chair, de sang et d’idéologie, qui

363
rêvaient de guerre et se pissent dessus au
premier coup de feu.
Trois vigiles ont un genou à terre, prêts à
tirer. Ils protègent un groupe d’hommes
penchés sur un corps, caché par un banc de
pierre. Madeleine se rapproche, trois autres
miliciens arrivent en courant, ils lui donnent
l’ordre silencieux de rester derrière un mur et
de ne plus bouger. Ils rejoignent Muller.
Rapidement leurs armes sont pointées vers un
muret.
Madeleine observe, incrédule, elle voit
Muller en conversation avec un vigile qui se
tient la cuisse. Elle reconnaît froidement le
Président à ses chaussures, au-dessus de la
ceinture, tout est maculé de sang. Autour, les
buffets sont à terre, les tables du banquet
renversées, les bouquets de fleurs piétinés. Elle
tremble, de fièvre, d’effroi. Elle avale un cri
qui lui gèle le ventre.
Muller parle au vigile.
— Il nous le faut vivant, on doit savoir qui il
est, d’où il vient. Enfin on essaye...
Le vigile parle doucement dans son talkie, il
donne les consignes aux autres hommes. Il
lève la tête et crie.
— Hé, mec, t’es baisé !... T’entends ?... On
est six et tous armés !

364
Le muret reste silencieux.
— Si t’as encore des armes, tu les jettes à
côté de l’autre ! T’es baisé, tu peux pas t’en
sortir, si tu fais le con, t’es mort !
Slatan sort de son étui le couteau de Kévin. Il
le déplie en freinant le mécanisme, pour qu’il
ne claque pas.
— Tu sors les bras levés, bien haut, tu te mets
à genoux, et tout se passera bien, t’auras une
chance de sortir vivant. On veut voir ta
gueule !
Slatan est adossé au muret.
Deux paons, profitant de l’accalmie,
traversent devant lui. L’un d’eux fait une
magnifique roue. Slatan regarde l’oiseau se
changer en feu d’artifice. Le cou dressé. La
tête qui oscille, comme la grande aiguille
d’une horloge détraquée avance et recule
d’une seconde, sans fin. Le paon semble
intrigué par le regard tatoué sur les épaules de
Slatan, de grands yeux qui le fixent. Peut-être
un défi aux dizaines que lui exhibe, et qui
brillent dans les lumières de la fête gâchée. Il
range son costume et reprend son chemin.
Slatan n’a pas peur. Il a fait ce qu’il avait à
faire. Il n’est pas sûr d’avoir tué celui qu’il
tient pour responsable de la mort de Kévin.
Mais il a fait de son mieux. Il n’a pas changé.

365
Il est digne des étoiles qui ornent sa poitrine.
De la confiance que lui accorde la vierge
Marie tatouée au-dessus du cœur. Digne du
regard qu’elle adresse à l’enfant.
Slatan n’a pas peur, il va emmener avec lui
un morceau d’amour, celui qu’Inès lui a donné
en échange de breloques hors de prix et d’une
petite fortune en dollars. Mais, il n’y a pas que
cela !
Le couteau est dans sa main droite posée sur
le sol. Il le pose pour défaire le tissu qui lui
comprime la paume gauche. Le sang coule, de
chaque côté. Il faut faire vite.
Avec les deux mains, maintenant, il tient le
manche du poignard, les bras entre les cuisses.
La lame tournée vers lui. Une chanson lui
revient, la même que quand il regardait Kévin
et le chalet brûler.
Ses mains se serrent. Ses musclent se
bandent, il lève les bras au-dessus de lui.
Un scorpion dans un cercle de feu. Le sang
coule de sa main blessée. Les veines
apparaissent le long de ses bras arqués, les
mains jointes autour du couteau résistent, et
cèdent brutalement.
Entre la Vierge et l’enfant, la lame fait un
trait d’union et tous deux disparaissent sous le
sang.

366
Nély a atteint la première grotte, elle se dirige
vers sa droite, comme lui a expliqué
Madeleine. C’est à l’entrée des escaliers
suivants que les cordes, qui permettent d’aller
plus bas, sont installées. Nély longe la falaise,
devant elle, la lune éclaire le bord de la cavité.
Elle est dans le noir, le dos collé au rocher.
Elle ne bouge plus. Depuis quelques secondes,
elle suit des yeux un faisceau de torche qui
éclaire irrégulièrement le bas des escaliers. A
quelques mètres d’elle. Il est trop tard pour
remonter se cacher dans une niche. Nély se
colle à la paroi, jusqu’à épouser le moindre
relief. Le rond de lumière est de plus en plus
gros.
La première détonation tombe comme une
pierre. Elle n’a pas fini de rebondir que la
deuxième se jette dans la course. Nély parle à
Rémi, elle lui dit qu’elle est à l’abri, qu’il ne
faut pas qu’il s’inquiète. Que grâce à la
peinture de Marc, elle est invisible. Que plus
rien ne les séparera.
N°7 est arrivé à la grotte. Nély ferme les
paupières. Elle sursaute imperceptiblement à la
troisième détonation. Les autres arrivent vite et
se mêlent aux échos des précédentes.

367
Le talkie du vigile grésille, ça passe mal. N°7
a vu quelque chose bouger à sa droite. Il est
sûr de rien. C’était son ombre peut-être ? Dans
les escaliers, dans les grottes et les galeries, la
lumière et le son prennent des aspects
fantomatiques. N°7 balaie du faisceau de sa
torche les parois de la grotte. Un rond de
lumière passe sur le corps de Nély. La caresse
d’un fantôme. Le vigile jette un œil, sans
beaucoup de conviction, tout absorbé à essayer
de rentrer en communication avec ses
collègues. En s’approchant du vide, il entend
mieux, on a besoin de lui là-haut. Il disparaît
en grimpant quatre par quatre les escaliers.
Nély ouvre les paupières.

Yves, qui somnolait à moitié, lève la tête. Les


détonations au son atténué semblent arriver par
les escaliers. Il est assis depuis une éternité sur
une pierre plate, il attend à l’intérieur de la
fortification, au-dessus de la route. De temps
en temps, il se lève et va jeter un coup d’œil au
travers d’une meurtrière. Il ne voit que l’entrée
du tunnel. Yves ne sait pas trop ce qu’il attend,
Marc et sa sœur, Nély toute seule et pourquoi
pas, le type qu’il avait croisé sur le chemin ?
Les trois ensemble ? Encore des coups de feu !

368
Bastos descend de sa jeep garée sur le talus
entre les deux tunnels. De l’autre côté de la
route, il y a le petit chemin qui permet
d’arriver au pied des fortifications. Bastos
commence à traverser. Il est au milieu de la
route quand il entend la première détonation, il
s’arrête, les autres s’enchaînent. Il hésite à
remonter au domaine, ou à courir après cette
foutue gonzesse. Une moto pénètre dans le
tunnel, le vacarme est assourdissant, Bastos
fait un pas vers le chemin, puis fait marche
arrière. Il est aveuglé par les phares quand il
comprend, c’est trop tard.
Marc est au guidon, il a reconnu la silhouette
de Bastos. Une grande quille noire. Ce
connard a tout compris, il vient chercher Nély.
L’enfoiré, il ne lâche rien, il va tout faire rater.
Marc se couche un peu plus sur la moto, un
bon coup de gaz pour corriger la trajectoire, et
vient percuter, en pleine accélération, le gros
Bastos. L’impact résonne, Nély tourne la tête
vers le vide ; d’où elle est, elle ne peut rien
voir. Elle a entendu la moto. Yves se précipite
à la meurtrière, il a lui aussi entendu le choc.
Nély descend le long de la corde, une goutte
sur une tige. La lune est généreuse. Nély parle
doucement à un compagnon invisible, elle
chuchote pour décrire chacun de ses

369
mouvements, les manœuvres au relais, les pas
précis le long de la paroi. Nély se sent en
sécurité. Elle glisse comme tant d’évadés
avant elle, accrochés à d’improbables
cordages.
Quand elle pose le pied dans la dernière
grotte, la nuit est claire. Nély chemine
facilement, elle entend des voitures qui
s’arrêtent, des voix d’hommes et des véhicules
qui repartent. Le silence de nouveau.
Après, la descente redevient périlleuse. La
galerie est obstruée par des blocs, il faut passer
par l’extérieur, des mains courantes sont
installées. Elle peine à les trouver. Nély
emprunte un dernier et long escalier qui arrive
sur une terrasse couverte de végétation. Un
homme est adossé à un mur, assis sur une
pierre. Elle reste dans le noir, au pied des
marches. L’homme se lève pour se pencher à
une meurtrière, puis revient s’asseoir.
— Je suis assise à côté de vous !
Nély a chuchoté, Yves a cru que la nuit
parlait.
— Je suis Nély, la sœur de Marc, on a
rendez-vous, je crois ? Vous devez avoir des
vêtements pour moi.
Yves ramasse et lui tend un petit sac de sport.
Il retourne à la meurtrière.

370
— Voilà, merci, vous êtes Yves, c’est ça ?
— Oui, bonjour Nély.
Le visage de Nély est grossièrement
débarrassé de son maquillage, elle lui sourit.
Elle semble détendue. Ils ne doivent pas
traîner. En deux bonds, Nély est au sommet du
mur, ils rejoignent sans problème la voiture
garée un peu plus loin.

371
18
Un sourire idiot

Avant de se séparer, Yves et Marc s’étaient


mis d’accord sur les conduites à tenir en
fonction de ce qui arriverait lors de la soirée de
la Ligue Nationale Helvétique. Dans un
premier temps, une fois que Nély aurait rejoint
Yves au pied de la falaise, ils devaient attendre
Marc sur le parking d’une boîte de nuit. C’est
ce qu’ils firent.
Yves au volant et Nély assise à ses côtés,
silencieuse. Elle avait, en souriant, demandé
des nouvelles de Marc. Yves ne veut pas
l’inquiéter juste parce qu’il a un mauvais
pressentiment. Après avoir quitté les
fortifications, il n’a pas vu de traces d’accident
sur la route. Yves se souvient du bruit de la
moto dans le tunnel, de celui de l’impact. Mais
il n’a rien vu. Alors à Nély, il répond que Marc

372
doit les rejoindre sur le parking. Comme
prévu.
Depuis, Nély ne dit rien. Démaquillé
grossièrement du fard noir qui le recouvrait
encore par endroit, son visage apparaît et
disparaît au gré de l’éclairage de la route, des
voitures qu’ils croisaient. Du coin de l’œil,
Yves peut voir les traces laissées par la
lingette, briller et s’éteindre dans l’habitacle
silencieux. Nély est calme, sereine. Absorbée
par une conversation avec elle-même, ou avec
un rêve. Ses lèvres noires sans bouger
murmurent, esquissent un sourire, ses yeux
clairs fixent la route et voient autre chose que
le goudron et les traits blancs en pointillés qui
s’engouffrent sous la voiture. Yves a
l’impression qu’une troisième personne est
assise avec eux.
Il se gare un peu à l’écart de la porte d’entrée
du Macumba. Il y a du monde, tous les deux
dans leur voiture, ils passent inaperçus. Quoi
de plus naturel qu’un couple dans une voiture
sur le parking d’une boîte de nuit ? Ils
attendent. Nély lui raconte les grandes lignes
de son évasion.
Au lieu de la maquiller en granit, Marc a
revêtu sa sœur de peinture noire. Elle a attendu
que Bastos rejoigne le public, puis s’est glissée

373
dans le couloir en frôlant les murs. Dans les
jardins mal éclairés, elle a croisé un groupe de
spectateurs en retard, un vigile les guidait vers
le spectacle. Ils ne l’ont pas vue. Elle s’est
sentie en confiance. Les escaliers, les rappels.
Yves est impressionné. Il reconnait le léger
accent suisse. Nély raconte un peu son demi-
frère. Yves doit poser des questions, sinon, elle
repart, il le voit bien, un sourire s’installe, des
étoiles se posent dans ses yeux et elle
disparaît. Quand elle lui raconte son évasion, il
lui arrive de dire nous, c’est troublant. En
l’écoutant, Yves comprend qu’une autre
personne était avec elle lors de sa descente de
la falaise. Quand il lui demande, elle répond
que oui, bien sûr, elle était seule !
Marc n’est toujours pas là, ce n’était pas
normal, il faut faire quelque chose, passer à la
seconde étape de ce dont ils sont convenus.
— Marc m’a dit que s’il n’arrivait pas, vous
devez aller chez Axel. Je crois que c’est ce que
vous devriez faire.
— Et vous ?
— Il habite où Axel ?
— A Genève.
— Alors je vais vous accompagner, j’ai une
guitare à récupérer, chez vous, d’ailleurs.

374
Nély ne manifeste aucune surprise, comme
tout à l’heure, dans la voiture, elle apparaît et
disparaît au gré maintenant de sa propre
lumière.
—Très bien, comme ça je récupérerai des
affaires.
— C’est pas ce qui était prévu avec Marc.
— J’ai besoin de passer chez moi.
— Alors, on y va ensemble !
Ils montent dans la voiture, direction Genève.
Avec des kilos d’incertitude, en barre,
planqués sous le siège arrière.

— Bonsoir Monsieur, papiers d’identité et


papiers du véhicule, s’il vous plaît !
Le douanier a mis la main à la visière de son
képi. A contre-jour, Yves ne voit que sa
silhouette, et la lune à laquelle il manque un
morceau.
Le fonctionnaire attend. Un collègue
approche et commence doucement à faire le
tour de la voiture. Yves trouve les papiers de la
Saab dans la boîte à gants, les siens sont dans
sa poche, dans un portefeuille. La dernière fois
qu’il l’a ouvert, il était vivant. Yves a
l’impression que tout ce qu’il fait trahit sa
culpabilité. On n’enlève pas sa ceinture de
sécurité comme ça, quand on est sûr de soi, on

375
ne fait pas tomber sa carte d’identité entre ses
pieds, on ne galère pas comme ça pour la
ramasser, quand on est innocent.
Le douanier, comme un joueur de cartes, fait
un bel éventail des papiers qu’Yves finit par
lui tendre. Il les regarde un à un, en jetant de
temps en temps un regard sur le conducteur.
En ne laissant rien paraître. Sans quitter Yves
des yeux. Il se déplace doucement vers l’avant
du véhicule pour lire la plaque
d’immatriculation. Son collègue, avec la
même démarche prudente, est arrivé devant le
coffre. Yves peut le voir dans le rétroviseur. Il
porte une moustache. Yves ne sait pas quoi
faire, il a des mains en trop, qu’il pose une fois
sur ses cuisses, une fois sur le volant, puis sur
ses genoux.
— Elle n’est pas à vous cette voiture ?
— Non, c’est celle d’un ami.
— Sur les papiers, elle appartient à une
femme.
Yves se souvient que Marc lui avait dit que
Nély ne conduit pas.
— Oui, enfin, à la sœur d’un ami. C’est la
première fois qu’elle me la prête, je croyais...
Le douanier le regarde s’embrouiller.
— Vous pouvez sortir et ouvrir le coffre, s’il
vous plaît ?

376
Quand Yves soulève le hayon, il voit Nély
passer sans problème le poste de frontière. Elle
va prendre un des taxis qui attendent au rond-
point un peu plus loin, pour rentrer chez elle.
Suivre le programme convenu.
Ils se sont mis d’accord, quand elle est sortie
de la voiture au sommet de la descente qui
mène à la douane, Yves avait une vue
imprenable sur tout le dispositif bien en place.
Dans la nuit, la zone frontalière était éclairée
d’une lumière jaune, descendue des
lampadaires qui balisaient le terrain comme les
projecteurs d’un stade. Au sol, des quilles
orange traçaient des chemins absurdes. Les
douaniers, arbitres du jeu, surveillaient le
déplacement des voitures et des piétons. Il était
trop tard pour faire demi-tour, mais Nély, avec
ses papiers suisses, n’attirerait pas l’attention
en passant à pied.
Le sac prend presque tout le coffre. En toile
épaisse délavée, fermé au sommet par une
corde glissée dans des œillets.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce sac ?
— Mes affaires.
Le douanier n’a pas l’air surpris. Il fait un
pas, ôte son képi et inspecte. Pendant ce
temps, son collègue est parti dans le bureau
avec les papiers.

377
— Des affaires de quoi ?
— De voile. Des vêtements et deux trois
trucs.
— Deux ou trois trucs, comme quoi, par
exemple ?
— Une petite pharmacie, des affaires de
toilettes...
— Pas de stupéfiant ? On a un chien, vous
savez !
— Non, pas de stupéfiant !
Le douanier fixe Yves. Il reprend son képi.
Tous les deux ont l’air fatigué. Les dernières
semaines ont été très difficiles. Il hésite. Puis il
lui demande d’ouvrir la portière arrière. De
nouveau, le fonctionnaire doit se découvrir
pour se baisser, et regarder sous les sièges
avant et contrôler la banquette.
Yves regarde Nély monter dans un taxi.
Ça sent l’essence. Les pneus couinent sur les
bandes blanches salies. Tout est gris, les
uniformes, les murs, les portes, les façades des
ordinateurs. On renifle la rigueur,
l’incompréhension, la rigidité administrative.
Un chien avec une muselière est couché sur le
sol gris du bureau, il surveille Yves d’un
regard amical, c’est sa pause. L’aventure va
s’arrêter là, sur ce bitume. Dans quelques
minutes, Yves sera assis dans la pièce derrière

378
le bureau, il est sûr qu’elle sert à cela, à
attendre l’enfer. Yves, fébrile, patiente à côté
du douanier droit comme un I, jambes écartées
et les mains dans le dos.
Son collègue revient, ils échangent un regard.
Yves entend déjà les mots. Ils claquent
comme la langue d’un sadique. Ils vont
arriver, c’est une question de secondes. Avec
eux, ce sera la fin de tout. L’agent tend la
petite pile de sésames à son supérieur. Le
douanier, stoïque, fait un signe de la tête.
— C’est tout bon Monsieur.
Yves ne se laisse pas le temps de
comprendre. Il monte dans la voiture, adresse
un sourire idiot aux douaniers, les remercie,
démarre, embraye, débraye, cale. De nouveau
un sourire idiot, redémarre et, ce coup-là, la
Saab quitte le poste de frontière.

— La voilà !
Le vigile N°3 se tourne vers la banquette
arrière. Muller se penche entre les deux sièges
avant, et voit Nély descendre d’un taxi au bout
du trottoir. Elle fait les quelques pas qui la
séparent des escaliers et de la petit rampe en
cuivre qui montent à l’entrée de sa maison.
Muller décroche le téléphone installé dans la
portière. Il donne un ordre et raccroche.

379
— Elle va commencer à recevoir les fax. On
lui laisse le temps de digérer. Quand elle
ressort, on la capte. Les autres dans la
camionnette, ils sont prêts ? Les charges sont
placées ?
— Oui, tout est OK !
— Alors on attend. Elle va ressortir
rapidement, elle peut pas téléphoner, le fax va
occuper la ligne constamment ; pour l’arrêter,
il faut le débrancher. Pour demander de
l’aide, pour prévenir les flics, elle doit
ressortir. On l’embarque et on fout le feu. Plus
de traces. Qu’est-ce qu’elle croyait, cette
conne ? Qu’elle pouvait s’en tirer avec
quelques acrobaties le long d’une falaise ?
Nély entre chez elle et entend la sonnerie du
téléphone-fax, elle se précipite dans le hall. La
porte se referme mal. Nély monte les escaliers
quatre à quatre, elle est au premier palier
quand le fax s’enclenche.
Tchitchitchic, tchitchitchic ! Cinq centimètres
de la feuille sont déjà sortis de la machine.
Nély la tient dans sa main, pour la voir à plat.
C’est une photo, tchitchitchic, tchitchitchic !
En noir et blanc, pas très nette. Une paire de
pieds à laquelle il manque les chaussures, les
jambes arrivent, étendues sur de l’herbe.

380
Tchitchitchic, tchitchitchic ! Petit à petit,
rythmé par les hoquets mécaniques du fax, un
corps se révèle. Le ceinturon est un modèle
classique, il en existe des centaines identiques.
Tchitchitchic, tchitchitchic ! Mais les deux
gros boutons de chaque côté, en bas de la
fermeture éclair, c’est moins courant. Un gant
de moto à la main droite, la marque avec la
panthère. Tchitchitchic, tchitchitchic ! Un
badge, on ne peut pas lire ce qu’il y a dessus,
ce n’est pas assez net. Mais Nély le voit, elle !
Le grand A tracé en blanc sur le badge. Elle le
connaît.
Un premier éclair lui traverse le ventre, une
lame qui n’aurait pas de matière, juste de
l’acide porté par une onde électrique.
Tchitchitchic, tchitchitchic ! Le cou. Des
mèches de cheveux.
Quelque chose dans son ventre va craquer,
elle vacille quand les lèvres apparaissent. Nély
s’accroche à la feuille, le haut est encore dans
la machine. Les yeux. Tchitchitchic,
tchitchitchic !
Comme si c’étaient les quelques centimètres
de papier encore coincés dans le fax qui la
retenaient, quand la page se décroche de la
machine, Nély part à la renverse. La douleur
est insupportable, elle perd conscience et

381
tombe entre la table basse et le canapé. Sans
lâcher la feuille, avec imprimée dessus la
photo du cadavre de Marc.
Yves a trouvé une place dans la rue parallèle
aux quais. Les douaniers lui ont fait perdre une
bonne demi-heure. Il s’en est bien tiré et ne
sait pas trop quoi en penser. Tout n’est donc
pas si automatique, on ne disparaît pas d’un
coup, on traîne encore un peu dans les
méandres du labyrinthe. Comme une âme au
purgatoire, votre certificat de décès flotte,
hésite.
Nély doit être encore là. Yves tourne à
l’angle du bâtiment et arrive sur les quais.
Pour aller plus vite, il va sonner à la porte,
Nély doit être prête. Il faut qu’ils repartent tout
de suite. Il sent l’odeur du lac. Les balises
rouges et vertes se balancent doucement sur
l’eau noire mâchurée par les reflets des
lumières. Il grimpe les quelques escaliers, la
porte est entrouverte. Yves sonne. Nély ne
répond pas. Il sonne à nouveau et entre.
— Putain, c’est qui lui ?
Muller montre du doigt Yves, debout devant
l’entrée. N°3 ouvre la portière, Muller le
retient. Yves vient d’entrer.
— C’est trop tard !

382
Un couple traverse la route devant la voiture
occupée par le vigile et Muller. Le garçon a
l’air plutôt éméché, la fille, en colère, le tire
par le bras. Ils passent tous deux devant la
berline noire, garée comme un fauve se tapit,
et remontent le trottoir.
Muller s’enfonce dans son siège. La tête dans
l’obscurité, il calcule. Il est là pour prendre des
décisions. Et vite. La personne qui est entrée
va voir les fax, c’est évident. Si la fille et lui
ressortent ensemble, les embarquer va être un
peu plus compliqué. Il y encore du monde sur
les quais. Il ne connaît pas ce type, comment
va-t-il réagir ? De loin, il paraissait plutôt
balaise. S’ils se séparent en sortant, il pourra
peut-être leur échapper.
Muller a la solution, N°3 lui a garanti qu’elle
était en place. Il faut juste attendre qu’il n’y ait
personne sur le trottoir. Pour la fille, de toute
manière c’est foutu... Le type qui vient
d’entrer, pas de chance pour lui, au mauvais
moment, au mauvais endroit, y en a des
comme ça.
Tchitchitchic, tchitchitchic ! La guitare est
toujours là, dans sa housse, appuyée contre le
mur. Yves monte les escaliers, il appelle. Pas
de réponse. Nély est maintenant assise sur le
canapé, elle a perdu conscience une demi-

383
seconde, juste le temps à la douleur d’arriver à
son apogée et de disparaître.
Tchitchitchic, tchitchitchic ! En face d’elle, le
fax crache inlassablement les photos qui
tombent en se superposant. Yves n’ose pas lui
adresser la parole, tant elle est livide, spectrale,
le son de sa voix pourrait la briser comme du
verre.
Il y a deux photos différentes, Nély en tient
une dans sa main. Sur l’autre ? Le corps de
Marc est allongé à côté de celui d’un autre
homme. Yves reconnaît le type qu’il avait
croisé sur le chemin. Il voit les tatouages, la
queue de cheval, il se souvient de sa carrure.
Ce n’est pas vrai, ça ne s’arrêtera jamais ! Il
se tourne vers Nély, elle le regarde à la
manière des mimes immobiles, poudrés de
blanc, qui jouent les statues sur les places
touristiques.
Tchitchitchic, tchitchitchic ! Ses lèvres
laissent passer quelques mots.
— Marc n’est pas mort, Marc n’est jamais
mort, je le connais. Il faut juste attendre, et il
reviendra.
Elle dit cela sur un ton chargé de patience et
de sagesse qui contraste avec la grimace de
terreur au travers de son visage. Yves baisse
les yeux sur la photo ; à côté des deux corps, il

384
y a quelques mots imprimés. « Voilà vos deux
complices ! A qui le tour maintenant ? »
A l’extérieur, les deux jeunes gens sur le
trottoir prennent leur temps. Le garçon a
quelque chose à se faire pardonner, il joint les
mains devant le visage de sa compagne. Elle
s’arrête, Muller voit ses lèvres bouger et ils
repartent. Il les regarde en conservant son
calme.
De ce côté de la route, le trottoir n’est pas
très passant ; en face et au bord du lac, malgré
l’heure, il reste du monde. Muller surveille. Le
couple passe devant les escaliers et la petite
rampe en cuivre. Il leur reste une vingtaine de
mètres, et ils seront en sécurité.
N°3 se tient prêt. Muller lui donnera l’ordre.
Encore une vingtaine de mètres, et le trottoir
sera vide. Il ne faudra pas hésiter. Juste un
bouton sur lequel appuyer. Le couple s’assoit
sur les marches de l’escalier.
Il est presque moins pénible de regarder les
fax que le visage de Nély, barré par cette
grimace aussi dure que son sourire peut être
radieux. Elle est restée assise sur le canapé.
Tchitchitchic, tchitchitchic !
Yves est accroupi devant le téléphone, il
prend des airs empruntés à un inspecteur de

385
police, pour faire quelque chose, pour
échapper au regard de Nély.
Marc et le type ensemble. Mise en scène ?
Des complices de quoi ? A qui le tour ?
Tchitchitchic, tchitchitchic ! Les pieds de
Marc apparaissent. Yves appuie sur le bouton
stop. La feuille s’arrête en bas des cuisses. Il
regarde Nély, il voit un léger soulagement.
La sonnerie retentit, Yves décroche
brutalement, il entend le grincement
électronique qui signale la connexion au fax.
Tchitchitchic, tchitchitchic ! Yves arrache la
prise électrique.
Sur le haut des feuilles, il y a la date, l’heure.
Yves cherche sous la pile la première photo.
Elle est tombée il y a une demi-heure. Au
moment où Nély entrait chez elle. Yves
estime, essaye de calculer, tente d’être froid.
Est-ce un hasard ? Ou alors, on l’a vue entrer
et lui après.
— Il faut partir !
— Ne vous inquiétez pas...
Yves se lève.
— Si, je m’inquiète, au bout de la ligne, les
types ne sont pas des rigolos, ils savent qu’on
est là. On va sortir par derrière, il faut partir
tout de suite.

386
Yves lui prend les mains et l’aide à se lever.
Elle demande à prendre des affaires, mais il la
pousse déjà dans les escaliers.
Devant la porte, le couple d’amoureux se
lève. Muller ne les lâche pas des yeux.
En état de choc, Nély se laisse conduire, elle
se raccroche à tout ce qui lui semble solide.
Des larmes plein les yeux. Elle tient le bras
qu’Yves lui tend. Yves, sans y penser, attrape
la guitare ; ils traversent en courant le grand
salon.
Le couple maintenant s’embrasse sur le
trottoir. Muller n’en peut plus.
Nély se cogne au piano de la cuisine. Ils
pénètrent dans la réserve. Yves sort la clef de
sa poche, Nély recule pour laisser la porte
s’ouvrir, il allume le couloir, le lourd battant
métallique se referme sur eux. Ils soufflent
tous les deux.
Le couple d’amoureux descend du trottoir.
Muller donne l’ordre. N°3 obéit.
Les murs du couloir, où Nély et Yves se
sentent en sécurité, semblent s’écarter
brutalement pour laisser passer une onde de
chaleur, propulsée comme dans un canon.
Yves est fauché, il tombe à genoux avec la
guitare en travers des bras. Nély est projetée à
terre. Les murs reprennent leur place. Tout

387
cela dans un millième de seconde,
accompagné d’une explosion terrifiante,
guerrière et maintenant le ronflement de
l’incendie.
La lumière s’est éteinte après quelques
hésitations, les veilleuses vertes éclairent
faiblement le couloir.
Nély se lève, Yves lui tend la main. Leurs
oreilles bourdonnent. Yves articule des mots
qu’il n’entend pas. Nély lui tient le bras. Elle
lui répond avec le même langage silencieux.
Ils n’entendent pas le brasier au-dessus d’eux,
mais ils en perçoivent nettement la chaleur.
Yves fait deux pas, il perd l’équilibre, Nély
s’accroche. Dans la clarté verte, ils avancent
vers la sortie.
Au-dessus d’eux, tout brûle, tout ce qui porte
un nom brûle, les lourds cadres aux motifs
compliqués en bois, les tapisseries et les anges,
les cheminées brûlent. Le fax fond, des gouttes
de plastique blanc coulent sur les photos qui
s’enflamment à leur tour. Les toiles de Marc se
mêlent à la fumée qui en devient encore plus
noire. Les montagnes blanches et le ciel bleu
sur les photos disparaissent en quelques
secondes, rongées par le feu vorace. Les
cadres tombent dans un bruit de verre. Le
piano résonne, les cordes s’arrachent l’une

388
après l’autre, le bois en brûlant ne les retient
plus. Les fauteuils se consument, puis
s’enflamment en un quart de seconde. Encore
quelques minutes et il ne restera plus rien.
Muller le constate, N°3 est un artificier
sérieux. Il se penche en avant.
— Préviens les autres, on s’en va !
Doucement.
Les lumières vertes vacillent, s’éteignent, se
rallument. La chaleur devient suffocante. Nély
s’accroche à lui, il sent sa main le serrer plus
fort quand le couloir est plongé dans le noir.
La sortie ne doit plus être très loin, Yves tient
la clef dans sa main. A l’autre bout, la lourde
porte métallique s’auréole d’orange. Si elle
cède, une langue de feu viendra lécher en un
éclair les parois du couloir. Un lance-flammes.
Ils seront brûlés vifs. Pour Yves, ce serait une
deuxième mort, mais réelle, celle-ci. Les
veilleuses s’éteignent. Yves se heurte à la
porte. Nély ne lâche pas son bras, elle souffle
sur sa nuque moite. En tâtonnant, Yves
cherche la serrure. Ils entendent des cris
derrière la porte et des explosions dans les
étages.
La serrure claque, et la porte s’ouvre sur la
nuit fraîche. Yves referme aussitôt.

389
A leur gauche, des colonnes de fumées
montent des fenêtres, le sol est jonché de
verre. Des gens se pressent sur le trottoir en
jetant des regards inquiets à l’incendie. Yves
n’a qu’une idée, fuir, il ne perd pas une
seconde. Il traverse une tempête interminable,
une malédiction. Nély est toujours accrochée à
son bras, elle contemple l’immeuble qui brûle
avec détachement, comme le font les badauds.
Un dramatique spectacle.
Yves l’entraîne sur le trottoir. Il pose la
guitare sur la banquette arrière de la voiture.
Nély, comme un fantôme, s’assoit à côté de
lui. Aller où ? Du côté de Nély, tout semble
miné, rien de sûr. Yves ne connaît pas Axel.
Les pyromanes ont peut-être tout prévu ? Yves
démarre. Nély se penche pour voir le troisième
étage cracher cette fumée noire qui monte
droit et se mélange à la nuit. Des particules
retombent en pluie, des lambeaux de ce qui
était le décor de sa vie, les cendres du familier
qui l’accompagnait de sa naissance à
aujourd’hui. Yves tourne au coin de la rue.

390
20
De cordes et de bois

Comme il a été berné ! Il n’en revient


toujours pas. Muller se souvient du
compliment qu’il a adressé sans le savoir à
Marc Rhoda pendant le discours du Président.
Maintenant, il connait sa vraie identité.
Comme ce type avait dû se marrer ! Muller
enrage.
Il veut bien croire Madeleine, quand elle lui a
affirmé avoir été empoisonnée par Marc, et si
malade qu’elle n’avait pas pu assister au
discours. Ça colle, elle était la seule à avoir
assisté à la répétition. Il fallait l’éloigner,
c’était malin, car présente, elle aurait pu se
douter de quelque chose et donner l’alerte.
Bastos était trop con pour s’apercevoir de quoi
que ce soit. C’est elle qui a permis à Marc de
rentrer dans le domaine. Elle s’est défendue en

391
affirmant que c’était la seule solution pour que
Nély accepte son rôle. Mauvais argument,
Muller se souvient d’avoir clairement exposé à
Madeleine qu’il n’aurait aucun scrupule à
contraindre Nély. Etait-ce pour la protéger ?
Ou avait-elle un autre plan ? Il hésite. Mais
pour finir ce n’est pas très important. La
version officielle ne prend en compte que le
tireur. L’accident entre Bastos et Marc Rhoda
est passé inaperçu, mais le LNH a un nouveau
problème à résoudre.
Ce que craignait Muller est arrivé, le dossier
du Grec a été découvert dans son bureau. La
presse y a eu accès, l’a épluché. Les liens entre
le Président Niklas et Alexis Théodoras sont
maintenant évidents. Le passé revient. Le
Président va devenir un tel poids pour le LNH,
que le parti va devoir, de toute manière, finir
par l’évincer. Ce tireur leur a facilité la tâche.
Vu l’état du Président, personne ne se souciera
plus de son passé. Une page de l’histoire du
parti a été écrite, Niklas prend le rôle du
martyr, et cela bien instrumentalisé, peut
servir le LNH. On repart sur de nouvelles
bases. Et la personne qui peut le mieux les
incarner était assise devant lui.
—Voyez-vous Madeleine, nous nous livrons à
un drôle de jeux de dupes. Aujourd’hui, nous

392
n’avons aucune nouvelle de Nély Roux, ni de
l’homme qui était avec elle. On se demande
s’ils ont pu échapper à l’incendie, mais à
priori, il n’y a pas de corps dans l’immeuble.
D’un autre point de vue, l’incendie a été d’une
rare violence, et les corps ont pu disparaître.
Alors on ne sait pas. On espère leur inspirer
suffisamment de peur pour les maintenir à
distance. Si le message est bien passé, et
qu’elle est toujours vivante, elle doit croire
que nous la considérons comme une complice
de la tentative d’assassinat sur le Président. Et
qu’à ce titre, nous ne lui ferons pas de cadeau.
Madeleine Nehman écoute avec attention les
propos de Muller. Elle le sait peu convaincu
par son soi-disant empoisonnement. Madeleine
n’arrive toujours pas à imaginer comment il va
réagir. S’il ne la croit pas, Madeleine devient
une complice possible.
— Je me félicite encore d’avoir envoyé des
hommes derrière Bastos, dès que j’ai su que,
comme un bon chienchien, il était parti sur les
traces de Marc Rhoda. On a pu récupérer les
corps. Et maintenant, on en sort un quand ça
nous arrange. Parallèlement à tout cela, en
interne, nous laissons courir le bruit que
l’attentat serait le fait d’une bande très
organisée. Nély Roux et Marc Rhoda en

393
seraient les dirigeants. On veut que chaque
militant, chaque adhérent se sente, entre
guillemets, menacé. Qu’il ouvre l’œil. La
Suisse est un petit pays, s’ils réapparaissent,
nous le saurons et nous avons des amis dans
toute l’Europe. Vous voyez que nous ne
manquons pas d’imagination. Nous allons
faire en sorte que ni elle, ni cet homme
mystérieux, n’aient envie de réapparaître.
Pour Rhoda, les choses sont plus simples.
Muller fait une pause, il pousse un peu son
fauteuil pour s’éloigner de son bureau. Il
regarde Madeleine comme s’il attendait de sa
part un signe pour continuer. Mad est mal à
l’aise, elle bouge un peu dans son fauteuil, et
Muller reprend.
— Pour ce qui me concerne, et je vais peut-
être vous surprendre, je vais croire la version
selon laquelle, c’est vous qui avez saboté la fin
du discours. Je suis persuadé que c’est vous
qui avez tout organisé. Que vous avez fait
appel à Marc Rhoda pour arriver à vos fins.
Vous vouliez que le Président soit ridicule.
Tout était prémédité pour vous servir d’alibi.
Je ne suis pas aveugle, je sais lire dans le
comportement silencieux des personnes.
Depuis plusieurs jours, avec le Président, vous
vous évitiez, vous aviez même peur de le

394
croiser. Avant, c’était le Président par-ci, le
Président par-là, depuis je ne sais quoi, quand
vous êtes obligée de parler de lui, vous avez
une petite ride au coin des lèvres, comme un
rictus. Il y a quelque chose de personnel et,
malgré vos efforts, vous n’arrivez pas à le
cacher. Maintenant, il m’importe peu de
savoir ce qui s’est passé. Alors pourquoi, je
veux croire à tout ça ?
Madeleine ne bouge pas, elle s’attend à tout.
Pour l’instant, elle s’en est bien tirée. Le
bureau du LNH n’a pas cherché à lui faire
porter le chapeau de l’énorme flop du show.
Pour plus de consensus, tout le monde a
reconnu que des erreurs avaient été commises.
Muller aurait dû mieux prendre en compte le
contexte, la sécurité s’est saignée d’un mea
culpa. Les fautes se sont diluées, il fallait
penser au futur. Alors Mad ne comprend pas
pourquoi Muller revient sur le sujet.
— Pourquoi, je veux croire à tout ça ? Parce
que ce faisant, vous devenez redoutable et
j’aime que les gens qui ont cette qualité soient
dans mon camp. Si, comme je vous vois là,
vous êtes capable d’une telle mise en scène en
cachant merveilleusement votre jeu, il vaut
mieux vous compter parmi ses amis. L’idée
d’amener de la féminité dans le parti avec

395
cette Nély Roux était bonne. Mais nous devons
aller au bout. Et puis vous incarnez les mêmes
valeurs que le Président cherchait à mettre en
avant avec cette alpiniste. Vous avez été une
championne de ski, sport très populaire chez
nous, vous avez fait de brillantes études. Peut-
être que le LNH est allé chercher trop loin ce
qui était dans son sein. Depuis que vous
travaillez avec nous, vous avez appris à
connaître les rouages de notre parti. Vous en
connaissez l’histoire, la philosophie et les
espérances. Alors pour tout cela, le bureau a
décidé de vous proposer l’intérim du
Président. Il ne reviendra pas, on le sait, les
médecins sont formels. De plus, nous n’en
voulons plus, mais il faut respecter un délai.
Nous allons le mettre à profit pour vous
préparer, et quand le délai raisonnable sera
expiré, on vous hissera sur la plus haute
marche. Et le machiavélisme dont vous êtes
capable fera merveille.
Muller se tait, il range quelques trombones
tombés de leur boîte. Décolle deux Post-it et
les jette à la poubelle. Madeleine suit ses
mouvements du regard. La plus haute marche,
un nouveau podium.
— Vous pouvez prendre le temps de réfléchir.

396
Depuis le festival pyrotechnique du quai
Gustav Ador, Nély cherche un point d’appui,
une aspérité, une irrégularité pour s’accrocher
à la pente lisse sur laquelle elle glisse.
Quand ils sont enfin sortis du couloir
surchauffé, Nély s’est aperçue qu’elle tenait
encore, froissée entre ses doigts, la photo de
Marc ; surprise, elle l’a lâchée. Le papier a été
aspiré par la chaleur de l’incendie. C’était la
dernière photo qui lui restait de Marc, tout ce
qu’elle avait sauvé du feu. Elle a voulu la
rattraper, mais Yves déjà la poussait vers la
voiture. Le tirage a couru sur le trottoir et s’est
envolé dans la fumée noire.
Elle cherchait dans le ciel la photo de Marc
quand Yves a démarré la voiture. Il lui a parlé,
elle a entendu « se barrer et vite fait », elle a
fait confiance.
Ils se sont d’abord rendus à un fastfood, en
périphérie d’Annemasse. Juste après le
restaurant, le quartier était surveillé de près par
une batterie de véhicules de police et des
fonctionnaires armés et inquiets.
Devant un café triste, ils ont attendu
longtemps. Le Capitaine est arrivé au moment
où les gérants baissaient le store. Accompagné
par trois lascars. Ils portaient tous les quatre

397
sur le visage des traces de coups. Ils sont restés
à l’intérieur du fastfood fermé.
Le Capitaine leur a raconté que Basile avait
été arrêté, il cumulait et en avait pris pour
quatre ans. Les flics étaient venus chez sa
sœur. Ils cherchaient le Capitaine, sans le
connaître. Basile n’avait sûrement rien dit,
mais ses clients, appelés à témoigner, eux,
avaient été beaucoup plus bavards.
Un des amis de Basile, blessé très gravement
pendant sa garde à vue, resterait paralysé. Le
quartier avait explosé. De nouveau des
émeutes. Tout le monde était à cran.
Nély s’est mise à pleurer. Rien ne pouvait
l’arrêter. Les lascars la regardaient, sans la
moindre idée pour la consoler. La femme du
gérant l’a emmenée à part. Sur une banquette
rouge, enlacées toutes les deux.
Yves resté assis, cherchait des idées et un
soutien auprès du Capitaine et de ses amis
habitués aux situations d’urgence. Ils étaient
de précieux conseils. Finis les bavardages, les
tergiversations. Fuir, se barrer, mettre les
bouts, cavaler, déguerpir, sonner la retraite.
Tourner le dos. Le frère, maintenant la sœur,
putain de famille ! Assassin, témoin d’un
meurtre, peut-être complice. Qui était cette
fille ? Marc l’avait présentée comme fragile.

398
Maintenant, elle était détruite. Partir sans elle.
La laisser là, dans les bras de la gérante, partir
avec la moitié de l’histoire. L’autre moitié
confiée au désespoir de Nély. Sans savoir ce
que cette partie deviendrait, comment elle
évoluerait. Ce n’était pas raisonnable. Il fallait
rester proche, voir si d’autres hôtels allaient
brûler.
Son futur immédiat était dans les larmes de
Nély. Il fallait partir avec elle, pour rester
acteur de leurs destins, maintenant très liés
Le bateau qui l’attendait à Concarneau n’était
pas légalement disponible. Mais il allait être à
lui. Il pouvait servir de planque. Le notaire n’y
verrait rien. C’était un risque à prendre, voler
son propre bateau, au point où il en était ! Ils
avaient la voiture de Nély, en douze heures ils
pouvaient être au bord de l’océan.
Si on les poursuivait, si cela devait encore
empirer, Yves préférait pour la première fois
de l’histoire, choisir le terrain, jouer à
domicile. Sur l’eau, il avait ses chances.
Tôt le matin, Le Capitaine et Yves sont sortis
du fastfood pour fumer une cigarette. Sur la
pile du pont, la fresque était barrée d’une croix
gammée noire.
— On les a chopés, c’était trop tard, ils ont
eu le temps de faire ça. Mais, j’te jure, on les a

399
bien chopés. Depuis le temps qu’ils
cherchaient, avec leurs cris de singes. Tout le
temps à provoquer. Des petits fachos. Les
gamins du quartier, ils en pouvaient plus. On
les a un peu aidés. Tu vois, Basile en prison, la
fresque dégueulassée, mon petit monde
s’écroule.
— J’allais oublier, j’ai un truc pour toi, viens
voir.
Quand le Capitaine a vu la housse de la
guitare, il a écarté les bras comme pour
accueillir un enfant. Tellement heureux. Il a
serré Yves dans ses bras, puis l’a regardé dans
les yeux, fier de son ami. Il a fait glisser la
housse, croisé les jambes et la guitare s’est
installée comme d’elle-même entre les bras du
Capitaine. Les doigts ont retrouvé leur place,
laissée vacante depuis trop longtemps. Le
Capitaine n’avait pas le choix, c’était une
injonction faite de cordes et de bois, il a cédé
sans se faire prier.
Sur la terrasse chauffée au soleil, un homme
s’est mis à chanter et il chantait le blues,
comme le font les hommes perdus dans ce
monde.
Nély et Yves ont passé une nuit dans un
appartement qu’occupait le Capitaine et qui
servait régulièrement de planque. Elle allait un

400
peu mieux, quelquefois, ils en profitaient pour
se mettre d’accord. Nély acquiesçait, elle
sentait la froide détermination d’Yves. Elle
aussi voulait fuir. Une peur terrible. Elle ne
savait pas comment s’y prendre. Incapable de
mener deux combats, survivre à la terreur et
s’organiser pour lui échapper. Elle avait besoin
d’Yves, il s’occupait de tout, elle pouvait
sombrer. Le Capitaine allait se joindre à eux. Il
fallait qu’il se fasse oublier du quartier et de la
police quelques temps. S’éloigner des groupes
nazis, qui, depuis la dernière baston,
cherchaient leur revanche. Il ne voulait pas
participer à cette escalade de la violence. Il en
connaissait l’issue.
La tentative de meurtre sur le Président a fait
la une des journaux. Quelques articles
parlaient d’un homme et d’une femme
complices, qui auraient réussi à s’enfuir,
malgré l’intervention du service de sécurité.
Ce n’était pas clair, la confusion semblait
entretenue. Il fallait partir.

La Saab est sur l’autoroute quelque part au


centre de la France. Yves conduit les yeux
rougis, le Capitaine regarde le paysage en
chantonnant un air triste et répétitif, Nély

401
couchée sur la banquette arrière, observe le
ciel par le haut de la fenêtre.
« Marc, mon petit frère, pardonne-moi. Tu ne
voudrais pas me voir pleurer. Où que tu sois,
pardonne-moi ! Tout ça était un jeu. Je suis
aussi responsable. Où avait-on la tête ? Me
cacher à la vue des autres, que voulais-tu de
moi ? Pourquoi notre amour extraordinaire ne
nous suffisait pas ? Me transformer à volonté,
devenir végétale, minérale. Ton corps sur la
photo. Mensonges, tu es mort heureux, j’ai vu
les traces sur ton visage, celles du bon tour que
tu as joué. Je ne sais pas lequel ! Espiègle,
enfantin, radical. Ce sourire invisible qui te
trahissait, impossible de me mentir, je te lis
même dans la mort. Tu n’as pas été assassiné.
J’ai vu sur tes lèvres se voile rieur. Pourquoi
avais-tu sur la photo, à la main droite, encore
un gant de moto ? La Kawa GPZ, je t’ai si
souvent attendu, que je reconnais maintenant
le bruit de son moteur. Il s’est passé autre
chose que ce que l’on veut me faire croire au
travers de cette photo. C’est la fin de nos jeux
que je pleure. Pour le moment, je ne veux rien
savoir. Pour une fois, petit frère, tu passeras
après les autres. Mon amour est revenu, et
c’est avant tout lui que je veux pleurer.
Attends-moi ! Vivre avec toi est dangereux. Tu

402
m’en as trop fait. Je suis seule, tout a brûlé. Tu
te souviens de la forme blanche que je suivais
dans la tempête ? Elle me disait de tout brûler,
que l’on va quelque part quand on oublie tout.
J’ai confiance en Yves et le Capitaine. Yves
me pose des questions, je n’ai aucune réponse.
Je ne sais plus où aller. Tout me terrorise, tout
à brûler, on a essayé de me tuer. On voulait
que je brûle vive pour expier je ne sais quel
péché. Notre amour incestueux peut-être, petit
frère ? Oh Marc ! Qu’as-tu fait, tu devais me
rejoindre en moto. Qu’as-tu fait pour inspirer
une telle colère ? Tout a brûlé, tes toiles folles,
tu n’as plus de peintures. Me décider. Sans
Yves, je serais morte. Me laisser du temps, je
passe le mien à m’accrocher. Quand je serai
sûre que le souvenir de Rémi, prononcer son
nom est ma seule joie, est ineffaçable, alors je
reviendrai vers toi, pour ajouter de l’amour à
l’amour. Me débarrasser de la mélancolie que
m’inspire la vie à tes côtés. Pour ce qui
m’attend, j’ai besoin de calme, de force. Mon
amour me rend forte, intrépide ; sans lui je ne
serais jamais sortie au sommet du pilier, sans
lui je ne me serais jamais échappée des murs
de François-Castel. Yves me demande de me
décider, il s’excuse d’insister. Il sait quoi faire,
lui. Il va partir sur son bateau. Déclaré mort,

403
c’est le Capitaine qui m’a raconté. Yves ne
m’a rien demandé. Il me sourit. Nous sommes
des enfants gâtés, mon petit frère. Le Capitaine
va l’accompagner, ils vont se cacher en mer,
dans les criques, puis, dès que ce sera le
moment, Yves partira pour un grand voyage et
le Capitaine, lui, ne sait pas encore ce qu’il
fera. Tous les deux me proposent de partir
avec eux, il y a trois cabines. De tourner en
rond au large. De fréquenter un peu les marées
et les courants. De pêcher quelques poissons.
Attendre que la tempête qui souffle à terre
s’épuise. Comme le Capitaine, je ne sais pas.
On roule depuis des heures. Demain l’océan.
Je n’ai pas d’autres idées. Je veux juste vivre
encore avec mon amour. Le temps ne s’écoule
pas à la même vitesse pour moi que pour les
autres. Le moment présent, je ne le connais
pas. Le temps s’écoule le long de lignes
parallèles, des dizaines de parallèles, je passe
de l’une à l’autre. Je souhaite un autre monde.
Me débarrasser de toutes ces couches de
peinture sur mon corps. Des mues. Sèches et
transparentes. Tu es trop exigeant. Attends-
moi ! Ta photo s’est envolée. Demain,
j’embarque sur un bateau ».

404
21
Propice aux mirages

La méditerranée lui chatouille les doigts de


pieds. Le soleil. Les ongles vernis de jaune.
Couchée sur un transat, elle sent la chaleur du
sable lui masser le dos. Le sel dessine des
petites courbes blanches sur sa peau bronzée.
Inès est la reine de la plage. Elle s’y promène
toute la journée. Se baigne et court se sécher.
Au bar, les pieds dans l’eau, elle boit un
Malibu ananas. Ecrit des cartes postales à ses
copines. A l’hôtel, en front de mer, séjour pour
l’instant illimité, tout cela pour la moitié de la
valeur d’une Rolex. Slatan lui avait dit qu’elle
pourrait prendre des vacances. Comme suivre
ses conseils lui avait plutôt bien réussi, elle
continuait !
Quelquefois, des messieurs lui font des
approches polies. Maintenant, elle peut se

405
passer des hommes. Elle peut espérer autre
chose que leurs mains sur son corps. Elle n’a
plus besoin de faire l’amour. Si Slatan
revenait, ça serait différent...Mais il ne
reviendra pas. Il s’est débarrassé de tout ce
qu’il avait. Slatan l’a troublée, et pour
longtemps. C’est la première fois de sa vie que
son avenir est attrayant, il ne faut pas gâcher,
Inès lève son verre de Malibu.
– Tchin-tchin Slatan !
Tchin-tchin Inès !

Madeleine Nehman descend d’une grande


voiture noire, garée sur le parking de la
clinique. Le bâtiment est austère. Il règne un
grand silence. A part les insectes bourdonnant
dans les champs environnants. La grande
bâtisse semble désertée, on ne voit rien au
travers des baies vitrées teintées de noir. Tout
inspire le silence et le recueillement. Un
monastère dédié aux accidentés de la vie.
Son chauffeur lui tient la porte. Il la trouve
très en beauté. Un grand chemisier blanc
échancré. On devine la lingerie au travers de
ses mailles. Perchée sur des talons, Mad
exhibe de grandes jambes, une jupe juste au-
dessus des genoux qu’elle lisse de ses mains.
Rien à voir avec les tenues sobres qu’elle porte

406
d’habitude. Il a remarqué, chaque fois qu’il la
conduit à cette clinique, sa patronne est
radieuse. Il accompagne Madame la Présidente
jusqu’à l’entrée.
Dans quinze jours, ce sont les élections, elle a
toute ses chances. La crise l’a bien aidée.
Mad prend l’ascenseur. Le troisième étage est
consacré aux patients en longue convalescence
et qui ont besoin de discrétion. La chambre est
vaste, elle donne sur un balcon et, au loin, sur
le lac. Il y a un petit salon. Une grande
télévision.
Niklas est couché sur le lit.
Une gueule cassée. Sa bouche réduite à un
rond ressemble à celle d’un poisson. Une
balafre épaisse barre son visage ; dessous, il
manque la mâchoire, cela fait un grand vide.
Niklas ne peut pas bouger. Un œil inanimé.
Seul le droit témoigne qu’il reste de la vie dans
ce corps. Un œil et les cinq doigts de sa main
droite, qu’il ne peut plus lever.
Madeleine est accueillie par ce regard noir,
chargé de haine, et des doigts qui pianotent
déjà d’énervement. Elle défait un bouton à son
chemisier.
– Bonjour Niklas ! Comment allez-vous ? Je
vous ai manqué ?

407
Niklas émet quelques grognements en
bougeant les doigts. Mad se penche pour
l’embrasser, et l’œil valide ne peut pas ignorer
la poitrine qui s’affiche en grand devant lui,
comme une publicité au cinéma. Madeleine
bouge un peu les épaules, elle se colle un peu
plus au patient sur son lit d’hôpital. La chaleur
de ses seins monte au nez de l’ancien
président. Elle le laisse ainsi profiter de la
moiteur et s’arrange, en se relevant, pour
qu’un sein caresse sa bouche de hareng.
Madeleine se tourne, cherche quelque chose
dans son sac posé sur une chaise. L’œil noir de
Niklas ne peut échapper à la vue sur ses
grosses fesses. Elle se baisse pour que le tissu
de sa jupe glisse suffisamment, et que la
lumière vienne caresser son intimité. Elle ne
porte pas de culotte, Niklas n’est pas surpris,
c’est chaque fois le même manège. Après, elle
va s’asseoir sur la chaise en face de lui et,
genre Sharon Stone, elle croise et décroise les
jambes. L’ex-président rage, exulte, hurle dans
le silence auquel le condamne son état.
Mad joue l’innocente, comme si cette mise en
scène était naturelle, qu’elle ne se rendait pas
compte de son comportement. Après, c’est
toujours le même scénario, elle va aux
toilettes, sans fermer la porte. Elle sait que

408
Niklas la voit dans le miroir quand elle se lève,
elle prend son temps. Avec beaucoup
d’application. Elle lui adresse même des fois
un petit signe. Niklas implose, sa colère n’a
pas de sortie, elle tourne autour de ses organes
et les bouffe mieux qu’un ulcère.
Madeleine oublie un bouton de plus à son
chemisier, elle ne fait pas attention à sa jupe
très relevée. Dans la chaise en skaï orange, où
elle pose, délicieusement lascive et sans rien
cacher, ses fesses rondes, belles et blanches.
On dirait une actrice assise dans des coussins
profonds, posés sur un fauteuil en osier.
Elle ne s’arrête plus au supermarché, ne
danse plus devant son miroir, elle vient voir
Niklas.
A quoi bon devenir reine, si ce n’est pas pour
s’autoriser quelques caprices ?

Le fort coup de vent a laissé place à une


houle formée. Les vagues semblent avoir été
écrasées par le poids de cette nuit passée sans
lune. Elles s’étalent longues et abruptes,
prennent toute la place sur la mer. Parfois,
l’une d’elles grimpe, effrontée, capte un rayon
du soleil qui pointe son nez.
La tempête n’est pas arrivée en traître. Elle
s’est annoncée. La surface de l’eau s’est

409
animée d’une longue ondulation. Comme
autant de mains, chaque vague, arrondie et
calme, soupesait l’Invisible pour estimer son
degré de combativité. De temps à autre
quelques rafales, des sommations de vent. Ici
et là, de l’écume au sommet des vagues. Puis
dans le ciel, l’ombre s’est répandue. Le bleu
est devenu gris. Des reflets métalliques
flottaient entre deux eaux. Les câbles et les
drisses se sont mis à cogner sur le mât. Sous
les nuages gras, des colonnes d’eau floutaient
l’horizon. Puis subitement, le vent a changé de
direction, poussant devant lui un train de
vagues qui est venu percuter de plein fouet la
houle déjà installée. Sur le désordre engendré
par la collision, la tempête est arrivée. La mer
a blanchi. L’écume, arrachée des lames, s’est
jetée dans le lit du vent, un voile d’embruns a
tout recouvert. L’Invisible disparaissait,
gommé de la surface de la mer. Couché sous le
vent, il se cramponnait à l’élément liquide
grâce à sa quille plantée profond dans l’eau
survoltée. Il résistait, comme un insecte se
cramponne au pare-brise d’une voiture lancée
à vive allure. Pour ne pas être arraché.
C’est du moins de cette manière-là que l’a
ressenti une partie de l’équipage de
L’Invisible. Il est vrai que pour des novices, la

410
nuit passée pouvait avoir des allures
d’apocalypse. L’homme à la barre savait que
la mer en avait encore sous le coude.
Cette nuit, le vent a hurlé et il était joueur.
L’Invisible s’est, au gré de ses enfantillages,
transformé en instrument à vent, juste bon à
mesurer les décibels de sa fureur, la
modulation de sa musique. Quand ce n’était
pas juste un jouet d’enfant, qu’il envoyait
ricocher de vague en vague.
Les lames, à leur sommet, avaient la
transparence du verre, elles gardaient
l’équilibre quelques secondes, puis
s’écroulaient, furieuses d’avoir échoué dans
leur rêve de funambule. Puis, peu à peu, le
vent a faibli, la mer a rentré ses lames acérées,
petit à petit l’eau a absorbé la nuit noire.
L’obscurité a rejoint les abysses.
L’Invisible attend le soleil pour tout oublier
de cette nuit. Sur la mémoire du chaos, il trace
une route fastidieuse. Celle d’un animal
obstiné, obtus, fatigué.
Maintenant sous-toilé, l’Invisible grimpe
avec peine sur le dos de la vague, plonge avec
retenue dans le creux suivant. Sans trêve, il
glisse. Son sillage blanc rattrapé par quatre
dauphins. L’homme à la barre les salue de la
main. L’étrave de bois et les mammifères

411
marins plongent de concert dans l’eau où
s’effilochent les dernières flaques de nuit.
Deux ris ont été pris dans la grande voile, le
génois est réduit, le pont est poisseux. Des
bouts en désordre serpentent sur le pont, ou
pendent du gréement. Un chandelier est
couché, le feu avant a disparu. Dans le cockpit,
une écope flotte. L’eau est entrée dans le carré.
La porte d’un placard s’est ouverte, des pâtes
surnagent.
Dans un désordre malodorant, les deux
équipiers dorment chacun dans leur cabine, les
portes restées ouvertes. En vrac dans leur
duvet, ouvert et humide. Les chaussettes
pendent au bout de leurs pieds, les bottes
renversées. Les yeux brûlés par le sel, ils
rêvent tous deux d’une mer asséchée que l’on
pourrait traverser en marchant.
L’Invisible s’est fait rattraper par le coup de
vent à 130 miles de Concarneau, le bateau
faisait route directe vers La Corogne. Pour ne
pas trop lutter, le voilier a fait une route plus
abattue, il file maintenant vers Bilbao. Le
voilier est costaud, à peine onze mètres. Marin.
Le barreur n’est pas inquiet, ils ne sont pas
pressés. Quand ses compagnons se seront
réveillés, ils mettront, ensemble, un peu
d’ordre dans le carré, prépareront un petit

412
déjeuner. Le moral reviendra, ils feront les
manœuvres pour redonner des ailes au bateau,
puis loferont pour se rapprocher du vent
d’ouest et faire une meilleure route.
Le skipper peut maintenant s’asseoir. Après
la bagarre de la nuit, où le bateau a été si
malmené, il est plaisant de barrer d’une main,
de profiter de la douceur. Choyer l’Invisible, le
laisser reprendre goût au vent et à la mer. Le
rassurer.
A la barre, le skipper est pleinement heureux.
La tempête l’a remis à sa place. Il a retrouvé
ses sensations, ses réflexes de marin, son
instinct. Il y a même pris du plaisir.
L’Invisible a quitté le port de Concarneau, il
y a trois jours. Sous une pluie battante. Pétole.
Le diesel qui ronronne. Un équipage
silencieux. Souvenirs, regrets. Occupé à
regarder le sillage monotone. Toujours à terre.
Si la tempête pouvait les avoir lavé de leur
mélancolie terrestre. Si elle pouvait avoir
rompu les cordages qui les relient à leur
mémoire et qui, à la manière d’ancres
flottantes, ralentissent leur route. Alors, le Cap
Finistère pourrait jouer son rôle de porte vers
un nouveau monde. Ils largueraient réellement
les amarres.

413
C’est ce que souhaite le skipper. Il sait que
lui sera heureux en mer. Il connaît les escales
prévues. Les Canaries, les Iles du Cap vert, un
tour dans les Alizés, les Antilles et le Brésil.

Ni Nély, ni le Capitaine n’avaient quitté le


voilier avant le grand voyage. Elle trouvait
l’océan compatible avec sa mélancolie et son
chagrin, et lui avait pris goût à l’errance.
Même si dans la tradition marine cela porte
malheur, ils avaient rebaptisé le voilier,
l’Invisible. C’est Nély qui avait eu l’idée. Elle
répondait à leur besoin de disparaître. Et c’est
ce qu’ils avaient fait en attendant l’automne.
Aujourd’hui, l’Invisible traverse l’Atlantique,
poussé par les alizés. La vie s’écoule au
rythme de l’océan, il n’y a plus qu’à se laisser
porter.
Nély rêve que Marc construit un échafaudage
pour atteindre le ciel, en empilant les nuages
qui masquent le soleil. Debout en équilibre sur
ce fragile édifice, il peint la lumière des orages
qui glace l’océan d’une pellicule miroitante,
propice aux mirages. Il brosse le paysage dans
lequel L’Invisible glisse comme un pinceau
sur une toile. Tout est en mouvement, le
peintre se nourrit de cette énergie ; en échange,

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l’océan et L’Invisible attendent de lui de
nouveaux horizons.
Un bien drôle d’équipage, une femme en
quête de lumière, un Capitaine qui chante le
blues et un homme qui n’a plus de nom.
Bon vent l’Invisible.

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