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La Belle Créole
Gallimard
Pour Amédée
« Voici le temps des assassins. »
A. RIMBAUD
L’après-midi
Où était-il ?
Pour la dixième fois, Arbella sortit sur le balcon et
inspecta la cour de la cité, illuminée comme un camp de
concentration ou une township sud-africaine. Déserte.
Seuls les volontaires des milices qui avaient doublé leurs
patrouilles s’y promenaient. Dans le quartier, l’électricité
s’amenait à vingt heures et ne repartait qu’à minuit. Aussi,
on pouvait presque oublier les grèves. Les soirées se
déroulaient selon le rythme d’avant. Pour ses soixante-dix
ans, sa fille Fanniéta lui avait offert le câble et Arbella se
gorgeait de séries américaines. Avec ses quatre bons
enfants qui n’oubliaient pas ses sacrifices et l’entouraient
de leurs gâteries, elle aurait pu se juger heureuse. Sa
dernière fille l’invitait à Toronto. Mais elle rechignait, les
gens disent qu’il fait froid au Canada.
Malheureusement, il y avait Dieudonné ! Où était-il ?
Quel coup préparait-il encore ? Il ne tenait qu’à lui de
repartir du bon pied ! Toutes ces sympathies qui s’étaient
manifestées pour lui. À son acquittement, des inconnus
avaient téléphoné pour exprimer leur joie. Un commerçant
voulait le prendre dans sa boutique.
Arbella se rappelait son bonheur et sa fierté quand
Marine, sa cadette, pourtant la plus jolie de ses filles, après
des années de malchance était tombée enceinte. D’Émile
Vertueux. Elle aurait aimé pavoiser, clamer partout qui était
responsable du ventre de son enfant. Émile Vertueux dit
Milo, c’était celui qui, dans un souci de diversification, avait
introduit la souche du melon Cavaillon dans le pays, et
avait été, pendant des années, le président de l’Association
des planteurs de cultures vivrières. On voyait sa puissante
gueule à la télévision, réclamant des indemnités au
moindre coup de vent qui avait couché les bananiers, à la
moindre sécheresse qui avait brûlé les melons. Il obtenait
tout de l’État, car il était à tu et à toi avec tous les gens du
gouvernement. Paris-Match l’avait même montré dansant la
biguine avec la veuve d’un ancien président de la
République. Malheureusement, Marine, à sa manière
arrogante, s’était mis des idées dans la tête. Elle n’écoutait
pas les conseils et ergotait :
— Pourquoi est-ce qu’il ne veut pas se marier avec moi,
hein ? Parce que je suis trop noire ? Parce que ma maman
est une malheureuse ? S’il m’aime, il ne doit pas avoir
honte !
Tant et si bien que Milo l’avait abandonnée à son
cinquième mois, avec sa montagne à la vérité et ses deux
yeux pour pleurer. Dieudonné était né un 14 avril en pleine
semaine sainte et on aurait dit que Marine imitait la
passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Après Milo, elle
n’avait plus ouvert sa couche à aucun homme tandis que sa
beauté flétrissait et que son caractère, jamais facile,
devenait exécrable. Non seulement Milo n’avait pas levé le
petit doigt lors de son accident, mais encore Arbella avait
vainement attendu un chèque pour l’orphelin. Pourtant, à
l’en croire, le drame qu’avait vécu ce dernier l’avait remué
au plus profond. Il se disait repenti. À présent, il ne
demandait qu’à aider celui qu’il avait trop longtemps
négligé. La preuve, sa visite inattendue en fin d’après-midi.
Il s’était amené sans prévenir. À le voir apparaître, grand
bourgeois à voix sonore, l’air assuré, bien vêtu, tellement
déplacé dans cet intérieur modeste, Fanniéta (qui n’avait
pas sa langue dans sa poche), Magloire, les autres parents
avaient perdu l’usage de la parole. Flairant qu’ils étaient de
trop, ils s’étaient hâtés de prendre congé, se bousculant les
uns les autres pour atteindre le palier. Une vraie
débandade !
Milo portait encore beau malgré les tristes cadeaux de
l’âge : une chevelure devenue rare et grisonnante, la peau
du cou distendue, des dents trop régulières pour être
vraies, des rides creusées tout partout. À cause de ces
changements, elle ne l’avait pas reconnu tout de suite. En
outre, les médias s’étaient détournés de lui depuis qu’il
avait cédé sa place à Julius Rangoon, un jeune planteur des
Salines, signe des temps, un zindien dont le cousin germain
était député. S’asseyant aux côtés d’Arbella, il avait
interrogé avec cette gentillesse qui le caractérisait depuis
le temps où il faisait sa cour à Marine et, sans honte, garait
sa Citroën de grand luxe devant le taudis qu’elle partageait
avec sa mère, ses sœurs, ses frères :
— Arbella, comment va le corps ?
Soupirant, elle ne lui avait fait grâce d’aucun détail : sa
tension, sa sciatique, ses douleurs d’arthrose aux épaules,
aux bras, aux genoux. Le matin, ses os grinçaient comme
ferraille rouillée. Des fois, elle ne pouvait même pas se
tenir debout, avancer. Il avait écouté cette longue tirade
sans manifester d’impatience, puis avait touché le vif du
sujet, questionnant brutalement :
— Où est-il ?
Elle avait dû avouer qu’elle n’en savait rien. Il avait filé
sitôt le déjeuner avalé, cela faisait plusieurs heures. Il avait
soupiré :
— Pourvu qu’il ne soit pas encore en train de faire des
bêtises ! Tu vois, ce qui lui a manqué, c’est ma main. Une
femme n’élève pas un homme toute seule. Je le répétais à
Marine dans toutes mes lettres.
Des lettres ? Il inclina la tête :
— Oui ! Je ne peux pas te dire combien de lettres je lui ai
adressées. Mais c’était une têtue, elle ne me répondait
même pas. Tu vois, le Bon Dieu m’a puni. Avec Arielle, ma
femme mariée, une Martiniquaise, je n’ai eu que des filles.
Quatre. Celui-là, c’est mon seul garçon. Quand je le
regardais à la télévision, je pleurais comme un veau parce
que c’est mon portrait craché, en plus noir évidemment.
J’appelais mes filles. Je leur disais : « Regardez, celui-là,
c’est votre frère. Il est innocent. Le coupable est celui que
vous nommez papa. C’est moi qui devrais être à sa place à
la geôle. »
Puis, il s’était pris théâtralement la tête entre les mains :
— Je te dis, Arbella, depuis qu’elle est morte, pas un jour
ne s’est passé sans qu’elle soit dans mes pensées ! S’il y a
une femme que j’ai aimée, son nom, c’est Marine.
Malheureusement, quand on est jeune, on ne voit pas clair
dans son cœur. Je voulais réussir. C’est pour cela que je me
suis marié dans l’argent. Arielle, c’est une Bavarois. Des
rhums Bavarois.
Arbella l’écoutait bouche bée. Elle était surprise, mais ne
songeait pas un instant à mettre sa sincérité en doute. Elle
n’avait jamais douté des hommes, surtout quand ils avaient
bonne mine. D’où ses cinq enfants, chacun d’un père
différent. Les propos de Milo confortaient son opinion que
tout ce qui arrivait à Dieudonné était en réalité de la faute
de Marine. Marine avait empoisonné l’existence de son fils
comme celle de sa maman, celle de ses frères, celle de ses
sœurs. Il faut connaître sa place sur cette terre et ne pas
en demander trop à l’existence, cela, elle ne l’avait jamais
compris. Déjà petite, elle remplissait la tête d’Arbella avec
des questions incongrues :
— Qui est mon papa ? Pourquoi il ne vient jamais ici ?
— Pourquoi, tous les enfants, nous n’avons pas le même
papa ?
— Pourquoi nous n’avons pas une voiture ?
— Pourquoi nous habitons dans cette vieille case ?
Adolescente, ses rêves étaient irréalisables :
— Je veux devenir médecin.
— … ou ethnologue pour aller en Afrique.
Ethnologue, regardez-moi ça ! En fin de compte, elle était
morte dans la misère et la triste conduite de son fils faisait
la une des journaux. Sans qu’ils s’en aperçoivent, la nuit
avait enjambé portes et fenêtres et ils étaient face à face,
baignant dans son encre, prisonniers de songes qui
tournaient autour d’un seul et même objet. À vingt heures
tapantes, le plafonnier les avait inondés de lumière,
rameutant brutalement la réalité. Celle à laquelle ils
songeaient n’était plus. Milo s’était levé, et avait embrassé
la vieille femme répétant ses recommandations avec une
emphase toujours passablement histrionique :
— Quelle que soit l’heure à laquelle il revient, dis-lui que
son papa l’attend. Qu’il m’appelle : voilà mon numéro de
téléphone. Ou, plus simple encore, qu’il vienne me trouver.
J’habite à deux pas, à Doria.
Une fois Milo dans l’escalier, Arbella se leva pour allumer
la télévision. Pourtant, ce soir-là, elle ne regarda pas les
images de The Jefferson, son feuilleton favori parce qu’il y
était question des heurs et malheurs d’une famille noire, le
mari ressemblant à son défunt frère Siméon, la femme à sa
belle-sœur Jeanine. Sa pensée divaguait, prenant des tours
inattendus. Elle s’interrogeait, ce qui chez elle était rare.
Comment réagit un bâtard grandi dans les privations quand
il apprend soudain que son papa compte parmi les notables
du pays ? Comprend-il que son malheur a eu pour cause
l’entêtement de sa mère ? Dieudonné avait adoré Marine.
Durant son long calvaire, il avait été un fils sans reproche,
la nourrissant à la cuillère, la baignant, la frictionnant,
l’habillant, lui faisant faire ses besoins sans dégoût. À sa
mort, qui avait été un soulagement pour toute la famille, on
avait cru qu’il deviendrait fou. Il avait disparu au beau
mitan de la veillée. On avait remarqué son absence tandis
que, essuyant des larmes de crocodile, Fanniéta entonnait
le Psaume 13 :